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R E M E R C I E M E N T S

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Avec la collaboration de Marie Larochelle, des contributions de Roland
Urbain, Jean Bricmont, Dominique Lambert.
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En remerciant pour leurs conseils critiques: Jean-Marie Baily,


Anne-Marie Clamot, Joseph Dewez, Barbara Dufour, Michel Goldberg,
Vanessa Limpach, Emilie Morin, Sylvie Mersh, Laurent Ravez,
Alain Maingain, Pascale Prignon, Carole Van der Voort...
Ce sont leurs apports ainsi que les encouragements et éclairages de
toutes celles et tous ceux qui m'aiment, de mes étudiants, de mes
collègues, et d'autres qui m'ont appris que cela vaut la peine de risquer
sa parole et de s'engager... même lorsque ce qui est en jeu paraît relever
de la pure objectivité.
P R É L U D E

Quelques histoires de classe pas


toujours inventées…

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Mettre en scène une démarche épistémologique, c’est faire de la caricature. Et c’est
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ce que je vais faire dans les lignes qui suivent en mettant en scène Jean et Sophie, deux
enseignants… Je n’ai pas pu résister à donner au garçon le rôle un peu Gribouille ; question
de prendre distance par rapport à tant de manuels où l’on présente les filles comme des
Bécassines face aux sciences. Ce qui est en jeu, c’est la façon dont les jeunes d’aujourd’hui
perçoivent les démarches scientifiques (en sciences humaines ou en sciences dites
« dures » 1). Pourquoi les voient-ils souvent comme une réalisation formidable, mais étran-
gère à leur monde ? Pourquoi, si souvent, les jeunes générations se méfient-elles de la ratio-
nalité scientifique ? Comment considèrent-elles ce que nous appelons — avec raison — les
succès de cette rationalité ? Quelle place donnent-elles au symbolique dans l’existence ?
Comment peuvent-elles développer un esprit critique, y compris par rapport aux activités
scientifiques, sans devenir blasées ? Pourquoi les adultes pensent-ils que les jeunes sont des
proies faciles pour tout genre d’obscurantisme ? Quel type d’être humain et de rapport au
savoir va sortir des cours de français, de sciences, de mathématiques, d’éducation physique,
etc. ? Quelle place va-t-on prévoir pour que le garçon ou la fille qui construit son histoire
puisse être autonome mais aussi puisse devenir un acteur engagé dans l’histoire humaine ?
Quelle place sera donnée à la recherche de bonnes représentations de notre existence, à la
construction de bonnes institutions pour notre société et à l’édification d’un environnement
où il fasse bon vivre ? Tout cela, je pense, se joue déjà dans les cours de l’école fondamen-
tale. Comment les enfants apprennent-ils à être des sujets qui construisent, et non des objets
qui fonctionnent comme des ordinateurs programmés ? Tout cela est déjà en jeu dans la
manière dont on enseigne à observer ou à raconter une histoire… Dans les quelques histoires
présentées ici, comme dans le reste de cet ouvrage, le style sera délibérément simple et
familier : question de nous rappeler qu’un rapport positif au savoir n’implique pas toujours
des mots savants et une allure guindée…
Jean convia ses élèves à un cours sur l’observation. Il déposa un bocal avec un poisson et
donna ses instructions : « Observez ». Ce fut bientôt la foire. Sophie fit autrement. Elle
déposa le bocal et demanda de décrire sur une feuille de papier comment faisait le poisson

1. Les sciences qu’on appelle « dures » comme la physique ou la chimie sont sans doute des disciplines suffisam-
ment établies pour que leur point de vue soit « durci » et donc accepté sans discussion. Ce qui n’est pas le cas des
sciences sociales. Nous nous demanderons plus tard si l’éclatement des sciences en disciplines est imposé par « la
nature des choses » ou s’il est une invention humaine (un fait de l’art humain).
8 Prélude — Quelques histoires de classe pas toujours inventées…

pour tourner. Il y eut une discussion vivante. Mais Jean grommela : « Ce n’est plus de
l’observation, c’est faire une théorie… ». Et Sophie de remarquer : « Observer, ne serait-ce
pas aussi faire une petite théorie ? Ne serait-ce pas organiser sa vision et sélectionner ce qui
paraît important ? »
Jean déclara que tous les êtres vivants avaient les mêmes besoins fondamentaux. Il fut bien
embarrassé quand une élève finaude lui demanda : « Et quels sont les besoins affectifs fon-
damentaux d’une bactérie ? » Il resta le bec dans l’eau ! Sophie, elle, aborda la question
autrement ; elle demanda s’il y avait des ressemblances entre les besoins de diverses espèces
animales. Bientôt on parla d’analogies (mais sans utiliser en classe un mot si barbare !)…
Jean, après plusieurs expériences, déclara que la lumière de la lampe de poche s’expliquait
par le courant électrique. Une élève de Sophie lui dit : « Mais l’explication ne serait-elle pas
que vous avez allumé la lampe de poche ? » Là-dessus Jean se reprit et dit : « Au fond, n’y a-

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t-il pas plusieurs sortes d’explications : le courant électrique, le fait que j’ai allumé ma
lampe, le fait que je voulais voir clair ? D’ailleurs, ajouta-t-il, c’est un peu idiot (mais est-ce
grave d’être parfois un peu idiot ?) de prétendre avoir L’explication d’un phénomène ou
d’une situation. »
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Jean se vit demander par un élève quelle était la traduction exacte de « You are right ». Il
répondit sans sourciller : « Vous avez raison ». Sophie expliqua qu’il n’y avait pas de traduc-
tion parfaite, que c’était une expression typiquement anglaise, mais que « Vous avez raison »
était une bonne traduction, en première approximation. Mais elle se demanda tout de même
si elle n’avait pas trop cherché la « petite bête ».
Jean, bien excité, déclara : « La preuve que les lois de la physique sont vraies, c’est qu’avec
elles, on parvient à faire voler des avions. ». Sophie grommela : « Je croyais que cela mon-
trait seulement qu’elles étaient bonnes à faire voler les avions ».
Jean était heureux : il avait montré à ses élèves que les cygnes étaient blancs ; il l’avait véri-
fié par plusieurs expériences en se rendant dans les parcs de la ville. Bénédicte, une des élè-
ves, se demandait, rêveuse : « Et si, demain, je rencontrais un cygne noir ? Qu’en serait-il de
sa preuve ? »
Jean et Sophie se demandaient si l’informatique était une science. Mais Sophie ajouta tout de
même : « Pourquoi se demande-t-on cela ? Le titre de “science”, est-ce un titre de noblesse ? »
Les élèves Jean, Julie et Jacques discutaient de la leçon sur la ville qu’ils venaient d’enten-
dre, dans trois classes différentes. « Mon prof, dit Jean, nous a expliqué ce qu’est une ville.
C’était intéressant, mais je voudrais savoir ce qu’il pense de la façon dont Pappy me pro-
mène pour me montrer SON quartier. » Là-dessus, Julie intervient : « Monsieur Jean, lui,
nous a dit que nous avions à construire chacun notre manière de voir la ville. C’était amu-
sant, mais quelle cacophonie ! Heureusement, après tout ça, il nous a expliqué ce qu’est vrai-
ment une ville » Quant à Jacques : « Madame Sophie nous a aidés à expliquer comment
chacun et chacune de nous voyons notre ville ; puis elle nous a expliqué et montré comment
un géographe la regarde. J’ai trouvé intéressant qu’on puisse en discuter tous ensemble à la
façon des géographes. Cela m’a fait voir des aspects de la ville auxquels je ne pensais pas.
Cependant, même si j’aime regarder notre ville comme ton pappy, j’ai aussi ma façon à moi
de la voir. Ça dépend des moments ».
Bref, Sophie avait pris, par rapport aux savoirs, une posture que nous définirons et propose-
rons dans ce livre : le socioconstructivisme. Quant à Jean, il semble être bien influencé par la
façon dominante de voir les sciences d’il y a un ou deux siècles et qui est toujours une pers-
pective très présente. Même quand il prétend ne faire que de la science, Jean, comme nous
tous, suppose et propage une théorie de la connaissance et de la vie en société.
A V A N T - P R O P O S

L’épistémologie, qu’est-ce? 1

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Épistémologie ! Quel mot compliqué ! Beaucoup se demandent ce que cela veut
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dire… Il y a une approche simple (parmi d’autres, souvent plus compliquées) : de même que
l’étude des phénomènes sociaux s’appelle la « sociologie » et que l’étude des réactions des
personnes s’appelle « psychologie », l’épistémologie est le nom de la discipline qui étudie
la façon dont on connaît. La racine grecque « épistêmê » signifie en effet « connaissance ».
La chimie, c’est faire un objet de connaissance d’un certain nombre de phénomènes appelés
« réactions chimiques ». L’épistémologie fait un objet de connaissance de nos manières de
connaître. Très simplement : de même qu’il est possible d’étudier comment fait un cheval
pour aller au pas, trotter ou galoper, on peut étudier, d’une façon générale, comment les
êtres humains réfléchissent et pensent 2 (à distinguer de la métacognition 3 qui étudie plus
les conditions particulières de notre connaissance).

Lorsque nous expliquons à des enfants comment observer, comment prouver une proposi-
tion, comment résumer un article, nous faisons de l’épistémologie. Vérifier si une méthode
est correcte ou étudier de la psychologie cognitive, cela relève encore de l’épistémologie. On
pourrait proposer une longue liste de thèmes qu’étudie cette discipline (qui fait d’ailleurs
appel à d’autres branches du savoir comme la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, la
biologie, la linguistique etc.). La critique d’une information, la mise au jour de présupposi-
tions, la façon dont les savoirs sont divisés en disciplines, la distinction entre un jugement de
valeur et une description, les approches interdisciplinaires, le rôle des experts, la distinction
entre la chimie, la biologie et la physique, la façon dont une équation représente un phéno-

1. Avis au lecteur cherchant une introduction à l’épistémologie : quand on aborde un ouvrage dans un domaine
qu’on connaît peu, il est souvent bon de sauter l’avant-propos s’il paraît trop compliqué. Parfois l’introduction est
un message pour spécialistes. On pourra la relire plus tard, quand on maîtrisera le domaine. Dans ce cas-ci, je con-
seille au lecteur débutant de commencer par le chapitre 1.
2. Il existe plusieurs approches de l’épistémologie : les sciences cognitives, la sociologie de la connaissance, la
psychologie, la didactique, l’histoire des savoirs, et plusieurs autres approches côtoient des problématiques sembla-
bles ou complémentaires et se font facilement concurrence. Cette pluralité d’approches correspond à une pluralité
de visées.
3. Ce terme vise la manière dont nous contrôlons nos propres processus cognitifs tandis que l’épistémologie étu-
die la façon dont les humains connaissent. Par exemple, l’épistémologie se demandera ce que sont les disciplines ou
les savoirs représentatifs. La métacognition concerne la façon dont je me représente, de façon réflexive, mon propre
processus mental (cf. Noël B., 1997). Il y a évidemment un lien entre les deux types de pratiques.
10 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

mène, la manière dont un romancier agence son œuvre, la façon dont un critique de cinéma
résume un film, tout cela relève, de près ou de loin, de l’épistémologie.
Autrement dit, l’objectif de cet ouvrage est de donner à l’enseignant une ouverture réflexive
pour faire saisir aux jeunes le sens de l’expression utilisée dans les programmes français :
« découvrir le monde ». Évidemment, il ne faut pas enseigner l’épistémologie aux enfants
mais, quand l’enseignant a mieux compris comment se construisent les savoirs, il donne à
ses leçons une dimension nouvelle.

1 De quel lieu parle-t-on ?


Chacun a son itinéraire en épistémologie

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On peut étudier l’épistémologie comme d’autres matières scolaires. Mais on peut
aussi aborder cette discipline en rejoignant un projet de libération de soi-même, des autres et
de la société. La réflexion épistémologique peut nous aider à mieux comprendre cette œuvre
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magnifique que sont les sciences, tout en nous rendant plus lucide face à leurs limites et leurs
ambiguïtés. Les sciences sont, en effet, une production historique construite par des humains
et pour des humains. Elles véhiculent des possibilités de libération, une grande beauté esthé-
tique, une fiabilité remarquable mais elles peuvent aussi devenir lieux de mystification, de
destruction et facteur d’inégalité sociale. C’est dans tout cela que naviguent l’épistémologie
d’une part, et les scientifiques, d’autre part.
Comme il y a diverses façons de construire des savoirs, il est nécessaire de décider. C’est
ainsi qu’un exposé sur l’épistémologie, cet ouvrage, ne peut rester neutre. Celui-ci ne se veut
pas neutre ; de fait il reflète l’itinéraire de bien des scientifiques — et notamment celui de
l’auteur principal de ce livre — qui, au cours de leur carrière, ont vu leur vision du travail
scientifique se modifier. C’est ainsi que le texte passe, de temps en temps, de la troisième à la
première personne : question de se rappeler que l’aventure dans laquelle nous nous enga-
geons est celle de femmes et d’hommes, et pas seulement le déploiement d’une logique abs-
traite. Le « je » utilisé rappelle que certaines positions expriment des engagements et que,
comme on le verra nettement dans l’appendice, d’autres avis peuvent avoir leur place 4.
L’épistémologie c’est aussi, pour chacun, une réflexion sur sa vie et sur notre vie. Des ques-
tions sur l’existence et son sens sont en jeu. Ainsi, personnellement, j’ai longtemps cru que
les sciences étaient nécessairement bonnes et conduisaient au bonheur de tous. Les problè-
mes que je percevais semblaient venir des applications et non des sciences elles-mêmes. Je
pensais que ma vie intellectuelle consistait en une recherche de la vérité inhérente aux scien-
ces. Ce projet ne m’a pas quitté mais il s’est tout de même transformé.
Un événement qui a marqué ma vision des sciences fut incontestablement la découverte de
ce que le contrat de recherche qui me payait lorsque je faisais mon doctorat en physique au

4. En décidant de mettre en évidence cet aspect humain de l’épistémologie, on se démarque des exposés qui se
prétendent objectifs parce que, disent-ils, présentant toutes les positions. Car, même si de tels exposés ont leur légi-
timité et leur intérêt, ils restent toujours une manière parmi d’autres de sélectionner ce qu’on trouve important pour
en présenter une synthèse toujours subjective. C’est face à cette impossibilité de construire un exposé totalement
neutre que ceux et celles qui ont discuté cet ouvrage ont préfèré souligner qu’on ne peut jamais échapper à la parti-
cularité de son point de vue. D’où l’exposé fait à la première personne qui invite d’ailleurs les étudiants à construire
aussi leur savoir à la première personne et à assumer leur histoire à eux.
De quel lieu parle-t-on ? Chacun a son itinéraire en épistémologie 11

Maryland venait du Pentagone. Vivre dans un département de physique américain pendant la


guerre du Vietnam obligeait tôt ou tard soit à fermer les yeux, soit à constater que les scien-
ces sont profondément ancrées dans l’histoire des individus et des collectivités. Alors, il me
fallut trouver un chemin entre une attitude « anti-science » — qui a toujours déplu à l’amou-
reux des sciences que j’étais et que je reste — et une naïveté — que j’abhorre. J’ai été con-
duit à me rendre compte que la vie intellectuelle — qu’elle soit en sciences ou en
philosophie — implique de choisir avec quels yeux on regarde le monde. Pour moi, il s’est
aussi agi de garder ma liberté de pensée face à des traditions religieuses qui véhiculent une
richesse énorme et sont au centre de ma vie, mais qui, trop souvent, ne comprennent pas
grand-chose au monde scientifique. En même temps, j’ai voulu garder ma lucidité face à une
communauté scientifique trop tentée de considérer avec suspicion les scientifiques qui insis-
tent pour garder une pensée critique face aux sciences. J’ai été frappé, dans ce contexte, par

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les choix d’un penseur comme Paolo Freire qui fit de la lecture un instrument de libération
humaine. Tous ces éléments — ainsi que les interpellations de nombreux amis et amies —
me firent comprendre que l’épistémologie s’enracine dans des choix de solidarités 5. Ils sont
parfois camouflés et souvent inconscients, mais faire comme s’ils n’existaient pas, c’est
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aussi se situer. Il me fallait reconnaître que le lieu d’où je venais était celui d’une famille de
scientifiques, médecins et ingénieurs, qui faisait partie de la bourgeoisie. Et que j’étais mar-
qué, pour le meilleur et pour le pire, par mon itinéraire de « catholique ouvert ». Sans renier
la richesse de ces traditions, il me fallait reconnaître leur particularité et découvrir que c’est
en fonction des « lieux » d’où l’on vit qu’on interprète le monde, qu’on observe certaines
choses et qu’on n’en voit pas d’autres.

Lorsque j’ai commencé mes études scientifiques, il y a presque un demi-siècle, les sciences
étaient encore auréolées d’un halo quasi religieux (aussi bien dans les milieux chrétiens
qu’agnostiques ; la devise de la très laïque Université Libre de Bruxelles parle d’ailleurs de
la science triomphant des ténèbres… un thème bien pascalien). La recherche était d’abord
perçue comme une quête du vrai. J’ai été porté par ce mouvement, un rien triomphaliste. Il
développait des thèmes comme la « joie de connaître », « la science et le bonheur des
hommes », avec la certitude que les sciences, les technologies et l’éducation (le progrès, en
somme !) étaient comme une lumière surgissant des ténèbres. Du côté des non chrétiens, les
sciences allaient remplacer la religion ; tandis que du côté des chrétiens, elles se vivaient
comme un « sacerdoce », avec la conviction qu’entre la foi et les sciences il ne peut y avoir
de contradiction, ce qui n’empêchait nullement des conflits tels que ceux qui accompagnè-
rent Pierre Teilhard de Chardin 6. Puis vinrent des chocs. D’abord, la bombe atomique qui
reste comme une blessure ouverte et comme une question à la communauté des physiciens.
Et puis, Oppenheimer, le père de la bombe A, qui refuse de travailler encore sur des projets
militaires et se voit retirer sa « security clearance » : il ne peut plus connaître l’état de la pro-
duction des bombes à hydrogène… Vint ensuite la découverte de ce que, dans les camps
nazis (mais malheureusement pas seulement là), au nom de la recherche scientifique, on a
instrumentalisé des gens comme on le ferait de cobayes. Dans des pays occidentaux bien
« démocratiques », ce furent, comme par hasard, des pauvres et des handicapés qui servirent

5. L’expression « choix de solidarité » se réfère à la manière de se situer par rapport aux conflits d’intérêts qui
parcourent la société. Face aux divergences qu’ils induisent il est impossible de ne pas avoir une position. Même
« ne pas décider » est une façon de décider.
6. Il s’agit d’un prêtre jésuite mort en 1955 qui élabora une vision de la foi chrétienne très ouverte aux sciences,
mais difficilement acceptée par les institutions vaticanes.
12 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

à la recherche scientifique. Ces problèmes ne se limitent pas aux sciences naturelles. La psy-
chologie fut utilisée pour organiser les propagandes et transformer les masses en troupeaux
de moutons. La science et l’ivresse de la recherche se montrèrent capables de tout… au point
que seuls des naïfs peuvent encore croire que les sciences n’apportent que la lumière.
D’ailleurs, les catastrophes écologiques nous amènent à reconnaître qu’on est loin de
« dominer la terre »… C’est au milieu de ces doutes que la confiance absolue dans les scien-
ces fut ébranlée et que naquit le mouvement dit « anti-science » qui estime que la rationalité
scientifique est impitoyable et écrase tout ce qui ne rentre pas dans ses vues et qu’elle fait
partie de la culture patriarcale qui domine les femmes.
Personnellement, bien que je n’aie jamais été tenté de mépriser les sciences, je me suis
trouvé impliqué dans deux incidents qui me firent dépasser l’idée d’une philosophie des

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sciences théorique et non engagée. Le premier que j’ai déjà mentionné fut la découverte de
ce que j’étais payé par un contrat de recherche avec le Pentagone. Que diantre, me deman-
dai-je, suis-je venu faire dans cette galère ? Pourquoi les militaires s’intéressaient-ils aux
recherches ultra-théoriques que nous faisions ? Quant au second élément qui m’ouvrit les
yeux, ce fut la constatation que mes collègues américains qui terminaient leur doctorat en
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physique recevaient de l’armée des offres d’emplois bien plus alléchantes que les entreprises
civiles.
C’est alors que je me rendis compte que ma formation de philosophe et de scientifique me
laissait désarmé face à ce qui se passait dans la société. J’acceptais facilement que tout était
à sa place dans le monde. Je n’éprouvais pas le besoin de développer une pensée critique.
Peu à peu pourtant, je compris qu’il fallait réfléchir à l’être humain en situation, dans son
lieu propre, dans son histoire et face à elle.
Cela ne supprime bien sûr pas la valeur des sciences naturelles et humaines, mais je com-
mençais à sortir d’une tour d’ivoire et à me demander comment il se faisait que mes repré-
sentations de notre monde étaient aussi naïves. Je me souviens notamment du secrétaire de
rédaction de la Revue Nouvelle qui me dit un jour, en me reconduisant à la gare : « Gérard, il
faudra que tu choisisses… ». Il s’agissait de choisir la façon de regarder le monde, notre
société, les sciences, les technologies, nos crises politiques et économiques, nos religions. Il
fallait que je décide si je voulais regarder tout cela principalement avec les yeux des domi-
nants ou avec ceux des dominés. C’était beaucoup plus engageant que les options de vie que
je croyais avoir prises. Mais, à l’époque, c’était plus d’un humanisme pluraliste dont je
rêvais que d’une société plus juste. Cependant je désirais une carrière de scientifique qui
concilie le travail de cette oasis qu’était le département de physique de l’Université du
Maryland et le monde des gens de couleur, des pauvres et des opprimés, qui mirent le feu à
des quartiers de Washington en avril 1968, au lendemain de la mort de Martin Luther King.
Finalement, une étude de l’épistémologie peut rencontrer ces diverses dimensions : on ne se
trouve pas face à une science « pure »…
L’épistémologie n’est pas un exercice gratuit : sa connaissance a des effets concrets sur la
façon dont on enseigne. Par exemple, elle peut faire réfléchir sur la différence entre la rigu-
eur des cours de français et de mathématiques. Ou, encore, si « ma » théorie épistémologi-
que me dit que « observer » c’est simplement regarder attentivement, je donnerai peu
d’importance à mes préjugés ou à la grille de lecture utilisée. Si mon épistémologie me fait
penser qu’il y a une explication ultime d’un phénomène, je ne serai pas prêt à considérer plu-
sieurs analyses possibles d’un même incident. Enfin, si je crois qu’une loi scientifique
« découle » d’une observation, il y a peu de chances que mes élèves comprennent la concep-
Définir disciplines, paradigmes, interdisciplinarité 13

tualisation comme un processus d’imagination, de créativité, de sélection et de décision,


comportant des risques, au point que l’adoption d’un modèle scientifique puisse être une
sorte de coup d’État ou un « arraisonnement » !
Bref, une formation à l’épistémologie conduit à modifier ses pratiques didactiques. Ainsi,
dans la perspective qui sera la nôtre, on évitera de dire : « Ces expériences nous prouvent
telle ou telle chose. » On dira plutôt : « Ces expériences nous convainquent que telle manière
de voir est assez adéquate et nous ouvre de nouvelles perspectives d’action ». De même, on
ne dira plus, comme le faisait un manuel de physique pas tellement vieux : « Nous allons
maintenant prouver que la distinction entre matériau isolant et matériau conducteur est un
fait. » On prendra plutôt une formulation comme celle-ci : « Quelques exemples vont nous
faire comprendre pourquoi, à certains moments, des physiciens et physiciennes ont trouvé

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intéressant et ont décidé de distinguer, dans certaines circonstances, entre les matériaux iso-
lants et les matériaux conducteurs. » Le type d’épistémologie que nous présentons conduit à
mettre en évidence qui parle, et au nom de quoi, en tenant compte du contexte où il s’agit de
décider comment voir les situations et s’engager…. En d’autres termes, il valorise la ques-
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tion du rapport de chacune et chacun au savoir.

2 Définir disciplines, paradigmes, interdisciplinarité


Nous adopterons les définitions suivantes (Fourez, Englebert-Lecomte, Mathy,
1997) qui seront affinées par les développements des chapitres, notamment de ceux qui trai-
teront des « savoirs » :
Une discipline scientifique est une approche des présupposés et des savoirs liés à une com-
munauté scientifique qui, d’une part, se reconnaît elle-même comme telle, et, d’autre part est
reconnue comme telle autour d’un objet qu’elle construit.
Une discipline scolaire est une approche et des savoirs construits en fonction d’une disci-
pline scientifique mais structurée autour d’un enseignement et de ses intérêts.
Le savoir disciplinaire est celui qui se donne comme critère de construction le point de vue
(le paradigme, dira-t-on) de cette discipline, avec tous les intérêts sous-jacents (par
exemple : le savoir disciplinaire de la médecine sur l’assuétude aux drogues).
Le terme « paradigme d’une discipline » (Kuhn, 1972) fait référence, suivant le point de
vue, à :
• L’ensemble des présupposés, normes, valeurs, croyances, méthodes, appareils de
mesure, attentes etc., définissant la discipline, de même que la communauté
« porteuse » et ses objectifs. Le paradigme agit comme une norme pour décider de ce
qu’on va étudier et comment. C’est pourquoi on dit que les disciplines scientifiques
constituent la science normale (sans doute eût-il été plus adéquat de parler de scien-
ces normées, ou mieux encore de sciences standardisées 7).

7. La standardisation est un processus par lequel une communauté se met d’accord pour construire et approcher
la réalité de façon semblable. Ainsi, les disquettes de trois pouces et demi sont standardisées, de même que les lan-
gues, ou les concepts scientifiques.
14 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

• Un exemple type qui permet de visualiser l’approche de la discipline. Par exemple, le


système planétaire est un paradigme de la physique newtonienne.
Le paradigme construit une certaine vision, et, par conséquent, on dit qu’il induit un
« monde ». Comme deux regards ne voient jamais le même monde, on dit que ceux-ci sont
incommensurables 8. Il y a le monde des physiciens, celui des théologiens, des routiers, des
juristes, des linguistes, des biologistes, des cordonniers etc. Ces mondes sont incommensu-
rables dans la mesure où la traduction d’un monde à l’autre trahit toujours un peu. Ce que
voit le braconnier n’entre jamais tout à fait dans le monde du garde forestier, et vice-versa.
Les pratiques dites « interdisciplinaires » utilisent des résultats de diverses disciplines pour
comprendre un phénomène complexe (Maingain, Dufour, Fourez, 2002). Par exemple, utili-
ser la sociologie, la psychologie, la mécanique, l’économie et d’autres disciplines pour com-

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prendre l’augmentation d’accidents routiers dans une province ; ou encore mobiliser la
psychologie et la sociologie pour la commercialisation, pour étudier une œuvre littéraire, ou
pour penser des questions théologiques. Dans cette perspective, l’objectif de l’interdiscipli-
narité est la construction d’un savoir adéquat pour une situation ; elle utilise les disciplines à
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cet effet et n’implique donc aucune dévalorisation des savoirs disciplinaires qu’elle utilise.
Au sens large, on qualifie d’interdisciplinaire toute pratique d’enseignement ou de recher-
che qui conduit des personnes de diverses spécialités à travailler ensemble.
Une connaissance globale ou adisciplinaire aborde une question dans l’ensemble de ses
dimensions, comme on essaie de le faire lors de l’achat d’une voiture. Mais cette approche
ne se sert pas nécessairement des savoirs disciplinaires spécialisés. Dans ce cas, on ne la dira
pas, au sens strict, interdisciplinaire. On parle d’une approche globale quand les critères de
pertinence du savoir construit sont davantage liés à la situation qu’aux disciplines utilisées.
Ainsi, une réflexion globale sur la douleur ne distinguera guère ce qui relève de la psycholo-
gie et ce qui appartient à la sociologie.
Une approche systémique se caractérise par l’importance donnée aux interactions récipro-
ques des divers aspects de la situation au point qu’on est tenté de comparer la situation à un
système de poutres où la solidité du tout est liée à l’agencement des parties. Elle peut parfois
être interdisciplinaire, parfois non. L’approche systémique suppose que la situation puisse
être adéquatement décrite comme un système (par exemple, une étude de la drogue dans une
école en examinant ses effets sur les échecs scolaires et les effets de ceux-ci sur la consom-
mation de la drogue).
Une approche interdisciplinaire au sens strict est une approche globale qui fait appel aux
disciplines. Mais cet appel se fait en fonction de la situation étudiée et non des intérêts des
disciplines (par exemple, élaborer un rapport sur la drogue dans une école à l’intention de
son conseil d’administration, en faisant appel à l’expérience du terrain et aux savoirs de
divers spécialistes pour les synthétiser). Une approche pluridisciplinaire est une approche
où chaque discipline indique comment elle voit la situation étudiée, mais sans qu’on ait
défini un véritable principe intégrateur, ni construit une synthèse. Les critères de pertinence
des interventions restent liés aux disciplines, même si celles-ci abordent une situation con-
crète (par exemple, un séminaire où une juriste, un psychologue, une sociologue, une théolo-

8. Cette notion d’incommensurabilité a provoqué bien des controverses, alors que ce n’est qu’un fait de tous les
jours qu’on ne peut jamais complètement traduire des visions ou discours différents. Ce qui ne veut pas dire que les
gens ne réussissent pas à se parler, malgré leurs mondes radicalement différents.
Balises pour une épistémologie socioconstructiviste 15

gienne, un médecin, parleront de la drogue en fonction de ce que leur discipline en dit). Une
approche multidisciplinaire ou par thèmes consiste dans l’apport de diverses disciplines à
un thème, sans aucune intention d’intégrer les divers apports (par exemple, un livre rassem-
blant des études sur l’usage de la drogue dans plusieurs cultures).
L’épistémologie s’intéresse aussi à la transversalité et à la transdisciplinarité, c’est-à-dire
à la manière dont on emprunte une démarche à une discipline pour comprendre un phéno-
mène relevant d’une autre. Par exemple, lorsqu’on emprunte à la biologie le concept d’évo-
lution pour l’appliquer à la connaissance de la production de voitures (pour décrire comment
cette production évolue) ; ou lorsqu’on emprunte le concept militaire de résistance pour par-
ler de tensions psychologiques ; ou lorsqu’on construit des analogies entre différentes
démarches (comme « résumer une conférence pour une revue » et « résumer un cours de

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mathématiques pour un examen »).
On parle d’une approche transdisciplinaire dans deux contextes différents. Pour certains, il
s’agit de construire une sorte de « super-science » surplombant les disciplines actuelles, qui
engloberait tous les savoirs et unifierait toutes les définitions de notions. Pour d’autres — et
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ce sera notre approche —, la transdisciplinarité est la pratique qui importe et exporte d’une
discipline à l’autre ou d’un contexte à l’autre des notions, des démarches, des instruments
etc. Il s’agit alors d’un processus de transfert où une certaine transversalité des disciplines
est mise en place selon un processus allant d’un contexte à un autre. Les deux définitions
correspondent à deux conceptions différentes de la manière dont nous utilisons des notions
dites « universelles » c’est-à-dire s’adaptant à une multitude de situations (comme résumé,
système, connaître, etc.). Pour les uns, il s’agit de notions générales surplombant les autres,
pour d’autres, il s’agit d’analogies entre diverses situations (Walzer, 1992).

3 Balises pour une épistémologie socioconstructiviste


Il y a plusieurs façons de faire de l’épistémologie — comme il y a plusieurs façons de
réparer des souliers ou plusieurs écoles de peinture. La perspective adoptée ici est socio-
constructiviste, avec des racines à clarifier dans le constructivisme, dans le sociocons-
tructivisme pédagogique et dans le socioconstructivisme sociohistorique (Aikehead,
1980).
Le socioconstructivisme est d’abord une vision constructiviste, c’est-à-dire une approche
qui met l’accent sur le fait que chaque individu se construit ses représentations du monde
(Glasersfeld, 1985 ; Larochelle & Bednarz, 1994).
Chacun voit le monde à sa façon. Mon « monde » n’est jamais exactement celui de mon voi-
sin. Il n’y a pas deux personnes pour qui les mots « bleu » ou « vitesse » déclenchent exacte-
ment la même réaction. À chacun donc ses manières uniques de ressentir et de connaître. Ce
qui ne veut pas dire qu’elles soient en tout équivalentes. Le coup d’œil sur un paysage par
une garde forestière découvre bien autre chose que celui de Jean qui passe en touriste cita-
din, ou que celui du braconnier qui chasse avec son bac à lumière. Reconnaître la diversité
des points de vue, ce n’est ni les niveler, ni dire qu’ils se valent. Mais c’est savoir et recon-
naître que notre vision dépend du lieu d’où on regarde : elle est propre à chaque individu,
16 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

Le « monde » n’est pas un amas d’objets ! C’est toujours mon (notre) monde ! Les termes
« territoire », « monde », « réel » ou « réalité », « situation » etc., posent souvent question
aux étudiants — et parfois à leurs enseignants. Ces mots sont ambigus car, spontanément, les
gens pensent le monde comme un amas de choses (et similairement pour les autres termes). Il
faut tolérer cette première approximation car du temps est nécessaire pour débroussailler
pour soi-même les enjeux de ces termes. L’enseignant ne doit pas attendre que l’étudiant sai-
sisse de suite certaines nuances. La philosophie s’étudie très difficilement de façon linéaire
(c’est-à-dire comme une suite de propositions à établir et à comprendre successivement). On
commence par une première approximation, puis on approfondit. Ainsi, rares seront les étu-
diants qui, dès le début, comprendront que les termes mentionnés ne représentent pas une
quantité d’objets face auxquels nous nous situerions, mais plutôt ce-dans-quoi-nous-sommes-

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jetés. Ce n’est que dans un second temps, après « objectivation », que le monde ou le territoire
« devient » un amas de choses. Auparavant, il paraît comme un déjà-là, informe et intemporel,
que nous organisons en un monde d’objets. Ainsi, si je parle du territoire de la ville de Namur,
cela peut avoir deux significations : soit l’ensemble d’objets qui forment ce territoire, soit ce
« quelque chose » avec lequel je suis en relation et qu’on appelle « territoire ». Lorsque l’on
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dit qu’une carte représente le territoire, cela ne veut pas dire qu’il y a l’objet « territoire » et
diverses cartes qui essaient de le représenter. Le territoire, tel que nous le comprenons ici, n’est
pas un objet. Le considérer comme un objet, ce serait déjà une manière de présenter cette glo-
balité (donc une représentation). Le territoire, c’est ce « je ne sais quoi » qu’on se représente
de multiples manières (Watzlawick, 1988). La notion de territoire désigne donc cette globalité
dans laquelle nous sommes jetés et qu’il nous est donné d’organiser en re-présentation. Il en
va de même des notions de « monde », de « réalité », de « réel » etc. Ce ne sont pas des choses
comme une table ou une chaise a (Ibarra & Mormann, 1997).
a. En langage kantien, on dirait : « La chose en soi est non connaissable ; c’est une idée régulatrice. »

partielle voire partiale. Elle est relative à ce qui nous donne un sens (nos croyances, nos pré-
supposés, nos projets, nos blessures psychologiques, notre milieu social etc.). Elle est aussi
relative à notre corps, qui impose des contraintes à notre manière de voir 9.

Tel que nous le décrivons ici aussi, le constructivisme est une façon de remettre le sujet au
centre de la vision. On y reconnaît que les connaissances sont faites par les humains et pour
ceux-ci.

Le socioconstructivisme est aussi une vision pédagogique qui accorde de l’importance aux
interactions sociales qui conditionnent la façon dont on construit ses connaissances indivi-
duelles du monde (Larochelle & Désautels, 1992). Il reconnaît ainsi que c’est en groupe et
en société qu’on apprend. C’est donc encore une vision historico-sociale qui considère com-
ment, sous la pression de facteurs économiques, sociaux, politiques et culturels, les sociétés
se développent et évoluent. Avec le temps, les sociétés ont aussi produit des systèmes de
savoirs standardisés, qu’aujourd’hui nous appelons physique, chimie, médecine scientifique,

9. C’est ce qu’explique U. Eco : « J’en suis arrivé à la certitude qu’il y a des notions communes à toutes les cul-
tures, et que toutes se réfèrent à la position de notre corps dans l’espace », in : Eco, Umberto, Cinq questions de
morale, Paris, Grasset, 1997, p. 136.
Balises pour une épistémologie socioconstructiviste 17

astronomie etc. Ces systèmes sont organisés en fonction de ce qu’on a appelé des « paradig-
mes ».
Chaque être, donc, connaît et voit le monde avec ses « lunettes » (Kemp, 1987 ; Feltz, 2002 ;
Lambourne, 1972) ses organes de perception, son expérience, sa culture. Cependant, malgré
les différences, nous nous parlons, nous pouvons partager nos visions, bref nous vivons dans
le même monde. Les manières de voir les choses sont l’objet d’une standardisation qui a,
entre autres, l’avantage de favoriser la communication. En français, quand on utilise le mot
« bleu » ou le mot « vitesse », on sait à peu près ce qu’on veut dire ; il y a eu une standardi-
sation de la langue et des manières de regarder, et c’est une bonne chose.
Selon le socioconstructivisme sociologique, les savoirs standardisés d’une discipline sont
une réponse collective à des questions d’une époque et à des situations qu’elle a engendrées.

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Même les sciences les plus traditionnelles et les plus dures — celles qui ont bien effacé leur
origine — viennent de quelque part : elles sont marquées par un lieu, des questions et des
situations.
Ainsi le socioconstructivisme véhicule, de façon implicite, une philosophie de l’éducation et
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de l’instruction. On y estime important de reconnaître la spécificité des connaissances et des


points de vue, ce qui ouvre aussi l’école à la tolérance. Mais on y met aussi en évidence que
les savoirs (et notamment les sciences) sont le résultat d’une recherche collective. L’épisté-
mologie socioconstructiviste reconnaît que certaines représentations d’une situation sont
plus intéressantes que d’autres, au moins quand on mesure cet intérêt en fonction de certains
projets. Par exemple, si je veux dépister un cancer, le savoir standardisé qu’est la biologie est
bien utile. Mais ce savoir « biologique » est totalement inadéquat pour me laisser fasciner
par la beauté de quelqu’un que j’aime. D’où l’intérêt de distinguer parfois entre les connais-
sances (la vision du monde, toujours unique, qu’une personne se construit) et les savoirs (les
représentations du monde construites collectivement en fonction de projets, bien organisées,
standardisées et testées) 10. Ainsi le socio-constructivisme entend redonner sa place à la vie
et à l’histoire de ceux et celles qui font des sciences. Il ne s’agit pas seulement d’étudier des
théories ou des contenus scientifiques mais de devenir des personnes compétentes face au
monde et à l’histoire.

Que convient-il de dire d’une représentation : qu’elle est « vraie » ? qu’elle


est « pertinente » ? qu’elle fait voir les choses d’une façon intéressante ?
qu’elle est éclairante ? qu’elle est adéquate par rapport à un projet ? Expli-
quez pourquoi vous répondez d’une façon ou d’une autre. Expliquez quel-
ques enjeux qui se cachent derrière ces manières de parler (Winograd &
Flores, 1989).

L’épistémologie essaie donc de comprendre comment fonctionne la production de connais-


sances ou de savoirs, qu’ils soient pratiques, techniques, éthiques, religieux, symboliques,
esthétiques etc. Elle se veut particulièrement attentive à la façon dont, dans l’histoire, les
sciences — qu’elles soient « naturelles » ou « humaines » — se sont développées et se déve-

10. Les Québécois utilisent une distinction entre « connaissances » et « savoirs » que les Anglais ne peuvent
exprimer car ils n’ont qu’un mot (« knowledge ») là ou le français a « connaissance » et « savoir ». Il semble que
cette manière de mettre les choses en perspective est due à l’épistémologue et cybernéticien Ernst von Glasersfeld
(1985), souvent considéré, après Piaget, comme le père du constructivisme.
18 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

loppent comme une aventure humaine. L’aventure de chaque discipline et de chaque rationa-
lité scientifique est importante. L’épistémologie s’intéresse aussi à la façon dont les
connaissances peuvent devenir des savoirs établis et reconnus.

4 Pour un cours d’épistémologie spécifiant le lieu


d’où chacun parle
Cet ouvrage est aussi un cours d’épistémologie qui entend contribuer à la formation
d’enseignants et d’enseignantes conscients de ce que les savoirs ont été et sont toujours

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construits par les humains et pour les humains. Il insistera sur les dimensions éthique,
sociale et politique des pratiques scientifiques. Son but est de rendre les élèves et leurs maî-
tres conscients de ce que le développement des connaissances les concerne, que connaître
c’est une manière de décider de ce dont on tiendra compte dans l’action, et que tout cela peut
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les aider à se trouver une place dans l’histoire des femmes et des hommes.
Une récente réforme en Belgique francophone exige des futurs enseignants et enseignantes
du préscolaire, du primaire et du début du secondaire, une formation à l’épistémologie. Ce
manuel vise à répondre à cette nouvelle situation en proposant un syllabus pour ce nouveau
cours. Cet ouvrage est donc d’abord fait pour ceux et celles qui ont à l’enseigner. Nous pro-
posons un exposé aussi simple que possible, pouvant même être utilisé par les étudiantes et
les étudiants. Dans cette perspective, nous avons multiplié les exemples. Nous pensons que
ce livre pourra ainsi être utile à toute personne qui, sans posséder de bagage philosophique,
se pose des questions comme : « Connaître, de quoi s’agit-il ? », « Les savoirs établis, de
quoi s’agit-il ? », « L’épistémologie, de quoi s’agit-il ? ».
Ce cours n’est pas linéaire mais en spirale. Cela veut dire que la même notion, acquise
superficiellement au début, sera généralement mieux comprise quand le processus du cours
sera plus avancé. Les lecteurs particulièrement malins, qui comprennent tout du premier
coup, et en profondeur, auront donc à patienter un peu (mais généralement, quand ils sont
vraiment malins, cette approche en spirale pour un cours qui demande de la structuration, ne
les gène guère).
Ce manuel propose plus que ce qui est nécessaire pour un cours d’épistémologie, de sorte
que la lectrice ou le lecteur puisse connaître le contexte intellectuel de ce savoir. Mais il ne
faut pas croire que l’épistémologie ne concerne que les élèves du secondaire et après. Ainsi
que je viens encore de l’expérimenter lors de mes dernières vacances, on peut « faire de
l’épistémologie » sur le terrain avec un enfant de quatre ans qui découvre les pistes de ski et
leurs plans.
Dans le premier chapitre, nous nous intéressons d’abord aux représentations du monde que
nous utilisons et construisons. Nous y examinons comment la notion de représentation est
capitale mais souvent déformée : la représentation, selon notre point de vue, re-présente
(c’est-à-dire met en scène) une situation. Sa fonction est de tenir la place de la situation
représentée (comme une carte routière remplace le territoire dans une discussion d’itinéraire
à adopter.) Dans le deuxième chapitre, nous voyons comment on construit des savoirs scien-
tifiques ou humanistes, comment on les teste, les accepte ou les rejette (autrement dit : il
s’agit de comprendre ce qu’on entend par « méthodes scientifiques »). Le troisième chapitre
Pour un cours d’épistémologie spécifiant le lieu d’où chacun parle 19

examinera les savoirs et les disciplines comme produits de l’histoire et non comme connais-
sances intemporelles. Le quatrième chapitre s’intéresse aux disciplines scientifiques et/ou
scolaires alors que les cinquième et sixième chapitres examinent plus en détail divers
aspects plus techniques de l’épistémologie et de questions qu’on y soulève. Enfin le
septième chapitre — plus succinct et plus difficile — s’interroge sur la différence et la
complémentarité entre les rationalités éthique et scientifique, en posant aussi la question du
statut des rationalités esthétique et religieuse. À la fin de chaque chapitre, nous proposons
quelques exercices supplémentaires qui peuvent être réalisés en groupe. Ils ne sont pas tou-
jours facile et une introduction de l’enseignant ou de l’eneignante peut être utile. En appen-
dice, nous présentons d’abord quelques perspectives différentes de la nôtre, en vue d’aider
les lecteurs et lectrices à ressentir concrètement que le point de vue développé ici est une
perspective, une parmi d’autres. Dans le second appendice, qui n’intéressera sans doute

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qu’une partie des lecteurs, nous abordons quelques tensions, dans l’enseignement, entre des
savoirs scientifiques et le discours religieux. Une bibliographie accompagne ce manuel. Elle
ne sera pas centrée sur les références, comme ce le serait pour un ouvrage scientifique. Nous
y présentons chaque auteur retenu avec un (ou quelques-uns) de ses ouvrages. Ainsi le lec-
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teur et la lectrice peuvent se rendre compte que la construction des savoirs est une aventure
humaine et qu’elle fait partie de l’histoire. Nous avons aussi mis, en bas des pages, de nom-
breuses et parfois longues notes ; elles recouvrent des développements normalement non
nécessaires à l’exposé, mais procurant des ouvertures à ne pas négliger si on en a le temps et
l’intérêt.

Ce livre a été écrit en évitant, dans la mesure du possible, d’utiliser le masculin pour
désigner des femmes. Il parlera donc habituellement d’enseignantes et d’enseignants et non
simplement d’enseignants. Mais le français étant une langue profondément « sexiste », je
n’écrirai pas toujours « ceux et celles » ou « ils et elles »… : il y a des compromis que
j’assume, sachant que les francophones d’Europe et du Québec ont des attitudes différentes
quant aux v (valant pour le masculin et le féminin).

On trouvera dans cet ouvrage trois types d’encarts : certains, en italique et signés, indiquent
comment un membre de l’équipe productrice de l’ouvrage perçoit l’évolution de sa position
sur le point traité ; d’autres proposent des commentaires ou des réflexions ; d’autres, enfin,
offrent une synthèse d’un chapitre.

Enfin ce manuel est destiné aux formateurs de futurs enseignants ou enseignantes, et à ces
derniers. Il n’a pas été structuré autour de l’idée que les philosophes ont de l’épistémologie
mais autour de ce qui peut contribuer à la pratique d’enseignement. Quant aux étudiants, il
n’est pas pensable qu’ils doivent étudier tous les chapitres présentés. Le ou la titulaire du
cours aura à faire une sélection. Par exemple, il ou elle pourrait se donner le plan suivant : 1)
Commencer par le premier chapitre (qui est plus abordable que d’autres et qui résume toute
une problématique). 2) Étudier, dans le chapitre 2, la comparaison entre le récit OHERIC et
le récit poppérien. 3) Aborder les trois premières sections du chapitre 4 (sur les disciplines).
4) Du chapitre 5, aborder l’interdisciplinarité et les îlots de savoirs, ainsi que la question de
la transférabilité. 5) Du chapitre 6, aborder, par exemple, les sections « observer »,
« définir », « preuves », « missionnaires des sciences ». 6) Une lecture commentée de la
conclusion et de l’épilogue. Cette sélection est plus que suffisante pour un cours d’introduc-
tion à l’épistémologie. Cependant, pour l’enseignant ou l’enseignante, ainsi que pour les étu-
diants plus intéressés, les autres chapitres forment un ensemble plus complet.
20 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

Au point de vue pédagogique, il importe que les étudiants et les enseignants réalisent qu’un
tel cours ne se comprend pas à première lecture. Il ne s’étudie d’ailleurs pas de manière
linéaire, section par section. On commence par le comprendre à moitié. Puis, peu à peu, les
choses se clarifient. Les étudiants ou étudiantes qui veulent des choses ou blanches ou noi-
res, auront de la peine. Il leur faudra apprendre à considérer ce qu’il y a entre le blanc et le
noir. Et, contrairement à ce que certains pensent, entre les deux, ce n’est pas le gris, mais
l’arc-en-ciel !

5 Dans une histoire où les sciences s’émancipent


des religions

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Je ne crois pas qu’il soit possible d’aborder sérieusement la question « Les connais-
sances, de quoi s’agit-il ? » sans prendre en compte un élément de son contexte historique :
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la tension entre les sciences et les religions, et, de façon particulière, entre le catholicisme et
la société moderne et scientifique.
Sciences et religions ont des aspects communs, n’en déplaise à ceux et celles qui voudraient
que soit les sciences, soit la religion soient quelque chose de tout à fait spécial. Ainsi quand
Nietzsche 11 explique que c’est dans la croyance aux sciences que l’homme moderne reste
« pieux », ne signale-t-il pas une analogie suggestive ? Par ailleurs, j’ai déjà fait allusion à la
devise d’une université bien laïque : en parlant de la victoire des sciences sur les ténèbres,
cette devise reprend un thème religieux pascal (qui lui-même est lié au printemps). Et si
beaucoup insistent pour valoriser la méthode expérimentale, ne serait-ce pas lié au fait que
l’autorité de l’expérience fournit matière à opposition à tout autoritarisme, qu’il vienne de
l’État, du Vatican ou d’ailleurs ? Sans oublier que les gouvernements cherchent aujourd’hui
auprès d’experts scientifiques des légitimations demandées autrefois aux théologiens. Bref,
pour le sociologue, il est difficile de ne pas reconnaître que, pour le meilleur et pour le pire,
les sciences ont parfois pris le relais des religions.
Ce contexte idéologique complique le travail épistémologique. En effet, si l’analyse montre
comment nos savoirs humains ne sont pas absolus, certains croyants la ressentent comme
iconoclaste par rapport à leur foi, laquelle supposerait, selon eux, une connaissance plus
solidement établie. Mais il en va de même pour ceux « de l’autre bord » qui estiment qu’un
coup de griffe au caractère absolu des savoirs scientifiques ouvre la porte à tous les obscu-
rantismes religieux, fondamentalistes ou para-scientifiques. Certains, d’un bord comme de
l’autre, ont peur de voir la relativité des savoirs et des morales déboucher sur un scepticisme,
voire un nihilisme. D’autres ont peur du dogmatisme de ceux qui croient se libérer de tout
biais idéologique. Certains aussi se sentent nerveux parce que des résultats scientifiques
mettent en question l’un ou l’autre de leurs dogmes. Le monde occidental — le monde latin
surtout — semble enfermé dans des querelles peut-être un peu stupides. Les sciences ont
ainsi été souvent instrumentalisées soit pour défendre soit pour attaquer des positions reli-
gieuses ou morales. Et, d’un bord comme de l’autre, on se soupçonne d’utiliser les sciences
à des fins de propagande idéologique. C’est ainsi que lorsque Lemaître émit son hypothèse
de l’atome primitif et du Big Bang, il en est qui y virent une subtile défense de la doctrine de

11. Dans Le gai savoir, aphorisme 344 : « En quoi nous sommes, nous aussi, encore pieux ».
Dans une histoire où les sciences s’émancipent des religions 21

la création du monde ; mais d’autres s’inquiétaient de ce que le modèle scientifique ne don-


nait pas de place aux sept jours de la création selon la bible. Quant à Lemaître, il était clair
pour lui que son modèle scientifique n’avait rien à voir avec sa religion. Mais cela n’empê-
cha pas d’aucuns de voir en ce développement scientifique une manœuvre pour endoctriner
en utilisant les sciences. Et — réponse du berger à la bergère ? — les scientifiques partisans
du modèle dit de la « création continue » de Bondi et collaborateurs ne manquèrent pas de
signaler que leur résultat scientifique rendait désuète la doctrine de la création…
Les clercs de la communauté scientifique semblent avoir en commun avec les ecclésiastiques
d’être des hommes (ici, le masculin est voulu !) qui ont tendance à craindre la sociologie et
la psychologie, dans la mesure où ces disciplines pourraient mettre en question le caractère
plus ou moins sacré soit des religions, soit des sciences. Beaucoup de scientifiques se sentent

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nerveux dès qu’on se propose d’utiliser les outils des sciences sociales pour examiner leur
pratique : cela va-t-il respecter la spécificité des démarches de sciences ? Parallèlement,
beaucoup de clercs redoutent ce genre d’analyse qui pourrait ne pas tenir compte de la spéci-
ficité de « l’expérience religieuse ! On pourrait presque dire qu’il y a des gens qui sont si peu
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sûrs de leur religion (ou de leur science) qu’ils ont peur d’une analyse sociologique et/ou
psychologique de leurs démarches. Et ces gens quelque peu frileux, on les trouve, à mon
sens, autant parmi les scientifiques que dans le clergé traditionnel.
De telles méfiances par rapport à l’Autre et à ce qu’il ou elle peut avoir de dérangeant me
paraissent déplorables. Elles éliminent de la réflexion des apports fort riches, limitent les
horizons et manquent sérieusement d’humour.
Personnellement, j’ai l’impression d’avoir rencontré autant d’esprits bornés et autant
d’esprits ouverts, parmi ceux qui ont développé une dimension religieuse dans leur existence
que parmi les autres. Vice-versa : j’ai l’impression d’avoir rencontré autant d’esprits bornés
chez ceux qui se disent libres penseurs que chez d’autres. Et j’ai rencontré pas mal de gens
libres et pensant librement parmi ceux qui ont un engagement religieux, tout comme chez les
partisans d’une morale laïque. Par ailleurs, certains libres penseurs ne me paraissent pas très
libres et certains chrétiens ne me paraissent pas refléter la liberté évangélique…
Reste qu’il est difficile de parler des sciences telles qu’elles se pratiquent en faisant
l’impasse sur ce type de controverse, même si cela ressemble à une petite guerre se perpé-
tuant autour de thèmes mesquins qui font penser aux voyages de Gulliver.
C’est pourquoi je voudrais terminer cet avant propos par une paraphrase d’Ignace de Loyola
qui, me semble-t-il, pourrait recevoir une bonne place dans des maximes traitant de l’éthique
du travail intellectuel : « Il faut présupposer que tout être humain doit être plus prompt à sau-
ver le point de vue des autres qu’à le condamner. Et s’il ne parvient pas à le sauver, qu’il
demande aux autres comment ils le comprennent. Et si les autres lui paraissent mal voir la
question, qu’on argumente avec amour. Si cela ne suffit pas, qu’on cherche par tous les
moyens adéquats à bien comprendre les autres et ainsi à rejoindre ce que leur point de vue a
de vrai. » Il me semble que cette manière d’être et de controverser convient dans les débats
épistémologiques où interfèrent des positions idéologiques et religieuses. Et ce n’est pas
parce qu’elle vient d’un saint canonisé de l’Église catholique qu’elle n’est pas pleine de
sagesse…
En tout cas, je ne crois pas que c’est surtout par rapport à des options religieuses que des
désaccords épistémologiques prennent forme. Cependant je pense que les engagements que
22 Avant-propos — L’épistémologie, qu’est-ce?

l’on prend par rapport aux questions épistémologiques ont des répercussions sur la vie des
personnes et des groupes, des répercussions parfois libérantes, parfois écrasantes…

R E T E N I R S U R T O U T
Que ce cours d’épistémologie doit être étudié en se souvenant sans cesse des
pratiques d’apprentissage de filles et de garçons, même très jeunes. Ce que
nous pensons doit faire sens pour eux.
Que ce manuel fait le choix de privilégier une approche socioconstructi-
viste qui suppose que :
• chaque personne construit ses connaissances (aussi bien l’enfant que la
récipiendaire du prix Nobel !) ;

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• les connaissances sont construites en interaction avec d’autres ;
• les connaissances visent à éclairer des situations, en vue d’en parler ou
d’agir ;
• les savoirs scientifiques sont des représentations standardisées et fiables,
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notamment parce que testées en fonction des projets qu’elles rendent


possibles et dans un débat de la communauté scientifique ;
• il vaut la peine pour chacune et chacun de s’interroger sur ce que signifie
« connaître », pour elle ou pour lui.

