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Belle et la peau de la Bête

Rachel Decarreau

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

Image de couverture : GéOd'AM

En lecture libre sur Atramenta.net

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Il était une fois… Ou plutôt, il était une autre fois Belle qui rêvait
à sa fenêtre.
Le coude appuyé sur la fourrure jetée sur le rebord, elle regardait
songeuse le ciel étoilé. Elle pensait à celui qu’elle aimait, le beau
Prince Jean, celui qui fut jadis ensorcelé, transformé en Bête et qui,
grâce à son amour, redevint un jeune homme.
Ainsi que le disait l’autre fois, ils se marièrent et furent heureux.
Malheureusement, ils n’avaient pas encore eu d’enfants quand le Roi
appela près de lui tous les Princes du Pays afin de guerroyer pour sa
gloire. Jean ne put se soustraire à cet ordre et il dut partir malgré les
larmes de Belle.
Trente longs jours s’écoulèrent.
Puis un soir, le chagrin de Belle se transforma en espoir, un très
grand espoir. Sa blanche colombe favorite venait de lui apporter une
bonne nouvelle accordée par sa marraine : afin de récompenser sa
patience et sa vaillance, Belle mettrait au monde un enfant pour le
retour du Prince Jean !
Belle l’imaginait déjà : ce serait un bel héritier, bon, fort et doux,
fier et généreux, tel que son père. Belle était heureuse, ce soir, malgré
sa solitude. Elle espérait que son grand bonheur protégerait son bien-
aimé dans son obéissance à son souverain. Belle en oubliait ses
soucis du moment. Pourtant ils étaient graves.
Dès le départ du Prince Jean, son premier ministre, Avid, avait
entrepris de régenter les biens du Prince, sans même tenir Belle au
fait de ses actions, en l’écartant même de toute décision, sous
prétexte de ne pas la déranger. Belle lui en avait été, au début,

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reconnaissante et ne se serait pas méfiée si une proche cousine du
Prince n’était venue s’installer au Palais.
Dès son arrivée, Belle avait remarqué à quel point Vanity, car
c’était son nom, cherchait toutes occasions de discuter… puis
manigancer… puis comploter avec le sinistre Avid.
Vanity était aussi belle que Belle, mais son caractère envieux et
cupide durcissait ses traits, assombrissait son regard, rendait sa voix
coupante. Belle ne l’aimait guère et même la redoutait.
Elle aurait bien voulu épouser le Prince Jean, mais elle n’avait
jamais eu assez d’amour en elle pour briser le sortilège qui
l’emprisonnait dans la peau de la Bête. Alors elle jalousait
férocement Belle qu’elle accusait en secret de lui avoir volé le Prince
et aussi le titre de princesse et les richesses.
En présence du Prince Jean, elle retenait un peu ses instincts, mais
depuis son départ, de jour en jour, la vie devenait plus difficile pour
Belle.
Vanity n’avait de cesse de critiquer tout ce qu’accomplissait Belle,
elle affectait de se rendre utile en tout et surtout ne ratait aucune
occasion d’évoquer les dangers de la guerre qu’encourait le Prince
Jean.
Belle résistait de son mieux à cette attaque en règle, sournoise et
conjointe du Premier Ministre Avid et de Vanity, complices l’un de
l’autre dans leur chasse au pouvoir et à la richesse.
Pourtant, ce soir-là, rêveuse, Belle ne songeait qu’à son enfant,
elle souriait aux étoiles.
Quand soudain surgit à ses pieds une petite souris grise, effrayée,
à bout de souffle. Belle la prit dans ses mains et la caressant avec
douceur lui dit :
— Est-ce le vilain matou de Vanity qui t’a poursuivie ?
— Non, pas ce soir, Princesse Belle. C’est que j’ai entendu une
conversation qui me chagrine.
— Ce n’est pas bien d’écouter aux portes, petite souris.
— Ô, Princesse Belle, c’est Avid et Vanity qui parlaient de vous.
Vanity veut se marier avec le Prince Jean et elle fera tout pour que
vous disparaissiez. Ainsi dans quelques jours, un messager viendra,
soi-disant de la guerre, et vous apportera un message du Prince qui,

