SO PRESS ET ULULE

PRÉSENTENT

POUR UN MONDE MEILLEUR

MAGAZINE TRIMESTRIEL
Septembre 2022
N°9 Juillet Août

Pakistan
MEHRUB MOIZ,
ICÔNE TRANSGENRE
L 13096 - 9 - F: 6,90 € - RD

Espace
QUI VA PASSER L’ASPIRATEUR
DANS LES ÉTOILES ?

C’EST LA
VÉLORUTION !
Comment le vélo fait son come-back / La vie en roue arrière /
Vélomobile, l’engin qui va détrôner la voiture
-2- So good #9

POUR UN MONDE MEILLEUR

Compensation des
vols effectués L’équipe Dos piqué pour
éviter les colles
So good
pour les
reportages via
le programme
So good non recyclables.

ClimateSeed.
Pas de films
plastiques
pour les envois
aux abonnés.
Imprimerie

Encre végétale pour

la couverture et

Le cycle
encre labellisée
BLUE ANGEL
“Blue Angel”,
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avec moins de 1%
Edition: February 2018

de perturbateurs

de vie
de recyclage. Elle permet
d’assurer la qualité de la
Federal Ministry for the Environment, Nature Conservation and Nuclear Safety
Kiosque
matière recyclée et d’annuler
German Environment Agency
• Environmental Label Jury
• RAL gGmbH
BLUE ANGEL
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le risque sanitaire.

de notre
Lecteur Invendus

papier
Recyclage Recyclage
domestique industriel

So good, édité par SO PRESS, Muszlak, Soizic Parsy, Hugo

S.A.S au capital de Riviere, Sylvain Roger, Rémi
1 063 204 euros. Distance entre l’usine papier Sabouraud, Hélène Simonin, Arya
Ce papier est fabriqué
RCS n° 445391196. et l’imprimerie Léonce Deprez:
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Thevenot, Laurent Tramoy, Alain
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Tél. 01 43 22 86 96 ≤ 1005 Km Taux
de fibres
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Dommartin, Rébecca Dumont,
Lola Erraïs, Xavier Faltot, Justine
Huber, Benoît Lasserre, Guillaume
Le mée, Michelle Lelièvre, Quentin
Lestienne, Alexia Lyautey, Mathias
#9 So good -3-

Sommaire
P
6 P
7 P
8 P
9 P
10/11
Trucologie Good Test Marathon Crash test Néo-labo Mon
Indices: un lapin Six questions optimistes Avec les moyens de Une semaine 100% Au cœur du Compagnon
inépuisable et un à l’autrice et actrice transport comme vélo, avec Laura Laboratoire SEP
tambour. Isabelle Carré. contenders. Ghazal. d’intelligence Plus jamais seul
+ Le dico: Quand les collective après un diagnostic
mots nous manquent. artificielle. de sclérose en
plaques.

P
12
Culture
Avec Neue Grafik,
producteur de house et
P
14
Ondes de
de jazz dyonisien, exilé choc
en Angleterre.
Orchestré par Sylvain
Clament, un infirmier /
maître shiatsu, Radio for
P
18 Peace International lutte
contre les fake news dans
les zones de conflit. Tout
ça, depuis un petit bled en
Avenir désirable Gironde.

Mathieu Baudin est formel:

“Non, le futur n’est pas mort.”
Interview avec un spécialiste
de la prospective.

© CONSTANT FORMÉ-BÈCHERAT POUR SO GOOD - © THEO MCINESS POUR SO GOOD - © GUILLAUME RIVIÈRE POUR SO GOOD
P
24 30 34
P P

Scène de Série D
ménage Sa web-série documentaire sur le
Animal Enquête sur
narcotrafic d’État en Colombie l’a
contraint à l’exil en France. Reportage
Crofting le nettoyage
de l’espace.
chez le journaliste et avocat Daniel
Mendoza Leal.
Qui passera
Vous ignorez l’aspirateur
tout de l’archipel dans nos étoiles?
des Hébrides
extérieures, en
Écosse? Et des crofters
aussi? Vous êtes au
bon endroit.
 -4- So good #9

P
40
P 42
La revanche de la bicyclette
Couverture
VÉLORUTION
Vélo, d’où viens-tu? Où vas-tu?
P 52
Sauvés par wheelie
Avant, ils pédalaient dans leur
L’universitaire Frédéric Héran quartier. Maintenant, la reine
a les réponses. Elizabeth leur demande de
parader à son jubilé.
P 46
Couché moulé! P 58
Embarquement dans le Portfolio
vélomobile, fusion du vélo Vis ma bikelife vie, depuis
et de la voiture de course. Londres.
Garanti 0% pétrole.

66 P
70
P

Pascal le Rencontre du
grand frère 2.0 3e genre
Ces travailleurs Médecin chercheuse, actrice,
sociaux opèrent influenceuse, députée et
sur Insta, TikTok activiste. Mehrub Moiz est
ou Snapchat. On tout ça à la fois et se bat au
les appelle les Pakistan pour les droits des
promeneurs du Net. transgenres, sa communauté.

76 P
80
P
© FREDDIE MILLER POUR SO GOOD / © MARION MOLINARI POUR SO GOOD / © IGNACIO COLO POUR SO GOOD

Bure out! La possibilité

Reportage dans la
Meuse, dans les
d’un zoo
Comment reconvertir
P
86
Les Change Makers
restes d’une maison un zoo en zone de
activiste de résistance conservation? Reportage de So good
antinucléaire. dans l’écoparc de Buenos
Aires.

P
94 P
95 P
96
P
98
Le confessionnal
Le chanteur Bertrand
Marche arrière
L’allure du Transperceneige, le
Court-circuit
Les sites touristiques de rêve à
Podcast
Belin avoue ses démarrage d’une fusée Soyouz, Paris- l’autre bout du monde ont parfois Vincent Edin a failli
péchés, amen. Orléans en 20 minutes: telles étaient des clones dans l’Hexagone. sauver le monde. Il
les 60’s promesses de l’aérotrain. Plaquez Angkor et découvrez raconte sur So good
Hauterives. Radio.
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un monde
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moins pire SO PRESS ET ULULE
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POUR UN MONDE MEILLEUR

SO PRESS ET ULULE
PRÉSENTENT Bonheur En soutien

national brut à l'Ukraine,

So good reverse

Au-delà de 2022, vers Les Lycéennes contre la Singa

Et s’il remplaçait le PIB? 2€
par numéro vendu
la politique du futur précarité menstruelle

LE GOÛT
Ukraine
AFGHANISTAN: BEYROUTH
Plongée dans le noir,
Ils risquent
leur vie pour sauver

O U CH E
J O H A N N E D E FAY
LA RÉSISTANCE S’ORGANISE une habitante développe
une idée lumineuse
des œuvres
AMAD MÉ Chékéba Hachemi lutte pour les droits
VA H
M AÏ
P.44

DES
des femmes afghanes depuis 30 ans Élections
É ES
ITA

ENGAGÉ ILLÉÉÉES!
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IN Demandez notre
EN
L’ÎLE DE LA RÉUNION ONLY GOD CAN programme idéal
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L 13096 - 7 H -

Ce catholique qui veut

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OU

AUTRES
P.38
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communauté LGBT
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N°7
MAGAZINE TRIMESTRIEL

Décembre 2021
Janvier Février 2022

Juin 2022

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N°8

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N°6

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MAGAZINE TRIMESTRIEL

Décembre 2021
Octobre Novembre

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avec celles et ceux qui essaient de nettoyer l’océan
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CHOOLERS
DIVISION

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Les trisomiques qui
défoncent
le rap game

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-6- So good #9

Trucologie
Faire sa transition écologique
est une voie sinueuse jalonnée de
doutes. Mais il est certains objets qui
vous font voir la lumière au bout du

C’est
tunnel. Encore faut-il les identifier et
comprendre à quoi ils servent. Pour ça,

quoi
il y a une science, la trucologie.

ce
o 1. Le dos d’une Game Boy low-tech
o 2. Un abri connecté pour fourmis
bazar ? o 3. Un chargeur expérimental à hydrogène
o 4. Un régénérateur de piles alcalines
PA R R O M A I N SA L AS
Solution: réponse 4, un régénérateur de piles alcalines.

Vous en avez marre de changer tous les trois Karl Kordesch. Ironie de l’histoire, ce scientifique
jours les piles de votre radio-réveil qui vous fait est l’un des co-inventeurs de la pile alcaline, objet Mode d’emploi
déjà assez souffrir comme ça? Vous cherchez à qu’il avait à l’origine conçu de façon régénérable. Branchez la prise USB du
vous venger de tous ces fabricants de piles qui Une caractéristique que les industriels ont préféré boîtier Regenbox à une
vous forcent à les entasser dans un sombre coin mettre sous le tapis de la honte en présentant source d’énergie, que ce soit
de votre appart? Alors vous allez tomber sous le les piles alcalines comme étant à usage unique, un port d’ordinateur ou une
charme boisé et rudimentaire de Regenbox, un donc jetables. prise secteur. Placez vos piles
outil qui prolonge la vie de toutes les piles dites dans le compartiment dédié
“non rechargeables”. Car oui, les piles électriques L’enjeu est pourtant de taille. En France, et patientez jusqu’à huit
sont régénérables, et les fabricants de piles se 27 000 tonnes de piles sont consommées heures, le temps de cuisson
sont bien gardés de faire des recherches à ce chaque année, l’écrasante majorité terminant d’une belle blanquette de
sujet. Ne criez pas tout de suite au complot, on à la poubelle malgré les métaux rares qu’elles tofu. Tadam! Vos piles sont
est bien loin des reptiliens au pouvoir. Mais il n’en comportent. Mais grâce à son système de rechargées à bloc et pourront
reste pas moins qu’il s’agit sans conteste d’un micro-impulsion, le boîtier Regenbox permet de être de nouveau régénérées
flagrant délit d’obsolescence programmée. régénérer la plupart des piles en quelques heures. une dizaine de fois. De quoi
Une arme anti-obsolescence qui va peut-être économiser assez d’argent
Heureusement, les héros du projet paléo- inciter les industriels à proposer des systèmes pour investir dans un
énergétique sont intervenus. Ce programme de de recharge sérieux. Pour les petits curieux, chargeur à batterie solaire.
recherche collaboratif impulsé par le designer le prix est de 69 euros. Cher, mais jouable si vous Le mythe de l’autosuffisance
Cédric Carles a débusqué la supercherie grâce à le partagez en famille ou avec une coloc. vous tend les bras.
l’exhumation d’un brevet appartenant au chimiste TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR RS

LE DICO Quand les mots nous manquent.

PA R M I C H A Ë L S I M S O L O

Limthe Furter Carnat Bordal Aguape Daiche

[lim-t’] n.f.
Distance à partir de
laquelle les règles
de bienséance qui
veulent que vous
teniez la porte à la
personne qui vous suit
ne s’appliquent plus.
[fur-té] verbe [car-na] n.m. [bor-dal] n.m. [a-ga-p’] n.m. [dé-che] n.f.
S’asseoir sur sa Produit en vrac. Sans Élément urbain Un tiers-lieu sous la Promesse de don non
morale en cas emballage ET plus destiné à tester mer. tenue.
d’urgence. Parce cher. l’instinct de survie
que qui n’a jamais des êtres humains.
volé un parapluie à Ex: piste cyclable sur
l’entrée d’un magasin trottoir, trottinette
un jour de pluies électrique, escalator
torrentielles? en panne.
#9 So good -7-

6
Good Test
1.
Une association souhaite
remplacer les sucreries
par des produits sains
au cinéma. Et pour vous,
qu’est-ce qui ne compte pas
pour du beurre? La liste serait
longue… Au débotté, on pourrait
remplacer les méga-navires par
de beaux voiliers, et les lobbyistes
décomplexés par des militants
de Surfrider par exemple.

questions
optimistes à
Isabelle Carré,
actrice et autrice

PA R S O L E N N C O R D R O C ’ H
P H OTO : M AT H I E U Z A Z Z O

2.
Une nouvelle entreprise
ferroviaire va proposer
des voyages en train de
nuit en Europe à partir de 2024.
Et vous, vous faites quoi à 100
à l’heure? Je ne dépasse pas le
30. Depuis que j’ai failli tuer une
équipe de cinéma en prenant la
marche arrière pour la marche
avant, j’ai définitivement renoncé

5.
à passer mon permis. Je cours
ou je pédale. Un collectif français
recycle les tentes

3.
abandonnées en festival
L’Union européenne pour leur donner une seconde
a voté en faveur d’un vie en mobilier. Si vous aviez
chargeur universel d’ici une seconde chance, vous
2024. Vous faites quoi pour feriez quoi? Je joue au jeu des
recharger vos batteries? J’écoute si, je prends le taxi d’une autre
“I’m your Man” de Leonard Cohen et je vois où ça me mène. En
et j’imagine qu’il a écrit cette revanche, d’un point de vue
chanson pour moi. purement physique, je ne crois pas

4.
aux recyclages. J’aime mes rides,
Une coopérative je continue comme ça.

propose des trajets
plus écologiques vers
la Corse, à bord d’un voilier en
voilier. Vous faites comment pour
tenir bon la barre? Je vois qu’on a
les mêmes idées! La barre, je ne l’ai
tenue qu’une fois. C’était dans le
port de Hong Kong, j’embarquais
José Garcia dans ma jonque. Va
savoir pourquoi cette scène a été
coupée au montage.
6.
Un surfeur breton a créé
la première réserve de
vagues de France pour
préserver un écosystème. C’est
quand la dernière fois que vous
avez bu la tasse? Ce n’est pas
la mer à boire, mais je me noie
souvent dans un verre d’eau.
Voir, dès novembre, La Campagne
de Martin Crimp, mise en scène
de Sylvain Maurice.
-8- So good #9

AVION VOITURE VOITURE TRAIN CAR

THERMIQUE ÉLECTRIQUE
1 2 3 4 5
938 km 1194 km 1194 km 1087 km 1194 km

118 kg CO2e 230 kg CO2e 23,6 kg CO2e 3,87 kg CO2e 42 kg CO2e

Marathon Lyon Naples

PA R É L É O N O R E T H E RY

Dans la course de fond qu’est

la transition écologique, il est L’arbitre
des choix de la vie quotidienne
Celui (ou celle) qui est armé du sifflet fatal, c’est le calculateur d’équivalent CO2 par
qui nous laissent désemparés.
personne. En l’occurrence, l’Agence nationale de la transition écologique (ADEME) et son
Comment savoir quelle est la outil Datagir. À noter: sont incluses les émissions directes, et la production et distribution
meilleure option pour se vêtir, de carburant et d’électricité. La construction des véhicules et des infrastructures (routes,
se déplacer, manger ou se rails, aéroports...) n’est pas incluse. (Kilométrage indicatif)
loger sans achever la planète?
En calculant son empreinte
carbone, tout simplement. Cet
été, examinons le cas d’un ou une
Lyonnais(e) qui part en vacances à
Naples, sur les traces de Maradona,
de la pizza margherita ou des
LE PODIUM Et le grand gagnant est le train! Suivi de la voiture électrique et du
car. Ceci, bien entendu, si vous êtes seul à voyager. Si vous êtes quatre
dans votre Tesla, le score tombe à 4,73, presque au niveau du train. Même topo, si vous vous
bâtisseurs de Pompéi. Sur la ligne entassez dans une bonne vieille Clio, votre empreinte descend à 46,1. Si l’on se place sur le
plan de la gastronomie en revanche, il est fort vraisemblable que les sandwichs triangle ou
de départ, le train, la voiture
les plats chichi du wagon-bar fassent du train un bon dernier.
électrique ou thermique, le bus et
© DR

l’avion. Que le meilleur gagne.

 #9 So good -9-

Crash test

Impactante
Certains partent faire de
la permaculture dans le
Beaujolais ou deviennent
coachs pour cadres en un an et consciencieusement camouflée à la cave. Je fais quelques étirements
déroute. Laura Ghazal, elle, sous le regard circonspect de mon voisin du premier et je pars, le cœur battant
et le mollet flageolant, vers la Grande Arche. Sur le trajet, je suis véritablement
a récemment tout plaqué pour brutalisée. Par les voitures, les motos, les scooters, les trottinettes, mais surtout
devenir humoriste. Dans la par les autres cyclistes. En fait, les cyclistes à Paris, c’est les mêmes que les
foulée, elle a gagné l’appel conducteurs de voiture: des sociopathes. Certains sont là pour aller vite, couchés
sur leur monture de Tour de France, agrippés à leur guidon comme un nouveau-
à projets de So good Radio né à un mamelon, avec option gants de mi-phalange. D’autres sont là en mode
pour une chronique sur le balade, OKLM – traduction pour les plus de 25 ans: “au calme” –, à compter les
pavés du rond-point de l’Étoile. Et moi, qui veux juste rester en vie. Bilan:
développement durable Geovelo m’annonçait 59 minutes, j’ai mis 1h40. Évidemment, ils n’ont
qui trouve écho dans pas l’option “couillon à vélo” sur l’app. Point positif? J’ai quand même
fait du sport. Je suis arrivée dégoulinante de sueur, mais délestée de
le magazine. L’idée? deux kilos d’eau, de graisse et de grossièretés. Cracher des insultes
S’aventurer dans sur tout le trajet, ça allège, forcément.
le “ventre mou de Jour 2 Mon corps ne répond plus. J’annule tous mes rendez-vous.

l’écologie”, dixit Rester chez soi, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour la planète,
non?
l’intéressée, pour Jour 3 Il faut y retourner, mais cette fois en électrique. Ok, j’ai dû en
tester (et approuver tester quatre à la borne Vélib pour en trouver un en état de marche, mais
– ou pas) les jalons je dois reconnaître que ce biclou électrique marque des points, à deux doigts
de me convaincre. Puis il s’est mis à pleuvoir. Karma François Hollande. Et je n’ai
d’une transition écologique pas prévu de poncho. J’assume pas du tout le total look “tente Quechua”.
héroïque. Pour cette première, Jour 4 J’emprunte la tente Quechua de mon mec.

c’est le biclou qui passe Jour 5 Dîner à Montmartre, tout en haut de la butte.

sur le gril. Même pas peur, je suis en électrique! J’ai quand

PA R L AU R A G H A Z A L
C’est décidé, je passe au 100% vélo – enfin,
pendant une semaine, c’est déjà pas mal. Et pour
moi, bonne Parisienne, ça veut dire remplacer le
métro, la marche à pied et les Uber de retour de
soirée un peu pétée. Je vous avoue que j’ai peur.
Peur pour moi, pour vous, et pire, je tremble
à l’idée d’imaginer mon mec annoncer à nos
enfants qu’ils sont orphelins parce que leur mère
n’est pas fichue de lâcher la bonne main pour
tourner à gauche. Pour ma défense, j’ai grandi
downtown, et, petite, faire du vélo, c’était la balade
du dimanche dans le bois de Boulogne: avec
les putes, mais sans feux tricolores et sans bus
chenille qui te rase la moustache. Et puis pour
être totalement transparente: quand je fais
du vélocipède, j’ai mal à ma petite fleur. C’est
morphologique, fin du débat.
Jour 1 J’ouvre un œil. Ressenti? J’ai pris perpète.
Onze minutes plus tard, je réalise que j’ai
rendez-vous à La Défense. Extrasystole. Mais
on peut vraiment y aller en vélo? Bon, il est
temps d’aller exhumer la bécane achetée il y a
© DR
même senti un léger malaise chez les copains quand
“En fait, les cyclistes à
j’ai eu du mal à m’asseoir, rapport à mon entrejambe Paris, c’est les mêmes
en hachis Parmentier. Mais rentrer bourrée en
prenant tous les sens interdits de la ville de Paris que les conducteurs
de voiture: des
– il y en a 3284 pour info – est assez jouissif.
Jour 6 Youpi, c’est samedi, jour des activités en
famille. Et en gueule de bois. Deux mois d’attente sociopathes.”
pour louer un vélo cargo à Paris. Ouf, l’excuse parfaite
pour rester à la maison faire du coloriage. Sauf qu’on
me suggère – “on”, c’est mon mec évidemment – de partir à trois vélos. Pénible
ces gens qui trouvent sans cesse des solutions. Top départ: mon mec a un enfant
à l’arrière, l’autre pédale sur son vélo Reine des neiges. Il est clair que ma fille ne sait
pas toujours distinguer sa gauche et sa droite, les chiens ne font pas des chats. Je
frôle la syncope, mais on arrive sains et saufs au bois de Boulogne. Au retour, je
suis joueuse: je prends le vélo avec le siège enfant. Tout est sous contrôle jusqu’au
moment où je tombe, et l’enfant avec, dans un lit de capotes et d’orties. Face à
cette humiliation publique, une seule réaction possible: j’engueule mon mec.
Bilan? Je vais garder mes baskets et ma carte Navigo encore quelque temps.
Dans le métro, les risques sont maîtrisés: une main au cul, une MST au
maximum, mais pas de choc avec un camion poubelle
qui vous envoie direct rejoindre Jean-Pierre Pernaut sans
passer par la case cancer. Je préfère laisser le vélo aux
gens dotés de sang-froid. Et aux suicidaires. À vous donc.
Mais promis, un jour, je les rejoindrai. Et si je meurs en
lâchant une main pour tourner à gauche, on écrira sur ma
tombe: “Morte en sauvant la planète, modestement.”

À écouter sur So good Radio.

- 10 - So good
En plein cœur de Marseille, un laboratoire d’un nouveau genre mêle
intelligence artificielle, collaboration et action sociale. Son but? Que des
mondes diamétralement opposés se rencontrent et travaillent ensemble
pour le meilleur. Et juste pour le meilleur. PA R A M É L I A M O R G H A D I
b o
Néo-La
A
u LICA, pas question de la
jouer perso. Le Laboratoire
d’intelligence collective artificielle mêmes. Est-ce vraiment une révolution?
créé en 2017 entend bien montrer
la force de l’esprit d’équipe. Pour
s’en assurer, l’entreprise s’est montée sous
forme de société coopérative
et participative (SCOP), avec Si les
le label ESUS, pour Entreprise
solidaire d’utilité sociale – problématiques
la crème de la crème dans
l’économie sociale et solidaire.
abordées par
Ici, tout le monde est logé à le laboratoire
la même enseigne. “On a créé
la société à six, on venait tous ne sont pas
de mondes très différents: de nouvelles, sa
la culture, du numérique, de la
recherche, de l’environnement, façon innovante
de l’architecture…, se souvient
Cécile Monière, cogérante du
d’aborder les
laboratoire. On n’aimait plus questions fait
la manière dont on travaillait,
on voulait mettre plus de sens mouche.
dans ce que l’on faisait, le tout
avec du plaisir et de la joie.”
Une joie tangible lorsqu’on
lit les intitulés de poste de
l’équipe, comme ce “designeuse
/ arboricultrice de projet”.
Niché dans un immense
jardin à Marseille, le LICA ne
chôme pas. Dès ses débuts,
un dossier le propulse sur
le devant de la scène, Réalise tes rêves, retenu
lors d’un appel à projet “100% inclusion”,
soutenu par le ministère du Travail. Le pitch:
réussir une mission de haute volée, réinsérer
des personnes très éloignées de l’emploi. “Des
gens qui ne voulaient plus se tourner vers Pôle emploi
ou les missions locales, dégoûtés par le monde du
travail, des personnes vulnérables, avec peu de
diplômes, sans logement ou avec des situations
familiales compliquées”, détaille Cécile Monière.
LICA travaille alors main dans la main avec le
CRI (Centre de recherches interdisciplinaires),
Synergie Family, ICL (Institut catholique de
Lille) et Chance – le royaume des acronymes
–, pour révéler leurs talents, mais surtout
leur redonner confiance et le goût d’eux-
Manifestement oui. Loin des aides au retour
à l’emploi classiques, testées et rarement
approuvées, le labo marseillais propose d’aller
chercher ces personnes
isolées directement là où elles
sont. “On est allés dans des zones
qui n’avaient pas été exploitées
jusque-là: sur des marchés,
au pied des immeubles…”,
explique la cogérante du
LICA. Pour s’occuper de
l’accompagnement de
1500 personnes, le laboratoire
a fédéré un groupe de
90 personnes qui ont animé
et piloté le projet. Budget:
10 millions d’euros, dont 70%
vient du ministère du Travail.
Coopération high level
Toujours dans une optique
d’inclusion et d’équité sociale,
le laboratoire met au point
quelque temps plus tard Echos
life. Ici, on aide à valoriser
ses compétences grâce à
l’intelligence artificielle. Le
concept est simple: capacité
à travailler en groupe,
#9
capacité à s’exprimer en public, ponctualité,
expérience en association, pour chacune de
vos qualités professionnelles, vous pouvez
gagner un badge. Des badges numériques, à la
manière d’un jeu vidéo, le tout garanti par la
blockchain. “Ce sont des badges individuels, uniques
et rattachés à la personne, défend Cécile Monière,
ce n’est pas centralisé, contrairement à LinkedIn.
Chacun est propriétaire de ses badges. Si demain
LinkedIn ferme, vous perdrez toutes vos ‘compétences
numériques’.” Si la problématique de l’emploi
occupe beaucoup au LICA, l’environnement
n’est pas en reste. En partenariat avec le CNRS,
Smile met au point un prototype de capteur
qui permettrait à tous de mesurer la qualité de
l’air partout en France, pour ensuite pouvoir
centraliser et analyser les données. Une façon
de mettre les sciences participatives au service
de l’écologie. Si les problématiques abordées
par le laboratoire ne sont pas nouvelles, c’est
avant tout sa façon d’aborder les questions qui
fait mouche. Mettant en valeur leur savoir-
faire pluridisciplinaire, le LICA rassemble
des acteurs d’univers très différents: des
associations aux entreprises privées en passant
par les universités. En prime, il conçoit ses
projets à l’échelle à la fois locale, nationale
et européenne. Et mise sur les nouvelles
technologies “éthiques”. Et c’est peut-être ce qui
manque à la plupart des entreprises sociales et
solidaires. Son prochain objectif? Ouvrir dans
un parc arboré de 6000 m2 un tiers-lab, soit un
espace de travail collaboratif dans lequel les
compétences de tous sont mises à la disposition
de la communauté. En matière de collectif, les
projets des soixante-huitards peuvent aller
se rhabiller en comparaison. Le tout s’opère
© ATPAC MAISON SOLIDAIRE / PIERRE GRASSET
en coconstruction avec des citoyens, des
acteurs publics et privés. Le lieu s’appellera le
15, façon de dire qu’il n’y a pas seulement le
SAMU derrière ce numéro. Le LICA voudrait en
faire un lieu ressource, actif dans le domaine
des transitions écologiques, numériques et
sociales. Au programme: four à pain, verger,
espaces d’expérimentation et fablab. De quoi
y traîner un bon bout de temps. TOUS PROPOS
RECUEILLIS PAR AM
www.lica-europe.org/
 #9
Homo sépiens
On l’appelle “l’activiste de la SEP”, SEP pour sclérose en plaques.
Atteinte de cette maladie auto-immune depuis plus de 10 ans,
Odile Frosini se bat pour accompagner les patients dans la période
post diagnostic, pendant laquelle ils naviguent entre jargon
médical incompréhensible et recherches internet désespérantes.
Et elle ne manque pas d’idées.
PA R PAU L I N E D U C O U S S O
L
a nouvelle est tombée comme un coup de
massue. “Madame, vous êtes atteinte d’une
encéphalomyélite aiguë disséminée. Vous
avez eu de nombreuses lésions cérébrales, comme
un gros orage.” Ce sont les mots qui sortent de
la bouche du neurologue d’Odile Frosini au
moment de l’annonce de son diagnostic un jour
de juin 2009. Elle n’a que 26 ans. L’expression
“encéphalomyélite aiguë disséminée”
résonne dans la tête de la jeune femme
abasourdie. Un mélange de peur, de confusion
et d’incompréhension. Odile souffre d’une
sclérose en plaques (SEP), une maladie auto-
immune qui touche trois millions de personnes
dans le monde. Des années plus tard, Odile
bascule définitivement en “patient confirmé”,
comme on dit dans le jargon médical. Dès lors,
elle devra mener un combat pour accepter
sa maladie et n’aura de cesse d’aider sa
communauté, les “sépiens”.
La jeune femme se définit comme une slasheuse.
En bref, elle cumule depuis plus de dix ans
plusieurs jobs qui ont toujours la même
vocation: aider l’autre à prendre conscience de
son potentiel. C’est parce qu’elle a eu la “chance
de tomber malade” qu’elle a pris ce virage. La
sépienne était une grande professionnelle du
marketing. Après l’annonce de son diagnostic,
elle a eu envie de devenir professeur. Une
manière de donner du sens à sa vie. Elle crée
alors des cours sur l’aisance verbale à travers
les techniques de la programmation neuro-
gestuelle – une sorte de langage corporel
permettant de définir ce que pense ou dans
quel état d’esprit est l’individu. Puis Odile fait
alors ses premières armes dans une école de
médecine chinoise avant de faire une retraite
spirituelle d’un an. Un parcours qui lui offre le
titre d’acupresseur. Odile ne tient pas en place,
son agenda est aussi overbooké que celui de
Macron à la veille des élections. Quand elle
n’enseigne pas à l’école, elle donne des cours
© GERMAIN DESVAUX
de qi-gong. Elle consacre aussi ses journées à
agir aux côtés du conseil départemental d’APF
France Handicap, dont elle est membre, ou
pour le service d’inclusion de la ville d’Aix-en-
Provence. Ces actions n’ont
qu’un seul et même objectif:
faire bouger les choses
dans la prise en charge des
patients. Aujourd’hui, c’est son
quotidien à temps plein, et
par-dessus tout, sa vocation.
Plus d’humain, de
communication positive
et un brin d’organisation
Avant la pandémie, Odile est allée parcourir
les groupes privés de sépiens sur les réseaux
sociaux. “J’ai lu énormément de messages de
souffrance et d’errance de patients”, souffle-t-elle.
En fait, Odile soulève un problème important:
le manque de communication et d’orientation
à la suite du diagnostic, pendant ce qu’elle
appelle “les quinze jours de carence”. “Aucun
cours n’existe pour préparer les futurs médecins à
l’annonce de diagnostic, et ils pensent qu’on connaît
le jargon médical. Malheureusement, les neurologues
ne réalisent pas forcément lors de l’annonce du
diagnostic qu’ils changent notre vie à jamais et que,
ce moment-là, nous ne pourrons l’oublier!” Nombre
de radiologues laissent leurs patients avec
des comptes rendus qu’ils sont incapables de
comprendre et d’analyser. “Forcément, on se rue
sur internet et on y lit tout et son contraire. On a
l’impression que notre guérison est perdue d’avance.
Ces quinze jours de carence nous ruinent”, déplore
la jeune femme.
Alors Odile crée pour les sépiens l’outil qu’elle
aurait elle-même aimé avoir lors de son
diagnostic: mon compagnon SEP, comme
un être cher qui vous suit dans les moments
difficiles. L’idée? Mettre plus d’humain,
de communication positive et un brin
d’organisation entre les patients et ceux qui
les prennent en charge. Mon compagnon SEP
se décline en livret et en site internet, qui
regroupent des informations validées par un
réseau de médecins et associations – plutôt que
glanées sur internet –, mais aussi les étapes
qui attendent des patients après le diagnostic.
So good - 11 -
Mon
mp a g non
co
SEP
Le tout avec un sens pratique certain, entre
QR codes pour accéder aux démarches
suggérées, et lexique pour traduire le jargon
médical. Ce grand projet, Odile le mène au
sein de l’association Handicamp 13, créée avec
sa mère et son mari. Sa vocation: combiner
la réinsertion de jeunes en semi-liberté et
l’inclusion des sépiens et plus généralement,
de toute personne en situation de handicap.
Là encore, la jeune femme n’est pas avare
en idées: en mai dernier, elle a peu ou prou
décliné l’inoubliable concept TF1 de Vis ma vie
pour plonger le public dans le quotidien d’un
sépien. Le public en question a pu réaliser à
cette occasion que ranger des courses lestées
de ciment ou devoir avancer avec un casque
3D qui déséquilibre n’est pas chose aisée.
“Les gens prennent conscience de notre fatigue
musculaire et de nos handicaps. C’est une manière
de vivre la maladie afin de mieux la comprendre.”
Mon compagnon SEP commence désormais sa
diffusion avec l’ensemble de ses partenaires.
Et si ça fonctionne? “Eh bien, on étendra le
programme à l’échelle nationale!” TOUS PROPOS
RECUEILLIS PAR PD
www.moncompagnon.com
- 12 - So good
So good Culture
Adama
forever
PA R A N TO N S TO L P E R
En 2016, Adama Traoré, 24 ans, meurt à la gendarmerie
de Persan après avoir été interpellé. L’affaire devient
un symbole de la lutte contre les violences policières en
France. Sept ans plus tard, le producteur de jazz et de
house Fred N’Thepe, aka Neue Grafik, sort un album
en hommage au jeune homme et au combat judiciaire de
sa sœur, Foulden Road Part II. Originaire de Saint-Denis,
mais exilé en Angleterre, il y poursuit son exploration
du mélange culturel londonien en invitant des poètes et
rappeurs à raconter leurs expériences en tant que noirs
aujourd’hui.
#9
Quelle est la genèse de ce projet?
L’affaire Adama m’a profondément
marqué. Ça aurait pu être mon petit
frère. Quand je vois sa tête, quand
je vois son sourire, quand je vois sa
sœur qui continue de se battre pour
prouver que des gens ont tué son
frère, je m’y retrouve énormément.
C’est quelqu’un qui est mort pour
rien. Pour moi, l’affaire Adama est
symptomatique du dérèglement de la
société française. Elle montre qu’en
tant que noir, on peut se retrouver
face à telle ou telle situation et si on
a tel ou tel profil, on peut mourir.
Au début, cela me mettait vraiment
en colère. J’ai composé il y a quelques
années les premières versions de
l’album actuel, et c’était beaucoup
© DR
plus rapide et plus house. Mais avec
 #9
le temps, j’ai réalisé que je trouvais ça
simplement triste. Et c’est ce que j’ai
essayé de traduire dans mon disque.
Plutôt que de produire quelque chose
d’énervé et de violent et de dire “fuck
the police”, j’ai voulu créer quelque
chose de plus poétique. J’ai été inspiré
par Serge Gainsbourg et Isaac Hayes,
entre autres. J’ai ralenti les morceaux
pour transmettre la tristesse de
l’affaire. Quand on écoute, j’aimerais
qu’on entende cette âme qui s’envole
et qu’on se dise: “Putain, c’est vraiment
trop con.”
Les manifestations Black Lives Matter
de 2020 ont-elles également été
une motivation pour sortir ce disque
plus militant? Pendant le premier
confinement, je me replongeais un
peu dans mes anciens morceaux pour
trouver de nouvelles inspirations, et
je suis retombé sur ces démos que
j’avais faites pour Adama et sa sœur
Assa. Et il se trouve que c’est aussi à
ce moment-là que Black Lives Matter
a explosé. C’était un moment où mes
convictions politiques s’alignaient
complètement avec un mouvement
social planétaire. Mais j’étais aussi
un peu aigri parce que je me rendais
compte que le mouvement était
vraiment basé aux États-Unis et
tournait autour de l’histoire de
George Floyd. J’avais aussi parfois
l’impression que ce n’était qu’un
hashtag. J’ai donc décidé que c’était
le moment d’assumer complètement
le côté politique de la musique et de
faire un concept entier autour du
racisme systémique et de la mise en
© DR
avant de la culture noire. J’adorerais
So good - 13 -
Et il se termine avec “Running on a
Flame” qui raconte comment on peut
surmonter le deuil, et comment on
passe le flambeau aux générations
futures.
L’affaire Adama a-t-elle eu un
retentissement en Angleterre où tu as
composé l’album? En France, l’affaire
Adama est sensible, en Angleterre,
ils s’en foutent, ce n’est pas chez eux.
Ils connaissent un footballeur qui a le
même nom, en revanche, lui, pas du
tout. Mais le sujet touche les gens qui
m’écoutent. Quand on entend mon
album et qu’on ne connaît pas Adama,
on va s’interroger sur les noms de
mes titres. À chaque fois que je monte
sur scène en Angleterre, je prends
le temps au début du concert de
raconter l’histoire et d’expliquer
qu’un jour, s’il y a une célébration pourquoi j’ai composé cet album.
autour d’Adama Traoré, l’une de En fait, ce qui touche les gens en
ces chansons devienne une sorte Angleterre, c’est mon rapport à cette
d’hymne et que les gens l’écoutent histoire. L’album est perçu comme
dans le même état un projet plus poétique et artistique
d’esprit que celui dans qu’en France, où c’est l’histoire elle-
lequel j’étais quand je l’ai même qui touche, puisqu’elle y a eu
composée. Un esprit de beaucoup plus de résonance. À cause
nostalgie, de regret et de du sujet, l’album y prend tout de suite
tristesse. “Quand on écoute un côté plus militant. Et très bien,
j’en suis très fier! C’est un album qui,
L’album fait intervenir mon album, j’espère, vivra longtemps.
beaucoup d’autres
artistes: des poètes, des
j’aimerais qu’on Tu es fortement influencé par le jazz,
écrivains et des rappeurs entende l’âme or c’est une musique qui, elle aussi,
qui apportent leurs a souvent été militante. Oui, mais le
textes. Eux, qui sont d’Adama Traoré qui jazz ne se limitait pas à ça. L’album de
anglais, ne connaissaient s’envole et qu’on se jazz le plus vendu, c’est A Love Supreme
pas forcément l’affaire, de John Coltrane qui est une ode à
comment les as-tu dise: ‘Putain, c’est l’élévation spirituelle, c’est presque
ralliés? Au début du
projet, j’ai écrit un
vraiment trop con.’” une prière pour Dieu. Il y a bien sûr
eu beaucoup de disques militants,
manifeste dans lequel mais une grande partie ne le sont
j’expliquais ce qu’était pas du tout, ou juste un peu. Comme
l’affaire Adama et ce toujours, ce n’est ni noir ni blanc,
qu’elle signifiait pour c’est gris. Ce n’est ni se battre à 100%,
moi. Et j’ai ensuite demandé à d’autres ni pas du tout. C’est un mélange d’un
artistes noirs de faire la même chose peu tout. Beaucoup de grands artistes
et d’expliquer ce que ça voulait dire de jazz étaient des poètes avant tout.
pour eux d’être noir aujourd’hui. Il y Mais, autant dans la musique que
a à Londres une grosse communauté dans la lutte, ça a toujours été très
de poètes qui sont tous issus de américanisé. Or il ne faut pas oublier
différentes immigrations et que j’ai que les noirs ne sont pas juste aux
appris à connaître. L’album a aussi États-Unis. Mon but, c’est de mettre
pour but de mettre ces artistes, leurs en avant des musiques et des cultures
cultures et surtout leurs plumes en noires invisibilisées et d’apporter une
avant. Il commence avec MA.MOYO diversité. Et il se trouve que depuis
qui a écrit un magnifique texte sur quelques années, il y a en Angleterre
le titre “Black Bodies”. Au début, une scène intellectuelle musicale
c’était censé être une énumération noire qui s’est vraiment développée.
de ce qu’est un corps noir, mais elle Selon moi, c’est ce qui manque un peu
a préféré dire ce que ce n’était pas. ici en France. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AS
- 14 - Reportage #9
#9
PA R H É L È N E B R U N E T - R I VA I L L O N , À AU R O S
P H OTO S : C O N S TA N T F O R M É - B È C H E R AT P O U R S O G O O D
O n d e s d e
Une preuve qu’on peut produire des news
solides sans la fortune d’un milliardaire
et sans bureaux au pied de la tour Eiffel?
Radio for Peace International. Orchestrée
depuis un petit village de Gironde par un
infirmier / maître shiatsu, RFPI diffuse
des programmes en ondes courtes pour
informer les habitants des zones de conflits.
Depuis l’invasion de l’Ukraine, elle propose
des programmes pour contrer la
propagande du Kremlin. Une initiative faite
de bouts de ficelle, qui fascine les grands
médias et irrite les pro-Poutine.
So good - 15 -
n cet après-midi tiède du pont de
l’Ascension, pas un chat ne rôde dans
les rues de la commune rurale d’Auros,
à une soixantaine de kilomètres au sud-est de
Bordeaux. Les volets sont clos, les commerces
vides. On devine les habitants – un petit millier
– reclus dans la fraîcheur des vieilles maisons
en pierre et des pavillons climatisés. À l’entrée
d’un bâtiment récent qui réunit divers
professionnels de santé et du bien-être, une
plaque indique “Spécialiste Shiatsu – Infirmier
DE”. C’est là que Sylvain Clament exerce une
partie de ses activités. En 2019, en parallèle de
son boulot en blouse blanche, ce passionné de
radio a relancé Radio For Peace International.
Cette station de radio indépendante en ondes
courtes a été créée en 1990 aux États-Unis
et au Costa Rica (avec l’Université pour la
paix) pour donner accès à l’information aux
populations qui en sont privées par la guerre,
la censure ou les catastrophes naturelles. Mis
en suspens en 2006, le projet a été repris par
le Girondin avec l’accord de son fondateur qui
l’a autorisé à utiliser le nom et le logo. RFPI
émet principalement en Afrique du Nord,
au Moyen-Orient, en Russie et en Ukraine.
L’an passé, au moment du retour au pouvoir
des talibans, la radio a également diffusé
pendant dix jours des émissions en dari vers
l’Afghanistan, en partenariat avec Reporters
sans frontières. Derrière RFPI, des
c h o c journalistes en exil et des correspondants,
russes, ukrainiens, tchétchènes et lettons,
entre autres. Homme-orchestre, Sylvain
Clament coordonne les sujets réalisés par les
journalistes, réceptionne les conducteurs –
merci Google Translate –, se charge du mixage
des sons et publie des podcasts sur le site de
la radio. Ce petit monde travaillait ardemment
depuis trois ans dans une relative discrétion.
Le 6 mars dernier, la donne a changé.
Quelques jours après le début des hostilités en
Ukraine, Vladimir Poutine fait voter une loi à la
Douma prohibant l’usage des termes “guerre”
et “invasion”, sous peine de condamnation à
quinze ans de prison, obligeant les journalistes
à parler d’“opérations spéciales” et à taire les
contours du conflit et ses massacres. RFPI
réagit alors en programmant des flashs info
en russe à destination des populations locales
pour déconstruire la propagande. Et l’infirmier
s’est soudain retrouvé sous les projecteurs.
Insultes et carton médiatique
Sylvain Clament accueille dans son cabinet
de shiatsu, qui est aussi son bureau par
intermittence: au gré de ses besoins,
il promène son petit studio de montage de
chez lui à son local professionnel. Assis
derrière une table de mixage posée sur
un bureau ancien en bois, ordinateur
portable, casque audio et micro à
- 16 - Reportage
“La Russie essaie
de bloquer internet.
Elle a déjà verrouillé
les réseaux sociaux et
les médias indépendants.
Elle a même testé le
b l o cage d e s s e r v i ce s V P N.
Heureusement, les radios
en ondes courtes restent
d i s p o n i b l e s .”
Anastasia Kirilenko, journaliste sur RFPI
proximité, le quadragénaire explique d’une
voix calme: “Je ne reçois pas à mon domicile pour pratiqués les massages japonais. Quels
protéger ma famille.” Avant d’évoquer ce qui
ressemble à du harcèlement complotiste.
“À midi, on est passés au journal de France 2,
ensuite j’ai reçu un coup de fil de quelqu’un qui
m’avait déjà écrit dix mails. Il a enregistré mon
adresse mail sous le nom ‘radio antirusse’. Il m’a
tenu la jambe pendant vingt minutes.” La page
Facebook de RFPI est aussi régulièrement
la cible de messages douteux envoyés
depuis des comptes anonymes. “Si vous
avez du courage, répondez-nous!”, “Je ne vois
pas en quoi votre initiative est innovante, lit
Sylvain Clament à voix haute. Je reçois plein
de messages de ce type et quelques insultes. C’est
toujours la même rengaine sur les ‘exactions
des Ukrainiens’.” Le maître shiatsu précise
qu’on lui adresse aussi
de nombreux messages
de soutien, et même
quelques contributions
financières: après
le sujet qui lui était
consacré dans la
matinale de France Info,
RFPI a reçu 1000 euros
de dons. Récemment,
nombre de médias se
sont intéressés à cette
radio, pourtant très
confidentielle jusqu’à
présent, de France 2
à Libé, d’Europe 1 à
La Croix, M6, Sud-Ouest,
L’Opinion et d’autres.
Un média canadien
et le correspondant
de la radio nationale
tchèque ont eux aussi
fait le déplacement à
Auros. Les unes après
les autres, les équipes
de tournage ont installé
leur matériel dans le
petit cabinet, autour
du matelas bleu posé
au sol, sur lequel sont vraisemblablement
programmes agitent donc les pro-Poutine,
impressionnant les grands médias au
passage? Des sujets sur les opérations de
sabotage en Russie pour protester contre
la guerre, dans les bureaux, trains de
marchandises et autres sites stratégiques par
exemple. Ou encore une analyse comparative
des massacres en Tchétchénie et des exactions
à Boucha, ville martyre en Ukraine. En plus
de son rôle de directeur de la rédaction et des
soins qu’il dispense ici, Sylvain Clament est
infirmier à l’hôpital de Langon. “Je travaille
en hospitalisation à domicile, j’accompagne des
patients en fin de vie et des victimes de maladies
chroniques, de cancers, de scléroses en plaque, et de
#9
la maladie de Charcot”, énumère-t-il. L’homme
multi-casquette parle peu de ses activités
journalistiques avec ses collègues. Certains
les ont découvertes dans les médias et sont
tombés des nues.
Une star russe du journalisme
d’investigation
Lorsqu’il a l’idée de proposer de l’information
en russe, Sylvain Clament contacte Anastasia
Kirilenko. Cette journaliste d’investigation
originaire de Sibérie, exilée à Paris depuis
2014, a rejoint l’aventure sans hésiter. Son
CV a tout pour plaire au Girondin. “Elle avait
travaillé chez Radio Liberty, qui émet en ondes
courtes et moyennes au sein du groupe américain
Global Media, lequel comprend aussi The Voice
of America ou Radio Free Europe, des grosses
radios internationales d’États diffusées dans
une trentaine de langues”, détaille l’infirmier.
À 37 ans, la spécialiste de la propagande russe
a également collaboré au média The Insider,
enquêté sur les crimes de Poutine, infiltré
une équipe qui falsifiait les élections dans son
pays, été membre des Pussy Riot et réalisé
le documentaire Poutine, le parrain, diffusé
sur France 2 en 2018. Kirilenko a déjà fait le
tour des plateaux de télévision français pour
analyser les mécanismes de la propagande.
En Russie, elle est considérée comme une
ennemie de l’État. “En 2014, avec l’annexion de la
Crimée, c’était devenu très compliqué de travailler,
narre Anastasia Kirilenko. Je me suis dit que
c’était le moment de partir. J’ai déménagé à Paris
avec mon mari qui est français d’origine russe et j’ai
commencé par étudier la langue et les civilisations
ukrainiennes pendant deux ans.” Sur RFPI,
la jeune femme met à l’antenne des questions
interdites de médias dans son pays. Comme
ce sujet récemment passé à l’antenne: “Ce que
pensent les Russes de Poutine et de la guerre en
Ukraine.” Yeux glacier encadrés par une épaisse
frange blonde, la jeune femme explique dans
un français impeccable: “La Russie essaie de
bloquer internet. Elle a déjà verrouillé les réseaux
#9 So good - 17 -