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Dans quel sens peut-on dire que la cordonnerie, la physique, la comptabilité et la
pêche sont des disciplines ?
Conceptualiser les caractères spécifiques du paradigme de votre discipline. Com-
ment, par exemple, se caractérise le regard de l’historien ? ou de la biologiste ?
Qu’est-ce que le physicien ne « voit » pas mais que le biologiste « voit » ? Qu’est-ce
que l’économiste voit de spécifique ?
Comment la pratique des metteurs en scène peut-elle être comparée à celle des psy-
chologues, des historiens ou d’autres disciplines ?
Quelle différence ce cours met-il entre les notions d’épistémologie et de
métacognition ?
Comment ce cours définit-il l’interdisciplinarité ?
Expliquer pourquoi certains disent que le monde n’est pas l’ensemble des objets
existants ?
C H A P I T R E

1
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La représentation du monde
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à partir des cartes

1 La carte comme objet technique


2 De quoi va-t-on tenir compte ?
3 La construction des cartes et les négociations qu’elle implique
4 De l’usage de la carte à l’invention de la roue (et des savoirs ?)
5 Faut-il crier « haro » sur les standardisations ?
6 La pluralité des cartes 7
7 Qu’appelle-t-on « représentation » ?
8 La « représentation » en différents lieux ou contextes
9 La représentation, notion transversale
10 De l’abstraction à l’esthétique et à la dimension spirituelle
11 Pour en conclure avec la notion de représentation
24 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

Pour se lancer :
Comment expliquerais-je à un neveu de 5 ans ce qu’est une carte routière ?
Qu’est-ce qui fait qu’une carte serait meilleure qu’une autre ?

Pendant un certain temps, j’ai considéré les cartes (géographiques) comme allant de soi.
C’étaient (et elles sont toujours) de merveilleux outils. Bien sûr, il y en avait de moins
bonnes et des meilleures, mais, selon l’idée que j’en avais, une carte était bien plus objec-
tive que d’autres moyens de parler de la réalité. J’ai pendant longtemps sympathisé avec
cette étudiante en géographie venue me trouver avec un de ses manuels. Elle le plaqua sur

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mon bureau et me dit, avec un brin d’agressivité : « Montrez-moi où il y a de l’idéologie
là-dedans, cela ne fait que décrire le monde tel qu’il est ! » 1. Pendant longtemps aussi,
j’ai cru, comme beaucoup d’autres, que la meilleure carte était celle qui rapportait bien
tous les éléments du territoire. En tout cas, je croyais en l’objectivité totale d’une bonne
carte. Maintenant, je crois toujours à l’objectivité des cartes, mais je n’ai plus la même
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compréhension de l’objectivité et je la crois relative à ce qui lui donne son sens. (G.F.)

Il n’y a pas si longtemps, j’utilisais les cartes routières et les plans de villes avec grande
difficulté : je ne parvenais pas à combler l’écart entre l’outil qui représente et les réalités
dans lesquelles je baigne.
Maintenant encore, ma compétence de lecture d’une carte ou d’un plan, s’exerce au prix
d’un sérieux effort d’abstraction par lequel je parviens, pas toujours du premier coup, à
lier la réalité sentie et la réalité représentée.
Et pourtant, ces outils sont précieux car ils permettent de nous situer dans le monde, ou
de le simuler en un objet manipulable. (R.U.)

Les cartes (routières ou militaires, par exemple) vont nous servir d’exemple type pour
aborder d’autres questions relatives à la construction des connaissances. Elles vont nous
aider à approfondir notre compréhension de ce qu’on appelle des « représentations ». Cela
nous ouvrira des horizons sur la manière de comprendre la proposition : « nos savoirs repré-
sentent le monde » (comme une carte représente le territoire).

Les mots « territoire », « monde », « réel », et quelques autres semblables ne dé-


signent pas des objets mais notre situation d’être au monde. Rappelons que
pour Wittgenstein (1976) comprendre une proposition, c’est savoir l’utiliser.

1 La carte comme objet technique


Une carte est un objet. C’est matériel. C’est même un objet technique si l’on désigne
de ce nom les objets destinés à un projet. Une carte se réfère à un territoire ou à un espace
(les termes « référer », « territoire » et « espace » sont difficiles à définir mais, dans le lan-

1. Je me suis contenté de feuilleter l’ouvrage et puis de le rendre à l’étudiante en lui disant qu’aucune des photos
insérées n’avait été prise dans des bidonvilles… Elle m’avait rendu la tâche trop facile.
La carte comme objet technique 25

gage courant, cela ne fait guère de problème). La fonction principale d’une carte peut être
clairement posée : permettre de discuter et de décider intelligemment d’un itinéraire ou
d’une autre action dans un territoire, éventuellement même si l’on n’y a jamais mis les
pieds. Lors de cette planification d’itinéraires, la carte tient lieu de territoire ; elle le
remplace ; elle en est le substitut et le symbole 2. Le territoire est unje ne sais quoi qui est
rendu présent par la carte qui le représente (comme quelqu’un représente quelqu’un d’autre
à une réception ou dans une assemblée). C’est sur la carte et à partir d’elle qu’on discute. De
fait, elle est supposée être une des réponses possibles à la question : « Le territoire, de quoi
s’agit-il ? ». Aucune carte, pourtant, ne prétend dire de quoi il s’agit d’une façon plénière ou
absolue 3, mais seulement selon un point de vue ou en relation à un projet déterminé, que ce
soit celui du promeneur, de l’automobiliste, de la géologue, du militaire, etc.

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Pour qu’une carte routière soit appropriée, elle doit suffire pour planifier un itinéraire et ne
plus nécessiter de complément. La carte permet l’absence du territoire. Celui-ci est bien
représenté par la carte, comme un souverain ou un peuple peuvent être bien représentés par
un ambassadeur ou un député. Quand il s’agit de décider d’un itinéraire, une carte est
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comme un acteur social : elle exerce une influence sur les délibérations concernant le choix.
En effet, ce qui n’existe pas sur la carte n’entre pas dans la discussion. Le choix d’une carte
pour trouver son chemin élimine donc une série de possibilités 4.

Une carte n’est donc pas neutre : elle est le fruit d’une sélection d’éléments, jugés significa-
tifs et donc retenus. Cette sélection se fait en fonction de certains intérêts. Ainsi une carte
routière (qui sélectionne en fonction des intérêts des automobilistes) ne donnera générale-
ment aucune importance à la nature des bois qui longent une route (sauf, peut-être, comme

2. Une représentation est un symbole si l’on définit un symbole comme quelque chose qui remplace la réalité.
Ainsi un symbole mathématique est-il quelque chose qui tient la place d’une réalité.
3. Rappelons que le terme « absolu » signifie d’abord « sans lien ».
4. Ce choix et ce risque inhérent à la création individuelle ou collective de savoirs me paraissent magistralement
évoqués par ce poème de Robert Frost, intitulé « The Road not taken » :
Two roads diverged in a yellow wood,
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth.
Then took the other, as just as fair,
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear ;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same.
And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day !
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.
I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence :
Two roads diverged in a wood, and I-
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.
26 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

repère). Au contraire, les cartes militaires font la différence entre une haute futaie et du
taillis. La définition de ces types de bois était d’ailleurs simple pour le cartographe : il nom-
mait « haute futaie » un bois où la cavalerie pouvait passer et « taillis » les bois où un com-
bat de cavalerie ne pouvait se livrer. Une carte est ainsi construite autour d’intérêts. Elle
n’est donc pas neutre mais, au contraire, liée à un projet.

2 De quoi va-t-on tenir compte ?


Par essence, une carte est ainsi « partisane ». Ce qui devient un « objet » pour une
carte (dans le monde de la cartographie) dépend des intérêts des commanditaires : haute

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futaie, sentier, grand-route, forte pente, clocher, etc. C’est ainsi que le clocher était significa-
tif dans les cartes militaires comme point de repère, d’une part, et comme poste idéal
d’observation, d’autre part. Donc les cartes en tiennent compte et ont institué les clochers
comme objets significatifs.
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Le monde de la carte routière et ses objets seront différents de ceux de la carte géologique ou
de la carte militaire. Chacun de ces mondes est relatif à des projets humains. Il y a des cartes
où l’objet « cimetière » a sa place (soit pour sa fonction, soit pour la façon dont un cimetière
structure l’espace, soit comme point de repère), et d’autres pas. De ce point de vue, une
carte, pour objective qu’elle puisse être (mais que veut dire « objectif » ?), prend parti. Elle
est toujours « réductrice » en ce sens qu’elle abandonne certaines dimensions du territoire.
Ainsi, dans la plupart des cartes routières, un même signe « route » apparaît pour désigner
des aspects fort différents du territoire comme : la vieille chaussée entre Namur et Dinant, la
route qui va de la ville de Baltimore (USA) à la côte (laquelle n’est pratiquement utilisée
qu’en fin de semaine, par les touristes), et une route qui va vers une nouvelle colonie en
Palestine. Mais ce sont des réalités globales bien différentes, entre autres sur le plan socio-
politique. Cependant, une carte routière va réduire ces trois routes à une seule notion. Dans
le même sens, il est rare qu’une carte touristique signale le niveau social des villages qu’une
route relie entre eux. Là aussi, il y a une réduction — dont le caractère idéologique 5 est
assez évident : en structurant une vision du territoire, une carte valorise un point de vue.
Face à une carte, on peut se demander : « Qui avait intérêt à ce qu’on construise la carte de
cette façon-là ? », et « Qui a intérêt à ce que l’on se représente le monde à la manière dont
cette carte l’organise ? ». Il ne s’agit pas de prétendre que les cartes ne sont pas objectives
dans le sens qu’elles seraient des représentations truquées. Mais toute carte organise le terri-
toire en fonction de divers intérêts avec lesquels il faut négocier. Qu’on l’admette ou pas,
une carte prend position…
Les cartes, nous l’avons vu, sont classées selon différents thèmes : les cartes routières, géo-
logiques, physiques, touristiques, militaires, géopolitiques etc. Appelons « paradigme » ce
qui caractérise ces divers types de cartes car leur fonction ressemble aux fonctions de ce que
nous appelons « paradigmes scientifiques ». Les cartes sont le résultat d’une négociation
(parfois explicite, parfois occultée) et de rapports de force entre un certain nombre d’inté-

5. On parle d’un fonctionnement idéologique quand un discours (ou une autre pratique) a une importante dimen-
sion de légitimation et de mobilisation, accompagné généralement d’une difficulté à rendre compte de ses présup-
posés. Autrement dit, quand un discours est plus légitimant ou exhortatif que descriptif. Ainsi la proposition « les
mathématiques sont rigoureuses » a une forte dimension idéologique.
La construction des cartes et les négociations qu’elle implique… 27

rêts. Par exemple, l’allure d’une carte d’état-major résulte de la confrontation, plus ou moins
facile, entre les usages possibles. Cependant, une fois un type de carte créé, accepté et stan-
dardisé, il a une certaine inertie : on ne révolutionne pas en quelques instants une manière
établie de produire et de lire des cartes comme les cartes Michelin, par exemple. Les modifi-
cations qu’on y apporte se font le plus souvent dans le cadre et les projets du paradigme
admis. Quant aux utilisateurs et utilisatrices, ils peuvent être compétents pour lire un certain
type de cartes et pas un autre.
On peut considérer ici un type de carte comme un modèle établi, comme un exemple à suivre
pour confectionner d’autres cartes, comme un ensemble de méthodes et de présupposés, bref
comme un paradigme. Ce type de cartes pourrait être vu comme une discipline à laquelle il
est pratique de se tenir. Il ne serait pas pratique de changer sans cesse les grandes caractéris-

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tiques d’un certain type de cartes. Ces caractéristiques permettent de procéder à la construc-
tion de cartes sans être obligé de tout repenser à tout moment. Mais, en tout cas, il faut
abandonner l’idée de cartes totalement objectives et neutres.
En sélectionnant ce dont on va tenir compte et en choisissant un paradigme, les construc-
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teurs de cartes épousent certains intérêts plus que d’autres. Il ne s’agit pas ici de méchantes
manipulations de l’objectivité : c’est en raison de la fonction même des cartes qu’il y a
sélection. On ne peut avoir de cartes neutres : elles sont toutes destinées à soutenir un pro-
jet 6.

Un enfant se demandait si, avec une très grosse loupe, la carte révélerait plus
de détails du paysage. Que lui répondriez-vous ? Cela ressemble-t-il à l’avis
d’un adulte pour qui « les sciences représentent le monde tel qu’il est » ?

3 La construction des cartes


et les négociations qu’elle implique…
Comment alors se construisent des cartes ? Implicitement au moins, mais souvent
explicitement, on tient d’abord compte du projet et du contexte dans lequel la carte doit pou-
voir tenir lieu du terrain. D’abord, très prosaïquement : est-ce une carte géographique que je
veux faire ? Une carte politique ? routière ? géologique ? Dans quel type de jeu la carte va-t-
elle tenir la place du terrain ? Une fois ce contexte précisé, il s’agit de voir à qui la carte est
destinée ou proposée (les destinataires), ainsi que le type de projet précis visé.
En possession de ces éléments (qui représentent autant de choix et de décisions) les produc-
teurs et productrices de la carte auront à la négocier. L’usage de ce terme veut faire compren-
dre que l’action de construire une carte n’est pas déterminée par le territoire (contrairement à
ce que pensent ceux et celles pour qui la carte serait une « copie » du territoire). Certains

6. Les projections de Peeters sont un bel exemple de la dimension idéologique de la cartographie. Cette projec-
tion produit des cartes dont les surfaces sont localement conservées : malgré la déformation due à la projection, si
un pays sur la carte est trois fois plus grand qu’un autre, sa surface sur la carte sera trois fois plus grande que la sur-
face de l’autre sur la carte. Alors que dans les cartes usuelles, de projection conique, les pays du Nord apparaissent
plus grands qu’un pays du Sud, de même surface.
28 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

pensent qu’une fois les grandes caractéristiques décidées, il suffit d’appliquer des règles.
Supposons, par exemple, qu’il y ait un pont ; il suffirait de le noter sur la carte. Dans beau-
coup de cas, une telle approche ne fera pas problème. Pourtant elle cache que l’application
des règles n’est jamais automatique. Il s’agit plutôt de décider : va-t-on considérer ce chemin
comme un chemin de terre ou un sentier ? Ce bois, comme un taillis ou une haute futaie ?
Cette antique allée, presque disparue, va-t-on la noter ou pas ? Il faut décider dans toute une
série de cas limites. Il faut aussi négocier les caractéristiques de la carte. Ainsi, une carte
Michelin contient plus de détails, mais, parfois, ce qu’on a gagné en précision on le perd en
clarté.
Lorsqu’on a établi un projet de carte, il faut aussi le tester. Il y a deux types de tests : la com-
paraison avec d’autres représentations dans lesquelles on a confiance (d’autres cartes ou des

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récits d’ « explorateurs » ; on parle alors de tests de crédibilité théoriques) et les tests de ter-
rain (empiriques ou expérimentaux).
Bref, il faut toujours négocier la construction de la carte en tenant compte du territoire, des
destinataires, des projets, etc. Ce faisant, on détermine ce dont on va tenir compte. En arrière-
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fond de ces négociations se profilent, nous l’avons noté, des intérêts : produire une carte n’est
donc pas un exercice intellectuel gratuit. Sont en jeu des pouvoirs, des intérêts économiques,
sociaux, politiques, militaires, culturels... La façon dont une carte représente le territoire est
liée aux intérêts dont on tiendra compte. (Nous transposerons aux sciences, dans un chapitre
ultérieur, ce que l’analyse des cartes nous a révélé de leur caractère intéressé.)

Comment enseignerons-nous à un enfant de 8 ans qu’un récit ou un dessin


représente un territoire ? Comment lui apprendra-t-on à tester une carte ou
un plan en fonction de ce qu’on en attend ?

4 De l’usage de la carte à l’invention de la roue


(et des savoirs ?)
Une carte ne sert à rien si on ne sait pas la lire (du moins elle ne remplit pas son usage
socialisé prévu, car on serait étonné de voir tout ce que l’imagination d’un enfant peut créer
avec une carte ou tout ce que l’astuce d’un usager peut faire d’une technologie). C’est vrai
de nombreux objets techniques : leur usage standard demande une certaine compétence. La
possession d’une roue sans la connaissance de son usage ne sert à rien. La technologie de la
roue, ce n’est pas seulement l’objet « roue », mais c’est aussi une représentation mentale 7
un savoir-faire permettant de l’utiliser comme roue 8. Il en va de même pour les savoirs. Par
exemple, on peut posséder la plus belle bibliothèque du monde, il faut de la compétence

7. Lorsque nous parlons de représentation ou d’image mentale, nous ne désignons pas un vague état d’âme mais
nous en parlons comme on parle d’un calcul mental. Ce dernier n’est pas représenté sur une feuille de papier mais
est intériorisé. Dans cette perspective, on peut considérer la représentation mentale comme un objet matériel, tout
comme on le fera aussi des représentations sonores.
8. On peut se rappeler ici le film « Les dieux sont tombés sur la tête » où l’on voit des Bushmen perplexes devant
une bouteille de coca dont ils ne connaissent pas l’usage. De même, sans une compétence appropriée, une roue peut
n’être qu’un cerceau ou un cylindre de bois…
Faut-il crier « haro » sur les standardisations ? 29

pour lire et comprendre les ouvrages. Il en va de même de l’usage d’une voiture à la lecture
de livres sacrés. Les savoirs ont beau représenter des situations, on n’y a pas accès sans cer-
taines compétences.

5 Faut-il crier « haro » sur les standardisations ?


Une des caractéristiques de la roue comme de la carte (et d’ailleurs de tout objet tech-
nique), c’est d’être suffisamment standardisée. Les cartes sont d’autant plus pratiques et
facilitent d’autant plus une discussion rationnelle qu’elles sont standardisées. Quand elles ne
le sont pas, les différents lecteurs et lectrices ont à se créer — implicitement ou explicite-

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ment — une vision du monde commune. Il en va de la standardisation des cartes comme de
celle des langues. Leur standardisation met des limites à la spontanéité, mais elle facilite
grandement la communication. L’usage d’une langue comme le français est à la fois ce sur
quoi on s’appuie dans une discussion mais c’est aussi la contrainte obligeant de rester dans
le cadre par lequel la langue structure les savoirs et le monde. Une fois une expérience ins-
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crite dans des mots standardisés, elle est prisonnière des mots qui la constituent… Mais
ceux-ci sont tout de même une invention géniale…
Une carte exige un usager ou une usagère qui, à partir de signes bizarres, parvient à créer du
sens. Selon les différentes personnes ce sera presque une autre carte qu’on verra surgir. Ainsi
une personne assez habile et expérimentée pourra percevoir sur une carte routière quelles
sont les routes panoramiques, même si elles ne sont pas explicitement signalées. Dans la lec-
ture d’une carte, comme dans toute lecture de texte, il y a à la fois une fidélité à ce que la
carte raconte et une part de créativité et d’invention. Les usagers et usagères ne sont jamais
des utilisateurs passifs : ils refont la carte en la lisant. Toute lecture est interprétation. C’est
d’ailleurs ce que savent bien les professeurs de français : on reconstruit le texte en le lisant,
on se le représente, on se le présente d’une façon neuve, et, par là, on le fait advenir à son
existence de texte. (Mais cela ne veut pas dire qu’on peut lui faire dire n’importe quoi.)
Chacune de ces standardisations est liée à ce qu’on appelle son « lieu », c’est-à-dire aux con-
ditions et aux projets qui conduisent à leur production. On se trouve ainsi face à une pluralité
de points de vue. (Relativement aux savoirs, cela implique l’existence d’une multitude de
« savoirs » standardisés chacun dans des communautés distinctes : communautés scientifi-
ques, communautés professionnelles, communautés d’usagers, communautés d’intérêts
artistiques etc.)

6 La pluralité des cartes


Pour un même territoire, les cartes sont multiples. Il suffit d’aller chez un libraire
pour se rendre à l’évidence : les cartes ne cherchent pas à donner LA seule représentation du
territoire. D’ailleurs, avant qu’on ne s’en donne une représentation, le territoire n’est même
pas défini. Chaque carte le voit selon certains angles. Il y a une infinité possible de cartes
adéquates représentant le même territoire (mais cela ne veut pas dire qu’elles sont toutes
également adéquates pour tout type de projet). On peut donc dire que le terrain (ou les con-
traintes) ne suffisent pas à déterminer les cartes qui le représentent. Nous verrons plus tard
30 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

qu’il en va de même des modèles scientifiques : ils ne sont pas entièrement déterminés par la
situation dont ils doivent rendre compte.
Alors, la vraie carte existe-t-elle ? Une carte est-elle vraie ou fausse ? Sans doute faut-il
modifier la façon d’aborder cette question car on ne parle pas de la vérité d’une carte mais de
son adéquation ou de sa pertinence. L’interrogation primordiale est sans doute à reformuler :
« Est-elle appropriée au projet qu’elle est censée appuyer ? » 9
Bref, l’essentiel, pour une carte, c’est d’être adéquate au projet qu’on veut discuter à partir
d’elle. Il y a une infinité de cartes possibles et chacune d’elle peut avoir de la valeur, mais
elles ne sont pas équivalentes ; certaines sont meilleures que d’autres par rapport à certains
projets. Ainsi une carte peut s’avérer bonne s’il s’agit de discuter d’un itinéraire en vélo,
mais pas si l’on se déplace à pied ou en voiture. On ne dit donc pas d’une carte qu’elle est

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vraie ou fausse mais qu’elle est adéquate au projet que l’on a. C’est ce qui la rendra plus ou
moins valable. Dans cette perspective, on abandonne l’idée que la meilleure carte existerait
dans l’absolu ; on se contente de parler de la valeur en relation avec des projets. On aboutit
donc là à un certain relativisme. Mais cela ne signifie pas qu’on est relativiste dans le sens le
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plus fréquent du mot (une personne qui trouve tout équivalent).

Qu’est-ce qui fait qu’une carte est satisfaisante ? Qu’est-ce qui fait qu’on dit
qu’une technologie est au point ? 10 (Latour, 1989)

7 Qu’appelle-t-on « représentation » ?
Que veut dire l’épistémologue en affirmant qu’une carte est une représentation d’un
territoire ? Qu’elle nous le présente et qu’elle peut tenir sa place lors de discussions, dans
certains contextes. La carte est comme l’ambassadrice du territoire : elle le rend présent. Elle
propose un discours organisé et des symboles articulés au lieu de cette infinité d’impressions
informes qu’on avait appelé « territoire ». En définissant les signes et les concepts de la
carte, le ou la cartographe structure une vision du territoire. En conceptualisant le territoire,
les cartographes le rendent, au sens propre, présentable. 11
Connaître, dans ce cas de connaissance que l’on dit représentative, consiste à produire une
représentation et à pouvoir l’utiliser. Et sur ce point l’analogie de la carte peut conduire plus

9. Les questions de la véracité et de l’erreur d’une carte ne se traitent pas de la même façon. Une carte peut être
fausse pour des raisons techniques, par exemple si elle a des incohérences, ou si elle signale des objets qui n’exis-
tent pas, ou si elle ne suit pas les conventions adoptées. La carte est alors fausse (ou du moins approximative) par
rapport à son propre projet.
10. Remarquons qu’une technologie ou une carte est au point au moment où l’on s’en satisfait et qu’on s’en con-
tente. À l’opposé, si on devient super-exigeant, une technologie n’est jamais au point. Etre au point pour une tech-
nologie, ou être considéré comme un résultat scientifique pour une théorie, cela vient en partie au moins des
exigences des humains, et pas seulement de l’appareil technique ou des performances permises par une représenta-
tion. Quand il y a beaucoup d’intérêts en jeu, les techniques ou les théories ne sont jamais considérées au point. Au
contraire quand il y a peu d’intérêts en jeu, on se contente de ce qui, en d’autres circonstances, serait considéré
comme bien approximatif.
11. Si les géographes, via la cartographie, pratiquent la représentation, ils ne semblent pas avoir réalisé tout ce que
cette pratique pourrait apporter à l’éducation (Y. André et al.,1989).
La « représentation » en différents lieux ou contextes 31

loin. En tant que modèle interprétatif et simplificateur, le souci d’une carte, si l’on peut se
permettre cette image, n’est pas d’être vraie mais d’être pertinente face à une situation et un
projet d’action (Varela, 1989). Une carte — comme toute représentation du monde — est
valable pour certains objectifs et pas pour d’autres. Sa valeur n’est pas absolue (c’est-à-
dire « sans liens ») mais relative à des projets et à un contexte. Elle est donc valable ou perti-
nente en fonction de projets.
Cette manière de connaître diffère d’autres types de connaissances, comme celle du clavier
de mon ordinateur par exemple. Mon clavier, je ne me le représente pas en l’utilisant ; mes
doigts le connaissent, sans que je doive m’en créer explicitement une représentation. J’uti-
lise alors une connaissance réflexe incorporée (au sens littéral de « faire corps »). Cependant
je peux, à un moment, décider de me construire une représentation mentale du clavier ; à ce

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moment, j’en acquiers une connaissance représentative.
À côté des connaissances réflexes, il y a d’autres connaissances non représentatives. C’est le
cas lorsque, ayant été vacciné contre la grippe, je reconnais son virus. C’est une connais-
sance indépendante de toute représentation. La connaissance esthétique d’une œuvre d’art et
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celle du corps dans la relation amoureuse sont peut-être d’autres cas d’approches non repré-
sentatives. Par contre, comme nous le verrons, les sciences sont des cas typiques de connais-
sances représentatives.

Le terme « représentation » est utilisé de trois façons au moins :


• Certains voient la représentation comme un miroir de la réalité, la réalité en
plus compact (c’est le sens le plus populaire et c’est l’idéologie de beaucoup
de chercheurs qui véhiculent une idéologie positiviste empirique). Cette
perspective situe à la source de la représentation le désir d’imiter le réel plus
que de le re-présenter).
• Certains voient la représentation comme l’opinion que les gens ont de la réa-
lité, avant leur instruction (ce sont les préconceptions des didacticiens : les
conceptions dites spontanées) Ils voient les représentations comme les idées
que les gens ont d’une réalité, idées qui les conditionnent dans leurs actions :
on n’agit pas en fonction de la réalité mais en fonction de l’image qu’on en
a (Moscovici, 1977)
• Certains ensuite voient la représentation comme ce qui peut, dans un débat,
tenir la place de la réalité… (le point de vue des mathématiciens, des sciences
politiques, des épistémologues et sociologues des sciences, et le nôtre) ; ici
les représentativités n’imitent pas le réel, elle sont un tiers objet (comme une
carte routière). C’est le point de vue qui doit être développé…

8 La « représentation » en différents lieux ou contextes


À travers l’exemple de la cartographie, nous avons développé une approche de la
représentation basée sur l’analogie 12 de la « carte » tenant lieu, dans certains débats, du ter-

12. Notons qu’une analogie n’existe pas « dans les choses » ; on la construit (Fourez, 2002). Ainsi l’analogie entre
l’école chez les romains et l’école contemporaine est le résultat d’une construction par laquelle nous mettons en
relation des traits de notre analyse de l’école des Romains et celle de la nôtre.
32 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

ritoire. Ce qui est typique de ce genre de savoirs, c’est que quelque chose de matériel (la
carte telle qu’elle est imprimée ou dessinée) permet de discuter, de se faire une opinion ou de
décider sans avoir à aller sur le terrain 13. Dans cette perspective, on peut définir un savoir
représentatif comme
• un support matériel (par exemple : une phrase parlée, une équation, un dossier médi-
cal, un plan, un laboratoire, une liste de participants à un congrès, une grammaire,
une traduction d’un texte, un roman, une poésie, une image mentale, un calcul mental
etc.) ;
• quelque chose que, moyennant une compétence suffisante, on peut, dans une discus-
sion, utiliser à la place d’une situation comme un dossier médical à la place du
patient.

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Ce que nous avons vu à propos d’une carte peut être appliqué à d’autres contextes comme
l’évoque la liste d’exemples proposés 14. Considérons le plan d’un moteur de voiture : il per-
met une discussion sans lever le capot du véhicule. Il en va de même avec les mots : les paro-
les dites ou écrites forment une représentation de ce qu’on veut communiquer, Ou, encore,
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avec l’équation du mouvement d’un satellite, je puis discuter de sa situation grâce à sa repré-
sentation mathématique. L’équation est donc bien une représentation du mouvement. Dans
le même sens, l’ensemble des couples de nombres forme, pour les mathématiciens et les
mathématiciennes, une représentation du plan.
En soulignant le caractère représentatif de certains savoirs, on met en valeur la puissance des
représentations : elles permettent de remplacer du complexe par du plus simple (ou ce qui
est supposé tel). Elles rendent « traitables » des phénomènes, des contextes, des situations.
L’usage du langage est lié à ce qu’il y a de plus typique de la connaissance représentative.
Les mots (c’est-à-dire cette chose matérielle que sont les sons) tiennent la place de toute une
investigation. Tout langage est représentation. Par exemple, la phrase : « Le chat est dans le
jardin » tient lieu de toute une enquête. Elle présente (représente) la situation du chat qui est
dans le jardin. Le langage est toujours une manière de présenter une situation : les mots, les
phrases sont des représentations.
Une peinture peut aussi représenter un paysage (mais pas avec le même projet que celui du
dessinateur industriel) : en ayant vu la peinture, on peut discuter du paysage. Mais sans
oublier que la peinture-représentation-du-paysage ne doit pas nécessairement ressembler à
une entité qu’on appellerait le « vrai paysage ». La peinture est représentation quand elle
nous permet de dire quelque chose du paysage à partir d’elle. Quant au paysage, on arrive
toujours « trop tard » pour le voir sans interprétation. Il n’y a pas de sens à dire « voici ce
qu’est le paysage », mais nous en construisons beaucoup de représentations…
Les phrases d’une description forment une représentation de ce qu’on décrit. Ainsi en va-t-il
de livres, de poèmes exprimant des sentiments, d’une synthèse des croyances principales
relatives à la fin du monde, etc. La notion de représentation est ainsi utilisée dans de multi-
ples lieux.

13. On peut dire, avec raison, que discuter d’un itinéraire sans avoir mis le pied sur le terrain, ou que discuter d’un
patient sans l’avoir vu, c’est dangereux. Mais c’est là ce que permet une représentation, ou, pour le dire autrement,
une théorie.
14. Cette application et adaptation dans un nouveau contexte de savoirs venus d’ailleurs est le fondement de la
théorie du transfert en didactique.
La représentation, notion transversale 33

9 La représentation, notion transversale


Plusieurs disciplines ont des choses à dire sur la représentation ou la pratiquent sans
la nommer. Cependant, quelles que soient les analogies qu’on peut mettre en évidence, la
notion est construite un peu différemment dans chaque contexte : la représentation pour un
psychologue, pour un acteur, pour un metteur en scène de théâtre, pour une mathématicienne
etc., ce n’est pas identique. Mais il semble qu’il y ait suffisamment de similitudes pour qu’on
dise de la représentation que c’est une notion transversale ou nomade. On qualifie de cette
façon une notion, un concept 15, une compétence, une méthode, une théorie, une pratique
qui, bien que mis au point dans une discipline ou un cadre particulier, est transférable à
d’autres contextes. On veut dire par là que l’individu ou la collectivité 16 qui auront appris à

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utiliser la notion dans un de ces contextes pourra, au moins dans certaines conditions, avoir
plus de facilité pour l’employer dans un autre. Ainsi la pratique « conduire une voiture »
s’apprend sur un véhicule précis, mais elle peut être transférée — moyennant traductions et
adaptations — à la conduite d’une autre voiture, d’un camion, et d’autres machines. On
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parle dès lors d’une pratique transversale à de nombreux contextes ; elle se désigne par le
terme « conduite d’un véhicule ou d’une machine ». Ainsi, sauf blocage, toujours possible
d’ailleurs 17, ce qu’on a appris dans l’apprentissage de la conduite d’un vélo sera utilisé dans
l’usage de la conduite d’une voiture. Et cela d’autant plus facilement qu’on aura pu expli-
quer avec précision l’analogie qui est à la base du transfert.
Notre objectif ici n’est pas d’étudier en profondeur la transférabilité et la transversalité mais
de montrer comment cette notion de « représentation » apparaît dans de nombreux contextes
disciplinaires et que, dès lors, on peut la considérer comme une notion transversale et voir
comment elle est abordée dans une série de disciplines.
Les sciences médicales forment une des disciplines qui utilisent le plus explicitement la
représentation : le dossier médical est considéré comme une représentation du patient. S’il

15. Souvent, on distingue les « notions » des « concepts ». Ce dernier terme désigne des notions ou des modèles
bien définis par une théorie. C’est ainsi que les disciplines définissent des concepts et se basent la plupart du temps
sur eux. Mais on parlera de « notions » quand on a affaire à des modèles dont la définition théorique n’est pas
encore bien claire. Par exemple, on parle évidemment du concept de vitesse, d’accélération, ou de note de musique,
mais pour qualifier un objet moins strictement défini, comme le balai ou le torchon, on parle plutôt d’une notion. De
même, on parle plutôt du concept de braconnage dans le droit belge et de la notion de braconnage chez les agricul-
teurs. Dans bon nombre de cas, faute de disposer d’une théorie claire et standardisée clarifiant bien ce qu’on veut
dire, on peut utiliser sans crainte un terme ou l’autre. Ainsi, il n’est pas évident de savoir s’il vaut mieux parler de la
notion de preuve ou du concept de preuve. L’important est peut-être d’être au clair sur ceci : une notion ou un con-
cept est toujours le résultat d’une modélisation. Et sur ceci encore : quand on étudie une discipline, il faut apprendre
certains concepts de base et ne pas en rester avec de vagues notions.
16. Car la pratique du transfert ne touche pas que les individus, elle concerne aussi des communautés. Certaines,
par exemple, ont appris à passer adéquatement de la notion de vitesse du physicien à la vitesse de réaction des
chimistes ; d’autres pas.
17. Parfois des personnes refusent de transférer quelque chose car elles ne peuvent accepter le risque que l’on
prend en utilisant des « analogies » entre des notions qui restent différentes. Il est courant aussi que quelqu’un
veuille garder à tout prix la conception spontanée qu’il avait de cette notion. C’est ainsi que la notion de chaleur
dans la vie courante peut être un obstacle pour la compréhension de cette notion en science (et, inversement, un
savoir « savant » peut être un obstacle à la compréhension de la vie courante). Cette difficulté serait sans doute
moindre si l’analogie — c’est-à-dire la similitude et la différence — était mieux conceptualisée. Elle l’est d’une
façon satisfaisante entre la conduite d’une voiture et d’un camion ; elle l’est moins entre la chaleur dans la vie cou-
rante et la chaleur des physiciens.
34 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

est bien construit et bien standardisé, il permet de consulter un médecin à distance et de par-
ticiper de façon sensée et rationnelle à un débat concernant un malade, sans avoir jamais vu
ce dernier. De même, des analyses chimiques tiennent lieu d’entretien avec le patient. Elles
représentent l’état du malade et on peut partir d’elles pour discuter d’un diagnostic. Le con-
texte médical — qui va jusqu’à produire des opérations à distance — montre bien ce qu’une
bonne représentation peut rendre possible. Il indique aussi l’aspect nécessairement réducteur
de toute représentation. C’est pourquoi certains médecins veulent travailler autant par pré-
sence que par dossiers, rapports ou concepts représentant la situation médicale. On ne peut
pas travailler uniquement sur les dossiers… Il faut tout de même voir le patient ! Un équili-
bre et des relations sont à trouver entre la représentation médicale et les examens ou les
récits des patients. Il y a tout un art de « traduction » d’un système de représentation à un
autre.

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Dans presque toutes les disciplines, le lien entre une description et une représentation est
clair. Qu’est-ce en effet décrire sinon produire un rapport d’observation tel qu’il puisse
tenir lieu d’une observation in situ ? Une bonne description me permet de reconnaître une
situation à laquelle je n’ai jamais été directement confronté : ainsi la description d’une per-
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sonne a pour but de nous dispenser de l’avoir vue pour la reconnaître. Elle remplace le con-
tact direct et fonctionne comme une représentation. Mais, pour que cette représentation
puisse remplir sa fonction, elle doit être suffisamment standardisée par rapport à une com-
munauté d’usagers. C’est ce qui fait la différence entre la description d’un fleuve par un géo-
graphe ou par un indigène, ou entre celle de la neige par une physicienne ou par un pisteur
d’une station de ski. Celles du géographe et du physicien utilisent un langage standardisé
parmi les spécialistes de ces disciplines. Celles de l’indigène ou du pisteur se réfèrent à
d’autres visions du monde et à d’autres communautés de standardisation. Le monde qu’ils
voient n’est pas le même.
En chimie, se rend-on suffisamment compte de ce que le fameux tableau de Mendeleïev se
substitue à la complexité des différentes substances chimiques ? Et que, de plus, l’équation
chimique tient la place de la réaction lors des débats entre spécialistes. De façon similaire, en
physique, l’équation de la trajectoire d’une particule ou l’équation du mouvement d’un
satellite permettent de discuter rationnellement de ces phénomènes en se basant uniquement
sur ces équations. Celles-ci représentent fort bien la situation de la particule ou du satellite.
Dans les disciplines scientifiques dites « dures », inévitablement, le rapport d’observation
présente (re-présente) le monde à la façon des spécialistes de ces disciplines. Les symboles
chimiques, par exemple, représentent les produits de laboratoire. La standardisation de ces
disciplines fait que le rapport d’observation remplace parfois quasi totalement le rapport cor-
porel à l’objet. Au point que le physicien aura tendance à dire « on a vu telle particule » alors
qu’il s’agit d’une modélisation utilisant correctement des résultats théoriques. On oublie
parfois que « observer », c’est se construire une représentation. Songe-t-on à aider le jeune
enfant à prendre conscience qu’il construit un modèle du chemin à parcourir quand il décrit
un chemin pour une promenade, par exemple en parlant de la pompe à essence au prochain
carrefour ?
En sciences politiques, la notion de représentation du peuple par les députés est courante :
c’est la chambre de représentants. Dans les démocraties représentatives, les députés tiennent
la place du peuple et décident pour lui. C’est aussi un excellent exemple pour voir les limites
des représentations. C’est vrai que les députés représentent le peuple… mais jusqu’à un cer-
tain point seulement. Quand on parle de démocratie représentative, on reste dans les analo-
La représentation, notion transversale 35

gies qui permettent d’appliquer le terme « représentation » à une grande famille de


situations.
Dans les branches littéraires, au théâtre notamment, on utilise le même concept pour par-
ler de la reprise et reconstruction de l’œuvre par les metteurs en scène (nom qu’on pourrait
d’ailleurs donner à tous ceux qui construisent une représentation, dans quelque champ que
ce soit). Le compte rendu ou l’analyse littéraires sont aussi des représentations des œuvres
visées. Selon le projet que l’on a, certaines sont plus adéquates que d’autres.
Quand on envisage l’art, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi on dit que l’artiste est
la voix de la population : ses poèmes, ses peintures, son théâtre, sa musique se veulent une
représentation. Dans le cas de l’art, cependant, ce qui est représenté est, moins que jamais,

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un objet. Si la carte représente un territoire qui ne peut être réduit à aucune de ses représen-
tations, l’œuvre d’art, a fortiori, ne représente pas un monde-objet dont l’existence précéde-
rait sa représentation : l’œuvre d’art renvoie à un monde dont nous n’avons pas d’autres
représentations.
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En sociologie, on parle de représentation pour désigner la façon dont les gens voient une
situation et l’on souligne que ce à quoi les gens réagissent, ce n’est pas directement à une
« réalité », mais bien à la représentation qu’ils en ont. Même si elle peut être considérée
comme inadéquate la représentation influence le cours de l’Histoire. Ainsi la représentation
de soldats qui pensent avoir affaire à une division alors qu’il n’y a qu’un peloton sera ce qui
motivera leur action. Nous sommes motivés par nos représentations, correctes ou non.
En histoire, il est banal de dire que tout récit historique est la représentation qu’on se fait du
passé, à partir d’un lieu précis. La pratique des historiennes et historiens contemporains a
d’ailleurs tendance à mettre en valeur le rôle du sujet qui raconte le passé, toujours à partir
d’un lieu social précis. L’histoire est toujours écrite par des gens et pour des gens, avec une
intentionnalité. L’histoire scientifique déploie un regard lié à la façon dont la communauté
des historiens voit le monde, c’est-à-dire, comme nous le verrons plus loin, à un paradigme
et des intérêts particuliers. L’histoire ainsi produite sera fort différente si elle se raconte du
point de vue des petites gens ou des puissants.
Les didacticiennes et didacticiens utilisent un concept de représentation qui s’apparente à
celui des sociologues. Ils se sont rendu compte, il y a quelques décennies, que les élèves
n’étaient pas des « tables rases » mais que c’est avec les représentations qu’ils se sont déjà
construites qu’ils abordent les notions qu’on leur présente à l’école. L’enseignement doit en
tenir compte car l’élève ne lâchera pas facilement son point de vue (d’autant plus que, jus-
que-là, il lui a permis d’opérer de façon viable dans son quotidien). Ainsi, chaque élève
abordant un cours sur la pesanteur a son idée à lui de ce qui se passe. L’enseignement doit lui
faire apprécier l’existence et l’intérêt des représentations offertes au cours de sciences à ce
sujet, sans pour cela dénigrer l’intérêt d’autres représentations. Par exemple, lorsqu’on porte
un objet lourd, on dit que, avec le temps, il « devient » lourd : pourquoi dénigrer ce modèle ?
Ou pourquoi dénigrer la représentation de la fonte des neiges par un pisteur d’une station de
ski ?
Les mathématiques, enfin, ont une théorie dite des représentations qui analyse les situations
où une structure mathématique peut tenir la place d’une autre. Ainsi, on peut considérer les
doublets de nombres comme des coordonnées représentant les points d’un plan. On peut étu-
dier la géométrie du plan soit en utilisant la représentation géométrique classique (la bonne
36 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

vieille géométrie), soit en utilisant la représentation par des équations algébriques (la géo-
métrie analytique des doublets de nombres). L’une est représentation de l’autre.
Semblablement, l’ensemble des matrices orthogonales d’ordre trois représente les rotations
dans l’espace. On pourrait continuer l’énumération de cas de ce genre : le concept de repré-
sentation est chez lui au cours de mathématiques. Les dessins au tableau qui accompagnent
certains cours méritent sans doute une mention particulière. Tels que les enseignants et les
enseignantes les dessinent au tableau, ils paraissent parfois très bizarres à ceux et celles qui
les regardent. Ce sont souvent de bien mauvais dessins. Et pourtant, ils « représentent »
(c’est-à-dire « tiennent la place ») des circonférences, des droites, des ellipses, des vallées,
des appareils etc. Ils sont loin d’être de « vraies » circonférences, droites etc., ou des photos
de vallées ou d’appareils : ils n’en sont pourtant pas moins d’excellentes représentations

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puisqu’on peut les utiliser pour discuter d’une démonstration de géométrie, par exemple.
La notion de représentation mathématique ne laisse que peu entrevoir la place du sujet qui
construit les représentations 18. C’est une pratique différente de celle d’autres disciplines.
Les géographes, par exemple, insisteront pour dire que tel point de vue est celui des sciences
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économiques, tel autre de la géologie etc. Il y a là une nuance dans la façon de penser la
rigueur. On peut en effet se demander pourquoi, en vue de quoi et pour qui les deux discipli-
nes diffèrent dans la façon d’envisager le sujet qui parle ou écrit.
19

10 De l’abstraction à l’esthétique
et à la dimension spirituelle 19
Toute abstraction, enfin, est de l’ordre de la représentation. Par exemple, le concept
de « diabétique » est une construction qui ne désigne la situation d’aucun patient concret
mais qui, dans les discussions entre les praticiens et praticiennes, tient la place de beaucoup
de malades. De même, le concept d’ordinateur, terme abstrait se référant à une multitude
d’ordinateurs concrets, est aussi une construction ayant sa part de conventionnel et d’inven-
tion, destinée à être utilisée à la place des ordinateurs réels qu’elle « représentera ». Quand
nous disons : « Ceci est un ordinateur », nous utilisons une représentation théorique (le con-
cept d’ordinateur) à la place de chaque ordinateur. Ajoutons que les noms propres des per-
sonnes sont aussi des représentations, ainsi d’ailleurs que les listes de noms, etc.
Nous avons utilisé le terme « représentation » mais, à quelques nuances près, d’autres mots
fonctionnent à peu près comme des synonymes de « représentation ». Il s’agit des notions de
modèle, récit, loi, théorie, hypothèse, conception, abstraction, explication, doctrine, concept,
notion.
Chacun de ces termes renvoie à des constructions, matérialisées en mots écrits ou parlés, ou
en images mentales, en schémas, etc. L’essentiel est que ces constructions visent à fournir
des représentations capables de tenir la place d’une « réalité » considérée comme plus com-

18. Le sujet qui fait des mathématiques et choisit son point de vue se manifeste lorsque le mathématicien ou la
mathématicienne, commençant un exposé, signale qu’il ou elle s’est intéressé à telle structure, déterminée par telle
axiomatique.
19. Nous envisageons ici la spiritualité au sens large et non au seul sens religieux. Comme l’étymologie le dit, la
spiritualité, c’est ce qui donne un souffle et anime l’existence.
De l’abstraction à l’esthétique et à la dimension spirituelle 37

Les termes « concept » et « notion » sont parfois synonymes. Ils désignent un modèle utilisé
pour parler d’une situation. Généralement, on utilise le terme « concept » quand le modèle est
bien défini par un cadre théorique assez explicite (par exemple, le concept d’accélération) ; et
le terme « notion » convient mieux quand la définition est moins ferme ou moins socialisée : la
notion d’amitié ou la notion de vitesse au XIVe siècle (Giordan & Vecchi, 1987 ; Schlanger &
Stengers, 1986).
Le concept de « modèle » peut désigner une représentation quelconque, mais parfois aussi,
dans un sens plus restreint, une représentation ou une simulation obtenue par ordinateur.
Lorsqu’on veut souligner qu’un modèle ne tient compte que d’une partie des éléments de
la situation, on parle d’une abstraction. (Et on est toujours en train d’abstraire.)
Une « conception » est souvent un modèle spontané (on parle fréquemment en didactique

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des conceptions des élèves pour désigner la représentation qu’ils ont, antérieurement à l’ensei-
gnement).
Une« hypothèse » désigne généralement un modèle dont on n’est pas encore sûr qu’il est
adéquat à la situation. C’est une représentation à tester.
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Le mot « loi » en sciences vient d’un contexte juridique. On compare la « nature » avec un
roi ou avec Dieu qui édicterait des lois. En sciences, il désigne souvent une représentation d’un
processus supposé simple, par exemple, la loi de Kepler, la loi des gaz parfaits, la loi de la dila-
tation des corps. L’usage le fait utiliser autant pour des modèles pour lesquels on dispose d’une
théorie plus large que pour des modèles tout à fait empiriques. Peut-être l’usage de ce terme
venu du droit et donnant l’impression d’une nature qui agit comme un prince dictant ses lois
est-il anachronique ?
« Raconter » ou mettre en récit, c’est une forme de modélisation.
La notion de « théorie » désigne un modèle de grande taille mettant ensemble plusieurs
autres modèles (par exemple, la théorie de l’évolution). On utilise généralement ce terme
quand il s’agit d’un modèle assez vaste qui en synthétise plusieurs autres.
Lorsqu’un phénomène peut prendre place dans un modèle ou un récit plus vaste, on parlera
d’une explication. Ainsi, la théorie de l’évolution explique la présence de certains fossiles.
Une doctrine est une représentation d’une situation, souvent liée à un groupe ou à un in-
dividu (par exemple, la doctrine du parti libéral belge sur l’immigration).
Enfin, les catégories de « récit » et de « mise en récit » recouvrent assez bien celles de mo-
dèle et de modélisation. Par exemple, modéliser une panne, cela revient à dire : « Voilà ce qui
s’est passé » ; c’est donc en faire un récit. De même, raconter ce qu’a été le théâtre classique,
c’est modéliser et c’est mettre en récit. Ce lien entre mise en récit et modélisation est important.

plexe 20. (Cette « réalité » complexe peut être d’ordre matériel comme lorsqu’on se repré-
sente une panne, d’ordre éthique comme lorsqu’on se représente un génocide, ou d’ordre
existentiel comme lorsqu’on se représente la liberté ou l’origine du monde.)

20. Notons que, en règle générale, la complexité n’est pas une propriété des objets mais de la façon dont on les
analyse. Ainsi, marcher peut être considéré comme un mouvement simple, même si une analyse peut en montrer
son immense complexité.
38 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

11 Pour en conclure avec la notion de représentation


Nous avons abordé la notion de représentation en référence principalement à des
situations qui en appellent au sens pratique et à ce qui est utile : les cartes géographiques.
Mais il ne faudrait pas croire que la représentation n’a de place que dans l’utilitaire ou le
terre à terre. Ainsi, une cérémonie liturgique (qu’elle soit chrétienne, religieuse, laïque,
maçonnique) 21 ou une prière évoque le sacré, l’éthique et le religieux : ce sont des représen-
tations. Une œuvre d’art est aussi de l’ordre de la représentation : elle rend visible un invisi-
ble. Enfin, il y a dans la représentation une dimension où le culturel, le symbolique,
l’humain transparaissent en ouvrant l’horizon à une expérience esthétique. On peut en effet
considérer le moment esthétique comme celui de l’avènement de l’esprit humain face à la

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matérialité de la représentation 22. Cette dimension esthétique est évidente dans les œuvres
d’art, mais elle peut aussi apparaître dans les actions liturgiques bien faites (pas nécessaire-
ment religieuses), tout comme dans la beauté d’une théorie mathématique ou d’une traduc-
tion de texte.
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Vouloir réduire la représentation à du pratique, c’est négliger toute une dimension de la vie.
Au niveau de l’éducation, cela risque de provoquer un dégoût de l’apprentissage, car l’être
humain ne se nourrit pas que d’attitudes et d’actions pratiques. L’être humain vit aussi de
souffle et de symboles, qu’ils soit relationnels, éthiques, esthétiques, religieux. Il importe
que l’école soit un lieu où l’esthétique, l’engagement et toute manifestation de ce qui donne
du souffle à la vie prennent leur place. C’est ainsi que peut se développer une spiritualité qui
peut prendre diverses formes : explicitement religieuse, agnostique, clairement athée, ou
défiant toute catégorisation. La spiritualité apparaît alors comme l’expression du souffle qui
parcourt l’existence et lui donne du sel et de l’ouverture…
La manière de se représenter le monde n’est pas neutre par rapport au sens de la vie
humaine. Elle peut contribuer ou non à développer un souffle dans l’existence ou, au con-
traire, produire un univers spirituellement plat. Par exemple, l’enseignement des langues
modernes ou celui concernant la sexualité peuvent, selon la représentation du monde et des
relations qu’ils induisent, réduire l’histoire humaine à du practico-pratique ou lui donner un
souffle d’ouverture aux cultures ou à l’amour.
Le parcours présenté dans ce chapitre nous a conduits à observer la complexité, l’intérêt et
l’ubiquité des représentations. L’exemple des cartes géographiques nous a permis de voir,
entre autres :
• que les représentations ne sont pas des états d’âme ou des sentiments ; ce sont des
objets comme une carte, une équation écrite, un protocole d’observation, un plan,
une phrase prononcée, une image mentale etc., qui vont tenir la place de la com-

21. La liturgie, c’est-à-dire la célébration du vécu d’un groupe apparaît dans toutes les sociétés. Dans le monde
laïque, il y a des célébrations laïques. Cependant, par une réaction contre le religieux, notre société se prive parfois
de traditions rituelles qui permettent de marquer le coup face à des moments de l’existence.
22. Ceci renvoie à une théorie inspirée de Hegel pour laquelle l’expérience esthétique est celle de la rencontre
jubilante de l’humain dans la matérialité de l’œuvre d’art (ou d’une beauté naturelle, c’est-à-dire de la nature orga-
nisée par un regard humain). Par exemple, parler de la beauté d’une démonstration mathématique — ou de la beauté
de n’importe quel système théorique) ce serait faire référence à une manière de rencontrer l’humanité dans cette
théorisation.
Pour en conclure avec la notion de représentation 39

plexité du monde. Ce ne sont ni des états d’âme, ni des sentiments, ni des miroirs,
mais des « substituts » ou des « lieu-tenant » ;
• que ces représentations sont le résultat d’une construction, d’une inventivité, de
négociations et d’une standardisation réalisées pour et par les humains, en fonction
de leurs projets et donc de leurs intérêts (dans le sens le plus large du terme) ; elles ne
sont pas neutres idéologiquement ;
• que, sans la compétence des humains qui les utilisent, les représentations ressem-
blent à des objets inutiles (comme une carte dans les mains de quelqu’un qui ne sait
pas la lire) ;
• que la fonction des représentations, c’est de tenir, dans des conversations, la place
du réel complexe, comme une carte tient lieu du territoire. C’est d’ailleurs en lien

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avec cette fonction de représentation qu’une carte peut être testée ;
• que les êtres humains, quand ils réfléchissent, se réfèrent aux représentations qu’ils
ont de leur situation et non à la situation elle-même ;
• que le développement des connaissances se fait par l’invention de nouvelles
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représentations qui, dans certains cas et certains contextes au moins, paraissent plus
adéquates que celles qu’on utilisait auparavant. Il importe donc que les didacticiens
tiennent compte de la représentation de départ des apprenants. De même que, dans
certaines situations, on utilise plusieurs cartes, on utilise plusieurs représentations ;
• que la notion de représentation est transférable à des situations qui sont pourtant dif-
férentes et qu’elle peut donc être dite transversale.
À l’horizon d’une telle compréhension des représentations se profile ainsi une conception
des sciences comme faites par et pour les humains, plutôt que tombant du ciel. Comme nous
le proposerons plus loin, on peut voir les sciences comme produisant des représentations fia-
bles et socialisées de notre histoire. Ce qui pourrait impliquer de faire le deuil d’une repré-
sentation de la connaissance ou des savoirs qui nous les montrerait comme une relation
immédiate aux choses. Telle que nous l’avons analysée, la représentation est une construc-
tion humaine qui peut, jusqu’à un certain point et dans des contextes spécifiques, tenir la
place d’un territoire, d’une situation, d’une personne.

Comment allons-nous apprendre à nos élèves (de cinq, huit et douze ans) ce
que sont des représentations ?

R E T E N I R S U R T O U T
L’objet technique qu’est la carte nous montre ce qu’est une représentation.
Une représentation n’est ni un miroir du monde, ni l’expression du réel :
c’est un objet dont il importe de bien savoir se servir.
Une carte — et toute représentation — détermine ce dont on tiendra
compte.
La manière de décider de ce dont on tiendra compte implique une négo-
ciation.
La fonction d’une représentation est de tenir la place des situations lors
de discussions et d’actions.
40 Chapitre 1 — La représentation du monde à partir des cartes

Il y a une pluralité de cartes pour un même territoire.


La standardisation des représentations permet la communication.
Pour représenter, on sélectionne.
On teste une carte en fonction de sa capacité de tenir la place du terrain.
Il y a une pluralité de façons de représenter une situation et on appelle
paradigme ce qui détermine la façon dont on représente.
Les propriétés qu’on appelle transversales ne le sont pas a priori mais
parce qu’on a pu les transférer dans plusieurs contextes.

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s

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Pointer quelques différences entre une carte routière et une autre carte (par exemple,
géologique ou militaire).
Construisez, dans la perspective de cet ouvrage, des analogies entre une carte et un
ordinateur, analogies permettant de nommer l’une et l’autre « technologie ».
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Montrer les avantages et les inconvénients de la standardisation de technologies


comme celle des ordinateurs ou celle des piles électriques.
Discuter s’il est intéressant de considérer la langue française comme une technologie
et dans quel contexte ?
Examiner l’aspect éducatif d’une réflexion sur la notion de standardisation et com-
ment comprendre ce qu’est la standardisation peut aider l’élève à participer à la vie
sociale. Examiner aussi ce que deviendrait notre vie si on supprimait certaines stan-
dardisations.
Qu’est-ce que veut dire « standardiser la célébration des anniversaires » ou de
« funérailles » ? Qu’en pensez-vous ?
Envisager la préparation d’une sortie avec des élèves ; indiquer quelles parts de la
préparation peut se faire sur des représentations et quelle part exige qu’on aille sur le
terrain.
C H A P I T R E

2
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La mise en récit des méthodes
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scientifiques et la place du sujet

1 Deux grands types de récits des démarches scientifiques


2 L’effacement de l’humain dans le récit OHERIC
3 Qu’appelle-t-on un « fait » ?
4 Le point de vue du sujet : le récit poppérien
5 Les récits OHERIC et poppérien : psychologisants ou sociologisants ?
42 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

Pour se lancer :
Raconter une panne et la façon dont s’est effectuée la réparation

Comment en arrivez-vous à dire que telle carte est fiable ?