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gravement blessé, vous réclame avant de mourir.
— Mon Dieu ! Ce n’est pas vrai ?
— Non, bien sûr ! Ils vont vous inciter à partir et là, en route, je
crains qu’ils ne vous fassent un mauvais sort.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— Vous disparue, sans héritier, Vanity espère bien amener le
Prince Jean à l’épouser. Avid, lui, espère bien se débarrasser de
Vanity avant que le Prince Jean soit revenu… et fera même le
nécessaire pour qu’il ne revienne pas afin de rester le maître… Mais
de cela, Vanity n’en sait rien, bien sûr !
— C’est horrible ! Comment… Oh ! Marraine !
D’une grande gerbe de roses multicolores, une fée, la marraine de
Belle, venait de sortir.
— Oui, ma chérie, c’est moi ! dit-elle en lissant sa robe de pétales
veloutés couleur d’aurore.
— Avez-vous entendu, chère Marraine ?
— C’est pour cela que je suis venue. J’ai moi-même écouté la
discussion d’Avid et de Vanity. Nous devons agir vite ! Surtout avant
qu’ils apprennent qu’un prince héritier naîtra bientôt.
— Mais qu’allons-nous faire ? Dois-je m’enfuir ?
— Non, ce serait une erreur. On doit leur laisser croire que tout se
passe comme prévu. Seulement, dès cet instant, ta colombe va partir
trouver le Prince Jean pour l’avertir du complot afin qu’il reste sur
ses gardes. Puis elle reviendra près de toi. Quand le faux messager
arrivera, tu te plieras aux conseils d’Avid et de Vanity. Tu sembleras,
bien sûr, très malheureuse, ne l’oublie pas. Tu partiras, ainsi qu’ils
l’organiseront, tu n’emmèneras qu’un petit coffre de bagage où tu ne
mettras que la peau de la Bête, celle qui emprisonnait le Prince Jean.
Dans ta voiture, discrètement, montera cette souris : elle saura
écouter tout ce qui se dit et te préviendra de tout. Quant à ta colombe,
je lui donne dès maintenant le pouvoir de se transformer en tout
oiseau qui sera utile pour rester près de toi ou porter des messages
sans que personne ne se doute de rien. Quant à ton enfant, surtout,
n’en dis rien à personne. Est-ce bien compris ?
— Oui, Marraine. Mais que va-t-il arriver ?
— Tout dépendra de ce que ces deux bandits auront manigancé.

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Mais ne t’inquiète pas, je veillerai sur toi ! Adieu, ma chère filleule !
— Bonsoir, Marraine, répondit Belle en voyant la fée se fondre
dans le bouquet, Rose parmi les roses.
L’inquiétude tint longtemps Belle éveillée puis elle finit par
s’endormir. Le lendemain, rien ne se passa et elle crut avoir rêvé les
événements de la veille.
Cependant, il ne s’était pas écoulé une semaine qu’un cavalier,
tout de noir vêtu, se présenta au château. Il demanda à voir Belle et
quand il fut en sa présence, il lui tendit, en la saluant profondément,
un rouleau de papier scellé d’un cachet de cire noire. Belle comprit
que le moment était venu.
Elle ouvrit le rouleau et lut le message : elle ne put en reconnaître
l’écriture car non seulement ce n’était pas celle du Prince Jean, mais
encore elle avait été soigneusement tremblée comme si les mots
avaient vraiment été écrits par la main affaiblie d’un mourant. Le
texte était si déchirant que, bien que le sachant faux, Belle ne put que
se sentir bouleversée. Ajoutée à cela la crainte de l’avenir proche,
elle n’eut pas beaucoup à jouer la comédie pour se livrer à un
désespoir qui parut sincère aux yeux de tous.
Avec une sollicitude inattendue, Vanity, secondée par le sinistre
Avid, entreprit de réconforter Belle et lui proposa d’organiser son
départ. Fidèle aux consignes de la fée sa Marraine, Belle se remit aux
mains des deux complices, ne garnissant sa malle que de la peau de
la Bête.
Quand elle monta dans la voiture, que la porte fut refermée
comme un destin tragique, Belle fut rassurée en voyant pointer, sous
les coussins de la banquette, le museau pointu de la souris grise.
— Ne craignez rien, Princesse Belle. Je suis là ! chuchota la petite
bête, profitant de l’absence de la jeune servante que Vanity avait
assignée au service de Belle pour préparer le voyage.
À ce moment-là, un joli rouge-gorge voleta près de l’équipage. La
souris le vit et ajouta :
— Cet oiseau est votre colombe !
Belle sourit alors sous les voiles qui enveloppaient la tristesse
apparente de son visage.
Il était encore tôt et le voyage commença, rapide et long, à crever