sociaux et les médias indépendants. Elle a même en ondes courtes et en ondes moyennes, il faut
testé le blocage des services VPN (des réseaux sortir de notre schéma, précise l’infirmier. En
virtuels sécurisés masquant les adresses IP Europe, comme nous avons des petits pays, on peut
et chiffrant les données, NDLR) et il y a un avoir une couverture convenable en bande FM.
Mais la Russie fait 6000 kilomètres de long, donc
on ne peut pas couvrir tout le territoire comme
ça. Même topo pour les États-Unis. C’est pourquoi
modestement. “La défiance envers les journalistes aux USA, en Afrique et en Asie, il y a encore de
en France est de plus en plus importante. On l’onde moyenne et de l’onde courte.” De son côté,
ne se rend pas compte à quel point la presse est Radio for Peace International émet depuis la
importante pour construire une démocratie.” Plutôt Bulgarie et les États-Unis. “L’opérateur TDF,
que de développer de grands discours sur la Télédiffusion de France, a un émetteur à Issoudun,
liberté de la presse, il préfère agir avec ferveur mais il n’émet pas en direction de la Russie pendant
pour la défendre. Une fois installé en Gironde, la crise en Ukraine”, justifie Clament. C’est
le jeune homme investit alors 1000 euros dans WRMI, Radio Miami International, créée
du matériel chez Thomann et Woodbrass et en 1989, qui permet à RFPI de diffuser une
contacte des diffuseurs – il faut un émetteur partie de ses flashs. Au départ, la station
pour faire de la radio en ondes courtes. diffusait essentiellement des programmes
réalisés par des exilés cubains à Miami pour
Ondes courtes, mais longue portée leurs proches restés sur l’île. “Nous avons
toujours été une station commerciale, détaille
L’appellation est d’ailleurs trompeuse: Jeff White, son directeur général. Nous vendons
risque qu’il ne soit plus possible de lire la véritable en comparaison avec ses cousines les ondes des blocs de temps d’antenne à des organisations
information avec un VPN. Heureusement, les radios moyennes et longues, ce sont elles qui portent religieuses, politiques, commerciales, culturelles
en ondes courtes restent disponibles.” D’une le plus loin, car elles s’en vont taper dans et gouvernementales, aux États-Unis et dans le
certaine manière, le parcours d’Anastasia l’atmosphère et peuvent retomber à l’autre monde.”
Kirilenko fait écho à l’histoire d’un homme bout du globe. Ce procédé des “short waves”
qui a beaucoup compté pour Sylvain Clament: (en anglais) n’est pas une lubie de technophiles Tout ceci a bien évidemment un prix: un quart
son grand-père andalou, qui avait pris les d’aujourd’hui: né en 1932, bien avant la FM d’heure de diffusion coûte 20 euros. Pour RFPI,
armes et fui le franquisme en 1936, et auquel et le digital, il a été beaucoup utilisé lors de ce poste budgétaire se monte à 800 euros par
il dit devoir son envie de défendre la Seconde Guerre mondiale et mois, auxquels il faut ajouter le montant des
la liberté. pendant la guerre froide – c’est piges. Pour faire tourner la boutique, il faut
par son intermédiaire que les a minima 1300 euros par mois, mais Sylvain
S’engager:
À 45 ans, le radiophile a déjà bien Français, collés à leur poste, Clament a su embarquer des participants dans
bourlingué. Natif de Pessac dans Des journalistes de Novaïa ont entendu l’appel du 18 juin. son aventure. Initié sur fonds propres, le projet
Gazeta, étendard de la
la petite couronne bordelaise, Le système présente en effet, RFPI se maintient grâce à des subsides
liberté d’expression en
il vit un temps à Paris, puis Russie, ont quitté le pays dès cette époque, deux atouts: dispensés par le Club de la presse de Bordeaux
passe douze ans dans le Sud- et recréé une édition de une grande liberté et une certaine ou l’Association des journalistes européens.
leur média en Europe. Vous
Est. Diplômé d’un DUT et d’une clandestinité, s’il en était besoin. Des dons permettent de boucler tant bien que
pouvez les soutenir en lisant
maîtrise de logistique, il se lance la version anglophone sur Il sera pourtant en partie délaissé mal le budget. Des sommes plus importantes
dans une thèse de gestion, qu’il novayagazeta.eu. au profit de la FM, dont le son est lui permettraient bien sûr de développer la
Pour aider RFPI, glissez
ne soutiendra pas, sur un sujet meilleur et qui offre l’avantage radio. “On cherche par exemple à acheter une
donc quelques pièces dans
pourtant ô combien appétissant: la cagnotte Hello Asso créée indéniable d’être en stéréo. table de mixage numérique”, confie l’infirmier.
“Le contrôle de gestion interactif pour la minirédaction par Le système va pourtant connaître Dans les prochains mois, il espère aussi avoir
le Club de la presse de
dans les organisations complexes: un second souffle avec l’offensive les moyens d’augmenter le temps d’antenne
Bordeaux: www.helloasso.
le cas des réseaux de supply chain.” com. Et s’il vous reste encore déclenchée par Poutine. La BBC de RFPI, qui se monte actuellement à cinq
Salarié, il plaque tout pour un tour un peu de monnaie, n’hésitez vient ainsi de se relancer en heures par semaine sur tous les continents,
pas à en laisser sur le site
du monde en vélo tandem avec du JX Fund, fonds européen
ondes courtes vers la Russie et sauf l’Asie, faute d’émetteur appliquant des
sa copine, reprend des études pour les journalistes en exil: l’Ukraine. Et RFI travaille à faire prix raisonnables dans l’océan Indien. Autre
d’infirmier, et des formations jx-fund.org. de même. objectif, élargir la diffusion aux moyennes
en aromathérapie et en shiatsu. et grandes ondes. S’il ne peut pas quantifier
En parallèle de ce parcours à À l’heure où le Kremlin a son auditoire, les messages de compatriotes
rebonds, Sylvain Clament, féru verrouillé plusieurs canaux de auditeurs envoyés aux journalistes offrent des
de radio, fait également des incursions dans diffusion, les ondes courtes offrent une voie preuves tangibles que les programmes sont
le journalisme. Lorsqu’il vivait dans le Var, il de choix. D’autant que les postes de radio, écoutés dans les pays qu’ils ciblent. Maître
a notamment animé l’émission d’interviews peu chers, sont le moyen de s’assurer une shiatsu, infirmier et directeur autodidacte
intitulée 25 minutes pour la planète sur les ondes audience diversifiée, et peuvent fonctionner de l’antenne RFPI, Sylvain Clament se verrait
FM de RCF, Radio chrétienne francophone. sans courant électrique, une nécessité en bien stagiaire pour quelques jours dans une
De retour en Gironde, il cherche à refaire zone de guerre. L’absence de traçabilité et grande radio nationale. Et rencontrer Mathieu
de l’antenne. “Je suis passionné d’ondes courtes l’anonymat des auditeurs achèvent d’en faire Vidard, animateur de l’émission La Terre au
et j’ai découvert RFPI en faisant des recherches un mode de diffusion stratégique à l’heure carré, sur France Inter, ferait de lui un homme
sur internet. J’ai trouvé que c’était aligné avec du numérique, qui ne peut pas en dire autant heureux. Pourquoi pas un deux-en-un? Avis
ma veine humaniste”, explique-t-il, presque en matière de confidentialité. “Quand on parle aux émetteurs. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR HBR
- 18 - Entretien #9

“Le
futur
a de
nouveau
de
l’avenir!”
#9 - 19 -

Un “asile pour réinventeur

de mondes”. C’est ainsi
que Mathieu Baudin aime
présenter l’Institut des
futurs souhaitables, qu’il
a cofondé en 2012 pour
développer une discipline
encore méconnue en
France: la prospective.
Et qui le conduit à se
définir lui-même comme
“un explorateur de l’avenir”.
Si l’homme manie les
métaphores poétiques avec
autant de gourmandise,
c’est peut-être parce
que le message qu’il
porte en vaut la peine:
non, le futur n’est pas
mort. Mieux, vous pouvez
même encore décider du
sens à lui donner. Voici
comment.
PA R B A R N A B É B I N C T I N
P H OTO S : FA B I E N B R E U I L P O U R S O G O O D
- 20 - Entretien
Vous vous
présentez à la
fois comme
historien et comme
prospectiviste.
À première vue,
cela pourrait
sembler
contradictoire:
l’un scrute le passé,
l’autre l’avenir…
Les deux sont animés par la même
logique, celle de raconter une histoire.
Les historiens ou les historiennes ne
sont pas à côté d’Olympe de Gouges, de
Magellan, d’Hypatie d’Alexandrie ou de
Kubilai Khan quand ils en rapportent
les faits et gestes, ils choisissent
un certain nombre d’éléments qui
permettent de construire un récit.
Pareil pour les prospectivistes: ils
ne se trouvent pas en 2050 quand
ils en dessinent les contours!
Ils sélectionnent des variables
qui racontent ce à quoi pourrait
ressembler la période. Et dans les deux
cas, cela peut changer: si on trouve
un artefact incroyable, qui révèle par
exemple une tout autre facette de
Mérovée et de l’époque mérovingienne,
alors cette histoire-là deviendra
la norme dans cinq ans dans les
écoles! On peut d’une certaine façon
réinterpréter le passé, alors imaginez
ce qu’on peut faire du futur…
La prospective est une discipline
relativement méconnue, en France.
En quoi consiste-t-elle, précisément?
C’est l’art d’imaginer le futur. Pas pour
le prévoir à la façon d’un devin, mais
bien pour le préparer, comme un outil
d’aide à la décision. J’aime comparer
les prospectivistes à des “designers de
bonne aventure”: il ne s’agit plus de lire
un destin dans les lignes de votre main,
mais d’aider celle-ci à tracer la ligne de
vie qu’elle veut suivre. La prospective
est née à la fin des années 1950
dans la tête d’un phénoménologue,
Gaston Berger, qui l’envisageait
comme une véritable philosophie
de l’action. L’époque d’après-guerre,
lorsqu’il fallait tout reconstruire, fut
un moment d’intenses disruptions
mécaniques et industrielles: on voyait
arriver le nucléaire, l’avion à grande
vitesse, l’exploration de l’espace, etc.
Or pour savoir quoi faire, il faut savoir
ce que l’on veut. “Nul vent favorable pour
celui qui ne sait où il va”, disait Sénèque.
Au fond, la prospective est un prétexte
pour se poser et s’interroger sur nos
objectifs, qui, idéalement, devraient
toujours être les préalables qui guident
notre action au quotidien. Le problème
de notre époque, c’est qu’on met le
“comment” avant le “pour quoi”.
Vous plaidez d’ailleurs pour mettre
des cours de futur, à côté des
cours d’histoire, à l’école. Oui, cela
permettrait de libérer l’imaginaire
des générations à venir. Et de rappeler
que profondément, demain est ce que
l’on va en faire! Pierre Masset disait
que la prospective est une “indiscipline
intellectuelle”, j’aime beaucoup cette
idée qu’il faut subvertir nos schémas
de pensée. Depuis la nuit des temps,
on éclaire le présent à la lumière de ce
qui a été, en se racontant de grandes
légendes. On nous invite à lire les
génies classiques parce qu’il y a, dans
Shakespeare ou dans Homère par
exemple, une forme d’intemporalité
qui nous aide à comprendre ce qu’est
la nature humaine. L’Ancien Testament,
c’est quand même autrement plus
puissant que Plus belle la vie! Si la
mythologie a cette force incroyable de
nous toucher autant, c’est parce que
nous sommes, nous, êtres humains,
une espèce fabulatrice – l’historien
Yuval Noah Harari le rappelle très
bien. Mais pourquoi, alors, ne se
donnerait-on pas aussi la capacité de
lire le présent à la lumière de ce qui
pourrait arriver? Tout l’enjeu pour
moi consiste aujourd’hui à pouvoir
appréhender l’avenir à partir du désir,
et non plus seulement de l’héritage,
qui peut s’avérer un peu triste et un
peu lourd à porter, ces temps-ci. Il faut
désengluer ce présent qui ressemble
plutôt à un passé dépassé. On en a fait
notre devise: ouvrir les futurs pour
libérer le présent.
En attendant que l’Éducation nationale
mène sa grande révolution des
programmes, vous avez donc cofondé
l’Institut des futurs souhaitables,
il y a dix ans. Pourquoi le choix du
pluriel, dans l’intitulé? Un pluriel pour
éviter les uniques. C’est rassurant,
les pluriels, ça nous préserve de
l’impasse, de la doxa dominante.
#9
La prospective, ce n’est jamais une
seule voie, mais bien un ensemble
de futurs possibles. On travaille
toujours sur différents scénarios à
proposer. Il y en a différents types:
les scénarios tendanciels, dans la
continuité des tendances actuelles,
les scénarios d’effondrement ou les
scénarios de rupture – qu’affectionne
particulièrement le milieu de la tech’,
par exemple, avec cette idée qu’une
évolution technique particulière peut
radicalement tout changer. Ce fut le
cas d’internet, et ça pourrait l’être
de l’énergie de fusion qui, si elle est
confirmée par les Sud-Coréens qui
y travaillent assidûment, pourrait
bouleverser notre rapport à l’énergie.
À la différence de ces scénarios-
là, qui partent de l’existant pour
tirer des courbes – en continuité,
en exponentielle ou en rupture –,
nous prenons du recul en éloignant
l’horizon: nous choisissons la
destination finale pour nous extraire
du présent et essayer de penser à la
lumière de ce que l’on veut. Non pas
ce que l’on peut, mais ce que l’on veut!
C’est une distinction fondamentale.
Une fois que l’on a posé et partagé
cette vision de futurs “souhaitables”,
alors on recule jusqu’à aujourd’hui et
on voit tous les leviers à activer pour
y parvenir, tous les paramètres sur
lesquels il faut intervenir. C’est pour
cela que la prospective est un préalable
essentiel à toute stratégie. C’est un
outil au service d’une intention.
Cela dessine un horizon, on ne se
contente plus seulement d’être dans
l’évitement à court-terme. C’est un
mode de navigation proche de celui
des explorateurs, et c’est un peu ainsi
qu’on se définit à l’Institut: un “asile
pour réinventeurs de monde”!
Lors d’une conférence TedX en 2012,
vous disiez d’ailleurs que “la dernière
terre vierge qui nous reste à explorer,
c’est l’avenir”. Ce n’est sûrement pas
un hasard si le mot “avenir” a la même
étymologie que l’“aventure” – “ad-
venture”, ce qui va potentiellement
advenir. C’est plutôt enthousiasmant
d’envisager l’avenir comme une
aventure, non? Mais attention, ça
ne veut pas dire que demain n’est
fait que de nouveau, il peut aussi y
avoir du renouveau. Redécouvrir
nos vies et la Terre avec un regard
neuf, à la lumière d’autres prismes
– “en conscience” comme aurait dit
Pierre Rabhi –, cela peut aussi être
#9
une formidable terra incognita. C’est
d’ailleurs ce à quoi nous invite tout
le mouvement de pensée autour du
“vivant”, depuis quelques années:
il s’agit bien d’une proposition pour
reconsidérer notre rapport à la nature,
arrêter de “l’objétiser” et s’en tenir à
l’écart pour mieux comprendre toutes
les interactions dont nous dépendons,
pour se mettre en symbiose avec notre
environnement. On voit bien comment
notre langage évolue et combien le
vocabulaire emprunté à celui du
“vivant” structure de plus en plus
notre réalité – on se met à parler de
biologie, des nombreux “écosystèmes”
auxquels nous appartenons, ou
bien encore de “l’ADN” des projets
et des entreprises – à la place des
concepts plus mécaniques qui nous
ont structurés depuis la Révolution
industrielle au XIXe siècle. Relire
le même monde avec des lunettes
différentes, c’est ce qui a été fait à la
Renaissance, quand on a redécouvert
l’Antiquité et placé l’homme au centre
du jeu: on se rendait alors compte que
le monde était bien plus grand que le
monde connu, à l’époque. On voit ce
que ça a donné, cela a construit une
vision qui a profondément transformé
les siècles suivants, et dont on hérite
encore aujourd’hui. Ce n’est pas rien,
c’est pour ça que je dis qu’on vit une
époque et une transmutation tout
aussi puissante. Et on devrait trouver
ça excitant!
Vous trouvez que ce n’est pas le cas?
Vous pouvez me citer le dernier film
que vous avez vu qui augure un futur
dans lequel on aimerait vivre? Il n’y en
a quasiment pas! On montre toujours
le futur comme la réalité augmentée
de ce qu’on a de pire! Le futur est à
la fois mal traité, et maltraité. Cela
n’a pas toujours été le cas: à la Belle
Époque, par exemple, on avait soif
de futur. Imaginez: on déboulonnait
les petits et les grands palais à la fin
des expositions universelles, aussi
jolis soient-ils, parce qu’on pensait
que c’était déjà obsolète par rapport
à ce qu’on allait vivre, et qui serait
forcément meilleur... Deux guerres
mondiales nous ont fait relativiser
l’idée de progrès et on se rend compte
que le libéralisme triomphant, avec
ses mythes autour de l’idée de “la fin
de l’histoire” professée par Fukuyama –
qui nous a fait croire qu’il suffisait de
répandre l’American way of life pour que
tout le monde parvienne au bonheur –
So good
“La prospective, c’est l’art
d’imaginer le futur. Pas pour le
prévoir à la façon d’un devin, mais
pour le préparer, comme un outil d’aide
à la décision. J’aime comparer les
prospectivistes à des ‘designers de
bonne aventure’.”
Mathieu Baudin, fondateur de l’Institut des futurs souhaitables
est loin d’être la panacée. C’est qu’il y a
un problème mathématique: nourrir
l’appétit du système, à 9 milliards
d’êtres humains, mais à ressources
limitées, ce n’est pas possible. On
est dans l’obligation de changer. Et
d’ailleurs, on commence à en reparler
un peu, du futur, devant les impasses
auxquelles on fait face. Prenez les
dernières dénominations récentes
des partis politiques: Horizon,
Renaissance, L’avenir en commun…
Le monde politique sent qu’il y a un
besoin de formuler de l’avenir. On
pourrait dire que le futur a de nouveau
de l’avenir!
Mais devant la menace climatique
qui augmente, comment peut-on
aspirer à recréer de l’enthousiasme,
du désirable, du “souhaitable”?
- 21 -
Les scénarios du GIEC semblent
chaque fois plus alarmistes en même
temps que les conséquences et les
perspectives paraissent de plus en
plus incontournables… Ce qui ne
les empêche pas d’être sciemment
contournées depuis des dizaines
d’années! Cela fait 50 ans que le
rapport Meadows nous alerte sur
l’illusion d’une croissance infinie
dans un monde fini… Face à un tel
enjeu, le ressort est toujours le même:
convoquer le désir et l’envie, et donc
la capacité à se projeter. Il faut se
souvenir d’une autre grande période
de l’histoire: pendant la Résistance, si
la bande de Stéphane Hessel, Edgar
Morin, Claude Alphandéry et consorts
ont eu besoin d’écrire le programme
des Jours heureux (nom donné au texte
adopté par le Conseil national de la
Résistance en mars 1944 et qui alimentera
nombre de grandes réformes à la suite
de la Libération, NDLR), c’est pour se
rappeler pour quoi ils se battaient,
sous le joug totalitaire et totalisant du
régime nazi – et pas seulement contre
qui. On propose finalement de faire la
même chose: se raconter, ensemble,
ce que l’on veut voir advenir de plus
souhaitable, pour motiver l’envie
d’agir. C’est précisément ça, le but de la
prospective. C’est, au fond, une forme
d’empouvoirement – empowerment,
comme on dit en anglais.
En attendant, n’avez-vous pas
l’impression que dans l’opinion
publique, c’est la version plus
apocalyptique de la collapsologie qui
l’emporte sur votre approche, plus
optimiste? Pour moi, les collapsologues
sont des sortes de “cousins de
- 22 -

conscience”. On a les mêmes chiffres,

mais on n’en tire pas le même discours.
Eux engendrent un état de sidération
par lequel on passe tous sûrement
à un moment, d’une façon ou d’une
autre – moi-même, j’ai été collapso.
Mais ce doit être un état transitoire.
L’idée d’effondrement a un côté
tétanisant, on ne peut pas se repaître
de cette glu de la catastrophe, sinon
on ne se met jamais en mouvement.
L’expérience montre que ce n’est pas
parce qu’on sait, qu’on fait. Et de la
même manière que la peur n’évite pas
le danger, la collapsologie n’évitera pas
l’effondrement! C’est un fait, il y a tout
à changer, rien ne peut rester en l’état,
des choses vont disparaître: on est au-
devant de transmutations profondes,
et tant mieux. Il faut se dire que la fin
d’un monde n’est pas la fin du monde.
Je comprends que cela puisse donner
le vertige, dans un premier temps,
mais en même temps, quel challenge,
quelle aventure justement! On pourrait
comparer ça à la métamorphose
de la chenille: pour l’instant, nous
n’avons connu que l’horizontalité du
ver, la perspective de pouvoir voler et
découvrir l’air nous semble donc tout à
fait hérétique. Et lorsque les premières
cellules de papillon se développent
chez la chenille, son premier réflexe
est de considérer ces nouveaux agents
comme des ennemis, et son corps au “Big Quit” (la grande démission en rouvrir le champ des possibles pour
envoie alors des anticorps. Comme français, NDLR), avec plus de 45 millions appréhender les problématiques dans
quoi, la réaction de conservation face d’Américains qui ont quitté leur job leur ensemble, avant de s’attaquer aux
au changement n’est pas que l’apanage parce qu’ils n’y trouvaient plus de différentes solutions, cas par cas.
de l’humain, c’est une caractéristique sens. C’est un mouvement qui tâtonne,
du monde vivant. Et puis, à un moment mais qui se généralise. Bien sûr, cela Concrètement, que propose l’Institut
donné, il y a un point de percolation, prend du temps, tout ne bascule pas des futurs souhaitables pour cela? De
les cellules de papillon deviennent plus du jour au lendemain. Chez la chenille, la pédagogie, du débat, des rencontres.
nombreuses et annihilent la capacité le processus de transmutation passe On organise des conférences et des
de la chenille à les tuer. Je pense qu’on par un temps de pause, la chrysalide. conversations, dans des cénacles
en est exactement là, aujourd’hui, dans Ce n’est qu’après qu’elle se transforme très différents. On monte des
la société. définitivement en papillon. Et vous expéditions intellectuelles, sur des
savez comment s’appellent ces thématiques plus précises, telles que
Où les voyez-vous, ces points de fameux agents de métamorphose de la gouvernance des organisations
percolation? Depuis une dizaine la chenille? Les cellules imaginales. – un autre sujet essentiel si on veut
d’année, les mentalités ont Comme si l’imaginaire était bien le comprendre l’inertie du système.
considérablement évolué sur la préalable à la transformation. C’est Que résume bien cette phrase: “Si le
question de l’écologie. Il y a des signaux pour ça que j’en fais le maître des Dalaï-Lama et Mère Theresa jouaient au
faibles un peu partout: aujourd’hui, enjeux: pour moi, la bataille des Monopoly, la fin serait toujours la même.
c’est de continuer à manger de la imaginaires est la bataille préalable Ce n’est pas un problème de joueurs,
viande autant qu’avant qui paraît à toutes les autres. Je m’amuse c’est un problème de jeu!” Or il existe
plutôt absurde. La mobilité douce toujours à rappeler qu’on reste aussi justement plein d’autres règles du jeu
n’est plus non plus considérée comme ridicule en voiture électrique, coincé pour organiser différemment notre
un truc de marginaux – au contraire, dans un embouteillage: la solution vivre-ensemble, et il faut les faire
ceux qui habitent en ville préfèrent technologique ne change rien si connaître. On a imaginé des formats
clairement prendre leur vélo plutôt l’on ne pense pas notre rapport plus innovants, avec des controverses
que leur voiture, il n’y a même plus global aux transports, à la mobilité, d’utilité publique ou des championnats
débat. Et aux États-Unis, on assiste etc. Et pour ça, il est urgent de se du souhaitable. Mais notre vaisseau
#9
amiral reste la formation longue que
l’on propose à des petits groupes
de 28 personnes. Pendant six mois,
ils rencontrent tout un panel de
spécialistes: des géographes, des
philosophes, des anthropologues,
des biomiméticiens, des ultra-
marathoniens, des holacrates
spécialistes de la démocratie
participative, etc., qui les emmènent
chacun explorer leur domaine à
l’horizon 2040, pour voir à quoi le
monde pourrait ressembler à ce
moment-là et toutes les potentialités
de transformation d’ici là. On dit
qu’on est une “confrérie de conspirateurs
positifs” – conspirare, en latin, voulant
dire “respirer avec” autant que
“fomenter”. Et c’est précisément de ça
dont on a besoin: un nouveau souffle.
Pourquoi 2040? Parce qu’il faut une
balise assez lointaine pour pouvoir
voir différemment, là où on est dans
une aliénation permanente à la
célérité. J’adore la formule qui dit que
“la seule façon de prendre du recul, c’est
d’éloigner l’horizon”. Et en même temps,
il faut que cela reste assez proche
pour que tous ceux qui réfléchissent
se sentent encore concernés, qu’on ne
verse pas dans le “après moi le déluge”,
qui rend inerte, voire cynique. 2040,
c’est le temps idoine pour réhabiliter
le temps long tout en envisageant les
conséquences de nos actions, c’est
l’idée que le futur est ici et maintenant.
On en est partie prenante. Notre grand
objectif, c’est de remettre du temps
long dans les décisions présentes.
Et le secret pour ça est très simple: il
faut prendre le temps de comprendre
notre temps, et se demander où on
veut l’emmener. C’est pour ça qu’on
propose une boussole, un peu comme
Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes:
une boussole puissante qui ne montre
aucune direction avant qu’on ne sache
ce que l’on poursuit. Mais qui, une
fois l’horizon choisi, nous montre une
multitude de chemins possibles.
Mais tout le monde ne tire pas dans le
même sens lorsqu’on parle d’avenir:
quelqu’un comme Elon Musk, par
exemple, pourrait-il être ainsi considéré
comme un “conspirateur positif”? Si la
question est “a-t-on tous le même futur
souhaitable?”, la réponse est non, il
suffit de voir celui que proposent les
fascistes, par exemple. Quant à Elon
Musk, tout dépend de ses projets:
So good
si c’est pour décarboner la société,
révolutionner l’énergie solaire ou
inventer des voitures électriques qui
ne consommeraient pas de terres
rares, il peut être un game changer.
Il a une telle force de frappe, toutes
les énergies sont les bienvenues.
Bon, je ne suis pas dupe de son côté
versatile et démiurgique: si c’est
pour faire des courses de buggy sur
la lune… Mais il faut l’inviter à entrer
dans l’aventure au service d’une
convergence souhaitable. Si on dit aux
riches de la planète: “le nec plus ultra,
c’est de regénérer, et non de défoncer”,
s’ils se mettent à réensauvager et à
dépolluer, pourquoi ne pourraient-ils
“Il y a tout à changer,
rien ne peut rester
en l’état, des choses
vont disparaître:
on est au-devant
de transmutations
profondes, et tant
mieux. Il faut se dire
que la fin d’un monde
n’est pas la fin du
monde.”
Mathieu Baudin, fondateur de l’Institut des futurs souhaitables
pas faire partie du game? Il faudra du
solutionnisme technologique. Dans
ce monde multipolaire, il faut des
multi-solutions. Si les amoureux de
la technologique ont envie de mettre
leur singularité au service de cette
grande mutation, il y a de la place
pour ça. Il y a tellement de chantiers
et de cathédrales… C’est pour ça
qu’il est important de travailler en
amont notre vision et notre rapport à
l’habitabilité du monde. Et c’est pour
ça que je dis que le mot de “vivant” est
un signal faible très intéressant, car
- 23 -
il constitue une vraie proposition de
remettre en symbiose l’humain avec la
nature. Aujourd’hui, tous les scénarios
souhaitables reconsidèrent cette
question de la position de l’humanité
avec son environnement.
Et vous, quel est votre “futur
souhaitable”? Ce n’est pas mon rôle de
dire ce que doit être l’avenir. À l’Institut
des futurs souhaitables, on s’inspire
bien plus de la maïeutique que du parti
politique, l’époque n’a certainement
pas besoin d’une nouvelle doxa. Le
XXe siècle a d’ailleurs crevé de ces
grandes vérités qui se sont entretuées.
D’expérience, on remarque que
lorsque l’on prend le temps d’échanger,
de s’écouter, alors souvent à la fin,
on finit par tracer des convergences.
C’est comme la “raison d’être” des
entreprises: cela dessine une ambition
générale. Mais c’est d’abord un
moment de questionnement, bien plus
qu’une destination établie.
Vous qui êtes si attentif aux mots,
pourquoi n’utilisez-vous pas le terme
d’“utopie”? Parce que les mots sont
lestés, qu’on le veuille ou non, et en
l’occurrence, l’utopie est piégée par
tous les morts tombés en son nom.
Disons que l’on travaille la matière
de l’utopie – littéralement, le lieu qui
n’est pas, ou pas encore –, pour la
transformer en uchronie – le temps
qui n’est pas, ou pas encore. C’est la
même logique, fidèle à la définition
de Théodore Monod: “L’utopie n’est
pas l’irréalisable, mais l’irréalisé.”
Simplement, l’uchronie a encore toute
une réputation à construire, c’est un
concept beaucoup plus libre à manier.
D’autant que d’ordinaire, on fait plutôt
des uchronies dans le passé, nous
sommes parmi les premiers à jouer à
parler du futur à l’imparfait! On est en
2040 et on raconte ce qu’il s’est passé:
vous imaginez le terrain de liberté? Et
si j’aime autant les mots, c’est parce
que je pense que la langue recouvre
des secrets, comme l’enseigne la
langue des oiseaux. Prenez “grandir”,
par exemple: c’est à la fois le but et le
moyen pour y arriver. Grandir, c’est
la perspective d’atteindre la maturité
pour changer de civilisation. Et grand
dire, c’est justement l’histoire qu’on va
se raconter avec une telle gourmandise
que cela va engendrer l’énergie pour
faire advenir ce changement! TOUS
PROPOS RECUEILLIS PAR BB
- 24 - Reportage #9

ANIMAL
C R O F T I N G
Résoudre les challenges du présent consiste parfois à se tourner

vers le passé. Dans certaines régions en Écosse, les crofters,

micro-fermiers travaillant de petites surfaces agricoles destinées

à une agriculture de subsistance, entretiennent depuis longtemps le genre

de relation à la terre prônée par les penseurs écologistes d’aujourd’hui.

C’est le cas sur l’île de Lewis et Harris, dans l’archipel des Hébrides

extérieures. Vents forts à tempétueux en prévision.

