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Secrets d'Outre-Monde :
Retour et Dévoilement

Marc Thomassey

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

Image de couverture : Marc Thomassey

En lecture libre sur Atramenta.net

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Troubles

La nuit régnait dans les montagnes grisâtres aux sommets


enneigés. Sur l’une des cimes se tenait une jeune adolescente tenant
dans sa main gauche une hampe à drapeau et menaçant un jeune
garçon avec une épée fine. De ses yeux émanait une détermination
farouche. Son ami était en mauvaise posture et était conscient qu’il
n’avait aucune alternative pour régler la situation. Il tenta cependant
de la raisonner :
« Écoute, Anaïs. Je suis désolé de t’avoir prise au dépourvu. Mais
crois-moi, c’est très important…
— Dans ce cas pourquoi veux-tu que je revienne chez nous alors
que cela me concerne aussi ?
— Tu ne veux pas rester sur Enchanvie…
— Ce n’est pas une raison pour rester seul ! Tu as entendu tout ce
que je t’ai dit et pourtant tu refuses de m’écouter…
— Je connais les risques et suis prêt à les prendre. »
Anaïs fronça des sourcils et demanda exaspérée :
« Pourquoi refuses-tu de revenir chez nous ?
— Je le ferais volontiers, mais j’ai peur de ce qui pourrait arriver à
l’avenir…
— Tu ne fais pas confiance aux alliés de Ganmar pour surveiller
le drapeau ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Et pourtant tu le penses, n’est-ce pas ?
—…
— Raison de plus pour que tu reviennes chez nous !
— Tu refuses donc de me laisser partir ?

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— Je t’ai prévenu que ce serait l’épée dans ta jambe.
— Tu ne me laisses donc pas le choix… »
Anaïs vit soudain son ami sortir son épée et écarter sa propre
lame. La jeune adolescente recula de quelques pas mais se ressaisit et
lança au jeune garçon tout en pointant son arme dans sa direction :
« N’essayes pas de m’intimider Jules !
— Laisse-moi partir, supplia ce dernier.
— Non !
— Tant pis alors ! »
Jules écarta dans un geste violent et brusque l’épée de son amie.
Cette dernière faillit la perdre, mais répliqua avec rage. Jules esquiva
son coup. Les deux amis se mirent à s’affronter avec maladresse et
colère. Après un long duel, Anaïs frappa un grand coup vers la
direction où se trouvait Jules peu après avoir évité une nouvelle
frappe de ce dernier. Elle entendit alors un cri terrible auquel succéda
le bruit d’un corps s’écroulant dans la neige. Anaïs s’inquiéta soudain
et eut le sentiment d’avoir blessé son ami. Horrifiée par ce qu’elle
venait de faire, elle lâcha son épée pleine de dégoût, s’approcha de
l’endroit où devait se trouver son ami et lança anxieuse :
« Jules ? »
Elle sentit soudain une lame froide lui transpercer le corps. Une
douleur aiguë la traversa tandis qu’elle eut le souffle coupé. La jeune
fille s’effondra sur ses genoux avant de s’écrouler dans la neige.

Anaïs se réveilla en sursaut, sa respiration saccadée et sourde, sa


peau pâle à faire frémir un mort. La jeune adolescente se sentit
épuisée et désespérée : cela faisait plusieurs nuits qu’elle faisait des
cauchemars sur la même situation. Chaque rêve était différent du
précédent par son déroulement, mais lui troublait l’esprit et lui
rappelait ce qu’elle avait souhaité effacer de sa mémoire. Alors
qu’elle jeta un coup d’œil sur son téléphone portable, lui indiquant
environ trois heures du matin, elle songea à ce qui lui était arrivée
depuis son retour d’Enchanvie, six mois auparavant : le réveil à
l’hôpital, le retour difficile au quotidien et les interrogations de son
entourage et de tout le monde sur ce qui lui était arrivée sur les
quelques jours où elle avait disparue. Ce qui était le plus difficile

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pour elle à supporter, c’était le fait que tous relevaient les étrangetés
qui avaient apparus chez elle depuis sa réapparition inattendue et
mystérieuse, notamment ses troubles de vision. En dépit de ces
difficultés, Anaïs songeait au fait que les premiers jours après son
retour avaient été presque parfaits alors qu’elle n’avait qu’un vague
souvenir de son expérience sur Enchanvie, comme si elle avait subi
une perte de mémoire, les événements auxquels elle avait été
confrontée n’étant plus que des fragments éthérées d’un bien
mauvais rêve. Les médecins avaient diagnostiqué une amnésie chez
elle, possiblement d’origine post-traumatique. Même si cela lui avait
valu de la commisération de ses proches et amis, cela convenait bien
à Anaïs, car cela lui aurait permis de retrouver une vie normale alors
que ses séquelles allaient disparaître…

De violents picotements de la main sortirent Anaïs de ses pensées.


Elle frotta la paume de sa main et sentit les cicatrices de celle-ci. Le
souvenir de Jules lui vint alors à l’esprit, l’amenant à ressentir de
violents sentiments de colère, de douleur et de culpabilité. Elle se
souvint de l’avoir obligé à prendre le drapeau et à le planter. Et puis
après plus rien. La jeune adolescente entendit résonner dans sa tête
les paroles du médecin lui expliquant qu’on avait dû lui enlever des
lambeaux de peau brûlée sur la paume de sa main. Le choc qu’elle
avait ressenti avait été brutal alors qu’elle se rendait compte à qui
appartenait ces lambeaux pour avoir posé sa main sur celle de Jules
et l’obliger à prendre le drapeau. Anaïs eut un haut de cœur alors que
le souvenir de l’annonce de la disparition puis de la mort de Jules lui
avait été annoncé. Encore maintenant alors qu’elle cherchait à
chasser ces pensées sombres, elle avait du mal à croire que son ami
eût pu revenir mort sur Terre, à moins que ce ne fût lié aux pouvoirs
du drapeau. Elle en avait ressenti une profonde culpabilité, se sentant
responsable de la mort de son ami. Elle songea combien cela avait
affecté la période après son rétablissement, l’amenant à s’isoler des
autres avant que ses parents ne parvinssent à la sortir de son état
second et l’avaient aidé à retrouver une vie normale. Mais désormais,
ces rêves lui rappelant leur dernier instant ensemble lui étaient une
torture incessante, d’autant plus qu’elle ignorait pourquoi ils étaient

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apparus. C’était encore plus pénible car ces rêves semblaient ramener
en elle les souvenirs de son séjour sur Enchanvie alors qu’elle avait
été heureuse de les oublier. Cette situation récurrente lui était
devenue si douloureuse qu’elle avait été obligée de voir un
psychologue peu après Pâques. Si elle avait réussi à préserver la
majeure partie des informations problématiques, peu désireuse de se
faire passer pour folle, elle avait cependant révélée d’autres qui
avaient amené la psychologue à confirmer le traumatisme qui avait
été diagnostiqué par les médecins lorsqu’elle était hospitalisée. Cette
visite avait relancé les interrogations de la part de ses parents. Son
frère était en revanche plus distant, comme s’il ne voulait plus la
déranger sur ses soucis. Cette attitude la chagrinait en même temps
qu’elle la rassurait. En effet, outre ses amis, elle était très proche de
son frère jusqu’à ce que ces événements eussent lieu : elle disparue et
Rémi retrouvé inconscient au seuil de sa porte comme si on l’avait
assommé pour l’empêcher d’être témoin de ce qui se passait.
S’éloigner de lui l’attristait beaucoup, mais la rassurait car elle
sentait qu’elle n’aurait pas à le mettre dans une situation délicate si
jamais Morsort songeait à l’enlever de nouveau.

Alors que d’autres pensées lui venaient à l’esprit, la jeune


adolescente sentit un violent mal de tête. Plaquant ses deux mains
contre celle-ci, elle crut souffrir le martyre et eut l’impression que ce
nouveau rêve et ses pensées étaient responsables de cette nouvelle
douleur. Elle chercha à chasser la souffrance en allant d’abord ouvrir
la fenêtre de sa chambre.
« L’air de la nuit calmera la douleur… », se disait-elle.
Elle chercha avec difficulté les lunettes qu’elle portait depuis son
retour d’Enchanvie. Parvenant à les trouver, la jeune adolescente les
mit et se leva de son lit, s’avançant tant bien que mal dans
l’obscurité. Elle ressentit encore des vertiges et manqua de tomber au
sol à deux reprises. La douleur de sa tête était telle qu’elle
l’empêchait d’avoir les idées claires. Elle ouvrit le rideau, puis écarta
les volets, regarda la rue sombre et silencieuse. En l’observant, elle
frissonna à l’idée de ce qui se passerait si jamais elle tombait : deux
étages séparaient sa fenêtre du sol. La jeune adolescente chassa cette

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pensée de son esprit et respira profondément.

Elle inspira et expira pendant quelques instants, espérant chasser


son mal de tête. Elle entendit comme un bruit de pas dans le fond de
sa chambre. La jeune adolescente retourna sa tête, scruta l’intérieur
des lieux, mais ne vit rien. Elle se remit aussitôt à faire son exercice.
Mais au bout de quelques secondes, elle se rendit compte que le mal
de tête perdurait toujours. C’était pour elle une douleur
insupportable, pire que ce qu’elle avait connu sur Enchanvie… A
cette pensée, la jeune adolescente sentit sa migraine s’intensifier. La
souffrance lui était désormais semblable aux effets du venin de
Morsort… La migraine s’aggrava à cette nouvelle pensée. Anaïs
chercha à lutter contre ce mal horrible et manqua deux fois de crier.
Elle se prit de nouveau la tête entre ses mains et chercha à se la
comprimer comme pour en chasser le tourment grandissant.

Dans sa lutte contre son mal de tête, elle eut de nouveau un


vertige. Sentant son ventre se presser contre le rebord de la fenêtre, la
jeune adolescente se ressaisit. Elle se dit :
« De l’aspirine ! »
Elle allait se ruer vers la porte de sa chambre lorsqu’elle
s’immobilisa : elle crut voir une ombre passer derrière son armoire.
Inquiète, elle se demanda si elle ne devrait pas allumer la lumière de
sa chambre pour vérifier cette impression. Mais sa migraine l’amena
à chasser l’idée de son esprit.
« Comment quelqu’un pourrait se cacher dans ma chambre ? Voilà
que j’ai des hallucinations ! », se dit-elle grimaçante de douleur.
Elle s’avança d’un pas difficile vers la porte de sa chambre. Sa
volonté de se ruer dans la salle de bain s’était affaiblie avec la
migraine et la présence d’obscurité. Mais toute obnubilée par sa
volonté de se débarrasser de sa souffrance, la jeune adolescente ne
songea toujours pas à allumer sa lampe. Arrivée devant sa porte, elle
l’ouvrit. Ayant déjà mis son pied gauche à l’extérieur de sa chambre,
elle s’apprêta à sortir lorsqu’elle sentit un air chaud souffler dans son
dos. Cette impression étrange la fit se retourner.

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Ce qu’elle vit alors la pétrifia de peur : une ombre gigantesque et
menaçante de près de deux mètres de haut se dressait devant elle.
Elle ressemblait à celle d’un homme, mais avec une allure digne d’un
démon venu des enfers avec une queue fourchue s’agitant comme
celle d’un serpent à sonnette. La vue de cette ombre menaçante
rappela à la jeune adolescente les impressions qu’elle avait eues les
dernières semaines : celle d’être épiée par quelque chose de
mystérieux et inquiétant. La peur la tenaillait tant qu’elle ressentit à
peine son mal de tête. Elle sentit soudain une lame métallique sur sa
gorge. Paniquée, Anaïs se sentit impuissante devant l’étrange ombre
qui la menaçait. Elle entendit une voix grave lui dire menaçante :
« If you scream, you can say goodbye to your family… »
Anaïs ne comprit rien de ce que l’étrange créature lui disait, mais
le ton menaçant sur lequel il lui parlait était suffisant pour lui faire
comprendre qu’il n’hésiterait pas à lui faire du mal. Elle était
cependant trop effrayée pour tenter de faire quoi ce fût. Son anxiété
accroissait sa douleur de tête. Elle ne pouvait même pas penser tant
la peur et la migraine la tenaillaient. Dans la faible lueur nocturne,
elle vit son agresseur baisser sa lame sur sa poitrine. Elle sentit
l’affreuse sensation de la lame métallique glisser le long de sa gorge.
La jeune adolescente entendit son cœur battre la chamade. Sa peau
déjà bien livide était au comble de la blancheur cadavérique. Elle
sentit de nouveau des picotements désagréables dans la paume de sa
main droite, mais ne pouvait se débarrasser de ce désagrément tant
ses muscles étaient contractés par la peur. Elle avait l’abominable
sensation d’être tétanisée de la tête aux pieds. Ses yeux restaient fixés
sur l’ombre menaçante dont elle cherchait à voir la face. Ses yeux
s’habituaient peu à peu à l’obscurité. Mais avant qu’elle ne pût mieux
découvrir qui la menaçait, elle entendit à nouveau son assaillant lui
ordonner :
« Go to the window ! »
Anaïs ne comprit pas mieux le charabia de son agresseur. Mais
une chose vint en un éclair dans son esprit et la surprit : personne
dans l’appartement ne semblait avoir entendu l’étrange créature et
pourtant il parlait comme si elle était sa prisonnière.
« Comment est-ce possible ? », se demanda-t-elle.

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Cet étonnement s’estompa sous l’effet de la peur qui la dominait
alors que la lame de son agresseur était pressée contre son sternum.
Elle grimaça de douleur à ce contact et entendit son assaillant lui dire
d’une voix un peu plus forte et énervée comme si son apathie à elle
l’exaspérait :
« Are you deaf or what ? I told you to move to the window ! »
Anaïs ne comprit toujours pas ses paroles. La mystérieuse créature
semblait perdre son sang froid, car elle sentit une main écailleuse aux
doigts longs et griffus lui serrer le poignet droit et la projeter vers
l’intérieur de sa chambre. Dans le même temps, la jeune adolescente
sentit la lame de métal s’abaisser dans le mouvement. Elle se sentit
propulsé contre son armoire. Réagissant instinctivement, elle réussit
à placer son bras gauche devant elle. Cela lui permit d’éviter de
cogner sa tête contre la porte du meuble. Elle ressentit le choc et
l’endolorissement de son avant-bras contre le meuble. Alors qu’elle
s’étalait sur le sol de sa chambre, elle perdit ses lunettes et subit un
violent choc sur sa tête. Elle sombra alors dans l’inconscience tandis
que son mal de tête semblait se perpétuer.

« Si tu cries, tu peux dire au revoir à ta famille… »</><>

« Va vers la fenêtre ! »</><>

« Tu es sourde ou quoi ? Je t’ai dit d’aller vers la fenêtre ! »</><>

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Rousslure

Où pouvait-elle se trouver ? Anaïs avait l’impression d’être dans


un four à cause de la sensation de chaleur étouffante qui l’entourait.
En ouvrant ses yeux, elle découvrit horrifiée qu’elle se trouvât dans
un environnement volcanique à l’air lourd et vicié. Elle se tenait sur
une espèce d’îlot, grand comme un passage piéton, entouré par un
gigantesque fleuve de lave rougeoyante. Autour d’elle s’élevaient des
montagnes rocheuses aux rebords découpés et acérés comme des
lames de rasoirs. Les monts avaient des reflets rougeâtres et sombres
s’illuminant à chaque jet magmatique qu’émettait un énorme geyser
de lave. Le ciel au-dessus était aux couleurs de l’environnement et
couvert de nuages ténébreux. Anaïs observa avec effarement le décor
apocalyptique qui s’offrait à ses yeux. Frottant sa main droite qui
continuait de la démangeait, elle tourna sa tête pour essayer de voir si
elle pouvait quitter son petit rocher flottant. Se tenant avec difficulté
sur l’îlot balayé par les flots de magma, elle se demanda :
« Où suis-je ? Comment je suis arrivée ici ? »
Elle sentit soudain une violente secousse. Trébuchant au sol, elle
manqua de heurter la surface de lave avoisinante. La jeune
adolescente entrevit les flux de magma s’agiter comme des flots en
pleine tempête. Elle entendit aussi des grondements terribles où se
mêlaient l’effondrement de rochers et, à son grand étonnement, une
voix lointaine qui criait dans le ciel obscur :
« Lâche-la, mutanimor ! »
Anaïs chercha à s’agripper à son refuge alors que les secousses
continuaient avec une frénésie inquiétante. L’air devenait de plus en
plus irrespirable. Suffocant et toussant sans cesse, la jeune

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adolescente se sentit dans une position très délicate. Elle entendit
soudain dans le ciel des grondements terribles et pensa alors avec
anxiété :
« Oh non ! Pas d’orage ! »
Comme pour contredire son souhait, un gigantesque éclair zébra
le ciel de part en part. Anaïs frémit de peur à la vue du ciel orageux
qui semblait se parer d’une lueur pourpre. Elle crut entendre dans les
grondements de tonnerre des cris et des hurlements et se murmura :
« Non, ce n’est pas possible… Je dois divaguer… »
Elle ferma les yeux pendant quelques secondes, espérant que ce
qu’elle voyait et entendait n’était qu’un affreux cauchemar. Mais les
violentes secousses sismiques continuaient sans cesse et
augmentaient en puissance, rendant de plus en plus instable la
position de la jeune fille. Ouvrant de nouveau ses yeux, elle vit avec
effroi non seulement le même paysage de cauchemar, mais que la
lave bouillonnante avait grignoté la petite île et frôlait désormais de
quelques centimètres son corps. Elle entendit un horrible craquement.
La cacophonie totale qui régnait en ces lieux l’obligea à se boucher
ses oreilles. Elle sentit le vide en dessous d’elle et fut soudain
entraînée dans des profondeurs mystérieuses. Elle voulut crier, mais
aucun son ne sortit de sa bouche. La chute sembla durer une éternité
alors que le silence s’était installé. Le noir total avait succédé au
décor apocalyptique. Ne sachant que faire dans sa chute sans fin,
Anaïs décida sans trop savoir pourquoi de fermer ses yeux. Elle
sentit alors avec surprise un sol froid sous elle. Malgré ses paupières
fermées, elle eut l’impression que le noir s’était estompé et qu’une
douce lumière apparaissait. Mais alors qu’elle allait ouvrir les yeux,
elle entendit un murmure qui peu à peu devenait une voix s’adressant
à elle :
« Anaïs… Anaïs… Anaïs… »

Anaïs ouvrit ses yeux et découvrit au-dessus d’elle un plafond


rocheux sombre et plutôt humide. Respirant avec lenteur, la jeune
adolescente se demanda où elle se trouvait. Elle frissonna et se rendit
compte que l’air était frais et qu’elle était allongée sur un sol
rocailleux. Grognant face à l’inconfort dans lequel elle se trouvait, la

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jeune adolescente entendit de nouveau la même voix soucieuse :
« Anaïs ? »
Elle reconnut son interlocuteur, prit peur, se releva et se dit d’une
voix paniquée :
« Non, ce n’est pas possible… »
Elle s’interrompit lorsque son regard vit en face d’elle une
personne qu’elle connaissait bien : un jeune garçon assez robuste en
vêtement de nuit qui avait des yeux de couleur châtaigne, des
cheveux châtains assez raides et fins, un visage plutôt anguleux avec
un nez aquilin. Ce dernier était un peu groggy comme s’il était tombé
du lit. A sa vue, Anaïs vit son appréhension se confirmer et demanda
au jeune garçon d’une voix surprise et inquiète :
« Rémi ? »
Ce dernier hocha sa tête d’approbation avant de demander à sa
sœur :
« Anaïs, sais-tu où nous sommes ? »
La jeune adolescente observa les alentours. C’était une grotte
assez large et qui aurait pu être spacieuse sans la présence de
l’humidité. La roche était grise. La luminosité des lieux était faible.
Une ouverture large se découvrait non loin du milieu de la paroi se
trouvant sur la droite de la jeune Française. Aucune plante ou racine
n’était présente. Marchant vers l’ouverture, Anaïs se rendit compte
qu’elle était nu-pied et sentit la chaleur froide de la roche se
transmettre à la plante de ses pieds. La jeune adolescente frémit à
cette sensation. Alors qu’elle perçut son environnement avec une
clarté remarquable, elle se rendit compte avec stupéfaction qu’elle
n’avait plus ses lunettes et qu’elle pouvait voir de la même manière
qu’elle le pouvait avant ce qui lui était arrivé sur Enchanvie.
« Comment est-ce possible ? », se demanda-t-elle stupéfaite.
Alors qu’elle se posait la question, Rémi lui remarqua étonné :
« Mais tu n’as pas tes lunettes. »
Anaïs tourna son regard vers son frère et lui confirma d’une voix
toute aussi surprise :
« Non, c’est vrai. Et pourtant je peux voir sans que ça ne me pose
problème…
— Comment est-ce possible ?

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— Je ne sais pas, Rémi… »
Anaïs observa attentivement les alentours. Rémi regardait lui aussi
les lieux pour essayer de découvrir où ils se trouvaient, mais n’en
avait aucune idée. Il tourna ses yeux vers sa sœur et l’interrogea :
« Tu ne sais pas où nous sommes ? »
Anaïs tourna son regard vers ce dernier et lui répondit en hochant
sa tête :
« Non, Rémi. Je n’en ai aucune idée… Et toi ? »
Le jeune garçon lui répondit en soupirant :
« Aucune idée… Ça fait seulement quelques minutes que je suis
réveillé…
— Comment ça ? T’étais endormi ?
— Et quoi d’autre, répliqua Rémi sarcastique, je dormais
tranquillement dans mon lit jusqu’à ce que je me rende compte que je
me trouvais sur un sol inconfortable !
— Excuse-moi, je ne voulais pas…
— Ce n’est rien. Mais c’est quand même étrange.
— En effet… », reconnut Anaïs.
La jeune adolescente avait l’esprit rempli de pensées. Elle avait le
sentiment que son frère et elle se trouvaient sur Enchanvie. Mais où
précisément ?
« C’était aussi dans une grotte, se rappela-t-elle, mais… Elle était
bien différente et plus sombre… A moins qu’il ne s’agisse de
magie… »
Rémi constata que sa sœur commençait à devenir songeuse.
Intrigué, il l’interrogea :
« A quoi penses-tu ? »
Interrompant ses réflexions, Anaïs répondit, l’air un peu dans le
vague :
« Humm… A rien, Rémi. A rien… »
Rémi ne fut pas convaincu de sa réponse. Il eut le sentiment que
sa sœur lui cachait quelque chose. Mais quoi ? Et pourquoi ne
voulait-elle pas qu’il le sût ? Quant à Anaïs, elle se demandait si elle
devait dire à son frère tout ce qu’elle savait. Mais la croirait-il si elle
le lui disait ? La jeune adolescente hésitait beaucoup. Elle et son frère
interrompirent leurs pensées lorsqu’ils entendirent des bruits de pas

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s’approcher d’eux. Anaïs regarda instinctivement l’ouverture. Rémi,
la voyant agir de la sorte, regarda à son tour dans la même direction.
Il remarqua alors quelque chose s’approcher de leur position.
Tournant sa tête vers Anaïs, il lui lança :
« Anaïs ! Il y a une ombre qui s’approche ! »
Anaïs lui ordonna aussitôt :
« Écoute-moi bien, Rémi… Va se mettre de l’autre côté de
l’ouverture… Et surtout ne te montre pas !
— Pourquoi, demanda-t-il perplexe.
— Écoute… Ce n’est pas le moment… Celui qui s’approche est
peut-être là pour nous nuire.
— Nous nuire ?
— Pas maintenant ! Fais ce que je te dis ! »
Anaïs parla avec tant d’autorité que son frère obtempéra. Ce
dernier se demanda pourquoi sa sœur était aussi tendue, comme si
elle avait déjà connu des situations de ce genre.
« Mais comment est-ce possible ? », se demanda-t-il alors qu’il
s’approchait du mur rocheux.
Le jeune garçon s’apprêta à se plaquer contre le mur à gauche du
passage lorsqu’il vit apparaître la plus étrange créature qu’il n’eût
connu : un fantôme n’ayant que la tête, les bras et les membres de
visible, ainsi qu’une fine ligne qui les reliait entre eux. Son visage
était celui d’une femme dans le milieu de la vingtaine. Un nez fin, de
petites lèvres et des cheveux qui semblaient avoir été de couleur
brune le caractérisait. A cette vue, Rémi s’immobilisa net, ne sachant
que faire face à cette étrange créature fantomatique qui avait une
certaine beauté. Il vit derrière ce dernier une personne masquée par la
pénombre du passage. Il entendit alors Anaïs s’exclamer :
« Un handicapôme ! C’est bien Enchanvie ! »
Rémi était stupéfait par la réaction de sa sœur. Cette dernière
semblait connaître le nom de ce fantôme bizarre, mais aussi le nom
du lieu où il se trouvait.
« Décidément, si j’avais su que ma sœur était allé dans un endroit
aussi étrange… », murmura-t-il.
Ses pensées furent interrompues par le fantôme qui commençait à
parler. A sa surprise, il entendit une voix féminine française :

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« Je vois que vous êtes enfin réveillés…
— Où sommes-nous ? », demanda avec rudesse Anaïs.
Rémi était surpris par la dureté de sa sœur, comme si elle avait
peur de l’endroit.
« Ce n’est qu’une grotte… A moins qu’elle n’ait déjà été dans ce
monde », se disait-il.
La curiosité grandissante, Rémi écouta la réponse de l’étrange
fantôme :
« Ne t’inquiète pas… On est dans une grotte des montagnes
septentrionales d’Enchanvie… »
Rémi était perdu par ce qu’il entendait. Il savait qu’il était dans un
lieu étrange, mais ne comprenait pas pourquoi c’était important,
surtout pour sa sœur. Quant à Anaïs, elle soupira de soulagement.
Elle appréhendait tant le fait qu’ils pouvaient se retrouver dans cette
grotte à multiples sorties comme ce fut le cas pour elle lors de son
premier séjour. Mais comment se faisait-il qu’ils se retrouvaient dans
une autre grotte ? L’handicapôme semblait saisir ses pensées, car
avant qu’Anaïs n’eût ouvert la bouche pour le lui demander, la
femme fantomatique lui répondit :
« Pas maintenant… Rousslure veut vous parler… »
Rémi se demanda qui pouvait être Rousslure. Il entendit sa sœur
s’approcher de lui.

La jeune adolescente avait vu ses soupçons se confirmer avec


l’arrivée de l’handicapôme. Elle ne savait pas si c’était un de ceux
qu’elle avait rencontré durant son précédent séjour. Elle appréhendait
surtout la manière dont son frère allait réagir : c’était la première fois
qu’il se trouvait sur ce monde et cela la préoccupait beaucoup. Elle
était aussi tendue à l’idée de se retrouver de nouveau sur ce monde.
En entendant le nom de Rousslure, elle eut l’impression de l’avoir
entendu au cours de son précédent séjour. Elle savait qu’il avait un
rapport avec Ganmar. Aussi s’était-elle avancée vers l’handicapôme,
le regarda droit dans les yeux et lui demanda :
« Rousslure est bien parente avec Ganmar, n’est-ce pas ? »
Avant que l’handicapôme n’eût le temps de répondre, elle entendit
une voix féminine lui répondre du tunnel :

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« Je suis en fait sa fille. »
Anaïs tourna sa tête vers l’inconnue qui émergeait du passage.
Elle découvrit alors un être humanoïde féminin à la peau orangée.

Cette dernière avait des cheveux mi-longs de couleur rousse, mais


dans lesquelles se trouvaient quelques cheveux blancs. Des rides
assez marquées sculptaient son visage. Son nez consistait en un léger
renflement avec deux petites fentes à leur extrémité, tandis que ses
oreilles étaient très effilées au point de ressembler à deux haricots.
Elle portait un habit en peau d’animor avec une ceinture qui la serrait
à la taille. Une fine épée pendait au bout de celle-ci. L’étrange être
était un peu plus grand qu’Anaïs.

Cette dernière se rappela alors un court instant de Ganmar et se


rendit compte que l’inconnue lui ressemblait beaucoup. Quant à
Rémi, il était curieux de découvrir qui était cette inconnue. Il se sentit
moins mal à l’aise avec la présence d’un être qui leur ressemblait. Il
était un peu troublé par la présence de l’handicapôme, même si ce
dernier semblait amical. Il était aussi surpris, car au mot « fille », il
s’attendait à voir quelqu’un de son âge ou de l’âge de sa sœur. Il n’en
crut pas ses yeux lorsqu’il vit qu’elle avait quasiment le même âge
que sa mère. Le jeune garçon pensa aussitôt à ses parents et fut
inquiet.
« Que sont-ils devenus ? Ont-ils découvert que nous avons
disparus ? », se demanda-t-il inquiet.
Ses pensées furent reléguées au second plan lorsqu’il entendit
l’inconnue dire à sa sœur :
« Anaïs, j’aurais aimé vous rencontrer en d’autres circonstances…
— Comment ça, s’enquit Anaïs d’un ton surpris et brusque.
— Jules m’a parlé de vous avant de mourir… »
Rémi fut étonné à ces mots et pensa aussitôt au jeune garçon qui
était ami avec sa sœur : il l’appréciait un peu même s’il trouvait que
ce dernier tournait parfois trop autour de sa sœur. Il avait été curieux
de savoir quand lui et sa sœur allaient sortir ensemble. Jusqu’à leur
étrange disparition et à l’annonce de la mort du jeune homme. Rémi
se souvint s’être demandé ce qu’il leur était arrivé à sa sœur à son

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ami. Aussi était-il abasourdi d’entendre l’inconnue, qui devait être
Rousslure, dire son nom.
« Comment cette étrange créature peut-elle le connaître, se
demanda-t-il, à moins qu’elle l’ait rencontré dans ce monde
étrange… »
Rémi sentit sa curiosité grandir, désireux de connaître davantage
ce monde et le lien qu’avaient sa sœur et Jules avec ce dernier.

Tandis que son frère réfléchissait beaucoup sur ce qui pouvait


l’associer à ce monde, Anaïs avait senti son cœur se déchirer entre
remords, colère et inquiétude. Sa rancune à l’égard de son ami lui
revint à l’esprit. Elle ressentit aussi une forme de jalousie, ce qui la
surprit. Elle jalouse ? Et de surcroît par rapport à quelqu’un de mort ?
Ce n’était pas possible, Jules l’avait trompé en essayant de rester sur
Enchanvie et l’avait payé de sa vie. Elle ne pouvait donc lui
pardonner. Elle ressentit même une pointe de satisfaction à cette
pensée, ce qui la rendit honteuse, se demandant comment elle pouvait
être aussi ignoble avec de feu son ami. Alors pourquoi cette
jalousie ? Anaïs chercha à penser à autre chose et affirma d’un ton
rude à Rousslure :
« Vraiment ? Après ce qui s’est passé entre nous… »
Rémi regarda stupéfait sa sœur. Il ne l’avait jamais vue dans un tel
état, encore moins lorsqu’il s’agissait de son défunt ami. Et que
voulait-elle dire par « ce qui s’est passé entre nous deux » ? La
curiosité de Rémi fut accentuée, l’amenant à demander à sa sœur :
« Que s’est-il passé entre toi et Jules ? »
Anaïs tourna sa tête vers son frère. Elle avait oublié ce dernier. Sa
colère se mêla à de la gêne. Elle se demanda ce qu’elle allait lui dire.
Devait-elle expliquer ce qui lui était arrivée la première fois ? La
jeune adolescente hésitait beaucoup : elle n’avait pas trop envie de
raconter ce qui lui était arrivée lors de son premier séjour sur
Enchanvie, tant les souvenirs lui étaient difficiles et même
douloureux. Mais elle était aussi consciente qu’il était désormais
impliqué et que lui cacher ce qu’elle savait pourrait être désastreux.
Rousslure intervint alors :
« Tu es Rémi, n’est-ce pas ?

17
— Oui, répondit le frère d’Anaïs, et vous… vous êtes Rousslure ?
— C’est cela…
— Vous êtes une étrange personne…
— Peut-être… Mais en même temps, je ne suis pas humaine…
— Alors vous êtes quoi ? »
Rousslure hésita quelques secondes avant de répondre :
« Une Natachtone…
— Une Natachtone, s’étonna Anaïs qui en oublia sa colère, je
croyais que vous et Ganmar étaient des Sages… »
Anaïs et Rémi virent que Rousslure eut un regard triste et sombre.
Elle leur déclara :
« C’est juste un titre que les animors nous ont donné pour nous
démarquer des humains…
— Les animors, demanda Rémi, des humains ici ?
— Les animors sont des animaux parlants géants, répondit
Rousslure, et il n’y a plus vraiment d’humains…
— Plus vraiment, demanda alors Anaïs, que voulez-vous dire ?
— Maïe pourra mieux vous l’expliquer que moi…
— Maïe ?
— C’est moi, intervint l’handicapôme à côté d’eux, stupéfiant les
deux Tarn.
— Vous, s’exclama Rémi, mais vous êtes un fantôme…
— C’est un handicapôme, Rémi, intervint Anaïs.
— Quelle différence ?
— Mis à part le fait qu’on ne voit que leur tête, leurs bras et leurs
jambes, ils peuvent saisir des choses. Ils ne sont pas transparents… »
Anaïs tourna sa tête vers Maïe et la sollicita :
« Est-ce exact ?
— Tout ce que tu viens de dire est correct…
— Comment sais-tu tout ça, s’enquit Rémi, t’es déjà allée dans ce
monde ? »
Anaïs hésita à répondre à son frère. Regardant d’abord Rousslure
puis Maïe, elle remarqua ces dernières en train de la dévisager d’un
air insistant comme pour l’inviter à le faire. Reportant ses yeux sur
Rémi, la jeune adolescente admit d’un ton résignée :
« En effet, Rémi…

18
— Ouah, dit le jeune garçon d’une voix abasourdie, si j’avais su…
— T’aurais jamais voulu le savoir, l’interrompit Anaïs.
— Et pourquoi donc ? »
Anaïs prit une profonde inspiration avant de dire :
« Écoute-moi bien attentivement… Ce que je vais te dire va sans
doute te paraître extraordinaire… »
Anaïs se mit à raconter à son frère tout ce dont elle se rappelait de
son premier séjour sur Enchanvie : sa captivité chez les alliés de
Morsort, l’aide des handicapômes, la rencontre avec Ganmar, le
voyage retour et ses embûches, et la soudaine décision de Jules à
vouloir rester sur ce monde… La jeune adolescente essayait de
raconter ce dont elle se souvenait sans trahir la moindre émotion,
mais c’était difficile pour elle : sa voix tremblait de tant à autre au
cours de son récit.

Rémi écouta avec attention, stupéfait et choqué par ce que sa sœur


avait vécu. Il était aussi pensif, car ce récit amenait dans son esprit
une multitude de questions. Alors qu’Anaïs terminait son récit, il
déclara d’une voix étonnée :
« Donc, si je comprends bien… Tu t’es déjà retrouvée sur ce
monde où une espèce de méchant serpent t’a traqué avec ton ami…
— C’est ça…
— J’ai l’impression d’entendre une variante d’Harry Potter…
— Sauf que Jules et moi étions totalement démunis… Sans l’aide
des handicapômes et des alliés de Ganmar, on serait sans doute… »
Rémi ressentit un frisson en entendant sa sœur prononcer ces
paroles, n’osant imaginer ce qu’il aurait vécu si jamais sa sœur était
restée coincée sur ce monde.
« J’aurais été inquiet… », songea-t-il sombrement.
Une autre pensée lui vint alors à l’esprit, l’amenant à interroger de
nouveau sa sœur :
« Mais comment se fait-il qu’on se retrouve sur… Enchanvie,
c’est ça ?
— Oui… Et je ne sais pas comment… »
Les deux jeunes Tarn entendirent alors Rousslure leur déclarer
d’un ton navré :

19
« C’est nous…
— Comment ça, s’exclama Anaïs qui tourna sa tête vers la
Natachtone.
— On n’avait pas le choix. Les mutanimors allaient vous
enlever…
— Les mutanimors, demanda Rémi.
— Des créatures anthropomorphes hybrides et très redoutables…,
expliqua Maïe.
— Pourquoi étaient-ils là, s’enquit Anaïs d’un ton sombre et
inquiet.
— Ils agissaient sur ordre de Morsort… », répondit Rousslure.
A ces mots, Anaïs faillit avoir une attaque et s’exclama avec
violence :
« Alors j’avais raison ! Jules avait cru que Morsort ne
s’intéresserait qu’à lui. Non seulement il est mort, mais en plus
Morsort a cherché à nous enlever…
— Du calme, intervint alors Maïe.
— Du calme ! Les mutanimors attaquent ma famille et vous
voulez que je me calme ! »
Reprenant son souffle pendant quelques secondes, la jeune
adolescente demanda d’une voix moins brusque :
« D’ailleurs, où sont mes parents ? »
Anaïs s’aperçut que Rousslure avait le regard triste. Quant à
Rémi, il était abasourdi par la réaction de sa sœur.
« Ces mutanimors ou ce Morsort, pensa-t-il avec fureur, lui ont
fait quelque chose de terrible pour qu’elle soit dans un état pareil… »
Le jeune garçon s’aperçut que Rousslure et Maïe avaient la mine
attristée lorsque sa sœur leur demanda la situation de leurs parents.
Rousslure répondit à Anaïs :
« Désolé, Anaïs… Lorsqu’on est intervenu pour les empêcher de
te balancer par la fenêtre et d’enlever les autres…
— Les mutanimors ont cherché à me tuer, s’exclama choquée
Anaïs.
— Oui… Ils voulaient faire croire aux autorités que tu t’es
suicidée en te jetant par la fenêtre… »
Anaïs resta pétrifiée pendant quelques secondes. Rémi était

20
choqué par ce qu’il venait d’entendre. Il était aussi surpris par
quelque chose qu’il trouvait curieux : comment ces mutanimors
avaient-ils pu réussir à pénétrer leur appartement sans se faire voir ?
Il demanda à Rousslure :
« Mais comment se fait-il que les mutanimors aient pu entrer chez
nous sans se faire repérer ? »
A sa grande surprise, ce fut sa sœur qui lui répondit :
« D’après ce que j’ai appris sur ce monde… Les êtres qui vont
d’Enchanvie sur notre monde deviennent physiquement invisibles…
— Tu veux dire qu’ils pourraient aller n’importe tout sur notre
monde sans qu’on les repère ?
— Á vrai dire, intervint Rousslure, ils pourraient le faire… Mais
ils devraient être très discrets, car leurs mouvements ne passent pas
inaperçus… »
Rémi acquiesça de la tête aux propos de la Natachtone. Il était à la
fois stupéfait et inquiet par ce qu’il entendait. Qu’il existât un autre
monde que la Terre l’abasourdissait et l’ébahissait beaucoup. Mais
que les êtres qui l’habitaient pussent être magiques l’impressionnait
davantage, lui donnant l’impression d’être dans ces récits d’heroic-
fantasy qu’il aimait lire ou regarder de temps à autre sur son
ordinateur. Cette situation l’inquiétait aussi, car il savait qu’il n’était
pas comme les personnages de ces récits. Il ignorait en outre quelle
était la situation de ce monde et si lui et sa sœur n’étaient là que par
accident ou par pure intention de la part de Rousslure.

Alors que son frère était partagé par ces différents sentiments,
Anaïs se rappela d’un élément étrange qui avait eu lieu dans sa
chambre et confia à Rousslure :
« Avant de perdre connaissance, j’ai vu une ombre qui
m’agressait… Serait-ce un de ces mutanimors ?
— C’est exact, Anaïs…
— Mais comment est-ce possible, intervint Rémi, je croyais qu’on
ne pouvait pas vous voir sur Terre…
— Sauf que dans le cas d’Anaïs, expliqua Rousslure, elle est déjà
allée sur Enchanvie et y a passé quelques jours…
— Et alors ?

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— Par ce passage, elle porte en elle des traces de l’énergie
enchanvienne…
— Vous voulez dire, s’enquit Anaïs d’un ton fébrile, que je peux
voir des êtres de votre monde chez moi parce que j’ai en moi des
traces de phmousis ?
— C’est ça…
— Excusez-moi, s’enquit Rémi, mais c’est quoi la phmousis ?
— C’est l’énergie la plus puissante de notre monde. Tu peux la
considérer comme de la magie… »
Rousslure s’interrompit quelques secondes. Avant qu’Anaïs ou
Rémi n’eussent dit autre chose, elle ajouta d’un ton plus sombre :
« Pour revenir à ce qui s’est passé chez vous… les mutanimors
ont mis le feu à votre appartement, ce qui nous a obligé de vous
emmener, toi et ton frère… Vos parents ont été capturés… »
Rémi vit sa sœur pâlir comme si elle sortait d’une tombe. Le jeune
garçon prit lui aussi peur à l’annonce de Rousslure. Il avait entendu
dans le récit qu’avait fait Anaïs que Morsort accusait leurs parents
d’avoir assassiné ses enfants. Il avait pensé qu’il s’agissait d’un
mensonge.
« Après tout, avait-il pensé, ce Morsort est un serpent de surcroît
méchant… Il ne peut donc que mentir… »
Mais la réaction de sa sœur semblait démentir ses pensées, le
poussant à questionner Rousslure d’une voix un peu tremblante :
« Vous voulez dire que Morsort pense vraiment que nos parents
ont tué… ses enfants ? »
La Natachtone se tourna vers le jeune garçon, lui répondant :
« Malheureusement oui… Morsort croit dur comme fer à la
responsabilité de vos parents et à celle de la mère de Jules…
— La mère de Jules aussi, s’exclama Rémi.
— Oui…
— Mais comment se fait-il que les mutanimors aient pu réussir à
nous attaquer, intervint de nouveau Anaïs, je croyais que le drapeau
que Jules et moi avions planté nous protégerait de leurs attaques.
Comment ont-ils pu surmonter cet obstacle ? »
Rousslure hésita à leur répondre et tourna son regard vers Maïe.
L’handicapôme déclara d’une voix ferme et amère à la Natachtone :

22
« Il faudra bien leur dire… »
Les deux jeunes gens étaient surpris par les propos de la femme
fantomatique. Que voulait-elle dire ? Parlait-elle de la raison pour
laquelle les mutanimors avaient pu venir chez eux ? Ou s’agissait-il
d’autre chose ? Les deux Tarn étaient indécis sur le sens des paroles
de l’handicapôme. Tous deux pensaient qu’elle devait évoquer la
cause de la venue des mutanimors, mais n’en étaient pas certains.
Anaïs voulut en avoir le cœur net et interrogea Maïe :
« Qu’est-ce qu’il faudra nous dire ? »
Ce fut Rousslure qui lui répondit :
« Nous pourrons vous expliquer ce qui se passe, mais…
— Mais quoi, demanda brusque la jeune adolescente.
— Avant cela, vous devez me répondre sérieusement à une
question… »
A ces mots, Rémi s’exclama en riant jaune :
« Non, vous plaisantez, j’espère ! »
Rousslure se tourna vers lui. Le jeune garçon vit que la
Natachtone avait la mine sombre et fut pris d’appréhension. Quelle
était cette question qu’elle allait leur poser ? Rémi espérait qu’elle
était simple et qu’elle n’impliquait rien de grave. Il avait beau être
enthousiasmé à l’idée de se retrouver dans un autre monde, il était
aussi inquiet de ce qui pourrait arriver à lui et à sa sœur. Anaïs, quant
à elle, était surprise de la réponse de Rousslure. Pourquoi devraient-
ils répondre à une question pour pouvoir savoir ce qui se passait ?
N’avait-elle aucune confiance en eux ? La jeune Française était
irritée et voulait avoir des réponses. Perdre du temps à des futilités
lui semblait ridicule et exaspérant. Elle demanda d’un ton irrité à
Rousslure :
« Pourquoi devrait-on vous répondre ? Vous avez peur qu’on
divulgue ce que vous savez ? »
Rousslure tourna son regard vers Anaïs et lui répondit :
« Non. Seulement… Si je le fais, cela signifiera pour vous quelque
chose qui vous sera sans doute difficile à accepter…
— Laquelle ? », s’enquit Rémi inquiet.
Anaïs comprenait l’inquiétude de son frère : si les informations
que Rousslure allait donner impliquait quelque chose de leur part,

23
cela pouvait être n’importe quoi. La jeune adolescente n’osait
imaginer pas ce que la Natachtone pouvait leur demander. Elle qui
n’avait jamais voulu revenir sur Enchanvie, ne faisait guère
confiance à Rousslure.
« Certes, se disait-elle, elle est amie avec les handicapômes et
nous a aidé… Mais est-elle sincère ? »
Elle interrompit le fil de ses pensées lorsqu’elle entendit la
question de Rousslure qui la prit au dépourvu :
« Rémi, Anaïs… Êtes-vous prêts à rester sur Enchanvie ? »

24
Choix

Anaïs et Rémi étaient stupéfaits, ne s’attendant pas du tout à cette


question. Ils étaient perplexes et ne savaient comment réagir. Maïe
remarqua leur malaise et leur demanda d’une voix anxieuse :
« Vous allez bien ? »
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme, lui répondant d’une
voix confuse :
« Ça va… Seulement…
— Seulement quoi ? »
Anaïs hésita à continuer, mais se dit en elle-même qu’elle n’avait
rien à perdre avec l’handicapôme et Rousslure :
« Je croyais qu’on serait obligé de rester sur ce monde… »
Rousslure intervint à son tour :
« Non, Anaïs… Notre mission était de veiller sur vous et vos
familles… On a dû vous emmener ici pour éviter que vous soyez
victimes des flammes…
— Mais pourquoi nous proposer de revenir chez nous ? Que
faîtes-vous de nos parents ? »
Rémi dévisagea avec attention sa sœur, comprenant ce qu’elle
voulait dire : bien qu’enthousiaste à l’idée qu’il se trouvait sur un
monde semblable à celui des histoires qu’il aimait, il sentait aussi au
plus profond de lui le désir de revenir le plus vite possible chez lui.
« Mais si mes parents sont capturés par ce Morsort, vais-je les
laisser sur place en revenant chez lui ? », se demanda-t-il.
Le jeune garçon avait tant envie de découvrir ce monde, quels
qu’en fût l’avis de sa sœur sur ce dernier, mais s’inquiétait aussi de
ce qui pouvait se passer chez eux.

25
« Comment mes proches et mes amis vont-ils réagir lorsqu’ils
vont découvrir que ma sœur et moi ont mystérieusement disparus ? »,
s’interrogea-t-il avec appréhension.
Le jeune garçon entendit Rousslure répondre à sa sœur :
« Nous allons tout faire pour retrouver vos parents et les retirer de
la haine de Morsort…
— Ah ! », répondit Anaïs.
Rémi intervint à son tour dans la conversation :
« Et nous dans tout ça ? »
Rousslure le regarda un peu perplexe avant de se ressaisir et de lui
expliquer :
« Je ne veux pas mettre en danger vos vies… C’est pourquoi je
vous ai posé cette question…
— Mais tout le monde va se rendre compte de notre absence si
nous restons !
— Non, affirma la Natachtone d’une voix pleine de certitude.
— Et pourquoi donc ? »
Anaïs se demanda pourquoi Rousslure était si sûre que les gens ne
se rendraient pas compte de leur disparition mystérieuse. Elle
réfléchit à la question et eut une illumination lorsqu’elle entendit
Rousslure répondre à son frère :
« Le temps ne se déroule pas de la même façon entre ici et chez
vous… »
Anaïs s’exclama, surprenant les trois autres :
« Mais bien sûr ! Ganmar me l’avait dit lors de mon précédent
séjour dans votre monde ! »
Un peu secouée par la réaction de la jeune adolescente, Rousslure
mit quelques secondes pour reprendre ses esprits avant de la
questionner :
« Et qu’avait-il expliqué ? »
Anaïs réfléchit quelques instants avant de répondre :
« Il avait dit qu’un jour chez vous équivalait à trois de nos heures
et que… deux mois dans notre monde correspondaient à une année
chez vous… Est-ce bien cela ?
— Oui, certifia Maïe.
— Excusez-moi, intervint Rémi, mais je ne vois pas en quoi cela

26
nous aide…
— Vous avez dormi quatre heures…
— Quatre heures, s’exclama le jeune garçon.
— Oui… Mais cela signifie qu’il ne s’est passé qu’une poignée de
minutes chez vous…
— Ce qui veut dire, demanda le jeune garçon qui n’était pas trop
sûr de saisir.
— Si on vous renvoie maintenant, il y aura moins de risque de
voir quelqu’un s’inquiéter de votre disparition…
— Certes, mais pour nos parents ? »
Rousslure eut une mine songeuse pendant quelques instants,
tandis que Maïe répondit à Rémi :
« Tu t’inquiète du fait qu’ils se poseront des questions sur le
pourquoi ils ne sont pas là ?
— En effet. », admit le jeune garçon.
Anaïs, qui écoutait l’échange, se rendit compte de ce qui la rendait
perplexe dans la proposition de Rousslure. Si intéressante qu’elle fût,
celle-ci avait le défaut de ne pas tenir compte de la situation de leurs
parents. La jeune adolescente se souvenait bien de ce que Morsort et
ses alliés étaient capables, et ne voulait surtout pas qu’il arrivât quoi
ce fût à ses parents. Elle se sentit un peu responsable de la situation.
« Si j’avais averti mes parents… Mais non, pensa-t-elle, ils ne
m’auraient pas cru… »
Elle songea alors à ce qui s’était passé entre Jules et elle. Elle
ressentit amertume et tristesse : elle en voulait à son ami de l’avoir
placée dans cette position intenable mais se sentait coupable de qui
arrivait en ce moment à sa famille. La jeune Française était en proie à
des pensées contradictoires : elle ne voulait pas rester sur ce monde,
mais il y avait ses parents. Elle se sentait lâche et irresponsable à
l’idée de les abandonner, alors qu’ils étaient capturés pour quelque
chose qu’ils ignoraient. Il n’était pas question pour elle de laisser ses
parents souffrir ce qu’elle avait subi. Une autre pensée lui vint alors à
l’esprit, alors qu’elle ne l’avait plus considérée depuis son retour
chez elle. C’était ce trouble qu’elle avait ressenti après avoir entendu
Morsort et des animors alliés à Ganmar raconter leur version des faits
sur l’assassinat des enfants du cobra géant.

27
« Et si Morsort avait raison lorsqu’il affirmait que Ganmar avait
une part de responsabilité dans l’assassinat de ses enfants ? », se
demanda-t-elle.
La jeune adolescente ressentit un malaise à l’idée que le serpent
qu’elle exécrait pouvait avoir raison. Sans qu’elle en eût conscience,
son pouls s’accéléra, sa peau pâlit et ses pupilles se rétractèrent.

Rousslure, qui s’était tue pour réfléchir, constata qu’Anaïs était


pâle d’inquiétude et troublée.
« Qu’est-ce qui peut l’inquiéter à ce point ? », se demanda la
Natachtone.
Rompant son silence, elle s’enquit auprès de la jeune adolescente :
« Qu’est-ce qui t’inquiète, Anaïs ? »
Sa question interrompit Rémi et Maïe dans leur conversation.
Maïe cherchait à convaincre le frère d’Anaïs que ses parents seraient
retrouvés à temps, tandis que Rémi restait fébrile à ce qui pourrait
leur arriver et au fait qu’il faudrait bien expliquer leur disparition. En
entendant Rousslure demander à Anaïs ce qui la troublait,
l’handicapôme et le jeune garçon tournèrent leurs regards vers la
jeune adolescente. Rémi fut inquiet à la vue de sa sœur pâlissante.

Anaïs dévisagea Rousslure et hésitait à lui répondre. Voyant que


son frère et Maïe la scrutaient d’un œil soucieux, elle se rendit
compte qu’’elle devait exprimer son trouble. Mais elle refusa d’y
faire face sur le moment. Après une longue inspiration, elle demanda
à Rousslure :
« Pouvez-vous nous laisser réfléchir ? C’est si compliqué pour
moi… »
Rousslure la regarda avec compréhension et lui répondit :
« Bien sûr. Informez-nous lorsque vous avez décidé… »
La Natachtone quitta la grotte en compagnie de Maïe. Restés
seuls, Anaïs et Rémi se regardèrent. Le jeune garçon fut le premier à
parler :
« Que veux-tu qu’on fasse, Anaïs ?
— Comment ça Rémi ? L’idée de rester ici quelques temps ne
m’enthousiasme pas du tout… »

28
Anaïs s’interrompit et hésita à continuer. Rémi vit qu’elle était
comme prise de doute et l’encouragea à continuer :
— Mais ?
— Mais j’ai peur pour nos parents, de ce que Morsort pourrait leur
faire subir…
— Moi aussi j’ai peur pour eux, répondit le jeune garçon avec une
anxiété sincère dans sa voix, mais ce serait plus prudent de quitter ce
monde si tu n’as pas envie d’y rester… »
Rémi pensa aussi au fait que s’il restait ici, il ne pourrait plus
avoir le confort de chez lui, ni tout ce qui remplissait sa vie. Mais il
fut surpris de voir sa sœur le regarder avec un regard sombre et triste
et se sentit mal à l’aise. Anaïs lui répondit sombrement :
« Certes, mais pour quoi faire ? Attendre quelque part chez nous
en espérant que nos parents reviennent sains et saufs…
— Le temps n’est pas le même d’après ce que vous avez dit… »
Anaïs s’exclama soudain contre son frère :
« Oui, mais cela n’enlève rien à l’angoisse que je ressentirai à me
demander chaque instant s’ils vont bien et s’ils vont revenir. Ce sera
pire que l’attente du retour de Jules avant d’apprendre qu’il était
mort ! »
Secoué par la virulence de sa sœur, Rémi se sentit blessé et
rétorqua avec autant de hargne :
« Tu n’aurais pas autant souffert si tu avais trouvé un moyen de
chasser ta souffrance !
— Et comment ? Je ne pouvais vous le dire…
— Je ne sais pas… T’aurais pu t’inscrire à un club de sport, faire
de la musique… N’importe quoi ! Au lieu de ça, tu t’es enfermée
comme une huître et tu t’es laissé ronger par ce que tu ressentais… »
Anaïs fut prise de culpabilité à la tirade de son frère. Elle voulut
rétorquer à Rémi qu’il n’en savait rien, mais rien ne sortit de sa
bouche. Rémi continua virulent :
« On était si proches… T’aurais pu trouver une excuse pour dire
ton malaise au lieu de t’isoler dans ton coin. J’étais peiné de te voir
aussi taciturne. Je savais que quelque chose t’était arrivé, mais je
n’aurais pas cru que ce serait quelque chose d’aussi extraordinaire
que cela ! »

29
Anaïs secoua la tête et répondit d’une voix plus calme et triste :
« Être dans la situation où j’étais est au contraire terrible…
— Parce que t’avais le choix, l’interrompit son frère.
— Non.
— Alors cesses de te faire un sang d’encre ! Ce qui est fait est
fait ! Jules a fait son choix et même si cela m’enrage de voir à quel
point ça t’a affecté, tu ne dois pas rester là à te lamenter sur ton
sort ! »
Anaïs devint songeuse à ces mots. Elle était toujours sombre et
honteuse, mais savait que son frère avait marqué un point sur la
question. Elle n’en demeurait pas moins indécise sur la marche à
prendre, songeant de nouveau à ce désir qui lui avait effleuré l’esprit
lors de son premier séjour, celui qui avait poussé Jules à rester. Elle
était réticente et ressentit les émotions contradictoires à la pensée de
son ami, mais était tentée de le découvrir pour pouvoir sauver ses
parents. Elle ne voulait se sentir aussi impuissante que lorsqu’elle
avait été prisonnière de Morsort. Cela, elle ne pouvait l’accepter.
Après quelques instants de silence alors que son frère l’observait
avec expectative et appréhension, elle finit par murmurer pour elle-
même :
« J’ai fait mon choix… »
Rémi entendit son murmure :
« Qu’as-tu dit ? »
Anaïs le regarda dans le blanc des yeux :
« Je reste sur Enchanvie… »
Rémi sentit son cœur battre la chamade, surpris du choix de sa
sœur. Il ne comprenait plus trop ce qu’elle désirait vraiment. Mais
lui-même se sentit déterminé à retrouver ses parents et à découvrir
cet univers étrange. Il avait songé à rester sur ce territoire si jamais sa
sœur avait décidé de revenir chez eux, même si ce n’était pas son
intention première. Avant qu’Anaïs n’eût dit autre chose, le jeune
garçon lui déclara d’une voix déterminée :
« Si tu restes, je reste… »
Anaïs regarda son frère avec inquiétude. La jeune adolescente ne
voulait pas qu’il lui arrivât quoi ce fût. Elle se doutait qu’il souhaitait
aussi retrouver ses parents, mais elle ne voulait pas le voir souffrir

30
comme Jules ou elle. Aussi répondit-elle catégorique :
« Non, Rémi.
— Mais pourquoi, protesta-t-il.
— C’est trop dangereux et…
— Parce que ce n’était pas dangereux quand tu y es allée ?
— Ce n’est pas ça…
— Alors quoi ? T’as peur pour moi, c’est ça ? »
Anaïs hésita à répondre à son frère avant d’admettre :
« Oui…
— Et crois-tu que j’aurais l’esprit tranquille si je reviens chez
nous ? »
La question prit au dépourvu la jeune adolescente qui demanda
étonnée :
— Que veux-tu dire ?
— Anaïs, ne me prends pas pour un idiot… Tu l’as dit toi-même
que tu ne supporterai l’angoisse de l’attente pour revoir nos parents
sains et saufs… »
Anaïs se rappela soudain ce qu’elle avait elle-même dit à Jules
lors de leur dispute sur la montagne. Les propos de son frère
répondaient en écho aux siens. Elle eut alors le sentiment de se
comporter comme Jules. La colère grondait en elle : il n’était pas
question pour elle de faire les mêmes erreurs que Jules ! Elle savait
que son frère risquait sa vie en restant avec elle sur ce monde, mais
sentit qu’elle avait besoin de lui. Elle vit un regard déterminé chez lui
et eut le sentiment qu’il fallait qu’il fût là. Non seulement pour
retrouver ses parents, mais aussi pour découvrir la vérité… De
nouveau envahis par ses sentiments contradictoires, la jeune
adolescente réfléchit pour savoir si elle devait accepter la présence de
son frère. Elle songea que seule dans ce monde, elle ne réussirait pas
à affronter les obstacles. Elle avait aussi le désir de renouer avec ce
dernier. Ses pensées furent interrompues par le commentaire de son
frère :
« De toute façon, notre appartement est en flammes d’après
Rousslure… »
A ces mots, la jeune adolescente se fustigea d’avoir oublié ce
détail et se demanda comment la Natachtone avait pu l’oublier

31
lorsqu’elle leur avait proposé de revenir chez eux. Elle se rendit
compte qu’au final, ni son frère ni elle n’avait de vrai bon choix au
regard de leur situation. Elle sentit un poids disparaître de son être en
se rendant compte que cela lui permettrait d’avoir la compagnie de
son frère. Elle finit par lui déclarer d’un ton résigné, mais exprimant
aussi son consentement :
« Très bien, Rémi… Tu peux m’accompagner… »
A ces mots, le jeune garçon sentit son esprit s’enflammer de joie,
ressentant l’excitation à l’idée de participer à ce qu’il considérait
comme une aventure.
« Comme mes héros favoris. », pensa-t-il.
C’était aussi la perspective de sauver ses parents qui le
galvanisait. Il songea aussi avec tristesse à ce qu’il allait manquer
chez lui, mais considéra qu’il devrait mettre la priorité sur le
sauvetage de ses parents pour pouvoir avoir une chance de revenir
chez eux ensemble. Regardant sa sœur, il se rendit compte avec
étonnement qu’elle était moins contrariée qu’elle ne le paraissait
auparavant. Mais il n’eut pas le temps de penser davantage que sa
sœur lui déclara :
« Allons informer Rousslure… »
Les deux Tarn s’enfoncèrent dans le passage pour rejoindre la
Natachtone.

32
Le groupe

Les deux jeunes Tarn sortirent du passage et pénétrèrent dans une


autre grotte. Ils virent Rousslure et Maïe en train de discuter avec un
autre handicapôme et entendirent l’handicapôme inconnu annoncer à
ses deux interlocutrices d’une voix sombre :
« Bad news… Jules’s mother has been captured by Morsort’s
allies… »
Rémi fut abasourdi par ce qu’il entendait. Il avait l’impression que
c’était de l’anglais, ce qui l’étonna beaucoup. Il demanda à Anaïs :
« Pourquoi cet handicapôme parle-t-il anglais ? »
Anaïs ne savait pas comment répondre, car elle était elle-même
étonnée d’entendre un handicapôme parler une autre langue qu’eux.
Elle réfléchit quelques instants alors que Rousslure demandait des
précisions à l’handicapôme. Elle se rappela alors d’un détail qu’elle
avait entendu lors de son premier séjour. Tournant son regard vers
son frère, elle lui déclara :
« Les handicapômes ont des origines différentes…
— Ah bon ? Mais comment se fait-il qu’on peut comprendre
Rousslure ?
— Un sortilège fait que toutes les créatures de ce monde peuvent
se comprendre…
— D’accord, mais… Pourquoi on ne comprend pas cet
handicapôme ? »
Avant qu’Anaïs eût pu expliquer à Rémi ce dont elle se rappelait,
ce dernier entendit Maïe lui répondre. Les deux jeunes gens se
rendirent compte que cette dernière, Rousslure et le second
handicapôme avaient cessé de discuter et les observaient. Maïe

33
expliqua à Rémi :
« Nous sommes des êtres marqués par un traumatisme terrible.
Certains d’entre nous ne peuvent parler comme vous et n’ont pas
cette fine ligne qui lie les parties visibles de notre corps… »
Rémi ne comprenait pas tout de l’explication de l’handicapôme,
mais le ton de voix de cette dernière lui indiquait qu’elle et ses
semblables devaient avoir connu des choses terribles dans leur
existence. Il avait déjà remarqué cet aspect en observant Maïe :
l’handicapôme avait un visage certes rayonnant, mais porteur des
stigmates d’une profonde souffrance. Il se demandait ce qu’ils
avaient été autrefois. Il se rappela que Maïe leur avait dit qu’elle
savait quelque chose sur les humains qui vivaient sur Enchanvie. Que
voulait-elle dire par là, se demandait-il en son for intérieur.

Alors que son frère réfléchissait beaucoup, Anaïs était inquiète.


Bien qu’elle n’eût pas tout compris du propos du deuxième être
fantomatique à Rousslure, elle savait que cela avait un rapport avec
la mère de Jules et Morsort. Elle eut le pressentiment que ce dernier
avait sans doute réussi à capturer cette dernière. Elle se rendit compte
qu’elle et Rémi n’avaient pas songé à cette dernière lorsqu’ils avaient
discuté. Elle se sentit un peu stupide de ne pas y avoir pensé. Anaïs
chassa la pensée, la jugeant ridicule : non seulement, elle considérait
qu’elle et Rémi auraient dû expliquer à Martine Lefort leur présence
chez elle dans la nuit. Et si elle était de surcroît capturée, cela se
justifiait d’autant moins. La jeune adolescente rompit le courant de
ses pensées lorsqu’elle entendit Rousslure déclarer d’un ton résigné :
« Alors on n’a plus le choix… »
Interprétant les propos de la Natachtone comme un commentaire
sur la situation de son frère et elle, Anaïs intervint d’un ton
déterminé :
« Si c’est par rapport à notre présence ici sur Enchanvie, Rémi et
moi avons de toute façon décidé de rester pour retrouver nos parents
et découvrir la vérité. »
Rousslure et les deux handicapômes la regardèrent avec
étonnement. Ils ne s’attendaient pas à voir la jeune Française décider
à rester sur Enchanvie. Rémi remarqua leurs mines déconfites et se

34
sentit le devoir d’aller soutenir sa sœur. Il se plaça à côté d’elle et
lança à l’adresse des trois êtres :
« Nous sommes déterminés à aider nos parents d’une façon ou
d’une autre. Ne cherchez pas à nous en empêcher… »
Rousslure eut un sourire amusé et contrit à ces propos et affirma
d’un ton sérieux :
« Au vu des circonstances, je pense que votre présence sera
nécessaire… »
Anaïs et Rémi soupirèrent de soulagement, contents de voir que la
Natachtone et les deux handicapômes ne s’opposaient pas à leur
présence malgré les circonstances. Voyant que les deux Tarn n’étaient
pas incommodés par la nouvelle tournure des événements, Rousslure
se tourna vers l’handicapôme inconnu et lui ordonna :
« Joh, partez maintenant avec Shila avertir les autres
handicapômes des dernières nouvelles…
— Yes, Rousslure ! »
Anaïs et Rémi virent l’handicapôme partir. Alors que l’être
fantomatique venait de disparaître dans un passage situé en face
d’eux sur la gauche, la jeune adolescente questionna la Natachtone :
« Et nous, qu’allons-nous faire ? Nous n’allons tout de même pas
rester ici ! »
Rousslure se retourna vers la jeune Française et lui répondit :
« Nous irons rejoindre le camp… »
Rémi n’en crut pas ses oreilles et s’exclama :
« Comment ça ! Je croyais qu’on devait sauver nos parents ! Et
pourquoi ne pas aller avec celui qui vient de partir si on doit aller
dans votre camp ? »
Anaïs regarda son frère, surprise de sa réaction, mais se rendit
compte de la pertinence de ses propos. Elle savait que c’était une
situation urgente. Rousslure expliqua ferme mais d’une voix douce à
Rémi :
« On doit réfléchir à un moyen de libérer vos parents. Vous n’allez
tout de même pas vous jeter dans la gueule du loup. »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent avec appréhension. Anaïs
comprenait bien ce que la Natachtone voulait dire, se remémorant ce
qu’elle avait subi durant son premier séjour. Rémi comprit lui aussi

35
la nécessité, mais n’abandonna pas de sitôt de mettre en question la
situation actuelle. Il regarda Rousslure et lui déclara :
« OK, mais pourquoi rester ici ? On aurait pu partir maintenant…
« Partir le ventre vide avec la moitié de mon groupe qui est parti
vous chercher à manger ?
— Vos handicapômes sont partis nous chercher de la
nourriture ? », demanda surprise Anaïs.
— Ils sont partis refaire les provisions pour le voyage. Et comme
je leur ai dit que je ne savais pas si vous restiez ou non, ils ont décidé
de prévoir un peu plus…
— D’accord… »
Tous les trois entendirent une voix inconnue derrière Rousslure :
« Rousslure, le soir tombe, et nos autres compagnons ne sont pas
encore revenus de leur chasse… Que fait-on ? »
Anaïs tourna son regard vers le passage et vit trois handicapômes.
Elle constata qu’ils étaient armés de lames fines et translucides. Rémi
remarqua aussi cet élément et en fut étonné, ne s’attendant pas à voir
des êtres fantomatiques porter des armes. Mais ce qui le surprit
davantage, ce fut le fait que le soir s’apprêtait à tomber.
« Nous sommes si avancés dans la journée ? », se demanda-t-il
perplexe.
Rousslure observa un court instant les deux jeunes humains avant
de répondre à l’handicapôme :
« Dites à Judih, Sven, et Ming de préparer un feu avec ce que
nous avons, Yosef…
— Entendu, Rousslure. »
Rousslure se tourna vers Maïe et lui ordonna :
« Va les seconder, Maïe.
— Bien Rousslure… »
Anaïs fut un peu surprise lorsqu’elle entendit l’handicapôme
répondre à Rousslure, déconcertée de l’entendre parler français avec
un léger accent. Intriguée, elle demanda à Rousslure alors que
l’handicapôme en question et ses deux compagnons avaient disparus
de sa vue, elle demanda à Rousslure :
« Ce Yosef est-il français ? »
Rémi fut surpris par la question de sa sœur. Il n’avait pas prêté

36
attention au fait que l’handicapôme parlait français alors que son
nom pouvait paraître étranger. Mais le fait que l’étrange fantôme pût
être de nationalité française le rendait perplexe. Ce fantôme vivait
dans ce monde, comment pouvait-il venir du leur ? Quant à Anaïs,
elle constata que Rousslure la regardait d’un air un peu perplexe et
amusé. Elle se rendit compte que sa question était plutôt abrupte et
maladroite. Elle sentit le besoin de rectifier la chose auprès de la
Natachtone pour écarter tout malentendu :
« Ce n’est pas du tout ce que vous pensez, Rousslure…
— Ne t’inquiète pas, la rassura la Natachtone, je sais où tu voulais
en venir…
— Vraiment ?
— Bien sûr… T’es sans doute étonnée de voir cet handicapôme
parler comme toi alors que t’as entendu dire qu’ils ne pouvaient
s’exprimer autrement que dans leur langue maternelle à cause de leur
malédiction…
— C’est ça, en effet. Il y avait un petit accent chez lui qui
n’existait pas chez Maïe. »
Rousslure dévisagea la jeune adolescente d’un œil songeur avant
d’expliquer :
« Yosef fait partie des handicapômes qui ont réussi à surmonter ce
traumatisme, mais conserve la trace de son passé d’antan… »
Anaïs acquiesça de la tête, se souvenant des explications d’Elga
lors de son précédent séjour. La jeune adolescente considérait
possible le fait que l’handicapôme pût parler comme elle s’il avait
surmonté ses troubles.

Rémi ne comprit pas tout des explications de Rousslure, mais


envisagea que les handicapômes avaient des traits caractéristiques
particuliers. En revanche, il ne comprenait toujours pas pourquoi
Anaïs avait formulé ainsi sa question. Poussé par la curiosité, il
demanda à sa sœur :
« Pourquoi as-tu posé cette question ? »
Anaïs se tourna vers son frère et lui répondit :
« Je voulais savoir si le français était sa langue naturelle ou non…
— Ah d’accord ! Mais comment connaîtrait-il le français ? »

37
Anaïs hésita à répondre, ignorant comment expliquer à Rémi la
situation, n’ayant qu’une idée vague de ce dont elle se rappelait des
explications sur Enchanvie. Elle s’aperçut que Rousslure semblait
vouloir leur dire quelque chose, sans doute pour éclaircir les
interrogations de son frère. Au même moment, ils entendirent Maïe
leur crier :
« Ils sont revenus ! »
Anaïs et Rémi se regardèrent confus. La jeune adolescente
questionna Rousslure :
« Qui sont revenus ?
— Les handicapômes qui chassaient. », répondit Rousslure.
La Natachtone allait partir voir les nouveaux arrivants
lorsqu’Anaïs la sollicita de nouveau :
« N’est-ce pas étrange ?
— Quoi, s’enquit Rousslure surprise.
— Que vos handicapômes chassent… »
Rémi était abasourdi par les propos de sa sœur, ne trouvant pas
surprenant que des êtres, aussi fantomatiques qu’ils étaient, pussent
chasser pour pouvoir les nourrir. Il interrogea sa sœur d’une voix
éberluée :
« En quoi est-ce étrange, Anaïs ? S’ils font ça pour survivre…
— Tu ne peux comprendre, Rémi…
— Alors explique-moi. »
Anaïs prit une profonde inspiration. Mais alors qu’elle allait dire
ce qui concernait les animors, Rousslure intervint :
« C’est parce que ce sont des animors qu’on chasse, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit la jeune adolescente.
— Et en quoi c’est gênant… », demanda Rémi avant de
s’interrompre pour réfléchir quelques secondes. Il finit par demander
à sa sœur.
« Est-ce parce qu’ils peuvent parler ?
— C’est ça, répondit sa sœur.
— Allons, Anaïs, dit Rousslure, t’as bien mangé de l’écureuil la
dernière fois que tu t’es retrouvé sur ce monde ?
— Oui, mais…
— Je sais ce que tu penses… Mais crois-moi : au vu des

38
circonstances, on n’a pas beaucoup de choix…
— Au vu des circonstances, demanda Rémi.
— Il y a vous, moi et…
— Et, s’enquit Anaïs curieuse et soucieuse.
— Un allié qui va bientôt arriver et qui ne peut que manger cela…
— Vous voulez dire un carnivore, balbutia Anaïs d’une voix plutôt
inquiète.
— Oui…
— Je croyais que les animors carnivores étaient alliés à Morsort…
Si ce que vous m’avez expliqué est vrai, intervint déconcerté Rémi.
— Un très grand nombre, oui, expliqua Rousslure, mais certains
sont restés neutres et certains alliés de Morsort ont préféré quitter
leur chef…
— Quitté leur chef, questionna incrédule Anaïs.
— Pas maintenant, l’interrompit Rousslure, je vous expliquerai
tout ça autour du feu… »
Rousslure partit dans le passage. Anaïs hésita mais la suivit peu
après. Rémi lui emboîta le pas. Les deux jeunes gens traversèrent une
galerie sinueuse, assez étroite aux parois déchiquetées.

Les deux Tarn arrivèrent dans une cavité caverneuse plus vaste
que celle dans laquelle ils s’étaient trouvés. Ils virent Rousslure et
douze handicapômes. Cinq d’entre eux, dont Maïe, s’affairaient
autour d’un feu qui crépitait, les autres portaient des arcs et
transportaient des corps d’animors. A cette vue, les deux jeunes gens
étaient comme pétrifiés, ressentant à la fois incrédulité et
soulagement. Rémi était le plus affecté par ces sentiments, n’arrivant
toujours pas à croire que ces êtres fantomatiques fussent capables de
transporter des charges. C’était pour lui impossible à concevoir. Il
était aussi surpris par la présence d’un feu. Bien qu’il était content de
sa présence, car il sentait son corps se réchauffer au contact de la
chaleur, il ne savait pas comment les handicapômes avaient réussi à
en produire un.

Anaïs sentit son corps engourdi par la fraîcheur environnante se


revivifier au contact du foyer. Elle était moins étonnée que son frère

39
par ce que les handicapômes pouvaient faire, car elle avait des bribes
de mémoires sur ce qu’Elga avait pu faire en leur présence.
« Elga… »
A l’image de la femme handicapôme qui avait aidé Jules et elle à
rejoindre la grotte de Ganmar, la jeune adolescente devint pensive.
Qu’était-elle devenue ? Avait-elle disparue ? Ou avait-elle réussi à
échapper aux animors de Morsort ? La jeune adolescente interrompit
ses pensées, lorsqu’elle entendit Rousslure s’adresser à son frère et
elle :
« Anaïs, Rémi… Permettez-moi de présenter ceux qui vont nous
accompagner dans notre voyage. »
Anaïs et Rémi virent les handicapômes s’approcher d’eux. Ils
reconnurent Maïe. Rousslure présenta le second handicapôme en
disant :
« Vous connaissez déjà Maïe… Celui qui est à sa gauche s’appelle
Yosef… »
Anaïs et Rémi dévisagèrent l’handicapôme qui avait demandé ce
qu’ils devaient faire en attendant le retour de la chasse. Son visage
translucide était assez foncé et possédait des traits un peu rugueux. Il
ressemblait à une personne trentenaire qui portait un bouc sombre.
Ses yeux semblaient plutôt de couleur clair. Ce qui devait être sa
chevelure était composée de cheveux ras sombres. Ses membres
étaient fermes et vigoureux. Les deux jeunes Français tournèrent
ensuite leurs regards sur le troisième être fantomatique, qui se
présenta avant que Rousslure n’eut le temps de le faire :
« Je m’appelle Yaxun. »
Acquiesçant de la tête, Anaïs et Rémi contemplèrent
l’handicapôme avec attention : un visage semblable à celui d’un
homme amérindien dans la cinquantaine, une sorte de chevelure
grisonnante mi-longue sur sa tête, des bras et des jambes bien
charpentées. Ils s’avancèrent vers le quatrième handicapôme à
l’apparence de femme trentenaire de peau sombre avec une chevelure
crépue. Cette dernière se présenta à son tour avec avait un timbre
africain assez clair :
« Sawubona zinsizwa, Je m’appelle Tulie. »
Anaïs et Rémi la saluèrent en retour, émerveillés par la diversité

40
des handicapômes. Ils virent que le cinquième handicapôme était une
femme au visage d’une jeune femme à la beauté indienne. Sa
chevelure d’un noir de jais descendait en cascade dans le vide, son
visage et ses membres étaient caractérisés par une remarquable
finesse et ses yeux étaient en forme d’amande. La femme
handicapôme s’avança de quelques pas vers les deux jeunes gens et
s’introduisit d’une voix à l’accent oriental :
« Aapako namaskaar, mon nom est Sîtâ. »
La femme handicapôme s’inclina devant les deux jeunes gens
pour les saluer. Anaïs et Rémi furent touchés par ce geste, mais aussi
un peu perplexes. Comment devaient-ils réagir ? Voyant qu’ils
étaient un peu confus, Rousslure s’empressa de présenter le sixième
handicapôme :
« Anaïs, Rémi… Voici Sven… »
Anaïs et Rémi regardèrent alors l’handicapôme. Il avait un visage
d’un scandinave qui aurait dans les mêmes âges que leurs parents.
Ses bras et ses jambes fantomatiques donnaient l’impression qu’ils
étaient musclés de leur vivant. Sven les salua en leur disant d’une
voix amicale :
« C’est un honneur de vous rencontrer, unge mennesker… Je parle
normalement nordique… »
Les deux jeunes Tarn le saluèrent à leur tour. Ils découvrirent le
septième handicapôme, une femme dont le visage était celui d’une
occidentale quadragénaire avec une chevelure sombre plutôt frisée.
Elle avait des yeux de chats séparés par un nez retroussé. Elle se
présenta à son tour en parlant avec un léger accent anglo-saxon :
« Bonjour, je suis Judih. How do you do ? »
Le huitième handicapôme, une autre femme se présenta alors à
son tour, ne laissant pas le temps aux deux jeunes gens de bien jauger
Judih. Anaïs et Rémi découvrirent qu’elle avait des cheveux blonds
qui descendaient dans le vide, un regard perçant caractérisé par des
yeux clairs. Son visage était celui d’une adolescente. Elle avait un
petit nez. A cette vue, Anaïs et Rémi étaient stupéfaits : c’était la
première fois qu’ils voyaient un handicapôme dont l’allure était celle
d’une personne de leur âge. Son allure leur paraissait de surcroît plus
humaine que celle des autres êtres fantomatiques. Ils se demandèrent

41
stupéfaits :
« Mais comment est-ce possible ? »
Ils en étaient tellement troublés qu’ils n’entendirent à peine
l’handicapôme se présenter avec un timbre de voix doux où se
trahissait un certain accent slave :
« Dobryy ranok. Je m’appelle Kataia… »
Les deux Tarn la regardèrent avec curiosité et surprise. Ils étaient
trop éberlués pour lui demander quoi ce fût. Avant que Rousslure
n’intervînt de nouveau, la femme handicapôme remarqua le trouble
des deux jeunes gens et leur demanda :
« Quelque chose ne va pas ? »
Ce fut Rémi qui lui répondit d’une voix où se trahissait son
ahurissement :
« Non, tout ça va bien. C’est juste… Comment se fait-il que vous
soyez si… jeune ? »
Kataia le regarda confuse avant d’avoir un sourire qui troublait le
jeune garçon au point que sa sœur le remarqua. La femme
handicapôme lui répondit :
« C’est normal…
— Normal ?
— Oui… Après ce que les ancêtres de Morsort m’ont fait…
— Quoi, s’exclama alors Anaïs d’une voix outragée.
— Pas maintenant, intervint Rousslure, terminons d’abord les
présentations… »
Le neuvième handicapôme s’avança alors vers Anaïs et Rémi. Ces
derniers le regardèrent : un visage imberbe d’un asiatique trentenaire,
une chevelure rase avec une petite mèche qui pendait sur le front, des
bras et des jambes fantomatiques qui lui donnaient une impression
gracieuse. L’handicapôme les salua en leur déclarant d’une voix où
se trahissait l’accent chinois :
« Nǐ hǎo, jeunes êtres humains… Je suis Ming…
— Enchanté. », répondirent alors les deux jeunes gens qui le
saluèrent à leur tour.
Le compagnon de Ming s’avança à son tour et se plaça à côté de
lui. Anaïs et Rémi l’examinèrent du regard : il avait un visage plutôt
rond semblable à celui d’un retraité, sa chevelure fantomatique

42
paraissait broussailleuse et des taches sombres parsemaient son
visage. L’être fantomatique se présenta d’une voix assez grave :
« Bonjour. Je m’appelle Thaddée. »
— Bonjour. », le saluèrent les deux jeunes Tarn.
Juste après Thaddée, les deux derniers handicapômes s’avancèrent
en même temps vers Anaïs et Rémi. Ces derniers constatèrent que les
deux êtres fantomatiques se tenaient par la main. L’un était une
femme asiatique dans sa trentaine, avec une chevelure raide sombre.
L’autre était un homme à la pâleur fantomatique mate, et avec une
chevelure courte et frisée mi-sombre mi-clair. Les deux
handicapômes saluèrent Anaïs et Rémi, avant que la femme
handicapôme se présenta d’une voix musicale et ferme où se
trahissait une tonalité asiatique :
« Kon’nichiwa jeunes gens… Je m’appelle Meiko…
— Et moi, ajouta son compagnon, meu nome é Atnio… »
Les propos du dernier handicapôme étonna quelque peu Anaïs et
Rémi. Ces derniers se demandèrent ce qu’il voulait dire. Ils se
demandaient aussi pourquoi les handicapômes avaient besoin de
mélanger différentes langues. Etait-ce pour indiquer leur origine de
naissance ou un effet de leur malédiction ? Ils n’eurent pas le temps
de réfléchir davantage sur le sens de ses paroles, car Rousslure, ayant
constaté que tous les handicapômes s’étaient présentés, annonça :
« Bien… Maintenant que tout le monde s’est présenté, préparons
le repas. »
Les handicapômes acquiescèrent de la tête et allèrent préparer de
la viande à cuire. Mais alors que Rousslure allait vers Ming, Sven et
Judih, Rémi l’interpella en lui demandant :
« Mais où se trouve celui qui parlait anglais ?
— Joh ? Je l’ai envoyé avertir les autres du camp. L’auriez-vous
oublié ?
— Euh… Non. Mais comment se faisait-il qu’il ne parlait
qu’anglais alors que tous les autres ici semblent pouvoir nous
comprendre même s’ils mélangent les langues…
— J’ai choisi les handicapômes qui avaient réussi à surmonter
leur traumatisme…
— Mais Joh…

43
— Joh l’a surmonté… Seulement, il a fait choix de garder sa
langue maternelle…
— D’accord…
— D’autres questions ? »
Anaïs, qui avait écouté ce que disait Rousslure à son frère, se
rappela d’un élément qui lui trottait en tête et déclara à la
Natachtone :
« Oui, Rousslure… J’aimerais savoir ce qu’est devenue Elga…
— Elga, demanda étonné Rémi.
— L’handicapôme qui a aidé Jules et moi lors de mon précédent
séjour sur Enchanvie…
— Ah ! »
Anaïs vit que Rousslure la regardait avec tristesse. Elle eut alors le
pressentiment qu’il s’était passé quelque chose de grave pour
l’handicapôme. Elle demanda inquiète :
« Est-elle… morte ?
— Pire… »
Rousslure s’interrompit. Anaïs attendit que la Natachtone lui dît
ce qui était arrivé à Elga. Rémi observait avec curiosité sa sœur et
Rousslure, constatant qu’Anaïs était anxieuse, comme si la nouvelle
à venir allait l’affecter, et que la Natachtone avait la mine fermée.
« Qu’a-t-elle en tête ? », pensait-il.
Il entendit soudain une voix douce avec un certain accent lui
demander :
« Vous allez bien ? »
Rémi se retourna et vit Kataia. A la vue de l’étrange fantôme, il fut
comme ébloui. Il se sentit ridicule d’éprouver cet étrange sentiment
d’attirance à l’égard d’un fantôme. Mais dans le même temps, il ne
put s’empêcher de penser qu’elle devait être belle quand elle était
vivante. Il lui trouva un air pareil à celui de quelqu’un qu’il avait vu
au beau milieu d’un rêve. Il resta quelques secondes à la regarder
d’un air absent.

Anaïs, qui attendait toujours une réponse de Rousslure, remarqua


l’attitude inerte de son frère. Elle s’aperçut qu’il admirait la jeune
handicapôme qui lui faisait face. Cela la fit réfléchir. Son frère aurait-

44
il le béguin pour une handicapôme ? Impensable ! Il ne la connaissait
qu’à peine. Elle était amusée et intriguée par la manière dont son
frère semblait absent. Rousslure le remarqua aussi et en fut amusée.
Mais se rappelant de ce que voulait savoir Anaïs, elle se ressaisit et
déclara à la jeune adolescente :
« Pour répondre à ta question, Elga a été victime d’Invisie et en a
payé le prix…
Anaïs tourna sa tête vers Rousslure et pâlit à cette nouvelle,
ressentant aussi une profonde incompréhension. Elle interrogea d’une
voix incrédule et faible :
« Comment est-ce possible ? »
Rousslure la regarda la mine peinée et lui dit :
« Il n’a qu’une seule façon pour un handicapôme de vraiment
mourir… »
Anaïs demanda d’un ton blême à Rousslure :
« Laquelle ? »
A sa grande surprise, ce fut Kataia qui lui répondit :
« Il doit subir la souffrance la plus inimaginable qui soit, celle
qu’aucun être vivant ne pourrait endurer…
— Comment ça, s’informa Rémi confus et inquiet.
— Une douleur qui dépasse la somme de tout ce que vous,
Rousslure ou les animors pourriez subir…
— Comment sais-tu cela, demanda étonné et intrigué Rémi.
— J’ai été témoin de ce cas. Et si on ne m’avait pas aidé, j’aurais
été de la partie… »
Le silence s’installa alors entre les quatre interlocuteurs. Anaïs et
Rémi remarquèrent alors derrière Rousslure les handicapômes en
train de cuire des brochettes au-dessus du feu. Rousslure se tourna à
son tour et remarqua la même chose. Elle invita d’un geste du bras
Anaïs et Rémi à s’asseoir non loin du feu. Ces derniers acceptèrent et
s’installèrent devant le foyer, tandis que Rousslure se mit face à eux.

« Mauvaises nouvelles… La mère de Jules a été capturée par les


alliés de Morsort… »</><>

45
Bonjour jeunes gens</><>

Salutations à vous</><>

Bonjour</><>

46
Ombres du passé

Le repas fut consommé dans une ambiance bien silencieuse. Anaïs


et Rémi mangeaient sans grand appétit les brochettes que les
handicapômes avaient préparé. Ils s’inquiétaient pour leurs parents :
qu’allait leur faire subir Morsort ? Anaïs était la plus soucieuse, car
elle savait ce dont était capable le cobra géant. Elle se préoccupait
aussi du périple qu’ils allaient devoir entreprendre. Rémi se
demandait quant à lui ce qu’ils allaient faire, espérant qu’ils
pourraient sauver leurs parents. Il songea aussi à ce qu’Anaïs lui
avait raconté, et eut l’impression que Morsort était pire que certains
des méchants des histoires qu’il adorait. Il observa les handicapômes
qui montaient la garde dans la grotte, se demandant ce qu’ils
pouvaient bien être avant leur état fantomatique. Il avait l’étrange
sentiment qu’ils avaient été pareils à sa sœur et lui.
« Après tout, se disait-il, n’est-ce pas ce que Rousslure voulait
signifier en disant que Maïe savait pour les humains d’Enchanvie ? »
Il regarda un peu plus longuement Kataia, ressentant au fond de
lui l’envie de la connaître davantage. Il considéra ce sentiment plutôt
étrange, car il savait qu’elle était un être fantomatique d’un autre
monde et qu’il la connaissait à peine.