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les chevaux, sans autre halte qu’un rapide déjeuner pour les
voyageurs et pour les bêtes.
La nuit était déjà tombée quand ils parvinrent près d’une auberge.
L’obscurité ne permit pas à Belle de se rendre compte de la misère de
cette baraque mais dès qu’elle entra, elle fut saisie par les odeurs
mêlées de crasse, de fumées et de relents de nourriture et de mauvais
alcool qui s’exhalaient de cet antre sordide envahis par des ivrognes
tapageurs.
Le cocher s’arrangea avec le tenancier avec une telle facilité que
Belle, méfiante, crut discerner de la complicité. Toujours est-il
qu’elle se trouva peu après installée dans une chambre misérable
mais à peu près décente, qu’un dîner simple mais assez bon lui fut
servi et qu’elle put s’allonger dans un lit dur mais presque propre.
Épuisée, elle s’endormit promptement. Seule la petite souris
veilla…

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Le jour se levait à peine que Belle dut se remettre en route. Après


un petit déjeuner rapide constitué d’une tasse de lait et d’un peu de
pain noir rassis (c’était tout ce que l’aubergiste pouvait proposer),
elle se réinstalla dans sa voiture. Le train d’enfer de la veille se
renouvela.
Fatiguée par le manque de sommeil, Belle trouva encore plus
désagréables les cahots violents de la route. La petite souris grimpa
sur les genoux de Belle :
— Princesse Belle, c’est aujourd’hui que le cocher, sur ordre
d’Avid et de Vanity, va se débarrasser de vous. Nous approchons des
Bois Dormants et…
Belle vit en effet, dans les vagues lueurs de l’aube, de larges
fossés, des mares fumantes, entourés de talus dont les herbes folles se
noyaient dans une brume matinale et tout alentour, des grands arbres
dont la cime se perdait dans les nuages.
— Nous ne sommes pas sur la grand-route qui nous mènerait le
plus promptement vers le Prince Jean, reprit la petite bête.
Belle acquiesça de la tête alors même qu’un des brusques
tournants à angle droit de la route empruntée la jetait d’un côté à
l’autre de la voiture.
Il advint bien sûr ce qui devait advenir. Alors que le chemin à
peine carrossable montait à l’assaut d’une colline entre les arbres, un
rocher plus haut que les autres déséquilibra le véhicule qui se
renversa sur le côté. Aussitôt, le cocher s’occupa de ses chevaux, les
débarrassant du harnachement qui les avait jetés à terre et tandis
qu’ils s’enfuyaient, il se décidait enfin à s’inquiéter de sa passagère.