PA R T H O M AS A N D R E I , S U R L’ Î L E D E L E W I S E T H A R R I S
P H OTO S : T H E O M C I N E S S P O U R S O G O O D
#9 So good - 25 -
- 26 - Reportage
C’
est une petite
parcelle de moins
de deux hectares
qui ressemble à
un tableau. Alors
qu’il fait crisser ses chaussures de
marche dans le gravier, David Skene,
trentenaire aux fins cheveux blonds,
montre d’abord les éoliennes que
l’on distingue à l’horizon, au-delà du
loch agité par le vent en contrebas de
son terrain. Sur sa droite, une serre
est posée dans l’herbe claire. Skene
y entrepose la laine de ses brebis et y
fait pousser patates, tomates, navets
et épinards. Bienvenue sur l’île de
Lewis, sœur siamoise de celle de
Harris, dans les Hébrides extérieures
en Écosse. Le jeune homme, dont
le front est barré de quelques rares
sillons, estime produire plus de
40% des besoins alimentaires de
son couple. “On commande en gros
la farine, les légumes en conserve et le
porridge qu’on consomme chaque matin”,
renseigne-t-il en roulant une cigarette.
Il ne grimpe qu’une fois par mois
dans sa Toyota Auris fatiguée, pour
parcourir les 45 kilomètres de lande
brune qui le séparent des magasins
de Stornoway, capitale décatie de
l’île de Lewis, 21 000 habitants au
compteur. C’est aussi là qu’il enseigne
la “ruralité durable” au Lews Castle
College. Comme 30 000 individus en
Écosse, David Skene est un crofter
– comprendre, il travaille un croft,
une parcelle agricole d’environ deux
hectares, louée à prix bas, obéissant
à des règles très spécifiques, et le
long de laquelle courent de longues
clôtures de pierre sèche. Tous ou
presque cumulent les emplois
pour subvenir à leurs besoins. “Le
gouvernement offre environ 1000 livres
sterling annuelles pour chaque croft,
affine Skene. Nous ne sommes installés
que depuis cinq ans et nous n’avons que
25 brebis. Quand nous en aurons plus, nous
pourrons en vendre et gagner 2000 livres
sterling par an. Nous vendons aussi
des œufs.” Mais le crofting présente
d’autres avantages. Comme des
loyers aux prix aussi bas que ceux
des anciens magasins Tati: Skene
et sa compagne aux cheveux bleus
Karis paient 7,20 livres sterling
par an pour leur croft. Et quelques
centaines d’euros mensuels pour
leur maison – qui ne fait pas partie
du croft, la plupart d’ailleurs sont des
terres sans construction. Aujourd’hui,
les poules du couple sont les seules
occupantes de ce qui constitue
le clou du spectacle: une bâtisse
exténuée, gothique, noircie par
l’humidité, évoquant de vieux romans
d’épouvante. L’édifice date de 1914,
mais les jeunes crofters entendent la
rénover. Et quand ils emménageront
dans la vieille demeure, le loyer
n’augmentera pas. “Nous venons tous
les deux de la côte est de l’Écosse, narre
David, réfugié dans son salon. Là-bas,
l’industrie du pétrole est très importante
et fait grimper les prix de l’immobilier.
Surtout, le propriétaire pouvait nous
donner un préavis de six mois. Alors
que si tu es crofter, du moment que tu
n’enfreins aucune règle, on ne peut pas te
virer.” Lesquelles règles se résument
à vivre à moins de 33 kilomètres
de sa terre et ne pas l’abandonner.
Quiconque les respecte pourra trôner
sur son croft aussi longtemps qu’il le
souhaite. Pour obtenir le leur, David et
Karis ont dû suivre un cours intitulé
Access to Crofting, avant de fournir
à la Scottish Crofting Commission,
autorité nationale en la matière, un
dossier de candidature muni d’un
plan sur cinq ans. Le plan en question
promettait notamment de faire paître
un troupeau de moutons, de réparer
la clôture pour qu’il ne puisse pas
s’enfuir, de faire pousser des légumes,
de planter des arbres fruitiers –
ce qui a été fait depuis. Reste à cocher
la case des ruches et des cochons.
La commission a alors validé leur
dossier, mais seule la chance a décidé
de leur destin: les noms des candidats
sont placés dans un chapeau et
tirés au sort. “C’est presque comme
être propriétaire, enchaîne Skene,
quasiment couvert par le vent qui
souffle dans sa cheminée. Parce qu’en
plus, tu peux léguer ton croft.” C’est
d’ailleurs ce qu’il compte faire, lui qui
assure gravement vouloir mourir sur
cette terre avant de la transmettre à
ses enfants. “Mais si on décide de partir,
on peut soit vendre la location, soit dire
à notre propriétaire qu’on renonce à la
location, précise-t-il. Dans ce cas, c’est à
lui de trouver un nouveau locataire et il
devra rembourser le coût des travaux.”
Rebellions, famines et solutions
La Scottish Crofting Federation
estime aujourd’hui que 25% des
terres émergées des îles écossaises
et des Highlands, région qui englobe
toute la partie nord-ouest du pays
du whisky, seraient actuellement
#9
placées sous le régime du crofting,
soit 15% des terres du Royaume-Uni.
Né en 1948, l’historien Jim Hunter a
grandi près d’Oban, sur la côte ouest
des Highlands. “Quand j’étais petit,
si un crofter était également enseignant,
il se serait présenté comme enseignant,
démarre-t-il. Il n’aurait jamais dit qu’il
était crofter. Dans la première moitié
du xxe siècle, les gens étaient crofters par
nécessité. Ils devaient faire pousser leur
nourriture, et le crofting était associé
à la pauvreté. Maintenant, avoir un
lopin de terre et en tirer des bénéfices est
un mode de vie séduisant. C’est devenu
à la mode.” C’est que ce système
offre des solutions à des fléaux très
contemporains comme la crise du
logement, le gaspillage
alimentaire et les coûts
d’acheminement de
Le crofting diverses denrées. Résultat:
la demande ne cesse
offre des solutions d’augmenter et la somme
à des fléaux très à acquitter pour la vente
du droit de louer un croft
contemporains explose. La plupart du
comme la crise temps, il faut payer pour
obtenir une parcelle. Skene
du logement, a pu postuler et être tiré au
sort uniquement parce que
le gaspillage le locataire précédent avait
alimentaire enfreint certaines règles.
“Avec la serre et la maison, je
et les coûts pense que notre croft pourrait
d’acheminement se vendre pour 100 000 euros”,
juge-t-il. Du point de vue
de diverses d’un historien, ce chiffre
constitue un retournement
denrées. de situation pétri d’ironie:
l’évènement historique
que l’on peut voir comme
la source du crofting est connu sous
le nom de Highland Clearances, une
période durant laquelle la région
montagneuse était vidée de ses
habitants. L’existence de ce système
dans l’Écosse du troisième millénaire
s’explique en effet par des événements
historiques qui ont agité la nation
celtique bien avant l’invention des
avions low cost. Pour tout comprendre,
il faut remonter au xviiie siècle.
À cette époque, alors que l’Angleterre
démarre sa révolution industrielle,
règnent encore sur les Highlands les
clans, ces associations d’hommes
libres, possédant leurs propres terres
et élisant leur propre chef. Mais un
événement va bousculer le système.
En 1745, alors que George II règne
sur la Grande-Bretagne fraîchement
constituée, Bonnie Prince Charlie,
#9 So good - 27 -

David Skene enserré.

de la maison Stuart, lorgne sur sa

couronne. Alors il lance une rébellion,
avec l’aide de clans écossais. Depuis
les Highlands, il marche jusqu’en
Angleterre, avant de faire marche
arrière à Derby, 192 kilomètres au
nord de Londres. “L’establishment
politique londonien était terrifié,
assure Hunter. Il a été décidé que la
structure sociale des Highlands devait
être transformée afin que ce genre de
soulèvements ne se produise plus jamais.”
Les chefs de clans acquièrent alors un
rôle nouveau: celui de propriétaires
terriens. “La demande en laine était très
forte. On a donc saisi des terres et expulsé
leurs occupants pour faire place à des
exploitations accueillant des moutons.”
L’histoire retiendra ces expulsions
forcées, avec un pic atteint en 1792,
sous le nom de clearances, – du verbe
to clear, dégager. Direction l’Amérique
ou, plus souvent, les côtes et îles
écossaises. On attribue aux exilés des
lopins en pente, avec plus de pierres
que de terre, et une surface maximale
de quatre hectares: les crofts. Les
populations déplacées ont le droit de
cultiver leurs terres, mais pas à plein
temps, car leurs vies ont désormais
un nouvel objectif: la récolte du kelp,
une algue en vogue. “Ça a commencé
- 28 - Reportage #9

Sweeny et ses chiens.

#9
comme ça. Les terres étaient trop petites
pour que les familles ne soient pas obligées
de travailler dans le kelp pour subvenir à
leurs besoins.” Les décennies suivantes,
la vie est rude: le prix du kelp
s’effondre, puis les cultures de pomme
de terre qui avaient remplacé cette
activité sont ravagées par le mildiou,
provoquant de terribles famines.
“Dans les années 1840, les économistes
décrivaient les crofters comme une
population obsolète, continue l’expert.
Ils n’avaient plus d’utilité économique.
Ils étaient affamés et n’étaient plus qu’un
poids. On a à nouveau encouragé leur
départ. Puis le système s’est stabilisé.
Certains crofters ont commencé à devenir
pêcheurs.” Mais bientôt, en 1885, cinq
représentants du nouvellement créé
Crofters Party sont élus à la Chambre
des communes. Ils exigent des
réformes qu’ils finissent par obtenir
en 1886 avec une loi, le Crofters
Holdings Act. “Les crofters ne pouvaient
plus être expulsés comme par le passé,
résume Hunter. Et ce n’est plus le
propriétaire qui décide du loyer, mais un
tribunal nommé par le gouvernement,
qui s’appelle aujourd’hui la Scottish Land
Court.” L’essentiel des lois encadrant
le crofting date de cette année.
Lutte contre la dépopulation
et le changement climatique
Plus d’un siècle après, les structures
sociales de Lewis et Harris sont
encore marquées par cette époque.
Le seul serveur de l’unique restaurant
de la région de Skene se fend d’une
grimace de dégoût à l’évocation d’un
notable de Stornoway, descendant
d’une des familles ayant ordonné les
déplacements de population. “Ce ne
sont pas les gens les plus populaires de
l’île”, souffle-t-il, faisant bon usage de
la litote. Les familles de crofters d’alors
ont continué à travailler leur parcelle,
de génération en génération. “Ma mère
adore la généalogie, raconte un autre
crofter, Domhnall Macsween. Sa famille
est ici depuis plus de 200 ans et ils ont
toujours été crofters.” Imposant gaillard
d’1,93 mètre, celui que tout le monde
ici appelle Sweeny a reçu sa parcelle
comme cadeau d’anniversaire, l’année
de ses 21 ans. “Mes parents avaient deux
crofts, alors ils en ont mis un à mon nom,
partage-t-il. Je travaillais déjà dessus.
Ce cadeau me donnait une raison de rester.
La dépopulation est un gros problème,
ici.” Il faut dire que si Lewis a de l’air
pur et de la sérénité à offrir, il ne s’agit
So good - 29 -
pas vraiment de l’île la plus funky comme un lac. Les bourrasques
d’Europe. En 2009, le Financial Times S’engager: soufflent encore plus fort qu’ailleurs,
la décrivait comme le dernier bastion et aucune colline ne permet de s’en
d’un “presbytérianisme rigoureux La défense du système des abriter. Le jeune homme a donné
crofts valait bien qu’une
et omnipotent” au Royaume-Uni. association en porte
rendez-vous sur le terrain de foot
Le dimanche, en raison de la tradition l’étendard. C’est tout l’objet du coin, où des casiers à homards
du sabbat chrétien, l’immense de la Scottish Crofting couverts de sel sont utilisés comme
Federation, qui se bat pour
majorité des établissements sont influencer les politiques
poids pour que les cages ne s’envolent
fermés. À Stornoway, même les rurales, agricoles, sociales pas. “Je connais quelqu’un qui a essayé de
restaurants indiens et malaysiens à et environnementales les planter deux hectares de patates et ça s’est
concernant. Pour les aider,
emporter sont clos le jour du Seigneur. n’hésitez pas à mettre une transformé en boue, assure-t-il. Notre
Seuls deux hôtels acceptent de servir pièce dans la tirelire. saison de croissance est très courte: de
queues de lotte et langoustines aux www.crofting.org/ mai à septembre. Ce mois-ci, il a fait beau,
touristes. Près du port, deux ados mais un vent glacial souffle depuis le nord-
s’amusent comme ils peuvent à se est. Rien ne peut pousser. Ils font pousser
faire éclabousser par des vagues plus de légumes dans les Highlands.”
plus grises que bleues. Ils auraient En revanche, Sweeny n’achète jamais
pu aller au cinéma, voir Le Parrain de viande. Habitués aux tempêtes
ou Jackass Forever, s’ils avaient osé qui perturbent régulièrement les
braver l’obstacle sur leur chemin: livraisons du continent, les habitants
une dame en manteau marron dont de Ness possèdent tous de larges
les pancartes réclament que l’accès réfrigérateurs. Ceux de Sweeny
à ce lieu de perdition soit également accueillent actuellement “la moitié
interdit le dernier jour de d’un cochon, un tiers d’une vache et
la semaine. David Skene trois moutons”, énumère-t-il, le plus
et Domhnall Macsween naturellement du monde. Le crofter
ont d’ailleurs tous deux loue ensuite les circuits courts,
refusé d’avoir de la visite
“Être crofter la consommation ultralocale et les
dimanche. “Mes frères sont a renforcé ma exploitations fonctionnant seulement
partis vivre à Glasgow et à avec les ressources à disposition sur
Edimbourg, reprend ce connexion à place – les fertilisants et les produits
dernier. J’ai vécu neuf mois la nature, aux phytosanitaires sont très rarement
à Glasgow à 17 ans, mais je utilisés. Il estime que “le monde
suis rentré lors de la saison saisons, mais aussi doit devenir plus durable” et que
de naissance des agneaux. “le crofting peut être à l’avant-garde
C’est mon moment préféré de
aux gens. Tu es de ce changement”. C’est en tous cas
l’année. Je suis revenu pour forcé de travailler pour cela que David Skene a quitté la
le croft, et c’est en partie région du pétrole pour devenir crofter:
pour ça que je suis resté.” avec tes voisins. il veut faire partie de la solution.
L’exploitation de Sweeny Le crofting “Le crofting est une chance pour les
est plus imposante que le gens de pouvoir se nourrir eux-mêmes,
croft moyen. Également rapproche les gens, mais aussi de maintenir un lien à leur
présentateur sur BBC culture, à leurs lieux et à leurs ancêtres,
Alba, la chaîne en langue
qui se nourrissent synthétise-t-il, enfoncé dans un
gaélique, le colosse possède les uns les autres et fauteuil. C’est une agriculture durable.
4 cochons, 8 vaches Au lieu de laisser une terre à l’abandon,
des Highlands, plus de s’occupent de leur on l’utilise pour nourrir les gens. Être
200 brebis et 300 poules. environnement crofter a renforcé ma connexion à la
“Tout simplement parce que nature, aux saisons, mais aussi aux gens.
je ne suis pas marié et que je ensemble.” Tu es forcé de travailler avec tes voisins.
n’ai pas d’emprunt à payer, David Skene, crofter Le crofting rapproche les gens, qui se
explique-t-il en ouvrant nourrissent les uns les autres et s’occupent
une cannette, moins sexiste de leur environnement ensemble.”
que vous ne le pensez. Je vis Le trentenaire marque une pause,
dans la maison que mes grands-parents tire sur sa clope roulée et conclut:
m’ont léguée et je n’ai pas à accorder de “En fait, je trouve ça compliqué de parler
temps à une épouse ou à des enfants. Je de durabilité en vivant en ville. Que peux-
peux donc être crofter à temps plein. tu faire? Choisir un produit ou un magasin
Je gagne de l’argent toute l’année.” Tout plus éthique qu’un autre? Avec le crofting,
en haut de cette île posée au nord- tu contrôles plus de choses. Tu fais tes
ouest de la nation la plus venteuse propres choix. Tout le monde devrait avoir
d’Europe, Ness, la communauté de accès à ce genre d’option.” Demain, tous
villages où a grandi Sweeny, est plate crofters? TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR TA
- 30 - Enquête #9

Scène
de ménage
#9 So good - 31 -

À plusieurs centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes

se baladent des millions de déchets, débris de missions
ou satellites en perdition. Un danger pour les futures
expéditions, mais aussi pour notre sécurité. Alors, les acteurs
du game scrutent de près ces poubelles en goguette,
réfléchissent à l’écoconception des satellites, et les start-up
rivalisent de projets fous – des aimants aux bras robotiques
– pour aller faire un grand ménage de l’espace. Qui passera
l’aspirateur dans les étoiles? Réponses.

PA R S O L E N N C O R D R O C ’ H
I L L U S T R AT I O N : T H O M AS CA N TO N I

Ciel clair avec risque de pluie de débris
de satellites”, annonce l’astronaute Ryan
Stone. Quelques minutes plus tard, la navette
spatiale est heurtée de plein fouet par un
nuage de débris spatiaux engendré par un tir
de missile antisatellite. Nous sommes dans
le film Gravity, et l’astronaute en question
n’est autre que Sandra Bullock. Et pourtant,
ce scénario dystopique n’a jamais été aussi
plausible. Car la crise environnementale ne se
joue pas seulement sur terre: au-dessus de nos
têtes flotte le plus grand dépotoir au monde.
Invisibles à l’œil nu, les déchets spatiaux
deviennent de plus en plus problématiques,
pour la vie dans l’espace comme sur Terre. En
se déplaçant de manière incontrôlée à sept
kilomètres par seconde, soit plus rapidement
qu’une balle d’armes à feu, ils peuvent
endommager ou détruire des satellites
de télécommunication, géolocalisation,
transaction financière, surveillance du climat –
notre vie est monitorée depuis l’espace à chaque
instant –, mais aussi mettre en péril la vie
des astronautes, et même rendre impossible,
à terme, les missions spatiales. Mais que sont
ces poubelles en goguette au-dessus de nos
têtes? Le Comité inter-agence de coordination
des débris spatiaux, car il y en a un, a défini ces
déchets volants comme “tous les objets artificiels,
y compris leurs fragments et leurs éléments, en orbite
terrestre ou entrant dans l’atmosphère qui ne sont
pas fonctionnels”. Comprendre donc, tous les
objets qui sont dans l’espace et ne sont d’aucune
utilité. Les scénarios pouvant les mener à cette
errance sans fin sont multiples: expulsion lors
du lancement de nouveaux objets, explosion
de satellites, qu’elles soient volontaires ou pas,
ou perte de matériel lors de missions ou de
collisions. “Ces déchets sont d’abord le résultat de
l’utilisation débridée de l’espace des années 1960
à 1980, avec de très nombreux satellites laissés en
orbite sans précaution, qui explosent fréquemment.
De 1957 à 2007, on engendrait environ
250 nouveaux débris par an, depuis, le chiffre
monte de 1000 à 1500 environ”, fait remarquer
Christophe Bonnal, ingénieur expert senior à
la direction des lanceurs du Centre national
d’études spatiales (CNES) et président de
- 32 - Enquête
la très sérieuse commission débris
spatiaux de l’Académie internationale
d’astronautique. Aujourd’hui, les chiffres
sont vertigineux. Le dernier décompte de
la NASA fait état de 23 000 débris orbitaux
de plus de 10 centimètres et jusqu’à
plusieurs millions pour les plus petites
particules, plus difficiles à dénombrer et à
surveiller, mais tout aussi problématiques.
Même un éclat de peinture peut percer
la combinaison d’un cosmonaute ou
endommager un équipement spatial.
À ces déchets spatiaux s’ajoutent les
satellites actifs, comme le précise
Christophe Bonnal, déballant à nouveau
une avalanche de chiffres à la croissance
exponentielle: “En 2010, il y en avait moins
de 1000, contre plus de 6000 aujourd’hui
et probablement 30 000 en 2030. Ils sont
manœuvrables et sont ainsi censés éviter les
collisions, mais ils peuvent les rater ou être
touchés par des débris trop petits pour être
suivis. Donc ils ajoutent naturellement au
risque général.” Chaque acteur de l’industrie
Le dernier décompte
de la NASA fait état
de 23 000 débris
orbitaux de plus de
10 centimètres et
spatiale se souvient
avec exactitude du
jusqu’à plusieurs
mois de janvier 2007
lorsque la Chine a
intentionnellement
millions pour
détruit l’un de ses
anciens satellites
les plus petites
météorologiques lors
d’un test d’armes antisatellites, engendrant
un gigantesque essaim de débris.
particules.
Le scénario s’est répété en novembre
2021 quand la Russie a abattu l’un de ses
satellites de l’ère soviétique lors d’un test,
occasionnant de nouveaux fragments et
autant de potentiels projectiles menaçant
les astronautes de la Station spatiale
internationale. Lesquels astronautes ont
alors dû s’abriter de toute urgence dans le
vaisseau spatial Soyouz, utilisé notamment
comme véhicule de secours et de retour
vers la Terre. Mais la plupart du temps, les
manœuvres d’évitement de débris restent
rares et peuvent être planifiées à l’avance.
La Station spatiale internationale en a
effectué 29 depuis 1999, dont 3 rien qu’en
2020, un chiffre qui devrait évidemment
croître ces prochaines années. À mesure
que le nombre de débris augmente,
la probabilité de collisions ne fait que
croître. Le scénario le plus pessimiste est
connu sous le nom de syndrome de Kessler,
théorisé par l’astrophysicien américain
Donald J. Kessler. En 1978, il décrit dans
une publication scientifique une cascade
de collisions qui pourrait rendre certaines
parties de l’orbite terrestre inutilisables.
Les débris pourraient atteindre une telle
densité que chaque impact engendrerait
une nouvelle myriade de petits fragments,
déclenchant inévitablement une réaction
en chaîne de collisions. Une guerre des
étoiles sans fin.
Incinération, écoconception
ou aimants géants
Pour empêcher ce scénario
cauchemardesque, il conviendrait
d’effectuer un grand ménage de l’espace,
et ce, dans l’orbite terrestre basse, comme
haute. La première, LEO de son petit
nom, s’étend de la Terre jusqu’à
2000 kilomètres au-dessus
d’elle. Il s’agit de la région où
sont placés la plupart des
satellites d’observation de la
planète et les engins spatiaux.
Aussi est-ce là qu’on constate
la plus forte densité de débris
spatiaux et le risque le plus élevé
de fragmentations résultant de
collisions.
Au-delà
des fameux
2000 kilomètres,
l’orbite haute,
autrement
nommée GEO,
est peuplée
de satellites de communication, mais
contient moins de carcasses, la plupart des
satellites usagés étant déplacés sur une
orbite cimetière suffisamment éloignée
pour ne pas gêner les engins encore actifs.
À l’inverse, dans l’orbite basse, engins
spatiaux, satellites ou étages supérieurs de
lanceur doivent être retirés dans les 25 ans
suivant la fin de leur mission, mettant
fin à leur retraite dorée. La technique?
Les faire rentrer de manière contrôlée
dans l’atmosphère, où ils sont censés se
consumer, la bonne vieille méthode de
#9
l’incinérateur en somme. Pourtant, même
s’ils sont programmés pour redescendre
à la fin de leur vie, certains engins ne
manquent pas de tomber en panne plus
tôt que prévu et restent ad vitam en orbite,
devenant une épave de plus. Parmi ces
objets embarqués dans une ronde sans fin,
l’étage supérieur d’un lanceur Vega, bijou
de l’Agence spatiale européenne (ESA), est
en orbite à 800 kilomètres au-dessus de
nos têtes depuis 2013. Une mission pour
aller le récupérer est planifiée pour 2025,
partenariat entre l’agence et la start-up
suisse Clearspace. Ce sera tout bonnement
une première mondiale. L’affaire est digne
de Don’t Look Up: un satellite nettoyeur
est censé s’approcher de cet objet de
100 kilos, évaluer sa vitesse pour se caler
sur le même rythme et le capturer au
moyen de quatre bras robotiques pour
le désorbiter jusque dans l’atmosphère.
Un défi éminemment technique, mais
aussi financier, puisqu’il a été chiffré à
86 millions d’euros. “C’est sûr qu’on aurait
bien aimé effectuer cette mission auparavant,
vu qu’on possédait déjà la technologie. Mais
on n’avait pas encore les moyens financiers”,
clarifie Benjamin Bastida Virgili,
ingénieur système de débris spatiaux à
l’ESA. En attendant ce ménage de grande
envergure, c’est sur la terre ferme que
l’agence planche sur un autre dossier: une
meilleure écoconception de ses satellites
– pourquoi effectuer cette démarche sur
des emballages, des chaussures ou des
tabourets, et pas pour ces gigantesques
engins qui circulent au-dessus de nos
têtes? “Nous avons d’ores et déjà prévu des
emplacements sur tous les nouveaux satellites
pour qu’ils soient plus faciles à récupérer, au
cas où ils ne retomberaient pas brûler dans
l’atmosphère comme prévu”, détaille le
chercheur.
Pour être sûr de pouvoir détruire
efficacement des déchets en orbite, la start-
up japonaise Astrocale avait lancé en 2021
le premier satellite de démonstration
censé éliminer des débris spatiaux. Petit
nom: Elsa-D. L’engin est composé de
deux satellites empilés, l’un servant à
retirer les débris, l’autre reproduisant un
morceau de déchet. La débutante Elsa-D
a effectué trois manœuvres, avec le mode
d’emploi suivant: un, le satellite devait
relâcher doucement le débris test, puis
le rattraper. Deux, le débris une fois en
chute libre, Elsa-D était contrainte de se
déplacer en synchronisation avec lui.
Trois, il s’agissait de simuler une mission
réelle avec un débris envoyé au loin, qui
obligeait le satellite à le localiser puis le
capturer. Las, Elsa-D a échoué dans la
#9
dernière phase. Mais Astrocale travaille
déjà sur son nouveau vaisseau spatial,
Elsa-M, qui sera lancé pour une mission
de démonstration en 2024 et pourrait
être opérationnel l’année suivante, si le
test est probant bien sûr. Pour achever sa
conception, l’entreprise vient d’obtenir
un financement de 15 millions d’euros
de l’ESA. Une autre société japonaise,
ALE, conçue à l’origine pour créer des
étoiles filantes artificielles dans le ciel,
a développé un tout autre système, utilisant
peu ou prou le mécanisme de l’aimant:
un câble électrodynamique est ajouté au
satellite avant son lancement, destiné in
fine à s’étendre dans l’espace à la fin d’une
mission. En utilisant le champ magnétique
terrestre et la traînée atmosphérique, ce
dispositif est censé désorbiter le satellite
usagé jusque dans l’atmosphère où il sera
réduit en cendres.
Pour l’heure, le retrait actif d’un débris est
si coûteux que les sociétés qui se lancent
sur le marché de la dépollution spatiale
préfèrent investir dans la détection,
le catalogage et la prévention des débris.
D’autant que le business est juteux: une
étude publiée en mai 2022 par Allied
Market Research a calculé que le secteur
mondial de la gestion globale du trafic
spatial représentait 11,9 milliards de
dollars en 2020 et devrait rapporter
Même un éclat
de peinture peut
percer la combinaison
d’un cosmonaute
ou endommager
22,4 milliards de dollars d’ici 2030. Il n’en
fallait pas plus pour que le cofondateur
d’Apple Steve Wozniak crée sa start-up,
Privateer, dédiée dans un premier temps
à la détection des objets spatiaux, puis
à la prévention des risques de collision.
Dans les années à venir, il compte déployer
une série de satellites pour mieux localiser
et comptabiliser les plus petits débris
spatiaux. Les données recueillies seront
communiquées, moyennant rémunération,
aux opérateurs d’engins sur orbite pour
éviter de possibles heurts avec tout type de
débris. Ce secteur prometteur attire aussi
l’ancien dirigeant de l’opérateur de satellites
de communication One Web Greg Wyler,
avec une tout autre technique encore.
Son entreprise E-space promet de nettoyer
l’espace de ses épaves en orbite basse grâce
à quelque 100 000 satellites qui pourront
capturer et désorbiter les déchets entre
un et dix centimètres. D’après ses dires,
ses satellites seront plus petits que ceux
de ses concurrents pour les rendre moins
vulnérables aux collisions, et quitteront
leur orbite automatiquement en cas de
dysfonctionnement. Le tout à un moindre
coût que les autres mégaconstellations,
même si aucun chiffre n’a encore été révélé.
Au Far West spatial
Ces promesses sont pourtant loin d’obtenir
l’assentiment des acteurs de l’industrie
spatiale. Sous le vernis écologique, ces
start-up proposent de résorber la pollution
spatiale en lançant d’autres satellites,
exacerbant potentiellement le problème
déjà préoccupant des poubelles en orbite.
Ne devrait-on pas plutôt moins lancer,
pour moins polluer? L’idée est loin de
faire consensus tant la tendance est à
la course au lancement, peu importe le
coût environnemental. La zone située
entre 750 kilomètres et 1100 kilomètres
est tellement envahie par
les déchets spatiaux que
le constructeur américain un équipement spatial.
Space X lance sa flopée
de satellites Starlink en-dessous des
700 kilomètres. Cependant, les orbites
basses sont moins stables et ont déjà
provoqué la perte ou le retour anticipé de
plusieurs centaines
de satellites. “À ces
altitudes, en cas de
problème, le satellite
redescend naturellement
en 10-15 ans.
Les communications sont
beaucoup plus rapides
et requièrent moins de
puissance d’émission, mais
cela nécessite néanmoins plus d’engins lancés
en orbite”, explique Christophe Bonnal.
Au cours des prochaines décennies, Space X
envisage de déployer 42 000 satellites.
D’autres sociétés comme Project Kuiper
d’Amazon, la société chinoise Hongyan et
la société canadienne Telesat prévoient
également d’en lancer des milliers qui se
désintégreront normalement lors de leur
entrée dans l’atmosphère. Le LEO est sur le
point de devenir encore plus congestionné,
renforçant la menace d’impact. Et aucune
loi n’est conçue pour régir ce Far West
spatial. Qui est prêt à payer une somme
So good - 33 -
pharamineuse pour aller récupérer des
déchets obsolètes qui n’ont aucune valeur
intrinsèque? Et qui doit réellement faire le
ménage dans l’espace? En vertu du traité
sur l’espace extra-atmosphérique de 1967,
les objets dans l’espace restent la propriété
et la responsabilité des nations qui les
lancent, le principe du pollueur-payeur
en somme. Mais dans les faits, le traité en
question ne contraint pas les indélicats, et
le nettoyage des déchets est au bon vouloir
des États. “Il n’y a aucun traité touchant
de près ou de loin à l’encombrement orbital,
résume Christophe Bonnal. En LEO, 97,5%
des débris proviennent des États-Unis, de Russie
ou de Chine. Il serait logique que ces pays
prévoient d’aller nettoyer les orbites, mais ce
n’est absolument pas dans leurs plans. C’est une
activité fondamentalement déficitaire où il n’y a
pas ou quasiment pas de bénéfice à attendre.”
Si rien n’est fait, les débris spatiaux
augmenteront de manière exponentielle,
et la probabilité du syndrome de
Kessler n’en sera que plus réelle. D’où
l’urgence d’instaurer un cadre juridique
international, de ne pas reproduire les
mêmes erreurs environnementales que
sur Terre et de militer pour un avenir
plus inclusif et éthique de l’espace. C’est
justement le credo de l’astrophysicienne
Erika Nesvold qui a cofondé The JustSpace
Alliance. L’organisation travaille sur les
problématiques des déchets spatiaux,
de la pollution lumineuse, mais aussi sur
la façon dont on pourrait parvenir à une
utilisation plus réfléchie de l’espace, tous
ces sujets étant présentés et discutés dans
des publications ou lors d’événements
interdisciplinaires. “J’ai remarqué que
certains défenseurs de l’espace en parlent comme
d’une ardoise vierge où nous pouvons tout
recommencer à zéro et construire un monde
meilleur. Je crains malheureusement que si nous
ne sommes pas prudents, nous allons répéter de
nouveau notre histoire dans l’espace, à savoir
les inégalités, le colonialisme et la destruction
de l’environnement.” Ne serait-il pas déjà
trop tard? Lors du sommet mondial de
l’aérospatiale à Abou Dhabi en mai dernier,
le général de division aérienne et chef
du commandement de l’espace Michel
Friedling déclarait: “L’espace n’est plus un
domaine sûr et pacifique, car certains pays
cherchent à l’utiliser de plus en plus à des fins
militaires.” En 1977, le premier volet de la
saga culte Star Wars sortait sur grand écran.
Et si la guerre des étoiles dépassait la fiction
pour devenir réalité? TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR SC
- 34 - Reportage #9

Série D
PA R H É L È N E B R U N E T - R I VA I L L O N
P H OTO S : G U I L L AU M E R I V I È R E P O U R S O G O O D

Daniel Mendoza Leal

est aujourd’hui menacé
de mort dans son
pays, la Colombie.
En cause, sa web-série
documentaire Matarife,
70 millions de vues
YouTube au compteur.
Ses trois saisons relatent
les atrocités du narco-
État érigé par l’ancien
président de la République
Álvaro Uribe Vélez, proche
de Pablo Escobar. Exfiltré
en France à l’été 2020,
le journaliste et avocat
nous reçoit dans le Sud,
pour parler du système
Uribe, entre cartels de
drogue, corruption et
assassinats.
#9 So good - 35 -

“Vous allez voir,

c’est un endroit
magnifique”, prévient
Daniel Mendoza Leal en avançant
dans l’allée de graviers qui mène à
son refuge, une bâtisse en pierres
roses typique d’Occitanie. Pour
les habitants de la commune
de L’Union, en Haute-Garonne,
ce quinquagénaire latino-américain
au corps recouvert de tatouages
n’est probablement qu’un exilé
parmi d’autres. Ici, on accueille
volontiers ceux qui fuient la guerre
et les régimes autoritaires. C’est une
tradition locale qui s’est développée
avec l’arrivée de voisins espagnols
pendant le régime franquiste, dans
les années 1970. Mais le cas de
Daniel Mendoza Leal est à part.
Depuis deux ans, cet ancien avocat,
aujourd’hui journaliste et écrivain à
succès, est l’ennemi public no1 dans
son pays, la Colombie. Il est l’auteur
et le producteur de la web-série
documentaire Matarife, littéralement
“Boucher”, qui comptabilise
70 millions de vues dans le monde.
Lancée sur YouTube au printemps
2020, elle a fait trembler l’État
colombien et la classe dominante.
En croisant des témoignages et
des images d’archives – parfois
insoutenables –, le Colombien a
mis en lumière la façon dont l’élite
- 36 - Reportage #9

financière et politique au pouvoir d’avoir commandité ou couvert de la Colombie, a été la première en

pendant trois décennies a érigé et
dirigé un narco-État aux pratiques
cruelles. Menacé de mort chez lui,
le fauteur de troubles a atterri dans
cet écrin de verdure du Sud de la
France au début de l’été 2020.
Daniel Mendoza Leal traverse
les pièces en enfilade, foulant
les tomettes d’un pas tranquille.
Dans la chambre du bout, un mur
est tapissé de portraits photo
reliés les uns aux autres par un
interminable fil rouge, donnant à
l’ensemble l’allure d’une inquiétante
toile d’araignée. Cette installation
est le dispositif central de Matarife:
dans la série, le journaliste est
souvent filmé en train de punaiser
des visages de bourreaux, morts ou
vivants. Un cliché d’Álvaro Uribe
Vélez, président de la République
colombienne de 2002 à 2010,
est placé en plein cœur de ce canevas
effroyable. Il est le “boucher” du
titre de la série. Longtemps, les
Colombiens ont surnommé ce
petit homme puissant au regard
impassible “L’Innommable”. Accusé
des centaines d’actes de barbarie,
et d’avoir joué un rôle majeur
dans l’essor du cartel de Medellín
dirigé par Pablo Escobar, l’ancien
président ne tolérait aucune critique
ou qualification déshonorante,
notamment sur les réseaux sociaux.
Celles et ceux qui osaient un tweet à
charge recevaient immédiatement
une pluie de menaces et étaient
poursuivis pour diffamation. “Uribe
avait organisé des persécutions judiciaires
contre des journalistes, des activistes
et des leaders d’opinion”, confirme
Mendoza Leal. Mais il en aurait fallu
bien plus pour décourager l’ancien
avocat. Avec le grand journaliste
d’investigation Gonzalo Guillén,
il a monté le média indépendant
La Nueva Prensa, qui enquête sans
relâche sur le clan d’Uribe. Le
travail de Mendoza et Guillén a
notamment contribué à l’arrestation
de l’ancien président et à son
assignation à résidence, ordonnées
par la Cour suprême de justice en
2020. Leur combat a aussi ouvert
la possibilité pour quiconque le
souhaiterait de qualifier librement
l’homme d’État de “mafieux”,
de “paramilitaire”, d’“assassin”,
de “corrompu” ou de “narcotrafiquant”.
Et de “boucher”, donc.
Le prix de la coke
La première saison de Matarife a été
diffusée pendant trois mois, à raison
d’un épisode de sept minutes par
semaine. Mendoza avait choisi ce
format pour permettre au plus grand
nombre de regarder la série sur
un téléphone, dans les transports
en commun, même avec un forfait
limité. Guylaine Roujol-Perez,
journaliste au Parisien et spécialiste
S’engager:
Pour soutenir l’équipe
de la série, rejoignez
les comptes Instagram
oficialmatarife et @
matarifeco sur Twitter.
Amnesty International
mène de nombreuses
actions en faveur des
défenseurs des droits de
l’homme dans le monde:
vous pouvez aider en tant
que bénévole ou donateur.
La Cimade accompagne
les réfugiés et les migrants.
Faites donc un tour sur
la boutique de l’ONG et
embarquez un T-shirt
“La liberté n’a pas de
frontière” dans vos valises
cet été!
France à publier un article sur ce
phénomène. Elle consacre également
de nombreux chapitres à l’histoire
de Daniel Mendoza Leal dans son
livre Dans les pas d’Álvaro Uribe Vélez,
le président de la mafia, publié en avril
dernier aux éditions Fauves. “Les gens
attendaient vraiment le vendredi de
Matarife, se souvient-elle. On se refilait
le lien. La série a touché beaucoup de
monde, et certains uribistes (partisans
du président Uribe, NDLR) ont changé
de point de vue après l’avoir vue.” Si ce
feuilleton documentaire populaire
ne contient aucune révélation à
proprement parler, il a permis à des
millions de Colombiens, notamment
ceux ayant un faible accès à
l’information, de découvrir le système
abject instauré par Álvaro Uribe Vélez,
main dans la main avec les milices
paramilitaires et les grands cartels
de la drogue. La Colombie est en effet
le premier producteur de cocaïne
au monde. Et une grande partie de
la population paie le prix fort de ce
négoce. Avant d’accéder au sommet
de l’État, Uribe a occupé les fonctions
de sénateur et de gouverneur du
département d’Antioquia, situé au
nord-ouest du pays, et dont la capitale
est Medellín. Il a également dirigé
l’aviation civile au début des années
1980. Un poste hautement stratégique
dont il s’est servi pour favoriser
l’intensification des activités du cartel
de Pablo Escobar, en lui distribuant
des licences de vol et en autorisant
l’accès des pistes aux cargaisons
illicites. Installé dans son sofa, Daniel
Mendoza Leal s’emporte contre le
milieu dont il est lui-même issu: “L’élite
colombienne est sociopathe, juge-t-il. Tout
ce qui importe pour ces gens, c’est d’avoir
de l’argent, des belles voitures, des villas
sur la côte, des chevaux et des maisons
de campagne. Pour eux, tout ça compte
plus que des vies humaines!” Car pour
assurer la pérennité du juteux narco-
business dont la majorité de la classe
aisée du pays bénéficie, directement