Anaïs réfléchissait de son côté à ce que Rousslure allait leur dire.


Elle savait qu’un certain temps s’était passé sur Enchanvie depuis
son départ. Elle ne savait pas comment considérer la Natachtone : un
peu réservée à dire les choses comme celles concernant son père,
mais animée dans le même temps d’une volonté forte comme jamais
la jeune adolescente n’en avait jamais rencontré. Anaïs interrompit le

47
fil de ses pensées lorsqu’elle entendit une voix l’interroger :
« Vous avez fini ? »
Levant les yeux, la jeune adolescente vit Maïe devant elle. Elle
regarda alors sa brochette : il ne resta plus qu’un petit bout de viande.
Elle s’empressa de le terminer. Rémi avait aussi entendu
l’handicapôme et examinait à son tour sa brochette : elle était
presque terminée, l’amenant à achever son repas. Il entendit des
bruits de pas s’approcher de son côté. Tournant sa tête, il vit
Rousslure s’approcher d’eux. Le jeune garçon eut le pressentiment
qu’elle allait leur parler. Il était assez réservé à l’égard de la
Natachtone : il ne doutait pas de sa volonté à les aider, mais il
ignorait qui elle était et avait aussi l’impression qu’elle hésitait à leur
expliquer ce qui se passait sur ce monde qu’il découvrait peu à peu. Il
vit cette dernière s’arrêter devant lui :
« T’as bien mangé Rémi ? »
Le jeune garçon répondit avec une moue :
« Ça peut aller…
— Tant mieux. Il est temps pour vous de savoir ce qui se passe. »
Le jeune garçon hocha de la tête, ignorant comment répondre à la
Natachtone. Anaïs le rejoignit, cette dernière ayant entendu
Rousslure annoncer qu’elle allait leur expliquer la situation.
Rousslure attendit que les deux jeunes gens fussent bien installés
avant de commencer :
« Avant toute chose, vous devez savoir que nous sommes en ce
moment dans une période très sombre…
— Comment ça, demanda Rémi.
— Durant ces trois dernières années, Morsort et ses alliés ont
conquis l’ensemble d’Enchanvie et forcé les alliés de Ganmar à se
replier dans cette région…
— Il a réussi à vaincre votre père, demanda Anaïs.
— Presque. Mais c’est imminent…
— Comment est-ce possible ? La dernière fois, on m’avait dit que
la situation était indécise. De plus, Morsort avait été battu dans cette
plaine… »
Sentant le regard intrigué et perplexe d’Anaïs, Rousslure enchaîna
dans son explication :

48
« Après sa défaite dans la Clairière du Rocher et la mort de son
conseiller Traîtrosang, Morsort faisait face à un risque de sédition de
la part de certains de ses alliés…
— Comment est-ce possible, s’étonna Anaïs, je croyais que ses
alliés étaient de fervents partisans de lui…
— Est-ce que tous les soldats qui suivent leurs dictateurs leur sont
d’ardents fidèles, lui demanda alors Rousslure.
— Non… Je ne crois pas…
— La même chose ici… Morsort risquait de perdre la guerre parce
son autorité était mise en jeu…
— Alors comment a-t-il fait pour renverser la situation, s’étonna
Rémi.
— Grâce à deux choses : d’abord, son art du chantage sur ses
principaux lieutenants en les obligeant à rétablir l’ordre d’une
manière forte ou sinon il leur ferait perdre leur poste et choisirait un
autre animor plus zélé… La deuxième, ce sont les mutanimors…
— Les mutanimors, demanda inquiet Rémi, vous voulez ceux qui
ont enlevé nos parents ?
— Oui… Morsort a pu obtenir l’alliance avec leur chef grâce aux
services d’Invisie…
— Invisie ? Vous avez déjà dit son nom, mais je ne vois pas de qui
il s’agit…
— Son troisième conseiller…
— Attendez une minute, dit alors Anaïs, ne s’agirait-il pas d’une
femelle cobra ?
— C’est exact Anaïs… Tu l’as déjà vue ?
— Oui… Lorsque Jules et moi étions dans ces souterrains avec
Elga et Wilam…, répondit la jeune adolescente d’une voix où se
trahissait la tristesse.
— Je suis désolée que leur disparition te fasse beaucoup de peine,
déclara Rousslure d’une voix compatissante, ils étaient de très bons
compagnons… »
La Natachtone prit un court instant pour reprendre :
« Pour revenir à ce qui se passe actuellement, l’arrivée des
mutanimors a totalement changé la donne dans le conflit…
— Comme votre père nous l’avez dit. », intervint Anaïs.

49
Rousslure et Rémi la dévisagèrent avec curiosité. La Natachtone
s’enquit :
« Il soupçonnait Morsort d’avoir des contacts avec les
mutanimors ?
— Oui… Il avait cherché à nous expliquer pourquoi les
mutanimors nous avez enlevé la première fois…
— Je vois… En tout cas, une chose est sûre : le camp de Ganmar
est aujourd’hui totalement décimé et reclus dans cette région, et le
pouvoir de Morsort s’est renforcé d’une manière inquiétante… Mais
ce n’est pas le pire…
— Qu’est-ce qui est pire ?
— Enchanvie est ravagé de toutes les manières et les populations
animores sont au bord de l’extinction…
— C’est terrible !
— Oui… Et cela me rend la tâche encore plus ardue…
— Quelle tâche, demanda Rémi.
— Découvrir les zones d’ombres qui planent sur ces
événements… »
Anaïs et Rémi se regardèrent avec surprise ne s’attendant pas à
voir la Natachtone s’impliquer dans ce genre d’initiatives. Ils ne
comprenaient pas son motif. Rousslure remarqua leur trouble et leur
déclara d’une voix grave et un peu serrée :
« Avant de mourir, Jules m’avait demandé de découvrir la vérité
sur ce qui se passait sur Enchanvie à cause de vos parents…
— Et vous avez accepté, s’informa Anaïs d’un ton de voix
étonnée et acerbe alors que l’évocation de Jules fit rejaillir de
nouveau les émotions contradictoires à l’égard de son défunt ami.
— Oui. Je lui avais aussi promis de veiller sur vous… »
Anaïs regarda stupéfaite la Natachtone, n’ayant jamais crue que
Jules aurait songé au fait qu’elle pût être menacée. Rousslure ajouta
après une brève pause :
« J’avais aussi trouvé étrange votre présence dans notre monde.
Sans compter ce que Jules avait pu me dire de mourir…
— Que vous a-t-il dit ?
— Ce que Morsort vous a dit dans cette clairière… »
Anaïs frémit, se remémorant la confrontation avec le cobra noir.

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Rémi ne remarqua point le malaise de sa sœur, tout curieux de
comprendre ce que Rousslure avait dû faire. Il demanda à la
Natachtone :
« Qu’avez-vous donc fait ?
— Grâce à mes compagnons et à notre mode de vie en incognito,
j’ai espionné les camps de Morsort et de mon père…
— Mais pourquoi votre père, demanda incrédule le jeune garçon.
— Il le fallait bien si je voulais découvrir ce qui s’était passé entre
Morsort et Ganmar avec cette histoire d’assassinat… De plus, ça m’a
fait prendre conscience de la gravité de la situation…
— Que voulez-vous dire ? »
Anaïs et Rémi entendirent Maïe murmurer derrière eux :
« Au loin s’étend l’ombre des péchés de jadis…
— Qu’est-ce que ça veut dire, demanda Rémi en tournant sa tête
vers l’handicapôme dont il n’avait pas compris les mots.
— Le contexte actuel résulte en partie des folies et horreurs qui
ont frappé ce monde…, expliqua la femme handicapôme en
s’avançant vers les deux jeunes Tarn.
— Elle a raison, intervint Rousslure, la situation actuelle a eu ses
racines il y a maintenant plus de trente ans…
— Que s’est-il passé ? », demanda Anaïs.
Rousslure dit d’une voix profonde et grave :
« Il y a plus de trente ans, ma famille et mon clan était dans l’exil
depuis que les Cobranins avaient réussi à anéantir bon nombre des
nôtres avec l’aide de quelques traîtres…
— Les Cobranins, demanda Rémi.
— La famille de Morsort…
— Je vois…
— Toujours est-il que les Natachtones de mon clan avaient réussi
à rassembler autour d’eux des animors herbivores qui rejetaient la
tyrannie de cette famille… Et puis un jour, on a eu une visite étrange
de la part de Venima, une femelle cobra qui était la demi-sœur de
Morsort… Et sa compagne…
— Sa compagne, demanda interloqué Rémi.
— Les problèmes d’inceste n’ont pas la même importance chez
les animors que chez vous… Sauf lorsqu’ils menacent le pouvoir de

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certains…
— Et c’était le cas ici ?
— Oui… Venima était venue nous demander de les aider à se
débarrasser du reste de la famille, parce que ces derniers avaient
cherché à les supprimer…
— Pour des raisons d’inceste, demanda Anaïs.
— Venima nous avait dit que c’était un prétexte et que la véritable
raison, c’est qu’ils ne voulaient pas voir l’aîné de la famille régner
sur celle-ci avec une parente aux pouvoirs redoutables…
— Morsort était l’aîné de la famille ?
— Oui… Venima était venue nous demander notre aide… Après
cette visite, mon père et moi avions eu une violente discussion…
— Pourquoi ?
— J’étais opposée à l’idée d’aider ces serpents qui pouvaient se
retourner contre nous… »
La Natachtone hésita à continuer. Anaïs et Rémi attendirent, se
demandant ce qui la retenait de continuer ses explications. Ils avaient
l’impression qu’elle avait un poids sur le cœur. Avant que l’un d’eux
ne demandât à Rousslure de poursuivre, cette dernière finit par
déclarer d’un ton acerbe :
« De plus, je ne leur pardonne pas d’avoir usé de ma mère comme
d’un pion avant de s’en débarrasser…
— Les Cobranins ont assassiné votre mère, s’interloqua Anaïs.
— Oui… Toujours est-il que mon père et le reste du clan voyaient
dans la proposition de Venima et de Morsort une occasion de
reconstruire Enchanvie sur de nouvelles bases avec des Cobranins
apparemment plus ouverts que le reste de leur famille…
— Que s’est-il passé, s’enquit Rémi qui s’aperçut que Rousslure
avait le visage fermé et les poings serrés.
La Natachtone prit une profonde inspiration :
« Peu de temps après, le chef de notre camp était tombé
gravement malade. Ganmar était le mieux placé pour lui succéder
mais…
— Vous étiez pour lui une épine dans le pied, acheva Anaïs.
— En effet, répondit d’un ton sombre la Natachtone, le reste du
clan refusait de le désigner comme chef tant que je serai présente

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dans le camp…
— Qu’a-t-il fait, demanda Rémi d’une voix tendue.
— Il m’a renié et avec l’aval des autres principaux représentants
du clan, il m’a déclaré paria et m’a bannie…
— Il a quoi, s’exclamèrent les deux jeunes Français en chœur.
— Il m’a retiré mon droit d’exister au sein de la communauté…
— Mais c’est un salaud votre père, dit Anaïs d’une voix furieuse
alors qu’elle ressentit des émotions contradictoires à l’idée que l’être
qui avait aidé Jules et elle eût pu bannir sa propre fille.
— Il a fait ça pour protéger sa place. Et je ne lui pardonne pas
ça…
— Mais comment avez-vous survécu à votre expulsion ? »,
demanda Rémi d’une voix violente et pleine de curiosité.
Rousslure regarda un court instant le groupe des handicapômes. A
cette vue, Rémi et Anaïs déduisirent le rôle des êtres fantomatiques
envers la Natachtone. Cette dernière retourna ses yeux vers eux, leur
déclarant d’une voix où se sentait la gratitude :
« Durant mon exil, j’ai rencontré les handicapômes…
— Et ils vous ont accepté, déduisit Anaïs d’une voix plus calme.
— Oui… Et leur rencontre m’a fait prendre conscience que la
situation d’Enchanvie dépassait celle de nos oppositions avec les
Cobranins et les Natachtones qui leur étaient alliés…
— Comment ça ? », demanda Rémi.
Ce fut Maïe qui répondit alors :
« Autrefois, nous étions humains…
— Vous étiez des humains, s’exclama Anaïs.
— Oui… Des humains qui avaient décidé de rester sur
Enchanvie…
— Pourquoi, demanda la jeune adolescente.
— À l’époque où nos ancêtres s’étaient retrouvés sur ce monde, il
y avait suffisamment d’espace pour cohabiter avec les Natachtones,
les animors et les mutanimors…
— Les mutanimors existaient déjà ?
— Oui. Pendant des siècles, nos groupes ont cohabité plus ou
moins bien… Les choses se sont compliquées lorsque les animors
ont acquis le don de la parole et ont commencé à s’intéresser aux

53
possibilités que leur donnait la phmousis… »
Voyant que l’handicapôme paraissait troublée et hésitante, Rémi
s’enquit :
« Que s’est-il passé ?
— Nos ancêtres s’étaient bien implantés dans ce monde et
voulaient réorganiser les territoires dans lesquels ils vivaient… Sauf
que les mutanimors le voulaient aussi…
— Vous vous êtes donc fait la guerre, conclut Rémi.
— Oui… Au début, nous étions alliés aux Natachtones avec
lesquels nous partagions beaucoup de points communs… Certains
d’entre nous s’étaient même unis à certains des leurs…
— Sauf qu’une fois les mutanimors vaincus et refoulés dans le sud
d’Enchanvie, enchaîna Rousslure, mes ancêtres se sont retournés
contre les humains…
— Mais pourquoi, demandèrent choqués les deux jeunes Tarn.
— Certains des Natachtones trouvaient qu’on s’incrustait trop
dans le paysage. Nous étions pour eux des étrangers, même pire, une
engeance qu’il fallait éradiquer avant que nous leur nuisions
davantage…, expliqua Maïe.
— Pourquoi tant de haine, demanda Anaïs.
— Les miens étaient les habitants locaux de ce monde, expliqua
Rousslure, alors que les humains qui y vivaient descendaient de
personnes qui s’étaient retrouvés ici et qui avaient décidé d’y
rester…
— Des conflits interminables ont eu lieu entre nos deux
communautés… Les Hybrans avaient été chassé de ces territoires par
nos deux groupes…
— les Hybrans, questionna Rémi.
— Ceux qui étaient nés des unions entre Natachtones et humains,
expliqua Rousslure.
Rémi et Anaïs dévisagèrent stupéfaits la Natachtone, cherchant à
se visualiser l’idée sans grand succès. Rémi finit par tourner de
nouveau son regard sur Maïe :
« Mais comment se fait-il que vous soyez devenus…
fantomatiques ? »
La femme handicapôme le regarda avec tristesse. Thaddée les

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rejoignit et répondit au jeune Français :
« Les Natachtones se sont alliés avec des Magiamors…
— Les Magiamors ?
— Des animors qui ont réussi à contrôler l’usage de la
phmousis… Comme les Cobranins…
— Ils étaient déjà là ?
— Oui… Grâce à cette alliance, les Natachtones nous ont
massacrés, dispersés… Certains des nôtres avaient réussi à fuir…
D’autres étaient restés cachés… Et malheur si on tombait sur les
Cobranins… »
Anaïs et Rémi ressentirent un frisson en entendant la manière dont
Thaddée prononçait ces mots. Un silence pénible s’installa pendant
un court instant avant qu’Anaïs ne demandât :
« Pourquoi ? »
Thaddée eut du mal à prononcer une réponse et dut prendre
plusieurs inspirations pour déclarer :
« Ces cobras étaient d’une cruauté sans limite… Ils estimaient que
tuer la victime lorsqu’il ne s’agissait pas de survie était stupide… Ils
voulaient faire souffrir…
— Qu’ont-ils fait, demanda Rémi qui sentit son pouls s’accélérer.
— Ceux, qui comme moi, étaient capturés se faisaient torturer de
façon terrible avant d’être finalement maudits à souffrir mille maux
et de ne connaître aucun repos…
— Y compris celui de la mort, acheva Anaïs en frissonnant.
— Oui… C’est pourquoi nous sommes fantomatiques…
— Mais pourquoi vous n’avez que la tête, les bras et les jambes de
visibles, demanda Rémi.
— C’est le cœur de la malédiction que nous ont lancé les
Cobranins… Notre corps est censé nous permettre de retrouver notre
état d’antan ou de pouvoir quitter en paix ce monde…
— C’est donc ça ce traumatisme, demanda Anaïs en se tournant
vers Rousslure.
— Oui… Si les handicapômes réussissent à vaincre cette
malédiction, ils pourront récupérer leur corps… Et reprendre leur
forme d’antan…
— Mais ça fait combien de temps qu’ils sont ainsi, interrogea

55
Rémi.
— Les plus anciens d’entre nous, dit alors un autre handicapôme
qu’Anaïs reconnut comme étant Yaxun, avons été maudits depuis
plus de deux cent ans…
— Deux cent ans, s’exclama le jeune garçon, mais vous risquez de
sentir le poids des âges lorsque vous retrouverez votre corps…
— Pour les plus anciens d’entre nous sans doute, répondit
l’handicapôme, mais peut-être pas pour ceux qui comme Kataia ou
Maïe, ont connu la malédiction depuis moins longtemps…
— Pourquoi ?
— Le temps n’a pas le même effet sur nous que sur les autres
êtres, expliqua alors Maïe, la malédiction semble nous figer dans un
état immuable.
— D’accord… »
Le silence s’installa dans le groupe, chacun s’observant avec
attention. Anaïs et Rémi ressentirent une profonde empathie pour les
handicapômes et Rousslure. Ils avaient aussi l’impression de mieux
saisir ce qui se passait sur Enchanvie. Ils virent soudain Rousslure se
lever et leur dire :
« Il se fait tard. Il est temps pour vous de se reposer.
— Vous croyez, demanda Anaïs qui ne sentait pas le besoin de
dormir.
— Absolument. Demain sera une dure journée…
— Mais vous n’avez pas tout dit, fit remarqua Rémi.
— Certes, admit la Natachtone, mais je ne pense pas que vous
suivrez tout si vous êtes trop fatigué…
— De plus, ajouta un handicapôme que les deux jeunes gens
reconnurent être Sven, un de nos alliés animors va nous rejoindre
dans la matinée. Il vous donnera sans doute d’autres informations en
plus de celles que nous vous avons données aujourd’hui…
— D’accord…, répondit Rémi.
— Et vous, demanda Anaïs, qu’allez-vous faire ?
— Moi ? Je vais aussi me reposer… Après ce qui s’est passé chez
vous, j’ai besoin de récupérer…
— Les handicapômes ont-ils besoin de dormir, s’enquit Rémi.
— Ne t’inquiète pas pour nous, le rassura Maïe, si cette

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malédiction nous fait beaucoup souffrir, nous avons réussi à la
dominer… Nous avons même su l’utiliser à notre avantage…
— Vous ne ressentez pas la fatigue, demanda surpris le jeune
garçon.
— Plus maintenant… Et cela, nous le devons à Rousslure… »
Rémi crut voir un sourire s’esquisser sur le visage de la
Natachtone. Quant à Anaïs, elle ressentit davantage d’empathie pour
l’handicapôme. Un sentiment de reconnaissance à l’égard de
Rousslure et des handicapômes fleurissait dans son esprit. Elle
rompit le courant de ses pensées en entendant soudain Rousslure leur
lancer :
« Maintenant, allez dormir !
— Mais comment va-t-on dormir, demanda Rémi, on n’a rien
pour dormir confortablement…
— On a des couvertures, si c’est ça qui t’inquiète… », déclara
Atnio qui désigna du doigt un sac gisant contre le mur en face du
jeune garçon.
Rémi vit un des handicapômes sortir des couvertures du sac. Ce
dernier s’approcha de sa sœur et lui. Les deux jeunes gens
reconnurent alors Tulie. Il prit la couverture et remercia
l’handicapôme. Anaïs prit à son tour une autre couverture. Les deux
Tarn s’allongèrent non loin du feu. Ils entendirent un des
handicapômes demander à Rousslure :
« Quelles sont les consignes pour cette nuit, Rousslure ?
— Veillez à ce que le feu reste actif… Et surveillez les environs
de la grotte…
— Entendu. »
Rousslure observa un court instant les handicapômes en train de
se mettre en position pour la nuit. Elle s’approcha des deux Tarn et
leur déclara :
« Dormez bien… »
Anaïs et Rémi cherchèrent à s’endormir. La chaleur des flammes
leur était un confort qui compensait la dureté du sol.

57
Un allié

Rémi sentit une main chaude lui toucher l’épaule avec douceur et
fermeté. Ouvrant les yeux, il fut surpris de découvrir Kataia, ne
s’attendant pas à voir l’handicapôme auprès de lui, ni d’imaginer
qu’elle pût avoir les mains chaudes alors qu’elle était fantomatique.
De nouveau charmé par sa beauté, il eut une expression un peu
rêveur avant de se sentir ridicule sous le regard amusé de cette
dernière. Il demanda étonné et balbutiant :
« Que… Que fais-tu Kataia ? »
Il fut ahuri de s’entendre la tutoyer. Cela ne faisait même pas une
journée qu’il la connaissait. Ferait-il autant confiance à la jeune
handicapôme ? Il en était perplexe. Kataia lui répondit de son accent
slave :
« Rousslure m’a demandé de vous réveiller…
— Ah ! »
Le jeune garçon se leva alors et vit Kataia aller vers sa sœur et
dire à cette dernière :
« Réveillez-vous… »
Anaïs entendit la voix douce de l’handicapôme. Elle se remua
dans sa couverture et marmonna :
« Non… Laissez-moi dormir encore un peu…
— Désolé… Mais Rousslure veut vous voir réveillée… »
Anaïs fut un peu bougonne à entendre ces mots : sa nuit avait été
assez tranquille. C’était la première fois qu’elle dormait sans avoir le
sommeil troublé. Mais elle déclara d’un ton résigné :
« Bon d’accord… »
Elle se leva et s’étira en bâillant avant de remarquer son frère déjà

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réveillé et levé. Ce dernier lui demanda :
« T’as bien dormi, Anaïs ?
— Oui, Rémi. Et toi ?
— Ça peut aller… », soupira le jeune garçon alors qu’il ressentait
quelques désagréments au niveau des bras et du corps.
Les deux jeunes gens virent les handicapômes qui les attendaient
non loin d’un passage sur leur gauche. Tous portaient des armes et
des sacs bien chargés. Cette vue stupéfia Rémi, qui ne pouvait croire
que les handicapômes pouvaient porter un tel paquetage. Anaïs
observa le groupe d’un œil assidu comme si elle cherchait quelqu’un.
Elle finit par se tourner vers Kataia :
« Où est Rousslure ?
— Elle vous attend à l’extérieur de la grotte…
— A l’extérieur ?
— Tak.
— Mais quand va-t-on manger, s’enquit Rémi.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. On a préparé quelques
provisions pour le voyage…
— Le voyage ?
— Tak. On va vous emmener à notre camp…
— Et nos parents ?
— Aurais-tu déjà oublié que Rousslure a envoyé Joh avertir notre
camp à ce sujet ? »
Le jeune garçon répondit par la négative. Il ne comprenait
cependant pas où voulait en venir l’handicapôme. Mais avant que lui
ou sa sœur n’eussent parlé, Kataia intervint :
« Le plus important est de vous préparer pour ce voyage…
— Sera-t-il long, s’informa le jeune garçon.
— Normalement non. Si tout se passe bien, on l’aura rejoint d’ici
deux jours…
— Votre camp est si proche d’ici, s’enquit incrédule Anaïs.
— Disons qu’on a choisi cette grotte justement pour sa proximité
géographique et sa situation idéale dans les montagnes
— Vous n’auriez pas pu prendre plus proche ?
— Impossible. Il n’y a en pas beaucoup dans les environs et toutes
les grottes n’ont pas la possibilité de stocker autant de phmousis que

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celle nécessaire pour un voyage entre réalités… »
Les deux Tarn virent soudain deux handicapômes s’avancer vers
eux. Ils constatèrent que ces derniers transportaient des manteaux
fabriqués en fourrure. A cette vue, Anaïs sut que ces vêtements leur
étaient destinés. Rémi pensa qu’ils allaient porter ces habits de
fourrure et en ressentit du soulagement. Il s’imaginait mal aller dans
la montagne sans l’équipement nécessaire. Il se demanda aussi par où
ils allaient passer. Devraient-ils passer par la montagne ? Ou allaient-
ils emprunter une autre voie moins rude à ses yeux ? Le jeune garçon
relégua ces pensées dans son esprit lorsqu’il entendit un des
handicapômes, qu’il reconnut comme étant Yosef, lui dire :
« Tenez… Ceci vous sera utile pour votre voyage… »
Rémi prit le vêtement et murmura :
« Merci. »
Anaïs récupéra l’habit que lui tendait le second handicapôme
qu’elle reconnut comme étant Sîtâ. Elle remercia l’handicapôme et
observa l’habit. Il ressemblait beaucoup à celui qu’elle avait porté
lors de son précédent périple. Rémi était quant à lui un peu perplexe
à la vue du vêtement qui semblait être d’un seul tenant. Il se demanda
pourquoi et pensa que c’était peut-être plus pratique d’avoir un habit
qui protège l’intégralité du corps contre les éléments hostiles. Il ne
pouvait cependant s’empêcher d’être étonné par la forme et
s’interrogeait sur la manière dont il allait le mettre. Anaïs remarqua
sa perplexité :
« Ce vêtement protégera ton corps du froid…
— Ça, je l’ai remarqué… Mais comment le mettre ?
— Il suffit de l’enfiler par le bas…
— T’en as déjà mis ?
— La dernière fois que je me suis trouvée sur ce monde, oui…
— Bon OK… Mais j’aimerais le faire avec un peu de
tranquillité… »
Anaïs sourit en entendant son frère prononcer ces mots. Cela lui
rappelait les propos de Jules lors de son précédent séjour sur
Enchanvie. A la pensée de Jules, la jeune adolescente devint mal à
l’aise et pensive, ressentant toujours la colère, la culpabilité et la
tristesse à son égard, aussi un léger sentiment de gratitude à son

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égard. Cherchant à penser à autre chose, elle vit l’habit qu’elle avait
en main et songea aussitôt à l’enfiler. Elle entendit Kataia dire à son
frère d’une voix espiègle :
« D’accord… Si ça te permets de t’habiller… »
Anaïs vit les handicapômes se retourner. Amusée par la situation,
elle en profita néanmoins pour chausser son vêtement. Rémi
l’observa faire pour savoir comment procéder avant de s’y mettre à
son tour. Le jeune garçon trouva ardu de s’habiller parce que le
vêtement était plutôt serré. Il tira sur l’habit pour pouvoir enfoncer
ses jambes. Il entra ensuite ses bras dans les manches de la partie
supérieure. Il constata que sa sœur attachait les longues lanières du
haut de son vêtement et l’imita à son tour. Il se sentit alors aussi serré
qu’un rang de sardines dans une boîte de conserve. Le jeune garçon
se demanda comment il était possible de bouger dans un tel
accoutrement. Il remua avec difficulté ses bras pour tester la latitude
de ses mouvements. Il entendit Maïe leur demander :
« Vous avez fini ? »
Avant que Rémi n’eût pu répondre, Anaïs lança :
« Oui. Vous pouvez vous retourner… »
Les handicapômes se retournèrent aussitôt. Rémi profita de cet
instant pour leur demander :
« Dîtes… C’est normal que vos habits soient aussi serrés ? »
Il vit des sourires s’esquisser sur les visages fantomatiques. Il
remarqua même un regard amusé de sa sœur. Le jeune garçon se
vexa à cette vue :
« Vous trouvez ça drôle, non ?
— Allons Rémi, intervint sa sœur, je suis moi-même forcée
d’avoir cette contrainte…
— T’en as déjà porté !
— C’est vrai. Mais tu vas t’y habituer….
— Votre sœur a raison, intervint alors un handicapôme que les
deux Tarn reconnurent comme étant Ming, au début, ça semble un
peu difficile à porter… Mais avec ce qui vous attend au-dehors, vous
n’allez pas le regretter…
— Peut-être, maugréa Rémi d’une voix peu convaincue.
— Si ça peut te consoler, intervint alors Kataia, Rousslure se

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plaignait elle-même à ses débuts d’avoir à subir ce martyre…
— C’est vrai, interrogea d’une voix amusée Anaïs.
— Oui… »
Anaïs eut une expression songeuse avant de commenter :
« Je ne parviens pas à m’imaginer Rousslure se plaindre de ces
détails… »
Tout le monde fut amusé par ses mots. Même Rémi se détendit à
cette anecdote. Il fut aussi surpris par le fait que Kataia l’eût tutoyé.
Elle ne le connaissait à peine et pourtant lui parlait comme s’il lui
était familier. Le jeune garçon dévisagea confus la jeune
handicapôme et sentit grandir son envie de la connaître davantage. A
cette pensée, il fut davantage troublé. Il se savait curieux de
découvrir ce monde, et un peu anxieux de savoir sur quoi ils allaient
tomber, mais le désir de connaître cette étrange femme fantôme était
encore plus fort. Peut-être parce qu’elle avait le visage de quelqu’un
de l’âge de sa sœur. Anaïs ne remarqua pas le trouble de son frère,
plus intéressée par ce que leur groupe allait devoir faire. Elle savait
que Rousslure les attendait à l’extérieur. Mais quelles étaient les
intentions de la Natachtone ? Et pourquoi voulait-elle les voir
dehors ? Elle questionna Maïe :
« Et maintenant ?
— On vous donne ceci… »
Anaïs vit alors Maïe et Yaxun présenter à son frère et elle des
épées. Elle remarqua l’intérêt de son frère à ce que les handicapômes
leur présentaient. Rémi regarda en effet avec grande curiosité les
armes et demanda :
« C’est pour nous ?
— Je’el, répondit Yaxun, il serait préférable que vous puissiez
vous défendre… »
Rémi prit la lame tendue par Yaxun et l’observa. C’était une fine
lame métallique d’un peu plus d’un mètre de long, recourbée à
l’extrémité. La poignée était conçue pour être confortable pour celui
qui la tenait. Rémi remarqua des gravures qui serpentaient le long des
lames. Anaïs observa de son côté la lame qu’on lui avait offerte :
assez semblable à celle de son frère avec une forme de poignée assez
distincte. En effet, alors que celle de son frère était circulaire et

62
ressemblait à un bol métallique, la poignée de sa lame était semblable
à celle des sabres, sauf que la sienne pouvait couvrir l’ensemble de sa
main. Elle repéra sur la lame des gravures et des inscriptions dans
une langue qu’elle ne connaissait pas. Tournant son regard vers Maïe,
elle demanda :
« C’est quoi ces gravures et ces inscriptions ? »
Maïe lui expliqua d’un ton assez sérieux :
« L’épée que tu tiens fait partie des armes que nos ancêtres avaient
construit…
— Vos ancêtres, s’étonna Rémi, elles sont donc anciennes…
— Assez anciennes oui… Nous avons pu les sauver de la
destruction en les cachant dans des coins que peu de créatures
d’Enchanvie pouvaient visiter…
— Mais comment avez-vous fait pour les récupérer ? Après ce que
vous avez subi…
— Les Cobranins et les Natachtones les plus radicaux voulaient
notre destruction… Ils ne souciaient guère de savoir si on avait caché
ou non des armes…
— Ça ne répond pas vraiment à ma question…
— On a peut-être perdu notre corps, mais pas notre âme…
Altérée, certes, mais non détruite… Ils voulaient juste qu’on
s’éteigne à petit feu…
— Vous avez vraiment dû souffrir, constata Anaïs d’un ton peiné.
— Je’el, répondit Yaxun, et ça aurait été pire sans Rousslure…
— Vous lui devez une fière chandelle…, remarqua Rémi.
— Oui… Et c’est pourquoi nous sommes prêts à la suivre… »
À ce moment, ils entendirent une voix forte leur crier :
« Vous venez, oui ou non ? »
Maïe regarda Anaïs et Rémi et leur dit :
« Allons-y… »
Les deux jeunes gens et les handicapômes marchèrent en direction
de la sortie. Alors qu’elle entrait à son tour dans le tunnel, Anaïs
souligna à Maïe :
« Il faudra quand même nous apprendre à manier l’épée… La
dernière fois, je me suis tordu le poignet… »
Rémi entendit sa sœur et fut à la fois surpris et soucieux. Il

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n’imaginait pas que le maniement d’une épée pouvait être plus
compliqué qu’il n’y paraissait. Surtout s’il s’agissait d’affronter des
animaux géants. Le jeune garçon se demanda alors pourquoi les
handicapômes leur avaient donné le moyen de se défendre s’ils ne
savaient pas l’utiliser. Il soupira de soulagement en entendant Maïe :
« Ne t’inquiète pas… On vous aidera à bien les manier…
— Merci… », répondit soulagée sa sœur.
Rémi observa le tunnel dans lequel il se trouvait désormais. Il était
étroit et bas de plafond avec des parois escarpées. Le jeune garçon
avait un peu de mal à progresser, se sentant coincé dans le passage. Il
ressentit du soulagement lorsqu’il vit un éclat de lumière émerger
face à lui à l’issue de la galerie. Il constata aussi que l’air était frais.
Il découvrit à la sortie du passage qu’il était sur un plateau
montagneux. Ébahi par le paysage, il s’avança de quelques pas vers
le rebord le plus proche et constata que le plateau était rocailleux.
Seules quelles herbes jaunes rases poussaient dans certaines aspérités
de la roche. Le ciel au-dessus d’eux était ensoleillé, même si
quelques nuages défilaient dans le ciel. Observant les alentours, le
jeune garçon repéra de hauts sommets montagneux recouverts de
neige. En contrebas du plateau s’étendait une forêt semblable à celles
des Alpes. Des collines montagneuses s’étendaient au loin face au
plateau.

Alors que son frère regardait émerveillé le paysage, Anaïs


dévisagea aussi les alentours, ressentant à la fois émerveillement et
inquiétude. Voir ces paysages somptueux la stupéfiait, mais lui
rappelait aussi la situation actuelle de son frère et elle. Elle pensa à
ses parents et espéra que ces derniers allaient bien et qu’ils ne
souffriraient pas de leur captivité. La jeune adolescente se sentit
ridicule de l’espérer. Elle avait peur pour eux : ils risquaient de subir
le martyre pour quelque chose dont ils ignoraient l’existence. Son
regard se fit soucieux tandis qu’elle continuait d’observer les
montagnes et le groupe des handicapômes, n’arrivant pas à repérer
Rousslure. Elle entendit soudain sur sa gauche une voix lui
demander :
« Est-ce que ça va ? »

64
Se retournant, la jeune adolescente vit Maïe la regarder soucieuse.
Elle lui répondit :
« Ça va… C’est juste que… J’ai peur pour mes parents…
— Ils iront bien, ne t’inquiète pas.
— J’aimerais bien le croire…
— Dès que les handicapômes de notre camp seront avertis, ils
feront tout pour limiter leur calvaire, le temps de préparer un plan de
sauvetage… »
Anaïs regarda surprise la femme handicapôme et lui déclara
sceptique :
« Comment pourront-ils le faire ?
— Tu oublies que nous pouvons être très discrets et passer par de
nombreux lieux sans attirer l’attention… Sinon, nous n’aurions pas
pu progresser dans la recherche de la vérité… »
En entendant ces mots, Anaïs fut très curieuse de savoir où ils en
étaient. Elle avait entendu ce qui se passait sur Enchanvie, mais ni
son frère ni elle n’avaient entendu Rousslure ou les handicapômes
leur expliquer ce qu’ils avaient découvert. Elle s’en informa :
« En parlant de vérité, qu’avez-vous trouvé ? »
La femme handicapôme dévisagea Anaïs et lui répondit :
« L’implication de Ganmar est sûre et certaine…
— Comment ça, s’en enquit Anaïs d’une voix à la fois âpre et
pleine de curiosité.
— Il est possible qu’il ait donné carte blanche pour que des
mutanimors s’occupent d’assassiner les enfants de la seconde
compagne de Morsort… »
Anaïs fut choquée par ces mots. Elle n’osait y croire. Comment
Ganmar avait-il pu faire une chose pareille ? Comment se faisait-il
que Morsort ignorait que c’était des mutanimors qui avaient tué ses
enfants ? Pourquoi Ganmar avait-il laissé Jules et elle dans
l’ignorance ? Comment se faisait-il qu’il avait pu s’allier avec les
mutanimors, alors que ces derniers étaient à présent alliés de
Morsort ?

Alors que sa sœur réfléchissait à ce qu’elle venait d’entendre,


Rémi s’approcha de Maïe et elle, ayant entendu une partie de leur

65
discussion. Il fut choqué par ce qu’il avait entendu, mais les paroles
de la femme handicapôme l’avaient aussi surpris. Arrivant juste à
côté d’Anaïs, il demanda à Maïe :
« Comment ça ? Morsort avait une seconde compagne ? »
Anaïs fut étonnée par l’information. Elle n’avait pas réagi sur le
moment, toute choquée par le fait que Ganmar eût pu participer à
l’assassinat des enfants de Morsort. Mais en entendant son frère
poser la question, elle se rendit compte de l’étrangeté de la situation.
Maïe leur expliqua :
« La première compagne de Morsort, Venima, est décédée dans
d’étranges circonstances il y a dix ans… Morsort en a pris une
nouvelle…
— Avait-il eu des enfants de la première ? », l’interrogea Rémi.
Anaïs fut intriguée par la question de son frère. En quoi cela
l’intéressait-il ? Il n’était là que depuis quelques heures et ne savait
que peu de choses sur ce monde. Elle appréhendait la possibilité que
son frère voulut découvrir ce qui se tramait. A cette pensée, la jeune
adolescente se sentit stupide : elle-même voulait savoir pourquoi
Jules et elle s’étaient retrouvés sur ce monde, et pourquoi Morsort en
voulait tant à leurs familles. Mais elle s’inquiétait aussi pour la
sécurité de son frère, car il ne connaissait pas le niveau d’hostilité de
ce monde et risquait d’en pâtir. Elle sentit sa curiosité pour le passé
de Morsort grandir. Si le cobra géant avait eu une première
compagne, peut-être qu’il avait bien eu des enfants.
« Si c’est le cas, pensa-t-elle, que sont-ils devenus ? »
La jeune adolescente se rappela aussi de bribes de paroles de
l’éléphant qui avait porté Jules et elle lors de son premier passage sur
Enchanvie.
« Comment se fait-il que les animors alliés à Ganmar ignorent ce
qui s’est réellement passé ? », se demanda-t-elle.
Elle réfléchit sur la raison d’une telle ignorance.

Rémi était curieux de savoir ce que Maïe allait leur dire : il voulait
savoir le plus de choses sur ce monde qu’il découvrait peu à peu. Il
pensa aussi à la complexité de la situation qu’il trouvait mystérieux.
« Dans quelle mesure, se demanda-t-il, la situation est-elle si

66
compliquée ? Et pour quelle raison ma famille est-elle impliquée ? »
Le jeune garçon entendit soudain une voix crier :
« Les voilà ! »
Anaïs, qui avait reconnu la voix de Rousslure, s’élança vers le
groupe des handicapômes.

Le groupe attendait immobile juste à proximité d’un passage qui


quittait le plateau. La jeune adolescente faillit trébucher dans sa
course, mais parvint néanmoins à atteindre le chemin. Elle vit
Rousslure qui attendait apparemment quelque chose. S’approchant de
la Natachtone, la jeune adolescente lui demanda :
« Vous attendez qui, Rousslure ? »
La Natachtone la regarda en souriant avant de déclarer en lui
indiquant le chemin qui descendait devant eux :
« Regarde. »
Anaïs observa à son tour le chemin et vit six animors s’approcher
d’eux. En les observant, la jeune adolescente vit qu’ils ressemblaient
à des loups ou à un certain type de canidé. Elle ne pouvait en être
certaine, car la couleur de leur fourrure était d’un brun rayé de noir.
Elle entendit Rémi arriver derrière elle et demander :
« C’est qui ? »
Rousslure déclara :
« Des alliés qui vont nous accompagner…
— Mais ce sont des carnivores…
— Et alors ? Est-ce gênant ?
— Non, répliqua le jeune garçon, seulement…
— Ne t’inquiète pas… Ceux-là, comme d’autres animors, nous
ont rejoints parce qu’ils en ont assez de ce conflit irrationnel…
— D’autres animors vous ont rejoints, s’étonna Anaïs.
— Oui… Et ils sont de tous les horizons…
— Vous voulez dire qu’il y en a qui viennent aussi du camp de
Ganmar ?
— C’est exact…
— Mais comment vous gérez tout cela ?
— Le chef des lycaons qui vont arriver va vous l’expliquer…
— Des lycaons, s’étonna Rémi.

67
— Des sortes de chiens sauvages…
— D’accord… »
Alors que les lycaons se rapprochaient, Anaïs les scruta avec
attention, ayant remarqué un élément étrange. Elle se tourna vers
Rousslure, le regard perplexe et confus :
« Je croyais que les lycaons avaient les couleurs de Morsort.
— Seulement parce que ce dernier nous a obligé à les porter… »,
intervint soudain une voix qu’elle semblait avoir déjà entendue.

Rémi tourna son regard vers le groupe des canidés qui s’était
arrêté juste à côté d’eux. Il regarda avec stupéfaction le lycaon qui
leur faisait face : il était aussi gros qu’un poney et pourtant, il ne
semblait pas agressif. Le canidé géant regardait Anaïs d’un air assez
étrange comme s’il l’avait déjà rencontré. A cette vue, le jeune
garçon réfléchit à ce que sa sœur lui avait raconté. Anaïs était quant à
elle étonnée de voir le lycaon s’avancer vers elle. Un peu anxieuse,
elle eut soudain le souffle coupé : elle s’aperçut que le canidé avait
une oreille mutilée et une longue cicatrice qui descendait le long du
crâne. Elle eut l’impression d’avoir déjà rencontré le lycaon. Elle
fouilla sa mémoire et découvrit l’identité de l’animor, ce qui la
surprit. Rémi, après avoir revu en esprit le récit de sa sœur, se rendit
compte de l’identité du lycaon et en fut ébahi. Il déclara d’un ton
abasourdi avant que sa sœur n’eût dit un mot :
« Mais vous êtes Harceltout ! »
Le lycaon regarda le jeune garçon avec curiosité et lui demanda
un peu surpris :
« Jeune homme, comment sais-tu mon nom ?
— Ma sœur m’a raconté ce qui s’est passé, répondit d’une voix un
peu tremblante le jeune garçon.
— Votre sœur ? », s’étonna le lycaon avant de tourner son regard
vers Anaïs. Cette dernière le vit s’illuminer.
« Mais bien sûr… », dit le lycaon en la regardant.
Anaïs était si sidérée par la situation qu’elle en tremblait
d’émotion.
« Impossible ! », pensa-t-elle.
Elle devint pâle face à la situation. Rémi remarqua le profond

68
trouble de sa sœur et s’en inquiéta. Avant que Rousslure ou le lycaon
n’eût parlé, il l’interrogea d’une voix soucieuse :
« Est-ce que ça va, Anaïs ? »
Les mots de son frère firent sortir Anaïs de son état de torpeur.
Elle s’exclama d’un ton effaré à l’adresse de l’animor :
« Mais comment ! Après… ce que Morsort vous a fait… »
Anaïs se souvint de l’horrible humiliation du lycaon et ressentit de
nouveau le dégoût et la colère. En la voyant aussi agitée, Rémi en fut
affecté. Il avait entendu sa sœur lui dire que Harceltout avait subi un
châtiment horrible de la part de Morsort. Mais la voir dans cet état lui
fit prendre conscience que ce qu’elle avait vue devait dépasser
l’entendement. Il entendit le lycaon répondre à Anaïs :
« J’ai eu de la chance de tomber sur Rousslure et ses
handicapômes… »
Anaïs tourna son regard vers Rousslure et le groupe des
handicapômes, ressentant de nouveau de la reconnaissance à leur
égard. Elle était cependant si affectée qu’elle eut du mal à trouver ses
mots. Respirant profondément, elle finit par déclarer à Rousslure :
« Vous êtes franchement si bonne, Rousslure ! »
Les deux Tarn virent la Natachtone être émue à ce compliment.
Cette dernière n’avait pas l’habitude de ce type de propos. Après
quelques secondes de silence, elle répondit à Anaïs d’une voix un peu
troublée :
« Je n’ai fait que sauver Harceltout de l’infamie où Morsort l’avait
plongé… »
Elle fut interrompue par le lycaon qui lui affirma :
« Vous m’avez plus que sauvé ! Vous m’avez fait prendre
conscience de la duperie dans laquelle je me trouvais ! »
Anaïs et Rémi étaient tous deux surpris par les propos de
Harceltout. Que voulait-il dire par « duperie » ? Rémi était très
troublé par ces mots. Anaïs réfléchissait, se demandant qui avait pu
tromper Harceltout. Elle songeait à Ganmar pour qui Harceltout était
un espion. Elle ressentit davantage d’aigreur à l’égard du Natachtone.
Comment pouvait-il être aussi ignoble ? Elle regarda alors Rousslure.
L’incompréhension et l’empathie envahissait son esprit. Ses pensées
furent interrompues lorsqu’elle entendit Rousslure demander à

69
Harceltout :
« Quelles nouvelles ? »
La jeune adolescente dévisagea le lycaon. Ce dernier avait l’œil
sombre, ce qui la rendit inquiète. Le canidé répondit :
« Mes compagnons et moi avons repéré des fotces de Morsort en
mouvement dans la zone. Principalement des loups et des
mutanimors. Mais j’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’une avant-
garde… »
Rousslure devint songeuse pendant quelques secondes avant de
déclarer :
« Nous n’avons donc plus beaucoup de temps…
— Non, répondit le lycaon, d’autant plus que certains semblent
chercher quelque chose… »
Il regarda l’ensemble du groupe et ajouta :
« Apparemment, ils savent que les deux jeunes Tarn sont ici… »
Anaïs et Rémi devinrent blêmes à ces mots. Anaïs était la plus
inquiète : si Morsort savait qu’ils étaient là, il voudrait les retrouver à
tout prix. Rémi se demandait pourquoi ce Morsort leur en voulait
autant, trouvant que cela n’avait aucun sens et lui donnait
l’impression d’une obsession de la part du serpent.
« Comme les méchants dans les films… », pensa-t-il.
Il entendit Rousslure soupirer :
« Si ce que vous dîtes est vrai, Harceltout… Cela veut dire qu’on
va devoir passer par un des deux chemins…
— C’est exact. Soit le passage se rapprochant du camp de
Ganmar, soit les Gorges Profondes…
— Est-ce dangereux, demanda Anaïs qui n’appréciait guère la
perspective de se rapprocher de Ganmar.
— D’un côté, on risque de rencontrer des alliés de Ganmar qui
nous sont hostiles depuis qu’on les espionne. De l’autre… C’est
comme les Marais Maudits… »
A ces propos, Anaïs se rappela cette traversée de marais
inquiétants et étouffants. Elle pâlit en prenant conscience des dangers
qu’ils pourraient rencontrer. Elle s’écria d’une voix tremblante :
« Pas question de traverser des zones aussi risquées ! »
Rémi était surpris par la réaction violente de sa sœur et songea

70
aussitôt aux marais maudits dont sa sœur avait décrit
l’environnement dans son récit. Mais il ne pouvait se faire une idée
précise de leur ambiance. C’était surtout sa réaction face à la
possibilité de traverser une région qu’elle ne connaissait pas qui le
surprenait. Cela l’inquiéta car il avait le sentiment que sa sœur ne
gardait pas du tout un bon souvenir de sa traversée de ces marais. Il
déclara à sa sœur pour la rassurer, même si sa voix trahissait une
pointe d’inquiétude :
« Anaïs, comment peux-tu savoir qu’elles sont dangereuses ? Tu
ne les as pas traversées…
— Qu’elles soient semblables aux Marais Maudits me suffit pour
dire qu’elles sont dangereuses ! Et me trouver proche des alliés de
Ganmar ne me plaît guère !
— Ce n’est pas une raison pour me crier dessus ! », répliqua Rémi
d’un ton interloqué.
Anaïs ne chercha pas à rétorquer, respirant avec difficulté. Elle
regarda son frère : ce dernier demeura interdit et furieux devant la
violence de sa réaction. Il ne comprenait pas pourquoi sa sœur lui
avait répondu aussi abruptement. A la vue de son frère sombre, la
jeune adolescente se sentit coupable. Elle n’avait pas à hurler contre
son frère. Il n’avait pas conscience des risques qu’il pouvait
rencontrer. Elle vit aussi Rousslure, les lycaons et les handicapômes
la regarder d’un œil inquiet. Elle se rendit compte qu’elle avait
dépassé les bornes. Mais elle ressentait l’anxiété, la peur et le refus
de revivre le cauchemar qu’elle avait subi lors de son premier séjour.
Elle déclara d’une voix un peu essoufflée à Rémi :
« Excuse-moi… Je ne voulais pas être aussi rude… »
Rémi regarda sa sœur et constata qu’elle était triste et désolée. Il
se sentit navré pour ses difficultés à se confronter de nouveau avec ce
monde, mais ressentit du reproche pour son attitude trop inquiète. Le
jeune garçon se demanda comment elle avait pu réussir à vivre
pendant ces quelques mois sans faire une dépression ou une crise de
nerfs. Il voulait l’aider, mais ne savait comment le faire. Il affirma
alors à sa sœur :
« Ça va aller, Anaïs… »
Rousslure intervint d’un ton navré :

71
« Écoute, Anaïs… Je suis sincèrement désolée qu’on soit obligé
de passer par une zone dangereuse. Mais on n’a pas le choix si on
veut rejoindre les autres handicapômes… »
Anaïs fixa des yeux la Natachtone avec résignation. Elle percevait
le désir de cette dernière à aider son frère et elle, mais les
circonstances présentes semblaient l’obliger à prendre des choix
délicats. La jeune adolescente n’était pas sûre que son frère et elle
pussent réussir à passer ces gorges ou à faire face aux alliés de
Ganmar. Elle croyait en la détermination des handicapômes, mais
craignait que cela ne fusse pas suffisant. Elle entendit soudain
Harceltout lui parler d’une voix rassurante :
« Écoute-moi bien, Anaïs… Tant que Rousslure et moi serons
présents, ton frère et toi n’auront rien à craindre… Tu as confiance en
nous, non ? »
Anaïs se sentit observée, consciente que sa réponse pourrait avoir
beaucoup de poids dans ce qui suivrait. Elle jeta un coup d’œil son
frère, qui la dévisageait avec appréhension. Il espérait que sa sœur
avait foi en leurs compagnons pour le périple à venir. Lui-même
appréhendait ce qu’il allait devoir affronter. Mais avec ces
compagnons de voyage et sa sœur, il eut la conviction de pouvoir
découvrir ce monde étrange sans en connaître les désagréments.
Anaïs sentait qu’elle devait veiller sur son frère : c’était ce qui lui
restait pour l’instant de famille et il était hors de question qu’il lui
arrivât quoi ce fût. La jeune adolescente considéra qu’elle pouvait
aussi compter sur Rousslure et ses compagnons pour que Rémi fût
bien protégé. Elle se retourna vers Harceltout et lui répondit d’une
voix plus ferme :
« Oui, j’ai confiance en vous…
— Très bien. », s’en rassura le lycaon.
Rémi soupira de soulagement à la réponse de sa sœur et son
appréhension s’estompa. Rousslure était aussi soulagée par cette
réponse. Elle se tourna vers les handicapômes et leur lança :
« Compagnons ! Harceltout nous informe que les forces de
Morsort sont dans le secteur… Nous allons devoir passer par la
vallée du Bastion Oublié, ou par les Gorges Profondes si les
circonstances nous l’obligeaient… »

72
Rémi observa les êtres fantomatiques. Il était étonné de leur
attitude flegmatique, s’attendant à en voir au moins un protester.
Mais aucun ne semblait prendre la nouvelle avec inquiétude. Leur
calme le troubla et força son admiration. Il ne put s’empêcher de se
dire que ces êtres fantomatiques avaient subi bien pire pour ne pas
être alarmés par la perspective d’affronter une région qui paraissait
redoutable. Anaïs était quant à elle perplexe face au calme des
handicapômes. Elle se demandait comment les handicapômes
pouvaient accepter d’affronter des dangers terribles sans broncher.
Elle pensa d’abord que le fait qu’ils étaient fantomatiques devait
limiter les effets de ces risques. En fixant du regard Rousslure, elle
songea soudain que la Natachtone devait avoir une forte personnalité
pour pouvoir emmener avec elle des êtres qui avaient été marqués au
plus profond de leur être. Son admiration à l’égard de celle qui était
la fille de Ganmar se renforça. Elle entendit Rousslure lancer :
« En avant toute ! »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent avant d’observer la direction prise
par les handicapômes. Ces derniers commencèrent à traverser le
plateau. Les deux jeunes gens se mirent alors à leur suite, tandis que
Harceltout et les quatre autres lycaons fermaient la marche.

Oui.</><>

73
Dans le défilé

Anaïs et Rémi étaient exténués et leurs pieds semblaient meurtris


et douloureux. Cela faisait plusieurs heures qu’ils marchaient dans
les passages rocailleux de la montagne. Leur groupe ne s’était arrêté
qu’une seule fois pour permettre aux deux jeunes gens et aux lycaons
de manger. Tous se trouvaient désormais dans un défilé qui serpentait
le long de pentes douces très rocailleux et s’enfonçait au loin dans les
hauteurs. L’environnement des lieux n’était pas attrayant : la
végétation était rare, voire inexistante. Les sommets montagneux
s’élevaient tout autour d’eux comme de gigantesques tours. Au grand
soulagement des deux Tarn, le climat n’était pas trop rude. Le ciel
au-dessus d’eux était plus ensoleillé que dans la matinée.

En observant les différents membres de leur groupe, les deux


jeunes gens virent Rousslure discuter avec Harceltout. Ils ne savaient
pas de ce dont ils pouvaient parler, mais avaient en tête l’idée que ce
devait être très important. Rémi se demandait quel pouvait être le
rôle du lycaon et de ses cinq congénères. Servaient-ils d’espions pour
Rousslure au sein du camp de Morsort ? Où s’agissait-il d’un autre
rôle ? Le jeune garçon dévisagea aussi les handicapômes. Il était
encore confus face à ces étranges fantômes qui ne ressemblaient à
rien de ce qu’il connaissait. Il sentit à la fois de la peine et de
l’admiration à leur égard. Il chercha du regard Kataia, désirant lui
parler afin de savoir ce qu’elle était avant son état actuel. Depuis le
début de leur voyage, il n’avait pas beaucoup bavardé avec sa sœur
ou avec un des êtres fantomatiques, mais il trouvait le silence
ambiant trop pesant.

74
Anaïs était aux aguets. Bien qu’elle fît confiance au groupe, elle
ne voulait pas connaître à nouveau la situation dans laquelle elle
s’était trouvée lors de son précédent séjour. La jeune adolescente
n’avait rien dit à son frère ou aux handicapômes, mais à mesure
qu’ils avançaient dans les montagnes, d’autres souvenirs de son
précédent passage lui revenaient à l’esprit. Elle se demandait
comment c’était possible. Elle était très anxieuse, mais cherchait à ne
pas le faire paraître à ses compagnons. Elle les savait soucieux de
leur sécurité et de leur confort, et ne souhaitait pas les inquiéter
davantage. Elle voulait aussi ne pas alarmer son frère, tenant
beaucoup à ce qu’il ne lui arrivât rien. Elle pensait que le fait de la
voir soucieuse ne le rassurerait pas. La jeune adolescente n’avait pas
cherché à discuter avec les handicapômes, bien qu’elle eût envie de
savoir ce que Rousslure avait découvert au cours des trois dernières
années. Mais la perspective de tomber sur des alliés de Morsort la
poussait à ne rien demander par peur de détenir des informations qui
risqueraient de menacer leur sécurité ou la vie de ses parents, où
qu’ils fussent. Elle espérait de tout son cœur qu’ils allaient bien. Elle
pensa aussi à la mère de Jules et fut attristée pour elle : non
seulement elle avait perdu son fils, mais de plus elle allait devoir
faire face à une créature obnubilée par une vengeance qui ne faisait
aucun sens. Alors que différentes pensées se bousculaient dans son
esprit, la jeune adolescente contempla les environs et le groupe d’un
air à moitié absent, à moitié vigilante. Elle se demanda quels étaient
les services rendus par Harceltout et ses congénères pour Rousslure,
ne pensant pas que c’était de l’espionnage. Elle songea que Morsort
les auraient fait souffrir de la pire des manières s’il les découvrait. Ce
fut alors qu’elle entendit une voix derrière elle lui demander :
« Est-ce que ça va, Anaïs ? »
La jeune adolescente se retourna et vit Maïe. Elle lança un faible
sourire à la femme handicapôme. Elle s’aperçut que son frère ne
semblait pas s’intéresser à ce qui se passait. Elle eut soudain envie de
discuter un peu avec Maïe, trouvant le silence trop pesant pour
continuer de marcher comme une religieuse en prière. Elle répondit à
la femme handicapôme :

75
« Ça peut aller…
— Quelque chose te tracasse, n’est-ce pas ? »
Anaïs hésita à répondre, ne voulant pas trop faire part de son
anxiété. Cependant, elle constata que Maïe la fixait des yeux avec
appréhension. Cette dernière avança un peu plus vite pour se placer à
côté de la jeune adolescente. Anaïs sentit qu’elle devait parler. Elle
réfléchissait à ce qu’elle pouvait répondre lorsqu’elle entendit Maïe
lui déclarer :
« Écoute… C’est ton choix de te confier ou non. Mais crois-moi,
c’est la pire chose de refouler ce qui nous fait mal… »
Anaïs dévisagea surprise l’handicapôme. Comment pouvait-elle
soupçonner le fait qu’elle cherchait à ne rien faire paraître ? La jeune
adolescente était perplexe. Voyant qu’elle avait capté l’attention de la
jeune Française, Maïe ajouta d’une voix sérieuse :
« J’ai connu cela quand j’ai été transformée… Et j’en ai beaucoup
souffert… Pendant longtemps, j’ai souhaité mettre fin à mes jours
pour échapper à la souffrance ou à l’oublier le plus possible. Cela n’a
pas marché et a aggravé ma peine. »
Anaïs fut estomaquée en entendant ces mots et ressentit peine et
compréhension pour l’handicapôme, ayant l’impression de se sentir
plus proche de cette dernière qu’il n’y paraissait. La jeune
adolescente perçut un regard soucieux de la part de sa compagne de
route dans lequel se trahissait l’empathie, ce qui l’émut. Mais elle
était intriguée par ces mots :
« Pourquoi vous me dîtes tout cela ?
— T’as connu des choses que tu n’aurais pas dû subir, et puis…
— Oui ? »
Anaïs vit la femme handicapôme secouer sa tête et lui répondre :
« Non rien… Évite de t’enfermer… C’est tout ce que je te
demande… »
Anaïs fut piquée au vif par la tergiversation de l’être
fantomatique :
« Parce que vous croyez que cela m’a été facile de cacher ça
pendant des mois à ma famille ? »
Anaïs constata que le groupe avait cessé de marcher et la regardait
d’un œil alarmé. Elle-même cessa de marcher et se sentit désolée,

76
ressentant un vif besoin de s’exprimer davantage. Elle vit que son
frère s’était approché d’elle.

Rémi avait l’impression que sa sœur avait du mal à gérer ce


qu’elle ressentait. Il était attristé de voir qu’elle ne parvenait pas à
chasser ce qui la tourmentait. Autant il pouvait comprendre qu’elle
ne pouvait rien dire chez eux, même s’il regrettait le fait qu’elle ne
lui avait pas fait part de son trouble d’une manière ou d’une autre.
Autant ici, il jugeait cette attitude inadéquate. La colère montait en
lui : il était hors de question que sa sœur cachât davantage son
trouble ! Son désir de l’aider devint très fort. Il la regarda droit dans
les yeux et lui lança d’une voix brusque :
« Bon, Anaïs… Il est temps que tu vides ton sac ! Je ne peux plus
te voir dans cet état ! Tu as été comme ça pendant plusieurs mois…
Et maintenant que tu retrouves ce monde, tu continues à refouler ce
qui te trouble ? »
Le jeune garçon perçut le regard des handicapômes sur lui et se
sentit un peu mal à l’aise. Il considéra cependant qu’il était temps
que sa sœur fît face à ses fantômes. Il eut une moue à cette pensée, se
sentant insultant, conscient que les handicapômes étaient une sorte de
fantômes. Il vit alors Rousslure et Harceltout s’approcher d’eux. La
Natachtone dit à sa sœur :
« Ton frère a raison, Anaïs… Tu ne peux porter ton fardeau
comme ça encore longtemps… Sinon… Ce serait comme si t’étais
devenu handicapôme… »

Anaïs regarda interloquée Rousslure, n’ayant jamais pensé que la


Natachtone pût voir sa situation sous cet angle. Cela la rendit
songeuse, se demandant si Rousslure n’avait pas raison. Elle entendit
Harceltout lui dire :
« Fais-nous confiance, Anaïs… Ton fardeau te sera moins lourd…
Moi-même, j’ai dû compter sur Rousslure et les handicapômes pour
apaiser mon dégoût à ce que j’ai fait à Rapidateur… »
Anaïs, se rappelant de nouveau l’horrible scène, rétorqua d’une
voix troublée :
« Mais Morsort vous a forcé à le faire !

77
— Certes… Mais ça ne m’a pas empêché de penser que j’étais
ignoble… Rousslure et ses compagnons m’ont appris à accepter et à
aller de l’avant… »
Anaïs dévisagea le lycaon avec un nouvel intérêt, devinant la
volonté du lycaon à l’aider à tout prix.
« Mais pourquoi ce désir ? », se demanda-t-elle.
Réfléchissant à la question, elle se rappela ce qui s’était passé et
eut le sentiment que Harceltout ne se pardonnait pas le fait de les
avoir amenés dans un piège. Elle ressentit soudain l’envie de rendre
service au lycaon. Elle s’interrogea sur la manière de le faire. Elle
songea à ce que Rousslure, son frère et le lycaon étaient train de lui
demander. Son esprit continuait d’avoir des réticences à confier ses
sentiments, mais elle avait aussi conscience de son isolement. Elle
avait certes été amusée par l’anecdote sur Rousslure, mais ce genre
d’éléments ne faisait que la rasséréner. Elle avait certes raconté à son
frère ce qui lui était arrivé, mais malgré cela, elle refusait de faire
face à ses souvenirs. Elle entendit soudain Maïe lui demander :
« Alors Anaïs ? »
La jeune adolescente regarda le groupe et répondit :
« J’essaierai…
— Il faudra plus qu’essayer, l’interrompit un autre handicapôme.
— Très bien, je partagerais ce qui me pèse… », répondit-elle
d’une voix résignée.
Rémi soupira de soulagement. Il resta aussi quelque peu alarmé,
car sa sœur semblait se forcer à faire ce que les handicapômes et lui
souhaitaient qu’elle fît. Il se jura de l’aider. Il entendit Rousslure
lancer :
« On peut reprendre la marche ?
— Oui ! » répondit-il en chœur avec le reste du groupe.
L’ensemble du groupe reprit son cheminement dans le défilé
rocailleux. Personne ne chercha à discuter, chacun pensant à ce qui
venait de se dire.

Le soleil était haut dans le ciel. Après avoir marché dans un


passage plutôt droit, le groupe avait dépassé un virage assez serré du
défilé. Juste avant le virage, Anaïs et Rémi avaient vu un petit

78
chemin s’enfoncer dans la montagne. Ils avaient demandé où il allait,
et Harceltout leur avait répondu qu’il menait aux Gorges Profondes.
Anaïs avait pâli à cette annonce et Rémi avait été préoccupé par sa
réaction, lui-même n’étant pas non plus serein. Leur groupe avait
profité pour faire une nouvelle pause et leur permettre de manger un
peu et de boire. Désormais, ils se trouvaient dans une zone plus
vallonnée. Anaïs et Rémi avaient observé que le passage était bordé
de deux parois à la pente raide se terminant sur des promontoires.
Les deux Tarn, constatant que les handicapômes et les lycaons étaient
sur le qui-vive, fixèrent d’un regard appréhensif les promontoires. Ils
se rendirent compte que c’était un lieu idéal pour une embuscade.
Anaïs réfléchissait à ce qu’elle devait faire avec ses inquiétudes,
consciente qu’elle devrait en parler. Mais dans le même temps, elle
ne se sentait pas prête. Rémi jeta un coup d’œil à sa sœur et découvrit
une expression troublée. Il en fut contrit : sa sœur ne semblait
toujours pas prête à chasser ce qui l’angoissait. Le jeune garçon se
décida à lui parler. Tout en avançant d’un pas rapide, il réussit à
l’approcher et lui demanda :
« Pourquoi es-tu autant inquiète ? »
Anaïs regarda son frère et le vit soucieux. Si elle avait du mal à se
confier avec les handicapômes ou Rousslure, elle se sentait en devoir
de le faire avec son frère, se rappelant combien ils étaient complices
avant qu’elle ne tombât dans le mutisme. Respirant profondément
comme pour se donner du courage, elle confia à son frère :
« Je ne voulais pas revoir ce monde…
— Ce que t’as connu ici est donc si terrible ?
— Pas tout… Mais l’essentiel oui… A un point que tu ne pourrais
pas imaginer…
— Arrête de dire ça ! Je ne connais peut-être pas ce monde, mais
la manière dont tu as raconté ce que t’as vécu me suffit amplement
pour savoir que ce n’était pas une promenade de santé… »
Anaïs regarda étonnée son frère et mit quelques secondes pour se
rendre compte qu’elle avait sans doute sous-estimé ses capacités de
compréhension de la situation. Cette pensée la rassura, lui faisant
mieux prendre conscience du fait qu’il semblait prêt à faire face aux
risques. Elle se demandait cependant s’il en serait capable et lui

79
révéla :
« Je m’inquiète aussi pour toi…
— Comment ça, demanda surpris et rude son frère.
— Je ne veux pas qu’il t’arrive ce que j’ai subi…
— Tant que nous sommes ensemble avec Rousslure et les
handicapômes, le risque sera moins grand….
— Tu n’as donc pas peur de ce monde, demanda Anaïs.
— J’ai confiance en Rousslure et les handicapômes… Pas toi ?
— Si…
— Bien… Alors cesses de te tourmenter… Ça ne résoudra pas ce
qui t’es arrivée… »
Anaïs haussa les épaules, consciente que son frère n’avait pas tort,
mais réticente à se confier davantage. Rémi s’aperçut que sa sœur
n’était pas trop motivée à l’idée de faire confiance au groupe et lui
lança :
« Si tu ne leur dis pas ce qui se passe, je le ferai… »
Avant qu’elle n’eût le temps de rétorquer, Anaïs entendit une voix
douce derrière eux leur demander :
« Est-ce que ça va ? »
Les deux Tarn tournèrent leurs têtes et virent Kataia les observer
tout en marchant. Avant que sa sœur n’eût parlé, Rémi répondit à la
jeune handicapôme :
« Ma sœur et moi discutions de ses difficultés à se confier… »
Anaïs lança un regard noir à son jeune frère qui fit mine de ne pas
l’avoir remarqué. Il savait que sa sœur n’apprécierait pas ce qu’il
avait fait, mais considéra la chose nécessaire. Kataia leur dit alors :
« Je peux te comprendre, Anaïs… Tu n’as jamais voulu revenir
sur ce monde, tse ne vono ? »
Anaïs regarda d’un œil sombre la jeune handicapôme et lui
répondit avec aigreur :
« Non…
— Alors pourquoi ne pas avoir accepté de repartir chez vous ?
Maïe m’a parlé du choix que vous aviez avant notre retour… »
Anaïs réfléchit quelques secondes, ne sentant plus sûre de ses
motivations. Elle savait qu’elle devait sauver ses parents. Mais était-
ce seulement ça ? Elle se rendit compte qu’il y avait aussi ce désir

80
invisible de découvrir ce qui se passait et de comprendre pourquoi
Morsort croyait tant à la responsabilité de ses parents dans
l’assassinat de ses enfants. Après quelques instants à considérer ses
raisons, elle finit par déclarer à Kataia :
« Je veux sauver mes parents et comprendre ce qui se passe…
— Tu veux dire ce qui lie tes parents à ce monde ?
— Oui, répondit la jeune adolescente.
— Qu’est-ce que tu sais déjà sur la question ? »
Anaïs réfléchit de nouveau, songeant à ce que Rousslure et les
handicapômes lui avaient raconté la veille, mais aussi à ce que
Ganmar lui avait expliqué lors de son premier séjour. Elle fut prise
d’un doute à cette pensée : Ganmar lui aurait-il caché la vérité ?

Alors que sa sœur cogitait, Rémi l’observa avec curiosité, plutôt


soulagé de voir qu’elle ne s’était pas dérobée à la question de Kataia.
Le jeune garçon songea que la présence d’un être qui semblait avoir
leur âge devrait faciliter leur conversation. Il regarda alors la jeune
handicapôme, appréciant encore plus sa présence. Sa curiosité à
l’égard de l’étrange fantôme augmenta. Attendant la réponse de sa
sœur, il observa le reste du groupe des handicapômes : tous
semblaient avancer de manière tranquille. Il se rendit compte que le
défilé était désormais entouré par des parois plus abruptes alors que
les promontoires qu’ils avaient dépassés semblaient s’étendre en des
chemins sinueux. Le jeune garçon appréhendait le fait qu’ils pussent
être attaqués par les alliés de Morsort en ces endroits. Il entendit
soudain Anaïs répondre à Kataia :
« Que Ganmar a commandité l’assassinat des enfants de Morsort,
qu’il avait renié Rousslure pour son désaccord concernant Morsort et
Venima…
— Sur ce point, tu ne sais pas tout…
— Comment ça, intervint Rémi.
— Peu de temps après le départ de Rousslure, Ganmar a fait
alliance avec Morsort…
— Il a fait quoi, s’exclama Anaïs qui n’en croyait pas ses oreilles.
— Que se passe-t-il, demanda soudain Yaxun qui marchait non
loin d’eux.

81
— Anaïs vient d’apprendre que Morsort et Ganmar avaient été
alliés… », répondit Kataia à son compagnon qui acquiesça de la tête.
— Mais comment se fait-il qu’ils soient désormais ennemis,
demanda Rémi.
— Toujours le même problème : une fois l’ennemi commun
vaincu, ils ont pris leurs distances avec l’autre…
— Jusqu’à l’assassinat des enfants de Morsort, acheva sombre la
jeune adolescente.
— Pas seulement, dit Yaxun qui les rejoignit alors, leurs vues sur
la gouvernance d’Enchanvie étaient assez opposés…
— Comment ça ?
— Ganmar voulait faire régner ses alliés animors, qui sont pour la
plupart herbivore, alors que Morsort semblait chercher le partenariat
avec son allié… »
Anaïs ne put s’empêcher de rire à cette idée. Elle la jugeait
inconcevable. Morsort, cet être qui l’avait fait torturer, faire un
partenariat avec un autre ? C’était de l’utopie, pensait-elle. Rémi
regarda sa sœur avec étonnement. Il ne comprenait pas pourquoi elle
riait. Il était aussi intéressé et surpris par ce qu’il venait d’entendre. Il
avait du mal à concevoir Morsort, qu’il imaginait comme une espèce
de tyran reptilien partager le pouvoir avec un autre, ne serait-ce un
allié. Anaïs vit que ses compagnons la regardaient avec surprise. Elle
répondit d’une voix amusée et sceptique :
« Morsort voulait partager le pouvoir avec Ganmar ? Excusez-
moi… Mais j’ai du mal à l’avaler…
— C’est pourtant vrai. », dit soudain une voix rauque.
Anaïs et Rémi virent un lycaon les rejoindre. Il était aussi grand
qu’un mouton. Il portait des cicatrices le long de son corps. Rémi
l’observa avec curiosité. Il se rappela que le lycaon faisait partie des
alliés de Morsort et savait sans doute quelque chose sur le sujet. Le
jeune garçon l’interrogea :
« Vous le savez ?
— Harceltout m’en a fait part lorsque je l’ai retrouvé avec les
handicapômes…
— Harceltout savait les projets de Morsort, demanda Rémi.
— Oui, il était un de ses plus anciens lieutenants…

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— Dans ce cas, pourquoi l’a-t-il trahi ? »
Le lycaon sembla hésiter à répondre avant de dire :
« Rapidateur l’avait contacté et lui avait fait part des coups bas de
Morsort…
— C’est Rapidateur qui l’a poussé dans l’autre camp ?
— Pas seulement… »
À ce moment, ils entendirent Rousslure :
« Écoutez-moi tous ! »
Le groupe s’arrêta de marcher. Anaïs et Rémi étaient curieux de
savoir ce que Rousslure voulait leur dire. Ils l’entendirent déclarer :
« Nous allons à présent traverser des zones occupés par les alliés
de Ganmar ! Je vous conseille la plus vive prudence ! Ils n’hésiteront
pas à nous attaquer s’ils nous repèrent. Si tout se passe bien, on
rejoindra le passage vers notre camp dans la soirée ! »
Anaïs était si surprise par la mise en garde de la Natachtone
qu’elle oublia ce qu’elle était en train de discuter avec son frère et les
handicapômes. Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage car elle
entendit Yaxun lui dire :
« Anaïs, on avance… »
Elle se remit aussitôt en marche. Alors qu’elle était en train de
méditer la mise en garde de Rousslure, Rémi se tourna vers le lycaon
et lui demanda :
« Vous aviez dit que ce n’était pas seulement Rapidateur qui
l’avait poussé à trahir Morsort…
— Non en effet. Invisie était aussi dans le coup… »
Anaïs n’en crut pas ses oreilles. Elle regarda choquée le canidé et
lui dit incrédule :
« Mais Invisie est un des conseillers de Morsort ! Pour quelle
raison voudrait-elle qu’un des lieutenants de son maître le trahisse ?
— Á vrai dire, intervint Yaxun, c’est un aspect obscur qu’on a
encore du mal à comprendre…
— Sans compter, ajouta Kataia, que nous étions ces derniers
temps en train de veiller sur vous alors que la recherche de la vérité
continuait ici… »
Anaïs hocha sa tête en signe d’approbation. La jeune adolescente
était interloquée par ce qu’elle venait d’apprendre et eut davantage le

83
sentiment que le mensonge et la manipulation régnait en ces lieux.
Rémi se sentait quant à lui un peu perdu face à ces nouvelles
informations, mais avait le sentiment que la situation d’Enchanvie
était une véritable boîte de Pandore. Il s’aperçut que Kataia était juste
à côté de lui. Ressentant de nouveau sa curiosité à l’égard de l’être
fantomatique, il lui demanda :
« Qu’est-ce que tu étais avant maintenant ? »
L’adolescente handicapôme ne sembla pas avoir compris ce que le
jeune garçon voulait dire et lui demanda :
« Vybachte ? »
Momentanément surpris par la réponse de Kataia, Rémi nota
l’interrogation de cette dernière et déclara :
« Avant d’être un handicapôme, c’était comment ta vie ? »
Anaïs fut étonnée par la question de son frère, ne s’attendant pas à
le voir aussi curieux, surtout avec une handicapôme. Elle pensa alors
qu’elle devait lui plaire. Elle se sentit toute bizarre à cette réflexion.
Comment son frère pouvait-il être attiré par un étrange fantôme ?
Elle se dit :
« Ce n’est juste que de la curiosité… »
Elle-même avait envie de savoir qu’était la vie d’un handicapôme
avant leurs souffrances. Aussi écouta-t-elle les explications de Kataia
à son frère. Cette dernière hésita un temps avant de répondre, un
certain trémolo se trahissant dans sa voix :
« J’étais d’une famille de quatre personnes qui vivait dans les
terres du sud près de l’océan. Quand les Cobranins et leurs alliés ont
commencé à s’en prendre à nous, ma famille a fait partie de ceux qui
ont dû vivre en clandestinité pour survivre. Pendant des années, mon
enfance n’a été que survie et incertitude avec ma famille et quelques
autres personnes… »
Anaïs et Rémi écoutèrent l’handicapôme avec attention, la douleur
de leurs jambes et de leurs pieds paraissant s’estomper.
« … Et puis un jour, nous avons eu la malchance de tomber dans
une embuscade menée par un des Cobranins. Mes parents ont été tués
sur le coup, dépecés comme des bêtes alors que ma sœur et mes
amis… », Kataia s’interrompit alors q’une impression de sanglot se
trahissait dans sa voix.

84
Anaïs et Rémi la dévisagèrent avec souci, horrifiés et ébranlés par
ses mots. Anaïs eut en tête ce qu’elle avait subi avec Morsort alors
que Rémi sentit une vive peine à voir l’handicapôme bouleversée et
semblait prêt à la réconforter, même s’il ignorait comment. Avant que
les deux jeunes Français n’eurent le temps de parler, Kataia reprit son
souffle avant d’ajouter d’une voix se voulant plus ferme mais
trahissant encore son émoi :
« J’étais la seule survivante, cachée par ma mère dans des
buissons et témoin de leur mort. Mais quand le Cobranin est venu, il
a comme senti ma présence et m’a débusqué comme un rat. J’étais
cernée, terrifiée, impuissante et je pensais que j’allais mourir. Mais le
regard de ce serpent… »,
Kataia s’interrompit et Anaïs et Rémi crurent percevoir un
tremblement dans les traits fantomatiques de cette dernière. Cela les
surprit mais surtout les inquiéta notamment par le ton de voix sombre
qu’ils perçurent chez Kataia lorsqu’elle prononça ses derniers mots.
L’handicapôme adolescente parut hésiter et lutter contre elle-même
un court instant mais finit par déclarer d’un ton qui parut brave pour
les deux jeunes Tarn :
« Son regard était mauvais et pernicieux comme s’il attendait une
occasion de se faire plaisir. Il m’a fixé droit dans les yeux, dressé de
toute sa hauteur comme pour me happer dans sa gueule alors qu’il
sifflait de plaisir et de mesquinerie. Il a ensuite lancé la malédiction
destinée à nous transformer en handicapômes et j’ai reçu son jet en
plein face. »
Kataia s’interrompit de nouveau, le regard froncé et douloureux
comme se remémorant le moindre détail de ce souvenir. Anaïs frémit
en l’écoutant, s’imaginant la scène avec vifs détails. Rémi était
bouleversé par ce qu’il entendait et était outré par ce qu’avait subi
Kataia, ressentant encore plus le besoin de vouloir la réconforter
même s’il ignorait pourquoi. Il observa Kataia reprendre de nouveau
son souffle comme pour chasser le trouble qui pesait sur elle avant
qu’elle ne déclara d’un ton précautionneux et pesant ses mots :
« La souffrance est au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer et
je ne peux la décrire tant elle est vive, affreuse, insoutenable et
inimaginable. Je ne me souviens juste de l’horrible sensation d’être

85
arrachée lentement à mon corps, comme dépossédé de celui-ci,
comme écorchée de mon enveloppe corporelle. C’était si douloureux
que je souhaitais qu’on abrégeât mes souffrances pour de bon. Mais
de cela n’a eu lieu. J’étais déboussolée, évanescente et pourtant
consciente et impuissante devant ce qu’il m’arrivait. »
Kataia s’interrompit de nouveau, son corps fantomatique
paraissant frémir de tremblements. Anaïs et Rémi la dévisagèrent
bouleversés et horrifiés par ce qu’ils venaient d’entendre. Anaïs était
dégoûtée par ce qui était arrivé à Kataia, s’imaginant à sa place et
imaginant un cours instant que cela pourrait arriver à ses parents, la
figeant d’horreur. Rémi était révulsé par ce qu’il apprenait et ne
pouvait s’imaginer ce que Kataia avait dû subir. Cédant à son désir, il
posa une main réconfortante sur l’épaule de l’handicapôme. S’il fut
un peu surpris de ne pas voir sa main passer au travers, le jeune
garçon ne s’en formalisa pas et dévisagea avec sollicitude et fermeté
Kataia, cette dernière le dévisageant avec une certaine surprise mais
aussi gratitude alors qu’elle lui adresse un sourire reconnaissant.
Rémi lui rendit son sourire. Il entendit Yaxun interpeller Anaïs :
« Ne reste pas immobile, Anaïs. »
Kataia et Rémi s’arrêtèrent et se retournèrent, constatant qu’Anaïs
s’était arrêtée, le regard troublé. La jeune adolescente sortit de sa
torpeur horrifiée et dévisagea Yaxun :
« Excusez-moi. J’étais perdue dans mes pensées. »
L’handicapôme amérindien acquiesça de la tête alors qu’Anaïs
s’empressa de rejoindre son frère et Kataia.

Alors que le soleil se rapprochait du zénith, le groupe des


handicapômes marchait dans une zone très encaissée du défilé, dans
laquelle les passages serpentaient le long des parois rocheuses. Les
montagnes se dressaient très hautes dans le ciel. Le terrain était aride,
seuls deux ou trois buissons jaunâtres poussaient le long des parois.
Le défilé se situait dans l’ombre. Les handicapômes étaient sur leurs
gardes tandis qu’ils avançaient, leurs armes prêtes à être tirées. Seule
Kataia n’était pas dans cette attitude. S’étant remise du récit de son
expérience personnelle, la jeune handicapôme avait pris plaisir à
discuter avec Rémi et Anaïs, leur racontant aux deux jeunes Français

86
qu’avant les conflits entre les siens et les Natachtones, leur vie était
communautaire et reposait sur le travail de la terre. Ce n’était que
très tardivement qu’ils avaient réussi à développer une industrie, ce
qui avait été une des causes des hostilités avec les Natachtones. Les
deux Tarn l’avaient écouté avec attention et fascination, découvrant
davantage sur Enchanvie et son monde. Rémi fut si impressionné par
ce qu’il apprenait qu’il ressentit davantage d’affection et de peine
pour l’adolescente handicapôme.
« Comment peut-on chercher à éradiquer à tout prix un groupe
pour ce qu’il représente ? », se demandait-il.
Quant à Anaïs, elle était stupéfaite de découvrir à quel point les
humains restés sur Enchanvie avaient réussi à s’implanter avant que
leur situation ne dégénérât. Elle appréciait davantage l’adolescente
handicapôme et eut beaucoup d’empathie à son égard, consciente
aussi que Kataia voulait les aider dans ce qu’ils allaient faire. Elle
savait que les autres handicapômes et Rousslure les secondaient,
mais elle sentait que c’était plus fort chez l’adolescente
handicapôme. Kataia demanda à son frère et elle :
« Et vous, c’est comment sur Terre ? Je n’ai pas trop eu l’occasion
de découvrir votre monde avec ma mission. »
Rémi s’apprêta à répondre lorsqu’ils entendirent Harceltout crier :
« Halte ! On a un problème… »
Anaïs et Rémi regardèrent alors en direction du lycaon et de
Rousslure. Ils découvrirent avec effroi que le passage était barré par
un énorme éboulement. Ils se précipitèrent vers l’avant du groupe
pour rejoindre Rousslure et Harceltout, laissant Kataia sur place.
Essoufflés, ils regardaient désemparés le barrage rocheux qui leur
faisait face. Ils remarquèrent Rousslure s’avançant prudemment vers
l’éboulement. Cette dernière eut l’intuition que celui-ci devait être
récent. Les deux jeunes gens observèrent avec curiosité ce que faisait
la Natachtone, qui effleurait les roches ou les toucher comme si elle
cherchait quelque chose. Rémi demanda à Harceltout :
« Que fait-elle ? »
Le lycaon le regarda et lui répondit :
« Elle vérifie si l’éboulement est d’origine naturelle…
— D’origine naturelle, s’étonna Anaïs.