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Belle s’était cognée aux montants de la voiture et, éjectée par la
portière arrachée, gisait au sol, inanimée. Parce qu’il avait été
dûment informé de sa mission funeste pour sa voyageuse, le cocher
n’eut pas le courage de se pencher sur elle pour tenter de savoir s’il
devait lui porter secours. Il se lança à la suite de ses bêtes vers
l’auberge qui les avait abrités la nuit précédente.
Pendant ce temps, Belle revint à elle. La petite souris releva ses
moustaches :
— Enfin vous revoilà, Princesse Belle !
— Que s’est-il passé ?
— La voiture a eu un accident ! Ce n’était pas ce qui était prévu
par Avid et Vanity, ils avaient un autre projet, mais cela va nous
servir ! Ainsi, lorsque les secours vont arriver, vous semblerez
morte !
— Morte ? Mais…
— Votre marraine va vous faire porter par votre colombe quelques
plantes qui vous endormiront le temps que soit installé un reposoir
sur lequel votre corps sera étendu. Un couvercle de verre permettra
de venir vous honorer…
— Mais je ne suis pas morte !
— Il est important que vos adversaires le croient. Dès qu’ils
seront venus vous rendre un hommage officiel, vous pourrez en sortir
et partir pour retrouver le Prince Jean sans qu’ils s’en doutent.
— Je comprends !
La colombe arriva alors portant dans son bec un petit flacon
contenant une mixture verte :
— Tenez, Princesse Belle ! Absorbez cette potion et ne vous
occupez plus de rien ! Faites vite parce que les secours arrivent !
Belle obtempéra et s’allongea confortablement sur la mousse du
sous-bois.
Ce que la petite souris avait prédit se produisit : les aigrefins firent
ériger un lit de pierre au sein d’une clairière. Ayant trouvé la peau de
la Bête dans la malle de Belle, ils eurent l’idée de l’utiliser pour
garnir la couche. Le corps seulement endormi (mais il ne faut pas le
dévoiler !) de Belle y fut déposé, revêtu de sa plus belle robe de soie
rose. Un couvercle de verre vint la protéger des humidités

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champêtres.
Immédiatement alertés de l’accident, Vanity et Avid, accompagnés
de leurs complices les plus proches, vinrent pour une cérémonie dont
la tristesse officielle n’avait pas d’équivalent dans l’histoire du pays.
Puis chacun se retira.
Dans la clairière désertée, au clair de lune, la souris et la colombe
vinrent entrebaîller la tombe :
— Princesse Belle ! Réveillez-vous ! Levez-vous et venez avec
nous !
Belle ouvrit les yeux et se redressa :
— Ai-je dormi longtemps ?
— Non, mais certainement assez pour que Vanity ait eu le temps
d’envoyer l’annonce de votre mort au Prince Jean. Il importe donc
que vous le rejoigniez au plus vite !
— Mais comment le pourrais-je ? Je suis perdue au milieu des
bois, je ne sais même pas où aller ?
— Vous allez mettre sur vos épaules la peau de la Bête qui a été
posée sur votre couche. Ne vous inquiétez pas si vous sentez une
transformation : vous allez devenir une Louve, vive et forte, aguerrie
à la vie dans les forêts, capable de parcourir de longues distances,
avisée pour ne pas vous frotter aux chasseurs et instruite de ce dont
vous avez besoin pour vous nourrir tout le temps de votre parcours.
Allez-y !
Belle avait pleine confiance en ses petites amies et elle obéit sans
hésiter. Elle se recouvrit avec la peau de la Bête et devint une fière
combattante, prête à affronter tous les dangers.
Elle se retourna cependant vers le lit de pierre déserté :
– Mais ils vont savoir rapidement que je ne suis plus là…
La petite souris brandit une liane :
– Cette clématite va recouvrir le tombeau, ainsi, personne ne saura
que vous êtes partie ! Voyez !
Et en un instant, le socle de roche et le dôme de verre furent
couverts par un feuillage dense orné de myriades de fleurs roses et
mauves.
– Merci ! Je m’en vais donc tranquille !
Et Belle se mit à suivre la direction empruntée par sa colombe qui