“Nous avons conçu la web-série ou indirectement, Álvaro Uribe Vélez

a fait régner la terreur. Le scénario de
Matarife comme une arme de Matarife est un puzzle dont les pièces

subversion pour que le peuple sont des barons de la drogue – Pablo

Escobar, Fabio Ochoa Vásquez –, des
colombien se réveille enfin.” groupes paramilitaires sanguinaires –
les Autodefensas Unidas de Colombia,
Daniel Mendoza Leal, journaliste, écrivain et auteur de la série
les Doce Apostoles, le Bloc Metro,
la Oficina de Envigado, les Aguilas
Negras –, des propriétés luxueuses,
#9
des laboratoires de transformation de
cocaïne – La Carolina, Tranquilandia
– et des villages anéantis par la
barbarie – El Salado, El Aro. À l’écran,
des bourreaux repentis, des victimes
rescapées et des enquêteurs
rapportent des dizaines de scènes
d’abomination: démembrements à la
tronçonneuse ante et post mortem, viols,
décapitations, nourrissons rossés
devant leurs mères. “C’est un véritable
génocide!”, s’insurge Mendoza Leal.
La série revient aussi sur la tragédie
des “faux positifs”, ces milliers de
civils enlevés, déguisés de force en
guérilleros et assassinés pour gonfler
les résultats de l’armée dans sa lutte
pour la “sécurité” du pays et pour
rassurer les citoyens (voir encadré).
Exfiltration discrète
Au début de l’été 2020, la France
sort progressivement d’une longue
période de confinement et les
déplacements sont encore très
limités. Le samedi 27 juin, l’aéroport
So good
d’Orly est quasiment vide. Dans un
hall désert, un petit comité d’accueil
composé de quelques officiels et
de membres de l’ONG Amnesty
International observe les individus
qui débarquent de l’un des premiers
vols reliant Bogota à Paris depuis
la réouverture des frontières, et
scrute les visages à demi dissimulés
derrière les masques chirurgicaux.
Le diplomate François Croquette,
qui était ambassadeur pour les
droits de l’homme à l’époque,
se souvient précisément de la
scène: “J’avais une photo de Daniel et
la description que m’en avaient faite
les collègues de l’ambassade de France
à Bogota. Nous attendions un homme
barbu avec un chien.” Il apparaît les
traits tirés, vêtu d’un jean et d’un
blouson en cuir, un sac banane
autour de la taille. Sa vie a basculé
quelques semaines plus tôt. “Un
informateur a appelé un sénateur pour
le prévenir que j’étais recherché par
les Aguilas Negras (les Aigles noirs,
des paramilitaires impitoyables,
- 37 -
NDLR) et par la Oficina de Envigado
(une organisation criminelle
fondée par des sicaires du cartel de
Medellín, ndlr), rembobine le lanceur
d’alerte. Le sénateur a enregistré l’appel
et il a transmis cet enregistrement à la
Fondation pour la liberté de la presse,
laquelle a publié un communiqué adressé
à la Cour interaméricaine des droits de
l’homme.” Dès lors, il se planque chez
des amis, se déplace dans des coffres
de voiture, change de téléphone
tous les trois jours. “Je savais qu’ils
allaient me tuer”, affirme-t-il. C’était
compter sans la bienveillance et
l’entregent d’une journaliste de
RFI à laquelle il confie sa situation
à l’antenne. Elle alerte Amnesty
International, laquelle obtient que
Mendoza soit hébergé à l’ambassade
de France pendant une vingtaine
de jours, et son exfiltration vers
Paris s’organise dans la plus grande
discrétion. “L’ambassade n’a averti le
gouvernement colombien que quinze
minutes avant le décollage de son avion
pour qu’il ne soit pas arrêté à l’aéroport”,
se remémore Giulia Gelot, étudiante
en droit et bénévole à Amnesty
International. Quitte à frôler la crise
diplomatique? “Notre ambassade et
les directions compétentes du ministère
ont estimé que le risque pesant sur la vie
d’un défenseur des droits humains était
tellement fort que ça devait l’emporter
sur d’autres considérations, justifie
François Croquette. Il arrive encore
que l’on fasse primer la vie d’un homme
sur des considérations diplomatiques.
Bien sûr, tout cela était entouré d’une
totale confidentialité. Il n’y a eu aucune
communication ni mise en avant de
cette décision.” Mais, inévitablement,
ce passager un peu particulier
n’est pas passé inaperçu au cours
du voyage. “Il a été reconnu par une
hôtesse, rapporte la bénévole. Et dans
l’avion, beaucoup de jeunes l’ont félicité
pour son travail. Il est très connu là-bas.”
En France, quelques coups de fil
suffisent à lui trouver le refuge idéal.
Jean-Pierre Bel, ancien président du
Sénat de 2011 à 2014, contacte Marc
Péré, le maire de L’Union, qui offre
l’asile à Mendoza sans tergiverser.
“Je n’ai pas hésité une seconde, assure-
il sereinement. Quelqu’un qui combat
l’extrême droite et la mafia en Amérique
du Sud, il faut évidemment l’aider.
Je m’inscris dans une tradition de
lutte antifasciste.” L’intégration du
militant se passe dans les meilleures
- 38 - Reportage #9

conditions, mais il continue à se

sentir en danger, malgré les milliers
de kilomètres qui le séparent de
sa patrie. Il a parfois l’impression
qu’on le prend en photo, il s’alarme
lorsqu’une voiture se gare devant
chez lui. En parallèle de ses activités
au sein d’Amnesty International,
Giulia Gelot effectue un stage au
cabinet de Constance Ambroselli,
avocate spécialiste en droit des
étrangers et bonne connaisseuse
de l’Amérique latine. “Quand Giulia
m’a demandé de défendre les intérêts
de Daniel, je me suis tournée vers mon
réseau pour connaître l’impact de ses
actions en Colombie et à l’extérieur”, se
rappelle la juriste. Les informations
qu’on lui transmet ne sont pas de
nature à la rassurer. Elle prend la
décision de ne pas recevoir son
client au cabinet et de communiquer
par voix cryptée. “Je le voyais dans
l’enceinte du Tribunal judiciaire de Paris,
relate Maître Ambroselli. C’était assez
inconfortable, mais au moins j’avais une
protection policière de facto.”
Faux
positifs
Des milliers de civils
colombiens se sont volatilisés
dans d’étranges circonstances
au cours des années 1990 et
2000. Le scandale a éclaté en
2008: pour doper les résultats
officiels de la lutte contre la
guérilla, l’armée a exécuté
des milliers d’innocents. Les
militaires appâtaient des gens
modestes en leur proposant du
travail, puis ils les enlevaient et
les assassinaient à des milliers
de kilomètres de chez eux en
les faisant passer pour des
guérilleros.
fréquenté El Nogal, un luxueux club
privé où entrepreneurs, politiques
et banquiers trinquaient en toute
impunité avec des narcotrafiquants
et des paramilitaires. Plus tard,
il est exclu de ce haut lieu de la
corruption colombienne en raison
des affaires qu’il dénonce et qui
mettent en cause bon nombre
de ses membres. César Andrade,
le réalisateur de la web-série, s’est
infiltré dans le club pour y tourner
des images exclusives. Le processus
narratif de Matarife est assez éloigné
des méthodes journalistiques.
“Nous avons conçu la série comme une
arme de subversion pour que le peuple
colombien se réveille enfin”, revendique
Daniel Mendoza en assumant son
recours aux codes du roman noir
et du thriller psychologique, ainsi
que quelques artifices. Au générique
de la première saison, une longue
liste de professionnels et de boîtes
de production internationales
laissait penser qu’il s’agissait d’une
superproduction. Pourtant, Mendoza
et Andrade ont bricolé les premiers
épisodes à la hâte, dans le sous-sol
d’un restaurant de Bogota, avec une
caméra prêtée. Tous ces noms n’étaient
qu’un coup de bluff pour faire monter
la mayonnaise et dissuader Uribe
d’agir. Le stratagème est révélé dans la
deuxième saison, tournée en France,
dans un style bien plus travaillé. Pour
le troisième opus, l’équipe s’est rendue
au Pérou, en Bolivie et au Mexique,
histoire de montrer les ramifications
de la machine Uribe au-delà des
frontières, notamment avec le cartel de
Sinaloa fondé par El Chapo Guzmán.
Matarife a reçu de nombreux prix
dans des festivals en Colombie et en
Europe. Et son succès a probablement
contribué à l’engouement du
peuple colombien pour le candidat
d’opposition Gustavo Petro, l’ancien
maire de Bogota, élu le 19 juin dernier.
TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR HBR

“Un fils à papa qui a rué

dans les brancards”
Daniel Mendoza Leal a tout quitté
pour sauver sa peau. Mais ce n’est pas
la première grande rupture dans sa
vie tumultueuse. Né dans une famille
richissime, il voit son adolescence
insouciante bouleversée quand,
à 17 ans, il tombe éperdument
amoureux de Carmen, une des
employées de maison. L’inégalité
entre eux le révolte. Elle mange
seule face à un mur après avoir servi
ses patrons, n’est pas autorisée à
se baigner dans la piscine avec eux
et dort dans un cagibi. Tout cela
éveille brutalement la conscience
sociale du jeune homme. Après une
scolarité mouvementée, il tente de
rentrer dans le moule en devenant
avocat dans une banque. Mais il
ne se sent pas à sa place et se noie
dans les excès. Son premier roman,
El diablo es dios, fait scandale à sa
sortie en 2013. Mendoza y livre une
critique acerbe de l’élite sur fond de
chronique tendance sexe, drogue et
rock’n’roll. Lorsque Guylaine Roujol-
Perez entend parler de lui pour la
première fois en 2020, on lui décrit le
personnage comme “un fils à papa qui
a rué dans les brancards”. Pendant des
années, ce garçon de bonne famille a
DU GOOD,
DES ÉMISSIONS
En live et en replay sur toutes
les plateformes de streaming audio

Vincent Edin
On a failli sauver le monde

Raphal Yem
Les Beaux Quartiers
Manel Eddaouidi
Le Péril jeune

Marine Barnérias
Chuuuut
Laurie Delhostal
Sport Fictions

Pauline Roux
En Roux libre

Michaël Jeremiasz
Dis-moi oui, Handi

Pour un futur plus désirable Sogoodradio.fr

P É D A
- 40 - Dossier #9

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qui tiennent tan à Londres et un
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filent, encastrés
dans leur boîte
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font partie de la
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révolution vélo
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- 41 -

2745

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2013).
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téléphonez qui font
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Sexual
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député libido. Résultat?
(rapport du avons constaté qu
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Guil la um s par
kilomètres parcouru
es éta ien t ass ociés
les cyclist
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sexuelle, mesurée

km
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questionnaire com
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et validé
l’un des
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euros
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21. auteurs de l’étud
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aménagés pour
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que des itinéraires
la somme par ha nt la longueur
fra nç ais es do ive 58 7 en 2030.
les collectivités bles Obje ct if 25
politiques cycla
investir dans les ni fic ati f sur la
et sig
pour avoir un eff &
en France (Vélo
pratique du vélo 19 ).
en qu ête 20
territoires,
- 42 - Entretien
“Le moyen le plus
efficace de relancer
le vélo est de modérer
la circulation
automobile”
Fréderic Héran
Économiste et urbaniste,
maître de conférences à l’université
de Lille 1
Le vélo, une marotte de bobo parisien? Pas du tout,
si l’on en croit Frédéric Héran, économiste et
urbaniste, maître de conférences à l’université
de Lille 1. Ribambelle de chiffres à l’appui,
l’universitaire démontre que le phénomène,
contrairement à l’argent, ruisselle, des grandes
villes aux campagnes, des aristos aux classes popu.
Il raconte comment le vélo, quasiment disparu des
routes de France, fait son grand come-back et nous
fait entrevoir son futur radieux.
#9
O
n parle aujourd’hui du
vélo, en forte progression
en France et ailleurs,
comme d’une solution
d’avenir, mais n’est-
ce pas une solution
du passé? Dans
l’entre-deux-guerres,
l’engouement pour le
vélo était très fort. Il était
passé d’une pratique
élitiste à populaire,
essentiellement pour une
question de prix: à la fin du xixe siècle,
il coûtait l’équivalent de 7000 euros
d’aujourd’hui. Quarante ans plus tard,
il ne valait plus que 700 euros. Le vélo
a vraiment démocratisé la mobilité.
Ce fut une révolution en permettant
de se déplacer plus facilement, et bien
plus efficacement qu’à pied. Pensez:
avec la même énergie dépensée, un
cycliste va trois à quatre fois plus
loin qu’un piéton, et couvre donc un
espace quinze fois plus grand. Dès
son apparition, vers 1865, le vélo
a aussitôt été comparé au cheval.
Il était d’emblée beaucoup moins
cher, alors que le cheval était réservé
à quelques aristocrates fortunés.
Le pays qui s’en est emparé le plus
#9 So good - 43 -

rapidement et le plus massivement,
ce sont les États-Unis. Pendant dix
ans, de 1891 à 1900, ils ont connu
ce qu’on a appelé plus tard un “bicycle
boom” en devenant le pays le plus
cycliste au monde. En Europe,
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,
seuls les hauts revenus pouvaient
se permettre d’acheter une voiture.
Tout a changé, bien sûr, après
guerre: l’Europe a suivi le modèle
américain, où la voiture était déjà
devenue d’usage courant, notamment
grâce à Ford. Les constructeurs
automobiles ont compris qu’il y avait
un marché à conquérir, celui des
classes moyennes, puis des classes
populaires, et ont sorti coup sur coup
des petites voitures comme la 2CV,
la 4CV, la Fiat 500…
C’est donc la voiture qui a assassiné
le vélo? En France, cela n’a pas été
directement le cas. Dans les années
1950-1960, les cyclistes ont d’abord
été conquis par les constructeurs de
deux-roues motorisés, et notamment
de cyclomoteurs: le Solex, la
mobylette et le Peugeot BB, qui
représentaient 80% des ventes. Ils
ont inondé le marché, et la France
est même devenue le premier
constructeur mondial de deux-roues
Alors, à quel moment a-t-on
commencé à se dire qu’un retour
du vélo serait appréciable?
C’est dans le contexte de la crise
de l’énergie de 1974 que le vélo
est soudain apparu
comme une solution à
préserver, en France,
comme dans les autres
pays occidentaux. Il
paraissait stupide de
ne plus encourager sa
pratique, alors qu’elle
est si bonne pour
l’environnement. Tout a
commencé aux Pays-Bas
sous un gouvernement
de gauche très réceptif à
la demande sociale. En
1974, le pays s’est trouvé
sous embargo de l’OPEP
parce qu’il était considéré
comme un peu trop proche
d’Israël. Les Néerlandais
ont réalisé qu’il ne leur
restait que trois mois de
réserves de carburant pour
leurs voitures. Ils ont alors décidé
d’introduire des dimanches sans
voiture. Depuis quelque temps, les
accidents d’enfants renversés par des
voitures s’étaient aussi multipliés.
Une politique de modération de la
berge au vélo les dimanches, puis
la grève de décembre 1995 pendant
laquelle de nombreux cyclistes
avaient envahi les rues. L’idée de
l’équipe municipale a été de faire
des aménagements cyclables sur
les artères, en prenant de la place
à la voiture. Cent quatre-vingts
kilomètres ont ainsi été réalisés
“Il faut souligner sous cette mandature. Au début,
que le retour en les associations, échaudées par
grâce du vélo est des années d’immobilisme, n’en
espéraient pas tant. Ce n’est donc pas
une très bonne la gauche, avec l’arrivée de Bertrand
nouvelle, pour Delanoë (maire de 2001 à 2014, NDLR)
qui a entamé une politique pro-vélo.
l’environnement, Mais avec la gauche, cette politique
le budget des mé- a été considérablement accélérée.
nages, mais aussi la À noter que les aménagements
cyclables ne permettent de relancer
santé, et c’est peut- la pratique que dans la mesure où ils
être là le principal prennent de la place à la voiture et
contribuent fortement à modérer le
argument.” trafic automobile, à calmer la ville.
Comment ce retour du vélo fait-il
tache d’huile par la suite? Via toute
une série de décalages temporels.
Cela commence aux Pays-Bas, puis
se poursuit en Allemagne et arrive
enfin en France. Cela démarre dans
les grandes villes, puis dans les villes
moyennes et enfin dans les petites

motorisés entre 1954 et 1960. Avec
comme objectif très clair de motoriser
les cyclistes. Par exemple, le slogan
du Solex, c’était: “La bicyclette qui roule
toute seule.” Et celui de la mobylette:
“Un vélo avec un bon petit vent arrière
permanent.” Et puis toute la vague
yé-yé s’en est emparée. Johnny
roulait évidemment en mobylette à
circulation a alors été mise en place.
Et c’est ainsi que la pratique du vélo
a commencé à se redresser. Cette
politique a ensuite gagné l’Allemagne
et enfin la France, avec à chaque fois
une décennie de décalage.
En France, comment ce retour en
3%
villes. Les centres-villes sont d’abord
concernés, puis la proche périphérie,
et enfin la grande périphérie.
Il y a aussi un décalage selon les
publics: d’abord un public éclairé,
cultivé, curieux de nouvelles façons
de consommer (que certains ont
seulement des déplacements caricaturé en les appelant les bobos,
se font à vélo en France. ce qui ne veut pas dire grand-chose),

l’époque. Pour draguer, il fallait être
en deux-roues motorisé. Tout cela au
prix d’accidents terribles: en 1960,
le nombre de tués sur ces engins
(2500 morts) a même été plus élevé
qu’en voiture. Tous ces drames ont
surtout concerné des jeunes qui
roulaient trop vite sur des deux-
12%
grâce du vélo s’est-il opéré? Est-ce
grâce à la gauche? Il faut d’abord puis les classes moyennes et enfin les
souligner que ce retour en grâce classes populaires qui commencent
est une très bonne nouvelle, pour à s’y mettre depuis peu. Tous ces
l’environnement, le budget des décalages rendent très compliquée
ménages, mais aussi la santé, et c’est la compréhension de l’usage du vélo.
peut-être là le principal argument.
Mais ce phénomène s’opère avec des Le vélo a-t-il aujourd’hui dépassé
en Allemagne.
décalages. En France, c’est à Paris le stade du bobo? Oui, même les

roues débridés et sans casque, un
vrai scandale de santé publique dans
l’indifférence des pouvoirs publics.
On a sacrifié des dizaines de milliers
de vies pour ne pas entraver un
secteur industriel qui exportait dans
le monde entier. C’est surtout vers
les années 1960 que la voiture a pris
le relais. En France, le parcours de
mobilité est passé du vélo au deux-
roues motorisé, puis à la voiture.
En Allemagne, en revanche, on est
passé directement à la voiture.
que la pratique du vélo a commencé
à reprendre. Le trafic était tombé
très bas: en 1976, 0,2% seulement
de l’ensemble des déplacements se
faisaient à bicyclette. Aujourd’hui,
cette part modale est de 5%, soit
25 fois plus. On doit à Jean Tiberi
(maire de Paris de 1995 à 2001,
NDLR) le premier plan vélo lancé
en janvier 1996. Auparavant, il y
avait déjà eu deux événements qui
avaient marqué les esprits: en 1994,
l’ouverture exclusive des voies sur
22%
classes populaires s’y mettent à
leur façon. Le phénomène de vélo
acrobatique par exemple, c’est une
façon pour elles de s’approprier le
vélo que personne n’avait vu venir.
C’est toujours comme ça: elles ont
toujours des façons bien à elles
aux Pays-Bas. de s’approprier toutes les formes
de consommation. Mais il y en a
d’autres, qui sont moins glorieuses,
comme les livreurs à vélo. Elles
s’approprient aussi le vélo en
retapant des modèles d’occasion
- 44 - Entretien
dans des ateliers d’autoréparation.
Il y a même du tuning sur des
vélos. Aujourd’hui, l’utilisation de la
bicyclette reste plus importante chez
les CSP+, mais l’écart s’est beaucoup
atténué.
Est-ce qu’il n’y a pas également un
imaginaire autour de la voiture à
déconstruire? L’accès à la voiture
a été relativement récent chez les
classes populaires. Et donc renoncer
à la voiture, alors qu’elles ont eu tant
de mal à en acquérir une, ce n’est
guère envisageable. Mais cela devrait
peu à peu changer, ce n’est pas
irrémédiable. Les classes populaires
finiront par se mettre au vélo comme
les autres, à leur façon, dont on
n’imagine pas bien les contours
actuellement.
Comment situer la France par rapport
aux autres pays? Aujourd’hui,
en France, 3% seulement des
déplacements se font à vélo, contre
12% en Allemagne ou 22% aux
Pays-Bas. Mais il n’y a aucune raison
irrémédiable pour que ce grand
écart persiste. La pratique du vélo
n’est pas génétique! Les Français
ont oublié que dans les années
1930, ils se déplaçaient à vélo autant
que les Allemands. Aujourd’hui,
les États-Unis, dont moins de 1%
des déplacements se font à vélo,
lorgnent vers l’Europe, en cherchant
à relancer cet usage. Et le vélo est
d’ailleurs en pleine croissance outre-
Atlantique, dans toutes les grandes
villes. À Washington, par exemple,
il augmente de 14% par an depuis
2005! En Europe, dans un certain
nombre de villes, les déplacements
à vélo sont déjà plus nombreux qu’en
voiture, à Copenhague par exemple,
à Münster ou à Amsterdam. Et à
Paris, cela va être le cas aussi bien
entendu. Dans la capitale, le trafic
auto a baissé de 60% entre 1990
et 2020. Dans le même temps, le
stationnement de surface est passé
de 350 000 places à 130 000, soit
une chute de 63%. Anne Hidalgo
veut encore en supprimer la moitié,
pour passer à 60 000 places en
2026. Ce qui signifie qu’à la fin de la
mandature suivante, en 2032, il n’y
aura plus de voitures stationnées
dans la rue à Paris, hors livraisons
et personnes à mobilité réduite,
le nombre de places en souterrain
étant largement suffisant.
“Dans les années
1950-1960, les
cyclistes ont été
conquis par les
constructeurs de
deux-roues moto-
risés et notamment
de cyclomoteurs:
le Solex, la moby-
lette… Ils ont inon-
dé le marché, avec
comme objectif très
clair de motoriser
les cyclistes.”
1
million
de personnes fréquentent
la Loire à vélo chaque année.
660000
vélos électriques ont été
vendus en France en 2021,
quatre fois plus que de
voitures électriques.
Le confinement a-t-il eu
une incidence importante?
Le confinement a certes
accéléré un mouvement.
Mais ce sont surtout des
cyclistes dits occasionnels
qui se sont mis à faire
du vélo tous les jours.
Un phénomène qu’on
observe en cas de crise,
quelle qu’elle soit, grève
des transports publics,
crise sanitaire, attentat
dans le métro… En 2016,
les attentats à Bruxelles
ont fait bondir la pratique
de 30%. Cela signifie
qu’il n’y a pas forcément
beaucoup de néo-
cyclistes, contrairement
à ce qu’on croit.
Le vélo électrique est-il un vrai
phénomène ou, à nouveau, un
joujou de bobo? C’est un vrai
phénomène! Rappelons qu’en 2021,
on a vendu quatre fois plus de vélos à
assistance électrique que de voitures
électriques (660 000 contre 160 000),
et cela augmente de 20 à 30% par
an. Les acquisitions de voitures
électriques décollent, mais restent
encore faibles. Ce qui est intéressant
avec le VAE, c’est qu’il permet d’aller
presque deux fois plus loin avec
la même énergie dépensée, mais
pas tellement plus vite, de l’ordre
de 2 km/h supplémentaires. Donc,
il permet aux cyclistes de conquérir
plus facilement la proche et même la
grande périphérie. En Île-de-France
par exemple, beaucoup de gens
viennent de loin en VAE. À nouveau,
il se produit un décalage. Dans un
premier temps, on utilise des vélos
classiques, puis on se met à utiliser
des vélos plus équipés, avec un porte-
bagages, un éclairage enfin correct,
une assistance électrique, et dans
un troisième temps, on finit par
découvrir ce qu’on appelle les vélos
spéciaux: les vélos cargos, les vélos
pliants, les vélos allongés qui font un
malheur en ce moment.
Selon vous, quelles sont les politiques
publiques qui fonctionnent le mieux
pour la relance du vélo? Le moyen le
plus efficace de relancer la bicyclette
est la modération de la circulation
automobile: cela ne signifie pas que
les aménagements cyclables ne
servent à rien, mais ils sont beaucoup
#9
plus utiles quand ils prennent de la
place à la voiture et qu’ils diminuent
ainsi la pression du trafic motorisé.
Un exemple? En septembre 2016,
la maire de Lille, Martine Aubry, a
supprimé le transit automobile dans
le centre de la ville: concrètement,
on ne peut plus le traverser, il y a
uniquement des boucles de desserte.
Eh bien, sans aucun aménagement
cyclable supplémentaire, la pratique
du vélo a bondi de 40% en un an.
En supprimant les itinéraires malins
dans les quartiers, on constate
que des petites places des villes
renaissent: au lieu des voitures, on y
croise des enfants qui se font un petit
foot, des nounous, des migrants, des
gens qui mangent des sandwichs…
Vous avez une vie locale qui du jour
au lendemain s’installe. La voiture,
il faut continuer à rendre un peu plus
compliqué son usage. Je rêve qu’on
plafonne la vitesse à 30 en ville, sauf
sur les grandes artères. L’Espagne l’a
fait, les Pays-Bas aussi. Et ces villes
deviennent le royaume des cyclistes,
les gamins vont à l’école à vélo, on
fait ses courses à vélo… Si vous avez
une réflexion globale, intégrée,
cohérente dans votre politique de
déplacements, le vélo en profite
grandement. Et qu’est-ce qu’une
politique cohérente? C’est d’abord
et avant tout donner la priorité aux
piétons d’abord, puis aux cyclistes,
ensuite aux transports publics et
enfin à la voiture. Autre mesure
cohérente: ne pas rendre le transport
public gratuit, pour qu’il ne soit
pas jugé plus important que le vélo.
Car il est beaucoup plus cher pour
la collectivité. Mieux vaut d’abord
favoriser l’usage du vélo que des
transports publics, surtout en zone
dense où le vélo a toute sa légitimité.
Les métros, bus, RER, tramways sont
surtout utiles pour ceux qui habitent
en banlieue ou en périphérie et pour
qui il est compliqué de venir en vélo.
Évidemment, j’ai quelque mal à être
entendu avec des propos pareils.
Est-ce que les primes à l’achat
ont une utilité? En 2010, l’État a
voulu booster l’usage du vélo à
assistance électrique. Il a accordé
une prime qui n’a duré qu’un an et
qui a effectivement eu un effet très
fort sur les ventes de VAE. D’ailleurs,
le gouvernement ne s’attendait pas
à ce que l’engouement des Français
soit si élevé, c’est sans doute pour
#9
cela qu’il a supprimé la prime assez
vite. Mais je ne pense pas que ce
soit indispensable. Beaucoup de
personnes auraient probablement
acheté un VAE de toute façon, c’est
un effet d’aubaine pour les hauts
revenus.
Les Vélib’, Vélo’v et autres vélos en
libre-service stimulent-il la pratique?
On croit que le vélo en libre-service,
dont on a fait grand cas, a relancé
la pratique du vélo, c’est totalement
faux. Dans aucune ville du monde,
on ne constate un impact déterminant
des systèmes de vélos en libre-service
sur la hausse de la pratique. Parfois,
on connaît une hausse à court terme,
parfois pas, et puis la courbe retombe.
Les gens ont compris assez vite que
ce n’est pas un système très fiable.
Cela coûte une fortune aux villes,
et je pense que cet argent pourrait
être mieux utilisé ailleurs. À Paris,
c’est peut-être plus rentable d’ailleurs,
parce que ça a fait venir des touristes
qui veulent vivre le mode de vie
parisien “en Vélib’”. Or ils paient à la
journée, et c’est beaucoup plus cher.
Quoi qu’il en soit, c’est très vendeur,
cela participe de ce qu’on appelle
le “marketing urbain”.
Comment favoriser l’usage du vélo
dans les zones rurales? On sera
obligés, pour des raisons climatiques,
de baisser la vitesse. Le passage de
130 à 110 sur les autoroutes réduit
tout de même les émissions de 16%.
C’est une mesure qu’on peut prendre
du jour au lendemain et qui est super
efficace. Alors oui, c’est vrai, on perd
un peu de temps. Vraisemblablement,
on roulera de moins en moins
vite, ce qui permettra de rendre
plus attractif tout ce qui est lent,
en particulier le vélo.
La France est la première destination
touristique mondiale, qu’en est-il
du tourisme à vélo? À la fin des
années 1990, l’État a contribué à
définir un réseau de véloroutes voies
vertes pour le tourisme au niveau
national, conforme à un schéma
européen, et ce, pour le loisir.
Aujourd’hui, on en voit les résultats:
nous avons 20 000 kilomètres de
pistes aménagées et nous sommes
la 2e destination mondiale du
voyage à bicyclette. Un million de
personnes fréquentent la Loire à vélo
chaque année! Des gens viennent
So good - 45 -
du monde entier pour faire du vélo En quoi cela va-t-il alors modifier
en France, sur la Vélodyssée, le long l’urbanisme et les paysages? Il faut
de l’Atlantique, la ViaRhôna le long savoir que l’urbanisme et la mobilité
du Rhône, etc. Un jour, on aura un sont étroitement liés. Avant 1850,
tourisme de masse à vélo, qui est les villes étaient très denses et quasi
l’un des rares tourismes vraiment exclusivement piétonnes. Cette
écoresponsables. hyperdensité allait avec la marche. Puis
on a vu émerger la ville des transports
Si on se place à l’horizon publics, avec un urbanisme qui s’est
2050, comment se figurer créé à proximité des gares et le long des
le futur du vélo? Ce que lignes de tramway. Et puis, à partir de la
j’avais imaginé en 2014 “Si on en revient Seconde Guerre mondiale, c’est la ville
dans mon livre s’est automobile qui a émergé, beaucoup
réalisé, mais bien au-delà à des modes de plus étalée, dix fois moins dense que les
de ce que j’escomptais. transport plus lents villes piétonnes. Si on en revient à des
Cela va encore s’accélérer
bien plus qu’on ne le
comme le vélo, modes de transport plus lents comme
le vélo, on devrait voir lentement se
croit. D’abord parce on devrait voir contracter les villes, l’urbanisme devrait
qu’on mesure de plus en se contracter les suivre. Évidemment, il y a des inerties
plus que nos ressources énormes liées au fait que le bâti est
naturelles sont épuisables.
villes, l’urbanisme déjà là. Mais en premier, les services
La voiture risque de devrait suivre, s’adapteront. On le voit déjà avec les
coûter de plus en plus
et les services commerces. La grande distribution est
cher, y compris la voiture capable de changer très rapidement.
électrique, à cause des s’adapteront. Les centres commerciaux en périphérie
tensions sur les matières On le voit déjà avec commencent à se redéployer là où
premières. Il faudra bien les gens ont besoin de services, dans
passer à autre chose, à des
les commerces.” les petites villes. Ce qui sera un peu
modes de déplacement plus compliqué, c’est les services
beaucoup plus légers. Je publics. Mais on peut imaginer qu’on
travaille en ce moment fera, non plus d’immenses collèges de
sur ce qu’on appelle les 400 personnes pour les rentabiliser,
véhicules intermédiaires, tout ce mais des structures de 200 places, pour
qui est entre le vélo classique et la être plus proches des habitants. Et puis
voiture classique: les vélos-voitures les gamins iront au collège à vélo, plutôt
(des vélos avec une carrosserie, où qu’en transports scolaires. Ils arriveront
l’on se tient semi-couché ou assis), réveillés, et pour leur santé, ce sera
les vélomobiles, les voiturettes bien meilleur. On pourrait retrouver un
comme l’Ami de Citroën, les mini- urbanisme plus dense qu’aujourd’hui,
voitures comme la Twizy, les deux- avec des pôles secondaires capables
roues motorisés avec cabine… d’offrir l’essentiel des services du
toutes ces solutions alternatives quotidien à des gens qui n’auront
à la voiture. Je suis persuadé que plus forcément à faire des kilomètres
d’ici 30 ans, on verra infiniment en voiture. Et qui pourront donc se
plus qu’aujourd’hui de ces véhicules déplacer plus souvent à vélo.
hybrides. Selon moi, les vélos-
voitures pourraient faire un malheur Vous qui prônez le vélo par tous les
dans les territoires. Le VAE trouvera moyens, quel modèle utilisez-vous?
aussi sa place dans ce schéma. En tant que chercheur, j’ai demandé et
Toutes ces solutions-là sont tout à fait obtenu auprès du CNRS qu’un de mes
possibles en territoire peu dense et contrats de recherche finance un vélo
autour de villes. Explorer ces pistes pliant Brompton. Quand je suis invité
est très stimulant et encourageant. dans une ville, pour un séminaire, une
On pourrait vivre tout autrement et conférence, je peux déjà aller à la gare
de façon beaucoup plus respectueuse facilement avec, je mets mon vélo pliant
de la planète, de façon beaucoup dans le train n’importe où, étant donné
plus sobre, et il ne s’agit pas d’une qu’il occupe la place d’une valise, et à
régression. Quand vous êtes à vélo, l’arrivée, je peux parcourir la ville qui
par exemple, vous découvrez des m’accueille et découvrir son urbanisme
bords de route, les fleurs, les espèces bien mieux que si j’étais dans une
animales qui étaient invisibles en voiture. J’ai justifié cela en disant que
voiture. Et on pourra profiter de cela augmente ma productivité de
l’exercice physique réalisé. chercheur! TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR ET
- 46 - Reportage #9

Couché moulé

Crossover entre vélo et voiture

de course, le vélomobile
engloutit les distances sans
une goutte de pétrole, à peine
quelques perles de sueur.
Un bolide aérodynamique et
écolo que d’ardents pionniers
conduisent semi-allongés pour
fendre la bise, aller au boulot
et faire leurs courses, à une
vitesse moyenne de près de
30 km/h. Selon des experts
avisés, il serait même un
véhicule d’avenir, surtout
dans les territoires. Préparez
vos guiboles, c’est bientôt la fin
du pétrole.

PA R R O M A I N SA L AS
P H OTO S : S I D N E Y L É A L E B O U R P O U R S O G O O D
#9 So good - 47 -

Nos torpilleurs à trois roues dans les starting-blocks du macadam angevin.

- 48 - Reportage
B
ienvenue dans le plus grand
vélomobile center du monde. Non
pas à Paris, dans un showroom
cossu aux murs immaculés, ni à
Amsterdam et Copenhague où la
vélorution court déjà les rues, mais
à l’orée du petit village de Chasnais, en Vendée,
le long d’une départementale. C’est ici que Joël
Vincent, ancien coureur passionné de vélos
couchés, a cofondé au début des années 2010
Cycles JV & Fenioux, entre une zone industrielle
et son pendant pavillonnaire. Cette caverne
d’Ali Baba vélocipédique comporte pas loin
d’une trentaine de vélomobiles, soit la quasi-
intégralité du marché actuel. Le seul magasin
comparable se trouve à 7800 kilomètres de là,
dans la banlieue de Dallas, au Texas. Autant
dire que les Chasnaisiennes et Chasnaisiens
sont de sacrés veinards. Voilà dix ans déjà que
Joël Vincent fabrique, vend et répare ces drôles
de bolides. “L’engin est un tricycle couché et caréné
qui fait partie de la grande famille des véhicules
intermédiaires, c’est-à-dire des objets roulants à la
frontière entre vélo et voiture. Le vélomobile en est
caractéristique. À l’image du vélo, il ne consomme
pas une goutte de pétrole et exige de pédaler. Côté
voiture, il a une carrosserie qui offre une excellente
pénétration à l’air et protège contre les intempéries”,
résume le vélomobiliste, rompu à l’exercice.
Il faut dire que Joël parle d’expérience. Matin et
soir, il prend son bolide pour relier domicile et
atelier, parcourant la bagatelle de 80 kilomètres
aller-retour. Ce vélotaf – mot-valise désormais
institutionnalisé, désignant le fait de pédaler
pour aller travailler – n’épuise pas cet homme
de 68 ans qui danse avec la retraite et le succès.
En cinq ans, le chiffre d’affaires du magasin a
doublé, et la clientèle s’est internationalisée.
Outre les acheteurs venus de Bretagne, d’Anjou et
d’Alsace, des mordus font le déplacement depuis
les États-Unis, la Corée du Sud, la Finlande, le
Portugal... “Parfois ils ne viennent en France que pour
ça et ramènent leur petit bijou en voiture, en bateau,
voire en avion! Une fois, un Suédois est rentré dans son
pays à bord d’un vélomobile qu’il venait tout juste de
m’acheter. Il a fait 2000 kilomètres en huit jours.”
Face à des spécimens cosmopolites qui
mangent, dorment et suent vélomobile, Joël n’a
eu d’autre choix que d’installer dans son atelier
des chambres à coucher. Une générosité affable
typique de l’hospitalité véliste. Parmi les clients
les plus truculents, il y a Michel, 79 ans, passé
en coup de vent à l’atelier pour un problème
d’axe dans les roues. “Ça fait dix ans que je roule en
vélomobile. Je fais mes courses avec, je vais voir mes
amis, ma famille, je me balade. Ça me maintient en
forme, et ça évite les risques de chute qui surviennent
en vélo classique quand on est vieux. Finalement,
le plus difficile avec cette machine quand on est âgé,
ce n’est pas de pédaler, mais d’en sortir”, dit-il en
explosant de rire avec une vitalité de diable.
Aussi vite reparti qu’arrivé, Michel s’installe à
bord de son Milan GT. “C’est une de mes plus belles
#9
pièces, explique fièrement Joël. J’en ai bavé pour l’obtenir. Au début des années
2010, je suis allé à la rencontre des constructeurs hollandais et allemands. Leur
scepticisme crevait le plafond. Ils ne voulaient pas commercer avec un petit Frenchie
dont la culture survalorisait les vélos classiques. Ils craignaient que les vélomobiles ne
se vendent pas en France. Je devais les payer au cul du camion comme on dit dans le
jargon, c’est-à-dire des jours, voire des semaines en avance.” À force de sincérité et
de détermination, Joël montre sa bonne foi et gagne peu à peu la confiance
des fabricants. Il fait de sa venue en Hollande et en Allemagne, parfois même
en Tchéquie, une joyeuse tournée annuelle. Son prochain voyage est prévu
pour ce week-end. Direction Dronten aux Pays-Bas, pour récupérer une
dizaine de vélomobiles. Pour l’occasion, le patron de Cycles JV & Fenioux a
sorti le grand jeu. À l’arrière de l’atelier se trouve un petit bus multicolore jadis
utilisé pour distribuer des livres aux écoliers de régions excentrées. C’est cet
engin réaménagé pour accueillir des vélos couchés, mais toujours couvert de
noms d’auteurs français, que Joël va conduire pour rejoindre les pays vélistes.
“Une fois sur place, je récupère un maximum de modèles différents. Certains sont
très portés sur les compétitions et les sensations fortes, d’autres sont plus axés confort
et vélotaf, quand les derniers sont plutôt conçus pour les voyages longue distance”,
analyse le spécialiste ligérien.
Autant d’utilisations largement inspirées de la polyvalence
de la voiture, dont plusieurs éléments ont d’ailleurs été repris “Une fois,
tels quels sur les vélomobiles: les petits rétroviseurs par
exemple, mais aussi les phares et les clignotants, le volant, les
un Suédois est
freins à disque, la carrosserie ou encore le klaxon de scooter. rentré dans son
Une véritable voiturette à pédales en somme, dont le premier
modèle deux places est apparu en 2008. “Il s’agit du Duo Quest,
pays à bord d’un
un vélo créé par les Hollandais et dont les plans, récupérés par Denis vélomobile qu’il
Bodennec, président de l’association Vélomobile Club de France,
lui ont permis d’en fabriquer deux exemplaires. Aujourd’hui, il en
venait tout juste de
existe trois dans le monde.” Ce bolide rare pourrait très bien m’acheter. Il a fait
être confondu avec une voiture, l’aspect aplati en plus. En
matière de sécurité, selon l’ancien coureur, le vélo couché et
2000 kilomètres
caréné est a minima moins dangereux qu’un vélo classique, en huit jours.”
sans cependant être à la hauteur d’une voiture. “La couleur
Joël Vincent, cofondateur
et la silhouette rendent l’engin aisément identifiable, tandis que
de Cycles JV & Fenioux
le carénage amortit les chocs. J’ai à l’atelier un vélomobile dont le
cul a été arraché par une fourgonnette l’an dernier. Le choc a été
très violent, mais le vélomobiliste s’en est sorti sans traumatisme
ni fracture. Sans carénage, il serait mort”, estime le spécialiste. Côté vitesse, la
comparaison avec la voiture se tiendrait presque. En 2016, dans le Nevada,
l’Aerovelo, un modèle plus proche de la fusée que du deux-roues, a atteint par
la seule force des muscles la vitesse de 144 km/h. “C’est impressionnant, mais
c’est un truc du Guinness des records, relativise Joël. Dans la réalité, un vélomobile
peut se maintenir entre 40 et 60 km/h, et c’est déjà pas mal. De toute façon, ce genre
d’engin n’a pas vocation à remplacer intégralement la voiture, seulement à en réduire
l’usage, à inciter les familles à vendre leur seconde voiture par exemple.” Après tout,
les arguments sont convaincants: la fin du plein d’essence qui coûte un bras,
l’au revoir aux bouchons qui feraient hurler un moine bouddhiste, mais aussi
le début de rencontres insoupçonnées. “Je ne compte plus le nombre de personnes
à qui j’ai parlé grâce à mon vélomobile. Un client a carrément revendu le sien, car il ne
supportait plus les interactions quotidiennes. Faut dire que ça détonne, il ne faut pas
être trop timide.”
Pas d’essence, pas d’assurance,
pas d’abonnement au club de sport
Loin des yeux, près du cœur, la production de vélomobile est à l’image de celle
des voitures françaises, installée sur le flanc Est de l’Europe. En Roumanie
en l’occurrence, d’où proviennent la quasi-intégralité des vélo carénés. Le
pays n’est certes pas réputé pour sa politique cyclable, mais la main-d’œuvre
y est peu chère. “C’est difficile d’installer la production en France, elle est encore
trop artisanale, les séries sont toutes petites. Ça ferait doubler, voire tripler le prix du
 So good - 49 -

véhicule, déplore Joël. Ça reste un marché de niche.