87
— C’est exact, intervint alors un handicapôme que les deux jeunes
Tarn reconnurent comme étant Sven, les alliés de Ganmar sont
tellement mis sous pression par les armées de Morsort ces derniers
temps qu’ils tendent à bloquer tous les passages de la montagne…
— Mais comment peuvent-ils faire cela, demanda Rémi, je ne
crois pas que les animors soient capables de faire écrouler comme ça
un pan de montagne…
— Eux-mêmes non, expliqua Sven qui jeta alors un coup d’œil
vers Rousslure, mais Ganmar semble s’être décidé à utiliser ses
pouvoirs pour créer les produits nécessaires…
— Ganmar a des pouvoirs ?
— Quelques-uns, répondit Maïe qui rejoignit la tête du groupe,
mais il ne faut pas oublier que les enfants de Morsort l’ont
probablement aidé… »
A ces mots, Anaïs et Rémi crurent avoir mal entendus. Anaïs
demanda d’une voix atterrée :
« Une minute… Vous avez bien dit les enfants de Morsort ?
— C’est exact… Bon sang !
— Quoi Maïe, demanda Sven.
— C’est vrai qu’on ne vous a pas tout dit, affirma Harceltout.
— Vous voulez dire que Morsort a eu d’autres enfants, s’enquit
Anaïs qui sentait son esprit s’emballer.
— Oui… Avec sa première compagne…
— Je le savais ! », s’exclama alors Rémi.
Sa réaction fit sursauter tout le monde. Rousslure tourna sa tête et
demanda :
« Que se passe-t-il ?
— Rien, répondit Harceltout, c’est juste notre jeune ami qui s’est
rendu compte que Morsort avait eu des enfants avec Venima…
— D’accord… Il faudrait être plus prudent… On ne sait pas sur
qui on peut tomber…
— Sur ce point, on est d’accord… », déclara soudain une voix
sourde au-dessus d’eux.
A cette voix, Anaïs leva sa tête en panique. Rémi, tout aussi
inquiet, regarda vers l’une des parois montagneuses. Sa sœur et lui
entendirent les handicapômes se mettre en position de défense. Les

88
deux jeunes gens virent alors apparaître à vingt mètres au-dessus
d’eux la tête d’un singe, se rendant compte que le primate devait se
trouver sur un promontoire. Ils entendirent des grognements tout
autour d’eux. En se retournant, ils virent avec appréhension d’autres
singes apparaître le long de l’éboulement et des promontoires. Anaïs
ne savait comment réagir, devinant qu’il s’agissait d’alliés de
Ganmar. Elle se souvint de la mise en garde de Rousslure. Seraient-
ils amicaux ou hostiles ? Elle ne put déterminer leur attitude. Leurs
têtes étaient tout ce qu’il y avait de visible, et il était impossible de
voir ce qu’elles exprimaient. Elle ne sentait pas très à l’aise, ayant
l’impression de se trouver dans une souricière. Quant à Rémi, il était
à la fois fébrile et curieux.
« Que font ces singes dans les montagnes ? Seraient-ils des alliés
de Morsort ? Ou est-ce des alliés de Ganmar ? », se demandait-il.
Le jeune garçon les observa soucieux, et se rendit compte qu’ils
étaient nombreux et en position de force sur le terrain. Il jeta un coup
d’œil sur le groupe : Anaïs était tendue et les handicapômes et les
lycaons prêts à se battre. Le jeune garçon appréciait leur volonté,
mais se demanda si cela serait suffisant. Rousslure et Harceltout
étaient eux aussi tendus. Anaïs s’approcha un peu plus de son frère.
Elle ne savait pas ce qui pouvait se passer, mais était sûre d’une
chose : hors de question de voir son frère en danger. Elle chuchota
d’un ton grave à ce dernier :
« Si quelque chose devait se passer, reste auprès de moi… »
Rémi regarda alors sa sœur avec étonnement : elle semblait si
sérieuse comme si la situation pouvait se dégénérer. Cependant, il ne
voulut pas la contredire : dans la situation actuelle, il leur était
impossible de gagner. Il ne désespérait pas, mais était sceptique face
à leurs chances de réussite. Il murmura à Anaïs :
« Ne t’inquiètes pas, je ne m’éloignerais pas…. »
Ils entendirent alors la même voix sourde demander d’un ton
inquisiteur :
« Que faîtes-vous sur les territoires de Ganmar ? »
Tous deux étaient un peu surpris par la question. En quoi Ganmar
possédait-il ce territoire ? Ils entendirent Rousslure répondre
froidement au primate :

89
« Ses territoires ? Depuis quand Ganmar a un droit de propriété
sur la montagne ? »
Anaïs s’aperçut alors que le primate s’était un peu plus avancé.
C’était un chimpanzé, elle en était sûre. Il avait l’air menaçant, ce qui
ne la rassura pas du tout. Elle entendit le chimpanzé rétorquer
dédaigneusement à Rousslure :
« Je ne vois pas en quoi cela gêne la traître à son sang… »
Anaïs et Rémi furent outrés par les propos du simien. Ils
entendirent alors un des handicapômes lancer avec violence au
chimpanzé :
« Traître à son sang ? Parce qu’elle a refusé de suivre la voie de
son père ? Regardez où cela vous a mené ! »
Les deux jeunes gens virent alors les primates tout autour d’eux
s’avancer menaçants de quelques pas. Pressentant qu’ils allaient
devoir se battre, Anaïs tira son épée, ce qui fut remarqué par Rémi.
Un peu hésitant, ce dernier finit par tirer sa lame. Ils entendirent le
chimpanzé répliquer avec un mépris qu’Anaïs n’avait cru possible
que des alliés de Morsort :
« Traître parce que ses activités avec le jeune humain ont nui à
notre position dans cette guerre ! »
Anaïs fut stupéfaite à ces mots, croyant avoir mal entendu. Elle
sentit soudain le regard du primate se tourner vers elle et son frère.
Ce dernier lança d’un ton hargneux :
« Il y en a maintenant deux de plus ? Quel intérêt ont-ils ces
microbes… »
Anaïs et Rémi n’apprécièrent pas du tout la manière dont le
chimpanzé les avaient traité. Pour Anaïs, c’était même une insulte, se
rappelant les jours de captivité durant lesquels les alliés de Morsort
l’avaient torturée, humiliée et insultée de toutes les façons possibles.
Elle s’avança d’un pas rapide et cria d’une voix aigre au chimpanzé :
« Insultez-nous encore une fois… Et je vous jure que vous le
regretterez ! »
Rémi observa effaré sa sœur. Il admira sa hargne, car lui-même
n’appréciait pas le mépris du singe. Il s’en inquiéta aussi, car il
sentait qu’elle se mettait dans une position dangereuse. Il savait
qu’elle voulait le protéger. Mais elle, qui allait la protéger ? Il était

90
conscient que les handicapômes, Rousslure et les lycaons les
défendraient. Il sentit cependant le devoir d’aider sa sœur et lança un
regard noir au chimpanzé. Ce dernier toisa du regard Anaïs et lui
rétorqua :
« Tu dois être Anaïs Tarn… Ganmar m’a beaucoup parlé de
vous… Dommage que vous n’ayez pas mieux tenu votre ami… »
A ces mots, Anaïs sentit son cœur battre à tout rompre. Entendre
le chimpanzé évoquer son ami la mettait dans tous ses états. Une
partie d’elle se refusait d’imaginer ce que ces mots pouvaient
signifiaient. Elle chercha à contrôler ses émotions, mais le tumulte en
elle fut telle qu’elle se sentit mal et vacilla, trop abasourdie pour
réagir.

Rémi fut interloqué par ce qu’il venait d’entendre. Il regarda


successivement le groupe des handicapômes et sa sœur, constatant
combien cette dernière était affectée. Quant aux handicapômes et
Rousslure, ils les observaient avec inquiétude. Lui-même ne savait
comment considérer les mots du chimpanzé. Disait-il cela pour
déstabiliser sa sœur et jouer avec ses émotions ? Faisait-il cela pour
la tourmenter ? Ou cela impliquait-il autre chose qui paraissait
invraisemblable à ses yeux ? Le jeune garçon ignorait et ressentait
confusion et colère, n’osant imaginer la perspective sous-jacente que
semblait suggérer les mots du singe.
« Cela ne peut-être vrai. », se disait-il pour se rassurer en vain.
Rémi entendit soudain sa sœur demander d’une voix trahissant à
la fois l’aigreur et l’incrédulité :
« Jules est vivant ? »

Anaïs vit le chimpanzé la dévisager comme si elle était débile. La


colère fit bouillonner son sang, mais elle n’osait réagir, son esprit
pétrifié par le choc de cette nouvelle. Le chimpanzé lui rétorqua avec
une haine qu’elle n’avait jamais imaginé de la part d’un allié de
Ganmar, et avec une telle force que l’écho se répercuta dans tout le
défilé :
« Oui… Et cette blatte a permis à notre ennemi de se renforcer
avec Invisie comme nouvelle conseillère ! Et de surcroît, c’est un

91
descendant de ces bâtards ! »
Anaïs le vit tendre le bras avec violence en direction des
handicapômes et en fut estomaquée. Jules, un traître aidant Morsort
et un descendant des humains d’Enchanvie ?
« Non, se disait-elle, ce n’est pas possible. »
Elle était déstabilisée : apprendre que son ancien ami était
toujours en vie était déjà un choc, mais cette assimilation de ce
dernier avec les handicapômes était l’information de trop.

Rémi était estomaqué par ce qu’il entendait. Il savait que sa sœur


avait très proche de lui et avait mal supporté sa disparition. Après le
récit que sa sœur avait fait, il en voulait à son ami de l’avoir forcée à
endurer six mois de solitude et de secrets. Il n’était pas sûr d’être
content de découvrir que ce dernier fût encore vivant. A cette pensée,
le jeune garçon frémit. Comment pouvait-il penser une chose
pareille ? Il était aussi furieux contre les handicapômes et Rousslure.
Comment avaient-ils pu leur cacher cela ? Il serra les poings de rage
et lança un regard noir vers ces derniers. L’incompréhension traversa
aussi son esprit. Il ne savait pas comment Jules pouvait être vivant et
se faire passer pour mort. Sa famille était allée voir son enterrement !
Et l’idée qu’il fût lié aux handicapômes échappait à son entendement.
«Ça n’a aucun sens ! », se dit-il.
Il vit combien sa sœur était déboussolée et eut peur qu’elle ne
réagirait pas si quelque chose se produisait. Il jeta un coup d’œil au
chimpanzé et eut l’impression que ce dernier cherchait à les
déstabiliser. Le primate hurla soudain à l’adresse de ses
compagnons :
« Saisissez-vous d’eux ! Je veux les traîner moi-même devant nos
chefs ! »
Aussitôt, les singes bondirent sur le groupe en lançant des cris
bestiaux. Tous avaient des tailles pareilles à de grands êtres humains,
voire plus de deux mètres de haut et certains brandissaient dans leurs
mains des épieux de bois ou des masses.

92
Repli

Rémi n’avait jamais autant ressenti la peur qu’en cet instant


d’attaque des singes. Mais dans un geste instinctif, il se plaça devant
sa sœur et brandit d’une main tremblante sa lame face aux simiens
qui se ruaient sur eux. Certains étaient des chimpanzés, d’autres des
gorilles, et le reste des babouins. Il était aussi stupéfait de voir que
les primates semblaient émaciés par rapport à leur grande taille. La
vue des corps cadavériques qui fonçaient sur eux avec célérité
l’inquiétait encore plus : c’était comme si les singes étaient des
zombies. Leur nombre était suffisamment important pour submerger
l’ensemble de leur groupe. Le doute envahit l’esprit du jeune garçon.

Anaïs était encore en état de choc lorsqu’elle vit son frère se


placer devant elle dans un geste protecteur. Cette initiative la réveilla
de sa torpeur : il était hors de question que son frère se fît blesser ou
tuer, même si c’était pour l’aider. A la vue des singes qui
bondissaient vers eux, elle se sentit soudain pleine de détermination.
Elle ne voulait pas tomber entre leurs pattes. Elle doutait des chances
de réussite pour les repousser, mais chercha à surmonter sa peur. Elle
se sentit en devoir de se défendre et de protéger son frère, d’autant
plus que les primates avaient le visage dur et les yeux remplis de
haine. Elle brandit sa lame en voyant un chimpanzé qui dévalait la
paroi rocheuse dans leur direction. Ce dernier fit soudain un bond
extraordinaire. La jeune adolescente fut prise d’inquiétude face à la
masse qui fonçait sur elle. Elle ne savait comment réagir : devait-elle
éviter le chimpanzé qui lui tomberait dessus ou garder sa lame tendue
comme une lance ? Elle n’eut pas le temps de réfléchir et garda sa

93
lame tendue. Le chimpanzé s’abattit sur elle quelques secondes
après. Anaïs s’écroula au sol, tandis qu’elle sentit du sang chaud
jaillir sur elle.

Rémi n’avait pu remarquer le chimpanzé leur atterrir dessus, car il


avait en ligne de mire un babouin qui progressait d’un pas hargneux
vers lui. Le choc de la chute du primate sur sa sœur le fit trébucher.
Le jeune garçon chercha à se redresser, mais le babouin profita de
cette occasion pour lui bondir dessus et lui asséna un violent coup de
patte, l’assommant sur le champ.

Anaïs réussit à écarter le cadavre du chimpanzé et vit un babouin


s’apprêtant à frapper de nouveau son frère inconscient de ses pattes,
voire de le transpercer de ses crocs. Sans hésiter, elle se rua sur le
babouin en hurlant. Le primate se retourna et reçut un violent coup
de lame qui fit catapulter sa tête sur cinq mètres. Anaïs ne chercha
pas à regarder davantage le cadavre décapité de son adversaire et
voulut aider à relever son frère. Elle n’en eut pas le temps car un
gorille qui la chargeait, la renversa. Plaquée au sol, la jeune
adolescente chercha en vain à planter sa lame dans le poitrail de son
adversaire. Alors que le gigantesque primate s’apprêtait à lui écraser
la tête de ses poings rageurs, elle le vit soudain s’écrouler au sol, une
lame lui traversant le corps par derrière. Alors qu’elle se dégagea à
grand peine du cadavre, la jeune adolescente vit Kataia se dresser
derrière le corps, une lame ensanglantée en main. Elle voulut
remercier l’adolescente handicapôme, mais cette dernière dut faire
face à un chimpanzé armé d’une lame qui la chargeait. La vue de
l’épée dans les mains d’un primate surprit et inquiéta Anaïs.
« Comment le chimpanzé avait-il pu obtenir sa lame ? », se
demanda-t-elle.
La jeune adolescente vit une ombre passer sur elle. Elle se rendit
compte qu’un autre babouin menaçant arrivait sur elle. Il tenait un
petit poignard en bois et le brandissait pour asséner un coup d’estoc à
la jeune adolescente. Cette dernière évita de justesse le coup en
roulant au sol. Elle se retrouva alors à côté d’un autre cadavre de
primate. Du sang coulait de son torse. Elle vit le babouin s’avancer

94
sur elle d’un pas hargneux.

Rémi reprit ses esprits. La tête endolori, il se releva à grand peine


et remarqua la violence des combats autour de lui : des singes armées
de piques ou d’épées, affrontait dans des corps-à-corps impitoyables
les handicapômes. Rousslure était acculée contre l’éboulement et
combattait deux chimpanzés et un gorille avec une dextérité
remarquable. Dix corps de singes et de trois lycaons gisaient déjà au
sol. Le jeune garçon vit Harceltout et les trois autres lycaons
combattre ensemble contre les singes et déchirer de leurs crocs un
babouin. Il découvrit enfin sa sœur en mauvaise posture face à un
babouin. Réagissant promptement, Rémi se mit sur ses deux jambes,
l’épée en main, et fonça sur le singe. Il entendit soudain un grand cri
descendre dans sa direction. En se retournant, il sentit un poids lourd
l’écraser. S’étalant au sol, il vit que son agresseur se dressait face à
lui juste à côté, une patte sur sa poitrine. C’était le chimpanzé qui
commandait les autres primates. A sa vue, le jeune garçon voulut
faire payer au singe le mépris et la haine dont ce dernier avait fait
preuve à l’égard de sa sœur et lui juste avant l’attaque. Au moment
ou le singe allait lui prendre le cou dans le but de le tordre, le jeune
garçon roula en direction de l’autre patte du singe. Ce dernier ne
s’attendait pas à ce mouvement et tomba à la renverse. Profitant de
l’occasion, Rémi se releva et ramassa sa lame. Il vit alors que son
agresseur s’était redressé et brandissait une épée. Ses yeux
flamboyaient de haine, des bruits gutturaux jaillissaient de sa gorge.
Rémi ne savait comment réagir, conscient que son adversaire était
plus fort que lui. Ce dernier profita de l’hésitation du jeune garçon
pour bondir, pointe en avant. Rémi évita in extremis l’attaque du
chimpanzé, mais se retrouva obligé de l’affronter. Il para de justesse
le premier coup de son adversaire qui redoublait ses efforts avec une
hargne inimaginable. Rémi parvenait à éviter le coup tantôt en
reculant, tantôt en le parant. Mais la violence de son adversaire faillit
deux fois lui arracher sa lame. Le jeune garçon était de plus en plus
sur la défensive, d’autant plus que l’agilité simiesque de son
adversaire le déstabilisait et manquait de le faire perdre à plusieurs
reprises.

95
Anaïs s’était relevée et cherchait désormais à esquiver le babouin
et fut désarçonné par une seconde charge du primate. Dans sa chute,
elle réussit cependant à trancher l’extrémité de la queue de son
adversaire. Ce dernier, fou de rage, chercha à la frapper de sa petite
lame. Anaïs eut le temps de faire un grand geste littéral avec sa lame.
Cela lui permit de lacérer le ventre du babouin. Ce dernier s’écroula
juste à proximité d’elle. La jeune adolescente allait souffler
lorsqu’elle sentit une terrible douleur dans sa hanche droite. Elle vit
que le babouin avait planté ses longues canines dans celle-ci et
semblait déterminé à la ravager de ses crocs. Hurlant de douleur,
Anaïs fut aussi prise de rage. Elle frappa avec une telle violence le
singe que sa lame découpa latéralement le crâne et l’épaule gauche
de ce dernier.

Le cri d’Anaïs déconcentra Rémi, qui tourna sa tête en panique


vers sa sœur. Il sentit alors la lame de son adversaire lacérer sa jambe
droite. Il sentit une terrible douleur et s’écroula au sol. Le jeune
garçon chercha à se relever, mais le chimpanzé le maintint au sol en
appuyant sa patte sur lui. Rémi tenta de le frapper, mais le singe fit
voler sa lame. Impuissant, le jeune Français sentit la froide lame de
son ennemi contre sa gorge. Il vit ce dernier le regarder avec mépris.
Le singe lui lança de sa voix rauque :
« Misérable petit vers de terre ! Tu croyais m’avoir ! »
Rémi sentit la lame frôler la peau de sa gorge et frissonna. Il
entendit soudain une voix familière crier :
« Ne lui faîtes rien ou je vous tue sur le champ ! »
Il vit son adversaire tourner la tête vers la voix inconnue. Un
sourire dédaigneux se dessina sur le visage du chimpanzé qui
rétorqua :
« Tu crois pouvoir me tuer avant que je lui fasse la peau, sale
fantôme décrépit ? »
Rémi entendit soudain un long sifflement dans l’air. Il vit alors
une lame s’enfoncer dans la partie droite de la poitrine de son
adversaire. Ce dernier s’écroula au sol. Dans son mouvement, sa
lame quitta violemment la gorge de Rémi et l’entailla, ce qui le fit

96
grimacer. Il crut sentir son souffle coupé à la sensation brûlante de la
coupure. Il entendit soudain un cri violent :
« Repliez-vous ! »
Des bruits précipités de bonds et de course retentirent alors. Le
jeune garçon n’en croyait pas ses oreilles. Leurs adversaires
abandonneraient-ils le combat ? Cela semblait trop beau pour être
vrai. Le jeune garçon sentit cependant son esprit tourbillonner et
divaguer alors que la douleur de ses blessures le tétanisaient et que la
sensation de brûlure au niveau de sa gorge se faisait vive. Il sentit son
souffle saccadée et chercha désespérément à respirer. La peur de
mourir envahit son esprit en cet instant. Le jeune Français sentit
soudain une main se poser sur sa poitrine alors qu’une voix douce et
ferme lui intima :
« Doucement. Attends que je te soigne… »
Rémi vit une autre main se poser au niveau de sa blessure. Il sentit
soudain un contact chaud et l’étrange sensation que l’entaille se
refermait d’elle-même, ce qui le fit grimacer alors qu’il eut la
sensation déplaisante qu’on lui recousait l’entaille à la gorge.
Quelques secondes après, il vit la main se retirer. Portant sa main à
son cou, il sentit une cicatrice à l’emplacement de l’entaille. Il fut
tout aussi étonné de remarquer qu’il ne ressentait plus de douleur au
niveau de la jambe. Regardant l’handicapôme qui l’avait aidé, il
reconnut Kataia. Un sentiment de profonde reconnaissance jaillit
dans son esprit alors qu’il dévisagea l’handicapôme adolescente
soulagé et bouleversé :
« Merci beaucoup. »
Il vit un sourire se dessiner sur le visage de l’étrange fantôme.
Cette dernière grimaça soudain, ce qui inquiéta Rémi :
« Est-ce que ça va ? »
L’adolescente handicapôme lui répondit en respirant
profondément :
« Yak spravy… Mais… ce pouvoir de guérison… a sa
contrepartie : souffrir la douleur de celui qu’on guérit… »
Rémi blêmit à ces mots, n’osant imaginer ce que Kataia devait
ressentir à cet instant. Il n’eut cependant pas le temps d’exprimer son
inquiétude et son regret car il vit l’être fantomatique poser ses mains

97
contre un rocher et respirer profondément alors qu’elle fermait les
yeux. La roche éclata peu après. Éberlué par ce qu’il venait de voir,
Rémi ne remarqua pas immédiatement Kataia lui tendant la main
gauche. Finissant par le percevoir, il la prit et se releva, aidé par
l’handicapôme dans son mouvement, bien qu’il grimaçât un peu en
se relevant sur sa jambe venant de guérir.

Crispée de douleur et respirant de façon saccadée, Anaïs avait


entendu le cri de repli. Elle eut le temps de voir les singes quitter le
défilé. Elle voulait se relever, mais la douleur et la sensation des
crocs enfoncés dans son côté lui était atroce. Alors qu’elle luttait
contre la douleur et songeait à arracher la tête du babouin de son
corps, une voix lui lança :
« Attendez ! Laissez-moi vous soigner ! »
Anaïs ne comprit pas trop ce que la voix voulait dire et regarda le
cadavre du babouin qui avait toujours ses canines plantées dans sa
hanche. Ne supportant plus la sensation affreuse des crocs dans son
corps, elle arracha la tête du cadavre. Elle cria de douleur alors
qu’une terrible souffrance jaillit de sa hanche et que le sang
s’échappait en flots. Retombant au sol, elle cherchait à respirer alors
que la douleur était aiguë. La jeune adolescente vit soudain une main
d’handicapôme s’appuyer sur l’emplacement de sa blessure.
Tournant les yeux vers l’handicapôme, elle reconnut Ming. Elle
sentit au contact de sa main de la chaleur, ainsi que l’étrange
sensation que ses blessures se refermeraient d’elles-mêmes. La
douleur s’estompa. Surprise, Anaïs regarda de nouveau Ming, ne
parvenant pas à croire que l’handicapôme eût pu réussir à soigner en
un clin d’œil sa blessure. Elle le fit grimacer avant qu’il ne pose sa
main sur un rocher pour la serrer. Elle vit stupéfaite la roche se
pulvériser. Interloquée, elle fixa Yaxun qui semblait reprendre
souffle :
« Merci… Mais comment…
— Nous avons ce don de la guérison depuis que nous avons
surmonté les effets sombres de la malédiction, expliqua Ming alors
qu’il se tourna vers elle.
— Vous pouvez donc guérir nos blessures ?

98
— Oui, mais selon leur gravité, on peut ou non ressentir votre
souffrance en contrepartie… »
Anaïs fut interloquée par ces mots et jeta un coup vers le rocher
pulvérisé, se demandant si Yaxun n’avait pas transféré sa souffrance
à l’objet. Yaxun lui tendit une main pour l’aider à se relever. Alors
qu’elle se remit sur ses deux pieds, grimaçant un court instant en
ressentant comme un point de côté dans sa hanche guérie, elle
entendit soudain la même voix qui avait lancé l’ordre de repli leur
lancer du haut d’une des parois rocheuses :
« Vous n’avez gagné que la première manche ! Vous ne nous
échapperez pas ! »
Avant qu’elle n’eût le temps de lever les yeux, Anaïs vit Ming la
projeter contre le sol. Surprise et grimaçant alors qu’elle sentit ses
mains éraflées contre le sol, elle entendit juste après un énorme
rocher s’éclater contre le sol non loin d’elle. Elle entendit Rousslure
crier :
« On se replie ! »
Anaïs fut surprise de l’ordre, mais ne posa pas de questions. Elle
se leva de nouveau et se rua vers le chemin inverse, malgré une
sensation de douleur dans sa hanche guérie. Des projectiles, des
rochers que des primates leur balançaient avec toute la haine qu’ils
avaient, la frôlèrent à maintes occasions durant sa course. Alors
qu’elle quittait les lieux, elle eut le temps de voir que le sol du défilé
était envahi par environ une vingtaine de cadavres de singes et de
trois lycaons. Elle s’inquiéta alors pour Rémi. Où était-il ? Alors
qu’elle courrait à en perdre souffle Anaïs entendit des traits siffler.
S’arrêtant un court instant et se retournant, elle vit des handicapômes
qui utilisaient des arcs pour lancer des traits vers les sommets. Elle
constata que Rémi courrait derrière elle.

Rémi s’était à peine relevé qu’il avait entendu la voix leur crier
dessus. Il avait ensuite entendu Rousslure. Kataia sortit un arc du sac
qu’elle portait sur elle et l’avait bandé en direction d’un des
promontoires. L’adolescente handicapôme lui avait crié :
« Cours !
— Mais toi, s’inquiéta le jeune garçon.

99
— Ne t’inquiète pas pour moi, je m’en sortirai. Vas-y, cours ! »
Obéissant spontanément, le jeune garçon s’était mis à courir en
sens inverse. Il grimaça un court instant de douleur alors qu’il sentit
de nouveau la douleur invisible de sa jambe guérie, mais la volonté
de fuir les lieux supplanta la sensation déplaisante. Autour de lui
pleuvait des rochers. Il sentit l’un d’eux passer à quelques
centimètres de sa tête. Il entendit aussi des traits tirés vers le haut.
Après quelques secondes, il s’aperçut que Rousslure et les trois
derniers lycaons l’avaient rejoint et vit devant lui Anaïs qui s’était
arrêté pour l’attendre. Rousslure lança à la jeune Française :
« Ne reste pas là !
— Mais où va-t-on ?
— On va prendre le passage pour les Gorges Profondes ! »
Anaïs blêmit, mais ne répondit rien. Elle se remit à courir,
tenaillée par le désir de quitter au plus vite les lieux. Alors qu’elle
s’approchait de la zone étroite du défilé, elle entendit un singe leur
crier :
« C’est ça et ne revenez pas, bande de chacals ! »
Anaïs fut furieuse d’entendre l’animor les insulter de la sorte,
mais continua de courir. Rémi était juste derrière elle et sentit ses
jambes se crisper dans cette fuite éperdue. Les deux jeunes gens
manquèrent de tomber à maintes reprises dans leur fuite. Leurs
jambes étaient en feu, la douleur invisible de leurs blessures guéries
persistait encore, la sueur ruisselait sur leur corps et leurs poumons
paraissaient prêts à imploser. En dépit de ces limites physiques, les
deux jeunes Français continuaient de foncer pour rejoindre le passage
qui leur restait disponible et pour s’en sortir indemne. Ils
n’entendirent plus les sifflements des flèches, mais ne cherchèrent
pas à savoir s’ils étaient très loin ou non de la zone d’affrontement ou
si leurs compagnons handicapômes avaient tout simplement cessé de
tirer.

Après un long instant de course qui leur parut interminable, Anaïs


et Rémi entendirent Rousslure leur lancer :
« Stop ! »
Les deux jeunes gens s’arrêtèrent nets et manquèrent de s’écrouler

100
d’épuisement. Respirant de manière saccadée, ils se tinrent les côtes
pendant un long instant. Exténués et meurtris, ils étaient cependant
soulagés de ne plus ressentir la sensation de douleur de leurs
blessures soignées. Ils observèrent alors Rousslure et les trois
lycaons l’accompagnant parmi lesquels se trouvait Harceltout. La
Natachtone et les prédateurs étaient très marqués et épuisés par les
affrontements, portant des marques et blessures de l’affrontement.
Du sang tachait leurs corps. Ils se tenaient devant l’étroit passage qui
se dressait en diagonale du défilé principal et s’enfonçait dans le
flanc de la montagne. Ils entendirent soudain des bruits de course
derrière eux. Inquiets, ils tournèrent leurs regards vers le défilé. Ils
reconnurent les handicapômes qui avaient protégé leurs arrières. Les
deux jeunes soupirèrent de soulagement à leur vue. Rousslure
s’adressa à l’un des handicapômes qui arrivaient en premier :
« Thaddée ! Quelle est la situation ?
— Nous les avons obligés de reculer. Mais ils gardent fermement
les lieux…
— Nous n’avons plus le choix, déclara résignée la Natachtone.
— Nous devons effectivement passer par les Gorges
Profondes… », acheva Harceltout d’un ton amer.
Anaïs frémit à ces mots, Rémi devint soucieux. Les deux jeunes
êtres humains savaient qu’ils allaient devoir passer par un passage
que leurs compagnons estimaient des plus dangereux. Mais ils
n’eurent pas le temps de se soucier davantage car ils entendirent
Rousslure lancer d’une voix pressée à l’ensemble du groupe :
« En avant ! »
Anaïs et Rémi furent interloqués par l’attitude de Rousslure. Ils
étaient épuisés par l’affrontement et par leur course. Rémi protesta
d’une voix exaspérée à la Natachtone :
« Mais ça va pas ? On est crevé ! »
Tous les regards se tournèrent vers le jeune garçon. Rousslure eut
un regard sombre et grimaçant :
« Désolé, mais on n’a pas le choix. On a perdu du temps avec cet
accrochage. Et je ne préfère pas avoir affaire aux forces de
Morsort… »
Anaïs et Rémi pâlirent à cette perspective, mais ne se sentaient

101
plus capables d’avancer : leurs corps étaient exténués et meurtris. Et
dans leur esprit, les propos qui avaient précédé l’affrontement
commençaient à leur revenir en tête. Harceltout s’approcha d’eux
avec un des lycaons, un canidé d’allure encore plaisante alors que le
troisième paraissait traîner la patte et présentait une profonde entaille
sur le flanc droit.
« Si vous ne vous sentez plus capables d’avancer, Tachourure et
moi sommes prêts à vous porter… », proposa Harceltout en
désignant du regard le lycaon à ses côtés.
Anaïs fixa le canidé avec gratitude et se rappela la chevauchée
qu’elle avait faite sur le dos d’un lycaon lors de son précédent séjour.
Rémi était plus réservé face à cette possibilité : il était conscient qu’il
était épuisé mais se voyait mal chevaucher un prédateur. Harceltout
ajouta aux deux jeunes Français :
« Vous pouvez vous reposer sur notre dos. Vous ne serez pas un
fardeau pour nous… »
Anaïs fut tentée d’accepter la proposition, mais la vue des deux
lycaons épuisés et meurtris la faisait douter :
« Mais… Ne risquez-vous pas de vous épuiser davantage ?
— Ne t’inquiète pas pour nous, intervint Tachourure d’un ton
rassurant, nous avons eu affaire à des situations plus difficiles… »
Anaïs songea alors à l’horrible supplice que Harceltout avait subi
et ressentit de nouveau un profond dégoût. Remarquant que
Rousslure l’ensemble des handicapômes attendaient leur réponse,
elle se ressaisit et fixa Harceltout dans les yeux :
« Très bien. J’accepte. »
Rémi regarda sa sœur puis les deux lycaons, impressionné qu’elle
pût échanger aussi facilement alors que les deux prédateurs étaient
très grands et intimidants. Il finit par répondre un peu hésitant :
« Si ça ne pose aucun problème à ma sœur, j’accepte aussi…
— Parfait. », déclara Harceltout.
Tachourure et Harceltout s’accroupirent alors à proximité des
deux jeunes gens. Anaïs s’approcha de Harceltout et s’assit dessus
tandis que Rémi s’approcha un peu hésitant de Tachourure. Prenant
une profonde inspiration, il prit place sur le dos du canidé. Les deux
prédateurs se relevèrent juste après et s’élancèrent d’un pas vif à

102
travers le passage étroit qui s’enfonçait dans la montagne. Derrière
eux, Rousslure et les handicapômes les suivirent au pas de charge.
Anaïs et Rémi s’agrippèrent au cou des lycaons. Ils entrevirent
durant leur course que le passage était entouré de parois abruptes peu
accueillantes. Le chemin était en pente et tendait parfois à serpenter.
Profitant de leur situation, les deux jeunes gens se laissèrent
somnoler. Leur fatigue et leur stress s’estompèrent. Il ne leur restait
plus à l’esprit que des faits marquants de la journée, et ces derniers
ne leur étaient pas du tout agréables. Le silence régnait tout autour
d’eux. Seul le pas vif des deux animors et de leurs compagnons
résonnaient dans les environs. Sentant qu’Anaïs semblait s’assoupir,
Harceltout ralentit un peu son rythme de course et aboya à
Tachourure, lui indiquant d’en faire de même.

La nuit s’installait au-dessus des montagnes tandis que le groupe


des handicapômes et de leurs compagnons pénétrèrent dans un
espace élargi du défilé menant aux Gorges Profondes. Somnolant sur
le dos de Harceltout et de Tachourure, Anaïs et Rémi soupiraient de
soulagement lorsqu’ils entendirent Rousslure crier :
« Arrêtons-nous là ! Le soir tombe. »
Glissant du dos des deux lycaons, les deux Tarn reprirent leur
souffle avant d’observer les alentours. Ils se rendirent compte que le
passage était plus large, et que les parois montagneuses étaient très
effritées et plutôt raides. Le sol était granuleux. Le ciel au-dessus
d’eux commençait à devenir étoilé. Le groupe des handicapômes
formaient un cercle protecteur autour d’eux, tandis que Rousslure
était non loin d’eux. La Natachtone reprenait souffle et paraissait
éreintée même si elle continuait de présenter une attitude rigoureuse.
A sa vue, Anaïs et Rémi étaient tentés de s’enquérir auprès d’elle.
Mais le trajet et l’étiolement du stress et du sentiment d’urgence qui
avaient résulté du combat et de la fuite avait ramené dans leur esprit
les propos du chimpanzé avant le combat. Le souvenir de ces propos
assombrit Anaïs alors que Rémi ressentit de nouveau le trouble et la
colère. Les deux jeunes gens détournèrent le regard de la Natachtone,
aigris par le fait qu’elle leur avait caché le fait que Jules avait
survécu. Ils observèrent les environs, frissonnant sous l’effet de la

103
brise du soir qui envahissait la montagne. Serrant leurs habits de
fourrure, ils cherchèrent du regard un feu, mais n’en virent point, ce
qui les surprit et les irrita.
« Pourquoi n’y a-t-il pas de feu, se demanda Anaïs, on va avoir
froid sans cela… »
Les deux jeunes gens étaient épuisés par cette journée. Leurs
pensées se tournèrent vers leurs parents, espérant au profond d’eux
qu’ils n’avaient rien. Ils interrompirent leurs réflexions en sentant
soudain un souffle chaud derrière eux. En se retournant, ils virent
avec des sentiments mitigés Maïe et Kataia arriver vers eux. Anaïs en
voulait à la femme handicapôme d’avoir été complice de ce qu’elle
considérait comme un horrible mensonge, mais regardait Kataia avec
plus d’intérêt. Le récit de l’adolescente handicapôme l’avait
remontée contre la famille de Morsort et les Natachtones. Elle
appréciait de surcroît sa compagnie, et était amusée par le début de
complicité qui se développait entre l’handicapôme et son frère. Elle
sentit même l’envie de vouloir renforcer la communication avec cette
dernière. Rémi ne regarda point Maïe, remonté contre cette dernière
comme pour l’ensemble du groupe. Il dévisagea Kataia avec aigreur
et intérêt. Son récit l’avait amené à ressentir de la pitié pour la jeune
handicapôme et sa curiosité à son égard restait forte même si possible
implication dans le mensonge autour de la mort de Jules lui laissait
un goût amer dans la gorge. Maïe s’arrêta devant eux, le regard
soucieux et prévenant :
« Bonsoir, jeunes gens… »
Anaïs foudroya du regard Maïe et lui rétorqua :
« Bonsoir ? Après cette journée où on a failli se faire tuer ?
— Sans compter ce que vous nous avez caché… », ajouta d’une
voix sombre Rémi.
Les deux adolescents virent que le visage de la femme
handicapôme s’était fermé. Cette dernière lui répondit d’un ton triste
et froid :
« Désolé si on vous a caché certaines choses, mais c’était
nécessaire…
— Vraiment, rétorqua sarcastique Anaïs.
— Oui, intervint Kataia qui semblait chercher à dissiper les

104
tensions, on ne savait pas comment vous auriez réagi si on vous
l’avez dit plus tôt…
— C’est un peu raté pour ça, répliqua Rémi un peu sombre et
sarcastique, c’est agréable de découvrir quelque chose par un autre
qui vous déteste… »
Rémi vit le visage de Kataia se tourner vers lui, dévoilant un
visage sombre, ce qui l’affecta beaucoup bien qu’il eut du mal à
savoir pourquoi. L’adolescente handicapôme lui répondit d’une voix
vive où une certaine émotion se trahissait :
« Tu aurais mieux fait sans doute ?
— Hé, intervint Anaïs, ne parle pas comme ça à mon frère ! »
Le silence s’installa tendu et malaisé entre les deux jeunes gens et
leurs interlocuteurs. Ils se dévisagèrent incertains, alertes et sombres,
ignorant comment interagir. Maïe prit une inspiration et déclara
doucement :
« Écoutez, si on essayait de discuter au lieu de se battre ?
— Je ne sais pas, marmonna Anaïs.
— Et si on faisait cela après vous être défoulés à l’entraînement,
proposa Kataia.
— L’entraînement, demanda d’une voix plus étonnée Rémi.
— Mais oui, dit soudain Maïe qui lança un regard approbateur à
sa congénère, je vous avais promis de vous entraîner à l’épée pour
mieux vous défendre… »
Anaïs et Rémi se regardèrent alors, hésitant beaucoup à accepter
cette offre : leurs jambes étaient trop tremblantes pour qu’ils pussent
tenter de bouger et leur respiration était encore saccadée. Ils étaient
de surcroît encore aigris par l’attitude de Rousslure et des
handicapômes et voulaient leur rendre la pareille. Aussi Anaïs
répondit-elle dans un grommellement :
« Désolé, mais nous sommes épuisés…
— Et que faîtes-vous de vos épées, l’interrompit interloquée
Kataia.
— Comment ça, demanda perplexe Rémi, on s’entraînera quand
on sera moins fatigué…
— Non. Vous m’avez mal compris…
— Et dans quel sens, s’agaça Anaïs.

105
— Kataia voulait parler du pouvoir de vos épées, répondit Maïe.
— Le pouvoir de nos épées, demanda perplexe Rémi.
— Oui. Elles peuvent vous permettre un regain d’énergie si vous
le désirez… »
A ces mots, Anaïs se souvint des instants de son premier séjour
durant lesquels elle s’était senti une force surhumaine lorsqu’elle
utilisait l’épée que lui avait donné Ganmar. Elle se rappela alors avec
quelle facilité elle avait décapité le babouin qui allait frapper son
frère. Rémi était quant à lui dubitatif face à l’affirmation de Maïe,
n’ayant ressenti aucune force supplémentaire lors de l’affrontement
avec les primates. Il tira néanmoins son épée, se demandant comment
elle pourrait lui donner de la force. Il la contempla un instant avant
de la baisser las et irrité. Anaïs tira alors son épée et sembla soudain
ragaillardie. Stupéfait de voir sa sœur de nouveau en forme
apparente, Rémi la fixa interdit. Anaïs le dévisagea et lui lança :
« Penses fortement à qu’elle te donne de la force. »
Sceptique, Rémi regarda de nouveau devant son épée, songeant à
ce que pourrait lui offrir l’épée si elle savait s’en servir. Il sentit alors
ses muscles se raffermir et parut se tenir plus droit sur ses jambes.
Maïe et Kataia sourirent à leur vue, soulagées et heureuses de voir
qu’ils avaient saisis pour leurs épées. Maïe leur demanda :
« Alors, toujours réticents pour l’entraînement ? »
Rémi lui répondit d’une voix ferme et le regard vif et sombre :
« Non. J’ai bien envie de me défouler ! »
Les deux handicapômes rirent alors d’amusement en l’entendant.
Rémi fut d’abord un peu vexé, mais finit par rejoindre les deux êtres
fantomatiques, relâchant d’un seul coup la pression qui l’habitait
depuis la confrontation avec les singes. Anaïs ne comprit pas trop ce
qui se passait, mais rejoignit le mouvement afin de ne pas paraître à
l’écart. Lorsque les rires cessèrent, elle demanda aux deux
handicapômes :
« Quand commençons-nous ?
— Maintenant, répondit Maïe, Yaxun et moi allons vous
entraîner…
— Mais que va faire Kataia, s’enquit Rémi, s’attirant des regards
amusés de sa sœur et des deux handicapômes.

106
— Ne t’inquiètes pas pour moi, répondit l’intéressée, je pourrais
prêter main-forte à mes compagnons si vous leur donnez trop de fil à
retordre…
— Mais ce n’est pas fair-play, protesta le jeune garçon.
— Qui vous a dit que ce serait fair-play, cholovichok ? », lui
rétorqua d’un grand sourire l’adolescente handicapôme.
Rémi fit les grands yeux face à Kataia. Il s’apprêta à lui envoyer
une nouvelle répartie, lorsque Maïe interrompit l’échange en
lançant :
« Suivez-moi ! »
Aussitôt, Anaïs et Rémi suivirent l’handicapôme au milieu du
groupe, déterminés à déverser leur aigreur contre leurs futurs
professeurs et à apprendre à mieux se défendre.

107
Explications

L‘entraînement à l’épée fut très éprouvant pour Rémi et Anaïs. Ils


ne s’attendaient point à un apprentissage agressif de la part de Yaxun
et de Maïe. Cela avait résulté au début de l’exercice à l’envolée de
leurs épées dans les airs, mais aussi à refreiner leur désir d’exutoire
de leur épuisement et colère. Après la troisième tentative, Anaïs avait
demandé aux deux handicapômes de limiter l’agressivité de leurs
attaques. La réponse des deux êtres fantomatiques avait été positive à
la condition que les deux jeunes Tarn fussent plus persévérants et
violents dans leurs propres attaques. Suite à cette concession, les
deux jeunes gens avaient senti l’occasion de déverser toute leur
aigreur. Ils avaient vite déchanté face à la dextérité et à l’adresse de
leurs professeurs fantomatiques. Après une heure d’entraînement où
ils avaient été observés par le reste du groupe, Anaïs et Rémi
s’assirent éreintés et furieux. Leurs corps étaient au bord de
l’épuisement total après les événements de la journée et cet
entraînement. Ils avaient certes finis par parer certains coups de
Yaxun et Maïe, mais se sentaient incapables de se défendre. La mine
épuisée, défaite et sombre, les deux jeunes gens ruminaient dans leur
coin, ne se rendant pas compte que les handicapômes avaient mis en
place un feu. Leurs pensées étaient dominées par la déception et
l’inquiétude : comment allaient-ils faire contre leurs adversaires si
jamais ils devaient de nouveau les affronter ?

Les deux jeunes gens observaient à peine ce qui se passait autour


d’eux, restant plusieurs minutes à broyer du noir. Ils se sentaient
vidés par leur entraînement, ne ressentant plus l’aigreur à l’égard de

108
Rousslure. Ils refoulèrent leurs pensées lorsqu’ils entendirent un petit
cri. Se relevant brusquement, les deux jeunes gens étaient inquiets.
Anaïs était très fébrile et prit son épée, prête à se défendre. Rémi était
tout aussi inquiet et se sentait impuissant, ne songeant même pas à
prendre son épée tant l’entraînement l’avait désabusé. Il s’aperçut
que les handicapômes les regardaient avec surprise, ce qui l’étonna.
« Pourquoi ne sont-ils pas aux aguets ? », se demanda-t-il.
Il se tourna vers sa sœur et constata que cette dernière avait sa
main sur la poigne de son épée. La jeune adolescente était aussi
perplexe à la vue des handicapômes. Elle s’aperçut que son frère la
regardait. Tournant son regard sur lui, elle lui demanda d’une voix
presque agacée :
« Quoi ?
— T’as pas vu que les handicapômes nous regardent comme si
notre attitude les surprenait ?
— Si, et ça m’étonne beaucoup… »
Ils entendirent soudain Harceltout crier à Rousslure :
« Rousslure ! Il y a des souris qui s’attaquent aux vivres ! »
Anaïs et Rémi virent les handicapômes réagir et prirent peur,
conscients que leurs ressources étaient limitées. En voyant les êtres
fantomatiques se ruer vers leur droite, ils se ruèrent avec leurs épées
vers les lieux. Ils devaient protéger leurs vivres. Ils repérèrent une
concentration du groupe des handicapômes autour d’une cavité
enfoncée dans la paroi montagneuse. Arrivés en quelques secondes,
ils virent avec surprise des souris grandes comme celles de la Terre
fuir entre les jambes des handicapômes. Ils remarquèrent à peine
Harceltout et ses deux congénères en train de chasser les rongeurs,
tant ils étaient éberlués par cette vue. Ils ne s’attendaient pas à voir
des animaux de petite taille. Rémi en était le plus stupéfait : après
avoir vu les lycaons et les singes et écouté les récits sur Enchanvie, il
avait escompté la présence de créatures géantes. Anaïs, qui se
rappelait soudain du repas frugal qu’elle avait consommé avec Jules
et les handicapômes, fut cependant étonnée par la situation. D’autant
plus qu’elle avait vu plus d’une dizaine de souris fuir devant la traque
des lycaons et des handicapômes. La surprise était telle chez les deux
Tarn qu’ils ne bougèrent pas, trop occupés à visualiser cet étrange

109
spectacle d’êtres fantomatiques, qui pareils aux habitants de
Hamelin, traquaient des souris. Les deux jeunes gens virent deux ou
trois minuscules formes grimper aux parois avant de disparaître dans
les aspérités de la roche. Ils constatèrent aussi que Harceltout et son
compagnon semblaient se plaire dans cette chasse. Les deux jeunes
gens furent perplexes par cette vue avant de se rappeler du fait que
les deux lycaons étaient des prédateurs et que la chasse était inscrite
dans leurs gènes. Mais le plaisir qu’ils prenaient à le faire les rendait
confus, n’escomptant pas les voir traquer les petits rongeurs avec une
détermination et un enthousiasme, qui aux yeux des jeunes Français,
ne cadraient pas avec les caractéristiques des deux animors. La
situation leur était si surprenante et absurde qu’ils étaient stupéfaits et
incertains s’ils pouvaient en rire ou non.

Les deux jeunes Tarn restèrent immobiles à observer leurs


compagnons faire la chasse aux rongeurs jusqu’à ce qu’un des
handicapômes leur lança :
« Que faîtes-vous ? Ne restez pas planté là ! »
Rémi réagit le premier et se rejoignit à la traque, suivi par Anaïs.
Les deux jeunes gens recherchèrent du regard des souris qui auraient
échappé à la vigilance du groupe, gardant leurs épées en main. Tous
leurs sens s’étaient mis en éveil. Leur fatigue et leurs pensées
s’étaient dissipés au profit de la défense des vivres. Ils tournaient
autour de la cavité afin de repérer un rongeur rusé qui se serait
embusqué dans une cavité proche des vivres. Leur recherche, rendue
compliquée par la concentration des handicapômes, fut infructueuse
après quelques minutes. Ils élargirent alors leur champ de recherche.
Anaïs partit sur la gauche de la cavité, tandis que Rémi alla sur la
droite. Chacun des deux Tarn regardaient dans tous les sens les parois
rocheuses. Ils entendirent alors des battements d’aile dans le ciel. Ce
bruit les inquiéta beaucoup et les immobilisa un court instant. Ils
virent alors une chauve-souris grande comme eux se saisir d’une
souris qui fuyait loin au-dessus de leurs têtes. Les deux jeunes gens
observèrent pétrifiés l’animor volant qui disparut dans le noir. Ils
demeurèrent immobiles quelques instants avant d’entendre Rousslure
leur lancer :

110
« Où allez-vous ? Les souris sont parties. »
Soupirant de soulagement, Anaïs et Rémi rejoignirent le groupe.
Rémi vit les handicapômes se disperser et reprendre leur position de
surveillance des alentours. Il ne restait plus que Rousslure,
Harceltout et l’autre lycaon à proximité de la cavité. Anaïs arriva la
première vers le petit groupe et demanda à Rousslure :
« Il n’y a rien de détruit ?
— Non, répondit la Natachtone, grâce à Harceltout et ses deux
compagnons, on a pu éviter la catastrophe…
— Mais comment se fait-il qu’il y ait des petites souris, demanda
Rémi, je croyais que tous les animors étaient géants…
— Un certain nombre, l’interrompit Harceltout, mais certains ont
comme choisi de garder leur taille ancestrale…
— Choisi ? Vous voulez rire ?
— Non, Rémi…
— Vous avez neutralisé combien de ces rongeurs, demanda Anaïs.
— Une quinzaine…
— Une quinzaine ! Mais c’est énorme !
— Comment ça, questionna Rémi.
— Je n’avais pas trop vu de petits animors la dernière fois que je
suis venue ici, lui expliqua la jeune adolescente.
— Sauf que la dernière fois, intervint Rousslure, la guerre était
assez indécise et les petits animors étaient les principales proies des
alliés de Morsort…
— Mais les choses ont changé depuis, n’est-ce pas ? », demanda
d’une voix sombre Anaïs.
Rousslure eut une mine sépulcrale avant de déclarer d’un ton
résigné :
« Oui. Les ravages de ces derniers mois ont été tels que les
animors sont quasiment décimés…
— Ce qui a permis aux petits animors et aux animors non
impliqués dans le conflit de prospérer… », acheva Harceltout.
A ces mots, Anaïs et Rémi se regardèrent stupéfaits. Ils avaient à
l’esprit ce qu’ils venaient de voir. Anaïs tourna son regard vers
Rousslure et lui demanda :
« Comme la chauve-souris ?

111
— Quelle chauve-souris, s’étonna confuse la Natachtone.
— Celle qui attaquait les souris pendant que ma sœur et moi
étions en train de les chercher, répondit Rémi.
— Effectivement, affirma Harceltout, les chauves-souris font
partie des rares animors n’ayant pas pris part au conflit…
— Je ne comprends pas, intervint de nouveau Rémi, je croyais que
la majeure partie des animors étaient impliqués avec ce qu’Anaïs et
vous avez dit…
— Une grande partie en effet, répondit Rousslure, mais quelques-
uns et les plus petits sont restés à l’écart…
— De plus, ajouta Tachourure, il y a les animors qui fuient le
conflit…
— Comment ça, interrogea Anaïs.
— Certains des animors des deux camps rejettent désormais toute
cette violence absurde, répondit Rousslure, et cherchent à reprendre
une existence plus saine…
— Qu’entendez-vous par existence plus saine ? », s’étonna Rémi.
Tachourure lui expliqua alors :
« Les animors sont comme vos animaux, n’est-ce pas ? Ils ont
peut-être des capacités intellectuelles plus importantes, mais ils
gardent les caractéristiques de leurs ancêtres….
— Et alors, s’enquit le jeune adolescent.
— Et alors ? Les deux camps, surtout celui de Morsort, ont bridé
ces caractères…
— C’est pour ça que vous semblez prendre autant de plaisir à
chasser ces souris, déduisit Anaïs.
— En effet… C’est quelque chose que nous n’avions plus trop
connu depuis que Morsort a engagé la quasi-totalité des animors
carnivores dans cette guerre…
— Pourtant, avec vos instincts de chasseurs, vous avez beaucoup
d’atouts…
— Sauf que Morsort nous a fait combattre comme si nous étions
des mutanimors ou des Natachtones… Sans vouloir vous offenser. »,
ajouta le lycaon en direction de Rousslure.
Cette dernière secoua la tête avant de déclarer :
« Ce n’est rien, Tachourure… Mais c’est vrai que Ganmar ou

112
Morsort ont envoyé beaucoup d’animors se battre comme si c’était
des pantins…
— Maudit soit le jour de leur naissance, maugréa le lycaon.
— Tu maudis donc ma venue dans ce monde ?
— Non, répondit un peu déstabilisé le canidé.
— Ne t’inquiète pas… J’ai parfois eu ce type de pensée… »
Mais tandis que Rousslure et les deux lycaons leur expliquaient la
situation des animors, Anaïs et Rémi dévisageaient Harceltout et
Tachourure avec peine, choqués d’entendre que les animors devaient
se battre sans tenir compte de leurs instincts. Anaïs eut soudain une
pensée à ce qu’elle avait vu en cours d’histoire sur la Grande Guerre
et songea que ces animors étaient comme ces soldats : de la chair à
canon. Elle ressentit une violente colère à l’égard de Morsort et
Ganmar.
« Comment pouvaient-ils être aussi ignobles envers ceux qui les
servaient ? », se demanda-t-elle.
Elle eut une pensée pleine d’appréhension. Qu’arrivera-t-il aux
animors une fois la guerre finie ? La jeune adolescente se sentit
soudain concernée par ce qui se passait, malgré ce que sa conscience
lui disait. La jeune adolescente avait pourtant le sentiment d’être
davantage concernée par ce qui se passait. Elle réfléchit alors à ce
qu’elle voulait. Elle savait qu’elle voulait retrouver ses parents sains
et saufs et découvrir la vérité.
« Mais est-ce qu’il s’agit seulement de ça ? », se demanda-t-elle.

Alors que sa sœur réfléchissait, Rémi fut sidéré par ce qu’il venait
d’entendre, n’ayant jamais pensé que cette guerre dans laquelle il se
trouvait à présent était aussi cruelle. Il ressentit de la pitié pour les
animors qui s’affrontaient, mais aussi du dégoût : ce n’était que le
deuxième jour qu’il se trouvait sur ce monde et pourtant, il
commençait à regretter son choix. Il savait que ses parents étaient
prisonniers de Morsort, mais était-ce à lui de les sauver ? Il regarda
sa sœur et se rappela de ce que Rousslure avait dit à cette dernière le
soir précédent. Le jeune garçon songea qu’il devait rester afin de
pouvoir aider sa sœur.

113
Les deux Tarn interrompirent le fil de leurs pensées lorsque
Rousslure leur demanda :
« Vous allez bien ? »
Anaïs fut la première à répondre, déclarant mal à l’aise :
« Ça va… Mais ce que vous venez de nous dire me choque…
— C’est ignoble, ajouta Rémi, comment peut-on être aussi
infect ?
— La soif de pouvoir et la haine, je suppose… », répondit
Rousslure.
Rémi entendit son ventre gargouiller, ce qui fit rire tout le monde,
lui inclus. Le jeune garçon se rendit compte qu’il n’avait rien mangé
depuis des heures. Anaïs eut la même pensée alors qu’elle entendit
Rousslure s’exclamer :
« Bon sang ! Mais on n’a rien mangé depuis des heures. »
La jeune adolescente dévisagea la Natachtone, étonnée de la voir
réagir ainsi. Rousslure se tourna vers des handicapômes et leur
lança :
« Judih, Ming, Sîtâ, Yosef ! Il faut préparer un repas !
— Ṭhika āchē, Rousslure ! », répondit Sîta.
Anaïs et Rémi virent les quatre handicapômes accourir vers eux et
chercher des vivres. Les êtres fantomatiques repartirent peu après
vers le feu avec des morceaux de viande et des produits ressemblant
à des fruits. Rémi se tourna vers Rousslure et l’interrogea :
« Quand est-ce ce sera prêt ? »
La Natachtone réfléchit quelques secondes avant de répondre :
« Peut-être une demi-heure…
— Une demi-heure ! Mais qu’est-ce qu’on va faire en attendant ?
— Peut-être vous reposer…
— Nous reposer, demanda Anaïs un peu perplexe.
— Oui… J’ai vu votre entraînement…
— On l’avait remarqué, l’interrompit Rémi.
— Certes… Mais il a été très éprouvant…
— L’inverse m’étonnerait, dit Anaïs sarcastique.
— Et après cette alerte, continua la Natachtone, je pense que vous
aimeriez souffler un peu… »
Les deux Tarn se dévisagèrent, sentant encore leurs muscles

114
endoloris par l’entraînement à l’épée. Le fait que Rousslure leur
demandât de se reposer les soulageait. Ils hochèrent d’approbation la
tête et se mirent à chercher une place où ils pourraient s’asseoir et
s’étendre. Dans leur marche, ils observèrent les handicapômes en
train de surveiller les alentours, de contrôler le feu ou de préparer le
repas. Les deux jeunes Tarn se rendirent compte que la nuit était
tombée en constatant combien les handicapômes étaient plus
lumineux que d’ordinaire et que les lieux subissaient l’éclairage très
contrasté du feu. Les deux jeunes gens finirent par repérer un espace
libre non loin de la paroi rocheuse qui faisait face à la cavité où
étaient protégées les vivres. Seuls deux handicapômes montaient la
garde dans les parages. L’espace se trouvait à environ dix mètres du
foyer. Mais la distance avec le foyer ne dérangeait pas trop les deux
Tarn. Ils s’assirent d’abord dans l’espace tout en plaçant leur dos
contre le mur. Anaïs se plaça à gauche de son frère. Les deux jeunes
gens étendirent leurs jambes avant d’observer d’un regard absent
l’activité effervescente des handicapômes. Ils sentirent leurs
paupières s’alourdir et luttèrent pendant quelques minutes contre le
sommeil avant de se laisser gagner par la torpeur.

Un bruit de battement d’ailes les réveilla. Ils jetèrent un regard sur


les alentours, mais la nuit noire était présente : hormis les ombres
créées par les flammes et la luminosité éclatante des handicapômes,
les environs étaient bien trop sombres pour permettre aux deux
jeunes gens de discerner quoi ce fût. Rémi, qui se sentit très fatigué,
plongea de nouveau dans la somnolence. Anaïs repéra quant à elle
des broches en train de griller au-dessus des flammes. Un
handicapôme surveillait le feu. Les autres continuaient leur rôle de
sentinelle. La vue des ténèbres la mit mal à l’aise, mais elle était
rassurée par la présence des handicapômes. La jeune adolescente se
leva et s’avança avec précaution vers le feu : elle avait très faim et
voulait manger le plus vite possible. Elle ne chercha pas à réveiller
son frère. Elle traversa l’espace qui la séparait du foyer en quelques
secondes et découvrit que c’était Sven qui veillait sur le feu. Ce
dernier la vit arriver et la salua. Anaïs en fit de même avant de
demander :

115
« Quand seront prêtes les broches ?
— Bientôt. », répondit dans son accent scandinave l’handicapôme
qui ajouta peu après :
« Vous allez bien ?
— Comment ça, demanda Anaïs encore mal réveillée.
— Après ce qui s’est passé aujourd’hui…
— Ça peut aller, affirma sèchement la jeune adolescente.
— Et pour ta vue ?
— Elle va bien, merci… »
La jeune adolescente s’interrompit et dévisagea l’handicapôme
scandinave :
« Comment savez-vous que ma vue s’est améliorée ?
— C’est moi qui t’aie soignée juste après notre arrivée dans la
grotte… »
Anaïs regarda avec gratitude l’être fantomatique avant de ressentir
de l’appréhension, l’amenant à demander :
« Est-ce que ça ne vous a pas posé problème ? »
Sven regarda avec sympathie la jeune Française :
« Tu veux dire par rapport à la contrepartie de mes pouvoirs de
guérison ? Non, ça va…
— Mais comment avez-vous pu le gérer ?
— J’ai transféré la souffrance dans la roche. Ça l’a éclatée…
— Pourquoi, s’étonna la jeune adolescente qui se rappelait de ce
qui s’était passé après que Yaxun l’eut soignée.
— Rien ne se perd, rien se créé, Anaïs. Il faut que la phmousis de
ce monde s’exprime d’une façon ou d’une autre… »
Anaïs ne comprit pas vraiment les propos de l’handicapôme. Elle
allait lui demander des explications supplémentaires, lorsqu’elle
entendit de nouveau des battements d’aile. Elle leva les yeux au ciel,
mais ne vit que le ciel noir d’encre. Fixant du regard les cieux, elle
s’enquit :
« Qu’est-ce que c’était ces battements ? Des chauves-souris ? »
La voix de Sven lui répondit :
« Plutôt des chouettes montagnardes…
— Des petits rapaces, questionna la jeune adolescente en baissant
les yeux vers l’handicapôme.

116
— Petits par rapport aux animors que t’as rencontré ? Oui… »
À ce moment, Anaïs entendit une voix douce qui lui était devenue
familière dire à Sven :
« Alors, Sven, ça tourne comment les broches ? »
Anaïs tourna son regard vers la nouvelle venue. Kataia était juste
derrière l’handicapôme scandinave. Elle constata que l’adolescente
handicapôme portait à sa garde une lame fine. La jeune adolescente
déduisit que Kataia devait être de garde. Elle entendit Sven répondre
à cette dernière :
« Ils sont presque à point, comme je le disais à mademoiselle
Tarn… »
Anaïs se sentit un peu gênée par la manière dont Sven l’appelait et
le lui fit savoir :
« Appelez-moi simplement Anaïs, Sven. Ça fait moins formel… »
Kataia dévisagea Anaïs avant de lui demander d’un ton plutôt
enjoué :
« Pas trop éprouvant l’entraînement de ce soir ? »
Anaïs ne savait comment répondre. A d’autres, elle aurait rétorqué
de façon ironique. Mais avec Kataia, cela lui paraissait inutile et
provocant. Elle déclara simplement :
« Ça peut aller…
— J’ai ouï dire que Rousslure allait faire en sorte d’atténuer la
rigueur de votre entraînement…
— Certes… »
Mais avant d’exprimer autre chose, Anaïs vit Kataia lever les yeux
au ciel et dire d’une voix neutre :
« Il risque d’y avoir de l’orage pour demain…
— Ça ne va pas arranger notre voyage », dit sombre Sven.
A ces mots, Anaïs fut prise d’appréhension : elle était déjà assez
inquiète par ce qu’elle avait entendu sur les Gorges Profondes. Elle
soupira :
« Génial… »
Kataia dut l’entendre, car l’adolescente handicapôme lui répliqua :
« Ce n’est pas comme si c’était un blizzard… »
Anaïs se souvint soudain de son périple dans la montagne lors de
son précédent séjour où elle avait eu affaire à la tempête de neige.

117
Cela l’amena à penser de nouveau à Jules. Elle ressentit alors ce
mélange d’aigreur et de tristesse, ainsi qu’un désir de retrouver son
ami pour pouvoir s’expliquer avec lui. La jeune adolescente sentit
son cœur se serrer. Elle pesta silencieusement contre Kataia :
« Pourquoi m’a-t-elle rappelé ce maudit voyage dans la
montagne ? »
Ses pensées s’estompèrent lorsqu’elle entendit soudain cette
dernière lui demander :
« Ton frère n’est pas avec toi ? »
Anaïs fut si surprise par la question de l’handicapôme qu’elle ne
répondit pas. Avant de pouvoir trouver une réponse, Kataia lui
répondit d’un ton plaisant :
« Ce n’est pas grave… Je vais le réveiller… Il aura sans doute
autant faim que toi… »
L’adolescente handicapôme partit vers l’endroit où Rémi dormait,
avant qu’Anaïs n’eût le temps de réagir. La jeune adolescente
observa perplexe Kataia marcher en direction de son frère. Elle
l’appréciait beaucoup depuis cette conversation dans le défilé, mais
était toujours confuse par rapport aux liens qui se construisaient entre
son frère et elle. Elle avait du mal à déterminer s’il s’agissait d’amitié
ou d’autre chose, bien que l’idée lui parut invraisemblable. Perdue de
nouveau dans ses pensées, elle entendit à peine Sven lui parler. Elle
se tourna vers l’handicapôme scandinave et lui demanda un peu
perdue :
« Pardon ?
— Je disais que t’avais l’air troublé par Kataia.
— C’est que… Je ne sais pas quelle idée me faire de la relation
qui se tisse entre mon frère et elle… »
Anaïs tourna son regard vers Sven qui la fixait d’un air songeur. Il
l’invita à s’asseoir, ce qu’elle accepta par politesse. Sven s’installa à
son tour. Pour Anaïs, cela ressemblait plutôt à un repli des jambes,
car mis à part sa tête, ses membres et la fine ligne du contour de son
corps, rien d’autre n’était visible chez l’handicapôme. Sven
interrogea l’adolescente, le regard songeur :
« Tu trouves qu’ils sont trop proches ? »
Anaïs fut quelque peu ébranlée par la question, déclarant

118
promptement :
« Non, non, pas ça… Enfin si, un peu… J’ai vu mon frère la
regarder comme s’il était attiré par elle… Ce que je n’arrive pas trop
à croire…
— T’as peur que leur relation n’aboutisse à une impasse ? »
Anaïs regarda confuse l’handicapôme. Ce dernier lui dit :
« Écoute-moi, Anaïs… Kataia a été beaucoup traumatisée par
cette malédiction, mais aussi par le meurtre de sa famille… Cela lui a
pris du temps pour se reconstruire… Elle a réussi à s’accepter grâce à
Rousslure, Jules et moi… »
Anaïs fut horrifiée par ces propos et blêmit en entendant le nom
de son ami, mais respira profondément pour chasser son trouble
avant de demander :
« Mais quel rapport avec Rémi ? »
Elle vit Sven la regarder avec tristesse, ce qui l’affecta beaucoup.
Elle ne savait pas pourquoi il était peiné. L’handicapôme lui dit d’une
voix contrite :
« Pardonne-nous de vous avoir caché ce qui était arrivé à
Jules… »
La jeune adolescente fut estomaquée par ce qu’elle entendait, ne
s’attendant pas du tout à cela. Elle avait l’impression que
l’handicapôme avait volontairement changé de sujet. Mais avant
qu’elle ne pût dire un mot, Sven continua :
« Lorsque nous l’avions trouvé dans la montagne peu après ton
retour chez toi, il était tellement mal au point qu’il a failli mourir.
Rousslure s’était mis d’accord avec lui pour le faire passer pour
mort… »
Anaïs plaqua sa main contre sa bouche pour retenir une
exclamation. Elle était si abasourdie par ce que l’handicapôme lui
racontait qu’elle ne songeait même pas à l’interrompre. Sven
remarqua son choc, mais continua son récit :
« Ils estimaient que c’était la seule solution pour cacher sa
présence à Morsort, mais aussi pour éviter davantage de troubles
chez vous…
— Sur ce point, ça a foiré… », marmonna amère Anaïs qui eut
soudain une interrogation :

119
« Mais comment avez-vous fait pour donner l’impression que son
corps était revenu sur Terre ? Et pourquoi étiez-vous dans les
montagnes ? »
Anaïs fut inquiète en voyant Sven faire une tête de dix pieds de
long et sentit son ventre se nouer à l’idée que ce devait être une
action horrible qu’ils avaient dû commettre pour arriver à maquiller
la disparition de Jules. L’handicapôme scandinave lui répondit d’une
voix grave :
« Nous étions dans les montagnes car Rousslure voulait être
assurée que vous soyez réparti chez vous et qu’aucun incident ne soit
venu entraver votre départ. Quant à la manière de donner
l’impression que le corps de Jules était revenu sur Terre, un
handicapôme s’était porté volontaire pour l’âmusion…
— L’âmusion ?
— Une sorte de rituel par lequel un handicapôme décide de
sacrifier son âme pour guérir des blessures magiques mortelles… »
Anaïs écarquilla les yeux d’horreur, n’osant croire qu’un être
fantomatique pouvait sacrifier ce qui lui restait pour pouvoir sauver
Jules et le faire passer pour mort. Sven était accablé mais continua
son explication :
« Dans le cas de Jules, l’âmusion consistait à transférer le
maximum du poison et de la phmousis qui s’étaient immiscés dans
son corps dans l’être de l’handicapôme. Ça a réussi, l’handicapôme
est décédé juste après, devenu un corps brûlé… »
Sven s’interrompit, la voix chargée de chagrin. Anaïs fut peinée de
le voir dans cet état, d’autant plus lorsqu’elle vit son regard briller de
morosité. Elle voulut cependant savoir ce qui s’était passé après et
encouragea l’handicapôme à continuer. Sven resta silencieux
quelques secondes pour pouvoir reprendre ses explications. Il finit
par déclarer :
« Nous avons dû enlever le drapeau que vous aviez planté, le
temps d’envoyer le corps de notre compagnon dans votre monde…
Kataia nous a accompagné et vous a observé… Nous avons ensuite
remis le drapeau en espérant qu’il protégerait votre monde
d’incursions malveillantes… »
Anaïs s’aperçut que le regard de Sven s’assombrissait lorsqu’il fit

120
une nouvelle pause dans son explication. L’handicapôme la
dévisagea avec intensité et lui raconta d’une voix grave et sinistre :
« Il y a environ six mois, nous avons découvert que les alliés de
Morsort avaient détruit le drapeau qui limitait les passages entre
notre monde et le vôtre… Jules était inquiet pour sa mère et pour
toi…
— Et alors ?
— Rousslure lui a assuré qu’il n’arriverait rien à sa mère ou à toi
et est allée sur Terre avec nous…
— C’est pour ça que vous nous avez amené ici ?
— Parce qu’on a veillé sur vous… Kataia plus que tout autre… »
Anaïs fut estomaquée par ce qu’elle venait d’entendre, sollicitant
Sven d’une voix incrédule :
« Comment ça ?
— Nous faisions des rondes afin de limiter les soupçons des
mutanimors sur notre présence et pour informer le plus souvent
possible Jules… Mais Kataia nous a demandé avec insistance à ce
qu’elle reste pour veiller sur ta famille après sa première venue sur
votre monde…
— Mais pourquoi ?
— D’abord parce qu’elle avait suffisamment entendu parler de toi
et qu’elle voulait veiller sur toi… La seconde… »
À ce moment, la voix de Kataia interrompit les explications de
Sven :
« Je présume que tu parles de moi, Sven ? »
Anaïs tourna son regard vers l’adolescente handicapôme. Cette
dernière ne semblait pas du tout contrariée. La jeune Tarn fut quelque
peu déstabilisée en la voyant si proche de son frère qui se tenait juste
à côté d’elle.

Rémi dormait encore lorsqu’il avait senti une caresse douce et


chaude sur sa joue. En ouvrant les yeux, il découvrit Kataia
agenouillée près de lui. A sa vue, il sentit son cœur battre à tout
rompre. Il ne savait pas comment interpréter ce qu’il ressentait pour
l’handicapôme. Il n’eut pas le temps d’y penser davantage que cette
dernière lui avait dit de venir pour manger un morceau. Le jeune

121
garçon avait de nouveau entendu son ventre gargouiller. Il s’était levé
et accompagna Kataia. Il s’était mis à côté d’elle pour pouvoir
discuter avec elle, ou plutôt l’inverse. En effet, alors qu’ils avaient
fait deux pas en direction d’Anaïs et de Sven, Kataia lui avait
demandé pendant qu’ils marchaient :
« Tu te débrouillais comment à l’école ? »
Rémi avait été surpris par la question. Il ne s’attendait pas à ce
que l’adolescente handicapôme lui eût demandé ce qu’il faisait chez
lui, alors qu’elle ne devait pas trop connaître son monde. Avant qu’il
n’eût donné une réponse, elle ajouta :
« Ne sois pas surpris… N’oublie pas que mes compagnons et moi
avions veillé sur vous… »
Le jeune garçon la dévisagea effaré :
« Comment ça ?
— Tu ne serais pas là si nous n’avions pas été là pour empêcher
les mutanimors de vous enlever…
— Cela ne les a pas empêché d’enlever nos parents, rétorqua le
jeune garçon.
— Ya znayu, lui répliqua avec une voix contrite Kataia, mais ils
ont agi avec célérité et j’ai dû en affronter trois pour les empêcher de
s’en prendre à toi… »
Elle s’était soudain interrompue. Rémi l’avait regardé avec
stupéfaction, ne s’étant pas attendu à entendre l’handicapôme lui dire
qu’elle l’avait défendu contre ces mutanimors, quels qu’ils fussent. Il
ressentit alors grandir son admiration, du moins ce qu’il qualifiait
ainsi son attirance pour l’adolescente handicapôme. Il avait remarqué
l’assombrissement des joues du visage fantomatique de Kataia, ce
qui le rendit perplexe.
« Qu’est-ce que ça peut signifier, se demanda-t-il, Rougirait-
elle ? »
Il s’était rendu compte qu’ils n’étaient plus qu’à deux pas du feu
et repéra les broches en train de griller. Il sentit alors ses narines
frétiller de plaisir à l’odeur de la viande qui cuisait. Il vit que les
handicapômes se tenaient pareils à des sentinelles. Rousslure et les
lycaons se reposaient dans un coin. La vue de la Natachtone avait
aigri le jeune garçon. Il avait enfin repéré sa sœur en train de discuter

122
avec un handicapôme. Se tournant vers Kataia, il lui confia comment
était sa vie sur Terre avant de lui demander ce qu’elle avait fait
pendant leur mission. L’adolescente handicapôme lui avait répondu
qu’elle s’était attachée à ce que lui et sa sœur ne fussent pas menacés,
veillant sur eux jour et nuit. Le jeune garçon était impressionné par le
dévouement que l’handicapôme avait fait preuve dans sa tâche.
L’être fantomatique slave et lui arrivèrent vers ces derniers lorsqu’il
entendit l’handicapôme dire à Anaïs :
« … suffisamment parlé de toi et qu’elle voulait veiller sur toi. La
seconde… »
Il vit Kataia interpeller l’handicapôme d’une voix intéressée :
« Je présume que tu parles de moi, Sven ? »
Cela l’avait surpris. Comment Kataia pouvait-elle savoir ce que
l’handicapôme évoquait à sa sœur ? En regardant cette dernière, il
remarqua son regard confus. Il se demanda ce qui pouvait la troubler.
Il n’eut le temps d’y réfléchir car Sven répondit à Kataia :
« C’est exact. Anaïs était troublée par le fait que tu aimes bien la
compagnie de son frère… »
Rémi rougit en entendant l’handicapôme scandinave et crut voir
Kataia avoir les joues plus sombres. Anaïs crut percevoir la gêne
chez son frère et l’adolescente handicapôme. Les propos de Sven la
firent aussi réagir :
« Mais pas du tout ! Je ne vois aucun problème à voir mon frère
fréquenter une handicapôme ! »
Rémi fut stupéfait des mots de sa sœur. Il songea qu’elle voulait
dire qu’elle ne voyait aucun problème à le voir discuter avec Kataia.
Mais le ton de voix de sa sœur lui donnait l’impression qu’elle ne
voyait aucun inconvénient pour une relation plus forte.

Anaïs ne remarqua pas l’étrange regard que lui lançait son frère,
mais fut cependant surprise par le clin d’œil que lui adressa Kataia.
La jeune adolescente n’eut pas le temps d’y penser davantage car
Kataia interpella de nouveau Sven :
« Attention Sven ! Les morceaux vont noircir ! »
Elle tourna son regard vers Sven et le vit enlever les broches, ce
qui l’amusa beaucoup, car elle n’escomptait pas voir un handicapôme

123
manquer d’attention à ce qu’il faisait. Elle était aussi un peu gênée,
car c’était leur repas qui risquait de partir en fumée.

Rémi était lui plutôt amusé par la situation tout en regardant les
broches pour vérifier qu’elles n’étaient pas trop grillées. Il sentit
soudain Kataia effleurer son épaule. Le jeune garçon la regarda un
peu étonné. A la vue du visage fantomatique, il ressentit de nouveau
ce sentiment qu’il jugeait inqualifiable. Il trouva Kataia belle,
sympathique et charmante. Il lui demanda d’une voix où se trahissait
la surprise et l’admiration :
« Pourquoi m’effleures-tu ? »
Le jeune garçon crut voir de la gêne dans le regard de
l’handicapôme. Cette réaction le rendit perplexe. Il entendit soudain
Sven leur lancer :
« Alors, vous venez ? »
Rémi s’approcha aussitôt du feu. Anaïs, qui était la plus proche,
n’eut pas besoin de se lever pour aller prendre une des broches. Elle
prit celle que Sven lui tendit et lui déclara :
« Merci. »
L’handicapôme hocha la tête. Anaïs vit son frère la rejoindre. Elle
observa Kataia s’éclipser comme si elle ne voulait pas trop interférer
avec eux. Cela surprit la jeune adolescente.
« Pourquoi Kataia ne veux pas nous déranger ? », se demanda-t-
elle.
Rémi ne remarqua pas le regard confus de sa sœur lorsqu’il
s’assit. Il prit à son tour la broche que lui tendait Sven. Le jeune
garçon était si affamé qu’il croqua à pleines temps le morceau de
viande le plus proche de la broche. Il trouva que la viande était un
peu trop cuite, mais son ventre qui criait famine lui fit oublier cette
sensation.

Anaïs avait retourné son regard vers sa broche, décrocha le


premier morceau avant de le dévorer. Le goût de la viande lui fut un
délice après l’éprouvante journée qu’elle avait connu. Elle dégusta
avec plaisir le premier morceau. La faim la tenaillait tant qu’ayant
achevé ce morceau, elle se rua sur le second morceau et commença à

124
l’engouffrer. Elle accepta la gourde en bois que lui offrait Sven, sa
gorge étant sèche. Elle engloutit une bonne gorgée d’eau avant de
reprendre son repas.

Rémi s’attaquait à son troisième morceau et vit Sven s’approcher


de lui avec une gourde. Il la prit et la consomma au point de la lever
à la verticale. Il s’interrompit lorsque Sven lui lança :
« Sakte sakte ! Sinon ta sœur et toi n’en auraient plus pour
demain ! »
Le jeune garçon lui rendit la gourde avant de reprendre son repas.

Après quelques instants à consommer les morceaux de viande de


leurs broches respectives, Anaïs et Rémi se sentirent repus. Ils
allaient se lever pour reprendre la place qu’ils avaient choisie pour se
reposer, lorsque Sven les interpella en leur indiquant une place à
proximité du feu :
« Reposez-vous ici. Vous aurez plus chauds… »
Anaïs répondit à l’handicapôme :
« C’est très gentil de votre part, mais nous préférons dormir à
l’écart…
— A quoi bon vous fatiguez pour quelques mètres ? Dormez ici
près du feu. Vous serez plus confortables. », l’interrompit ferme et
amical l’handicapôme.
Anaïs hésita : elle aurait préférée passer la nuit à laisser décanter
ce qu’elle avait appris aujourd’hui, mais était consciente que dormir
auprès du feu lui garantirait une meilleure nuit de sommeil. Rémi ne
se sentait pas motivé à faire le parcours inverse pour aller se reposer,
trouvant de surcroît que la chaleur des flammes était un confort
remarquable comparé à l’air glacial qu’il avait senti lorsque Kataia
l’avait réveillé. A la pensée de Kataia, il tourna aussitôt son regard
autour de lui, mais ne parvint pas à la voir parmi les handicapômes,
ce qui l’attrista. Il était si affecté par cette absence qu’il n’entendit
pas Anaïs le questionner au sujet de la proposition de Sven. Tournant
son regard vers sa sœur, il s’enquit un peu absent :
« Pardon, Anaïs ?
— Je te demandais si tu étais d’accord pour dormir près du feu,

125
comme Sven nous le demandes…
— Je ne serai pas contre. », lui affirma le jeune garçon.
Anaïs observa perplexe son frère, qui s’étendit de tout son long
sur le sol rocailleux. Le jeune garçon ne trouvait pas cela très
confortable, mais chercha à s’endormir le plus vite possible.

Voyant que son frère cherchait à s’endormir, Anaïs tourna son


regard vers Sven et lui déclara :
« D’accord. »
Mais alors qu’elle s’allongeait à son tour sur le sol, elle entendit
Sven lui dire :
« Ton frère a l’air soucieux… »
Cela surprit la jeune adolescente qui jeta un coup d’œil à son
frère. Ce dernier commençait à dormir. Retournant ses yeux vers
Sven, elle lui demanda :
« Pourquoi dîtes-vous cela ?
— Il semblait chercher quelqu’un du regard quand tu lui as
demandé son avis… »
Anaïs réfléchit aussitôt à ces propos : elle avait constaté qu’il avait
été distrait lorsqu’elle lui avait demandé son avis. Elle pensa aussitôt
à Kataia qui s’était éclipsée juste avant leur repas. Elle observa les
alentours, mais n’arriva pas à la repérer. Sven s’aperçut qu’elle
cherchait à repérer quelque chose et lui demanda :
« Tu veux savoir qui il voulait trouver ?
— Non, j’ai ma petite idée, mais… »
Sven l’interrompit en lui disant d’un ton amusé :
« Tu penses qu’il voulait voir où se trouvait Kataia, n’est-ce
pas ? »
Anaïs fut prise au dépourvu par la réponse de l’handicapôme. Elle
se demanda confuse :
« Mais comment fait-il pour savoir mes pensées ? »
Elle n’eut pas le temps de se pencher sur la question, car Sven lui
annonça :
« Kataia est partie faire son tour de garde, tu pourras rassurer ton
frère pour ça… »
Et avant que la jeune adolescente n’eût réagi, l’handicapôme

126
ajouta d’un ton plus brusque :
« Et maintenant dors ! »
Anaïs fut si frappé par le ton de voix de l’être fantomatique
qu’elle ne chercha pas à protester. Elle s’étendit au sol. Elle chercha à
trouver une position plutôt confortable pendant quelques minutes
avant que la fatigue pesante l’amena à refermer ses paupières.

127
Les Gorges Profondes

Anaïs et Rémi furent réveillés par Maïe, qui les invita du geste à
ne pas parler. Les deux jeunes gens remarquèrent le feu presque
éteint et le ciel sombre au-dessus de leurs têtes. Ils en déduisirent que
la nuit n’était pas encore terminée. Ils prirent les fruits proposés par
Judih, et tout en les consommant, observèrent le groupe se préparer.
Les handicapôme étaient en train de vérifier les alentours. Harceltout
et ses deux compagnons les secondaient dans leur travail. Balayant
les environs du regard, Anaïs et Rémi virent Rousslure quelques
mètres devant eux en train de discuter avec deux handicapômes. Ils
ressentirent une certaine aigreur à l’égard de la Natachtone du fait de
ce qui s’était passé dans le défilé. Anaïs était cependant curieuse de
savoir le sujet de la discussion, mais les trois interlocuteurs parlaient
avec une discrétion qui dérouta la jeune adolescente. Rémi concentra
son regard sur l’handicapôme avec lequel Rousslure parlait, espérant
que ce serait Kataia. Il était frustré de ne pas l’avoir vu au moment de
dormir et au réveil. A sa grande déception, il vit qu’il ne s’agissait
pas de l’handicapôme slave, mais de Meiko et d’Atnio. Penchant sa
tête vers sa sœur, il lui demanda :
« Tu sais de quoi ils parlent ?
— Non, répondit un peu dépitée la jeune adolescente, pourtant
quelque chose me dit que c’est très important…
— Vu la tête de Rousslure, ça doit l’être… »
Anaïs hocha sa tête en signe d’approbation, ayant repéré le visage
fermé et très soucieux de Rousslure. Ils l’entendirent soudain parler
avec force :
« Écoutez-moi tous ! Atnio et Meiko m’informent qu’ils ont

128
neutralisé deux éclaireurs loups… »
Anaïs et Rémi se regardèrent avec anxiété, n’escomptant pas
entendre parler d’une présence si proche des alliés de Morsort dans
les parages. Leur inquiétude s’accrut lorsque Rousslure enchaîna :
« D’autre part, Harceltout, Tachourure et Chasspide m’ont
informé que des rapaces alliés à Ganmar survolaient de temps à autre
les Gorges Profondes… »
Anaïs et Rémi devinrent livides à ces mots, conscients que les
alliés de Ganmar allaient les poursuivre après ce qui s’était passé la
veille. A la vue de leurs compagnons qui les dévisageaient d’un œil
préoccupé, ils se ressaisirent et prirent une profonde respiration pour
chasser leur trouble. Ils entendirent un des handicapômes demander à
Rousslure :
« Qu’est-ce qu’on va faire ? »
La Natachtone répondit aussitôt :
« On se tient au plan de départ. Avec de la chance, on pourra
passer avec discrétion… »
Un bruit qui semblait mélanger la résignation et la compréhension
retentit parmi les handicapômes. Anaïs et Rémi n’étaient pas trop à
l’aise : l’idée qu’ils pussent se faire repérer par les alliés de Ganmar
ne leur plaisait guère. Anaïs ressentit un vif ressentiment envers le
père de Rousslure. Le fait que son camp se trouvait dans les environs
ne faisait qu’accroître son aigreur. Rémi était inquiet à l’idée qu’ils
pouvaient rencontrer de nouveau des alliés de Ganmar après le
combat d’hier, ou de se faire attaquer par les forces de Morsort. Les
deux jeunes Tarn entendirent Rousslure lancer à l’ensemble du
groupe :
« En avant toute ! »
Alors que les handicapômes commencèrent à bouger, Anaïs et
Rémi se levèrent et les suivirent. Ils s’aperçurent que Harceltout,
Tachourure et Chasspide avaient rejoint Rousslure, Chasspide
traînant quelque peu du fait de ses blessures. Alors qu’ils
s’avançaient en direction du passage plus étroit du défilé qui leur
faisait face, ils entendirent une voix familière derrière eux :
« Excusez-moi, mais puissé-je vous rejoindre ? »
Rémi, qui avait tressailli au ton de la voix, tourna sa tête et vit

129
avec joie Kataia. Cette dernière lui sourit. Le jeune garçon lui rendit
son sourire. Anaïs, qui tournait son regard à son tour vers
l’handicapôme slave, la regarda avec sympathie. Elle se sentait bien
avec cette dernière, voire mieux qu’avec le reste du groupe. Elle
répondit à Kataia :
« Bien sûr. Je n’y vois aucun inconvénient…
— Moi non plus. », s’empressa de dire Rémi, tout content de
pouvoir être en compagnie de Kataia.
Anaïs regarda avec amusement son frère. Elle se rendit compte
que Kataia semblait être heureuse de leur réponse. Et alors qu’elle se
mit à leur hauteur, le groupe qui les accompagnait s’enfonça dans
l’étroit défilé. Ils s’engouffrèrent à leur tour dans le passage. Kataia
se tourna vers Rémi :
« Rémi, je m’excuse de l’avoir quitté de la sorte hier, mais j’avais
à surveiller les environs. »
Anaïs dévisagea l’adolescente handicapôme avec attention,
amusée par son souci d’avoir de bonnes interactions avec son frère
mais appréciant aussi ce souci de l’être fantomatique à faire preuve
de respect et de sollicitude. Rémi dévisagea un court instant Kataia,
son regard rempli d’émotions alors qu’il ressent une vive
appréciation et respect pour la volonté de Kataia de rectifier une
action dont il avait eu du mal à comprendre la logique. Il dévisagea
ému cette dernière et lui sourit :
« Je comprends, Kataia. Tu n’as pas à t’excuser. »
Kataia eut un sourire soulagé et heureux à la réponse du jeune
garçon. Alors qu’ils avancent dans le défilé, Kataia dévisage les deux
jeunes Français :
« Parlez-moi de votre monde. Je n’ai guère eu l’occasion de le
voir du fait de ma mission et nous avions des consignes claires pour
éviter de provoquer des incidents qui auraient surprenants pour les
vôtres. »
Si Anaïs eut un court instant d’hésitation, incertaine à parler de sa
vie sur Terre par appréhension de regretter de ne pas être revenue
quand le choix lui fut donné, Rémi fut plus prompt à répondre :
« Bien sûr Kataia ! Tu nous a parlé de ce à quoi ressemblait ta vie
avant… »

130
Il s’interrompit, incertain de continuer par peur de froisser
l’adolescente handicapôme. Cette dernière eut un sourire
compréhensive :
« Ne t’inquiètes pas. Je comprends ce que tu veux dire. »
Rémi fut soulagé alors qu’Anaïs décida d’intervenir à son tour :
« D’accord, Kataia. Ce n’est pas comme si nous allions avoir
beaucoup à faire en ce moment. »

Le soleil était déjà haut dans le ciel sombre lorsque le groupe des
handicapômes et leurs compagnons sortirent du défilé. Anaïs et Rémi
avaient présenté leur vie sur Terre et tout ce qu’ils connaissaient à
Kataia durant ce trajet. L’adolescente handicapôme avait été
émerveillée par leurs descriptions et les avancées que l’humanité
avait développées sur Terre et en faisait part aux deux jeunes gens :
« C’est incroyable ce que les vôtres ont fait alors que les miens
devaient survivre et se développer sur Enchanvie avant que les
Natachtones et Cobranins ne nous traquent. »
Rémi acquieça de la tête, remué et touché par l’émerveillement
enthousiaste de l’handicapôme alors qu’Anaïs se contenta de hocher
de la tête, une partie d’elle songeant au fait que son frère et elle
auraient pu revenir quand Rousslure leur avait proposé. Elle refoula
cette pensée, songeant à ses parents et ne voulant plus subir les
événements liés à ce monde. La luminosité soudaine du soleil dans
leurs yeux amena soudain les trois compagnons à prêter davantage
attention à leur environnement. Ils se rendirent compte qu’ils
n’étaient plus dans le défilé. Le paysage était plus dégagé avec une
gigantesque trouée qui s’étendait au loin parmi les monts géants
couverts de nuages orageux. Une végétation rase poussait sur le sol
rocailleux. Alors qu’ils s’avançaient toujours sur le passage
désormais libéré de la pesante présence des parois montagneuses,
Anaïs et Rémi constatèrent que les handicapômes, Rousslure et les
trois lycaons tournaient peu à peu vers la droite. Ce mouvement
étonna les deux jeunes gens, qui s’attendaient à continuer en
direction de la trouée. Anaïs se tourna vers Kataia et lui demanda :
« Kataia, sais-tu pourquoi Rousslure et ceux qui sont devant nous
ne vont pas dans la trouée ? »

131
La jeune adolescente vit l’handicapôme slave tourner son regard
en direction de la tête de groupe avant de lui déclarer d’un ton plutôt
grave :
« Oui… Cette trouée est la région des Gorges Profondes. »
Rémi regarda avec fébrilité la trouée et découvrit que celle-ci était
couverte d’une végétation rase. Il crut aussi voir couler une rivière au
fond de la trouée. Quant à Anaïs, entendre de nouveau le nom de la
région la fit frissonner. Elle se ressaisit et rétorqua à Kataia :
« Et alors ? Je croyais qu’on devait passer par là…
— Et on va le faire, mais pas comme tu le penses… »
Anaïs et Rémi regardèrent perplexes l’handicapôme. Cette
dernière leur expliqua :
« Les Gorges Profondes ne peuvent être traversées que par les
chemins qui bordent les parois rocheuses qui l’entourent… »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent avec anxiété. Chacun d’eux crurent
prendre conscience de la dangerosité du périple qu’ils allaient faire
dans cette région. Rémi demanda à Kataia d’une voix inquiète :
« Mais pourquoi ne peut-on pas traverser directement les Gorges
Profondes ?
— Parce qu’il n’y aucun passage qui le traverse en son sein. Seule
la rivière Sourcemont les parcourt, et croyez-moi, la traverser
relèverait ou du courage ou du suicide…
— Comment ça, s’enquit Anaïs d’une voix tendue.
— Ses flots impétueux sont suffisamment puissants pour emporter
tout un troupeau d’éléphants… »
Anaïs blêmit à ces mots, se visualisant l’image commentée par
Kataia, se souvenant de Sagessmoire et de sa harde. Cherchant à
refouler l’angoisse et la tentative de reprocher à l’handicapôme sa
comparaison, la jeune Française questionna l’être fantomatique :
« Mais comment peux-tu savoir cela ? »
— Avant de veiller sur vous, j’ai participé à quelques missions
d’observation du camp de Ganmar dans les environs… Nous sommes
passés par ici… Je me souviens encore du sentiment de vertige et
d’incertitude qui pesait sur moi… Mes compagnons m’ont informé
de tout ce qu’ils avaient vu ou entendu sur cette région…
— Elle est donc si dangereuse que cela ? », demanda d’une voix

132
des plus anxieuses Rémi.
Le jeune garçon vit l’handicapôme lui lancer un regard rassurant
et lui dire :
« Surtout pour les animors… Très peu d’entre eux sont passés par
là, et de ceux qui l’ont emprunté, ils ne sont qu’une minorité à y
avoir survécu… »
Et avant qu’Anaïs et Rémi ne se sentissent davantage mal à l’aise,
elle ajouta :
« Mais si cela peut vous assurer, nous autres handicapômes
l’avons déjà emprunté deux fois…
— Bonne nouvelle, déclara Anaïs d’une voix peu convaincue.
— Faites-nous confiance, lui affirma Kataia, faites-moi
confiance… »
Anaïs et Rémi se regardèrent avec anxiété. Mais alors qu’ils
allaient répondre à Kataia, cette dernière leur lança :
« Attention ! Il faut tourner ! »
Rémi s’arrêta net alors qu’il se rendit compte qu’il se trouvait à
environ un mètre du bord. Il découvrit un vide impressionnant en
dessous duquel coulait la rivière torrentiel qui serpentait entre deux
pics rocheux. A cette vue, lui qui n’avait jamais connu de vertige,
ressentit un profond malaise. Kataia remarqua bien la situation du
jeune garçon et le tira par l’épaule, même si le jeune garçon sentit des
t. Le geste de l’handicapôme sortit ce dernier de sa torpeur, même
s’il sentit des tremblements indicibles dans la main et le bras de cette
dernière, comme si elle ressentait elle aussi le vertige. Bien que
décontenancé et davantage anxieux par cette impression, Rémi recula
avant de bifurquer sur sa droite et vit alors un chemin qui s’étirait le
long de la paroi rocheuse. La vue du chemin le rendit davantage
blême. La présence de Kataia l’apaisa cependant. Se tournant vers
elle, il lui déclara :
« Merci de m’avoir prévenu… Et je te fais confiance, Kataia… »
Cette dernière ne répondit pas, mais le regarda avec un sourire.
Cette vue réveilla avec force l’étrange sentiment qui rongeait le jeune
garçon. Il ne savait comment l’appréhender.
« Est-ce juste de l’attirance ou davantage ? », se demanda-t-il.