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avait elle aussi revêtu le costume d’un geai des chênes lui permettant
de se fondre dans le décor.
Au bout de quelques jours et de quelques nuits de voyage, Belle
parvint aux abords d’une ville. Son amie, la colombe, reprit son
plumage blanc :
— Princesse Belle, il est temps d’abandonner votre costume de
Louve. Vous ne seriez pas bien accueillie dans la cité. Étendez votre
foulard sur le sol et déposez la peau de la Bête dessus. Nouez les
coins de votre foulard, ainsi vous aurez un baluchon qui n’inquiétera
personne.
Belle fit comme cela lui était recommandé et lorsqu’elle se
redressa, son petit paquet à la main, elle remarqua qu’elle était vêtue
d’une robe de paysanne en laine pourpre.
— Remontez la capuche de votre cape sur votre tête, Princesse
Belle. Vous devez dissimuler vos boucles d’or, sinon l’on vous
reconnaîtra ! Personne ne doit savoir que vous êtes encore vivante !
— Alors, tu ne dois plus m’appeler “Princesse”, jolie colombe !
— Je vous appellerai seulement “Belle” ! Allons-y, il y aura
beaucoup de monde, dans les rues, c’est jour de marché !
Effectivement, sur la place centrale et même dans certaines rues
adjacentes, les étals des paysans, charcutiers, bouchers et autres
boulangers mêlaient leurs effluves et leurs couleurs dans un joyeux
brouhaha, parfois surmonté par des cris de vendeurs vantant leur
marchandise.
En tant que Louve, Belle n’avait plus goûté depuis longtemps aux
mets cuisinés par les hommes et les femmes du pays et les parfums
qui effleuraient ses narines lui donnaient envie de tout dévorer. Elle
se laissa aller, au long de son parcours, à goûter à un dé de jambon,
une lichette de fromage, un fruit bien mûr, une rondelle de saucisson,
une tranche de pain frais beurré. Mais elle voyait bien que ce n’était
pas sa destination finale. Alors, elle ne s’attardait pas.
Jusqu’au moment où elle arriva devant un étal particulier, celui
d’un pâtissier. Là, la gourmandise devint-elle la plus forte ? Ou bien
était-ce son but ? Sur le moment, elle n’y réfléchit pas. Tombée en
admiration devant les gâteaux à la crème, ornés de petites roses en
sucre, elle s’arrêta.

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La pâtissière interpella la jeune paysanne en manteau pourpre :
— Est-ce qu’elle a envie de déguster un petit gâteau, la jolie
demoiselle ?
Le sourire de Belle en disait long sur son désir, mais elle
répondit :
— Ce serait avec plaisir ! Mais je n’ai pas d’argent…
Le pâtissier s’approcha alors :
— Si vous nous aidez, vous aurez un gâteau !
— Je veux bien ! Que dois-je faire ?
— Nous devons livrer cette fournée aux gens d’armes du Roi qui
sont en garnison aux portes de la ville. Si vous voulez bien aider à les
mettre dans ces paniers et à les charger dans la charrette, vous aurez
votre part !
— D’accord !
Avec gentillesse et enthousiasme, Belle s’accomplit de sa mission.
Tandis qu’elle s’y livrait, sa petite souris grise pointa son nez, en
toute discrétion, entre deux paniers :
— Belle ! Hé, Belle ! Ces gâteaux vont aller chez les soldats du
Roi, ceux qui ont constitué les armées pour défendre le royaume. Le
Prince Jean est parmi eux !
Ne pouvant répondre, Belle sourit. La petite bête poursuivit :
— Vous ne pourrez le rejoindre vous-même, ce serait dangereux
pour lui comme pour vous. Mais vous avez le moyen de lui dire que
vous êtes toujours en vie. Je vais m’arranger pour qu’un gâteau
précis lui soit donné : prenez celui-ci et glissez votre bague dedans !
Quand il le mangera, il la trouvera et saura que l’annonce de votre
mort est un mensonge.
Belle hocha de la tête et ôta son bijou. D’un geste prompt, elle
l’enfonça dans la crème du gâteau, sous une petite rose de sucre, puis
plaça la gourmandise dans le panier qui devait être distribué.
Peu après, alors que le pâtissier partait avec sa charrette bien
chargée, Belle reçut la récompense de son travail et se régala. Elle
remercia la pâtissière avec des yeux pleins de bonheur. Elle imaginait
déjà le Prince Jean lorsqu’il trouverait la bague !