Le Mulsanne conçu par Joël, son moulage en polystyrène ainsi qu’un petit chat noir affable.
Il y a environ 500 vélomobilistes en France, entre
2000 et 3000 dans le monde. C’est une goutte d’eau
dans l’océan.” Revers de la délocalisation, celles
et ceux qui fabriquent les vélomobiles touchent
le salaire minimum roumain, soit 300 euros net
par mois. Ce schéma ne rend pas pour autant les
engins accessibles financièrement. D’occasion,
le prix des cycles démarre aux alentours de
5000 euros, mais pour les modèles dernier cri
avec assistance électrique, ils peuvent avoisiner
les 15 000 euros. “C’est un tarif élevé, mais il n’y a
pas d’économie d’échelle, et le savoir-faire est en partie
artisanal. Le tissu en carbone qui intègre la carrosserie
est tressé à la main par exemple.” L’électrification
coûte quant à elle 2000 euros, mais permet de
toucher une clientèle moins sportive, plus âgée.
Aujourd’hui, l’assistance électrique représente
50 % des ventes de Joël. “C’est plutôt bon signe, ça
montre que l’objet se démocratise et qu’on sort du cœur
de cible ultra-sportif”, commente-t-il. Mais les
subventions sont rares, à peine 150 à 500 euros,
soit entre trois et dix fois moins que celles d’un
vélo cargo en Île-de-France. Mais pour qui
sait patienter, le vélomobile permet à terme
des économies significatives. Selon les calculs
savants de Joël, celles sur les frais de carburant

Joël en train d’installer son vélomobile Le Mans avec son bibliobus bariolé en arrière-plan.
- 50 - Reportage #9

peuvent aller jusqu’à 1500 euros sur l’année, les qu’attendent Jean, Poppy, Sean et Fabien, flanqués de leurs vélomobiles, garés
frais d’assurance sont nuls – les vélocipédistes sur le bas-côté. En tee-shirt, short et chaussures spéciales pédales, ce joyeux
étant couverts par leur responsabilité civile – cénacle de cyclistes couchés prodigue un accueil chaleureux, prêt à pédaler
et les frais d’entretien sont minces, le coût des jusqu’à l’horizon. En tête de gondole, Jean, professeur et informaticien, qui
pièces n’ayant rien à voir avec ceux d’une voiture. roule en vélomobile depuis six ans et avale plus de 10 000 kilomètres chaque
Sans compter, bien entendu, qu’on évite ainsi année, même s’il ne rechigne pas à prendre la voiture quand son matériel ne
de payer une salle de sport, tout en profitant rentre pas dans le coffre. Derrière lui, Sean, jeune développeur
de bénéfices certains sur la santé. Le Vendéen qui rêve de transporter ses enfants dans un vélomobile
mordu de vélo couché est d’ailleurs si convaincu familial. À ses côtés, Fabien, chef d’équipe paysagiste et
de l’avenir du vélomobile qu’il en fabrique lui- vélotafeur qui roule pour le plaisir et la santé, ainsi que Patrick
“On roule pour
même, clé de douze et cruciforme à la main. (Poppy pour les intimes), un ancien mécano converti au vélo
“Petit, j’étais déjà fan de vélos horizontaux. À 17 ans, couché il y a six mois. “Vous allez voir ce que nos vélos ont dans le le plaisir et la santé,
j’ai fabriqué mon propre cycle couché, car je n’étais pas
à l’aise sur les vélos classiques. C’était très artisanal,
ventre, annonce-t-il en fanfare. On vous a préparé une chouette
excursion le long de la Loire.”
mais c’est aussi un
ma mère m’avait rapiécé un dossier en simili cuir, et de enjeu écologique.
mon côté, j’avais récupéré un siège
de faucheuse pour tracteur. Certains
Vêtu d’un polo rose et d’un enthousiasme à
faire sourire un ermite misanthrope, Jean
Il faut inventer
camarades se moquaient de moi, s’élance dans son habitacle et ouvre la voie. des modes de
mais j’ai utilisé ce vélo pendant des
années.” Terriblement dégourdi,
S’engager: Dès les premières secondes, les piétons se
retournent, rigolent, s’interrogent en silence ou
déplacement doux
Joël s’est ensuite lancé dans un Si vous voulez devenir
un pionnier du pédalage
à haute voix, filment aussi. En passant devant et efficaces pour
travail de titan: créer ses propres
vélomobiles. Un premier, baptisé
couché, n’hésitez pas à
casser la tirelire en achetant
des bars remplis à ras bord, les vélomobiles
produisent carrément un petit mouvement
libérer les villes
Le Mans, taillé pour la vitesse,
un vélomobile chez Joël.
Vous pouvez aussi adhérer à de foule. “On devient un peu malgré nous des et les territoires
puis un second, le Mulsanne,
de la voiture.
l’association Vélomobile Club ambassadeurs. Sur un week-end comme celui-là
de France pour participer à des
envisagé comme un compromis c’est sympa, on peut échanger, mais quand t’es en
Le vélomobile
voyages inoubliables, ou vous
idéal des modèles existants. “À contenter d’un franc sourire retard pour le boulot, ça devient chaud”, confesse le
lorsque l’un de ces bolides
eux deux, ces engins m’ont demandé
une dizaine d’années de boulot.
passera gaiement le long
de votre chemin.
professeur. Après avoir traversé quelques rues
en respectant scrupuleusement la signalisation,
en fait partie.”
J’ai dû en dessiner les esquisses la troupe déboule sur la place Leclerc pour Olivier, véliste
sur le papier, modéliser les plans retrouver Gerhard, le vélomobiliste le plus
sur un logiciel, sculpter un moule expérimenté de la région. Depuis ses débuts
grandeur nature dans un bloc de polystyrène à l’aide en vélo couché en 2009, ce doyen du trois-roues a cumulé
d’une fraiseuse numérique, commander les coques plus de 80 000 kilomètres dans l’engin. “Pour la petite histoire, j’ai participé il y
et les pièces appropriées, assembler le tout, faire des a quelques années à une campagne de la métropole d’Angers sur les mobilités douces.
essais terrain. Pour mon tout premier vélo, je ponçais Il y avait une affiche où on me voyait en train de rouler en vélomobile, avec un tram
carrément le moule à la main”, précise l’artiste en à l’arrière et ce slogan: ‘À chaque style de vie son mode de transport’. C’est ce genre de
riant. Si chaque bolide a été vendu à une dizaine soutien des collectivités qui aide à faire évoluer les mentalités”, estime le rouleur
d’exemplaires, Joël garde bien évidemment franco-allemand. Après une petite course sur la place Leclerc, direction
l’original dans son magasin. les bords de Loire. Les boulevards successifs débouchent sur une petite
départementale, terrain de jeu idéal du vélo horizontal. “On circule très bien
“On devient malgré nous des dans les petites rues, mais les voies rapides se prêtent mieux à notre véhicule”, glisse
ambassadeurs” Sean, heureux possesseur d’un vélomobile depuis trois ans. “Ça a changé
ma façon de me déplacer. Le hic, c’est que c’est un mode de transport très individuel.
Le nombre de vélomobilistes français est encore Aujourd’hui, j’ai envie que ma femme et mes enfants en profitent. Si tout se passe
si restreint que ses partisans se sont tous bien, l’année prochaine, je vais acheter le premier vélomobile quatre places au monde.
rencontrés ici et là, à un rassemblement en plein Je m’imagine déjà emmener les enfants à l’école, aller voir la famille le week-end et qui
air ou un salon d’exposition. Un petit monde sait, partir tous les quatre en voyage.” Le bolide sur lequel Sean a des vues est une
et une grande famille, qui se bat pour faire du version pimpée du biplace Duo Quest, dont le coffre serait transformé en sièges
vélomobile une pratique normée et intégrée pour enfant. Un vélo monospace qui permettrait de renverser la dimension
aux mobilités de demain. Et comme dans toute individualiste d’un véhicule conçu pour la vitesse, en somme.
grande famille atomisée sur un territoire,
il existe des bastions qui en défendent l’étendard. C’est également ce que pense Martine, la compagne de Poppy, qui voit dans
La Bretagne bien sûr, où la forte culture du vélo le vélo couché une pratique individuelle très masculine. “Le vélomobile ne
s’est doublée de la bonne volonté de la région convient pas pour une vie de famille, ce n’est ni très pratique ni très convivial, ne
en matière de politique cyclable. Mais aussi serait-ce que pour aller à l’école ou pour les grosses courses. On ne peut y rentrer qu’un
Strasbourg, où l’influence des Allemands, tiers de caddie, et généralement, c’est surtout des packs de bière qui terminent dans
amoureux du cycle, a eu des effets directs sur le coffre. Et puis c’est un monde d’hommes, ce qui n’incite pas les femmes à y entrer”,
l’élaboration d’infrastructures dédiées. Et enfin analyse avec brio l’Angevine, qui confesse au passage sa peur d’être renversée.
Angers, où un solide noyau de vélomobilistes Pourtant, selon la troupe, le nombre d’accidents est bien moindre qu’en
s’est constitué ces dix dernières années au fil vélo: la forme fusée attire l’attention, d’autant que les bolides sont souvent
des rencontres et des amitiés. C’est dans cette surmontés d’un drapeau, et la coque atténue les chocs, autant qu’elle protège
capitale de l’Anjou, à la gare de Saint-Laud, des intempéries. La bande gagne finalement le bord de Loire. Profitant d’un
 Les vélomobilistes en train de patienter avec exemplarité au feu rouge d’une rue à Angers.

sentier sans voiture, les vélomobilistes s’offrent un petit frisson, une pointe
de vitesse. De retour, légèrement essoufflés mais béats, ils s’engagent dans un
débat désormais rituel: un comparatif des performances entre vélo classique et
couché. “Sur 160 kilomètres en vélo traditionnel, le record est de 3h50, soit 41,8 km/h en
moyenne, annonce Gerhard, flamboyant. Sur une distance identique en vélomobile, le
record est de 2h59, soit une vitesse moyenne de 53 km/h.” C’est que, de façon générale,
la position couchée permet d’aller plus vite, et donc plus loin qu’avec un biclou
classique. Y aurait-il alors une guéguerre entre cyclistes allongés et debout?
Pas vraiment, assure la troupe. Mais tout de même, le bannissement des vélos
couchés par l’Union cycliste internationale (UCI) n’a pas été digéré. “Évidemment,
on roule pour le plaisir et la santé, mais c’est aussi un enjeu écologique. Il faut inventer des
modes de déplacement doux et efficaces pour libérer les villes et les territoires de la voiture.
Le vélo caréné en fait partie”, analyse Olivier, un technicien apicole qui a rejoint les
vélistes en cours de route. D’ailleurs, les experts ne lui donnent pas tort. Preuve
en est, le vélomobile figure en bonne place dans le rapport de l’Agence nationale
pour la transition écologique (ADEME), qui décrit longuement les scénarios qui Une famille de petits curieux en train d’inspecter les vélos fusées installés sur le bord de la Loire.
permettraient à la France d’atteindre la neutralité carbone en 2050. “Je vois un
grand avenir aux véhicules intermédiaires, confirme Frédéric Héran, économiste,
urbaniste, et auteur du Retour de la bicyclette (éditions La découverte). Ils sont
rapides, relativement légers, peuvent parcourir des distances plus grandes qu’à vélo, et
contribuent à limiter la raréfaction des ressources et les émissions de CO2.” Arrivés à la
guinguette L’Embardée, dans la petite commune de la Daguenière à 20 kilomètres
d’Angers, Poppy commande de la bière et des planches. Car comme chacun
sait, “le secret pour tenir, c’est de bien manger et bien boire”. Autour de la table, tous
s’accordent à dire que le vélomobile ne bousculera pas à lui seul l’hégémonie de la
voiture, mais qu’il a déjà la force subversive d’en questionner l’usage. Par le vélotaf
quotidien, par les records de vitesse, par de petites courses aussi houblonnées
soient-elles, mais surtout par l’étonnement en cascade que le vélomobile suscite
chez les gens. À peine le groupe est-il arrivé que des dizaines de personnes
viennent inspecter les bolides. Sean et Fabien s’y collent, non sans plaisir.
Les questions fusent, les rires éclatent, les conversations s’élancent. Le genre
d’instants qui rendent la transition écologique désirable. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR RS
- 52 - Reportage #9

Nathan, 14 ans.
#9 So good - 53 -

SAUVÉS
PA R A N TO N S TO L P E R , À L O N D R E S
P H OTO S : F R E D D I E M I L L E R P O U R S O G O O D

PA R
WHEELIE

Dès qu’ils ont un moment de libre, ils pédalent à toute vitesse dans
les rues de Londres. Et pas n’importe comment: roue avant levée,
ils enchaînent les figures impressionnantes. Mais pour ces jeunes des
quartiers défavorisés, la bikelife est bien plus qu’un sport, c’est un moyen
d’échapper à la violence des gangs et de rêver à un avenir meilleur.
Aujourd’hui, le mouvement s’est mué en une véritable culture.
La preuve, la reine Elizabeth les a invités à parader pour son jubilé.
- 54 - Reportage
E
lle n’est pas contente, cette
pigeonne. Elle était tranquillement
en train de s’occuper de son
pigeonneau quand Nathan, 14 ans,
est venu s’adosser contre l’arbuste
qui abrite son nid. L’adolescent à la carrure
d’adulte, mais à la voix d’enfant, sursaute
quand la pigeonne bat des ailes et s’éloigne
rapidement. “En vélo, je n’ai aucun problème à
foncer droit sur un camion et l’éviter au dernier
moment, mais j’ai peur d’un pigeon”, dit-il en
rigolant. Nathan a grandi à l’Est de Londres,
à quelques centaines de mètres de cette famille
de colombidés, mais surtout du magasin de
vélos Bike Shack Leyton. Depuis un an, il a
déménagé dans un foyer à l’autre bout de la
capitale. “Le copain de ma mère”, lâche-t-il
simplement quand on l’interroge sur les
raisons de son placement. Certains week-ends,
il revient pour rendre visite à sa mère, à son
petit frère de six mois et aux employés de Bike
Shack Leyton. C’est ici, dans l’atelier à l’arrière,
qu’il venait se réfugier quand ça devenait
trop difficile à la maison. C’est aussi grâce à
ce magasin qu’il s’est mis à faire du vélo. Mais
pas n’importe lequel. “Vous voulez voir ce que je
sais faire?” L’ado se précipite dans la boutique
et ressort avec un VTT rouge qu’il enfourche
avant de s’élancer. Il s’éloigne comme le ferait
un cycliste lambda. Mais au retour, il tire sur
le guidon, fait décoller la roue avant du sol et
se tient en équilibre sur la roue arrière, tout
en lâchant une main qu’il laisse traîner avec
panache derrière lui – la figure a un nom, le one
hand. Et hop, le voilà qui saisit un poteau de sa
main, et commence à tourner autour, toujours
dans la position d’un cheval cabré. Nathan est
un adepte de la bikelife, une discipline de vélo
qui s’articule autour d’une figure centrale, le
wheelie, ou comment rouler sur sa roue arrière.
Autour de cet incontournable viennent se
greffer des variations, tel ce mouvement qui
consiste à mettre les jambes sur le guidon
ou à se tenir debout sur la selle. Dans ces
performances sportives, qui se pratiquent
bien souvent entre les voitures, le frisson ne
manque pas. Comme lorsqu’on se lance dans
un swerving, soit rouler vers un obstacle avant
de l’éviter à la dernière minute grâce à un
virage serré. L’obstacle en question peut tout
aussi bien être un ami debout, une voiture
garée ou, pour les plus fous, un bus à pleine
vitesse. Le tout se pratique sur la roue arrière,
bien évidemment.
Vélo en l’air, couteaux à terre
Le sport trouve ses origines à Baltimore aux
États-Unis, dans les années 1990. Mais à
l’époque, c’est sur des bécanes de motocross
non homologuées que les motards effectuent
ces figures. La discipline arrive au Royaume-
Uni dans les années 2000, et à défaut de moto
#9
(les lois plus strictes rendent la pratique tient le magasin depuis 2014. “Ces jeunes ont des
quasi impossible), on enfourche des vélos vies de famille parfois compliquées et vivent dans des
pour s’entraîner aux wheelies et autres figures. quartiers où il ne se passe pas grand-chose à part
Moins dangereux, et moins illégal surtout. les gangs. Ce sont presque tous des enfants issus de
Lentement mais sûrement, le mouvement l’immigration. Pour eux, le vélo, c’est un moyen de
s’étend. Un événement va faire décoller la se défouler, et ça leur donne un objectif. Travailler
fusée: en 2014, Mac Ferrari lance Bikestormz. et répéter pour enfin arriver à faire une figure
Le principe? Déferler sur Londres avec des particulière, ça prend du temps!” Lorsqu’il ouvre
milliers d’autres participants, slalomer au Bike Shack Leyton en 2014, la bikelife n’en est
beau milieu de la circulation et déballer ses qu’à ses balbutiements, mais rapidement, le
plus beaux tricks. Organisé deux fois par an, ce magasin devient l’un des lieux emblématiques
grand rideout – terme du cru pour désigner une de la scène. “Dès le début, les stars comme Jake 100
grande balade à vélo collective – connaît un sont venues ici parce qu’on les comprenait. On savait
succès immédiat. Mais si Mac Ferrari emmène de quoi ils avaient besoin sur leurs vélos pour réussir
les jeunes faire un tour de vélo, ce n’est pas
seulement pour admirer le panorama urbain,
c’est surtout pour les empêcher de sombrer
dans la violence et les trafics. Le slogan de
Bikestormz n’en fait pas mystère: “Bikes up,
knives down” (“vélo en l’air, couteaux à terre”).
Car dans les quartiers défavorisés du Grand
Londres, les règlements de compte se font bien
“À Hackney, il y a d’autres
souvent à l’arme blanche. Depuis une dizaine gangs. Je prends un risque
d’années, il arrive régulièrement qu’en une
de l’Evening Standard, un journal local gratuit,
en y allant à pied. Mais si j’y
figure une photo de profil pixelisée d’un jeune suis avec des potes à vélo,
adolescent, souvent noir, mort sous des coups
de couteau. À Waltham Forest, la municipalité
c’est bon. Quand on lève
où a grandi Nathan, la police a recensé presque une roue, c’est une sorte
4000 crimes à l’arme blanche entre 2011 et
2021. La majorité des victimes sont issues de
de drapeau blanc. Ça veut
milieux modestes et vivent dans les quartiers dire qu’on n’est pas là pour
pauvres de la ville où les gangs et les guerres de
territoire font des ravages. Rien qu’à Waltham
faire des bêtises, juste
Forest, une douzaine de gangs seraient pour s’amuser.”
présents. “Il y a une époque où je traînais dans un
Nathan, 14 ans, adepte de la bikelife
parc pas loin avec des mecs plus vieux qui étaient de
mauvaise influence. Personnellement, je n’ai jamais
porté de couteau, mais certaines personnes de mon
entourage si. Du coup, on me connaît, maintenant”,
explique Nathan. À cause de ses fréquentations
passées, l’adolescent doit éviter certains Yavor, 23 ans.
quartiers, comme Hackney, à seulement deux
kilomètres à l’ouest. Là-bas, d’autres gangs font
la loi. “Je prends un risque en y allant à pied. Mais
si j’y suis avec des potes à vélo, c’est bon. Quand on
lève une roue, c’est une sorte de drapeau blanc. Ça
veut dire qu’on n’est pas là pour faire des bêtises,
juste pour s’amuser, explique-t-il. C’est pour ça
que je me concentre sur mon vélo. C’est une façon
pour moi de me distraire et de me détacher de mon
entourage.” Pour la mère de Nathan, arrivée
accompagnée de son bébé dans une poussette,
c’est un soulagement. Elle est fière de son fils:
“J’aimerais bien qu’il ne fonce pas sur des bus, mais
je préfère ça plutôt qu’il traîne avec les mauvaises
personnes, concède-t-elle. Il n’y a pas de centre
pour la jeunesse dans le quartier, c’est très facile de
se retrouver sur le mauvais chemin.”
Dans l’atelier, Joe Bullock, 32 ans, inamovible
queue de cheval, discute avec l’un de ses
mécaniciens. Il a grandi dans les environs et
#9
Nathan, 14 ans.
leurs figures, un bon frein arrière par exemple. Mais
surtout, je savais qu’ils n’avaient pas des fortunes
à investir dans leurs vélos. Le cyclisme peut être
un sport très exclusif, surtout à Londres où les
différences de richesse et d’éducation sont immenses.
Mais la nature du sport, c’est la liberté, et c’est ce
qu’on essaye d’encourager.”
Chez la reine ou sur scène
Si la capitale britannique a elle aussi vécu
un boom du vélo ces dernières années, il n’a
cependant pas profité à toute la population
de la même façon. En 2008, Ken Livingstone,
le maire travailliste de Londres, met en place
un plan ambitieux visant à augmenter la
pratique du vélo dans la capitale de 400%
d’ici 2025. Dans la foulée, en 2012, l’équipe
de cyclisme sur piste britannique rafle sept
des dix médailles disponibles au JO. Cette
dynamique pousse les Londoniens à se mettre
en selle, les travailleurs sautent sur leur biclou
pour filer au boulot, tandis que les cadres
de la finance s’achètent des modèles de luxe
So good - 55 -
pour soigner leur crise de la quarantaine.
Mais cette révolution profite peu aux jeunes
des quartiers comme Newham et Waltham
Forest. C’est paradoxalement le successeur
de Livingstone, un certain Boris Johnson, qui
va participer à y implanter le vélo. Dès son
arrivée, il effectue des coupes franches dans les
investissements vers la jeunesse, notamment
des quartiers prioritaires: -44% en dix ans.
Entre autres conséquences, 130 des 300 youth
centers (maisons des jeunes qui encouragent
des activités parascolaires) ferment leurs
portes. Les enfants et ados comme Nathan,
repoussés dans les rues, se tournent alors vers
la bikelife. Dans l’atelier de Bike Shack Leyton,
Yavor, debout sur une chaise, met de l’ordre
dans les vélos pour enfants accrochés au
plafond. Le Bulgare de 23 ans, cheveux bruns
et sourire innocent, montre son coude amoché.
“C’est arrivé hier, j’essayais le nouveau vélo de mon
collègue polonais. J’ai fait un wheelie, sauf qu’il
a le frein arrière à droite comme en Europe, alors
qu’en Angleterre, il est à gauche. Quand j’ai appuyé
dessus, il ne s’est rien passé, et je me suis retrouvé
les fesses par terre.” Pour Yavor et les autres, le
frein arrière est la clé de voûte de leurs plus
beaux tricks: c’est en le tapotant délicatement
qu’on peut se maintenir en équilibre sur la roue
arrière. Il faut voir le coude éraflé de Yavor,
dont la mère est femme de ménage dans les
gratte-ciel de la City, comme un symbole de
son intégration, sept ans après son arrivée à
Londres. La preuve? Cela fait des années qu’il
s’est plié à la coutume locale qui consiste à
mettre les freins à l’envers, comme tout ce
qui relève de la conduite en Angleterre. “Je ne
connaissais personne quand je suis arrivé, explique
Yavor, j’ai passé les premières années à apprendre
tout seul comment avancer sur ma roue arrière et
ensuite, j’ai rencontré du monde en roulant. Faire du
vélo m’a empêché de faire des trucs bêtes.”
Du haut de ses 25 ans, Kizzy est le doyen du
groupe qui dévale en ce samedi ensoleillé les
rues londoniennes. Le groupe slalome entre
les voitures à toute vitesse en déployant une
chorégraphie saccadée: les riders ne cessent
de sautiller entre leur selle, leur guidon et
toute autre partie du vélo où il est possible
de poser un pied. La bande semble souffrir
d’une forme de daltonisme aigu collectif qui
les empêche de voir les feux rouges. En guise
de public, certains passants, impressionnés,
regardent avec des grands yeux les figures,
tandis que d’autres, manifestement pas
avertis de leur daltonisme, hurlent sur leur
passage. Kizzy, du haut de son grand âge,
parvient tout de même à arrêter le groupe
dans sa course quand survient un carrefour
dangereux. C’est l’occasion pour ses amis
d’admirer sereinement son nouveau vélo noir
avec des accents rouges, avant de repartir à
toute berzingue. Kizzy bombe le torse, et pas
- 56 - Reportage
seulement à cause de ce bijou: le 2 juin, à
peine une semaine auparavant, lui et cinq
amis ont été invités à participer à la parade
en hommage aux 70 ans de règne de la reine
Elizabeth II. Un défilé censé célébrer les
“trésors nationaux”, retransmis en direct à
la télévision. Après les vieilles voitures de
luxe, les musiciennes, les danseurs, Kizzy et
sa bande, juchés sur leurs vélos sans roue
avant, ont fait tout le parcours en wheelie,
avec une classe rivalisant avec celle de la
reine. “La bikelife est entrée dans l’histoire!”,
assure-t-il en ajustant sa casquette déplacée
par le vent. C’est que cette discipline sportive
est aujourd’hui assise sur une communauté
imposante, qui a même passé la frontière de
la Grande-Bretagne. Mieux, le mouvement
s’est aujourd’hui mué en une véritable culture
underground, avec ses codes, son vocabulaire,
et ses figures de proue. En témoigne le fait
que depuis quelques années, le mouvement
s’est fait une place dans la presse britannique
et a reçu le soutien de plusieurs stars de
l’industrie du divertissement. C’est le cas de
Stormzy, rappeur qui a explosé sur la scène
internationale. En 2019, il est le premier
homme noir à être la tête d’affiche du mythique
festival de musique de Glastonbury. Sur scène,
Joe Bullock, 32 ans.
vêtu d’un gilet anti-poignard décoré d’un
Union Jack, il entame son hit Vossi Bop, alors
que la foule scande “Fuck Boris” de concert
avec lui. Quatre jeunes cyclistes débarquent
des coulisses et réalisent leurs plus beaux
tricks devant quelque 100 000 spectateurs.
Parmi ces étoiles d’un soir, il y a Corey, 19 ans
aujourd’hui, qui pédale à côté de Kizzy. Une
grosse barbe noire lui mange le visage. Sur
son bras, un tatouage, “C1 on that swerve”.
Traduction: C1 est son pseudonyme sur
Instagram et “on that swerve” un hommage à
sa figure préférée. “C’était incroyable d’être sur
scène avec Stormzy. Il comprend que c’est une forme
d’art de rue et qu’il n’y a qu’une ambiance positive.
Il m’a même offert son vélo en me disant: ‘Continue,
c’est génial ce que vous faites.’ Ça a été très
important pour moi et aussi pour la communauté”,
se rappelle-t-il, ému.
Star d’Instagram, figure de proue
des marques et étendard social
Dans les rues que traversent Kizzy, Corey et
leurs amis, tout est clean. Dans le centre-ville
de Londres, il n’y a presque pas de graffitis
sur les murs, très peu d’affiches, les dalles
de béton au sol brillent de mille feux et il est
#9
“En arrivant en
Angleterre, j’ai passé
les premières années
à apprendre tout seul
comment avancer sur
ma roue arrière et
ensuite, j’ai rencontré
du monde en roulant.
Faire du vélo m’a
empêché de faire
des trucs bêtes.”
Yavor, 23 ans, mécano et vendeur de vélos
quasi impossible de marcher dans une crotte
de chien. Mais sur Stonecutter Street, coincée
entre les bureaux Deloitte et Goldman Sachs,
on observe des marques de pneus sur le sol.
Oggy, 13 ans, visage rond et cheveux dans tous
les sens, est venu avec sa bande pour pratiquer
ses figures en utilisant le petit dénivelé de
la rue, rebaptisée New Strip. Son vélo a l’air
bien trop grand pour lui, pourtant, ses figures
sont impressionnantes. Lorsqu’une vanne
fuse, il répond sans flancher: “Jake 100, Little
Harry et Kizzy me suivent tous sur Instagram, donc
ferme ta gueule!” Jake et les autres sont tout
simplement les piliers de la bikelife. Autant
dire que les compter dans ses followers, c’est
le graal. “Pas mal pour un gamin de 13 ans à qui
on a dit qu’il ne pourrait jamais faire de wheelie
parce qu’il était gros.” Car la bikelife se vit à moitié
dans les rues de Londres, occasion pour les
jeunes de se réapproprier l’espace public et de
parader dans les quartiers huppés, et à moitié
sur les réseaux sociaux, où les stars comme
Jake 100 cumulent plusieurs centaines de
milliers de followers. Jake O’Neill, de son vrai
nom, est l’un des premiers à se lancer dans la
discipline. Il fait aujourd’hui partie de la petite
poignée qui réussit à gagner sa vie avec les
figures. C’est simple, sur son vélo, il semble
#9
De gauche à droite: Nay et Jake 100, à fond la forme.
De gauche à droite: Kizzy, Corey et un photo bomber.
défier les lois de la physique. L’un de ses spots pas de ce qu’il considère être une lourde
préférés est à Pudding Mill Lane, une station responsabilité: incarner la bikelife et les valeurs
de métro dans l’Est de Londres, à deux pas du sociales qu’elle véhicule. “J’essaie de pousser
parc olympique de 2012. C’est là qu’il a donné ce sport plus loin pour créer des opportunités à
rendez-vous à quelques-uns de ses amis cet tous ces jeunes, qu’il s’agisse de les aider à mettre
après-midi. Ensemble, ils s’adonnent à leurs en avant leurs vidéos, ou de leur trouver des
cascades. Dans le même temps défile une boulots dans des magasins de vélo par exemple.”
foule qu’on croirait fraîchement débarquée Lui aussi a connu les difficultés que certains
des années 1970, direction le concert d’Abba peuvent traverser. “Mes trois meilleurs amis ont
organisé à côté. Du haut de ses 23 ans, Jake été poignardés. Le frère d’un pote a été assassiné,
est un athlète accompli. Il est sponsorisé par et un autre de mes meilleurs amis vient de sortir
une marque de vélos et de vêtements de sport de prison. J’ai vraiment eu de la chance, le vélo a
et réalise régulièrement des publicités pour changé ma vie et m’a permis de m’éloigner de toutes
des grandes enseignes. Mais il ne se départ ces énergies négatives.” Plus jeune, Jake rêvait
So good - 57 -
de devenir footballeur, mais une blessure au
genou l’a contraint à arrêter ses entraînements
pendant plusieurs mois. C’est à cette époque
qu’il se met à rouler à vélo avec des amis:
inspirés par des vidéos de figures à moto,
ils tentent de répliquer ces prouesses. À 16 ans,
Jake abandonne ses études, secoué par la
disparition d’un de ses amis, mort poignardé.
Il travaille quelques années dans un magasin
de vélo, et dans le même temps, apprend à
monter des vidéos qu’il poste ensuite sur
YouTube. C’est là que Jake O’Neill devient
Jake 100. Aujourd’hui, ses vidéos obtiennent
parfois plusieurs millions de vues. De quoi
inspirer des cohortes de jeunes et les pousser
à lever leurs roues, à se filmer et à l’imiter.
“Apprendre à gérer un compte Instagram, à faire des
stories, ou encore du montage vidéo pour YouTube,
ce sont des compétences que certaines sociétés
s’arrachent à prix d’or et que ces jeunes peuvent
apprendre à travers la bikelife!”
Jake s’entraîne à Pudding Mill avec Nay, une
des rares femmes du mouvement. “Comme tout
ce qui se rapporte aux deux-roues, c’est dominé
par des mecs. Je viens du monde de la moto, et
c’était pareil là-bas.” Rien de bien étonnant,
considérant le fait que la discipline croise
démonstration de force et appropriation de
l’espace public. Passionnée de fitness, Nay a
commencé à faire de la moto à 6 ans. Alors que
le confinement lui coupe les gaz, elle se met à
pédaler, inspirée par un jeune de son quartier.
“J’ai passé trois heures par jour à m’entraîner à
faire une roue arrière.” En deux ans, elle se fait
une place dans la bikelife et accumule plus de
15 000 followers sur Instagram. Elle organise
aujourd’hui des compétitions de wheelie
réservées aux filles, ouvertes prochainement.
“Il faudrait mieux les accueillir, conseille-t-elle
à Jake, qui organise les grands rendez-vous
de la scène. Rouler comme des bourrins pendant
30 bornes, ça décourage beaucoup de filles qui ne
peuvent pas suivre le rythme. Et organiser des rides
juste pour les filles, ça n’a pas de sens, l’idée c’est
de nous impliquer plus. On doit être unis.” Dans
le Nord de Londres, à Pimlico, situé à côté du
très huppé quartier de Notting Hill, un groupe
de jeunes filles fait une vidéo de danse pour
TikTok avec la vue de Londres en arrière-
plan. Plus loin, un groupe de jeunes se repose
dans l’herbe, entourés de leurs vélos posés
à terre. Un peu à l’écart, silencieux, Conor,
17 ans, dont le visage émerge à peine de ses
cheveux ondulés, confie: “En groupe, c’est sympa
aussi, mais j’aime bien rouler seul, j’aime bien
être tranquille avec ma musique pour me perdre
dans mes pensées.” Plus loin, la troupe bavasse.
Un œil sur leurs smartphones, les ados parlent
du brevet qui approche, de leurs fringues
ou de la dernière figure qu’ils ont apprise.
Un moment bikelife, comme ils en vivront sans
doute beaucoup d’autres. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AS
- 58 - Portfolio #9

L’ÉCHAPPÉE

BELLE
P H OTO S : F R E D D I E M I L L E R P O U R S O G O O D
#9 So good - 59 -
#9 So good - 61 -
- 64 - Portfolio #9
- 66 - Enquête
Leur mission: épauler
des jeunes. Leur mode
opératoire: se balader
sur Instagram, Snapchat
ou TikTok, plutôt que
de zoner au pied des
immeubles dans les
quartiers difficiles. Voici
les promeneurs du Net, un
système suédois importé en
France en 2016. Travail,
orientation, problèmes de
cœur ou harcèlement, ces
travailleurs sociaux d’un
nouveau genre sont sur
tous les fronts. Ils racontent.
PA R A M É L I A M O R G H A D I
I L L U S T R AT I O N S : J U L E S L E B A R A Z E R
#9
Derrière les immenses vitres du 4 bis cours
des Alliés, à Rennes, Fabien Desrondiers
commence sa journée de travail. Ici, à l’Info
jeunes, tout le monde l’appelle Fab. Machine
à café et ordinateur allumé, il met en route
son outil de prédilection, son smartphone.
Car il est une pièce maîtresse pour son métier:
promeneur du Net, un travailleur social d’un
nouveau genre. Le dispositif est né en Suède –
promeneur du Net est la traduction directe du
suédois “Nätvandrarna” – avant d’être importé
dans la Manche. “La coordinatrice de la CAF de la
Manche a repéré ce système lors d’un voyage d’étude,
et a tout de suite pensé que c’était transposable
en France”, raconte Ségolène Dary, conseillère
en politique familiale et sociale de la Caisse
nationale des allocations familiales (CNAF),
la branche de la CAF qui pilote l’opération.
L’idée est simple: ces héritiers de Pascal
le grand frère se baladent sur les réseaux
sociaux plutôt que dans les rues des quartiers
sensibles. Logique, c’est là que se trouvent les
jeunes. En d’autres termes, il s’agit de proposer
à des professionnels, déjà bien implantés
dans leur territoire, de porter une nouvelle
casquette: celle d’accompagnateur en ligne.
Ils sont éducateurs, animateurs, psychologues,
infirmiers, médiateurs, conseillers d’insertion…
Tous sont issus de structures du secteur
éducatif ou socio-culturel. Et ils font désormais
une partie de leur job sur les réseaux:
Snapchat, Instagram ou encore TikTok.
“Les jeunes étaient très présents sur les réseaux
sociaux. On les accompagnait déjà dans la rue, via
les structures, on a juste étendu à la rue numérique”,
se félicite Ségolène Dary. Chaque conseiller a
un compte personnel, très codifié avec prénom,
nom et logo, comme le préconise la charte
qu’ils ont signée. “Les promeneurs du Net doivent
être identifiables, ce ne sont pas des adultes comme
les autres. Et ils doivent respecter un ensemble de
valeurs, comme prendre en compte les individus sans
distinctions ni préjugés”, détaille la conseillère
de la CNAF.
De la cité aux champs de blé
En 2022, on compte 2930 promeneurs et
promeneuses à travers le pays. Et les chiffres
ne font que grimper. Tout s’affole en mars
2020, quand le confinement débute. Quelques
semaines avant le début de la crise sanitaire,
à Saint-Denis, en banlieue parisienne, Jérôme
Radal, 31 ans, entre dans le rang des PdN,
petit nom des promeneurs du Net. “Les jeunes
ne fréquentaient plus la structure, on avait du
mal à garder un contact, tout le monde avait
pris de la distance”, raconte-t-il. Il prend alors
l’habitude de discuter avec eux sur Snapchat
et sur Instagram et répond à leurs questions.
De l’orientation aux problèmes familiaux, tout
y passe. L’œil attentif, il surveille aussi avec
bienveillance les contenus qu’ils publient.
- 68 - Enquête #9

Le lien perdurera après le déconfinement.
“Un jour, on voulait remettre en forme le jardin du
centre social, j’ai envoyé un message sur Snapchat
pour dire qu’on avait besoin de mains. Résultat,
une dizaine de jeunes sont venus. Ils s’emmerdaient,
et ils nous ont aidés à nettoyer une partie du jardin.
Ça aurait été compliqué de les mobiliser autrement,
à part en faisant le tour de la cité pour tenter
de savoir dans quelle cage d’escaliers ils étaient
fourrés”, résume le jeune homme, aujourd’hui
d’interventions, certains jeunes l’ajoutent sur
Snapchat, et c’est l’effet boule de neige. Afin de
les sortir de leur quotidien, Valentin fédère les
jeunes, de 11 à 17 ans, en proposant des sorties d’asile. “Je peux les rencontrer et les accompagner
via les réseaux sociaux. Pour les convaincre,
il avance des prix imbattables: pour une
journée de 8 heures à
18 heures, avec repas,
sortie (karting, bowling
c’est selon), goûter, aller- “Ça aurait été
sur le BAFA: au fil du temps, les échanges se
sont diversifiés. Dans le même temps, la jeune
femme aide de jeunes réfugiés ou demandeurs
dans leur démarche”, explique la promeneuse.
En plus du côté administratif, elle leur parle
régulièrement sur les
réseaux. “Ils ont besoin
de pratiquer le français, de
nouer des liens, de discuter

compliqué de
coordinateur du numérique à la fédération retour en minibus, puis de l’interculturalité… et c’est
des centres sociaux de Seine-Saint-Denis. dépose devant la porte, facilité par le numérique.”
Vaincre l’isolement, et faire participer les
jeunes à la communauté, c’est aussi l’objectif
il faut s’acquitter de
10 euros. Qui dit mieux? les mobiliser Quasi quotidiennement,
Florine écrit sur la
de Valentin Chaves, 28 ans, animateur jeunesse
en centre social de Grandvilliers, dans l’Oise.
“Le but n’est pas de s’enrichir,
mais d’enrichir les jeunes
autrement que messagerie d’Instagram
à des jeunes du Soudan
Situé en pleine “Picardie verte” – la région se
compose de 88 petits villages –, Grandvilliers,
en expériences.” Pour
compléter sa mission,
sur les réseaux ou encore d’Azerbaïdjan,
dont le niveau s’améliore
le plus grand d’entre eux, compte à peine
1500 habitants. “Ici, le problème principal,
Valentin offre aussi une
oreille attentive. “Je me
sociaux, à part de jour en jour. Selon elle,
la présence sur les réseaux
c’est la mobilité, les jeunes restent tout le temps définis comme une sorte de en faisant le tour sociaux est indispensable.
chez eux, beaucoup ne connaissent même pas Pascal le grand frère. Ces “Ils n’ont aucun code
Beauvais ou Amiens, à une heure de là. Certains ne jeunes sont dans des endroits de la cité pour classique, ils n’utilisent pas
vont pas au lycée parce que c’est loin, les parents isolés, sont tout le temps avec les mails, beaucoup n’en ont
ont peur, ils pensent que Beauvais est une ville leurs familles, ne savent pas tenter de savoir même pas, ce sont des choses

dans quelle cage

dangereuse”, s’attriste Valentin. Prendre le vers qui se tourner… Donc qui s’apprennent dans la
bus, le métro, être loin de chez soi, autant de beaucoup se confient à moi sphère du travail. Pour nouer
choses auxquelles il faut s’acclimater dans
cette zone très rurale. “On est dans une région
sur les réseaux.” Du mieux
qu’il peut, l’animateur
d’escaliers ils une relation sympathique,
et ne pas mettre des freins
où le contact est assez difficile, en dehors des
interventions en établissements scolaires, on ne voit
les rassure, tente de
trouver des solutions et
étaient fourrés.” à la communication, il faut
utiliser leurs réseaux.”
pas les jeunes”, poursuit l’animateur à l’accent du de les suivre dans leur Jérôme Radal, coordinateur du numérique Si les promeneurs ont une
Sud. À son arrivée, il y a deux ans, il s’emploie cheminement. “Parfois, les à la fédération des centres sociaux obligation de présence
de Seine-Saint-Denis
à reconstruire le pôle jeunesse. Lors problématiques deviennent numérique d’au moins
plus graves, et là, je suis trois heures par jour, pour
obligé d’impliquer d’autres la plupart d’entre eux,
personnes, plus spécialisées”, la mission est beaucoup
conclut le jeune homme. plus prenante: “J’ai pris la décision de laisser mon
portable allumé le soir, une ou deux heures après
Récupérer les bouteilles à la mer mon temps de travail, ça leur permet de venir me
parler après les cours. Et parfois, je l’allume le week-
“On mesure Du côté de la Mayenne, Florine Olivier est end pour suivre l’évolution d’une conversation”,
référente du Centre d’information jeunesse, confesse Valentin, qui a manifestement du mal
nos audiences, mais elle a aussi une casquette de promeneuse. à raccrocher.

pour voir si on
Chaque jour, elle converse avec des ados sur
Instagram. “Hier, j’ai discuté avec huit jeunes, À la recherche des jeunes perdus
a les bonnes qui ont notamment réagi à mes stories, mais
habituellement, c’est plutôt trois par jour”, détaille- Tout l’enjeu est de réussir à comprendre

méthodes, et t-elle en scrollant sur son téléphone. Pour elle,

le dispositif PdN a un aspect pratique, bien sûr:
on utilise aussi diffuser des informations sur les événements
organisés ou faire la promotion d’une aide,
Google Trends mais il permet également d’entretenir des liens
privilégiés. “Depuis trois ans et demi, je suis en
pour repérer les communication sur Messenger avec un jeune que je
n’ai jamais rencontré. Il est venu vers moi parce qu’il
questionnements a vu que je réagissais à des posts de l’asso LGBTQI+
et à agir en miroir des comportements des
jeunes. Claude Soula, directeur d’ActiCity,
et coordinateur des promeneurs du Net dans
l’Aude, l’a bien compris. Celui qui se surnomme
“le papy de l’étape” œuvre pour les jeunes
depuis 1988. Au fil des ans, il a vu l’évolution
de leurs pratiques. “Au niveau départemental,
on mesure nos audiences, pour voir si on a les bonnes
méthodes, et on utilise aussi Google Trends pour

des jeunes grâce

de la Mayenne.” Le jeune homme se pose des repérer les questionnements des jeunes grâce à des
questions sur son orientation sexuelle. “Il ne mots-clés”, explique-t-il. Le top des mots tapés

à des mots-clés.” s’était pas encore fait son coming-out à lui-même,

Claude Soula, coordinateur
des promeneurs du Net dans l’Aude
il n’était pas encore prêt à se tourner vers une
asso LGBTQI+, donc j’étais un bon entre-deux.”
Recherche de logement, de job, d’informations
dans la barre de Google? Jeune, alternance,
orientation, vacances, harcèlement, sexualité…
“On voit quand ils sont recherchés, par villes, par
âges. Ça nous permet d’avoir un aperçu complet des
#9 So good - 69 -

préoccupations”, résume Claude. Et au fil des

mois, ces préoccupations changent. Comme
en matière de fruits et légumes, “il y a une
saisonnalité: selon les périodes, les demandes ne
sont pas les mêmes”, complète Gaëlle Beaujard,
promeneuse du même département.
En janvier, on se demande où on va faire
ses études. En mars, quel job on fera cet
été. Et en juin, on cherche un appartement.
Parfois, les choses se font aussi un peu par
hasard. Comme dans ce cas récent d’un
jeune totalement isolé, qui ne sortait plus de
chez lui, avait abandonné les cours, et s’était
complètement renfermé sur lui-même.
Pendant la période du Covid, la promeneuse
et le démissionnaire entrent en contact via les
réseaux sociaux. “Il est ensuite venu pour faire un
CV, et au fur à mesure, en creusant, on a compris
sa situation: il y avait un trou d’un an et demi,
raconte Gaëlle. On l’a remotivé, et il y a quinze
jours, il nous a dit qu’il avait trouvé du boulot!”
Un petit miracle qui n’aurait sans doute pas été
possible sans les réseaux. Pour être à la page,
les promeneurs se déplacent en fonction des
nouvelles plateformes à la mode. Il s’agit de
rester dans le coup. “On débute aussi sur TikTok,
j’essaye de rendre ça un peu plus léger, de reprendre
des trends: c’est vraiment une plateforme géniale”,
s’enthousiasme la nouvelle adepte. Et cette
adaptabilité semble payer. “Sur l’année 2021,
l’opération a touché 150 000 jeunes”, se réjouit
Ségolène Dary, conseillère en politique
familiale et sociale de la CNAF.