133
Alors que son frère réfléchissait sur ses sentiments, Anaïs se remit
de la sensation affreuse et lourde qu’elle avait ressentie en
découvrant le vide qui faisait face à son frère et elle. La vue du
paysage et du vide l’avait déstabilisé et fait émerger un violent
sentiment d’appréhension qui l’étouffait au point de vaciller. La
jeune adolescente était reconnaissante à Kataia de les avoir averti et
d’avoir empêché Rémi de tomber par accident dans le vide. Entendre
son frère affirmer sa confiance à Kataia et les voir interagir la
touchait et l’émouvait, même si cela lui était un peu difficile à
comprendre ou à accepter. La jeune Française regarda le chemin
sinueux qu’ils allaient bientôt emprunter et se sentit frissonner. Elle
tourne ensuite son regard vers Kataia, se rassérénant un peu alors
qu’elle déclara :
« Si mon frère te fait confiance, je te fais aussi confiance… »
Anaïs vit l’handicapôme lui sourire. Elle lui répondit avec un
sourire chaleureux avant de reporter son regard vers le paysage
devant elle et de reprendre sa marche.

Le groupe avançait avec prudence sur l’étroit chemin serpentant le


long de la paroi montagneuse. Anaïs et Rémi ne se sentaient pas du
tout à l’aise : le passage était large comme un passage piéton, créant
une sensation d’étroitesse et d’insécurité alors que les profondeurs
abyssales des gorges s’imposaient sur leur gauche. Cette vue leur
donnait un violent vertige contre lequel ils devaient lutter. Le sol
rocailleux présentait par endroit des fissures. Leur avancée était très
saccadée au point de ralentir les handicapômes qui marchaient
derrière eux. Les deux jeunes gens s’appuyaient parfois contre la
paroi pour avoir un point d’appui pour leur marche périlleuse.
Kataia, qui se trouvait juste derrière eux, les encourageait de temps à
autre à avoir un pas plus confiant. Les deux jeunes gens n’osaient
regarder les environs ou le ciel sombre, de peur de faire un faux pas.
Tous deux avaient la tête qui tournait, ce qui empirait leur
appréciation du terrain et les obligea à plus de circonspection. Ils
entendaient de temps à autre les cris des rapaces qui surveillaient les
environs. Cela ne les rassurait pas du tout, anxieux de se faire repérer
par ces alliés de Ganmar. Anaïs essaya de marcher sans penser à quoi

134
ce fût. Rémi ne se sentait pas trop confiant pour continuer d’avancer,
mais les encouragements qu’envoyait de temps en temps Kataia le
motivaient. Devant eux, le groupe avait pris un peu d’avance et
cheminait d’un pas plus sûr.

Alors qu’ils atteignaient un tournant du sentier, Anaïs s’arrêta net,


faisant stopper son frère. Non loin devant elle, le chemin était coupé
en deux par une brèche large d’un mètre. Rémi ne put voir cet
obstacle et demanda d’une voix tendue à sa sœur :
« Anaïs, pourquoi t’arrêtes-tu ?
— Le chemin est coupé par un grand trou ! »
Anaïs sentit soudain une goutte d’eau lui frapper le front. Levant
les yeux au ciel, elle entendit avec effroi le grondement du tonnerre.
Elle se dit pour elle-même :
« Il ne manquait plus que ça… »
Derrière elle, Kataia lui lança :
« Anaïs ! Il faut que tu te lances ! »
Anaïs obtempéra et s’élança. En retombant de l’autre côté du trou,
elle manqua de perdre l’équilibre. Mais au moment où elle allait
tomber dans le vide, un handicapôme qui la précédait lui attrapa le
bras et la tira devant elle. Anaïs regarda l’être fantomatique et vit
qu’il s’agissait de Yaxun. Elle lui lui dit dans un murmure :
« Merci. »
Elle vit l’handicapôme s’écarter contre le mur, comme pour la
laisser passer. La jeune adolescente était impressionnée de voir l’être
fantomatique agir comme si l’environnement ne l’affectait pas,
même si elle nota un tremblement dans ses gestes. La jeune
adolescente hésita à avancer, manquant de tourner son regard vers
Rémi. Yaxun lui déclara avec assurance :
« Vas-y… Je vais sécuriser ton frère si jamais il perd pied… »
La jeune adolescente s’avança un peu hésitante. En jetant un
nouveau regard sur Yaxun, elle le vit lui lancer un regard
d’encouragement. Plus confiante, Anaïs s’avança pour rejoindre le
reste des handicapômes. S’appuyant encore sur la paroi rocheuse, la
jeune adolescente se rendit compte que la roche commençait à
devenir humide avec l’averse qui s’abattait en cet instant. La jeune

135
Française ne se sentit malaisée à la perspective de traverser sous ce
temps un chemin aussi risqué. Elle était d’autant plus anxieuse
qu’elle n’entendait plus les battements d’ailes des rapaces qui
volaient au-dessus d’eux.

Rémi s’était avancé et avait vu Yaxun rattraper sa sœur. Soupirant


de soulagement, le jeune garçon s’avança vers la brèche. Il sentit les
gouttes de pluie tomber de plus en plus nombreuses. Il soupira à la
sensation humide et entendit le tonnerre gronder une nouvelle fois.
Le jeune garçon n’appréciait guère l’idée de se retrouver au beau
milieu d’un orage. Regardant la brèche, il prit un peu d’élan et
avança d’un pas rapide. Il fit un petit bond et retomba sur ses pieds.
Le vertige qui le dominait manqua de lui faire perdre l’équilibre,
mais Yaxun le rattrapa avec célérité. Regardant l’handicapôme, Rémi
lui dit :
« Merci. »
Il vit l’handicapôme acquiescer de la tête, puis l’inviter à
continuer d’avancer. Rémi regarda derrière lui et vit que Kataia
attendait de pouvoir passer. Le jeune garçon ne voulait pas être
séparé de l’adolescente handicapôme. Il entendit Yaxun lui dire :
« Ne t’inquiète pas pour les autres. Ils n’ont pas le problème de
l’équilibre… »
Sentant la main de Yaxun le pousser vers l’avant, Rémi se rendit
compte qu’il devait avancer. D’un pas réticent, il se mit à marcher
pour rejoindre sa sœur. Il sentit que le sol commençait à devenir
humide sous la pluie ruisselante. La sensation ne lui était pas très
agréable. Alors qu’il marchait d’un pas raide et chancelant, des flots
commencèrent à couler le long de la paroi rocheuse. La pluie était
désormais torrentielle, rendant les mouvements du jeune garçon plus
compliqués. Le sol qui devenait glissant le poussa à un excès de
prudence dans sa marche alors que la crainte de tomber dans le vide
s’accentuait.

Non loin devant son frère, Anaïs n’était pas dans une meilleure
position : la roche qui se couvrait d’eau rendit ses pas glissants,
l’humidité commença à envahir la fourrure de son vêtement, créant

136
une sensation froide et mouillée peu agréable pour ses pieds. Elle
chercha à ne pas y penser et continua d’avancer pour rejoindre le
reste du groupe quelques mètres devant elle. Elle pensa à son frère,
s’arrêta et risqua un coup d’œil derrière elle alors qu’elle luttait
contre son vertige. Elle vit Rémi dix mètres derrière elle s’avancer
avec un zèle de prudence sous la pluie battante. La jeune adolescente
se rendit compte que son frère était en difficulté et soupçonna le rôle
des conditions météorologiques dans la détérioration du parcours.
Elle s’inquiéta de ce qui pourrait arriver à Rémi si jamais sa prudence
lui portait préjudice. Elle fut tentée d’aller l’aider, mais se retint
malgré elle alors que son regard s’attarda un court instant sur le
précipice, provoquant une nouvelle sensation de vertige et d’anxiété.
Luttant avec grand peine contre ces sensations horribles, la jeune
adolescente se força à reprendre sa marche alors que les
handicapômes devant elle commençaient à la distancer.

Rémi était tétanisé et avançait avec la lenteur d’un escargot, tâtant


avec désagrément et dégoût la paroi ruisselante d’eau alors qu’il était
trempé par l’averse en cours. Kataia lui lança soudain vive et
inquiète :
« Rémi ! Avances plus vite !
— Tu crois que c’est facile de marcher sur un tel chemin avec ce
temps ?
— Nemaye, mais si tu continues de marcher ainsi, tu vas non
seulement nous faire distancer du reste du groupe, mais tu auras
d’autant plus de chances de faire un mauvais pas ou de te faire
repérer… »
A ces mots, Rémi se sentit piqué au vif : il n’était pas question
pour lui de faire un accident. Il commença à s’avancer d’un pas plus
rapide. En voyant marcher plus rapidement son frère, Anaïs soupira
de soulagement et reprit sa marche avec difficulté, le sol savonneux
entravant ses pas. Elle parvint néanmoins après quelques minutes
ardues à rejoindre l’arrière de la tête de groupe. Sa marche rapide
permit à Rémi de rattraper les quelques mètres qui le séparait
d’Anaïs. Cependant, avec le terrain glissant et la pluie diluvienne, ses
pieds patinaient sur le sol. Alors qu’il ne se trouvait plus qu’à deux

137
mètres de sa sœur, le jeune garçon sentit soudain ses pieds se
dérober. Il entendit Kataia lui crier avec effroi :
« Rémi ! »
Le jeune garçon s’étendit de tout son long sur le sol humide. Le
choc au sol fut rude. Dans sa chute, le jeune garçon avait mis ses bras
en protection. Il les sentit frotter contre la roche et ressentit un
violent choc le parcourir, le secouant au point d’en perdre
connaissance.

Entendant Kataia crier de frayeur, Anaïs fit volte-face et vit


paniquée son frère gisant inconscient non loin du bord. Affrontant
son vertige, elle s’approcha du corps de Rémi. La jeune adolescente
sentit son cœur battre la chamade et sa respiration devenir saccadée.
Elle ne voulait pas perdre son frère. Son regard était si concentré sur
ce dernier qu’elle ne vit pas Kataia se ruer vers ce dernier. Alors
qu’elle se trouvait à un mètre de son frère, elle vit soudain des bras
fantomatiques prendre ce dernier et le retourner pour l’éloigner du
vide. Anaïs allait protester mais vit qu’il s’agissait de Kataia. Cette
dernière sembla soudain glisser et faillit lâcher Rémi. D’instinct,
Anaïs rattrapa son frère mais sentit le poids de ce dernier peser sur
elle alors que ses pieds glissaient sur la roche inondée d’eau. Kataia
put éloigner Rémi du bord, mais Anaïs se sentait déséquilibrée et si
des bras ne l’avaient pas saisi, elle sentait qu’elle aurait fait le grand
plongeon. Tournant son regard, elle découvrit Sîtâ. L’handicapôme
indienne était inquiète alors qu’elle dévisageait Anaïs puis Kataia qui
tenait dans ses bras Rémi :
« Kintu ki hacchē ? Rousslure et Harceltout étaient inquiets. »
Stupéfaite d’entendre Sîtâ d’abord parler dans une langue qu’elle
ne connaît pas, Anaïs ne répondit pas. Kataia intervint d’une voix
étranglée alors qu’elle cherchait à déplacer le corps de Rémi :
« C’est ma faute… Je lui ai dit d’aller plus vite… »
Anaïs tourna son regard vers Kataia et vit son visage désemparé
avec des yeux scintillants comme si elle pleurait. Cette vue stupéfia
et accabla Anaïs, qui n’avait jamais vu autant d’émotions chez
l’adolescente handicapôme. Alors qu’elle s’appuyait sur la paroi
rocheuse pour tenir et qu’elle reprenait son souffle, elle jeta un coup

138
d’œil sur son frère et vit qu’il était toujours inconscient, un léger
hématome se discernant au front. Inquiète par cette vue, la jeune
Française était très inquiète :
« Va-t-il bien ? »
Kataia ne lui répondit pas, absente et regardant avec affliction
Rémi alors qu’elle cherchait à avancer avec lui. Anaïs fut troublée
par cette vue : son frère inconscient lui était déjà pénible, mais de
voir une handicapôme qu’elle appréciait avoir de la peine l’attrista.
Elle voulut aider, mais sa récente expérience et leur situation l’en
dissuada. Elle vit Yaxun s’approcher de Kataia, ce dernier affirmant à
Kataia :
« Ce n’est pas ta faute, Kataia…
— Chy, ça l’est, rétorqua l’adolescente handicapôme.
— Ma’. Il a réagi un peu piqué au vif par ce que tu lui as
demandé…
— C’est donc bien ma faute ! »
Anaïs fut morose à la vue de la situation. Elle était aussi fébrile :
la pluie ne cessait de tomber, et elle était plus trempée que jamais.
Elle avait aussi conscience du vertige qui continuait de l’affecter.
Elle désirait repartir au plus vite, mais se demanda comment ils
allaient faire avec Rémi inconscient. Il ne pouvait être transporté trop
longtemps, et ils ne pouvaient se permettre de rester ici dans les
conditions actuelles. Elle entendit Sîtâ interrompre intervenir à
nouveau alors qu’elle sentit sa main se poser sur son épaule :
« Il faut qu’on se remette en route. Rester ici va tous nous ralentir
et nous mettre en danger. »
Anaïs se tourna vers Sîtâ, mais avant qu’elle n’eût pu parler, elle
entendit l’handicapôme indienne lui dire :
« J’informerai Rousslure de la situation. Nous saurons trouver une
grotte dans les environs. »
Anaïs soupira de soulagement à ces mots. S’apprêtant à se
retourner pour reprendre s amarche, elle jeta un nouveau regard sur
Kataia qui continuait de tenir Rémi dans ses bras et de le tirer. Elle
vit le regard soucieux de Yaxun, ce dernier s’enquérant auprès de sa
S’appuyant contre la paroi pour éviter de vaciller, elle se retourna
vers l’arrière du groupe, voyant que Kataia s’était relevée et tenait

139
entre ses bras Rémi. Elle entendit Yaxun interroger cette dernière :
« Kataia, est-ce vraiment une bonne idée ? Tu risques de le faire
tomber…
— C’est ma faute, lui répondit l’handicapôme slave, et je dois le
mettre en un lieu sûr, où on pourra le soigner plus facilement…
— Mais comptes-tu le faire seule ? Laisse-moi t’aider, Béet… »
Anaïs crut voir l’hésitation dans les yeux de l’handicapôme. Elle-
même admirait le désir de Kataia de vouloir aider son frère à tout
prix, mais appréhendait qu’elle pût lâcher ce dernier et être
responsable d’une situation plus dramatique. Elle décida d’intervenir
pour accélérer le mouvement :
« Laisse-le t’aider, Kataia… Tu auras au moins quelqu’un d’autre
pour te seconder si jamais… »
La jeune adolescente n’osa terminer sa phrase, de peur de pousser
l’adolescente handicapôme à faire un mauvais choix. Cette dernière
la fixa des yeux un court instant avant de lui déclarer résignée :
« Dobre, Anaïs… »
L’handicapôme slave se tourna vers Yaxun et lui acquiesça de la
tête. Ce dernier se déplaça avec prudence pour être devant Kataia et
prendre les jambes de Rémi. Anaïs soupira de soulagement et se
retourna malgré des difficultés pour reprendre sa marche sous la
pluie dans ce passage qu’elle maudissait en son for intérieur. Alors
qu’elle marchait de nouveau, elle risqua une observation des environs
obscurcis par l’orage. Mais elle ne remarqua rien hormis la vallée et
le ciel sombre. La jeune adolescente avança toute soucieuse et
bataillant contre le mal-être qui la déséquilibrait et l’inconfort de sa
progression.

Tandis que les éclairs zébraient à intervalle régulier le ciel sombre,


le groupe des handicapômes se trouva dans une zone exiguë du
chemin, large pour laisser passer une seule personne. En dessous
d’eux le gouffre semblait infini. Alors qu’elle s’approchait de la zone
dangereuse, Anaïs soupira, ignorant combien de temps le groupe
marcherait sur ce chemin périlleux, mais était sûre d’une chose : ils
ne pouvaient pas continuer avec son frère toujours inconscient et le
transporter dans de telles conditions lui semblait de plus en plus

140
risqué. Elle espérait que Sîtâ avait prévénu Rousslure pour qu’ils
pussent trouver au plus vite un abri pour s’occuper de Rémi.
Tournant ses yeux sur le paysage montagneux, elle aperçut avec un
certain dégoût se découper dans la paroi montagneuse sous la lueur
des éclairs des formes lui rappelant un peu trop son cours de biologie
sur la reproduction, notamment une cavité à la forme un peu trop
reconnaissable. Détournant le regard par dégoût et malaise, elle
entendit soudain un long hurlement de terreur qui résonnait comme
un cri des enfers. Saisie d’effroi, Anaïs s’immobilisa un court instant.
Jetant un regard devant elle, elle vit un handicapôme qui s’était
arrêté. S’approchant avec grand peine de ce dernier, elle demanda
pétrifiée de crainte :
« Mais que se passe-t-il ? »
L’handicapôme tourna sa tête. Elle reconnut Ming. Ce dernier
était grave :
« Un lycaon n’a pas réussi à franchir le passage exigu devant
nous… »
— On va devoir passer un passage exigu… »
Anaïs frémit à ses mots, songeant au fait qu’elle allait devoir y
passer. Elle sentit son ventre se nouer à la pensée de son frère, de
Yaxun et de Kataia.
« Comment Yaxun et Kataia allaient-ils faire pour le faire passer
sans risque ? », songea-t-elle avec inquiétude.
Elle demanda à Ming :
« Qu’est-ce qu’on fait ?
— Zhè hěn jiǎndān. On va passer l’un après l’autre. »
Bien que n’ayant pas saisi le début de réponse de l’handicapôme,
Anaïs n’était cependant pas rassurée et une partie d’elle était secouée
par le fait que Ming semblait passer outre le décès d’un de leurs
alliés. Cherchant à maîtriser sa fébrilité et s’appuyant contre la paroi
douchée d’eau, elle :
« Est-il long ? »
Ming jeta un regard devant lui. Anaïs ne put discerner ce qu’il
observa, mais le vit tourner de nouveau son regard vers elle :
« Bù, je dirais trois mètres…
— Trois mètres ! Mais comment va-t-on faire passer mon frère ? »

141
Ming réfléchit quelques secondes au problème, se rendant bien
compte de la difficulté que cela supposait
« Dis à ceux qui le portent que l’un d’eux devra le porter sur lui,
tandis que le second l’aidera à avancer… », finit-il par répondre.
Anaïs fut saisie d’appréhension à ces mots, pressentant que Kataia
voudrait porter Rémi. Cela l’inquiéta, car elle ne savait pas si
l’adolescente handicapôme aurait la force d’avancer sur un chemin
étroit de trois mètres avec le corps de son frère. Incapable de
répondre sans sentir l’anxiété l’écraser, elle hocha de la tête avant de
se tourner en direction du chemin. Respirant profondément, la jeune
adolescente se retourna vers l’arrière du groupe. Yaxun se
rapprochait avec prudence alors qu’il continuait de porter les jambes
de son frère. Son regard était grave et soucieux. Anaïs songea qu’il
avait entendu le hurlement et son écho. Prenant une forte inspiration,
Anaïs lui lança :
« Yaxun ! Le chemin est plus étroit sur trois mètres devant nous…
Ming m’a chargé de vous dire que… »
Anaïs s’interrompit, n’osant terminer sa phrase : elle avait peur
pour son frère. Elle faisait confiance en Yaxun et Kataia, mais ne
pouvait s’empêcher de penser à ce qui se passerait s’ils subissaient le
même sort que le lycaon qui avait chuté. Yaxun continua d’avancer et
lui demanda alors que la distance se réduisait entre lui et elle :
« Oui ? »
La jeune adolescente acheva sa phrase d’une voix étranglée :
« Il m’a dit que l’un de vous deux devait porter Rémi, tandis que
l’autre l’aiderait à avancer… »
Elle entendit alors Kataia annoncer derrière Yaxun :
« Je le porterai. »
Yaxun demanda d’une voix soucieuse :
« En es-tu sûre ? Je sens que tu as un peu de mal à le tenir… »
Yaxun laissa traîner ses mots comme hésitant à poursuivre. Anaïs
entendit Kataia répondre catégorique :
« Absolyutno. T’es mieux placé que moi pour m’aider à avancer
sur ce passage que moi…
— Jaj a t’aan. », répondit l’handicapôme maya en soupirant.
Anaïs regarda avec appréhension les deux handicapômes, espérant

142
qu’ils pourraient faire traverser l’étroit passage à son jeune frère. Elle
entendit soudain Ming crier derrière elle :
« Suivant ! »
Devinant que c’était son tour, Anaïs dit aux deux handicapômes :
« Attendez que je vous donne le signal…
— Et si tu tombes ? », demanda Yaxun d’une voix anxieuse.
Anaïs fut prise d’appréhension à cette pensée avant de se
ressaisir :
« Je ne tomberai pas.
— Je l’espère… Bonne chance ! »
Acquiesçant de la tête à l’handicapôme, Anaïs se retourna et alla
droit devant elle. Elle vit peu après le passage : étroit de moitié
comparé au reste du chemin et plutôt instable, notamment avec le
torrent d’eau qui y ruisselait. Elle n’eut aucun mal à imaginer
pourquoi un des lycaons avait fait une chute mortelle. Elle espérait
que ce n’était pas Harceltout, bien qu’une partie d’elle-même se
sentait coupable de penser cela alors que ses deux compagnons les
aidaient autant. De l’autre côté attendait Ming qui l’invita du bras à
avancer. D’un pas hésitant et prudent, la jeune adolescente se mit à
s’avancer sur le passage périlleux. Sa respiration était très saccadée,
ses pas mal assurés et glissants, sa vue toujours incertaine à cause du
vertige et de la peur de subir le même sort que le lycaon. Elle se
tenait en équilibriste, cherchant à tout prix à s’arc-bouter contre la
paroi humide et dégoulinante d’eau. La jeune française se forçait à
poser sa main malgré l’inconfort glacial et glissant qu’elle ressentait.
Elle ne pouvait s’empêcher de regarder de temps à autre le vide
mortel qui s’offrait sur sa droite, ce qui l’angoissa davantage. La
jeune adolescente avançait incertaine et fébrile, le sol semblant
chercher à se dérober à chacun de ses pas. Ming l’encouragea à
avancer par des gestes du bras, mais la jeune adolescente
commençait à douter de la possibilité d’atteindre l’autre côté tant le
parcours lui paraissait interminable. Alors qu’elle avait atteint la
moitié du passage, le doute et l’anxiété étaient si fortes que la jeune
adolescente ralentit son mouvement au point de s’immobiliser. Elle
commençait à s’affoler et chercha à s’agripper contre la paroi. Ming
remarqua la situation délicate de l’adolescente et lui lança d’une voix

143
forte :
« Qu’est-ce que tu fais, Anaïs ? Il ne te reste que la moitié du
passage ! »
Anaïs entendit l’écho retentir dans les gorges. Elle trembla et
n’osa répondre ou bouger. Elle pensa à Rémi et sentit une nouvelle
force naître en elle : elle ne pouvait cesser d’avancer, son frère avait
besoin de soins et avait besoin d’elle ! Respirant un grand coup,
Anaïs se remit à avancer. Son temps d’hésitation la fit chanceler.
Ming anticipa le danger et la rejoignit pour l’aider à achever la
traversée du passage exigu. La présence de l’handicapôme la rassura
beaucoup et la motiva à terminer cette traversée redoutable. Elle
atteignit en quelques courts instants la partie la plus sûre du chemin.
Tournant son regard vers Ming, elle lui répondit dans un souffle :
« Merci beaucoup. »
Ce dernier la salua. Anaïs le vit se tourner et crier :
« Hěn hǎo ! Vous pouvez passer ! »
Anaïs resta sur place. Bien que l’immobilité la mettait dans une
position plutôt instable, elle voulait voir si Yaxun et Kataia allait
réussir à traverser cet endroit avec son frère inconscient. Elle
s’indifféra de la pluie torrentielle qui continuait de s’abattre sur la
montagne. Elle entendit soudain Ming lui dire :
« Continues d’avancer… »
Anaïs sentit un nœud se nouer dans son ventre. Tournant son
regard vers l’handicapôme chinois, elle murmura d’une voix un peu
étranglée :
« Mais mon frère… »
Une autre voix l’interrompit :
« Don’t worry. Ming saura aider Yaxun et Kataia. Songe à te
mettre à l’abri… »
Anaïs n’en crut pas ses oreilles. Se retournant, elle vit Judih
ajouta :
« Rousslure a trouvé une grotte non loin d’ici… Nous allons nous
y arrêter le temps que l’orage soit terminé… »
Anaïs sentit son anxiété pour son frère s’estomper quelques peu.
Elle se remit à marcher sur le chemin sinueux, suivant l’handicapôme
anglophone. La marche était toujours aussi compliquée sous le ciel

144
orageux, mais la perspective d’avoir un abri la motivait plus que
jamais et dénouait le nœud en ses entrailles.

Après quelques instants de cheminement, Anaïs vit Judih


approcher un handicapôme en train d’attendre. Ce dernier salua
l’handicapôme avant de faire signe à Anaïs de venir. S’approchant de
l’être fantomatique, la jeune adolescente reconnut Sven. Elle se
rendit compte qu’il se trouvait juste devant l’entrée d’une grotte et
constata que le passage était un peu plus large. Pleine d’espoir, la
jeune adolescente se hâta d’entrer dans la grotte et s’enfonça dans les
profondeurs. En s’avançant au cœur de la caverne, Anaïs se rendit
compte qu’elle était plutôt basse de plafond et un peu humide. Elle
découvrit les autres handicapômes en train de préparer un feu, la
grotte s’avérant assez vaste et éclairée par la luminosité des
handicapômes. Elle repéra dans un recoin Rousslure et deux lycaons
en train de discuter. Anxieuse, elle scrutait avec attention les deux
canidés, cherchant à savoir leur identité. Une partie d’elle était
soulagée de voir que Harceltout était encore en vie. Reconnaissant
après quelques instants Tachourure dans le second lycaon, elle eut
une pensée sombre et triste en songeant que c’était Chassenpide qui
ne s’en était pas sorti. La jeune adolescente était contrite, se
demandant si les blessures qui handicapaient le prédateur n’avaient
pas eu raison de lui au pire endroit. Elle entendit soudain du bruit
derrière elle. La jeune Tarn se retourna et vit le reste des
handicapômes entrer dans la grotte. Elle soupira de soulagement à la
vue de Kataia et Yaxun arrivant avec Rémi dans leurs bras. Le jeune
garçon était toujours inconscient et douché par l’orage. A cette vue,
Anaïs se rendit compte qu’elle était elle-même trempée et ses habits
commençaient à se gorger d’eau. Elle se rapprocha du feu qui
commençait de briller. Yaxun et Kataia étendirent Rémi non loin du
foyer. Anaïs les observa et espéra que son frère reprendrait
connaissance. Elle vit Rousslure s’approcher d’elle. La jeune
adolescente eut d’abord un regard de défiance à l’égard de la
Natachtone, ayant à l’esprit les événements de la veille, avant de
songer qu’elle avait besoin d’elle pour arriver saine et sauve dans le
camp des handicapômes et pour comprendre la vérité. Rousslure

145
s’arrêta en face d’elle et lui demanda d’un ton soucieux :
« Anaïs, comment va ton frère ? »
La jeune Française fut prise au dépourvu par la question et
répondit un peu déboussolée :
« Il est inconscient et une grosse bosse au front…
— Rien de grave ?
— Non. Il devrait s’en remettre…
— Tant mieux… », répondit d’une voix soulagé la Natachtone.
Anaïs fut un peu étonné de voir la Natachtone être rassurée avant
de se rappeler qu’elle devait les amener en sécurité dans le camp des
handicapômes. Voyant que la Natachtone restait à proximité d’elle, la
jeune Tarn se demanda ce qu’elle lui voulait. Son aigreur et sa
défiance à l’égard de cette dernière lui revinrent à l’esprit même si le
poids de l’anxiété et la fatigue les édulcoraient. Prenant une
inspiration pour chasser ses troubles, elle demanda :
« Que voulez-vous de plus ? »
Rousslure la regarda d’un air triste. Anaïs ne supporta pas ce
regard, mais avant qu’elle n’eût le temps de réagir, Rousslure lui
répondit :
« Je veux discuter avec toi et ton frère au sujet de certaines choses
qu’on n’a pas encore discuté…
— Pas encore discuté, s’exclama la jeune adolescente qui vit tous
les regards se tourner vers elle.
— Hier, vous étiez avec Kataia et Sven… Et je sentais que vous
aviez besoin de souffler après ce qui s’est passé dans le défilé… »
Anaïs songea aussitôt à la soirée précédente, se souvenant qu’elle
ne voulait pas trop voir la Natachtone. Elle regarda droit dans les
yeux cette dernière et lui dit d’une voix un peu dure :
« Entendu… Mais ne nous cachez rien…
— Je ne le ferai pas. », lui affirma Rousslure.
La Natachtone repartit dans un autre coin de la grotte pour
discuter avec certains des handicapômes. Anaïs tourna son regard
vers le feu qui commençait à crépiter. Au-dehors, un long roulement
de tonnerre se fit entendre.

146
Discussion

Ouvrant ses yeux avec difficulté, Rémi découvrit une pénombre


contrastée sous ses yeux avant de s’apercevoir qu’il était étendu sur
un sol rocheux, recouvert d’une couverture. En se plaçant en position
assise, il ressentit une douleur au front qui le fit grimacer. Le jeune
garçon tâta son front et se rendit compte qu’il avait une petite bosse
sur la partie gauche de celui-ci. Il entendit des éclats de voix et des
bruits de pas autour de lui et décela une source de chaleur. Jetant un
regard sur les alentours, il découvrit un feu en train de crépiter non
loin de lui et les handicapômes rayonnant de lumière en train de
s’activer autour de lui. Il chercha du regard sa sœur, espérant que
cette dernière allait bien, et songea à Kataia. Il sentit soudain une
main se poser sur son épaule gauche. Tournant son regard derrière
lui, il vit avec soulagement cette dernière en compagnie de sa sœur et
de Rousslure. Il observa le soulagement et la culpabilité dans le
regard de l’handicapôme slave, ce qui l’attrista. Il se demanda
pourquoi l’adolescente handicapôme était dans cet état avant
d’entendre alors Rousslure lui déclarer d’un ton rassuré :
« T’es enfin réveillé ! Tu nous as fait peur, tu sais… »
Rémi regarda la Natachtone, ressentant de la gêne et un léger
agacement tout en étant soulagé, car il savait que tous s’étaient
souciés de lui. Anaïs s’agenouilla auprès de lui :
« Comment te sens-tu ? »
Continuant de sentir son front endolori, le jeune garçon se retint
de grimacer :
« Cela peut aller… »
Anaïs acquiesça soulagée de la tête alors que Kataia soupira aussi

147
rassurée, son regard contrit paraissant moins appuyé. Rousslure se
tourna vers deux autres handicapômes qui se trouvaient à proximité :
« Maintenant que notre jeune ami est réveillé, asseyons-nous pour
pouvoir discuter… »
Rémi vit Rousslure, sa sœur, Kataia et les deux handicapômes
s’asseoir. Il finit par identifier ces derniers comme étant Maïe et
Thaddée. Anaïs se plaça à côté de lui en tailleur alors qu’il choisit la
position indienne. Malgré la présence de sa douleur au front, Rémi
était intéressé de savoir ce qu’il allait entendre de la part de
Rousslure, pensant qu’il s’agissait sans doute de nouvelles
informations sur ce qui se passait sur Enchanvie et peut-être d’autres
clarifications par rapport aux événements de la veille. Il vit qu’ils
étaient assis en cercle : Rousslure en face de lui et sa sœur séparé de
lui par Maïe, tandis que Kataia était assise juste à côté de lui sur sa
gauche. Il remarqua les autres handicapômes continuant leur activité
comme si rien n’était. Il se rendit compte que l’orage semblait avoir
cessé à l’extérieur. Cela suscita sa curiosité :
« Ça fait combien de temps que j’ai perdu connaissance ? »
Il vit que la question avait prise un peu au dépourvu Rousslure, ce
qui l’amusa. Les regards soucieux d’Anaïs et de Kataia lui firent
perdre son sourire. L’adolescente handicapôme répondit avec
émotion :
« T’as été dans les pommes plus de trois heures ! Je me suis fait
du mouron pour toi… »
Rémi fut touché par les mots de l’handicapôme. Il savait que
l’handicapôme appréciait sa compagnie, mais il ne s’attendait pas la
voir aussi affectée par ce qui le concernait. Il regarda Kataia avec un
regard désolé et déconcerté. Anaïs le remarqua et eut un petit sourire
avant de déclarer :
« C’est vrai… Elle s’est sentie coupable pour ce qui t’es arrivé et
avait tenu à te porter jusqu’à ce qu’on trouve un abri… »
Rémi fut stupéfait à ces mots et regarda confus Kataia. Il crut voir
les joues fantomatiques de cette dernière prendre une teinte plus
sombre, ce qui le troubla davantage. Il ressentit l’étrange sentiment
qu’il éprouvait pour Kataia devenir intense. Il en était si affecté qu’il
ne songeait même pas à se considérer ridicule. Il regarda celle qu’il

148
considérait désormais comme une véritable amie l’air absent pendant
quelques secondes. Remarquant le regard étonné ou amusé des autres
handicapômes, de sa sœur et de Rousslure, le jeune garçon se
ressaisit et remercia Kataia :
« Merci, Kataia… C’était vraiment… »
Le jeune garçon s’interrompit. Il ne savait pas quel mot pouvait
convenir pour l’adolescente handicapôme. Il se rendit compte que
cette dernière lui adressa un sourire soulagé et gratifiant et le lui
rendit.

Observant de sa place ce qui se passait entre son frère et Kataia,


Anaïs sentit son cœur se contracter, se rendant compte combien la
relation entre l’handicapôme et son frère s’était resserrée en si peu de
temps. Elle en était réjouie, sidérée et anxieuse, se demandant
comment les deux allaient supporter la séparation lorsque Rémi et
elle reviendront chez eux. Elle s’inquiétait de la possibilité que cela
pusse être plus que de la simple amitié. La jeune adolescente se
secoua la tête : ils ne se connaissaient qu’à peine ! La voix de
Rousslure interrompit le cours de ses pensées :
« Rémi, as-tu autre chose à demander ? »
Rémi tourna son regard vers Rousslure. La question le sidéra un
peu, trouvant que c’était évident.
« Oui, j’aimerai savoir ce que vous avez à nous dire. », déclara-t-
il.
Il vit la Natachtone acquiescer de la tête. Anaïs ressentit de
l’excitation et de l’expectative, consciente que Rousslure allait leur
donner de nouveaux détails et des clarifications sur ce qui se passait
sur Enchanvie. Les révélations qu’elle avait faite lors de leur arrivée
l’avaient profondément choquée et les événements de la veille
n’avaient pas été des plus plaisants, même si les explications de Sven
avaient apaisé en partie sa colère et son ressentiment. Rousslure
dévisagea Rémi et elle avec attention :
« Avant-hier, Maïe et moi avions expliqué à vous deux certaines
choses sur la situation actuelle d’Enchanvie…
— C’est exact, confirma Anaïs.
— Mais nous n’avions pas eu le temps de vous expliquer ce qui

149
s’était passé après mon départ chez les handicapômes…
— En quoi c’est important ? », l’interrompit Rémi, « Vous devriez
nous dire pourquoi vous nous avez caché le fait que Jules était encore
en vie. »
Anaïs lança un regard approbateur à son frère même si la mention
de son ami suscitait encore chez elle des émotions contradictoires et
un sentiment de trahison inédit alors qu’elle songeait qu’il avait
réussi à rester sur Enchanvie malgré le fait qu’elle l’eût forcé à
utiliser le drapeau en même temps qu’elle. Kataia plaça une main
apaisante sur le bras de Rémi :
« Rémi, laisse Rousslure expliquer. Elle saura faire le lien avec
Jules le moment venu. »
Rémi dévisagea l’adolescente handicapôme avec un regard
incertain et irrité, mais soupira et acquiesça de la tête après un court
instant. Anaïs était partagée et fronçait des sourcils. D’un côté, elle
ne comprenait pas en quoi le passé de Rousslure pouvait désormais
éclairer leur situation actuelle, mais de l’autre, elle voulait savoir ce
qui avait amené Morsort à s’en prendre à sa famille et à celle de Jules
et considérait que connaître l’histoire de ce monde était la bienvenue.
Elle eut un regard amusé devant le fait que Rémi consentit à
permettre à Rousslure de poursuivre ses explications comme elle
l’entendait après le regard suppliant et mignon de Kataia. Si ce
n’était pas leur situation actuelle et l’étrangeté ambiguë de la relation
entre son jeune frère et elle, elle l’aurait titillé. Rousslure lui adressa
le regard comme si elle attendait de savoir si elle acceptait de laisser
la Natachtone de poursuivre ses explications comme prévu. Elle se
contenta d’acquiescer de la tête. Rousslure eut un sourire gratifiant
avant d’adresser un regard reconnaissant et amusé à Kataia comme si
elle avait aussi remarqué la nature des interactions entre
l’handicapôme et Rémi. Le regard de la Natachtone s’assombrit peu
après, ce qui surprit Anaïs et Rémi qui se demandaient ce qui avait
suscité un tel changement de réaction. Prenant une profonde
inspiration, Rousslure reprit ses explications :
« Vous savez déjà que Ganmar avait fait une alliance avec Morsort
et Venima…
— C’est exact, acquiesça Anaïs d’une voix sombre, et alors ?

150
— Pendant de nombreuses années, les handicapômes et moi
n’avons pu qu’observer le travail d’usure qu’entreprenaient Ganmar
et Morsort pour se débarrasser des Natachtones alliés aux Cobranins,
les différents membres de la famille, ainsi que de leur
progéniture… »
Anaïs et Rémi furent choqués à ces mots. Anaïs s’enquit d’une
voix outrée :
« Mais pourquoi supprimer la progéniture de leurs cousins ?
— Ils voulaient éviter un cercle vicieux de la vengeance… »
Les deux jeunes Français acquiescèrent de la tête, mais n’en
restèrent pas moins scandalisés et désapprobateurs, un profond
sentiment de dégoût et d’horreur parcourant leurs esprits. Rousslure
remarqua leur réaction, mais continua son explication :
« Les choses se sont compliqués lorsqu’ils se sont occupés du
dernier membre restant des Cobranins, Écaillortelle. C’était une
femelle cobra très intelligente qui s’appuyait sur un des plus
redoutables Natachtones qu’Enchanvie ait pu porter : Félonus
Zélotal…
— Comment ça, demanda un peu perplexe Rémi, vous l’avez
rencontré ? »
Anaïs sourit à la question de son frère, trouvant qu’elle avait du
bon sens. Rousslure et les handicapômes eurent le regard confus face
au jeune garçon. Rousslure sourit jaune et répondit à Rémi d’une
voix à la fois amusée et sombre :
« Non, pas personnellement… Mais les handicapômes savent
combien c’était un psychopathe de la pire espèce…
— Mais pourquoi ? », interrogea Anaïs.
La jeune adolescente entendit Maïe lui répondre :
« Félonus Zélotal voulait éradiquer à tout prix la présence
humaine d’Enchanvie, y compris celle qui avait pu échapper à la
haine des Natachtones fanatiques et des Cobranins… »
Anaïs et Rémi frémirent en entendant ces mots. Cela leur était
impensable. Comment croire ce que l’handicapôme leur disait ?
Anaïs demanda d’une voix incrédule :
« Mais comment ?
— D’après ce qu’on a pu savoir de lui, il désirait effacer toute

151
trace humaine d’Enchanvie. Durant de nombreuses années, il a aidé
Écaillortelle à traquer les humains qui se trouvaient sur son
territoire…
— Mais pourquoi voulait-il tant les détruire, demanda d’une voix
choquée et tremblante Rémi.
— Il lui fallait faire table rase du passé… Nous le savions proche
des mutanimors, mais nous n’avons jamais été sûr de ce qu’il
mijotait… Jusqu’à ce que Jules entre en scène… »
Anaïs fut surprise d’entendre le nom de son ami. De nouveau, les
pensées contradictoires ressenties à l’égard de ce dernier lui revinrent
en force. S’efforçant de ne pas laisser ses émotions la dominer, elle
demanda confuse et amère :
« Mais que vient faire Jules ici ? Et comment se fait-il qu’il soit
toujours en vie ? »
Ce fut Rousslure qui lui répondit en lui demandant :
« Sais-tu comment il a survécu ?
Anaïs acquiesça de la tête :
« Oui. Sven m’avait expliqué que l’un des handicapômes s’était
sacrifié pour lui permettre de survivre… et de le faire passer pour
mort. », ajouta-t-elle d’une voix sombre.
Rousslure acquiesça de la tête alors que Kataia, Maïe et Thaddée
eurent un regard funèbre. Rémi eut l’impression que la disparition
d’un des leurs les affectait beaucoup, même après tout le temps qui
s’était sensé se passer en ce monde. Prenant une nouvelle inspiration,
Rousslure déclara :
« Lorsque nous l’avons soigné et veillé sur lui le temps qu’il se
rétablisse, nous avons eu l’occasion d’échanger en détail avec lui sur
ce qui l’avait amené à vouloir rester… »
Anaïs eut le visage fermé et sombre, se remémorant de nouveau
cette nuit fatidique sur cette montagne enneigée. Rémi ressentit de
nouveau l’aigreur envers Jules et fut soucieux de voir comment sa
sœur réagissait. Rousslure poursuivit ses explications :
« Et durant la période où nous l’avons aidé à faire la lumière sur
ce qui pouvait lier vos familles à cette réalité, nous avons appris la
manière dont son père était mort. »
Anaïs et Rémi étaient perplexes à ces mots :

152
« Mais quel rapport entre la mort de son père et ce qui s’y passe
ici ? », questionna la jeune adolescente.
Rousslure la fixa droit du regard :
« Te rappelles-tu ce que ce chimpanzé avait dit avant de nous
attaquer ? »
Alors que Rémi frissonnait en se souvenant du combat contre les
singes, Anaïs réfléchit quelques secondes à la question bien que
frémissant d’émotions en se souvenant de tout ce qui s’était passé la
veille. Les mots du primate lui revinrent en force, l’amenant à
dévisager inquiète et stupéfaite Rousslure :
« Je crois qu’il avait dit que Jules était lié aux handicapômes… »
Rémi, en entendant les mots de sa sœur, se souvint soudain lui
aussi de ces paroles. Il demanda déconcerté et sceptique :
« Jules serait-il apparenté à… »
Maïe l’interrompit en lui disant :
« Non… Enfin pas directement…
— Comment ça ? Est-ce lié à son père ? », s’enquit Anaïs.
Maïe et Rousslure se dévisagèrent d’un œil sérieux et grave avant
de se tourner vers Thaddée. Ce dernier dévisagea Anaïs et Rémi :
« Il y a environ deux-cent cinquante ans, quand les Natachtones
et les Cobranins ont commencé à nous traquer, certains d’entre nous
avons cherché à utiliser les quelques connaissances que nous avions
sur la phmousis pour rejoindre votre monde. Il s’est avéré que ce
passage n’était pas évident…
— Pourquoi ? », interrogea Rémi.
L’handicapôme vieillard le fixa du regard :
« Pour la même raison qui faisait que tu ne pouvais nous voir ou
voir les mutanimors… »
Anaïs blêmit à ces mots :
« Vous ne pouviez interagir directement dans notre monde parce
que vous étiez invisible au reste de l’humanité… »
Thaddée acquiesça d’un air sombre :
« En effet. Nous avions cependant découvert que les plus jeunes
enfants avaient une petite chance de s’en sortir, leur présence dans
notre monde et ayant la possibilité de s’émanciper des traces de
phmousis dans le vôtre. Je faisais partie de ceux qui jouaient le rôle

153
de passeurs pour sauver les jeunes enfants que nous pouvions avant
que les Cobranins et Natachtones ne parviennent à nous exiler,
massacrer ou maudire. »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent, prenant conscience des
implications, notamment par rapport à ce qu’ils savaient et venaient
d’entendre. Anaïs eut la gorge serrée alors qu’elle demanda :
« Le… Le père de Jules ferait-il partie de ces enfants ? »
Thaddée eut un regard incertain et triste :
« Je ne peux être catégorique. Personne parmi ceux qui ont été des
passeurs et sont devenus handicapômes ne le sont. Trop de temps
s’est écoulé ici et la probabilité de retrouver ce que sont devenus les
enfants que nous avions pu sortir de cette réalité est des plus
infimes. »
Anaïs et Rémi ressentirent des émotions contradictoires à cette
réponse, frustrés de ne pas avoir de réponse claire sur la question et
se demandaient quel était le rapport avec leur situation. Maïe
intervint alors :
« Mais d’autres n’en avaient cure de savoir s’ils pouvaient
retrouver ou non les enfants envoyés dans votre monde. »
Les deux jeunes Tarn dévisagèrent l’handicapôme avec
appréhension.
« Que voulez-vous dire ? », demanda Rémi.
L’handicapôme prit une profonde inspiration :
« Les Cobranins ont eu vent de ce que nous avions entrepris avant
que notre communauté soit entièrement détruite et brisée. Ils étaient
déterminés à effacer toute trace d’humain lié à Enchanvie, quitte à
envoyer certains de leurs alliés pour faire leur sale besogne dans
votre monde. »
Anaïs et Rémi eurent le souffle coupé et pâlirent en entendant
cette réponse. Ils ne pouvaient imaginer l’obsession grotesque,
maladive et dangereuse qui était suggérée dans les propos de Maïe.
Rémi avait le regard écarquillé :
« Etes-vous en train de dire que… »
Maïe acquiesça avec gravité de la tête :
« Oui. Les Cobranins ont chargé certains de leurs alliés, surtout
des Natachtones, de retrouver les enfants humains pour s’en

154
débarrasser, même plusieurs décennies après qu’ils aient réussi à
briser les nôtres. Et parmi eux, il y avait Félonus Zélotal, un être
cruel et froid qui était prêt à tout pour parvenir à ses fins, même
quand cela impliquait de gruger faute de pouvoir obtenir ce qu’il
pouvait. »
Anaïs et Rémi ressentaient dégoût et effroi. Anaïs chercha
cependant à garder la tête froide malgré l’ébullition émotionnelle qui
la parcourait :
« Comment pouvez-vous en être sûrs ? Notre monde est bien vaste
et très peuplé. »
Les handicapômes et Rousslure se dévisagèrent d’un air incertain.
Maïe répondit peu après à Anaïs :
« Nos recherches pour découvrir la vérité et notre mission de
veiller sur vous nous ont révélé que les passages entre votre monde et
le nôtre ont été très nombreux dans les dernières décennies pour
notre monde. Et Jules nous avait fait part d’un détail qui avait
intrigué à l’époque de la mort de son père… »
Anaïs et Rémi étaient intrigués, d’autant plus qu’ils savaient juste
que le père de Jules était décédé dans un accident de la route :
« Laquelle, demanda perplexe et fébrile Rémi.
Kataia lui répondit d’une voix sombre :
« La trace d’une piqûre derrière l’oreille et datant du moment de
décès. Ce détail nous a fait pensé aux méthodes que Félonus Zélotal
pouvait employer pour neutraliser les ennemis de la famille de
Morsort à laquelle il était lié…
— Que voulez-vous dire ? », s’enquit inquiète et sombre Anaïs.
Rousslure intervint :
« Il aimait faire passer ses crimes pour des morts naturels ou des
accidents. Et vu votre monde, cela ne m’étonnerait pas s’il avait tiré
profit de tout ce que vous avez créé pour tuer des humains pour
satisfaire l’obsession de ses maîtres à voir les derniers représentants
humains d’Enchanvie disparaître.
Anaïs et Rémi se dévisagèrent stupéfaits, horrifiés et inquiets un
peu stupéfaits : ce qu’ils venaient d’entendre dépassait leur
entendement. Ils ne pouvaient croire que la mort du père de Jules
était criminelle. Ils étaient un peu sceptiques face aux explications de

155
leurs compagnons, leur esprit ne pouvant imaginer crédible ce qu’ils
racontaient. Mais dans le même temps, ils savaient que cela n’était
pas non impossible à cause de ce qui s’était produit avec l’attaque
des mutanimors chez eux et le récit de leurs compagnons sur le passé
d’Enchanvie, elles leur paraissaient plausibles. Un silence lourd et
pénible s’installa un court instant dans le petit groupe alors que les
deux jeunes gens cherchaient à intégrer et accepter comme possible
ce qu’ils venaient d’apprendre. Rousslure, Maïe et Thaddée les
observaient en silence alors que Kataia semblait partagée entre
vouloir réconforter Rémi et s’abstenir de toute initiative.

Après un moment pénible à considérer comme plausibles ce que


leurs compagnons leur avaient raconté, Anaïs et Rémi songèrent à
leurs parents et frémirent de crainte à l’idée qu’ils eussent pu avoir
affaire à ce Félonus Zélotal. Rémi questionna Rousslure et les
handicapômes d’une voix inquiète :
« Qu’est devenu ce Félonus ? »
Rousslure et les handicapômes eurent une expression rassurante et
compréhensive en l’observant avant que Kataia lui prit la main par
réconfort et lui déclara :
« Ne t’inquiètes pas. Il a été tué lors des guerres entre Morsort,
Ganmar et le reste des Cobranins… »
Rémi sentit un poids quitter ses épaules à cette nouvelle, soulagé
de savoir que ses parents n’auraient pas affaire à un être fourbe qui
n’aurait pas hésité à leur faire du tort, même si une partie de lui se
rappelait qu’ils étaient prisonniers de Morsort quelque part dans ce
monde. Anaïs était plus partagée en entendant la réponse de Kataia :
si elle était soulagée de savoir que ni ses parents ni Rémi et elle
n’auraient affaire à un être qui lui paraissait vil, si elle était quelque
amusée et révulsée par le fait que Morsort avait peut-être contribué à
la mort de Félonus, elle était encore fébrile alors que son esprit
soupesait toutes les informations qu’elle connaissait ou venait
d’entendre. Ses réflexions sont interrompues lorsque Rousslure
ajouta :
« Cela dit, j’ai bien peur que ces conflits du passé aient un lien
avec ce qui se passe actuellement… »

156
L’intervention de la Natachtone surprit et déstabilisa Anaïs qui se
demandait quels secrets sombres allaient être révélés et l’incongruité
de l’intervention de Rousslure. Rémi était en revanche des plus
inquiets, son soulagement brisé par le commentaire de la
Natachtone :
« Comment ça ?
— On a découvert que Morsort et mon père étaient probablement
les cibles d’un complot… »
Les deux jeunes Français étaient sidérés en entendant ces mots.
Anaïs était des plus abasourdies et se leva brusquement pour dire
d’une voix choquée :
« Morsort et Ganmar pantins d’un complot ! Mais c’est du délire !
— C’est malheureusement le cas, répondit sombre Rousslure.
— Mais comment pouvez-vous en être sûre ? »
La jeune adolescente entendit Maïe lui répondre et se tourna vers
elle :
« Tu sais que Ganmar est certainement impliqué dans l’assassinat
des enfants de Morsort…
— Oui, vous nous l’avez expliqué à mon frère et moi.
— Mais comment cela s’est-il produit, s’enquit Rémi.
— Après leur victoire, expliqua Rousslure, Ganmar et Morsort ont
réussi pendant un temps à diriger leur part d’Enchanvie de manière
pacifique… Mais leur conception antagonique du pouvoir les a peu à
peu opposés… Jusqu’à ce que les conflits familiaux des Cobranins
reviennent…
— Conflits familiaux, demanda Rémi confus, je croyais qu’ils
avaient été détruits…
— Je voulais parler de la famille que Morsort avait créée avec
Venima…
— Vous voulez dire ses enfants ?
— Exactement… Il y a environ dix ans, les relations entre
Morsort et Ganmar se sont dégradés brutalement. La raison avait été
l’autoritarisme poussé de Morsort à l’égard des animors carnivores
qu’il gouvernait. Ganmar en a critiqué la radicalisation…
— Mais pourquoi Morsort est-il comme ça ?
— Il avait peur de perdre le contrôle sur les animors parce que ces

157
derniers cherchaient à redevenir autonomes.
— Toujours la soif de pouvoir… », soupira Anaïs qui s’assit de
nouveau.
« En effet, commenta amère Kataia, et cette querelle a dégénéré
en une opposition plus forte sur la gouvernance d’Enchanvie…
— Dans laquelle Venima et ses enfants ont pris parti pour
Ganmar…, enchaîna Thaddée.
— Je croyais qu’ils étaient de la famille de Morsort…, s’étonna
Rémi.
— Certes, expliqua Rousslure, mais Venima était devenue une
proche amie de Ganmar et s’inquiétait de la tournure prise par la
gestion menée par Morsort…
— Morsort a très mal pris cette prise de position de ses proches et
l’a prise pour une trahison…
— Et puis Venima a été assassinée… »
Un silence pesant s’abattit soudain dans la grotte. Anaïs et Rémi
remarquèrent les visages fermés des handicapômes et de Rousslure et
en furent sidérés. Ceux qui s’activaient autour d’eux avaient aussi le
regard sombre. Les deux jeunes gens en étaient mal à l’aise et avaient
l’impression que leurs compagnons savaient ce qui était arrivé.
Respirant un grand coup, Rémi demanda d’une voix inquiète :
« Que s’est-il passé ?
— Un jour, alors que j’explorais avec quelques handicapômes les
environs de ce que les alliés de Ganmar appellent désormais
Morpaysombre, on a trouvé Venima morte dans une clairière. Elle
était vraiment très mal au point. Des morsures profondes, des
blessures qui longeaient son corps, des écailles arrachées…
— Ça va, ça va, intervint Anaïs d’un air dégoûté, on a compris…
— Non, vous ne pouvez comprendre… Si ce n’était que cela…
Tout avait l’air d’une exécution accompagnée de torture…
— Il y avait autre chose, demanda à la fois inquiet et dégoûté
Rémi.
— Oui… Quelque chose lui avait jeté un sortilège mortel qui
détruisait les tissus de ses organes…
— Un magiamor, vous voulez dire, demanda Anaïs mal à l’aise et
horrifiée.

158
— Possible… Toujours est-il que mon groupe et moi avaient
soupçonné le fait que quelque chose en avait voulu à mort à Venima
pour l’avoir mis dans un état pareil… Quelque temps plus tard, on
apprend que Ganmar et Morsort étaient sur le pied de guerre…
— Mais pourquoi, demanda Rémi, à cause de la mort de Venima ?
— Oui… Morsort accusait Ganmar d’avoir tué sa compagne,
tandis que Ganmar l’accusait d’en être le responsable… La situation
s’est aggravée avec la mort de deux des enfants de Morsort au cours
des deux mois suivants…
— Morsort aurait-il cherché à se débarrasser de sa progéniture ? »,
demanda Rémi.
Rousslure secoua négativement la tête, tandis que Thaddée
continua les explications :
« Nul ne le sait, Rémi… Une seule chose était devenue sûre : suite
à ces deux nouveaux morts, les derniers enfants de Morsort, Croor,
Charmortelle et Reptineutre se sont enfuis rejoindre Ganmar…
— Morsort n’a pas dû bien le prendre…, observa Anaïs.
— Non, mais il n’a pas non plus arrangé la situation…
— Comment ça ?
— Nous avions découvert qu’il avait entretenu une liaison avec
une des femelles serpents qui servait sa compagne lorsque cette
dernière s’est éloignée de lui et a défendu Ganmar…
— Comment ce serpent s’appelait-il ?
— Elle s’appelait Sinuenimeuse…
— Et comment le savez-vous, demanda perplexe Rémi.
— Entre nos parcours sur ce monde, et les récentes recherches
menées avec Jules, nous avions accumulé un grand nombre de
connaissances sur Enchanvie, ses habitants et les différents camps…
— De plus, intervint de nouveau Rousslure, peu après la fuite de
ses trois derniers enfants, Morsort en a fait sa compagne officielle…
Et peu après ils ont une couvée qui a rapidement éclos… »
Rousslure s’interrompit. Anaïs et Rémi virent qu’elle était plus
sombre que jamais. En observant les handicapômes autour d’eux, ils
remarquèrent la même chose. Rémi en était inquiet, sentant qu’ils
allaient aborder un sujet délicat, voire brûlant. Anaïs eut un mauvais
pressentiment à cette vue des visages fantomatiques sombres et

159
fermés et songea qu’ils allaient aborder ce sujet déjà évoquée peu
après leur arrivée sur Enchanvie. Elle demanda d’une voix
soucieuse :
« Ils ont été ensuite assassinés, n’est-ce pas ? »
Aucun de leurs compagnons ne répondit. Kataia leur déclara alors
d’une voix sombre où se pointait la colère :
« Oui… Et d’une manière abominable… Semblable à ce qu’avait
dû subir Venima…
— Mais comment avez-vous découvert que c’était Ganmar le
responsable ? »
Rousslure tourna son regard vers Maïe. Cette dernière répondit à
Anaïs :
— Nos recherches et notre espionnage des différents camps nous
ont permis de surprendre une discussion sur ce sujet entre Ganmar et
ses alliés serpents… Discussion durant laquelle deux des cobras ont
fait part de la situation qui les arrangeait pour l’héritage familial et
évoqué les mutanimors…
— Mais comment se fait-il que les mutanimors se soient alliés
avec Morsort, demanda étonné Rémi.
— Ça, c’est un aspect qu’on ne comprend pas non plus…
D’autant moins que c’est le même chef qu’au début des hostilités…
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir… », déclara le
jeune garçon un peu perdu.
Anaïs réfléchit quelques secondes aux propos de Maïe et trouva
soudain une réponse à la question. Avant que Maïe ou Rousslure
n’eût le temps de donner une explication à son frère, elle intervint :
« Parce que dans le cas contraire, vous auriez pensé que les
mutanimors se sentaient plus proches de Morsort et avaient supprimé
leur chef pour le remplacer par quelqu’un de plus conciliant avec ce
serpent… »
Elle avait terminé sa phrase avec une pointe de dégoût et de haine.
Elle ne pardonnait pas à Morsort de l’avoir fait souffrir et d’avoir
cherché à la tuer. Cela l’exaspérait d’autant plus avec les nouvelles
révélations dont elle avait encore du mal à accepter. Elle eut un
regard sombre qui inquiéta son frère. Ce dernier entendit Rousslure
déclarer d’une voix sombre :

160
« C’est exact Anaïs.
— Mais qui est ce chef, demanda Rémi.
— Il s’appelle Guerryanglant. Un mutanimor dont on ignore la
face et qui est devenu un des principaux conseillers de Morsort, ce
qui est étrange…
— Pourquoi, demanda Anaïs intriguée.
— Les mutanimors pourraient s’allier à Morsort, mais de là à se
subordonner à ses ordres, non…
— Et pourquoi donc, demanda Rémi.
— Ils sont réputés pour leur indépendance farouche vis-à-vis des
autres créatures d’Enchanvie. »
Le silence s’installa alors dans la grotte. Anaïs et Rémi ne savaient
pas quoi demander de plus, se regardèrent et observèrent leurs
compagnons d’un air soucieux. Les informations qu’ils avaient
reçues les inquiétèrent beaucoup pour ce qui pouvait arriver à leurs
parents. Ils s’aperçurent que Rousslure s’était soudainement levée et
s’était tournée vers un handicapôme qui se trouvait vers l’entrée et
semblait la garder. La Natachtone lança à l’adresse de l’être
fantomatique :
« Meiko ! Quelle est la situation au-dehors ? »
Anaïs et Rémi entendirent l’handicapôme dire d’une voix forte :
« L’orage a cessé et la nuit commence à s’installer… »
Rousslure remercia l’handicapôme et dit ensuite à Anaïs et Rémi :
« Il est temps pour vous de manger et d’aller ensuite dormir… »
Elle allait rejoindre d’autres handicapômes lorsqu’Anaïs lui
demanda :
« Vous nous avez tout dit cette fois, n’est-ce pas ? »
La Natachtone regarda la jeune adolescente, qui avait l’œil
sérieux. Rousslure lui répondit d’une voix catégorique :
« Je vous ai tout dit sur ce qui se passait actuellement sur
Enchanvie, Anaïs…
— Parfait. », répondit cette dernière.
Tous allaient se lever lorsque Rémi interpella Rousslure :
« Pas tout à fait. Qu’en est-il de Jules ? »

161
Au sujet de Jules

En entendant la question de son frère, Anaïs se rendit compte


qu’elle avait oublié son ancien ami même si les explications autour
du père de ce dernier et sa survie lui avaient suffis. Elle ressentit ses
sentiments contradictoires traverser son esprit, alors que sa curiosité
se retrouvait de nouveau titillée. Elle regarda d’un air plus sévère
Rousslure et lui demanda :
« C’est vrai… J’aimerais bien savoir pourquoi il n’a pas pu
revenir chez nous et pourquoi toute cette mascarade de sa mort ?
Sven m’en a parlé, mais je souhaite comprendre. »
Rousslure eut une mine assombrie. Elle parut hésiter, mais finit
par répondre d’un ton morne :
« Ce n’était pas une mascarade… Ça a été imposé par les
circonstances…
— Comment ça ? », s’enquit surpris Rémi.
Rousslure prit une profonde inspiration avant d’expliquer :
« Lorsque mes handicapômes l’avaient retrouvé à demi-mort dans
la montagne, il était fiévreux et victime de délires…
— Comment est-ce possible, s’exclama Anaïs interloquée.
— Je pense que c’est le résultat d’une surdose des produits
magiques qu’il a consommé dans les heures qui ont précédé ton
retour sur votre monde…
— Une surdose, demanda Rémi un peu perdu.
— Oui… C’est comme pour vos médicaments… Sauf qu’ici, les
effets ont été dévastateurs…
— Comment ça, demanda Anaïs qui sentait monter en elle
l’appréhension.

162
— Tu t’es sans doute demandé comment il a réussi à te fausser
compagnie ? »
Anaïs réfléchit un court instant avant de planter son regard dans
celui de la Natachtone :
« Oui… Je suis maintenant sûre qu’il a utilisé les dragées que
Ganmar nous avait données, celles qui devaient permettre de revenir
sur Enchanvie… J’aurais dû l’empêcher de les prendre…
— Pourquoi, questionna Rémi, et pourquoi avait-il ces dragées ?
— Des parents à Morsort alliés à Ganmar, avaient entendus parler
de notre situation et nous a envoyé ce produit…
— Des parents à Morsort, dis-tu, intervint alors Rousslure d’une
voix rapide.
— Oui. Pourquoi ?
— Ça veut dire que les enfants de Morsort avaient prévu ce que
vous alliez faire…
— Mais pour quoi faire, s’exclama scandalisée la jeune
adolescente.
— Sans doute pour accentuer le fait que vous étiez liés avec cette
histoire de meurtre et pour jouer leurs propres intérêts contre leur
père…
— Les salauds ! », s’exclama Rémi, révolté par tant de fourberies.
Tout le monde le regarda choqué. Le jeune garçon respira avec
difficulté. Voyant tous les visages interdits, il fut désolé et déclara un
peu las :
« Excusez-moi…
— Ce n’est pas grave. », intervint Kataia qui lui serra la main pour
le réconforter.
Rémi lui sourit faiblement. Anaïs soupira à cette vue avant de
tourner son regard vers Rousslure et de lui demander :
« Que s’est-il alors passé pour Jules ?
— Lorsque nous l’avons retrouvé, il était fiévreux, à moitié
délirant et sa main droite était complètement brûlée…
— Brûlée ! Mais comment ? », s’exclama Rémi.
Anaïs se rappela soudain les fragments de peau brûlée qu’on avait
dû lui enlever à l’hôpital. Elle dit alors d’une voix étouffée :
« C’était sa main que je tenais fermement sur le manche du

163
drapeau…
— Exactement, répondit Rousslure, le pouvoir des drapeaux
Natachtones est très puissant. Comme Jules avait pris les produits qui
annulaient ses effets, il y a eu un effet de répulsion entre les deux
types d’effets magiques. Cela a irradié ton ami…
— Irradié, dit d’une voix interloquée Rémi.
— Oui… La phmousis de ce monde est semblable à vos énergies
terrestres…
— Comment a-t-il survécu, demanda alors Anaïs.
— Nous l’avons soigné pendant des jours. Cela a été très difficile.
Nous devions limiter les effets des radiations sur son corps à sa main
et à sa cuisse gauche…
— A sa cuisse aussi, demanda Rémi.
— Oui… Il avait une blessure qui était à peine cicatrisée…
— C’est la piqûre de ce freguêpon, s’exclama Anaïs.
— Ce freguêpon ? Tu veux parler de Méprisseux…
— Oui… Votre père m’a expliqué que Morsort avait donné des
pouvoirs magiques à ses lieutenants…
— C’est ça qui a fait les radiations dans la cuisse, interrogea Rémi
d’une voix révulsée.
— En partie, répondit Rousslure, c’est surtout l’effet de répulsion
qui a transcendé la force de ces radiations…
— Que s’est-il alors passé ?
— On est parvenu à le guérir en grande partie… Sa main droite
restait cependant brûlée à vie…
— Et c’est là qu’a eu lieu l’âmusion, demanda Anaïs.
— C’est quoi ça, demanda Rémi.
— C’est le fait pour un handicapôme de sacrifier ce qui reste de
lui pour soigner des blessures magiques très graves…
— Sven t’en as parlé, n’est-ce pas ? », demanda Kataia.
« Oui, répondit l’adolescente qui jeta un coup d’œil en direction
de l’handicapôme suédois.
— Mais quel handicapôme ferait une chose pareille, demanda
choqué Rémi.
— Un handicapôme las de son existence, répondit contrite
Rousslure, Un de nos compagnons était dans cet état lorsqu’il s’était

164
proposé pour faire ce rituel pour sauver Jules… J’étais hésitante et en
avais discuté avec Jules lorsqu’il s’était réveillé…
— Et il a été d’accord, demanda Anaïs un peu interloquée.
— Oui… Il avait estimé qu’au vu de la situation, il fallait mieux
qu’il passât pour mort aussi bien ici que dans son monde…
— Vous avez donc réalisé le rituel, l’handicapôme est devenu un
corps complètement brûlé que vous avez envoyé sur Terre, déduisit
Anaïs.
— C’est cela. Sven t’as bien raconté les événements…
— Il faut dire qu’il ne s’en est pas vraiment remis, intervint avec
tristesse Kataia.
— Pourquoi, demanda Rémi.
— Parce que l’handicapôme qui s’est sacrifié était son meilleur
ami… »
Anaïs et Rémi ressentirent une profonde tristesse à ces mots.
Anaïs comprenait mieux la peine qu’elle avait vue sur le visage de
Sven pendant son récit. Quant à Rémi, il était peiné à la pensée d’un
handicapôme qui avait sacrifié ce qui lui restait pour assurer la
guérison de Jules. Il murmura d’un ton contrit à Kataia :
« J’en suis désolé…
— C’est quelque chose qui peut arriver, répondit d’un ton triste et
sobre l’adolescente handicapôme, cet handicapôme avait voulu
rendre service une dernière fois. Il avait estimé la vie de Jules plus
importante que la sienne…
— Pourquoi autant de mépris pour soi-même, soupira le jeune
garçon.
— Des années à supporter une malédiction comme la nôtre ne
permet pas d’avoir une bonne estimation de soi…
— Mais Rousslure vous a aidé à la surmonter !
— Certes, mais certains des nôtres étaient trop affectés pour
pouvoir la dépasser… »
Anaïs écouta ce que se disaient son frère et Kataia, affligée pour
les handicapômes et ressentant une violente colère contre les
Cobranins et les Natachtones qui les avaient servis. Elle songea de
nouveau à Jules et se demanda ce qu’il avait fait après avoir été
guéri. Tournant son regard vers Rousslure, elle lui demanda :

165
« Vous avez fait quoi ensuite ? Enquêté ?
— Pas immédiatement… Jules avait été victime d’effets
hallucinogènes…
— Pardon, s’exclama Anaïs.
— Tu te demandais sans doute pourquoi il avait pris une décision
aussi rapide sur la montagne ?
— Oui… Vous voulez dire qu’il était victime d’hallucinations…
— Pas dans le sens où tu l’entends… Le désir de découvrir ce qui
se passait était présent chez lui… Il a simplement été amplifié… »
Rousslure s’interrompit et demanda à la jeune adolescente :
« Jules m’avait dit que toi-même te posait ces questions…
— Oui, mais je voulais à tout prix revenir chez moi…
— Ce que je peux comprendre. Pour revenir à Jules, les radiations
dont il était victime étaient suffisamment fortes pour l’empêcher
d’utiliser le drapeau ou les potions permettant de voyager vers
d’autres réalités…
— Il était donc condamné à rester sur Enchanvie, dit d’une voix
sombre Anaïs, et dire que je l’avais averti…
— Certes… Mais tu ne savais pas que l’usage abusif de phmousis
pouvait être si nuisible…
— Non, en effet…
— Qu’a-t-il alors fait, demanda Rémi, lorsqu’il s’est rendu
compte de cela ?
— Il a décidé de se consacrer à ce qui l’avait amené à rester…
— Chercher la vérité, acheva Anaïs.
— En effet. Ce n’était pas une tâche facile…
— Je présume que ni les alliés de Morsort ni ceux de Ganmar ne
facilitaient pas la tâche, dit Anaïs.
— Non, en effet… De plus, Morsort aurait cherché à tout prix de
le retrouver pour lui faire payer la mort de son conseiller et ami s’il
avait découvert qu’il était toujours en vie…
— Jules a tué Traîtrosang, demanda étonné Rémi qui se rappela le
récit de sa sœur.
— D’une certaine manière, intervint Anaïs, Jules avait lancé une
pierre contre Morsort… Mais Traîtrosang s’est interposé et a reçu le
projectile…

166
— C’est exact, dit Rousslure, ce dernier est décédé de ses
blessures quelques jours après malgré tous les soins que Morsort et
ses autres conseillers lui avaient prodigués…
— OK…. », dit d’une voix stupéfaite le jeune garçon.
Anaïs réfléchit quelques instants, se rappela d’un élément et
demanda :
« Mais comment se fait-il que les alliés de Ganmar savent que
Jules est vivant ? »
Elle vit Rousslure se tourner vers elle et la dévisager d’un regard
triste et sombre. La Natachtone lui répondit :
« Juste avant que mes handicapômes et moi partions sur votre
monde afin de veiller sur vous, Jules avait eu une nouvelle crise. Il
l’avait surmonté et avait fait part peu après de son intention de
rejoindre les Hybrans de la trouée de Milieterre au nord d’Enchanvie.
C’est là où nous allons…
— Que s’est-il passé ?
— Alors que nous étions partis vers cette destination, nous
sommes tombés sur des animors de Ganmar. Ils ont vu Jules et
avaient pu le reporter à Ganmar. Et puis il y a eu ce bruit selon lequel
lui et moi donnerions des renseignements à Morsort. Le reste, vous
l’avez deviné : nous sommes devenus des parias et ennemis aux yeux
des alliés de mon père et la rumeur sur les ascendances de Jules a
traversé leur camp… »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent d’un air choqué. Ils avaient déjà
entendu l’histoire de l’accusation de soutien de Rousslure à l’égard
de Morsort. Mais le fait que Jules fût de surcroît impliqué les stupéfia
davantage. Ils en étaient aussi inquiets, car les explications de
Rousslure leur confirmaient bien le fait qu’ils étaient à la fois contre
les forces de Morsort et celles de Ganmar. Ils interrompirent le
courant de leurs pensées en entendant un handicapôme annoncer
d’une voix forte :
« Le repas est prêt, Rousslure !
— Parfait, dit cette dernière qui se leva, il faut bien qu’on
reprenne des forces pour demain… »
Les handicapômes qui l’entouraient se levèrent à leur tour.
Rousslure regarda les deux jeunes Tarn et les invita à aller manger.

167
Anaïs se leva aussitôt et s’approcha du feu, suivie juste après par
Rémi. Le jeune garçon ressentit une multitude de sentiments après ce
qu’il avait entendu : la satisfaction de voir Rousslure leur expliquer
tout, ainsi qe la stupéfaction et la colère à cause du contenu des
informations. Alors qu’il s’assit à côté d’Anaïs devant le feu, le jeune
Français se demanda quels étaient les desseins de Rousslure et de
Jules. Il savait qu’elle les aiderait à sauver leurs parents, et que Jules
voudrait en faire de même. Mais il était perplexe au fait qu’elle
semblait savoir ce qui s’était passé, mais qu’elle n’avait pas encore
agi pour faire éclater la vérité. Il refoula ces pensées lorsqu’il vit que
Kataia le rejoindre. Le jeune garçon était content de sa présence,
mais n’avait plus trop envie de parler, se sentant fatigué. Quant à
Anaïs, elle était en proie à une foule de pensées : scandalisée et
incrédule face à ce qu’elle venait d’apprendre, incertaine sur les
intentions de Rousslure. Avait-elle prévu quelque chose avec Jules
pour faire éclater la vérité ? Ou y-avait-il un élément qui lui
échapperait encore ? La tête envahie de réflexions, la jeune
adolescente attrapa le bol en bois que lui tendait un handicapôme et
commença à manger en silence son contenu. Rémi en fit de même.
Le silence qui s’était installé dans la grotte était sinistre. Mangeant
leur repas frugal, les deux Tarn allèrent se coucher sur les
couvertures qu’avaient étendues les handicapômes.

Pendant quelques instants, ils cherchèrent à trouver le sommeil,


mais leurs esprits étaient si préoccupés qu’il leur était impossible de
dormir. Rémi se tournait et se retournait sans cesse sur le sol. Alors
qu’il était couché sur le flanc gauche, il sentit soudain une main
chaude se poser sur son épaule droite. Tournant son regard dans cette
direction, il reconnut Kataia. La vue de l’handicapôme le rasséréna.
L’handicapôme slave lui dit d’une voix douce et mélodieuse :
« Сон, Rémi… Ne pense plus à rien… Demain sera une longue
journée… »
Peu à peu, le jeune garçon se sentit gagné par la sérénité : ses
paupières s’alourdirent peu à peu avant de se fermer.

Anaïs était encore troublée par ses pensées lorsqu’elle entendit

168
avec surprise un des handicapômes chanter juste à côté d’elle un air
qu’elle crut reconnaître, mais dont elle mit quelques instants pour le
reconnaître : il s’agissait de la reprise de Lana Del Rey de Once
Upon A Dream.
« Mais comment cet handicapôme ait pu connaître la chanson ? »,
se demanda-t-elle.
Elle se rappela que le film Maléfique était sorti quelque temps
auparavant. Elle avait vu le film et l’avait apprécié, se remémorant
tout particulièrement de la tonalité sombre de la chanson du
générique de fin. A mesure que l’handicapôme chantait, Anaïs sentit
son esprit se vider tandis que le sommeil la gagna avant qu’elle ne
sombrât dans le noir.

Dors</><>

169
Décision

Anaïs et Rémi sentirent qu’ils étaient secoués comme des


pruniers. Ouvrant leurs paupières avec difficulté, ils virent Kataia et
Maïe à leurs côtés, leurs mains posées sur leurs épaules. Goguenards
et maugréant d’avoir été réveillés aussi abruptement, les deux jeunes
Français allaient protester lorsque Maïe leur lança :
« Nous n’avons pas le temps ! Nous devons rejoindre la vallée au
plus vite ! »
Décontenancés par l’angoisse de l’handicapôme, les deux Tarn se
levèrent avec difficulté et repérèrent les handicapômes sur le qui-vive
et Rousslure en train d’attendre non loin de l’entrée de la grotte. Les
deux jeunes gens s’approchèrent de la Natachtone. Arrivés à
proximité de cette dernière, ils s’aperçurent qu’elle avait le visage
fermé. L’atmosphère ambiante et la réaction des handicapômes les
rendaient mal à l’aise. Anaïs demanda soucieuse :
« Que se passe-t-il, Rousslure ? »
La Natachtone tourna la tête vers leur direction, les dévisagea
d’un œil inquiet avant de leur répondre :
« Harceltout était parti en éclaireur avec Tachourure pour savoir
quelle était la situation de la vallée que nous allons traverser…
— Et ?
— Aucune nouvelle pour l’instant…
— Il est peut-être en retard, avança Anaïs.
— Non, répondit la Natachtone en secouant la tête, Atnio m’a
affirmé que la vallée n’est plus très loin d’ici, et j’ai demandé à nos
deux amis lycaons de voir quelle était la situation du camp de
Ganmar… »

170
Anaïs vit que Rousslure s’était interrompue :
« Il y a autre chose, Rousslure ? »
La Natachtone lui déclara soucieuse :
« Il y a quelques instants, Meiko a repéré des oiseaux en train de
voler dans les parages… »
A ces mots, les deux Tarn furent saisis d’appréhension, conscients
de la présence d’animors volants alliés à Ganmar dans les parages.
Rémi s’enquit d’une voix anxieuse :
« Vous pensez qu’ils nous ont repéré ? »
Rousslure secoua négativement la tête :
« Non. Mais nous devons éviter de nous faire apercevoir… »
Les deux jeunes gens acquiescèrent de la tête, même si Rémi
demanda :
« Que proposez-vous ?
— L’idéal est de rester dans cette grotte en attendant qu’ils s’en
aillent ou que Harceltout revienne… »
Anaïs n’en crut pas ses oreilles et interrompit la Natachtone d’une
voix brusque :
« Et que faîtes-vous des alliés de Morsort qui nous traquent ? »
Rémi vit son inquiétude se renforcer, ce qui l’amena à demander
fébrile à Anaïs :
« Tu penses qu’ils ne sont pas loin ?
— Je l’ignore, répliqua la jeune adolescente, mais je sais qu’ils
nous retrouveront facilement… »
Rousslure s’approcha de la jeune Rime et posa sa main sur son
épaule gauche dans un geste réconfortant :
« J’ai bien conscience que les alliés de Morsort sont à nos
trousses. Mais notre objectif est de rejoindre Jules et les autres
handicapômes sains et saufs, pas de se faire repérer par quoi ce
soit…
— Mais si les oiseaux ne s’en allaient pas, s’inquiéta Rémi.
— S’ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent, ils partiront…
— Mais s’ils repèrent la grotte ou des alliés de Morsort, intervint
de nouveau Anaïs d’une voix tendue tandis qu’elle se débarrassait de
la main de Rousslure, ils pourraient s’y intéresser…
— C’est un risque, l’interrompit Rousslure, mais nous ne pouvons

171
prendre le risque d’alerter l’un des deux camps sur notre présence…
— Et vous croyez qu’en restant caché ici, on sera en sécurité,
questionna Rémi un peu sarcastique.
— Que veux-tu dire, interrogea un peu perplexe Rousslure qui se
tourna vers le jeune garçon.
— Notre but est certes de rejoindre Jules, mais nous devons aussi
essayer de sauver nos parents…
— C’est juste, affirma Anaïs, on ne peut se permettre de rester ici
dans l’espoir de n’avoir aucun ennemi dans les parages, alors que
Morsort a nos parents !
— Je n’ai pas oublié cela, mais…
— Mais quoi, l’interrompit Rémi, on va attendre bien
tranquillement ici alors que Morsort va sans doute chercher à tuer
nos parents ?
— Il ne le fera pas…
— Et comment pouvez-vous en être sûre ?
— Morsort attend d’avoir Ganmar pour décider du sort de vos
parents. Ils sont pour lui que des passe-temps secondaires…
— Des passe-temps secondaires, s’exclama outré le jeune garçon.
— Excuse-moi si je t’ai offensé, mais c’est comme ça qu’il
considère des éléments qui ne sont pas ses principales cibles… »
Anaïs devint pensive à ces paroles, se remémorant les propos de
Morsort lors de la confrontation entre lui avec Jules et elle durant son
premier voyage. Elle songea que le grand cobra noir désirait punir
tous ceux qu’il considérait comme les principaux responsables de la
mort de ses enfants. Elle en était anxieuse, car elle ne savait pas ce
que cela pouvait impliquer pour ses parents, se demandant même si
Morsort se rendrait compte que sa famille n’était responsable en rien
de la mort de sa progéniture.

Rémi était perplexe et choqué devant les propos de Rousslure.


Pourquoi Morsort en voulait-il tant à Ganmar ? Réfléchissant
quelques secondes, il se rappela la discussion de la veille et pensa
que Morsort voulait châtier Ganmar de sa responsabilité. Il se
demanda alors ce qui en était de ses trois enfants. Il exprima sa
pensée à Rousslure :

172
« D’accord, mais qu’en est-il de ses trois enfants ? »
Il vit que Rousslure le regarda un peu étonné avant de se ressaisir
et de lui déclarer :
« Je pense qu’il les punirait pour leur implication… »
Anaïs, qui se rappela sa confrontation avec le reptile géant,
intervint d’une voix dubitative :
« Pourtant, quand il m’a dit qu’il voulait justice, il n’a point
évoqué ses enfants…
— Étrange…
— Peut-être qu’ils sont encore en contact avec leur père…,
proposa Rémi.
— J’en doute… Sinon ils l’auraient averti…
— Pas faux…
— Ou bien, intervint Anaïs d’une voix sombre, ils se sont faits
passés pour morts et Morsort croit Ganmar responsable.
— Une hypothèse intéressante, dit Rousslure d’un ton de
réflexion, mais qui pose la question du rapport de Reptineutre, Croor
et Charmortelle à Ganmar… »
Rousslure s’interrompit. Anaïs et Rémi vit que son visage s’était
assombri. Ils avaient le sentiment que la Natachtone avait découvert
quelque chose. Avant de pouvoir réagir, ils entendirent soudain des
bruits de pas s’approcher de la grotte. Rousslure leur ordonna d’une
voix basse et ferme :
« Cachez-vous dans la grotte ! »
Obtempérant, les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans la grotte.
Ils virent les handicapômes se mettre en position de défense. Rémi
vit Kataia prendre un arc et se mettre en position de tir. Il alla vers
elle. Cette dernière le vit arriver et lui lança un petit sourire. Le jeune
garçon lui renvoya son sourire et se plaça derrière elle.

Anaïs ne repéra pas l’éloignement de son frère et continua


d’avancer vers l’autre bout de la grotte. Elle vit deux handicapômes
en train d’éteindre le feu dans la précipitation. La jeune adolescente
était stressée, se sentant prise au piège malgré la présence des
handicapômes. Elle chercha du regard un recoin de la grotte où
pouvoir se cacher. Elle s’arrêta soudain en entendant des bruits de

173
paroles à l’entrée de la grotte. La jeune adolescente se retourna et vit
Rousslure se tournant vers l’intérieur de la grotte. Cette dernière leur
lança d’une voix rassurante :
« Fausse alerte ! Ce n’est que Harceltout et Tachourure ! »
Soupirant de soulagement, Anaïs prit conscience que son frère
n’était plus à côté d’elle. Inquiète, elle le chercha du regard.