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Ainsi que l’avaient présumé la souris et la colombe, le prince Jean


avait été informé de la mort de Belle. Durement touché, il s’en était
confié à son souverain qui lui avait donné quittance afin de pouvoir
retourner chez lui rendre les derniers hommages à son épouse. Il était
sur le point de partir, quand le pâtissier de la ville vint distribuer ses
gâteaux aux soldats du Roi.
Le prince Jean n’avait pas le cœur à déguster une gourmandise,
mais il accepta pour ne pas décevoir le brave homme. Il s’assit à
l’écart de ses camarades et entreprit de découper la génoise en petits
morceaux qu’il lançait devant lui. Une belle colombe blanche vint
picorer les miettes. C’est alors que sous les doigts du prince, le bijou
caché vint scintiller dans la crème. Interdit, il regarda alors l’oiseau :
— Dis-moi, belle colombe, sais-tu ce qu’est cette bague ?
— C’est celle de votre bien-aimée, Prince Jean. Belle n’est pas
morte et elle vous attend. Pour la rejoindre, vous devrez suivre les
petites roses en sucre que la souris aura disposées sur votre chemin.
Allez, ne perdez pas de temps !
N’osant croire à une telle chance, le prince obtempéra malgré tout
et, tout en gardant son air préoccupé et triste, il se mit en devoir de
rechercher les friandises sur le sol. Et en effet, de loin en loin, les
petits bonbons scintillaient pour guider ses pas.
Il sortit des alentours de la ville, entra dans le bois et fut ainsi
attiré au sein d’une clairière. Là, se dressait une maisonnette. Les
rayons du soleil couchant donnaient aux pierres des murs une tonalité
de pain d’épices, tandis que les tuiles bleutées du toit prenaient la
couleur des myrtilles des bois. Le long de la façade, grimpait un

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rosier orné de toutes ces petites fleurs qui décoraient les gâteaux du
pâtissier.
Lorsqu’il parvint enfin à la porte, elle s’ouvrit sur une jeune
personne qu’il n’eut pas de peine à reconnaître à ses boucles d’or et
son doux visage amoureux.
— Belle, ma Dame de Cœur !
Elle se jeta dans ses bras et il l’enserra avec toute la force de son
amour.
Quand enfin ils se séparèrent, elle l’invita à entrer dans la maison.
— Je vous ai cru morte, ma douce amie…
— Et je vous croyais mourant, mon tendre prince…
La petite souris interrompit le dialogue :
— Et Avid a fait croire à votre peuple, Prince Jean, que vous êtes
mort, vous aussi… Il s’apprête à prendre le pouvoir à votre place.
Quant à Vanity, elle prépare son mariage avec Avid. Elle prétendait
vous aimer, mais l’attrait de la richesse l’a détournée de vous.
La colombe, perchée sur le rebord de la fenêtre, ajouta :
— Vous devez rejoindre votre principauté au plus vite ! Là-bas,
vous devrez vous y faire reconnaître, mais comme vos funérailles
auront été célébrées officiellement, cela ne pourra pas se réaliser en
vous présentant seulement à la porte de votre Palais. Nous vous
aiderons à y parvenir, mais il faut déjà que vous y alliez. Ne perdez
pas de temps !
La souris reprit la parole :
— Afin d’accomplir ce voyage en toute discrétion, enveloppez-
vous de la peau de la Bête. Votre transformation vous protégera…
Le Prince Jean et Belle ne discutèrent pas. Enlacés, ils se
couvrirent avec la pelisse et en un instant le Prince devint un Grand
Ours brun majestueux, Belle devint une Moyenne Ourse au doux
pelage… et près d’eux se tenait un Petit Ours. Belle, en riant, le prit
dans ses mains et le tendit à son époux :
— Cher Jean, je n’avais pas pensé à vous l’annoncer, mais voici
Petit Ours qui naîtra bientôt ! Tenez, prenez-le sur votre dos pour
notre voyage !
Passons sur le baiser que Grand Ours et Moyenne Ourse
partagèrent avant de prendre la route, chargés de leur Petit Ours, plus