Certains promeneurs à tendance geek

vont chercher plus loin. Dans les Côtes-
d’Armor, plusieurs d’entre eux ont investi les
plateformes Discord, logiciel de messagerie
instantanée prisées par les amateurs de
jeu vidéo, et Twitch, qui permet de diffuser
des vidéos en live. “On a monté des serveurs
thématiques, parfois modérés par les jeunes
eux-mêmes, rapporte Charles Disserbo,
coordinateur pour le département. Là, l’optique
est plutôt l’animation: on joue en ligne, tout en
étant sur Discord pour discuter, et on a des salons
sur la vie locale…” Sachez au passage que les
salons sont des canaux qui permettent aux
utilisateurs de commencer à converser,
comme le feraient des dames lettrées à
l’époque des Lumières, l’aspect lettré en moins,
probablement.
Bienvenue dans le dark web
Même son de cloche du côté de Saint-Denis,
où Jérôme Radal a tout de suite vu le potentiel
de ces plateformes. “Parmi les jeunes à qui je
parlais, il y avait beaucoup de fans de jeu vidéo
ou encore de mangas, a observé le promeneur.
Chaque communauté a son forum, donc j’étais
présent sur le serveur Minecraft, Among us,
Fornite, Naruto, One piece…” Il aide même un
petit groupe à créer leur junior association,
sur les jeux vidéo et les pratiques geek, via
Discord. Jérôme Radal garde un souvenir très
positif des PdN, “mais ça m’a aussi montré un
côté glauque que je ne connaissais pas, un monde
où ils se bastonnent, où ils montrent des flingues,
où il y a du michetonnage (prostitution en
ligne, contre des faveurs financières ou des
cadeaux, généralement le fait d’adolescentes
défavorisées, NDLR). Et ce, très jeune”, rapporte-
t-il. Via les réseaux sociaux, les jeunes se
lancent également des challenges entre cités.
“Ils font des vidéos d’annonce: ‘Vive la cité une
telle, on provoque la cité rivale.’ Parmi les défis
lancés: tabasser un petit, faire semblant d’agresser
quelqu’un, ou encore fumer un pétard à 12 ans”,
le tout filmé et diffusé en direct sur Snapchat.
Jérôme utilise sa casquette de promeneur
pour tenter de ramener certains collégiens
à la raison. Mais la mission des promeneurs
prend parfois une tournure inattendue.
Fabien Desrondiers, Fab du 4 bis à Rennes,
opère principalement sur Twitter. Là, grâce au
système de hashtags et à la fonction recherche,
il attrape au vol des bouteilles à la mer 2.0 et
y répond. “Via tweetdeck, je me suis créé un outil,
avec un système de mots-clés pour tomber sur des
questions: jobs, logement, mal-être… Dès que je vois
une question d’un jeune, j’y réponds en donnant
des infos précises, localement ou pas”, détaille
méticuleusement l’informateur jeunesse de
38 ans. Il y a quelques mois, Fab essaie d’autres
réseaux sociaux: WhatsApp, Telegram…
Sur cette dernière messagerie, Fab se retrouve
inondé de messages de sollicitations sexuelles.
“Au début, je pensais que c’était des spams. Je me
suis dit que ce n’était pas la plateforme adéquate
pour faire mon travail.” Mais interloqué par la
tournure des messages, il finit par répondre
à l’un d’entre eux. “J’ai dit: ‘Non merci, je ne
suis pas du tout intéressé, mais j’espère que
tu n’es pas en danger, et il existe des structures
spécialisées si tu cherches du boulot.’” Là, c’est
la surprise: derrière l’écran, pas de bot russe
ou de brouteur nigérian, mais une jeune
femme proche de Rennes. Au total, avec cette
technique inattendue, quatre prostituées,
toutes âgées de moins de 25 ans, sont venues
au “4 bis” pour chercher une formation ou un
emploi. Qui a dit que les réseaux sociaux se
résumaient aux chatons mignons et aux fake
news? TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AM
RENCONTRE
- 70 - Portrait #9

DU TROISIÈME
GENRE
T E X T E E T P H OTO S PA R A L E X I S E X P O S I TO
E T M A R I O N M O L I N A R I , À K A R AC H I
#9 So good - 71 -

Minahil Baloch et Mehrub Moiz, dans la banlieue populaire de Karachi

où siège l’association GIA. Derrière, les fidèles se pressent vers la mosquée
de ce quartier conservateur.
- 72 - Portrait #9

Activiste, médecin,
activités et son engagement politique, Mehrub
en est devenue l’une des personnalités les plus

chercheuse en sciences
influentes et populaires. Ses membres sont
connus sous le nom familier de hijras: ce terme
ourdou signifiant “eunuque” est hérité de la

sociales, actrice, star des

tradition moghole des castrats qui occupaient
une place de choix auprès des empereurs. Sous
son sens actuel, cette communauté regroupe

réseaux sociaux et, elle

les travestis, transgenres, hermaphrodites,
mais aussi les personnes castrées.

l’espère, bientôt députée, Bénédiction, persécutions, bastons

mais n’allez pas croire que

Pour comprendre l’existence de ce troisième
genre, il faut remonter à l’Antiquité.
L’histoire lui prête des pouvoirs mystiques

Mehrub Moiz se disperse.

concédés par le roi Rāma, qui aurait régné
au xxe siècle avant Jésus Christ – nul ne sait

Dans son pays, le Pakistan,

s’il a réellement existé. Le Râmâyana, l’un des
textes fondamentaux de l’hindouisme et de la
mythologie hindoue, raconte que le souverain,

cette femme transgenre

impressionné par la dévotion que lui
témoignaient les hijras, leur accorda le pouvoir
de bénir les mariages et les naissances. Cette

de 36 ans se bat par tous

croyance est encore largement répandue au
Pakistan aujourd’hui, alors même que depuis

les moyens pour les droits

la partition des Indes de l’Empire britannique
en 1947, il s’agit d’un État islamique, dont 96%
de la population actuelle est musulmane. Bien

de sa communauté, les
que les recensements officiels comptabilisent
seulement 20 000 individus au sein des
khwaja sira, elles seraient aujourd’hui plus

khwaja sira, officiellement

d’un demi-million au Pakistan. Criminalisées
et persécutées sous l’empire des Indes

considérées comme un
britanniques pour “indécence publique”,
elles sont souvent exclues par leurs familles
et restent aujourd’hui marginalisées par la

troisième genre, mais

société pakistanaise. Ces jeunes femmes sont
ainsi condamnées à vivre des vies de parias et
sont les victimes récurrentes d’humiliations et

sans cesse persécutées.

de violences. Le cas de Mehrub Moiz n’est qu’un
exemple parmi beaucoup d’autres. Les khwaja

Rencontre avec une

sira sont aussi la frange de la population la plus
touchée par le sida. Souvent confinées à des
emplois de travailleuses du sexe – prostituées,

battante déterminée
danseuses de cabaret –, elles sont devenues
les cibles privilégiées de gangs criminels qui
leur extorquent de l’argent ou les intègrent de

à abattre le patriarcat.
“Ils ont cassé la porte de ma voiture
et ont tenté de me tirer à l’extérieur. J’ai dû me
battre pendant de longues minutes, avant qu’ils
ne prennent la fuite.” Vêtue d’une kurta bleue
– une tunique traditionnelle pakistanaise –,
piercing au nez, visage rehaussé de couleurs
vives, Mehrub Moiz revient la voix encore
pleine de colère sur cette nuit de septembre
2021 à Karachi où, alors qu’elle revenait d’une
soirée, un groupe d’hommes a tenté de la
violer. Son récit pourrait être celui des dizaines
de milliers de femmes victimes chaque année
d’agressions sexuelles dans le pays. À un léger
détail près: sous son maquillage, un soupçon
de barbe naissante laisse deviner un passé
masculin et son appartenance à ce qui est
considéré au Pakistan comme un troisième
genre bien spécifique: celui des khwaja sira,
la communauté transgenre ancestrale du
sous-continent indien. Grâce à ses multiples
force à leurs réseaux de prostitution. Quand
leur but n’est pas, tout simplement, d’évacuer
sur elles leurs pulsions de violence. À l’été
2021, le plus puissant d’entre eux, le gang des
Beelas, a ciblé Mehrub, qui combat activement
ces pratiques à travers son engagement
militant. “L’attaque dont j’ai été victime a eu
lieu après un appel au viol lancé sur les réseaux
sociaux par un gang qui nous vise régulièrement.
Ces hommes cherchent à nous faire taire. Ils se
mêlent à nos manifestations publiques et infiltrent
nos évènements pour nous agresser et nous violer”,
raconte la jeune femme. Le taux d’assassinat
des khwaja sira au Pakistan est supérieur à
celui du Salvador, considéré comme le plus
#9
Trois membres de la communauté khwaja sira, bénévoles pour l’association GIA. Elles portent
des vêtements masculins au quotidien pour des raisons de sécurité.
élevé au monde. Du moins d’après les données
relevées par la communauté, qui sont les
seules disponibles. Dans la seule région de
Khyber Pakhtunkhwa, au nord-ouest du pays,
d’où Mehrub est originaire, 91 personnes
transgenres ont été assassinées depuis 2015,
et 2000 cas d’agressions transphobes ont été
enregistrés, selon la police locale. Des forces
de l’ordre sur lesquelles, de manière générale,
les khwaja sira ne peuvent que peu compter
pour les protéger. Quand elles parviennent à
faire enregistrer leurs plaintes, les agresseurs
sont très rarement condamnés. Mehrub, elle,
a su se défendre seule. “J’en ai blessé plusieurs.
La police, comme toujours, est arrivée trop tard. J’ai
grandi dans un environnement difficile, très pauvre.
J’ai appris à me défendre.” La tenue soignée de
cette jeune femme de 32 ans, son regard vif et
malicieux, ne laissent pourtant pas présager
qu’elle puisse, à elle seule, mettre en déroute
toute une meute d’agresseurs. Et loin de la
faire renoncer à ses activités, cet événement
a au contraire renforcé sa détermination:
aujourd’hui elle nourrit l’ambition d’entrer au
Parlement pakistanais et entend porter son
combat sur la scène politique.
Heure de gloire, shows drag-queen
et militantisme pro-transgenre
Mehrub Moiz nous a donné rendez-vous
dans les locaux de l’association GIA (Gender
Interactive Alliance), qui promeut l’égalité et
les droits civiques des personnes transgenres
au Pakistan, et pour laquelle elle travaille
depuis plusieurs années. Tour à tour, ses
amies viennent nous saluer. Une femme plus
âgée vêtue d’une dupatta, un voile couvrant les
épaules, se tient un temps à l’écart avant que
Moiz n’entame les présentations, visiblement
émue. Bindiya Rana a
créé l’association. Elle est
activiste depuis toujours,
mais aussi actrice pour la
télévision. “Je suis une de ses
disciples. Elle est sans aucun
doute la femme transgenre
la plus respectée et la plus
influente au Pakistan. Elle a
énormément fait pour nous”,
relate Mehrub. En mai
dernier, la communauté
khwaja sira a connu son
quart d’heure de célébrité
lors de la grand-messe du
cinéma qu’est le festival
de Cannes, grâce au
film Joyland, réalisé par
Saim Sadiq. L’œuvre, qui
a glané le prix du jury dans la sélection Un
certain regard et la palme Queer, met en scène
l’amour impossible d’un jeune Pakistanais
marié et d’une femme transgenre, Biba, artiste
de cabaret. Un scénario qui n’est sans doute
pas uniquement celui d’un film. Alina Khan,
l’actrice qui interprète la jeune héroïne, fait
elle-même partie de la communauté GIA. Elle
a noué avec Mehrub des liens qui vont au-delà
de la simple amitié. “Nous sommes toutes sœurs,
souffle-t-elle. Cette communauté est très soudée.
Sans elle, nos vies seraient impossibles.” Avant
Alina, Mehrub a elle aussi connu son heure de
So good - 73 -
gloire: en 2016, elle a subitement acquis une
notoriété sur les réseaux sociaux en campant
un personnage nommé Desibombshell,
“La bombe du sous-continent indien” en
ourdou. “J’exprimais mes opinions librement
sur tout ce que je souhaitais dénoncer, le tout avec
humour. À cette époque, j’étudiais aux États-Unis,
et le Pakistan me manquait. Initialement, c’était
juste un moyen d’interagir avec mes amis, mais
c’est devenu viral en l’espace de deux jours. Après
ma quatrième vidéo, tous les médias pakistanais
m’ont contactée. J’ai tout de suite été catégorisée
comme ‘Nouvelle icône féministe’, décrite comme
‘La voix qu’on attendait’. Ça a été tellement
soudain que j’ai pris peur”, se souvient-elle.
Une visibilité qu’elle utilise depuis pour
informer et sensibiliser à grande échelle sur
les questions de genre au Pakistan. À son
retour au pays, forte de cette célébrité nouvelle,
Mehrub se lance dans des shows drag-queen
et amorce une tournée de 70 représentations
sur tout le territoire. Un succès: le spectacle
se joue à guichets fermés. La jeune femme
profite de la scène pour donner des cours
d’éducation sexuelle. Elle va jusqu’à exhiber
ses sex-toys et provoquer son public masculin
en s’attaquant au sujet du tabou qu’est encore
le plaisir féminin. “C’est mieux de devenir
lesbienne, tranche-t-elle sur les planches. Je vous
recommande de faire descendre une autre femme
sur vous au moins une fois dans votre vie, croyez-
moi, elles ne seront pas aussi
incompétentes que ces types.”
“Après mes vidéos sur C’est à cette période qu’elle
commence à militer pour
les réseaux sociaux, les femmes transgenres:
tous les médias elle participe notamment
pakistanais m’ont à des podcasts dans
contactée. J’ai tout de lesquels elle s’illustre en
critiquant avec virulence
suite été catégorisée la colonisation et ses
comme ‘Nouvelle icône conséquences pour les
féministe’. Ça a été khwaja sira –sous l’Empire
tellement soudain que britannique, la loi Criminal
Tribes Act limite leurs
j’ai pris peur.” droits, leurs membres sont
Mehrub Moiz, transgenre, considérés d’office comme
chercheuse en sciences sociales criminels, légitimant un
contrôle plus étroit et des
violences à leur encontre.
Très vite, elle est même invitée par la télévision
publique pour partager ses opinions politiques
sur les questions de genre, avant de décider
de prendre un peu de distance avec la sphère
du showbiz et des médias. Motif invoqué:
“se construire” et “solidifier ses bases intellectuelles”.
Le fils tant attendu
“Lorsque je suis devenue célèbre, mes parents sont
devenus fous, explique la jeune femme dans un
éclat de rire. Ils m’ont dit: ‘Il y avait une seule
chose qu’on ne voulait pas que tu fasses dans
- 74 - Portrait
la vie, et c’était précisément ce que tu as fait:
devenir une fille.’” Une réaction révélatrice
des inégalités hommes-femmes au Pakistan
et du statut très spécifique réservé au fils
dans la société. “Les gens remercient le ciel lors
de la naissance d’un fils. Mais pourquoi? Pourquoi
as-tu besoin d’un pénis pour accomplir telle ou
telle action? Ça n’a aucun sens.” Merhub est le
sixième enfant d’une famille traditionnelle et
religieuse. Et surtout, le tant attendu premier
garçon. “Ils ont continué à faire des enfants jusqu’à
m’avoir!” Mais le petit Muhammad est poli,
doux, préfère passer du temps à l’intérieur
avec sa mère et ses sœurs, des activités et des
qualités traditionnellement dévolues aux filles.
“J’ai grandi avec un poids: on attendait de moi des
signes traditionnels de masculinité. Dès mes 3 ans,
on me faisait des réflexions telles que: ‘Cesse de
te comporter comme une kusra (terme péjoratif
désignant les transsexuels au Pakistan, NDLR),
comporte-toi comme un garçon!’ Très vite, j’ai
eu cette conscience de qui j’étais, sans toutefois
être autorisée à l’être.” Son enfance, pourtant,
se déroule sans heurts. Tous le trouvent
“mignon”, avec ses petites lunettes. Ses amis
acceptent sa personnalité. Et la maîtresse
l’adore. Forcément, à la différence des autres
garçons, il est gentil et ne casse rien. C’est
d’ailleurs l’objet de félicitations récurrentes,
de même que ses bonnes notes. Mais le vent
tourne à l’adolescence, lors de son placement
dans un internat militaire pour garçons, de ses
10 à 17 ans. “Le collège et le lycée ont été mes pires
années. J’étais considérée comme un objet sexuel.
On me répétait tous les jours: ‘Je veux te baiser.’
Sur toutes les portes des toilettes, mon nom était
griffonné, accompagné d’obscénités. Simplement
parce que j’étais mignonne et féminine.”
Malgré la situation, la jeune Pakistanaise
obtient des résultats brillants tout au long de
sa scolarité. Et comprend vite que l’éducation
sera sa porte de sortie. D’une certaine façon,
ses performances scolaires la protègent. Son
nom est d’ailleurs sur le mur d’honneur des
meilleurs élèves de son école. L’émancipation
tant attendue viendra en réalité grâce aux
études et aux premiers salaires. À 24 ans, elle
quitte sa ville natale d’Abbottabad – devenue
célèbre pour avoir été le théâtre de la mort
d’Oussama Ben Laden –, et part à Lahore où
elle étudie la médecine. Puis elle s’envole pour
les États-Unis, où elle obtient un master. À son
retour au pays, la jeune diplômée s’installe
dans la capitale, Karachi, où elle travaille
comme professeure à l’université, disséquant
avec ses élèves les politiques de santé publique.
Gagner son propre salaire lui donne accès à
une nouvelle forme de liberté. Elle choisit ses
vêtements, se déplace comme bon lui semble
et surtout, elle peut sortir et avoir une vie
sociale, tout simplement. Grâce à ses moyens,
elle peut s’asseoir en ville pour manger
#9
un burger ou boire un Coca-cola en bonne
compagnie. Cette émancipation financière
lui permet en parallèle de s’assumer comme
femme, mais aussi d’entamer ses activités
militantes sous la protection de Bindiya Rana
et aux côtés de ses sœurs khwaja sira. “J’ai refusé
de remplir mon rôle d’homme en refusant de me
marier. C’est ainsi que les gens ici font leur coming
out: ils refusent l’institution du mariage et donc le
rôle genré qui leur est traditionnellement attribué.”
L’entretien est interrompu par une sonnerie
de téléphone. Mehrub décroche, et après
quelques échanges en ourdou, met rapidement
fin à la conversation. “C’était ma mère, elle m’a
appelé deux fois aujourd’hui pour être sûre que je ne
commettrais pas d’impair, s’amuse-t-elle. Elle m’a
dit: ‘Si tu rentres à la maison pour l’Aïd, tu as
intérêt à te présenter en homme.’ Elle propose
d’aller m’acheter des vêtements masculins.” Signe
S’engager: que malgré le succès et la reconnaissance, le
chemin pour se faire accepter reste bien long.
Association nationale
transgenre “Réduire la masculinité toxique
Basée en France, l’ANT généralisée”
apporte soutien et
assistance aux personnes
transgenres et milite pour En 2016, dans le cadre de l’élaboration
leur reconnaissance et contre d’une loi pour la protection des droits des
toute discrimination fondée
sur l’identité de genre. personnes transgenres, Mehrub est appelée
Go go go! à intervenir au Parlement pakistanais afin d’y
https://ant-france.eu/ soumettre des propositions. Elle y présente
les conclusions de son étude menée sur la vie
Gender Interactive des khwaja sira dans le pays, pour le compte
Alliance de l’Aurat Foundation, une ONG qui se bat
Au Pakistan, l’association depuis 1986 pour l’égalité hommes-femmes.
Gender Interactive Alliance
œuvre pour les droits et Adoptée en 2018, la loi reconnaît les personnes
la justice sociale de la transgenres et proscrit la discrimination et
communauté des personnes
transgenres dans le pays.
le harcèlement à leur encontre. Une victoire
Celle-là même où milite immense pour Mehrub et ses camarades
Mehrub.
militantes et un premier pas considérable
https://genderinteractive
alliance.wordpress.com/
pour les droits des personnes transgenres au
contact-us/ Pakistan. Mais malgré ces dispositions légales
et la reconnaissance officielle de ce troisième
Au siège de l’association GIA, préparation des kits d’aide alimentaire et médicale.
genre, l’amélioration des conditions de vie des violence à l’égard des femmes et des trans. conneries!” La chercheuse est persuadée que
khwaja sira au Pakistan tarde à se concrétiser. Sa solution? Leur permettre de vivre librement l’avenir, en particulier au Pakistan, doit être
L’association GIA continue à apporter un et mettre fin aux tabous. “Nous réfléchissons à écrit par les femmes. À chacun de déjouer
soutien indispensable à la communauté, tout ce que signifie être actif et passif sexuellement. chez soi les mécanismes du patriarcat.
et aux familles des khwaja sira assassinées. Nous sommes convaincues que la libération sexuelle “La masculinité en tant que paradigme systémique
Ses équipes fournissent notamment des passe par l’acceptation de la diversité et le respect est un échec. Le monde meurt, car il est gouverné
produits de première de tous, afin de sortir des de tous côtés par des hommes avides de pouvoir
nécessité aux membres carcans actuels. Nous voulons qui vont finir par s’entretuer. La féminité
les plus vulnérables et que les pratiques sexuelles comporte tout, la colère, la détermination, le sens
les accompagnent dans se diversifient et cessent des responsabilités, l’amour, l’affection, tout.”
leurs démarches légales. “Nous devons en finir de reproduire ces schémas Le réchauffement climatique n’est que la
À plus long terme, leurs patriarcaux de domination
actions, auxquelles
avec la perception masculine.”
manifestation la plus visible du capitalisme
globalisé orchestré par les hommes, que
participe Mehrub, visent en yin et yang. Dire dénonce Mehrub Moiz – à Lahore, ville de
deux objectifs: soutenir qu’il existe une Sur les réseaux sociaux 11 millions d’habitants, la pollution de l’air
les khwaja sira isolées, masculinité agressive et dans ses interventions est en moyenne 14 fois supérieure à la valeur
surtout dans les zones lors de manifestations guide annuelle de l’OMS, et au printemps
rurales, et lutter contre
et une féminité douce, féministes et LGBTQIA+, dernier, des pics de température inédits de
leur exclusion en leur aimante et que c’est Mehrub dénonce un 51 °C ont été enregistrés dans le sud du pays.
permettant de suivre la combinaison des fonctionnement du pays Ses conséquences sont particulièrement
gratuitement un cursus
universitaire. Sur le terrain
deux qui permettrait dominé par les hommes. inquiétantes au Pakistan où la population
Plus largement, elle pourrait atteindre 340 millions d’habitants
des idées, la jeune femme l’équilibre, c’est des s’attache à déconstruire d’ici 2050 selon l’Institut national d’études
poursuit ses recherches conneries!” la perception binaire démographiques (INED). Lorsqu’elle regarde
académiques et théorise des genres et des rôles vers cet horizon lointain, Mehrub oscille entre
les problématiques de qui y sont attribués. pragmatisme et optimisme. “Regardez où nous
genre dans le sous- “Le féminisme moderne en sommes. À ce rythme, le monde sera détruit
continent indien. Au centre doit travailler à réduire la dans 30 ans. C’est notre devoir, les jeunes, d’agir.
de ses études: le rôle des pratiques sexuelles masculinité toxique, qui gangrène la société. Nous Nous sommes l’avenir. Ce que je veux être? Femme
dans les rapports hommes-femmes. Au sein devons en finir avec la perception en yin et yang. politique au Pakistan. C’est là où je serai la meilleure
d’une société extrêmement conservatrice, Dire qu’il existe une masculinité agressive et une et la plus utile. Il est temps de faire apparaître notre
les frustrations sexuelles sont selon elle l’une féminité douce, aimante et que c’est la combinaison pays sur la carte du monde, pour les bonnes raisons.”
des principales raisons des déferlements de des deux qui permettrait l’équilibre, c’est des TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AE ET MM
- 76 -
À l’été 2019 à Bure,
dans la Meuse,
se réunissaient des
centaines d’activistes
écoféministes pour
lutter contre un projet
d’enfouissement des
déchets nucléaires.
Deux ans plus tard,
il ne reste sur place
qu’une dizaine de
militants permanents.
BURE
Qu’est-ce qui les
retient là-bas?
À quoi ressemble
concrètement la
convergence des
OUT
luttes? Peut-on
être militant sans
s’habiller en noir
et porter des
sandales d’Allemand?
Réponses dans la
maison de résistance
antinucléaire en
compagnie de Dada,
Vive, Tutu ou Cyprine.
PA R V I C TO I R E R A
AT I O N S : É M I L I E S E TO
I LLUSTR
Reportage
“Qui est chaud pour un cartographer?” En une seconde,
la proposition d’un jeu égaie les cœurs en ce samedi
soir de décembre, dans la maison de résistance
antinucléaire, comme on l’appelle ici, à Bure dans
le Grand-Est. Le but du jeu: en tant que cartographe,
vous êtes dépêché pour baliser des territoires et les
revendiquer au nom de votre royaume. La Meuse,
c’est un peu leur royaume à eux. Dada, Vive, Fourmi,
Esmé, Tutu, Pluton, sous leurs noms de militants,
ils sont quelques-uns à être restés dans ce château
de résistance, malgré le blizzard hivernal. Il faut
dire que dessiner des forêts et villages sur une
carte et conquérir des terres, ça leur parle. En 2016,
ils ont occupé nuit et jour le bois Lejuc, à Mandres-
en-Barrois, à quelques kilomètres de là – une ZAD,
même s’ils récusent ce terme –, pour empêcher son
rachat par l’Agence nationale des déchets radioactifs
(ANDRA), dans le cadre du projet d’enfouissement
de déchets nucléaires. Depuis 18 ans, les collectifs
militants successifs
achètent des maisons dans les environs
de Bure et s’efforcent de peupler ce
territoire, choisi par l’ANDRA en 2000
pour sa faible démographie. À bord
de son Kangoo bordélique, Dada,
jeune militante à la coupe masculine,
aux ongles rongés et aux yeux bleus
pétillants, semble connaître par
cœur les paysages de la région,
qu’elle décrit comme un “truc post apocalyptique, sans
baraques, à la recherche de ses derniers habitants, où règne
le village éclairé de l’ANDRA”, entouré d’un immense
parc éolien qui clignote dans la nuit. En sillonnant
les villages, elle se réjouit de voir les affiches “NI DUP,
NI DAC” placardées aux fenêtres des habitants –
DUP pour déclaration d’utilité publique, et DAC
pour décret d’autorisation de création, bienvenue
au royaume des acronymes. Signe que les villageois
relaient leurs communications sur les failles dans
ces étapes indispensables à la concrétisation du
projet. À Bure, l’hiver est un temps propice pour
décortiquer l’administratif. Preuve en est, la bonne
nouvelle de Tutu, grand militant accoutré de son
emblématique peignoir:
DENNE À BURE “Super bilan énergie: on paye que
1000 balles d’électricité par an
alors que l’été, on est en moyenne
100 à vivre ici.” Une économie sans doute réalisée
grâce à l’éolienne fabriquée dans le jardin. Soudain,
le cri du cœur “ACAB!”, original appel à se mettre à
table, indique que le déjeuner est servi. Au menu:
#9
poêlée de blettes et chou kale du jardin, houmous
de betterave et levure de bière saupoudrée çà et là.
Une cuisine vegan, pratiquée depuis les années 2000
à Bure, bien avant qu’elle soit tendance à la capitale.
Les Bombes atomiques
À en croire certains témoignages, il fut un
temps où Bure était une explosion de couleurs,
particulièrement en 2019 durant la vague
écoféministe. Pour la première fois, des militantes de
ce mouvement sont alors au premier rang d’une lutte
historiquement masculine. Toutes âgées de moins de
30 ans, au sein du collectif Les Bombes atomiques,
elles défendent la conviction suivante: issue de la
même culture, la destruction de la planète serait liée
à un autre type de violence, la domination masculine.
Qui de plus légitime, alors, que ces femmes pour
défendre un territoire? Autre force de l’époque,
le mouvement écoféministe
a vu le jour à Bure au
moment où la convergence
des luttes germait partout
en France, des Gilets jaunes
à la Marche pour le climat,
des revendications des
femmes de chambre de
l’hôtel Ibis Batignolles aux
manifestations contre
la réforme des retraites.
“Pour la première fois,
les enjeux de territoire prenaient un autre sens”,
explique Myriam Bahaffou, chercheuse, militante
et travailleuse du sexe – Cyprine sous son nom
d’activiste. D’abord venue pour étudier l’engagement
des femmes dans les mouvements antinucléaires
français, elle trouve vite son bonheur sur place
et participe à l’élan écoféministe à Bure. Avec les
autres militantes, elle organise un événement en
non-mixité choisie – exit les hommes cisgenre, ces
mâles en accord avec le genre qui leur a été assigné
à la naissance. “On était 150 dans la maison. C’était une
énorme claque. Je n’avais jamais vu une autogestion aussi
bien fonctionner qu’en non-mixité: aucune division sexuée
du travail. Les femmes ne nettoient pas les chiottes pendant
que les mecs construisent des cabanes. On revalorisait
toutes les activités. J’ai renouvelé ma vision de la lutte
antinuc’ en France.” À son arrivée à Bure, Myriam ne
se reconnaît pas dans ce combat n’incluant aucune
dimension décoloniale ou féministe. Ce décalage,
elle tentera d’en faire sa force. Grande gueule jouant
- 78 - Reportage
excessivement de sa féminité, elle marque directement les
esprits. “Quand Myriam est arrivée, c’était assez exceptionnel.
Il émane d’elle une puissance féminine. Elle nous a prouvé qu’en
tant que militants, on n’est pas obligés de s’habiller en noir et
être dégueulasses. On peut porter de la couleur et affirmer son
corps”, explique Dada, qui habite sur place depuis cinq ans
maintenant.
Au premier regard, la maison de résistance, grande et
froide, peut paraître rude. On y lit sur les murs extérieurs:
“Tout ce qu’on veut, c’est brûler CIGEO.” (Le Centre industriel
de stockage géologique, qui porte le projet d’enfouissement
souterrain des déchets nucléaires dans la
commune de Bure, ndlr.) Sa vaste grange en
“On était 150 dans pierres, lieu chéri des soirées d’été, est boudée
la maison. J’avais jamais l’hiver en raison de sa température trop basse.
À l’intérieur, les cendriers et fleurs séchées
vu une autogestion aussi posés sur la table en palettes laissent planer le
bien fonctionner qu’en souvenir de l’euphorie passée. Myriam décrit
une ambiance austère à son arrivée: “On était
non-mixité: aucune cinq, la plupart des gens étaient en dépression ou
division sexuée du travail. en syndrome post-traumatique après les vagues de
Les femmes ne nettoient répressions policières.” Dans ce contexte, comment
insuffler une nouvelle dynamique dans une
pas les chiottes pendant maison habitée par la même cause depuis 2004?
que les mecs construisent “J’ai valorisé l’immense travail domestique dans la
baraque, qui est tout l’enjeu écoféministe d’éthique et
des cabanes.” de soin interne.” Parler sexe, ragoter, refaire des
Myriam Bahaffou, militante, chercheuse soirées, sont autant d’habitudes qu’elle essaie
et travailleuse du sexe d’infuser pour contrer la pudeur et la retenue
propres au milieu militant. “Si on arrivait à
réinjecter de la valeur et du politique dans le foyer,
je serais d’ailleurs très heureuse d’être femme au foyer. Créer de
l’amitié, acquérir une autonomie alimentaire, redéfinir ce qu’est
prendre soin des autres, ne plus dépendre d’institutions... L’espace
du foyer peut tout reformuler”, explique-t-elle. Transformer la
lutte traditionnelle en un espace joyeux, organique, théâtral:
c’est ce à quoi s’attelle le collectif écoféministe durant une
semaine à la fin de l’été 2019, réunissant des centaines de
participantes, entre manifestations auréolées de banderoles
colorées dans les champs, chants spirituels autour du feu et
S’engager: “booms endiablées”, comme aime les appeler Dada. Une joie
Pour comprendre de vivre qui parfois se perd à Bure, éteinte par les départs en
ce qu’est l’écoféminisme
prison et la paranoïa des perquisitions. “Je suis arrivée comme
en France aujourd’hui,
allez toquer à la porte une fleur à ce moment-là, conclut Myriam. Et j’ai rencontré des
du collectif Les Engraineuses. jeunes avec une énergie incroyable. Seize ans à peine! À leur âge,
Toute l’année, l’association
développe une programmation je rêvais juste d’un iPhone.”
d’événements culturels:
conférences, ateliers,
expositions… Comme le “Habiter à Bure, c’était à la fois magique
festival Après la pluie à Pantin,
organisé fin juin, ou le livre
et épuisant”
Après la pluie - Horizons
écoféministes (Tana éditions) En quête de solitude et de reconnexion après le temps
qui réunit la crème des record d’un an et demi passé à Bure, la chercheuse s’est
spécialistes du sujet.
exilée au Canada. De son côté, la maison vit désormais en
www.lesengraineuses.fr/ mixité choisie. Mais à entendre les anecdotes racontées par
les habitants, le fantôme de Myriam semble encore y planer.
Tutu et Dada ne cachent pas la déception qu’a provoquée
son départ. “Bon, on lui envoie un colis ou pas? Pour me foutre
de sa gueule, je pensais lui envoyer du sirop d’érable, un truc bien
local de Bure”, plaisante Dada. Depuis que la jeune femme
est partie, des rassemblements écoféministes continuent
de ponctuer la lutte sans s’y installer véritablement. Mais
la victoire de ce mouvement, selon Dada, est avant tout
#9
d’avoir pérennisé la présence de militants d’un autre
genre. “Les deux évènements en 2019 et 2021, branchés queer
et décolonial, ont permis d’accueillir des militants qui ne sont
pas habitués à nos luttes”, avoue-t-elle. Et si la maison de
résistance n’est pas devenue un lieu écoféministe à part
entière, les valeurs de ce mouvement ont imprégné les murs
de la maison. Les nouveaux arrivants sont briefés dès leur
arrivée. “Plus question d’accueillir des mecs avec des éléments
de langage militants bien rodés qui sont irrespectueux envers les
meufs”, siffle Dada. Autre réussite pérenne du militantisme
écoféministe: la division sexuée du travail est restée un
lointain souvenir. En ce mois de janvier, Dada coupe du bois,
et Tutu conduit les jeunes à la poste et au supermarché.
Tout l’hiver, Vive, longues dreadlocks, yeux vert profond
et polaires trop larges, a été désigné roi des soupes.
Finalement, à Bure, aucune lutte ne s’installe véritablement
dans le temps. Elles se renouvellent et se confrontent sans
cesse. “C’est sa principale force”, affirme Dada. À ce sujet,
la majorité ne s’accorde pas. Franck, vétéran de la lutte
à l’origine de l’achat de la maison de résistance en 2004,
emporté par le Covid il y a quelques mois, aimait tout de
même à rappeler “qu’on n’est pas là pour être tous vegan et
queers, on est là pour lutter contre le projet Cigéo”.
S’il y a bien quelque chose qui fait l’unanimité à Bure,
c’est le caractère éprouvant de l’expérience. Vive en sait
quelque chose. L’année de ses 30 ans, en 2019, il a été
interdit de territoire pendant deux ans, durant lesquels il
a purgé sa peine pour association de malfaiteurs. En partie
responsable d’un incendie déclenché dans les locaux de
l’ANDRA, il est ressorti traumatisé de son incarcération.
La raison qui scotche ici cet ancien de la lutte à Bure est la
volonté de préserver le territoire de son enfance. “J’avais
à peine 10 ans quand on m’a parlé du laboratoire de l’ANDRA.
Ce projet d’enfouissement des déchets nucléaires rendra impossible
toute vie tranquille ici. Je veux pouvoir habiter en Meuse toute ma
vie.” Ses meilleurs moments dans la région, il les raconte
avec un immense sourire. “C’était dans le camp du bois Lejuc
en 2017. Il faisait -15 °C, on faisait des feux, on se levait à 5 du
mat’ pour être prêts à faire face à une expulsion, et quand on ne
voyait personne arriver, on était tellement heureux de festoyer
une journée de plus.” Vive rappelle l’importance de connaître
ses limites dans le militantisme: “Quand tu craques, il faut
partir, avoir une solution de repli.” À ses yeux, tout dépend
de la capacité à habiter les lieux, à en faire un endroit
sûr, qui regroupe des personnes aux bonnes intentions.
“Habiter à Bure, c’était à la fois magique et épuisant.” Comme
dans tous les foyers, la maison est aussi traversée par les
tracas du quotidien, que Vive n’hésite pas à partager pour
déconstruire les fantasmes de la vie en communauté.
“Quand il y a 50 nouveaux arrivants alors qu’on vient de tout
ranger et qu’il y a à nouveau du bordel, c’est l’angoisse.” Tous
témoignent d’un état mental qui repose sur celui d’une
dizaine d’autres personnes. “À Bure, c’est particulièrement
abusé: tu mets en commun tout ce que t’as, même un paquet de
biscuits. T’as aucun espace où tu peux être seul”, raconte Myriam.
Vive résume cela par une formule simple: “Ici, le mal est
souvent collectif.” Un lot de souvenirs traumatisants
l’accompagne encore aujourd’hui. “J’ai perdu une chienne de
trois mois, qui a été empoisonnée. Des amis se sont suicidés. Si je
vais autre part, je suis seul.” Il ne cherche plus à justifier les
raisons de sa présence ici. À son retour de prison, beaucoup
de personnes à qui il tenait étaient parties. Du jour au
lendemain. Tutu l’assure, “c’est la maison de la folie ici, il ne faut
pas espérer de la stabilité. On a même inventé le mot ‘Bure out’.”
À entendre ces histoires, on pourrait croire que les militants
vivent en huis clos. Pourtant, ils doivent quotidiennement
dealer avec ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis.
“Les flics passent devant chez moi et ils filment. Aucun intérêt, mis
à part une intimidation psychologique. Ils veulent nous éradiquer
comme des nuisibles”, dit-elle sans retenue.
Alors, pourquoi ces militants restent-ils coûte que coûte
à Bure? Entre autres, parce que “les moyens gigantesques
déployés par la police prouvent qu’il y a quelque chose à protéger.
Le déploiement de leur artillerie est à la hauteur de ce que ça remet
en question”, analyse Myriam. Mais pour la majorité des
militants de la maison, la lutte antinucléaire n’est en réalité
qu’une porte d’entrée vers une multitude d’autres combats:
patriarcat, écologie, domination sociale. “Moi, en réalité, je n’y
connais rien au nucléaire”, avoue Dada, militante issue de la
génération Nuit Debout et Notre-Dame-des-Landes. “Ici, c’est
plus les moyens pour arriver à l’aboutissement du projet Cigéo qui
me font rester: la militarisation du territoire, la surveillance des
keufs, la corruption des élus locaux”. Se battre contre ce qu’ils
appellent le “complexe militaro-industriel” serait-il l’unique
motivation qui retient ces militants? La réponse est plus
nuancée. Certains vivent ensemble depuis bientôt dix ans
et commencent à former une famille. Leur famille d’origine
semble d’ailleurs être devenue un sujet tabou, à en croire les
silences à l’évocation du programme pour les fêtes de Noël.
Pour la plupart incompris dans leur choix de militer, ils ont
choisi de rester ensemble. Au risque de tourner en rond.
“L’entre-soi m’asphyxie un peu, parfois. Tu moulines à vide, à force,
entre militants”, explique Dada. Récemment, elle a décidé de
vivre dans un appartement à elle, à quelques kilomètres de la
maison de résistance. Elle imagine déjà construire un espace
d’accueil pour les personnes en détresse psychologique.
Un genre de cabinet psy pour militants. S’installer en solitaire
aux alentours de Bure est un choix partagé par la majorité
des militants ayant fait leur temps là-
bas. Quant à Myriam, elle est installée à
Montréal, dans son propre appartement.
Elle se réjouit d’avoir une chambre à elle et Pour la majorité
craque même pour des produits de luxe. des militants de la maison,
“C’est tout mon paradoxe!” plaisante-t-elle.
Épanouie, elle partage son temps entre la lutte antinucléaire
l’écriture de son livre et les conférences sur n’est en réalité qu’une
l’écoféminisme. Avec le recul, elle se félicite.
“Je suis fière d’avoir tenu un an et demi. J’avais
porte d’entrée vers une
l’impression d’être mariée à la maison. Un genre multitude d’autres combats:
de mari toxique vers lequel tu finis toujours par
revenir.” Le regard porté sur ceux qui partent
patriarcat, écologie,
est complexe. “Comment en vouloir aux domination sociale.
découragés? questionne Dada. C’est différent
quand t’es le dernier qui reste. Tu as la
responsabilité de la maison, du bois. Là, tu te sens
obligé de rester.” Heureusement, de nouveaux projets occupent
les militants, comme la réhabilitation d’une ancienne gare,
qui deviendra un espace collaboratif et l’émergence des
Semeuses, collectif qui produit ses fruits et légumes pour les
revendre aux habitants du coin. “Depuis toujours, ils nous voient
comme des cas sociaux au chômage. Avec ce projet, on crée du lien à
travers la valeur travail, on leur propose quelque chose en quoi on
croit depuis longtemps.” Dada n’est pas encore partie, mais elle
sait déjà que cette maison va lui manquer. “On ne quitte pas le
militantisme comme on quitte un taf.” TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR VR
Dur, dur pour les éléphants du PS.
#9 So good - 81 -