Comment des gens autour de vous parlent-ils des sciences et de leurs


méthodes ?

Pendant un certain temps, j’ai vu le travail scientifique comme celui d’un découvreur. Les
scientifiques étaient un peu comme les chercheurs de pépites d’or mais qui voulaient

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découvrir les lois de la nature. Leur travail était essentiellement passif. Il leur fallait
observer attentivement les choses pour voir exactement comment elles étaient. Il fallait se
méfier de l’imagination et des apports du sujet qui observe, car ils pourraient interférer
avec une objectivité qui, idéalement, aurait dû être totale et sans aucun apport de l’obser-
vateur. Il y avait d’ailleurs, dans ma tête, une profonde différence entre un scientifique et
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un ingénieur. Le premier découvrait, alors que le second inventait. De plus, il devait exis-
ter quelque part, dans le monde des idées —, une méthode scientifique qui permettait
d’être « vraiment » scientifique. Aujourd’hui, quand je considère l’activité scientifique
d’un point de vue individualiste, je la vois comme celle du poète qui trouve des mots et des
images nous faisant toucher notre réalité — nous la re-présentant, c’est-à-dire nous la
présentant à nouveau, sous un jour neuf. Elle ressemble aussi à celle de l’inventeur qui,
d’une série d’objets épars, construit une machine qui facilite nos projets. Et lorsqu’il
s’agit d’améliorer notre système de représentation, l’image de la panne à diagnostiquer
me vient à l’esprit. Poètes, scientifiques, ingénieurs, même combat pour la créativité ?
Mais si je considère les sciences comme un phénomène de société, je pense aux technolo-
gies et à tout ce qui tourne autour de la production scientifique, depuis les courses aux
subventions et aux brevets jusqu’à la manière dont les sciences et les technologies struc-
turent notre vie (G.F.)

Comment expliquer ce que font les scientifiques, c’est-à-dire comment mettre en


récit et raconter la façon dont on fait des sciences 1 (qu’on les appelle « humaines » ou
« naturelles ») ? Dans le chapitre précédent, nous avons montré qu’on pouvait voir le travail
scientifique comme une construction de représentations fiables et standardisées de notre
monde. Ainsi, qu’on observe une violette, que l’on diagnostique pourquoi une fleur se fane,
que l’on observe la fonte des neiges ou qu’on enseigne du français, de l’histoire, des scien-
ces naturelles, des sciences humaines, et même de la grammaire ou des maths, il s’agit tou-
jours de se doter de représentations de ce monde qui est le nôtre (lequel n’est pas divisé en
disciplines) 2. On cherche des mots ou des schémas qui tiendront la place du « réel ».

1. Les méthodes dites scientifiques sont le résultat de la mise en récit de ce que font ou pensent faire les scientifi-
ques.
2. On peut noter le caractère paradoxal de certaines appellations telles que « sciences naturelles » car ce que les
sciences dites de la nature observe n’est pas le monde tel que nous le percevons. Celui-ci, dans notre culture, est
massivement une « technonature ». Le monde purement « naturel » est une abstraction (mais cette abstraction a son
intérêt). On peut d’ailleurs se demander pourquoi on considère comme « science » l’étude de la montée de la sève
dans les arbres et comme étude technologique, l’étude du fonctionnement d’un moteur. Pour un enfant non habitué
à nos manières de voir, il est important de pouvoir se représenter des phénomènes… mais est-il évident qu’il y a à
distinguer entre les phénomènes naturels et les constructions techniques ?
Deux grands types de récits des démarches scientifiques 43

Qu’est-ce que le « réel » ? Cela m’a souvent turlupiné… Je crois que la question est mal
posée car tout est réel… et croire que le terme « réel » ajoute quelque chose me paraît un
leurre. La proposition « j’ai vu un lapin » dit-elle moins que « J’ai vu un lapin réel » ? Ou
que : « J’ai réellement vu un lapin. » Mais quand nous disons qu’une baleine n’est pas
réellement un poisson mais un mammifère, nous voulons dire que nous disposons de deux
interprétations sur ce que nous appelons baleine et que nous en privilégions une appelée
« réel ». Pendant longtemps, pourtant, j’ai cherché ce qu’était cette qualité qu’on appelait
« réel »… (G.F.)

Puisqu’il s’agit de se donner des représentations adéquates du monde dans lequel nous
vivons, on dira que la construction des savoirs est située. C’est à partir de notre situation que
nous regardons et c’est à partir de nos projets que nous la disons adéquate ou non. Un méde-

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cin payé à l’acte ne voit pas la médecine avec le même regard qu’un médecin payé forfaitai-
rement. Un commandant de sous-marin voit, dans l’océan, autre chose qu’un pêcheur sur un
chalutier. Et si un animal marin — songeons, par exemple, au dauphin — avait une intelli-
gence semblable à la nôtre, se représenterait-il le monde qui l’entoure de la même façon
qu’un physicien 3 ?
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Ces exemples rappellent que les représentations sont marquées par la position physique et
sociale de ceux et celles qui les construisent. En d’autres mots, chaque savoir se déploie et
développe son sens à partir d’un lieu 4.
Mais existe-t-il une position particulière des scientifiques ? Une « objectivité » plus grande
de la science ? Ou les représentations des scientifiques seraient-elles, comme toutes les
autres, liées à un lieu ? Mais, de quel lieu parlent-elles ? Y a-t-il une différence importante
entre l’observation d’une violette par des élèves du préscolaire et l’examen de celle-ci au
microscope ? L’examen de la fleur qui se fane est-elle plus ou moins scientifique que l’exa-
men du moteur de voiture en panne ? Bref, que sont ces méthodes qu’on appelle
scientifiques ? À quoi, dans un récit d’une pratique, puis-je reconnaître la marque de la
scientificité ? Qu’est-ce que la scientificité ?

1 Deux grands types de récits des démarches scientifiques


Laissant de côté, pour l’instant, la question de la scientificité, considérons de plus
près quelques grands types de récits relatant le travail scientifique. Dès l’abord, distinguons
deux grands types de récits 5 : ceux qui sont centrés sur les choses et ceux qui mettent les
êtres humains au centre. Par exemple, certains diront qu’ils expliquent comment est la

3. En effet, le dauphin vit dans un milieu où le frottement n’est pas négligeable et on voit mal comment sa repré-
sentation du monde aquatique se baserait sur les mouvements sans frottement, lesquels, par contre, sont une très
bonne approximation dans l’air. De plus, le dauphin vivant dans l’eau où, vu le principe d’Archimède, il n’a prati-
quement pas de poids, on le voit mal baser sa représentation du monde physique sur la notion de champ de la pesan-
teur, laquelle est le concept clé de notre physique.
4. Dans l’analyse des idéologies, on appelle « lieu » d’un discours les présupposés, les objectifs, et les divers
conditionnements liés aux circonstances locales et temporelles qui le touchent.
5. Prendre une telle décision, c’est décider d’une façon de représenter notre monde. Je parlerais d’un choix
« risqué ». La structuration qu’implique la construction des savoirs est pleine de tels choix risqués. Dans certains
cas, cependant, le risque est plus visible que dans d’autres. Ainsi est-il facile de voir que distinguer entre « drogue
douce » et « drogue dure », c’est un choix risqué.
44 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

violette ; d’autres diront plutôt qu’ils s’en donnent une description — une, parmi beaucoup
d’autres possibles. Certains diront qu’un bon plan du moteur d’une voiture indique toutes
ses caractéristiques ; d’autres répondront que sa finalité n’est pas de tout mentionner, mais
de pouvoir servir à discuter du fonctionnement du moteur… jusqu’à un certain point. Cer-
tains récits commencent par considérer les êtres humains et leurs actions, d’autres, les cho-
ses. Certains diront « Voici LE résumé de cet article », d’autres : « Voici comment j’ai
résumé cet article » ou encore « Voici comment j’ai résumé cet article à l’intention des gros
fumeurs ». Certains semblent se situer dans un univers d’objets (éventuellement à connaître)
tandis que d’autres semblent vivre dans un univers où des gens (des sujets) négocient entre
eux la façon dont ils vont se représenter leur monde. Les uns semblent toujours parler de la
façon dont les choses sont en elles-mêmes tandis que les autres sont conscients de ne parler
que d’interprétations ou de représentations, construites par des humains et pour des

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humains.

Ainsi, ce sont les gens qui décident de distinguer entre neige poudreuse et neige fondante :
ils le font en fonction d’une pratique, celle du ski. Faire une distinction, ce n’est pas simple-
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ment dire une différence, c’est donner de l’importance à une différence, c’est en tenir
compte. Ce sont des gens qui distinguent entre serpent venimeux et non venimeux. Que pen-
ser alors de la distinction entre les Blancs et les Noirs ? Opérer la distinction, ce n’est pas
simplement dire qu’ils sont différents, ce qui est évident. Mais c’est dire que cette différence
est importante et porte à conséquence. On voit de suite le contenu idéologique qui peut se
glisser dans la distinction entre les Blancs et les Noirs. En conclusion : une distinction ne se
constate pas, mais des personnes et des groupes décident et prennent le risque de distinguer.
6

2 L’effacement de l’humain dans le récit OHERIC 6


Un type de récit, très répandu chez les enseignants des sciences naturelles, peut être
résumé par le mot « OHERIC » qui renvoie à la série : observation, hypothèse, expérimenta-
tion, résultats, interprétation, conclusion. Ce récit est souvent proposé aux élèves comme le
prototype d’une démarche typiquement scientifique ; il est inspiré de la « méthode
expérimentale » selon Claude Bernard (1865).
Jusqu’il y a peu, je me représentais le travail scientifique comme la démarche d’accession
au cœur de la réalité. À mes yeux, il s’agissait d’une activité noble et pure, dégagée de
tout ce qui pouvait écarter de l’essentiel, du fondement de tout ce qui existe.
Cette vision idéale se transforme progressivement. Je me rends compte qu’un savoir n’est
jamais total ni absolu. D’une part, aucune connaissance n’épuise la réalité. D’autre part,
la réalité est toujours abordée à partir d’un point de vue particulier. Je dis souvent que
l’état du monde dépend de la qualité de la relation qu’on établit avec lui.
Je me rends compte que le travail scientifique est une façon de dire le monde et de le com-
prendre. C’est une démarche utilitaire au sens où elle permet de se situer dans le monde et
de le maîtriser. Mais c’est aussi une démarche culturelle car elle nous aide à nous situer

6. On pourrait parler de l’effacement du sujet, lié au point de vue de l’empirisme positiviste.


L’effacement de l’humain dans le récit OHERIC 45

dans notre monde. Et c’est, de plus, une démarche politique car la représentation du
monde et de l’histoire que nous nous donnons indique aussi notre projet de société.
Désormais je découvre la distinction entre les récits centrés sur les choses et ceux qui
mettent au centre les êtres humains.
Dans ma vision idéalisée, la démarche d’abstraction m’apparaissait comme l’accession à
un état dégagé de tous les détails pour atteindre la pureté de la réalité. Actuellement, je
perçois la place du sujet qui lit et interprète la réalité tout en la construisant. (R.U.)

Une telle structure de récit suppose généralement que le travail scientifique se base sur une
observation dite « objective et neutre » (Sokal & Bricmont, 1997). On observerait les choses
telles qu’elles sont. On se baserait sur les « faits », et ce, sans préjugé, indépendamment de

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tout, et, donc, sans référence à aucune représentation préalable. La fonction positive de tels
discours est sans doute de faire prendre distance de ceux et celles qui, par préjugés idéologi-
ques ou religieux, ne veulent voir que ce qu’ils ont envie de voir. Mais ce discours de
l’objectivité néglige plusieurs dimensions de la recherche scientifique. D’abord il « oublie »
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que toute observation est guidée par une intention et par un « intérêt » : il n’y a pas de con-
naissance totalement neutre. Ensuite une telle manière de parler « oublie » la passion et
l’intérêt qui conduisent à se lancer dans l’inconnu, malgré limites et ambiguïtés. Ensuite, ce
discours « oublie » que les « bons » chercheurs (bons et efficaces, dans le sens des critères
habituellement retenus par les gestionnaires des recherches) sont souvent habités d’une cer-
taine passion et d’un intérêt. Bref, le récit des démarches scientifiques est organisé autour de
l’objectivité neutre.

Selon le schéma OHERIC, les diverses activités sont organisées dans l’espoir qu’elles
mènent à LA bonne représentation. La structure OHERIC permet ainsi de raconter de façon
satisfaisante certains travaux scientifiques, comme la détection d’une panne et bien d’autres
situations. À titre d’exemple, le récit de la détection d’une panne peut facilement se laisser
inscrire dans les étapes qui recouvrent bien des aspects de la pratique : observation, hypo-
thèse, expérimentation, résultats, interprétation, conclusion. Reste à se demander si une telle
grille rencontre l’intérêt de jeunes à former. Autrement dit, l’analyse qui va être produite par
la grille OHÉRIC sera-t-elle aussi formative qu’une autre ?

Ainsi, si l’on prend le point de vue OHERIC pour parler de la distinction entre matériaux
conducteur et isolant, on tendra à raconter la démarche en parlant d’une observation de
laquelle serait née l’hypothèse en question. L’enseignant qui suit ce schéma commencera sa
leçon sur la distinction entre ces matériaux par quelques expériences. Il considérera, par
exemple, une règle en cuivre et une autre en plastique. Il montrera que la première est inca-
pable de faire danser de petits morceaux de papier ou de faire hérisser des poils tandis que la
seconde le peut. Mettant les règles dans un circuit électrique, il montrera que celle en cuivre
permet à la lampe de s’allumer, tandis que celle en plastique la laisse désespérément éteinte.
De là, il conclura à l’existence des matériaux conducteurs et isolants et dira que si le cuivre
conduit l’électricité, ce n’est pas le cas du plastique. Il aura « prouvé » une propriété de la
matière. Il avait d’ailleurs annoncé sa leçon comme le faisait l’ouvrage de physique évoqué
plus haut : « Dans cette section, nous allons prouver que la distinction entre un matériau iso-
lant et un matériau conducteur est un fait. »
46 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

Ni deux choses, ni deux situations, ni deux personnes ne sont jamais les mêmes. Pour dire
que deux choses sont les mêmes, il faut décider de négliger une infinité de différences.
Ceux qui affirment qu’elles sont différentes ont toujours raison 7.

Transposé au cours d’histoire, de géographie ou d’étude du milieu, ce récit-type posera


comme base du travail scientifique, une observation des faits, sans préjugé, sans intérêt et
sans principe organisateur. Pour se lancer dans la recherche, il suffirait d’observer et, de cette
observation, induire une représentation. Le tout donne l’impression que les discours scienti-
fiques sont comme le reflet direct de l’observation (c’est ce qu’on appelle une vision
« empiriste »). Un tel type de récit occulte alors la construction de la représentation. Celle-ci
est en effet le résultat d’une imagination créatrice : elle est inventée. On aura beau regarder

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un territoire, on n’en tirera pas une façon d’en faire une carte. Il s’agit d’inventer une
manière de voir une situation : la carte, même si elle va tenir la place du territoire dans des
discussions, n’a rien à voir avec lui. La carte routière ne ressemble pas au paysage, elle le
représente. Elle n’est pas un miroir du monde, elle le re-présente (Rorty, 1979, 1990).
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La même attitude empiriste peut aussi habiter le préscolaire. Ainsi, pour considérer une fleur
qui se fane, on prétendra débuter par une observation neutre et objective. D’autres attitudes
sont imaginables. On pourrait, par exemple, inviter les élèves à partir de l’étonnement —
voire la peine — que l’on éprouve face à une fleur fanée. D’ailleurs, ce sont souvent des épi-
sodes de ce genre-là — où l’observateur est engagé — qui forment un point de départ stimu-
lant pour l’observation.

On appelle induction la démarche qui part d’observations pour arriver à un prin-


cipe général et déduction, celle qui prédit des cas particuliers en partant d’un
principe. Ainsi, en regardant des cygnes dans le parc, j’en induis que la plupart
des cygnes de la région sont blancs. Par contre, si on me donne un sac en me di-
sant qu’il y a un cygne dedans, j’en déduis qu’il y a un oiseau blanc dans le sac.

Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus personne qui croit sérieusement qu’il existe une
observation neutre. Elle ne part jamais de rien. Par exemple, un chasseur observera quelque
chose qui l’intrigue car cela contredit son attente. On est toujours plus ou moins conditionné
par les idées que l’on a en tête (qu’on appelle en didactique « représentations spontanées »
ou « conceptions »).

Même les observations qui veulent éviter de se laisser trop guider par les conceptions que
l’on a — les observations dites « tous azimuts » —, sont structurées autour du sentiment
qu’il est intéressant de ne pas s’enfermer dans des préjugés. Dans les observations tous azi-
muts, on est à la recherche de ce qu’on ne regarderait pas automatiquement. C’est donc, là
aussi, une observation qui a une intention précise.

7. La primauté de la différence sur la similitude a des implications idéologiques. Si l’on donne de l’importance à
la différence fondamentale entre deux êtres, on promeut l’unicité de chaque individu. À l’opposé, le point de vue du
gestionnaire ne s’intéresse pas à l’unicité de chaque personne : dès que deux personnes peuvent réaliser des tâches
équivalentes, elles sont les mêmes. De plus, si on ne voit pas l’asymétrie entre le « même » et le « différent », on
masque le coup de force de ceux qui décrètent que telles différences peuvent être négligées mais telles autres pas.
Qu’appelle-t-on un « fait » ? 47

3 Qu’appelle-t-on un « fait » ?
Souvent, quand on parle d’observation, on mentionne aussi « les faits observés » et
on utilise la distinction entre les faits et leurs interprétations (dites souvent « théoriques »).
On peut introduire aussi la distinction entre les propositions empiriques ou factuelles (qui
parlent des observations) et les propositions théoriques (lesquelles sont supposées moins
directement obtenues). Cependant, si je dis que c’est un fait que je travaille sur un ordina-
teur, cela ne signifie nullement qu’une telle assertion ne serait pas une interprétation. Au
contraire, j’interprète ce que mes yeux voient comme un ordinateur. Quelqu’un qui n’aurait
jamais vu un tel instrument ne comprendrait rien à ce « fait ». Même les couleurs sont une
interprétation : elles dépendent de notre cerveau et de la façon dont notre culture sépare les

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coloris. La proposition « cette rose est rouge » n’a d’ailleurs du sens que parce qu’à la fois
notre corps et notre culture ont une même interprétation standardisée de cette couleur. De ce
point de vue, il n’y a aucune proposition qui ne soit pas une interprétation standardisée. On
peut d’ailleurs montrer à un enfant en lui faisant prendre conscience qu’il doit prendre une
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décision pour voir si un lilas et une violette sont ou ne sont pas de la même couleur. On ne
sort jamais du règne de l’interprétation ; tout langage est interprétatif.

Est-ce un fait que le tabac nuit à la santé ?

Il est intéressant de séparer deux types d’interprétations et de propositions : celles à propos


desquelles on ne va pas discuter et celles qui seront soumises à discussion. En Histoire, on
dira, par exemple que la Révolution Française a eu lieu et que c’est un fait. Ce que l’on veut
dire, c’est que l’on n’a pas l’intention de revenir là-dessus. Cependant, si quelqu’un objectait
et disait que ce n’était pas une révolution, mais une émeute, on entrerait dans un débat pour
tester quelle représentation serait la plus adéquate pour nous représenter cette situation, en
fonction de ce qui nous y intéresse.
Généralement, on appelle « fait » une interprétation à ce point testée et trouvée pertinente
que personne ne songe à remettre en question tant elle paraît répondre à la situation et aux
projets qui l’habitent. On pourrait donc parler de proposition factuelle ou empirique, celle
qu’on accepte — au moins provisoirement — comme représentant bien la situation, au point
qu’on l’accepte sans plus en discuter. Au contraire on parlera d’une proposition théorique
lorsqu’on est prêt à discuter de l’adéquation de cette proposition pour représenter la situa-
tion. Ainsi, les propositions « Jules César a existé », « ce caillou est rouge », « le feu provo-
que des brûlures » seront considérées comme factuelles ou empiriques, du moins tant que
personne ne les conteste. Par ailleurs, que dira-t-on des propositions suivantes : « cette
rédaction est bâclée », « l’eau bout à 100° », ou « le soleil tourne chaque jour autour de la
terre » ? Suivant le point de vue adopté, on les considérera comme non contestables (factuel-
les) ou, au contraire, comme des propositions théoriques restant à établir. On parle de « fait
scientifique » quand la valeur d’un modèle a survécu aux controverses éventuelles et réunit
un consensus de la communauté scientifique. Par exemple, on dira que c’est un fait scientifi-
que que le CO est un gaz toxique (Collingridge, 1977).
La lecture d’un événement ou d’une proposition comme un fait a ainsi une dimension
sociale (Collins & Pinch, 1993). Dire que quelque chose est un fait, c’est affirmer que tout
contradicteur n’a qu’à bien se tenir. L’interprétation qui est à la base du « fait » est alors for-
48 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

tement stabilisée socialement. Cela correspond au statut des faits dits « durs ». Mais cette
« dureté » n’est pas donnée : elle est le résultat d’une construction sociale qui a établi le fait.
Les sociologues des sciences préfèrent donc parler de faits « durcis » plutôt que de faits
durs. On parle généralement de « fait scientifique » face à une modélisation qui fait consen-
sus dans la communauté scientifique. Cette unanimité n’est pas le résultat nécessaire d’une
« preuve scientifique » ; elle résulte aussi de l’importance des intérêts en jeu. Par exemple,
lorsqu’il s’est agi d’établir la nocivité du tabac, l’unanimité ne s’est faite que lorsque les
compagnies productrices ont abandonné de payer des recherches pour mettre en question
cette thèse (Colingrige, 1989). De même, il y a tellement d’enjeux et d’intérêts politiques et
économiques autour de la diminution de la couche d’ozone qu’il est difficile d’établir un
consensus. D’une manière générale, dès qu’on pousse le questionnement critique à fond, on
arrive à déstabiliser tout modèle théorique (Feyerabend, 1979)

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4 Le point de vue du sujet : le récit poppérien
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Les récits des pratiques scientifiques que nous venons d’évoquer sont centrés autour
de l’image de quelqu’un qui regarde les objets (ou les processus) qui lui sont donnés dans
son environnement 8. Partant de là, l’observateur OHERIC induit une représentation de ces
situations. Comme observateur OHERIC, il est supposé transparent et sans action, sinon
passif. Dans le type de récits que nous appellerons poppériens (du nom du philosophe Karl
Popper), on donne une plus grande place aux « sujets » qui ne sont pas satisfaits de leur
représentation du monde et en cherchent une nouvelle, plus adéquate 9 (Popper, 1973 ; Mal-
herbe, 1976).
Un récit poppérien d’une démarche accepte que, dès le départ, nous avons une
représentation : nous acceptons qu’il se passe quelque chose et nous pouvons le mettre en
mots. Ainsi, pour la distinction entre matériel isolant et conducteur, l’approche didactique
inspirée par un récit poppérien dira quelque chose comme : « Dans cette leçon, nous allons
étudier des phénomènes électriques. Nous y verrons, grâce à quelques expériences, pourquoi
des chercheurs ont trouvé intéressant, dans certains cas, de distinguer matériaux conducteur
et isolant. » Sans une représentation de base, il serait impossible de prendre cette situation
comme objet scientifique. Cela rejoint l’intuition des didacticiens des sciences lorsqu’ils
affirment qu’avant d’étudier les sciences, les élèves ont déjà une représentation initiale, des
conceptions spontanées (ou plutôt une façon de voir à laquelle ils ont été si bien condition-
nés par leur corps biologique et par leur culture que cela paraît spontané). Dans les récits
poppériens des démarches de recherche, le travail scientifique consiste à modifier cette
représentation de départ pour aboutir à une autre, qu’on juge plus adéquate. Contrairement à

8. Le point de vue OHERIC raconte une démarche du sujet qui considère un objet. C’est un peu comme le sujet
qui tournerait autour de l’objet. Le point de vue kantien, en mettant le sujet au centre opère un changement sembla-
ble à celui qu’à fait Copernic mettant le soleil au centre alors qu’auparavant, c’était la terre. C’est pourquoi, à la
suite de Kant, on parle de la révolution copernicienne en épistémologie.
9. Dans l’usage que nous faisons de la logique de la découverte scientifique (1935), nous insistons, beaucoup
plus que Popper, son auteur, sur le caractère social et historique de la démarche de construction et d’adaptation des
représentations. L’apport de Popper me semble être d’avoir mis en évidence que ce qui donne du souffle à la démar-
che scientifique, c’est la critique perpétuelle du modèle qu’on essaie d’infirmer. La façon dont il relie sa philosophie
des sciences à une recherche de la vérité m’a moins inspiré.
Le point de vue du sujet : le récit poppérien 49

ce qui se passe dans le schéma OHERIC, le schéma poppérien met en évidence la démarche
humaine à la base de la distinction. Celle-ci n’est pas un fait, elle est posée par des êtres
humains. Ce qui apparaît comme un « fait », c’est l’existence et puis la fécondité de la dis-
tinction faite. On ne prouve pas qu’il y a une distinction, mais on décide de la poser et on
essaye d’en montrer l’intérêt. Ce schéma laisse d’ailleurs la place pour des situations où
cette distinction n’est pas intéressante (par exemple, pour des semi-conducteurs qui ne sont
ni des matériaux isolants ni des conducteurs). On n’essaie pas de « prouver » autre chose
que l’intérêt de la distinction. Il reste de la place pour d’autres classifications.

Si quelqu’un a deux représentations de la Révolution Française, est-il néces-


saire que l’une soit vraie et l’autre fausse ?

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Ce schéma poppérien convient fort bien à d’autres problèmes que ceux de la physique ou
des sciences. Ainsi, il s’accorde à l’enseignement de l’Histoire. Lorsqu’on annonce qu’on
va étudier la Révolution Française, cela signifie que les chercheurs et les chercheuses par-
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tent d’une première représentation de cet événement et que, suite à la démarche d’appren-
tissage, ils vont la modifier, l’améliorer, voire la bouleverser pour en mettre une autre en
évidence. Remarquons qu’il est possible d’utiliser plusieurs représentations de la Révolu-
tion Française. Il y a la vision individualiste où le caractère de Louis XVI est un « actant »
important ; il y a la vision financière où la monnaie est centrale ; il y a la Révolution Fran-
çaise de la bourgeoisie et de sa vision économiciste du monde ; il y a celle aussi de la cul-
ture qui insistera sur les « Lumières » etc. Pour certains, se situant dans le récit OHERIC, il
faudrait faire une étude pour trouver « le bon » point de vue. D’autres se contentent de dire
que chacune de ces perspectives a son intérêt et qu’il faut finalement faire des compromis,
c’est-à-dire choisir sans disposer de critères qui indiquent clairement quel est le bon choix.

On parlera dans ce cas de visions incommensurables. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il faut
choisir une manière de voir la Révolution Française. Ou encore, quand on doit chosir entre
une manière de voir une centrale nucléaire qui privilégie la sécurité, et une autre l’efficacité
économique. On rencontre à nouveau les choix risqués par lesquelles on construit nos
savoirs.

On parle d’un compromis quand on essaie de concilier deux ou plusieurs logi-


ques inconciliables, par exemple, quand on essaie d’avoir tous les plaisirs de la
table tout en gardant sa ligne. Le compromis se négocie en ce sens qu’on gagne
par rapport à une logique, mais on perd par rapport à une autre (Boltanski &
Thevenot, 1991).

Le scénario poppérien fonctionne fort bien aussi pour le récit de diagnostics (aussi bien ceux
des médecins, des infirmiers, des ménagères, des techniciens, des réparateurs et de bien
d’autres). La personne qui cherche commence avec une petite idée en tête (celle-ci est par-
fois très vague, ne fut-ce que « il y a quelque chose qui ne va pas dans cet appareil »). Le
récit de la recherche indiquera comment on procède pour tester l’idée première, la mettre en
question et par là, en fin de compte, en inventer une autre. Signalons, en passant, que deux
représentations peuvent être simultanément adéquates ; par exemple, quelqu’un peut mourir
50 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

d’une hémorragie et, à la fois, d’un coup de couteau, et encore de la jalousie de son con-
joint… Une pluralité de représentations ont leur sens et leur utilité 10.
Le scénario poppérien permet aussi de mettre en récit pratiquement tous les cours, de la litté-
rature aux sciences, en passant par l’Histoire et l’éducation physique. Dans l’approche de la
littérature, on part, par exemple, d’une première idée que l’on a d’une œuvre et on l’affine,
ou on la modifie, ou, parfois, on l’abandonne au profit d’une autre qui paraît plus intéres-
sante.
Le même schéma peut servir pour la plupart des situations de recherche que ce soit en éco-
nomie, en sociologie, en psychologie, en technologie, en science etc. Il est aussi fort intéres-
sant pour aborder des situations plus pratiques, ou celles qui concernent l’enseignement
fondamental, telles que l’identification d’une fleur, la description d’une panne ou de la fonte

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de neige.
Les récits poppériens mettent aussi en évidence les mécanismes qui déstabilisent les repré-
sentations de départ, au point que les chercheurs se sentent prêts à les mettre en question et à
les abandonner au profit d’autres. Les sciences modernes et leurs traditions se caractérisent
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par une opération active de déstabilisation des représentations. De celle-ci, le schéma OHE-
RIC parle peu. Il parle de vérifier expérimentalement des hypothèses mais, quand cette véri-
fication fonctionne bien, le récit s’arrête sur la conclusion : on a obtenu un résultat — voire
une vérité — scientifique. Le récit poppérien, lui, insiste sur les limites de la représentation
qui doivent être mises en évidence. Pour lui, la logique de la recherche scientifique implique
que, chaque fois qu’on adopte une représentation, on vise au moins trois choses (qui consti-
tuent un schéma de récit des démarches scientifiques) : 1°) à montrer l’intérêt de cette repré-
sentation de telle sorte que d’autres l’utilisent et que son usage devienne standard (ce qui
implique une rhétorique et un usage de la persuasion dont les « méthodes scientifiques » par-
lent peu !), 2°) à la tester pour en voir les limites d’application et 3°) à mettre cette représen-
tation à ce point en difficulté qu’on soit amené à vouloir en inventer une nouvelle plus
intéressante que la précédente. De plus, la pratique scientifique concrète refusant souvent la
pluralité des représentations, il faut aussi éliminer les autres représentations ou hypothèses
candidates.
Le premier point vise surtout à montrer l’intérêt du modèle inventé : on regarde s’il fonc-
tionne adéquatement. Il s’agit d’une sorte de vérification : la représentation dont on dispose
peut-elle, au moins dans certains cas, tenir adéquatement la place du réel, et si possible
d’une manière plus appropriée que la représentation précédente ? Par exemple, on essaiera
de voir si le monde selon lequel le soleil tourne autour de la terre donne des résultats aussi
satisfaisants que le modèle dans lequel la terre est au centre du système planétaire. Certains
récits scientifiques supposent que la preuve du fonctionnement « adéquat » est une chose
simple. La sociologie contemporaine des sciences met en évidence des conflits plus comple-
xes, de type divers : économiques, culturels, politiques etc. La stabilisation d’un type de
représentation ressemble plus à la stabilisation d’une technologie qu’aux images d’Épinal de
la culture scientifique. Une fois que le nouveau modèle aura commencé à être utilisé, son
usage le socialisera et le standardisera, au point que, souvent, il paraîtra de plus en plus évi-

10. Il peut être intéressant de faire un lien entre une culture monothéiste où l’on insiste sur l’unicité du Vrai, du
Bien, du Beau et une culture polythéiste où l’on considère une pluralité de repères. Les sciences des XIX e et
XXe siècles, sans cesse à la poursuite d’une vérité unique de la nature, se situent plutôt dans les traditions culturel-
les du monothéisme, comme les courants religieux que les sciences ont côtoyés.
Le point de vue du sujet : le récit poppérien 51

dent. Ainsi, on peut parfois avoir l’impression que c’est la seule manière de voir : la nouvelle
manière de voir s’est à ce point « durcie » que beaucoup oublieront même qu’on avait pu se
représenter les choses autrement.
Dans cette perspective poppérienne, on n’essaie pas de « prouver » les connaissances acqui-
ses. On les éprouve par l’usage et par toute une série de tests : les uns théoriques (comparai-
sons avec d’autres théories — comme on compare une carte à tester avec d’autres, supposées
fiables), les autres de terrain (empirique ou expérimentaux). On effectue ces tests non pour
« vérifier » le modèle envisagé mais pour voir jusqu’à quel point il tiendra le coup. Dans la
mesure où le modèle tiendra le coup face aux tests, on le dira conforté. Mais ce qui donne
une dynamique à la recherche, c’est, selon Popper, tout ce qui peut remettre en question les
représentations dont on dispose. Il s’agit de si bien tester le modèle que, finalement on sera

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poussé à en inventer un nouveau pour remplacer celui dans lequel on est immergé. Remar-
quons que, dans le récit poppérien, le processus par lequel un nouveau modèle est créé
s’exprime presque spontanément en termes d’invention et de créativité. On imagine une
façon de se donner une représentation d’une situation.
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On est souvent davantage conduit à inventer du neuf par l’échec d’un modèle scientifique
que par son succès. Cependant, même si la logique de l’invention scientifique vise à remettre
en question les modèles, la recherche doit prendre en compte les résistances aux change-
ments, soutenues par des intérêts divers. C’est ainsi qu’on voit fleurir des hypothèses ad hoc
pour défendre les théories menacées (on dira, par exemple, que si telle prédiction ne s’est
pas réalisée, c’est parce qu’on avait trop chauffé le mélange !). Parfois, des groupes de pres-
sions scientifiques ressemblent à ces industries du tabac ou de produits pharmaceutiques qui
ont beaucoup d’intérêts à ce qu’on ne dise pas que « le tabac nuit à la santé » ou que « tel
médicament ne sert à rien ».
Les tests font partie de ce processus de socialisation, de consolidation, d’acceptation du
modèle inventé, et, éventuellement de son rejet. Nous aborderons plus loin les grands types
de tests valorisés par les scientifiques (les tests théoriques et les tests expérimentaux) ainsi
que la façon dont on tend à accepter ou à rejeter une représentation. Nous nous interrogerons
aussi sur la question de savoir s’il faut, ou non, imposer l’étude des résultats scientifiques
aux élèves, s’il faut, ou non, essayer que les élèves soient persuadés des résultats scientifi-
ques. Mais dès maintenant, notons que le monde scientifique est un monde réel en ce sens
que les questions économiques, de prestige et de pouvoirs y ont une grande place.
Rappelons encore que tout récit simplifie et sélectionne. Ainsi, aussi bien le récit OHERIC
que le récit poppérien ont tendance à voiler la dimension collective et institutionnelle des
méthodes scientifiques. Celles-ci ne sont que partiellement racontées si on donne l’impres-
sion que c’est un scientifique tout seul qui travaille. La formation d’équipes, les communica-
tions, les structures institutionnelles, les manières de gérer la recherche, etc., font
intégralement partie de ce qui conduit aux succès ou à l’échec des entreprises scientifiques
(Roqueplo & Thuillier, 1976 ; Thuillier, 1972).
52 Chapitre 2 — La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet

5 Les récits OHERIC et poppérien :


psychologisants ou sociologisants ?
On pourrait croire qu’on a fait un bon tour des récits possibles des démarches scienti-
fiques. Ce serait oublier que tout récit sélectionne des points de vue. Par exemple, aussi bien
les récits poppériens que ceux d’OHERIC mettent en scène des chercheurs isolés. Le travail
scientifique est envisagé comme celui d’une personne qui réfléchit : c’est un point de vue dit
« psychologisant ». C’est celui qui est pris le plus souvent spontanément dans notre culture.
Or les développements scientifiques se font par une communauté. Des facteurs économi-
ques, politiques, sociaux, etc., conditionnent les innovations intellectuelles (sans pour cela

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les déterminer) et interviennent dans la production des sciences (Latour, 1979, 1988). Il
existe aussi des politiques scientifiques, des institutions et des États qui contribuent au déve-
loppement des sciences (Merton, 1973 ; Roqueplo, 1976 ; Barfield, 1982). Elles sont absen-
tes des récits OHERIC et poppériens. Ceux-ci font aussi l’impasse sur les processus de
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standardisation pourtant essentiels aux démarches. Ils ne soulèvent pas la question des liens
entre les sciences et les technologies. Pourtant, on peut se demander si, jusqu’à un certain
point, ce ne serait pas de techno-sciences dont il faudrait faire le récit (Hottois, 1990). Les
démarches scientifiques sont un phénomène de société, et pas seulement un schéma intellec-
tuel. Même si l’on veut éviter des positions extrêmes affirmant que les sciences ne sont
qu’un phénomène social, il reste que l’analyse sociale, économique et politique des dévelop-
pements scientifiquees éclaire beaucoup la situation de ces pratiques (Hessen, 1971 ; Coriat,
1976 ; Bloor, 1982)

R E T E N I R S U R T O U T
Il n’y a peut-être pas de concept universel de « méthode scientifique » mais il
y a beaucoup de récits scientifiques. Le récit ne couvre jamais complètement
la pratique.
Certains récits cachent la dimension humaine des démarches scientifiques,
tandis que d’autres la mettent en valeur.
Certains récits gomment la dimension institutionnelle, sociale et politi-
ques des sciences.
Les récits OHERIC tendent à privilégier l’observation comme un « donné »
par rapport à l’observation considérée comme première théorisation.
Il faut choisir son langage en connaissance de cause : découvre-t-on un
modèle ou invente-t-on une modélisation ? Va-t-on présenter les théories
scientifiques comme le résultat de la créativité humaine ou comme des vérités
à découvrir ?
Les récits OHERIC parlent plutôt de vérification ou de preuves ; les récits
poppériens, de tests et d’invention de nouveaux modèles.
Les récits les plus fréquents des démarches scientifiques suivent un para-
digme psychologisant plutôt que sociologisant.
Les récits OHERIC et poppérien : psychologisants ou sociologisants ? 53

Certains récits font, plus que d’autres, un lien entre le scientifique et le


technologique : ils ne font guère de différence entre l’invention des modèles
et celle d’autres technologies.

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Prendre un cours de sciences et examiner quand il utilise des récits du type OHERIC
ou poppériens. Faire de même avec un cours d’histoire ou de géographie.
Faire le récit d’une recherche (par exemple, la détection d’une panne), puis examiner
si on fait un récit OHERIC ou poppérien.
Examiner comment vous pourriez faire pour changer le style du récit (faire un récit

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poppérien à partir d’un récit OHERIC).
Prendre un manuel (par exemple, d’histoire, de littérature ou de géologie) qui parle
de « méthodes scientifiques ». Examiner ce qu’il privilégie ou gomme dans ses récits
de ce que font les scientifiques…
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Interroger trois personnes en leur demandant ce qu’est un « fait ». Comparer et com-


menter. Puis interroger trois autres personnes avec la question « Quand dit-on de
quelque chose que c’est un fait ? »
Prendre un texte d’analyse littéraire, un texte d’un manuel de biologie et un texte de
mathématique : présentent-ils le travail scientifique comme réalisé par les humains et
pour les humains ?
Prenant plusieurs manuels, examiner comment chacun utilise la notion d’observation
ou une notion semblable : le texte montre-t-il qu’il s’agit toujours d’une interpréta-
tion. Si non, réécrire le texte dans cette perspective.
C H A P I T R E

3
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Les pratiques
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et les traditions scientifiques

1 Diverses façons de connaître


2 Une révolution dans la manière de regarder
3 Des cultures diverses et l’universalité des savoirs scientifiques
56 Chapitre 3 — Les pratiques et les traditions scientifiques

Que s’est-il passé, on ne sait trop quand, qui a eu comme résultat que notre civilisation a
produit ce que nous appelons les « sciences » ? D’abord, que sont les sciences ? J’ai
longtemps cru que ce type de connaissances, que nous appelons aujourd’hui « sciences »,
étaient des savoirs vraiment différents des autres. On me les présentait comme tels. Ils
étaient presque aussi sacrés que la religion… Et parfois plus sacrés encore. Être scientifi-
que, c’était un peu un sacerdoce. Se poser des questions sur le bien-fondé des sciences,
c’était presque un sacrilège. C’est ainsi que j’ai eu un choc, lorsque, par exemple, je
découvris un livre intitulé Les sciences, facteurs d’inégalités (Morazé, 1978). Moi-même,
j’ai choqué en intitulant un ouvrage La science partisane. Alors, finalement, les sciences,
ce sont les savoirs de qui ? Ont-elles quelque chose à voir avec la domination du monde
par les Occidentaux ? Pourquoi « la science chinoise » (Needham, 1972) ou « les sciences
arabes » semblent-elles, un beau jour, s’être arrêtées ? Est-ce un hasard si les scientifi-

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ques et les militaires se sont souvent alliés ? Les sciences sont-elles les mêmes à Moscou,
Bejing et Londres ? En d’autres mots : peut-on dire que les sciences sont universelles,
c’est-à-dire valables en tous lieux et tous temps ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Après
tout, pourquoi mes recherches, pourtant fort théoriques, ont-elles été payées par le
Pentagone ? Finalement, ce « machin » qu’on appelle « science », et auquel j’ai consacré
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pas mal de mes énergies, qu’est-ce que c’est ?


Le monde dans lequel j’ai été formé croyait en l’existence d’une science éternelle, comme,
au XVIIIe siècle, on croyait en l’existence éternelle des espèces animales. La théorie de
l’évolution n’avait pas encore le poids d’évidence qu’elle a aujourd’hui. À l’époque, on
pensait que les grandes catégories de l’existence étaient éternelles, à commencer par la
religion, les sciences, l’amour et l’amitié, la famille, etc. Rien de tout cela n’était le pro-
duit d’une histoire. Quant à la connaissance : on savait ou on ne savait pas. Je n’ai
d’ailleurs jamais entendu parler d’un savoir « pertinent ». Et pourtant… (G.F.)

1 Diverses façons de connaître


Michel Serres (1982 ; 1989) raconte comment un inspecteur de la Marine visita un
jour un rafiot dans un port français d’où partaient chaque année des marins pour pêcher la
morue au large de Terre Neuve. Mais on ne pouvait trouver la clé de l’armoire où se trou-
vaient les précieux instruments et cartes requis pour de tels voyages. Quand on ouvrit enfin
l’armoire, il devint évident que ces objets n’avaient jamais été utilisés. Selon le capitaine du
rafiot, il suffisait de voguer vers le soleil couchant et de s’orienter en utilisant divers signes
sur l’océan, que les marins modernes ne voient plus. Les « modernes » ne donnent guère de
crédit à ce genre d’observations dites « non scientifiques ». Mais, comme mousse, d’une
façon tout à fait naturelle, le capitaine du rafiot avait appris à se diriger sur la mer. Il possé-
dait un savoir acquis à longueur d’années et à force de familiarisation avec le milieu. Ses
connaissances ressemblaient à celles de nombreux paysans, marins, montagnards, habitants
des forêts et autres. Mais ces connaissances, on ne peut les mettre dans un livre ou sur une
carte : elles s’identifient pratiquement avec le corps de celui ou celle qui connaît. On ne peut
généralement pas les expliquer ou en parler comme on parle de choses (et donc elle ne rentre
pas dans le moule de la « forme scolaire » ; Larochelle, 2002).
Le capitaine du rafiot breton n’était pas capable d’expliquer clairement comment il trouvait
sa route (du moins pas clairement selon notre manière de considérer la clarté). Ce savoir était
vraiment en lui, dans son corps. Pour le transmettre à quelqu’un d’autre, il aurait fallu que
Diverses façons de connaître 57

cet autre vive et navigue avec lui. Mais aujourd’hui que les bateaux possèdent des ordina-
teurs à bord et une connexion au Web, les connaissances de notre marin apparaissent de plus
en plus obsolètes et inefficaces. Ce type de savoir, en concurrence avec les habitudes d’une
société informatisée et avec des intérêts divers, se perd. Il se transmettait avec toute la
culture ; il était global, lié au corps entier, et on se trouvait en sa possession sans trop savoir
comment. Il fut, pendant des siècles, celui des agriculteurs, des cuisinières et cuisiniers ou
autres artisans. Mais les enfants qui semblent nés avec l’informatique dans le ventre ne le
connaissent plus. On a l’impression qu’un monde meurt pour laisser la place à un autre.
L’anthropologue des sciences Bruno Latour raconte comment un explorateur (conquérant !)
laissa sa vie aux îles Marquises et comment son second revint à Paris avec ses carnets et
quelques Canaques. Ces derniers connaissaient parfaitement les îles mais leur savoir n’était

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d’aucune aide aux explorateurs français à Paris. Il était lié à leur corps et à leur environne-
ment. Pour apprendre d’eux, iI fallait s’approprier toute leur manière de voir le monde. Par
contre, les carnets, écrits et pensés en français, et utilisant des concepts bien socialisés dans
le monde français de l’époque, contenaient une mine d’informations compréhensibles par
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ceux et celles qui partageaient la culture des explorateurs de l’époque. L’information des
Canaques et celle des carnets de bord étaient fondamentalement différentes. Elles ne corres-
pondaient pas au même objectif. Entre les deux, il y a aussi la distinction entre la culture de
l’écrit et celle de l’oral. La première véhicule son type de rigueur et de savoirs que les scien-
tifiques connaissent bien ; la seconde appartient à un autre univers à la fois plus ouvert et
plus restreint mais elle a aussi son type de rigueur et de logique, parfois incompréhensible
pour les « intellectuels ». Ces savoirs sont un peu comme les savoirs de la physique : ils sont
universels en ce sens que tous ceux qui ont appris cette discipline peuvent s’en servir
(Latour ; 1989). Mais, pour cela, il faut apprendre la physique et adopter son point de vue
particulier. Il nous faudra revenir sur cette notion d’universel qui est en relation avec l’impo-
sition d’un type de culture à tous nos concitoyens et liée à un point de vue particulier.
La vieille lessiveuse familiale a rendu l’âme, il y a quelques mois.
Lorsque la nouvelle machine est arrivée, Maman, inquiète sans doute de voir tous ces
boutons et lumières qui faisaient de la machine un véritable tableau de bord d’avion, m’a
demandé de consulter le mode d’emploi afin de l’initier au maniement de l’engin.
Quelle ne fut pas ma surprise, alors que je me rendais à la buanderie pour enseigner
Maman, de constater que les lessives étaient lancées et que Maman avait apprivoisé la
nouvelle venue. Alors que je me perdais dans les détails techniques et que je tentais de
situer chaque bouton sur un plan et de l’associer à une fonction, Maman s’était colletée à
la machine et parvenait à l’utiliser selon ses besoins.
Je dis « apprivoiser », « se colleter », je parle même de « rendre l’âme » pour bien signi-
fier la réalité d’une connaissance intuitive, par laquelle on a la « machine en mains ». La
connaissance de type scientifique, rapportée par le manuel d’emploi, est d’un tout autre
ordre. J’ai, à cette occasion aussi, perçu le sexisme des représentations usuelles : c’était
évidemment, pour moi, Maman qui était inquiète, c’est à un homme qu’elle s’est adressée
pour être initiée à l’utilisation de la machine… Mais, moi, homme, je me suis perdu dans
mes schémas, alors qu’elle, elle s’est débrouillée. (R.U.)

La plupart des savoirs dans les villages du monde — et même chez nous — ressemblent à
ceux du capitaine de rafiot ou des Canaques amenés à Paris. Pratiquement incorporés —
dans le sens propre du mot — à leur détenteur, ils n’ont pas le caractère objectivé de nos
informations. Ce sont des « tours de main » ». Ils font partie d’un univers dans lequel leurs
58 Chapitre 3 — Les pratiques et les traditions scientifiques

possesseurs sont immergés 1. Ils mettent aussi en évidence le problème de l’ambiguïté de


l’écrit qui a son type de rigueur, mais qui est vite figé. Dans cette manière de connaître, tout
est lié, chaque personne et chaque chose sont à leur place. On connaît moins par un proces-
sus froid d’objectivation que par contact intime. Le chêne sous lequel un villageois a conté
fleurette à sa future femme et à la branche duquel quelqu’un s’est pendu n’est pas simple-
ment un arbre : c’est ce chêne-là, dans sa particularité et son sens précis. Ce n’est pas un
chêne, en général.
La connaissance qu’a le villageois ou l’amoureux d’un arbre précis est bien différente de
celle du charpentier moderne pour qui seule compte la fonctionnalité de l’arbre. Pour ne rien
dire du marchand de bois pour qui c’est le prix qui importe. Dans ces relations fonctionnel-
les, l’individualité de l’arbre et son histoire sont laissées pour compte. Cet arbre-là, a —

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comme on dit — une véritable « âme » : c’est un être unique, comme la rose du Petit Prince
qui est différente des dix mille autres roses... quoi qu’en pense la botaniste ou le fleuriste. De
même la bague que l’on a au doigt n’est pas un anneau d’or comme un autre : c’est cette
bague-ci, avec son histoire et tout ce qu’elle symbolise. Elle aussi est pleine de significations
et de relations. Bref, en langage courant, elle a une âme (Easlea, 1973 ; 1980 ; Elsinga &
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Janison, 1981). (Et certains Occidentaux — quand ils ne comprennent plus rien à rien —
pensent que les possesseurs de cette bague sont des « animistes » puisqu’ils prétendent
qu’elle a une âme.)

2 Une révolution dans la manière de regarder


Ainsi le monde de l’individu, bien inséré dans son réseau de relations, est différent du
monde du scientifique qui regarde les choses sans se préoccuper ni de leur sens, ni de leur
« âme ». Les universitaires qui ont intégré l’avènement des sciences modernes, comprennent
mal que des gens voient les choses uniquement selon leur réseau relationnel. Ils ne voient
plus et ne connaissent plus de la même façon que leurs ancêtres. Ils sont souvent tellement
intégrés dans leur façon de voir les choses « objectivement » et indépendamment de leur
« âme » qu’ils croient que c’est la façon fondamentale et spontanée de voir. Ils pensent que
le monde « réel » est celui de l’objectivité scientifique, en oubliant que le monde « réel »,
c’est aussi le repas qui nous émeut parce que nous y reconnaissons les gentillesses du cuisi-
nier.
Au sens littéral du terme, les sciences ont changé notre monde. Même les objets sont diffé-
rents. Ainsi, la bague du physicien n’est pas celle du fiancé. L’univers de la modernité s’inté-
resse surtout à ce qui peut servir fonctionnellement et est rentable économiquement. Ce qui
est unique — la rose amie du Petit Prince, par exemple — n’y a pas sa place. Dans l’univers
du Petit Prince, au contraire, c’est ce qui est invisible aux yeux qui est au centre : les objets
ne sont pas séparés de leur sens. Dans l’univers pré-scientifique traditionnel, une chaise,
c’est la chaise de quelqu’un, faite par quelqu’un, et pour quelqu’un. Objet et sens ne sont
guère séparables. Dans le monde scientifique et industriel, il y a l’objet « chaise » et, on
pourrait dire que, « à côté d’elle », il y a son sens. Dans le monde scientifico-technique, le
chirurgien qui opère ne voit pratiquement que les orteils à opérer. Il a alors un regard disci-

1. Ces tours de main sont d’ailleurs aussi nécessaires pour faire fonctionner les modèles scientifiques (Collins &
Pinch, 1993).
Une révolution dans la manière de regarder 59

plinaire tout à fait adéquat pour cette situation. Mais avant la division des savoirs en discipli-
nes, ce n’était pas un orteil qu’il opérait, mais une personne. Cette modification du regard
apparaît dans la manière de mettre des dessins dans un manuel scientifique. Jusqu’à la der-
nière guerre mondiale, quand, dans un cours de physique, on parlait de la boussole, le
manuel présentait une image de quelqu’un s’orientant à la boussole. Aujourd’hui, la plupart
du temps, on ne verra que la boussole, une carte et des doigts… l’être humain, acteur social,
a disparu. Ainsi, pourrait-on dire, on « refroidit » et « désenchante » le monde et on occulte
les liens entre les sciences et les projets humains.
Nous oublions souvent que, pour les enfants de nos écoles, « voir objectivement » ne va pas
de soi. Il faut faire un effort pour voir une bague comme un pur objet matériel. Ce bijou est
d’abord l’expression d’une relation. Les choses et les êtres sont d’abord considérés globale-

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ment. L’objet « vu objectivement », c’est une abstraction : ce qui reste quand on a éliminé
tout ce qui est son « âme ». L’objectivité est le résultat d’une construction. Pour pas mal
d’élèves, elle est, de plus, ressentie comme une imposition, voire une agression.
La différence entre les deux mondes apparaît nettement avec l’institution « école moderne ».
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Celle-ci, devenant de plus en plus technocratique, s’intéresse surtout à un monde d’objets à


connaître et de compétences à exercer. C’est important, mais — il faut le reconnaître — bien
partiel. Ce qui est scolairement évaluable appartient à cet univers. Or ce qui est évaluable est
intéressant, mais le plus important, dans le monde de l’école, ne l’est sans doute pas. Des
élèves rejettent l’école parce qu’ils ne veulent pas perdre l’âme du monde. En témoigne cet
étudiant qui vivait sur un bateau et sans cesse en contact avec la mer des Caraïbes : pour lui,
pas question de faire des études d’océanographie. Il respectait trop la mer pour cela.
Ces réflexions conduisent à placer dans un cadre assez large la profession d’enseignant et
d’enseignante : enseigner, est-ce uniquement conduire des jeunes à regarder un monde
d’objets et à s’en donner une représentation adéquate (mais adéquate en vue de quoi ?) ? Les
sciences, par exemple, constituent-elles un donné intangible à transmettre ? Ou apprendre,
est-ce surtout négocier avec d’autres la représentation que nous nous donnons de notre
monde et de notre histoire ? Quel lien enfin mettre entre instruire et éduquer ? Est-il souhai-
table de séparer l’instruction (apprentissage technique de l’usage de modèles) de l’éducation
(ouverture à toutes les dimensions du sens) ?
C’est en ne voyant dans l’arbre que la poutre en devenir que le charpentier sera très effi-
cace... comme charpentier. Regarder le monde comme un objet procure une puissance
remarquable (avec le positif et l’ambigu inhérents à la puissance). De même, c’est en se con-
centrant sur le bénéfice à retirer de la poutre que le marchand obtiendra un excellent profit.
C’est en voyant clairement les situations des points de vue militaire et politique que la bour-
geoisie anglaise 2 et ses archers ont triomphé des chevaliers français à Azincourt, et que les
conquistadores ont conquis et mis à sac l’Amérique latine.
Chacun des projets pour lesquels on cherche une représentation véhicule une définition de
la rigueur et de la précision : on n’est pas rigoureux d’une manière générale, mais en fonc-
tion d’un projet et d’une manière d’être et de penser. Ainsi, la connaissance de la ville pour
un commissaire de police réclamera une autre précision que celle nécessaire à un guide tou-
ristique. Non pas que l’un ait à être plus précis que l’autre : ils ont à l’être autrement. Ils ont

2. Il y aurait à réfléchir aussi sur le lien entre le développement des sciences modernes et celui de la culture bour-
geoise, avec toute son efficacité, mais aussi ses problèmes.
60 Chapitre 3 — Les pratiques et les traditions scientifiques

à sélectionner d’autres points de vue et d’autres résultats. Chaque savoir est ainsi à considé-
rer en relation avec ce qu’on veut lui faire éclairer. Il est produit par quelqu’un, destiné à
être décodé par quelqu’un, en vue de quelque chose (Layton, 1993 ; Layton, Jenkins,
Macgill, Davey, 1993). Les savoirs sont toujours des manières de voir liées à un lieu et à une
perspective. Il y a donc un problème à vouloir faire croire à des élèves que la rigueur peut se
penser dans l’absolu. La rigueur est relative à ce qu’on vise. Et il en va de même quand il
s’agit de définir ce qu’on considérera comme fonctionnel, pertinent ou efficace : tout cela
dépend de ce que l’on vise.
Cette relativité de la rigueur et des connaissances est importante en éducation. Les enfants,
en effet, ont de la peine à accepter la rigueur abstraite qui gomme pourquoi, en vue de quoi,
avec qui, dans l’intérêt de qui, on construit sa représentation de la situation de telle ou telle

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manière 3.
Ce que nous appelons « sciences » se caractérise — entre autres — par une approche où
l’affectif et le personnel sont peu valorisés au profit d’une standardisation ou normalisation
(qui n’est d’ailleurs pas sans avantages…) (Kuhn ; 1972 ; Barnes ; 1982). Mais, d’une façon
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générale, les savoirs — même ceux que nous nommons scientifiques — sont marqués par la
culture et la civilisation qui les produisent. Ainsi les discours savants et les disciplines scien-
tifiques fondamentales véhiculent des finalités qui concernent plus la gestion des choses que
le partage d’une histoire commune. Cela ne diminue en rien la valeur qu’on leur reconnaît,
mais soulève, comme enjeu, la reconnaissance des limites de cette manière de regarder le
monde.
Dans les classes, on voit parfois des enfants écartelés entre ces différents modes de percep-
tion de la réalité. Il n’est pas du tout évident que celui ou celle qui aime les papillons soit
prêt à devenir biologiste. Ou que celle qui adore le ski soit prête à considérer la neige comme
une physicienne la considère.
Ainsi les sciences modernes sont la cause et le résultat d’une lente modification du regard.
Partant d’un univers où toute chose est comprise avec son « âme », la modernité a peu à peu
« désenchanté » ce monde pour faire place à une vision scientifique. On y a à la fois perdu et
gagné. Et, sans doute, presque personne n’a aujourd’hui envie de retourner vers le monde
d’avant... même si beaucoup d’entre nous refusent de se laisser enfermer dans le seul monde
de la modernité. Comme symbole de cette ambivalence, on pourrait analyser l’hésitation à
porter une étiquette avec son nom et son adresse, telle qu’on la porte dans beaucoup de col-
loques. Nous craignons de ne plus être que des numéros mais, en même temps, nous avons
peur de perdre nos capacités de maîtriser notre existence. Il y a comme deux regards. L’un,
doux, humain et ouvert, mais parfois un rien bonasse. L’autre qui calcule et planifie en deve-
nant par là assez dur, parfois même cruel. Ce n’est évidemment pas grâce au premier mais au
second que les conquistadores, suivis du reste des Européens, ont colonisé et dominé la pla-
nète.
Cette analyse soulève des questions éthiques sur la place qu’on veut donner aux valeurs
évoquées. Les avis diffèrent. La civilisation scientifico-technique qui est la nôtre est, comme
tout ce qui est humain, ambiguë. Ce que nous considérons comme le meilleur et le pire s’y
côtoient.

3. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point cette rigueur abstraite n’a pas, jusqu’à un certain point,
comme fonction de permettre la dépréciation d’autres savoirs.
Des cultures diverses et l’universalité des savoirs scientifiques 61

3 Des cultures diverses et l’universalité


des savoirs scientifiques
On peut ainsi discerner une double culture dans notre civilisation (Snow, 1963). La
première concerne la gestion de notre monde et traite notre environnement comme un lieu
où il y a des « choses » que nos savoirs nous permettent d’utiliser. La seconde se veut davan-
tage un site de gratuité voire de contemplation 4. Elle est centrée sur la rencontre des person-
nes. Mais aucune de ces cultures n’existe à l’état pur. La première, celle qui a donné
naissance aux sciences, n’est pas nécessairement pure gestion : elle est aussi un lieu où nous
débattons et négocions à propos de notre histoire et de nos possibilités.

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Nous vivons dans une civilisation marquée par l’attitude scientifique. On peut se demander
comment on en est arrivé là. Par hasard ? L’esprit scientifique moderne serait-il né en Occi-
dent indépendamment des conditions matérielles et historiques ? Si oui, ce serait se repré-
senter les sciences comme tombées du ciel. Mais si l’on considère l’évolution historique, on
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voit chaque société se construire sa façon de maîtriser et d’interpréter son environnement


matériel et social. Les sciences — précédées et accompagnées par les techniques — appa-
raissent alors comme le mode de penser et de représenter le monde que se seraient créés des
peuples, de plus en plus façonnés et fascinés par la puissance de leurs savoirs.
On peut aussi modéliser cette évolution en la mettant en relation avec la situation sociale et
culturelle des marchands. Le marchand qui va de ville en ville et de foire en foire vit dans un
monde où, pour lui, les choses n’ont pas d’histoire et où on les réduits à leur équivalent
« argent ». Le chêne, à l’entrée du village, devient un arbre comme les autres, et tel que le
voient le marchand, le physicien, l’entrepreneur ou l’industriel… Cette perspective apparaît
finalement comme la « vraie » vision, alors qu’elle n’est qu’une des milliers de manières de
regarder. La manière scientifique de voir le monde ne serait-elle pas bien représentée en con-
sidèrant comment le marchand ou le voyageur voit des terres et des gens à distance, sans se
sentir impliqué… Le processus par lequel on voit des objets « purement matériels » a été
appelé un « désenchantement du monde » (Wéber, 1971). On veut dire par là qu’on aban-
donne une dimension humaine, relationnelle, voire surnaturelle, de notre univers quotidien,
celui-ci devenant moins un monde à partager qu’un monde d’objets à maîtriser ou à vendre.
Cette vision d’objets « purement matériels » et sans « âme » peut éclairer la naissance des
sciences modernes dans une société marchande. Perçue ainsi, la perspective scientifique
n’est qu’un point de vue, parmi beaucoup d’autres. Et ce n’est pas le point de vue d’un
amoureux qui regarde sa bien-aimée !
Mais qu’est-ce qui se développa en premier : l’esprit scientifique et sa façon d’appréhender
le monde, ou les conditions politiques, sociales, économiques qui conduisirent l’Occident à
inventer, à la suite des Arabes, l’esprit scientifique moderne ? Sans doute est-ce une histoire
de poule et d’œuf… Mais cela montre peut-être que l’idée de séparer les projets d’une
société de ses représentations du monde n’est pas, finalement, excellente.
Revenons à la question « La science est-elle universelle ? ». Est-ce une manière d’appréhen-
der le monde qui serait adéquate en tous lieux et dans toutes les époques ? Les considéra-

4. Cette double tradition se retrouve dans le monde catholique avec la distinction et la complémentarité des sty-
les de vie dits actif et contemplatif.
62 Chapitre 3 — Les pratiques et les traditions scientifiques

tions qui précèdent suggèrent que l’approche scientifique est une manière extrêmement
puissante d’appréhender le monde, mais que ce n’est pas la seule (Prigogine & Stengers,
1979). On peut ajouter — de manière à la fois sérieuse et en boutade : « Oui la science est
universelle comme la langue anglaise ! » L’anglais est en effet répandu partout dans le
monde, du fait de la force des flottes britanniques et de l’économie de ce pays d’abord ; du
fait de la puissance américaine par après. Ce n’est pas par elle-même que la langue anglaise
est universelle. C’est parce qu’elle a été la langue de l’Empire britannique et que les canon-
nières de sa majesté l’ont fait respecter partout, et qu’aujourd’hui elle est la langue des États-
Unis, ainsi que celle du commerce à travers le monde. De même, les sciences constituent
une façon particulière de considérer le monde. Et cette approche est tellement puissante
qu’elle a pu être imposée partout dans le monde. Cependant, le coût de cette opération a
entraîné la perte de certaines valeurs et le développement d’autres (Morazé, 1979).

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Nous avons exploré comment la connaissance peut se construire sous des formes différentes.
Celles-ci sont mal définies : il n’existe pas de définition absolue des sciences. Et les défini-
tions des sciences sont souvent des plaidoyers pour imposer un point de vue ou pour justifier
une attitude. Mais, comme nous le montrerons dans le chapitre suivant, il existe des tradi-
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tions intellectuelles définies avec plus de précision que la notion vague de sciences (Sten-
gers, 1993). Elles sont aussi le résultat de lentes évolutions et de coups de force : ce sont les
« disciplines » scientifiques.

R E T E N I R S U R T O U T
Les sciences et les disciplines scientifiques ne sont pas tombées du ciel : elles
sont le résultat d’interactions diverses, de négociations, de luttes et de condi-
tionnements.
Les technologies matérielles ou intellectuelles (les sciences) ont une
histoire : elles apparaissent, grandissent, puis perdent de leur pertinence.
Les sciences peuvent être vues comme le résultat d’un « désenchantement
du monde » par le voyageur et le marchand qui créent ainsi un autre regard
et d’autres pratiques.
Un soutien mutuel semble avoir été partagé par les conquistadores et les
mentalités bourgeoises et scientifiques, ce qui a peut-être permis le dévelop-
pement des sciences modernes. Celles-ci sont, entre autres, le fruit d’une cul-
ture séparant l’engagement de l’affectif.
Les sciences peuvent être dites « universelles », en tout cas partiellement,
à la manière dont l’anglais est devenu universel, c’est-à-dire à la faveur d’une
domination économique, politique et militaire (Menahem, 1976). Dans un
autre sens, les sciences sont partielles voire partiales et « partisanes ».
Des cultures diverses et l’universalité des savoirs scientifiques 63

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Est-ce que le mot « tradition » est adéquat pour parler des sciences ? Pourquoi cer-
tains répondent-ils « oui » et d’autres « non ».
Comment expliquer à un enfant de 5 ans en quel sens son ours en peluche « a une
âme » ? Et qu’il est différent de l’ours de la vitrine du magasin… Et que cela veut dire
qu’on devient « animiste » !
Considérer divers objets et les décrire avec le regard de la patronne, du travailleur, de
l’amoureux. Indiquer comment on pourrait décrire l’ « âme » d’un objet, par exemple
d’une fleur offerte lors de la fête des mères… Considérer le regard que l’on veut por-

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ter sur des réalités à double face, comme la fête des mères, commercialisée et pour-
tant importante pour la vie relationnelle ?
Comment parler de « fête scientifique » (Thill, 1972) dans un monde où tout se
mesure au rendement ?
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Prendre plusieurs manuels (de physique, de littérature, de géographie, etc.) et voir si


l’auteur considère sa discipline comme une science ; comment justifie-t-il sa
décision ?
Donner plusieurs manières de comprendre l’expression : « cette étude est
« scientifique ».
Est-ce que les connaissances des pygmées de la forêt peuvent être dites
« scientifiques » ? Quels arguments font répondre « oui » et quels sont les arguments
pour le « non » ?
Expliciter comment des conditions économiques ou politiques ont influencé le déve-
loppement des sciences médicales. De la physique. De l’informatique. De l’histoire.
C H A P I T R E

4
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Les disciplines scientifiques:
un magnifique patrimoine culturel 1
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1 Les disciplines professionnelles


2 Les disciplines scientifiques
3 De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses
4 Disciplines et idéologies
5 Les avantages et inconvénients des approches disciplinaires
6 Les approches interdisciplinaires

1. Cf. FOUREZ G., « Les disciplines scientifiques, un patrimoine culturel », in Forum-Pédagogies, janvier 2000,
pp. 32-34. Pour un exposé plus élaboré sur ce thème, voir G. FOUREZ, La construction des sciences, Bruxelles, De
Boeck Université., 4e éd., 2002, surtout le chapitre V sur « Disciplines et interdisciplinarité ». Voir aussi, G. FOU-
REZ et al., Nos savoirs sur nos savoirs, Bruxelles, De Boeck Université, 1997.
66 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

Je me rappelle ma très grande admiration pour les professeurs qui m’ont formé. J’étais
impressionné par leur maîtrise des matières qu’ils enseignaient. J’y projetais, par tempé-
rament rempli d’orgueil, peut-être aussi guetté par la mégalomanie, une maîtrise totale de
ce qui existe. Je considérais la science comme le chemin de la connaissance ultime de tout
ce qui existe, permettant de saisir le réel jusqu’à en percer tous les secrets. Maintenant, il
me paraît important d’apprendre la maîtrise de la maîtrise, de manière à écarter les rêves
de domination, et d’admettre que nous sommes seulement locataires de la nature. La con-
naissance de son fonctionnement ne signifie pas la négation de son autonomie par
ailleurs. (R.U.)

Nous sommes tellement habitués à entendre parler des disciplines scientifiques —


comme la psychologie, la pédagogie, la sociologie, la physique, la biologie, la philologie

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etc. — que leur existence semble évidente. On imagine difficilement qu’elles pourraient ne
pas exister. Cela semble aller de soi qu’il y a la physique pour étudier les phénomènes qui
relèvent de cette discipline, la psychologie pour étudier les réactions des individus etc.. On
voit facilement les disciplines comme un donné éternel. Un peu à la façon dont on considé-
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rait les espèces vivantes jusqu’au XIXe siècle : on ne pensait pas qu’une espèce naît, se
déploie et s’éteint. De même, la plupart des gens n’avait pas l’impression que la chimie était
née un jour. Bien sûr, ils savaient qu’il y a une histoire de la chimie et de son développement
où bien des facteurs entrent en ligne : les intérêts, les programmes de recherches, les facteurs
économiques, sociaux et culturels. Mais tout cela était ressenti comme la lente progression
d’une discipline qui existait déjà sans qu’on le sache et qui n’attendait qu’une seule chose :
être découverte. Depuis lors, nous avons pu voir se développer de nouvelles disciplines —
comme l’informatique, la biologie moléculaire, la psychologie cognitive etc. La cybernéti-
que, aussi, s’est organisée mais il semble que, à ce jour, elle ne s’est pas encore établie
comme les disciplines plus classiques. Seul l’avenir nous dira si elle se stabilisera (et alors
nous parlerons de la situation actuelle comme d’un « stade pré-paradigmatique ») ou si elle
en restera à son développement actuel.

Qu’est-ce qui fait qu’une discipline est considérée comme une discipline ?
Pourquoi l’électricité fait-elle partie de la physique et pas de la chimie ? Pour-
quoi la chimie et la physique ne forment-elles pas une seule discipline : celle
des sciences de la matière ? Pourquoi l’électricité ne forme-t-elle pas une dis-
cipline distincte de la physique, comme la chimie ?
La question de la nécessité de certaines catégories se pose dans divers domai-
nes. Par exemple, est-il nécessaire de dire que le noyau de la famille
regroupe« Papa, Maman et les enfants » ? Est-il nécessaire de distinguer les
sciences des connaissances des artisans ? Etait-il nécessaire qu’on ait, comme
moyen de transport, des autos, des motos, des vélos ? L’éthique des droits
humains est-elle universelle (Benasayag, 1986) ? Tout cela est-il le résultat du
hasard, d’une évolution ou de la nécessité ?

Les disciplines sont, entre autres, une manière de classer, d’organiser, d’enseigner et de
sérier les problèmes. Ceci, dit-on, relève de la chimie, cela de la psychologie, etc. Y aurait-il
eu moyen de classer les questions autrement ? La façon dont les disciplines existent est-elle
le résultat nécessaire de ce que les choses sont, ou est-ce le résultat de toute une Histoire ?
Les disciplines professionnelles 67

À supposer que, par la grâce de l’évolution, les dauphins fussent devenus


« intelligents », auraient-ils structuré leurs savoirs dans les mêmes disciplines
que nous (Prigogine & Stengers, 1988) ? Leurs bibliothèques abriteraient-
elles des ouvrages semblables aux nôtres ? Leur physique serait-elle équiva-
lente à la nôtre ? Leur représentation du monde aurait-elle été la même que
la nôtre ? En d’autres termes, pourquoi pensons-nous sur ce sujet comme
nous le faisons ?

Aujourd’hui, de plus en plus d’épistémologues et surtout des historiens et des historiennes


pensent que, comme les espèces animales, les disciplines résultent d’une évolution : elles
naissent, se transforment, et parfois disparaissent. Elles sont le résultat d’une histoire qu’on

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ne pouvait pas prévoir. Elles font partie de notre patrimoine culturel (cela veut dire qu’elles
font partie des traditions que nous laissent nos ancêtres et que, pour diverses raisons, nous
jugeons bon de maintenir).
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Nous sommes tellement habitués de regarder les disciplines comme quelque chose de spé-
cial que nous ne nous rendons pas toujours compte qu’il y a bien d’autres « disciplines » que
les disciplines scientifiques. Tous les métiers engendrent des disciplines : la maçonnerie, la
cordonnerie, la tannerie etc. Mais qu’est-ce qui fait qu’un logicien est un « vrai » logicien,
un géomètre un « vrai » géomètre, une physicienne une « vraie » physicienne ? Quelle diffé-
rence y a-t-il, s’il y en a une vraiment significative, entre la chimie et la cordonnerie ?

1 Les disciplines professionnelles


Pour comprendre ce qu’est une discipline scientifique, nous ne partirons pas des
sciences mais de pratiques moins sujettes à débats : la cordonnerie, par exemple. L’examen
du développement de cet art et de cette profession nous donnera un schéma qui sera utilisé
ensuite pour comprendre le développement des professions et des disciplines scientifiques.
Le développement de l’art des cordonniers peut s’analyser comme un phénomène de société.
Qu’est-ce qui fait qu’un cordonnier est cordonnier ? Deux choses, sans doute : ses collègues
le considèrent comme cordonnier et la société le considère aussi comme tel. Si ses collègues
trouvent qu’il ne pratique pas le métier, son statut de cordonnier va devenir fragile. Si les
gens ne trouvent pas qu’il répare bien les souliers, il aura des problèmes. Plus généralement,
on peut considérer qu’une discipline professionnelle est caractérisée par une double
construction : celle d’un groupement professionnel et celle d’un regard spécifique. La pre-
mière peut être analysée comme phénomène social : ainsi, les cordonniers forment une cor-
poration, c’est-à-dire une organisation sociale établie et reconnue. La seconde construction
peut être vue comme une modélisation ou scénarisation de leur monde particulier. Les cor-
donniers ont créé une manière de regarder et de conceptualiser ce qui les entoure et qui nous
entoure. Mais nous ne voyons pas le « même monde » qu’eux. Ce qui, pour un « profane »,
n’est qu’une paire de souliers est, pour un cordonnier, quelque chose de bien plus complexe.
Il y a, pour le cordonnier, des semelles, une languette, des lacets, etc., c’est-à-dire une multi-
tude d’objets qui n’existent pas spontanément comme tels pour un « profane ». Son monde
est différent du monde de ses clients. Les « souliers » du client ne sont pas ceux des cordon-
niers. La cordonnerie a développé et implique un ensemble de savoirs liés à cet art et évo-
68 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

luant avec lui 2. Dans le monde des cordonniers, il y a des objets (comme des semelles ou
des lacets) qui sont apparus avec la profession et le regard sur le monde qu’elle a introduit.
Non pas qu’une semelle n’existe pas … mais elle existe différemment dans et par le monde
de la cordonnerie. Elle peut exister aussi dans le monde de la physique mais la semelle du
monde des cordonniers n’est pas la même chose que la semelle dans le monde des physi-
ciens et physiciennes. Comme la notion de « compétence » existe dans le monde des linguis-
tes, dans celui des psychologues, dans celui des sciences du travail, dans celui des sciences
de l’éducation et dans celui des épistémologues… mais ce n’est pas la même compétence.
Dans l’Histoire, la cordonnerie a, par le biais de bien des tensions, négociations, pressions,
discussions, intérêts, etc., créé des concepts et des savoirs qui se sont développés et ont été
standardisés dans le monde des cordonniers. Non pas que les objets du monde de la cordon-

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nerie n’existent pas objectivement : ils existent objectivement à condition que le regard des
cordonniers les fasse exister. Ils existent objectivement de la même façon que l’équateur et le
centre de gravité ont leur existence objective… dans le monde des géographes et dans celui
des physiciens et physiciennes.
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Mais revenons à la cordonnerie… Considérons cette profession comme une organisation


sociale. Pour que la profession « cordonnerie » existe, il a fallu que se forme une commu-
nauté d’artisans qui se sont reconnus entre eux comme un groupe spécifique et qui ont été
reconnus par la société comme un groupe de spécialistes. Les pressions multiples ont favo-
risé certaines formes d’organisation et de vision. Ainsi, la cordonnerie sera différente et ses
concepts varieront en fonction de la manière dont les réparations de souliers seront payées.
Ce groupe professionnel a créé diverses traditions, structurées autour d’une manière de voir
et d’agir, en relation à la production et à l’entretien des chaussures. Une série de concepts et
un vocabulaire commun ont été ainsi inventés. Autrement dit, ces savoirs ont été standardi-
sés. Par là, le monde de la cordonnerie s’est peu à peu élaboré. Il est composé à la fois
d’objets (ce terme étant pris au sens large : les semelles, les lacets, les colles, les clients, les
réparations, l’usure du cuir, la réparation, etc.) et autant de notions pour les désigner et pou-
voir en parler. Les cordonniers, suite à de nombreux conflits et moult négociations, ont valo-
risé certaines pratiques et en ont déprécié d’autres, ce qui a engendré les normes techniques
et éthiques du métier. Ils partagent des croyances, plus ou moins fondées. La standardisation
de la cordonnerie qui s’en est suivie a permis une meilleure conceptualisation et communi-
cation des « trucs » bien éprouvés du métier. Elle a rendu possible la formation de disciples-
cordonniers (ceux qui apprennent « la discipline » !) de même que l’institutionnalisation de
la profession.

2. Un lecteur attentif notera que nous évitons soigneusement d’utiliser la notion de besoin pour expliquer la nais-
sance de la cordonnerie. Que ce soit en économie ou en éducation, il faut en effet distinguer la notion de « besoin »
et celle de « demande ». Il faudrait aussi examiner la dynamique de justification liée à la notion de besoin. Si je dis
que j’ai besoin de vacances, cela implique plusieurs choses. D’abord que je veux vivre et pas trop mal. Ensuite
qu’on peut montrer par une analyse que des vacances sont un moyen nécessaire pour vivre ainsi. Ensuite que, de ce
fait, je suis justifié de prendre ces vacances. On suppose donc qu’on poursuit une certaine finalité et que les vacan-
ces en sont un moyen indispensable. Plus généralement, la notion de besoin fonctionne comme une justification.
Elle suppose des objectifs ou finalités qui font que les moyens pour les obtenir sont appelés « besoins ». Pour qu’on
puisse parler de « besoins », ne faut-il pas avoir admis certaines finalités (notons que si je ne veux pas survivre, je
n’ai pas besoin de manger) ? Elle suppose qu’on accepte l’analyse qui montre que certains moyens sont nécessaires
en vue de réaliser une fin. Pourquoi certains préfèrent-ils parler de « besoins » plutôt que d’« intérêts » ? Faute de
place, il ne nous est pas possible de développer ici une « théorie du besoin ». On peut se référer à G. F OUREZ, Édu-
quer, École, Éthique et Société, Bruxelles, De Boeck Université, 2e éd., 1999, pp. 181-184.
Les disciplines scientifiques 69

Cet ensemble de méthodes, de présupposés, d’outils, de pratiques sociales et de normes de la


cordonnerie devient ce qu’on appelle le « paradigme » de cette profession. C’est ainsi que,
pour le ou la sociologue, le paradigme de la cordonnerie a fini par être établi et maintenu.
Son existence dépend d’une double reconnaissance : celle des cordonniers et cordonnières
entre eux, par l’action de leurs organisations, et celle de l’ensemble de la société vis-à-vis de
ce groupe social.
Après un certain temps, tout cela paraît tellement aller de soi que d’aucuns pourraient croire
que la cordonnerie existait de toute éternité, dans le monde des idées, attendant simplement
d’être découverte… Mais, pour l’analyse sociologique, c’est bien d’une construction histori-
que qu’il s’agit : la cordonnerie a été inventée, on ne l’a pas découverte (même si les appren-
tis cordonniers, eux, la découvrent déjà toute inventée et bien établie).

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Chaque discipline aborde le monde par son biais, ce qui veut dire que chaque
communauté voit et vit son monde. Et ces mondes ne sont pas équivalents. On
ne peut traduire ce que voit le sociologue dans le langage du psychologue ou ce
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que voit le botaniste dans le langage et le regard du braconnier, et vice versa.


Pour exprimer cette limite, on dit que les paradigmes des différentes disciplines
ne sont pas commensurables. Le phénomène de l’incommensurabilité n’est pas
tellement étrange : il y a longtemps que nous savons qu’on ne peut traduire to-
talement de l’anglais en français...

Ainsi, vue par une sociologue, la cordonnerie est une tradition éprouvée dont on peut locali-
ser l’invention dans le temps, l’espace et les structures sociales. C’est une tradition pleine de
richesse, véhiculant des savoirs opérationnels, même si l’on sait que la standardisation limite
à certains moments la créativité des cordonniers. Mais ses avantages surpassent le plus sou-
vent ses inconvénients. Sans la standardisation (sans la discipline), il faudrait tout ré-inventer
à partir de rien à chaque moment, ce qui serait catastrophiquement inefficace. Cela vaut donc
la peine d’enseigner la cordonnerie avec toute sa standardisation. (Reste qu’une question n’a
pas été abordée : celle de savoir quel projet de cordonnerie on va poursuivre et en lien avec
quel projet de vie et de société.)

2 Les disciplines scientifiques


Du point de vue sociologique, on peut considérer les disciplines scientifiques
(qu’elles soient « humaines » ou « dures ») de la même façon que la cordonnerie. Elles pro-
duisent des représentations du monde particulièrement appropriées pour certains projets.
Elles ont été engendrées par l’intérêt de se représenter certaines situations assez standardi-
sées (pensons, par exemple, à l’informatique qui est une représentation du travail avec des
ordinateurs). Une communauté s’est rassemblée et organisée peu à peu. Elle s’est instituée, a
organisé ses apprentissages et a véhiculé des manières de voir et d’agir standardisées et
éprouvées, facilitant la communication entre ses membres. Cette standardisation (appelée
aussi « normalisation » ou développement de la « science normale » c’est-à-dire normalisée)
rend possible l’enseignement des traditions de la communauté scientifique qui s’est formée.
Elle favorise des débats qui ne sont pas trop des dialogues de sourds car on sait le sens con-
70 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

venu des termes. Parmi ces traditions des communautés scientifiques, il y a celles du débat
critique et des épreuves 3 expérimentales ou théoriques 4.

C’est ainsi que se développe aussi une certaine éthique des disciplines. La communauté des
cordonniers a déterminé ce qu’était une bonne pratique de cet art. De même, les physiciens
et les historiens ont développé une éthique de leur métier. Ces communautés ont ainsi déter-
miné une « grandeur » liée à leur discipline : on est une cordonnière plus ou moins bonne
dans son métier, on est une (plus ou moins) bonne physicienne. C’est comme cela que, en
paraphrasant Boltanski et Thévenot (1991 ; voir aussi chapitre 7), les « cités » des cordon-
niers et des physiciens se sont développées et font face au monde rempli d’objets liés à cette
pratique. Mais les professionnels et professionnelles de la cordonnerie ou de la physique
n’habitent pas seulement dans leur monde à eux : ils auront à penser le lien qu’ils construi-

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sent avec les autres, avec la « grande » société et l’univers entier, de manière à formuler une
éthique plus large.

Ce que nous avons développé pour les sciences et pour des métiers comme la cordonnerie
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peut être transféré aux technologies. Elles aussi se développent en même temps qu’une cité
de techniciens et de techniciennes, avec leurs traditions standardisées, leurs paradigmes, leur
conception de leur grandeur, leurs objets spécifiques et les représentations des pratiques
technologiques.

Comme nous l’avons déjà mentionné et utilisé, les sociologues et les historiens des sciences
utilisent le terme « paradigme » 5 pour désigner l’ensemble de présupposés, de normes, de
pratiques, d’instruments, de manières de voir, de tests, de démonstrations, d’objectifs et
même de mythes, qui soudent une communauté disciplinaire et donnent une physionomie à
cette discipline. Certaines disciplines — comme l’informatique ou la linguistique — appa-
raissent alors comme récentes ; d’autres — comme la physique ou les mathématiques —
peuvent sembler, pour un regard superficiel, exister de toute éternité. On peut cependant
faire une analyse socio-historique de leur évolution 6.

3. Le terme « épreuves » convient sans doute mieux que celui de « preuves » qui dit peut-être plus qu’il ne
devrait. Prouve-t-on jamais quelque chose ? Mais on met souvent une représentation que l’on a (ou une carte) à
l’épreuve. Et quand elle tient le coup lors de la mise à l’épreuve, on s’y fie de plus en plus.
4. On appelle épreuve ou test théorique d’un modèle ou d’une représentation sa confrontation avec une théorie
bien établie. Le test théorique est très important dans la vie quotidienne pour voir si une information est plausible.
Ainsi, ce sera par un test théorique qu’on refusera une machine à mouvement perpétuel ou que l’on croira qu’un
appareil non connecté au courant ne peut marcher (on ne fera pas d’expérience pour arriver à cette conclusion). Il
reste pourtant entendu qu’en sciences, les tests expérimentaux prévalent sur les tests théoriques.
5. Cf. T.S.KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
6. Pour mieux comprendre ce que sont les paradigmes scientifiques, on peut les comparer aux paradigmes tech-
nologiques car même si ce terme est peu familier, nous sommes assez habitués au fonctionnement de la notion.
Songeons à l’avion, à l’hélicoptère, au moteur à explosion, au stylo à bille, au téléphone portable, au vélo, à la
microchirurgie, etc. Chacune de ces technologies présuppose une manière spécifique et standardisée d’aborder des
situations et en est constituée. La technologie repose sur une standardisation de présupposés, de normes, de prati-
ques, d’instruments, de projets, de conceptions, de problèmes, etc. C’est ce qu’on appelle des paradigmes technolo-
giques. Ceux-ci permettent une standardisation des réponses à des situations ou à des problèmes techniques, tout
comme les disciplines scientifiques et leurs paradigmes produisent des façons normalisées de se représenter le
monde. L’évolution d’un paradigme technologique — celui du vélo par exemple — peut être étudiée. On peut aussi
parler de paradigme éthique, c’est-à-dire de l’ensemble des présupposés, situations, valeurs et perspectives à la base
d’un débat éthique socialement établi. On parlera, par exemple, du paradigme de l’éthique des droits de l’homme
ou de celui de l’éthique des transplantations d’organes, etc.
De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses 71

Les disciplines ont habituellement débuté par le coup de force de quelqu’un (groupe ou indi-
vidu) qui a non seulement dit qu’il ou elle trouvait intéressant de voir les choses de telle ou
telle manière, mais qui a réussi à intéresser les autres. Mais si les disciplines sont devenues
des approches établies et standardisées, c’est qu’elles ont été reconnues comme des appro-
ches particulièrement pertinentes et puissantes (Mach, 1925) et qu’elles font, à ce titre-là,
partie de notre patrimoine culturel. Cependant, le « triomphe » des disciplines établies n’est
pas uniquement dû à leur valeur mais aussi à d’autres facteurs économiques, culturels, voire
militaires. Rappelons-nous le rôle des canonnières britanniques dans l’universalité de la lan-
gue anglaise. Il me paraît pourtant important de souligner le rôle du débat et des controver-
ses scientifiques comme protection des sciences contre un envahissement trop important des
intérêts divers dans la pratique scientifique 7.

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3 De quelques paradigmes :
de la cordonnerie aux disciplines diverses
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Nous avons abordé la cordonnerie comme une discipline. Implicitement, nous avons
adopté une analyse se basant sur l’étymologie du mot : la discipline est l’organisation où
l’on produit des disciples, et où, donc, on transmet un savoir et une tradition. Les disciples
entrent dans une tradition et la reçoivent. Cet enracinement social implique que la structure
que prend une discipline n’est pas neutre, ni socialement, ni idéologiquement. Comme on a
pu le voir avec la cordonnerie, la discipline n’est pas définie par son objet mais bien par son
objectif et ses finalités sociales : sauf si on est pris par l’appât du gain, les souliers sont
seconds par rapport au projet de faciliter la marche des gens. Et la réponse donnée à ce projet
est le résultat d’interactions économico-sociales et culturelles et de rapports de forces et de
négociations. Ce qui façonne la cordonnerie, c’est l’interaction entre les objectifs et les inté-
rêts des clients, des artisans et d’autres parties intéressées. Si, pour prendre un autre exem-
ple, on se pose la question « l’informatique, de quoi s’agit-il ? » il faudra commencer par se
donner une image de toutes les personnes et les groupes impliqués. Autrement dit, il faudra
conceptualiser le réseau qui soutient les pratiques.
Dans les pages qui suivent, nous esquisserons quelques caractéristiques de diverses discipli-
nes. Certains lecteurs et lectrices trouveront que l’approche caricature un peu — ou beau-
coup — les pratiques visées. Ils ont tout à fait raison : ce sont des caricatures que nous allons
présenter. Mais nous nous rappellerons tout de même que, souvent, la caricature parle mieux
qu’une simple photo… C’est pourquoi je crois la caricature utile dans ce contexte.

A DE LA MÉDECINE À LA PHARMACIE EN PASSANT


PAR LES SOINS INFIRMIERS ET L’ART DU VÉTÉRINAIRE

Avant d’examiner cette interaction dans le cas des disciplines scolaires, le cas de la
médecine — discipline à la fois savante et pratique — est assez exemplaire et nous servira de

7. À l’opposé, des affaires comme celle de Lyssenko en Union Soviétique, ou celle de la physique « aryenne » en
Allemagne témoignent de la vulnérabilité des pratiques scientifiques.
72 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

tremplin pour parler du paradigme d’autres disciplines. Il a l’avantage de parler de situations


auxquelles nous sommes tous confrontés. Quand nous consultons un médecin ou que nous
mettons le pied dans une clinique, nous sommes face à une pratique professionnelle intime-
ment liée à des connaissances scientifiques. Est-elle objective et en quel sens ? En quoi la
médecine façonne-t-elle nos existences ?
Les enjeux liés au paradigme médical sont mis en valeur par la carte du Docteur Lambourne
qui explique comment situer les pratiques de santé selon deux axes. Le premier, vertical,
parle du champ que la médecine privilégie, que ce soit celui de la microbiologie, de l’organe,
de l’organisme, de l’individu, de la famille, du voisinage, de l’environnement jusqu’au
monde entier. Le second, horizontal, s’intéresse aux pratiques que la médecine pourrait pri-
vilégier, depuis l’extraction du mal, la guérison du malade, les soins et le bien-être, la crois-

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sance personnelle grâce à la maladie, le renforcement des aspirations et des forces, jusqu’à
l’invention de nouveaux modes de vie.
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Le monde

L’environnement

Le voisinage

La famille

Croissance Renforcement Initiation à de


Extraction Guérison Soin et personnelle des aspirations nouveaux
du mal du malade bien-être grâce à la et des forces modes de vie
maladie

L’individu

L’organisme
Médecine L’organe
scientifique
La microbiologie

L’atome

Direction des valeurs prônées par la méthode scientifique en médecine

Figure 4.1 Carte du concept de santé d’après le Dr Lambourne (1972)


Extrait de G. Fourez : La construction des sciences, Ed. De Boeck Université, 4e édition, p. 114

La médecine gérée selon la tradition scientifique privilégie la guérison du mal et le niveau de


l’organe. La plupart des médecines dites parallèles 8 valorisent d’autres approches. De toutes

8. Mais pour qui sont-elles parallèles ? Parallèles à quoi ? Quel en est le modèle et pourquoi ?
De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses 73

façons, il faut choisir, et choisir un type de médecine n’est pas une mince affaire. C’est
d’ailleurs choisir aussi un style de vie et de société.
Le choix d’un paradigme médical — et c’est vrai pour les paradigmes d’autres disciplines
— ne dépend pas uniquement d’un choix de valeurs. Il est conditionné par les pratiques con-
crètes, notamment économiques, sociales et professionnelles. Si, comme dans la Chine
ancienne, le médecin était rémunéré lorsque son patient est en bonne santé et ne l’était plus
quand il est malade, on aurait sans doute une autre pratique et une autre théorisation de la
médecine ! De même, si les médecins étaient payés forfaitairement plutôt qu’à l’acte, le
monde de la santé changerait d’allure : cela modifierait même les théories scientifiques rela-
tives à la santé, à la guérison et à la prévention. En effet, le poids donné aux pratiques curati-
ves et préventives, aux soins collectifs et individuels, implique des modifications dans la

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manière de voir les situations, et donc de s’en construire des représentations. On l’a bien vu
lorsque la médecine a perçu des liens entre le psychique et l’organique, notamment à propos
des maladies psychosomatiques. La réponse à la question « La médecine, de quoi s’agit-
il ? » a été modifiée et un nouveau sous-paradigme de la médecine est né, avec ses défini-
tions, ses présupposés, ses normes, etc.. (Selye, 1956). Celui-ci est devenu un « vrai » sous-
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paradigme quand il a été socialisé, notamment quand la sécurité sociale a intégré ces élé-
ments et en a remboursé les malades.
Les paradigmes sont donc influencés par les structures sociales et économiques. Ainsi les
rapports entre les médecins, les infirmiers, les kinésithérapeutes, les gestionnaires de la
transfusion sanguine, les informaticiennes, les hommes de ménage, les assistants sociaux et
bien d’autres professionnels du système de santé contribuent à poser le cadre dans lequel on
débattra pour savoir « de quoi il s’agit », c’est-à-dire de quoi on va tenir compte. Si, par
exemple, une place plus grande était donnée aux infirmières, les soins de santé prendraient
plus de place, au détriment sans doute d’autres facteurs comme les approches chirurgicales.
Ainsi, une priorité donnée au diagnostic juste et au curatif, même quand les perspectives de
guérison sont faibles, reflète et renforce une hiérarchie entre plusieurs professions médica-
les. De même, on peut mettre en évidence comment le paradigme de la médecine scientifi-
que classique ne valorise guère les mesures collectives d’hygiène (la construction d’égouts,
par exemple) même si l’on sait que celles-ci sont, pour la santé d’une population, souvent
plus efficaces que les soins individuels. Bref, en médecine, le social, le scientifique, le cul-
turel et l’économique sont sans cesse en interaction. De ce fait, la médecine qui se limite
au physiologique est une abstraction qui limite ce que l’on peut voir.
La même perspective peut s’appliquer à la pharmacie et faire voir comment la notion de
« remède » est conditionnée à la fois par un paradigme scientifique et par la pratique. Ainsi,
la pharmacie n’est pas « la discipline qui étudie les remèdes », comme si ceux-ci préexis-
taient à la pharmacie. C’est cette discipline qui réinterprète des plantes ou des produits chi-
miques et les définit comme médicaments. Elle réussit à faire d’une plante ou d’un produit,
un remède. La façon dont elle le fait est liée à son enracinement socioculturel et à des con-
flits d’intérêts induits par l’organisation et l’économie des soins de santé. Mais cette reprise
du monde dans la perspective de la pharmacie s’accompagne de tests théoriques et expéri-
mentaux qui mettent à l’épreuve la fiabilité, l’intérêt et les limites des sciences pharmaceuti-
ques. Quant à celles-ci, elles semblent relever d’une description à la fois scientifique et
technologique.
La pharmacie est aussi un cas intéressant pour signaler un lien entre l’exercice d’une disci-
pline, son paradigme, et certaines configurations psychologiques. Sans vouloir tomber dans
74 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

trop de vulgarisation psychologique, on peut considérer que l’exercice d’une profession (tel
qu’il s’est stabilisé dans l’histoire) peut convenir plus ou moins à divers tempéraments ou
histoires personnelles. Après tout il est souhaitable de pouvoir investir son être psychologi-
que dans sa profession, c’est-à-dire dans des activités socialement positives. Marc Oraison
(1970) a exploité cette manière de voir pour en tirer une théorie psychologique de la
« vocation à une profession » : on a une « vocation » pour un métier quand celui-ci permet
d’exercer d’une manière socialement positive des tendances qui pourraient être névrotiques.
Les professions scientifiques n’échappent sans doute pas à la règle. Le pharmacien de labo-
ratoire ou d’officine (dans la mesure où il ne s’est pas transformé en simple vendeur de
médicaments tout faits) doit être très précis quand il livre certaines substances. Cette préci-
sion — qui pourrait être parfois nommée « méticulosité » — ne serait-elle pas plus facile à
pratiquer si le pharmacien y prend plaisir, c’est-à-dire a une composante obsessionnelle suf-

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fisamment développée ? De même, d’ailleurs, pour faire un bon chirurgien, il n’est pas inu-
tile de pouvoir tirer un certain plaisir à donner un coup de bistouri. La chirurgie ne serait-elle
donc pas un métier où l’on peut investir de façon socialement positive une composante sadi-
que suffisamment développée ? On pourrait mettre en relation le travail philosophique et un
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certain degré d’anxiété. Une même perspective peut avoir du sens pour l’étude du théâtre…
comme pour celle des mathématiques. Si de la psychologie à bon marché est à éviter, il n’est
peut-être pas mauvais de prendre conscience que les diverses professions scientifiques ne
sont pas psychologiquement neutres. N’est-il pas intéressant d’entendre que Teilhard de
Chardin mettait sa vocation de géologue en relation avec son aspiration à trouver quelque
chose de solide dans la vie, comme les caillous durs…
Ce qui a été dit pour la médecine et la pharmacologie humaine peut se transférer aux prati-
ques vétérinaires et, avec quelques adaptations, à d’autres disciplines. Dans cette perspec-
tive, nous allons maintenant évoquer quelques enjeux des paradigmes de différentes
branches scolaires. Notre objectif est de mettre en évidence quelques interactions entre nos
enseignements, la société, et le développement des disciplines. Nous n’avons pas l’intention
de développer les paradigmes de chaque discipline. D’ailleurs leurs traditions sont différen-
tes au point qu’aucun concept général de « discipline » ne se dessine. Mais nous verrons
que, malgré leurs différences, les branches du savoir ont pourtant un air de famille qui fait
que nous pensons que le terme « discipline » a un sens. Et que le terme « paradigme », mal-
gré son flou, est utile pour marquer la différence.

B LA BIOLOGIE
C’est dans le contexte d’un monde qui se « désenchante » que la biologie s’est cons-
truit un concept du « vivant » (Merchant, 1980). Par choix de méthode, elle ne prend pas en
compte les causes finales (les causalités qui entrent en compte dans des phrases comme « le
chat se tapit pour attaquer la souris »). Et, bien que le monde de la biologie se caractérise par
l’existence de deux types d’êtres — les vivants et les non-vivants —, cette discipline réduit
l’étude des vivants à celle des objets. Mais ce fut un coup de génie d’imaginer que les
démarches s’appliquant au monde inanimé pouvaient être utilisées pour l’étude des vivants,
par exemple que les lois de la chimie pouvaient fournir des modèles intéressants pour modé-
liser des êtres vivants. La biologie est de plus bâtie autour de la distinction et de la complé-
mentarité entre deux temporalités : le temps du vivant (qui naît, vit et meurt) et celui du reste
du monde. Ce dernier temps s’écoule indépendamment des événements. C’est le point de
De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses 75

vue de la physicienne ou du chimiste qui considèrent les vivants comme des objets et qui
cherchent des modèles déterministes. Ce point de vue ne se soucie nullement de l’histoire
singulière de l’organisme vivant. Par rapport à ce temps-là, il n’y a pas de digestion ou de
douleur. Tout cela, dans la perspective des sciences de la matière, ce ne sont que des réac-
tions chimiques ou des phénomènes physiques. Mais le vivant fonctionne aussi selon des
déterminismes propres, comme le système digestif, le système respiratoire, etc. Ces structu-
res sont des totalités complexes et systémiques ayant une certaine autonomie par rapport au
monde extérieur. Il y a chez le vivant un déterminisme propre qui fait que nous sommes per-
suadés que, demain, sauf mort ou maladie, nous pourrons agir comme aujourd’hui. À
l’opposé, le déterminisme du monde des physiciens et des chimistes ne considère pas le
vivant dans son autonomie, de sorte qu’il ne le voit pas. Pour ces scientifiques-là, il n’y a que
le déterminisme de la matière inerte. Quant aux biologistes, ils ont ou avaient tendance à

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penser l’individu humain ou animal comme un organisme, mais à ne voir la collectivité
humaine que comme une espèce, une parmi d’autres.
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Depuis quand les humains se voient-ils comme une espèce ?

Avec l’avènement de la biologie moléculaire, une transformation profonde du paradigme se


fait. On rencontre maintenant des biologistes pour lesquels l’unité du vivant comme orga-
nisme est secondaire car il n’est vu que comme un ensemble de cellules dans lesquelles se
produisent des réactions chimiques. Il se forme ainsi des déplacements de points de vue et de
manière de s’intéresser au vivant. Par exemple, la respiration qui était d’abord vue comme
un processus de ventilation est de plus en plus souvent définie comme un processus d’oxygé-
nation du sang.

C LES SCIENCES « GÉO »


La géographie s’intéresse à construire des représentations intéressantes pour les pro-
jets de ceux et celles qui veulent gérer l’espace. Elle est née dans le sillage de la volonté des
princes et il fut un temps où il était difficile de distinguer un explorateur d’un espion
(Lacoste, 1976). Aujourd’hui encore, c’est une discipline souvent plus intéressante pour les
classes dirigeantes que pour le peuple. De plus, la géographie produit des représentations
dont les répercussions sociales, économiques et politiques sont importantes. C’est aussi un
bel exemple d’une discipline interdisciplinaire dans la mesure où les géographes convoquent
plusieurs autres disciplines (comme la géologie, l’économie, la sociologie, la démographie,
etc.). Ces disciplines restent encore visibles dans beaucoup de modèles développés par la
géographie.
Le géologue considère un tout autre objet « terre » que le géographe. Sa terre n’est, en prin-
cipe, pas habitée. Elle est plutôt regardée avec l’œil du physicien. Mais cela ne veut pas dire
que cette discipline soit hors des circuits économico-sociaux. Car l’intérêt de prospection
structure l’approche de cette discipline. Ce qui est sélectionné, c’est d’abord ce qui pourrait
intéresser les entreprises minières ou pétrolières et, éventuellement, l’agronomie. Même si
on présente souvent la géologie comme un savoir voulu pour lui-même et qu’on l’appelle
pour cela fondamental, il suffit de voir quelque peu les géologues à l’œuvre pour savoir les
intérêts qui structurent ce type de savoir.
76 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

D QUELQUES DISCIPLINES S’OCCUPANT DES LANGAGES


L’étude de la littérature ressemble à la géographie dans ce sens qu’elle aussi fait
appel à différentes disciplines pour se donner une représentation d’œuvres dites
« littéraires ». C’est une discipline interdisciplinaire. L’étude d’une œuvre littéraire com-
porte en général plusieurs sections, chacune dédiée à l’éclairage de l’œuvre par une
discipline : l’histoire, le style, la psychologie, l’éthique, la sociologie, les sciences religieu-
ses, etc. L’étude de la littérature est liée au projet de comprendre des récits mettant en scène
le destin humain. Contrairement aux sciences de la nature, le point de vue de la littérature est
centré sur le sujet qui vit son histoire.
Les mathématiques peuvent être vues comme une sorte de grammaire de la pensée 9. Elles ne

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produisent pas des représentations d’objets de notre monde mais plutôt des schèmes de pen-
sée. Elles s’intéressent à produire des structures de langage cohérentes et efficaces, sans con-
tradiction interne. Elles se sont développées en étroite collaboration avec le monde de la
physique et celui des commerçants. Leur puissance apparaît clairement dans l’algèbre : à
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condition d’oublier les objets ou les situations concrètes que représentent les inconnues et
les variables, il devient possible de gérer des situations très complexes sans trop s’inquiéter
de quoi on parle. Les mathématiques sont pauvres par rapport à la singularité de chaque
situation mais elles sont une façon très puissante d’aborder le monde quand on veut le maî-
triser. Elles peuvent, par exemple, contribuer à la construction et à l’utilisation d’organi-
grammes tout en négligeant les particularités de chacun des éléments.
Il importe d’ajouter que la discipline scolaire des mathématiques — et parfois celle des
sciences — a pris le relais du latin et du grec comme outil principal de sélection scolaire.
Cela modifie profondément la nature concrète des mathématiques à l’école. Peut-être est-ce
pour cela, au moins en partie, que les élèves semblent moins s’y intéresser. Et peut-être est-
ce pour cela aussi que, souvent, les enseignants et enseignantes des mathématiques ne sen-
tent guère le besoin de montrer comment ce qu’ils font a un sens : les élèves n’ont qu’à
apprendre et comprendre ; tant pis pour ceux qui ne le font pas. Ces particularités des mathé-
matiques sont ce qui les fait considérer par certains comme le cours très idéologique. On y
propose l’apprentissage des mathématiques comme celui d’un système donné une fois pour
toutes et qu’il faut s’approprier. Une fois les axiomes acceptés, il n’y a plus grand chose à
négocier… Il y a toute une politique derrière de telles pratiques. D’ailleurs, quoi de plus
semblable à l’introduction d’un cours de mathématiques que le discours d’un ministre des
finances annonçant une augmentation des impôts : des deux côtés, on parle de rigueur, de
contrainte, de sérieux, de chiffres implacables, etc.
Les langues modernes, comme disciplines scolaires 10, sont fortement liées aux intérêts du
commerce et de la gestion, même si bien des enseignants préfèreraient les voir se développer
autour d’une rencontre de cultures. Cette discipline se trouve ainsi au centre d’un conflit
d’intérêts et de valeurs. Pour les uns, on n’a que faire de Shakespeare et il vaut mieux se con-
sacrer à la maîtrise de la communication ; pour les autres, au contraire, il s’agit de promou-
voir une culture de la communication humaine. Les deux tendances sont en conflit et on ne

9. Avec des questions du genre : ces disciplines visent-elles à dire comment il faut penser ou communiquer, ou
modélisent-elles des façons dont nous le faisons ?
10. Les disciplines scolaires sont des réalités sociologiques à ne pas confonde avec des intitulés de cours, lesquels
sont des réalités légales.
De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses 77

peut pas dire qu’elles soient à peu près stabilisées. Le cas des langues modernes est un excel-
lent exemple pour analyser certains conflits de société que l’éducation doit affronter. Le
choix de centrer l’étude des langues sur le commerce ou sur la compréhension de la culture
n’est évidemment pas neutre.
L’éducation physique est construite autour d’un paradigme du corps et de l’expression. C’est
une discipline en mouvement car diverses images du corps sont en compétition, depuis celle
de l’athlète jusqu’à celle du danseur, en passant par celles du travailleur ou de l’esclave,
abruti par son boulot et sa condition sociale. C’est, du point de vue scolaire, une discipline
fort intéressante car, plus que bien d’autres, elle est obligée de tenir compte de la multiplicité
des représentations que l’on a du corps. Cette discipline qui, il y a un demi-siècle encore,
apparaissait comme un parent pauvre de l’éducation, s’avère aujourd’hui comme un des

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lieux essentiels de réflexion humaniste dans la formation.

E DIVERSES SCIENCES HUMAINES : L’HISTOIRE, LA PSYCHOLOGIE,


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LA SOCIOLOGIE, L’ÉCONOMIE, LE DROIT, ETC.

Il y a un peu plus d’un siècle, on comprenait l’Histoire comme la relation totalement


objective des événements. Aujourd’hui, les historiens et historiennes sont généralement
conscients de ce que tout récit est interprétation et qu’on écrit l’Histoire en fonction du « lieu
d’où l’on parle ». La représentation du passé est toujours une sélection de ce qui est jugé
pertinent en fonction de ce qui nous paraît important aujourd’hui. C’est un acteur social qui
écrit l’Histoire, pour quelqu’un, et avec un certain projet. Ainsi l’Histoire vue par des Blancs
américains a une tout autre allure que celle développée du point de vue des Amérindiens.
Celle de la classe ouvrière ne sera pas la même que celle de la bourgeoisie. Cette relation de
l’Histoire à aujourd’hui ne veut nullement dire que les historiens et historiennes peuvent dire
n’importe quoi. Leurs traditions scientifiques les conduisent à confronter leurs récits avec
des traces du passé qui résistent à une interprétation arbitraire (étant entendu que ce qui
compte comme trace du passé est aussi le résultat d’un choix… raisonnable, mais, cepen-
dant, conventionnel.). La dimension idéologique de l’enseignement de l’Histoire est
aujourd’hui patente et n’est nullement incompatible avec la scientificité de cette discipline.
Alors qu’il y a encore des gens pour croire que les mathématiques sont indemnes de tout
point de vue idéologique, un étudiant en candidature en Histoire qui prétendrait que la lec-
ture du passé est libre de toute interprétation serait durement sanctionné à un examen… Tout
le monde (!) sait aujourd’hui qu’on ne peut raconter l’Histoire qu’en relatant des histoires
contruites à partir du lieu social qu’on occupe.
Depuis un bon bout de temps, on est sensibilisé à deux types de démarches d’étude de l’His-
toire. L’un consolide les pouvoirs établis, tandis que l’autre, au contraire, en conteste la légi-
timité. Il y a l’histoire écrite pour chanter les œuvres du prince et il y a celle qui vise à
renforcer l’identité, voire la lutte, des opprimés.
L’Histoire donne à nos représentations une dimension temporelle ; la psychologie et la
sociologie sont deux regards liés au présent, distincts mais complémentaires, chacun ne con-
ceptualisant qu’un aspect des situations. On peut aborder cette complémentarité de façon
très concrète. Supposons que, dans un chalet de vacances, les gens se disputent. Un psycho-
logue, de par sa formation professionnelle, aura tendance à aborder la situation en analysant
les conflits interpersonnels et les réactions individuelles. Le sociologue a plutôt été condi-
78 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

tionné à proposer une approche plus structurelle : il suggérera, par exemple d’augmenter
l’espace statistiquement disponible pour chacune et chacun. Il pensera aux poissons qui
deviennent agressifs les uns envers les autres dans un bocal trop petit.
L’option à la base du point de vue psychologique est qu’il y a un sens à considérer l’être
humain seul, face aux situations de sa vie. Or, une telle situation n’existe jamais à l’état pur :
chaque personne est née dans une famille et vit dans une société. Mais cette conceptualisa-
tion individualisante des situations humaines a permis une compréhension de bien des pro-
blèmes. Par ailleurs, la démarche sociologisante (celle qui minimise l’importance de
l’individu pour insister sur l’effet global) permet de comprendre une série de choses qui
échappent au regard psychologisant.
Ces deux démarches sont liées à deux lieux caractérisés : celui des dirigeants ou des privilé-

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giés, et celui des pauvres et des sous privilégiés. En effet, même si la psychologie est bien
consciente que la liberté « pure » n’existe pas, la mise en scène qu’elle fait des individus la
conduit à donner de l’importance à la personne qui maîtrise quelque peu sa vie. Tandis que la
personne plus immergée dans la masse sentira bien plus les conditionnements sociaux. C’est
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ainsi que, pour des personnes issues des classes sociales privilégiées, le regard sociologique
n’est pas toujours facile à acquérir. J’en ai moi-même vécu l’expérience : ce n’est que lente-
ment et par un effort conscient que j’ai acquis une capacité de comprendre le regard de ceux
qui dominent moins leur vie. Mon regard spontané voyait les gens comme des individus
gérant leur existence. Une approche psychologisante des personnes allait de soi pour moi.
Cela est d’ailleurs à mettre en relation avec la facilité avec laquelle les écoles élitistes se
développent. En fait, la plupart de leurs enseignants sont tellement pris par leur vision des
individus qu’ils ne voient pas facilement les mécanismes collectifs qui conditionnent leur
établissement. Pour eux, ils ne pensent qu’à suivre une logique dite « pédagogique » : en
réorientant les élèves. Pour d’autres, ils organisent ainsi — inconsciemment — une école
élitiste.
Les sciences économiques ont développé une série de paradigmes bien différents. Quelle
différence, par exemple, entre une vision d’économie marxiste et un cours d’économie
classique ! Entre des modèles qui se contentent d’analyser statistiquement des résultats et
ceux qui produisent des modèles qui font plus « sens » dans un établissement, la distance
peut se mesurer en termes de paradigmes. La tension entre les économistes pour savoir si le
terme « justice » a un sens dans leur discipline éclaire nettement la façon dont un paradigme
est structuré et peut influencer les pratiques..
Quant au droit, c’est un bel exemple d’une discipline qui est structurée par son objectif :
créer des concepts et des procédures pour arriver à débattre sur ce qui est « juste ». Episté-
mologiquement le droit est une discipline où le processus de création d’un monde est le plus
apparent. Ce sont clairement les juristes qui ont construit des notions (et par là des réalités)
comme le meurtre, l’homicide, la préméditation, etc.