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précieux qu’un trésor d’or et de pierreries.
À nouveau, ce furent des jours et des nuits passés à traverser les
Bois Dormants, se régalant des fruits et baies sauvages, se reposant
sur la mousse des sous-bois, jouant avec Petit Ours, sous la direction
éclairée de la colombe déguisée en geai des chênes.
Lorsqu’ils arrivèrent aux abords de la capitale de la principauté du
Prince Jean, à nouveau, la petite souris les interpella :
— Vous ne pouvez entrer dans la cité sous ces peaux d’Ours. Ni
bien sûr avec Petit Ours.
Belle s’alarma :
— Nous ne pouvons l’abandonner dans les bois…
— Il n’en est pas question ! Vous allez entrer par le Pôle artisanal
au Nord de la ville, là vous trouverez l’atelier des jouets. Vous
déposerez Petit Ours dans une hotte à l’entrée et les lutins viendront
s’en occuper. Ne vous inquiétez pas, ils prendront grand soin de lui !
Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Grand Ours et Moyenne Ours
embrassèrent tendrement leur Petit Ours et le confièrent comme une
peluche aux jouets déjà présents dans le panier. Petit Ours les salua
d’un sourire confiant, car il avait déjà reçu l’invitation à des grands
jeux qui lui plaisaient beaucoup.
— Maintenant, à vous ! les ramena à la réalité la petite souris qui
ne les avait pas quittés. Pendant votre voyage, Avid a pris les rênes
de la principauté et son intronisation est prévue pour le jour à venir.
Il a besoin pour cela d’un uniforme de cérémonie et surtout de bottes
de qualité. Ainsi, Prince Jean vous allez vous présenter à lui comme
le meilleur cordonnier du pays.
La petite souris tira alors sur un fil de soie qui dépassait de la
fourrure de Grand Ours, sans doute arraché par une épine dans les
bois. Elle en fit un écheveau à broder, tandis que Jean se retrouvait
vêtu d’une tenue d’artisan bottier, avec un tablier de cuir, un couteau
et un pot de colle à la ceinture. Dans un grand sac de toile, il portait
une paire de bottes de la plus belle facture qui se puisse imaginer.
Puis la souris tendit l’écheveau à Belle :
— Le mariage d’Avid et de Vanity sera célébré le même jour que
l’intronisation. Vanity souhaite bien sûr avoir une robe de
circonstance, avec une longue traîne ornée d’arabesques et de motifs

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de fils d’or. Vous ferez partie de la troupe des cousettes assujetties à
cette tâche, Princesse Belle. Cependant, afin que personne ne vous
reconnaisse, vous porterez une pelisse… de souris ! Grise comme il
se doit, comme les cendres du foyer où vous vous installerez pour
coudre les perles et pour broder avec le fil de cet écheveau le voile de
la mariée.
Pendant le discours de la souris, la peau de Bête de Moyenne
Ourse était devenue une fine pelure grise, soyeuse et douce, fort
élégante, ma foi ! Satisfaite de son ouvrage, la souris termina :
— Allez-y ! Présentez-vous au Palais, mais pas à l’entrée
principale, bien sûr, à celle de service. Votre amie la colombe aura
pris l’apparence d’une perruche. Elle saura guider Avid dans le choix
de son bottier et désignera la cousette qui fera merveille pour la robe
de Vanity.
Belle et Jean remercièrent la petite souris et s’en allèrent dans les
rues, se tenant par la main tant qu’ils n’étaient pas encore très
proches du Palais, puis se séparèrent en faisant mine de ne pas se
connaître afin de se présenter chacun à leur tour pour la mission que
la petite souris leur avait assignée.
Belle n’eut pas de mal à entrer dans la troupe des brodeuses,
couturières et autres petites mains chargées de réaliser la robe de
mariage de Vanity. Son habileté à coudre, crocheter et décorer le tissu
de soie et le tulle de la traîne dépassait de loin les qualités de ses
compagnes, mais elle n’en tirait aucune gloriole. Au contraire, son
sourire doux et ses yeux tendres lui attiraient les bonnes grâces de
tous.
Jean, lui, fut rapidement introduit auprès d’Avid et lorsqu’il
montra la paire de botte, les yeux d’Avid brillèrent de convoitise.
— Il me les faut absolument ! Penses-tu qu’elles m’iront ? Auras-
tu le temps d’en créer à ma taille ?
Avec une feinte modestie, le regard baissé, le faux cordonnier
assura :
— Que votre… seigneurie les essaye. Elles devraient lui aller
parfaitement.
Et de fait, lorsque Avid enfila les bottes, elles s’ajustèrent à la
longueur et la forme de ses pieds. Avid fit quelques pas, ravi. Il