LA
POSSIBILITÉ
D’UN ZOO
PA R A R T H U R J E A N N E , À B U E N O S A I R E S
P H OTO S : I G N AC I O C O L O P O U R S O G O O D

Comment convertir un zoo où les animaux sont enfermés dans

des enclos étriqués, en un espace dédié à la conservation?
C’est la question à laquelle tente de répondre l’écoparc de
Buenos Aires, en plein cœur de la capitale argentine. Non sans
engendrer quelques polémiques et de grands débats de société.
Visite guidée d’un parc animalier qui refuse la captivité et pourrait
bien inventer le zoo du futur (mais faire pleurer les gosses).
- 82 - Reportage
“C’est
trop nul,
il n’y a
aucun
animal
ici…”
Dans les allées de l’ecoparque de
Buenos Aires – écoparc en français –,
un gamin est déçu. Il pensait se
rendre au zoo pour voir de près des
girafes, des éléphants, des tigres et
bien d’autres animaux exotiques,
mais il a dû se contenter de quelques
maras en vadrouille (une sorte de
gros rongeur originaire de Patagonie
qui ressemble un peu à un lièvre,
un peu à un ragondin), d’une nuée
de canards et d’un vieux chameau
assoupi. En réalité, ceux qui visitent
ce parc situé en plein cœur de la
capitale argentine, dans l’espoir de se
retrouver nez à nez avec des lions, des
rhinos ou des grands singes, peuvent
passer leur chemin: “Notre certitude,
c’est que l’exposition d’animaux comme
forme de divertissement est nocive pour la
société et encore plus pour les animaux”,
évacue d’emblée le directeur des lieux,
Federico Iglesias. Pourtant, ici même,
pendant plus de 100 ans, ont vécu des
animaux sauvages dans des enclos
bien trop étriqués. En plein cœur du
parc trône une sorte de château fort
gothique, planté au milieu de quatre
tours. C’est en réalité le pavillon des
ours. Construit en 1897, il est le plus
vieux des 42 bâtiments historiques
de l’écoparc. Difficile de croire que
des plantigrades vécurent dans
cette geôle jusque dans les années
1990. Aujourd’hui, les temps ont
changé. La preuve? Il est question
de reconvertir le pavillon en marché
gourmet. Une manière de faire table
rase du passé et d’affirmer haut et fort
que ce lieu emblématique de la capitale
argentine n’est plus un zoo.
À la fin du xixe siècle, Buenos Aires,
alors en plein essor, décide qu’elle doit
disposer d’une ménagerie de premier
ordre pour se hisser à la hauteur des
villes modernes du Vieux Continent.
En 1888, le maire de la capitale
argentine, Antonio Crespo, inaugure
donc en grande pompe le jardin
zoologique de Palermo, le tout premier
d’Amérique latine. Dans cet espace
de 18 hectares conçu selon le modèle
victorien et inspiré du zoo de Londres,
les bâtiments qui accueillent les
animaux exotiques sont pittoresques,
ils sont censés représenter les endroits
d’où sont issues les espèces qu’ils
hébergent. Un temple hindou est par
exemple érigé pour servir de pavillon
aux éléphants d’Asie, au détriment
de pachydermes qui n’avaient pas
demandé à convoquer Buddha dans un
enclos bétonné. Pendant la première
partie du xxe siècle, le zoo incarne une
ambition “civilisatrice” et devient l’un
des lieux de promenade favoris des
habitants de la ville. Endimanchés,
les porteños – surnom des habitants de
Buenos Aires – viennent se promener
dans ses vastes allées à dos de
chameau ou d’éléphant. Mais au fur et
à mesure des décennies, le zoo perd
de sa superbe, victime de mauvaise
gestion et de manque de moyens, et
ses installations deviennent de plus en
plus vétustes. Au début du xxie siècle,
les animaux vivent dans des conditions
déplorables. Les éléphants d’Asie et
ceux d’Afrique, qui n’ont pourtant
pas grand-chose à voir, doivent
partager le même espace. On ferme
l’abri intérieur des lions en journée
pour qu’ils restent en permanence
à disposition du public. On coupe
même l’herbe de leur enclos pour
qu’ils ne puissent pas se camoufler.
Dans les années 2010, les polémiques
commencent à poindre. À la veille de
Noël 2012, Winner, l’ours polaire du
zoo, succombe sous la canicule de
l’été austral. Quelques mois plus tard,
deux lions de mer meurent à quelques
jours d’écart, l’un en burn-out, trop
stressé et épuisé après avoir participé
à quinze spectacles en une journée,
l’autre parce qu’il a été trop alimenté
par le public, selon l’organisation
SinZoo (sans zoo, en français).
Dans le même temps, le courant
animaliste prend de plus en plus de
place dans le débat public argentin.
Les discussions se multiplient quand
un mara échappé du parc est écrasé
par un bus. La société argentine
s’interroge: avoir des animaux
exotiques enfermés à quelques
#9
encablures de la Plaza Italia, le centre
névralgique des transports en commun
à Buenos Aires, a-t-il vraiment un sens?
Le 23 juin 2016, le chef du gouvernement
de la ville, Horacio Rodríguez Larreta, et
le ministre de l’Innovation, Andy Freire,
tranchent. Ils annoncent la fermeture du
zoo et sa reconversion en écoparc géré
par la ville et dédié à la conservation de la
biodiversité et à l’éducation climatique.
Une première mondiale
Six ans après le début des grands
travaux, Federico Iglesias accueille au
sein des bâtiments de l’écoparc classés
monuments historiques. “Ici, nous avons
une vision holistique. Nous repensons notre
relation avec la nature, notre consommation
et notre impact énergétique. C’est aussi
une question de conception du monde”,
entame-t-il d’emblée. Avant d’être
directeur de l’écoparc, Iglesias est
politologue, pas biologiste. Barbe bien
taillée, regard perçant derrière ses
lunettes rectangulaires, il démarre son
argumentaire en convoquant Hegel
et Copernic. “Après 130 ans d’histoire, le
zoo était très détérioré. Quand on entre en
décadence, pour reprendre l’idée hegelienne,
on change ou on meurt. Notre objectif ici,
c’est une révolution assez copernicienne.
Il s’agit d’inverser le concept du zoo victorien
qui prend les animaux pour des objets ou un
divertissement, et de dire: ‘Nous voulons
sauver la dernière utopie de la modernité
et contribuer à résoudre l’extinction
massive d’espèces.’” Vaste programme.
Dans les faits, l’écoparc, qu’il ne faut
surtout plus appeler zoo au risque de
se faire reprendre immédiatement, se
concentre désormais exclusivement sur
Bonjour petit perroquet.
 - 83 -

le sauvetage et la conservation d’espèces

argentines. Une première mondiale
selon son directeur: “C’est un lieu 100%
dédié à la conservation. Dans un futur proche,
aucun animal qui ne fait pas l’objet d’un vrai
programme de conservation ne sera présent
ici. Ça n’existe nulle part ailleurs. Je ne te
parle pas des parcs zoologiques qui prétendent
faire de la conservation, donnent des petits
noms aux animaux et publient leurs photos
sur Instagram, ça c’est du greenwashing.
Je parle de sauver une espèce réellement
menacée ou éteinte à l’état sauvage.”
L’objectif? Participer à la protection
et à la reproduction des jaguars, des
escargots d’Apipé ou des condors. Entre
autres. “Nous avons treize programmes de
Spécimens humains en liberté.
conservation pour améliorer la situation
d’animaux qui sont menacés dans le pays, et les
réintroduire dans leurs écosystèmes d’origine”,
annonce Tomas Sciolla. Avec sa blouse
blanche et son visage juvénile, le jeune
homme, responsable de la conservation
et de la gestion de la faune, ressemble
à un interne en médecine. Parmi les
programmes de conservation qu’il
supervise, le plus emblématique est celui
des aras chloroptères. Ces magnifiques
perroquets que visualisent tous
les amateurs de Tropico ont
disparu du Nord de l’Argentine où
“Le paradigme ils étaient présents il y a encore
quelques décennies.
a changé. Il ne
s’agit plus d’élever Aujourd’hui, une partie du sort
du volatile se joue peut-être
un animal pour bien dans un petit laboratoire
le montrer, mais au cœur du parc. Sciolla dégaine
un trousseau de clés et pénètre
de l’élever en dans un sas avec un pédiluve où
faisant en sorte il fait tremper quelques secondes
ses chaussures. Puis il faut
qu’il ne voit jamais faire silence en entrant dans la
d’humains, sinon pièce où des bébés perroquets
grandissent à l’abri des regards
il peut avoir des et du bruit. Pour les nourrir, un
problèmes cognitifs soigneur enfile une marionnette
représentant un perroquet adulte
graves.” sur sa main droite. Pour être
Federico Iglesias, réintroduits avec succès dans
directeur de l’écoparc la nature, les petits ne doivent
jamais s’habituer à la présence
humaine. “Nous élevons les aras ici.
Mais le paradigme a changé. Il ne
s’agit plus d’élever un animal pour le montrer,
Ça bosse dur à Buenos Aires. mais de l’élever en faisant en sorte qu’il ne
voit jamais d’humains, explique Iglesias
avant de poursuivre: Si un ara est élevé
par des hommes, il peut avoir des problèmes
cognitifs graves qui peuvent aller jusqu’à ne pas
reconnaître les autres membres de son espèce.
C’est très grave, car cet animal ne pourra
pas se reproduire et ne saura pas que quand

il est au sol, il est une proie vulnérable.”
Bientôt, les petits aras seront libérés
dans la réserve nationale de l’Iberá,
dans la région de Corrientes au nord
de l’Argentine. Ils rejoindront les
dix autres perroquets déjà relâchés.
À quelques mètres de là, la clinique
vétérinaire accueille régulièrement
des animaux venus des quatre coins
du pays pour y être retapés. Il y a
quelques semaines, c’est une buse
couronnée blessée qui a été apportée
de la province de Río Negro afin d’être
soignée. Si son état le permet, elle sera
relâchée dans la nature, autrement elle
servira à la reproduction d’une espèce
dont il ne subsiste plus qu’entre 500
et 1000 spécimens dans le pays. En
début de semaine, les équipes du parc
ont reçu une caisse de 50 perruches
et un singe, saisis à des particuliers.
C’est là l’une des autres missions du
parc: lutter contre le trafic de faune.
L’écoparc vient d’ailleurs de lancer une
Tomas Sciolla et une girafe, regardant vers le même horizon.
campagne de communication sur les
réseaux sociaux pour que les gens qui
détiennent des commandeurs huppés
comme animaux de compagnie
les amènent afin que qu’ils soient
réhabilités. Dans la nature, ces petits
oiseaux chanteurs sont en danger.
Un employé du parc ouvre la porte
d’une palissade protégée par une
grande bâche verte et invite à le
suivre. Des visiteurs curieux tentent
de s’immiscer. En vain. En se mettant
sur la pointe des pieds, ils peuvent
apercevoir quelques girafes. Voici
la partie de l’écoparc non accessible
au public. La face cachée de la lune,
la partie immergée de l’iceberg.
Avant d’entamer la révolution
copernicienne souhaitée par Iglesias,
les gestionnaires du lieu ont dû
résoudre une équation complexe:
que faire des 1500 pensionnaires
du zoo? Un sujet éminemment
#9
politique dans un pays pionnier en
matière de droits des animaux, où des
milliers de personnes avaient pris
l’habitude de manifester pour exiger
la fermeture du zoo et la libération
de ses pensionnaires. L’emblème
de cette cause? Sandra, une femelle
orang-outan. En 2014, l’AFADA,
une association de défense des droits
des animaux, porte son cas devant
la justice. Pour l’organisation, Sandra
est “une personne non humaine, car elle
a des liens affectifs, réfléchit, ressent…”
À ce titre, elle devrait avoir le droit à
la liberté. La justice argentine donne
alors raison à l’association et applique
à l’animal une ordonnance d’habeas
corpus (droit de ne pas être emprisonné
sans jugement), considérant que,
même s’il ne s’agit pas d’un être
humain, elle a des sentiments et
le droit à une plus grande liberté.
Une première mondiale. Cinq ans plus
tard, en 2019, Sandra sera transférée
dans un sanctuaire pour les grands
singes en Floride. En pleine pandémie,
la même opération a été réalisée, cette
fois au Brésil, pour l’éléphante Mara,
ce qui a fait l’objet d’un long reportage
dans le New York Times. À l’image de ces
deux symboles, 900 animaux ont déjà
été transférés vers des sanctuaires ou
vers d’autres parcs zoologiques où ils
disposent de meilleures conditions de
vie. Une victoire pour les animalistes,
une hérésie pour d’autres.
“Trop de marketing,
de politique et pas assez
d’expertise scientifique”
C’est notamment la position de
Carlos Fernandez Balboa, l’un des
responsables de la fondation Vida
Silvestre Argentina (vie sauvage en
Argentine, en français). “Pour moi, au
niveau zoologique, c’est une aberration. Je
considère que l’ex-zoo est géré de manière
politicienne plus que technique. On fait de
la démagogie et on écoute trop l’opinion,
pour une question sentimentale. Or les
zoos ont un sens. Aussi bien au niveau de
la conservation que de l’éducation. C’est
comme si, en raison des problèmes de
maltraitance dans les maisons de retraite,
elles ne devaient plus exister.” Dans son
viseur notamment, la décision de
transférer l’éléphante Mara au Brésil,
dans un endroit qui n’a rien à voir avec
son environnement naturel, quand les
vastes espaces de la Pampa auraient
pu l’accueillir. Mais aussi la décision
de se défaire de trois ours à lunettes et
#9 So good - 85 -

de les envoyer dans le Colorado, alors c’est spectaculaire. Les gens se disent: ceux qui défendent les zoos, soulignant
que l’espèce est menacée en Argentine ‘Waouh, ce sont les sauveurs de la leur importance pour l’étude et la
et que les trois spécimens de l’ancien nature.’ Mais parfois, ils relâchent des sauvegarde des espèces. Il va plus loin.
zoo auraient pu jouer un rôle clé oiseaux dans la Costanera (une réserve Selon lui, il est absurde d’appliquer des
pour la connaissance et la protection écologique aux portes de la ville NDLR), préceptes humains tels que le bonheur,
de l’espèce. justement en cherchant cet aspect et surtout la liberté aux animaux.

Dans la partie non accessible du

“Un animal spectaculaire. Le lendemain, la
moitié des oiseaux sont morts.
“Un animal ne se pose pas la question
de savoir s’il est libre! La seule chose
parc restent aujourd’hui les deux ne se pose pas Mais ce qui reste, c’est la photo importante, c’est qu’il puisse satisfaire
éléphants d’Afrique qui attendent de l’écoparc en train de relâcher ses nécessités biologiques essentielles.
d’être transférés au Brésil, un troupeau
la question de des oiseaux. Encore une fois, pour C’est pour ça qu’une orque en captivité c’est
de girafes qui ne peut pas être relâché savoir s’il est moi, il y a trop de marketing, de stupide, non pas pour le concept de liberté,
pour des raisons logistiques et les politique et pas assez d’expertise mais parce que l’homme est incapable
animaux trop vieux pour être déplacés,
libre! La seule scientifique.” de satisfaire ces nécessités biologiques.”
comme cet hippopotame qui a chose importante, En attendant, les visiteurs de l’écoparc
largement dépassé son espérance de Retour dans la partie visible ont des réactions contrastées. Et ses
vie. Ces animaux, l’écoparc a choisi de
c’est qu’il puisse du parc. Depuis son îlot responsables tentent de ménager
les cacher, une manière d’améliorer satisfaire ses séparé de l’allée par un bras la chèvre et le chou. De répondre
leur bien-être sans doute, mais d’eau, un petit singe semble aussi bien à ceux qui se demandent
aussi d’éviter de s’attirer les foudres
nécessités observer les visiteurs. C’est un pourquoi ils ne voient pratiquement
de ceux qui souhaitent mettre un biologiques sapajou du Paraguay. “Ce singe pas d’espèces exotiques dans le parc,
terme à la captivité sans condition. a l’air malheureux”, dit alors qu’à ceux s’agaçant qu’il y ait encore
Quand on l’interroge sur le sens de
essentielles.” un homme d’âge moyen à sa des animaux en cage. Dans l’interstice
garder les animaux hors de la vue Carlos Fernandez Balboa, compagne. Peut-être aimerait- entre les deux, un nouveau genre
du public, Iglesias s’engage dans un responsable de la fondation Vida il voir le singe sourire? “Les gens de parc zoologique est-il possible?
grand discours quelque peu décousu: Silvestre font de l’anthropomorphisme: Federico Iglesias en a la conviction:
“Un animal engendre une fascination comment peuvent-ils prétendre “C’est quelque chose de très nouveau,
incroyable, et évidemment, pour un citadin savoir si un singe, ou pire, un chameau, a et il faut que tout le monde comprenne
totalement déconnecté de la nature, qui ne l’air heureux? Il faut des centaines d’heures le concept. On change l’histoire de
sait pas que le maïs vient d’une plante, voir d’observation et des années d’études aux manière hegelienne. La thèse c’étaient
un animal et en apprendre plus peut attirer scientifiques pour en avoir une idée”, les zoos, l’antithèse les animalistes,
son attention. Mais notre rôle est de changer se désole un employé de l’ex-zoo. qui exigeaient de libérer les animaux.
les habitudes culturelles et de réaffirmer Fernandez Balboa juge les animalistes La synthèse c’est nous.” Tout simplement.
que les animaux sauvages ne sont pas des naïfs et a clairement choisi le camp de TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AJ
animaux domestiques.” En réalité, c’est
bien un conflit idéologique qui se joue Federico Iglesias dans son environnement naturel.
et divise aussi bien la société argentine
que certains milieux scientifiques.
D’un côté ceux qui, comme Fernandez
Balboa, estiment qu’un parc
zoologique a un vrai rôle à jouer dans
l’étude scientifique et la préservation
des animaux sauvages, mais aussi
une mission éducative. De l’autre,
les animalistes qui considèrent qu’un
animal sauvage a le droit à la liberté
et ne doit en aucun cas être gardé en
captivité. Entre deux eaux, l’écoparc
avance à tâtons, affirmant lutter à la
fois pour le bien de l’individu et le
bien de l’espèce, même s’il ne semble
parfois pas trop savoir quoi faire de son
héritage. Bien conscient qu’un tapir qui
a vécu 20 ans dans un zoo ne survivrait
pas une journée dans la nature,
il libère parfois intempestivement
des animaux, du moins selon
ses détracteurs. Et dans le même
temps, il prend le soin de largement
documenter ces événements sur
ses réseaux sociaux. Ce qui a le don
d’agacer Carlos Fernandez Balboa.
“Relâcher un loup à crinière ou un jaguar,
- 86 - So good #9

Make good things happen

Depuis 10 ans, Ulule offre une plateforme de financement

à des citoyens pleins d’idées et leur permet de partager
leurs projets avec une communauté de 3 millions de personnes.
Nous avons décidé de dédier huit pages de chacun de nos numéros
à ces acteurs du changement, issus des campagnes d’Ulule,
à la seule condition qu’ils nous inspirent. Car il n’y a pas
de petites idées, ni de petit changement.
 #9
Barooders
Second life
Aux mordus de montagne
qui cherchent des
chaussures pour grimper,
aux fous de parapente
à qui il manque
encore des ailes, aux
pêcheurs du dimanche
qui veulent une canne
de compétition, Edwige
Michau et Geoffray
d’Autichamp offrent une
solution: Barooders.
Sur cette marketplace
créée en 2020, plus de
10 000 références pour
les sports outdoor sont
vendues et achetées
en seconde main. De
quoi sauver la planète
en même temps que vos
vacances?
Par Marion Labat et Étienne Perrard
Trouver une veste sur Vinted, facile.
Trouver un iPhone reconditionné sur
Backmarket, facile. Trouver une table
basse sur Le Bon Coin, facile. Le tout
à prix essorés. Mais quand il s’agit
d’acheter d’occasion un paddle pour
© DR
So good - 87 -
barboter en Corse, des chaussures
de marche pour une randonnée
dans le Vercors ou même une
canne à pêche pour glander au bord
d’une rivière avec un bon prétexte,
la manœuvre se révèle beaucoup
plus compliquée. C’était avant que
Barooders ne débarque dans le game.
L’idée? Proposer le fichu matériel de
camping, ski, rando vélo et autres
activités outdoor en seconde main
sur une plateforme ultra pratique
tout en fédérant une communauté
de passionnés. De quoi s’aligner Skier sur l’eau, une promesse signée Barooders.
avec sa conscience écologique,
mieux que toutes les marques
arborant le drapeau licorne pour “Ensemble, nous pouvons comment entretenir
le Pride Month. Créé en septembre leur snowboard ou
changer les choses, l’idée
2020, Barooders vise à inciter la comment bien manger
communauté à “libérer son potentiel”,
selon ses fondateurs Edwige Michau
est d’accompagner ceux pendant une rando
sont immédiatement
et Geoffray d’Autichamp. “Ensemble, qui s’inscrivent, de rendre renseignés.
nous pouvons changer les choses, l’idée est
d’accompagner les inscrits, de rendre ainsi ainsi le sport accessible La communauté
le sport accessible pour tous en réduisant pour tous, tout en grandit de jour en
le gaspillage. On est loin du sport élitiste.” jour, et aujourd’hui,
réduisant le gaspillage.” 30 000 personnes ont
Vendre sur la plateforme est aussi déjà été conquises par
Edwige Michau,
simple que de faire des pâtes: la seconde main pour
inscription, ajout du produit,
cofondatrice de Barooders le matériel destiné aux
vérification par l’équipe, impression sports outdoor. Quid de
du bordereau, relais colis. Emballé, la planète? “En Europe,
c’est pesé. Et quand il s’agit à l’inverse aujourd’hui, on achète
d’acquérir les trésors des sports 250 millions d’équipements sportifs
outdoor, la même simplicité est de chaque année, pour finalement les laisser
mise. Plus de 10 000 équipements dormir au placard ou les jeter. Sur ces
et 250 marques sont disponibles, de 250 millions, seulement 1% est revendu
The North Face à Salomon en passant sur ce genre de plateformes d’économie
par Arc’Teryx – quiconque cherche circulaire”, détaille la fondatrice. Mais
des ailes de parapente trouvera ici sachant que 80% de l’empreinte
son bonheur –, à des prix pouvant carbone d’un produit vient de sa
https://fr.ulule.com/barooders/
être jusqu’à 80% moins chers que fabrication et qu’allonger la durée
leur équivalent neuf. Et pour ne pas de vie d’un vêtement de neuf mois
rester seul devant cette caverne permet d’alléger cette empreinte de
d’Ali Baba, des ambassadeurs sont 20 à 30%, un rapide calcul permet
là pour accompagner chaque inscrit d’affirmer que Barooders aura permis
et répondre à ses questions les plus de sauver plusieurs tonnes de CO2.
techniques. Une prise en charge Un chiffre qui, bien évidemment,
palace, même pour ceux qui veulent ne pourrait qu’augmenter si chaque
faire du camping. Cerise sur la tente randonneur du dimanche, adepte
Quechua, l’équipe anime un blog où de la vanlife ou mordu de plongée
retrouver des articles sur toute sorte s’y convertissait. TOUS PROPOS RECUEILLIS
de sujets. Ceux qui cherchent à savoir PAR ML ET EP
- 88 - So good #9

Blase, le peintre hacker

Pimp my
patrimoine
Chiner de vieux tableaux d’exception, les
restaurer pendant des mois, puis y introduire
ici et là des détails crapuleux, c’est le métier
de Blase, un antiquaire-restaurateur qui manie
le détournement pictural avec l’audace d’un
faussaire. De la Vierge en train de mixer sur sa
platine à un troupeau de chèvres enlevé par une
soucoupe volante, ce diable du pinceau a plus
d’un tour dans sa palette.

Par Romain Salas

parfois ça prend un temps fou. Une

Peux-tu nous décrire ton mode
opératoire? La première étape, c’est
fois qu’il est trouvé, une fille se charge
de le restaurer. La restauration peut
aller d’une dizaine d’heures de boulot
à une centaine étalées sur six mois.
C’est pour ça que je crée seulement
une dizaine d’œuvres par an: chaque
tableau est un cas d’espèce. Troisième
et dernière étape, le détournement.
J’ai commencé par rajouter des trucs
pour faire marrer mes potes, des
détails qui se fondaient bien dans le
décor. Puis j’ai commencé à ajouter des
trucs anachroniques, une visière de
protection Covid par ici, une trottinette
électrique par là. Des éléments
modernes qui changent le sens de
l’œuvre. Ça me faisait marrer de voir
les gens bugger devant mes tableaux.
“Comparer mon travail avec celui d’un
retoucheur Photoshop, c’est comme
comparer ton neveu qui joue sur FIFA et un
joueur de Ligue 1.”
Blase, restaurateur et peintre
seul. Je suis sorti du système scolaire très tôt, j’ai
bossé dans une casse de ferraille, puis je suis devenu
marchand de tableaux. Mais je n’avais pas les moyens
d’en acheter, donc je prenais ceux qui étaient abîmés
et je les restaurais. C’est un processus laborieux,
très lent, qui réutilise de vieux tableaux qui, sinon,
auraient terminé à la benne. En fin de compte, c’est
écolo à la racine, sans pour autant se penser écolo.
L’écologie à l’ancienne, en somme.
Est-ce que ton travail est politique? Sortir des
https://fr.ulule.com/blaselepeintrehacker/

l’acquisition. Fils de brocanteur, j’ai
grandi autour de vieux objets en tout
genre. J’ai ainsi acquis un œil pour
cerner au premier regard les belles
compositions, souvent du xixe siècle
d’ailleurs. Au début, je chinais aux
puces, maintenant j’ai la flemme, je
vais essentiellement dans des foires
professionnelles. Seconde étape, la
restauration: je nettoie l’œuvre, la
dépoussière, parfois je la réentoile car
le maillage s’est érodé. Puis je repeins
certaines zones. Il faut y aller mollo,
un mauvais coup de pinceau peut tout
anéantir. Il manque souvent le cadre,
j’en cherche donc un aux bonnes
dimensions et de la bonne époque,
Tu penses quoi, des retoucheurs à la
sauce Photoshop? Comparer mon
travail avec celui d’un retoucheur
Photoshop, c’est comme comparer
ton neveu qui joue sur FIFA et un
joueur de Ligue 1. Maîtriser Photoshop
demande un mois de tuto, moi, ce
que je fais actuellement m’a demandé
une dizaine d’années. Et puis dans
le détournement artisanal, il n’y a
pas de contrôle Z, on ne peut pas
tricher avec le réel, seulement jouer
avec. Cela nécessite énormément de
compétences, il ne suffit pas de faire
une formation ou même une école de
restauration pour faire ce que je fais.
D’ailleurs, j’ai tracé mon chemin tout
outils numériques, c’est politique en soi. On
sort de la retouche permanente, de l’esthétique
normée, on entre dans la chair de la toile. Pour
les détournements, je ne les envisage pas d’une
manière politique, mais certains le sont malgré eux,
tel le cardinal auquel un gamin fait une fellation,
ou la vieille dame qui porte un écriteau “non
essentiel”, comme si elle partait à la casse. Mais je ne
souhaite pas rendre mon travail politique. J’ai mon
écriture, mon coup de pinceau, ma personnalité,
et c’est déjà pas mal. J’ai été très marqué par le
côté irrévérencieux de Maurizio Cattelan, par
exemple la banane qu’il a collée à un mur et vendue
120 000 dollars à un collectionneur privé, ou encore
ses toilettes en or massif qui raillaient les 1% les
plus riches. Cette dimension satirique m’inspire
beaucoup. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR RS
© BLASE
 #9
ReconnaiTrans
Transphobie ordinaire
Il y a les remarques sur les seins qui poussent subitement,
les parents qui tournent le dos, les “travelo” crachés au visage
ou les rires qui fusent. C’est le quotidien des personnes trans,
et cela s’appelle tout simplement de la transphobie. Laurier
Richard a recueilli une centaine de leurs témoignages anonymes et
en a fait une BD, ReconnaiTrans. Et devinez quoi, elle est déjà
en réimpression.
Par Pauline Ducousso
“Avez-vous déjà essayé de mesurer votre pénis? C’est
peut-être de là que viennent vos problèmes”, demande
un médecin. “Y a pas pour vous, on a pas de rayon pour
votre genre”, commente le vendeur d’un magasin
de chaussures. Ce sont quelques-unes des cent
histoires racontées par Laurier Richard dans sa BD
ReconnaiTrans, des récits sur la transphobie ordinaire,
qu’elle intervienne dans le milieu familial, scolaire,
professionnel, religieux, médical… Sorti fin 2021,
l’ouvrage est déjà vendu à 2500 exemplaires et parti
en réimpression.
Tout a commencé en 2013. Laurier a 28 ans et
exerce le métier dont il a toujours rêvé: scénariste et
dessinateur de BD. Parmi ses sujets de prédilection:
le féminisme, l’antiracisme et les LGBTQIA+ phobies.
Au même moment émergent chez lui de plus en plus
de questions sur son orientation sexuelle et sur son
genre. Alors, celui qui se définit comme “mi-hobbit,
mi-viking, avec des paillettes en plus” commence à
fréquenter des associations féministes et LGBTQIA+
et y donne des cours de BD. On lui dit qu’il a du
talent. Le jeune auteur réalise alors des illustrations
sur le thème des transidentités et intersexuations.
L’année suivante, au moment de la médiatisation
du harcèlement de rue, sort Projet Crocodiles, une BD
qui regroupe des témoignages de femmes victimes
de harcèlement sexuel et sexiste. “En lisant ce livre,
j’ai reçu une grosse claque, je me suis rendu compte que j’en
subissais aussi”, se remémore Laurier. Trois ans plus
tard, alors que le jeune homme entame sa transition,
l’idée lui vient comme une évidence: pourquoi ne pas
écrire une BD sur la transphobie pour sensibiliser
à ce problème? Il se jette à l’eau et crée son blog
ReconnaiTrans – contraction de reconnaissance
et transidentité –
et commence à recueillir
les récits de ses amis. Sur
les réseaux sociaux, il lance
un appel à témoignages
anonymes destiné aux
personnes trans et non
binaires, sur leur quotidien,
leurs moments de joie,
mais surtout sur les propos
© DR
So good - 89 -
et actes transphobes qu’ils subissent. S’ensuit
une avalanche de mails – à ce jour, Laurier a reçu
160 témoignages. Dans la foulée, il rédige et dessine
un témoignage tous les quinze jours. “C’était très
important pour moi que ce soient des personnes trans qui
prennent la parole, pour qu’elles se sentent comprises et
“Dans les films, on parle
soutenues, et pas des personnes non concernées. Dans les des hormones, des
films, on parle des hormones, des chirurgies, on s’attarde
sur nos organes génitaux et sur des choses très intrusives et chirurgies, on s’attarde
intimes, mais qui ne reflètent pas du tout notre réalité au sur nos organes génitaux
quotidien”, regrette Laurier.
et sur des choses très
La recette de ce webcomic? Laisser le plus possible
les histoires telles quelles, sans omettre leurs détails
intrusives, mais qui
ou leur chronologie, et adopter un code couleur ne reflètent pas du
spécifique: les dessins, réalisés au trait rouge sur fond
gris, virent à l’ocre jaune, couleur de la joie, et au bleu tout notre réalité au
gris, couleur de la transphobie, selon ce qui ce qui quotidien.”
paraît acceptable ou pas à Laurier. “Les témoignages qui
m’ont le plus appris sont ceux des personnes trans racisées, Laurier Richard, auteur de BD
deux fois plus contrôlées et agressées par la police. Et ceux
des personnes trans croyantes qui arrivent à conserver
leur foi tout en ayant fait leur coming out.” Laurier se
reconnaît pleinement dans ce projet: il réalise qu’il
n’est pas seul à subir ces outrages, et les fait connaître
à la face du monde. “On entend parler de transphobie
seulement quand l’un de nous a été tabassé, assassiné ou
s’est suicidé. Et encore, ce n’est pas toujours le cas. Mais
il y a aussi tout ce qui vient avant: les discriminations
quotidiennes, au travail, au logement, aux études, à la
santé.” De fil en aiguille, ses lecteurs lui réclament un
format papier. L’auteur lance alors une campagne de
financement sur Ulule. Butin récolté: 32 000 euros.
Dans le même temps, les éditions Lapin lui proposent
de publier sa BD, qui sort fin 2021. Depuis, l’auteur a
participé à la rédaction d’un
livre jeunesse, Je m’appelle Julie
(Éditions On ne compte pas
https://fr.ulule.com/reconnaitrans/
pour du beurre), qui raconte
l’histoire d’une petite fille
trans. Son prochain projet:
écrire une histoire médiévale
fantastique queer en ligne.
Et pourquoi pas? TOUS PROPOS
RECUEILLIS PAR PD
- 90 -
Association Transport People and Care
ATPAC man
Avec son association
l’ATPAC, Valentin Porte
héberge dans sa maison
familiale des mineurs
isolés migrants et
les accompagne, dans
l’attente d’une décision
des juges pour enfants.
Santé, démarches
administratives,
batailles avec
la préfecture:
ils sont sur tous
les fronts. Le tout,
avec un remarquable
art de la bricole.
Par Amélia Morghadi
Dans l’ancienne maison familiale,
l’ordinateur a remplacé les assiettes
sur la table de la salle à manger.
Demande d’état civil, recherche
d’acte de naissance, mise en contact
avec les familles… Valentin Porte,
consciencieusement, s’improvise
juriste du matin au soir. Jamais
il n’aurait imaginé cette destinée
pour la vieille bâtisse familiale, qui
de lieu de vacances est devenue un
centre d’accueil pour mineurs isolés.
Nous sommes à Saint-Étienne, dans
les locaux de l’association ATPAC
(Association Transport People and
Care) Maison solidaire. Chaque
année, la structure épaule près de
150 personnes, presque tous des
mineurs isolés. “On fait de la santé,
de l’accès au droit, de l’administratif…”,
égraine Valentin Porte. L’association,
surtout, aide ses bénéficiaires à
prouver leur minorité. “C’est un
parcours très difficile. Ils doivent se
présenter à l’aide sociale à l’enfance,
gérée par les départements, affronter
un entretien qui peut durer trois heures,
raconter toute leur vie, et faire face à
des questions hyper invasives sur leurs
traumatismes.” Initialement basée
à Aix-en-Provence, l’association
existe depuis 2016. Dans un premier
temps, Valentin et ses comparses
organisent du transport humanitaire
à Calais, Vintimille, dans la vallée de
So good #9
la Roya… ATPAC aide les migrants des personnes de confiance, et aussi
dans des domaines fondamentaux, d’avoir des fonds relativement importants
comme l’alimentation ou l’hygiène. pour pouvoir activer ce réseau.” Dans
Mais bientôt, une banale histoire cette optique, la Maison solidaire
immobilière va changer sa destinée: cherche des donateurs sur Ulule.
en 2017, Valentin Avec l’argent récolté, l’association
récupère une maison espère réaliser des rêves très simples,
familiale à Saint- comme celui d’acheter un véhicule
Étienne. L’association avec cinq vraies places, pour pouvoir
le suit. “Au début, je Leur mission la emmener plusieurs jeunes en même
ne pensais pas du tout temps à leurs rendez-vous. “On n’a
héberger des gens dans plus prenante et aucun financement public, on s’adresse
cette maison, on l’utilisait la plus complexe régulièrement au département pour leur
surtout pour stocker du demander de l’aide, mais on est ignorés”,
matériel.” Très vite, des est sans doute de dénonce Valentin Porte, atterré. Pire,
associations locales la troupe est même accusée par la
comprennent que le
reconstituer l’état préfecture d’être dans l’illégalité.
jeune homme vit seul civil des jeunes en “On a reçu des courriers nous disant qu’on
dans cette grande ne pouvait pas héberger des mineurs, on
bâtisse. Ne faudrait-il détresse. nous dit que c’est le rôle du département.”
pas lui tenir compagnie? Lequel département leur rétorque,
Et les structures de que pour eux, ce sont des mineurs.
lui demander s’il peut Bref, ça tourne en rond: “Tout le monde
accueillir des migrants de la zone se renvoie la balle, ça n’a pas de sens.”
de Saint-Étienne. L’association La prochaine étape pour l’association
change alors de cap et se tourne est de rénover la maison familiale
vers l’accueil de migrants mineurs pour pouvoir proposer un vrai accueil
isolés. Aujourd’hui s’est créé autour de jour. “Aujourd’hui, on fait à manger
de la Maison solidaire un réseau chaque jour pour 40 personnes dans
d’hébergeurs composé de 70 familles une cuisine qui n’est pas prévue pour
éparpillées dans la grande couronne ça.” La structure a créé un fonds de
https://fr.ulule.com/atpac-maison-solidaire/
stéphanoise. dotation afin de racheter la maison
familiale de Valentin, avec une
Pallier l’inaction des services enveloppe de 200 000 euros pour
publics réaliser les travaux. Si la somme
est conséquente, elle n’est pas
Leur mission la plus prenante et suffisante pour effectuer au mieux
la plus complexe est sans doute de la réhabilitation qui se chiffre plutôt
reconstituer l’état civil des jeunes en aux alentours de 400 000 euros. Ici,
© ATPAC MAISON SOLIDAIRE / PIERRE GRASSET
détresse. “Il faut prendre contact avec pas question de luxe superflu, juste
les familles quand il y en a, obtenir l’acte le strict minimum pour accueillir au
de naissance, refaire tout le parcours…”, moins huit jeunes à temps complet.
énumère Valentin Porte. Pour les “Le but, c’est d’améliorer tout ce qu’on a
aider dans cette tâche ardue, ils ont aujourd’hui, mais qui est bricolé, parce
créé en décembre 2021 un réseau que pour le moment, la buanderie, c’est un
d’avocats dans les pays d’origine placard, et l’infirmerie, c’est ma chambre.”
des jeunes. “On a besoin de trouver TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AM
 #9 So good - 91 -