Rémi vit que sa sœur le cherchait du regard et s’approcha d’elle


un peu honteux, suivi par Kataia. Anaïs vit son frère arriver vers elle,
accompagnée de l’adolescente handicapôme. Allant à vive allure vers
Rémi, la jeune adolescente arriva juste devant ce dernier et le fixa
d’un œil sévère :
« Ne me refais plus ce coup !
— Désolé, mais… »
Il fut interrompit par Kataia :
« Ce n’est rien, Rémi… Anaïs et moi sommes deux pour veiller
sur toi… N’est-ce pas ? », ajouta-t-elle à l’adresse d’Anaïs.
Cette dernière hésita une seconde avant d’acquiescer en souriant,
soulagée de voir que Kataia prenait au sérieux ce qui s’était dit entre
elles. Elle s’aperçut que Rémi semblait être piqué au vif par ce que
l’handicapôme venait de dire. Ce dernier ne savait pas ce qu’il
pouvait leur répliquer : il n’appréciait guère l’idée qu’on veillât sur
lui, mais était conscient que Kataia n’avait pas tort. De plus, il
appréciait autant sa sœur qu’il aimait Kataia. Le jeune garçon frémit
à cette pensée : c’était bien la première fois qu’il pensait aimer
l’handicapôme.
« Que m’arrive-t-il ? Oui, je l’aime… Mais non, elle est un être
fantomatique. Il ne peut rien se passer entre elle et moi… Et alors
qu’est-ce que ça change ? » pensait-il.
Il fut si troublé par ses pensées qu’il ne se rendit pas compte
qu’Anaïs et Kataia le regardaient inquiètes. Lorsqu’il s’en aperçut, il
allait leur demander ce qu’elles avaient quand Rousslure leur lança
d’une voix forte :
« Écoutez tous ! Harceltout et Tachourure vont faire leur
rapport ! »
Anaïs détourna son regard soucieux de son frère et le dirigea en

174
direction de l’entrée de la grotte. Rémi, d’abord interdit, se ressaisit
et tendit l’oreille. Tous deux entendirent la voix de Harceltout
résonner dans la caverne :
« Le camp de Ganmar sait que nous sommes là. Des animors
surveillent aussi bien la vallée dans laquelle se trouve le Bastion
Oublié que le passage que nous devons emprunter pour rejoindre la
trouée de Milieterre… »
A ces mots, Anaïs fut prise d’appréhension : l’idée d’être aussi
proche du camp de Ganmar ne lui était guère réjouissante, craignant
la possibilité que leur groupe tombât de nouveau sur des alliés de ce
dernier. Rémi n’était guère rassuré à la perspective de traverser une
vallée infestée d’ennemis. Les deux jeunes Tarn entendirent
Tachourure déclarer :
« Cela dit, il y a une chance pour passer inaperçu…
— Laquelle, demanda un des handicapômes.
— Nous devons avoir l’effet de surprise et la célérité pour pouvoir
passer sans encombre leur surveillance des accès. Et vu que notre
groupe est surtout composé d’handicapômes… »
Anaïs eut soudain un désagréable pressentiment :
« Que proposez-vous donc ? »
Elle sentit le regard du lycaon se poser sur elle. Rémi l’observa et
fut pris d’appréhension, ayant l’étrange impression qu’ils allaient
faire face à un moment compliqué. Tachourure répondit d’un ton
explicatif à Anaïs :
« Nous sommes douze handicapômes, deux lycaons, deux
humains et une Natachtone, n’est-ce pas ? Harceltout et moi
proposons de fractionner le groupe… »
A ces mots, Anaïs blêmit, n’appréciant pas du tout cette idée : elle
se sentait en sécurité avec les handicapômes.

Rémi était très inquiet : il ne voulait pas voir le groupe se


disperser et appréhendait la perspective de faire face à une situation
dangereuse sans le soutien des autres handicapômes. Il tourna son
regard vers Kataia et sentit son cœur se fendre à l’idée d’être séparé
de l’handicapôme adolescente. Il redouta aussi le fait d’être séparé de
sa sœur. Il lança d’une voix inquiète et brusque :

175
« Mais c’est une mauvaise idée ! Nous serons moins forts si
jamais nous tombons sur leurs sentinelles !
— Et tu veux qu’on fasse quoi, répliqua Tachourure qui s’avança
vers le jeune garçon, nous aurons plus de chance de passer inaperçu
avec des petits groupes… »

Anaïs se plaça devant son frère en voyant le lycaon s’avancer vers


ce dernier. La jeune adolescente était aussi inquiète à l’idée de
traverser la vallée dans un petit groupe et déclara au lycaon, alors que
ce dernier s’arrêta à quatre pas d’elle :
« Et comment peut-on être certain que votre plan réussisse ?
— Aucune chance de le savoir, souffla le lycaon, mais nous ne
pouvons risquer de nous faire repérer par les alliés de Ganmar ou de
se faire rattraper par ceux de Morsort…
— Vraiment, l’interrompit la jeune adolescente un peu
sarcastique, alors pourquoi avez-vous pris autant de temps pour
revenir ? »
Anaïs vit Tachourure la regarder avec des yeux sombres. Elle crut
que le lycaon allait lui bondir dessus. Harceltout, sentant que la
situation risquait de dégénérer, intervint :
« Anaïs, laisse-moi t’expliquer… »
La voix du lycaon calma Anaïs, qui vit le grand lycaon
s’approcher d’elle d’un pas tranquille. L’arrivée du canidé l’amena à
abandonner sa position défensive.

Rémi, qui s’était un peu démarqué de sa sœur pour ne pas donner


l’impression d’être un « jeune homme en détresse », se mit à côté de
cette dernière et observa Harceltout les aborder. Le jeune garçon était
encore un peu impressionné par ce dernier, mais se sentit rassuré de
le voir venir vers eux. Alors que le lycaon s’arrêta à deux pas d’eux,
il aperçut une main fantomatique se posa sur son épaule droite.
Tournant son regard, il vit que c’était Kataia et lui sourit. Cette
dernière lui rendit son sourire.

Anaïs remarqua l’interaction entre l’handicapôme et son frère et


ressentit à la fois une étrange gêne, de l’appréhension et de la joie.

176
Ses pensées furent interrompues lorsque Harceltout lui parla :
« Tachourure et moi avons pris beaucoup de temps parce qu’on a
pris le temps d’observer l’entrée de la vallée et ses alentours. On
devait éviter de se faire repérer par leurs animors. C’est pour cette
raison qu’on vous propose ce plan…
— Vous êtes certain de votre coup, interrogea la jeune adolescente
incertaine.
— Absolument.
— Si nous n’avons pas le choix… », soupira Rémi.
Le jeune garçon se ressaisit soudain et demanda :
« Mais qu’en pense Rousslure ? »
A ses mots, il vit les handicapômes et les deux lycaons tourner
leurs têtes en direction de la Natachtone. Le jeune garçon observa
avec fébrilité cette dernière, consciente qu’elle était le chef du
groupe. Il pensa qu’elle aurait le dernier mot sur la question. Anaïs
attendit beaucoup de la réponse de la Natachtone. Elle tremblait
d’appréhension et sa respiration était saccadée. Elle vit que Rousslure
était songeuse et plongée dans de profondes réflexions, hésitante sur
la marche à suivre. Tournant son regard sur Harceltout, la Natachtone
lui demanda :
« Comment se déroulerait votre plan ? »
Harceltout s’avança vers Rousslure, s’arrêta devant elle et lui
expliqua :
« C’est simple : j’ouvre la marche avec le premier petit groupe,
tandis que Tachourure sera à l’entrée de la vallée pour donner le
signal du départ pour le groupe suivant. Lorsque mon premier groupe
aura disparu de sa vue sur le chemin de la vallée, il pourra envoyer le
second groupe…
— Il y aura combien de groupe, demanda fébrile Anaïs.
— Il y aura trois groupes. Je mènerai le premier, tandis que
Tachourure mènera le dernier…
— Et nous ? Mon frère et moi ? »
Harceltout tourna son regard vers la jeune adolescente et lui
répondit :
« Vous serez dans le deuxième groupe avec quatre
handicapômes…

177
— Et Rousslure dans tout cela ?
— Je serais avec vous. », répondit la Natachtone.
Rémi s’approcha du lycaon et de Rousslure d’un pas mal assuré. Il
demanda un peu tendu :
« Mais n’est-ce pas risqué de nous séparer ? Si jamais un de ces
groupes se faisait attaquer…
— C’est pour ça que je prends la tête du premier groupe,
l’interrompit le canidé, pour ouvrir le passage…
— Quant aux autres groupes, intervint Tachourure, ils auront le
soutien rapide de ceux qui les précèdent si jamais ils se faisaient
attaquer… »
Le jeune garçon regarda peu convaincu les deux lycaons avant de
tourner ses yeux vers sa sœur et les handicapômes. Il avait peur de ce
qui pouvait arriver.

Anaïs était fébrile, n’appréciant pas l’idée de séparer leur groupe


en de petites fractions. Mais elle devinait qu’ils n’avaient pas
beaucoup d’options à cause des circonstances. Elle voulait avant tout
sauver ses parents le plus vite possible et chaque minute perdue lui
semblait être une de plus pour leur mort. S’avançant vers l’entrée de
la grotte, elle dit d’une voix ferme :
« Avons-nous le choix ? Nous devons rejoindre au plus vite
Jules… C’est la seule chose qui compte… »
Elle vit que tout le monde la regardait avec un certain étonnement.
Elle-même était surprise par ce qu’elle venait de dire. C’était la
première fois qu’elle avait évoqué le nom de son ami sans que cela
ne lui créât de sentiments contradictoires. Elle s’aperçut que Rémi
était un peu mal à l’aise et s’approcha de lui. Elle posa sa main droite
sur son épaule, mais ce dernier recula légèrement. Un peu froissée,
elle demanda :
« Quoi ?
— Tu te rends compte de ce qui peut nous arriver, l’interrogea son
jeune frère.
— J’en suis consciente… Mais crois-moi, nous devons agir vite si
nous voulons sauver nos parents…
— Mais à quoi cela nous servira-t-il si nous tombons entre leurs

178
griffes ?
— C’est un risque à prendre, répliqua la jeune adolescente, c’est
quitte ou double.
— Quitte ou double… », répéta désabusé Rémi.
Les deux jeunes Tarn entendirent Rousslure prendre la parole :
« Si c’est le seul plan valable pour nous faire passer discrètement
dans la vallée, alors c’est entendu… »
Ils entendirent un murmure d’approbation parmi les
handicapômes. Eux-mêmes participèrent à ce murmure. Rémi était
sceptique, mais se résigna à suivre le mouvement. Anaïs avait peur,
mais se sentit déterminée à traverser cette vallée, quels qu’en fussent
ses dangers. Elle entendit Harceltout lancer :
« Alors, suivez-moi ! »
Il sortit de la grotte, suivi de Tachourure. Rousslure les
accompagna juste après. Les handicapômes leur emboîtèrent la
marche en compagnie d’Anaïs et de Rémi. En sortant de la grotte, les
deux jeunes gens sentirent l’air frais de la montagne envahir leurs
poumons. Ils s’avancèrent sur un chemin plus large et plus sûr que
celui de la veille. Le passage descendait vers les profondeurs de la
vallée avant de disparaître sous une étrange arche rocheuse qui
s’enfonçait sous la paroi montagneuse. La troupe des handicapômes
et leurs compagnons l’atteignirent très rapidement. Anaïs et Rémi
observèrent avec émerveillement l’arche rocheuse. Ils remarquèrent
l’obscurcissement du ciel par des nuages orageux. La vue du ciel
assombri les inquiéta, mais ils n’eurent le temps de s’appesantir car
un des handicapômes les interpella. Les deux jeunes Tarn hâtèrent
leur mouvement.

Après quelques minutes de marche, ils atteignirent l’arche et


s’enfoncèrent dans la galerie rocheuse. Ils virent avec stupéfaction
que la roche était comme creusée. Le passage était assez long et
prenait un virage vers la droite à son extrémité. Les deux jeunes Tarn
et leurs compagnons marchèrent à vive allure et parcoururent en
quelques instants les deux tiers de la galerie. Alors qu’ils
commençaient à voir l’extrémité du passage, tous entendirent
Harceltout leur lancer :

179
« Halte ! »
Les handicapômes s’immobilisèrent, imités par Anaïs et Rémi qui
cherchèrent alors du regard Rousslure et les deux lycaons, finissant
par les repérer vers l’avant du rocher. Harceltout donna de nouveau
ses consignes au reste du groupe :
« Vous allez vous regrouper en trois groupes. Je prendrai le
premier groupe avec Ming, Judih, Yosef et Sîtâ. Tachourure prendra
le dernier groupe avec Thaddée, Meiko, Atnio et Tulie… »
S’avançant vers Anaïs et Rémi, le jeune lycaon leur dit :
« Quant à vous, vous irez avec Maïe, Sven, Kataia et Yaxun… »
Les deux jeunes gens hochèrent de la tête pour signifier leur
approbation, mais avaient le regard soucieux, appréhendant le fait
que le plan mis en place par Harceltout ne marchât pas comme prévu
et qu’eux. Rousslure remarqua leur inquiétude et leur déclara d’une
voix rassurante tout en leur tapotant l’épaule :
« Hé, ça va aller… »
Rémi la dévisagea et murmura dans une voix résignée :
« Je l’espère… »
La Natachtone lui dit de la même voix ferme et réconfortante :
« Tout se passera bien… »
Le jeune garçon lui sourit peu convaincu. Anaïs était soucieuse,
souhaitant croire à la réussite de l’opération, mais conservant encore
des doutes. Elle entendit une voix juste derrière elle lui demander :
« Est-ce que ça va ? »
La jeune Française se retourna et vit Sven. L’handicapôme
scandinave la dévisagea soucieusement. Anaïs lui répondit d’une
voix morose :
« Non… J’ai peur de ce qui pourrait arriver… »
Sven lui posa une main sur son épaule gauche. La jeune
adolescente frémit à ce contact, mais ne rejeta point la main
fantomatique. Sven la regarda droit dans les yeux et lui affirma :
« Ne pense pas à ce qui pourrait arriver Anaïs. Concentres-toi sur
l’instant présent… »
La jeune adolescente sourit faiblement à l’handicapôme suédois :
« J’essaierais… »
Son regard se porta vers Rousslure. Elle vit que cette dernière se

180
tournait vers Harceltout. Cette dernière déclara au lycaon d’une voix
sérieuse et ferme :
« Vous pouvez y aller. Bonne chance…
— Bonne chance à vous aussi, Rousslure. »
Le lycaon et quatre des handicapômes se mirent en marche en
direction de l’ouverture. Tachourure marcha peu après eux. Cela
surprit Anaïs et Rémi. Le jeune garçon l’interpella :
« Hé ! Où allez-vous ? »
Tachourure s’arrêta et tourna sa tête vers le jeune garçon et lui
déclara d’une voix froide :
« Il faut bien que l’un de nous surveille leur mouvement pour
pouvoir dire quand votre groupe pourra partir… »
Le canidé s’avança de nouveau vers l’entrée. Anaïs et son frère
l’observèrent marcher puis s’adossèrent contre la paroi rocheuse. Les
membres de leur groupe s’étaient approchés d’eux. Rémi s’approcha
de Kataia. Anaïs observa mi-amusée mi-intrigué ce manège avant
d’entendre Yaxun lui dire :
« Il a l’air d’avoir le béguin pour Kataia ton frère… »
Anaïs se retourna et fixa des yeux son compagnon handicapôme,
lui déclarant d’une voix à la fois amusée et sceptique :
« Je ne sais pas, Yaxun. Mais c’est vrai qu’il a l’air de beaucoup
apprécier la compagnie de Kataia…
— Tu ne crois pas possible qu’ils puissent aller ensemble…
— Ce n’est pas ça ! », dit la jeune adolescente en se relevant
brusquement.
Anaïs se rendit compte que les regards s’étaient tournés vers elle.
Un peu gênée, elle s’excusa auprès des autres handicapômes et
surtout de son frère qui la regardait un peu anxieux :
« Ce n’est rien… »
Retournant son regard vers Yaxun qui l’observait avec curiosité,
elle dit d’une voix plus basse :
« Yaxun, j’ai vu comment Kataia était prête à défendre mon frère
et comment elle s’entend bien avec lui… Mais voyez la réalité : nous
venons d’un monde distinct du vôtre…
— Tu as peur qu’ils souffrent de la séparation ? »
Anaïs lui répondit affirmative :

181
« C’est exact. Je n’ai pas envie de voir mon frère connaître de
peine. Il serait plus sage qu’ils restent amis. D’autant plus que même
si vous avez été humains, Kataia et vous êtes comme des fantômes…
— Va dire ça à Kataia, lui lança l’handicapôme maya qui la
regarda droit dans les yeux.
— Comment ça, s’enquit surprise Anaïs.
— Kataia s’est juré de veiller sur votre frère lorsque Jules nous a
envoyé pour veiller sur vous. Elle s’est même dite prête à rester sur
votre monde pour pouvoir le protéger contre quoi ce soit… »
Anaïs n’en croyait pas ses oreilles et jeta un coup d’œil à Kataia
qui discutait avec Rémi. Elle ne pouvait croire l’adolescente
handicapôme prête à cela pour protéger son frère. Reportant son
regard sur Yaxun, elle dit d’une voix étonnée :
« Mais c’est insensé ! Je veux dire… Elle a vous, Rousslure…
— Certes, l’interrompit l’handicapôme d’une voix grave, mais
elle a cherché à rencontré un être humain qui lui rappelait son passé.
Jules a été une première rencontre. Puis toi et ton frère… »
Approchant son visage fantomatique de celui d’Anaïs, Yaxun
ajouta :
« Elle m’a confié une fois que Rémi lui rappelait un peu un ami
très proche qui a été tué lorsque les Cobranins nous traquaient… »
Anaïs réfléchit à ce que l’handicapôme venait de dire, songeant
notamment à la discussion avec Kataia sur son passé. Elle était
troublée, ne sachant pas quoi penser de l’handicapôme slave. Elle
l’appréciait beaucoup, mais était perplexe face à son attachement à
son frère, appréhendant surtout la possibilité de chagrin
qu’occasionnerait leur séparation sans compter ses propres
interrogations sur l’âge supposé de Kataia : serait-elle de l’âge où
elle avait été maudite ou l’épreuve du temps serait-il à prendre en
compte, créant un contraste trop important et malaisé pour qu’elle
puisse considérer l’idée d’une relation ne serait-ce platonique entre
Kataia et son frère. Regardant de gauche à droite la galerie, elle
remarqua soudain les handicapômes derrière Yaxun en train de se
mettre en position de défense. Ce dernier le repéra aussi car il se mit
peu après dans la même attitude. Cette situation inquiéta Anaïs, car
elle songea à la possibilité que des animors se fussent approchés

182
d’eux par leurs arrières. Elle retourna son regard derrière elle et vit
que Kataia s’était mise dans la même position et protégeait son frère.
Reportant ses yeux vers l’intérieur de l’arche, elle chuchota à Yaxun
d’une voix anxieuse :
« Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, mais ce n’est pas bon signe… »
Au même moment, Anaïs entendit Tachourure lancer d’une voix
forte :
« C’est bon ! La voie est libre ! »
La jeune adolescente sentit alors la main fantomatique de Yaxun la
secouer et entendit la voix de l’handicapôme lui dire :
« Vas-y. »
Anaïs marcha alors d’un pas rapide et rejoignit Rémi et Kataia,
qui étaient avec Rousslure et Sven. Le groupe ainsi constitué se mit à
s’avancer vers la sortie de l’arche montagneuse. Celle-ci déboucha
sur un chemin gravillonné large comme une voiture tout-terrain.
Sortant de la galerie, le groupe progressa d’un pas vif. Anaïs et Rémi
virent que le passage serpentait le long de la montagne et
disparaissait derrière une de ses parois. Les rebords de la montagne
étaient plus éloignés du passage qu’ils ne l’étaient dans les Gorges
Profondes. En observant le paysage sur leur gauche, les deux jeunes
Tarn étaient époustouflés par la vue de la vallée qui s’étendait en
dessous d’eux.

183
Séparations

Au lieu de voir la vallée hostile et étroite qu’ils avaient frôlée dans


les Gorges Profondes, Anaïs et Rémi découvrirent un gigantesque
bassin coincé entre les montagnes. Une forêt alpine descendait des
reliefs et occupait la moitié du paysage, tandis qu’une plaine
mousseuse dominait la partie contiguë aux monts sur lesquels les
deux jeunes Français et leurs compagnons progressaient. Les deux
jeunes Tarn remarquèrent des éléments indiquant l’emplacement du
camp de Ganmar : des abris de bois et de terre aux abords du bosquet
ainsi que des animors, parmi lesquels quelques éléphants, qui
surveillaient la plaine ou les niveaux inférieurs de la montagne. Anaïs
était enchantée de voir de nouveau un paysage végétal après les deux
jours passés dans un environnement rocheux et aride. Cela lui
rappela la beauté d’Enchanvie. Cependant, la vue des animors la
stressa, car elle savait que le groupe qui les accompagnait était
ennemi à leurs yeux.

Rémi était plus qu’ébloui par le panorama de la vallée : c’était la


première fois qu’il découvrait un paysage végétal dans ce monde. Cet
émerveillement lui fit oublier la présence des animors de Ganmar
dans cette vallée. Alors que le groupe dépassait un jeune buisson qui
poussant à l’abord du chemin, un détail d’étrange attira le regard du
jeune garçon. Il s’arrêta et scruta un élément émergeant des
conifères, non loin de la lisière de la forêt. Tandis qu’il cherchait à
savoir ce qui le troublait dans cet élément, Anaïs, Yaxun et Kataia
s’étaient avancés sans constater sa halte.

184
Alors qu’ils avaient déjà parcourus une vingtaine de mètres, Anaïs
se rendit compte que son frère n’était plus à ses côtés. Prise
d’inquiétude, elle se retourna et le vit arrêté pour profiter du paysage,
ce qui l’exaspéra et accrut son inquiétude : son jeune frère ne se
rendait-il pas compte que les animors de Ganmar pouvaient le
repérer ? Elle allait lui crier lorsqu’elle entendit Yaxun la
déconseiller :
« Non. Anaïs. Sinon ils vont nous repérer…
— Alors comment je fais pour dire à mon frère de bouger ? »,
répliqua-t-elle énervée.
Yaxun vit à son tour Rémi en train de scruter le paysage, ce qui le
rendit soucieux. Se tournant vers Anaïs, il lui déclara :
« Continu d’avancer, je vais chercher ton frère. »
Anaïs obtempéra et rejoignit Kataia, Rousslure et Sven. Ces
derniers s’étaient arrêté quelques mètres devant eux, constatant que
leurs compagnons n’avançaient plus. Kataia lui demanda lorsqu’elle
arriva à sa hauteur :
« Que se passe-t-il ? Où est ton… »
Elle s’interrompit en voyant Yaxun marcher à vive allure vers
Rémi.

Le jeune garçon s’était rendu compte que les autres l’attendaient


et s’était mis en marche, rapidement rejoint par Yaxun. Ce dernier le
saisit au bras et lui dit d’une voix ferme :
« Ne t’attardes jamais ! Nous ne sommes pas en zone touristique
ici ! »
Décontenancé par la brutalité de l’handicapôme, Rémi lui rétorqua
d’un ton brusque :
« Hé ! Mais il y avait quelque chose de curieux dans la vallée…
Comme une tour… »
Rémi vit alors une expression de totale surprise dans les yeux de
l’être fantomatique. Ce dernier se ressaisit et intima au jeune garçon :
« Ça doit être le Bastion Oublié… Maintenant, rejoignons au plus
vite les autres ! »
Rendu bougon par l’attitude de l’handicapôme, Rémi n’obtempéra
pas moins, ne voulant ni froisser sa sœur ni exaspérer Kataia ni

185
inquièter Rousslure. Le jeune garçon se remit à avancer à vive allure.
Il vit les autres en train de les attendre, le regard plutôt sombre pour
Anaïs et soucieux de la part de Rousslure et de Kataia. Alors qu’il
arriva à leur portée, Anaïs lui lança d’une voix à la fois inquiète et
furieuse :
« Ne refais plus ce coup ! On aurait pu te repérer ! »
Rémi regarda sa sœur d’un air contrit et honteux, n’osant même
pas regarder Kataia dont il appréhendait la réaction. Cette dernière le
regarda avec inquiétude et colère. Mais ce fut avec une voix calme,
quoique froide et inquiète, qu’elle lui parla :
« Pourquoi t’es-tu arrêté ? »
Rémi leva sa tête vers le visage de l’handicapôme et s’apprêta à
répondre. Mais Rousslure intervint d’une voix ferme :
« Pas maintenant ! Nous devons permettre au dernier groupe de
nous rejoindre ! »
Hochant d’approbation la tête, le jeune garçon et l’adolescente
handicapôme se remirent à progresser d’un pas si rapide qu’ils
étaient à la limite de la course. Yaxun menait le groupe, tandis que
Kataia gardait ses arrières.

Alors qu’elle atteignait l’extrémité d’un petit promontoire


émergeant de la paroi rocheuse, Anaïs sentit ses pieds souffrir. Son
cœur battait la chamade et sa respiration devenait saccadée. En dépit
de ces souffrances, elle continua d’aller au pas de course, consciente
que leurs adversaires pouvaient leur tomber dessus à tout moment.
Rémi ressentit à la fois la peur et des interrogations, souhaitant
quitter au plus vite cette vallée qu’il trouvait pourtant belle. Il avait
l’impression que leurs adversaires les avaient repérés par sa faute et
allaient les chasser. Il marcha si vite qu’il manqua de dépasser
Rousslure et Yaxun. Ce dernier le remarqua et lui lança d’une voix
assez forte :
« Doucement, Rémi. Sinon, tu vas nous distancer… »
Rémi ralentit son pas, mais lança à l’handicapôme :
« Mais à quoi bon marcher si nos ennemis nous traquent…
— On n’en est pas sûr qu’ils t’ont vu.
— Et puis, ils s’attendent à une armée, pas à un petit groupe. »,

186
déclara d’une voix rassurante Kataia à l’arrière du groupe.
Le jeune garçon sourit faiblement en entendant l’adolescente
handicapôme essayer de l’apaiser, mais se sentit malgré tout mal à
l’aise. Il vit s’approcher le virage à quelques dizaines de mètres
devant eux, signalé par une paroi montagneuse assez haute et
abrupte. Anaïs repéra à son tour le virage et ressentit du
soulagement : ils allaient pouvoir bientôt quitter cette vallée et
permettre aux autres groupes de passer. Rousslure lança soudain :
« Au pas de course ! »
Les deux jeunes Tarn et leurs compagnons se mirent à courir.
Rémi ressentit un profond soulagement à voir le virage. Anaïs sentit
ses douleurs et ses appréhensions s’estomper à mesure qu’ils
s’approchaient de la zone. Alors qu’ils avaient parcouru la moitié de
la distance les séparant de celui-ci, la jeune adolescente entendit
soudain des cris bestiaux assez loin derrière elle et une impression de
bruits de combats. La peur l’étreignit violemment :
« Nos adversaires seraient-ils tombés sur le dernier groupe ? »
Elle se retourna et vit que Kataia avait le visage grave et soucieux,
ce qui ne la rassura pas. Mais la jeune Française n’eut le temps de
s’inquiéter davantage car l’handicapôme lui dit d’une voix forte :
« Continue d’avancer ! »
Anaïs obtempéra et accéléra même sa course. La jeune
adolescente fila si vite qu’elle dépassa Rémi, Rousslure et Yaxun. Le
jeune garçon, qui avait entendu les cris et les bruits d’affrontement,
était devenu livide, de nouveau rongé par la culpabilité tandis qu’il se
mit à courir à en perdre souffle. Il vit sa sœur le dépasser. Yaxun et
Rousslure cherchèrent à la ralentir en l’attrapant à sa hauteur, mais ils
la manquèrent. Alors qu’Anaïs se trouvait désormais devant eux et
continuait d’avancer à une allure effrénée, Rémi lui lança d’une voix
forte et stressée :
« Anaïs, attends-nous ! »
La jeune adolescente les entendit à peine, son esprit obnubilé par
la volonté de quitter ces lieux au plus vite. Elle arriva en quelques
instants au virage. Craignant de la perdre de vue en dépit de la
présence du groupe de Harceltout devant eux, Rousslure lui cria :
« Anaïs ! »

187
La jeune adolescente entendit son nom et s’arrêta à deux pas du
virage. Elle faillit perdre l’équilibre mais parvint à se rattraper. Elle
se retourna, vit son frère, Rousslure et les quatre handicapômes
arriver vers elle en courant et remarqua leur inquiétude Au moment
où ils arrivèrent à son niveau, elle entendit des bruits de pas de
course derrière eux. Les autres membres du groupe l’entendirent
aussi. Kataia, Sven, Maïe, Rousslure et Yaxun dégainèrent leurs
épées, tandis que Rémi alla se placer auprès de sa sœur. Les deux
Tarn étaient très inquiets et commencèrent à reculer dans le chemin.
Maïe tourna sa tête vers eux et leur murmura :
« Soyez prêts à courir… »
Ils entendirent une voix familière leur lancer :
« Ne restez pas là ! »
Anaïs fut surprise par la voix : c’était celle de Tachourure.
« Il devrait être avec le dernier groupe… », se disait-elle.
Elle n’eut pas le temps de réfléchir, car elle vit le lycaon arriver
vers eux pareil à un guépard, le regard paniqué et le souffle
erratique :
« Les animors de Morsort sont là ! Courrez ! »
A ses mots, Anaïs blêmit : c’était la pire nouvelle qu’on lui
annonçait. Rémi eut aussi très peur : il savait que les animors de
Morsort les traquaient, mais ne les avait pas crus capables de les
rattraper aussi rapidement. Il allait le demander à Tachourure alors
que le lycaon arrivait au niveau du groupe, mais Rousslure lui
ordonna d’une voix forte :
« Pas maintenant ! Cours ! »
Rémi prit ses jambes à son cou, suivi par Anaïs, tandis que
Rousslure, Sven, Maïe, Yaxun, Kataia et Tachourure couvraient leurs
arrières. Les deux jeunes Tarn traversèrent en un éclair le chemin
gravillonné, qui était bordé par la paroi rocheuse sur sa droite et
s’enfonçait dans la montagne devant eux. Les deux jeunes Français
soupirèrent de résignation, lassés de se trouver sans cesse en
montagne. Détalant à en perdre haleine, ils pénétrèrent de nouveau
dans les profondeurs.

Sur leur parcours, le passage se rétrécit à cause de la proximité des

188
parois. Après une vingtaine de mètres parcourus, Anaïs et Rémi se
rendirent compte que le passage était moitié moins large. A la
différence des précédents chemins qu’ils avaient empruntés, ils
remarquèrent quelques buissons et fleurs des montagnes à divers
endroits. Alors que leur respiration était plus saccadée, ils
constatèrent que le chemin s’élargissait soudain sur un défilé
herbeux, ce qui les rasséréna. Leur soulagement fut de courte durée
lorsque pénétrant dans le passage, ils virent gisant au sol rougi de
sang trois singes, une mante religieuse, un yak et deux rhinocéros. Ils
devinèrent que le premier groupe avait dû les affronter. Ils se
demandèrent dès lors ce qu’étaient devenus Harceltout et ses
compagnons handicapômes. En avançant d’un pas rapide, ils virent
émerger devant eux un champ chaotique de rochers géants qui
parsemait le parcours. Soupirant de dépit devant l’obstacle, Anaïs
ralentit sa course et se fit devancer par Rémi. Ce dernier s’arrêta à la
vue des rochers gros comme des statues de l’île de Pâque dispersés
dans le passage. Anaïs manqua de le heurter alors qu’elle arriva de
nouveau à son niveau. Les deux jeunes gens observèrent à la fois
ébahis et inquiets à la vue des chaos rocheux. Leurs compagnons
arrivèrent juste derrière eux. Yaxun leur lança d’une voix forte :
« Ce n’est pas le moment de ralentir !
— Mais ces rochers vont nous ralentir, protesta Anaïs.
— Rien du tout ! Ce sera vous qui nous ralentirait si vous ne
bougez pas plus vite ! », lança d’un ton de voix brusque Rousslure.
Le ton de voix de la Natachtone prit au dépourvu les deux jeunes
gens. Ils obtempérèrent cependant et se remirent à courir de plus bel.
La course du groupe était cependant freinée par les énormes blocs de
pierre qui se tenaient dans le passage tels des titans. A plusieurs
reprises, Anaïs et Rémi les frôlèrent de très près. La peur les
tenaillait, mais ils ne s’arrêtèrent pas de courir. Ils entendirent de
moins en moins les bruits de combats derrière eux.

Après un long instant de course, le groupe sortit du champ de


rochers. Ils n’entendirent plus que le vent siffler entre les parois
rocheuses. Le passage était à présent bordé de parois douces et
semblait donner sur une autre vallée. Anaïs et Rémi en étaient

189
soulagés : des douleurs jaillissaient dans leurs corps et ils avaient le
souffle coupé. Les deux jeunes Tarn étaient aussi inquiets car ils
ignoraient ce qu’étaient devenus le groupe d’Harceltout ou les
handicapômes restés en arrière. Ils souhaitaient que ces derniers
eussent pu échapper à leurs adversaires. Ils interrompirent le fil de
leurs pensées lorsqu’ils entendirent des bruits de pas devant eux, ce
qui les stoppèrent. Ils regardèrent devant eux et virent arriver le
groupe d’Harceltout. Cette vue leur fit échapper un soupir de
soulagement. Anaïs lança avec joie :
« Harceltout ! Vous êtes là ! »
Le lycaon avait le regard plein d’assurance et d’apaisement à la
vue des deux jeunes humains, de Rousslure et de leurs compagnons
handicapômes. Il dit à Anaïs :
« Bien sûr que nous sommes là. Nous vous attendions… »
Il s’interrompit en voyant Tachourure aux côtés du groupe et eut
alors un mouvement d’inquiétude, ce qui n’échappa point à Anaïs qui
s’était approché du lycaon. A la vue du lycaon soucieux, la sérénité
de l’adolescente s’estompa. Mais avant qu’elle n’eut le temps de
réagir, Harceltout demanda inquiet :
« Que se passe-t-il Tachourure ? Pourquoi es-tu là ? Où est ton
groupe »
Le lycaon lui répondit d’une voix sombre :
« Les mutanimors sont là. »
A ce mot, les yeux de Harceltout s’écarquillèrent au point de sortir
de leurs orbites. Les handicapômes serrèrent leurs mains autour de
leurs armes avec une telle tension qu’Anaïs et Rémi entendirent le
bruit de la ferraille.

Les deux jeunes Français devinrent blêmes à l’annonce de


Tachourure. Ils savaient déjà que les alliés de Morsort les avaient
rattrapés, mais ils ignoraient quelle créature était là. Le mot
« mutanimor » provoqua chez eux une forte angoisse : ils ne savaient
toujours pas à quoi ressemblait cet être, mais étaient conscients de sa
férocité aux dires de leurs compagnons. Anaïs se rappela les propos
de Ganmar lors de leur discussion sur les raisons de leur présence à
Jules et elle sur Enchanvie, ce qui la fit davantage appréhender la

190
perspective de les rencontrer. Elle vit que Harceltout était en état de
choc et que Rousslure était très troublée.

Ce fut alors que Ming, qui se trouvait sur sa gauche, se ressaisit et


lança d’une voix ferme et forte :
« Tīng ! On ne va pas attendre que ces damnés créatures ne nous
tombent dessus ! Partons d’ici ! »
Son appel eut de l’effet, car les handicapômes s’élancèrent en
direction de la vallée. Anaïs et Rémi sentirent monter en eux une
nouvelle détermination, leur peur contrebalancée par une envie de
quitter au plus vite les lieux. Ils se remirent à courir malgré leur
difficulté à respirer et les douleurs dans leurs jambes. Alors qu’ils
s’approchèrent de la sortie du passage, ils entendirent soudain un
objet siffler dans leur direction. A ce son, Anaïs et Rémi eurent le
pressentiment que leurs ennemis les avaient rattrapés et se
demandèrent avec vive inquiétude ce qu’étaient devenus leurs autres
compagnons handicapômes. Rémi voulut se retourner pour voir ce
qui se passait, mais Maïe lui ordonna d’un geste de bras de continuer
sa course. Il se mit à détaler de plus belle. Peu à peu, sa sœur et lui
entendirent des traits siffler dans leur direction. Pendant un instant,
cela se terminait par le fracas sur la roche.

Alors qu’ils étaient dans un coin semblable à une cavité à ciel


ouvert, les deux jeunes Tarn entendirent un cri de douleur retentir
dans leur dos. Les deux jeunes gens se retournèrent et virent
Tachourure s’écrouler, une flèche fichée dans son épaule droite.
Rousslure lança soudain d’une voix forte :
« A couvert ! »
Anaïs voulut protester du fait qu’ils n’avaient rien pour se
protéger lorsque l’un des handicapômes la plaqua contre la roche.
Rémi eut affaire à la même situation avec Maïe. Les deux jeunes
Français se retrouvèrent écrasé contre la paroi rocheuse avec de peu
d’espace. Tous deux étaient choqués par la réaction des
handicapômes, mais virent alors de nouvelles flèches se figer dans le
sol à quelques pas d’eux. Ils entendirent de nouveaux traits siffler,
mais venant cette fois de leur côté. Regardant du mieux qu’elle le

191
pouvait, Anaïs vit que certains des handicapômes, dont Kataia,
avaient sorti des arcs leurs sacs et décochaient des carreaux contre
leurs adversaires. Les flèches adversaires tombaient autour d’eux,
parfois très proches. Mais les handicapômes restèrent stoïques et
continuèrent de lancer des traits sur leurs ennemis. Anaïs était
stupéfaite et admirative du flegme des êtres fantomatiques alors que
les flèches les frôlaient, avant de se dire que c’était normal du fait
qu’ils étaient pareils à des fantômes. Rémi avait les mêmes types de
pensées, même s’il s’inquiéta pour Kataia. Il entendit soudain un
hurlement semblable à un mélange entre le cri d’une panthère et celui
d’un faucon, avant qu’un léger bruit de course retentît dans le
passage. Le jeune garçon sentit soudain l’étreinte de Maïe se
desserrer et cette dernière lui ordonna :
« Courez ! »
Le jeune garçon se mit à courir en direction de la vallée qu’il
voyait au loin. Anaïs le suivit peu après, ayant reçu la même
consigne. La jeune adolescente ralentit cependant son pas et tourna
son regard vers Yaxun. L’handicapôme lui lança un regard rassurant
et lui lança :
« Ne t’inquiète pas pour nous !
— Mais qui va nous…, commença à dire hésitante Anaïs.
— Harceltout, Ming, Rousslure et moi veilleront sur vous,
l’interrompit Kataia qui la rejoignit.
— Ne perdez pas de temps ! », leur cria Yaxun.
Anaïs se remit à fuir, précédée par deux handicapômes et
Harceltout, fonçant à en perdre souffle. Elle entendit derrière elle des
cris guerriers et un début de combat, mais n’osa se retourner. Alors
qu’elle rejoignit son frère qui l’attendait au niveau d’un encastrement
de la paroi rocheuse, elle entendit une voix rauque crier :
« Find the filthy humans ! »
Anaïs et Rémi se dévisagèrent avec inquiétude, mais ne
s’attardèrent davantage car Rousslure leur ordonna d’une voix
ferme :
« Continuez de courir ! »
Les deux jeunes Tarn obéirent sur le champ et accélérèrent de plus
belle, pareils à des chamois en train de bondir dans le défilé, évitant

192
les rochers émergeant du sol. A mesure qu’ils s’élançaient dans le
passage, ils entendirent de moins en moins les bruits d’affrontement
entre les handicapômes et les mutanimors. Le chemin qu’ils
empruntaient devenait de plus en plus vallonné alors qu’ils
s’approchaient de la vallée. Celle-ci, du peu qu’ils pouvaient voir
dans leur course, ressemblait à une plaine pentue avec des rochers
gigantesques dispersés sur ses flancs. Le soleil paraissait bien
l’éclairer, car les deux jeunes gens la virent sous une luminosité forte.
Ils entendirent Harceltout leur lancer d’une voix encourageante :
« Tenez bon ! Vous y êtes presque ! »
Avec la vue de la vallée qui se découvrait de plus en plus à leurs
yeux, les deux jeunes Français redoublèrent leurs efforts, malgré leur
difficulté à respirer et à maintenir leur course. Ils étaient poussés par
la peur de se retrouver capturés par les mutanimors et voulaient
rejoindre au plus vite le camp des handicapômes. Alors qu’ils
n’étaient plus qu’à quelques mètres de la sortie du défilé, ils
entendirent soudain des hurlements de loups non loin d’eux et
s’arrêtèrent nets, pris par la panique. Anaïs était très anxieuse,
consciente qu’en terrain découvert, leur petit groupe serait à la merci
des loups. Rémi était lui inquiet par la possibilité de se faire piéger
par des animors sans doute alliés avec Morsort. Les deux jeunes
Français entendirent la voix de Kataia leur crier :
« Ne restez pas immobiles ! »
Les deux jeunes Tarn se remirent à courir, mais avec moins
d’aplomb. Ils entendirent peu après des bruits de course venant à la
fois de derrière et dans le lointain sur leur côté droit, ce qui eut don
d’accroître leur anxiété : ils étaient convaincus qu’ils ne
parviendraient pas à échapper à leurs ennemis. Fuyant avec
désespoir, ils pénétrèrent dans la vallée, constatant à peine qu’elle
était comme une plaine montagneuse avec de la mousse et du lichen
en lieu et place de l’herbe. Le ciel au-dessus d’eux était plus
lumineux malgré les nuages orageux. Ils virent Ming se retourner et
agiter son bras droit en leur criant :
« Plus vite ! Ils vont nous… »
Soudain, il s’interrompit dans son geste et prit son arc. Anaïs et
Rémi le vit tendre ce dernier avec un trait et viser quelque chose

193
derrière eux. Rémi allait se retourner lorsqu’il entendit le trait siffler
au-dessus de sa tête. Un cri bestial de douleur retentit alors avant que
le bruit d’un corps qui s’écroulait au sol ne lui succéda. Anaïs
anticipa le geste de son frère en lui lançant d’une voix forte :
« Non Rémi ! Ne te retourne pas ! »
Obéissant spontanément à sa sœur, le jeune garçon retourna son
regard face à lui et vit que Ming tirer une seconde flèche. Le trait
siffla au-dessus de sa tête alors que lui et sa sœur atteignirent
l’handicapôme chinois. Ce dernier, impassible, continuait de
décocher des traits sur leurs poursuivants. Mais alors que les deux
jeunes Français le dépassèrent et rejoignirent Harceltout, Rousslure
et Kataia qui les attendaient quelques mètres devant eux, ils
entendirent de nouveau des grognements canins sur le côté droit. Les
deux jeunes gens ne purent s’empêcher de jeter un coup d’œil sur
leur flanc et virent terrifiés qu’un loup émergeait d’un passage
montagneux en amont de leur position. Harceltout le remarqua aussi
et lança aux deux jeunes gens :
« Grimpez sur mon dos ! Vite ! »
Rémi regarda Kataia d’un œil inquiet. Cette dernière allait
rejoindre Ming pour le seconder. Le jeune garçon vit soudin des
créatures anthropomorphes sortir du défilé. Il n’eut pas le temps de
les observer davantage, Anaïs le secouant promptement :
« Nous n’avons pas beaucoup de temps ! »
Le jeune garçon se retourna pour protester :
« Mais Kataia…
— Ils s’en sortiront, ne t’inquiète pas. », l’interrompit Harceltout.
Rémi s’approcha avec réticence du lycaon, atterré de devoir
quitter l’adolescente handicapôme qu’il appréciait tant. Anaïs et lui
s’apprêtèrent à chevaucher Harceltout lorsque Rousslure leur cria :
« Attention ! »
Anaïs tourna la tête, vit un trait foncer sur eux et hurla à son frère
et Harceltout :
« Écartez-vous ! Vite ! »
Aussitôt, Harceltout fit un bond sur le côté gauche, tandis que
Rémi et Anaïs se ruèrent sur le côté droit. Alors qu’elle était dans sa
course pour éviter le trait, Anaïs sentit soudain une brève brûlure au

194
niveau de l’épaule droite, grimaça de douleur et manqua de vaciller.
Elle entendit son frère lui crier d’effroi :
« Anaïs ! »
La jeune adolescente vit Harceltout se ruer vers elle pour l’aider à
se tenir droit. Elle s’accrocha à son flanc droit alors qu’elle
s’écroulait sur ses genoux. Elle sentit une douleur aiguë au niveau de
la blessure à l’épaule. Elle entendit avec difficulté les traits tirés par
les deux handicapômes ou les hurlements de plus en plus nombreux
des loups. Elle sentit un corps passer sous son épaule gauche et
essayer de la relever. Elle entendit son frère lui déclarer d’un ton
désespéré :
« Allez Anaïs, tu peux y arriver… »
A moitié consciente, la jeune adolescente murmura :
« Laissez-moi… »
Rémi la regarda avec stupéfaction et jeta un coup d’œil à
Harceltout et Rousslure. Ces derniers étaient aussi interloqués par ce
qu’ils venaient d’entendre. Le jeune garçon protesta :
« Il n’en est pas question ! Ils vont te capturer…
— Mieux vaut qu’ils n’attrapent que moi que nous deux…,
l’interrompit sa sœur dans un souffle, tu peux toujours rejoindre
Jules….
— Et je le ferai avec toi !
— Ne discute pas… Tu n’as plus beaucoup de temps…
— Elle a raison, intervint Kataia qui venait de les rejoindre, les
mutanimors sont dans la vallée.
— Mais on ne peut pas la laisser ici, protesta le jeune garçon.
— Ming va la protéger, dit alors Rousslure d’une voix contrite et
navrée, grimpe maintenant sur Harceltout ! »
Le ton autoritaire que prit la Natachtone dissuada Rémi de
protester davantage. Il regarda avec tristesse sa sœur, qui lâcha le
flanc de Harceltout, avant de monter sur le dos du lycaon, les yeux
brillants de larmes. Il regarda Kataia serrer Ming dans ses bras avant
de les rejoindre. L’adolescente handicapôme grimpa à son tour sur le
dos du canidé et lui ordonna :
« En avant Harceltout ! »

195
Anaïs, la vue un peu floue, observa le lycaon et ses deux
passagers quitter les lieux, suivis par Rousslure. La jeune adolescente
se tint sur ses genoux telle une condamnée à la décapitation. Sa
blessure lui brûlait et elle se sentait affaiblie. Elle réussit cependant à
entendre Ming tirer de nouvelles flèches sur leurs ennemis, les loups
qui s’approchaient d’eux, ainsi que la même voix rauque lancer :
« Send a troop to capture the boy ! »
Anaïs ressentit une vive angoisse étreindre son cœur et espéra que
son frère parviendrait à rejoindre Jules. A la pensée de son ami
disparu, la jeune adolescente sentit les larmes apparaître au coin de
ses yeux : elle n’avait même pas songé à demander à son frère de dire
à Jules, s’il le voyait, qu’elle lui pardonnait ce qui s’était passé et ses
choix. Elle se sentit soudain lasse et s’écroula au sol, entendant
encore les loups et les mutanimors se rapprocher d’eux, ainsi qu’une
lame métallique être tirée d’un fourreau. Avant qu’elle ne sombrât
dans le néant, elle entendit un long hurlement qui ne ressemblait
point à celui d’un loup, mais à celui d’un ours.

« Retrouver les sales humains ! »</><>

« Envoyez une troupe pour capturer le garçon ! »</><>

196
Secourus

Rémi ressentit une tempête d’émotions tandis qu’il s’accrochait au


cou de Harceltout : la culpabilité d’avoir laissé sa sœur blessée sur
place, la colère de n’avoir pas été plus ferme face à elle et Kataia
pour insister à la porter, l’anxiété pour ce qui pourrait lui arriver. Le
jeune garçon songea aux handicapômes qui avaient protégé leurs
arrières : qu’étaient-ils devenus ? Il fut si tourmenté par ces
différentes pensées qu’il n’osait regarder devant lui. Il entendit les
hurlements des loups, sentit le souffle de l’air sur lui pendant que
Harceltout courrait du mieux qu’il pouvait pour s’éloigner le plus
vite possible des lieux. Il ressentit le contact du bras fantomatique de
Kataia. La présence de l’handicapôme adolescente le rasséréna. Il
remarqua du coin de l’œil que Rousslure avançait à vive allure juste
derrière eux, ce qui l’amena à se demander comment la Natachtone
pouvait maintenir un tel rythme de course. Alors qu’il commençait à
regarder ce qu’il y avait devant lui, il entendit soudain la même voix
rauque que dans le défilé :
« Send a troop to capture the boy ! »
A ces mots, il frissonna, ignorant si c’était la fraîcheur
montagnarde ou la peur d’être pourchassé. Il entendit Kataia lui dire
de façon douce et rassurante :
« Ne t’inquiète pas. On va s’en sortir… »
Le jeune garçon voulut affirmer à son amie qu’il la croyait, mais
se retint de parler, trop anxieux pour croire à la réussite de leur fuite.
Il entendit derrière lui les hurlements de loups ainsi que des traits
siffler autour de lui. Il vit soudain se planter une flèche devant
Harceltout et lui, semblable à celle qui avait frôlé l’épaule d’Anaïs :

197
une hampe en bois sombre avec des plumes fines et effilées. A cette
vue, le jeune garçon eut de nouvelles interrogations : comment Anaïs
avait-elle paru affaiblie juste après que la flèche l’eut frôlé ? Jetant
un bref coup d’œil, le jeune Français fut impressionné de voir Kataia
en train d’utiliser son arc alors qu’elle était assise sur un lycaon en
mouvement. Il en était aussi inquiet car il appréhendait qu’elle
tombât de Harceltout. Mais le peu qu’il avait vu de Kataia le rassura :
cette dernière n’était pas du tout importunée d’être en mouvement
pour réaliser ses tirs, comme si elle avait appris à le faire. Tournant
son regard devant lui, Rémi vit que l’espèce de plaine montagnarde
de la vallée était envahie de monolithes de pierres et s’enfonçait dans
un passage de la montagne vers lequel Harceltout se ruait. Ce couloir
se trouvait à quelques centaines de mètres en amont de leur position
et disparaissait entre deux parois montagneuses, pareille à une
rivière. A cette vue, Rémi ne put s’empêcher de grommeler, lassé de
parcourir les passages montagneux et désireux d’être en terrain
découvert. Ses pensées furent interrompues par un hurlement qu’il
n’avait jamais entendu avant qu’un grondement sourd ne retentît à
travers la trouée. Le jeune garçon s’aperçut alors que Kataia avait
cessé de lancer des flèches, ce qui le surprit autant que cela
l’inquiétât. Il se risqua à se tourner et demanda à l’handicapôme :
« Kataia ! Est-ce que ça va ? »
Il vit l’adolescente handicapôme regarder derrière elle. Il essaya
d’en faire autant, mais manqua de tomber de Harceltout. Se
raccrochant au cou du canidé, le jeune garçon eut du mal à se
remettre en équilibre. Lorsqu’il y parvint, il vit qu’ils n’étaient plus
très loin du passage. Il entendit alors des hurlements bestiaux et des
bruits d’affrontements terribles, ce qui le rendit inquiet pour sa sœur.
Il demanda d’une voix paniquée à Kataia :
« Que se passe-t-il, Kataia ? »
L’adolescente handicapôme, qui observait ce qui se passait
derrière eux, répondit inquiète et rassurée :
« Les alliés de Ganmar attaquent nos agresseurs… »
Rémi n’en crut pas ses oreilles et s’exclama :
« Les alliés de Ganmar ! Mais comment ! »
Kataia répondit du mieux qu’elle le pût :

198
« Ils ont dû repérer les mutanimors et leurs alliés… »
Rémi ressentit de nouveau la culpabilité et la honte à ces mots,
murmurant d’un ton honteux :
« Ils nous ont donc vu… »
Kataia entendit le murmure de Rémi et ressentit de la peine pour
le jeune garçon. Alors que Harceltout n’était plus qu’à quelques pas
de l’entrée du passage, elle lui dit en lui serrant d’une main
réconfortante les épaules :
« Ils ne nous ont peut-être pas vu, Rémi…
— Et… même… si… c’était… le… cas…, intervint alors d’une
voix saccadée Rousslure alors qu’elle continuait de courir, je doute…
que nous… soyons… leur priorité… pour… le… moment… »
Rémi aurait voulu acquiescer de la tête, mais son attention était
portée sur le fait qu’ils étaient entrés dans le passage. Ce dernier, à la
différence des précédents défilés, était couvert de mousse jaunâtre
semblable à une mauvaise herbe, tandis que les parois rocheuses
étaient moins hautes. Un seul mont gigantesque les dominait sur leur
gauche. Rémi le scruta et vit qu’il disparaissait dans le ciel, entouré
par d’autres sommets titanesques. Mais quand il observa son côté
gauche, il vit que la paroi culminait d’une bonne vingtaine de mètres
au-dessus d’eux. Surpris par la situation du passage, le jeune
Français tourna sa tête vers Kataia et la questionna :
« Kataia, comment se fait-il que ce passage ne soit pas entouré de
montagnes ? »
Kataia fut amusée par la question de son ami et lui rétorqua :
« T’as déjà oublié qu’on est en montagne ? »
Rémi fut pris au dépourvu par la réponse de l’handicapôme avant
de constater que cette dernière et Rousslure étaient comme amusées.
Il entendit Harceltout renifler d’une manière étrange, comme s’il
voulait rire malgré le fait qu’il courût. Il se rendit compte de la
situation et ne put s’empêcher de rire. Cela lui fit beaucoup de bien.
Kataia eut un sourire en l’entendant rire et attendit que les rires de
son ami cessassent pour lui répondre :
« Plus sérieusement… Ce passage est différent des autres parce
qu’il est en partie dans la vallée qu’on vient de quitter et que celle-ci
mène à la Trouée de Milieterre, terre d’asile des Hybrans… »

199
Rémi devint songeur à ces mots. Il demanda à Kataia :
« Les Hybrans… Je crois que Rousslure en avait parlé…
— C’est exact, lui répondit l’handicapôme slave, il s’agit de
descendants de Natachtones et d’humains…
— Mais comment est-ce possible, demanda étonné le jeune
garçon, ils ne sont pas de la même espèce… »
Il s’interrompit par peur de prononcer ce qu’il considérait une
grossièreté en présence de son amie. Kataia et Harceltout, qui
l’écoutait d’une oreille discrète, remarquèrent son hésitation.
L’adolescente fantomatique lui répondit :
« Non, ils ne sont pas de la même espèce. Mais certains des
Natachtones qui se sont unis aux êtres humains avaient trouvé une
parade à ce problème pour leurs enfants et avaient usé de la
phmousis pour entraver ces limites…
— Et ils ont réussi, demanda ébahi le jeune garçon.
— Pour certains, oui. Et leurs descendants avaient su cohabité
avec les communautés humaines, animores et Natachtones jusqu’à ce
que les conflits entre nous et les Natachtones ne les aient forcés à
quitter Enchanvie… »
Rémi fut si interloqué à ces mots qu’il ne répondit rien.
Harceltout, qui désormais avançait à une allure plus lente, en profita
pour dire :
« Et c’est ainsi qu’ils se sont retrouvés dans la trouée de
Milieterre et se sont constitués en une confédération de communautés
plutôt prospère reposant sur une cohabitation avec certains des
animors de la trouée… »
Rémi écouta les mots du lycaon. Alors que ce dernier avait
terminé de parler et tournait à un virage du passage, le jeune garçon
demanda curieux :
« Quel est leur position sur ce qui se passe dans Enchanvie ?
— Ils se tiennent généralement à l’écart des affaires d’Enchanvie,
mais ils ont accepté que Rousslure et Jules s’installent avec nous
dans le village le plus proche de leurs frontières avec les
montagnes…
— Même… si…, ajouta Rousslure derrière eux, ils… nous…
ont… aussi… aidé… par… moments…

200
— Mais pour quoi faire ? Je ne vois pas en quoi une alliance avec
eux pourrait l’aider à découvrir la vérité, surtout maintenant qu’il a
l’air de bien la connaître…
Kataia réfléchit pendant quelques secondes avant d’expliquer :
« Je pense que c’est plutôt pour leur faire prendre conscience du
risque de voir Morsort devenir expansionniste et menacer les terres
au-delà d’Enchanvie…
— Que veux-tu dire ? »
Harceltout répondit au jeune garçon :
« Morsort contrôle déjà les plaines de Solouge, terre des
Mutanimors grâce à son alliance avec ces derniers. Et je me souviens
que Revanchexil…
— C’est qui lui ?
— Le chef des lions des cavernes avant que Jules et Anaïs ne le
tuent lors de leur premier séjour ici. Il avait décrit à Morsort les terres
au nord d’Enchanvie, en particulier celles d’où venaient les siens, à
savoir Préhistays…
— Et vous pensez que Morsort pourrait s’intéresser à ces terres ?
— C’est possible… Les Cobranins ont utilisé tous les moyens
possibles pour dominer Enchanvie. Je sais que Morsort est obnubilé
par Ganmar et par son désir de venger le meurtre de ses enfants, mais
j’ai bien peur qu’une fois qu’il aura réglé ce « problème », qu’il ne
soit tenté de dominer toutes les terres d’Eretheïa…
— Eretheïa ?
— Le nom de ce monde dans la langue ancienne des Natachtones,
expliqua Kataia, cela signifie espace…
— Comment ça ancienne ? Les Natachtones ne l’utilisent plus ?
— Plus depuis ce maléfice sur la langue parlée lancé dans l’ancien
temps, au moment où les humains ont pris une importance plus forte
sur Enchanvie… »
Le silence s’installa entre Rémi et Kataia, tandis que Harceltout
continua de les porter. Rémi songea de nouveau à sa sœur et espéra
qu’elle allait bien. Il pensa aussi à Jules et était partagé entre la
colère, la réticence, et l’indécision à la perspective de revoir l’ami de
sa sœur. Kataia était inquiète pour la sœur de son ami et pour ses
compagnons handicapômes. Rousslure, qui continuait de courir

201
derrière eux malgré l’épuisement qui pesait sur elle, était très
soucieuse. Elle se sentit impuissante et lâche, consciente qu’Anaïs
serait confrontée à de graves problèmes et que ni Jules ni les
handicapômes ni elle n’auraient le temps de l’aider. Elle songea à
Jules et aux autres handicapômes, conscient que ces derniers avaient
continué de chercher tout ce qui pouvait être lié à ce qui se tramait
sur Enchanvie. Elle espérait qu’ils avaient découvert de nouvelles
informations confirmant et complétant ce qu’ils savaient. Tandis que
les différents êtres pensaient, le silence régnait dans le passage. Seul
résonnaient de temps à autre des échos des affrontements derrière
eux.

Le soleil était au-delà de son zénith lorsque Rousslure, Harceltout


et ses deux passagers émergèrent du passage. Rémi vit qu’ils se
trouvaient désormais dans une espèce d’hémicycle rocheux
recouverte de mousse herbeuse de laquelle émergeaient quelques
grands rochers. Alors qu’ils se trouvaient au cœur du cirque, le jeune
garçon sentit soudain Harceltout cesser d’avancer. Intrigué, il
demanda :
« Que se passe-t-il, Harceltout ? »
Kataia lui répondit inquiète :
« C’était ici qu’on devait rencontrer les autres…
— Comment peux-tu en être certaine ?
— C’est l’entrée… du territoire des Hybrans…, répondit
Rousslure, Jules et moi… avions déterminé… cet endroit comme…
point de rencontre… avec certains… handicapômes à… chaque
fois… que nous revenions… rapporter ce qui… se passait chez
vous… »
Rémi acquiesça de la tête avant d’observer de nouveau le paysage,
mais ne vit rien qui laissait présager la présence d’un camp. Il
demanda d’une voix soucieuse à Kataia :
« Où sont-ils alors ?
— Je ne sais pas et vous Rousslure ? »
Cette dernière, qui s’était arrêté à côté d’eux et reprenait son
souffle, lui répondit avec difficulté :
« Je ne sais pas… Peut-être que Joh et Shela n’ont pas eu le temps

202
de les avertir… »
Ils entendirent soudain des bruits de pas vifs et des grognements
derrière eux. A ces bruits, Rémi sentit son pouls s’accélérer.
« Non, se disait-il, ce n’est pas possible ! »
Le jeune garçon était anxieux, ignorant si c’était les alliés de
Morsort ou de Ganmar qui les traquaient, mais conscient que lui et
ses compagnons se trouvaient dans une situation délicate. Il se rendit
compte que ses compagnons étaient eux-mêmes tendus. Harceltout
était anxieux, car il devinait qui étaient derrière eux. Kataia et
Rousslure étaient très inquiètes, ignorant où pouvaient se trouver
ceux qui devaient les rencontrer. Cependant, Rousslure se refusa de
se laisser prendre par le doute et lança à Harceltout d’une voix
basse :
« Il faut reprendre notre course, Harceltout… »
Le lycaon opina de la tête et s’apprêta à courir, mais au moment
de reprendre de l’élan, il entendit une flèche siffler. Il la vit se figer
juste devant lui. Elle était semblable à celle qui avait effleuré Anaïs.
Rémi eut très peur, car non seulement il reconnaissait le trait, mais il
l’avait senti passer juste au-dessus de sa tête. Il entendit une voix
grave et menaçante :
« Easy… Where are you going ? »
Le jeune garçon se retourna et manqua de s’étouffer, voyant
émerger du passage deux créatures anthropomorphes à l’allure
animalière hybride la plus affreuse qu’il n’eut jamais vu : deux être
se tenant sur leurs deux pattes arrière avec la tête d’un alligator à
laquelle on aurait ajouté des plumes noirs de vautour et la collerette
d’un lézard australien. Le corps était celui d’un crocodile avec la
fourrure sombre d’un ours noir dans son dos. Ses pattes avant étaient
longues et ressemblaient à celles d’une grenouille qui aurait reçu des
écailles et des griffes rétractiles de félins, ainsi que des pouces
anthropomorphes. Ses pattes arrière étaient semblables à celle d’une
autruche recouvertes de poils avec des pieds de faucon. Les deux
créatures portaient une ceinture sur laquelle était accrochée une épée
longue et recourbée ainsi qu’un carquois remplis de flèches. Tous
deux tenaient en leurs fines mains des arcs composites avec une
flèche prête à être décochée. Derrière eux suivaient trois loups grands

203
comme des lions et deux ours gigantesques de la taille d’un
rhinocéros et à l’allure patibulaire. Rémi fut abasourdi par leur allure,
car elle était non seulement terrifiante, mais c’était aussi celle
d’animaux affamés n’ayant plus que la peau sur les os. Son
inquiétude s’accrut davantage à cette vue, car il ignorait ce qu’ils
pouvaient faire à ses compagnons et lui. Il se demandait aussi
comment ces ours avaient réussi à traverser les Gorges Profondes.

Rémi vit un des loups devancer les deux êtres, qu’il identifia
comme des mutanimors, et s’approcher d’eux. Le jeune garçon
pencha sa tête vers celle de Kataia et lui chuchota :
« Qu’est-ce qu’on fait ?
— Rien pour l’instant… Nous sommes sous la menace des
mutanimors… »
À ce moment, le loup s’arrêta à un pas de Harceltout et dit d’une
voix hautaine en scrutant le lycaon et ses deux passagers :
« Tiens, tiens, tiens… Qu’avons-nous là ? Une handicapôme, un
traître, une Natachtone et un humain que notre maître serait bien
curieux de rencontrer… »
Rémi déglutit à ces mots, mais chercha à ne pas montrer sa peur
devant ces créatures. Il entendit le prédateur ajouter d’une voix plus
menaçante :
« Ne faites aucun geste… Les mutanimors n’hésiteront pas à vous
descendre… »
Rémi fut choqué par les propos du loup et répliqua de vive voix :
« Je ne vois pas comment ils pourraient tuer Kataia ! »
Le jeune garçon constata que les animors et les mutanimors le
regardaient d’un air étrange. Il crut voir Kataia se tourner pour lui
faire un petit sourire. Mais les créatures sombres se mirent à rire
bruyamment. Un des mutanimors s’avança d’un pas dans sa direction
et déclara d’une voix dédaigneuse et sourde :
« Well, our man cub is a handsome white kn… »
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un trait siffla dans
l’air et se planta dans sa poitrine. La créature hybride eut un cri
étouffé avant de s’écrouler. Ses complices n’eurent pas le temps
d’intervenir que six autres traits se figèrent dans les corps du second

204
mutanimor et des deux ours. Le mutanimor s’écroula, mais les
grizzlis ne sentirent qu’une profonde piqûre dans leur corps. Les
plantigrades hurlèrent de douleur et de rage. Kataia profita de
l’opportunité pour sauter du dos de Harceltout et se rua sur le loup
qui les avait toisés. Elle le frappa de son épée, lacérant le canidé qui
s’écroula raide mort. Elle s’élança sur les deux loups restants. Ces
derniers étaient fous de rage à la vue de leur compagnon mort, mais
hésitants à agir face à la furie fantomatique qui se ruait sur eux.
Rousslure voulut la seconder, mais se fit attaquer par un des grizzlis.
Elle dut se défendre du mieux qu’elle le pouvait. Rémi observa
inquiet la Natachtone combattre le gigantesque animor, et vit ébahi
Kataia combattre avec vivacité les deux loups. L’handicapôme
trancha la gorge d’un des loups, tandis que le second, blessé à la
patte avant gauche par l’être fantomatique, tomba raid mort sous une
nouvelle volée de flèches.

Rémi entendit soudain un terrible grognement et vit le second


grizzli, entouré d’une nuée de flèches sur le dos et le cou, se ruer sur
Harceltout et lui. Le lycaon se mit aussitôt à prendre de l’élan pour
échapper à la colère de l’ours. Mais ce dernier les rattrapait. Kataia se
rendit compte de la situation et courut pour les secourir. Mais elle
s’aperçut que le second grizzli attaquait Rousslure et que cette
dernière, malgré sa dextérité pour esquiver, était en fâcheuse posture.
La jeune handicapôme se décida à aider la Natachtone. De nouvelles
flèches tombèrent sur le plantigrade qui pourchassait Harceltout et
Rémi, mais rien ne semblait l’arrêter. S’accrochant de toutes ses
forces au cou de Harceltout, Rémi jeta un coup d’œil derrière lui et
constata avec vive inquiétude que le grizzli se trouvait désormais
qu’à une petite longueur d’eux. Alors que Harceltout fit une
embardée pour contourner un rocher, l’ours bondit soudain sur eux.
Le lycaon le remarqua et chercha à éviter le grizzli géant, mais fit
tomber Rémi. Ce dernier roula sur le sol mousseux et grimaça de
douleur. Le jeune garçon vit avec horreur le grizzli foncer sur lui. Il
pâlit et cria de terreur. L’ours géant fut sur lui en quelques secondes
et s’apprêta à lui balancer une de ses gigantesques pattes griffues.
Rémi ferma les yeux et attendit le choc brutal de la patte. Il entendit

205
soudain des bruits de pas rapides puis un sifflement suivi par un
hurlement de douleur. Il sentit des gouttelettes chaudes l’asperger et
fut soudain tiré et sentit le souffle d’un corps s’effondrant sur le sol.
Rouvrant les yeux, il vit le grizzli agonisant, une lance enfoncée dans
sa gorge. Du sang chaud sortait de la plaie béante tandis que le
plantigrade s’étouffait. Rémi observa un peu dégoûté l’animor rendre
son dernier soupir. Il se rendit compte qu’une ombre assez imposante
le dominait. Tournant la tête, il vit avec effroi et stupéfaction un
oiseau géant haut de cinq mètres, semblable à un émeu avec un bec
de rapace, une petite huppe de plumes sur la tête et deux petits
moignons d’aile Un être à allure humaine, mais avec des traits
semblables à ceux de Rousslure, comme les oreilles longues et fines,
était assis sur le dos de l’oiseau. L’être anthropomorphe portait un
vêtement ressemblant à une armure légère et tenait dans sa main
droite un arc. Rémi était pétrifié et n’osait bouger. Il vit alors
l’étrange cavalier tendre son bras gauche dans un geste
d’apaisement :
« Paix, ami. Nous sommes ici pour vous aider. »
Rémi sentit ses épaules s’affaisser d’apaisement à ces mots, mais
ne se leva pas. Il repéra alors derrière l’oiseau géant et son
compagnon trois êtres fantomatiques qu’il reconnut comme étant des
handicapômes, avant d’entendre Harceltout lui dire juste à côté de
lui :
« Ne t’inquiète pas, Rémi…
— Que sont-ils ?
— Des Hybrans. Notre groupe d’accueil… »
A ces mots, le jeune garçon fut rassuré et se releva. Il songea à
Kataia et Rousslure. Inquiet, il se retourna et les vit venir vers lui.
Rousslure grimaçait de douleur et se tenait l’épaule gauche qui était
ensanglantée. Rémi était soucieux pour la Natachtone, mais rassuré
de la voir en vie. Le second grizzli gisait derrière l’handicapôme et la
Natachtone, pareil à un hérisson de flèches tandis qu’un autre Hybran
détachait une lance du corps du plantigrade avant de revenir vers un
deuxième oiseau géant. Il n’eut pas le temps d’observer davantage
les environs qu’il reporta son regard vers Kataia. Cette dernière était
à présent à deux pas de lui et lui déclara soulagée :

206
« Je suis heureuse que tu n’aies rien…
— Moi aussi. Content que tu sois indemne…
— Je suis un peu fantôme, l’oublierais-tu ? ».
Rémi sourit et s’esclaffa à la réponse de son amie. Tournant son
regard vers Rousslure, il lui demanda d’une voix soucieuse :
« Vous allez bien ?
— Oh, lui répondit la Natachtone d’une voix rassurante, ce n’est
rien…
— Mais vous êtes blessée…
— J’ai connu pire… »
Rémi entendit derrière lui un bruit de toussotement. Se retournant,
il vit les handicapômes qui les attendaient. Kataia et Rousslure
saluèrent les nouveaux arrivants. La Natachtone dit à ses
compagnons :
« Salut à vous, Wang Shu…
— Gānbēi, Rousslure, répondit l’être fantomatique du milieu de
groupe, désolé du retard…
— Ce n’est pas grave. Mieux vaut tard que jamais…
— C’est juste, intervint une femme handicapôme qui avait l’air
d’avoir été dans sa trentaine.
— Perséoni, Alfoso. Comment allez-vous ?
— Tout va bien, Rousslure. Nos compagnons sont en forme et ont
fait des progrès.
— Bonne nouvelle, dit soulagée la Natachtone
— Oui… Jules est en revanche très mal en point… »
Rémi ressentit de nouveau des sentiments contradictoires à
l’évocation de l’ex-ami de sa sœur. Il s’aperçut que Rousslure et
Kataia avaient la mine soucieuse. A cette vue, il sentit malgré lui une
pointe de jalousie. Il chassa ces pensées de son esprit lorsqu’il
entendit Harceltout lancer à tous :
« On verra au village ce qui est arrivé à Jules. Mais que s’est-il
passé pour que votre groupe ne soit arrivé que maintenant ?
— Señor Jules et Ord Silveric ont été prévenus de votre venue
qu’hier dans la nuit. Vos messagers avaient eu quelques difficultés
sur leur trajet… », répondit Alfoso.
Le lycaon hocha la tête. Rémi demanda curieux aux

207
handicapômes :
« Qui est ce Ord Silveric ? »
Il entendit alors une voix grave et mélodieuse lui répondre
derrière les handicapômes :
« C’est notre chef de village et un des grands représentants des
Hybrans de Milieterre…
— Et notre allié à nous. », ajouta une seconde voix dont la tonalité
était semblable au cri d’un rapace.
Rémi regarda derrière lui et vit l’oiseau de proie géant et son
passager arriver à sa hauteur. Il demanda d’une voix curieuse et
serrée :
« Qui êtes-vous ? »
L’oiseau de proie géant fut le premier à répondre de sa voix de
rapace :
« Moi, je suis Phobopteryx, un phorusrhacos…
— Un quoi ?
— Un phorusrhacos, un oiseau de proie géant… »
L’Hybran intervint à son tour :
« Son espèce a existé chez vous durant la dernière ère glaciaire…
— D’accord, répondit le jeune garçon d’un ton pas vraiment
convaincu, mais qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Skillarmic et je vous présente mes compagnons
Cautiousic et Deinorostros… », ajouta l’Hybran en désignant son
compagnon et l’autre phorusrhacos qui arrivaient derrière eux.
Le jeune garçon observa les deux arrivants : l’Hybran avait une
fine barbe au visage et avait une carrure assez imposante. Le
phorusrhacos était un oiseau certes gigantesque mais très svelte et
même magnifique avec sa huppe imposante sur le crâne. Rémi fut
distrait de son observation lorsqu’il entendit Wang Shu demander à
Rousslure :
« Rousslure, où est Anaïs Tarn ? Jules était très soucieux lorsqu’il
avait entendu que vous avez dû l’amener ici… »
Rémi se retourna et dévisagea les quatre handicapômes et leurs
compagnons. Il était en proie à des sentiments partagés, songeant de
nouveau à sa sœur. Il écouta sans trop prêter attention Rousslure
expliquer aux handicapômes ce qui s’était passé au cours des

208
dernières heures. Il songea à ce qu’il allait dire à Jules : peu lui
importait ce que l’ami de sa sœur avait subi sur ce monde. Il eut aussi
une pensée pour ses parents et espéra qu’ils allaient bien et que
Morsort ne les ferait pas souffrir. Il pensa avec colère à Ganmar et
aux enfants de Morsort qui avaient été responsables de cette
situation. Le fil de ses pensées s’interrompit lorsqu’il entendit Wang
Shu dire d’un air songeur à Rousslure :
« C’est pour ça qu’il y avait ces mutanimors et ces animors… »
Il le vit se tourner vers Skillarmic et son compagnon ailé.
L’handicapôme dit alors à l’Hybran :
« Il nous faut partir au plus vite rejoindre le camp…
— A vos ordres ! »
Rémi vit s’approcher de lui l’Hybran et sa monture. Phobopteryx
s’accroupit et dit au jeune Français :
« Monte sur mon dos, petit homme. Tu rejoindras au plus vite le
camp… »
Rémi hésita et tourna son regard vers Kataia. Cette dernière lui dit
d’une voix rassurante :
« Ne t’inquiète pas Rémi… Je vais aller avec Harceltout et serait
derrière toi… »
L’adolescente handicapôme lança un sourire pour le rassurer.
Rémi lui répondit de la même façon et sentit l’envie de la serrer dans
ses bras. Il fut amusé par cette pensée : comment pouvait-il réussir à
la serrer dans ses bras, sachant qu’elle était d’allure presque
fantomatique ? Il entendit Rousslure lui dire :
« Quant à moi, dit Rousslure, je serais avec Cautiousic… »
Rémi ne dit rien, mais hocha sa tête pour signifier à la Natachtone
qu’il avait compris. Rousslure s’avança vers le second Hybran et son
compagnon oiseau. Rémi se tourna alors vers Phobopteryx et dit :
« D’accord. Mais n’allez pas trop vite… »
Il entendit le phorusrhacos émettre un son comme s’il riait avant
de lui répondre :
« Bien entendu… »
Rémi vit Skillarmic lui tendre le bras pour l’aider à grimper. Il la
prit et fut tiré vers l’Hybran. Ce dernier l’aida à s’asseoir
confortablement sur son compagnon. Rémi ressentit une étrange

209
sensation à s’asseoir sur un oiseau géant. Il fut un peu secoué lorsque
Phobopteryx se releva sur ses deux pattes. Skillarmic le tint
fermement pour l’empêcher de vaciller. Observant les alentours,
Rémi vit que Kataia était sur Harceltout en compagnie de Wang Shu
tandis que les deux autres handicapômes étaient en compagnie de
Cautiousic sur Deinorostros. Alors que Phobopteryx se retournait
pour partir en dehors de l’hémicycle montagneux, Rémi se rendit
compte qu’il y avait une vingtaine d’autres handicapômes embusqués
dans les rochers ainsi que trois autres Hybrans montés sur des
phorusrhacos qui émergeaient des recoins de l’hémicycle. Bluffé par
cette vue, il demanda à Skillarmic :
« Pourquoi ne se sont-ils pas montrés plus tôt ?
— Ils devaient rester embusqués au cas où d’autres animors
viendraient nous attaquer…
— Ils vont rester ici pour surveiller nos arrières, ajouta
Phobopteryx.
Rémi hocha de la tête. Il entendit alors Wang Shu lancer à tout le
monde :
« Écoutez-moi tous ! Skillarmic, Cautiousic et leurs compagnons
vont m’accompagner pour amener au plus vite Rousslure, Kataia et
Rémi Tarn au camp. Vous autres restez dans les parages et veillez à
ce qu’aucun animor ne vienne par ce passage.
— Entendu ! », lui répondit-on d’une seule voix.
L’handicapôme dit alors d’une voix forte :
« En avant ! »
Rémi se sentit de nouveau secoué lorsque Phobopteryx se mit à
courir sur ses longues pattes. Derrière eux, Harceltout, Deinorostros
et leurs compagnons les suivaient à vive allure. Tenu par Skillarmic,
Rémi observa les autres handicapômes et Hybrans s’embusquer
parmi les rochers avant de tourner son regard devant lui et de
découvrir que la sortie du cirque montagneux s’élargissait sur une
immense plaine vallonnée. Fasciné par l’espace qui s’ouvrait face à
lui, il entendit l’Hybran lui dire :
« Bienvenue dans les terres de Milieterre, jeune Rémi. »

210
« Doucement… Où allez-vous ? »</><>

« Tiens, notre petit homme est un beau chevalier ser… »</><>

211
Le Bastion Oublié

Anaïs sentit un linge humide sur son front et se rendit compte


qu’elle n’avait plus de douleur dans son épaule droite. Elle entendit
un certain brouhaha autour d’elle, mais ce n’était plus des bruits de
combats. Des mouches volaient au-dessus d’elle. D’un geste
exaspéré, elle les chassa et eut l’impression soudaine que quelque
chose lui avait attrapé la main. Elle ouvrit les yeux. Elle vit alors un
être semblable à Ganmar, portant un habit de peau d’animor, avec des
cheveux raides sombres et un front ridé couvert de dessins étranges.
A cette vue, Anaïs sursauta avant de se rendre compte qu’elle se
trouvait dans une espèce de hutte en bois avec un sol de mousse et de
boue. Elle entendit l’inconnu lui dire d’une voix apaisante, tandis
qu’il posa une main rassurante sur son épaule :
« Calmez-vous, jeune dame… »
Anaïs le regarda avec une certaine défiance, écarta sa main et lui
siffla :
« Ne me touchez pas ! »
Le Natachtone eut une mine sombre. Anaïs entendit alors une voix
plus familière lui dire :
« Ne t’inquiète pas Anaïs. Il ne nous fera pas de tort… »
Anaïs tourna son regard et vit Ming. L’handicapôme était soulagé
de la voir réveillée. Anaïs fut à la fois rassérénée et inquiète de le
voir, se demandant pourquoi il était là. Elle songea alors à son frère
et espéra qu’il allait bien et avait rejoint le camp des handicapômes.
Elle demanda à l’handicapôme :
« Ming, que s’est-il passé ? Et pourquoi êtes-vous là ? Où sont les
autres ?

212
— Les alliés de Ganmar ont attaqué les forces de Morsort. J’en ai
profité pour soulager ta douleur. C’est une chance que la flèche t’ait
seulement effleuré. Le poison des mutanimors est si redoutable… »
Anaïs le regarda d’un œil apaisé, mais qui demeurait quelque peu
soucieux. L’handicapôme ajouta :
« Il fallait aussi que je suive les animors de Ganmar pour éviter
que quelque chose ne t’arrive… »
Anaïs se rendit compte qu’elle était dans le camp de Ganmar.
Ming ajouta d’un ton humoristique :
« Ça embarrassait beaucoup les animors de Ganmar de me voir là,
mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose… J’étais pour eux leur
invité indésirable… »
Anaïs adressa un sourire gratifiant à Ming, qui le lui rendit. Elle
entendit le Natachtone intervenir avec une voix prudente :
« Jeune dame… Mon nom est Pascrate. Et c’est aussi une chance
que je vous ai soigné… Les reptiles voulaient vous voir dès qu’ils
ont su qui vous étiez… »
Il avait terminé sa phrase d’un ton méprisant. Anaïs le regarda
avec suspicion et surprise. Sa situation actuelle l’inquiéta beaucoup,
mais le fait qu’elle était en compagnie de Ming et l’absence
d’hostilité du Natachtone à son égard la rassuraient. Elle sentait que
ce dernier parlait des trois enfants de Morsort. Elle perçut son mépris
à leur égard et pouvait le comprendre. Mais elle était surprise, car
elle savait aussi que Ganmar était allié des trois serpents et trouvait
plutôt étrange de voir un de ses alliés, surtout un Natachtone, être
défiant à leur égard. Elle lui demanda :
« C’est gentil de votre part. Mais pourquoi faîtes-vous cela ? »
Pascrate la regarda avec tristesse et colère. Anaïs crut qu’il était
furieux contre elle et déglutit. Mais elle fut très surprise lorsqu’elle
entendit le Natachtone lui expliquer d’un ton défait :
« Je suis le médecin du Bastion Oublié et des forces de Ganmar…
Enfin de ce qu’il en reste… »
Anaïs eut un regard indécis et questionna Pascrate :
« De quoi parlez-vous ?
— Ce camp est en déliquescence, frappé par la famine, la maladie,
les départs et la division… »

213
Anaïs connaissait la situation des animors par les dires de
Rousslure et des handicapômes, mais fut intriguée par le dernier
terme employé par le Natachtone :
« Des divisions dans votre camp ? »
— Ganmar est mort depuis près de trois semaines, répondit d’une
voix sombre Pascrate, et les animors se divisent entre ceux qui nous
défendent et ceux qui soutiennent les Cobranins… »
Anaïs regarda stupéfaite le Natachtone, n’escomptant point cette
nouvelle. Elle ressentit un étonnement anxieux et sollicita de
nouveau Pascrate d’une voix à la fois surprise et sombre :
« Comment ça Ganmar est mort ? »
Pascrate hésita à répondre, enlevant d’abord le linge du front
d’Anaïs avant de le ranger dans un panier à proximité de lui. Il jeta
un coup d’œil derrière lui. Anaïs se pencha et vit une ouverture qui
laissait découvrir un bout de paysage alpin. Le Natachtone retourna
son regard vers elle et lui murmura d’une voix à la fois sombre et
anxieuse :
« On l’a retrouvé sans vie dans le camp. Pas de blessures. Les
Cobranins et leurs partisans en ont conclu à l’apoplexie et ont pris le
commandement du camp. Et c’est là que les divisions ont commencé.
Nous les Natachtones pensons que Croor et Charmortelle l’ont
assassiné… »
Anaïs s’écarta du Natachtone, choquée par ce qu’elle venait
d’apprendre et dévisagea Ming. Ce dernier lui répondit :
« Je ne le savais pas, Anaïs. J’étais à veiller sur toi et ta famille, et
en plus… »
L’handicapôme hésita à continuer. Anaïs le vit en train de regarder
Pascrate et comprit que la présence du Natachtone le dissuadait de
parler de certains sujets fâcheux. Elle sentit que la situation risquait
de devenir compliquée si elle ne réagissait pas. Elle s’empressa de
déclarer :
« Ce n’est rien, Ming. Comment auriez-vous pu le savoir ? »
Ming lui lança un sourire gratifiant et lui dit :
« Non, tu as raison Anaïs… »
L’handicapôme chinois se tourna vers Pascrate et lui demanda :
« Mais dîtes-moi… Vous avez dit que vous soupçonniez Croor et

214
Charmortelle. Quant est-il de Reptineutre ? »
Pascrate le regarda pensivement. Anaïs eut l’impression que
c’était un sujet sensible chez le Natachtone et lui dit :
« Si c’est compliqué, vous n’avez pas à répondre… »
Le Natachtone tourna ses yeux vers Anaïs et la regarda avec
interrogation. Cette dernière sentit une pointe de stress et s’approcha
discrètement de Ming avant d’entendre Pascrate lui répondre :
— Non… C’est juste que je ne sais pas si je peux vous faire
confiance… »
Anaïs le regarda étonnée, discernant néanmoins la pertinence de
cette hésitation au regard de leur situation. Ming intervint de
nouveau :
« C’est à cause de ce qui se dit dans ce camp à notre sujet et à
celui de Jules, Shì bùshì ? »
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme, se rappelant soudain
de ce qu’on lui avait dit. Elle ressentit de la colère, considérant ces
dires comme pures calomnies pour discréditer Rousslure et Jules. A
leur pensée, la jeune adolescente songea alors à son frère et espéra
que ce dernier serait sain et sauf avec la Natachtone et Kataia. Elle
entendit Pascrate admettre :
« C’est exact…
— Ce sont des calomnies, répondit d’une voix froide Ming,
Rousslure n’a jamais eu l’idée d’aller aider Morsort, encore moins
depuis que vous l’avez bannie pour l’alliance que vous avez faite
autrefois avec lui… »
Anaïs regarda successivement l’handicapôme et le Natachtone
d’un œil anxieux. Elle était consciente que Ming avait raison mais
appréhendait la réaction du Natachtone. A sa grande surprise, ce
dernier répondit d’un ton amer :
« Cette alliance… Une erreur qu’on paie chèrement…
— Vous auriez dû savoir ce qui pouvait vous arriver, déclara alors
Anaïs d’une voix sombre.
— Rousslure nous avait effectivement mis en garde… Mais on l’a
rejeté comme un oiseau de mauvais augure… Et Ganmar a
amèrement regretté sa décision de l’avoir bannie… »
Anaïs observa incrédule le Natachtone : elle ne pouvait le croire,

215
encore moins après ce que Rousslure lui avait dit. Elle entendit Ming
déclarer au Natachtone :
« Nous savons qu’il regrettait son choix. Il a voulu renouer le
contact avec Rousslure durant le conflit et nous servions
d’intermédiaire entre lui et elle… »
Anaïs fut déconcertée par ces mots et même furieuse d’apprendre
une nouvelle information que Rousslure aurait pu lui donner. Elle
entendit soudain Pascrate commenter d’une voix pensive :
« C’est pour ça que Ganmar s’était installé dans cette ancienne
caverne de la colline de Centrorêt…
— C’est exact, affirma Ming, il l’a choisi pour son emplacement
stratégique mais aussi pour nous faciliter le contact avec nous… »
Anaïs se sentit perdue par la tournure de la conversation, ayant du
mal à tout saisir. Elle avait l’impression d’être mise à l’écart. Elle
regarda maussade les deux interlocuteurs et entendit soudain du bruit
à l’extérieur. Elle s’aperçut que Pascrate et Ming avaient interrompu
leur discussion. La jeune adolescente se redressa inquiète et regarda
l’entrée de la hutte. Elle crut voir du mouvement et demanda
soucieuse :
« Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, répondit Ming, mais sans doute rien de bon… »
Elle entendit soudain au milieu du vacarme quelqu’un entrer dans
la hutte et recula de peur. Mais Pascrate, qui s’était approché de
l’entrée, la rassura :
« Pas de panique. C’est Jessine, ma compagne… »
Anaïs voit alors une femme Natachtone avec des cheveux roux
lisse, habillée comme Pascrate. Elle semblait inquiète et lança d’une
voix paniquée :
« Pascrate ! Croor a envoyé des animors chercher l’humaine ! »
Anaïs fut saisie d’inquiétude à ces mots, consciente qu’elle
risquait d’avoir de graves problèmes. Elle entendit Pascrate répondre
à sa femme :
« Il va vite en besogne le reptilien. Comme son père…
— Qu’est-ce qu’on va faire, demanda soucieuse sa compagne.
— Je ne sais pas… »
Anaïs était très anxieuse en remarquant les hésitations du

216
Natachtone. Ming s’approcha des deux Natachtones et leur déclara
d’une voix ferme :
« Si vous êtes opposés à Croor et ses proches, exprimez-le
clairement et ne leur livrez pas Anaïs…
— Vous pouvez parler l’handicapôme, rétorqua d’une voix
stressée Jessine. Si on fait ça, ce sera l’affrontement entre les
membres du camp…
— Votre camp est mort, l’interrompit d’un ton sec l’handicapôme
chinois.
— Comment osez-vous dire cela ? »
Anaïs se sentit déterminée à soutenir son compagnon
handicapôme. Elle s’approcha des deux Natachtones et leur dit d’une
voix ferme :
« Il a raison. Votre époux dit qu’il est miné par les divisions. Et de
plus, les forces de Morsort sont proches… »
Elle sentit le regard de la femme Natachtone peser sur elle et la
dévisagea avec autant de fermeté. Ils entendirent alors à l’extérieur
de la hutte une voix grave et forte dominer le vacarme qui régnait :
« Pascrate ! Croor m’a envoyé chercher l’humaine. Veuillez sortir
de la hutte ! »
Anaïs regarda soucieuse le Natachtone. Ce dernier prit un regard
résolu et lança d’une voix forte à celui qui l’interpellait :
« J’arrive ! »
La voix grave et rude rétorqua avec force :
« Et sortez avec l’humaine ! Nous savons que vous n’appréciez
pas Croor !
— Elle vient juste de se rétablir !
— Raison de plus qu’elle sorte ! Ou préfériez-vous qu’on
envahisse votre hutte ? »
Anaïs regarda de nouveau inquiète les trois êtres présents dans la
hutte et observa l’attitude tendue des deux Natachtones. Elle était
aussi interloquée de voir que les forces de Ganmar se comportaient
comme ceux de Morsort. La jeune adolescente se sentit impuissante.
Elle sentit une main se poser sur son épaule gauche, se tourna et
repéra Ming, qui lui affirma d’un ton rassurant :
« Ne t’inquiète pas. Je serais avec toi… »

217
Anaïs lui adressa un sourire, mais demeura inquiète. Le regard
rassurant et déterminé de l’handicapôme chassa toutefois ses
dernières inquiétudes, consciente qu’elle ne serait pas seule. Elle
regarda droit dans les yeux Pascrate et lui lança :
« Ne les faisons pas attendre davantage. Puisque leurs chefs
veulent me voir… »
Le Natachtone la dévisagea soucieusement, mais ne dit rien. Il se
tourna vers sa compagne et lui déclara :
« Tout va bien se passer, ne t’inquiète pas…
— Je l’espère, Pascrate… »
Les deux Natachtones s’enlacèrent fermement avant que Pascrate
se tournât de nouveau vers Anaïs. Cette dernière se mit à avancer
d’un pas ferme en direction de l’ouverture. Elle vit du coin de l’œil
Ming et Pascrate la suivre. La jeune adolescente émergea de la hutte
et se retrouva nez à nez avec un énorme chimpanzé. Elle n’eut pas le
temps de réagir qu’elle sentit quatre bras velus lui saisir les bras et
les serrer derrière son dos. Elle chercha à lutter, mais elle sentit la
douleur dans ses bras s’accentuer. Elle s’écria :
« Mais lâchez-moi ! Ming ! »
Elle entendit alors la voix grave et rude sortit de la part du
chimpanzé qui lui faisait face :
« Ne tente rien l’handicapôme ! Si tu es là pour assurer sa
sécurité, tu serais bien en peine de la voir mourir !
— D’ailleurs, ajouta un autre singe, on n’a pas besoin de ta
présence ! Pascrate l’accompagnera ! »
Anaïs regarda horrifiée et choquée le chimpanzé, croyant revivre
la période où elle était la prisonnière de Morsort. Sauf que là, c’était
pour elle pire, car c’était des animors qui l’avaient aidé lors de son
premier passage sur Enchanvie. Elle ressentit de nouveau le
désespoir, car elle savait que Ming risquait de ne pas être là pour la
soutenir. Elle entendit le chimpanzé lancer :
« En avant ! »
La jeune Française fut tirée et eut du mal à se tenir sur ses jambes
tant les singes qui la tiraient n’allaient pas de main morte. Anaïs se
rendit compte, tandis qu’ils avançaient, qu’elle était à la lisière d’un
bois de conifères. Elle chercha à tourner la tête pour pouvoir

218
découvrir les alentours. Mais la vitesse de ses gardiens lui permit
seulement de voir qu’elle se trouvait à l’extrémité d’une plaine
couverte de mousse jaune, constatant que ce dernier était piétiné. Elle
entrevit aussi des abris de bois et de terre vers lesquels se reposaient
quelques animors.