F LE PARADIGME DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION


Pour terminer cette excursion dans le pays des paradigmes, abordons le cas des scien-
ces de l’éducation, qui est assez complexe mais qui concerne spécialement les futurs ensei-
gnants. C’est une discipline récente qui ne mérite sans doute ce nom de « disciplines » que
depuis peu. Avant, l’éducation n’était considérée que comme un art. Je me souviens
De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses 79

d’ailleurs encore de cette entrevue avec quelqu’un qui postulait un cours de didactique et
dont le discours se résumait à peu près à : « Je dirai aux étudiants de faire comme je fais. »
Cette attitude est typique d’une discipline en période pré-paradigmatique : cette personne
n’avait pas réalisé la « rupture épistémologique » (Bachelard, 1971) qui fait qu’on définit
son objet d’étude et qu’on peut en discuter en sachant de quoi on parle. D’ailleurs, pour
beaucoup de mes collègues de la Faculté des Sciences, les sciences de l’éducation se résu-
ment à du bon sens et à quelques trucs. Ils ne conçoivent pas que la façon dont on enseigne
et/ou on éduque peut être un objet d’étude spécifique.
Cherchant à quelles disciplines comparer les sciences de l’éducation, la géographie et la lit-
térature me viennent à l’esprit. Ce sont en effet des disciplines interdisciplinaires, c’est-à-
dire des démarches qui puisent leurs savoirs dans plusieurs autres disciplines, lesquelles res-

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tent visibles dans la nouvelle organisation des savoirs. Les sciences de l’éducation entendent
bien fonctionner au pluriel ; il s’agit DES sciences de l’éducation et elles ne peuvent être
cantonnées à rester un chapitre de la psychologie. Dans la pratique, cependant, il reste beau-
coup de l’ancienne dénomination : la psychopédagogie. C’est ainsi que, dans la pratique
courante, les sciences de l’éducation présupposent l’existence d’une personne qui enseigne
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en s’adressant à des individus. De ce fait, si les sciences cognitives — avec leur paradigme
psychobiologique — sont bien accueillies, la sociologie reste un peu « sur la touche ». Ce
qui est clair, c’est que les sciences de l’éducation n’ont pas encore la stabilité de la géogra-
phie ou des études de la littérature. Elles ne disposent pas encore d’une tradition qui les aide
à savoir quels savoirs disciplinaires doivent être mobilisés pour construire cette discipline.
On pourrait avancer que les sciences de l’éducation conjuguent au moins quatre approches et
utilisent quatre langages (sans que cette utilisation ne soit bien clarifiée).
Il y a d’abord la démarche psychopédagogique qui s’occupe des processus d’apprentissage.
Elle s’accompagne d’une attention à l’individu et à la relation. Dans ce sous-paradigme, le
rôle des enseignants et enseignantes consiste spécialement à utiliser diverses procédures 11
pour que les apprenants apprennent. En arrière-fond, il y a l’image de l’enseignant ou de
l’enseignante, dans sa classe, s’adressant à un ensemble d’élèves et, dans le meilleur des cas,
à un groupe d’élèves (c’est-à-dire à une collectivité d’individus). Une tension est fréquente
entre les individus et les groupes. Elle s’exprime parfois par deux slogans : « c’est toujours
l’individu qui apprend » et « c’est toujours en groupe et en société qu’on apprend ». Mais
l’idée d’un apprentissage de groupe, par le biais d’une culture partagée en collectivité, n’est
guère présente (Roth, 2002). L’image paradigmatique dominante de cette perspective psy-
chopédagogique est celle de l’enseignant ou de l’enseignante face à des élèves.
Un second langage considère la profession enseignante comme une institution qui poursuit
des objectifs, lesquels ne se limitent pas à l’apprentissage des élèves. Ce second langage est
sociologisant. Il parle de ce que l’institution scolaire fait et de ses objectifs. Il ne s’agit plus
uniquement de la formation d’individus mais aussi d’objectifs sociétaux comme l’épanouis-
sement des élèves, l’intégration des immigrés, la participation à une société démocratique,
une autonomie et une diminution des inégalités. Ce qui est en jeu ici, c’est l’éducation
comme projet sociopolitique. Il s’agit de comprendre ce que l’on veut réaliser dans la société
à travers les institutions éducatives. Ce versant des sciences de l’éducation devrait permettre

11. À proprement parler, il s’agit de procédures manipulatoires car un bon pédagogue est quelqu’un qui peut
manipuler son public de sorte qu’il apprenne. Il importe de pouvoir distinguer les manipulations éthiquement acc-
ceptables (selon une éthique particulière) de celles qu’on refuse pour des raisons éthiques.
80 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

aux étudiants qui y sont formés de participer aux débats politiques sur la formation des jeu-
nes (Mathy, 1997).
Le troisième langage est ancré sur la spécialité de la discipline. C’est celui de la didactique
et le langage disciplinaire auxquels les futurs enseignants et enseignantes doivent être con-
frontés. Son souci premier est d’examiner comment faire passer à un public de jeunes ce
qu’on a décidé de leur faire passer.
Enfin le quatrième langage est encore souvent négligé. Il s’agit de la ré-écriture de la bran-
che de savoir disciplinaire que l’on a appris à l’Université ou à l’École Normale pour que
cela ait du sens pour les étudiants et les étudiantes et que cela devienne simple et abordable
pour eux. Il s’agit de déterminer quels sont les savoirs — différents des savoirs savants —
que l’on va imposer aux élèves à travers d’un programme. Il s’agit d’accepter que ces savoirs

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sont originaux par rapport aux savoirs savants. Il importe de pouvoir verbaliser pour qui et
en vue de quoi on va les imposer…
Pour reprendre un vieux dicton, tout en l’élargissant, les sciences de l’éducation doivent être
au fait que pour apprendre le français ou la chimie aux élèves il ne suffit pas d’être un puits
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de sciences, il faut aussi connaître les jeunes à qui on s’adresse et pouvoir entrer en contact
avec eux en les aimant. Mais cela ne suffit pas encore : il faut encore être capable d’expli-
quer pourquoi, pour qui, et dans quelle perspective on estime important de transmettre, par
exemple, de la chimie aux élèves.
C’est en étant situées à peu près comme cela que les sciences de l’éducation pourront s’orga-
niser plus résolument encore comme projet de savoir. Il s’agit, dans les décennies qui vien-
nent, de structurer un savoir qui soit approprié pour l’avenir de nos régions, pour le contexte
qui est le nôtre, et pour les élèves à qui on prendra le risque de l’imposer. En attendant, nous
sommes partie prenante de la naissance d’une nouvelle discipline.

4 Disciplines et idéologies
Cette excursion au pays des paradigmes n’a pas couvert tout ce que les sciences de
l’éducation visent de plus en plus. D’autres disciplines scolaires, comme la religion, la phi-
losophie, ont aussi une forte et évidente dimension idéologique 12 qui mérite d’être analysée
(Ricœur, 1974 ; Mannheim, 1974). Cependant, on peut se demander quels sont les enseigne-
ments les plus critiques à cet égard : ceux des cours de religion, de philosophie et de morale
ou ceux de sciences et de mathématiques ? À première vue, et pour beaucoup d’étudiants et
d’étudiantes, la réponse est claire. À l’examen attentif, c’est moins évident. Pendant un
cours de religion ou de morale, en effet, les élèves sont sans cesse en alerte et refusent tout
endoctrinement. Ils se sentent en droit de refuser les conclusions de leur enseignant. Les
cours de religion ou de morale sont très souvent un lieu de débat libre et ouvert. Et les étu-
diants ne se privent pas de penser et de dire que, sur certains points, leurs enseignants sont
« à côté de la plaque »… À l’opposé les cours de sciences et de mathématiques sont souvent

12. On appelle « dimension idéologique » d’un discours ce qui, en lui, est plus lié à la mobilisation des gens, à la
promotion d’une manière de vivre et de voir le monde et à la légitimation des attitudes. Cet aspect du discours est
parfois patent (comme dans une exhortation) mais il est le plus souvent voilé comme l’indique le texte auquel ren-
voie cette note.
Disciplines et idéologies 81

enseignés sans trop de réflexion critique. Dans une classe de sciences, généralement, un
élève qui ne parvient pas à entrer dans la perspective enseignée ne mettra pas celle-ci en
question. Il se contentera de dire qu’il n’a pas compris tel passage du cours. Il ne se sent pas
en droit de mettre les résultats enseignés en doute (et cela, nonobstant toute la rhétorique qui
décrit les démarches scientifiques comme critiques et toujours expérimentales). Au fond,
face aux sciences enseignées, les élèves sont conditionnés à croire les vérités qu’on leur pro-
pose à croire (rappelons qu’une vieille expression du catéchisme présentait comme le devoir
de tout chrétien de croire les vérités que l’Église lui offrirait à croire). Finalement les élèves
estiment que, dans les cours scientifiques, il leur faut surtout comprendre et accepter les
résultats scientifiques (et accepter avec eux, souvent non consciemment, toute une vision du
monde). Bref, on enseigne souvent encore aujourd’hui les sciences comme on inculquait la
religion, il y a quatre siècles (Latour, 2002).

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Aux disciplines scolaires, liées à l’enseignement, correspondent les disciplines savantes
ancrées sur la recherche (Joshua & Dupin, 1993). Nous ne nous attarderons pas sur leurs dif-
férences et similitudes. Notons simplement que les didacticiens ont pris conscience, il y a
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quelques décennies, que les savoirs proposés par la recherche ne sont pas les mêmes que
ceux proposés par l’enseignement. Pas plus que les savoirs utilisés par les gens du terrain
comme les paysans, les marins et les ouvriers (Prigogine & Stengers, 1971). La physique
d’un chercheur ou d’une chercheuse est régie par d’autres intérêts et principes d’organisa-
tion que la physique de l’enseignement secondaire. On utilise, pour désigner le passage de la
discipline savante à la discipline scolaire, le terme de « transposition didactique ». Mais
l’épistémologie contemporaine ne se représente pas l’une comme une adaptation et simplifi-
cation de l’autre 13. Finalement, le monde du cours de physique du secondaire, des cher-
cheurs et des chercheuses, et celui des gens de terrain ne sont pas équivalents. Chacun a son
usage et sa performance propre. C’est pourquoi, créer une représentation du monde pour des
physiciens, pour des zoologistes et pour divers acteurs sociaux, c’est plus que faire, comme
on le dit parfois, une vulgarisation. Lorsque c’est bien fait, cela devient un partage de savoir
qui devient partage de pouvoir (Roqueplo, 1973).

Il peut être utile de conclure ici en signalant que la majorité des professionnels et profession-
nelles de l’enseignement ou de la recherche, font, en gros, partie des classes moyennes supé-
rieures (Gorz, 1974). Ce sont des groupes sociaux possédant relativement peu de pouvoir
dans la société, bien qu’ils s’identifient assez facilement aux valeurs et idéologies des classes
dirigeantes. On les appelle parfois « groupes subdominants ». Ils aiment critiquer les classes
dirigeantes mais, le plus souvent, évitent une attitude trop critique face à une société qui ne
les traite pas si mal que cela. C’est ainsi qu’ils acceptent assez facilement de recevoir une
formation dans la technicité de leur discipline, sans avoir de formation historique, épistémo-
logique et critique qui pourrait leur permettre de devenir des actrices et des acteurs politi-

13. Cette réflexion épistémologique a des implications concrètes. Si l’on croit que le vrai « modèle », c’est le
modèle qui a triomphé dans l’histoire des sciences, on donnera beaucoup d’importance à l’enseignement et à l’utili-
sation de modèles « scientifiquement corrects ». Par contre, si on donne plus d’importance à l’invention de repré-
sentations adéquates pour et par les élèves, on insistera sur l’usage et l’intérêt des modèles développés, même si, à
un moment donné, ils ne reflètent pas tout ce que développent les professionnels de la recherche. Lorsqu’on insiste
sur l’invention des disciplines scolaires et la construction des modèles, on tend à se diriger plus vers une pédagogie
des compétences et sur le sujet connaissant. Tandis que si l’accent est mis sur les résultats corrects, on insistera sur
les résultats et l’objectivité des sciences. D’un côté, l’être humain est plutôt mis au service d’une démarche ; de
l’autre, c’est le contraire.
82 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

ques engagés. Ce n’est pas par pur hasard que les scientifiques et les enseignants sont plus
souvent qu’à leur tour des analphabètes politiques. Cela arrange beaucoup de monde d’avoir,
dans la société, une telle classe d’intellectuels finalement peu critiques. Dans le temps, tout
prince veillait à avoir ses théologiens pour légitimer ses politiques ; aujourd’hui, tout gou-
vernement a ses experts et ses expertes scientifiques.

En plus de leur situation de groupes subdominants, les communautés scientifiques se trou-


vent traditionnellement les alliés parmi des groupes sociaux spécifiques. Ainsi est-il difficile
de considérer le développement des sciences en Occident sans reconnaître qu’elles sont tra-
ditionnellement liées aux complexes militaro-industriels. Plus généralement, il importe, pour
comprendre ce que voit chaque discipline, de considérer sa condition sociale. Par exemple,
comme nous l’avons déjà évoqué, on ne peut comprendre certaines structures des sciences

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médicales sans tenir compte de ce que la médecine est rétribuée à l’acte. On ne comprend
certaines dimensions d’une discipline qu’en considérant son environnement social, culturel
et économique.
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5 Les avantages et inconvénients


des approches disciplinaires
Les disciplines présentent des avantages et des inconvénients. Leur avantage majeur
provient de ce qu’elles véhiculent — à travers leur paradigme — des manières intéressantes
de considérer le monde. Si leur approche singulière a été acceptée, c’est parce que celle-ci a
paru, à l’épreuve, assez adéquate — au moins pour un type de problèmes. Personne, ayant la
tête sur les épaules, ne contestera que la physique, la biologie, la médecine, la psychologie,
la linguistique, etc., sont des angles d’approche qui permettent d’éclairer et d’orienter notre
vision du monde, et que ces approches permettent des débats féconds. Bien téméraires
seraient ceux ou celles qui prétendraient s’en passer et inventer de toutes pièces de nouvelles
manières de voir. Voilà pourquoi il a paru tout à fait naturel de les enseigner. Et on le fait
bien souvent sans se demander quels objectifs sociaux sont servis par cet enseignement.

Aussi intéressante que puisse être une manière de considérer le monde, il reste qu’elle est
particulière : on aurait pu et on pourrait le regarder autrement. Il y a toujours un risque à
adopter un point de vue : celui de choisir une perspective plutôt qu’une autre. Toute standar-
disation du regard a un coût, et notamment celui de s’arrêter à une façon particulière de voir
le monde, au risque d’en négliger d’autres, intéressantes elles aussi. On ne le sait que trop
bien à propos, par exemple, de la médecine scientifique : son paradigme a longtemps été
dominé par une réduction de tout problème de santé à sa composante physiologique, en éli-
minant les questions relevant, par exemple, du psychosomatique, du psychologique ou du
social (pour ne pas parler de la dimension économique de la santé qui est revenue sur le tapis
avec la question des médicaments pouvant soigner le SIDA).

De même, si le regard de l’économiste est d’une pertinence évidente pour les problèmes de
développement, il peut conduire à occulter leurs composantes culturelles ou sociales. Et l’on
pourrait continuer pour toutes les disciplines : la perspective choisie est toujours partielle
et souvent socialement partiale.
Les approches interdisciplinaires 83

Toute construction de connaissances est une opération risquée car elle implique
qu’on choisisse les éléments dont on va tenir compte. N’en déplaise à ceux et cel-
les qui voudraient voir dans la production de connaissances un processus neutre,
impersonnel, guidé par une procédure tout à fait stable et purement logique.

Les limites des disciplines proviennent de la particularité du point de vue qu’elles adoptent.
Les disciplines scientifiques ne constituent pas une approche sans biais 14. Quelle que soit
leur valeur, elles n’ont pas un point de vue absolu 15. Leur force, par contre, provient de ce
que les choix qui ont été standardisés par les approches scientifiques se sont révélés très
puissants (Callon, 1989), autant pour l’efficacité des oppressions que des libérations. C’est

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ce qui a conduit à la décision politique d’imposer l’enseignement de ces disciplines aux jeu-
nes. Il s’agit bien d’une décision politique puisque l’on prend le risque d’imposer aux jeunes
de se familiariser avec une approche précise.

Ce qui précède conduit à penser que si l’on enseigne les disciplines scientifiques, ce n’est
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pas parce qu’elles véhiculeraient la seule vérité possible sur le monde 16, mais parce que
leurs approches ont été si bien testées et standardisées que cela vaut la peine de les faire
apprendre aux jeunes. Il est possible que, pour un gamin de Chamonix, son modèle de la
neige soit aussi et probablement plus efficace que le modèle des états de la matière des phy-
siciens. Ce qui justifie l’imposition de l’étude du modèle des physiciens, c’est sa standardi-
sation. L’enseignement des disciplines consiste donc à transmettre des manières spécifiques
d’examiner et de résoudre une famille de questions qui, pour de bonnes et de moins bonnes
raisons, font partie d’un patrimoine standard.

6 Les approches interdisciplinaires


Nos ancêtres nous ont donc légué, en plus de nos façons spontanées de regarder le
monde, ces regards standards puissants que sont les disciplines scientifiques. Le regard que
porte, par exemple, la physique sur le monde est pertinent et solide. Mais il existe peu de
situations concrètes qui puissent être analysées adéquatement par une seule discipline. Que
ce soit la drogue dans une école, l’isolation thermique d’une maison, le maniement d’un four
à micro-ondes, la façon de s’alimenter, l’achat d’une voiture, l’épidémie du SIDA, l’examen
de l’origine de l’univers, la douleur humaine, etc., aucune de ces situations concrètes ne peut
être éclairée adéquatement par une seule discipline. Pour s’en donner une représentation on

14. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des sociologues des sciences estiment qu’il est impossible de séparer
sciences et idéologies : les disciplines véhiculent toujours un biais.
15. Cette affirmation va à l’encontre de la position de ceux et celles qui estiment qu’il est possible d’avoir sur le
monde un regard totalement objectif et une observation absolument impartiale.
16. Par exemple, si la modélisation des états de l’eau en « liquide, solide, gazeux » est vraiment intéressante, la
modélisation de la neige — bien plus complexe — faite par un moniteur de ski est sans doute un point de vue plus
pertinent pour les enfants de Chamonix. Il importe de percevoir qu’il est possible de se donner plusieurs représenta-
tions pertinentes d’une même situation. Pour s’en convaincre, on peut se référer à la cartographie : il n’y a pas
qu’une manière correcte de faire une carte d’un terrain. Il y en a une infinité mais, dans la pratique, nous en utilisons
quelques-unes, bien standardisées.
84 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

parle parfois d’un îlot de savoirs (ou de rationalité) 17. Il faut s’en construire un modèle qui
ne correspondra à aucune approche mono-disciplinaire (Maingain, Dufour, Fourez, 2002 ;
Vinck, 2000 ; Lenoir & Sauvé, 1998). Ainsi, si je veux acquérir une voiture, je me représen-
terai cette situation en utilisant une approche globale, c’est-à-dire une approche intéressée à
la situation dans sa globalité. La plupart du temps ce sera une approche a-disciplinaire : elle
n’utilise pas les savoirs disciplinaires. Si, au contraire, nous utilisions les savoirs disciplinai-
res pour construire cette représentation, nous pourrions parler d’interdisciplinarité. La cons-
truction interdisciplinaire d’une représentation adéquate d’une situation devra s’aider de ce
que les disciplines peuvent apporter. L’interdisciplinarité ne repose donc pas sur un mépris
des disciplines mais, au contraire, sur une façon de les utiliser avec art pour construire et tes-
ter des représentations adéquates liées au contexte où l’on est et au projet que l’on a. Ces
représentations — qui comportent toujours une dimension politique et risquée (Stengers &

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Ralet, 1991) — nous permettent d’éclairer nos situations existentielles concrètes et rendent
possible une certaine rationalité dans nos débats (on pourrait dire qu’un débat est rationnel
s’il existe une représentation commune de la situation concernée et qu’en conséquence, le
débat ne se réduit pas à un dialogue de sourds).
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En d’autres mots, si nous nous limitons aux savoirs disciplinaires, nous disposerons certes
d’un patrimoine culturel tout à fait valable mais il risque de ne guère correspondre au carac-
tère spécifique des situations étudiées. Aussi, l’intérêt d’enseigner et d’apprendre ces savoirs
standardisés que sont les disciplines scientifiques réside-t-il justement en ce qu’ils rendent
possible une approche interdisciplinaire. Celle-ci vise à la construction d’autres savoirs, plus
adaptés aux situations concrètes (que ces dernières soient pratiques, comme la lutte contre
une épidémie, ou culturelles, comme la compréhension de l’origine de l’univers ou de celle
de la douleur). Une pratique interdisciplinaire consiste à convoquer — avec méthode — de
multiples disciplines et spécialités pour éclairer une situation singulière. Par exemple, s’il
s’agit de se donner une représentation de la place de la drogue dans une école, il faudra en
appeler à la médecine, à la psychologie, au droit, à la sociologie, à l’économie et sans doute
à quelques autres disciplines ou sous-disciplines, ainsi qu’à l’un ou l’autre de ces spécialis-
tes sans diplôme que sont des usagers et usagères de la drogue. En utilisant les disciplines
pour construire des représentations, l’interdisciplinarité valorise l’apport spécifique de cha-
que discipline (ce qui ne correspond pas à l’accusation fréquente selon laquelle les discipli-
nes sont diluées lors d’une approche interdisciplinaire).

À travers l’Histoire, notre culture a produit les disciplines scientifiques et leurs paradigmes.
Ce sont des manières standards de construire des représentations de notre monde. Elles
répondent à une problématique particulière d’une époque, à des projets spécifiques et à une
situation sociale singulière 18. Elles constituent un patrimoine culturel normalisé contribuant
à la construction de représentations adéquates d’autres situations, dans d’autres contextes et
en lien avec d’autres projets. Par ailleurs, les savoirs et les méthodes disciplinaires consti-
tuent, en eux-mêmes, un monument à la créativité humaine : celle-ci est parvenue à inventer
et à tester ces représentations du monde. Mais les disciplines n’ont du sens aujourd’hui que
par des pratiques interdisciplinaires qui convoquent diverses perspectives disciplinaires afin

17. Cf. G. FOUREZ, « Qu’entendre par “îlot de rationalité” et par “îlot interdisciplinaire de rationalité” », in Aster,
n° 25, pp. 217-225, Paris, 1997. Voir aussi LAROCHELLE M. et DESAUTELS J. : « L’îlot de rationalité, de quoi s’agit-
il ? » in Courrier du Cethes, Namur, février 2002, pp. 2-12.
18. Ce qui ne veut pas dire que leurs résultats soient réductibles à la particularité de ces origines.
Les approches interdisciplinaires 85

de construire des représentations adéquates de notre monde. Reste à le faire avec méthode et
à enseigner aux jeunes à le faire, mais cela est une autre histoire 19.

R E T E N I R S U R T O U T
Il y a des disciplines scientifiques et des disciplines professionnelles. On peut
parler de disciplines chaque fois qu’on a une communauté distincte, une
manière d’agir et de voir le monde, se reconnaissant elle-même et reconnue

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par la société. Ces disciplines se construisent en fonction d’intérêts divers.
Une comparaison entre la discipline de la cordonnerie et celle de la physi-
que permet de mieux comprendre ce qu’est une discipline scientifique.
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Chaque discipline scientifique et/ou scolaire a ses caractéristiques qui peu-


vent être analysées et qui, souvent, sont le résultat de la situation économico-
sociale qui a fait naître cette discipline. Les étudiants d’une discipline
devraient être capables d’en analyser certaines structures.
Les approches disciplinaires ont un grand avantage : celui de simplifier
des problèmes complexes. Mais elles ont un grand inconvénient : celui de
biaiser des problèmes complexes en les simplifiant.
L’interdisciplinarité n’est pas la négation des disciplines mais une méthode
qui les utilise pour éclairer des situations précises (pour lesquelles l’éclairage
d’une seule discipline est généralement trop court). La transdisciplinarité
peut être vue comme l’importation de méthodes, concepts ou modèles d’une
discipline vers une autre.

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Prendre un article sur un sujet nécessitant une approche interdisciplinaire (par
exemple : la douleur, la reproduction humaine, l’implantation d’une usine polluante,
etc.) et analyser la manière dont cet article utilise ou non une approche interdiscipli-
naire 20.
Étant donné la façon dont le monde de la cordonnerie s’est développé, faites une
comparaison avec le développement du monde de l’informatique ou de la chimie.
Comparer les mondes d’un cordonnier, d’un chimiste et d’un informaticien.
Prendre une discipline professionnelle (kinésiste, institueur ou menuisier, par exem-
ple) et examiner les objets qu’elle construit, le vocabulaire et les pratiques qu’elle
standardise.

19. À propos d’une méthodologie de l’interdisciplinarité, voir, par exemple, G. FOUREZ, « Se représenter et mettre
en œuvre l’interdisciplinarité à l’école », in Revue des sciences de l’éducation, Vol. XXIV, n° 1, 1998, pp. 31-50. ;
et G. FOUREZ, et al., Alphabétisation scientifique et technique. Essai sur les finalités de l’enseignement des scien-
ces, Bruxelles, De Boeck Université, 1994, 219 p., Chapitre V : « Un modèle pour un travail interdisciplinaire ».
20. On peut comparer l’approche mise en œuvre avec celle de MAGAIN, DUFOUR & FOUREZ (2002).
86 Chapitre 4 — Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel

Prendre une situation (location d’un studio, par exemple) et voir ce que peuvent
apporter plusieurs disciplines pour la comprendre).
Comment diverses disciplines abordent-elles la question de l’érosion en Haïti ? Est-
ce un phénomène géographique, géologique, économique, politique ? Esquisser la
diversité des analyses du phénomène selon la perspective faite. Que penser de ceux et
celles qui disent : « C’est d’abord un phénomène à étudier du point de vue technique,
avant d’en envisager l’aspect politique. » ?
Prendre une profession (instituteur, par exemple) et décrire le monde qu’elle engen-
dre (le monde de l’instituteur, par exemple !) et les objets qui font sens dans ce monde
(par exemple, un chahut !).
Prendre la notion de système et examiner sa définition dans plusieurs disciplines.

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Mettre en évidence les analogies mobilisées et les différences.
Mettre en évidence des différences significatives de paradigme entre la psychologie,
la sociologie et les sciences de l’éducation.
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C H A P I T R E

5
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Une multiplicité
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de pratiques scientifiques…

1 Comment les disciplines naissent, vivent et meurent


2 Sciences fondamentales et sciences appliquées
3 Sciences disciplinaires, îlots de savoirs, action et clôture de la production de
savoir
4 Ilot de savoirs, interdisciplinarité et laboratoires
5 La transférabilité et la transversalité
6 La transversalité de la notion de « science »
7 Sciences et technologies
88 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

Dans les chapitres qui précèdent, nous avons analysé les pratiques scientifiques
comme une production de représentations adéquates à un projet. Celles-ci sont inventées,
débattues, négociées, testées, standardisées et mises au point par une communauté scientifi-
que. Elles doivent alors pouvoir servir dans des discussions relatives à des prises de
décisions.
Dans ce chapitre ainsi que dans le suivant, nous examinons quelques notions supplé-
mentaires choisies parce que leur compréhension peut influencer l’enseignement. En effet,
nous nous référons sans cesse à ces notions, mais nous n’avons pas toujours eu l’occasion
d’approfondir leurs structures et leurs usages.

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1 Comment les disciplines naissent, vivent et meurent
Dans les années 1960, l’apparition de programmes d’études en informatique dans les
universités consacra la naissance d’une discipline. Les personnes qui travaillaient sur des
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ordinateurs venaient de divers horizons, de la linguistique à la gestion de stocks, en passant


par le calcul numérique et l’électronique. Mais ces gens ne se percevaient pas encore comme
informaticiens et informaticiennes. Peu à peu cependant commença à se former une commu-
nauté professionnelle d’usagers et d’usagères des ordinateurs (ce que nous appelons
« informatique » se nomme en anglais « computer science »). Tout cela ne s’est pas fait dans
le vide : l’influence de l’industrie, notamment de la grande firme IBM qui impose ses stan-
dards et élimine des concurrents, est très marquante, de même que celle des militaires (qui
plus tard lanceront le WEB) et celle de grands programmes comme la course à la lune. Au
début, la demande extérieure de services informatiques est primordiale mais, peu à peu, la
manière de faire de l’informatique se standardise (Roqueplo, Thuillier, 1976). Les problè-
mes concrets des commanditaires cèdent peu à peu la place aux « problèmes
d’informatique ». Cette époque de démarrage est parfois appelée « période pré-
paradigmatique » (le paradigme, en effet, est en passe de standardisation mais reste encore
mal défini).
Les notions de base utilisées par les informaticiens et informaticiennes (qu’on peut mainte-
nant appeler ainsi) se détachent alors de la pratique pour désigner des problèmes définis à
l’intérieur même de l’informatique. Par exemple, un stock était encore, dans les années
soixante, un amas de produits déposés dans un hangar (même si on pouvait utiliser un ordi-
nateur pour les gérer). Mais bientôt la notion de stock devient un concept de base de la
recherche opérationnelle : on parle moins d’ensembles d’objets concrets mais d’éléments
d’un modèle scientifique. On les étudie en théorie pour, ensuite, appliquer les résultats théo-
riques à diverses situations. L’informatique, comme discipline, naît ainsi et son paradigme
est de plus en plus établi et standardisé. On sait désormais ce qu’est de la bonne et de la mau-
vaise informatique. Les universités lancent des programmes de formation. Des chercheurs et
des chercheuses reçoivent des fonds, non plus seulement pour résoudre des problème précis
qui se posent sur le terrain, mais « pour faire de l’informatique ». On parle de recherche
pure, ou fondamentale, pour désigner ces recherches sur les conditions théoriques de l’infor-
matique. Le paradigme de l’informatique, ou encore le regard informatique, est né.
On peut voir de la même façon les autres disciplines comme possédant leur propre histoire :
elles naissent, vivent et parfois meurent sous des conditionnements externes. souvent liés
aux pouvoirs politiques, aux industries ou aux militaires (songeons, par exemple, au lien
Sciences fondamentales et sciences appliquées 89

entre l’étude des trajectoires d’obus et la naissance de la mécanique, entre les progrès de
l’horlogerie et de l’astronomie d’une part et les conquêtes de colonies d’autre part, ou entre
la naissance de la génétique de Mendel et les questions agricoles de la Moravie, entre les
techniques radar et la guerre aérienne).
Lorsque, dans la fin des années 1960, se sont déroulées, aux Facultés Universitaires de
Namur, des réunions en vue de la création de l’Institut d’Informatique, je ne me doutais
pas que j’assistais à un épisode de la naissance de la discipline informatique. Épisode qui
se répétait en bien d’autres lieux sous la pression de forces économiques, sociales, politi-
ques, culturelles. En ce temps-là, il n’y avait pas d’informaticiens de métier, mais des lin-
guistes, des mathématiciens, des physiciens, des médecins, etc., qui travaillaient avec des
ordinateurs. (G.F.)

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Dans l’histoire des disciplines, il peut arriver que, à un moment, on ne pratique plus guère de
recherche dans un champ spécifique et qu’on se contente d’en appliquer les résultats. C’est,
en gros, le cas de la trigonométrie, ainsi que celui de la chimie analytique. À moins d’une
renaissance — qu’on appelle une « révolution scientifique » — cette discipline postpara-
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digmatique se sclérose.

2 Sciences fondamentales et sciences appliquées


Nous avons considéré les cartes comme des représentations d’un territoire 1, construi-
tes pour seconder un projet humain. Le savoir a été considéré comme lié à une intention.
Nous avons vu que les cartes variaient selon ce qu’elles visaient. Dans la même perspective,
comme les savoirs sont destinés à éclairer nos possibilités et notre histoire, ils ne sont jamais
complètement désintéressés, ni totalement désengagés. Pourtant, dans la compréhension
spontanée de notre culture, les termes « sciences fondamentales » et « sciences pures » évo-
quent une connaissance désintéressée. Qu’en est-il ? Qu’est-ce qui se dit de ces pratiques ?
Que prendre dans cette multiplicité de rapports, de récits et de théories (et donc de défini-
tions) qui « racontent » ce qu’est une recherche fondamentale ? C’est en étant stimulés par
ces questions que, dans cette section, nous examinons comment diverses disciplines envisa-
gent cette distinction. Nous verrons que si l’on peut considérer la distinction
« fondamental » et « appliqué » comme une notion transversale, l’air de famille qui justifie
qu’on parle de transversalité ne signifie pas l’absence de différence selon les disciplines.
Puisqu’on le serine sans cesse, n’y a-t-il rien de plus évident que les technologies sont des
sciences (Bijker, 1992, 1993 ; Mac Donalds, Collingridge & Braun, 1975) ? Et que les
sciences pures sont désintéressées ? Et que les sciences pures sont le lieu où les concepts
les plus fins sont élaborés ? Et que les sciences fondamentales visent avant tout le progrès
des connaissances, tandis que les sciences appliquées visent l’action et le progrès
technique ? Et que les sciences développent la culture et la recherche de la vérité, alors
que les sciences appliquées ou les technologies se limitent à l’invention de trucs ? Mais
après tout, qu’y a-t-il de vrai ou de plausible dans ces affirmations ? Ne sont-elles pas que
des préjugés ?

1. Rappelons que le mot territoire, dans le sens utilisé, ne désigne pas des objets, mais cette globalité que notre
connaissance organisera en objets.
90 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

Quand on considère l’organisation des disciplines et des savoirs, la division entre deux
grands courants est évidente au XIXe siècle (Serres, 1989 ; Bensaude-Vincent & Stengers,
1993). Il y a d’un côté la physique, la chime, la biologie qui forment clairement un groupe de
sciences qu’on dit fondamentales. Les chercheurs et chercheuses de ces disciplines regar-
dent de loin, et parfois de haut, les scientifiques des sciences à projets : les médecins, les
architectes, les militaires, les ingénieurs. Près des premiers, on situe aussi les philosophes,
les mathématiciennes et mathématiciens « purs », les poètes et d’autres plutôt contempla-
tifs… Tandis que, près des seconds, on parle de la rhétorique, de l’étude des langues moder-
nes, des sciences humaines considérées pour la circonstance comme « utilitaristes ». Quant à
la population d’aujourd’hui, une bonne partie se sent étrangère à ces controverses : il y a
bien longtemps qu’elle appelle « sciences » des activités que les scientifiques purs désignent
plutôt comme technologiques, telles que la conquête de l’espace, la médecine, l’informati-

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que, etc.

Ces deux courants de la pensée scientifique occupent ce qu’on pourrait appeler des « niches
écologiques » distinctes. Les sciences fondamentales organisées en disciplines se
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développent surtout dans les facultés de sciences et de lettres ainsi que dans l’enseignement
secondaire général. Les disciplines appliquées ou à projets se trouvent spécialement dans les
facultés de médecine et d’ingénieurs et dans l’enseignement secondaire technique. L’ensei-
gnement primaire ainsi que ses enseignants et enseignantes visent traditionnellement une
formation destinée à aider l’enfant à découvrir et parfois à comprendre le monde dans sa
globalité : ils ne veulent pas se limiter à l’enseignement des résultats des disciplines fonda-
mentales. Toutefois, dans les dernières décennies, on a constaté une tendance à structurer cet
enseignement autour des disciplines fondamentales. Tout semble se passer comme si cer-
tains désiraient que l’enseignement primaire ait une perspective moins globale et plus disci-
plinaire. Il est possible que ce sera là un des enjeux de la politique d’éducation pour les
années qui viennent : mettra-t-on l’accent sur les disciplines ou sur le « sujet » qui les a fon-
dées en posant des questions ? Les disciplines apparaîtront-elles au service de la construc-
tion de savoirs développés face aux situations concrètes ou seront-elles une fin en elles-
mêmes ?

À première vue, la distinction entre les sciences fondamentales et les sciences à projets
paraît évidente. Cette distinction prend cependant une tonalité différente chaque fois qu’on
l’envisage à partir d’une discipline précise et de son paradigme, d’une profession, d’une pra-
tique spécifique ou d’un lieu social. Selon chaque perspective, la description des sciences
fondamentales et des sciences à projets varie.

Pour un ou une gestionnaire, par exemple, les sciences fondamentales se caractérisent par
une visée à long terme plutôt que par des résultats instantanés. Elles sont le produit d’une
stratégie qui refuse de se laisser enfermer dans des objectifs immédiats. Ainsi, la gestion
d’une entreprise peut, par exemple, trouver adéquat de permettre à une équipe d’étudier
l’élasticité des matériaux dans l’espoir que, à terme, on comprendra mieux le comportement
des ailes d’avion. Le gestionnaire parlera alors de recherche fondamentale. Celle-ci est trou-
vée intéressante dans la mesure où elle donne des savoirs qui, à long terme, seront utiles. Il
en va de même dans les domaines littéraires, quand le gestionnaire insiste pour qu’on per-
mette — et donc subsidie — des recherches qui ne soient pas paralysées par l’exigence de
résultats immédiats.
Sciences fondamentales et sciences appliquées 91

Des psychologues feront remarquer que, dans le cas de certaines recherches, ce qui est visé,
c’est plus la joie de connaître que les applications ou le bien que la grande société pourra en
tirer. Cette idéologie souligne le caractère désintéressé de ces recherches. Elle parle d’appro-
ches fondamentales quand des investigations sont pratiquées par des gens qui ne sont pas
intéressés à leurs effets sur la société. Dans cette perspective, des scientifiques travailleraient
simplement pour augmenter les savoirs en se désintéressant des conséquences de leurs
recherches. Mais si certaines recherches sont faites par des individus principalement motivés
par le « progrès » des sciences et ne poursuivant guère d’intérêt personnel, elles peuvent
favoriser des intérêts économiques, politique ou culturels. C’est un leurre de croire que parce
qu’on fait des sciences « just for the fun of it », on est dispensé de se situer par rapport aux
intérêts sociaux, industriels, culturels et militaires qui habitent des recherches apparemment
tout à fait innocentes. Sans nier l’existence de chercheurs individuellement désintéressés, la

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recherche est aussi un phénomène collectif de société.

S’il existe des scientifiques peu préoccupés des conséquences de leur recherche, cela ne veut
pas dire que le processus collectif de leur travail soit désintéressé et éthiquement neutre.
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Ainsi une mathématicienne peut-elle se sentir désintéressée et s’amuser dans une recherche
qui, ultimement, sert à la production de codes militaires. Ou un psychologue peut ne pas
penser que les « recherches fondamentales » qu’il pratique aboutissent finalement à la cons-
truction d’une culture de conditionnement des populations par les mass-médias et la publi-
cité.

Un économiste libéral aura tendance à distinguer les recherches rentables à court, moyen et
long terme, dans une société de marché. Cette distinction fut utilisée par l’administration
Reagan comme critère de subsidiation de recherches par l’État. Par respect pour les princi-
pes de l’économie libérale, cette administration ne voulait subsidier que des recherches dont
on pouvait croire qu’elles ne généreraient aucun profit dans le court ou moyen terme. Un
économiste travaillant à partir d’un paradigme marxien aura évidemment une autre descrip-
tion de cette distinction.
Je commence à comprendre que la science n’est pas une pratique désintéressée et pure,
qui permettrait de connaître les mécanismes fondamentaux de fonctionnement de tout ce
qui existe : « la science est partisane ». (R.U.)

Pour les scientifiques des « facultés des sciences », la distinction entre les sciences fonda-
mentales et les autres a, dans la pratique, des conséquences importantes, peut-être plus nettes
que dans d’autres champs du savoir. Quand on travaille en sciences appliquées ou en techno-
logies, il est admis qu’on est obligé de montrer que les modèles scientifiques que l’on pro-
duit ont réellement un effet sur la société. C’est le sens du terme « sciences appliquées » et
c’est implicite pour les technologies. Du coup, les non-spécialistes peuvent juger, au moins
en partie, des effets et donc de la pertinence des recherches. Par exemple, si une équipe fait
de la recherche appliquée dans une firme d’aviation et qu’aucun résultat n’apparaît, la direc-
tion en tirera des conséquences. Mais, dans la mesure où l’on s’applique le label de
« sciences fondamentales », seuls les collègues spécialistes dans la même discipline sont
habilités à donner un avis pertinent. Donc, obtenir un contrat de recherche fondamentale
c’est recevoir un label qui a comme particularité de permettre d’échapper au contrôle de la
« grande » société, pour n’avoir à répondre qu’à des collègues. Ce qui dévoile un fonction-
nement idéologique important de cette distinction (Staudenmayer, 1984).
92 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

Des épistémologues auront tendance à appeler fondamentale une recherche dont les ques-
tions sont exprimées dans les concepts et les présupposés d’une discipline et non en fonction
d’actions à réaliser. Ainsi, l’étude de la diffusion de particules élémentaires ou celle de la
population de Haïti avant la colonisation seraient des recherches fondamentales (les problè-
mes sont posés respectivement en termes empruntés à la physique et en termes empruntés à
la démographie) tandis que la question des trajectoires des satellites autour de la lune serait
un problème technologique. Ou encore : l’étude du comportement de telle bactérie face à tel
antibiotique serait fondamentale tandis que l’étude de l’effet de cet antibiotique dans le cas
de telle maladie serait appliquée. Les concepts de base d’une science fondamentale seraient
liés au paradigme de la discipline : pour la physique, ce serait des points, des forces, des
vitesses, des accélérations, des équilibres, etc. Tandis que les concepts de base d’un savoir
technologique seraient du genre : capsule spatiale, combustible, prix de revient, etc. De

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même, si l’on considère la chimie et la cuisson, le point de vue de la chimie ne s’exprime
que rarement via le vocabulaire d’un cuisinier.
Les sociologues auront tendance à considérer comme sciences fondamentales des approches
fortement standardisées et liées à une communauté scientifique reconnue dans la société, au
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point d’être l’objet d’un enseignement. Cet enseignement gomme les projets qui étaient à
l’origine de la discipline : on enseigne la biologie comme un ensemble organisé de savoirs
en la séparant de son histoire. Au contraire, les sciences « à projets » comme l’ingénierie, la
médecine, l’architecture, etc., gardent en perspective des situations concrètes qu’on veut
représenter à des destinataires précis.
D’un point de vue politico-idéologique, les sciences fondamentales et les développements
technologiques ont, entre eux, une attitude de légitimation réciproque. Les
« fondamentaux » estiment que leurs modèles théoriques sont légitimés par les succès dans
les domaines technologiques. Les « appliqués », de leur côté, prétendent produire des
savoirs fort intéressants car cette production intellectuelle s’appuie sur des connaissances
solidement articulées et éprouvées par les sciences fondamentales. Ils pensent d’ailleurs fré-
quemment que les résultats sont tels qu’ils promettent un monde meilleur dans un proche
avenir. Ils estiment que les résultats des recherches et le bien-être apporté par les sciences
sont suffisants pour leur donner de la valeur. Par ailleurs, les scientifiques fondamentaux se
targuent encore parfois d’apporter la vérité ultime aux populations.
Une réflexion éthique a aussi sa place ici. En effet, une opinion courante considère que le
savoir scientifique est éthiquement neutre, tandis que la pratique technologique et les scien-
ces appliquées, elles, poseraient des questions éthiques. Ainsi, disent encore beaucoup, si
connaître est toujours positif, ce qu’on fait avec les connaissances conduit par contre à se
poser des questions éthiques. Par exemple, dira-t-on, connaître la physique nucléaire est fon-
cièrement bon mais, si l’on s’en sert pour massacrer des gens avec des bombes atomiques,
c’est une autre histoire. Et donc, la division entre sciences fondamentales et appliquées serait
à lier avec le fait que les premières, contrairement aux secondes, ne poseraient pas de ques-
tions éthiques. À quoi d’aucuns répondent que décider de se représenter le monde de telle ou
telle façon, cela engage notre avenir et donc exige aussi une réflexion éthique. Dans la
mesure aussi où toute représentation renvoie à un potentiel d’action, prétendre séparer con-
naissance et action est, en partie au moins, artificiel. Les questions éthiques sont là, même si
l’on n’en est pas conscient. Par exemple, à partir du moment où la dynamique du clonage
s’est installée, c’est peut-être une vue de l’esprit que de croire qu’elle pourrait s’arrêter. La
construction d’une coupure nette entre savoirs et engagements est ainsi remise en question.
Sciences fondamentales et sciences appliquées 93

Finalement le recours à cette distinction ne serait-il pas en partie une manière d’exclure toute
l’activité scientifique du débat éthique ? Pourtant, en amont comme en aval d’un savoir, des
choix éthiques sont effectués 2.
En somme, suivant le point de vue, la distinction entre sciences fondamentales et sciences à
projets prend des colorations diverses. Chacun des points de vue évoqués engendre une
« carte » du « territoire » dans lequel on évolue. La difficulté d’obtenir une définition univo-
que de cette distinction ne doit pourtant pas faire oublier l’importance qu’a prise dans notre
civilisation la distinction entre comprendre et agir. « Comprendre », c’est se donner une
représentation adéquate d’une situation ; agir, ce peut être tout autre chose… Mais la
compréhension rend possibles certaines actions.
Quel lien, alors, mettre entre les productions scientifiques et la production technologique ?

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Souvent les scientifiques estiment que les sciences apportent les connaissances fondamenta-
les qui rendent les techniques possibles ; les technologies ne seraient « que » des applica-
tions des sciences. À cela, les épistémologues répondent au moins de deux façons. La
première façon souligne que, dans la pratique, bien des développements technologiques se
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sont construits avant que soient inventées les représentations scientifiques dont elles seraient
censées être les applications : la machine à vapeur, pas mal de techniques industrielles, la
plupart des technologies agricoles (souvent inventées par des travailleurs agricoles). Mani-
festement, ces technologies ne sont pas des applications des sciences, même si les sciences
peuvent parfois offrir des modèles qui servent de « principes » pour la technologie (comme
la loi de Ohm sur la résistance électrique pour le fer à repasser). La deuxième façon se base
sur la différence entre « construire une technologie » et en posséder les principes disciplinai-
res. Par exemple, connaître les principes physiques de l’hydrolyse pour produire de l’alumi-
nium, ce n’est vraiment pas encore savoir comment on construit cette technologie. Au
moment où le scientifique, après une réunion pluridisciplinaire, se retire dans sa chambre
d’hôtel tout heureux qu’on ait prêté attention à ce qu’il avait à dire comme physicien, les
technologues ont encore à prendre contact avec des économistes, des sociologues de la cul-
ture, des politiciens et bien d’autres, en vue de mettre au point la collaboration et la réflexion
qui vont permettre la mise au point de cette technologie (Sorensen & Levold, 1992).
Il importe donc de distinguer le savoir qui peut être adéquat en laboratoire 3 et la technologie
qui doit fonctionner dans la complexité concrète sociale et naturelle. Un laboratoire, ce n’est
pas seulement un endroit où l’on fait des expériences, c’est un endroit où, pour interpeller
« la » nature, on s’arrange pour que la nature réponde à nos questions dans notre langue,
selon les paradigmes de la discipline concernée… Par exemple : nulle part dans la nature, on
se voit un appareil fonctionner sans frottement. Cela veut dire que, dans un labo, les physi-
ciens s’arrangent, par exemple, pour que le frottement soit à ce point minimal que, en gros,

2. On peut ajouter que, pour les élèves et pour le grand public, les disciplines scientifiques sont surtout les scien-
ces de l’espace, l’informatique, la médecine, l’ingéniorat, tandis que pour leurs professeurs de sciences, ce sont la
physique, la chimie, la biologie, la géologie, etc. Pour les élèves et le grand public, observer le monde, c’est regar-
der un monde où la nature et l’humain sont sans cesse mêlés (ce qu’on appelle la technonature), alors que pour les
enseignants des sciences, c’est le monde dit « naturel », c’est-à-dire une vision abstraite où le « naturel » et le
« technique » sont séparés. Pas étonnant dès lors qu’on se plaigne d’une tendance des élèves à se désintéresser des
sciences.
3. Un hôpital fonctionne aussi comme un laboratoire. Dans les deux cas, on maîtrise un certain nombre de varia-
bles pour que le patient puisse réagir selon les schémas de la médecine, le social, le culturel, l’économique étant
supposés déjà gérés. Les académies jouent un rôle similaire pour les projets artistiques.
94 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

les objets tombent comme le prédisent les lois de Galilée. De même, dans un laboratoire de
biologie, on s’arrangera aussi pour que les cultures biologiques s’y comportent comme doit
le faire une honnête culture biologique. Et dans un laboratoire de psychologie ou de commu-
nication, on préparera là aussi la situation pour que les lois et concepts théoriques de la com-
munication fonctionnent à peu près comme le font des modèles dans un labo 4. Un bon
fonctionnement au labo ne garantit encore rien du fonctionnement dans la « grande
société ». Ce qui conduit à s’interroger : pourquoi, pour qui et en vue de quoi trouve-t-on un
modèle intéressant au point même d’en imposer l’apprentissage à des jeunes ?

3 Sciences disciplinaires, îlots de savoirs,

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action et clôture de la production de savoir
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Pour certains, il n’y a guère de différence entre réfléchir à une campagne pour une ali-
mentation saine et mettre cette campagne en œuvre. Guère de différence non plus entre une
action dont l’objectif est la résolution d’un problème (résoudre une équation, par exemple) et
une réflexion sur la manière de le résoudre. Quand, par exemple, un groupe d’élèves rédige un
rapport sur la pollution d’une rivière, il est souvent tenté de s’engager dans la lutte écologi-
que, avant même de se donner une représentation claire des enjeux impliqués (Smits, 1990).

Et pourtant, il y a une grande différence entre la réalisation d’une action et une prise de posi-
tion engagée. Je me souviens d’un jour où quelqu’un était tombé dans la Sambre et risquait
de se noyer car les quais étaient plus de deux mètres au-dessus de l’eau. Plusieurs personnes
essayaient de faire une sorte de lasso pour remonter le malheureux. Pour moi, comme ils
étaient nombreux, je me mis un peu à l’écart pour réfléchir à la situation. Et il me vint à
l’esprit qu’il y avait régulièrement des échelles qui allaient de l’eau au quai. Je cherchai et en
vis une à trois mètres de toute l’agitation. J’invitai les généreux sauveteurs à utiliser
l’échelle. Je me suis d’abord fait rabrouer car je les distrayais de la tâche humanitaire et
généreuse de sauver quelqu’un ; puis ils acceptèrent de prendre ma suggestion en considéra-
tion et, très vite, la personne fut sauvée. La différence entre les deux attitudes est que, eux, se
sont lancés dans l’action avec un minimum de réflexion, tandis que moi je pris le temps de
me donner une représentation plus adéquate de la situation. En d’autres termes, je pris le ris-
que de réfléchir avant d’agir et, dans ce cas, ce fut payant (mais il ne faut pas oublier que,
parfois, il vaut mieux agir d’abord et réfléchir après). Dans ce cas, je m’étais d’abord centré
sur la construction explicite d’une connaissance de la situation, et, ensuite, je suis passé à
l’action.

On s’est souvent gaussé en Belgique d’un premier ministre qui, juste après la
guerre, avait déclaré, avec un délicieux accent belge : « Moi, j’agis, et puis je
réfléchis. » Après tout, était-ce si bête ? Quand vaut-il mieux agir sans
réfléchir ? Quand est-il indiqué de réfléchir avant d’agir ?

4. Ces procédés ne sont nullement à condamner ; c’est ce qui fait la force d’un laboratoire : travailler sur du stan-
dardisé.
Sciences disciplinaires, îlots de savoirs, action et clôture de la production de savoir 95

Un îlot de rationalité ou îlot de savoirs a inadéquat !


Un homme en ballon s’est égaré. Il perd de l’altitude et aperçoit une femme au sol. Il des-
cend encore et lui crie : « Excusez-moi, pourriez-vous m’aider ? J’ai promis à un ami de le rejoin-
dre d’ici une heure et je ne sais pas où je me trouve. »
La femme au sol répond : « Vous êtes dans un ballon à environ 10 mètres au-dessus du sol.
Vous vous trouvez entre 40 et 41 degrés de latitude Nord et entre 59 et 60 degrés de longitude
Ouest. »
« Vous devez être une scientifique », dit l’homme.
« C’est vrai » , répond la femme, « comment le savez-vous ? »
« Eh bien », dit l’homme, « tout ce que vous m’avez dit est techniquement correct, mais je

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n’ai aucune idée de ce que je dois faire de vos informations, et le fait est que je ne sais toujours
pas où je suis. En toute franchise, vous ne m’avez pas beaucoup aidé » (trouvé sur le Web).
a. Nous utilisons l’expression « îlot de savoirs » comme équivalente à « îlot de rationalité ». Elle a l’avantage
d’éviter le terme « rationalité » qui peut faire peur.
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Nombreuses sont les circonstances où cela vaut la peine de se construire une représentation
des actions possibles. Cela s’appelle « réfléchir avant d’agir » ; et, d’ailleurs, réfléchir, c’est
aussi une forme d’action. Par exemple s’il est question de placer Monsieur X dans une mai-
son de repos, on peut, face à la situation se poser les questions « de quoi s’agit-il ? », « De
quoi allons-nous tenir compte ? ». Elles conduiront à se construire un savoir sur la situation
de Monsieur X, ce qui permettra de discuter pour décider ce que l’on veut faire. On passera
alors par la construction d’un rapport — une représentation — de la situation de Monsieur
X, dans le contexte qui est le sien. Ce rapport sera lié au projet de trouver une solution qu’on
pourra qualifier de bonne, pour sa famille et pour lui-même, s’il est capable de participer. Ce
rapport devra être présenté dans une forme et une matérialité claires et précises, comme une
note commentée. Un peu comme si l’on construisait une carte pour trouver son chemin : le
rapport devra rendre présente la situation et tenir sa place dans les échanges qui auront lieu.

Ce savoir ainsi construit n’est pas encore un choix final : il dit, comme les disciplines des
savoirs scientifiques, ce qui est possible.

J’ai appelé ailleurs ce genre de savoir « îlot de savoirs ». Cette expression évoque des con-
naissances qui émergent d’un « océan d’ignorance ». Construit à propos d’une situation,
l’îlot de savoirs est la réponse à la question « de quoi s’agit-il ? ». Sa raison d’être est de per-
mettre un débat éclairé sur ce que l’on va faire dans cette situation. On parle aussi d’un îlot
de « rationalité » car l’objectif est de permettre une discussion qui se réfère à la même
représentation et ainsi d’éviter l’irrationalité d’un dialogue de sourds où personne ne se
comprend. Si plusieurs personnes discutent d’un itinéraire en consultant chacune des cartes
différentes, la discussion deviendra incompréhensible. Il faut donc standardiser les cartes.
De la même façon, le partage d’une représentation de la situation de Monsieur X. est néces-
saire pour discuter rationnellement et critiquement de son destin. Sans représentation suffi-
samment partagée, on assistera à une succession de monologues se faisant passer pour des
96 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

dialogues, du genre « cette maison de repos est fort chère », « mais il n’aime pas les
collectivités » 5.
Bref, il faut que le savoir construit permette de comprendre la situation, dans tout son con-
cret. Il ne suffit pas que le savoir soit adéquat dans le laboratoire où les variables sont
contrôlées ; il doit l’être dans la « grande société » et le « grand monde », en « plein air ».

On appelle îlot de rationalité ou îlot de savoirs la représentation qu’on se cons-


truit d’une situation précise, dans un contexte et en vue d’un projet, et qui ré-
pond aux questions « de quoi s’agit-il ? » et « de quoi allons-nous tenir
compte ? ». Si, dans la construction de cette représentation on fait appel à diver-
ses disciplines, on parlera d’un îlot interdisciplinaire de savoirs (ou îlot de ratio-

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nalité) (Stengers & Ralet, 1991)

C’est là que l’îlot de rationalité ou îlot de savoirs diffère du savoir des disciplines. Celles-ci
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fournissent des savoirs standardisés, utiles pour beaucoup de situations, mais généralement
inadéquats pour une situation singulière, dès qu’on désire avoir une idée globale de ce qui
est en jeu (Layton &.Jenkins, Macgill, Davey, 1993). Ainsi, le diabète des sciences médi-
cales ne décrit jamais la situation de tel patient diabétique précis, ici présent. Le manuel des
maisons de repos ne tient pas compte des particularités de Monsieur X. Le pont à construire
ne peut pas être situé exactement dans le contexte prévu par l’ouvrage traitant de comment
construire un pont. La demande d’euthanasie de Madame Y ne ressemble pas tout à fait à
celle présentée au cours d’éthique. Et cela ne concerne pas que les questions pratiques : la
même approche peut être transférée à des questions culturelles, existentielles ou religieuses.
Ainsi, pour construire une représentation de notre univers, dont nous comprenons mal l’ori-
gine, il faut faire appel non seulement à l’astrophysique, à la physique nucléaire, à la théorie
de la relativité générale, mais aussi à la philosophie, à la théologie, à l’épistémologie, etc. Il
est donc utile de distinguer les savoirs disciplinaires qui éclairent une situation du point de
vue d’une discipline et les îlots de savoirs qui visent à fournir une représentation de la situa-
tion dans sa globalité, sur mesure, et non selon le point de vue historique et paradigmatique
d’une discipline.