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esquissa plusieurs pas de danse, puis courut et sauta comme s’il
combattait un adversaire à l’épée. Jamais il n’avait eu des bottes
aussi confortables, autant que magnifiques.
— Superbe ! Je te nomme Bottier Officiel ! Que demandes-tu
pour ton travail ?
D’un geste, Avid fit amener quelques sacs d’or. Mais Jean refusa
de la tête.
— Non, votre seigneurie, ce n’est pas cela que…
— Demande ! Tout ce que tu désires te sera accordé !
— Alors… alors je souhaiterais que vous m’accordiez la main
d’une cousette !
— Une cousette ? Mais c’est une princesse que tu mérites ! Dis-
moi son nom…
Jean se trouva bien embarrassé. Ni la souris, ni la colombe leur
avait donné un nom… Alors il lui vint une idée. Il sortit de sa poche
un petit anneau d’or :
— Je souhaiterais épouser celle à laquelle cette bague
conviendra… C’est… c’est un bijou qui me vient de ma famille et je
souhaiterais poursuivre la tradition.
— Qu’il en soit fait comme tu le veux, Bottier ! Mais ne viens pas
te plaindre si la cousette n’est pas jolie, douce ou intelligente comme
tu le voudrais.
— Je ne crains rien.
— Alors, allons chez Vanity. A lieu, en ce moment précis, le
dernier essayage de la robe de mariage. Toutes les cousettes seront
réunies pour ajuster leur travail.
Dans la grande salle où se déroulait cette séance, un grand rideau
séparait la pièce en deux parties. Avid s’arrêta avant de le franchir :
— Il est de tradition que le marié ne voie pas la mariée avant la
cérémonie. Je vais donc m’asseoir dans ce fauteuil et l’on va appeler
les jeunes ouvrières. Tu pourras leur passer la bague au doigt et tu
choisiras celle que tu préfères. Cela te convient-il ?
— Tout à fait, répondit Jean avec un respect affecté.
Peu après, une file de candidates auxquelles a été annoncé l’enjeu
se présenta. La main droite tendue, les unes après les autres,
espéraient voir s’ajuster l’anneau d’or sur la troisième phalange de

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leur annulaire. Hélas, soit le doigt était boudiné, tordu, ou trop fin,
mais aucun ne convenait.
Enfin, le Bottier Jean aperçut la pelisse gris souris de sa Belle. Il
ne manifesta rien et glissa la bague au bout du doigt de celle qui lui
faisait face. Elle convenait parfaitement ! Alors, Jean se tourna vers
Avid et murmura :
— Seigneur Avid, voici la Dame de mon Cœur !
En même temps qu’il se redressait, il retrouva son grand uniforme
de Prince tandis que Belle, perdant la pelisse de souris, se montrait
revêtue de sa plus belle robe de fête.
Un cri de rage s’échappa de la bouche d’Avid, tandis que le rideau
qui le séparait de Vanity dans sa robe de mariée tombait, la dévoilant
aux yeux de son promis.
Tous les participants présents se prosternèrent avec respect devant
le Prince Jean et la Princesse Belle, ravis de les voir toujours vivants.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et des vivats
s’élevèrent dans les rues.
Avid et Vanity n’eurent d’autre solution que de se sauver par les
souterrains de la ville, loin, très loin, pour ne jamais revenir.
L’annonce de l’arrivée prochaine d’un héritier fut l’occasion de
festivités à laquelle toute la population fut conviée. Ils vécurent ainsi
longtemps. Que dire de plus ? Il est bien connu que les gens heureux
n’ont pas d’histoire !

18
FIN

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