En s’enfonçant dans le bois, elle s’aperçut que des animors


s’attroupaient pour voir ce qui se passait. Elle put entrevoir des petits
parmi eux, crut reconnaître des mantes religieuses, quelques
rhinocéros, un éléphant, des tatous, quelques buffles et des primates
de toutes espèces. Elle était frappée par deux éléments. Alors qu’elle
s’attendait à voir des centaines d’animors, il n’y en avait que
quelques dizaines. La jeune adolescente se demanda même s’ils
n’étaient pas qu’une centaine. Elle fut tout aussi choquée de voir
combien les animors étaient maigres : certains, notamment les plus
jeunes, étaient squelettiques et tenaient à peine sur leurs jambes.
Quelques-uns portaient sur leur tête des espèces de grosses pustules,
ce qui fit détourner le regard de la jeune Tarn. A mesure qu’elle était
tirée par les deux animors simiens, Anaïs put entrevoir les monts
alentours derrière les arbres. Elle vit aussi parmi les animors un ou
deux Natachtones sortir de huttes identiques à celle de Pascrate, pour
observer ce qui se tramait. Ils portaient les mêmes vêtements que
Pascrate, mais avaient une allure très misérables. Entendant des
bruits derrière elle, Anaïs se rendit compte que les animors suivaient
le groupe comme s’ils voulaient savoir ce qui allait se passer. La
jeune adolescente essaya de garder une respiration calme, mais
demeura très inquiète, ignorant où les singes l’emmenaient.

Alors que les primates qui l’entouraient passaient au niveau d’une


vieille souche, Anaïs vit avec dégoût un cadavre couvert de pustules
sur lequel voletaient des nuées de mouches. Elle comprit alors d’où
venait la puanteur qu’elle avait sentie dans la hutte de Pascrate. Elle
n’eut pas le temps d’observer davantage la carcasse décomposée
qu’elle se retrouva au beau milieu du bois de conifères. Le sol
mousseux était de plus en plus remplacé par un sol pauvre couvert
d’aiguilles mortes. Anaïs soupira, se demandant quand elle allait faire

219
face aux deux Cobranins.

Anaïs était toujours tirée au plus profond du bois de la vallée. Cela


lui semblait durer une éternité. A mesure qu’elle et ses geôliers
avançaient, elle avait de plus en plus l’impression d’être une vulgaire
pièce d’exhibition. Autour d’elle, Anaïs voyait les animors, qu’ils
fussent adultes ou plus jeunes, la regarder comme si elle s’approchait
de son exécution. D’autres volaient au-dessus de sa tête comme des
vautours qui attendaient leur futur repas. La jeune adolescente
fulminait au plus profond d’elle-même. Malgré la douleur, elle serra
les poings : alors qu’elle ignorait toujours où se trouvaient les enfants
de Morsort, elle eut le sentiment que les singes avaient non
seulement été envoyés pour l’amener devant eux, mais aussi pour
l’humilier devant le reste de leurs alliés. Elle songeait à leur faire
payer cet acte. Elle crut revivre sa captivité chez Morsort, même si
les animors de Ganmar ne lui avaient pas encore fait subir des
humiliations physiques. Mais elle était sûre qu’ils le feraient tôt ou
tard. Soudain, elle sentit que les singes qui l’emmenaient s’arrêtaient.
Regardant devant elle, elle découvrit avec stupéfaction une espèce de
petit fortin en bois. Deux tours l’encadraient et dépassaient de peu les
conifères. Les murs les dominaient de la hauteur d’un éléphant. Sur
ces murs patrouillaient un Natachtone et trois animors, dont deux
singes. Anaïs s’aperçut que le Natachtone semblait chercher à éviter
les animors et que le fortin était obsolète car des mousses et des
champignons poussaient le long des murs en bois. Elle se dit qu’en
cas d’attaque, une telle place forte ne tiendrait pas le choc. Jetant un
coup derrière elle, elle vit Pascrate qui observait les singes avec haine
et crut percevoir parmi les quelques animors et Natachtones qui les
suivaient de la gêne et de l’impuissance. Mais elle n’eut pas le temps
d’observer davantage car un des singes l’obligea à regarder devant
elle. La jeune adolescente lançait des éclairs au primate. Elle vit le
chef des singes, le chimpanzé robuste, s’avancer d’un pas vers ce qui
ressemblait à une porte. Le primate s’arrêta et leva sa tête vers les
gardes. Il lança d’une voix forte :
« Veuillez ouvrir la porte ! Je ramène l’humaine et Pascrate ! »
Anaïs était agacée d’entendre ce singe l’appeler de manière aussi

220
peu amicale, s’étant rendu compte qu’à chaque fois qu’il utilisait ce
terme, c’était comme pour l’insulter. Elle vit la porte s’ouvrir de
l’intérieur. Son cœur battit la chamade, sa respiration devint saccadée
malgré elle. Elle put découvrir l’intérieur du fortin, alors que le
groupe des singes avait repris sa marche : un espace carré dont la
taille lui était semblable à celle d’un terrain d’athlétisme. Elle vit au
fond de cet espace, presque plaqué contre le mur opposée à elle, une
espèce de grande tente de bois, dont la hauteur dépassait même celle
des murs. Alors qu’elle dépassait la porte et se retrouvait dans la cour
du petit fortin, Anaïs prit conscience qu’à l’exception de l’étrange
tente, il n’y avait rien à l’intérieur. Les côtés possédaient des espaces
pareils à d’anciens baraquements, mais étaient si couverts de mousse
et de vermine qu’ils étaient désormais inutilisables. La jeune
adolescente repéra aussi trois espèces de grands trous dans le sol, se
demandant à quoi pouvait servir ces trous. Elle était aussi étonnée par
la nature des lieux.
« A quoi peut servir ce bastion quasiment vide ? », se demanda-t-
elle.
Alors qu’elle se retrouvait amenée au milieu de la cour du
bastion, elle entendit deux animor dire derrière elle :
« Non, vous ne pouvez pas passer l’handicapôme !
— On t’a dit de ne pas nous suivre ! »
Anaïs tourna sa tête derrière elle et vit qu’une mante religieuse de
la taille d’un lion et un gorille grand comme un taureau cherchaient à
empêcher Ming d’entrer dans le bastion. La vue de l’handicapôme
ranima sa détermination. Elle entendit l’handicapôme répliquer de
son accent asiatique :
« Et vous croyez m’en empêcher d’entrer dans ce bastion ?
— Seuls les alliés chargés par Croor et sa sœur et eux peuvent y
entrer, répliqua d’une voix autoritaire la mante religieuse.
— Et moi, je dois veiller sur Anaïs ! », rétorqua l’être
fantomatique qui d’un seul coup, bouscula l’insecte d’un geste rude
de main et repoussa de son autre main le gorille.
Anaïs sourit de soulagement à la vue de l’handicapôme qui fonçait
vers elle : il était le seul être en qui elle pouvait avoir confiance dans
cet endroit hostile. Mais lorsqu’elle vit deux des singes du groupe

221
aller vers lui pour tenter de l’arrêter, elle fut inquiète, appréhendant le
fait qu’il lui arrivât quelque chose. Mais alors que les deux singes
allaient le prendre, Ming les esquiva avant de les envoyer paître le
sol mousseux. Tandis que d’autres animors allaient à la rescousse de
leurs compagnons singes, Anaïs, d’abord étonnée par la scène, se
rappela soudain qu’il était un être fantomatique. Elle rit de cet oubli
de sa part avant de s’interrompre lorsque le chef des chimpanzés la
tourna pour la dévisager d’un air menaçant et lui dire d’un ton rude :
« Qu’est-ce qu’il y a de drôle, l’humaine ? »
Anaïs sentit son sang bouillonner en entendant le primate la traiter
ainsi. Elle lui rétorqua d’un ton sec :
« Ça ne vous regarde pas, sale macaque ! »
Le chimpanzé n’apprécia pas l’insulte et gifla Anaïs, qui se sentit
voler et s’écrasa au sol. La jeune adolescente respira avec difficulté
et se frotta la face endolorie et crut sentir du sang goutter de son nez.
Elle entendit alors une épée qu’on dégainait. Prenant peur, elle se
tourna et vit Ming se placer devant elle pour faire face au chimpanzé
et les autres animors. L’handicapôme serra sa lame et lança d’une
voix menaçante aux animors qui les entouraient :
« Que celui qui ose la toucher vienne tâter de ma lame ! »
Un silence pesant tomba sur le bastion. Anaïs observa anxieuse ce
qui allait se passer. Elle admirait le dévouement de Ming, mais avait
peur que cela ne dégénérât davantage. Ce fut alors qu’elle entendit
une voix sifflante sortir de la tente de bois :
« Il suffit ! »
Anaïs vit que les animors reculaient de quelques pas d’elle et de
Ming. Elle constata aussi que l’handicapôme ne baissa pas sa lame et
songea qu’il ne faisait pas confiance à ces animors. Elle était
d’accord avec lui : ce qu’ils venaient de lui faire subir et le combat
qu’elle avait dû faire face aux singes deux jours auparavant lui
étaient suffisants pour se défier d’eux. Elle se releva avec peine et
prit une attitude de défiance à l’égard des animors qui les entouraient.
Ces derniers leur jetaient des regards noirs auquel la jeune
adolescente leur rendit. Leur attitude lui était suffisamment abjecte
pour l’amener à les détester. Elle entendit alors la même voix dire
aux créatures :

222
« Veuillez vous écarter, je vous prie. »
Aussitôt, les animors se séparèrent en deux groupes pour
permettre le passage à l’être inconnu jusqu’à Anaïs et Ming. Anaïs se
mit à la hauteur de l’handicapôme pour découvrir les enfants de
Morsort et les vit émerger de la tente et s’avancer vers eux. Elle
sentit un froid lui descendre dans le dos lorsqu’elle observait ramper
vers elle deux grands cobras qui devaient atteindre les quinze mètres
de long. Les deux reptiles avaient le corps sombre, mais un ventre
clair, leurs yeux étaient plutôt orangés. A leur vue, Anaïs fut
perplexe : trouvant certes que les deux serpents se ressemblaient
beaucoup.
« Ils se ressemblent beaucoup, mais quel lien ces deux reptiles
peuvent-ils avoir avec Morsort ? »
Elle se demandait aussi où se trouvait le troisième, n’ayant pu
recevoir l’information de la part de Pascrate. Elle interrompit le fil de
ses pensées lorsque les deux serpents géants s’arrêtèrent à cinq pas
d’elle. La jeune adolescente était impressionnée par l’effet de
domination et d’autorité qui émanait des deux reptiles, et ressentit de
nouveau de l’inquiétude. Elle chercha à ne pas le montrer et les fixa
avec défiance. Un animor lança d’une voix forte :
« Saluez Croor et Charmortelle ! »

223
Face à Face

Anaïs fut choquée en entendant ces mots : ils lui rappelaient


l’arrivée de Morsort dans la clairière du Rocher. Elle se demanda où
se trouvait Reptineutre. Son absence l’inquiétait. La jeune
adolescente fixa d’un regard haineux les deux reptiles, mais s’abstint
de parler, ne voulant pas se retrouver massacrée par toute une horde
d’animors, qu’elle savait hostile, ou par un des deux serpents. Elle
respira profondément et prit quelques secondes pour prendre une
posture calme afin de pouvoir confronter les deux cobras géants. Elle
ne prêta pas attention aux réactions des autres animors et fixa une
nouvelle fois des yeux Ming. Ce dernier lui adressa un sourire
rassurant qui la rassérénait. Elle remarqua la mine fermée et
déterminée de Pascrate, ce qui l’amena à considérer le Natachtone
comme un soutien potentiel si jamais la situation s’aggravait. Elle
était consciente qu’elle avait peu de chances de s’en sortir, mais ne
voulait pas donner aux deux reptiles l’occasion de l’humilier. La
jeune Française se retourna et regarda d’un air froid les animors. Le
cobra de gauche avait le regard sombre et sifflait de manière
exaspérante. Le serpent de droite la jaugeait avec dédain comme prêt
à lui bondir dessus. La jeune adolescente soutint le regard des deux
reptiles. Elle avait peur, mais était résolue à leur tenir tête. Le serpent
de droite dit alors d’une voix féminine très sifflante qui irrita la jeune
adolescente :
« Bon, maintenant que cette petite humaine et son compagnon
fantomatique sont là… »
A ces mots, Anaïs eut l’impression que son sang bouillonnait et
que ses yeux s’enflammaient de colère. Elle devina que le cobra qui

224
parlait était Charmortelle. Elle sentit la main rassurante de Ming se
poser sur son épaule, ce qui l’apaisa. Elle continua d’écouter avec
une certaine tension la femelle cobra continuer son monologue :
« Mon frère et moi…
— Et où est Reptineutre ? Vous l’avez tué ou quoi, murmura la
jeune adolescente avec rage et sarcasme.
— … vont pouvoir décider de votre sort au sujet de la venue des
alliés de Morsort non loin de notre camp… »
Anaïs, excédée par ces propos, interrompit la femelle serpent
d’une voix rageuse et sèche :
« Parce qu’on les aurait amenés chez vous ? Vous y allez un peu
fort, espèce de sac à main ambulant ! Ils nous ont traqués parce que
votre père me veut vivante ! »
Anaïs sentit un froid se répandre dans le groupe qui l’entourait.
Elle constata que les regards des animors, tout particulièrement celui
de Croor, devenaient sombres et menaçants. Elle ressentit sa peur
s’accroître, mais parvint à préserver une attitude calme et froide.
Croor rampa vers elle et se dressa du plus haut qu’il le pouvait
comme pour l’intimider. A le voir la dominer, Anaïs ressentit de
nouveau l’effroi, mais chercha à ne pas la montrer. Le cobra géant lui
dit d’une voix sifflante et rude :
« Comment peux-tu te permettre de nous insulter quand tu as
permis à ton ami de rester ici pour semer le chaos ? »
Anaïs fut scandalisée par ces mots. Le sentiment de culpabilité
qu’elle ressentait depuis la disparition de Jules revint en son esprit.
Elle baissa la tête, et ressentit une douleur au cœur. Elle était peinée,
car elle se considérait coupable de la situation actuelle. Mais un autre
sentiment apparut dans ses pensées : celui de la colère et de la
rancœur à l’égard de son ancien ami :
« C’est lui, se disait-elle, qui est responsable de ce qui lui était
arrivé. »
Elle chassa cette pensée, car elle s’était promise de lui pardonner
ses choix. Déterminé à défendre Anaïs, Ming s’avança de deux pas
vers le cobra géant et lui rétorqua :
« C’est votre faute si Jules est resté ici. Quelle idée aviez-vous en
tête en lui donnant les produits qui lui permettraient de rester ici ? »

225
A ces mots, Anaïs se rappela que c’était les proches de Morsort,
qui avaient conseillé Ganmar de donner ces pilules. Sa colère à
l’égard des deux serpents se renforça, d’autant plus alors que Croor
répliquait avec dédain à Ming :
« De quoi parles-tu, l’handicapôme ? »
Respirant profondément, Anaïs retourna son regard vers Croor et
lui objecta avec haine :
« Ne nous prenez pas pour des imbéciles, sale reptile ! Ganmar a
dit à Jules et moi que vous l’avez conseillé de nous donné ces
infâmes pilules ! »
Elle vit le regard du cobra géant se tourner vers elle et prendre un
aspect plus sombre et plus inquiétant. Anaïs lui répondit d’un œil des
plus hostiles. Elle entendit alors Charmortelle déclarer à son frère
d’une voix calme et dédaigneuse :
« Allons, frère, qu’as-tu à lui cacher ? Elle doit bien savoir cela
depuis que son ami nous espionne… »
Anaïs n’en crut pas ses oreilles : ces serpents cherchaient par tous
les moyens à nier leur responsabilité, y compris en la faisant passer
pour ce qu’elle n’était pas. Fulminant de rage, elle leur lança :
« Comment osez-vous ? Vous n’êtes qu’une bande de vers de terre
bouffis de pouvoir ! »
Elle vit les deux cobras perdre leur attitude hautaine et s’agiter
avec fébrilité. Anaïs eut un sourire à cette réaction, satisfaite d’avoir
pu les provoquer. Elle ajouta d’une voix méprisante :
« Vous avez peur de moi, n’est-ce pas ? Après avoir voulu
m’utiliser comme pion, vous voulez maintenant vous débarrasser de
moi parce que vous ne vouliez pas que je sache que Ganmar et vous
avaient assassiné les enfants de Morsort… »
Voyant que les deux cobras géants semblaient faire des têtes
déconfites, elle ajouta moqueuse :
« Oh pardon. Je devrais dire les enfants de sa seconde
compagne… »
Croor pencha soudain sa tête vers elle comme pour la happer, ce
qui la fit reculer d’un bond. Le cobra lui dit d’une voix mi-furieuse,
mi-atterrée :
« Ne parlez pas de cette odieuse Sinuenimeuse, misérable

226
décérébrée… »
Anaïs sentit son cœur battre la chamade, mais soutint le regard du
cobra. Elle entendit Charmortelle répondre de sa voix féminine et
calme, quoique altérée par la colère :
« Calmez-vous Croor…
— Me calmer ? Après ce qu’elle avait osé nous faire, répondit
dans un sifflement le cobra.
— Elle joue avec tes sens… Et puis… Sinuenimeuse ne peut plus
rien faire depuis que notre père l’a réduite au silence… »
Anaïs, qui sentit avec rage qu’elle était de trop, fut surprise et
stupéfaite par ce qu’elle venait d’entendre, trouvant que les propos de
Charmortelle n’avaient pas de sens.
« Pour quelle raison Morsort voudrait supprimer sa seconde
compagne alors que ses enfants ont été assassinés par ceux de sa
première compagne ? », songea-t-elle.
Dévisageant les deux cobras, elle leur dit d’une voix froide :
« Vous dîtes n’importe quoi. Pour quelle raison votre père
s’amuserait-il à tuer sa deuxième compagne alors que vous avez fait
assassiner leurs petits ? »
Les deux serpents géants regardèrent la jeune adolescente avec
haine et dédain. Croor lui rétorqua d’une voix très sifflante :
« Et toi, comment peux-tu savoir ce qui est vrai et ce qui est
faux ? Notre père est capable du pire et n’hésiterait à supprimer ce
qui se tient sur son chemin…
— Quant à tes affirmations éhontées, siffla Charmortelle, tu n’as
aucune preuve de ce que tu avances. Même Morsort pense que c’est
Ganmar… »
Si les serpents ne lui parlaient point avec une suffisance et une
animosité aussi tenaces et perceptibles, Anaïs aurait douté de ce
qu’elle savait. Mais le ton de voix des deux reptiles la rendait plus
déterminée à leur tenir tête. Elle entendit alors Ming intervenir à son
tour :
« Faux. Nous savons que vous avez prévu de supprimer ses
enfants pour éviter de perdre la légitimité d’être des Cobranins…
— Et pour quelle raison stupide aurions-nous fait cela, rétorqua
avec calme et froideur Charmortelle, on aurait mis en danger la

227
stabilité de l’œuvre de Ganmar juste par esprit de vengeance ? »,
rétorqua la femelle serpent.
Anaïs dévisagea les deux cobras et Ming. Bien qu’elle détestât les
deux reptiles pour leur attitude qui lui rappelait trop celle de Morsort,
elle trouvait qu’ils n’avaient pas tort. Elle n’appréciait pas cela, car
elle avait l’impression d’avoir appris une fausse vérité. Ming ne fut
pas perturbé par l’objection de Charmortelle, se tenant droit et
défiant face à la femelle cobra et lui répondant :
« Pas besoin d’être stupide pour ça. Vous vous faisiez passer pour
morts à l’époque…
— Raison de plus pour nous d’éviter de placer Ganmar comme
bouc émissaire, siffla Croor.
Anaïs regarda outrée le serpent, mais Ming continua d’une voix
imperturbable :
« Mais votre plan était que vos cousins fussent morts comme par
accident… ou par épidémie. »
Anaïs regarda étonné l’handicapôme : c’était la première fois
qu’elle entendait ce qui était arrivé aux enfants de Morsort et de sa
seconde compagne. Elle remarqua la fébrilité de Croor et
Charmortelle, leurs corps écailleux ondulant dans un va-et-vient
incessant. Ming continua de parler comme s’il ne s’attendait à
aucune interruption :
« Mais votre plan ne s’est pas passé comme prévu, n’est-ce pas ?
Quelqu’un d’autre en a eu vent et a décidé de l’utiliser à la fois
contre Ganmar et contre Morsort… »
Anaïs regarda interloqué son compagnon handicapôme : le récit
de ce qui avait dû se passer ne cadrait pas trop avec ce que les
handicapômes et Rousslure lui avaient dit. Elle hésita cependant à
exprimer sa pensée, car elle appréhendait la réaction des deux
Cobranins. Ces derniers réagissaient d’ailleurs aux derniers propos
de Ming. Croor siffla avec haine à l’égard de l’handicapôme chinois :
« Peut-être que c’est vous et votre amie Rousslure qui a assassiné
nos proches. Après tout, Rousslure en voulait à son père et ne nous
appréciait pas… »
Anaïs fut interloquée par les dires du cobra, car elle n’avait jamais
songé à cette possibilité. Elle remarqua les autres animors en train de

228
les regarder d’un air sombre et comme prêts à se réjouir et eut le
sentiment que ces derniers attendaient cela. Elle n’eut cependant pas
le temps de réfléchir car elle entendit Ming dire d’une voix
sarcastique :
« Vous êtes si coincés par ce que j’avance que vous en êtes
amenés à me dire cela…
— C’est pourtant plausible…
— Dans ce cas, pourquoi ne l’avoir pas dit comme chef
d’accusation dès le début en plus des troubles qu’on est censé vous
avoir amené ? Cela me prouve que vous-même n’y croyez pas ou que
vous ne l’avez jamais analysé sérieusement… »
Anaïs était impressionnée de voir Ming démonter l’accusation de
Croor en pointant ses incohérences. Elle vit les deux serpents devenir
très fébriles et remuer leur corps de manière ondulatoire à un rythme
fréquent. Elle eut aussi l’impression que des murmures se
répandaient parmi les animors. Pascrate lui demanda d’une voix
soucieuse :
« Vous ne l’avez pas fait ? »
Anaïs était un peu interloquée par la question et s’apprêta à
répondre au Natachtone lorsque Ming se retourna pour dire à ce
dernier :
« Déjà, on se serait débarrassé de Morsort au lieu de s’amuser à
amener un nouveau conflit sur Enchanvie en assassinant ses enfants.
De plus, Ganmar cherchait à renouer contact avec sa fille. C’est pour
cette raison qu’on a envoyé Jules et Anaïs vers lui. Nous savions
qu’il avait les moyens de les renvoyer chez eux… »
Anaïs regarda avec étonnement l’handicapôme, mais comprenait
mieux certains événements qui ne cadraient pas trop avec ce qu’elle
savait. Elle entendit soudain Charmortelle intervenir de sa voix
venimeuse :
« Tout cela n’est que du vent…
— Et pourquoi donc, questionna Ming.
— Si vous étiez si indifférents à nous et à Ganmar, vous autres
handicapômes seriez plus humains… »
Anaïs regarda d’un œil foudroyant la femelle cobra et l’interrogea
d’une voix furieuse :

229
« Qu’insinuez-vous, langue de vipère ? »
Elle vit la femelle reptile la regarder d’un air triomphant et
sinistre. D’un sifflement exaspérant pour la jeune adolescente,
Charmortelle lui déclara :
« T’as vraiment le cerveau lent pour une humaine. Les
handicapômes ne peuvent retrouver leur corps d’antan parce qu’ils
sont aveuglés par la vengeance à notre égard… »
Anaïs se sentit mal à l’aise à ces mots, voulut refuser d’y croire,
mais se demanda dans le même temps si les propos de la femelle
serpent ne possédaient pas une certaine pertinence. Elle savait que
Rousslure accompagnait depuis longtemps les handicapômes et avait
dû les aider à se libérer de leur malédiction. La jeune Française
tourna son regard vers Ming, qui n’attendit pas qu’elle le questionnât
pour lui expliquer d’une voix ferme mais résignée :
« Elle dit vrai, Anaïs. Cette malédiction dure aussi longtemps
qu’on souffre ou que la vengeance et la haine nous domine… »
Anaïs observa interloquée l’handicapôme chinois, ne trouvant pas
les mots adéquats pour dire combien elle se sentait bradée. Ming
remarqua son malaise et ajouta d’une voix plus ferme :
« Mais on n’a jamais eu la volonté de le faire…
— Et pourquoi donc ? », intervint alors méprisant Croor, ce qui
eut don d’exaspérer Anaïs.
Ming fixa du regard le cobra géant et lui rétorqua d’une voix
posée :
« D’abord parce qu’on était prisonnier de la souffrance infligée
par cette malédiction. Et puis parce que votre conflit actuel et
l’arrivée de Jules nous ont donné un tout autre but à notre
existence… »
Anaïs observa Ming et Croor. La vue de l’handicapôme qui
exprimait la sérénité et la détermination apaisa son trouble. Elle
ressentit pour Morsort, Ganmar et les deux Cobranins une aigreur
vive, comprenant mieux le ressentiment des êtres fantomatiques. Elle
remarqua l’œil sombre de Croor qui montrait ses crocs venimeux
comme pour mieux les intimider. Cette vue lui fit froid dans le dos,
mais elle jeta au cobra géant un regard noir. Ce dernier ne lui prêta
pas attention et siffla à l’adresse de Ming :

230
« Vous mentez. Vous cherchez à semer le trouble dans le camp…
— Pas besoin, rétorqua l’être fantomatique, votre camp est déjà en
décrépitude totale… »
Anaïs entendit alors un brouhaha tout autour d’elle, comme si les
animors étaient interloqués par ce qu’ils venaient d’entendre. Elle
entendit Croor lancer d’une voix ferme :
« Silence. »
Un mutisme pesant s’installa. Les deux Cobranins regardèrent
Ming et Anaïs avec un regard sombre. Cette dernière leur répondit
d’un regard haineux. Elle entendit alors avec fureur Charmortelle
dire d’une voix plus calme et neutre :
« Peu importe que vos dires soient vraies ou fausses… »
Anaïs allait rétorquer lorsqu’elle entendit Pascrate intervenir :
« Bien au contraire, Charmortelle ! Ça explique beaucoup de
choses sur ce qui s’est passé ces derniers temps…
— Vous défendez donc les dires de cette humaine et de son
compagnon fantomatique, demanda la femelle cobra avec un
sifflement furieux.
— Leurs propos ont beaucoup de sens au regard de votre attitude
durant tout le conflit et de vos relations entre vous et Ganmar…
— Vraiment, siffla Croor, vous avez l’air d’oublier qu’ils ont
recueillis ces informations en nous espionnant…
— D’abord, une bonne partie des informations avaient été
recueillis par les échanges qu’on faisait avec votre camp avant que
vous ne rompiez le contact avec les handicapômes. Et de plus, on a
aussi espionné votre père et son camp, coupa Ming avec une voix
ferme.
— Peu importe, rétorqua le cobra géant qui tourna son regard vers
l’handicapôme, les informations que vous avez ne peuvent être
fiables…
— Parce qu’on les a prises en s’informant dans vos deux camps
respectifs, n’est-ce pas ?
— C’est exact…
— Vous vous comportez vraiment comme des hommes d’Etat, dit
Anaïs écœurée.
— Ne nous compare pas avec ceux de ton espèce, siffla

231
Charmortelle.
— Et pourtant, rétorqua la jeune adolescente en dévisageant la
femelle serpent, vous agissez comme tous ces tyrans qui ont peur de
perdre le pouvoir… »
Anaïs sentit l’attention de tous converger vers elle : celle de Ming
se sentait encourageant, celle de Pascrate songeur, celles des animors
menaçante. La jeune adolescente respira profondément : elle avait
peur, mais était déterminée à ne pas laisser les deux Cobranins lui
dicter leurs quatre volontés comme Morsort s’était amusé à le faire
lors de son précédent passage sur Enchanvie. Elle ajouta acerbe à
l’adresse des deux serpents :
« Après tout, c’est vous qui avez demandé à Ganmar de nous
donner ces produits magiques. Vous et moi n’en serions pas là si vous
n’avez pas eu la stupide idée de donner à Jules le moyen de rester
ici ! »
Elle vit que les deux serpents étaient agités et comme prêts à
l’attaquer. A cette vue, la jeune adolescente se sentit trembler, son
pouls s’accéléra et elle recula d’un pas. Pascrate lança alors à
l’adresse des deux reptiles :
« Elle n’a pas tort. Je ne vois pas pourquoi je suis là, sauf pour me
faire taire… »
Anaïs tourna son regard vers le Natachtone. Elle-même n’avait
pas compris la raison de sa présence dans le Bastion Oublié. Mais au
regard de la situation et des propos de ce dernier, cela faisait sens.
Elle vit Pascrate s’avancer d’un pas ferme vers les deux Cobras et
ajouter d’un ton plus sombre :
« D’ailleurs, comment se fait-il que Sagessmoire ne soit pas là ?
Vu que c’est censé être une affaire liée à la sécurité du camp… »
Anaïs eut l’impression de connaître le nom évoqué par Pascrate.
Elle entendit Croor répliqua avec une certaine violence :
« Sagessmoire était trop proche de Reptineutre…
— Et vu que ce dernier nous a faussé compagnie pour rejoindre
Jules, on ne peut lui faire confiance… »
Anaïs était choquée par les propos des deux serpents. Apprendre
que leur frère avait fui leur camp pour rejoindre Jules lui parut
incongru, invraisemblable. Mais dans le même temps, elle songea

232
qu’elle avait apprise des informations incroyables sur Ganmar et sur
les événements de ce monde. Elle se sentit incertaine au regard de
cette nouvelle donnée. Elle entendit Pascrate rétorquer :
« Vous me prenez pour qui ? Sagessmoire et votre frère étiez plus
proches de Ganmar que vous ne l’étiez de lui… »
Anaïs regarda le Natachtone et les deux Cobranins, mal à l’aise et
sombre : elle avait une idée de ce à quoi Pascrate voulait en venir.
Elle jeta un coup d’œil à Ming. Ce dernier demeurait impassible face
à la tournure des événements, mais lui fit signe de se tenir prête. Elle
ne comprit pas à quoi il voulait faire allusion, mais à la vue des deux
Cobranins qui avaient l’œil flamboyant de haine, elle eut le
pressentiment que cela allait dégénérer. Elle observa avec attention
les deux reptiles, et se tint prête à déguerpir. Croor s’approchait de
Pascrate. A cette vue, Anaïs prit peur pour le Natachtone, d’autant
plus que ce dernier demeurait impassible à l’approche du cobra
géant. Ce dernier s’arrêta à deux pas de Pascrate et lui siffla :
« Tu te fais des idées, Pascrate…
— Vraiment, répondit le Natachtone sans se laisser démonter,
dans ce cas je ne vois pas pourquoi ma présence est utile…
— Bien au contraire, siffla Croor, tu es là pour servir de messager
entre nous et Jules et Rousslure… »
Anaïs sentit son cœur davantage battre la chamade et eut un
horrible pressentiment. Elle jeta un coup d’œil à Ming, qui lui fit
signe de reculer. L’adolescente n’était pas sûre de savoir ce que
l’handicapôme avait en tête, mais était déterminée à quitter les lieux,
consciente que l’environnement devenait plus malsain. Elle
commença à reculer, tandis qu’elle entendit Pascrate demander d’une
voix sombre et un peu mal à l’aise :
« Et pourquoi devrais-je jouer les pigeons voyageurs entre notre
camp et le village Hybran où ils se trouvent ?
— Parce que, répondit Croor, tu pourras assurer le salut de tes
semblables et que nous comptons échanger l’humaine… »
Anaïs sentit ses oreilles chauffer en entendant Croor parler comme
le chimpanzé qui l’avait amené ici, mais retint sa langue, cherchant
avant tout à quitter les lieux. Tout en continuant lentement d’avancer
à reculons, elle entendit Croor achever d’exprimer sa pensée :

233
« … et son compagnon contre Jules, Reptineutre et Rousslure.
Dans le cas contraire… »
Les regards des deux Cobranins convergèrent sur Anaïs. Cette
dernière s’arrêta net et espéra qu’aucun des animors n’avaient vu leur
mouvement à Ming et elle. Elle s’aperçut que le regard menaçant et
hautain des deux serpents pesait sur elle. La jeune adolescente les
toisa avec haine. Elle entendit Charmortelle achever les propos de
son frère :
« Nous ferions en sorte que cette misérable bipède pelée devienne
l’handicapôme ultime. »
Anaïs sentit son corps se refroidir à ces mots. Elle était très
inquiète, car elle avait entendu ce qui était arrivé aux handicapômes.
Le terme ultime lui faisait peur, car cela lui faisait dire que la
malédiction que les deux Cobranins avaient l’intention de lui jeter
serait sans doute pire que celle que les êtres fantomatiques avaient
connue. Ming se plaça devant elle de manière protectrice, déterminé
à se sacrifier pour empêcher cette issue. Anaïs fut rassurée de voir
l’handicapôme rester proche d’elle durant tout le face-à-face, mais
appréhendait qu’il pût subir un sort terrible, consciente que ces deux
Cobranins pouvaient être capables du pire. Elle observa aussi
Pascrate, qui était mal à l’aise et sombre. Ce dernier détestait la
position que cherchait à lui assigner Croor. Mais alors qu’il allait
répliquer au reptile géant, tous entendirent soudain un violent
brouhaha à l’extérieur du bastion, ainsi que des bruits
d’affrontements. Anaïs s’aperçut que les animors du bastion étaient
davantage anxieux et tendus. La jeune adolescente sentit
l’appréhension monter en elle.
« Que se passe-t-il ? », se demanda-t-elle.
Elle avait peur que ce fut les alliés de Morsort qui attaquaient, ce
qui la surprenait aussi car elle songea que les animors auraient averti
les Cobranins de la situation ou auraient sans doute pris la fuite pour
survivre. Elle s’approcha davantage de Ming et l’interrogea dans un
murmure :
« Que se passe-t-il Ming ?
— Je l’ignore, Anaïs, mais je doute que ce soit les alliés de
Morsort, si c’est à cela que tu penses… »

234
Anaïs remarqua alors sur le mur du bastion que le garde
Natachtone était menacé par les trois sentinelles animores, ce qui
l’interloqua. Elle avait constaté que les Natachtones du camp étaient
plutôt défiants à l’égard des animors, mais c’était bien la première
fois qu’elle voyait cette défiance réciproque s’exprimer de façon
aussi abrupte. Ce fut alors que la mante religieuse qui faisait partie
des trois gardes animors se tourna dans leur direction et lança d’une
fois forte :
« Croor ! Les Natachtones et une partie des animors réclament que
vous relâchiez la personne humaine. Ils s’attaquent à vos plus
proches alliés ! »
Anaïs était stupéfaite en entendant cela, ne pouvant croire que
certaines des créatures du camp voulaient la voir libre. Elle sentit en
elle un nouveau sentiment d’espoir. A cette annonce, Croor et
Charmortelle furent davantage tendus et remuèrent leur queue d’une
manière agaçante. Leur attitude amena Anaïs à considérer que la
situation allait empirer, ce qui l’inquiéta car elle ignorait si Ming et
elle réussiraient à s’en sortir indemnes.

235
Le camp

Alors que Skillarmic et Phobopteryx progressaient en


coordination parfaite à travers la plaine rocheuse, Rémi s’était
assoupi au cours du trajet, affamé et épuisé par les deux derniers
jours. La vitesse de pointe du phorusrhacos avait eu tendance à
accélérer son envie de dormir, alors qu’il avait été tout enthousiaste à
l’idée de voir des espaces verts et ouverts après le temps passé dans
une région rocheuse et hostile. Il avait de tant à autre jeté des coups
d’œil autour de lui pour savoir où se trouvaient ses autres
compagnons. Il découvrit ainsi la fameuse trouée de Milieterre : une
plaine vallonnée sur laquelle se dressait quelques titans de roche,
alors que derrière lui s’élevaient les monts gigantesques et la vallée
qu’ils avaient quitté. Les handicapômes marchaient juste à côté,
tandis que les trois autres Hybrans et leurs compagnons phorusrhacos
les encadraient. Ce fut au moment où le groupe avait obliqué de
manière parallèle à la montagne que le jeune garçon profita pour
s’endormir. Cela avait obligé Skillarmic de le tenir plus fermement
pour éviter qu’il ne tombât au cours du trajet.

Combien de temps avait-il dormi ? Le jeune garçon l’ignorait


lorsqu’il fut sorti de sa torpeur en sentant Skillarmic le secouer
gentiment et l’entendant murmurer :
« Nous sommes presque arrivés au village, Rémi… »
Le jeune garçon ouvrit ses yeux et vit qu’ils longeaient une petite
rivière en zigzag. En la suivant du regard, Rémi se rendit compte
qu’elle s’enfonçait dans une immense plaine semblable à une pampa.
Il repéra aussi un immense camp pareil à une petite ville qui

236
s’étendait non loin d’eux. Le campement était composé d’un
ensemble de bâtiments de taille moyenne en pierre, qui rappelaient
au jeune garçon les illustrations d’un livre sur le néolithique qu’il
avait lu plus jeune. De la fumée s’échappait de trois des bâtisses.
Alors que leur groupe s’approchait du camp, Rémi remarqua
combien ce dernier grouillait de vie : des animors de toutes les
espèces parcouraient celui-ci en cohabitation avec des êtres
anthropomorphes qu’il n’arrivait pas à distinguer. Le jeune garçon
fut fasciné par cette vue. Il entendit soudain Kataia sur sa droite lui
demander d’un ton plaisantin :
« Alors, on a bien dormi, prince au bois dormant ? »
Rémi baissa son regard vers l’adolescente handicapôme et eut un
sourire amusé à la manière dont elle l’avait qualifié. Il lui rétorqua
avec humour :
« Comment ça le prince au bois dormant ? Je devrais donc avoir le
baiser de la princesse charmante… »
Il vit Kataia rire et cela lui réchauffa l’esprit. Il était si content
d’être présent avec elle : il aimait non seulement son charme, mais
aussi son caractère et sa combativité. Dans le même temps, il ne
comprenait pas pourquoi il ressentait cette envie d’être davantage
auprès d’elle et se demanda s’il devait admettre ou non ce sentiment.
Il entendit l’amusement de Rousslure derrière lui. La présence de la
Natachtone le rassura beaucoup, lui rappelant aussi qu’il allait bientôt
faire face à Jules et apprendre davantage sur ce qui se passait sur ce
monde. Il pensa alors à sa sœur, espérant qu’elle était indemne et
qu’elle finirait par les rejoindre. Il regrettait son absence, car ils
avaient réussi à se rapprocher de nouveau après toutes ces semaines
de distance. Il s’était dit qu’elle saurait peut-être le conseiller sur sa
relation avec Kataia. Il appréciait beaucoup l’handicapôme, mais il
ignorait s’il s’il pouvait avoir plus qu’une belle amitié avec l’être
fantomatique. Il avait aussi à l’esprit le fait qu’il devait retrouver et
sauver ses parents avant de pouvoir revenir chez lui. Le jeune garçon
était indécis sur la marche à suivre. Il sortit de ses pensées lorsqu’il
entendit Kataia lui demander d’une voix plus soucieuse :
« Qu’est-ce qui te tracasse, Rémi ? »
Rémi tourna son regard vers elle. Il hésita pour répondre,

237
appréhendant la possibilité de froisser les sentiments de la jeune
handicapôme. Il était sûr que cette dernière l’appréciait, mais
redoutait le fait que cette appréciation ne fût qu’amicale. Et même
s’il avait entendu sa sœur leur dire qu’elle n’avait aucun problème
avec son amitié avec Kataia, il n’était pas certain de pouvoir lui dire
ce qu’il ressentait. Il avait de surcroît peur d’être rejeté parce qu’il
était humain et elle un être fantomatique. Il finit par répondre :
« Je me soucie pour ma sœur. J’espère qu’elle va bien… »
Kataia le regarda un court instant un peu sceptique, devinant que
le trouble du jeune garçon concernait un autre sujet. Elle était
cependant consciente que le jeune garçon avait été très affecté par la
séparation avec Anaïs. Elle le dévisagea d’un air rassurant :
« Elle ira bien, Rémi…
— Mais si elle est prisonnière ?
— C’est une grande personne. Elle saura se débrouiller…
— Mais on n’aurait pas dû la laisser là-bas !
Kataia sentit son être se déchirer dans l’expression de désarroi et
de culpabilité de Rémi :
« Ce qui est fait est fait. Moi aussi, j’étais réticente à la laisser sur
place. Mais elle voulait que tu sois sain et sauf, que tu ne subisses pas
ce qu’elle a subi…
— Mais elle risque de revivre ce qu’elle a souffert !
— C’est vrai, admit avec tristesse l’adolescente handicapôme,
mais je ne pense pas qu’elle flanchera…
— Comment peux-tu en être sûre ?
— Je crois en elle. Tout le temps que j’ai veillé sur vous, j’ai vu
combien elle a dû batailler avec elle-même juste pour pouvoir vivre
normalement après ce qu’elle a vécu…
— Mais ça l’a isolée !
— Certes… Mais reconnais-lui le fait de n’avoir pas songé au
suicide ou à tomber dans des dérives encore plus terribles… »
Rémi réfléchit un court instant à ces propos et dut reconnaître que
Kataia n’avait pas tort, ayant pu observer que même dans ses pires
instants de dépression, jamais sa sœur ne s’était effondrée. Il savait
que c’était en partie grâce aux efforts de leurs parents, mais avait
aussi observé que sa sœur cherchait à ne pas se laisser abattre. Le

238
jeune garçon songea aussi au fait que malgré ses efforts, sa sœur
n’avait pas réussi à se débarrasser de ce qui la tourmentait. Il entendit
Kataia lui dire comme si cette dernière avait lu dans ses pensées :
« Rémi, ta sœur s’est sans doute isolée… Mais c’est très
compliqué de se libérer de moments pénibles et traumatisants, encore
plus lorsqu’il y a peu de chances que les autres puissent aider…
— Je sais…, soupira le jeune garçon, mais elle aurait pu trouver
un moyen de chasser ses démons…
— En fait, elle en avait trouvé un, déclara l’adolescente
handicapôme.
— Vraiment, demanda surpris le jeune garçon, lequel ?
— Je l’ai vue maintes fois se concentrer sur ses études et constaté
combien c’était pour elle un exutoire remarquable à sa vie
introvertie… »
Le jeune garçon considéra avec attention les propos de son amie et
se souvint qu’il n’avait jamais vu Anaïs aussi sérieuse et impliquée
dans ses études que durant ces six derniers mois comme si elle avait
trouvé en ceux-ci un moyen de satisfaire sa vie. Il n’avait pas trop
compris cet engouement, et avait même pensé que c’était à cause de
cet engouement soudain qu’elle s’était refermée sur elle-même. Le
jeune garçon sentit soudain combien ces pensées lui pesaient et
chercha à penser à autre chose. Il observa de nouveau le camp duquel
lui et ses compagnons s’approchaient. Il distinguait mieux l’activité
qui régnait au sein du campement. Outre les animors, il pouvait
mieux distinguer des Hybrans, des handicapômes, mais aussi ce qui
ressemblaient à des Natachtones, tous qui étaient actifs dans le camp.
La présence de Natachtones étonna beaucoup Rémi, ce dernier ayant
cru que Rousslure, son père et son clan étaient les seuls représentants
de cette communauté. Tournant son regard derrière lui, le jeune
Français constata que la Natachtone observait avec attention le
village. Il se tourna ensuite vers Skillarmic et lui demanda :
« Skillarmic, comment se fait-il qu’il y ait une telle diversité dans
les habitants du camp ?
— C’est grâce à notre mode de vie, Rémi…
— Je ne comprends pas…
— Nous autres Hybrans avons été chassé et persécuté de manière

239
brutale par les animors, les Natachtones, mais aussi les humains, sans
vouloir vous offenser, ajouta l’Hybran aux handicapômes et à
Rousslure.
— Ce n’est rien, répondit la Natachtone, nous avons tous nos
torts…
— Et alors, demanda curieux Rémi.
— Et alors, expliqua l’Hybran, nos ancêtres qui avaient fui
Enchanvie se sont installés ici. Il y avait déjà des occupants, comme
les phorusrhacos. Les chefs d’alors voulaient éviter les combats,
souhaitant construire quelque chose de nouveau et dans la paix…
— Nous autres phorusrhacos avions décidé de fixer un compromis
avec eux, intervint Phobopteryx, nous acceptions leur installation sur
Milieterre à condition de nous aider contre les incursions que
pouvaient faire certains animors prédateurs du nord, comme les lions
des cavernes…
— En échange, enchaîna Skillarmic, ils acceptaient de nous aider
à développer notre nouvelle société, notamment en nous aidant à
traverser plus vite cette immense étendue qu’ils connaissaient par
cœur ou en nous conseillant les terrains idéaux pour développer notre
agriculture.
— Par la suite, continua l’oiseau prédateur, nos deux groupes ont
étendu ce compromis à tous les animors qui fuyaient le conflit qui se
développait au sud, puis aux handicapômes et enfin aux Natachtones
qui refusaient de suivre Ganmar et ses alliés Cobranins.
— Mais n’est-ce pas compliquée à gérer, demanda Rémi qui
réfléchissait sur la portée du compromis et des relations de
réciprocité qu’il impliquait.
— Si, répondit Skillarmic, c’est pourquoi nous avons créé des
conseils avec des représentants des différentes communautés pour
régler les conflits possibles et les risques de discriminations qui
risqueraient de se produire à l’égard d’une d’entre elle…
— Est-ce que ça marche ?
— Plus ou moins, lui déclara Phobopteryx d’une voix mitigée,
c’est devenu compliqué avec la guerre et les nombreux animors qui
sont passés par Milieterre pour aller dans le nord…
— Il a raison, affirma Rousslure, avant de partir sur Terre veiller

240
sur ta famille, j’ai vu des tensions entre les animors et parfois de
violentes rixes. »
A ces mots, Rémi fut quelque peu interdit et soucieux, se
demandant si c’était une bonne idée de rejoindre ce camp. Alors qu’il
voyait que leur groupe n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres
du camp duquel sortaient des animors et des êtres anthropomorphes
qui allaient à leur rencontre, il demanda étonné :
« Votre territoire est un lieu de passage ?
— En effet, répondit Skillarmic, depuis l’alliance des forces de
Morsort avec les mutanimors et la succession des fléaux au sud, un
grand nombre d’animors, surtout ceux alliés à Ganmar, ont préféré
fuir le plus loin vers le nord… »
Rémi fut songeur en entendant cette information, réfléchissant à la
situation du camp de Ganmar. Si des animors avaient abandonné ce
dernier, combien lui restaient encore fidèle ? Comme il savait qu’il
s’agissait d’animors herbivores, le jeune garçon considérait qu’il
devait en rester encore un grand nombre. Mais qu’en était-il des
Natachtones ? Il pensa aussi aux Cobranins qui étaient avec le père
de Rousslure : peut-être que leur présence devaient dissuader certains
de continuer de se battre contre Morsort. Il interrompit ses pensées
lorsqu’il sentit que Skillarmic le secoua légèrement :
« Rémi, on va être dans le camp. On va descendre de
Phobopteryx… »
Le jeune Français se tourna et regarda étonné l’Hybran.
« Mais pourquoi ?
— Les miens sont peut-être alliés avec les Hybrans, dit
Phobopteryx, mais nous ne sommes pas pour autant leurs animaux de
compagnie. Dès que nous arrivons à destination, nous faisons en
sorte d’être traité d’égal à égal.
— C’est pourquoi qu’on a ni selle ni courroie ni aucun objet qui
serait signe de la soumission des animors envers nous. Nous faisons
confiance à notre compagnon lorsque nous faisons route ensemble. »,
ajouta Skillarmic.
Rémi fut impressionné par ces réponses et voulut en savoir
davantage. Mais avant d’avoir pu parler à nouveau, il sentit
Phobopteryx s’asseoir. Se rendant compte qu’il fallait descendre, il

241
glissa du dos de l’oiseau géant. Lorsqu’il toucha le sol, il manqua de
vaciller, mais réussit à garder l’équilibre grâce à Kataia qui lui tendit
la main pour l’aider. En la saisissant, le jeune garçon sentit la chaleur
dans la main fantomatique, ainsi que son cœur battre la chamade. Il
déclara avec une voix un peu bredouille et chaleureuse :
« Merci.
— De rien. », lui sourit Kataia.
Rémi vit Rousslure les rejoindre. Il nota qu’elle contenait une
grimace et fut soucieux alors qu’il attardait son regard sur le bras en
sang qu’elle serrait de sa main. Détournant son regard vers l’entrée
du village, il remarqua une foule d’animors, d’Hybrans,
d’handicapômes et de Natachtones arriver vers eux. A mesure que lui
et le groupe s’avançait vers eux, il repéra une famille de loups dont
certains étaient aussi grands que des lions, des scarabées aussi gros
que des phacochères, des cigognes grandes comme des autruches ou
tout un groupe de phacochères grands comme des taureaux. La
diversité des animors était impressionnante aux yeux du jeune
garçon, même si les animors prédateurs étaient plus rares. Cela lui
posait question alors que son groupe et lui était désormais à portée de
la foule hétéroclite. Leur vue le laissa ébahi et incrédule face à
l’apparente harmonie entre les êtres. Il se demanda comment était
géré le problème de la nourriture. Il songea alors à poser la question à
Skillarmic ou à un de ses compagnons. Mais alors qu’il allait le faire,
il fut interrompu dans son intention en entendant une voix forte et
grave dire au milieu de la foule qui désormais commençait à les
entourer, alors qu’ils continuaient d’avancer vers l’entrée du camp :
« Sachte ! »
Rémi fut surpris d’entendre une autre langue et eut l’impression
de savoir de quoi il s’agissait, mais ne s’en souvint plus. Il vit les
animors et êtres anthropomorphes se séparer pour laisser passer à la
fois son groupe et un handicapôme et un Hybran qui allaient à leur
rencontre. L’Hybran était d’âge plutôt mûr, des cheveux qui
descendait à mi-visage et dont la couleur oscillait entre une dorure
cuivrée et le blanc. Il portait une tunique de peau et de plante qui
descendait jusqu’aux pieds. Le visage était grave. Quant à
l’handicapôme, Rémi ne put déterminer s’il était masculin ou

242
féminin. Mais lorsqu’il fut à quelques pas de sa position, il vit qu’il
avait le visage d’un homme dans la quarantaine avec une petite
moustache et des favoris. Il s’aperçut alors que Skillarmic et Kataia
avancèrent d’un pas plus rapide vers eux. Il vit que l’adolescente
handicapôme lui fit signe de s’arrêter, ce qu’il fit. Il se rendit alors
compte que Harceltout l’avait rejoint. Il entendit alors la même voix
forte et grave dire à Skillarmic et Kataia :
« Guten Tag, Skillarmic. Rousslure, Kataia. »
Le jeune garçon vit l’Hybran, la Natachtone et l’adolescente
handicapôme saluer l’autre handicapôme et l’autre Hybrans et dire :
« Salutation à vous, Clevbrainic et Wilem. »
Rémi put déterminer qui avaient ces noms parmi les deux êtres.
Rousslure ajouta :
« Nous voudrions voir Ord Silveric et Jules Lefort. »
Rémi regarda un peu stupéfait les cinq êtres : il avait oublié Jules.
A la pensée de l’ancien ami de sa sœur, le jeune garçon ressentit de
l’aigreur et son regard se fit plus froncé : il souhaitait au plus profond
de lui mettre Jules le plus mal à l’aise. Le jeune garçon vit l’Hybran
répondre à Skillarmic :
« Bien sûr, Skillarmic. C’est aussi pour ça que vous êtes là.
Suivez-moi… »
Mais alors que l’Hybran avançait vers le camp suivit de
Skillarmic, Rémi vit que Wilem retint Rousslure par le bras. Cette
dernière grimaça de douleur, faisant réagir l’handicapôme :
« Rousslure, wo sind Anaïs Tarn und Ihre andere Begleitern ? »
Rémi ne comprit pas tout, mais saisit qu’il y avait un rapport avec
sa sœur. Il se rendit compte que l’handicapôme ignorait ce qui s’était
produit dans la vallée. Il voulut répondre, mais vit Rousslure
grimacer de douleur en sentant Wilem serrer son bras meurtrie. Ce
dernier s’en aperçut inquiet :
« Aber du bist doch verletzt, Rousslure ! Was ist passiert ? »
Avant que Rousslure n’eut le temps de répondre, Kataia intervint :
« Wir wurden wegen Morsorts Truppen von Anais getrennt.
ousslure wurde von einem Grizzlybären verletzt. Ich weiß nicht, was
mit unsere anderen Gefährten ist. »
Rémi ne comprit pas trop pourquoi elle parlait dans la langue de

243
son compagnon, alors qu’il lui semblait que les êtres de ce monde
semblaient se comprendre sans avoir à connaître la langue de son
prochain. Il vit l’handicapôme trembler un peu et avoir une
expression soucieuse. Ce dernier semblait l’avoir remarqué et tourna
son regard vers lui. Rémi recula un peu, car il ne savait ce qu’il
pourrait dire à ce dernier. Il entendit l’handicapôme germanique dire
avec un petit sourire :
« Du musst Anaïs Bruder sein. Bin ich falsch ? »
Rémi savait qu’il parlait d’Anaïs, mais ne comprenait pas ce qu’il
voulait dire, n’ayant jamais appris l’allemand au collège. Il était
troublé et ne savait pas quoi répondre. A son grand soulagement,
Kataia avait remarqué son trouble et répondit à sa place :
« Nein, Wilem. Er ist wirklich Anaïs Bruder…
— Gut, répondit l’handicapôme, sonst wäre Jules sehr besorgt
gewesen…
— Ich verstehe, Wilem. Aber wir haben keine Zeit. Wir müssen zu
Jules und Silveric, um sie über die gesamte Situation zu
informieren…
— Ja natürlich… »
Alors qu’il chercha à bien comprendre l’échange entre les deux
êtres, Rémi entendit Clevbrainic leur lancer d’une voix forte :
« Alors vous venez ? »
Aussitôt, Wilem se mit en marche, suivi de Kataia et de
Rousslure. Rémi hâta le pas pour rejoindre son amie handicapôme et
la Natachtone. Arrivé à leur niveau, il demanda un peu perdu :
« Kataia, Rousslure, pourquoi avez-vous parlé comme lui ? Je
croyais que vous pouviez vous comprendre sans avoir besoin de
connaître la langue de l’autre… »
Kataia tourna ses yeux vers le jeune Français, le regarda un peu
étonné, avant de lui sourire et de lui répondre :
« C’est une vieille habitude que j’ai prise depuis longtemps.
Quand j’étais devenue handicapôme et que j’avais rejoint les autres
déjà existants, tous mes congénères parlaient la langue de leurs
ancêtres et ne pouvaient plus se faire comprendre des autres êtres de
ce monde quand il s’agissait de parler comme eux. Il nous a fallu à
tout un chacun à apprendre à connaître la langue de ses compagnons.

244
— Et t’es donc devenue polyglotte, n’est-ce pas, s’enquit
impressionné le jeune garçon.
— C’est exact. Avant que Rousslure ne nous rejoigne et nous aide
à surmonter le poids de notre malédiction, nous avions tous appris à
communiquer les uns aux autres de cette façon.
— Pour ma part, ajouta Rousslure, j’ai dû apprendre à parler les
différentes langues de mes compagnons pour les aider à lutter contre
leur malédiction.
— Mais si cette malédiction est surmontée, pourquoi Wilem
continue-t-il de parler allemand, questionna étonné le jeune garçon.
Rousslure jeta un regard sur l’handicapôme germanique avant
d’expliquer :
« Certains d’entre nous ont préféré gardé leur langue d’origine,
parce qu’ils rejettent cette tendance de la communication unique
qu’ils associent aux Natachtones et aux Cobranins…
— Je peux les comprendre, répondit Rémi qui se souvint des
propos sur les origines des êtres fantomatiques, mais c’est quand
même bien pratique de se comprendre…
— Je suis d’accord, qui ajouta avec humour, sinon je n’aurais
jamais pu discuter avec toi. » répondit Kataia d’un ton approbateur et
quelque peu taquin.
Rémi sourit à cette remarque avant de s’apercevoir qu’ils étaient
désormais au beau milieu du camp. Les bâtiments de pierre étaient de
forme rectangulaire et semblaient destinés à contenir une famille de
petite taille. Certains d’entre eux ressemblaient à des bâtiments
fonctionnels, comme une forge. Les édifices se dressaient séparés par
des espaces assez larges les uns des autres et formaient une espèce de
camp romain sans ses remparts. Les animors et les êtres
anthropomorphes du camp les environnaient sans pour autant donner
l’impression d’étouffement. Et face à eux se dressait une grande
bâtisse aussi haute que les autres, mais trois fois plus vaste. Une
ouverture leur faisait face. Rémi eut le pressentiment que c’était dans
ce bâtiment que devaient se loger le chef du camp et Jules. Le jeune
garçon était un peu anxieux à l’idée de la rencontre à venir, songeant
à ce qu’il allait dire à Jules, à la manière dont il allait exprimer son
aigreur. Comme pour confirmer ses pressentiments, il entendit

245
Skillarmic qu’il n’avait pas vu les rejoindre leur dire en montrant le
bâtiment :
« C’est là que notre conseil se réunit et qu’Ord Silveric prend les
décisions en accord avec les positions de chacun. »
Rémi fut étonné d’entendre ces propos : il s’imaginait qu’Ord
Silveric était un grand chef qui avait l’autorité et le pouvoir sur la
communauté. Il demanda d’une voix curieuse :
« Mais quelle fonction a-t-il votre chef ? »
Il vit Skillarmic le regarder un peu étonné. L’Hybran lui répondit
peu après :
« Silveric ? Il n’est pas à proprement parler un chef si c’est dans le
sens que vous autres humains donnez au terme. C’est plutôt un
représentant choisi par l’ensemble de la communauté. Il est censé
arbitrer les débats qui peuvent avoir lieu dans notre conseil et prend
les décisions en accord consensuel…
— Il est choisi pour combien de temps ?
— Si je ne me trompe pas, intervint Rousslure, il est choisi pour
trois saisons, n’est-ce pas ?
— C’est exact, répondit Skillarmic, il sera ensuite remplacé par un
autre qui sera choisi par consensus…
— Est-ce que ça marche parfaitement, demanda Rémi qui ne
pouvait s’empêcher d’être sceptique à l’idée qu’un tel système puisse
fonctionner.
— C’est plutôt compliqué, du fait que parfois des besoins
divergents de chacuns et du fait que le camp change sans cesse de
composition ces derniers temps. Mais comme les animors
représentent la majeure partie du conseil et que leurs besoins
reposent avant tout sur le bon fonctionnement de la communauté, des
rapports entre eux et nous, ainsi que mener une existence tranquille,
ça a réussi à garder une certaine pertinence. Jusqu’à ce que le conflit
actuel vienne menacer ses principes… »
Rémi put remarquer l’amertume dans les derniers mots de
l’Hybran, sentant que le conflit qui opposait Morsort et Ganmar en
affectait plus d’un sur ce monde et que ses répercussions étaient
plutôt catastrophiques. Il était aussi étonné par le fait que les animors
désiraient retrouver une existence tranquille. Pourtant, au vu de ce

246
qu’il avait entendu sur les Cobranins, cela pourrait être le contraire.
Mais le jeune garçon ne put réfléchir davantage sur la question qu’il
sentit Kataia l’arrêter d’une pression sur l’épaule. Le jeune garçon se
rendit compte qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de
l’ouverture du bâtiment. Étonné, il demanda :
« Qu’est-ce qu’il y a Kataia ?
— Skillarmic m’a informé que Clevbrainic nous a demandé
d’attendre qu’il revienne du bâtiment… »
Le jeune garçon hocha de la tête pour signifier sa compréhension
et en profita pour observer de nouveau les alentours. Il constata que
Harceltout, Rousslure et Wilem étaient sur sa gauche, tandis que
Skillarmic et Kataia étaient sur sa droite. Jetant un coup d’œil
derrière lui, il repéra les trois autres handicapômes qui les
accompagnaient, ainsi que les trois Hybrans et les quatre
phorusrhacos. Dans les espaces séparant les bâtiments, les animors,
Hybrans, handicapômes et Natachtones s’étaient rassemblés pour
voir ce qui se tramait. Après quelques instants d’attente, le jeune
garçon vit Cleverbrainic sortir du bâtiment et leur dire :
« Ord Silveric et Jules Lefort vont arriver. »
L’Hybran observa soucieux le groupe, ce qui interpella Rémi. Il se
demanda ce qui pouvait inquiéter ce dernier. Il entendit Clevbrainic
leur ajouter d’une voix calme, mais qui trahissait une certaine
incertitude :
« Ils sont accompagnés par un nouvel arrivant… »
Rémi était étonné d’entendre ces mots et fut curieux de savoir qui
était le nouvel arrivant dans le village Hybran. Il s’aperçut que
Rousslure était tendue et que les Hybrans et handicapômes du village
les regardaient avec appréhension. Il avait l’impression qu’ils
savaient qui était l’être qui accompagnait Jules et Silveric. Il entendit
du mouvement venant de l’intérieur du bâtiment, certains bruits
familiers et un inconnu mais qui semblait mettre les handicapômes
sur le qui-vive. Bien qu’intrigué par la réaction de ses compagnons,
le jeune Français concentra son regard sur l’ouverture et attendit
l’arrivée de l’Hybran et de l’ancien ami de sa sœur. Il ressentit à la
fois l’anxiété, l’excitation, et l’envie de tout déclarer à Jules. Les
secondes semblaient durer une éternité dans son esprit. Kataia

247
remarqua son état de tremblement et passa son bras au-dessus de ses
épaules pour le calmer. Rémi sentit la chaleur de l’être fantomatique,
son état d’exaltation s’atténua, il regarda l’adolescente handicapôme
avant d’entendre des bruits de pas venant de l’intérieur de la bâtisse.
Reportant sa vue vers l’ouverture, il sut que le moment de sa
confrontation avec Jules allait arriver.

« Doucement ! »</><>

« Bonjour Skillarmic. Rousslure, Kataia.</><>

« Rousslure, où sont Anaïs Tarn et vos autres


compagnons ? »</><>

« Mais tu es blessée, Rousslure ! Que s’est-il passé ? »</><>

« Nous avons été séparés d’Anaïs à cause des forces de Morsort.


Rousslure a été blessée par un grizzli. Je ne sais pas pour nos autres
compagnons. »</><>

« Tu dois être être le frère d’Anaïs. Me tromperais-je ? »</><>

« Non, Wilem. C’est vraiment le frère d’Anaïs…


— Bien, sinon Jules aurait été très inquiet.
— Je comprends, Wilem. Mais nous n’avons pas de temps. Nous
devons voir Jules et Silveric pour les informer de toute la situation…
— Oui, bien entendu… »</><>

248
L’être brisé

Le silence régnait dans le camp à mesure que les bruits de pas


s’approchaient du groupe. Rémi sentit son pouls s’accélérer et se
préparait à faire face à Jules. Il vit sortir du bâtiment des animors, un
représentant de chaque espèce du camp, ce qui faisait au total une
vingtaine d’animors. Observant ce groupe pour repérer Jules Lefort,
le jeune garçon repéra aussi un Natachtone, une handicapôme dont le
contour du corps était plus visible que chez ceux qui l’avaient
accompagné, au point qu’elle avait presque un corps, ce qui étonna le
jeune garçon. Tandis que le groupe se plaçait en ligne devant ses
compagnons et lui, Rémi finit par repérer un Hybran qui semblait
être dans la fleur de l’âge. Rémi pensa qu’il devait être Silveric, mais
était étonné de voir qu’il portait un habit semblable aux autres
Hybrans. Il avait un visage étroit et osseux certes vieilli, mais qui
respirait la vie, et un crâne dégarni. Après s’être attardé sur l’Hybran,
Rémi jeta un regard latéral sur le groupe pour trouver Jules, mais ce
fut sans succès. Le jeune garçon était troublé et agacé par cette
étrange absence : il ne se rappelait peut-être pas très bien de l’ami de
sa sœur, mais il savait qu’il ne serait pas difficile à repérer du fait
qu’il était le seul être humain du groupe. Il se demanda aussi qui était
l’être qui était arrivé dans le village Hybran. Il était si préoccupé
qu’il n’entendit même pas Silveric leur souhaiter au nom du conseil
la bienvenue dans le camp. Un loup du groupe remarqua son trouble
et lui demanda d’une voix directe :
« Vous cherchez quelqu’un, jeune être humain ? »
Rémi vit alors tous les regards converger vers lui. Il n’appréciait
guère le fait d’attirer l’attention sur lui, mais pensa qu’il serait mieux

249
pour lui d’obliger Jules à le confronter. Il répondit au loup d’une voix
exaspérée :
« Oui, je cherche quelqu’un. Ça répond à votre question ? »
Il vit que le loup le regarder comme s’il n’avait pas trop apprécié
son ton. Le jeune garçon, qui ressentit l’impatience à confronter
Jules, fut agacé par ce regard de la part d’un animor. Il entendit alors
une autre voix du groupe venant de sa gauche intervenir :
« Du calme, voyons. Vous n’avez aucune raison de vous énerver,
jeune homme. Qui cherchez-vous ? »
Rémi tourna sa tête et vit un singe ressemblant à un gibbon. Le
jeune garçon aurait ri de la posture qu’il jugeait ridicule du singe s’il
n’avait pas en tête l’affrontement contre les singes alliés à Ganmar. Il
regarda froidement le primate et allait lui répondre d’une voix
sombre, lorsque Kataia anticipa son intention et déclara :
« Il veut savoir où se trouve Jules Lefort. »
Rémi tourna sa tête vers l’adolescente handicapôme. Il était plutôt
mécontent de voir cette dernière répondre à sa place. Cette dernière
chercha à l’apaiser en lui posant une main douce sur son épaule, mais
le jeune garçon recula et se défia d’elle. Kataia se sentit un peu
blessée par sa réaction et durcit son regard à l’égard du jeune garçon.
Il entendit alors Silveric lui dire :
« Jules est en retard, jeune homme. Il a des problèmes de
santé… »
Rémi lança un regard défiant à l’égard de l’Hybran :
« Ah oui ? J’espère que ses problèmes de santé lui rappellent ce
qu’il a fait subir à ma sœur ! »
Un brouhaha de cris choqués retentit dans le camp. Rémi vit tous
les regards des animors, Hybrans, Natachtones, et handicapômes
s’assombrir à son égard. Même Kataia le regarda avec tristesse et
colère. Rousslure fut peinée par la réaction du jeune garçon. Ce
dernier, exaspéré et mal à l’aise, s’écarta de Kataia et du groupe pour
s’isoler. Il entendit l’handicapôme du conseil lui dire d’une voix
désapprobatrice :
« Comment peux-tu être aussi dur avec Jules Lefort ? Tu ne sais
pas… »
Rémi regarda d’un air sombre l’handicapôme. Avant que Kataia

250
ou Rousslure ne s’avançassent vers lui pour tenter de l’apaiser, le
jeune garçon marcha d’un pas ferme et s’arrêta juste devant
l’handicapôme. Le foudroyant d’un regard des plus noirs, il lui
répliqua avec aigreur :
« Qu’est-ce que je ne sais pas ? Que son choix stupide l’a irradié
et a affecté ma sœur ? Qu’elle a vécu des mois repliée sur elle-même
parce que Jules a réussi à lui briser le cœur ? Qu’elle doit de nouveau
faire face à ses fantômes ? Jules a pourri la vie à ma sœur, à ma
famille et à moi avec son coup de tête stupide ! »
Avant qu’il ne pût déverser davantage sa colère, Rémi entendit
une voix ferme mais faible demander de l’intérieur du bâtiment :
« Mais qui a tant de griefs à mon égard ? »
Rémi tourna ses yeux vers le bâtiment et constata que le groupe
du conseil s’écarta pour laisser passer quelqu’un. Il eut le
pressentiment que c’était Jules qui s’approchait et ressentit une
satisfaction à l’entendre se demander qui se plaignait de lui. Cela
l’énerva aussi car il avait l’impression qu’il était indifférent à ce qu’il
venait d’entendre. Il entendit un petit bruit sourd se répéter, comme si
un objet frappait à intervalle régulier le sol. Le petit bruit régulier se
fit de plus en plus fréquent et s’avançait vers la position du jeune
garçon. Rémi vit l’inconnu émerger à la lumière du jour. Il découvrit
avec stupéfaction un être humain en vêtement de fourrure à l’allure
d’un malade cancéreux et s’appuyant sur une canne en bois avec sa
main gauche. Il lui manquait la moitié de l’avant-bras droit, tandis
que la jambe gauche semblait paralysée. L’être humain avait la tête
dégarnie et la peau du crâne était lisse. Le visage de la personne avait
un aspect jeune, mais possédait des signes de fatigue et de faiblesse à
cause des cernes qui se creusaient au niveau des yeux et des traits
tirés le long des pommettes et des joues. Rémi était si choqué par la
vue de cette personne qu’il en oublia sa colère. Il écarquilla ses yeux
en observant l’inconnu s’approcher de lui, ne pouvant croire qu’il
s’agissait de Jules. Il regarda stupéfait l’inconnu l’aborder et jeta un
rapide coup d’œil autour de lui comme pour voir un démenti d’une
quelconque nature sur le fait que cette personne pût être Jules. Un
silence de cimetière régnait dans le camp. Rémi s’aperçut que les
animors, les Hybrans et les handicapômes le dévisageaient avec

251
appréhension, comme s’ils avaient peur de sa réaction à l’égard de
cet humain qu’il n’arrivait pas à identifier comme étant Jules.
Rousslure paraissait à la fois contrit et atteré par la vue de cet être
humain malade, mais aussi pleine d’appréhension. Il s’aperçut que
Kataia s’approchait de lui avant d’entendre l’étrange être humain
demander :
« Ne serait-ce pas Rémi, le frère d’Anaïs ? »
Rémi jeta un regard sombre à cet être humain, mais la vue piteuse
de ce dernier l’empêcha d’exprimer davantage sa colère tant le
dégoût, le choc et la pitié étreignaient son cœur. Kataia, qui arrivait
juste à côté de Rémi, déclara d’une voix triste à l’inconnu :
« C’est exact Jules. »
Au nom de l’ancien ami de sa sœur, Rémi ressentit de nouveau la
colère, mais aussi l’incompréhension. Il n’arrivait toujours pas à
croire que la personne grabataire qui lui faisait face fût Jules. Il
s’exclama avec violence :
« Mais c’est pas possible ! Vous ne pouvez pas être Jules ! Vous
êtes… »
La personne le coupa dans sa diatribe d’une voix ferme et calme,
cependant marquée par une forme de fatigue :
« En piteux état, n’est-ce pas ? Et pourtant c’est bien moi Jules,
Rémi… »
Rémi recula d’un pas, le regard davantage choqué, ne sachant
comment réagir. Il voulait exprimer toute sa colère contre Jules, lui
dire combien son choix avait créé de problèmes, mais la vue du jeune
homme malade et mutilé le sidérait toujours. Le jeune garçon
ressentit aussi une forme de satisfaction à la vue de celui qui se disait
être Jules.
« Il a bien mérité son sort… », pensait-t-il.
Jules remarqua le trouble du jeune garçon et lui dit :
« Quelque chose te tracasse, Rémi ? »
Rémi regarda l’humain impotent et lui rétorqua d’un ton à la fois
amer et sarcastique :
« Me tracasser ? Après avoir vu ma sœur souffrir ces derniers
temps, je ne vois pas ce qui pourrait me tracasser… »
Jules s’approcha d’un pas supplémentaire de Rémi, mais ce

252
dernier recula de la même distance, désireux de ne pas approcher ce
dernier. Le jeune homme malade regarda avec tristesse le frère de son
ancienne amie et lui déclara de sa voix fatiguée :
« Crois-tu que ça m’a été facile de supporter le fait que j’étais
condamné à rester ici pour le restant de mes jours ? Que je ne
pourrais plus revoir Anaïs, ni lui demander pardon ? Que j’ai été
responsable d’un traumatisme ? J’ai passé des jours à me remettre de
cela…
— Ah oui, demanda d’un ton sarcastique et acerbe Rémi.
— Rémi, s’exclama choquée Kataia.
— Non, c’est vrai, rétorqua le jeune garçon, il a décidé sur un
coup de tête de rester ici avant de se rendre compte qu’il était
shooté ! »
Rémi vit les animors, handicapômes et Natachtones le regarder
sombrement. Rousslure le dévisageait avec tristesse. Silveric imposa
le silence avant que Jules ne déclarât à Rémi d’une voix sombre et
amère :
« Oui, j’ai décidé sur un coup de tête ! Oui je n’étais pas dans mon
état normal ! Mais le mal est fait. Ça a été long, mais j’ai réussi à
dépasser le regret et le remords et à regarder de l’avant…
— Et qu’est-ce qui t’a aidé à t’en remettre, demanda acerbe Rémi,
ta quête de la vérité ?
— Non, ce sont les handicapômes avant tout qui m’ont aidé à faire
le deuil de ma vie passée et à faire face aux défis de ce monde,
notamment découvrir ce qui s’y trame…
— Ça je le sais, l’interrompit un peu brusque Rémi, Rousslure
nous l’a expliqué à Anaïs et moi… »
Le jeune garçon sentit un pincement au cœur en évoquant sa sœur,
se demandant de nouveau si elle allait bien. Il se rendit alors compte
que Jules était soucieux. Ce dernier lui demanda anxieux, bien qu’il
s’adressât aussi à Rousslure et à Harceltout :
« D’ailleurs, où est-elle ? J’ai besoin de lui parler… »
Rémi regarda amer Jules et lui rétorqua d’un ton rude :
« On s’est fait attaqué par les forces de Morsort et Anaïs a été
blessée et on a dû la laisser sur place ! »
Rémi vit le peu de couleur disparaître des joues du jeune homme

253
qui lui faisait face, tandis qu’un brouhaha s’installa dans le camp.
Jules le regarda désemparé avant de se tourner vers Kataia et
Rousslure. Kataia s’était approchée de Rémi et avait posé une main
sur son épaule droite pour l’amener à s’apaiser. Au contact de la main
de son amie handicapôme, Rémi sentit toutes ses émotions
s’estomper de son esprit. Il vit Rousslure s’approcher de Jules et
entendit Silveric imposer le silence au camp. Jules parut interdit et
vivement inquiet alors qu’il remarqua le bras ensanglanté de
Rousslure, mais n’eut le temps de réagir sur ce point car la
Natachtone expliqua d’une voix attristée :
« Il dit vrai, Jules. Les mutanimors nous ont attaqués non loin du
camp de Ganmar. Harceltout, Rémi et moi avons réussi à rejoindre la
trouée… Mais nous avons dû abandonner Anaïs sur place parce
qu’elle a été blessée par une flèche mutanimore…
— Mais pourquoi, demanda Jules d’une voix atterrée.
— C’est elle qui l’a demandée… Elle ne voulait pas voir son frère
se faire capturer… »
Rémi vit Jules vaciller un peu comme si la nouvelle le perturbait.
Tournant son regard vers Kataia, il s’aperçut que l’adolescente
handicapôme était affligée, ce qui l’attrista. Il tourna de nouveau son
regard vers Jules lorsqu’il entendit une voix anglaise dire :
« Jules, what’s going on ? »
A la grande surprise du jeune Français qui repéra un handicapôme
qui lui semblait familier à côté de Jules, il entendit ce dernier
répondre avec un certain accent :
« I have just learnt my former friend was missing and wounded,
Joh.
— These are dreadful news, Jules, répondit l’handicapôme d’une
voix inquiète.
— It is indeed. And we don’t have much time before this war
reaches its end… »
Rémi reconnut soudain l’handicapôme que Rousslure avait
envoyé avertir les autres de leur situation. Il chercha à comprendre la
discussion, mais eut du mal à comprendre l’ensemble de ce qui se
disait. Il sut néanmoins par la tonalité des voix que ce devait être
assez grave. Alors que Jules continuait de discuter avec Joh, Rémi se

254
tourna vers Kataia et Rousslure et leur demanda :
« Mais pourquoi Jules lui parle en anglais ?
— Après avoir vécu trois ans avec nous, Jules a décidé de
s’intégrer à notre groupe et a appris à parler comme certains d’entre
nous, surtout par le biais du français et de l’anglais, expliqua la
Natachtone.
— Il a fait comme vous, n’est-ce pas ? »
— En effet… »
Rémi sentit que Rousslure paraissait absente, son regard semblant
perdu dans le vide. Kataia le remarqua aussi :
« Quelque chose vous inquiète ?
— Oui… Je savais que les ravages de la phmousis n’étaient pas
entièrement éradiqués, mais de là à découvrir que sa rechute a empiré
m’atterre beaucoup… »
Rémi sentit son cœur se serrer en entendant la Natachtone parler
avec émotion. Il tourna son regard vers elle et voulut lui dire quelque
chose lorsqu’ils entendirent Harceltout déclarer à Jules :
« Jules, il se peut qu’Anaïs soit chez les alliés de Ganmar. Il
commençait à avoir un affrontement entre les deux camps quand je
suis parti avec Kataia et Rémi…
— Peut-être, répondit Jules au lycaon, mais vu que Charmortelle
et Croor me tiennent responsables de leurs récentes déroutes et qu’ils
pensent que je suis un descendant des humains de ce monde, j’ai bien
peur qu’ils voudront se venger… Sauf si…
— Sauf si quoi, intervint Rémi d’un ton à la fois curieux et
inquiet.
— Sauf s’ils cherchent à s’en servir comme ils l’ont fait la
dernière fois… »
A ces mots, Rémi fut à la fois étonné et confus et demanda :
« Comment ça ils ont déjà cherché à se servir d’Anaïs ? Ils ne
l’ont jamais rencontré… »
Rémi vit que Jules posa sur lui un regard amer et sombre. Le
jeune homme boiteux demanda au jeune Tarn :
« Tu sais sans doute comment j’ai réussi à rester ici ? »
A ces mots, Rémi se rappela les propos de Rousslure et des
handicapômes. Sa colère à l’égard de Jules revint de nouveau. Il

255
répondit d’une voix acerbe à ce dernier :
« Oui… Rousslure m’a dit que les enfants de Morsort avaient
demandé à Ganmar de vous donner des produits afin de vous
utiliser… »
Jules acquiesça avec grand peine de la tête, son regard sombre et
contrit :
— En effet. Croor et Charmortelle voulaient profiter du fait que
Morsort croyait dur comme fer que des humains ont été employés
pour assassiner les enfants de sa seconde compagne pour nous
utiliser comme pions pour affaiblir leur père…
— Mais c’est odieux, s’exclama Rémi outré.
— C’est de la manipulation, affirma Jules, manipulation que tout
le monde utilise dans cette guerre… »
Rémi regarda avec étonnement et inquiétude Jules. Il s’enquit
soucieux :
« Que veux-tu dire ? »
Harceltout intervint alors en affirmant d’une voix sombre au jeune
Français :
« Cette guerre n’est qu’une sombre suite des manigances que des
êtres ont mis en place pour parvenir à leurs fins…
— Comment pouvez-vous savoir ça ?
— J’ai été moi-même victime de ces machinations… »
Rémi dévisagea le lycaon géant et remarqua le regard plus dur et
plus hargneux de ce dernier. Le jeune garçon recula de peur, mais
Kataia lui serra l’épaule d’une main apaisante, ce qui l’interrompit
dans son mouvement. Harceltout baissa ses oreilles, voyant qu’il
avait effrayé son jeune interlocuteur. Il adoucit quelque peu son
expression avant d’ajouter :
« Avant que Rousslure et les handicapômes ne me sauvent, j’avais
été châtié par Morsort pour l’avoir trahi alors que j’étais un de ses
principaux lieutenants…
— Mais comment a-t-il pu découvrir votre traîtrise ?
— Grâce à celle qui m’a convaincu de jouer les espions pour le
compte de Ganmar afin de soutenir les enfants de Morsort…
— Elle ? »
Harceltout répondit d’une voix sourde et hargneuse :

256
« Invisie. »
Rémi regarda avec stupéfaction le lycaon avant de devenir
songeur. Il savait que le nom lui était un peu familier, mais il ne se
rappelait plus à quoi il faisait référence. Il se gratta la tête d’un air
songeur en observant Harceltout, Rousslure, Kataia, Jules et le reste
du camp. Rousslure lui expliqua alors :
« Invisie était alors une des principaux conseillers de Morsort et
actuellement son principal lieutenant. Lorsque les enfants de Morsort
ont fui pour rejoindre Ganmar, elle a demandé à Harceltout de les
aider en servant d’agent pour Ganmar au sein du camp de
Morsort… »
Rémi eut les yeux écarquillés et se rendit compte pourquoi le nom
d’Invisie lui était familier : Anaïs et Rousslure lui en avaient parlé. Il
questionna un peu étonné Harceltout :
« Mais pourquoi vous a-t-elle demandé d’être espion pour
Ganmar ?
— J’étais certes lieutenant de Morsort, mais j’étais proche de
Venima. Quand ses enfants ont fui vers Ganmar, j’ai songé à les
suivre comme certains des animors qui leur étaient fidèles, mais
Invisie m’a conseillé de rester dans le camp de Morsort pour mieux
les aider…
— Dans ce cas pourquoi vous trahir et comment savez-vous que
c’est elle ?
— Je sais que c’est elle car quelque temps après que Morsort
m’eut forcé à partir vers le nord, des mutanimors m’ont attaqué et
m’ont laissé pour mort, avant que les handicapômes me retrouvent et
me sauvent…
— Mais quel rapport entre Invisie et les mutanimors ? »
Rémi entendit alors Jules répondre :
« Il y en a un, Rémi…
— Lequel, demanda un peu brusque le jeune garçon à Jules.
— Il y a quelques mois, un des handicapômes restés sur
Enchanvie a réussi à me confirmer la forte complicité entre Invisie et
Guerryanglant…
— Qui ?
— Guerryanglant, le chef des mutanimors avec lequel Morsort a

257
fait alliance… »
Rémi regarda choqué Jules, questionnant d’un ton perplexe le
jeune homme malade :
« Comment ça une complicité entre les deux ? S’ils sont alliés,
c’est un peu normal…
— Au point de faire des plans secrets dans leur coin ?
— Des plans secrets, demanda Kataia.
— C’est exact, c’est ce que l’handicapôme m’a dit…
— Moreover, intervint alors Joh, we saw since our first researches
about these tricky cases that Invisie and Guerryanglant were closer
than they should have been….
— Pardon, dit Rémi qui n’avait pas tout saisi.
— Il dit, expliqua Rousslure, qu’ils ont remarqué une complicité
très forte entre Invisie et le chef des mutanimors dès que nous avons
commencé à rechercher la vérité, comme s’ils se connaissaient de
longue date… »
Rémi hocha de la tête avant de tourner son regard vers
Harceltout :
« C’est pour ça que vous pensez qu’Invisie vous a trahi ?
— En effet. Quand j’ai appris les soupçons de Jules sur la très
grande proximité entre Invisie et Guerryanglant, j’ai fait le lien avec
quelque chose que j’avais remarqué peu de temps avant que ta sœur
et Jules ne se retrouvent sur Enchanvie…
— Laquelle, demanda le jeune Tarn avec inquiétude.
— Je l’avais repérée en train de discuter avec des mutanimors. Je
pensais qu’il s’agissait de tractations secrètes en vue d’une alliance
entre Morsort et ces créatures. Mais à présent, j’ai l’impression que
cela concernait tout autre chose…
— Vous pensez qu’Invisie et ce chef des mutanimors sont liés à la
venue de Jules et de ma sœur dans ce monde ?
— C’est exact…
— Et il y a plus… », intervint de nouveau Jules.
Rémi tourna de nouveau son regard vers l’ancien ami de sa sœur.
Il demanda d’un ton qui mêlait étonnement et inquiétude :
« Oui ?
— C’est ce qu’est devenu Morsort… »

258
Cela surprit Rémi, n’escomptant pas du tout entendre Jules
évoquer le nom du serpent noir qui avait fait souffrir sa sœur. A cette
pensée, il en frissonna. Même Kataia fut étonnée des propos de Jules
car elle déclara d’une voix interloquée :
« Ce qu’est devenu Morsort ? Mais il commande ses forces et va
gagner la guerre ! »
L’adolescente handicapôme vit Jules la regarder avec sérieux et
gravité, ce qui la mit mal à l’aise. Ce dernier lui répondit d’une voix
sombre :
« C’est justement là le problème, Kataia. Morsort les commande à
distance, loin du champ de bataille…
— Mais peut-être qu’il est devenu plus prudent depuis sa défaite
dans la Clairière du Rocher, proposa un buffle situé à la droite de
Rémi.
— Cette explication a déjà été donné, intervint alors un loup sur la
gauche du jeune garçon, et je n’y crois pas une seconde…
— Parce que vous avez été si longtemps soumis à Morsort que
vous ne sauriez admettre qu’il puisse avoir un moment de faiblesse,
rétorqua alors une mante religieuse qui fit face au loup.
— Comment…
— Il suffit, intervint alors Silveric d’une voix ferme et tonitruante,
laissons Jules expliquer le fond de sa pensée.