4 Ilot de savoirs, interdisciplinarité et laboratoires


On peut donc dire que la différence entre savoirs disciplinaires et îlots de savoirs (ou
de rationalité) réside surtout dans les critères utilisés pour clôturer la démarche (c’est-à-dire
les mener à terme, comme on clôture un travail de mémoire ou de thèse). Pour les savoirs
disciplinaires, ce sont les traditions de la discipline qui indiquent qu’un travail est terminé.
Pour l’îlot de savoirs, ce sont les questions posées sur le terrain même qui servent de critères.
Ainsi, le point de vue de la médecine sur la situation d’un patient qui se drogue est condi-
tionné par cette discipline et son paradigme. On aura un point de vue médical. Mais pour
construire un îlot de savoirs à ce sujet, c’est-à-dire pour conceptualiser la situation dans sa

5. On peut cependant reconnaître que des discussions de ce genre peuvent être de véritables dialogues lorsque,
implicitement, une phrase répond à l’autre.
La transférabilité et la transversalité 97

complexité, il faut répondre à la question : « ce patient qui se drogue, de quoi s’agit-il ? ».


On pourra dire que le travail de production de savoir se clôture quand on a une représenta-
tion satisfaisante de cette situation précise et contextuée. Et pour dire que la représentation
est satisfaisante, on peut examiner si elle tient compte (1) du contexte de la situation, avec
ses implications ; (2) du projet que l’on a (sans doute, dans l’exemple, de libérer de la
dépendance de la drogue) ; (3) des destinataires du savoir produit (si le destinataire est le
patient, le discours sera différent que si c’était le commissaire de police) ; (4) le produit de
savoir visé (par exemple, une note de quelques pages).
Pour l’immense majorité des débats, les savoirs communs, quotidiens, suffisent à répondre
aux questions posées. Une bonne partie de nos connaissances liées à notre insertion au
monde sont a-disciplinaires. Ainsi une analyse poussée n’est pas nécessaire pour goûter un

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texte littéraire du XXe siècle. Il est aussi possible de louer intelligemment un appartement
sans devoir faire de très longues analyses. Les représentations que nous nous donnons de nos
situations utilisent peu les disciplines scientifiques. Nous n’avons pas toujours besoin de
cours de sciences pour bien choisir une voiture. Mais si nous voulons rédiger une notice pour
aider les gens à bien acheter une voiture, elle ne sera pas sérieuse si nous ne consultons pas
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des spécialistes disciplinaires et si nous n’utilisons pas les disciplines avec toutes leurs tradi-
tions de rigueur. Dans un tel cadre, l’adisciplinarité ne suffit plus, il faut la contribution
d’une variété de disciplines et l’on tend vers l’interdisciplinarité.
C’est alors qu’apparaît l’interdisciplinarité au sens strict. Elle consiste à utiliser les res-
sources des disciplines pour se construire une représentation adéquate d’une situation. On
utilise les disciplines pour répondre aux questions « de quoi s’agit-il ? » et « de quoi allons-
nous tenir compte ? » En travail interdisciplinaire, les critères ne sont pas les traditions d’une
discipline, mais bien le projet que l’on a, le contexte avec ses conditions et contraintes, le
destinataire du savoir et, bien sûr, la forme finale que prendra l’îlot ainsi construit. Mais,
avant de considérer cette interdisciplinarité au sens strict, examinons une forme d’interdisci-
plinarité au sens large.

5 La transférabilité et la transversalité
Ces termes ont été inventés quand j’arrivais déjà à la fin de ma carrière d’enseignant. Ils
ont été importés de la communication (transfert de marchandises) et de la psychologie
(considérer une personne comme une autre). Ils me paraissent intéressants car ils permet-
tent de conceptualiser comment on utilise quelque chose en dehors du contexte d’origine.
Par exemple, comment on passe de la conduite d’une voiture à celle d’un camion. Ou
comment une bonne cuisinière ou un bon cuisiner parvient à trouver des substituts à ce
qui lui manque pour mettre en œuvre la recette du livre… (G.F.)
Notre cheminement jusqu’à maintenant nous a conduit à rencontrer plusieurs prati-
ques transversales, notamment la notion de « disciplines scientifiques », la pratique de la dis-
tinction « fondamental » et « appliqué », et, moins explicitement, plusieurs autres. C’est sur
cette question de transversalité et de transférabilité que nous allons maintenant réfléchir
(Stengers, 1987).
Que veut-on dire quand on dit que savoir conduire une voiture est transférable à la conduite
d’un camion ? Pas que ce soit la même chose mais que, dans certains cas, quelqu’un qui sait
98 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

conduire une voiture pourra se servir de cette compétence pour apprendre la conduite d’un
camion. On dit alors que ces compétences ont été transférées et on en conclut qu’elles sont
transférables. De même, on peut transférer sa compétence dans l’utilisation d’un MacIntosh
vers celle d’un PC. On peut aussi transférer la rigueur apprise aux cours de français vers les
cours de mathématiques, même s’il s’agit de deux rigueurs différentes (car ce n’est pas la
même chose d’être rigoureux dans ces deux cours). Autrement dit, si l’on fait les adaptations
adéquates, on peut profiter de ce qu’on a appris de la rigueur aux cours de français pour les
cours de mathématiques. Dans ce cas, on dira que la notion est transférable et transversale.

La notion de transfert peut aussi être transférée (!) à la cuisine. Le propre d’une cuisinier ou
d’une cuisinière, n’est-ce pas de pouvoir substituer adéquatement des produits bien ordinai-
res, par exemple de passer de la cuisine au beurre à celle à la crème, ou de la façon de frire

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un steak à celle de frire des croquettes de pomme de terre ? Ce sont encore des exemples de
transfert. Dans les domaines culturels, éthiques et religieux, on travaille souvent par
transferts : de l’amour entre les personnes on passe, par exemple, à l’amour de Dieu. Du res-
pect des règles d’une société au respect de l’environnement. Ou encore du psychologique
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aux sciences naturelles : la chimie a beaucoup reçu du transfert de la notion d’affinité (pro-
venant d’un contexte interpersonnel). Bref, nous baignons dans des situations où le transfert
est sans cesse utilisé pour investiguer des situations fort différentes. (Tardif & Meirieu,
1996).

Le transfert peut parfois réussir chez les uns, et pas chez les autres. Par exemple, il y a des
personnes qui sont à ce point frappées par la différence entre un PC et un Mac qu’elles ne
parviennent pratiquement pas à opérer un transfert de l’un à l’autre. Et il y a des cas où cer-
tains ne voient aucune similitude là où d’autres en voient. Par exemple, certains ne voient
pas du tout que ce qu’ils connaissent des courants hydrauliques peut s’appliquer à l’électri-
cité. D’autres, frappés par la différence d’apparence ne discernent pas la similitude. Par
exemple, ils ne voient pas que la calculette d’un ordinateur est équivalente à la calculette
qu’on tient en main (c’est d’ailleurs pour faciliter le transfert que les constructeurs de pro-
gramme font apparaître sur l’écran une calculette semblable à celle qu’on tient en main).
D’autres encore ne voient pas que l’on peut, pour fermer une boîte en plastique, utiliser la
« même » technique que pour remettre un pneu de vélo. Dans toutes ces situations, on ne
voit pas toujours qu’il s’agit du « même » problème ni en quel sens le problème est le
« même », et ce, que l’on soit enseignant, enseignante, élève, etc.

En fait, ce n’est jamais le même problème mais ce sont des situations où le même modèle
peut être utilisé. Le transfert, c’est un peu comme ce mécanicien génial qui, ayant cassé sa
courroie de transmission, eut l’idée d’utiliser un bas nylon à la place. Ce transfert original a
été inventé avec beaucoup d’imagination par un mécanicien sénégalais. Cependant, cela
aurait pu échouer comme c’est le cas quand on veut transférer toute la psychologie des rats
aux humains. D’autres transferts sont à prendre avec des pincettes car le changement
d’échelle ou de contexte peut détruire les analogies. Par exemple, la notion de pardon fonc-
tionne assez correctement dans des relations interpersonnelles. Jusqu’à quel point est-elle
transférable au collectif ? Une nation peut-elle pardonner à une autre ? Cela demande en tout
cas une bonne réflexion critique.
Se dire « telle situation peut être vue comme telle autre » ; ou « un bas nylon peut être vu
comme courroie de transmission pour le dépannage d’une voiture » ; ou « l’histoire des
espèces animales ou végétales peut être vue comme l’histoire de la concurrence des
La transférabilité et la transversalité 99

entreprises » ; ou « le mouvement d’une foule peut être vu comme celui d’un fluide », etc.,
tout cela demande de l’imagination et de l’inventivité.

La transférabilité ne va donc pas de soi. Par exemple, il n’est pas écrit dans les étoiles que
la notion de programme pouvait être transférée du théâtre à l’informatique, et, de là, à la
génétique. Mais ce processus a été « payant » ! Des informaticiens ont effectué ce transfert :
ils ont considéré un programme de cinéma, en ont extrait l’idée d’une suite d’ordres donnés,
puis ils ont repris cette idée dans le contexte de l’informatique. On dit qu’ils ont
décontextualisé la notion de programme (i.e. ils l’ont détachée de son contexte original) pour
la recontextualiser par la suite (i.e. ils l’ont traduite dans un autre contexte). Il en va de
même dans tous les transferts donnés ici en exemple.

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Quand on peut transférer une notion, un concept, une méthode ou une compétence d’une
discipline à une ou à quelques autres (pensons aux notions de rigueur, de science ou de sys-
tème), on parle de compétence ou de notion transversale. Lorsque, de cette façon, une disci-
pline peut féconder les approches d’une autre, on parle de transdisciplinarité.
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La transversalité, telle que nous l’avons décrite, n’est donc pas une propriété éternelle de
certaines notions ou démarches. C’est parce qu’on a opéré un transfert qu’on parle de trans-
versalité. Ce n’est donc pas du fait qu’une compétence est transversale qu’on peut effectuer
certains transferts. C’est plutôt parce qu’on a effectué avec succès un transfert qu’on parle de
compétence « transversale ». Une autre manière d’expliquer ce point de vue est de partir
d’un exemple concret. Selon la perspective adoptée ici, il n’existerait pas, de toute éternité,
une idée de « résumé » qui serait universelle et « surplomberait » toutes ses expressions ou
manifestations (les résumés en diverses disciplines et selon diverses finalités). L’universalité
serait plutôt le résultat d’une succession d’analogies construites autour de cas particuliers.
La transversalité serait le résultat d’analogies réussies (Rey, 1996).

Dans la même perspective, on peut considérer la notion de « famille ». On parle de famille


pour désigner des réalités bien différentes d’une culture à l’autre. Entre la famille bantoue et
celle de nos sociétés industrielles, il y a un monde. Y aurait-il un idée universelle de la
famille qui surplomberait les notions mises en œuvre dans diverses cultures ? Le point de
vue développé ici est différent. Selon lui, l’universalité de la notion de famille vient de ce
qu’on a construit des analogies entre ce que nous appelons différents systèmes familiaux en
négligeant certaines différences (Benasayag, 1986).

De même, c’est parce que nous avons réussi à bien transférer les notions de politesse et de
salutation, qu’on les appelle « transférables » et transversales ; même si la politesse en Bel-
gique et au Japon ne sont pas identiques. Mais il n’y a pas pour cela une notion universelle
de politesse. Certains voient plus l’analogie, d’autres ne la perçoivent pas. Ainsi, beaucoup
d’Occidentaux, arrivant dans une autre culture, trouvent les gens peu polis. C’est sans doute
qu’ils n’ont pas pu construire certaines analogies. Pour ceux et celles qui n’ont pas fait les
transferts qu’il faut, il n’est pas possible de reconnaître une sorte de politesse dans d’autres
coutumes. Cette compréhension est importante pour les enseignants car pour certains élèves
qui n’ont pas fait le transfert attendu, il n’est pas évident que les compétences ou savoirs que
nous disons transversaux aint quelque chose en commun : un résumé en mathématique peut
être perçu comme radicalement différent d’un résumé en sciences humaines.
100 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

6 La transversalité de la notion de « science »


On m’a toujours enseigné à respecter les sciences. La notion de« science » me paraissait
évidente. Ce n’est que tard que j’ai douté qu’il soit sage d’appeler du même nom de
« science » des démarches aussi différentes qu’une démonstration mathématique, le fonc-
tionnement d’un modèle en physique, l’interprétation d’un poème etc. D’ailleurs, certains
disent que les « sciences humaines » ne devraient pas être appelées « sciences ». Quelle
analogie y a-t-il entre ces deux types de « sciences » ? (G.F.)

À la suite de cette réflexion sur la transversalité, arrêtons-nous à la question de la


notion de « science ». Faire de la physique, des mathématiques, de la biologie, de la littéra-

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ture, des langues modernes, du latin, de l’histoire, etc., ce n’est évidemment pas la même
chose. Les méthodes ne sont pas les mêmes, ni les démonstrations, ni l’exigence de rigueur,
ni les expériences. Alors, cela a-t-il un sens de désigner toutes ces pratiques par le même
terme « science » ?
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Le transfert de compétences qui irait de l’une de ces disciplines à une autre ne se fait pas par
un coup de force ou à cause d’une démonstration. Nous connaissons tous des personnes plei-
nes de talents en sciences humaines, par exemple, mais rencontrant des difficultés à aborder
des sciences naturelles. Et le contraire est tout aussi vrai : il y a des scientifiques des sciences
naturelles excellents dans leur discipline mais incapables d’aborder des questions relevant
des sciences humaines. Par ailleurs, il nous est arrivé à tous de transférer une notion ou une
compétence d’une de ces disciplines à une autre. Par exemple, quand il s’agit d’observer.
Cette compétence se transfère pratiquement dans toutes ces disciplines. Les pratiques, les
termes utilisés et les techniques d’observation ne sont pas toujours les mêmes mais le trans-
fert nous paraît évident. S’il s’agit de faire une version latine, on dira plus facilement qu’on
examine le texte, et non pas qu’on l’observe, mot qu’on utilisera plutôt lorsqu’il s’agit de
regarder un paysage. Reste qu’une analogie entre les deux démarches est facile à construire.
Entre les différentes sciences, des analogies diverses peuvent ainsi être construites : aussi
bien en sciences humaines, sciences de la nature, en mathématiques qu’en littérature, il y a
construction de savoirs représentatifs, il y a interprétation, il y a rigueur, il y a (é)preuves ou
démonstrations, il y a modélisation, il y a objections, il y a exigence de scientificité.
Mais jusqu’à quel point peut-on dire que ce sont des démarches à ce point semblables qu’on
les range sous le même label de « sciences » ? L’interprétation d’un poème doit-elle être
nommée « science » ? Quelle différence y a-t-il entre une approche scientifique ou une
approche non scientifique ? Dire qu’un résultat est obtenu « scientifiquement », est-ce un
argument pour sa validité et/ou sa pertinence ?
On pourrait approcher ces questions à travers une anecdote vécue lors d’un congrès de phy-
siciens et physiciennes des particules élémentaires. Le débat avait glissé vers la question :
« qu’est-ce que la physique des particules élémentaires ? ». Un des grands noms de cette dis-
cipline monta à la tribune et dit simplement : « La physique des particules élémentaires,
c’est ce que font les physiciens et les physiciennes des particules élémentaires ». Il s’agissait
— implicitement — d’une définition sociologique : on ne déterminait pas la notion une fois
pour toutes mais on considérait son usage dans une société. On appelait sciences ce que les
gens considéraient comme telles. En même temps, on désignait une discipline au moyen du
groupe social qui la pratique. En proposant une définition sociologique des sciences en
La transversalité de la notion de « science » 101

disant : « les sciences, c’est ce que font les scientifiques », on évite de donner une définition
définitive qui enfermerait les sciences une fois pour toutes. Ce que seront les sciences sera
précisé avec le temps. C’est une manière aussi de reconnaître que les sciences, c’est quelque
chose d’humain, fait par les humains et pour les humains.
On pourrait aussi utiliser une approche plus historique et montrer comment, peu à peu, la
notion de science a évolué. C’était d’abord un mot désignant n’importe quel type de con-
naissance. Puis, au fur et à mesure que les sciences modernes se construisaient, elles se sont
fédérées sous la bannière « sciences », en développant des méthodes ayant quelques points
communs : le refus d’une autorité extérieure, l’élaboration de représentations, la mise à
l’épreuve de celles-ci par des tests, une standardisation des notions et des approches. C’est
ainsi que, de la psychologie à l’astronomie, en passant par bien des lieux, on parle de scien-

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ces et d’approches scientifiques, malgré de grandes différences. On a construit cependant
une analogie qui donne à ce terme ainsi devenu universel une certaine consistance.
Une telle approche a des conséquences importantes par rapport au débat scientifique : on ne
peut pas dire à l’avance la configuration que prendront les sciences. Ce qui compte, ce sont
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les pratiques concrètes et non pas une définition abstraite et a priori. C’est d’ailleurs ainsi
que cela s’est passé historiquement. C’est peu à peu que le terme « science » a pris la signifi-
cation que nous lui connaissons aujourd’hui. Et celle-ci se construit encore. Donner à une
pratique le « label » de « scientificité » cela signifie seulement que cette pratique est recon-
nue par la communauté scientifique. Ou, pris par l’autre bout, les traditions scientifiques
tiennent que : « la proposition “c’est scientifique” n’est pas un argument scientifique ». Ce
qui compte, ce sont les arguments qui sont avancés dans le débat et non un label externe de
scientificité qui serait accordé à une pratique. On ne peut faire appel à la scientificité d’un
argument pour défendre une position. Par exemple, si un élève demande si telle expérience
faite pour déterminer l’origine de la panne d’un appareil est scientifique, on lui répondra que
l’important est de voir si l’expérience est convaincante et pourquoi. Cette approche est
particulièrement intéressante dans l’enseignement où, parfois, les élèves ont recours à la
notion de « science » d’une façon dogmatique 6.
On appelle « idéologies de la scientificité » les manières de justifier des positions au nom de
leur scientificité, sans examiner la valeur des expériences ou des arguments qui sont censés
la justifier (c’est oublier que l’argument « c’est scientifique » n’est pas un argument
scientifique ; Stengers, 1987). Il peut être utile que les gardes forestiers apprennent à refuser
la question « ma manière d’observer est-elle scientifique ? » et à la remplacer par « ma
manière d’observer rejoint-elle les choses importantes que doit voir dans la perspective de
mon métier ? » Semblablement, il importe, selon ce point de vue, de former les élèves qui
observent un texte anglais en vue de le traduire à ne pas se demander si leur observation est
scientifique mais à se poser la question : « ma façon d’observer est-elle une bonne façon de
me préparer à traduire ? » Cette manière de procéder sera à la fois plus pragmatique, plus
efficace et plus formative.
Cette réflexion peut nous conduire à revenir sur le terme « sciences pures » et sur son fonc-
tionnement idéologique. Ce mot, à première vue, semble désigner un type de sciences
particulièrement nobles : on ferait allusion à une science dégagée de toute préoccupation

6. Si « c’est scientifique » n’est pas un argument scientifique, il reste que l’on peut utiliser avec sens la recon-
naissance de la valeur d’un laboratoire ou d’une équipe de recherche. Par exemple, si un résultat vient d’un labora-
toire « sérieux », on lui donnera plus de crédit que s’il vient d’une « obscure » équipe de province.
102 Chapitre 5 — Une multiplicité de pratiques scientifiques…

concrète ou intéressée. Les sciences pures seraient donc une recherche de connaissances
dégagées de toute finalité et de tout intérêt, des savoirs voulus pour eux-mêmes ? Dans la
perspective proposée ici, de telles sciences pures n’ont guère de sens. Les représentations
que nous inventons sont toujours construites avec une intention (qu’elle soit technique, prati-
que ou culturelle). Des connaissances sans intentionnalité, on peut douter qu’il en existe.
Mais ce qui existe, ce sont des scientifiques qui se définissent comme de simples techniciens
des sciences. Ils essaient d’éliminer le plus possible l’intentionnalité des savoirs pour se con-
centrer sur leur fonctionnement dans les disciplines : ils feront, par exemple, de la chimie
pour la chimie, des maths pour les maths, du français pour le français, etc. Ils se définissent
comme opérateurs des disciplines. Cette attitude est d’ailleurs favorisée par les groupes
sociaux qui ont intérêt à ce que les scientifiques travaillent sans trop se poser de questions
(de sorte qu’ils construisent une bombe atomique comme ils fabriqueraient un vaccin ou éla-

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boreraient une représentation de l’origine de l’univers).
Pour éviter de former de purs techniciens ou de pures techniciennes, il peut paraître intéres-
sant de mettre en évidence, dès le jardin d’enfant, le fait que les observations sont toujours
faites par quelqu’un et en vue de quelque chose. On peut, très tôt, apprendre à des enfants
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qu’on peut observer les étoiles pour mieux comprendre dans quel monde on vit… ou obser-
ver un moteur pour y déceler une panne… ou observer un tableau pour rechercher des émo-
tions.
En fin de compte, la notion de science n’est pas aussi claire que d’aucuns l’aimeraient (Feye-
rabend, 1979 ; Chalmers, 1987 dont le titre du livre pourrait être, en français, quelque chose
comme « qu’est-ce que c’est ce bazar que nous appelons “Sciences” » ?).

7 Sciences et technologies
Sciences et technologies sont-elles à distinguer ou est-il adéquat de dire que, vu le
lien entre les sciences et le pouvoir sur le monde, elles peuvent être confondues ?
Sans trop entrer dans le débat « sciences et technologies », on peut débroussailler le terrain
(Layton, 1963). Traditionnellement, beaucoup diront assez vite : « les sciences poursuivent
un intérêt de connaissances, tandis que la technologie, un intérêt d’action ». Cependant, les
savoirs aussi ont un intérêt d’action. Une représentation d’une situation indique ce qu’il est
possible de faire dans ces circonstances. Plus encore, on peut considérer que les représenta-
tions construites par les disciplines fonctionnent comme des technologies. Ces représenta-
tions sont en effet des objets matériels construits pour une fonction, celle de tenir la place
des situations et de leurs éléments lors de discussions et de planifications d’action. Les
savoirs scientifiques peuvent être considérés comme des technologies de la représentation.
D’ailleurs, connaître une théorie scientifique, c’est être compétent dans l’usage de celle-ci, y
compris dans la capacité de déterminer sa pertinence et ses limites. Ainsi, connaître la rhéto-
rique, c’est être compétent dans l’usage des règles qu’elle implique. Connaître la théorie de
la pesanteur, c’est être compétent dans son usage. Cela ne réduit pourtant pas la connais-
sance à l’application de « trucs » car être capable de juger des conditions d’utilisation d’un
modèle, ce n’est nullement superficiel 7.

7. Cela implique que « compétences » et « contenus » ne s’opposent pas. Toute connaissance de contenus est une
compétence ; mais il y a des compétences fort intéressantes autres que celles liés aux contenus des sciences.
Sciences et technologies 103

Que penser enfin de ce slogan souvent entendu selon lequel les technologies sont des appli-
cations des théories scientifiques ? Cette proposition est contestable. D’abord, comme on l’a
déjà indiqué, parce que beaucoup de technologies ont été inventées sans qu’on en ait des
explications scientifiques. Ainsi la machine à vapeur se portait fort bien avant qu’on ne parle
de thermodynamique et du cycle de Carnot. De même, les ouvriers agricoles qui développè-
rent la grosse partie des technologies de l’agriculture n’avaient cure de théories scientifiques.
Donc, parler d’une application des sciences pour ces technologies, cela ne tient pas debout.
Mais même dans les cas où une technologie se développe en symbiose avec une percée
scientifique (comme la bombe atomique, le laser), il importe de distinguer un principe disci-
plinaire permettant d’expliquer une technologie (la diffusion en phase pour le laser) et le
fonctionnement pratique d’une technologie. Par exemple, la chirurgie de l’œil au laser sup-
pose bien plus que l’application d’un principe physique : il faut résoudre les questions éco-

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nomiques, médicales, culturelles, sociales, politiques, etc., que pose le développement
technologique. Créer une innovation technologique, c’est bien plus compliqué que d’appli-
quer un résultat scientifique.
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P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Faire le récit de la naissance, de la vie et de la mort éventuelle d’une profession
(comme celle de programmeur, géomètre-arpenteur, instituteur) et d’une discipline
(la trigonométrie par exemple).
Repérer des pratiques légitimées par l’affirmation qu’elles sont « scientifiques ».
Repérer une représentation en indiquant son contexte, le projet qu’elle doit éclairer,
son destinataire et en quoi consiste cette représentation (par exemple, un article, un
vidéo, une équation etc.
Quelles analogies et quelle s différences entre les deux propositions : « la psychologie
est une science » et « la physique est une science ».
Transférer la notion de paradigme scientifique à un contexte technique et chercher ce
que voudrait dire une expression comme : « le paradigme technologique de
l’hélicoptère ».
Discuter si l’on va dire que l’informatique est une science ou qu’elle est une
technique ? Et le langage : une technologie ou une science ?
Que veut dire la proposition : « cette étude est scientifique » ?
C H A P I T R E

6
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Quelques démarches scientifiques
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dont on parle à l’école

1 La rigueur
2 Les sciences forment-elles à l’esprit critique ? Une opinion scandaleuse
3 Observer
4 Observer avec ses cinq sens ?
5 La sous-détermination des sciences
6 Les « faits » et les propositions empiriques
7 Définir
8 Le même, l’équivalent, le différent, l’analogue
9 Preuves
10 Résumé, synthèse
11 Idéologies
12 Propositions descriptives et normatives
13 Technocratie
14 Face à la technocratie, l’alphabétisation scientifico-technique
15 Décisionnisme, négociations
16 Pourquoi accepte-t-on ou rejette-t-on un modèle ?
17 Mesurer la relativité des choses n’est pas être relativiste ou nihiliste
18 Missionnaires des sciences et d’une civilisation
106 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

On peut être tellement occupé par l’étude de l’épistémologie qu’on oublie que le but
de ce cours est, entre autres, d’acquérir une compétence par rapport aux branches à ensei-
gner. Ce chapitre examinera plusieurs notions couramment mentionnées dans nos enseigne-
ments pour voir comment une clarification épistémologique peut améliorer la performance
didactique.

1 La rigueur
J’ai toujours été amené à privilégier la rigueur, même dans des situations où elle n’était
pas de mise. Avec le temps, j’ai changé et je crois qu’il importe d’enseigner que la notion
transversale de rigueur varie fortement selon le contexte. La rigueur d’un coiffeur n’est

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pas la même que celle d’un physicien (mais l’une n’est pas plus noble que l’autre). (G.F.)
La notion de rigueur apparaît pratiquement dans toutes les disciplines. Mais la
rigueur des maths et de la poésie, ce n’est vraiment pas la même chose. D’ailleurs n’y aurait-
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il pas, parfois, dans l’enseignement secondaire, une certaine obsession de la rigueur (cette
horrible maladie (!) peut atteindre d’excellents enseignants de même que des inspecteurs ou
inspectrices). Selon ceux qui en sont atteints, il serait obligatoire d’utiliser toujours le mot
juste, de ne faire aucune approximation, d’appliquer toujours les normes, de suivre toujours
les consignes, etc. On entend même des enseignants reprocher à certains de leurs collègues
d’utiliser des modèles qui seraient faux, comme l’atome de Bohr. On ira jusqu’à reprocher à
certains d’aller jusqu’à dire que la Terre est une sphère, alors que n’importe qui peut dire,
avec un peu de rigueur, qu’elle est un ellipsoïde ! C’est une notion de rigueur devenue folle
car on ne sait plus en vue de quoi on impose des règles. Il en va de la rigueur comme de
l’ordre : celui-ci doit être un moyen pour s’y retrouver et non une manie qui devient une
obsession lorsque le moyen s’exerce indépendamment de tout objectif. Ce type de rigueur
n’est plus raccroché à une intentionnalité. Alors, il devient impossible de dire par rapport à
quoi et en vue de quoi on est rigoureux. Quand la rigueur devient obsessionnelle, on peut
toujours accuser n’importe quel enseignant — ou n’importe quel élève — d’en manquer.
Une saine critique de la rigueur excessive ne doit pas faire tomber dans l’imprécision. Il
s’agit d’être rigoureux en fonction de ce qu’on demande de la représentation que l’on cons-
truit. Cependant il existe une certaine rigueur significative pour presque tous les points de
vue : c’est celle qui fait savoir comment on « sait » ce que l’on croit « savoir ». Par exemple,
c’est une manière d’être rigoureux de pouvoir rendre compte, quand c’est utile, des raisons
qui nous amènent à croire ce que l’on croit.
Il est aussi de notoriété publique que, par rapport à la rigueur, les transferts ne sont pas tou-
jours faciles et évidents. Il est courant, par exemple, qu’un mathématicien soit très rigoureux
selon les normes de sa discipline mais ne soit aucunement capable de transférer cette prati-
que dans la vie sociale ou dans l’analyse idéologique du discours.
Les sciences forment-elles à l’esprit critique ? Une opinion scandaleuse 107

2 Les sciences forment-elles à l’esprit critique ?


Une opinion scandaleuse

Le mathématicien Roger Godement propose, dans la préface à son fameux Cours


d’algèbre (Paris, Hermann, 1966), une opinion considérée par d’aucuns comme
scandaleuse : il « semble que, dans les « grandes » nations scientifiquement et
techniquement surdéveloppées où nous vivons, le premier devoir des mathéma-
ticiens, et de beaucoup d’autres, serait plutôt de fournir ce qu’on ne leur deman-

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de pas — à savoir des hommes (sic) capables de réfléchir par eux-mêmes, de
dépister les arguments faux et les phrases ambiguës, et aux yeux desquels la dif-
fusion de la vérité importerait infiniment plus que, par exemple, la télévision
planétaire en couleurs et en relief : des hommes libres, et non des robots pour
technocrates. Il est tristement évident que la meilleure façon de former ces hom-
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mes qui nous manquent n’est pas de leur enseigner les sciences mathématiques
et physiques, ces branches du savoir où la bienséance consiste, en premier lieu,
à faire semblant d’ignorer jusqu’à l’existence même des problèmes humains, et
auxquels nos sociétés hautement civilisées accordent, ce qui devrait paraître lou-
che, la première place. Mais, même en enseignant des mathématiques, on peut
du moins essayer de donner aux gens le goût de la liberté et de la critique, et les
habituer à se voir traités en êtres humains doués de la faculté de comprendre. »
N.B. Ce texte n’est pas non plus exempt de biais idéologiques. Ainsi, on uti-
lise « hommes » pour les hommes et les femmes, on suppose que les citoyens des
grandes nations ont un accès plus critique au monde et on fait un usage ambigu
de la notion de vérité, etc.

3 Observer
J’ai d’abord cru qu’observer, c’était recevoir de l’information par mes sens. Avec le
temps, j’ai appris que c’était sélectionner et organiser ce qu’on voyait. Et puis, j’ai
découvert qu’un enfant de Chamonix voyait la neige bien autrement qu’une physicienne et
que son observation n’en était pas moins valable. (G.F.)

La notion d’« observation » se retrouve dans beaucoup de disciplines : on la dit donc


transversale. On observe une situation, un terrain, un texte, une ville, une dynamique de
groupe, etc. Pour conceptualiser cette notion, je dirais qu’observer consiste à produire, pour
soi ou pour quelqu’un d’autre, en mots généralement, une représentation d’une situation.
Cette représentation s’appelle alors une description — qui peut exister par un support oral,
écrit, mental, par un schéma, ou autrement. L’observation n’est pas une opération passive.
Ce n’est pas l’action d’un miroir qui reflèterait la réalité et en donnerait un compte rendu
sans biais (Rorty, 1979, 1990). Au contraire, l’observation comporte une sélection de ce
qu’on retient. Ainsi, un enfant de Chamonix, regardant la neige au pied des pistes de ski,
verra bien d’autres choses que la physicienne. Alors que cette dernière ne verra que trois
108 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

états de la matière, le gosse en observe bien plus. En effet, l’expérience qu’il en a comporte
plus de distinctions qui sont, par ailleurs, capitales si l’on veut survivre dans les lieux ennei-
gés, guider les skieurs, s’écarter des avalanches etc. Le gosse de Chamonix est preneur pour
une grille d’analyse qui l’introduise à tout cela. Il sait intuitivement qu’on observe toujours
avec un but ou une intention : on structure et sélectionne ce qui paraît valoir la peine en fonc-
tion de ce qui nous intéresse. Un chasseur voit donc un autre bois que le promeneur de la
ville et que la personne qui est conditionnée à voir tout selon le paradigme de la physique.
Si l’on veut former des élèves à l’observation, il ne faut donc pas oublier de leur signaler en
vue de quoi on leur demande d’observer et à qui est destiné leur rapport d’observation. Rap-
pelons que, même si « observer » peut légitimement être dit transversal, observer une équa-
tion, une révolution ou un poème, ce n’est pas la même chose.

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En réfléchissant à la pratique de l’observation, on est amené à reconnaître qu’elle a une
dimension théorique. Cet aspect est souvent plus ou moins occulté. Ainsi, lorsque quelqu’un
dit « je vois une prairie », on oublie généralement qu’on a utilisé le concept théorique de
« prairie » et qu’il y a là une interprétation liée à l’observation. Si l’on ajoute qu’on observe
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qu’elle se trouve sur la plaine alluviale, l’aspect « théorique » est plus souligné. Et si l’on
prolonge en disant que, de ce fait, elle sera sans doute humide, on se trouve en plein raison-
nement théorique : on fait travailler un modèle pour construire, par déduction, une représen-
tation de la situation. Ce qui peut se dégager de ces considérations, c’est que la distinction
entre l’observation et le théorique n’est que rarement parfaitement claire (Hacking, 1983).
Nous y reviendrons.

4 Observer avec ses cinq sens ?


Parler des cinq sens comme moyen d’observation indique, de nouveau, qu’une obser-
vation n’est ni neutre, ni passive : les observations se font à travers le filtre de notre sensibi-
lité. C’est le sens de la proposition : nous observons avec nos sens ou notre sensibilité. Mais
d’où vient l’idée qu’il y a cinq sens et non quatre ou sept ? Par exemple, l’odorat et le goût
pourraient être joints pour ne former, pour nous, qu’un seul sens. Et, dans l’autre direction,
pourquoi ne pas diviser le toucher en trois sens : les mains, la sexualité et le reste du corps ?
Dans cette perspective, avoir cinq sens parle plus de la manière dont nous classons les façons
dont nous observons que de la manière dont nous observons. Considérer que les êtres
humains ont un certain nombre de sens paraît adéquat, comme le paraît la proposition selon
laquelle il y a sept couleurs dans l’arc-en-ciel. Mais, dans les deux cas, il s’agit uniquement
d’une grille de lecture, qui n’a rien d’absolu. Ce qui est en jeu, c’est l’idée (l’idéologie ?)
selon laquelle le travail scientifique commencerait par une observation neutre.

5 La sous-détermination des sciences


On m’a parfois enseigné et j’ai longtemps cru que, en partant d’un certain nombre
d’observations, on pouvait en déduire la loi d’un phénomène. Aujourd’hui, je ne le crois
plus. Ce genre de « déduction » ne me paraît plus légitime. (G.F.)

De même qu’il y a une infinité de cartes possibles pour un seul terrain, il y a une infi-
nité de représentations pour une seule situation. Les « faits » ne suffisent pas à déclarer
Les « faits » et les propositions empiriques 109

quelle est la bonne représentation. Si, par exemple, je me demande comment la sève monte
dans les arbres, je m’en donnerai une représentation (un modèle). Si j’ai une série d’expé-
riences compatibles avec ce modèle, cela ne veut pas dire pour autant que ce modèle soit le
« vrai ». Quel que soit le nombre de fois qu’un modèle (une loi) a bien fonctionné, il existe
d’autres modèles compatibles avec la situation étudiée. Les expériences ne suffisent pas à
savoir quel modèle on choisira : on dit que les modèles scientifiques ne sont pas entière-
ment déterminés par un ensemble d’expériences. Il existe une infinité de représentations pos-
sibles qui rendent compte d’une situation. Il n’y a donc guère de sens à prétendre déduire la
« bonne » représentation en se basant sur l’observation et l’expérimentation. De même qu’il
y a une infinité de cartes possible pour un territoire, une infinité de récits possibles pour un
événement, il y a une infinité de façons de conceptualiser ou de théoriser une situation expé-
rimentale (Quine, 1960). Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont toutes équivalentes.

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6 Les « faits » et les propositions empiriques
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On m’a parfois reproché que je ne croyais pas aux « faits ». De là vient facilement l’accu-
sation d’être relativiste, c’est-à-dire d’être quelqu’un qui pense qu’on peut dire n’importe
quoi, et que c’est toujours bon. Mais ce n’est vraiment pas là ma position. (G.F.)

Quelle différence y a-t-il entre dire : « le bic est sur la table » et dire : « c’est un fait
que le bic est sur la table » ? La différence n’a rien à voir avec le bic et la table : les deux
propositions disent, à leur propos, la même chose : la position du bic par rapport à la table.
Mais la seconde proposition donne à l’affirmation un poids différent. Elle est une sorte de
défi qui dit : « ne me prétendez pas le contraire... » Dire « c’est un fait que le bic est sur la
table » implique une force d’affirmation du genre : « c’est quelque chose qui ne se discute
pas, tellement c’est bien établi. » Dire « il y a plus de dix millions d’habitants en Belgique,
c’est un fait » présuppose, pour être acceptable, qu’on ait bien établi le fait, c’est-à-dire
qu’on ait étayé l’affirmation au point que plus personne ne la conteste. Mais si quelqu’un
n’est pas d’accord et conteste la factualité présentée, le statut de « fait » qu’on avait donné à
l’affirmation s’évanouit. Si quelqu’un le conteste, je ne puis plus dire « c’est un fait que le
bic est sur la table. » Il faudra réétablir le fait, c’est-à-dire le considérer comme une interpré-
tation théorique à établir en la testant. Si tout le monde est convaincu, on pourra reparler
d’un fait.
Ainsi une proposition est dite factuelle si nous sommes arrivés à nous convaincre qu’il n’est
pas question, au moins sur le moment, de la mettre en doute. Il suffit pourtant que quelqu’un
suspecte la proposition pour qu’elle perde son aspect d’évidence exprimé par les mots
« c’est un fait ». Alors la proposition n’est plus vue comme exprimant un fait mais comme
une interprétation théorique éventuellement à discuter. De nouvelles informations (par
exemple, une nouvelle théorie ou de nouvelles observations) peuvent conduire à remettre des
« faits » en question (ce qui conforte le point de vue selon lequel on voit dans les « faits »
des interprétations). Ainsi, pendant des millénaires, c’était, pour les gens, un fait que le soleil
tournait chaque jour autour de la terre. Aujourd’hui, ce n’est plus un fait ! L’interprétation
théorique qui nous faisait lire les choses de cette façon n’est plus acceptée. Le « fait » s’est
ainsi évanoui. Ce qui met en évidence qu’un fait est tissé de théorie.
Ces considérations conduisent à se demander le sens qu’il y a à distinguer entre
« propositions empiriques » et « propositions théoriques ». Généralement, on parlera de
110 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

propositions théoriques lorsqu’on interprète une situation dans le cadre d’un modèle qu’on
espère adéquat. C’est ainsi que, si l’on affirme que « telle ville acquiert sa richesse des cam-
pagnes environnantes », on s’accordera à dire que c’est une thèse ou une interprétation théo-
rique qu’il s’agira de tester. Cependant, il est possible que certains géographes ou
économistes estiment cette interprétation théorique tellement bien établie que l’on peut dire
que c’est un fait (c’est-à-dire qu’il est inutile d’envisager une mise en question de cette inter-
prétation). Ils parleront alors du caractère empirique de cette proposition et sembleront nier
son caractère interprétatif. Il reste cependant que la proposition est une interprétation
(Ladrière, 1970 ; Hempel, 1966).

Allons-nous parler de l’évolution des espèces comme d’un fait ou d’une

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théorie ? L’affirmation de l’évolution des espèces est-elle une proposition
empirique ou théorique ? Un professeur d’une université renommée a écrit,
il y a quelques années, un article affirmant que l’évolution des espèces n’est
plus une théorie, mais un fait empirique. Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que
cela veut dire ?
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Dans la pratique cependant, nous classons souvent nos propositions en deux groupes. Il y a
celles dont on ne veut pas discuter et qui ne sont pas l’objet des débats, comme « mon ordi-
nateur est raccordé ». Elle sont comme un donné qu’on découvre et qu’on accepte. On les
appelle « propositions empiriques ». Par exemple, la proposition « mon ordinateur se trouve
devant moi » est manifestement une interprétation mais, comme on l’accepte facilement, on
parlera d’une proposition empirique ou d’un fait. Tandis que la proposition « l’ordinateur
s’est planté à cause d’un défaut de la disquette » se présentera comme une proposition théo-
rique dont on reconnaît le caractère interprétatif et dont on est prêt à discuter.
Dans cette perspective, une proposition empirique ou un fait n’en reste pas moins une inter-
prétation, tout comme une proposition dite théorique. La différence entre proposition théori-
que et empirique provient de la convention explicite ou implicite de ne pas mettre en
question — du moins pour le moment — les propositions qu’on dit empiriques. Il faut se
mettre d’accord sur le caractère théorique ou empirique d’une proposition : est-ce une inter-
prétation qu’on désire établir ou une interprétation qu’on estime adéquate ? La réponse n’est
jamais évidente : il faut décider.

7 Définir
Dans le temps, je croyais que la sagesse et la pédagogie exigeaient qu’on définisse bien
tous les termes avant de les employer. Aujourd’hui, je n’y crois plus. Je crois même que
c’est impossible et que l’usage précède le plus souvent la définition ! Mais je ne me sens
pas moins rigoureux pour cela et cela ne m’empêche pas non plus d’être exigeant pour les
étudiants : il s’agit qu’ils deviennent rigoureux ! ! ! (G.F.)

Comment définir un téléphone, une amitié, un ordinateur, etc. ? Pour définir un télé-
phone, il faut commencer par se donner une représentation (une théorie !) à son sujet. Puis,
cela acquis, on peut proposer comme définition un résumé de cette théorie. Et il en va de
même pour définir une amitié ou un ordinateur. De même, il me faut une théorie du change-
Le même, l’équivalent, le différent, l’analogue 111

ment de vitesse d’un vélo pour pouvoir le définir. De même, il me faut une théorie de la
science pour pouvoir en donner une définition. Et si, à la suite d’un changement dans ma
manière de voir ou de m’engager, je construis une théorie plus élaborée, je devrai revoir ma
définition.
L’enseignant peut en tirer la leçon qu’il ne sert pas à grand chose de donner une définition
élaborée d’une notion avant d’en avoir présenté une théorie. On définit toujours dans un
cadre théorique et en vue d’un projet. Si, par exemple, je veux définir, au cours de français,
la notion de poésie, il me faudra partir de la théorie embryonnaire qui me permet d’en parler.
Ensuite, j’aurai à élaborer une ou plusieurs théories de ce que j’entends par poésie, pour ter-
miner par une nouvelle théorie qui, résumée en fonction d’un projet, me donnera une nou-
velle définition.

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Dans la vie courante, nous nous construisons souvent une mini-théorie pour pou-
voir fournir une définition. Par exemple, je dirai qu’un combustible est un maté-
riau qui, mis dans le feu, brûle. Comme exercice, mettez en évidence le projet et
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les mini-théories sous-jacentes à cette définition. Prenez aussi quelques défini-


tions du dictionnaire et posez-vous la question : « Sur quelle mini-théorie et
quels projets se basent-elles ? » Comment, par exemple, la définition du Larous-
se pour « combustible nucléaire » (« Matière capable de dégager de l’énergie
par fission ou fusion nucléaire ») vérifie-t-elle cette manière de voir ?

8 Le même, l’équivalent, le différent, l’analogue


Ces concepts paraissent aller de soi et on n’hésite pas à les enseigner à de très petits
enfants. On leur présente, par exemple, une série d’objets en leur demandant d’identifier
ceux qui sont les mêmes et ceux qui sont différents. Quand on y regarde de près, l’élève qui
dirait que tous les objets sont différents aurait raison. Il y a toujours des différences à trou-
ver. Mais il se conformera vite à la règle implicite qui consiste à ne pas tenir compte de cer-
taines différences dites « non significatives ». C’est un excellent moyen de « former » à la
conformité aux normes implicites que de demander de distinguer les objets qui sont les
mêmes et ceux qui sont différents. 1
Le concept de « même » est profondément ambigu puisqu’il n’existe pas deux situations tout
à fait semblables. D’où, d’ailleurs, l’inquiétude de certains enfants quand on leur demande
de dire que deux objets sont les mêmes alors que, pour eux, la différence est évidente (à
moins qu’ils n’aient déjà appris à se conformer). Et pour tout type d’objets, il est possible —
à condition d’aller assez loin — de trouver des différences.
Cependant, si la question avait été de trouver des objets équivalents en vue de telle ou telle
fonction, le critère donné aurait permis de décider quand il y a équivalence et quand il n’y en
a pas par rapport à ce critère. Ainsi, si l’on vend des pommes à la pièce mais en distinguant
trois variétés, il est possible de déterminer quelles sont les pommes qui sont équivalentes par
rapport à ce commerce. De même, pour le garagiste, il est « évident » que la voiture rouge

1. Si on néglige assez de différences, ils seront tous les « mêmes », tandis que si on ne les néglige pas, ils seront
tous différents
112 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

est la même que la bleue ; mais, du point de vue de l’esthétique de l’acheteur, il n’en va peut-
être pas ainsi.
La notion du « même » ou celle d’équivalence s’obtient par une élimination de différences.
On peut, par exemple, dire que « tous les ordinateurs iMAC sont les mêmes » dans la mesure
où l’on trouve leurs différences négligeables (par rapport à une finalité). On établit, par cette
sélection de ce qui parait important et de ce dont on ne tiendra pas compte, une relation
d’équivalence ou une analogie. On peut aussi aborder la question du « même » d’une autre
façon : on pourrait convenir d’appeler « mêmes » deux situations qu’on représente avec le
même modèle. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme que deux bics sont les mêmes !
Mais, dira-t-on, il y a quand même des paquets qui ont un même aspect, un même contenu,
un même produit de fabrication. À quoi on peut répondre qu’on peut parler comme cela à

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condition de trouver négligeables les différences dans les paquets, dans les contenus, dans
les produits fabriqués. Car les paquets, les contenus, les produits fabriqués ont des différen-
ces… mais heureusement parfois négligeables… selon un point de vue.
Il y a donc du sens de demander aux élèves de classer des objets par rapport à certains critè-
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res (en expliquant quels objets sont équivalents par rapport à ces critères) mais c’est un abus
de langage que de leur demander de les classer sans leur expliciter les critères à utiliser. À
première vue, ce n’est pas grave. En y regardant de près, on peut se demander si cela ne va
pas perturber à juste titre la formation du jeune. Il risque, en effet, de prendre l’habitude
d’accepter des problématiques ambiguës. En d’autres termes, il importe de savoir en fonc-
tion de quelle maîtrise du temps et de quels critères on classe, on série, on organise.
Dans la même perspective, on peut dire que deux objets ne sont pas analogues dans l’absolu
et par eux-mêmes : ils sont analogues par rapport à une analyse. Celle-ci, prenant un point de
vue, néglige des différences et ainsi construit des similitudes et, par là, des analogies. Celles-
ci ne sont pas données. Ainsi, si je classe une série d’objets en fonction de leur couleur, il
s’agira de négliger les différences de couleur entre, par exemple, différents types de rouge.

9 Preuves
En bon mathématicien, j’ai été obnubilé par les preuves. L’important était alors de prou-
ver ce qu’on disait, d’être sûr que ce qu’on affirmait était vrai, d’être sûr de rejoindre la
vérité. Aujourd’hui, je crois que tout cela est parfois important mais, par exemple, je
trouve bien plus important de vivre une amitié que de la prouver. (G.F.)

Dans les cas où l’on se trouve dans un système logique comme la géométrie, on peut
prouver que les médiatrices d’un triangle se coupent en un même point. Nous ne nous attar-
derons pas à voir la signification d’une telle preuve mathématique (encore que, comme l’a
bien montré Bourbaki dans sa préface à la théorie des ensembles, la preuve d’un théorème
n’est jamais absolue : elle repose toujours finalement sur la croyance que les mathématiciens
parviendront à mettre de l’ordre dans leur maison et sur une certaine confiance en ce que
l’on considère comme démontrant.) Une preuve n’a rien d’automatique. Il faut, finalement,
accepter que ce qui a été avancé « tient la route ». Et cela ne va pas de soi, que ce soit en
mathématique, en sciences humaines ou en sciences. Par exemple, s’il s’agit de parler de la
loi de la chute des corps selon Galilée, les expériences ne la prouvent pas, en rigueur de ter-
Preuves 113

mes. Mais suite à l’expérimentation, cette loi devient un modèle bien « éprouvé » sous cer-
taines conditions. Les sciences humaines ont, elles aussi, leurs tests. Par exemple, si l’on
considère l’interprétation d’une fable, elle peut être testée par une relecture ou en la soumet-
tant à des spécialistes. Mais, de toutes façons, le modèle théorique qui est adopté ne dispose
jamais d’une preuve irréfutable. C’est donc par une attitude de bon sens, de logique de la vie
quotidienne, qu’on décide — en en acceptant le risque — qu’un modèle est solide et fiable.
Dans la construction de cette confiance, de multiples facteurs humains, individuels et collec-
tifs, culturels, relationnels, politiques, économiques, et autres, interviennent. Finalement, les
savoirs, aussi « durcis » qu’ils puissent être, sont bien des savoirs humains, avec leur force et
leurs limites.
De bons tests engendrent la confiance. Une représentation bien testée devient fiable. L’éta-

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blissement d’une théorie ou d’un modèle ressemble à la mise au point d’un nouvel avion. On
fait des essais, on va et vient entre le modèle et sa mise à l’épreuve, jusqu’au moment où on
commence à estimer qu’il a fait ses preuves… du moins jusqu’à nouvel ordre.
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En espagnol, prouver, mettre à l’épreuve et essayer s’expriment par le même


mot : « probar ». En français, on peut distinguer l’épreuve de la preuve. Le ter-
me « éprouver » entre en résonance avec le mot « prouver ». « Éprouver une
théorie », cela ne fait pas la même impression que de « prouver »…

On distingue généralement deux grands types de tests : les tests théoriques et les tests
expérimentaux. Pour comprendre cette distinction, revenons aux cartes. Supposons qu’on
nous donne un itinéraire pour un voyage en voiture. Il y a deux grandes manières au moins
de tester cette information : consulter une carte ou aller directement sur le terrain. Dans le
premier cas, on confronte l’information reçue avec une représentation du territoire : c’est un
test lié aux représentations théoriques. Dans le second cas, la confrontation se fait directe-
ment avec l’action concrète et avec ce qu’on rencontre dans notre expérience du terrain. Cela
correspond à un test pratique, expérimental ou empirique.
Autre exemple : considérons l’information « une corde tressée de plusieurs filins est plus
solide qu’une corde composée d’un matériel semblable mais non tressée ». Un premier test
de cette proposition pourrait consister à se construire un modèle théorique de ces deux types
de cordes et, travaillant sur ce modèle, à conclure en estimant que l’information donnée est
cohérente (ou non cohérente) avec le modèle théorique utilisé. Ce serait un test théorique : il
peut se pratiquer sans toucher à une corde. Un autre test — empirique, lui — consisterait à
chercher diverses cordes, à essayer et à faire l’expérience.
Autre exemple : considérons un texte attribué à un auteur. Un test théorique de cette infor-
mation pourrait consister à confronter ce texte à ce qu’on sait du style de l’auteur. Un test
empirique irait consulter les archives du dit auteur.

Si on demande ce qui est le plus facile, tirer ou pousser une brouette, l’analyse
théorique en termes physiques a une réponse claire : dès que le sol n’est pas lisse,
tirer est plus facile que pousser. Mais si l’on tient compte d’un aspect pratique
qui dépend en partie de la culture, on fera remarquer que pousser donne l’avan-
tage de voir ce que l’on fait ! Alors…
114 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

D’une façon plus générale, un test théorique consiste à éprouver la crédibilité ou la fiabilité
d’une représentation en la comparant avec des modèles qu’on estime déjà bien établis. Ainsi,
peut-on tester le récit d’un événement (une dispute, par exemple) en le comparant à ce que
nous savons de la psychologie humaine : c’est un test théorique qui peut permettre de dis-
qualifier une information, ou, au contraire, de la conforter. Le commissaire Maigret excellait
dans la pratique des tests théoriques : il mettait en évidence pourquoi certains récits du crime
étaient non crédibles.
Un test expérimental, dans l’exemple, consisterait en l’interview d’une personne qui a vécu
l’événement ou en la reconstitution de la scène, ou en la vérification des traces de poudre
attendues selon le récit théorique. Un test expérimental ou empirique d’une représentation
consiste ainsi à voir si une situation se déroule ou s’est déroulée, dans les faits, comme la

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représentation le prévoyait 2. Dans les enquêtes, que ce soient celles de Maigret ou des scien-
tifiques, les affirmations théoriques et les expériences sont parfois si imbriquées que la dis-
tinction entre le théorique et l’empirique n’est pas toujours possible. Cependant, elle
fonctionne bien dans beaucoup de situations…
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Le philosophe des sciences Karl Popper a fait prendre conscience à ses collègues épisté-
mologues et aux scientifiques eux-mêmes de plusieurs caractéristiques des tests expérimen-
taux ou empiriques 3. Il a notamment attiré l’attention sur le fait qu’il est plus facile de
montrer les limites d’un modèle que de prouver sa pertinence. Ainsi, il suffit de rencontrer
une cygne noir pour infirmer la proposition « les cygnes sont blancs ». (Cependant, si on ne
considère pas comme un cygne l’oiseau noir dont on parlait, les choses deviennent moins
claires et des controverses peuvent prendre corps.). La démarche expérimentale, a souligné
Popper, tend plus à montrer que les modèles ne sont pas adéquats qu’à les prouver adéquats
(car on aura beau accumuler les observations ou les expériences, cela ne prouve pas qu’on
n’aura pas, un jour ou l’autre, un problème : ça peut mettre des années avant que quelqu’un
ne rencontre le cygne noir qui infirmera la proposition « tous les cygnes sont blancs »).
Ensuite, il faut noter que si l’expérience contredit la théorie que l’on veut tester, on peut tou-
jours sauver celle-ci en disant que ce n’est pas la théorie qui est bancale, mais qu’elle ne
s’applique pas dans ce cas-ci, pour une raison extérieure. Par exemple, si je rencontre un
objet plus lourd que l’air qui vole (par exemple, un avion), je pourrai dire que cela n’infirme
pas la proposition affirmant que les objets plus lourds que l’air tombent mais qu’il existe
d’autres forces qui permettent à un avion de voler.