L’Outil en main

L’intelligence
de la main
Confier à des enfants
des enclumes, des
burins ou des douilles
à chantilly, plutôt que
des Lego ou de la pâte de bouche. Le tout via 235 associations Quelles sont les réalisations les plus
à modeler. C’est l’idée et 68 départements. Le profil type folles de vos ateliers? Il y a quelques
de l’association L’Outil d’un jeune? Il n’y en a pas! Et c’est très années, une réplique du château des
en main, qui organise important: L’Outil en main est fait ducs d’Anjou a été réalisée à Angers:
partout en France des pour tous, car les métiers d’art ne sont il leur aura fallu 4 ans et 5000 heures de
pas des voies de garage. Il suffit d’être travail pour assembler les 8 tonnes de
ateliers mettant en
curieux, de venir essayer une après- tuffeau et d’ardoise nécessaires à cette
relation ces chers midi, puis de s’inscrire à l’année. maquette de 3,60 mètres de haut! Je
petits avec des artisans pense aussi à Saumur, où Didier Marie,
à la retraite – histoire Comment fonctionnent les ateliers? un de nos bénévoles, fabrique avec les
de démonter l’idée selon L’objectif premier est la transmission jeunes un avion en bois dans un de ses
“L’objectif d’un savoir. Selon nous, on apprend ateliers.
laquelle les métiers
manuels sont des voies premier est la en faisant, l’outil à la main. Chez nous,
l’enfant n’observe pas, il fait. Grâce à Quelles sont vos pistes de
de garage. Émilie transmission des artisans ou ouvriers à la retraite, développement pour le futur? En ce
Scoccimarro, directrice
générale de la d’un savoir. Selon il découvre plusieurs métiers pendant
une année et au gré des ateliers de
moment, l’artisanat a le vent en poupe,
et cela entraîne une belle dynamique
structure, raconte les nous, on apprend tapissier, mosaïste, chaudronnier, de développement. Mais comme notre
détails de l’affaire. forgeron, dessinateur à verrier, ou activité repose sur les bénévoles, et qu’il
en faisant, encore charpentier, carreleur, jusqu’à nous faut une personne pour maximum
Par Constance Decorde l’outil à la main. boulanger ou boucher. Les stagiaires deux enfants, le recrutement devient
fabriquent des objets qu’ils peuvent un vrai challenge. Si certaines zones
Alors dans nos rapporter chez eux, ou s’il s’agit de sont dynamiques, comme les Pays de
D’où vient l’idée de sortir des artisans
ou ouvriers de leur paisible retraite pour
ateliers, l’enfant pâtisserie, manger leurs créations
au goûter qui a lieu à chaque fin de
la Loire ou la Bretagne, nous avons plus
de difficulté à nous implanter dans
qu’ils mettent entre les mains d’enfants n’observe pas, journée. Ce sont de vrais ateliers avec la région Sud et en Auvergne-Rhône-
inconnus leurs outils de travail et les de vrais outils et de vrais ouvrages. Alpes. Pour nous y faire connaître, nous
supervisent le temps d’un atelier? il fait.” Un mot est d’ailleurs proscrit chez souhaitons lancer là-bas au printemps
En 1987, Marie-Pascale Ragueneau, nous: le bricolage! N’essayez même 2023 des ateliers itinérants à bord
alors présidente de l’association de pas de le prononcer devant un d’un camion: une équipe ira s’installer
sauvegarde du patrimoine de Troyes, bénévole, elle ou il le prendra très mal. sur une place publique et proposera
remarque pendant qu’elle visite ses Ici, on apprend le goût du travail bien aux jeunes sur place de les initier à
https://fr.ulule.com/les-ateliers-itinerants-de-l-outil-en-main/

chantiers de restauration que les fait, du bel ouvrage. Nous restons une différents métiers manuels, tout en
enfants s’y arrêtent et observent les activité de loisir, puisque nous nous mobilisant des bénévoles. Pour mener
travaux avec fascination. Avec des situons en amont de la formation, à bien ce projet, nous venons de lancer
gens de métier à la retraite, elle initie mais nous ouvrons des horizons aux un financement participatif sur Ulule,
alors les ateliers du mercredi pour les jeunes, qui, grâce à la découverte de avec l’objectif de récolter 5000 euros.
sensibiliser au travail manuel, trop l’intelligence de la main, feront peut- Nos autres projets? Ouvrir nos activités
souvent méconnu, voire dévalorisé. être plus tard le choix d’un métier à des jeunes en réinsertion et à des
L’Outil en main était né. Aujourd’hui, manuel. La grande convivialité au sein personnes en situation de handicap.
au niveau national, notre structure de chaque structure renforce aussi le Et aussi accompagner des initiatives à
regroupe 5500 bénévoles qui initient lien intergénérationnel, et les seniors l’international, notamment au Maroc
3500 enfants et adolescents à neuf sont eux aussi les bénéficiaires du et au Liban. Pour transmettre encore
corps de métiers différents: bâtiment, projet, qui leur permet de rester dans et toujours ces savoir-faire ancestraux!
mécanique, métiers d’art ou métiers la vie active et de garder un rôle social. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR CD
© DR
- 92 -
Sauvons les Kévin
Kévinoscope
Beauf, bête, en jogging
et avec une chaîne
autour du cou: autant
de considérations qui
viennent à l’esprit à
l’évocation du prénom
Kévin. C’est en tout
cas le constat d’un
des intéressés, Kévin
Fafournoux. À 35 ans,
ce motion designer
a décidé d’étudier
ce phénomène auquel
font face les quelque
150 000 Kévin français,
blagues et sociologie
à l’appui. Le résultat:
Sauvons les Kévin, un
projet qui sauvera
certainement des vies
brisées.
Par Caroline Chambon
“On connaît tous un Kévin.” Peut-être
pas tous, mais presque. Et pour
cause, de 1989 à 1994, Kévin est le
prénom le plus donné en France
chez les garçons (source: INSEE).
Un engouement qui a totalement
disparu aujourd’hui: en 2020, seuls
147 nouveau-nés s’appelaient Kévin.
Pour Kévin Fafournoux, cette baisse
drastique tient aux clichés qui se
sont imposés dans l’imaginaire
collectif à partir des années 2000 et
de la généralisation d’internet, puis
des réseaux sociaux. “Tout le monde
s’est engouffré dans cette moquerie
générale, les médias, les humoristes,
et aujourd’hui les pages de ‘mèmes’”,
explique-t-il en sirotant son Perrier-
sirop de citron. En Allemagne, une
application indiquant la fréquence
d’un prénom a même vu le jour. Son
So good
nom: Kevinometer
(littéralement,
le kévinomètre).
Sa description:
“Connaissez-vous le
risque de kevinismus
(kévinisme,
NDLR) de vos noms
préférés?” Pourtant,
dans les années
1990, le prénom a
la cote, en partie
grâce au succès du film Danse avec les
loups, dans lequel le lieutenant-héros
est interprété par Kevin Costner.
Après quelques années de réflexion,
Kévin Fafournoux décide de faire
un documentaire sur ce prénom
et sur ceux qui le portent. “Je veux
montrer que ce qui est initialement
perçu comme une blague peut finir par
être dur à supporter.” Marié depuis
12 ans, et bien installé dans la vie
professionnelle, il reconnaît ne pas
avoir eu beaucoup de problèmes
en dehors des moqueries et être
désormais fier de son prénom.
“Mais certains Kévin subissent une forme
de discrimination à l’emploi, ou même
d’ordre sentimental”, assure-t-il. Kévin
Fafournoux a rencontré plusieurs
de ces malheureux dont il partage
le prénom. Et certains témoignages
sont édifiants: “Une fois, un Kévin m’a
dit qu’il avait eu plusieurs relations, mais
qu’il n’avait jamais eu un seul match sur
Tinder, comme si son prénom fonctionnait
comme un repoussoir. C’est dur quand
même.” À vérifier tout de même auprès
des dates en question.
Déterminisme social et
snobisme parisien
Avec Sauvons les Kévin, Kévin
Fafournoux veut revenir aux origines
du prénom et au moment où s’appeler
Kévin est devenu une tare. Le premier
Kévin dans l’histoire se trouve en
Irlande, au Ve siècle après Jésus-
Christ. Le nom de cet early-adopter?
Saint-Kevin de Glendalough. Mais,
#9
dès la fin du xxe siècle en France,
le prénom Kévin devient une histoire
de déterminisme social. Selon les
recherches du sociologue Baptiste
Coulmont sur un large corpus de
prénoms, les Kévin ont de plus
mauvaises notes au baccalauréat
que la moyenne. D’abord, parce que
les prénoms américanisants sont
principalement donnés par des
membres des classes populaires.
Ensuite, parce que
la perception que les
autres ont d’un prénom
peut engendrer
des comportements
différenciés selon le
prénom. “Je pense que ce
sont les classes moyennes-
supérieures qui ont
commencé à se moquer de
ce prénom typiquement
populaire”, analyse
Kévin Fafournoux.
Originaire de Clermont-
Ferrand, il n’a été
confronté à ce genre
“Certains Kévin de remarques qu’à la capitale:
“C’est clairement très parisien comme
subissent préjugé, à Clermont-Ferrand, ça n’existe
une forme de quasiment pas.”
discrimination Aujourd’hui, Kévin Fafournoux
à l’emploi, ou est en quête de financements…
et d’autres Kévin, de générations
même d’ordre différentes: “J’aimerais rencontrer
un Kévin beaucoup plus jeune, pour voir
sentimental.» comment il perçoit ça avec les réseaux
sociaux, car ça doit probablement être
plus dur pour lui.” À l’arrivée, il espère
réaliser un format de 52 minutes
mêlant témoignages, histoire, analyse
https://fr.ulule.com/sauvonsleskevin/
et, surtout, humour. Sa marque de
fabrique, c’est l’univers coloré et
dynamique des années 1990. “Je veux
faire un film qui parle à toute une
génération, avec beaucoup d’animations
et de dessins, je veux quelque chose qui
détonne, avec beaucoup de second degré,
mais qui suscite une prise de conscience.
On a pris tellement cher que c’est un
peu la revanche des Kévin.” TOUS PROPOS
RECUEILLIS PAR CC
© DR
 #9
Les Petits Mâles
“Les jeunes garçons
sont ceux qui ont mieux
intégré les conquêtes
féministes”
Une nouvelle génération
d’hommes féministes est-
elle en train de naître?
C’est la question que se
sont posée de concert
la philosophe Camille
Froidevaux-Metterie et
l’auteur et réalisateur
Laurent Metterie. Pour
y répondre, ils ont
rencontré les principaux
intéressés, des garçons
de 7 à 18 ans. Avec eux,
ils ont causé féminisme
et place de la femme dans
la société. Résultat: un
documentaire, Les Petits
Mâles – sur les écrans en
mars prochain –, et une
conclusion: le féminisme,
même pas mal. Laurent
Metterie raconte ce work
in progress.
Par Caroline Chambon
Pourquoi se concentrer sur la
génération des 7-18 ans? Ce projet
est la suite des Mâles du siècle, un
documentaire montrant ce que le
féminisme avait fait aux hommes –
ou pas d’ailleurs. En interrogeant des
hommes de 17 à 94 ans, on s’est aperçu
que les plus jeunes étaient peut-être
ceux qui avaient le mieux intégré les
conquêtes féministes, si l’on peut
dire. On a voulu descendre dans les
générations pour voir si les garçons
et les adolescents étaient effectivement
plus à l’aise avec ces questions
centrales du sexisme et de la diversité
des genres.
Le documentaire n’est pas achevé,
mais vous avez déjà récolté plusieurs
témoignages. Quels sont alors les
© DR
So good
premiers échos de cette génération
sur le sujet du féminisme? Nous
avons pour l’instant une quinzaine
de témoignages qui nous confirment
ce que l’on pressentait. Un certain
nombre de garçons de 8-10 ans sont
complètement à l’aise avec des sujets
comme la binarité, ou la “féminité”
chez un garçon. On entend aussi des
jeunes hommes de 17-18 ans déplorer
les pratiques de harcèlement sur
le physique des filles par exemple.
Ce sont des choses qui pouvaient être
très choquantes il y a vingt ans.
Voyez-vous une différence évidente
avec les hommes que vous aviez
interrogés dans votre précédent projet,
Les Mâles du siècle? Oui. Quand je
compare avec les hommes âgés de
65 à 80 ans que j’ai rencontrés, c’est
évident, criant même. Il y a un fossé
“Qu’est-ce que énorme. C’est une façon d’aborder
les choses complètement différente.
le féminisme va Et ça, ça donne un peu d’espoir.
provoquer dans
À quoi cette évolution est-elle due,
dix, quinze ans? selon vous, si les pères, même
J’ai l’impression inconsciemment, sont quand même
plus ancrés dans des logiques
qu’on peut avoir sexistes? Vous faites remarquer qu’il
une idée du futur y a très peu d’éducation féministe à
l’école… Tous les pères d’aujourd’hui
de cette société ne sont pas sexistes. Internet joue
un rôle dans l’éducation sur ces
en écoutant ce thématiques, c’est-à-dire qu’il y a
que les jeunes plein de contenus qui permettent aux
enfants d’être plus au fait des combats
garçons en disent féministes. Bien sûr, ils subissent aussi
un sexisme 3.0 avec la pornographie,
aujourd’hui.” mais ce qui m’a beaucoup marqué, c’est
Laurent Metterie, que des adolescents de 16-17 ans ont
réalisateur du déjà un recul et un discours par rapport
documentaire Les à cela. Ça n’était pas mon cas à leur âge.
Petits Mâles Je me suis retrouvé face à des jeunes
conscients qu’il s’agit de pratiques
dégradantes pour les femmes. Certains
décident même d’arrêter de regarder
de la pornographie. La cause féministe
est très présente sur les réseaux
sociaux, ce qui les amène à réfléchir.
https://fr.ulule.com/lespetitsmales/
- 93 -
Vous le dites, l’un des objectifs de ce
film est de faire réfléchir pour pouvoir
changer la société. Mais ce sont des
thématiques parfois très clivantes.
Comment faire? Effectivement, j’ai
parfois entendu de la part de ces
jeunes un peu de désarroi vis-à-vis du
militantisme féministe. Ils se sentent
un peu exclus, voire visés. L’idée de ce
projet est de leur tendre un miroir pour
que, comme dans Les Mâles du siècle,
ils puissent se reconnaître dans tel
discours ou tel ressenti, et y réfléchir.
Cela permet d’aborder ces sujets d’une
façon non clivante, de prolonger la
réflexion et de la partager. Il ne faut
pas remettre en question la révolte
militante, qui est nécessaire, mais si
on veut faire évoluer les garçons, peut-
être est-ce une façon plus habile de le
faire. C’est crucial pour faire changer la
mentalité des hommes de demain.
Le documentaire est-il destiné aux
jeunes, ou à un public plus large? Il ne
s’adresse pas uniquement aux jeunes.
L’idée est de donner à voir le monde
de demain à travers les yeux de ces
jeunes. Qu’est-ce que le féminisme va
provoquer dans dix, quinze ans? J’ai
l’impression qu’on peut avoir une idée
du futur de cette société en écoutant ce
qu’ils disent aujourd’hui.
Votre campagne de financement
participatif sur Ulule est terminée.
Où en êtes-vous dans l’avancée du
documentaire? On va tourner jusqu’en
septembre-octobre dans toute la
France, pour commencer le montage
ensuite et sortir le documentaire en
mars prochain. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR CC
- 94 - So good #9

Le confessionnal
PA R É L É O N O R E T H E RY

“Mon péché,
c’est la
cigarette,
depuis l’âge
de 12 ans”
Il y a les petites habitudes moches dont on n’arrive pas à se défaire,
il y a les faux pas d’un jour, que, promis, on ne va pas recommencer
et il y a les dérapages incontrôlés, qu’on voudrait vraiment oublier.
C’est ici que des personnalités viennent confesser ces péchés capitaux
ou micro, car il le faut bien, dans une société de la perfectionnite
aiguë et de l’éco-anxiété. Pour ce numéro 9, So good reçoit le chanteur
Bertrand Belin
Belin. Amen.

Quel est votre péché, Bertrand? Je fume. Depuis l’âge de 12 ans. Vous n’avez jamais arrêté? Un copain qui n’a jamais fumé de sa vie
m’a dit: “Tu devrais arrêter.” Je l’aimais beaucoup et je suivais tous les
Vous vous souvenez de votre première cigarette? Je me rappelle, c’est conseils, donc j’ai arrêté immédiatement. Trois ans. Puis j’ai repris.
un copain qui me l’avait filée, il s’appelait Thomas. Il fumait des JPS
noires. Elles étaient assez luxueuses, pleines de mystère aussi, un peu Fumez-vous avec culpabilité? Jamais. Je suis quand même rappelé par
la Dark Vador de la cigarette. C’était la clope, mais dans sa version les messages de la santé publique, je sais que c’est mauvais. Peut-être
encore plus sulfureuse. J’avais vomi partout, mais j’avais poursuivi que je m’illusionne sur le rapport plaisir / santé. Il y a des choses qui
quand même, parce que c’était très important de fumer à l’époque. abîment la vie et en même temps procurent un certain plaisir. Et le
On sait bien qu’on a été mis au tabac en répondant à des instructions plaisir, ce n’est pas un accessoire. Concernant la culpabilité, il faut
discrètement imposées par les grandes industries. Et on croit quand quand même rappeler que dans les écoles françaises, pour la fête des
même, comme dans bien des domaines, que ça participe de notre pères, on demandait à des enfants de 6 ans de fabriquer des cendriers.
libre-arbitre, et ça, c’est troublant. Donc on s’arrange avec sa propre Le changement de paradigme est quand même étrange, même si bien
mythologie, on reprend pour soi celle du cinéma et du rock and roll. La sûr, je ne remets pas en question le fait que ce soit justifié du point
cigarette, c’est aussi une façon de se rebeller, d’avoir une sorte de force de vue de la santé. Il faut noter en même temps qu’on vit en ville
en société. Du moins, c’est ce qu’on croit ; évidemment, il n’en est rien. au milieu d’un bassin de population de 15 millions d’habitants
rempli de bagnoles…
Qu’est-ce qui compte dans la cigarette? Pour moi, le plus important,
c’est le feu. On possède avec soi un feu portatif. On allume quelque choseEst-ce que vous compensez par ailleurs? Je ne bois pas une goutte
qui flambe comme un petit foyer. C’est certainement les rudes d’alcool. Alors, lorsque je fume et qu’on me dit que c’est
épreuves des peuples nomades de la préhistoire qui se mauvais pour la santé, je me dis que ça pourrait
transportent jusqu’à nos jours avec les cigarettes. être pire. Sur le plan environnemental, je prends
Vous voyez bien que j’ai construit un récit pour me l’avion en moyenne une fois et demie par an.
disculper d’être, comme chacun, le dindon de la La pénitence Et je n’utilise pas de voiture, je n’ai pas mon
farce. permis! Mon bilan carbone est donc très
À défaut de Pater ou d’Ave, acceptable. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR ET
Est-ce que chaque cigarette est un plaisir?
24 heures enfermé dans une salle
Oui, car je ne fume plus autant qu’avant. Je
fumeur de boîte de nuit, et trois
© BASTIEN BURGER

fume par plaisir. Je ne fume plus un paquet

par jour comme j’ai pu le faire, mais je fume mégots pour le dessert.
tous les jours. Album: Tambour vision, 2022
 #9
Marche arrière
PA R R O M A I N SA L AS
S L’Aérotrain
L’allure du i Excel devait faire un tableau des
innovations restées lettre morte à
Transperceneige, cause des monopoles industriels,
le démarrage d’une le logiciel planterait aussi vite
qu’Internet Explorer. De la voiture
fusée Soyouz. Voici électrique au camion à hydrogène jusqu’à
l’Aérotrain de Jean l’avion à pédales, la manne pétrolière et ses
impératifs économiques ont commis bien
Bertin, un projet des infanticides technologiques. Parmi les
grandiose né dans les petits anges tombés trop tôt, l’Aérotrain,
un aéroglisseur ultra véloce qui aurait pu
années 1960, et enterré révolutionner notre mobilité ferroviaire
avant même d’avoir si la SNCF n’y avait pas vu une menace
à son hégémonie. La coquine est allée
vu le jour. Ce tramway jusqu’à créer un comité de surveillance
aérien se déplaçait de l’aérotrain afin d’épier les avancées de
l’entreprise. Un peu comme si Renault
en lévitation avec un mettait au point un bureau d’inspection sur
record de vitesse à la progression de la voiture à hydrogène.
De quoi briser définitivement le mythe de la
430 km/h grâce à une libre concurrence et de la main invisible.
turbine d’avion et une
Un bijou technologique
fine couche d’air en
surpression. De quoi Cette histoire rocambolesque, on la doit à
Jean Bertin, un inventeur prolifique qui a
rendre le TGV vert déposé rien de moins que 163 brevets au
de rage et donner un cours de sa vie – à croire qu’il avait quatre
bras comme Shiva, l’énergie cosmique
sacré coup de vieux à en moins. Ce chiffre est d’autant plus
l’Hyperloop. sidérant que le polytechnicien a connu
une existence brève, interrompue par
un cancer au cerveau fulgurant à l’âge de
58 ans. Il laisse derrière lui une France
endeuillée, mais dotée de machines
fantastiques au premier rang desquelles
l’Aérotrain, un étonnant tramway sur rail
digne d’un film d’animation de Miyazaki.
© DR
Construite sur le principe de l’aéroglisseur,
So good - 95 -
cette rame aérostatique se déplace sur un
coussin d’air en surpression, lui permettant
d’éviter tout contact avec le sol et donc tout
frottement. Un peu comme Sangoku et son
nuage supersonique. Autre particularité,
cette rame est guidée par un rail central en
forme de T inversé, installé sur des voies
en béton aux allures de viaduc soviétique.
Enfin, sa propulsion est assurée par une
hélice d’hélicoptère et plus tard une turbine
d’avion. Bref, l’Aérotrain était un de ces
bijoux technologiques qui faisaient la fierté
des ingénieurs français. Le projet avait
d’ailleurs le soutien des pouvoirs publics et
même, dans un premier temps, celui de la
SNCF, inquiète de la concurrence aérienne.
Une liaison Paris-Lyon est envisagée, mais
la compagnie des chemins de fer finit par
abandonner le projet, arguant un désaccord
sur le type de propulsion du train.
Paris-Orléans en 20 minutes
Bertin ne se démonte pas, convaincu
des avantages de son invention qui ne
déraille pas, demande peu d’entretien et
s’avère plus sécurisée que le ferroviaire.
Il obtient l’aide financière d’une délégation
gouvernementale et réalise une première
maquette en 1964. Deux ans plus tard,
son premier prototype parvient à rouler à
345 km/h sur une voie d’essai construite
pour l’occasion. Nous sommes en 1966, et
l’administration est soufflée par la vélocité
du bolide. Un second modèle est fabriqué
en 1967 et atteindra quant à lui 430 km/h,
bien au-delà de toute vitesse jamais
atteinte par un train de la SNCF à l’époque.
Une voie expérimentale de 18 kilomètres est
construite en 1969 dans la perspective d’un
Paris-Orléans, qui serait relié en quelque
20 minutes, tandis qu’en 1974, un accord
est signé pour une voie Cergy-La Défense.
Jean Bertin pense avoir triomphé, mais
en coulisse, la SNCF murmure à l’oreille
de Matignon et convainc le gouvernement
d’abandonner l’Aérotrain – c’est en tout
cas la thèse de son équipe. D’autres
raisons pèsent dans la balance: ses lignes
sont totalement découplées du réseau
de transport existant, et la propulsion
thermique pose problème en pleine crise
pétrolière – le prototype électrique n’est
alors que balbutiant. Jean Bertin meurt
brutalement l’année suivante. Sa postérité
n’en sera pas moins immense. Alors qu’au
Japon circule un lointain cousin, le Maglev,
des ingénieurs ont tenté de rendre
hommage à Bertin en remettant l’Aérotrain
au goût du jour en 2016. Mais l’État a refusé
les essais, scellant un peu plus l’avenir d’un
train qui, l’air de rien, méritait d’être libre
comme l’air.
- 96 - So good
Court-circuit
PA R É L É O N O R E T H E RY
La fille
du facteur
Faut-il forcément filer à l’autre bout du
monde pour passer de bonnes vacances?
Assurément pas: en matière de tourisme
comme de salade, le circuit court a bien des
atouts. Et certains panoramas made in France
rappellent étrangement des paysages situés à
des milliers de kilomètres. À chaque numéro,
So good propose un site de rêve et son clone
dans l’Hexagone – moins de Miles, moins
de CO2, mais autant de plaisir évidemment.
#9
Angkor
VS
Hauterives
Les temples khmers d’Angkor,
leurs bas-reliefs aux histoires
incroyables, leurs rives majestueuses,
le tout infusé par la croyance
hindouiste et la pensée bouddhiste,
sachez-le, c’est ringard. Leur version
française, beaucoup moins courue,
mais beaucoup plus pointue, vous
attend dans la Drôme, à Hauterives,
très précisément. Là, à quelques
encablures de la vallée du Rhône,
enchâssé dans un jardin luxuriant
de 1000 mètres carrés, se dresse
un palais fait de roche ouvragée,
alternant divinités dansantes, géants
ou fées, colonnades gracieuses
et, çà et là, tout un bestiaire
mythologique: pieuvre, biche, caïman,
éléphant, pélican, ours, oiseaux…
“10 000 journées
soit 93 000 heures,
33 ans d’épreuves.
Plus opiniâtre
que moi se mette
à l’œuvre.”
Ferdinand Cheval, bâtisseur
de palais autodidacte
Derrière cette bâtisse inhabitable,
point d’esclaves ayant sué sang et eau
au temps de l’Antiquité, d’architecte
mégalomane sous LSD ou de chef-
d’œuvre caché du Barcelonais
Gaudì, mais un facteur. Le facteur
Cheval, Ferdinand de son prénom.
© DR
Cet employé des Postes, qui n’avait
 #9
pas derrière lui de carrière de maçon
et encore moins d’architecte, consacra
la deuxième partie sa vie, de 1879
à 1912, à bâtir pierre par pierre son
“palais idéal”, en solo qui plus est.
“10 000 journées soit 93 000 heures,
33 ans d’épreuves. Plus opiniâtre que moi
se mette à l’œuvre”, a-t-il inscrit sur la
façade nord de son édifice.
Tout commence un jour banal: il bute
sur une pierre si étrange qu’il la
met dans sa poche pour pouvoir la
contempler chez lui tout à son aise.
Même topo le lendemain. “Je me suis
dit: puisque la nature veut faire de la
© MELANIE CHALLE / AFP - © MARIANNE CASAMANCE
sculpture, je ferai la maçonnerie et
l’architecture”, rapporte Ferdinand,
bien inspiré. Chaque jour, pendant
qu’il parcourt les 33 kilomètres de
sa tournée, à pied et armé d’une
brouette, il ramasse alors les pierres
de son édifice, qu’il sculpte et
assemble patiemment, avec pour
sources d’inspiration la nature,
les cartes postales et les premiers
magazines illustrés qu’il distribue.
Dès 1920, l’autodidacte Cheval
obtiendra la reconnaissance des
Surréalistes, au premier rang
desquels André Breton. Suivront
nombre d’hommages d’artistes.
En 1969, 45 ans après la mort du
facteur Cheval, André Malraux,
alors ministre de la Culture, décidera
de classer l’édifice. Peut-on vraiment
regretter Angkor?
La bande-son
Le Temps des cerises,
de Jean-Baptiste Clément.
Informations
Visites toute l’année,
programmation
d’expositions et
concerts. Réservation
conseillée.
Hauterives – Drôme
www.facteurcheval.com
So good - 97 -
Le snack
Vous vouliez goûter au
kdam chaa, un délicieux crabe
sauté au poivre vert, spécialité du
Cambodge?
Essayez plutôt le plat du
cru drômois: les caillettes,
historiquement préparées dans
les fermes, mélange de cochon
et de blettes ou épinard.
À déguster avec un verre de
chambourcin, bien
sûr.
Rien à voir
Vous vouliez filer aux Seychelles, sentir la moiteur de leurs
forêts tropicales, parler le créole du cru, bouquiner au soleil
en écoutant les vagues sur la plage d’Anse Source d’Argent?
Allez plutôt à Seychalles dans le Puy-de-Dôme, compter
ses 799 habitants, faire un selfie-transpi devant son église
du XVIIe et vous recueillir sur ses ancêtres qui ont connu la
peste en 1401.
 Du good, des émissions
et du bon son
Chapitre 6
Le rédacteur en chef de So good Radio a une aversion particulière pour les nombres
impairs. Le voici donc soulagé, et nous avec, d’entrer dans le 6e chapitre de
l’aventure qu’est ce média engagé, petit frère de votre magazine sûr. Des pédales
à gogo, un voyage en 2126, des jeunes engagés en politique et des entreprises
résolues à trouver des solutions pour le monde de demain: tels sont les ingrédients
de ce nouveau cru radiophonique.

Vincent Edin
Chez So good, on repousse tant que
possible le pessimisme. T’es un
pessimiste, toi? Disons que, si être
optimiste c’est lire le rapport du GIEC,
“Je suis en phase avec le gars mais quand même penser qu’on
va sauver le monde en roulant en
Tu ferais quoi, toi, en premier,
pour sauver le monde? J’hésite entre
diminuer ma consommation de viande,
mettre un deuxième pull en hiver
plutôt que du chauffage, ou écarteler
publiquement les dirigeants de Black

sûr, Gramsci!” voitures volantes sur des autoroutes

Journaliste indépendant
et essayiste, Vincent Edin
a décidé d’ajouter une
nouvelle corde à son arc:
auteur et acteur principal d’une fiction
audio, made in So good Radio, en dix
épisodes. Nom de code: On a failli
sauver le monde. Explications avec
le principal intéressé.
à énergie positive, en possédant des
téléphones reconditionnés et en
mangeant des produits issus d’une
agriculture résiliente à 60 °C grâce
aux OGM, je préfère être pessimiste.
Par ailleurs, comme tu me la sers sur
un plateau, je suis en phase avec le
gars sûr Gramsci: “Je suis pessimiste par
l’intelligence, mais optimiste par la volonté.”
Quel est le pitch d’On a failli sauver le
monde? Nicolas, directeur général de
Passion RSE, think tank des grandes
entreprises cotées, a obtenu un ticket
interstellaire pour rejoindre la planète
New Eden, propriété d’Amazon, car
la terre n’est plus vivable pour les
humains. Comme le voyage dure
deux ans, il en profite pour faire son
introspection et tâcher de comprendre
pourquoi la RSE et d’autres inventions
capitalistes à impact n’ont pas empêché
la catastrophe écologique et sociale.
Pourquoi le personnage principal
s’appelle-t-il Nicolas? Parce que
j’ai beau être gender fluid, je me
voyais mal l’appeler Pimprenelle.
Et accessoirement parce que ses
parents, imprégnés de culture de
la win, ont donné des prénoms de
conquérants. Elon pour le cadet en
hommage à Musk, et Nicolas pour
l’aîné en référence à Sarkozy.
Rock pour envoyer un message aux
écocidaires (engeance qui détruit la
planète sans complexe ni remord, NDLR).
Plus sérieusement, nous avons tant de
retard que je ne vois pas un “truc en
premier” à faire, il faut tout faire en
même temps. Aux politiques d’interdire
le superflu, de mater les écocidaires,
de réguler le reste des ressources
et d’organiser la planification vers
une économie soutenable pour le
vivant et les humains. À nous de les
aider en consommant plus sobre
et plus éthique, en manifestant
notre ras-le-bol contre les pratiques
inacceptables, en soutenant les jeunes
qui désertent, qui bifurquent, jusqu’à ce
que les boîtes polluantes comprennent
réellement. À elles, enfin, de cesser
de se foutre de nous et de changer
vraiment. Comme l’écrit Alec Leach
dans son bouquin The World Is On Fire
But We’re Still Buying Shoes, (littéralement
“Le monde est en train de brûler et on
continue à s’acheter des chaussures”, NDLR):
“La durabilité a un prix et ça nous fait mal
au cul.” Et j’ajoute que sauver le monde
a un prix, mais c’est un emmerdement
qui vaut la peine de tout changer.
T’as plusieurs casquettes
professionnelles. Petit, tu rêvais
de quel job? Je ne rêvais de rien, mais
j’hésitais entre journaliste sportif et
testeur de jeu vidéo. Je ne dirais pas
© JEANNE DETALLANTE

Aujourd’hui, on ne voit que l’homme que c’est un échec. Juste que ça n’a pas
à la carte d’hyper fidélité du palais de marché.
justice, mais, jadis, il fut un symbole
de réussite. Propos recueillis par Ronan Boscher
Un-Pacte pour demain
Le rapport 2022 du GIEC est très clair:
pour préserver une planète vivable,
nous avons 1095 jours pour changer
le monde. Mais comment? Certes, les
actions individuelles sont importantes,
mais les choix stratégiques des
pouvoirs publics et les actions des
entreprises ont plus de poids que vos
pipis sous la douche. L’ADN et So good
se sont réunis pour créer Un-Pacte
pour demain, un podcast où Alexandre
Kouchner orchestre une conversation
sincère entre des représentants
d’entreprises et des activistes.
Un podcast soutenu par Pernod Ricard
France, dans le cadre de son programme
Ensemble et engagés.
Bouge à oreilles
Le Larousse est formel: le bouche-à-oreille
se dit d’une transmission d’information
de personne à personne, par la voie orale.
Le podcast Bouge à oreilles s’inscrit dans
la même veine, à ceci près qu’il portera
spécifiquement l’éclairage sur toutes ces
initiatives repensant la mobilité de demain,
dans le cadre de la transition écologique.
En huit épisodes, huit invités répondront
aux questions de Romain Salas sur un
thème défini du futur de notre mobilité.
Bouge à oreilles, c’est tout simplement le
podcast que tout le monde se refilera pour
comprendre comment mieux bouger demain.
Un podcast développé par So good et soutenu
par SANEF.
Dis-moi oui, Handi…
Rangez vos Michael Jordan, Marianne
James ou encore Mick Jagger! Le seul
MJ qui vaille sévit sur So good Radio.
Michaël Jeremiasz, ancienne terreur
mondiale du tennis fauteuil, anime un
talk sur la sexualité et la vie intime,
face à des invités en situation de
handicap ou non. Attention, thèmes
au spectre très large, puisque les
trois derniers épisodes traitent
de la masturbation, des violences
obstétricales ou encore de la PMA.
Un podcast produit par So good et rendu
possible par la Fondation MAAF Initiatives
et Handicap.

Et toujours…

Vivant.e.s En Roux libre

En collaboration avec Intercessors et
le festival Agir pour le vivant, retrouvez
dans cette série vibrante de podcasts
des rencontres intimes et mises en vie
par la passionnée Anaïs Therond. Des
personnalités enthousiastes lui confient
leur rapport au vivant, faisant émerger
des récits pour s’émerveiller, porter
attention, s’inspirer et s’engager avec
la nature, pour mieux comprendre les
liens qui nous unissent. Encore mieux
que des câlins aux arbres.
Pauline Roux aime les pitchs. Pauline
Roux aime bouger. Alors, pour En Roux
libre, Pauline a décidé d’inviter des
hommes et femmes à venir pitcher à son
micro leurs innovations, leurs inventions
qui décarbonent et repensent nos
mobilités. Spoiler: il y sera plus question
de pédales que de moteur thermique.
Ce programme a été pensé par So good, avec
le soutien de Pernod Ricard France.

Une création inédite et collective avec

la complicité de Séverine Pelleray et le
montage de Mathieu Blanc Francard.

Sogoodradio.fr
P
14
Ondes de choc
Orchestré par un infirmier / maître
shiatsu, Radio for Peace International
lutte contre les fake news dans les zones
de conflit. Tout ça, depuis un petit bled
en Gironde.
P
18
Avenir désirable
Mathieu Baudin est formel: “Non, le
futur n’est pas mort.” Interview avec un
spécialiste de la prospective.
P
24 P
66 P
80
Animal Crofting Pascal le grand frère 2.0 La possibilité d’un zoo
Vous ignorez tout de l’archipel des Ces travailleurs sociaux opèrent sur Comment reconvertir un zoo en zone
Hébrides extérieures, en Écosse? Et Insta, TikTok ou Snapchat. On les de conservation? Reportage dans
des crofters aussi? Vous êtes au bon appelle les promeneurs du Net. l’écoparc de Buenos Aires.
endroit.
P
34
P
76
Série D
Bure out!
Reportage dans la Meuse, dans les
Sa web-série documentaire sur le restes d’une maison activiste de
narcotrafic d’État en Colombie l’a résistance antinucléaire.
contraint à l’exil en France. Reportage
chez le journaliste et avocat Daniel
Mendoza Leal.
ONT PARTICIPÉ EN UN AN POUR UN MONDE MEILLEUR… PAS DE BLISTER

LANCER, FAIRE GRANDIR

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