— Merci Ord Silveric. »


Le jeune homme grabataire tourna son regard vers Rémi et
Kataia :
« Le fait que Morsort commande à distance et laisse la charge
principale à Invisie et Guerryanglant m’a interpellé depuis des
mois…
— Pourquoi ? » demanda Rémi qui n’arrivait toujours pas à
comprendre le pourquoi.
Rousslure saisit ce que Jules avait en tête avec ses explications :
« Morsort aime commander ses forces et être au front tout en
jouant de son habilité sournoise et ses pouvoirs pour survivre. Mes
compagnons et moi l’avons remarqué à quelques reprises quand nous
étions proches des combats. Le fait qu’il reste cloîtré à

259
Morpaysombre ne cadre pas avec ce qu’il est… »
Rémi eut un regard pensif à ces propos, s’interrogeant sur leur
portée et leur signification :
« Qu’est-ce que cela pouvait impliquer ? Peut-être rien du tout. »
Observant les alentours, il constata que les différents animors,
handicapômes et Natachtones paraissaient aussi réfléchir sur ces
propos. Il tourna de nouveau son regard sur Jules et constata combien
ce dernier paraissait soucieux et fatigué. Il ressentit de nouveau
colère, pitié et interrogations au sujet de l’ancien ami de sa sœur, se
demandant comment cette dernière réagirait si elle était là. Il sentit
son cœur se serrer à la pensée d’Anaïs et espéra qu’elle allait bien. Il
s’aperçut que Kataia et Rousslure étaient elles aussi pensives. Il
entendit soudain un lent bruit de corps qui rampait à l’intérieur du
bâtiment du conseil. Il sentit un frisson parcourir le long de sa
colonne vertébrale, ayant l’impression qu’une créature rampante se
trouvait à l’intérieur. Il se rappela soudain qu’il y avait un arrivant
dans le village Hybran. Avant qu’il n’exprimât sa pensée, il entendit
Kataia demander à Jules :
« Il y a quelque chose qui cloche dans ce que tu racontes, Jules…
— Laquelle, demanda Jules dans un toussotement.
— Tu as parlé de Charmortelle et de Croor. Or, si je ne me trompe
pas, ils ont un autre frère. Qu’est devenu Reptineutre ? »
Rémi fixa des yeux le jeune homme malade, qui lança un regard
un peu soucieux derrière lui puis vers Joh. Rémi soupçonna aussitôt
quelque chose et fronça des sourcils d’un air inquiet et sombre :
« Il le sait. »
Tout le monde le dévisagea de diverses manières : Jules et les
habitants du village de manière plutôt inquiète, Kataia, Harceltout et
Rousslure avec interrogation. Mais avant qu’une des créatures ne pût
dire un mot, Rémi vit sortir du bâtiment ce qu’il suspectait.

« Jules, que se passe-t-il ? »</><>

« Je viens juste d’apprendre que mon ancienne amie était disparue


et blessée, Joh.

260
— Ce sont de terribles nouvelles, Jules.
— En effet. Et nous n’avons pas beaucoup de temps avant que
cette guerre touche à sa fin… »</><>

261
Secrets des Cobranins

Rémi sentit un courant d’air froid parcourir son dos alors qu’un
serpent long comme une rame de TGV émergeait du bâtiment du
conseil. L’animor sinueux possédait des écailles sombres sur le dos,
d’autres plus claires pour le ventre avec une rainure sombre au
niveau du cou et des yeux d’un doré orangé. Le reptile géant lançait
de temps à autre un sifflement discret qui provoquait des frissons au
jeune Tarn. Ce dernier constata que Rousslure et Kataia étaient très
tendues. Même Harceltout paraissait sur le qui-vive. Rémi était
choqué de voir un des Cobranins présents dans le village Hybran. Il
était si pétrifié par la vue du serpent géant qu’il resta sans voix
pendant quelques instants, observant le reptile qui se déployait à
l’extérieur du bâtiment. Jules fut mal à l’aise à la vue de Rousslure,
de Rémi et de Kataia. Il entendit alors Kataia lui demander d’une
voix outrée :
« Jules… Que vient faire ce reptile ici ? »
Rémi sentit alors la tension s’accentuer dans le village, aggravant
son malaise. Lui-même ne comprenait pas la présence d’un des
proches de Morsort dans les parages. Cela lui paraissait douteux,
suspicieux voire même odieux. Le serpent géant, constatant la forte
tension parmi ceux qui l’entouraient, siffla d’un ton neutre :
« Je savais que ma présence serait malvenue, mais pas à ce point-
là… »
Kataia adressa un regard noir au cobra :
« Vraiment ? Après ce que les vôtres nous ont fait, ne soyez pas
surpris… »
Aux propos de son amie, Rémi fut d’accord avec elle. Il sortit de

262
son état de transe et intervint à son tour :
« C’est vrai. Entre votre père obsédé par ma sœur et Jules et vos
proches qui jouent aux plus perfides, vous êtes mal placé pour
recevoir des louanges. »
Le serpent tourna son regard vers le jeune garçon et le dévisagea
comme d’un air étonné, ce qui eut le don d’exaspérer Rémi, avant de
déclarer :
« Ta sœur ? Ah oui. Anaïs… »
A ces mots, Rémi sentit son sang chauffer. Il vit le serpent tourner
sa tête vers Jules. Le jeune garçon fut davantage agacé et s’apprêta à
lancer ce qu’il avait à l’esprit au cobra, mais vit Jules soupirer.
Décontenancé et énervé, le jeune Français tourna ses yeux vers son
compatriote et lui lança :
« Quoi ? »
Rémi remarqua à peine que les autres êtres du camp les
observaient d’un air tendu. Il eut l’impression qu’il se trouvait sur un
volcan en ébullition. Jules lui dit d’une voix fatiguée, bien que Rémi
eût l’impression que cela concernait aussi Rousslure et Kataia :
« Écoutez… Reptineutre est arrivé ici plusieurs jours avant votre
arrivée… Il a préféré fuir ses proches… »
Rémi regarda éberlué Jules puis le cobra, se sentant incrédule
comme Saint Thomas. D’une voix sceptique, il interrompit le jeune
homme grabataire :
« Vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt une ruse pour nous avoir en
douce ? »
Un brouhaha de cris outrés retentit alors de la part des habitants
du village. Rémi fut agacé par cette réaction. Silveric ramena le
calme avant que Reptineutre ne répondît de sa voix sifflante au jeune
garçon et à Rousslure :
« Je sais que ma famille a fait beaucoup de torts par le passé…
Mais est-ce une raison de me jeter la première pierre ? »
Rémi voulut lui rétorquer, mais le cobra continua :
« Dans ce cas, vous devriez aussi reprocher les torts des
Natachtones ou de Ganmar à Rousslure… »
Rémi regarda scandalisé le serpent avant de jeter un coup d’œil à
Rousslure. Cette dernière fut refroidie par les propos du reptile, mais

263
garda une attitude stoïque. Kataia, outrée par ces dires, s’avança vers
Reptineutre et lui lança d’une voix froide :
« Mais ça n’a pas de sens. Rousslure n’est responsable de ce que
son père et les siens ont fait par le passé…
— Pas plus que moi ne vous ai transformé en handicapômes ou
martyrisé les animors, mes proches ou des humains comme Jules ou
son amie… »
Rémi ressentit de l’incompréhension et de la colère à ces propos,
trouvant que le serpent géant exprimait de la suffisance par son ton
de voix neutre. Il l’interpella d’une voix acerbe et sarcastique :
« Pas plus que vous n’avez conseillé Ganmar à donner à ma sœur
et Jules des comprimés magiques ? »
Il constata alors que le serpent le regardait d’un air peiné, ce qui le
déconcerta tant il n’y s’attendait pas. Cela l’exaspérait aussi parce
que cela lui donnait l’impression d’une duperie bien orchestrée. Mais
avant qu’il ne parlât davantage, Reptineutre lui déclara d’une voix
sombre :
« Écoute-moi bien, jeune homme. Si vous voulez comprendre
pourquoi je suis ici, permettez-moi de vous raconter ce que j’ai
raconté à Jules et aux habitants de ce village à mon arrivée en ces
lieux… »
Rémi le jaugea d’un air à la fois défiant et intrigué, puis jeta un
coup d’œil à Jules. Ce dernier le regarda comme s’il voulait l’inviter
à écouter le cobra. Le jeune Français était des plus défiants, contre
l’idée d’écouter ce reptile. Il ne comprenait pas pourquoi Jules serait
prêt à croire ce dernier. Il s’apprêtait à refuser lorsqu’il entendit
Rousslure :
« Très bien Reptineutre… Dîtes-nous tout ce que vous leur avez
raconté… »
Le jeune Tarn lança un regard scandalisé vers la Natachtone. Cette
dernière lui intima d’un œil ferme de garder le silence. Le jeune
garçon ne se sentait pas prêt à le faire, mais avant de réagit, il
entendit Kataia lui déclarer dans un murmure :
« Reste calme Rémi… »
Rémi regarda effronté son amie handicapôme et lui rétorqua avec
hargne :

264
« Rester calme ! Avec ce reptile qui va nous débiter ses salades
pour nous retourner le cerveau ? »
Kataia lui jeta en réponse un regard neutre mais doux, ce qui le
déstabilisa, avant de lui murmurer :
« Écoute… Moi aussi ça ne me fait pas plaisir d’avoir à l’idée de
l’écouter… Mais il y a des choses qui se sont passées pendant que
Rousslure, mes compagnons et moi veillons sur ta sœur et toi… Et
peut-être que Reptineutre a quelque chose d’intéressant à nous
dévoiler… »
Rémi la regarda sceptique et incertain, mais n’eut pas le temps de
réagir car Reptineutre demanda à Kataia et lui :
« Vous êtes prêts à m’écouter ? »
Rémi vit Kataia hocher de la tête en signe d’approbation, lui
donnant le sentiment qu’on le contraignait à suivre. Résigné, il
dévisagea le cobra géant. Ce dernier observait tous les êtres présents
dans les environs avant de commencer son récit d’une voix qui
cherchait à rester neutre, mais dans laquelle se trahissaient la
tristesse, l’aigreur et le regret :
« Comme vous le savez déjà… je suis Reptineutre, fils de Morsort
et de Venima, jeune frère de Croor et de Charmortelle… Pendant mes
trois premières années, j’ai vécu en leur compagnie… Il y a environ
dix ans, les tensions entre mon père et ma mère au sujet des rapports
avec Ganmar étaient devenues intenables… Ma mère était plus
proche de moi que de mes autres frères et sœurs et avait peur que la
rivalité et la soif de pouvoir qui existait au sein de ma famille ne
m’affectent… »
Le serpent s’interrompit, son corps sinueux se mouvant avec
fébrilité. Rémi l’écouta captivé malgré ses réticences. Reptineutre
reprit avec une voix sifflante où l’émotion se sentait plus :
« Elle a ensuite été assassinée… J’ai été terriblement affecté par
sa mort… Je me sentais isolé dans la famille… Je savais qu’il y avait
un ver pourri chez les miens et me sentais en danger… J’ai donc pris
la fuite en me faisant passer pour mort avec les pouvoirs que je
possédais… J’ai ensuite rejoint Ganmar et appris la mort de plusieurs
de mes proches de manière apparemment accidentelle… Croor et
Charmortelle m’ont ensuite rejoint… aidés par les conseils d’une

265
lieutenante de notre père, Invisie… »
Rémi regarda abasourdi Reptineutre, se rappelant qu’Invisie était
une des principales conseillères de Morsort. Il en restait coi, ne
comprenant pas pour quelle raison Invisie aiderait les enfants de son
chef à rallier son ennemi. Tout à ses réflexions, il entendit
Reptineutre continuer son récit d’une voix plus maîtrisée, mais qui
laissait traîner de temps à autre une pointe d’émotions confuses et
entremêlées :
« … pendant trois ans, tous avons mené une existence anonyme
tout en aidant Ganmar dans la consolidation de son œuvre. Je m’étais
rapproché de ce dernier et étais devenu un conseiller important… ce
qui n’a pas plu à Croor et Charmortelle qui ne me pardonnaient pas
non plus mon abandon de la phmousis… »
Rémi fut stupéfait à ces mots. Kataia fut dubitative tandis que
Rousslure demeurait impassible et que Harceltout prenait une
expression indéchiffrable. Le jeune garçon reporta son regard sur
Reptineutre lorsque Kataia demanda au cobra géant :
« Prouvez-le-moi. »
Le jeune garçon ne comprit pas ce que voulait l’adolescente
handicapôme, mais entendit alors le Cobranin lancer à l’adresse de
l’handicapôme d’une voix ferme :
« Shall your soul be broken and your spirit fragmented beyond the
possible ! »
Rémi sentit à ces mots un frisson lui parcourir le corps, regarda
d’un œil attentif et inquiet Reptineutre puis Kataia pendant quelques
secondes. Il ne se passa rien, ce qui l’interpella et le rendit songeur :
Reptineutre avait lancé cette phrase vide de sens ? Il entendit le
reptile dire à Kataia :
« Si j’avais encore mes pouvoirs, tu aurais dû souffrir le martyre à
un point inimaginable, voire même rendre l’âme… »
Rémi frémit à ces dires, mais resta incrédule, questionnant
Reptineutre d’une voix à la fois méfiante et surprise :
« Mais comment avez-vous pu abandonner vos pouvoirs ? Je
croyais que ça se transmettait dans votre famille… »
Reptineutre tourna ses yeux vers le jeune garçon et lui expliqua :
« La phmousis est une énergie ici… On peut l’utiliser, la

266
manipuler ou se faire manipuler par elle… En subir les effets
néfastes ou l’utiliser comme un outil extraordinaire…
— D’accord, l’interrompit Rémi d’une voix impatiente, mais
comment avez-vous pu y renoncer ?
— Par l’usage de la phmousis ambiante…
— Je ne comprends pas…
— Plus la phmousis employée en un lieu ou un corps précis est
forte, plus les effets de réaction et de rejet seront violentes et peuvent
participer à l’implosion de la phmousis dans ce corps…
— Mais cela implique des répercussions terribles pour celui qui
l’emploie, intervint Rousslure.
— C’est exact. J’en ai moi-même payé le prix : la perte de mes
pouvoirs, des troubles oculaires et la perte de mes crocs
venimeux… »
Rémi vit le cobra géant ouvrit grand la bouche. Il remarqua alors
avec stupeur que le serpent était édenté. Si la situation avait été
différente, il en aurait ri. Il grimaça, s’imaginant ce que Reptineutre
avait dû ressentir en renonçant à la phmousis qu’il possédait. Il
entendit ce dernier ensuite raconter :
« Pour revenir à ce qui m’est arrivé… Il y a quatre ans, mes
proches et moi apprenions que Morsort et Sinuenimeuse avaient eu
des enfants… Croor et Charmortelle ont pris peur et ont exigé à
Ganmar de trouver un moyen de supprimer ces derniers… J’étais
pour ma part partagé… je savais que cette autre génération risquait
de devenir aussi dangereuse que celle dans laquelle je me trouvais…
mais je savais aussi que la supprimer pourrait déclencher les
hostilités…
— Alors, l’interrompit Rémi, pourquoi ne les avez-vous pas
empêché ? »
Les yeux du cobra géant se rétrécirent en deux fentes étroites
comme s’il était en colère, ce qui fit frissonner Rémi. Reptineutre
laissa soudain échapper un long sifflement lourd, presque semblable
à un soupir :
« Je n’ai pas su choisir entre Ganmar et mes proches. Ganmar était
aussi disposé à neutraliser les nouveaux enfants de mon père, j’ai été
d’accord… mais ce devait être une neutralisation de manière à ce

267
qu’ils ne représentent pas de menace potentielle pour l’avenir… Quel
naïf j’étais… J’appris quelque temps après que ces derniers auraient
été assassinés… la guerre commença peu après… Pendant trois ans,
mes proches et moi avons conseillé Ganmar tout en restant dans
l’arrière-pays enchanvien… j’ai commencé à prendre mes distances
avec Croor et Charmortelle lorsqu’ils ont appris la venue d’êtres
humains sur Enchanvie… »
Rémi le vit tourner son regard vers Jules et devina aussitôt qu’il
s’agissait du séjour de ce dernier et de sa sœur. Reptineutre reporta
ses yeux vers le jeune garçon, Rousslure, Kataia et Harceltout avant
de reprendre :
« Croor et Charmortelle voulaient profiter de cette présence pour
créer des troubles dans le camp de notre père et aggraver son
obsession à l’égard des humains… Je me suis opposé à eux, ne
voyant pas l’intérêt de cette stratégie et considérant son inefficacité à
long terme… Mais ils ne m’ont pas écouté, obnubilés par leur désir
de récupérer le pouvoir de notre père… »
Reptineutre s’interrompit de nouveau pour reprendre son souffle.
Rémi était devenu intéressé et choqué par ce que le reptile racontait,
estomaqué de découvrir une nouvelle facette de la situation
enchanvienne. Reptineutre reprit après quelques secondes de pause
son récit d’un ton sombre et amer :
« Et puis vint le temps des défaites… L’arrivée des mutanimors a
tout bouleversé… au point que Croor et Charmortelle ont comploté
derrière le dos de Ganmar et pris leurs distances avec lui…
— Comment pouvez-vous le savoir, lui demanda suspicieux
Kataia.
— Je l’ai appris trop tard… Il y a environ trois semaines, Ganmar
est retrouvé mort dans le camp. Crise d’apoplexie d’après mes
proches qui ont pris le commandement des débris des forces qui nous
ont encore suivis malgré les revers… J’étais suspicieux et analysé le
corps avec Sagessmoire et quelques Natachtones… et découvert la
terrible vérité… »
Rémi sentit son cœur battre la chamade et se rendit compte que
Kataia, Rousslure et Harceltout avaient toute leur attention captée par
le récit du Cobranin. Lui-même se sentit plongé dedans. Il entendit

268
Harceltout demander :
« Qu’avez-vous trouvé ?
— Du venin de mutanimor, siffla Reptineutre, et c’est là que j’ai
pris conscience de certaines étrangetés… Les défaites successives de
nos alliés qui supposaient des fuites… Les conflits plus fréquents
entre Ganmar et mes proches au sujet de la stratégie à prendre… J’ai
décidé d’espionner discrètement ces derniers… Et il y a huit jours, un
de mes alliés chez leurs partisans m’a appris qu’ils voulaient
négocier la paix avec les forces de Morsort… »
Rémi fut choqué d’entendre ces mots et constata qu’il n’était pas
le seul à la vue des mines déconfites de Kataia, de Rousslure et de
Harceltout. Kataia questionna le cobra géant d’une voix atterrée :
« Comment peuvent-ils faire cela alors qu’ils étaient contre
Morsort tout ce temps ?
— C’est la question que je me suis posé, répondit Reptineutre, et
j’ai décidé de confronter mon frère et ma sœur… Ce que j’ai appris
m’a sidéré… »
Rémi se rendit compte que le serpent géant respirait profondément
comme si ce qu’il avait appris l’avait hébété. Il entendit des
sifflements répétés comme si Reptineutre ruminait à la pensée de ce
qu’il savait, ce qui attisa sa curiosité. Le grand reptile reprit son
récit :
« Croor et Charmortelle m’avaient dit que… Morsort serait mort
et que leur ancienne alliée Invisie était une des nouvelles têtes du
commandement avec un autre serpent se faisant passer pour notre
père aux yeux de tous… Ils ont cherché à me convaincre de les
rejoindre afin de trouver une place de choix dans le nouvel ordre qui
se mettait en place…
— Mais vous avez refusé, n’est-ce pas, interrogea Rousslure.
— Exact, répondit en sifflant le cobra géant, j’étais distant d’eux,
loyal à Ganmar et outré de la nouvelle tournure des événements…
Après cet échange, je savais qu’il me resterait très peu de temps
avant que Croor et Charmortelle ne songent à me supprimer… J’ai
préféré quitter en secret le camp tout en donnant mes dernières
consignes à Sagessmoire et à ceux en qui je pouvais avoir
confiance… Je suis arrivé ici et montré à Jules et aux autres êtres

269
présents ici qu’ils pouvaient me faire confiance… »
Un silence succéda au récit du serpent. Rémi était pantois et
observa d’un air indécis Reptineutre. Il demeurait méfiant envers le
serpent géant et de ce qu’il représentait, mais avait saisi que ce
dernier cherchait à être sincère avec eux, quitte à risquer un sortilège
dangereux contre Kataia. Il était intrigué par le cobra et sidéré par ce
qu’il venait d’apprendre. A côté du jeune garçon, Rousslure et Kataia
furent elles aussi stupéfiées par ce qu’elles venaient d’entendre.
Harceltout eut la mine sombre, donnant l’impression de vouloir s’en
prendre à un des animors herbivores. Les habitants du village,
animors comme Natachtones ou Hybrans étaient plus calmes. A cette
vue, Rémi songea que ces derniers comme Jules et les handicapômes
présents dans le camp devaient connaître ces faits, étant donné que
Reptineutre leur avait probablement raconté la même chose. Il se
refusa toutefois de prendre pour argent content les explications du
serpent et lui demanda d’une voix ferme :
« Comment peut-on être sûr de ce que vous racontez ?
— Aucune malheureusement, admit le cobra, les seuls qui
pourraient confirmer mes dires sont soient morts, soient encore en
compagnie de mes proches soient à servir l’autre camp.
— Dans ce cas, intervint Kataia d’une voix neutre, comment peut-
on vous faire confiance ?
— La confiance ne se donne pas, elle se gagne. Je suis bien
conscient de ma situation, mais mon seul désir est de restaurer
l’honneur de ma mère et mettre un terme aux agissements de ma
famille. »
Rémi dévisagea impressionné le cobra, considérant la manière
dont il avait répondu aux questions. Il entendit soudain du brouhaha
derrière lui. En se retournant, il remarqua du mouvement parmi les
êtres vivant dans le camp. Il chercha à repérer de quoi il s’agissait en
vain, tandis que Jules s’avançait avec difficulté pour savoir ce qui se
passait. Une rumeur grimpait crescendo à mesure que les êtres
inconnus progressaient dans leur direction. Après quelques instants,
ces derniers émergèrent devant Rémi et ses compagnons. Rémi,
Rousslure et Kataia furent stupéfaits de découvrir qu’il s’agissait de
deux de leurs compagnons handicapômes : Judih et Yosef. Mais ce

270
qui les choquait davantage, ce fut le fait qu’ils ne ressemblaient plus
à des handicapômes : ils portaient sur les rares zones visibles de leurs
corps des marques pareilles à des blessures produites par des armes
blanches et se trouvaient dans un état de faiblesse comme s’ils étaient
malades. Rémi fut bouleversé à leur vue et ressentit de
l’incompréhension. Kataia fut davantage sidérée par ce qu’elle
voyait, Rousslure interloquée et affligée à la vue de ses compagnons
fantomatiques. La Natachtone s’exclama d’une voix pleine de
douleur et de fureur :
« Yosef, Judih, que vous est-il arrivé ? »
Rémi sentit son cœur se déchirer en entendant la douleur de
Rousslure, lui-même étant consterné à la vue de ces handicapômes
marqués et souffrants. Il vit Yosef s’avancer d’un pas supplémentaire
vers Rousslure et répondre d’une voix faible et souffreteuse :
« Les mutanimors… Ils avaient leurs armes… enduites avec…
leur venin…
— Nous avons… pu leur… échapper…, ajouta Judih, mais…
quatre… des… nôtres… se sont… sacrifiés… »
Rémi pâlit à ces mots et s’aperçut que Kataia était pétrifiée
d’horreur. La consternation régnait chez tous les êtres du camp,
Rousslure observa avec une douleur évidente ses trois compagnons
souffrir. Même Jules fut en état de choc à ces propos, n’osant croire
que des handicapômes eussent pu se sacrifier. Mais avant qu’un des
occupants du camp n’intervînt, Yosef ajouta :
« Mais… Sven et… Yaxun ainsi que… les autres… qui ont…
survécu…. sont vers… le… camp de Ganmar… pour aider…
Anaïs…
— Il… faudra… faire… vite… Les… forces… de… Morsort…
sont… très… proches… », acheva Judih.
Soudain, à la plus grande horreur des témoins, les deux
handicapômes s’écroulèrent au sol et furent pris de convulsions
frénétiques tout en poussant des cris de douleurs dont les sons
dépassaient toute rationalité. Rémi se boucha les oreilles tant cela lui
paraissait inhumain. Tous furent comme pétrifiés face à ce terrible
spectacle. Cela dura quelques instants avant que Silveric lança :
« Qu’attendez-vous ? Aidez-les !

271
— Et comment, rétorqua le gibbon du groupe du conseil, c’est de
la phmousis telle que je n’en ai pas vu… »
Voyant que personne ne semblait savoir quoi faire, Kataia se
décida d’aller aider Yosef qui était le plus proche. Posant ses mains
sur la tête de son compagnon, elle concentra toute son énergie pour
chasser la douleur qui traversait l’handicapôme arabe. Elle sentit
alors comme des brûlures au contact de ses mains et grimaça de
douleur, mais ne céda point et continua son travail. Rémi l’observa
faire avec admiration et inquiétude. Le jeune garçon repéra alors trois
autres handicapômes, dont Wilem, rejoindre Kataia dans sa tâche et
entreprendre d’apaiser Judih. Rémi s’aperçut combien les quatre
handicapômes qui soignaient paraissaient souffrir dans leur travail,
mais ne renâclaient point à continuer. Il regarda pendant un temps la
situation avant d’entendre Silveric lancer d’une voix forte :
« Que tout le monde fasse ce qu’il a à faire ! »
L’ensemble des animors, Hybrans, Natachtones et handicapômes
furent alors sur le branle-bas de combat : d’autres handicapômes
rejoignirent Kataia, Wilem et leurs trois autres compagnons pour les
aider dans leur tâche. Rémi fut indécis car il ignorait ce qu’il pouvait
faire. Se rendant compte qu’on lui touchait l’épaule droite avec un
objet en bois, il se tourna et vit Jules qui semblait l’attendre. Surpris
et un peu exaspéré, Rémi demanda d’un ton brusque :
« Quoi ? »
Jules ne réagit pas à la rudesse du jeune garçon et lui dit
simplement :
« Tu devrais manger quelque chose en attendant que nos amis
aient fini de soigner ces malheureux… »
Rémi entendit son ventre gronder à ces mots. Il admit que Jules
avait raison : il n’avait rien mangé depuis le matin. Et comme pour le
pousser à en faire, il entendit Harceltout, qui arrivait juste à côté de
Jules, lui déclarer :
« Manger nous permettra de mieux réfléchir à tout ce qui a été dit,
Rémi. Pour ma part, je ne continuerai pas de discuter le sujet tant que
je n’aurai rien à me mettre sous la dent… »
Rémi sourit d’amusement aux mots du lycaon. Se tournant vers
Jules, il lui dit d’une voix plus sérieuse :

272
« Bon d’accord, Jules. Mais après, je me repose… Cette journée a
été bien éprouvante…
— Je peux l’imaginer… »
Rémi lui jeta un regard un peu sombre, mais ne dit rien et vit alors
Rousslure s’approcher d’eux et demander à Jules :
« Qu’est-ce qu’on fait pour Anaïs ? On ne peut pas la laisser
tomber entre les mains de Morsort ou de celui qui serait le véritable
chef de son camp… »
Rémi regarda avec appréhension la Natachtone et Jules. Il était
très inquiet pour sa sœur : déjà qu’elle était en compagnie de deux
Cobranins qui chercheraient sans doute à la tourmenter, elle risquait
en plus de se retrouver de nouveau prisonnière des animors noirs. Il
se rendit compte que Jules était soucieux et songeur. Ce dernier
réfléchit quelques instants, lui-même étant très soucieux pour son
ancienne amie. Mais il était aussi conscient qu’ils n’auraient peut-
être pas la chance de la sauver à temps. Après un court instant de
réflexion, il répondit en toussant violemment :
« On n’a guère le choix, Rousslure… On va devoir s’appuyer sur
les autres handicapômes et espérer qu’ils la sortent de là avant que
tout dégénère…
— On ne va rien faire, s’exclama outré Rémi.
— Si on le pouvait… on le ferait, répondit Jules d’une voix
fatiguée, mais…
— Mais quoi ?
— Les Hybrans ont accepté de nous loger… mais ils ne voudront
peut-être pas… s’impliquer dans ce conflit… »
Rémi regarda interloqué le jeune homme malade. Mais avant qu’il
ne pût dire un mot, il vit Jules se mettre à marcher en boitillant vers
un des bâtiments du camp. Agacé, Rémi tourna sa tête vers Rousslure
et Harceltout. Le lycaon lui dit alors :
« N’y penses plus. Pour l’instant, il faut qu’on mange. »
Rémi voulut protester, mais Rousslure intervint à son tour :
« Il a raison. Nous avons tous besoin de nous reposer et d’avoir
l’esprit clair pour décider de ce qui va venir… »
Le jeune garçon regarda d’un œil grave la Natachtone et le lycaon.
Mais face à leurs regards déterminés et se sentant vraiment épuisé, il

273
répondit dans un soupir de résignation :
« Très bien… Mais j’espère qu’on n’aura pas à le regretter… »
Le jeune Français alla à son tour vers le bâtiment où Jules se
dirigeait.

« Puisse ton âme être brisée et ton esprit fragmenté au-delà de


l’infini ! »</><>

274
Drames

Un brouhaha de heurts s’intensifia dans les bois de la vallée,


faisant grimper à son paroxysme l’agitation dans le Bastion Oublié.
Les animors assurant la garde des lieux s’activaient en vue de les
défendre. Anaïs les observa avec appréhension et consternation. Elle
avait vu les gardes Natachtones se faire balancer dans le vide, alors
que d’autres animors, des mantes religieuses et des primates
envahissaient l’espace du Bastion. Pascrate s’était rapproché de Ming
et d’elle. Un vacarme de cris et de bruits de course résonnait dans les
lieux et s’ajoutait au désordre. La jeune adolescente regarda d’un œil
sombre ces animors qui s’installaient en position de défense. Elle
avait la sensation que les deux Cobranins l’avaient oubliée dans la
panique qui s’installait. Elle sentit la main fantomatique de Ming se
poser sur son épaule droite. Tournant son regard vers l’être
fantomatique, la jeune adolescente lui vit un regard déterminé et
devina l’intention de l’handicapôme asiatique. Ce dernier l’invita
d’un geste discret de la main à le suivre en douce. Anaïs acquiesça de
la tête, bien qu’elle ne sût pas comment ils allaient fuir le bastion
sans se faire repérer. Ming se mit à marcher d’un pas discret. Anaïs
s’apprêtait à le suivre lorsqu’elle entendit un animor lancer :
« Hé ! Ils cherchent à s’échapper ! »
Aussitôt, Anaïs vit plusieurs animors, des singes, une mante
religieuse et deux rapaces dans les airs, foncer sur Pascrate et elle.
Elle entendit une fine lame être dégainée et vit du coin de l’œil Ming
engager le combat avec certains des animors. Elle resta immobile, ne
sachant comment elle pourrait se défendre. Pascrate engagea de son
côté un corps à corps avec un gorille. La jeune adolescente fut

275
estomaquée par cette vue avant de repérer une mante religieuse et un
chimpanzé fonçant sur elle pour l’agripper. Elle se décida à aller les
affronter, bien que consciente de ses faibles chances de survie et se
rua sur la mante religieuse qui était la plus proche d’elle. Elle
déchaîna sa rage et sa peur contre l’insecte en enfonçant son poing
dans la tête de ce dernier avant de lui donner un violent coup de pied
dans l’une de ses pattes. Elle martela l’insecte au point de lui briser
deux pattes et de lui broyer une de ses mandibules, mais ne put faire
davantage, car le chimpanzé l’attrapa par le bras droit et lui fit une
clé. La jeune Française ressentit une terrible douleur dans le bras et
fut obligée de se mettre à genou, alors que la mante religieuse
ensanglantée s’apprêta à lui saisir la gorge de l’une de ses grandes
pattes tranchantes. Impuissante, Anaïs chercha à se libérer de
l’emprise du singe, mais ce dernier resserra davantage son bras
derrière le dos de la jeune adolescente, renforçant sa douleur. Elle
sentit la longue patte aiguisée de la mante passer devant sa gorge. Au
contact de celle-ci sur sa peau, Anaïs sentit un froid parcourir son dos
et eut l’impression d’avoir un couteau contre elle. Elle ne put voir ce
qui se passait, ni ce que devenaient Pascrate et Ming. Elle entendit
juste les bruits d’affrontements et quelques corps qui tombaient. Un
sinistre craquement de vertèbres brisées retentit tout près d’elle. Elle
n’eut pas le temps de savoir qui avait été victime qu’elle se vit
tourner par le chimpanzé. Dans le mouvement, elle sentit la patte de
la mante religieuse frotter sur sa gorge. La jeune Tarn grimaça à la
sensation de brûlure qui jaillit à son contact avant d’entendre le
primate lancer d’une voix grave et forte :
« Handicapôme ! Si tu ne cesses de te battre, dis adieu à ton
amie ! »
Anaïs vit alors Ming qui se tenait droit au milieu d’une dizaine
d’animors à la mine haineuse, l’épée ensanglantée. A ses pieds
gisaient quatre primates et un faucon. La jeune adolescente dévisagea
avec impuissance son compagnon qui paraissait hésiter. Anaïs voulait
lui dire de ne pas se rendre, mais la mante religieuse faisait pression
de sa patte géante contre sa gorge. Elle fixait l’handicapôme d’un air
suppliant et déterminé. Rien ne passa pendant quelques secondes
tandis que s’approchaient du bastion les bruits de mouvements et de

276
heurts. Anaïs sentit la patte de l’hexapode presser de plus en plus
contre sa gorge et commença à suffoquer. Se rendant compte que la
jeune adolescente allait s’asphyxier, Ming déposa son épée. A cette
vue, Anaïs sentit son cœur se serrer et fut d’autant plus peinée qu’elle
crut voir sur le visage de l’être fantomatique la tristesse et
l’impuissance. Elle entendit alors la voix reptilienne de Croor dire
avec une satisfaction froide :
« Excellent. Maintenant, préparez-vous pour défendre le bastion
coûte que coûte… »
Anaïs vit les animors du Bastion s’organiser pour mener bataille.
Elle sentit alors la mante religieuse desserrer son emprise et en
profita pour respirer profondément, constatant au passage que les
rapaces dans les airs tournoyaient comme pour se préparer à frapper
les êtres qui s’approchaient du bastion. Le chimpanzé relâcha
soudain son contrôle, ce qui la fit s’écrouler au sol. Elle se rendit
compte dans une grimace que son bras droit était presque tordu et
broyé. Elle se toucha la gorge et sentit une fine marque rougeâtre à
l’emplacement où s’était posée la patte de la mante religieuse. Jetant
un coup d’œil derrière elle, elle repéra le chimpanzé la surveillant
d’un air patibulaire. Ming s’approcha d’elle, la mine navrée et se mit
aux côtés de l’adolescente :
« Désolé… je t’ai failli… »
Anaïs fixa tristement son compagnon fantomatique, lui posant sa
main gauche sur la fine ligne translucide au niveau des épaules et lui
déclara d’une voix qui se voulait rassurante, mais dans laquelle se
trahissait une pointe de désespoir :
« Mais non… tu ne m’as pas failli…
— Mais si… je devais te protéger et je me suis laissé entraîner par
le combat contre ces animors… »
Anaïs observa avec tristesse Ming et crut entendre le chimpanzé
émettre un bruit de mépris, ce qui l’amena à jeter un regard sombre
en biais au primate. Elle remarqua alors Croor et Charmortelle en
train de ramper dans sa direction. La vue des deux Cobranins fit
ressentir à la jeune Française une sombre haine à leur égard, tandis
que des frissons lui parcoururent le corps. Retournant son regard vers
Ming, elle constata que ce dernier s’était relevé et regardait d’un air

277
de défiance les deux serpents. A cette vue, Anaïs était à la fois très
inquiète et admirative. Elle avait le sentiment que les deux Cobranins
étaient capables de tout, mais voyait aussi dans le regard de l’être
fantomatique une volonté de ne pas se laisser abattre. La jeune
adolescente constata aussi que l’ensemble des êtres présents dans le
Bastion étaient immobiles. Hormis le mouvement extérieur
désormais très proche du fortin, c’était un silence mortuaire qui
régnait à l’intérieur des lieux. La jeune adolescente s’aperçut que les
animors étaient déterminés à se battre jusqu’à la mort face à leurs
anciens alliés. Elle frémit à cette vue et songea avec amertume que
Morsort avait bel et bien gagné la guerre. Elle eut un étrange
sentiment, comme si quelque chose manquait. Elle jeta un regard
rapide autour d’elle, mais ne parvint pas à trouver ce qui manquait.
Elle dévisagea Ming et lui demanda dans un murmure :
« Ming… sais-tu où se trouve Pascrate ? »
L’handicapôme la regarda avec une certaine tristesse, ce qui
déstabilisa la jeune adolescente. Elle eut le pressentiment que ce
dernier devait être blessé ou mort. Elle entendit alors Charmortelle
dire d’une voix pensive et cynique :
« Ah… ce Pascrate… dommage qu’il soit du mauvais côté… il
méritait mieux qu’une mort brisée… »
Anaïs était outrée de l’outrecuidance de la femelle cobra et
comprit aussitôt qui avait eu les vertèbres brisées. Elle en fut peinée,
songeant que le Natachtone avait été tué par le gorille d’une manière
abrupte. Elle entendit un corps sinueux se pencher sur quelque chose
et la ramasser. Elle remarqua le regard choqué et horrifié de Ming.
Tournant son regard vers l’endroit observé par l’handicapôme, elle
vit avec dégoût un des deux Cobranins achever d’avaler le corps de
Pascrate. Elle vit le second serpent demander avec une pseudo-
curiosité :
« Alors ? C’était comment ?
— Délicieux, répondit Charmortelle d’une voix suave, je n’ai rien
goûté d’aussi exquis sur ces derniers mois… »
Anaïs était interloquée et dégoûtée par les propos de la femelle
cobra. Elle s’aperçut qu’aucun des animors du Bastion n’avait cillé à
la réflexion et fut révoltée par leur indifférence. Elle entendit soudain

278
Ming lui murmurer :
« Anaïs, ne remarques-tu rien ?
— Non.
— Le silence. C’est trop calme… »
Anaïs écouta attentivement, et se rendit compte du silence régnant
sur les environs. Elle se demanda ce qui était advenu du mouvement
qui s’approchait du bastion. Elle observa les animors autour d’elle :
ces derniers avaient le regard sombre et fermé, et même les deux
Cobranins ondulaient leurs corps de manière quelque peu saccadée et
fébrile. Ils semblaient chercher du regard un élément. Quant aux
animors volants, ils continuaient de voler en cercles, mais semblaient
désormais le faire comme ayant repéré une proie. Elle sentit que la
tension était palpable et que tout était prêt à imploser. Elle fut fébrile
à cette pensée et regarda de nouveau Ming. Ce dernier était aussi
tendu et fixait d’un œil circonspect et méfiant Croor et Charmortelle.
Elle entendit alors venant de l’extérieur du bastion une voix féminine
qui lui semblait venir de sa mémoire :
« Croor ! Charmortelle ! Rendez-vous ! Tout combat est inutile ! »
Anaïs observa alors les deux Cobranins. Ces derniers
s’approchaient d’elle et de Ming, à sa plus grande inquiétude. Elle
recula avec douleur en rampant tandis que Ming se plaça devant elle.
La jeune adolescente était à la fois rassurée par la présence de
l’handicapôme et inquiète par rapport à ce qui pouvait arriver. Elle
vit que les deux cobras géants les dévisageaient avec un œil pareil à
celui du basilic. Croor lança d’une voix déterminée et froide,
ponctuée d’affreux sifflements :
« Vous nous prenez pour qui, Sagessmoire ? »
Anaïs eut soudain en mémoire la femelle éléphant qui avait porté
Jules et elle jusqu’aux montagnes et sentit son cœur se réchauffer à
cette pensée. Elle entendit Sagessmoire répondre avec force de
l’autre côté de la porte du Bastion :
« Vous étiez des alliés de Ganmar et l’avez trahi et tué. Et
pourquoi ? Pour sauver vos places auprès des alliés de Morsort ! »
Anaïs regarda interloquée les deux serpents géants. Elle
soupçonnait une perfidie de leur part, mais pas de ce genre. Elle en
était statufiée d’incrédulité.

279
« Pourquoi voudraient-ils se rallier à leur père après l’avoir
trahi ? », pensa-t-elle.
Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage qu’elle entendit
Sagessmoire ajouter :
« Si vous ne vous rendez pas, ayez l’amabilité de relâcher Anaïs,
Pascrate et son compagnon. »
Anaïs observa la réaction des deux cobras géants, se doutant que
ces derniers ne les relâcheraient pas. Ming lui murmura :
« Ne t’éloigne pas de moi. Ils vont tenter quelque chose, sois-en
sûre… »
Anaïs hocha de la tête. Elle vit Charmortelle regarda en direction
de la porte et lancer d’un ton méprisant et cynique :
« Pour Pascrate, j’ai bien peur que ce soit impossible étant donné
qu’il a fait un voyage intestinal… »
Anaïs fut reboutée par les dires de la femelle serpent. Cette
dernière ajouta avec une pointe sinistre dans sa voix :
« Quant aux deux autres… »
Anaïs vit soudain Croor lancer sur Ming d’une voix tonitruante :
« Shall your soul be broken and your spirit fragmented beyond
the possible ! »
Anaïs se rappela en une fraction de secondes qu’il s’agissait d’un
sortilège et vit sortir de la gueule du cobra géant un jet noir encre. Ce
dernier fonça sur eux. Prise de panique, elle se jeta au sol pour éviter
le jet. Elle entendit soudain Ming crier de douleur et sut horrifiée
qu’il avait été touché. Elle le vit s’écrouler au sol et se secouer
comme s’il était pris de convulsions, pareil à un ver accroché à un
hameçon. La jeune adolescente se releva avec souffrance et se
pencha sur l’handicapôme, le prit entre ses bras et lui dit d’une voix
forte et désespérée :
« Ming ! Je t’en prie ! Résiste à ce sort ! »
Mais malgré sa prise ferme et sa supplication, Anaïs constata avec
impuissance que Ming continuait de souffrir. Elle repéra même de la
fumée sortir du corps fantomatique. Affligée, elle jeta un regard
haineux vers les deux Cobranins, qui sifflaient de plaisir et la
contemplaient avec un air de satisfaction. Cette vue mit en rage
l’adolescente qui lança hargneuse aux deux reptiles, au point que sa

280
voix résonna dans la vallée :
« Qu’avez-vous fait, sales langues fourchues ? »
Charmortelle lui siffla d’un ton dédaigneux :
« Abréger ses souffrances d’handicapôme. »
Anaïs fut scandalisée des propos de la femelle reptile et lui lança
un regard flamboyant de colère. Elle aimerait tant massacrer la
femelle cobra et son frère, mais elle se savait désarmée et
impuissante face à ces derniers. Elle entendit alors résonner la voix
de Sagessmoire :
« Prenez d’assaut le Bastion ! Vengez Ganmar ! Sauvez Anaïs
Tarn ! »
Anaïs ressentit une lueur d’espoir dans son esprit. Elle remarqua
les animors fidèles à Croor et Charmortelle se ruer vers l’entrée du
Bastion alors que les Cobranins reportaient leur regard vers cette
direction. Les cris des animors qui s’affrontaient, le fracas des murs
de bois ébranlés par de violents chocs ainsi que les bruits de corps
brisés, déchirés ou écrasés commencèrent à retentir. De profonds
barrissements retentirent dans la vallée. Anaïs tourna son regard vers
l’entrée du Bastion. Elle vit la porte du fortin s’effondrer sous les
coups de deux éléphants qui repoussaient par violents coups de
trompe les singes qui les attaquaient. Elle vit l’un des primates
voltiger sur quelques mètres avant de s’écraser contre une mante
religieuse. Des Natachtones envahissaient les hauteurs du fortin et
affrontaient dans des corps à corps sans merci les primates et insectes
qui cherchaient à les repousser. Des flèches tirées sifflaient de
l’extérieur du Bastion et frappaient comme la peste les animors,
rapaces comme primates ou insectes, qui tombaient comme des
mouches. Anaïs fut à la fois horrifiée et fascinée par la lutte qui
faisait rage sous ses yeux. Elle s’aperçut alors que Ming commençait
à disparaître dans la fumée qui émanait de son corps. La jeune
Française sentit les larmes émerger du coin de ses yeux et lança à
Ming d’une voix tremblante de douleur :
« Ming, ne me quitte pas ! J’t’en prie ! »
Elle crut voir l’handicapôme toujours pris de convulsions
douloureuses lui lancer un regard impuissant et désespéré. La jeune
adolescente sentit son cœur se déchirer à cette vue. Elle voudrait

281
aider son compagnon et l’empêcher de s’éteindre, mais ne savait pas
comment.

Au bout de quelques courts instants, alors que les combats


s’intensifiaient dans le Bastion et que les cris de combat et de douleur
se multipliaient, Anaïs vit avec désespoir Ming se dissiper sous ses
yeux sous forme de fumée. La peine, le sentiment d’impuissance et la
haine à l’égard de Croor et de Charmortelle obscurcirent ses pensées.
Elle laissa tomber ses bras le long de son corps et regarda d’un œil
désespéré et éteint le champ de bataille qui faisait rage sous ses yeux
avant d’entendre Charmortelle crier à son adresse :
« Frozen heart ! »
La jeune adolescente n’eut le temps de réagir qu’elle sentit un jet
froid la frapper dans le dos, puis un frisson lui parcourir le corps
tandis qu’une sensation de froid intense envahissait sa poitrine. Elle
porta sa main à son cœur et eut l’impression d’avoir sous sa paume
un glaçon qui se solidifiait. Elle commença alors à éprouver des
difficultés à respirer. Elle entendit de la part de certains animors une
clameur outrée, puis une intensification des combats au point que la
jeune adolescente crut voir un horrible film gore sous les yeux. Elle
se tourna avec difficulté en direction des deux Cobranins, qui avaient
rampé de quelques pas vers elle et l’observaient d’un air cruel. La
jeune Française voulut leur hurler toute sa haine, mais sentit ses
forces l’abandonner : son cœur devenait un morceau de glace
compact et froid. Elle frissonna comme si elle venait de sortir d’une
eau gelée. Elle entendit Charmortelle lui dire dans un sifflement :
« Ce qui est bon avec les informations Natachtones sur votre
monde, c’est qu’on peut s’en servir à sa guise… »
Anaïs ne comprit pas les propos de la femelle cobra, tant elle se
sentit frigorifiée et inerte, ayant l’impression que son sang devenait
immobile. Elle se retrouva à genoux et se rendit compte que sa peau
devenait bleutée. Elle vit Croor pencher sa tête tout près d’elle. La
jeune Tarn avait peur et était exaspérée par le sifflement du cobra
sous son nez, mais son cœur se refroidissait tant qu’elle ne pouvait
exprimer son irritation. Elle vit le cobra géant la regarder d’un œil
méprisant et cruel avant qu’il ne lui sifflât :

282
« Ne t’attends pas à des larmes ou des preuves d’amour sincères
pour te sauver… »
Anaïs crut entendre par-delà le brouhaha des combats et les
propos sarcastiques de Croor des bruissements venant derrière les
serpents. Puis ce fut des sifflements de douleur de la part des deux
Cobranins. Manquant d’air et ressentant un grand froid dans son
corps, la jeune adolescente s’affaisa au sol, la main crispée sur son
cœur désormais pareil à un bloc de glace solide. Le noir s’installa
dans son esprit durant un moment qui lui parut durer une éternité.

Anaïs crut entendre une multitude d’animors anxieux autour d’elle


alors qu’elle vit le noir de sa vision se dissiper. Elle ne ressentit plus
le froid qui lui parcourait le corps et respira de nouveau avec plus de
facilité. Elle vit le ciel vide des rapaces ainsi que des figures
humanoïdes encore floues. Alors qu’elle voulut se relever dès qu’elle
eût une vision de nouveau claire et sûre, une pression se fit sur son
épaule droite et une voix familière, qu’elle n’arrivait pas à saisir, lui
intima :
« Ma’, Anaïs. Attends encore quelques secondes encore avant de
te relever… »
Grimaçant de douleur à cause de son bras endolori, Anaïs
obtempéra, mais laissa échapper un soupir. Observant les alentours,
elle manqua de lâcher une exclamation : elle découvrit autour d’elle
un groupe d’handicapômes. Elle reconnut Sven, Yaxun, Sîtâ et Tulie.
La jeune adolescente se tourna vers Yaxun et lui dit d’une voix
étonnée :
« Yaxun ! Mais comment… »
L’handicapôme maya lui répondit d’une voix calme et sombre :
« Mes compagnons et moi avons pu échapper aux mutanimors,
mais nous avons perdu Thaddée, Atnio, Meiko et Maïe… »
Anaïs blêmit à ces mots. Elle sentait son cœur se serrer lorsqu’elle
entendit le nom de Maïe, ayant développé une pointe d’affection
pour l’être fantomatique. Attristée et incrédule face à ces disparitions
qu’on lui annonçait, Anaïs demanda :
« Mais où sont les autres alors ? »
Sven, qui avait sa main posée sur son épaule, lui dit d’une voix

283
serrée et sombre :
« Yosef et Judih étaient trop affectés pour pouvoir nous
accompagner. On les a envoyés rejoindre Rousslure, Kataia et ton
frère… »
Anaïs soupira de soulagement, mais demanda d’une voix pleine
de curiosité :
« Mais comment se fait-il que vos compagnons puissent être…
— Il semblerait que le venin des mutanimors ait des propriétés
proches des pouvoirs des Cobranins. Leurs lames en étaient enduites
et nous étaient mortelles… »
Anaïs fut interloquée par ces mots. Yaxun soupira :
« Morsort a bien choisi ses alliés pour achever sa guerre… »
Anaïs ressentait du désarroi et de l’impuissance, mais entendit
soudain la voix de Sagessmoire dans sa proximité :
« D’après ce que Reptineutre m’a dit, Morsort n’est peut-être pas
responsable de cette situation. Et personnellement, je n’y crois
guère… »
Anaïs se retourna pour voir la femelle éléphant qui se rapprochait
d’eux. La jeune adolescente regarda avec un certain émerveillement
la femelle pachyderme, ayant oublié qu’elle était magnifique et
majestueuse. Elle remarqua avec indifférence les corps sans vie de
Croor et de Charmortelle, criblés de flèches et dépecés, gisant
derrière la femelle éléphant. Elle était en revanche chagrinée et
horrifiée par la vue des corps écrasés, écorchés ou démembrés des
animors qui gisaient tout autour d’eux. Quelques animors et
Natachtones étaient encore présents dans le fortin et surveillaient les
lieux. Anaïs fut aussi ébahie par la vue des murs de bois démolis du
bastion. La jeune Française vit Sagessmoire la regarder avec
intensité, ce qui la rendit mal à l’aise. La femelle pachyderme lui
adressa la parole :
« Anaïs… Je suis heureuse de te revoir, mais j’aurais préféré
d’autres circonstances… »
Anaïs hésita quelques secondes pour répondre :
« J’aurais aussi aimé qu’il en fut autrement Sagessmoire. Mais
merci de m’avoir secourue. Comment…
— Dès que j’ai su que t’étais dans le camp, je savais que Croor et

284
Charmortelle voudraient te nuire. J’ai pu rallier tous les animors
restés fidèles à la mémoire de Ganmar et tous les Natachtones pour
mettre un terme à leurs manigances et te sauver. »
Anaïs sourit faiblement à la femelle éléphante avant d’entendre
Yaxun demander à cette dernière :
« Vous avez dit que vous ne croyez pas que Morsort eût utilisé les
mutanimors. Pourquoi ? Il s’est bien allié avec eux. »
Sagessmoire fixa l’handicapôme maya du regard alors qu’elle
dressait la trompe comme pour faire une objection :
« À cause de la manière dont les mutanimors ont été employés
depuis leur entrée dans le conflit. Morsort les aurait utilisés avec
parcimonie comme une réserve d’élite pour créer la surprise ou
retourner la situation en sa faveur. En trois ans, mes alliés et moi les
avons affrontés systématiquement comme une troupe de choc à la
pointe du combat. »
Anaïs regarda Sagessmoire avec curiosité et anxiété, se rappelant
un peu certains aspects évoqués par Ganmar. A la pensée du
Natachtone, la jeune adolescente frissonna, ne sachant plus quoi
penser de ce dernier. L’aigreur et l’incrédulité étaient les principaux
émotions qu’elle éprouvait au regard du père de Rousslure et de ce
qui lui est arrivé. Elle entendit alors Sven :
« Vous pensez qu’il peut exister un autre Cobranin ? »
Anaïs se retourna et dévisagea étonnée l’handicapôme scandinave.
Sagessmoire répondit d’un ton grave à ce dernier :
« Oui, j’ai bien peur que oui. Et Reptineutre l’a découvert avant sa
fuite… »
Anaïs, qui commençait à un peu perdre le fil de la conversation,
voulut savoir de dont il en retournait. Mais Sîtâ lui dit :
« Plus tard, Anaïs. Comment va ton cœur ? »
Anaïs se rappela l’horrible sensation de froid qui l’avait prise
avant de tomber inconsciente. Elle posa sa main droite sur sa
poitrine, au niveau de son cœur et le sentit battre, ce qui la soulagea.
Elle s’apperçut aussi que son bras était moins douloureux
qu’auparavant Elle dévisagea l’handicapôme indienne et lui dit :
« Merci de m’avoir sauvée… »
Elle s’aperçut que Sîtâ avait une mine à la fois soulagée et triste.

285
Incrédule, elle la questionna :
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
— On a fait du mieux qu’on a pu… Malheureusement, il reste des
traces de phmousis et ton cœur pourrait subir des effets
secondaires… », répondit d’un ton sombre l’handicapôme indienne.
Anaïs fut interloquée, mais retint son émotion, ayant soudain en
mémoire ce qu’elle avait entendu sur Jules. Elle se demanda si elle
ne subirait pas la même destinée. Une minuscule larme s’échappa du
coin de son œil gauche. Elle regarda les différents handicapômes et
leur dit d’une voix pleine de gratitude et un brin soucieux :
« Vous avez fait ce que vous avez pu et je vous en remercie
encore… Mais comment avez-vous fait pour vous débarrasser de la
souffrance de ce sortilège ? »
Elle entendit Tulie répondre :
« On a relâché sur Charmortelle alors qu’elle agonisait de ses
blessures… »
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme zouloue et la regarda
avec intensité, ne sachant pas quoi penser. D’un côté, elle était plutôt
choquée par ce qu’avaient fait les handicapômes. Mais d’un autre
côté, elle ressentit aussi une pointe de satisfaction à l’idée que celle
qui lui avait envoyé ce sortilège mortel eut reçu les fruits de son acte.
Elle entendit alors Sven lui demander d’un ton préoccupé :
« Te sens-tu capable de marcher ? »
Anaïs s’appuya sur ses jambes et commença à se relever malgré
son bras droit endolori. La jeune adolescente réussit à se tenir droite
et répondit à l’handicapôme scandinave :
« Oui. Pourquoi ? »
Yaxun lui répondit :
« Il va falloir quitter au plus vite cette vallée… »
Anaïs songea avec inquiétude aux forces de Morsort. Elle observa
les handicapômes et Sagessmoire et s’aperçut qu’ils avaient des
mines sombres et soucieuses. Elle s’enquit d’une voix anxieuse :
« Les forces de Morsort, n’est-ce pas ? »
Tulie acquiesça de la tête d’un air grave :
« Oui et ils attaquent par deux fronts. »

286
« Puisse ton âme être brisée et ton esprit fragmenté au-delà du
possible ! »</><>

« Cœur de glace ! »</><>

287
Evacuation

Anaïs fut choquée par la nouvelle, mais n’eut pas le temps de


réagir, entraînée par Sven et Sîtâ en direction de la sortie du bastion.
Les deux autres handicapômes étaient derrière eux, les armes en
main. Anaïs jeta un rapide coup d’œil autour d’elle et vit
Sagessmoire s’approchant d’un rhinocéros et d’un Natachtone, sans
doute pour discuter de la situation. Elle reporta son regard devant elle
pour avancer vers l’extérieur du Bastion. Parcourir le terrain où
gisaient plusieurs cadavres lui était très difficile, car elle ressentit une
profonde nausée à cette vue et songea à Ming. La disparition de
l’handicapôme l’attristait au plus haut point, car il avait veillé sur elle
et cherché à la protéger. Elle regarda avec une tristesse profonde
Sven et lui dit amère :
« Je suis désolée pour Ming… »
La jeune Française sentit soudain un froid passer au travers de son
cœur. Cette sensation désagréable l’interrompit dans sa progression.
Elle faillit s’écrouler contre un tronc, mais lutta pour rester debout.
Elle fut rattrapée par Sîtâ, qui la dévisagea soucieuse :
« Est-ce que ça va ? »
Anaïs secoua négativement la tête et répondit :
« J’ai mal au cœur… »
Sven soupira et déclara en la regardant :
« Les traces du sort de Charmortelle. Ils sont liés à tes émotions et
tes pensées…
— Vous voulez dire, demanda la jeune adolescente avec souci,
que je ne devrais pas ressentir ? »
Elle remarqua Sven et Sîtâ en train de la dévisager d’un air

288
horrifié. Elle entendit derrière elle Tulie s’exclamer :
« Mauvaise idée ! T’auras plus de chances d’avoir de nouveau le
cœur gelé.
— Sans compter que t’as besoin de te libérer, ajouta Yaxun, de
laisser partir tout ce qui t’empoisonnes… »
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme maya qui la regarda
avec sérieux et empathie. Cette vue revigora la jeune Française, qui
sentit le froid de son cœur s’estomper. Soulagée, elle se mit à avancer
de manière plus déterminée. Tournant ses yeux vers Sven, elle le
questionna :
« Où est-ce qu’on va ?
— On va passer par le passage reliant cette vallée à la trouée de
Milieterre avant que les forces de Morsort ne nous coupent le
passage… »
Anaïs respira soulagée par cette nouvelle. Elle remarqua Sîtâ et
Sven en train de contourner le fortin et en fit de même. Elle constata
que les bois de la vallée étaient remplis d’animors et de Natachtones,
y compris des jeunes. Tous semblaient attendre. Quelques corps
putréfiés ou ensanglantés gisaient par endroits. A cette vue, Anaïs
ressentit de nouveau la nausée. Elle s’enquit d’une voix préoccupée :
« Mais que vont faire les animors du camp ? Et les
Natachtones ? »
Elle s’aperçut que les quatre handicapômes étaient indécis et
songeurs à sa question, ce qui la perturba. Elle jeta un regard anxieux
sur les différents habitants du camp. Elle était pleine de gratitude de
leur intervention contre les deux Cobranins et se sentait mal à
imaginer qu’ils allaient bientôt se faire massacrer. A ces pensées, la
jeune Tarn ressentit de nouveau le froid passer au travers de son cœur
et se terminer en un frisson au travers de son corps. Elle respira
profondément et se ressaisit. Elle se rendit compte que ses
compagnons l’observaient d’un air préoccupé. Elle voulut les
rassurer lorsqu’elle entendit un profond barrissement résonner du
Bastion et vit les animors et Natachtones converger vers ce dernier.
Tulie constata :
« Apparemment, Sagessmoire a décidé de la marche à suivre pour
ce qui va arriver… »

289
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme zouloue et lui dit :
« Et on ne va pas l’aider ? »
Anaïs vit l’handicapôme la regarder d’un air sombre et défait, ce
qui l’affligea. Elle ressentit de nouveau son cœur se refroidir, ce qui
la fit grimacer de douleur. Elle mit sa main sur sa poitrine et se
pencha vers l’avant. Les quatre handicapômes l’observèrent avec
beaucoup de souci. Anaïs s’arrêta au niveau d’un arbre et respira
profondément et chercha à penser à un élément positif avant
d’entendre une voix féminine derrière elle :
« Oui… Pourquoi ne pas nous aider ? Le temps est compté pour
nous tous… »
Anaïs et ses quatre compagnons fantomatiques se retournèrent et
virent une Natachtone qui se tenait à dix pas d’eux et les regardaient
d’un œil morose. Anaïs la reconnut aussitôt et fut à la fois étonnée et
inquiète, demandant à cette dernière :
« Jessine ! Que faîtes-vous ici ? »
Elle se sentit mal à l’aise lorsqu’elle vit la Natachtone la regarder
sombrement avant d’avancer d’un pas supplémentaire vers elle.
Anaïs respira davantage pour ne pas laisser son anxiété l’envahir.
Elle constata que les handicapômes étaient devenus raides. Jessine
leur lança d’une voix froide :
« Pourquoi vous ne nous aidez pas ? Vous avez déjà failli Pascrate
et maintenant vous voulez nous abandonner ? »
Anaïs sentit son cœur se nouer à ces mots. La sensation de froid
s’intensifia, l’amenant à frissonner. Les quatre handicapômes se
dévisagèrent sombres et inquiets, avant que Sîtâ ne répondît d’une
voix serrée et malaisée :
« On a juste donné un conseil à Sagessmoire… On n’est pas les
mieux placés pour vous aider, ni d’un point de vue militaire, ni d’un
point de vue logistique…
— Et pourquoi donc ?
— On n’en aurait pas le temps, et nous ne sommes pas sûrs que
les animors et vos semblables acceptent facilement nos conseils… »
Anaïs observa d’un œil préoccupé les handicapômes et Jessine.
Elle trouva la réponse de Sîtâ lucide et pertinente, mais se doutait que
la Natachtone les accepterait facilement. Cette dernière eut une moue

290
d’exaspération et rétorqua froidement à l’handicapôme indienne :
« Vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt par peur de vous retrouver
coincés ici par les forces de Morsort ? »
Anaïs vit Tulie réagir et aller vers la Natachtone, s’apprêtant à lui
dire quelque chose avant de se raviser. Anaïs sentit la tension s’élever
d’un cran entre ses compagnons et la Natachtone. Elle était très
anxieuse à l’idée de voir la situation se dégénérer. A cette pensée, le
froid dans son cœur s’accrut. Se sentant affaiblie, la jeune
adolescente s’écroula à genoux sur le sol de la forêt alpine. Yaxun se
rua à ses côtés et l’aida à se relever. Sven lui demanda soucieux :
« Anaïs, est-ce que ça va ? »
Respirant avec difficulté et percevant un froid vif passer le long de
son corps, la jeune Tarn répondit d’une voix faible alors qu’elle
s’aidait de Yaxun pour se relever :
« Non. Je ne me sens pas bien… »
Elle entendit soudain une nuée de battements d’ailes dans le ciel.
Elle et ses compagnons tournèrent leurs regards dans la direction de
la Trouée de Milieterre. Ils virent avec horreur qu’il s’agissait d’une
volée d’animors noirs. Anaïs sentit le désespoir l’envahir. Elle
entendit Jessine remarquer sombrement :
« C’est trop tard pour votre échappée… »
Anaïs vit Yaxun s’approcher de la Natachtone avant de l’entendre
dire d’une voix glaciale :
« Gardez votre rage pour d’autres que nous… »
Anaïs vit que Jessine fixait Yaxun d’un œil noir. Elle vit soudain
un onyx grand comme un élan s’approcher d’eux à vive allure. Elle
fut intriguée et soulagée par cette arrivée, car cela apaisa quelque peu
l’atmosphère. L’onyx arriva à deux pas du groupe et leur dit d’une
voix soulagée :
« Merci. Je vous croyais bien plus éloignés…
— Que voulez-vous, s’enquit Sven d’un ton intrigué.
— Sagessmoire m’a chargé de vous retrouver afin de nous
indiquer l’endroit où les jeunes pourraient se réfugier le temps de la
bataille… »
Anaïs regarda avec curiosité l’onyx et les handicapômes. Elle
constata que Jessine était toujours d’humeur sombre et vit Yaxun

291
répondre à l’animor :
« Au vu des circonstances… C’est ce qu’on peut faire.
— Bien, répondit l’antilope, je vais informer Sagessmoire au plus
vite… »
Mais alors que l’animor allait partir, Jessine l’interpella :
« Attendez ! Est-ce qu’ils ont un plan de bataille ? »
Anaïs observa un peu étonnée la Natachtone. Mais elle n’eut pas
le temps de penser davantage qu’elle entendit l’onyx répondre :
« Oui. Notre objectif est de faire gagner du temps pour sauver les
jeunes animors et Natachtones.
— D’accord. »
Anaïs observa l’onyx s’éloigner en direction du Bastion avant de
se tourner vers Sven :
« Sven, qu’est-ce que cette histoire ? »
L’handicapôme scandinave la dévisagea avant de répondre :
« Pendant qu’on te soignait, on a conseillé à Sagessmoire
d’envoyer les jeunes animors et Natachtones dans un ancien passage
de la montage au nord de la vallée…
— D’accord… mais n’est-ce pas risqué ?
— Si, avec les forces de Morsort convergeant des deux côtés, on
risque de se faire attaquer pendant l’évacuation…
— Alors comment limiter la casse ?
— Je pense que Sagessmoire a prévu d’aller à la rencontre des
forces afin de retarder leur avance… », intervint Sîtâ.
Anaïs regarda l’handicapôme indienne avec une forme
d’indécision, mais hocha de la tête. Elle entendit Jessine leur dire :
« Ce serait donc ça son plan… ils vont se faire massacrer.
— Mais au moins, certains d’entre eux pourront survivre, intervint
Tulie.
— Mais êtes-vous certaine que les forces de Morsort ne
chercheront pas à vérifier tous les recoins… »
Anaïs ressentit de l’inquiétude à ces mots. Le froid de son cœur se
fit mordant, la faisant vaciller. Elle vit les handicapômes avoir le
regard sombre. Yaxun répondit à Jessine :
« C’est malheureusement une possibilité… Et si cela devait
arriver, soyez certains qu’on fera tout pour leur empêcher l’accès aux

292
lieux…
— Vraiment, demanda sarcastique et froide la Natachtone, vous
m’en voyez ravie… »
Anaïs regarda sombrement Jessine, agacée par son attitude
négative. A son soulagement, elle entendit Tulie tancer la
Natachtone :
« Dîtes, vous n’avez pas fini de nous parler de la sorte ? Vous
nous fatiguez…
— Je vous fatigue, siffla la Natachtone.
— Ça suffit, s’exclama Anaïs, on a à sauver des jeunes animors et
tout ce que vous avez à faire, c’est de vous chamailler ! »
Anaïs vit les handicapômes et la Natachtone la regarder avec de
grands yeux et remarqua même quelques animors en train de les
observer comme s’ils se demandaient ce qu’il se passait entre eux. La
jeune adolescente se rendit compte que le froid qu’elle ressentait
depuis quelques instants avait disparu. Elle fixa ses compagnons
d’un œil déterminé :
« Allons-y. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Où se trouve ce
passage ? »
Les handicapômes se regardèrent un court instant d’un air étonné
et perdu avant que Yaxun ne se ressaisît et répondit à Anaïs :
« On va y aller, Anaïs… Mais pas avant l’arrivée des jeunes
animors et Natachtones. »
Anaïs regarda sombrement l’handicapôme maya, n’appréciant pas
le fait d’attendre alors que les forces de Morsort s’approchaient
d’eux, mais opina de la tête. Elle entendit un début d’affrontement
dans les airs et devina le combat entre les animors volants des deux
camps. Elle était mal à l’aise à l’idée de se retrouver avec des jeunes
animors et Natachtones, notamment parce qu’elle ignorait comment
ils réagiraient à la présence des handicapômes ou la sienne. Mais elle
accepta bon gré mal gré ce fait, ayant une certaine estime pour
Sagessmoire, et considérant préférable pour les handicapômes et elle
de rendre service à la femelle éléphant. Elle entendit Jessine leur
demander d’une voix rude :
« Et combien de temps allez-vous attendre ? »
Anaïs voulut remettre à sa place la femme Natachtone tant elle

293
devenait pesante. Elle comprenait qu’elle ne leur pardonnait pas la
mort de Pascrate, mais trouvait aussi qu’elle en faisait trop. Au
moment où elle allait rétorquer, elle entendit Sven affirmer avec
calme à Jessine :
« Ils vont bientôt arriver, soyez-en certaine… »
Anaïs crut voir la Natachtone leur lancer un regard de défiance
tandis qu’elle croisait les bras. La jeune adolescente ressentit une
profonde colère face à l’attitude de Jessine. Elle entendit un
grouillement de bruits de pas en provenance du Bastion, tourna son
regard dans la direction de l’emplacement délabré et vit avec
stupéfaction une masse assez dense d’animors et de Natachtones aux
traits plus ou moins juvéniles s’approcher d’eux. Tournant son regard
vers Jessine, elle demanda non sans un ton assez sec :
« Il y a combien de jeunes dans votre camp ? »
Jessine la regarda avec une certaine froideur et lui répondit :
« Un peu plus de trois cent cinquante. Pourquoi ? »
Anaïs soupira sombrement :
« Juste pour savoir… »
Elle se tourna vers Yaxun et lui demanda :
« Comment va-t-on gérer ce groupe sans se faire repérer ? »
Yaxun la regarda un court instant avant de tourner son regard vers
ses compagnons. L’handicapôme maya réfléchit quelques secondes
avant de tourner son regard vers Anaïs et de lui répondre :
« On va devoir se diviser en groupes pour éviter de se faire repérer
trop facilement… »
Anaïs regarda inquiète Yaxun : elle avait en tête les événements
ayant eu lieu à la sortie des Gorges Profondes. Elle allait exprimer
ses doutes quand Sven déclara :
« Alors on n’a pas de temps à perdre ! »
Yaxun hocha la tête en signe d’approbation. Anaïs vit les quatre
handicapômes se tourner vers les jeunes animors et Natachtones qui
les observèrent d’un œil circonspect. Elle entendit Sven leur déclara
d’une voix assez forte :
« Écoutez-moi tous ! On n’a pas beaucoup de temps. On va
s’organiser en cinq petits groupes qui font se suivre les uns les autres
à quelques instants d’intervalles… »

294
Anaïs écouta l’handicapôme scandinave et le vit désigner Yaxun,
Sîtâ, Tulie et Jessine :
« Yaxun, Sîtâ, Tulie ici présents ainsi que Jessine et moi mèneront
chacun des groupes. »
Anaïs observa étonné l’handicapôme puis Jessine. Cette dernière
parut stupéfaite des propos de Sven. Anaïs tourna son regard vers
Sven et lui demanda :
« Et moi ? Que vais-je faire ? »
Sven la regarda avec intensité :
« Tu vas aller avec le premier groupe. »
Anaïs ne répondit pas, mais hocha de la tête. L’handicapôme
scandinave pivota vers les animors et Natachtones :
« Maintenant organisez-vous vite ! »
Anaïs vit alors un brouhaha et une agitation monstres parmi les
animors et les Natachtones. Même les handicapômes bougeaient à
différents endroits proches d’elle dans les bois Elle crut entendre
dans le vacarme des hurlements terribles dans le lointain, des deux
côtés de la vallée et eut l’impression que la bataille avait commencé
entre les forces de Morsort et celles menées par Sagessmoire. Mais
elle n’eut pas le temps de s’inquiéter car elle entendit Yaxun
l’interpeller :
« Anaïs, viens par ici ! »
Anaïs se rua vers l’handicapôme maya, qui se situait devant un
groupe d’animors et de Natachtones, tandis que les autres
handicapômes et Jessine étaient à la tête de différents groupes.
Arrivée vers Yaxun, Anaïs lui demanda :
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
L’handicapôme maya lui sourit :
« On y va. »
Avant que la jeune adolescente n’intervînt de nouveau, Yaxun se
tourna vers son groupe et lança :
« On va aller vers un ancien passage de la vallée. Soyez d’un pas
rapide et discret. Ne vous éloignez pas les uns des autres. En
avant ! »
Yaxun se mit à s’élancer d’un pas rapide vers les monts qui
faisaient face derrière eux, suivi juste après par Anaïs. Anaïs suivit

295
peu après, mais manqua de s’écrouler peu après lorsqu’elle heurta
une souche morte, ses jambes flageolantes la trahissant dans sa
course. Elle parvint à se rattraper mais grimaça suite au choc.
Poussée par la nécessité de survivre, elle reprit sa course à travers le
bois alpin, sentant à peine ses pieds imprimer le sol mousseux ou
récupérer brindilles et feuilles dans sa course. La jeune adolescente
entendit derrière elle les jeunes animors et Natachtones progresser au
trot. Elle vit défiler devant ses yeux les conifères, les buttes, les
souches, et les rares cadavres d’animors qui se décomposaient dans
les recoins. Elle perçut au-delà du brouhaha de bruit de course de ses
compagnons des bruits d’affrontements et des hurlements à travers la
vallée et eut le pressentiment que la bataille faisait rage autour d’eux.
Elle était anxieuse et espérait qu’ils arriveraient à rejoindre l’abri
présenté par les handicapômes avant que l’arrivée des animors de
Morsort.

Après quelques instants de course, Anaïs s’aperçut que la pente


commençait à s’élever et que la forêt se raréfiait. Son inquiétude
s’accrut, ce qui se traduisit par le retour du froid dans son cœur. La
douleur l’obligeait à ralentir et elle se retrouva bientôt entourée par
les animors et Natachtones. Prenant conscience qu’elle allait se
retrouver en queue de groupe, la jeune Française se ressaisit.
Respirant un grand coup, elle reprit un pas de course rapide. Elle
sentait ses jambes s’endolorir, mais persistait dans son effort, poussée
par l’anxiété et par le souci de s’échapper des lieux. Elle parvint à se
retrouver entre Yaxun et le groupe des animors et des Natachtones.
Elle s’essouffla à monter en vitesse la pente montagneuse. A mesure
que sa progression la rapprochait des monts, elle se rendit compte
avec appréhension que la forêt devenait plus éparse. Elle songea que
le groupe allait se retrouver à découvert et risquait l’attaque
d’animors volants. Elle avait remarqué des animors en train de
s’affronter avec violence au-dessus de leurs têtes. Alors qu’elle
dépassait une butte en terre sur son chemin, elle entendit Yaxun leur
lancer :
« Plus vite ! On y est presque ! »
Cette annonce renforça la détermination d’Anaïs. Elle se mit à

296
accélérer de plus belle, au point qu’elle crut sentir le sol se dérober
maintes fois sous ses pieds. Elle courut à en perdre souffle, prenant le
risque de glisser le long de la pente. Elle vit une faille émerger du
flanc de la montagne de laquelle elle s’approchait et sut qu’il devait
s’agir du passage décrit par les handicapômes. Elle vit Yaxun s’en
approcher à vive allure et se força à accélérer pour ne pas perdre de
vue l’handicapôme. Elle se sentit épuisée, entendit son ventre
gronder et eut le désir grandissant de ralentir son effort. Son souffle
devint plus saccadé, sa course plus difficile à continuer sur le même
rythme. Les bruits de la bataille retentissaient dans les bois derrière
elle. Elle vit s’approcher de la faille de montagne et sut qu’il ne lui
restait plus beaucoup à faire. Mais alors qu’elle dépassait une
nouvelle butte rocheuse, des battements d’aile retentirent dans la
direction du groupe qui la suivait. Tournant les yeux derrière elle, elle
vit avec horreur un groupe d’animors volants noirs les charger. Cette
terreur lui fit de nouveau sentir le froid dans son cœur et un frisson
parcourut l’ensemble de son corps. Cette nouvelle vague la fit
tressaillir au point de vaciller, la faisant écrouler au sol, dos contre
terre. La respiration difficile, elle observa les yeux grand ouverts les
animors volants assaillir les animors et Natachtones, qui désormais
fuyaient paniqués et en désordre. Dans la panique, un jeune éléphant
renversa Anaïs qui s’écrasait au sol, s’éraflant contre la surface
rocheuse. Grimaçant de douleur, la jeune Française observa avec
terreur les corbeaux, freguêpons et autres insectes géants mortels
frapper avec vivacité et violence les jeunes animors et Natachtones,
piquant, becquetant, mordant et griffant plusieurs de ces derniers et
des jeunes Natachtones. Certains des freguêpons prenaient dans leurs
pattes de jeunes Natachtones pour les soulever dans les airs et les
laisser tomber au sol. D’horribles cris de panique, de douleur se
mêlaient aux bruits d’attaque des animors volants alors que des traits
commençaient à siffler. Immobile, la jeune Française vit un
Natachtone aussi grand qu’un enfant de huit ans s’écraser au sol à
côté d’elle. Horrifiée, épuisée et ayant le sentiment qu’elle risquait de
ne plus être vivante, Anaïs ferma les yeux et se laissa gagner par
l’épuisement.

297
Direction à prendre

Pendant un instant qui parut s’éterniser, Anaïs fut dans le noir le


plus total comme à aux portes de la mort. Seuls les bruits
d’affrontement et une sensation lointaine de mouvement et de flotter
en l’air parvenaient à son esprit. Elle se sentit peu après déposée au
sol au milieu d’un brouhaha de murmures. Tandis que le temps
s’écoulait indéterminé, elle ressentit de moins en moins le froid qui
emprisonnait son cœur au profit d’une sensation plus chaleureuse. La
jeune adolescente perçut alors ce qu’elle avait déjà éprouvé lorsqu’un
des handicapômes avait soigné sa blessure : la sensation de douleur
qui disparaissait comme aspirée. Ses sens reprenaient de la vigueur,
lui permettant d’entendre une voix qu’elle semblait connaître mais
qui réptait de manière psalmodique :
« Lokhu umzimba angashintsha ubuhlungu ukuhlushwa
umphefumulo ! »
Anaïs sentit de nouveau comme un jet traverser son corps pareil à
une décharge électrique avant de revenir vers les points de pression
qui pesaient sur son ventre et sa poitrine. Alors que la sensation
disparaissait, la jeune Tarn eut l’impression que son cœur était
comme redevenu normal : un pouls régulier résonnait dans sa
poitrine. Elle ouvrit les yeux et vit Tulie agenouillée, les mains
posées sur elle. La jeune adolescente voulut se redresser, mais
l’handicapôme africaine lui intima d’une voix ferme mais calme :
« Doucement, doucement… »
Anaïs s’immobilisa avant de dévisager l’être fantomatique :
« Merci.
— De rien… »

298
Anaïs entendit l’être fantomatique émettre un soupir murmurant.
Soudain soucieuse, la jeune Française la regarda avec attention et
constata que l’handicapôme semblait épuisée et souffrante :
« Est-ce que ça va ? »
Tulie ne répondit point à sa question et se retourna pour respirer
lourdement. Anaïs fut un peu vexée par l’attitude de l’être
fantomatique qu’elle prit pour un refus de discuter. Elle s’aperçut
alors qu’elle était dans un passage de montagne comme ceux qu’elle
avait emprunté lors des trois derniers jours. Mais celui-ci était rempli
de jeunes animors et de jeunes Natachtones, tous transis de peur et
s’observant en silence. Plusieurs étaient blessés, des écorchures,
griffures, morsures et ecchymoses parcourant leurs têtes et leurs
corps. Cette vue fit frémir la jeune Française qui se rappela soudain
l’attaque des animors volants. Elle remarqua les trois autres
handicapômes et Jessine en train de patrouiller, de soigner ou de
rassurer de jeunes animors et Natachtones. Elle entendit alors une
pierre geler puis se briser derrière elle. Elle se tourna et vit Tulie
retirer ses mains d’un morceau de roche accroché au pan de la
montagne. Elle remarqua le soulagement sur le visage fantomatique,
ce qui la rassura. Elle demanda à l’handicapôme zouloue :
« Que s’est-il passé ? »
Tulie tourna son regard vers la jeune adolescente. Ses yeux
intenses et sérieux affectèrent beaucoup Anaïs.
« Sîtâ, qui était avec le deuxième groupe, t’a découverte
inconsciente. Elle t’a transporté avec l’aide d’un jeune gorille, alors
que les animors de Morsort nous harcelaient des airs. Ils ne cessaient
de nous frapper de leurs becs, mandibules, dards ou de leurs griffes
avec une violence inouïe. Sîtâ a dû à la fois te protéger et protéger le
gorille qui l’aidait. Elle a réussi à atteindre le passage alors que le
quatrième groupe allait y entrer. On t’a ensuite transporté au plus
profond du passage pour pouvoir te soigner. »
Anaïs fut choquée par le récit de Tulie, la description du calvaire
de ses compagnons et des jeunes animors et Natachtones la rendant
mal à l’aise. Elle observa de nouveau les animors et Natachtones qui
se reposaient avant de demander d’un ton inquiet à Tulie :
« Combien d’animors sont à terre ?

299
— Je crois qu’ils étaient une quarantaine à gésir sur le terrain,
annonça Yaxun qui arrivait vers eux.
— Sans compter une centaine d’animors et de Natachtones
blessés. », acheva Tulie.
Anaïs pâlit à cette information : Autant de jeunes créatures mortes
ou blessées. Un jeune buffle d’allure indemne remarqua son malaise.
Il se rapprocha d’elle et lui déclara d’une voix rauque :
« Sans l’intervention des handicapômes et des Natachtones qui
nous accompagnaient, il y aurait eu plus de victimes… »
Anaïs ne répondit pas, trop blême à l’idée d’un tel carnage,
n’osant concevoir ce qui en était de la bataille dans la vallée. Son
ventre gargouilla alors que les sombres pensées la taraudaient. Elle se
vit alors tendre un petit bol chaud par Yaxun qui lui dit d’une voix
rassurante :
« Tiens. Tu n’as rien mangé depuis hier soir… »
Anaïs prit le bol et avala en vitesse son contenu. Tulie et Yaxun
furent amusés par la vue. La jeune adolescente ne le remarqua pas,
tant elle se sentit affamée et avala comme une baleine le contenu de
l’écuelle en bois. Un peu du liquide coula le long de son cou, ce qui
lui fut peu agréable. Elle entendit alors une autre voix lui dire sur sa
gauche :
« Doucement. Tu vas t’étouffer Anaïs… »
Anaïs interrompit sa goulée et vit Sven s’approcher d’eux. Elle
constata que Yaxun le regardait d’un air grave. L’handicapôme maya
demanda à son compagnon scandinave :
« Alors… quelle est la situation ? »
Anaïs observait les deux handicapômes et avait le pressentiment
qu’ils allaient discuter de la situation dans la vallée. Cela l’intéressait
beaucoup car elle savait que de la situation dans la vallée dépendait
de nombreux éléments. Une boule se noua dans son ventre à ces
pensées, alors que Tulie lui tendit un autre bol rempli qu’elle accepta
et commença à avaler, tandis que Sven fit son rapport :
« La vallée est complètement silencieuse. La forêt alpine est
ravagée par endroits.
— Aucune présence des animors de Morsort, l’interrogea d’un ton
prudent Tulie.