2. Signalons en passant que le schéma OHERIC parle surtout des tests expérimentaux et fait facilement
l’impasse sur les tests théoriques qui sont pourtant très importants dans la pratique. En fait, c’est par des tests théo-
riques qu’on aborde des hypothèses. Par exemple, c’est en partant du plan d’une voiture qu’il a en tête qu’un
mécanicien teste, le plus souvent, sa représentation d’une panne. Le « slogan » qui dit que les sciences sont d’abord
expérimentales est donc à prendre avec prudence… même la communauté scientifique valorise une attitude rendant
les chercheurs attentifs à la manière dont le monde peut ébranler nos représentants. Les tests théoriques, cependant,
sont au moins aussi utilisés en sciences que les tests expérimentaux. L’insistance sur les tests expérimentaux a sans
doute une racine idéologique, l’expérience faisant contrepoids aux affirmations de diverses autorités, telles la tradi-
tion, l’Eglise, des mandarins divers, etc.
3. Un test expérimental présuppose une élaboration plus serrée qu’un test empirique. On peut se référer pour cela
aux explications de la méthode expérimentale, telles qu’on les trouve dans de nombreux manuels. Mais il importe
de ne pas oublier qu’on se trouve face à des récits d’une démarche, c’est-à-dire face à une démarche modélisée. On
arrive toujours « trop tard » pour parler d’une chose que des représentations n’auraient pas déjà construite : la pré-
tendue « chose brute » s’avère déjà une construction ! Comme l’a bien montré Kant et la philosophie moderne, il
semble que nous n’ayons pas accès direct aux « choses en soi ».
Résumé, synthèse 115

Ainsi, c’est par une décision toujours discutable et risquée qu’un ou une scientifique, ou la
communauté scientifique comme groupe, estime qu’un modèle est bien éprouvé (ou qu’il est
à rejeter). On n’en arrive pas là à cause d’une procédure simple qui « prouverait » l’informa-
tion qu’on voudrait tester 4. C’est pourquoi il est regrettable qu’on dise, par économie ou
abus de langage, que les théories, les lois, les explications, les modèles sont « prouvés ».
« Etre scientifiquement prouvé », cela revient à dire que ce modèle ou cette interprétation
ont été testés et sont, de l’avis des scientifiques reconnus, bien solides, au point de ne plus
trop être remis en question.
La preuve scientifique, comme toutes les preuves, suppose donc une décision humaine. Dans
leur recherche, les scientifiques ne sont pas si différents du commissaire Maigret qui estime, à
un moment donné, s’être suffisamment représenté l’ensemble de la situation et qui juge alors
ses tests suffisants. De façon analogue, un groupe de recherche scientifique en arrive au point

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d’être convaincu d’avoir une bonne représentation de ce qui se passe. À ce stade, les cher-
cheurs (comme le commissaire Maigret) exposeront leur solution, dans les deux sens du mot
« exposer » : rendre vulnérable à la critique et expliquer. Si la communauté scientifique ne
parvient pas à mettre en question cet « exposé », elle aura tendance à reconnaître le résultat.
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La décision d’abandonner ou d’adopter un modèle, et de s’y fier, n’est donc pas une décision
qui serait nécessaire en soi et pour tout être raisonnable. Elle ressemble plus à la décision de
quelqu’un qui va abandonner une voiture : suite à de nombreux incidents dont aucun ne
fournit une indication évidente, l’automobiliste va décider — ou pas — de changer de véhi-
cule. De même la décision d’abandonner ou d’entamer un programme de recherche, ou celle
d’utiliser un modèle est raisonnable mais non nécessaire. Il se mêle d’ailleurs dans ces
décisions des éléments souvent considérés comme externes aux sciences (par exemple,
l’argent dont on dispose). Tout cela conduit à voir les sciences comme un processus social
pas tellement différent des autres… n’en déplaise à ceux et celles qui voudraient voir dans
les sciences un processus totalement rationnel !

Résolvez cette énigme (ou posez-la à votre professeur de physique) : « un


satellite, cela ne tombe pas sur terre » et pourtant « le satellite tombe tout le
temps ! » 5.

10 Résumé, synthèse
Pendant longtemps, la façon dont un résumé ou une synthèse sont liés à un projet m’a
échappé. (G.F.)
Demander, sans plus, à des élèves, de résumer un article, c’est escamoter la dimen-
sion humaine du résumé : sa subjectivité. En effet, lorsqu’on résume, on sélectionne ce qui
paraît l’essentiel en fonction d’objectifs et pour des destinataires précis et, pour opérer cette

4. C’est ce qu’explique le physicien, philosophe des sciences et philosophe Pierre Duhem : « Le physicien, écrit
Duhem, ne peut jamais soumettre à l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothè-
ses. Lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses
qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée mais elle ne désigne pas celle qui doit être
changée. »
5. Il tombe tout le temps, mais à côté de la terre ! Pourquoi ?
116 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

sélection, il faut prendre une décision. Par exemple, on peut résumer en fonction de ce que
l’auteur a voulu dire et pour des compagnes ou compagnons de classe. On peut aussi résu-
mer une conférence pour un enseignant qui était absent ; ou résumer pour un groupe de
parents une conférence sur le SIDA ; ou, encore, résumer pour soi, en vue de préparer un
examen… Ces destinataires et ces objectifs servent de critères pour prendre les décisions
relatives à ce qu’on va sélectionner et pour distinguer entre ce qu’on dit « essentiel » et
« accessoire ». Mais ces critères ne donnent pas immédiatement une réponse : finalement il
y a une décision humaine qui entre en jeu. On n’y échappe pas. Un résumé est lié à un choix
et une application de critères pour sélectionner ce qui paraît le plus important.

Comme dit le philosophe Paul Ricœur, « toute œuvre écrite ou enseignée s’achè-

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ve dans le lecteur, le public, l’élève ». Cela signifie que la production d’un texte
écrit ou parlé se construit en fonction du destinataire d’une part et, d’autre part,
que ces mêmes textes sont appropriés par le destinataire qui peut les prolonger
jusqu’à en faire de simples prétextes.
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Il en va de même pour les synthèses. Elles se font toujours avec une intention implicite ou
explicite. L’élaboration d’une synthèse n’est pas un travail mécanique : c’est la production
d’une personne qui prend des décisions.

11 Idéologies
J’ai longtemps cru que le langage pouvait être assez transparent. Puis, je me suis rendu
compte que je disais bien des choses que je ne voulais pas dire : mon discours véhicule
une vision du monde qui s’exprime sans que je ne m’en rende compte. Par exemple, j’ai
découvert que la dévotion à St Joseph travailleur véhiculait une vision conservatrice du
travail, que la dévotion à la Ste Famille légitime un type de famille. Et ce n’est pas par
hasard si je pense à un directeur d’école plus facilement qu’à une directrice. Et le dis-
cours scientifique alors ? Et les mathématiques ? Et les cours d’histoire ou de littérature ?
Sans vouloir tout contrôler dans ce que je dis (cela me rendrait fou !), je préfère ne pas
trop véhiculer certaines idéologies qu’aujourd’hui, en tout cas, je n’approuve pas. Mais
je sais que tous mes discours véhiculent de l’idéologique.
Que penser par ailleurs de la position qui estime que les cours de sciences doivent être
totalement objectifs, sans aucune idéologie ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Est-
ce un leurre ? Si je prétends exposer à mes élèves tous les points de vue sur une question,
suis-je neutre pour cela ? (G.F.)

Quand un instituteur dit qu’avec 25 euros, il est possible d’acheter un steak, un dis-
que compact et un ticket de cinéma, il fait au moins deux choses. La première lui est claire :
c’est un exercice d’arithmétique. La seconde est claire aussi mais souvent moins réfléchie : il
légitime une certaine société où ceux et celles qui ont de l’argent pour consommer des biens
de luxe sont « plus égaux » que les autres. Pour s’en persuader, il suffit de proposer qu’avec
25 euros, on peut acheter dix sacs de pommes de terre, dix pains et dix paquets de margarine.
L’effet ne sera pas le même : ce ne seront plus les mêmes élèves qui se sentiront à l’aise ou,
au contraire, mal à l’aise. Ou si, dans un cours d’histoire, on affirme que les canuts (les
ouvriers tisserands) se révoltèrent à Lyon, au milieu du XIXe siècle, avec une grande féro-
cité, ce n’est pas la même chose que de dire que, exacerbés par les injustices, ils voulurent
Idéologies 117

organiser une autre société. Dans un cours de biologie, on peut parler de la sexualité en se
limitant à décrire le fonctionnement des organes génitaux ou on peut les situer dans la pers-
pective d’une découverte de l’amour, en introduisant des éléments psychologiques et rela-
tionnels. On fait des choix et ils sont lourds de significations.

Y aurait-il une analogie entre le travail de la mathématicienne qui ne regarde


que les structures, en se désintéressant de leur contenu, et celui du gestion-
naire qui s’intéresse à l’organigramme de l’entreprise sans prendre en compte
les individualités qui remplissent cet organigramme ?

Manifestement, il y a de l’idéologie dans les cours. Comment analyser ce phénomène ? Et

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tout d’abord, qu’entend-on par discours idéologique ?
Certains discours sont destinés principalement à informer. D’autres servent à exhorter, moti-
ver, mobiliser, légitimer une vision du monde, plutôt qu’à décrire. Ce sont les discours dits
« idéologiques ». Ainsi, dire que « mon bic est sur le pupitre » est une phrase manifestement
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surtout descriptive et informative. Tandis que dire qu’« il faut faire ce que le professeur dit »
est une phrase clairement idéologique. Et la phrase « les élèves attentifs comprennent plus
vite que les autres » peut avoir l’un ou l’autre statut. Descriptive, elle essaie simplement de
rendre compte de quelque chose qui fait l’unanimité. Mais, dans la mesure où cette proposi-
tion est une façon de mobiliser les élèves en vue d’être plus attentifs, c’est une proposition
idéologique 6.
Le plus souvent les discours idéologiques voilent leur lieu d’origine et ce qu’ils visent. Ainsi
la proposition « Il faut faire ce que le professeur dit » ne manifeste pas pourquoi et en vue de
quoi on adopte cette attitude. Plus encore, il est des manières de parler dont on peut dire, à
l’analyse, qu’elles proviennent des hommes, des patrons, des travailleurs, des femmes, des
enseignants, de la direction des écoles, des parents, de dominants, d’opprimés, etc. Ainsi,
certaines spiritualités sont caractéristiques des milieux sociaux qui les portent. Ces manières
de penser et de regarder sont liées à la façon dont ces groupes se situent et sont situés dans la
société. Le fonctionnement des sociétés tend à voiler la particularité de ces discours.
Les cours que nous donnons véhiculent généralement à la fois des discours principalement
idéologiques et des discours principalement descriptifs (dits aussi « déclaratifs »). Ainsi,
l’étude d’une fable de La Fontaine — songeons à La Cigale et La Fourmi — découvre à la
fois une description du fonctionnement d’une société et une morale. L’éloge de la précision
au cours de mathématiques est de teneur idéologique. Beaucoup de classifications sont idéo-
logiques car elles ne dévoilent pas les objectifs sous-jacents à la classification : c’est le cas,
par exemple, de la classification de méthodes en plus efficaces et en moins efficaces (on ne dit
pas par rapport à quel projets elles sont efficaces). Certains cours sont idéologiques de façon
patente, comme les cours de religion ou de morale. Paradoxalement, ce sont peut-être ceux où
l’esprit critique des élèves et des enseignants est en éveil. Les cours de français et d’histoire
sont aussi clairement idéologiques : comment commenter une œuvre de Camus ou la Révolu-
tion Française sans présenter une vision du monde ? Mieux ou, plutôt, pis encore : les paroles
de La Marseillaise, chant républicain s’il en est, véhiculent un racisme rarement perçu.

6. Les discours idéologiques sont parfois consciemment tels, mais le plus souvent non conscients. Ainsi, Hergé
n’était sans doute pas conscient de véhiculer une idéologie raciste dans son Tintin au Congo. Les discours les plus
descriptifs n’en véhiculent pas moins une interprétation du monde tout à fait idéologique. Ce n’est que dans des cas
extrêmes que la distinction fonctionne assez bien… et encore.
118 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

En tant qu’enseignant ou enseignante, que préfère-t-on dire : « dans cette


leçon, je vais vous enseigner à observer » ou « dans cette leçon, je vais vous
enseigner des méthodes d’observation d’un biologiste de terrain » ?

Le fonctionnement idéologique d’un cours ressemble souvent à la situation de cette contre-


bandière — bien connue dans la région — qui passait la frontière chaque matin à vélo.
L’esprit critique des douaniers les amenait à fouiller consciencieusement le vélo avant de la
laisser passer... Un jour, dans un bistrot frontalier, un douanier et la contrebandière frater-
nisèrent au point qu’il s’enhardit à lui demander — avec promesse d’impunité — ce qu’elle
fraudait et comment... et la réponse fut cinglante : « Mais des vélos, mon gros niais ! ». De
même, des enseignants et des enseignantes se défendent de véhiculer de l’idéologie sans se

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rendre compte qu’il y en a partout dans leurs cours, pas là où ils exercent leur esprit critique,
mais à côté de ce qui est parfois le plus significatif (comme les douaniers qui étaient très cri-
tiques, sauf pour le vélo !). Nous l’avons d’ailleurs déjà vu au second chapitre, à propos de
plusieurs façons de présenter la conductivité électrique des matériaux. Il peut y avoir un
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décalage entre un esprit critique exercé à l’intérieur de la discipline et un autre, plus large.
Une bonne façon de se rendre compte du poids idéologique d’une situation d’enseignement,
c’est de voir si l’on peut envoyer le même message, avec une tonalité idéologique différente,
comme lorsqu’on dit qu’un verre est à moitié vide ou à moitié plein. Dans les deux cas, la
mesure physique de la quantité de liquide sera la même mais, suivant qu’on dit le verre à
moitié plein ou vide, c’est un autre message que l’on envoie. La portée « scientifique » du
discours est équivalente dans les deux cas, mais le message n’est pas le même.
Les enseignantes et les enseignants, comme la plupart des gens, ne sont pas souvent cons-
cients de la teneur idéologique de leur discours. Ainsi, Hergé, confronté à une analyse mon-
trant le racisme et le colonialisme de son Tintin au Congo, aurait pu dire : « je n’ai pas voulu
dire tout cela. C’est vous qui le mettez ». Reste que son Tintin au Congo est un bel exemple
d’une idéologie raciste, colonialiste, bienveillante et paternaliste ! De même, l’auteur du
manuel de biologie qui a écrit que « les êtres vivants ont les mêmes besoins fondamentaux »,
ne se doutait sûrement pas du discours idéologique qu’il véhiculait. Pourtant, ce type de dis-
cours est à la fois idéologiquement lourd et finalement scientifiquement faux (les besoins
affectifs des humains leur sont fondamentaux, tandis que les bactéries ne semblent pas avoir
beaucoup de besoins fondamentaux en affectivité). Cette enseignante d’économie ne se
voyait pas véhiculer une idéologie sexiste quand elle décrivait une petite entreprise familiale,
gérée par l’homme, tandis que sa femme s’occupait du secrétariat et de la cuisine… Ni ce
manuel de chimie parsemé de dessins où les filles font toujours des gaffes… réparées par des
garçons. Ni ce manuel d’école primaire sur les ensembles : dans le dessin représentant les
hommes, on pouvait voir un directeur face à un grand bureau, un pilote d’avion et un
maçon ; et dans l’ensemble des femmes, une mère de famille poussant une voiture d’enfant,
une infirmière et une secrétaire !
Certains enseignants et enseignantes (et certains parents ou élèves aussi) voudraient éliminer
toute dimension idéologique dans les cours. Un peu comme d’aucuns voudraient éliminer
toutes les bactéries de leur système digestif. Ils ne perçoivent pas qu’un cours sans idéologie
est aussi impossible que d’être en bonne santé sans une flore intestinale. Les descriptions du
monde que proposent les cours visent à éclairer les actions et engagements possibles. Elles
nagent donc dans un univers de sens, plein de finalités. C’est justement quand un enseigne-
Idéologies 119

ment veut rejoindre la vie des élèves et donc produire du sens qu’il importe de pouvoir ana-
lyser son fonctionnement idéologique. Non pas pour être « purs » de toute idéologie, mais
bien conscients qu’on fait inévitablement — et heureusement — des choix idéologiques
(parfois conscients, parfois non). Conscients aussi qu’une déontologie demande qu’on évite
d’être trop unilatéral dans ce domaine.

Par exemple les deux textes qui suivent montrent au moins deux visions d’une question (en
fait, il y en a bien plus que deux, mais deux suffisent à montrer la pluralité des possibilités). Le
texte (a) est extrait d’un manuel de sciences ; le texte (b) est l’un des remaniements qu’on peut
en faire. Cette méthode de réécriture d’un texte en visant un autre biais idéologique et une
même portée scientifique est une excellente manière de faire prendre conscience que, en classe
on produit de l’idéologie » et, en plus, qu’on fait des choix en cette matière (cet exercice peut,

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par exemple être pratiqué à des cours de français, en l’adaptant selon l’âge des élèves). Des
deux textes qui suivent, on peut ainsi dire beaucoup de choses, les critiquer tous les deux, mais
il est difficile de prétendre qu’ils ne montrent pas que dire (a), ce n’est pas dire (b) 7.
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(a) (b)
Des mesures ont été prises pour combattre La lutte contre la pollution
la pollution de l’air. a une dimension socio-politique.
Les États développent les espaces verts, protègent les Se rendant compte du problème de la pollution, des
sites naturels sauvages, instaurent des réglementations groupes informent et sensibilisent le public à la défense
sur le rejet des déchets dans l’atmosphère, informent et de la nature. Ils poussent leurs représentants politiques
sensibilisent le public à la protection de la nature. Ces à développer des espaces verts, à protéger des sites
mesures sont souvent du domaine des spécialistes. Mais naturels sauvages, à imposer des réglementations sur le
chaque individu doit se sentir directement concerné. rejet des déchets, etc. Dans l’examen de ces questions,
Réfléchis-y. des spécialistes scientifiques peuvent être fort utiles.
Cependant la question de la pollution n’est pas
purement technique car elle met en jeu des choix de
société. C’est finalement notre affaire à tous et à toutes.
Version qui fut publiée Version alternative
(tout aussi idéologique que la première !)

7. Pour analyser le contenu idéologique d’un texte, la grille suivante peut être utile. Comme exemple de départ,
on peut réfléchir à la question suivante : un verre de 250 cc rempli à 125 cc est-il à moitié vide ou à moitié plein ; ou
à la différence entre ces énoncés : « Colomb conquit l’Amérique du Sud en 1492 » et « Colomb découvrit l’Améri-
que en 1492 ».
• Lire le texte et, si on en dispose, sa réécriture en se demandant : quelle vision du monde cela véhicule-t-il ?
Quelle différence entre les deux textes ?
• Pour entrer plus dans les détails, examiner le texte à analyser en se demandant quelles sont les expressions les
plus idéologiquement marquées ? (Dans le cas de l’exemple de Colomb, il y a évidemment les termes « conquit »
et « découvrit ».) Repérer ainsi plusieurs points idéologiquement chauds.
• Se demander, à propos de chaque point « chaud », comment on pourrait exprimer un message similaire, mais
avec une autre idéologie (par exemple, le verre à moitié plein ou à moitié vide).
• Se donner une idée générale de l’orientation idéologique du texte. (Voir, par exemple que, selon le texte sur la
pollution cité ci-dessus, seul le spécialiste – politique ou scientifique – a son mot à dire.)
• Réécrire des morceaux du texte, avec une autre orientation. (Par exemple, un texte sur la lutte contre la pollution
qui soit moins centré sur les « chefs »… ou les experts)
• Conclure en se demandant si un texte avec une autre idéologie serait accepté de la même façon. Se demander
aussi si l’interprétation qu’on a donné aux biais idéologiques du texte est plausible.
• Écrire un texte sur le même thème mais venant d’autres lieux idéologiques.
120 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

EXERCICE
Comparer les deux textes et en montrer les différences significatives quant à
la compréhension de l’action politique, du rôle de l’État, des citoyens, de la
place de l’expertise scientifique, etc. Commencer par analyser les deux textes
pour mettre en évidence leurs différences, sans faire des jugements de valeur
à leur propos. Ensuite, décidez de celui que vous choisiriez ou proposez-en un
troisième. Qu’est-ce que cela implique à propos de vos valeurs ?

Similairement les textes qui suivent montrent, dans l’action concrète de rédaction d’un
manuel, qu’il faut choisir (décider de ne pas décider, ne l’oublions pas, c’est encore

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décider...). Ici encore, nous proposons des textes non pas tant pour que les lecteurs prennent
position à leur propos mais plutôt pour qu’ils prennent conscience qu’il y a des choix impli-
cites ou explicites : qu’on ne peut pas ne pas pendre position. Il n’y a pas de textes neutres.
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Texte publié dans un manuel français


Réécriture
de biologie
La reproduction humaine n’est pas différente de Au point de vue psychologique, la procréation
celle des autres mammifères. Elle nécessite le humaine est spécifique par ses aspects relationnels
concours de deux parents, dont les glandes et éthiques. Au point de vue physiologique, la
génitales, ou gonades, ont élaboré des cellules reproduction humaine ressemble à celle des autres
sexuelles, ou gamètes. Les gamètes mâles se mammifères (bien qu’il faille aussi tenir compte de
nomment spermatozoïdes ; les gamètes femelles, l’effet du psychologique sur le physiologique ; par
ovules. La puberté marque, dans les deux sexes, exemple, il n’est pas rare que, chez une femme
l’entrée en fonction des organes génitaux. apparemment stérile, une grossesse soit le résultat
Cependant, alors que chez l’homme la fonction ne d’événements ayant marqué sa vie). La
se traduit par aucun signe extérieur régulier, chez reproduction nécessite le concours (et si possible
la femme elle s’accompagne d’un cycle sexuel l’amour) de deux parents dont les glandes
complexe. En effet, gamétogenèse et cycle sexuel génitales, ou gonades, ont élaboré des cellules
sont étroitement régulés par des influences sexuelles, ou gamètes. Les gamètes mâles se
hormonales. nomment spermatozoïdes ; les gamètes femelles,
ovules. La puberté se caractérise, dans les deux
sexes, par des changements hormonaux qui
s’accompagnent d’une maturation et, dans la
plupart des cultures, d’une certaine réorganisation
de la personnalité marquée par des rites
d’initiation ainsi que par une individualisation
plus grande. C’est l’époque de l’entrée en fonction
des organes génitaux. Celle-ci ne se traduit, chez
l’homme, par aucun signe extérieur régulier, tandis
que chez la femme, elle s’accompagne d’un cycle
sexuel complexe. En effet, gamétogenèse et cycle
sexuel sont étroitement régulés par des influences
hormonales. Cette période de la vie est celle où,
dans pratiquement toutes les cultures, les jeunes
sont intégrés dans les institutions des adultes et
deviennent des citoyens et citoyennes à part entière.
Propositions descriptives et normatives 121

Comparez les deux textes et montrez les options différentes qu’ils véhiculent.
Quels sont les choix de valeurs sous-jacents à chaque texte ? Discutez ensuite
de la formulation que vous choisiriez. Analysez les effets de ce que l’un est
plus court que l’autre ? Lequel mettriez vous dans le manuel que vous
écririez ?

Voici encore l’un ou l’autre exemple permettant d’analyser le contenu idéologique de cer-
tains discours.

Darwin a déduit sa théorie de l’évolution des Au XIXe siècle, l’idée selon laquelle la terre,

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nombreux faits dont il a été témoin au cours les sociétés, l’univers, les vivants, ont une
de son voyage autour du monde histoire, était très courante. Darwin l’a
utilisée pour organiser dans une perspective
évolutionniste l’information biologique de
son époque.
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En 1492, Colomb débarqua dans les Caraïbes. En 1492, les Espagnols commencèrent la
conquête du continent américain.

Bref, même dans les cours de sciences et de mathématiques, les discours idéologique et
scientifique sont sans cesse mêlés. Il n’y a pas d’enseignement idéologiquement neutre.

12 Propositions descriptives et normatives

Est-il est possible de « déduire » des normes éthiques à partir de résultats


scientifiques ? Par exemple, nos connaissances en écologie nous permettent-
elles d’énoncer des normes en cette matière ? Nos connaissances en psycho-
logie pourraient-elles nous dire ce qu’un couple en crise doit faire ? Sans
doute peuvent-elles nous aider à prévoir le résultat de nos actions, mais elles
ne peuvent guère constituer une norme pour celles-ci.

On peut distinguer des propositions descriptives du type : « l’ordinateur est sur le


bureau » et d’autres, normatives, du genre : « l’ordinateur doit être sur le bureau ». Les
réponses aux premières contribuent à nous donner une représentation de notre situation. Les
secondes prétendent nous dire ce qu’il faut faire : elles sont prescriptives. On parle de deux
types de propositions : les descriptives et les normatives. En prendre conscience conduit
d’ailleurs souvent à s’interroger : « qui édicte la norme ? »
On admet le plus souvent qu’on ne passe pas logiquement de l’énoncé de propositions des-
criptives à des normes. Par exemple, ce n’est pas parce que, depuis des siècles, voire des mil-
lénaires, les êtres humains ont résolu leurs conflits par la guerre que c’est une norme de faire
la guerre pour résoudre les conflits. De même, ce n’est pas parce qu’on a pu objectiver les
risques pris dans la construction d’une centrale nucléaire qu’on est plus éclairé sur la ques-
tion de savoir quels risques il « faut » ou « on peut » ou « on veut » prendre ou tolérer. Il y a
donc du sens à distinguer entre, d’une part, ce qui s’est passé ou ce qui se passerait et,
122 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

d’autre part, ce qu’on estime qu’il doit se passer. Cette distinction est d’ailleurs apparentée à
une autre polarité possible, celle entre l’informatif et le normatif.

Quelle différence y a-t-il entre ces énoncés : « vous devez connaître ceci pour
l’examen » et « si vous ne connaissez pas ceci lors de l’examen, vous serez
ajournés » ?

Les propositions normatives sont du type « il faut ». Elles se présentent parfois d’une façon
absolue, c’est-à-dire sans condition comme lorsqu’on dit « il faut travailler dans la vie » ; ou
parfois de façon relative, c’est-à-dire conditionnelle comme lorsqu’on dit : « il faut travailler
si l’on veut trouver une place dans la société ». Mais dans l’un ou l’autre cas, on est tenté de

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se demander qui dit « il faut » ? Qui décide des normes ? La réponse traditionnelle à ces
questions était simple. C’était Dieu, ou la Nature, ou la Conscience qui dictait le devoir.
Aujourd’hui, il en est peu qui acceptent une telle normativité sans débat. Ils lancent la
question : « mais que se passera-t-il si je (nous) transgresse(ons) la norme ? » À cette ques-
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tion, les sciences peuvent parfois répondre dans la mesure où elles peuvent décrire les effets
de l’action. Ainsi, les sciences peuvent rechercher des réponses à la question : « que va-t-il
se passer si on ne prend aucune mesure pour diminuer la chute du taux d’ozone ? ». Elles
peuvent aussi chercher une réponse à la question : « si notre couple continue à avoir tel type
de réaction, alors que va-t-il se passer ? ». Les réponses à ces interrogations sont du type « si
A, alors B ». C’est ainsi que le « il faut » des normes peut être traduit en des propositions
descriptives du genre : « si la norme est transgressée, alors il s’ensuivra telle conséquence ».
Par exemple, la norme « il faut respecter l’environnement » peut se traduire en « si on ne res-
pecte pas l’environnement, alors telles conséquences s’ensuivront... ». La norme n’est plus
alors présentée comme absolue (c’est-à-dire « sans lien ») mais comme relative aux objectifs
de notre action : elle décrit les conséquences de l’action. Elle peut ainsi être traduite en une
proposition du type : « si A, alors Y ». Ainsi l’injonction « il est interdit d’entrer dans ce res-
taurant si l’on est débraillé » suppose une autre proposition : « si vous êtes débraillé et entrez
dans ce restaurant, alors... » Semblablement on peut considérer la proposition normative
« vous devez connaître cette matière » et la traduire en « si vous ne connaissez pas cette
matière pour l’examen, alors vous perdrez des points ». Notons que, selon les disciplines et
le point de vue pris, il y a une pluralité de réponses scientifiques à la question de savoir ce
qui arrivera si on transgresse la norme.
La traduction d’une proposition normative en une proposition descriptive du type « si…,
alors… » n’est pas totale. Elle supprime cependant l’aspect absolu de la norme. Cette der-
nière, dans sa forme absolue, ne laisse aucune place à une négociation, tandis que la traduc-
tion laisse la place pour une discussion. Elle permet à celui ou celle qui en accepte les
conséquences de se situer et, éventuellement, de rejeter cette norme. Celle-ci, quand elle est
présentée de façon absolue et quand elle laisse dans l’ombre les conséquences de la trans-
gression, ferme la porte à tout refus. Il y a une grande différence entre s’entendre dire « tu ne
séduiras pas l’épouse de ton voisin » et « si tu essaies de séduire l’épouse de ton voisin, tu
risques de démolir ta famille et la sienne » ; ou encore « ne bois pas quand tu conduis » et
« si tu bois et te mets au volant, tu risques de tuer quelqu’un ». Ce n’est pas la même chose
de dire « il ne faut pas tricher aux examens » et « si on triche aux examens, on sape un con-
trat de confiance important pour la société ». Le second mode de parler conduit à une
réflexion critique et à un débat éthique que ne favorise guère le premier.
Technocratie 123

C’est dans cette perspective que beaucoup d’éducateurs et éducatrices estiment important de
former les élèves à traduire les normes en propositions descriptives de ce qui pourrait se pas-
ser.

13 Technocratie
Nous avons déjà évoqué la dimension idéologique des représentations qu’on se donne
grâce aux sciences. Il y a souvent passage du « cela semble se passer ainsi » au « cela doit se
passer ainsi ». Quand les sciences déterminent ainsi la façon d’agir et suppriment en consé-

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quence les débats éthique et politique, on parle de technocratie. Mais, technocratie ou pas,
les décisions que l’on prend sont influencées par nos représentations et par nos connaissan-
ces scientifiques (et je crois que c’est très heureux — à condition pourtant que les sciences
n’éliminent pas d’autres perspectives comme la sensibilité au bien commun ou le développe-
ment critique du bon sens). Dans cette perspective, nous allons proposer ici (en suivant le
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point de vue du philosophe des sciences Jürgen Habermas, 1973) trois manières d’articuler
sciences et action : les modèles technocratique, décisionniste et politique.

Au sens propre, il y a « technocratie » (étymologiquement : le pouvoir des techniciens)


quand on confie des projets à des techniciens ou techniciennes qui prennent ainsi le pouvoir
au nom de leurs disciplines. Dans une telle situation, on parle d’un gouvernement de techno-
crates. On définit la démarche technocratique comme une manière de gouverner qui, en
s’appuyant sur les sciences et les techniques, élimine les débats éthiques ou politiques dans
les conflits de société. On qualifiera ainsi de technocratique une organisation de la santé où
les médecins décident à la place des patients. C’est ainsi également que la nomination d’une
commission d’experts et d’expertes pour décider, au nom de leurs connaissances et de leur
expertise, de la politique en matière d’école est une procédure typiquement technocratique.
Similairement, il y a des écoles qui sont technocratiques (à ne pas confondre avec les écoles
qui utilisent de nombreuses techniques pour faire face aux questions qui se posent).

Une réaction typique d’un technocrate sera, par exemple, que la question de
l’environnement, en Haïti est d’abord un problème à envisager techniquement
par des ingénieurs, pour seulement ensuite envisager les dimensions sociale, po-
litique et humaine de la question. Le « non technocrate » dira sans doute que la
question de l’environnement en Haïti est une question aussi (voire plus) politi-
que que technique et que, pour être adéquate, la solution technique doit être
négociable politiquement… Elle dira aussi que les deux approches doivent avan-
cer de concert et qu’il y a grand risque que le technocrate, lorsqu’il aura ses stra-
tégies techniques, découvre qu’elles ne sont pas acceptées politiquement…

On peut donc parler d’une attitude technocratique lorsque l’on a tendance à laisser les
décisions à ceux et celles qui sont supposés savoir. En technocratie, il n’y a plus que des pro-
blèmes techniques et/ou scientifiques. L’attitude technocratique sape ainsi la distinction
entre propositions descriptives et propositions normatives puisque le discours descriptif des
sciences serait aussi celui qui édicterait des normes pour l’action.
124 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

Beaucoup pensent que la technocratie, puisqu’elle se réfère aux sciences, est neutre. En fait,
elle se réfère aussi, sans cesse, aux présupposés des disciplines utilisées (ou au poids donné
à différentes disciplines si l’on a affaire à une technocratie interdisciplinaire). Les personnes
et les groupes qui croient la technocratie neutre oublient les négociations nécessaires à la
construction d’une représentation de la situation (Sorensen & Levold, 1992 ; Simondon,
1958).

Souvent, les programmes scolaires sont décidés par un groupe d’enseignants


de cette discipline. Trouvez-vous cela entièrement normal, et pourquoi ?
Comment qualifieriez vous l’action de construire un programme d’histoire ?
Relève-t-elle de l’histoire, du politique, de l’économique ?

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On pourrait penser que nos propos impliquent le rejet de la stucture technocratique en toutes
circonstances. Ce n’est pas le cas. Comme la plupart de nos concitoyens, nous l’estimons
tout à fait appropriée dans certaines situations comme le pilotage d’un avion, la pratique de
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la chirurgie, le calcul de la résistance d’un pont, etc. L’urgence ou l’absence de formation


adéquate chez les acteurs sociaux justifient parfaitement certaines approches technocrati-
ques. Mais quand cette remise du pouvoir aux experts et aux expertes devient la norme et se
fait sans de bonnes raisons, elle déclenche tôt ou tard une protestation éthique. Notre société
a en effet fait le pari de se doter d’institutions démocratiques, c’est-à-dire d’institutions pou-
vant résister à ceux et celles qui ont le savoir ou l’argent. Cette démocratie est menacée,
entre autres, par le trop grand pouvoir des experts et expertes et par la difficulté à décider
d’un partage du pouvoir (Beaumont, 1977 ; Roqueplo, 1973).
La technocratie se situe assez souvent dans certaines professions fortement dépendantes des
savoirs, notamment en médecine et en profession d’ingénieurs. Les médecins ont en effet
souvent tendance à prendre les décisions à la place de leurs patients. Quant aux ingénieurs,
leur formation les a rarement amenés à percevoir qu’une solution technique n’est que rare-
ment la solution à un problème. Une approche non technocratique insistera pour qu’on per-
çoive que la solution exige une approche interdisciplinaire qui prend en charge les multiples
aspects du problème, sans oublier l’avis des usagers, même peu formés. Par ailleurs, pour le
technocrate, une technologie, c’est un ensemble d’objets techniques qui sont utilisés et qui
déterminent le type de solution. Pour le non-technocrate, au contraire, une technologie ne
peut être réduite à une accumulation de techniques. Elle est plutôt une construction socio-
technique, ayant une face organisationnelle, sociale, institutionnelle et culturelle, autant
qu’une face comprenant des objets techniques matériels. Ainsi, comme les événements l’ont
tragiquement montré, la technologie du bâtiment que constituaient les tours jumelles du
World Trade Center à New-York était incomplètement réfléchie, car non pensée en relation
avec la « sécurité », même en cas d’attaque terroriste.
Beaucoup de réponses à cet abus de savoirs que constitue la dérive technocratique supposent
qu’il est souhaitable d’avoir une participation plus grande de tout le corps social aux prises
de décisions relatives à notre situation. Ce souhait implique une éducation de l’ensemble des
populations pour qu’elles deviennent capables de participer à la gestion de leur monde scien-
tifico-technique en comprenant suffisamment ce qui est en jeu pour la société et pour toutes
ses institutions. Un débat relatif à l’éducation à la gestion sociétale des sciences et des tech-
nologies a été lancé depuis longtemps : cette éducation a reçu le label de « alphabétisation
scientifique et technique » (A.S.T.).
Face à la technocratie, l’alphabétisation scientifico-technique 125

14 Face à la technocratie, l’alphabétisation


scientifico-technique
L’A.S.T. vise à donner à tous une culture citoyenne scientifico-technique adéquate
pour le genre de civilisation qui est la nôtre. Il vise à donner à chacun l’équivalent de ce que
le lire et l’écrire procurait au début du siècle dernier. Ce mouvement est polarisé par deux
perspectives. D’une part, il poursuit des buts humanistes en permettant à chacun de déployer
ses potentialités et à la société de fonctionner démocratiquement. D’autre part, il est aussi
promu pour des raisons économiques liées à l’adaptation de l’individu aux contraintes éco-
nomico-sociales. C’est la rencontre de ces deux types d’intérêts (humaniste et économique)
qui donne à l’A.S.T. son importance actuelle.

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Ce mouvement s’est développé autour des questions posées à propos des sciences et des
technologies mais il peut être transposé à pratiquement tous les autres cours. On peut se
demander comment, par exemple, un cours d’histoire, de français ou d’éducation physique
pourra promouvoir les objectifs décrits dans le paragraphe qui suit.
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L’A.S.T. poursuit généralement, à travers une culture scientifique, trois objectifs : l’autono-
mie de l’individu, la communication avec les autres et une certaine maîtrise de l’environne-
ment. On peut éclairer ce qui est ainsi visé en examinant quelques exemples de
connaissances ou de compétences utiles à l’A.S.T : la compréhension des origines de l’uni-
vers, une réflexion sur la sexualité humaine, la notion de contagion, la connaissance de rai-
sons pour lesquelles on ne peut recongeler des surgelés une fois dégelés, la familiarisation
avec un logiciel informatique, l’utilisation de la télécopie, la manière de traiter un moteur
diesel dans le froid des montagnes, les différences humain-animal, etc.
Certaines connaissances scientifiques ou techniques favorisent une certaine autonomie chez
les individus. Ainsi en comprenant ce qu’est la contagion, les fonctionnements de la congé-
lation, les structures d’un programme informatique, la façon dont se transmet un fax ou les
mécanismes du gel du gazole, il devient possible de prendre des décisions raisonnables et
rationnelles face à une série de situations problématiques. On peut, notamment, échapper au
fonctionnement par la recette, laquelle rejoint toujours la prescription d’un comportement
ou d’une attitude, ce qui rend dépendant et fait perdre une partie d’une autonomie possible.
Cet objectif d’autonomie peut servir de critère pour juger de l’intérêt de connaissances en
distinguant d’une part celles qui augmentent la dépendance à l’égard des experts ou spécia-
listes et, d’autre part, celles qui permettent à l’individu d’établir avec eux une relation plus
partenariale et égalitaire. Il est clair, par exemple, qu’une bonne compréhension du phéno-
mène de « contagion » augmente l’autonomie d’une personne.
On peut aussi évaluer l’intérêt des connaissances en fonction de la manière dont elles permet-
tent de communiquer avec d’autres à propos de nos situations de vie. C’est là sans doute la
force de la théorisation. Construire une théorie revient en effet à se donner des mots, des con-
cepts et des structures de représentations permettant de trouver comment dire à d’autres ce
que nous vivons. Au contraire, la prescription ou la recette ne favorisent pas la
communication : elles disent ce qu’il faut faire, sans laisser de place au dialogue ou à la négo-
ciation. La théorie apparaît, elle, comme une médiation partagée dans la communication
humaine et est, par là, à la base du dialogue partenarial. Ainsi une modélisation 8 d’un télé-

8. On serait tenté de parler de « la » modélisation et de « la » conceptualisation ; cela voilerait le fait que, pour
une situation, il y a une infinité de façon de la modéliser ou de la conceptualiser.
126 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

phone cellulaire, une conceptualisation d’une ville ou de l’action d’écouter donnent aux per-
sonnes une possibilité d’autonomie, de communication et de négociation dans la vie.
Enfin, connaître quelque chose du monde implique toujours un savoir-y-faire et un pouvoir-
faire. Ce qui donne son sens à la théorisation, c’est la façon dont elle engendre des possibili-
tés individuelles et sociales d’action. Comme on l’a assez seriné depuis quelques décennies,
les sciences sont intrinsèquement liées à un pouvoir (ce qui ne veut pas nécessairement dire
une domination sur les autres). Diffuser l’A.S.T, c’est donc plus que « vulgariser », c’est
aussi décentraliser et partager le pouvoir.

Un docteur en sciences pourrait-il ne pas être « alphabétisé scientifiquement » ?

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En conclusion, je considérerai donc quelqu’un comme alphabétisé scientifiquement et tech-
niquement lorsque ses savoirs lui procureront une certaine autonomie (possibilité de négo-
cier ses décisions face aux contraintes dites naturelles ou sociales), une certaine capacité de
communiquer (trouver les manières de « dire ») et une certaine maîtrise, face à des situations
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concrètes (comme la contagion, la surgélation, l’ordinateur, un fax, un moteur Diesel, etc.) 9.


Concrètement, ce que promeut l’alphabétisation scientifique et technique rejoint le mouve-
ment qui centre la didactique sur ce qui fait des élèves des acteurs sociaux autonomes, culti-
vés et ingénieux. Cela implique notamment l’acquisition d’une compétence certaine dans
des domaines variés 10.
Le mouvement A.S.T entend ainsi affirmer qu’une certaine formation est nécessaire face aux
sciences et aux technologies, et qu’elle correspond à l’apprentissage du lire-écrire-calculer
qui était, au début du XXe siècle, la base de la participation à la vie sociale. Il pose nettement
la question : « quel but poursuit-on en donnant un enseignement scientifique ? » (Vergnioux,
1999).

15 Décisionnisme, négociations
Il existe des manières non technocratiques de relier décisions et techniques. Elles
visent le plus souvent à amener les spécialistes à donner leur point de vue, sans qu’ils préten-
dent avoir accès à une vision complète qui déterminerait comment il faut agir. C’est souvent

9. Remarquons que cette « alphabétisation » ne concerne pas seulement la matérialité des situations matérielles,
mais aussi la vie affective, sociale, éthique ou culturelle.
10. Comme les compétences et savoir-faire suivants : savoir modéliser, le bon usage du spécialiste (médecin, cri-
tique littéraire, garagiste : quand et comment le consulter) ; le bon usage des boîtes noires (comme l’aspirine, la
molécule, la liberté : leur rôle dans les disciplines ; savoir quand les ouvrir) ; le bon usage des négociations ; le bon
usage des traductions ; le bon usage des langages et savoirs standardisés ; le bon usage des modèles simples (sans
trop de pré-requis ; le bon usage des tests expérimentaux et théoriques ; le bon usage des métaphores (c’est comme
si…) ; le transfert d’un modèle d’un contexte vers un autre ; pouvoir faire un récit approprié : oser à bon escient
(essayer, tester, modéliser, négocier, etc.) ; savoir négocier un degré de précision adapté à la situation ; savoir négo-
cier avec des consignes ou des instructions ; savoir croiser le scientifique, le social, le technique et le culturel,
notamment pour évaluer l’effet d’une technologie ou d’une conceptualisation ; savoir pratiquer la modélisation
interdisciplinaire (liée à un contexte, des projets, des destinataires, telle la construction d’un îlot de rationalité ou
îlot de savoirs autour de l’isolation d’une maison, de l’évolution) ; pouvoir articuler savoirs et décisions.
Décisionnisme, négociations 127

ce que nous désirons lorsque nous consultons un médecin : qu’il nous éclaire mais sans pour
cela prendre notre vie entre ses seules mains. On distingue donc le décideur et le scientifique
et on appelle cette manière d’agir « décisionnisme » (Habermas, 1973). Cette approche dis-
tingue nettement les informations qui alimentent le débat d’une part, et les décisions d’autre
part. Alors qu’une approche technocratique entre médecin et patient donne le pouvoir au
médecin, une approche décisionniste demandera à ce dernier de montrer les scénarios possi-
bles, tout en laissant au patient le soin de trancher, quitte d’ailleurs à laisser aux techniciens
(en l’occurrence, ici, aux professionnels et professionnelles de la santé) le choix des moyens.
On demande donc aux techniciens et techniciennes des disciplines le soin d’éclairer la situa-
tion et, une fois la décision prise par les décideurs, de choisir les moyens de la mise en
œuvre. Dans cette perspective, on distingue entre les moyens et les fins. Aux acteurs et actri-
ces sociaux, les décisions relatives aux finalités, aux autres techniciens ou scientifiques, cel-

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les relatives aux moyens. Notons qu’une telle représentation a tendance à occulter que les
techniciens et techniciennes sont aussi des acteurs sociaux (le modèle décisionniste, en dis-
tinguant nettement décideurs et techniciens, a des relents de technocratie). Il faut aussi ajou-
ter qu’il n’y a pas que des scientifiques comme spécialistes ayant à contribuer à la réflexion
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relative à la prise de décision. Une écoute privilégiée des usagers et usagères, comme les
patientes et les patients dans un hôpital ou les femmes et hommes de ménage, s’impose car
leur position est telle qu’ils ont beaucoup à contribuer à la représentation que l’on construit.
Car les moyens ont parfois autant d’importance que les fins. C’est le cas, par exemple, lors
d’un traitement extrêmement douloureux : il est des moments où les effets des moyens
(l’acceptation de la douleur) ont un poids aussi important que les finalités (éviter la mort).
Ou encore lorsque la maison de rêves proposée par l’architecte coûte trop cher. Alors, la con-
sidération des moyens peut modifier les priorités qu’on donne aux fins. C’est ce dont tient
compte le modèle « politique » et « pragmatique » de la relation entre « information » et
« décision ». Ce modèle invite décideurs et techniciens à échanger sans cesse leurs informa-
tions et à voir leur interaction comme une négociation. C’est ce que veut exprimer le modèle
politique de l’interaction sciences-technologies-société.

Qu’est-ce qu’une technologie ? La marche à pied peut-elle être considérée


comme une technologie ? Et un système d’organisation ? Et une méthode
pour faire des horaires de chemin de fer ? Et les rails du train ? Pourquoi dit-
on qu’une roue sans connaissance de la roue n’est pas une roue ?

Les exemples proposés plus haut visaient surtout des décisions individuelles. Mais les modè-
les considérés peuvent aussi représenter des questions collectives. Ainsi un gouvernement
peut laisser à des scientifiques la tâche de déterminer la « bonne » politique en matière de
drogues ou en matière d’armements. C’est une approche technocratique. Il peut aussi se faire
informer par un comité scientifique du poids que diverses instances attribuent à ce problème,
prendre les décisions importantes et laisser à des techniciens et techniciennes le soin de pro-
poser les moyens. C’est une approche décisionniste. Le modèle politique et pragmatique,
quant à lui, part de l’hypothèse selon laquelle, finalement, la décision doit être le résultat
d’une négociation entre les experts et les instances dirigeantes et que leur dialogue doit être
incessant.
Ces modèles s’appliquent aussi aux décisions concernant l’école. Une approche technocrati-
que laisse le soin de décider aux experts et expertes des sciences de l’éducation. Une appro-
128 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

che décisionniste donne le pouvoir de décider au peuple et à ses représentants. Ainsi, elle
demandera aux spécialistes de faire des propositions... sur lesquelles le gouvernement sta-
tuera. Une approche politique considérera les enjeux, les controverses, les contraintes, les
objectifs, etc., et les utilisera dans une négociation nécessaire vu la différence de valeurs et la
diversités des intérêts.

La plupart de nos contemporains prétendent ne pas aimer la technocratie. Cependant, il y a


lieu d’éviter une position trop absolue dans ce domaine : dans certaines situations (le pilo-
tage d’un avion, les décisions à prendre en cours d’opération chirurgicales, et, de façon plus
générale, toutes les situations qui exigent une décision rapide), une approche technocratique
est facilement défendable pour des raisons de pragmatisme. Qui, en effet, aurait envie que
les décisions de pilotage d’un avion soient le résultat d’une négociation démocratique ?

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Nous sommes généralement bien contents que des spécialistes s’en chargent : cette forme de
technocratie, nous l’assumons en général allègrement. Pourtant, le nécessaire pragmatisme
ne doit pas occulter que certaines technologies imposent un modèle plus qu’un autre. Les
systèmes technologiques imposent des choix de vie. Nous venons de voir que l’avion
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n’induit guère de démocratie. Une centrale nucléaire ou des tours vulnérables comme celles
du World Trade Center exigent une police importante… qui coûte et qui organise la vie. Par
ailleurs, certaines techniques favorisent la démocratie. Ainsi, la marche à pied (qui est, dans
le sens large, une technologie douce du transport) et des systèmes de production peu centra-
lisés induisent-ils plus de démocratie que l’avion ou une centrale nucléaire. Les technologies
ne sont donc pas socialement neutres : elles induisent des types d’organisation sociale. En
témoigne par exemple la carte des chemins de fer français où tout passe par Paris ; cette
technologie incarne là un projet politique d’organisation socio-économique. De même, un
réseau de téléphones cellulaires induit une communication entre les citoyens qui n’est pas
socialement neutre…

16 Pourquoi accepte-t-on ou rejette-t-on un modèle ?


Pour ceux et celles qui sont sensibles au caractère humain de la construction des
sciences, la décision d’utiliser un modèle pour une situation n’a rien d’absolu mais ressem-
ble à la décision de garder une voiture ou non. Dans ce cas, il n’y a rien qui puisse forcer une
décision : l’automobiliste, suite à un certain nombre de problèmes avec sa voiture, va, à un
moment donné, décider d’en acheter une nouvelle. Changer de voiture n’est pas le résultat
d’un raisonnement nécessaire. On n’est jamais tout à fait forcé de le faire, même si c’est
presque le cas dans certaines situations comme lors de la perte totale par un accident (encore
que, même alors, il faudra que quelqu’un décide que c’est une perte totale). L’automobiliste
peut toujours décider de retarder le changement de véhicule, parfois pour des raisons liées à
la voiture, parfois pour des raisons tout à fait extrinsèques (par exemple, un manque de liqui-
dité pour acheter une autre voiture). Il en va de même pour la décision d’adopter une carte
routière ou... un modèle représentant une situation. Ces décisions peuvent être raisonnables
mais elles ne suivent pas un cheminement déterminé et nécessaire : elles suivent générale-
ment un compromis entre plusieurs perspectives. Même lorsque des technocrates prétendent
dériver leurs décisions d’un point de vue scientifique, leurs démarches gardent un caractère
humain et libre. La décision de rejeter un modèle ou une hypothèse serait plutôt celle de
Mesurer la relativité des choses n’est pas être relativiste ou nihiliste 129

rejeter un programme de recherche, pour le motif qu’il ne paraît plus satisfaisant (Lakatos,
1970).
Nous avons présenté au second chapitre une polarité entre deux regards sur les démarches
scientifiques. Pour le premier, la coupure est nette entre ce qui est science et ce qui ne l’est
pas. Pour la seconde, la limite est floue. Cela ne veut pas dire que, pour cette seconde, toutes
les façons de faire des sciences soient équivalentes. Il en va, en effet, du travail scientifique
comme d’autres professions : il y a des laboratoires qui font du travail sérieux et d’autres
pour lesquels c’est moins sûr. Mais, contrairement à l’avis de ceux et celles qui pensent qu’il
existe des preuves scientifiques absolues, il semble que le jugement des chercheurs ne suive
pas une voie linéaire ; il est plus global. C’est toute une ligne de recherche et un ensemble de
démarches et d’hypothèses qu’il s’agit d’estimer, et jamais une proposition isolée. Il y a

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donc, dans la façon de négocier la conservation ou le rejet d’un modèle, une décision qui
ressemble à celle de quelqu’un qui s’achète une voiture : c’est toujours un risque et un acte
de confiance.
Dans la perspective que nous avons prise, on est conduit à tester les modèles que l’on adopte,
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sans vouloir prétendre qu’ils sont « vrais » ou « faux ». Les modèles, comme les cartes, sont
plus ou moins adaptés au contexte, au sujet et à ses destinataires. La carte doit être fiable,
testée et aisément maniable. L’analogie doit continuer à faire sens.
Mais l’analogie entre les cartes et la recherche de représentations du monde ne va-t-elle pas
trop loin ? Où s’arrêtera-t-on, se demandent certains, si on accepte qu’il puisse y avoir une
pluralité de représentations adéquates d’une situation ? La tolérance irait-elle jusqu’à accep-
ter n’importe quoi ? Ne va-t-on pas sombrer dans le relativisme, cette position philosophique
qui prétend qu’il est impossible d’atteindre une connaissance universellement valable, ou
même qui prétend qu’on pourrait croire n’importe quoi car tout se vaudrait ? Il n’y aurait
plus alors de sens à rechercher la vérité. Ces questions sont fréquentes autant chez ceux et
celles qui craignent et s’imaginent que notre époque devient relativiste que chez d’autres qui
estiment qu’on ne fait que mesurer les limites de nos savoirs. Il semble que, pour ceux-là et
celles-là, la vérité doive être absolue ou n’être rien ; la reconnaissance de la relativité des
savoirs mènerait au nihilisme (position disant que rien n’est intéressant).

17 Mesurer la relativité des choses


n’est pas être relativiste ou nihiliste
Le relativisme est souvent d’abord compris comme une attitude. Etre relativiste, dans
le langage courant, c’est trouver que tout est équivalent et qu’il ne vaut pas la peine de faire
des différences. Une personne relativiste estime que, puisqu’on ne peut arriver à une certi-
tude absolue, à quoi bon se fatiguer.
On distingue plusieurs types de relativismes et, notamment, les relativismes moral et cogni-
tif.
Le relativisme moral se résume souvent dans un discours du genre que voici : « comme il
est difficile de trancher entre diverses positions éthiques, la tolérance veut qu’on accepte
chacune, en affirmant que, après tout, bien téméraire serait celui qui prétendrait en imposer
130 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

une. » Une forme de relativisme éthique souvent présente chez les étudiants peut se résumer
dans le slogan suivant : « en matière d’éthique, comme il est impossible de trancher, toutes
les opinions se valent et la seule chose qui importe, c’est d’être sincère avec soi-même. » Ce
relativisme va d’ailleurs souvent jusqu’au refus de la discussion rationnelle sous prétexte
que : « comme il faudra tout de même prendre sa décision en conscience et comme il faudra
tout de même respecter et tolérer les décisions de chacun, pourquoi en discuter ? »
Le relativisme cognitif consiste à estimer que, de toutes façons, on n’a jamais de preuve
totalement convaincante. Dans sa forme extrême, il prétendra que tout se vaut. Ce relati-
visme aboutit à mettre en doute qu’une représentation scientifique soit meilleure qu’une
autre. Alors, ne vaut-il pas mieux cesser de prétendre à n’importe quelle vérité ? Ce ne serait
que généraliser l’adage selon lequel on ne discute pas des goûts et des couleurs.