300
— Aucune… J’ai vu des points sombres s’éloigner dans la
montagne… »
Anaïs arrêta de manger et dévisagea d’un œil intrigué et inquiet
ses compagnons. La jeune adolescente fut incrédule à cette nouvelle,
ne pouvant croire que les forces de Morsort eussent quitté les lieux.
Elle constata que les animors et les Natachtones avaient le même
regard qu’elle et fixaient Sven et Yaxun avec attention. Avant que
Yaxun n’intervînt de nouveau, elle s’enquit d’une voix sceptique :
« Comment ça les alliés de Morsort sont partis ? Ça n’a aucun
sens !
— C’est pourtant vrai, Anaïs, déclara Sven, il n’y a pas âme qui
vive dans la vallée.
— Ils auraient dû nous poursuivre si les corbeaux et les
freguêpons nous ont repérés…
— Ils nous ont certes attaqués, interrompit alors Yaxun, mais peut-
être qu’ils ignorent que le passage n’est plus utilisable et qu’ils
estimaient que les forces de Ganmar étaient définitivement
anéanties…
— C’est possible, déclara songeuse Tulie.
— Alors… qu’est-ce qu’on fait ? », questionna Anaïs en
dévisageant Sven et Yaxun.

Le groupe sortit après quelques instants du passage et pénétra


dans la forêt montagnarde. Tous avaient repéré au moment d’entrer
dans les bois des vautours en train de tournoyer dans le ciel. L’odeur
de la mort empestait les lieux et un silence pesant régnait en maître
dans la forêt. À mesure qu’ils s’enfonçaient dans les bois, tous
remarquaient les arbres écorchés ou brisés. Yaxun ouvrait la marche
en tant qu’éclaireur, suivi d’Anaïs et de Jessine. Anaïs ressentait une
pointe d’anxiété à la vue des lieux désormais imprégnés d’une
atmosphère sinistre. Elle progressait avec célérité, car tous dans le
groupe s’étaient accordés pour rejoindre au plus vite le passage
menant à la trouée de Milieterre. La jeune Française découvrait à
chaque recoin des cadavres ensanglantés, brisés, mutilés,
démembrés, écrasés ou écorchés d’animors des deux camps. A cette
vue, elle se sentit nauséeuse et songea à ce qui s’était passé sur la

301
journée. Elle en ressentit une profonde douleur à l’idée que tout avait
abouti à un carnage, même s’ils avaient sauvé de nombreux jeunes
animors et Natachtones. Elle lança un regard en direction des jeunes
animors et Natachtones et remarqua leurs mines sombres et défaites.
Cette vue lui fit ressentir de l’empathie pour eux, car elle savait
qu’ils n’avaient plus de lieu de vie ou de famille, une situation
qu’elle trouvait semblable à la sienne. Elle pensa alors à ses parents
et espéra malgré elle qu’ils allaient bien. Elle ressentit un léger froid
dans son cœur qui s’estompait rapidement. Alors qu’elle dépassa un
conifère labouré de part en part, elle repéra à ses pieds une étrange
créature piétinée par un sanglier gros comme un tapir, pareille à un
être anthropomorphe à allure hybride : une tête de crocodile couverte
d’une fourrure de lion, des pattes allongées de batraciens avec des
griffes de rapaces et une longue queue avec un dard de scorpion qui
gisait au sol. L’étrange créature tenait dans sa patte droite une longue
lame qui transperçait le ventre du sanglier. Anaïs observa dans sa
marche l’étrange créature et eut des frissons, car elle lui rappelait
quelque chose. Elle entendit alors Jessine lui dire un peu froide :
« Jamais vu un mutanimor ? »
Anaïs jeta un regard fatiguée à la Natachtone, lui répondant d’un
ton las :
« Non, et c’est…
— Terrifiant ? »
Anaïs fut agacée par le ton pris de Jessine. Elle l’arrêta du bras et
la fixa droit dans les yeux :
« Écoutez-moi bien, Jessine. J’en ai marre de vos jérémiades.
Pascrate est mort à cause des Cobranins. Alors cessez de me
reprocher cela… »
La Natachtone ne répondit rien, mais la toisa d’un œil noir. Anaïs
s’aperçut alors que les jeunes animors s’étaient arrêtés et les
observaient d’un œil soucieux. Relâchant Jessine, Anaïs lui affirma :
« Si vous ne savez pas tourner la page, vous êtes pire qu’un
handicapôme. »
Elle remarqua les yeux choqués et pleins d’incompréhension de la
part de la Natachtone et des jeunes animors. Elle se détourna et
marcha d’un pas rapide vers Yaxun, qui s’était arrêté et les attendait à

302
deux pas d’un arbre déraciné. La jeune adolescente était à présente
plus furieuse que navrée à l’égard de Jessine, exaspérée par son
attitude. Elle fut si énervée qu’elle ne prêtait plus attention où elle
mettait ses pas. Elle trébucha soudain contre une motte de terre à
proximité d’un jeune conifère alors qu’elle n’était plus qu’à quelques
pas de Yaxun. Elle s’étala au sol et manqua de heurter l’arbre de sa
tête. Grimaçant de douleur, la jeune Tarn se releva avec peine. Elle
accepta la main que lui offrait Yaxun et constata que ce dernier
l’observait d’un œil préoccupé. La jeune Française se releva avec
l’aide de l’être fantomatique avant de le rassurer :
« Ça va bien, merci. »
Yaxun la fixait d’un œil peu soulagé mais déclara d’une voix
préoccupée :
« Je t’ai entendu avec Jessine… »
Anaïs fut à la fois gênée et sombre, répondant à l’être
fantomatique :
« Ce n’est rien…
— Anaïs, je t’ai vu la tancer.
— Elle m’énerve avec son attitude…
— Je l’ai bien vu… Si elle t’énerve, ignore-la… »
Anaïs manqua de rétorquer à Yaxun, mais elle retint sa langue.
Elle réfléchit un instant avant de répondre :
« Très bien… Dîtes-moi, Yaxun, que savez-vous des
mutanimors ? »
Yaxun la regarda un peu étonné avant de de s’apercevoir que les
jeunes animors et Natachtones les observaient d’un air préoccupé et
tendu. L’handicapôme finit par lui déclarer :
« Discutons-en en marchant… »
Anaïs remarqua alors le grand groupe des rescapés à proximité
d’elle et hocha la tête en signe d’approbation. Yaxun se remit à
marcher dans la forêt, suivi de la jeune adolescente. Cette dernière se
mit à sa hauteur et le questionna :
« Alors ? »
L’handicapôme maya commença à expliquer d’une voix calme et
plutôt sombre :
« Les mutanimors sont un groupe à part entier, composé de

303
créatures hybrides, descendantes des êtres ayant subi les radiations
magiques. Elles sont capables de tout : combattre comme nous,
chasser comme des fauves, nager comme des crocodiles, grimper aux
arbres comme des primates. Ils possèdent même un dangereux venin
dans le dard de leur queue pour neutraliser leurs victimes et qu’ils
utilisent pour enduire leurs flèches ou leurs épées… »
Anaïs regarda un court instant l’être fantomatique d’un œil inquiet
et grave, se rappelant de la flèche mutanimore qui l’avait effleuré.
Yaxun ajouta d’un ton qui semblait la concerner davantage :
« Ce venin provoque des vertiges, faire perdre connaissance à sa
victime et provoque la mort après quelques instants. »
Anaïs fut ébranlée par ces propos :
« Mais… j’aurais dû mourir ! »
Yaxun la regarda d’un œil réconfortant :
« Non. La flèche t’a seulement effleuré d’après ce que des
animors nous ont dit… »
Anaïs vit que l’handicapôme s’assombrir, ce qui la rendit mal à
l’aise. Yaxun ajouta juste après :
« … cela dit, ce poison dilué peut avoir des effets hallucinogènes
et influer sur l’inconscient des victimes… »
Anaïs s’arrêta à ces mots, se souvenant de ses rêves des dernières
semaines. Leur pensée la mit mal à l’aise, au point qu’un frisson
glacial parcourut son corps. Constatant que Yaxun s’était arrêtée et la
fixait d’un œil soucieux, la jeune adolescente se ressaisit et revint au
niveau de l’handicapôme, lui demandant d’une voix serrée :
« Mes cauchemars… c’était à cause de leur venin, n’est-ce pas ? »
Yaxun hésita à lui répondre, ce qui irrita la jeune adolescente,
avant de dire la tête baissée :
« C’est fort probable… »
A ces mots, la jeune adolescente sentit son cœur s’accélérer et ses
joues s’empourprer. Elle demanda d’une voix un peu acerbe :
« Si c’est le cas, pourquoi ne pas les avoir empêché ? J’aurais pu
éviter de revivre ces moments ! »
Elle n’attendit pas la réponse de Yaxun qu’elle s’éloigna de lui. La
jeune adolescente se sentit trahie, furieuse et outrée. Elle avança d’un
pas rapide et brusque, traversant la forêt mortuaire sans savoir où

304
aller. Elle entendit des bruits de pas légers et rapides s’approcher
d’elle, mais n’y prêta pas attention. Elle fut soudain arrêtée et retenu
par le bras gauche. Elle se retourna mécontente et vit Sîtâ la retenir.
Se dégageant de l’emprise de l’handicapôme indienne, la jeune
Française recula de quelques pas et lui lança sombre :
« Pourquoi vous n’avez pas empêché les mutanimors de me
donner des cauchemars ? Vous étiez censés veiller sur ma famille et
moi ! »
Sîtâ ne lui répondit rien. Anaïs la regarda d’un œil amer, mais
sentit son cœur refroidir de nouveau. La jeune adolescente respira
profondément et sentit le calme revenir peu à peu en elle. Sîtâ profita
de cet instant pour lui expliquer :
« Nous n’étions pas sûrs de la manière dont ils te faisaient
consommer le produit. Et nous devions rester discrets pour pouvoir
assurer votre sécurité… »
Anaïs écouta sans prêter attention à l’handicapôme, se sentant
soudain lasse. Sîtâ la tira alors par la manche. La jeune adolescente
se laissa faire et se fit ramener vers le groupe. Ce dernier s’était
arrêté pour les attendre. Une fois proches des animors et Natachtones
qui la dévisageaient d’un œil sombre et soucieux, Anaïs se détacha de
Sîtâ, qui fit un geste à l’adresse de Yaxun. Jetant son regard vers
l’handicapôme maya, la jeune Tarn le vit reprendre sa marche. Le
groupe se remettant en route, elle en fit de même.

Alors que le soleil commençait à s’approcher de l’horizon, le


groupe des jeunes animors et Natachtones se trouvait à présent à la
lisière de la forêt. Anaïs et ses compagnons étaient silencieux, Yaxun
leur ayant demandé de rester muets pour éviter de se faire repérer par
d’éventuels alliés de Morsort restés dans les parages. Anaïs s’était
calmée mais observait les alentours avec prudence. Le silence lui
était à la fois un bienfait et un fardeau. Elle se sentait plus sereine
dans le silence, oubliant quelque peu les cris des animors durant
l’attaque de la vallée, mais ce calme de mort était atterrant, et elle
craignait qu’il ne fût signe de perfidie dans les bois. Alors qu’elle
n’était plus qu’à une dizaine de pas de la lisière, elle entendit soudain
Yaxun leur lancer :

305
« Halte !
— Qu’est-ce qu’il y a, interrogea la jeune adolescente.
— Il y a quelque chose dans les parages… »
Anaïs trembla à ces mots et regarda d’un œil circonspect les lieux,
ne vit rien hormis les bois silencieux et la plaine et observa alors ses
compagnons et constata qu’ils étaient tendus. Elle pouvait les
comprendre : le danger pouvait surgir à tout instant. Elle entendit des
bruits s’approcher de leur position. Sa respiration devint plus
saccadée. Elle examina de nouveau les bois de manière rapide et
tendue, jeta un coup d’œil à ses compagnons et vit que Yaxun avait
dégainé sa fine épée, tandis que Jessine se tenait sur le qui-vive. La
jeune adolescente se rapprocha de l’handicapôme maya pour avoir
une meilleure protection. Mais alors qu’elle n’était plus qu’à deux
pas de ce dernier, elle entendit une voix reptilienne féminine faible
lancer devant eux :
« Aidez-moi… »
Anaïs manqua de sursauter à ces mots et s’aperçut que ses
compagnons s’échangeaient des regards plein d’incompréhension et
de colère. Elle-même ne comprenait pas et se demandait pour quelle
raison ils aideraient un de leurs ennemis. La jeune adolescente n’eut
pas le temps de réfléchir davantage qu’elle vit Yaxun s’avancer
prudemment vers la plaine. La jeune adolescente hésita un court
instant, dévisagea ses compagnons animors et Natachtones, respira
profondément avant de suivre d’un pas lent Yaxun. Ce dernier
s’arrêta après avoir fait dix pas, l’air pétrifié. Anaïs le rejoignit et
regarda devant elle. Elle y vit un cobra sombre de près de vingt
mètres de long. La vue la fit frissonner, lui rappelant les deux
Cobranins ou Morsort. Ce qui l’étonna le plus, c’était le fait que
l’ensemble du corps du serpent géant était lardé de flèches. Le reptile
remuait son corps sinueux dans un geste lent et immobile, comme
s’il agonisait. Elle observa à la fois pétrifiée et inquiète l’être géant.
Elle entendit alors Yaxun murmurer d’une voix sombre :
« Qu’est-ce qu’elle fait là ? »
Anaïs tourna son regard vers l’handicapôme d’un air
interrogateur, pressentant que l’être fantomatique connaissait le
reptile géant. Elle s’apprêta à le lui demander lorsqu’elle entendit un

306
des êtres du groupe s’approcher d’eux. Jetant un coup d’œil, elle vit
avec désagrément que qu’il s’agissait de Jessine. Cette dernière ne
daigna pas la regarder, mais s’arrêta net à ses côtés lorsqu’elle vit le
serpent géant. Se tournant vers Yaxun, elle lui demanda d’un ton
plutôt sec :
« Que fait Invisie ici ? »
Anaïs sentit alors la tension monter. Elle entendit un brouhaha de
craintes et d’outrages derrière elle. Elle sentit un froid plus violent
traverser son cœur lorsqu’elle songea au nom du serpent. Se tournant
vers Yaxun, elle lui déclara d’une voix choquée :
« Mais c’est… une des conseillères de Morsort !
— Comme si on ne le savait pas… », marmonna Jessine.
Anaïs jeta un regard noir vers Jessine et s’apprêta à lui rétorquer
lorsqu’elle entendit Yaxun lancer :
« Ça suffit ! Il y a quelque chose qui cloche…
— Laquelle, demanda Anaïs intriguée.
— Les flèches… ce sont celles de mutanimors déguisés en celles
des vôtres… », répondit l’handicapôme qui se tourna vers Jessine.
Anaïs regarda interloquée son compagnon, n’osant croire ses
dires. Elle se rendit compte que Jessine avait non seulement une mine
sombre, mais aussi incrédule et stupéfaite. La Natachtone demanda
d’une voix sceptique :
« Mais ça n’a pas de sens ! Pour quelle raison les mutanimors
attaqueraient-ils leurs propres chefs ? »
Tous entendirent alors siffler le serpent d’une voix faible :
« Parce qu’ils ont été ordonnés de le faire… »
Anaïs, Yaxun et Jessine reportèrent leurs regards vers la femelle
cobra géante. La jeune Tarn vit Sîtâ, Tulie et Sven les rejoindre. Les
trois handicapômes s’arrêtèrent à quelques pas du serpent géant.
Yaxun s’avança prudemment vers ce dernier. Anaïs était soucieuse et
n’aimait pas voir l’handicapôme s’approcher d’un des alliés de
Morsort. Ses compagnons ressentirent la même chose car Sven lança
d’une voix discrète à l’adresse de l’handicapôme maya :
« Yaxun, qu’est-ce que tu fais ? »
La jeune Française observa avec attention l’être fantomatique
s’arrêter à proximité du serpent géant, l’entendant demander à cette

307
dernière :
« Pour quelle raison aurait-on ordonné aux mutanimors de vous
tirer dessus ? »
Anaïs sentit un frisson dans le dos et l’incrédulité grandir
lorsqu’elle entendit Invisie répondre dans un râle :
« Pour me supprimer, handicapôme. »
Anaïs entendit alors Jessine murmurer sceptique et sombre :
« Mais bien sûr… »
Elle n’eut pas le temps de prêter davantage attention à la
Natachtone qu’elle entendit Yaxun questionner la femelle cobra :
« Et pourquoi le feraient-ils ?
— Parce que Guerryanglant et eux ont comploté dans l’ombre,
voilà pourquoi… »
Anaïs était de plus en plus étonnée et incrédule et décida de
s’approcher à son tour du serpent géant malgré les murmures qui
retentissaient derrière elle. Elle s’aperçut que Yaxun était soucieux de
la voir si proche de la femelle cobra. Prenant une profonde
respiration, elle demanda à la femelle reptile :
« Mais comploter pour quoi ? »
Anaïs pâlit un peu en voyant le reptile géant la regarder d’un de
ses grands yeux rouge sang. Elle crut voir les globes oculaires
flamboyer et entendit le serpent sombre siffler :
« Tiens, tiens… la jeune humaine… je te croyais morte ou avec
Jules… »
Anaïs sentit la colère et l’inquiétude monter en elle. Voulant éviter
que la tension éclatât entre les deux, Yaxun lança d’un ton
catégorique à Invisie :
« Répondez-lui. »
Anaïs jeta un regard reconnaissant à Yaxun avant d’ouïr avec
désagrément Invisie siffler quelques secondes pour répondre :
« Pour renverser Morsort ! Que croyez-vous ? »
L’ensemble des membres du groupe étaient stupéfaits par cette
information. Anaïs elle-même était de marbre, ne pouvant admettre
qu’un des alliés de Morsort pouvait comploter pour prendre sa place.
Elle songea cependant que des créatures anthropomorphes comme les
mutanimors pouvaient servir de force redoutable pour tenter un coup

308
de force. Ses pensées furent interrompues par la voix de Jessine :
« Si c’est le cas, on sera enfin en paix… »
Anaïs s’aperçut qu’Invisie leva sa tête et tourna son regard vers la
Natachtone. La jeune Tarn recula de quelques pas et ressentit une
profonde peur. Les animors et Natachtones en firent de même, tandis
que Yaxun pointait son épée dans la direction du cobra. Invisie ignora
la lame qui la menaçait pour fixer d’un œil sombre Jessine :
« En paix ? Tu peux rêver, misérable Natachtone ! Guerryanglant
cherchera à dominer Enchanvie, voire toute Eretheïa d’une main de
fer et le reconstruire selon sa propre vision…
— Et comment pouvez-vous le savoir, intervint alors Tulie d’une
voix suspicieuse.
— Ce que je sais a peu d’importance handicapôme. Par contre, je
sais que si on n’intervient pas rapidement, Guerryanglant mettra non
seulement à terre Morsort, mais supprimera tous ceux qui ne lui
seront plus utiles… »
Le cobra femelle retourner son regard sur Anaïs, qui sentit son
pouls s’accélérer, et achever à l’adresse de la jeune adolescente :
« … y compris vos parents et la mère de Jules Lefort. »
Anaïs ressentit une profonde angoisse à ces mots et observa
hagarde la femelle serpent, n’osant imaginer que ses parents allaient
se faire tuer à cause d’un mutanimor fou. Elle songea alors qu’elle se
trouvait dans une situation intenable : elle savait qu’elle devait
rejoindre le camp des Hybrans, mais aux dires de la femelle cobra, le
temps était compté et elle ne pouvait se permettre de voir ses parents
se faire tuer. Elle sentit sa poitrine se serrer : la culpabilité lui revint à
l’esprit. Elle remarqua à peine tous les regards convergeant vers elle.
La jeune adolescente réfléchit rapidement à ce qu’elle devait faire et
sortit de sa torpeur en entendant Yaxun lui dire :
« Ne l’écoute pas Anaïs. Elle cherche à te troubler l’esprit… »
Anaïs entendit Invisie siffler à l’adresse de l’handicapôme maya :
« Je suis agonisante, handicapôme… J’ai bien d’autres soucis que
de vous troubler l’esprit…
— Vraiment, lui lança Jessine d’un ton rageur.
— Oui, siffla Invisie, mais je peux vous proposer quelque chose…
— Laquelle, s’enquit méfiante Sîtâ.

309
— Si vous m’aidez à empêcher Guerryanglant de mener à bien ses
plans, en échange je vous donne toutes les informations que vous
aimeriez avoir et que je peux donner, ainsi que ma parole que
Milieterre et le nord d’Eretheïa restera en paix. »
Anaïs entendit un brouhaha de protestation venant de l’ensemble
des membres du groupe. Elle les comprenait : personne ne ferait
confiance à la conseillère de Morsort, elle en premier. Mais elle eut
en esprit une décision et déclara d’une voix ferme :
« Très bien. Pour ma part, je suis prêt à accepter votre proposition.
A condition que vous m’aidez à sauver mes parents. »
La jeune Tarn entendit les jeunes animors et Natachtones réagir de
manière choquée et inquiète. Jessine l’observa d’un œil sombre alors
que les handicapômes étaient très soucieux. Yaxun fut le premier à
réagir :
« Mais c’est dangereux Anaïs ! On doit agir avec les autres, avec
Jules… »
Anaïs se retourna vers l’handicapôme maya et lui lança :
« Précisément ! Chaque minute perdue assurera davantage à ce
Guerryanglant la chance de gagner. Je ne peux me permettre de voir
mes parents périr à cause de quelques complots secrets !
— Mais Anaïs, intervint alors Tulie, on ne pourra pas sauver tes
parents ainsi. Pas sans Jules…
— Eh bien avertissez-le si cela vous inquiète tant ! Je dois agir au
plus vite !
— Même si tu veux agir rapidement, peux-tu faire confiance à
Invisie ? », demanda inquiet Sven.
Anaïs fut hésitante un court instant, consciente qu’elle prenait un
énorme risque et qu’Invisie pouvait se retourner contre elle. Mais elle
avait à l’esprit que le temps était en jeu et qu’elle ne pouvait se
permettre de le perdre. Elle dévisagea alors avec fermeté ses
compagnons handicapômes et leur répondit :
« Écoutez. On n’a guère le temps de discuter cela. Je veux sauver
mes parents. Un point c’est tout. »
Elle remarqua les handicapômes s’apprêtant à protester
lorsqu’Invisie la regarda et dit d’une voix sifflante :
« Très bien, jeune humaine. J’accepte ton offre et t’aiderai à

310
sauver ta famille. »
Anaïs regarda d’un œil neutre la femelle cobra et répondit :
« Merci. »
La jeune adolescente vit alors Sven lui demander :
« On peut discuter ? »
Anaïs dévisagea l’handicapôme et Invisie. Elle savait que les
handicapômes n’étaient pas enchantés de la perspective, mais ne
voulait pas non plus trop perdre d’instants. Invisie dodelina de la tête
et siffla :
« Allez-y. »
Anaïs s’avança vers Sven. Jessine et les autres handicapômes les
rejoignirent. Anaïs pressentit que la discussion allait être compliquée.
Alors qu’ils se regroupèrent dans une clairière avoisinante, Tulie fut
la première à parler dans un murmure :
« As-tu perdu l’esprit ?
— Non, répondit Anaïs d’un ton déterminé et agacé.
— Mais tu risques ta vie, sans compter celle de ton frère et des
autres, intervint Sven.
— On la risquera de toute façon si on n’agit pas rapidement…
— Mais était-ce nécessaire d’accepter la proposition d’Invisie ?
— Elle est sans doute peu fiable, mais c’est notre seul lien direct à
Morsort et à ce Guerryanglant…
— Mais c’est comme signer un pacte avec le diable, déclara à son
tour Sîtâ.
— On a déjà perdu quatre jours, j’en perdrais pas un
supplémentaire pour aller sauver mes parents…
— Je comprends ta crainte, dit alors Yaxun, mais que fais-tu de la
vérité qu’on a cherchée ? »
Anaïs regarda avec gravité l’handicapôme qui le lui rendit,
ressentit une pointe d’hésitation à cette question, comprenant où
voulait en venir l’être fantomatique. Elle réfléchit très rapidement et
eut soudain une idée, déclarant à Yaxun :
« Je n’ai qu’à dire à Morsort ce qu’on sait déjà…
— Mais Anaïs, intervint d’une voix soucieuse Tulie, Morsort va te
faire souffrir dès qu’il te verra…
— Et de toute façon, intervint Jessine, pourquoi t’écouterait-il ?

311
Vu qu’il croit dur comme fer que les humains sont responsables de la
disparition de ses enfants… »
Anaïs la foudroya du regard avant de reporter sa vue sur Tulie et
de lui déclarer :
« Morsort croit savoir ce qui s’est passé. Mais il aura sans doute
envie de savoir ce qui s’est vraiment passé. Après tout… Rousslure
avait dit qu’il était victime d’un complot.
— On le pense, mais on n’a pas de preuve, déclara Sven.
— C’est sans doute risqué de dire à Morsort qu’un complot se fait
derrière son dos, expliqua à son tour Yaxun, paranoïaque et obnubilé
qu’il est, il risquerait de décimer la moitié de ses lieutenants sans
trouver les bons coupables…
— Mais est-ce préférable de lui cacher la vérité ? Il en a droit
aussi, vous savez… », rétorqua Anaïs.
La jeune adolescente soupira et ajouta :
« Écoutez… Faîtes ce que vous voulez… Mais vous ne
m’empêcherez pas d’aller sauver mes parents. »
La jeune adolescente se détacha du petit groupe et marcha en
direction d’Invisie et crut percevoir chez les jeunes animors et
Natachtones un regard sombre et incrédule. Elle sentit alors une main
la rattraper à l’épaule droite. Croyant que les handicapômes ne
voulaient pas la voir partir sur des sentiers inconnus et dangereux,
elle se retourna, vit Yaxun et s’apprêta à lui parler sèchement lorsque
ce dernier lui dit :
« Si c’est vraiment ton choix… j’aimerais t’accompagner. J’ai
promis comme les autres de veiller sur toi. Et puis… comme tu l’as
si bien dit, nous connaissons plutôt bien les dessous de la situation
actuelle…
— Compte aussi sur moi. », déclara alors Sîtâ.
Anaïs avait cru que les handicapômes voulaient l’empêcher de
partir, mais fut surprise de voir que deux d’entre eux voulaient
l’accompagner. Elle demanda d’une voix un peu étonnée :
« Mais pourquoi ? Je ne vous croyais opposés à l’idée…
— En effet, admit Sîtâ, mais tu n’as pas non plus tort. Les enjeux
sont trop importants pour ne pas agir rapidement. Et puis, mieux vaut
deux compagnons de plus au vu de ce que tu vas affronter.

312
— Cependant, il faudra avertir Jules et nos autres compagnons de
la situation…, ajouta Yaxun.
— Tulie et moi le feront, intervint Sven.
— Mais que dira-t-on aux jeunes animors et Natachtones,
demanda Tulie.
— Vous leur direz que Sîtâ, Anaïs et moi sommes partis en
mission pour vérifier les dires d’Invisie et l’aider le cas échéant. »
Anaïs les écouta, saisissant les raisons de déguiser la vérité au
regard de la méfiance générale vis-à-vis de la femelle Cobra. Elle-
même n’avait pas confiance en la femelle cobra, mais préférait ne pas
prendre de risques. Elle entendit alors avec une pointe d’exaspération
Jessine demander aux handicapômes avec une voix sombre et l’air un
peu perdu :
« Et moi, qu’est-ce que je fais ?
— Vous mènerez le groupe des jeunes animors et Natachtones
avec Tulie et Sven. Vous en serez la responsable. », répondit Sîtâ.
Anaïs regarda d’un œil sombre et attentif les réactions de la
Natachtone et constata que cette dernière était plutôt surprise comme
si elle ne s’attendait pas à cela. Jessine répondit en balbutiant :
« M… Merci. »
Anaïs fit les yeux ronds, trouvant la Natachtone en faisait trop.
Mais elle n’eut pas le temps de penser davantage que Yaxun s’avança
vers Invisie et se rendit compte que la femelle serpent observait
l’handicapôme d’un œil indescriptible. L’handicapôme maya dit à
cette dernière :
« Nous acceptons votre marché. Moi et Sîtâ accompagnerons
Anaïs et vous…
— Je vous remercie de votre confiance, handicapôme…
— Remerciez-nous quand vous serez guéri… »
Anaïs vit dans le même temps Sven s’avancer vers le groupe des
animors et Natachtones, qui les observaient avec anxiété et tension.
La jeune adolescente pouvait comprendre leur réaction, mais savait
qu’elle ne pourrait pas se soucier d’eux avec les jours à venir. Elle
espérait que son petit groupe pourrait rattraper les forces de
Guerryanglant et neutraliser ce dernier. Elle entendit alors Sven dire
d’une voix forte :

313
« Écoutez-moi tous ! Jessine, Tulie et moi vont vous mener en un
lieu sûr où vous pourrez décider de votre existence future. Les autres
vont partir en mission et vérifier les dires d’Invisie et l’aider si elles
se trouvaient avérées. »
Un silence s’installa pendant quelques instants. Anaïs observa ses
différents compagnons et eut l’impression que personne ne voulait
partir, y percevant aussi la résignation. Même Invisie paraissait
silencieuse et sombre. La jeune adolescente songeait que la femelle
cobra ne devait pas trop apprécier le fait que Sven semblait encore
exprimer des doutes sur ses dires. Voulant hâter les choses, la jeune
Française déclara d’une voix ferme :
« Bon, si tout est dit, je pense qu’on doit se séparer… »
— C’est exact Anaïs. », dit alors Jessine qui fut soulagée de
quitter les lieux.
Anaïs lui jeta un regard en biais, mais ne répondit rien. Elle vit la
Natachtone s’approcher du groupe des jeunes créatures et dire à ces
derniers :
« En avant. Suivez-nous ! »
Les deux groupes se séparèrent alors. Le groupe de Jessine, Tulie
et Sven partit en direction du passage menant à la trouée de
Milieterre. Anaïs observa les animors et Natachtones quitter la forêt
et s’enfoncer dans la vallée. Elle entendit Yaxun et Sîtâ utiliser leurs
pouvoirs de guérison pour apaiser la douleur d’Invisie. La jeune
adolescente ne savait pas ce qui les attendait, mais une chose était
certaine pour elle : elle irait sauver ses parents à n’importe quel prix.

« Puisse le corps guérir de la souffrance et l’âme du


tourment ! »</><>

314
Troubles passés et présents

La nuit commençait à poser son voile au-dessus du camp des


Hybrans et des prairies de Milieterre. Jules avançait dans une des
allées du campement à l’aide de sa canne en direction du lieu où se
trouvaient Yosef et Judih. Le jeune homme malade n’avait pas
sommeil, ou du moins n’en sentait pas le besoin. Malgré l’obscurité
ambiante, il pouvait se repérer grâce à la lumière émise par les
handicapômes qui allaient et venaient à différents endroits du camp.
En certains lieux, quelques animors et Hybrans surveillaient les
environs, mais la plupart des habitants dormaient. L’ancien Français
eut un sourire en voyant un loup discuter avec un chimpanzé, lui
rappelant qu’en dépit de la situation actuelle, il restait un mince
espoir pour qu’une existence plus équilibrée et plus harmonieuse se
réinstallât sur ce monde sur lequel il vivait ces trois dernières années.

Alors qu’il s’approchait de la place devant le bâtiment du conseil,


le jeune homme souffreteux se remémorait plusieurs moments de sa
nouvelle vie. Une partie de lui regrettait son choix d’être resté sur
Enchanvie, se demandant si le prix à payer en avait valu la chandelle.
Une autre partie lui rappelait tout ce qu’il avait appris, découvert et
expérimenté en étant forcé de vivre dans ce monde, à faire le deuil de
son passé et à enquêter sur la vérité avec l’aide de Rousslure et des
handicapômes. Le jeune homme eut un petit sourire à cette pensée, se
sentant reconnaissant envers la Natachtone et les êtres fantomatiques
de l’avoir sauvé et soutenu malgré les implications de son choix.
Leur compagnie lui avait donné une nouvelle perspective sur le
monde et l’avait amené à mûrir. Une partie de lui était fier du travail

315
que ses compagnons et lui avaient réussi à réaliser malgré les
contraintes et les dangers. Dans son esprit, la vérité se faisait de plus
en plus claire sur ce qui se passait dans ce monde et quelle place sa
mère, la famille d’Anaïs et lui avaient ou non. Son cœur se serra
alors qu’il songea à sa mère, se demandant si elle allait s’en sortir
alors qu’elle était désormais aux mains de créatures dangereuses et
imprévisibles. Le regret et l’amertume l’envahirent de nouveau alors
qu’il songeait à la vie qu’il aurait avoir s’il était revenu sur Terre
avec Anaïs, au fait que sa mère ou la famille d’Anaïs n’auraient pas
été en danger sans son implication… Il chassa ces pensées : il ne
pouvait se permettre de se larmoyer sur ses choix. Il lui fallait
désormais préparer la libération de sa mère et des parents d’Anaïs et
de Rémi, ainsi que le dévoilement de la vérité, conscient que le temps
était compté tout aussi bien pour eux que pour lui. Il pensa alors à
Anaïs et s’inquiéta pour elle : si elle était prisonnière des forces de
Ganmar, le pire pouvait arriver. Il savait que ces dernières le
considéraient désormais comme un agent au service de Morsort.

Jules interrompit le courant de ses pensées alors qu’il arrivait sur


l’espace dégagé à proximité du village. Il découvrit qu’elle était
presque vide : plus aucune trace des deux handicapômes blessés ou
de ceux qui les avaient aidés. Observant les alentours, Jules repéra
Kataia en train de discuter avec Wilem et Rousslure. Il sourit à cette
vue et s’approcha des deux êtres fantomatiques et de la Natachtone.
Le bruit de son pas lent et sourd interrompit les trois êtres dans leur
discussion. Ces derniers se tournèrent dans sa direction et le virent.
Wilem fut le premier à le saluer :
« Gute Nacht, Herr Jules.
— Gute Nacht Wilem. », répondit le jeune homme qui se tourna
vers Kataia et Rousslure et les salua :
« Bonsoir Kataia. Rousslure.
— Bonsoir Jules, répondit l’adolescente handicapôme.
— Bonsoir Jules, dit à son tour Rousslure.
— Je ne vous dérange pas, j’espère ?
— Nein Herr Jules, répondit Wilem, ich erklärte zu Kataia, warum
Sie mit uns im Lager der Hybrans installiert wurden…

316
— Danke schön Wilem. Ich hoffte, dass sie es wissen würdet… »
Jules demanda ensuite à Rousslure :
« Où sont les deux handicapômes qui souffraient ? »
Kataia eut une mine sombre à ces mots :
« Yosef s’en remettra. Judih ne s’en est pas sortie… »
Jules sentit son cœur se serrer : il faisait un avec les handicapômes
depuis de nombreux mois et le fait qu’on annonçât la disparition d’un
d’entre eux lui était terrible. Il demanda d’une voix douloureuse :
« Mais comment est-ce possible ? Jamais les mutanimors
n’avaient réussi à faire de mal aux handicapômes auparavant…
— Mais ça ne viens pas d’eux…, déclara Rousslure.
— Comment ça ?
— Das ist die Zauberei wie die Cobranins benutzt haben…,
expliqua Wilem d’une voix sombre.
— Attendez… Vous êtes en train de dire que c’est la phmousis des
Cobranins qui les affecté ?
— C’est exact, répondit Kataia d’un ton soucieux, en soignant
Yosef, j’ai ressenti la même douleur lorsque les Cobranins m’ont
imposé cette malédiction… »
Jules sentit que l’adolescente handicapôme avait quelque chose
d’autre en esprit. Il lui dit d’une voix encourageante :
« Continue, Kataia… »
L’handicapôme slave ajouta en montrant ses mains qui portaient
quelques brûlures :
« Et mes mains ont souffert pendant que je soignais Yosef… »
Elle s’empressa d’ajouter devant le regard inquiet de Jules et de
Wilem :
« Mais ça va passer ! »
Jules devint pensif à ce qu’il venait de voir et entendre. Fronçant
les sourcils, il réfléchit quelques secondes. Rousslure, Kataia et
Wilem furent soucieux en le voyant songeur. Wilem demanda un peu
fébrile :
« Warum bist du sehr besorgt, Herr Jules ? »
Jules brisa sa réflexion au ton de voix inquiet de l’handicapôme,
lui sourit avant de lui répondre :
« Nein Wilem. Ich bin nicht besorgt. Was hat Kataia uns gesagt

317
bestätigt mich, dass sie weniger der Verfluchung leidet. »
Kataia regarda effarée Jules :
« Comment ça je sens moins le poids de cette malédiction ? »
Ni Rousslure ni elle ne comprirent ce que Jules avait en tête. Le
jeune garçon sourit de nouveau et dit à Kataia en tendant son unique
bras vers l’handicapôme slave :
« Quand je t’ai vu en sortant de la bâtisse du conseil, ton corps
était bien plus visible que la dernière fois que nous avons discuté… »
Kataia dévisagea avec surprise Jules et rougit. Elle vit Wilem la
scruter avant de lui dire avec stupéfaction :
« Das ist wahr ! Deinen Körper ist sichtlicher als der letzte Zeit
ich habe dich gesehen… »

Titillée par les remarques de ses compagnons, Kataia jeta un


regard sur elle-même et manqua de s’exclamer. Alors qu’elle
s’attendait à voir un espace vide entouré de contours fantomatiques
assez épais reliant ses jambes, ses bras et sa tête, elle repéra un corps
fantomatique plus visible au point de ressembler à un vrai fantôme. Il
n’avait pas encore les contours du corps qu’elle avait avant la
malédiction, mais possédait une netteté physique plus évidente.
Approchant prudemment sa main droite de ce qui serait son ventre,
Kataia le tâta et sentit alors le contact de ses doigts sur ce corps
qu’elle commençait à redécouvrir. La sensation la rendit bouche bée
avant que qu’elle n’esquissât un sourire de joie.

Rousslure observa stupéfaite la réaction de Kataia, constatant


alors que l’être fantomatique avait presque retrouvé un corps reliant
ses différents membres. La Natachtone en était incrédule. Elle
reporta ses yeux sur Jules et Wilem et demanda d’une voix étonnée :
« Mais comment se fait-il que ni moi ni personne ne l’a remarqué
avant ? Et pourquoi maintenant ? »
Jules prit un regard plus sérieux et lui dit :
« Il est possible que votre mission sur Terre ait permis à son corps
de reprendre forme. Et le fait que vous ayez vécu ensemble pendant
longtemps t’a peut-être empêché de voir l’évolution plus tôt. »
Kataia dévisagea Jules et réfléchit quelques instants à ces mots,

318
n’osant croire que toute sa mission sur Terre l’eût autant transformée.
Elle se rappela tout ce qu’elle avait fait durant le temps qu’elle avait
veillé sur Anaïs et son frère, songea à son souci de les protéger avant
de regarder de nouveau Jules et de lui répondre :
« Peut-être… Je me rappelle combien je me sentais vivante et
impliquée dans cette mission. C’était comme si j’avais engagée ma
vie sur celle-ci… »
Jules, Rousslure et Wilem sourirent à ces mots. Wilem dit à son
amie d’un ton chaleureux :
« Hast du vergessen, dass du an diesem Auftrag teilnehmen
wolltest ? »
Kataia regarda Wilem un peu étonnée et songeuse avant de se
souvenir d’une de leurs dernières conversations sur Enchanvie avant
que Jules ne demandât à Rousslure et à des handicapômes volontaires
de protéger Anaïs et sa famille de toute menace venant de Morsort et
de ses alliés. Elle sourit à ce souvenir et répondit à Wilem :
« Nein Wilem. Jetzt erinnere ich mich unseres letzten Gesprächs.
Ich hatte gesagt, dass ich Jules Freundin und ihren Brüder schützen
wünschte, auch wenn ich mein ganzes Leben auf der Erde bleiben
müsste… »
Elle s’interrompit lorsqu’elle se rendit compte de ce qu’elle venait
de dire. Jules sourit de nouveau, s’approcha de l’adolescente
handicapôme et lui déclara :
« C’est sans doute pour ça que la malédiction disparaît chez toi.
Tu as mis ton cœur et ton âme au service d’Anaïs et de son frère… »
Kataia le regarda un peu ébahie avant de se ressaisir et lui
demanda d’un ton taquin :
« Depuis quand tu te mets à parler comme Rousslure ? T’as que
dix-sept ans si je ne me trompe ! »
Rousslure regarda ébahie Kataia, tandis que Jules rit à cette
taquinerie de la part de l’handicapôme slave :
« Sans doute que votre compagnie et ma situation actuelle m’ont
faire grandir plus vite ! »
Rousslure, Wilem et Kataia sourirent et rirent de bon cœur. Cela
dura quelques courts instants avant que Jules ne respirât
profondément pour reprendre son calme. Il regarda d’un œil perçant

319
Kataia et lui dit avec un ton plus sérieux, mais qui gardait de la
douceur :
« J’ai aussi remarqué que tu te soucies beaucoup pour Rémi,
comme si tu t’y étais attachée… »
Kataia rougit à la mention du jeune frère d’Anaïs. Déjà que Wilem
et Rousslure l’avaient taquinée durant leur conversation avant
l’arrivée de Jules, maintenant ce dernier. Elle songea soudain de
nouveau à Rémi et fut un peu soucieuse, demandant à Jules :
« Où est-il d’ailleurs ? Je ne l’ai plus vu depuis des heures… »
Jules sourit à ces mots et répondit à l’handicapôme adolescente
d’un ton rassurant :
« Il se repose. La journée a été éprouvante pour lui. Nous avons eu
le temps de discuter et de régler certains différends… »
Kataia soupira de soulagement. Jules eut un sourire à la fois
heureux et triste à cette vue. Il dit d’une voix calme juste après :
« J’espère juste que lui et toi ne souffriraient pas trop quand le
moment viendra… »
Kataia le regarda avec étonnement et fut prise de doute.
L’adolescente handicapôme hésitait. Devait-elle dire ce qu’elle
ressentait pour Rémi ? Elle considérait Jules comme un ami depuis
qu’il avait décidé de rester sur leur monde, et elle connaissait depuis
des décennies Rousslure et Wilem. Mais elle ne savait pas si elle
devait réfuter ce que Jules laissait sous-entendre ou si elle devait leur
dire : c’étaient ses sentiments et son affection. Elle réfléchissait et
pesait le pour et le contre.

Wilem, Rousslure et Jules l’observèrent en silence. Le jeune


homme malade sentit que son amie fantomatique réfléchissait à ce
qu’elle allait lui dire. Bien qu’il ne l’eût plus vu depuis les six
derniers mois, il ne voulait pas la presser et observa Wilem et
Rousslure. Ces derniers demeuraient silencieux et songeurs. Tournant
son regard autour de lui pour observer les alentours, Jules remarqua
du mouvement de la part de certains des animors et Hybrans qui
surveillaient le campement et en devint soucieux, songeant que seule
quelque chose de dangereux ou d’anormal pouvait faire agiter ceux
chargés de la protection du village. Ses préoccupations s’estompèrent

320
lorsqu’il entendit Kataia lui répondre :
« Tu t’inquiètes de voir Rémi et moi souffrir le moment où on
devra se séparer ? »
Jules reporta son regard vers l’handicapôme slave et lui répondit
d’un ton mi-sérieux, mi-bienveillant :
« Oui. Harceltout m’a parlé de votre amitié grandissante…
— Tu n’y es pas opposé, questionna Kataia d’une voix où se
pointait une pointe de défiance et d’inquiétude.
— Pourquoi le serais-je, répondit Jules en haussant ses épaules, je
ne suis pas ton père et je suis au contraire content de te voir pleine de
vie et amie avec quelqu’un. Mais…
— Mais quoi ? »
Jules hésita, n’aimant guère poser cette question, d’autant plus à
quelqu’un qu’il considérait comme une amie, la trouvant trop
intrusive. Il finit par demander :
« A quel point l’aimes-tu ? »
Kataia sursauta à cette question et déclara d’une voix un peu
stupéfaite :
« Mais je croyais que cela ne te dérangeait pas… »
Jules soupira : il aurait souhaité se gratter la tête pour exprimer sa
gêne, mais n’ayant qu’un seul bras désormais, il ne pouvait que se
contenter des soupirs. Il remarquait bien que cela exaspérait Kataia.
Il la regarda d’un air embarrassé :
« Non, comme je t’ai dit, je suis content pour toi. Mais j’ai peur
que Rémi et toi se retrouvent dans une situation comme… »
Jules ne put terminer sa phrase, des pensées douloureuses lui
venant à l’esprit. Même s’il avait appris à vivre avec, il se sentait
encore coupable de ne pas avoir écouté Anaïs sur la montagne et de
lui avoir causé du tort. Il culpabilisait davantage d’avoir causé une
rupture brutale et odieuse, à ses yeux, de son amitié et de son
affection avec elle. Il baissa la tête plein de honte à ces pensées et
souvenirs, ferma les yeux et respira profondément : il ne pouvait se
permettre de laisser le remords et le regret envahir de nouveau son
cœur. Il savait que son choix était irrémédiable et qu’il n’en aurait
plus pour longtemps, mais avait aussi en tête l’espoir de pouvoir voir
une dernière fois Anaïs pour partir en bons termes avec elle. Il

321
interrompit le déroulement de ses pensées lorsqu’il entendit Kataia
lui dit avec compassion et assurance :
« Comme toi et Anaïs avaient connu ? Ne t’inquiète pas, Jules. Je
suis consciente que tôt ou tard, Rémi devra partir… »
Elle s’interrompit et regarda dans le vide, ressentant une douleur
au plus profond d’elle et ajouta avec un ton mélancolique et contrit :
« Mais je dois admettre que cela me sera très pénible. Il me
rappelle tant Piotr… »
Jules, Rousslure et Wilem la regardèrent avec surprise et souci,
conscients de l’identité de la personne à laquelle leur amie faisait
mention et cela les attristaient. Jules demanda avec précaution et un
certain malais dans la voix :
« Ton meilleur ami avant la malédiction, n’est-ce pas ? »
Kataia hocha la tête. L’adolescente handicapôme souhaitait en ce
moment pleurer toutes les larmes du monde : se rappeler cette
existence perdue et révolue lui était toujours pénible lorsqu’il
s’agissait de Piotr. Elle se remémorait les doux liens qui les
unissaient avant que les Cobranins ne l’eussent assassiné sous ses
yeux et eut en esprit la douleur qu’elle avait ressenti au cours des
mois ayant suivi les assassinats de ses proches. Elle songea à autre
chose et releva la tête. Elle dit à Jules sur un ton grave :
« Et j’ai aussi promis à Anaïs de veiller sur lui… »
Jules sourit à ces mots et lui dit :
« Mais c’est une bonne chose Kataia. Anaïs qui t’accorde sa
confiance pour veiller sur son frère, peu d’entre nous auraient eu la
chance de le faire ici… »
Kataia lui rendit un petit sourire, mais lui répondit d’une voix
inquiète :
« Mais que se passera-t-il si jamais je n’arrivais pas à le protéger ?
Je ne me le pardonnerais pas… »
Jules posa alors sa main en un geste réconfortant sur l’épaule de
son amie :
« Écoute-moi bien Kataia. Tu ne failliras pas. Si tu aimes
sincèrement Rémi, tu le protégeras de tout ce qui peut lui nuire. Si tu
t’entends bien avec lui et avec Anaïs, tu auras plus de raison de ne
pas faillir à ta promesse. Et puis tu n’es pas seule. T’as tes amis, t’as

322
Harceltout et tous ceux qui voudront nous aider… »
Kataia sourit à ces mots et se sentit apaisée. Elle constata que
Wilem qui l’observait d’un air rassurant et calme. Jules relâcha sa
main de l’adolescente handicapôme, content de voir cette dernière
détendue et prenant à cœur de mener à bien une promesse pour son
ancienne amie. Il espéra alors à la pensée d’Anaïs que cette dernière
allait bien et n’aurait aucun problème dans le camp de Ganmar. Il
n’avait pas de soucis avec les animors ou les Natachtones, c’était
surtout les proches de Reptinteutre qu’il se méfiait le plus. Les
informations qu’il avait recueillies avec les handicapômes durant ces
trois dernières années et les nouvelles apportées par Reptineutre
l’avaient amenés à les considérés plus dangereux que Ganmar. Il
avait peu connu Ganmar, mais avait apprécié la compagnie du
Natachtone. Et ce qu’il avait appris sur la situation de son camp
l’avait amené à ressentir de la pitié pour celui qui avait cherché à
construire un projet pour Enchanvie. Il interrompit le courant de ses
pensées lorsque Rousslure demanda :
« Jules… Que penses-tu des dires de Reptineutre ? »
Jules regarda intrigué Rousslure, ne s’attendant pas à entendre la
Natachtone lui poser cette question. Il remarqua le regard curieux de
Kataia. Cette dernière voulait aussi savoir l’avis du Français. Jules
réfléchit quelques instants. Puis, après avoir eu une quinte de toux
brutale qui inquiéta ses compagnons, il répondit d’une voix faible et
difficile :
« Pour être franc… Ses dires confirment certaines de nos
hypothèses et inquiétudes mais…
— Mais quoi, demanda Kataia.
— Comment être vraiment certain de ses dires ? On a juste sa
parole…
— Tu ne lui fais pas confiance, demanda Rousslure.
— J’ai du mal à l’estimer… C’est un Cobranin, il vient juste
d’arriver et puis…
— Oui ?
— Nous avons eu nos méthodes Rousslure pour découvrir les
moindres aspects de la vérité durant ces dernières années… »
Rousslure réfléchit quelques instants aux propos de Jules tandis

323
que ce dernier frissonna et tituba. Wilem l’aida à garder l’équilibre et
lui redonna la canne qu’il avait laissée tombé au cours de la
discussion. L’handicapôme germanique demanda soucieux au jeune
homme malade :
« Wie geht es dir, Jules ?
— Na ja. Meine Krankheit ist stärker, als ich dachte… »
Jules s’aperçut que l’inquiétude de Wilem était plus grande à ses
mots. Il entendit alors Rousslure lui dire :
« Nous avons toujours comparé les différentes sources et
témoignages qu’on a pu saisir. »
Jules regarda un court instant d’un air surpris la Natachtone avant
que Kataia intervînt à son tour :
« Mais si. Tu as dit qu’on avait nos propres méthodes pour
découvrir le cœur de la vérité. »
Le regard de Jules s’illumina à ces dires. Oubliant son trouble et
malaise, il déclara à Rousslure :
« C’est exact. C’est pourquoi je ne sais pas si on doit donner tout
le crédit à son histoire…
— Mais si elle s’avérait vraie, affirma de nouveau Kataia, cela
impliquerait bien l’existence d’un complot visant à nuire à Morsort et
à Ganmar…
— En effet, répondit sombrement Rousslure, un complot qui a fini
par se concrétiser… »
Jules observa avec un brin d’inquiétude la Natachtone, croyant
voir à la lumière émise par Kataia un regard sombre et quelque peu
abattu de la part de Rousslure. Le jeune homme put deviner ce que
cette dernière pouvait ressentir. Tous deux étaient devenus de proches
compagnons de route et avaient partagés leurs doutes, leurs joies,
leurs peurs et leurs souvenirs. Il était conscient qu’elle n’avait pas
pardonné à son père son exil et son absence d’implication pour
résoudre le meurtre de sa mère, mais qu’elle avait été touchée de la
volonté de ce dernier de vouloir renouer contact avec elle. Il se
rappela qu’elle lui avait dit qu’elle avait cependant refusé de le revoir
car elle se sentait définitivement coupée de lui. Le jeune Français
savait cependant qu’elle n’appréciait pas la perspective mise en
lumière par Reptineutre, si elle s’avérait vraie. Un bruit de

324
mouvements brusques interrompit le courant de ses pensées. Il
remarqua Rousslure, Kataia et Wilem en train d’observer l’entrée du
camp, repéra des gardes animors et Hybrans, ainsi que quelques
handicapômes foncer vers celle-ci. Tout à coup soucieux, il lança à
ses compagnons :
« Allons voir ce qui se passe… »
Le jeune garçon malade, la Natachtone et les deux handicapôme
s’avancèrent vers l’entrée du campement. Jules avança en clopinant
sur sa canne, aidé par Rousslure alors qu’il s’approchait d’un
rassemblement d’une quarantaine d’animors, d’Hybrans et
d’handicapômes qui semblaient faire face à quelque chose. Kataia et
Wilem marchèrent d’un pas rapide à leurs côtés. Arrivés aux abords
de l’attroupement, Jules demanda à un des animors, un onyx grand
comme un gnou :
« Que se passe-t-il ? »
L’onyx se tourna vers lui, l’expression grave. Voyant de qui il
s’agissait, il salua Jules d’un hochement de tête avant de lui
répondre :
« Un groupe de jeunes animors et Natachtones vient d’arriver. Ils
sont menés par deux handicapômes…
— Deux handicapômes, s’exclama Kataia.
— C’est exact… »
Sans attendre la réponse de l’onyx, Kataia se rua vers l’entrée du
camp et se fraya un passage au travers des animors et des Hybrans.
Jules, Rousslure et Wilem la suivirent peu après avec beaucoup de
difficultés. Jules progressait d’un pas forcé et sentit sa respiration se
contracter. Ses jambes commencèrent à l’abandonner. Alors qu’il
dépassa un couple de loups et un tapir, il entendit Kataia crier devant
d’une voix heureuse :
« Tulie ! Sven ! Vous êtes là ! »
Jules ressentit son cœur battre la chamade à ces mots. Il remarqua
une expression de joie sur les visages de Rousslure et de Wilem. Ces
derniers hâtèrent leurs mouvements vers l’entrée du camp. Jules
avança du mieux qu’il put et ressentit une profonde souffrance au
travers de sa jambe paralysée et de sa respiration. Les animors le
laissèrent passer, lui facilitant la tâche. Il entendit la voix de

325
Rousslure tandis qu’il atteignit la tête du rassemblement :
« Tulie, Sven. Comment allez-vous ? »
Jules vit en émergeant du rassemblement d’animors et d’Hybrans
un groupe assez conséquent de jeunes animors pareils à ceux alliés à
Ganmar et de jeunes Natachtones. Un certain nombre d’entre eux
portaient des blessures et ecchymoses qui suggéraient qu’ils avaient
été victimes d’une attaque. Devant ce groupe se confrontaient
Rousslure, Kataia, Wilem et deux autres handicapômes et une
Natachtone. La vue du groupe lui fit pressentir que quelque chose de
grave s’était passé. Il entendit la voix de l’handicapôme de gauche,
qu’il reconnut comme étant celle de Tulie, répondre à Rousslure :
« On va bien, Rousslure, merci. Mais il y a des choses urgentes à
dire à Jules et toi… »
Jules accrut davantage son pas et arriva au niveau du groupe. La
Natachtone le vit en premier et eut un mouvement de recul. Jules en
devinait la raison et en fut attristé. La réaction de la Natachtone attira
le regard des handicapômes et de Rousslure. Les deux handicapômes
arrivant furent à la fois choqué et heureux à la vue du jeune homme.
L’handicapôme proche de la Natachtone dit à cette dernière :
« C’est Jules, Jessine. »
Jules sentit le regard de la Natachtone le regarder d’un œil plutôt
froid, ce qui le mit mal à l’aise. Cette dernière dit d’un ton glacial :
« Donc c’est cette épave ambulante qui est responsable de la chute
de Ganmar et de son camp… »
Jules perçut l’accusation derrière ces propos et une profonde
colère. Il fut blessé par ces propos, mais ne sentait point la force à
répondre à la Natachtone, le poids de la fatigue et des effets de la
phmousis circulant dans ses veines s’aggravant dans son corps. Il
était aussi inquiet car les propos qu’elle avait prononcés avaient une
part de vérité avec les rumeurs sur son compte qui avaient accentué
les tensions chez les alliés de Ganmar sur ces derniers mois.
L’handicapôme proche de Jessine, que le jeune garçon put
reconnaître comme étant Sven, déclara d’un ton de reproche à la
Natachtone :
« Du calme Jessine. Ce n’est pas en injuriant Jules que vous
pourrez oublier la mort de Pascrate ou la destruction du camp de

326
Ganmar… »
Jules sentit un frisson traverser ses veines. La présence des jeunes
animors et Natachtones lui confirmèrent ses craintes. Kataia, Wilem
et Rousslure furent eux aussi choqués par la nouvelle. Wilem
demanda d’une voix atterrée :
« Was ? Was passiert ? »
Jules était lui-même trop interloqué pour participer à la
conversation et écouta Sven donner ses explications :
« Il y a quelques heures, le camp de Ganmar a été pris d’assaut et
anéanti par les forces de Morsort… »
Jules vit Rousslure pâlir et les handicapômes avoir le regard
inquiet. Sven acheva ses dires en présentant Jessine et le groupe des
animors et Natachtones :
« De ce que nous en savons, Jessine et ce groupe en sont les seuls
survivants. »
Un brouhaha retentit parmi les animors et Hybrans rassemblés à
l’entrée. Jules pouvait en comprendre la réaction. Lui-même était
bouleversé par la situation. Il entendit Rousslure demander d’une
voix soucieuse :
« D’accord Sven, mais… où sont vos compagnons ? Et Anaïs ? »
Jules pâlit en entendant la question, se rendant compte que son
amie n’était pas là. Son inquiétude devint vive, appréhendant que le
pire ne fût arrivé à cette dernière. Il se sentit un peu coupable de la
situation et se soucia pour Rémi, conscient que le jeune frère d’Anaïs
réagirait mal si jamais il apprenait que sa sœur était portée disparue
voire morte. Il entendit alors Tulie expliquer d’une voix sombre et
triste :
« Ming a été tué par Croor avant l’attaque du camp… »
Jules vit Rousslure se décomposer à cette nouvelle. Lui-même
ressentit tristesse et colère : Ming avait été pour lui un compagnon
important qui lui avait beaucoup appris à savoir prendre de la
distance vis-à-vis de ce qui s’était passé avec Anaïs. Apprendre sa
disparition lui était pénible à supporter et son cœur se serra dans sa
poitrine. Tulie continua son récit :
« Croor et son frère ont été tué par les animors restés fidèles à
Sagessmoire après la mort de Ganmar. Anaïs et nos autres

327
compagnons handicapômes ont pu survivre à l’attaque de Morsort
avec nous, mais… »
Jules sentit une hésitation dans la voix de l’handicapôme zouloue,
s’en alarma. Il s’aperçut que la tension avait grimpé dans le petit
groupe dans lequel il se trouvait. Kataia demanda d’un ton grave :
« Mais quoi, Tulie ? »
Ce fut Jessine qui répondit d’un ton sombre, glaçant le sang de
Jules par sa réponse et amenant Rousslure et les deux handicapômes
qui l’accompagnaient à être vraiment inquiets :
« Anaïs et vos deux amis handicapômes ont décidé d’aller aider
Invisie. »
Jules ressentit une profonde incompréhension qui se retrouva
partagée avec les animors et Hybrans présents car il entendit une
rumeur inquiète dans le groupe derrière lui. Wilem demanda d’un ton
outré et incrédule :
« Das ist unmöglich ! Warum wollten sie diesem Monstrum
helfen ?
— Parce que, répondit la Natachtone d’un ton sombre, celle-ci
aurait été attaquée par des mutanimors durant la bataille et voudrait
empêcher leur chef de renverser Morsort…
— Et ils l’ont cru, s’enquit scandalisée Kataia.
— Pour être franc, répondit alors Sven, Anaïs voulait sauver ses
parents parce que d’après Invisie, les mutanimors supprimeraient
tous ceux qui ne leur seraient plus d’aucune utilité…
— Mais c’est de la folie ! Elle fonce tout droit dans un piège !
— C’est sans doute trop tard pour les en empêcher, déclara
sombrement Tulie, on les a quitté il y a plusieurs heures et je doute
que Invisie souffre encore de ses blessures à l’heure actuelle. Leur
groupe est sans doute parti à la poursuite des troupes de
Guerryanglant. »
Un silence pesant s’installa dans les lieux. Jules perçut
l’incompréhension et l’inquiétude régner parmi ses compagnons et
les animors et Hybrans présents. Lui-même était anxieux, conscient
par les renseignements qu’il avait recueillis qu’Invisie était bien plus
dangereuse et perfide que Morsort. Il avait le pressentiment que la
femelle cobra allait préparer un mauvais coup contre Anaïs et que

328
cette dernière allait être en grand danger, même si elle était
accompagnée de Yaxun et de Sîtâ. Il songea aussi aux conséquences
de la tournure des événements pour ses compagnons et lui : la guerre
touchait à sa fin et Enchanvie, voire le reste d’Eretheïa, allait en
subir les répercussions. La voix de Rousslure l’interrompit dans ses
réflexions :
« Que faisons-nous, Jules ? »
Jules regarda la Natachtone. Il était décidé et déterminé. Il
répondit d’un ton grave :
« Il va falloir avertir Silveric et réunir au plus vite le conseil. Je
pense que nos compagnons handicapômes et Reptineutre devront
aussi être présents. Il est vital que nous agissions au plus vite. »
Rousslure hocha la tête pour signifier son approbation face à
l’urgence de la situation et partit à l’intérieur du camp, traversant le
groupe des animors. Jules se tourna vers Wilem et Kataia et leur dit :
« Allez avertir Rémi. Cela le concerne.
— Très bien Jules, répondit l’handicapôme slave, mais que
comptes-tu faire ? »
Jules la regarda d’un air déterminé et lui répondit :
« Nous allons décider de la manière à prendre pour aider Anaïs et
révéler au grand jour tout ce qu’on sait. »
Kataia hocha la tête en signe d’approbation et partit à l’intérieur
du camp avec Wilem. Jules se tourna alors vers Jessine, Tulie et Sven
et leur dit :
« Venez avec moi. Vous aurez besoin de tout raconter à nos autres
compagnons et au conseil… »
La Natachtone lui répondit :
« Entendu. Et que fait-on des animors et Natachtones
survivants ? »
Jules observa le groupe des rescapés et le groupe des créatures
rassemblés à l’entrée du village avant de déclarer à Jessine :
« Ils vont être logés dans le village le temps qu’ils décideront de
faire après… »
Le jeune homme malade vit la Natachtone réfléchir quelques
instants. Cette dernière finit par le fixer du regard d’un œil fixe et lui
dit :

329
« Ça me convient. »
Et tandis que les animors et Hybrans rassemblés s’activaient pour
aider le groupe des rescapés à entrer dans le village, Jules, Jessine,
Sven et Tulie partirent dans le camp pour rechercher Ord Silvéric.

« Bonsoir, Jules.
— Bonsoir Wilem. »</><>

« Non, Jules. J’expliquai à Kataia pourquoi vous êtes installés


avec nous dans le camp des Hybrans…
— Merci Wilem. J’espérai qu’ils le sauraient… »</><>

« C’est la magie comme celle que les Cobranins ont


utilisé… »</><>

« Pourquoi es-tu inquiet, Jules ? »</><>

« Non Wilem, je ne suis pas inquiet. Ce que Kataia nous a dit me


confirme qu’elle subit moins la malédiction. »</><>

« C’est vrai ! Ton corps est plus visible que la dernière que je t’ai
vu… »</><>

« As-tu oublié que tu voulais participer à cette mission ? »</><>

« Non Wilem. Je m’en souviens maintenant de notre dernière


conversation. J’avais dit que je souhaiter protéger l’amie de Jules et
son frère, même si je devais rester toute ma vie sur Terre… »</><>

« Comment ça va Jules ?
— Bof. Ma maladie est plus forte que je ne le pensais… »</><>

« Quoi ? Que s’est-il passé ? »</><>

« C’est impossible ! Pourquoi devraient-ils aider ce

330
monstre ? »</><>

331
Le conseil

Rémi observait d’un œil las les débats qui s’offraient sous ses
yeux depuis le déclin de la nuit. Il avait été réveillé au cœur de
l’obscurité pour assister au Conseil qui devait décider ou non de la
participation de la communauté des Hybrans et des animors au
voyage que Jules et Rousslure avaient prévu pour aller aider Anaïs et
dévoiler la vérité sur les événements d’Enchanvie. Il était assis sur le
toit du bâtiment du conseil en compagnie de Kataia et de Wilem. Le
jeune garçon avait vu et entendu les différents représentants animors,
Natachtone, Hybran, handicapôme et Jules en train de discuter avec
souci et préoccupation de la marche à suivre pour les événements à
venir. Certains des animors, notamment parmi d’anciens alliés de
Morsort, étaient sur une position de refus alors que d’autres, anciens
membres des forces de Ganmar, avaient argué qu’il valait réfléchir à
un compromis assurant à la fois la participation de la petite
communauté tout en la tenant à l’écart des troubles secouant
Enchanvie. Jules avait écouté avec attention les propositions,
arguments et contre-arguments des uns et des autres. Quant à la
représentante handicapôme, Nakoumi, elle avait défendu une
position ferme d’une participation totale de la communauté des
Hybrans et animors, arguant notamment que c’était dans leur intérêt
de mettre un terme au conflit et à l’autoritarisme de certains sur
Enchanvie. Rémi avait d’abord suivi avec intérêt les discussions
avant de les trouver répétitifs. Il avait échangé de temps à autre avec
Kataia, mais passa son temps à alterner écoute des débats et
observation des alentours. Le soleil s’était levé depuis belle lurette, et
le jeune garçon commençait à somnoler. Alors que le représentant

332
loup, un certain Crodefer, avançait un nouveau argument sur le fait
qu’il fallait agir au plus vite pour mettre au jour les secrets et
complots qui avaient régenté Enchanvie, Rémi s’étendit sur la
surface du toit, tant il se sentit lassé par les discussions sans fin. Une
touche amicale sur l’épaule droite le fit réagir. Il vit Kataia qui le
regarda avec amusement. Le jeune Français lui dit d’un ton un peu
ébaubi :
« Ben quoi ? J’en ai assez de ces débats sans fin…
— Je ne te le reproche pas, le rassura l’handicapôme adolescente,
c’est juste que ce serait dommage que je te réveille lorsque le débat
aura pris fin…
— Je n’ai même pas le droit de dormir, geignit le jeune Tarn.
— Keine Sorge, Herr Rémi, intervint Wilem, diesen Debatten
längen nie mehr als ein Viertel der Tag…
— Pardon, demanda le jeune garçon se tournant vers la gauche où
se trouvait l’handicapôme germanique.
— Il a dit que ces débats ne duraient jamais plus du quart de la
journée…
— Quart de la journée ! C’est long !
— C’est vrai, admit l’handicapôme slave, mais c’est nécessaire
pour assurer l’accord des différents représentants d’animors et
d’Hybran…
— Mais ne pourraient-ils aller plus vite ? Ils seraient plus
efficaces…
— Peut-être pas. Les animors n’ont pas le même type de
raisonnement que les Hybrans, les Natachtones ou nous. Leur priorité
est de survivre et de cohabiter sans confrontations brutales… »
Rémi soupira et secoua la tête d’un air résigné, songeant à ses
parents qui risquaient de graves problèmes si ce qui avait été rapporté
par les survivants du camp de Ganmar était avéré. Il fut très soucieux
pour sa sœur qui risquait de rencontrer le danger si jamais elle se
retrouvait dans une situation compliquée. Il n’appréciait guère la
perspective de la voir voyager en compagnie d’un des conseillers de
Morsort, même si ce fut pour contrer les manigances de ce dernier ou
d’un de ses alliés. Les dernières nouvelles l’inquiétaient beaucoup et
il voulait agir à tout prix pour retrouver Anaïs et ses deux

333
compagnons handicapômes, mais aussi pour secourir ses parents et
régler leur compte à ceux qui avaient été responsables de la situation
de sa famille. Rémi entendit soudain Wilem leur dire en leur
montrant le conseil du bras :
« Achtung ! Herr Jules wird sprechen… »
Rémi ne comprit pas tout ce que l’handicapôme germanique
disait, mais sut qu’il était question de Jules. Il vit que Kataia avait
reporté son regard vers le conseil et tourna lui-même son regard en
direction de Jules, qui s’était levé de sa position et s’avançait au
centre de la pièce.

Jules, assis sur le sol, écouta les différents membres du conseil


avancer leurs arguments. Il savait qu’il serait le dernier à parler en
tant que seul représentant humain du camp, du moins sans compter
l’arrivée de Rémi Tarn. Le jeune Français avait constaté que ce
dernier était assis en compagnie de Kataia et de Wilem sur le toit au-
dessus du conseil et les écoutaient. Il avait souri à la vue de Kataia et
de Rémi qui discutaient de temps à autre et lui fit regretter ce qui
s’était passé entre Anaïs et lui. Concentrant de nouveau son esprit à
l’écoute des débats, il repéra Crodefer qui s’apprêtait à parler. Il
connaissait bien le loup depuis qu’il avait rejoint le camp avec les
handicapômes. Jules se rappelait que si les rapports avec les anciens
alliés de Morsort étaient d’abord tendus, il avait appris à mieux les
connaître et à les accepter pour ce qu’ils étaient : des animors qui
voulaient juste mener une existence tranquille, loin d’une guerre qui
les affectait trop et leur donnait l’impression de perdre leur identité.
Il appréciait le loup, car ce dernier avait une profonde connaissance
du camp de Morsort et des enjeux du conflit, ce qui avait permis au
jeune homme de mieux approfondir sa recherche de la vérité. Il
écouta le canidé déclamer :
« Mes chers compagnons, nous discutons depuis la fin de la nuit
de la possible implication de notre communauté dans le voyage que
préparent Jules et Rousslure. J’ai entendu à la fois les arguments de
ceux qui considèrent qu’il est important de les aider à faire éclater la
vérité afin de mettre un terme au conflit qui ensanglante Enchanvie et
de renverser ceux qui la tyrannisent ces toutes dernières années, ainsi

334
que de ceux qui défendent le refus de cette participation pour éviter
l’exportation du conflit actuel dans la trouée de Milieterre. Pour ma
part, je pense qu’il est nécessaire d’agir. Car combien même nous ne
participons pas au voyage, serons-nous pour autant épargné par le
conflit actuel ? Vous-même, Silveric, ajouta le loup en direction du
chef de village, avait déclaré que la chute du camp de Ganmar
menaçait l’ensemble de la trouée. Si nous refusons, comment serons-
nous considérés alors que nous avons la seule occasion de renverser
les tyrans qui ruinent notre monde ? Allons-nous risquer de rater
l’occasion de montrer qui sont les véritables responsables de la
catastrophe actuelle ?
— Vous dîtes ça parce que vous considérez que Morsort n’est pas
le principal responsable. », déclarait maussade un buffle.
Un brouhaha de protestations et d’invectives jaillirent dans le
conseil. Jules soupira à la vue des animors qui s’interpellaient
violemment, ayant découvert que les séances du conseil étaient plutôt
calmes, mais les fractures liés à la guerre pouvaient créer quelques
animosités parmi les animors. Silveric intervint d’une voix ferme
pour ramener le calme :
« Silence ! Nous devons régler ce problème à l’amiable. »
Le silence s’imposa de nouveau parmi les créatures du conseil. Le
chef des Hybrans se tourna vers Crodefer :
« Continuez, Crodefer.
— Merci Silveric, dit le loup qui tourna sa tête en direction du
buffle, puisque Sablourd en parle, parlons de Morsort. D’après ce
que Jules, Reptineutre et Rousslure nous ont dit, il ne serait plus de
ce monde. Mais dans ce cas, qui gouverne Enchanvie ? Et quels sont
les intentions de ce nouveau chef ? Vous tous savez que Morsort
cherchez à détruire Ganmar pour une histoire de crime. Mais qu’en
est-il des véritables maîtres actuels d’Enchanvie ? Ils tyrannisent
toutes les créatures et ont une poigne de fer qui n’a pas d’égal
comparable. Si Morsort est vraiment mort et que d’autres gouvernent
prétendument en son nom, ils exigeraient sans aucun doute notre
soumission et n’hésiteraient pas à mettre la trouée à feu et à sang et
anéantiraient l’équilibre que les Hybrans ont établi avec les différents
animors et les rares Natachtones vivant dans la région.

335
— On peut toujours les combattre, intervint un onyx.
— Mais à quel prix ? Nous ne savons pas ce dont sont capables
les mutanimors. Ils ont déjà permis à Morsort de pratiquement
gagner cette guerre. C’est pourquoi je considère qu’il faut agir avant
eux… »
Jules se rendit compte que les animors, Nakoumi, la représentante
handicapôme, Silveric et Jessine, qui était la porte-parole des
Natachtone, se dévisageaient sombres et inquiets. Lui-même était
soucieux, car il était conscient que les mutanimors pouvaient rivaliser
avec les Hybrans et les Natachtones. Il entendit Crodefer terminer
son discours :
« Cependant, s’il y a une chose sur laquelle je peux être d’accord
avec ceux qui refusent la participation au voyage, c’est d’assurer la
sécurité de la trouée pour empêcher son éventuelle invasion… Et
maintenant, je laisse la parole à Jules Lefort. »
Jules observa le loup revenir vers l’un des murs du bâtiment. Il
respira profondément et se leva difficilement du sol. Aidé par
Pattranchantes, la mante religieuse du conseil, le jeune homme
malade prit sa canne et clopina vers le centre de la pièce. En arrivant
au centre, il observa les différents membres du conseil : tous,
Nakoumi en particulier, le dévisageaient avec attention. Le jeune
Français remarqua Rémi, Wilem et Kataia en train de le fixer aussi
du regard. Il savait que ce qu’il allait déclarer pouvait influencer la
décision du conseil. Lui-même était conscient des enjeux. Respirant
profondément, ce qui l’amena à tousser, il déclara d’une voix ferme
et fatiguée sous le regard soucieux des membres du conseil :
« Chers représentants du conseil, j’ai écouté attentivement tout ce
qui a été dit sur cette question d’intervenir dans ce conflit. Je
comprends tout aussi bien le souci des uns à protéger Milieterre de la
guerre que ceux qui veulent nous rendre service pour le voyage à
venir. Bien que je souhaite ardemment éviter que la guerre se répande
sur les territoires de la trouée, je sais aussi que ce n’est qu’une
question de temps avant que ceux qui mènent les animors de Morsort
et les mutanimors ne s’intéressent à votre région. »
Il s’interrompit, sa gorge se serrant d’émotion alors qu’il reprit :
« Je sais qu’il y a aussi mon ancienne amie Anaïs et je ne me le

336
pardonnerai jamais de l’avoir placée dans cette situation. Si une
décision doit être prise, je considère donc qu’il est nécessaire que
vous ayez votre contribution dans les événements à venir… »
Jules fit une nouvelle pause et observa les différents membres du
conseil en train de se regarder et de prendre une position réflexive.
Le jeune homme vacilla et ressentit une petite douleur à la poitrine :
le mal qui le rongeait continuait de progresser dans son corps.
Comme aucun membre du conseil ne voulut intervenir, Jules décida
de conclure :
« En d’autres circonstances, je vous aurais exhorté à intervenir.
Mais je n’ai pas ce pouvoir. Le seul conseil que je peux vous donner,
c’est de faire une participation par volontariat comme certains l’ont
proposé dans ce conseil. Cela vous évitera une implication directe
dans les événements à venir, mais vous assurera une contribution au
dévoilement de la vérité que Rousslure et moi comptons mener. Je
vous conseille aussi de vous tenir prêts quelle qu’en soit la décision
prise de ce conseil. Il y a d’autres animors, d’autres Hybrans,
d’autres Natachtones voire peut-être des humains qui mènent une
existence simple et tranquille loin de tous ces tracas. Pensons à les
protéger de ce chaos… Merci. »
Le jeune homme retourna en clopinant à sa place, mais ne s’assit
point : s’asseoir lui était désormais un calvaire. Tous les regards se
portèrent sur lui. Il en était indifférent, mais savait aussi qu’il avait
pris une position risquée pour le village et qu’il pouvait influencer la
décision finale. Silveric s’avança vers le milieu de la salle de conseil,
dévisagea tous les membres du conseil sans exception et déclara :
« Maintenant que tout le monde a présenté sa position et l’a
défendu, il est temps de prendre une décision vis-à-vis de cet
ultimatum. Pour ma part, en tant que chef de ce village et un des
principaux représentants des Hybrans de la trouée de Milieterre, je
suis contre une implication directe dans l’expédition sur les terres
enchanviennes, mais je ne m’oppose pas à un volontariat de certains
de mes compagnons. Que ceux qui sont d’accord avec cette position
me rejoignent au milieu. Que ceux qui acceptent l’idée d’une
implication intégrale du village vont vers le mur du fond et que ceux
qui sont pour le maintien du village en dehors des affaires

337
enchanviennes vont vers l’entrée. »
Aussitôt, huit animors, dont Crodefer rejoignirent Silveric, tandis
que le représentant Natachtone et trois animors allèrent vers l’entrée.
Jules rejoignit Silveric et Crodefer d’un pas pénible. Le jeune garçon
se sentait fatigué, mais refusa de se laisser abattre par la faiblesse
physique qui l’invalidait. Arrivé au côté de Pattranchantes, il observa
les trois groupes. Le mur du fond fut occupé par Nakoumi, Sablourd
et les trois autres représentants animors représentants. Mesurant la
taille des différents groupes, le jeune garçon sut quelle serait la
décision du conseil. Il entendit Silveric lancer d’une voix forte :
« C’est décidé : le Conseil refusera une implication totale dans
l’expédition de Jules et de Rousslure, mais acceptera que certains de
ses membres participent au voyage…. »
Jules vit le chef des Hybrans se tourner vers un des animors
volants représentants et lui dire :
« Griffacerés, demande à trois de tes faucons d’aller avertir les
villages voisins. La communauté de Milieterre doit connaître notre
décision et se tenir prête. »
Jules observa le représentant faucon quitter à tire d’aile le
bâtiment, entendit le brouhaha environnant, remarqua les différents
représentants du conseil en train de quitter les lieux et en fit de
même. Il s’aperçut que Nakoumi l’attendait avec une mine sérieuse.
Le jeune garçon savait que l’handicapôme amérindienne voulait lui
parler et que la discussion allait être serrée.

Rémi n’en crut pas ses yeux lorsqu’il constata qu’une grande
partie des animors du conseil prendre parti contre une participation
de leur communauté. Il était plutôt déçu, ayant préféré voir les
animors et Hybrans les soutenir davantage dans le voyage à venir du
fait des enjeux. Le jeune garçon observa Silveric en train de parler à
un faucon, qui s’envola peu après. Tournant son regard vers Kataia et
Wilem, il constata que les deux handicapômes étaient partagés par la
décision du conseil. Il entendit même Wilem dire à l’handicapôme
slave :
« Das ist zu schlecht, dass sie nicht uns helfen mehr wollen…
— Ich bin einverstandem mit dir. », dit Kataia.

338
Rémi, un peu perdu par leur conversation, leur demanda hésitant :
« Que dîtes-vous ? »
Kataia tourna son visage vers Rémi. Ce dernier vit qu’elle avait
une mine un peu sombre. A cette vue, son cœur se serra : voir son
amie dans cet état le peinait. L’adolescente handicapôme lui dit d’une
voix résignée :
« Nous sommes mitigés par la décision du Conseil… »
Rémi comprenait ce que Kataia voulait dire. L’handicapôme slave
lui demanda :
« Et toi, que penses-tu de la décision du Conseil ? »
Rémi répondit outré :
« Je ne suis pas content de leur décision. C’est leur guerre… Ils
devraient en être conscient, s’y impliquer davantage…
— Peut-être est-ce parce que c’est une guerre qui les concerne
qu’ils ne veulent pas trop s’y frotter. La plupart d’entre eux l’ont
connu de très près et préféreraient sans doute l’éviter. Et puis… Les
animors ont certes une grande intelligence, mais ils préfèrent mener
une existence tranquille semblable à celles de leurs ancêtres ou des
petits animors…
— Cela ne les empêche pas de faire des guerres, rétorqua Rémi.
— C’est juste, mais la durée de ce conflit a fait prendre
conscience à plus d’un qu’ils risquaient de perdre leur identité… »
Rémi regarda pensivement son amie fantomatique ne sachant pas
quoi penser des animors. C’était certes des créatures fascinantes par
leur taille et leur intelligence, mais il les appréhendait aussi
beaucoup, même si ceux vivant dans le village Hybran étaient
amicaux. Kataia lui dit :
« Mis à part ça, qu’as-tu pensé de Jules ? »
Rémi réfléchit quelques secondes avant de regarder droit dans les
yeux l’adolescente handicapôme pour lui déclarer :
« J’ai apprécié ses propos, même si je regrette qu’il n’ait pas incité
les Hybrans et les animors à nous aider davantage ou qu’il aurait voté
l’implication du village dans le conflit. », ajouta-t-il d’une voix un
peu amère.
Kataia allait dire un mot lorsqu’elle repéra que Jules et Nakoumi
en train de discuter de vive voix non loin de l’entrée. Soucieuse, elle

339
observa la discussion se dérouler avant de voir Nakoumi quitter
Jules. Le visage méditatif de ce dernier ne la rassura point. Rémi
remarqua la mine grave de son amie et s’en inquiéta, lui demandant :
« Qu’est-ce qu’il y a, Kataia ? »
L’handicapôme slave tourna son regard vers le jeune garçon. Elle
hésita un court instant à lui répondre avant de dire :
« J’ai bien l’impression que Jules a d’autres soucis que de rallier
cette communauté à un soutien total du périple que nous allons
entreprendre… »
A ces mots, Rémi fut davantage soucieux, mais voyant que Kataia
ne semblait pas très disposée à discuter, il préféra ne pas demander ce
qui pouvait rendre soucieux Jules. Il lança un regard en direction de
ce dernier et vit que ce dernier était collé contre le mur du bâtiment,
le visage grave. Curieux de savoir ce qui troublait ce dernier, le jeune
Français s’approcha de son compatriote. Ce dernier, plongé dans ses
pensées, ne le remarqua même pas, songeant avec amertume à la
perspective compliquée qui allait s’offrir à ceux qui allaient
accompagner Rousslure et lui. Il sortit de sa réflexion en entendant
Rémi lui demander :
« Que se passe-t-il Jules ? »
Le jeune homme malade regarda son compagnon. Une douleur se
ressentit au niveau du ventre. Il grimaça et posa sa main gauche au
niveau de la zone douloureuse. Rémi constata le malaise de Jules et
en fut soucieux. Mais avant de l’interroger sur sa santé, Jules leva ses
yeux vers lui et répondit d’une voix un peu faible :
« De quoi parles-tu, Rémi ?
— Tu avais l’air songeur…
— Ah ! Je viens d’avoir une discussion difficile avec
Nakoumi… »
Rémi regarda un peu perdu le jeune homme, se demandant de qui
il parlait. Jules ne le remarqua point et enchaîna :
« Elle a déploré le fait que je n’ai pas suffisamment défendu le
voyage que nous allons faire ou d’avoir soutenu Silveric…
— Sur ce point, je suis d’accord avec elle.
— Je lui ai expliqué que nous pouvons forcer les Hybrans et les
animors à nous suivre et que nous n’étions que des hôtes du

340
village…
— Et c’est tout ?
— Non. Elle m’a aussi fait part du fait qu’une grande partie des
handicapômes ne voulaient pas prendre part au périple qu’on va faire
pour rejoindre Morpaysombre… »
Rémi fut si interloqué qu’il s’exclama, attirant le regard des êtres
alentours sur Jules et lui :
« Comment ça ils ne veulent plus nous aider ! Après ce que toi et
Rousslure avaient fait pour eux… »
Alors que les regards se concentraient sur Rémi et lui, Jules eut un
regard las et triste :
« C’est justement pour cette raison qu’ils ne veulent plus
continuer. Ils nous sont redevables de leur avoir donné une nouvelle
raison d’être et de pouvoir combattre cette malédiction qui leur pesait
tant… »
Le jeune homme malade s’interrompit et toussa grassement. Rémi
ressentit une vive anxiété à voir l’ancien ami de sa sœur aussi
grabataire. Sa rancune à l’égard de ce dernier s’était affaiblie à la vue
de cette situation, même si le jeune garçon en avait aussi ressenti une
certaine satisfaction. Le jeune Français s’apprêta à s’enquérir de
l’état de santé de son compagnon lorsque ce dernier inspira
profondément et reprit :
« … mais en même temps, ils ont tellement connu de souffrances
et de déboires qu’ils ne veulent plus s’y confronter. Ils veulent passer
à autre chose… »
Rémi fronça des sourcils à ces mots. Un doute le prit soudain et
demanda un peu anxieux :
« Est-ce que Kataia fait partie de ces handicapômes-là ? »
Jules regarda avec un certain amusement son compatriote
devinant l’attachement du jeune Tarn pour l’handicapôme slave avant
de répondre en secouant la tête :
« Ne t’inquiètes pas pour elle. Elle fait partie de ceux qui nous
accompagneront jusqu’au bout…
— Ah, dit soulagé Rémi, et on serait combien ? »
Jules réfléchit quelques secondes. Puis il déclara :
« Sans tenir compte des potentiels volontaires parmi les animors,

341
Hybrans et Natachtones, on serait environ une centaine… »
A ces propos, Rémi ressentit un profond soulagement : il avait
appréhendé que ce fut pire. Son sourire disparut lorsqu’il vit Jules
grimacer de douleur et s’affaisser contre la paroi du mur. Cette vue
lui rappela la vive inquiétude qu’il avait ressenti à le voir tousser
grassement. Il l’interrogea d’un ton préoccupé :
« Comment te sens-tu ?
Jules regarda son compatriote avec tristesse et hésita à répondre.
Mais la douleur qu’il ressentit était bien vive. Se redressant avec
peine alors que Rémi l’aida instinctivement, il finit par déclarer avec
lenteur :
« Je suis malade… Gravement malade… La phmousis
m’empoisonne à petit feu…
— Mais je croyais que l’âmu…, déclara d’un ton choqué Rémi
qui s’interrompit cherchant le mot.
— L’âmusion.
— Ah oui ! Que l’âmusion t’avait sauvé d’une mort certaine. »
Le jeune garçon constata avec inquiétude que Jules secouait
négativement la tête :
« Non. Il a certes éliminé une grande partie des effets néfastes de
la phmousis de mon corps, mais il n’en a pas éliminé les germes. Et
ceux-ci se sont développés au cours des trois dernières années…. »
Rémi observa avec interrogation Jules. Autant la veille, il en
voulait à ce dernier et avait été choqué de le voir mutilé et malade,
autant aujourd’hui, il avait de la peine pour l’ancien ami de sa sœur.
Et ce que ce dernier venait de dire ne le rassura pas du tout. Il
ressentit davantage l’inquiétude lorsque Jules ajouta un peu abattu :
« … et je crois que j’en suis maintenant à la phase terminale… »
Rémi pâlit à ces mots et regarda avec souci Jules, percevant ce
que cela impliquait, et n’osant y croire. Un silence pesant s’imposa
entre les deux personnes. Seul le bruit des mouvements et des cris
d’animors et d’Hybrans dans le camp résonnait autour d’eux. Rémi
tourna son regard vers l’entrée du bâtiment du conseil et se demanda
comment allait se dérouler le voyage qu’ils allaient entreprendre. Il
espéra qu’ils n’auraient aucun souci et qu’ils parviendraient à sauver
ses parents, à retrouver sa sœur et à faire éclater cette vérité dont il en

342
connaissait des bouts et qu’il désirait connaître dans son intégralité.
Au plus profond de lui, il souhaitait pouvoir revenir chez lui avec sa
famille une fois ce périple accompli.

« Attention ! Jules va parler… »</><>

« Dommage qu’ils ne veulent pas nous aider davantage…


— Je suis d’accord avec toi. »</><>

343
FIN

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