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Le relativisme cognitif conduit ainsi à miner à la fois ce qui faisait l’idéal des sciences et un
des fondements de la société : la recherche d’une vérité certaine et une. Certains estiment
que le relativisme détruit les sciences, notamment en leur refusant une fonction qu’elles ont
remplie ces derniers siècles : celle de présenter une vérité solide à laquelle on peut croire.
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Cela peut se résumer en discours du genre : « les religions ont perdu une bonne partie de leur
assurance et beaucoup n’y croient plus. Si maintenant on commence à douter du caractère
absolu des sciences, où irons-nous ? ». Ce qui est ici en jeu est la question de savoir si une
humanité qui ne croirait plus au caractère absolu des sciences n’irait pas inévitablement à la
dérive. Au siècle dernier, on a présenté Feyerabend (1979) comme un grand sceptique relati-
viste voire nihiliste. Il semble qu’il voulait simplement montrer que les sciences n’ont pas la
rigidité qu’on leur prête parfois. Finalement, il faut faire confiance car il n’y a aucune
méthode garantissant le résultat absolument vrai.
Le contraire du relativisme, c’est la croyance en des façons de parler absolue. Le terme
« absolu », étymologiquement, désigne quelque chose qui est sans lien. Ainsi, si un ensei-
gnant d’histoire estimait possible de décrire exactement comment s’est passée, par exemple,
la révolte du ghetto de Varsovie, on dirait qu’il croit en l’absolu de certaines démarches des
historiens. Certaines personnes estiment que les sciences parlent des choses comme elles
sont. Elles pensent, par exemple, que, lorsqu’on observe scientifiquement, on voit bien la
réalité telle qu’elle est, sans interpréter d’aucune façon. Les observateurs auraient comme
une relation directe et immédiate avec les objets : les connaissances reposeraient sur du
solide, non contaminé par aucune interprétation. L’observation déboucherait sur une descrip-
tion absolue.
On se trouve donc face à deux positions antagonistes entre lesquelles il faudra trouver une
voie. Pour les uns, le relativisme mine la valeur du discours intellectuel ou scientifique. Il
peut mener au nihilisme (attitude cognitive et éthique par laquelle des individus ou des
sociétés finalement ne croient plus à rien — en latin : nihil). Pour d’autres, l’absolutisme
cache ce qui donne à la connaissance intérêt et valeur, c’est-à-dire son lien à ce que des indi-
vidus ou des groupes veulent faire. Devant ces questions, ne pourrait-on considérer la con-
naissance comme une construction interprétative qui s’insère dans des projets humains ?
Dans ce cas, elle ne serait donc pas absolue, mais cela ne conduirait pas au nihilisme relati-
viste. Pour éviter celui-ci, point n’est besoin d’attribuer une valeur éternelle et absolue à nos
connaissances. Et, pour éviter l’absolutisme, on n’a pas à devenir hyper-sceptique.
Deux exemples nous éclaireront sur l’existence d’un passage entre ces extrêmes : celui des
ingénieurs et celui des cartes géographiques. Les cartes, d’abord : elles sont le résultat d’une
Mesurer la relativité des choses n’est pas être relativiste ou nihiliste 131

multitude d’interprétations. Et elles sont construites en fonction de projets humains. Elles


sont évidemment relatives à ces situations. Mais le fait que les cartes soient relatives à des
éléments humains ne supprime nullement leur valeur. Cela ne supprime pas non plus leur
objectivité, c’est-à-dire le fait qu’elles suivent un certain nombre de règles. Ainsi, l’usage
des cartes montre comment on peut allier la reconnaissance de leur relativité à celle de leur
valeur. Les cartes peuvent être une solide représentation du territoire, même si elles n’en
sont pas une représentation absolue.
Il en va de même pour les technologies. Personne ne songe à accuser les ingénieurs d’être nihi-
listes ou relativistes mais ils savent qu’une technologie n’est pas valable dans l’absolu mais en
fonction d’un projet et d’un contexte. Ils sont les derniers à dire que les technologies sont équi-
valentes, mais les « bons » ingénieurs ne perdent pas de vue les finalités qui donnent de la

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valeur à leur technicité. Ici encore, il s’agit de reconnaître la relativité des technologies, tout en
précisant que cela ne diminue en rien leur valeur. On peut d’ailleurs dire plus : reconnaître la
relation d’une technologie avec son contexte augmente la rigueur de l’approche utilisée.
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Une ingénieure qui pense que c’est en fonction du contexte d’application


qu’on doit estimer la valeur d’une technologie ne croit pas en une technolo-
gie universelle. Pour elle, une technologie est relative à son contexte. Est-elle
relativiste ?
IBM a réussi à imposer ses standards pour sa disquette de 3.5 pouces. En quel
sens est-ce une technologie universelle ?

Que conclure ? Sans doute que l’accusation de relativisme est souvent lancée à la légère et
qu’il y a une différence entre « percevoir la relativité » d’un discours ou d’une pratique et
être relativiste. La perception de ce qu’aucune vérité ou parole authentique n’existe sinon en
relation à ceux qui la profèrent et à leur contexte est sans doute le début de la sagesse. C’est
bien différent que de prétendre que toute parole est bonne car elle ne ferait jamais de diffé-
rence significative.
Mais on pourrait ajouter que l’acceptation de la relativité de toute parole a une autre signifi-
cation psychologique, éthique, voire mystique. Beaucoup ont de la peine à consentir à la réa-
lité de la condition humaine qui ne se déploie pas dans un monde peint en blanc et noir. Les
choses me paraissent plus nuancées. Ce n’est peut-être pas vrai que nos paroles et nos
actions ne font aucune différence. Le nihilisme est sans doute l’expression d’un mal être qui
ne peut faire confiance à la vie. Mais il s’agit aussi de faire son deuil de la parole absolue et
d’accepter une existence humaine qui se trouve dans un « entre-deux ». Faire son deuil
d’une parole sans ambiguïté, sans interprétation, qui ne serait enracinée nulle part, c’est sans
doute un cheminement auquel chacune et chacun est invité. Et le deuil fait, il est possible
qu’on se rende compte que la parole humaine est pleine de sens. Ou que le milieu entre le
blanc et le noir n’est pas le gris mais l’arc-en-ciel. Selon la grille de lecture proposée dans ce
manuel, les modèles sont chaque fois vus en relation avec des contextes, des projets et des
destinataires. Il ne sont donc nullement « absolus » : ils sont des produits de l’histoire et
construisent l’histoire 11. Mais cela ne signifie pas non plus que toutes ces représentations

11. Dans cette perspective, on peut se rappeler la question de Prigogine et Stengers (1988) que nous avons évo-
quée à la note 37 : qu’auraient été les traités de physique des dauphins si ceux-ci étaient devenus des êtres
intelligents ?
132 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

sont équivalentes : leur intérêt dépend des contextes (ou, en d’autres termes, de leur champ
de validité). On peut ainsi comparer les représentations scientifiques aux technologies. Ces
dernières sont contingentes (il y a de nombreuses techniques capables de répondre à des pro-
jets contextués), mais elles ne sont pas équivalentes. On est donc loin du relativisme qui pré-
tendrait que tous les modèles se valent et que les débats scientifiques sont de purs échanges
d’argumentations vaines et arbitraires. La valeur des modèles scientifiques peut être vue en
lien avec les situations particulières dans lesquelles ils peuvent être « intéressants ». Certains
modèles sont, en relation avec des projets, plus valables que d’autres (rappelons-nous la
position des ingénieurs pour qui les technologies ont leur valeur en relation avec ce qu’elles
permettent, sans qu’ils soient le moins du monde relativistes).
Mais cet enracinement de nos discours dans le concret de l’histoire 12 peut conduire des

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enseignants à se demander : « faut-il convaincre des vérités scientifiques ? faut-il imposer
l’apprentissage des disciplines aux élèves ? Au nom de quoi leur impose-t-on, à l’école,
d’apprendre l’approche du monde tel qu’il est vu par les scientifiques ? Est-ce de l’endoctri-
nement que d’essayer de les « convertir » à la Science ? »
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18 Missionnaires des sciences et d’une civilisation


En conclusion de ce chapitre, nous signalons deux postures épistémologiques condui-
sant à des attitudes pédagogiques bien différentes et qui sont liées à des représentations plu-
tôt opposées du travail et de l’enseignement scientifiques.
Certains cours sont des lieux où des enseignants estiment enseigner la vérité. Et surtout des
lieux où les élèves ont l’impression de se trouver face à un enseignement qui cherche à les
convaincre. Généralement, un élève qui entre dans un cours de mathématiques a comme pré-
supposé qu’on va lui enseigner des vérités. Il aura à les comprendre et finalement il y croira
(si du moins, pense-t-on in petto, il est assez malin pour suivre les arguments qu’on va lui
donner). Sauf exception, l’élève qui ne serait pas convaincu de la pertinence (voire de la
vérité) de la loi de la pesanteur dira « je n’ai pas compris ». Et, au cours de mathématiques,
il ne dira pratiquement jamais : « l’enseignant a tort ». Et c’est encore moins souvent qu’il se
demandera dans quels contextes cette loi est applicable. Cet élève a, par rapport à son cours
de mathématiques, une attitude semblable à celle que ses ancêtres avaient par rapport à leur
cours de religion, il y a deux ou trois siècles. Quant aux enseignants qui se sentent à l’aise
dans cette posture, l’objet de leur enseignement sera la vérité (scientifique, bien sûr, mais
avec un relent de religiosité dans la mesure où c’est bien de la Vérité, de l’Unique Vérité, qu’
il s’agit).
D’autres cours ne demandent pas que l’élève croit ce qu’on lui enseigne. Ainsi, l’ensei-
gnante de français qui pratique l’analyse d’un poème pourra exiger des élèves qu’ils sachent
refaire une telle analyse à leur tour, mais, si elle est tant soit peu fine, elle n’exigera pas
qu’ils « croient » à cette analyse (c’est-à-dire qu’ils soient convaincus de la pertinence de
cette analyse au point d’y adhérer). Il en va de même pour des cours de morale, de philoso-
phie et de religion. Tandis qu’au cours de mathématiques ou de sciences, on attend des élè-

12. Le courant épistémologique qui examine comment les savoirs se développent dans l’histoire et dans la société
s’appelle « socio-épistémologie ».
Missionnaires des sciences et d’une civilisation 133

ves qu’ils « comprennent » et il est supposé que cette compréhension engendrera une
adhésion.

Faut-il croire que la théorie de la pesanteur est vraie pour être un bon élève
de physique ?

Cette situation peut faire songer à deux types de missionnaires. Les premiers — ce fut l’atti-
tude des missionnaires traditionnels — vont vers les « païens » pour qu’ils se convertissent,
abandonnent leurs idoles et se convertissent au vrai Dieu. Par exemple, il y a des enseignants
qui considèrent que les élèves abordent le monde avec de fausses représentations (ou de
fausses conceptions). Il s’agit dès lors de leur montrer les « vraies », de les convaincre par

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des preuves, en espérant que, finalement, ils abandonneront les fausses. Ces enseignants res-
semblent aux missionnaires traditionnels qui dénoncent les faux dieux pour obtenir des con-
vertis qu’ils brûlent leurs idoles et se rallient à la vraie religion. La vraie religion est, dans ce
cas, la « science ». Et les idoles sont les représentations initiales des élèves.
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Mais les missionnaires modernes ne se battent plus contre les idoles. Ils acceptent que leurs
interlocuteurs aient leurs rites et leur religion. Ils pensent seulement que ceux à qui ils
s’adressent pourraient gagner à considérer l’évangile qui leur est présenté.
De même, certains enseignants et enseignantes (de sciences et d’autres disciplines) accep-
tent les élèves et leurs représentations multiples. Leur but n’est pas de convertir les élèves au
vrai savoir mais ils veulent que ceux-ci maîtrisent les modèles scientifiques car, à l’épreuve,
on les a montrés fiables, efficaces et standardisés. Ils n’ont pas peur d’en imposer l’étude
mais ne s’inquiètent pas si, dans certains cas, les élèves fonctionnent, comme nous tous
d’ailleurs, avec une pluralité de modèles. Leur but n’est pas de faire de la propagande pour le
modèle établi de la discipline mais plutôt que l’élève sache l’utiliser à bon escient. De toutes
façons, pensent-ils, il n’y a pas de modèle parfait.
Les membres du premier groupe (qu’ils soient missionnaires ou professeurs) estiment qu’il
est légitime d’enseigner parce qu’ils ont à offrir une vérité qui s’impose et qu’éventuelle-
ment on peut démontrer.
Le second groupe estime que c’est une bonne chose de partager — mais non d’imposer —
ce qui leur paraît valable. Pour ces missionnaires-là, il s’agira de partager une lecture du
monde. Pour les cours, il s’agira de rendre les élèves compétents dans l’utilisation intelli-
gente des démarches et des modèles scientifiques standards (c’est-à-dire des modèles fiables
et aptes à la communication). Il s’agira, par exemple, d’acquérir une compétence dans l’ana-
lyse de textes ou dans la géométrie du plan. Cependant les modèles scientifiques méritent
d’être enseignés pour deux raisons au moins. D’abord parce qu’ils sont très puissants. Pour-
tant, il ne faut pas oublier qu’ils n’ont pas le monopole de la puissance ou de la pertinence.
Même si, par exemple, le modèle de la matière en trois états (solide, liquide et gazeux) fait,
dans la neige des Alpes, piètre figure à côté de celui du pisteur, il a le mérite de bien fonc-
tionner pour une famille de situations. De plus, la standardisation d’un modèle établi le rend
capable de servir dans beaucoup de débats sur le sujet. La pédagogie des sciences qui en
découle n’est pas relativiste mais veille à respecter les limites du savoir. Pour elle, il y a bien
une différence de valeur entre le modèle standardisé de la neige qu’a construit la physique et
celui des pisteurs. Mais ce n’est pas que l’un représente mieux la réalité que l’autre. Dans
certains cas, le modèle du pisteur sera plus puissant que celui de la physicienne ; dans
134 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

d’autres situations, ce sera l’inverse. Mais si on veut donner la possibilité à un enfant de par-
ticiper aux débats des physiciens, des physiciennes et des ingénieurs, il doit entrer, au moins
un petit peu, dans le monde de la physique et être capable d’utiliser ses représentations.
Cependant, entre les conceptions du pisteur et celles de la physicienne, il y a souvent ten-
sions et mécompréhension… La physicienne pense souvent que, tous comptes faits, les con-
ceptions du pisteur sont fausses, alors que ce dernier sait bien que, dans la montagne, sa
représentation tient bien mieux la route (la piste !) que celle de la physicienne, standardisée
selon le paradigme de sa discipline. Et pourtant, à l’école, si l’on veut que les élèves partici-
pent à certains débats et en comprennent les enjeux, c’est la théorie standardisée de la physi-
cienne qu’il faut, avec raison, enseigner. Mais que la physicienne n’essaie pas de convaincre
l’élève de Chamonix que les conceptions du pisteur sont fausses ou inadéquates. Il sait

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mieux que cela ; il ne vit pas dans un monde où une seule représentation serait bienvenue.

R E T E N I R S U R T O U T
(chapitres V et VI)
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On peut dire qu’une discipline naît, vit et meurt… (transfert venant du darwi-
nisme)
La distinction entre sciences fondamentales et appliquées est ambiguë et
diffère selon les points de vue et les disciplines qui en découlent.
Pour se représenter une situation, les sciences disciplinaires sont le plus
souvent trop courtes. Une approche interdisciplinaire est habituellement
nécessaire. La construction d’un îlot de savoirs permet une discussion sensée
accompagnée d’une distance critique par rapport à l’action.
Le laboratoire (comme l’hôpital) est un environnement tel que les situa-
tions se présentent dans le cadre d’un paradigme disciplinaire : quand il le
faut, les corps y tombent sans frottement, les produits sont « purs » et les cul-
tures biologiques ne meurent pas…
Dans la vie courante certaines compétences, notions, etc., se transfèrent
d’un contexte à un autre. Quand cela s’avère possible entre plusieurs champs
disciplinaires, on parle de compétences transversales.
Les notions de science et de scientificité désignent une série de démarches
analogues mais différentes. Pour la plupart des socio-constructivistes, il n’y a
pas de concept de « science » qui surplomberait toutes les activités scientifi-
ques, mais ce mot désigne des analogies entre diverses démarches. On parle
d’une idéologie de la scientificité quand on prétend justifier une attitude par
l’argument « c’est scientifique ». « C’est scientifique » n’est pas un argument
scientifique.
La rigueur est une notion transversale. Ce concept analogique se retrouve
dans des contextes bien différents. Il est possible d’être rigoureux dans un
domaine et de ne pas l’être dans un autre. De telles attitudes sont courantes
entre les sciences et les lettres… Il n’est pas évident qu’il existe une notion
« surplombante » de rigueur.
Une observation n’est pas une opération passive, mais bien la construction
d’un modèle interprétatif.
Missionnaires des sciences et d’une civilisation 135

Un ensemble de données expérimentales peut être expliqué par une infi-


nité de théories ; ce qui s’exprime en parlant de la sous-détermination des
théories scientifiques.
Une proposition dite « empirique » a déjà une forte charge théorique et
interprétative. Ce qu’on appelle un fait est une interprétation que, souvent
pour de bonnes (ou mauvaises) raisons, on ne veut pas remettre en question
pour le moment.
Une définition est un résumé situé d’une vision théorique…
Tous les objets sont différents : pour dire que deux objets sont les mêmes,
il faut des critères d’équivalence.

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Au sens propre on ne prouve jamais une théorie ou une représentation
mais on les teste, au point de les trouver parfois très fiables. On emploie par-
fois des tests théoriques, parfois des tests empiriques ou expérimentaux.
Un résumé , une définition ou une synthèse se fait toujours en fonction
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de finalités et pour des destinataires. Cela implique des décisions par rapport
à ce qu’on va sélectionner.
Contrairement à ce que d’aucuns pensent, les cours de sciences sont forte-
ment chargés de discours idéologiques (le plus souvent à l’insu des ensei-
gnants). Cela devient patent dès qu’on procède à des réécritures de manuels.
Généralement une proposition normative peut être remplacée par une
autre, descriptive, du type : « si vous transgressez cette norme, voici ce qui
arrivera. » Une telle approche permet une discussion éthique centrée sur la
façon de prendre ses responsabilités face à la situation envisagée.
Le modèle technocratique charge les techniciens de toutes les décisions,
lesquelles sont supposées se prendre au nom des savoirs.
Le modèle dit « décisionniste » des prises de décision est basé sur la dis-
tinction entre fins et moyens. Quant au modèle pragmatique et politique, il
assume pleinement le fait que les humains négocient l’interaction entre les
résultats scientifiques et les décisions pratiques.
Contrairement à ce que certains croient, un modèle scientifique n’est pas
rejeté simplement parce qu’il se trouve mis en cause par une expérience. On
décide de l’abandonner quand on l’estime inadéquat face à des situations et
à un projet précis. L’abandon d’un modèle ressemble à la décision de se met-
tre en quête d’un nouveau véhicule : elle est raisonnable sans être nécessaire.
Il y a une grande différence entre l’acceptation de la relativité des points
de vue et le relativisme selon lequel « tout se vaut ». La confrontation avec la
relativité des représentations, avec le « manque » de vérité absolue, peut
conduire à s’interroger sur la finitude de la condition humaine.
Certains enseignants et enseignantes essaient de convaincre leurs élèves
que les résultats scientifiques sont des « vérités ». D’autres se contentent
d’essayer de montrer qu’ils sont des représentations particulièrement effica-
ces, bien testés, bien standardisés et fiables du monde. Ces deux positions se
trouvent dans des postures différentes quand il s’agit de légitimer l’imposi-
tion aux jeunes d’un apprentissage des disciplines.
136 Chapitre 6 — Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école

P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Comparer la notion de « rigueur » dans les cours de français, de mathématiques et
d’histoire.
Quelles analogies et différences significatives entre l’observation d’un texte à tra-
duire et l’observation d’un écosystème marin ?
Construire une grille de lecture des sensations qui ne serait pas basée sur nos cinq
sens (le faire pour les humains et pour les chauves-souris).
Analyser un journal et voir quelle différence il met entre les « faits » et les
« commentaires ».

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Construire une définition du jeu de Monopoly. D’une hallucination. Qu’a-t-on fait
pour boucler cette définition ? Quel projet sert-elle ? En s’appuyant sur quelle théo-
rie ?
Que veut-on dire quand on dit qu’être homme ou femme, ce n’est pas la même chose.
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Ou que c’est la même chose…


On me dit que telle émission est à 19h15. Je ne le crois pas car c’est l’heure du Jour-
nal Télévisé. Quel type de test m’a amené à ma conclusion ? Donner un test du même
genre en histoire et en physique.
Comment un cordonnier « prouve-t-il » qu’une réparation est bien faite ?
Comparer un résumé d’une conférence sur une maladie réalisé pour un malade ou
pour un professeur.
Prendre un extrait d’un manuel et le réécrire en modifiant sa pointe idéologique.
Prendre un article de journal et y repérer les propositions normatives et descriptives.
Repérer un comportement technocratique et le décrire.
Décrire la façon dont on a tendance à se comporter face à une technologie.
Décrire une situation où l’on a utilisé des résultats scientifiques.
Lire le récit d’un événement et examiner comment on le teste.
Lire le journal en se demandant à chaque article : « en quoi la manière dont il voit les
choses est-elle intéressante pour moi et pour les projets que je soutiens ? »
Se souvenir d’une visite récente chez un médecin et se demander comment et qui a
décidé de la thérapeutique à suivre.
Comment expliquer à un gamin de Chamonix qu’il doit étudier les états de la matière
selon la vision de la physique, tout en sachant bien qu’il se fera finalement sa repré-
sentation à lui de la neige… et qu’elle sera bien plus riche, sur les pistes, que celle
des physiciens ?
Prendre un manuel scolaire et examiner quand il parle en termes de « vérité à
admettre » et quand il parle en termes de « représentations intéressantes ».
Examiner, du point de vue de cette section, les phrases suivantes : « ces deux élèves
ont le même type d’intelligence » et « Les voitures qui sortent de la chaîne de produc-
tion à midi ou à cinq heures sont identiques ».
C H A P I T R E

7
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Au-delà de l’épistémologie
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des disciplines scientifiques...

1 Au delà du discours représentatif...


2 Le débat éthique accepte la pluralité des réponses
3 Débat technique et débat éthique
4 Les mots du discours éthique (et quelques analogies avec le discours
descriptif)
5 Conclusion : au-delà des discours descriptif et éthique, jubiler…
138 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

En ce moment de votre réflexion, comment vous représentez-vous la diffé-


rence entre une situation éthique et une situation technique ? Prenez l’exem-
ple d’une greffe de cœur ou celui du placement d’un grand-parent dans une
maison de repos : où est le technique ? et où est l’éthique ? Partant de cette
expérience quelle est votre définition implicite du « technique » et du
« éthique » ?

1 Au-delà du discours représentatif...

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Nous aurions pu arrêter ce manuel d’épistémologie à la fin du chapitre précédent. Il
aurait touché une bonne partie des questions classiques relatives à la connaissance et aux
savoirs. Mais nous sommes tous et toutes confrontés à d’autres types de discours qui sont
tenus également pour valables et importants : nos paroles ne font pas que représenter le
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monde. Ainsi, le discours mathématique, de l’avis de beaucoup, essaie plus de dire la façon
dont nous raisonnons que de proposer une « carte » du monde. Le discours éthique, lui,
s’intéresse à ce que nous trouvons souhaitable. Quant aux discours religieux et esthétique, ils
ont encore une autre fonction.
Faut-il accorder le statut de connaissance au discours éthique, même si prétendre savoir que
« tuer son prochain est un mal », ce n’est pas du même ordre que de prétendre connaître la
loi de la chute des corps ? Comment décider de la valeur ou de la pertinence de normes
comme : « tu ne prendras pas la femme de ton voisin » ou « tu ne te moqueras pas du
pauvre » ?

2 Le débat éthique accepte la pluralité des réponses


Dans les questions concernant la morale, la tradition veut qu’on accepte qu’un autre
puisse avoir une autre opinion que soi. Il est en effet couramment admis, dans notre culture,
que chacune et chacun se réfère à sa conscience. Par contre, en dépit des opinions qui pré-
sentent les démarches scientifiques comme tolérantes, en sciences, on n’accepte pas facile-
ment des désaccords. L’idée qui domine est qu’il faut avoir la bonne réponse. Ne serait-ce
pas un peu dogmatique ?
Des étudiants m’ont souvent dit : « cela ne vaut pas la peine de faire de l’éthique car, sur ces
questions-là, chacun doit se faire son opinion personnelle ». Mais, bizarrement, ils peuvent
passer des heures à discuter de la manière dont ils vont rompre une relation avec une copine
ou un copain ! Un étudiant m’a d’ailleurs dit un jour : « la morale, ce n’est pas intéressant ;
c’est d’ailleurs ce que je dis à mes enfants ». Mais de cette façon, n’était-ce pas une morale
qu’il enseignait à ses enfants ?
De la même façon qu’on s’est interrogé sur la construction des discours représentatifs vala-
bles, on peut se demander comment se construit une norme éthique qu’on va considérer adé-
quate. Sur quoi se base l’affirmation selon laquelle le vol n’est pas moralement acceptable ?
Une épistémologie qui n’aborderait pas ce type de questions ne serait-elle pas trop courte ?
Débat technique et débat éthique 139

Il n’y a pas que sur la valeur des discours éthiques qu’on peut s’interroger. Ainsi le langage
amoureux ne prétend pas non plus donner une description du monde. Dire à sa bien-aimée
« je t’aime » peut parfois être descriptif et indiquer les sentiments qu’on éprouve. La plupart
du temps, pourtant, ces mots ne visent pas à transmettre une information mais à exprimer ou
à « célébrer » un vécu. Ce genre de parole symbolique célèbre une situation de vie, sans vou-
loir la décrire.
Dans cette perspective, quelle place donner au discours religieux ? Et au discours
esthétique ? Et aux discours de fêtes d’anniversaires ou de funérailles ? Comment distinguer
les discours scientifique, éthique, religieux, technologique, normatif, amoureux etc. ?
Quand, pour quoi, pour qui et comment est-il intéressant de les distinguer ? Quand et com-
ment peut-on apprendre à des enfants à le faire ?

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3 Débat technique et débat éthique
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Nous avons vu comment le discours représentatif — et en particulier le discours


scientifique — est une « mise en scène » qui explicite ce dont, dans une situation envisagée,
on va tenir compte. Nous savons que les représentations sont liées au projet que l’on a. Se
représenter une situation, c’est donc se situer dans la perspective d’un « agir » (que cet
« agir » soit purement technique ou qu’il engage tout notre être !). Cet agir peut être soit pra-
tique (comme lorsqu’il s’agit de se représenter le moteur d’une voiture), soit culturel
(comme lorsqu’il s’agit de se représenter l’univers).
Ainsi, la physique — comme les autres sciences dites « de la nature » — nous donne des
représentations de toute une série de contraintes : elle nous permet ainsi de discuter du faisa-
ble et de l’impossible. Les sciences peuvent être considérées comme la construction de systè-
mes de représentations fiables et standardisées dont le but est principalement de permettre
l’évaluation des possibles (encore faudrait-il discerner de quel point de vue on dit que quel-
que chose est possible ou non : il ne faut pas oublier l’aventure de tous ceux qui, ne sachant
pas que quelque chose était « impossible », l’ont fait !). Ainsi, les sciences mettent en scène
des limites à notre action (ces limites sont parfois appelées « loi de la nature ») ; mais elles ne
nous disent rien ni de ce que nous voulons ni de ce qu’il nous est permis de faire. Car si les
sciences peuvent nous éclairer sur ce qui se passera si on jette tel produit dans la rivière, elles
ne nous disent pas si on peut le faire, ni si on veut le faire, ni s’il est souhaitable de le faire.

Choisir une orientation d’études, selon vous, lecteurs, est-ce un choix techni-
que ou éthique ?

Dans cette situation il peut paraître intéressant de distinguer entre « débat technique » et
« débat éthique », « choix technique » et « choix éthique ». Dans chaque cas, le débat con-
cerne ce que l’on va faire. Mais l’éthique met en jeu l’estime globale que l’on a pour soi,
face à soi-même et aux autres, ainsi que les finalités qu’on se donne pour son existence. Tan-
dis que le débat technique se situe plus au niveau des moyens. Si l’estime de soi comme
technicien peut être en jeu, l’estime globale de soi n’est pas mise en question. Ainsi, le choix
d’un ordinateur est souvent uniquement un choix technique. Tandis que la décision de prati-
quer ou non une interruption volontaire de grossesse (I.V.G.) est, pour beaucoup, un choix
140 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

éthique. Bien des décisions sont à la fois techniques et éthiques, comme, par exemple, celle
d’une politique monétaire : elle met en jeu les résultats économiques et la conception que
l’on a de la justice sociale.
Décider qu’une problématique est technique ou éthique, c’est déjà un choix éthique. Ainsi
les décisions relatives à l’organisation des études universitaires sont-elles à considérer
comme seulement techniques ou va-t-on décider (par choix éthique au nom de notre concep-
tion de l’éthique) de dire que ces décisions constituent aussi une problématique éthique ? De
même, c’est par un choix éthique que quelqu’un prend le risque de décider s’il faut, ou non,
s’interroger sur la moralité du prêt à intérêt. De même, certains considèrent comme pure-
ment technique le choix d’engager quelqu’un pour un emploi vacant ; peut-être réduisent-ils
fortement les enjeux de la question. Car dire qu’une question est purement technique, c’est

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décider de ne pas en aborder les dimensions éthiques : c’est décider de ne pas considérer que
l’estime que nous avons pour nous-même puisse y être engagée. À l’opposé, considérer la
dimension éthique d’une question sans se préoccuper de son aspect technique peut aussi pro-
voquer des désastres Il faut s’interroger sur les effets d’une attitude éthique qui conduirait à
prendre des mesures économiques qui, finalement, augmenteraient le chômage. De telles
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considérations conduisent à juger que la distinction entre le débat éthique et le débat techni-
que a ses limites : elle est très adéquate à certains moments et pas à d’autres (par exemple, le
choix de porter telle chemise ce matin me paraît un choix d’abord technique mais s’il s’agit
de participer à une manifestation politique ou d’être séduisant pour draguer, j’estime qu’il
est important d’y ajouter des considérations éthiques).

Pendant plusieurs siècles, l’esclavage n’était pas une question éthique pour la
plupart des Occidentaux. Un jour, les quakers (des chrétiens protestants) décidè-
rent que, pour eux, c’était une question éthique et la façon de poser le problème
en modifia la portée.

Généralement, le débat scientifique se situe au niveau technique : il n’engage l’éthique que


de façon marginale. Pourtant, dans certains cas, l’adoption de tel ou tel modèle scientifique a
une dimension éthique. Ce serait le cas, par exemple, si on réduisait l’étude de la sexualité à
du physiologique ou si l’on adoptait un modèle économique qui occulte les effets d’une poli-
tique sur les plus défavorisés ou si l’on s’imaginait que le problème de l’environnement en
Haïti était uniquement un problème d’ingénieurs.

4 Les mots du discours éthique


(et quelques analogies avec le discours descriptif)
Le regard épistémologique met en évidence des présupposés de base qui jouent, dans
les débats éthiques, un rôle similaire à celui des paradigmes scientifiques : c’est pourquoi on
peut parler de « paradigmes éthiques ». On désigne ainsi l’ensemble des présupposés qui
permettent un débat qui ne soit pas un dialogue de sourds à propos de ce qu’on veut faire. Un
exemple typique d’un tel paradigme, c’est la déclaration des droits humains. Ce chapitre sur
la production du discours éthique ne propose pas un exposé systématique mais présente
quelques définitions commentées qui esquissent une démarche. Ces définitions ne sont pas
Les mots du discours éthique (et quelques analogies avec le discours descriptif) 141

neutres : elles résument une théorie implicite. Nous mettons ainsi en évidence une analogie
entre la construction du discours éthique et celle du discours descriptif.

A SITUATION ÉTHIQUE
C’est d’abord une situation à laquelle nous sommes confrontés et qu’on analyse en se
posant la question « de quoi s’agit-t-il ? ». On dira la situation « éthique » si elle conduit à
opérer un choix à travers lequel s’expriment des options de vie. Autrement dit, c’est une
situation où l’on trouve que l’estime profonde qu’on a de soi ou des autres est en jeu. Ce
sont, par exemple, des situations comme : choisir sa profession, choisir le lieu où l’on vit,
jeter ou non des déchets dans la rivière, se fâcher ou rester calme, écouter ou pas les difficul-

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tés d’un élève, etc. Toutes ces situations peuvent, en effet, nous interpeller par rapport à ce
que nous voulons faire de notre existence. Elles ont alors une dimension éthique. Notons
qu’on ne « constate » pas qu’une situation a une telle dimension : le caractère éthique n’est
pas le résultat d’une observation mais le fruit d’un jugement qui prend une décision.
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La construction de nos connaissances a aussi une telle dimension. En effet, quand nous nous
construisons une représentation d’une situation, en répondant à la question « de quoi s’agit-
il ? », nous prenons une décision relative à ce que nous allons prendre en compte. Une telle
démarche est à comparer avec l’observation dans les diverses disciplines : nous avons été
conduit à noter qu’on y décide de ce qu’on sélectionne dans l’observation.

B DÉBAT ÉTHIQUE
Discussion que l’on peut avoir, avec d’autres ou en soi-même, face à une situation où
l’on perçoit que le sens de son existence est engagé et dont l’objet est : « qu’est-ce que, face
à cette situation, je (nous) veux (voulons) faire de notre existence ? ». La question centrale
est donc : « que voulons-nous faire de notre vie ? ». Par exemple : « est-ce que je veux met-
tre mon grand-père dans une maison de repos ? », « est-ce que je vais écouter le cri de tel
élève mal dans sa peau ? ». Dans un débat éthique, l’estime de soi est en jeu. Le débat éthi-
que se fait avec comme présupposé implicite qu’on puisse chercher ensemble et envisager
une action qui puisse paraître souhaitable pour chacun. En l’absence d’une telle perspective,
le débat devient plutôt politique.

C SITUATION OU DÉBAT POLITIQUE


Situation et débat dans lequel il n’est pas supposé un partage des valeurs et des pré-
supposés. En conséquence, la question n’est plus « qu’est-ce que nous trouvons
souhaitable » mais « quels sont les compromis que nous trouvons acceptables ? ». Ce com-
promis peut se faire à propos de valeurs ou d’intérêts. Comme exemple de situation politi-
que, on peut considérer le vote d’une loi réglementant l’avortement ou l’établissement de
règlements sur les garanties locatives. Les débats parlementaires sur la législation relative à
l’I.V.G ou l’euthanasie sont des cas typiques de débats politiques 1.

1. Beaucoup aimeraient que les réponses au débats politiques soient réglées par l’éthique et que celle-ci règle
toute la vie. Nous n’entamerons pas ici une discussion du genre d’idéologie et de lien au pouvoir que cachent ces
positions où l’on élimine le politique au profit de l’éthique (mais l’éthique de qui, finalement ?).
142 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

D SITUATION ET DÉBAT TECHNIQUE


Situation ou débat où des choix ne mettent pas en jeu la finalité de l’existence ou
l’estime profonde de soi ou des autres. Par exemple : vais-je prendre une craie blanche ou
une craie jaune pour écrire au tableau ? Quand on y regarde de près, une approche technique
engage aussi le sens de l’existence, au moins jusqu’à un certain point : elle relève donc aussi
de l’éthique. À proprement parler, il n’existe aucune situation seulement technique. Mais,
comme première approximation, les distinctions entre l’éthique, le politique et le technique
fonctionnent bien.

E SURVALORISATION DE L’ÉTHIQUE SUR LE TECHNIQUE

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Certains, préoccupés de la dimension éthique d’une situation, en oublient la dimen-
sion technique et pensent que, face à une situation une réflexion éthique suffit. Par exemple,
s’il s’agit d’apprendre à écouter, ils estiment avoir affaire à une question relevant de l’éthi-
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que et proposeront, pour y faire face, une exhortation morale ; ils semblent oublier que
« savoir écouter » est aussi une compétence qui a sa technicité. Il y a de « bons » et de
« mauvais » écoutants. Et cela peut s’acquérir : on enseigne à écouter et des élèves peuvent
l’apprendre. De même, on apprend à négocier ; on apprend la confrontation non violente ;
on apprend le bon usage de l’ultimatum ; on apprend l’usage des lois ; celui des modes
d’emploi etc.

Comment imaginer expliquer à des enfants de 8 ans des techniques de


l’écoute et/ou de maniement de l’ultimatum ?

F AMALGAME ENTRE L’ÉTHIQUE ET LE DESCRIPTIF


Partons d’exemples. Quelqu’un observant le comportement d’un autre dit « c’est du
chantage ». Cette personne risque d’oublier qu’il y a, de fait, deux propositions dans sa
phrase. La première décrit une situation et la range dans la catégorie « ultimatum » : on aver-
tit quelqu’un que si telle chose se fait, telles conséquences s’en suivront. Par exemple, avertir
quelqu’un que s’il continue un tapage nocturne on appellera la police est un ultimatum ; la
plupart trouvent cet ultimatum correct et ne parlent pas de chantage. Ensuite, seconde propo-
sition sous-jacente au terme chantage, on peut estimer qu’un ultimatum n’est pas, selon une
position éthique déterminée, éthiquement recevable. On parlera alors non seulement d’un
ultimatum, mais d’un chantage. L’expression « chantage » implique, en plus de la descrip-
tion de l’ultimatum, un jugement moral négatif sur ce dernier.
Par exemple, la plupart des gens ont une éthique telle qu’ils considèreront comme normal, si
leur voisin leur doit 1000 euros, d’aller le trouver et de lui dire que si la somme n’est pas
remboursée, ils feront intervenir un huissier. On ne parlera pas alors de chantage mais de
simple ultimatum (lequel a souvent l’effet positif de prévenir le heurt violent que peuvent
difficilement éviter ceux qui ne savent pas manier l’ultimatum). Par ailleurs, si j’avertis ma
voisine que si elle ne me donne pas 100 euros, je raconterai à son mari que je l’ai vue avec
un autre homme, on parlera habituellement de chantage car la plupart d’entre nous ont une
éthique qui apprécie négativement ce type d’ultimatum. Dans le même ordre d’idée, c’est
Les mots du discours éthique (et quelques analogies avec le discours descriptif) 143

suite à un jugement éthique qu’un professeur parlera du chantage de ses élèves s’ils mena-
cent de ne pas faire leur devoir s’il était trop long, tandis que le même professeur parlera
d’un ultimatum lorsqu’il avertit ses élèves que, s’ils n’arrêtent pas de bavarder, il les punira.
Lorsque l’on néglige de distinguer le chantage de l’ultimatum, on a beaucoup de peine à
gérer des négociations.
D’autres situations méritent qu’on distingue le descriptif et le normatif : par exemple,
lorsqu’on décrit un éducateur comme manipulant ses élèves, cela ne veut pas nécessairement
dire qu’on juge cette manipulation comme non éthique. Toute bonne pédagogie peut en effet
être décrite comme manipulatrice, sans que cela ne pose nécessairement un problème éthique.

Que pensez-vous de la question : « dire à son compagnon que s’il continue à

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boire, on le quittera, est-ce du chantage ? »
Et que pensez-vous d’un enseignant qui rend sa matière agréable ? Manipule-
t-il ses élèves ? (Dans ce cas, que signifie le terme « manipulation » ?)
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G TECHNOCRATIE OU MANQUE DE DISTINCTION ENTRE L’ÉTHIQUE ET LE TECHNIQUE


La technocratie est une attitude par rapport aux sciences et aux techniques qui aboutit
à croire que celles-ci peuvent décider à notre place. Ou, pour le dire autrement, c’est croire
que ce que l’on peut faire détermine immédiatement ce qu’on veut faire ou va faire. Ou
encore, c’est une attitude qui fait que ce sont les présupposés d’une discipline qui détermi-
nent l’action. Par exemple, on qualifiera de technocrate une approche où l’on demande à un
technicien ce qu’il faut faire, en évitant de prendre soi-même ses responsabilités (par exem-
ple, en laissant au médecin le soin de décider s’il y aura ou pas une I.V. G.). Ou encore on
qualifiera de technocrate un gouvernement formé de techniciens et supposé décider grâce à
leurs savoirs scientifico-techniques. Une attitude technocrate tend à éviter les négociations
politiques entre les acteurs sociaux pour s’en remettre aux points de vue scientifiques et
techniques. Dans les débats éthiques, la technocratie tend à confondre le possible technique
avec le souhaitable. Cette confusion est favorisée par la langue française qui amalgame deux
significations à « pouvoir » : celle traitant de ce qui est possible (to can) et celle relative à ce
qu’on admet en éthique (to may).
Dans le cas du grand père qu’on songe à mettre dans une maison de repos, un technocrate
examinera les contraintes techniques, indépendamment d’une réflexion à propos de ce qu’on
veut faire. Dans le cas d’une possibilité d’I.V.G., la doctoresse technocratique dira à sa
patiente : « voici ce qu’il faut faire ».

H LES LIMITES DES NORMES DANS LE CADRE DE L’ÉTHIQUE


Les normes, dans le domaine éthique, peuvent être considérées comme un résumé
d’une série de débats éthiques en un slogan du genre « voler est éthiquement inadmissible ».
Une norme éthique est généralement à l’emporte-pièce et, de par son aspect monolithique,
elle est peu appropriée pour résoudre une question concrète. Ainsi l’interdiction du vol ne
résout pas les cas de conscience concrets. Mais elle peut être utile pour baliser une délibéra-
tion et rappeler l’orientation du débat éthique. C’est ainsi qu’une bonne éducation morale
144 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

permet de ne pas se reposer toute une série de questions à chaque moment. Les normes sont
fort utiles lorsque, bien intériorisées dans le « surmoi » (la conscience morale), elles se rap-
pellent à nous au moment où l’on mettrait volontiers la main dans la caisse ou quand on
serait prêt à dire du mal d’autrui. C’est ainsi que les codes moraux, malgré toutes leurs limi-
tes, sont une charpente importante autant pour la vie personnelle que collective.
Face à une norme éthique, on peut se demander qui l’a énoncée et de quel lieu ou de quels
groupes elle provient. Une éthique ou une morale est en effet toujours celle de quelqu’un. Le
discours moralisateur n’est donc pas neutre mais il a son origine dans des intérêts et désirs.
C’est ainsi que, souvent la norme éthique occulte idéologiquement les intérêts qu’elle
soutient : elle n’est parfois que l’expression voilée d’un conflit. Ainsi, l’éthique de la pro-
priété privée occulte souvent le conflit entre les propriétaires et ceux qui n’ont rien : beaucoup

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de « petits » ont d’ailleurs compris que les normes dans la société servaient souvent à proté-
ger ceux qui possèdent quelque chose à protéger. De même, dans une société patriarcale, les
discours éthiques défendent souvent les intérêts des hommes. Pourtant, il existe aussi des dis-
cours éthiques qui protestent contre le pouvoir des dominants. Ce sont ceux qui défendent les
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petits et les dominés. L’éthique qui anime l’évangile est typique de ce point de vue.

I PARADIGME ÉTHIQUE
On appelle « paradigme » un ensemble de notions, de valeurs, de raisonnements, de
présupposés, de pratiques, de croyances et d’arguments qui sont partagés et admis par une
communauté et qui fonde ainsi une approche particulière du monde et de l’histoire. Les
paradigmes scientifiques (par exemple, la physique newtonienne ou la psychologie du com-
portement), les paradigmes éthiques (les doctrines touchant la fidélité dans les relations), les
paradigmes technologique (l’avion à réaction), les paradigmes juridiques (les doctrines des
droits humains) permettent de préciser de manière concrète sous quel angle on aborde une
question.

J NORME ÉTHIQUE vs NORME JURIDIQUE


Une norme renvoie toujours à qui l’a promulguée, à qui a le pouvoir de la mettre en
exécution, de même qu’à son lieu social d’origine (avec ses contraintes, ses conditionne-
ments, ses idéologies). La norme juridique est promulguée par une autorité qui, le plus sou-
vent, peut utiliser la coercition pour l’imposer. Son garant, c’est la force du prince, de l’état
ou du groupe. La loi, généralement le compromis résultant de rapports de forces, peut rester
éloignée des positions éthiques des acteurs sociaux. La norme éthique, elle, est proclamée au
nom d’un idéal relatif à ce qu’on croit des finalités de l’existence humaine et de son exis-
tence. Il peut y avoir des situations condamnées par la loi mais louables selon 2 l’éthique de
beaucoup. Et des situations parfaitement légales jugées ignobles selon l’éthique de la plu-
part. Par exemple, les normes de la plupart condamnent la prostitution, mais la plupart des
législations évitent d’en faire une norme juridique.

2. Par exemple, l’objection de conscience, ou, dans le sens opposé, il existe une manière de faire des affaires qui
revient à de l’escroquerie, mais parfaitement légale.
Les mots du discours éthique (et quelques analogies avec le discours descriptif) 145

On peut, par de « bonnes affaires » et avec l’aide de bons avocats, ruiner des
gens ; c’est toléré par la loi mais condamné par beaucoup d’éthiques ! Par
ailleurs dans beaucoup de pays, l’objection de conscience n pas légale mais beau-
coup la considèrent positivement du point de vue éthique.

K ÉTHIQUE DE LA SINCÉRITÉ VS ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ


Pour l’éthique de la sincérité, l’important est d’être sincère et de suivre sa conscience.
Une telle approche donne parfois peu d’importance aux effets non prévus mais pourtant pré-

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visibles de l’agir humain. Par exemple, l’ivrogne au volant peut être tout à fait sincère et
avoir été persuadé qu’il maîtrisait son volant malgré quelques verres… Mais la famille et les
parents d’un enfant tué dans de telles circonstances auraient préféré que ce chauffeur eut une
morale de la responsabilité qui donne plus d’importance aux conséquences analysées rigou-
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reusement qu’à la conviction qu’on agit bien (Weber).

L LIEUX DES ÉTHIQUES


Une éthique est toujours reliée à qui la professe : elle est l’éthique d’une personne,
d’un groupe, d’une communauté religieuse, d’une profession, de soi-même etc. Dans chaque
cas, la spécification renvoie au producteur de la réflexion éthique. L’éthique d’une profession
est appelée « déontologie ».

M ÉTHIQUE ET MORALE
Bien que la distinction entre ces deux notions soit mal standardisée, un usage semble
l’emporter : parler d’éthique quand on se réfère aux débats relatifs à ce qu’on veut faire et
parler de normes morales quand on se réfère aux codes éthiques présents dans diverses
sociétés ou groupes. Par exemple, on parlera de l’interdit du vol comme d’une norme morale
et la réflexion sur les fondements des droits humains comme d’un débat éthique.

N JUSTIFICATION
Dans le cadre de cet ouvrage, on parle de justification quand on se réfère à un sys-
tème pour légitimer un discours. Dans le cadre du débat éthique, le discours justificatif fait le
lien entre un certain « agir » et des valeurs ou principes adoptés : c’est ainsi qu’on peut par-
ler de la justification de l’interdit du meurtre. Dans le cadre des sciences, la justification —
souvent appelée « preuve » — tente de montrer la pertinence de telle ou telle représentation.
La discussion d’une justification est organisée et délimitée par la zone d’accord définie par le
paradigme d’une discipline en sciences et par le paradigme éthique dans le débat éthique. Ce
qu’un scientifique considère souvent comme une preuve, n’est, pour l’épistémologue, qu’un
discours justificatif dépendant de présupposés.
146 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

Exemples : en géologie, on justifie l’approximation de la terre par une sphère ; en morale, on jus-
tifie la moralité ou la non-moralité de la peine de mort. Dans les deux cas, on utilise des argu-
ments qui ont du sens respectivement en géologie et en morale.

O CITÉ
Boltanski et Thévenot (1991) utilisent ce terme dans le cadre de la réflexion éthique.
Ils parlent d’une cité lorsqu’une organisation sociale est basée sur une certaine valeur (qu’ils
appellent « grandeur ») et que celle-ci détermine qui est « grand » dans ce contexte. Ainsi
peut-on parler de la cité de l’inspiration (où ce sont les valeurs gratuites, sans rapport direct
avec l’argent, la gloire ou le pratique, qui décident de « qui est grand » dans cette cité ; le

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monde artistique se réfère à la cité de l’inspiration) ; de la cité domestique, où les valeurs
familiales et le souci des proches déterminent ce qui est bien ou mal (le souci de ce qu’on ait
le temps de vivre humainement est lié à la cité domestique) ; de la cité de l’opinion, où tout
dépend de l’estime des autres (les tests de popularité des joueurs de tennis relèvent de la cité
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de l’opinion) ; de la cité civique où c’est le citoyen et la citoyenne qui importent et l’accepta-


tion de limites à sa liberté pour permettre l’organisation du politique (le souci de ne pas pol-
luer la ville relève de cette cité) ; de la cité marchande où la grandeur est liée à l’argent et au
prix (la compétence d’un représentant de commerce y est liée) ; de la cité industrielle, enfin,
qui prône l’efficacité typique de l’ingénieur (comme situation type, on peut considérer le
souci de la qualité des produits d’une usine). Chacune de ces cités est accompagnée de son
monde, c’est-à-dire d’une organisation de notre entourage et d’une lecture du monde en
fonction de la grandeur privilégiée. Certains objets n’ont de sens que dans une cité et son
monde. Ainsi le monde des cités civique et domestique connaissent l’honneur, mais celui-ci
n’est « objet » ni dans la cité économique et ni dans celle de l’industrie. Les cités, selon Bol-
tanski et Thévenot, ne sont pas sans ressemblance avec les communautés scientifiques qui, à
travers leurs paradigmes, institutionnalisent des regards sur le monde et ses objets. Ainsi,
d’un côté, la physique et la communauté des physiciens et physiciennes ont institué un
monde où il y a des masses, des vitesses, des forces, etc. Semblablement, l’ingénierie et la
communauté professionnelle correspondante procèdent à la construction d’un monde où
efficacité, rendement, précision, exactitude, etc., ont du sens. On peut ainsi parler d’une mul-
tiplicité de mondes. De la même façon, on peut parler, en plus de la pluralité des approches
techniques, de la multiplicité des mondes où nous agissons, des sphères de justice (Walzer),
de cultures, de systèmes familiaux etc. Dans la perspective d’une telle multiplicité de points
de vue, la proposition « ceci est bien », ou « cela est mal », devrait susciter une demande
d’explication : « bien ou mal par rapport à quoi, à qui, à quel projet, à quelle cité ? »

P COMPROMIS, NÉGOCIATIONS, INTERDISCIPLINARITÉ


Ici encore, la construction des sciences et celle des éthiques peuvent être comparées
et on peut construire des analogies. En sciences, la plupart des situations concrètes qu’on
veut modéliser ne peuvent être représentées adéquatement par une approche mono-discipli-
naire, c’est-à-dire ne relevant que d’un seul paradigme. Ainsi, seules, ni la biologie, ni la
psychologie, ni la sociologie, ni l’anthropologie ne peuvent représenter adéquatement une
relation amoureuse. Des approches interdisciplinaires qui instaurent un nouveau regard,
adapté à la situation dans sa singularité, deviennent nécessaires. Dans les discussions éthi-
Les mots du discours éthique (et quelques analogies avec le discours descriptif) 147

ques, nous sommes souvent confrontés à un concret tel qu’une seule cité ou un seul para-
digme éthique est trop étroit. Ainsi, le licenciement par l’entreprise d’un travailleur, père de
famille qui a commis une faute grave trouve des lignes de justification opposées dans les
cités industrielle et domestique. La première évoquera le renvoi sans pitié tandis que la
seconde parlera de la grandeur du pardon. Il faudra bien faire appel à un compromis entre
ces différents points de vue incommensurables. Ainsi en sciences, en technologie comme en
éthique, on est renvoyé à la question de l’incommensurabilité de divers points de vue et à
l’importance des compromis qui, pourtant, ne satisfont pleinement aucune structure de
légitimation établie. Mais, si nous voulons nous construire une représentation de la relation
amoureuse, il faut tracer un chemin qui ne se laisse enfermer ni dans la psychologie, ni dans
la sociologie, ni dans la biologie, ni… La représentation qui sera finalement construite sera
globale et/ou interdisciplinaire. En technologie, il faudra construire un compromis entre

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coût, efficacité et sécurité, aucune de ces grandeurs n’étant commensurable avec les autres.
De même, si nous voulons entamer un débat éthique sur l’I.G.V., nous constaterons que
l’éthique de la liberté n’est pas compatible ou commensurable avec celle du respect de la vie
naissante. Un compromis devra être trouvé. Et, sauf des cas limites, il ne s’impose pas, mal-
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gré ce que croiraient volontiers les technocrates. Il faut le construire. Les approches des éthi-
ques et celles de la construction des savoirs se trouvent les unes et les autres confrontées à la
nécessité de choisir et ce choix est « toujours risqué ». C’est un engagement.

Q LES NORMES ET LES FAITS


Une analogie assez stimulante peut être établie entre les « normes », base de la
morale, d’une part, et les « faits », base des sciences, de l’autre.
En science, on appelle « fait » une interprétation du monde si solidement établie que per-
sonne n’a envie de la remettre en question : c’est ainsi que je puis dire « c’est un fait que je
tape sur mon clavier pour le moment ». On oublie facilement qu’un « fait » est aussi une
interprétation qu’il a fallu « établir ». On a dû « décider » (au moins par une décision impli-
cite) que l’on considérait cette interprétation comme bien établie. Souvent, une norme éta-
blie est présentée comme allant de soi, comme, par exemple : « tu ne voleras pas. » Mais elle
peut être analysée et perçue comme le résumé de longs débats éthiques. Les normes comme
les faits sont donc le résultat d’un processus social (ce qui ne retire rien à leur pertinence).

R DOCTRINES
Dans certains milieux, ce terme a mauvaise presse… et non sans raison. Il a comme des
relents de dogmatisme. On perçoit, se dessinant dans l’ombre, les dogmatismes soit de l’Église
Catholique, soit du Parti Communiste. Mais une doctrine, c’est plus simple car n’importe quel
groupe véhicule une image de soi et de ce qu’il fait. Cette image est une référence et peut être
vue comme son idéologie ou sa doctrine. L’image qu’une troupe scoute a d’elle-même consti-
tue sa doctrine. Elle sert souvent de critère d’appartenance à un groupe, pour distinguer ceux
du dehors et ceux du dedans. Elle est donc normative, sans être pour cela nécessairement dog-
matique. Tout groupe se trouve amené, en certaines circonstances, à se redire ou à modifier ce
qu’il pense de lui-même et de sa relation à l’extérieur. Cela le conduit, par exemple, à convo-
quer un Congrès qu’on appelle à juste titre « doctrinal ». C’est un Congrès dans lequel, par
148 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

exemple, un parti politique se clarifie ce qu’il pense de sa situation et statue sur ce que sera sa
doctrine. Un concile a la même fonction dans l’Église catholique. Des groupes de plus petite
taille, comme les familles, ont aussi leurs doctrines, mais on ne réunit pas de congrès pour les
modifier. Dans les écoles, les projets éducatifs ou pédagogiques sont des doctrines qui établis-
sent des normes. Les cabinets ministériels ont aussi leurs doctrines.
Les doctrines sont donc loin d’être immuables : elles changent avec les époques, les lieux,
les groupes, les technologies, etc. Non seulement, elles peuvent changer, mais c’est tout à
fait normal qu’elles le fassent. Le changement est d’ailleurs stimulé par l’existence, dans un
groupe, d’une pluralité de doctrines, voire de système doctrinaux. C’est ainsi que, dans
l’Église catholique, on parle de « doctrines officielles », ce qui sous-entend qu’il existe des
doctrines officieuses (qui, d’ailleurs, peuvent, parfois, avec le temps, devenir officielles,

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comme cela a souvent été le cas : par exemple, la doctrine de la liberté religieuse a d’abord
été une abomination pour l’Église, avant d’en devenir la thèse officielle ; à l’inverse des doc-
trines qui furent officielles de l’Église sont rejetées aujourd’hui : le bûcher pour les héré-
tiques, l’écriture par Moïse des premiers livres de la Bible, le déni de l’évolution biologique
etc.). Les doctrines d’un groupe ressemblent aux résultats scientifiques établis d’une com-
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munauté scientifique : ce sont les représentations qui, pour le moment du moins, paraissent
les plus adéquates au projet implicite ou explicite qui structure les savoirs. On entend parfois
dire que les pratiques scientifiques conduisent à la pensée critique et que les scientifiques
sont moins attachés que d’autres à leurs doctrines. Il est vrai que l’ouverture d’esprit et la
mise en question des doctrines font partie des traditions scientifiques. Mais cela ne veut pas
dire que la défense acharnée de positions scientifiques n’existe pas…

S ÉTHIQUE, AUTONOME OU HÉTÉRONOME ;


SCIENCE, PRODUCTION HUMAINE OU TRANSCENDANTE ?
Il existe un débat, en sciences et en éthique, pour savoir s’il faut penser les représen-
tations scientifiques et/ou les représentations éthiques comme une production humaine, faite
par et pour les humains ou comme une réflexion qui devrait rejoindre un donné comme la
vérité ou la morale. Pour reprendre la métaphore de la carte, on peut se demander si nos car-
tes sont le résultat d’une représentation particulière ou une réponse à la recherche de la carte
idéale, la vraie carte.
La morale est-elle le produit d’une réflexion des femmes et des hommes qui cherchent à se
donner une représentation de ce qui leur paraît une façon positive de vivre, ou est-elle quelque
chose de donné par une instance ultime (que ce soit Dieu, la conscience morale, le devoir, etc.).
Y a-t-il une « vraie » morale qui serait à trouver ou les êtres humains tacheraient-ils de décider
eux-mêmes de ce qui leur paraît le bien et le mal (cf. l’évangile de Luc, 12, 57) ? Les sciences
cherchent-elle à se donner la vraie représentation ou les humains créeraient-ils eux-mêmes les
représentations scientifiques ? Dans la perspective d’une science autonome, les humains cons-
truisent eux-mêmes, pour eux-mêmes et en vue de leurs projets, des représentations de leur
histoire et de leur monde. De même, dans la perspective d’une morale autonome, les êtres
humains se construisent une représentation qu’ils prennent le risque de dire « souhaitable ». Il
s’agit d’une éthique faite par les humains et pour les humains. Similairement, il y a dans les
sciences une créativité qui engendre des représentations de notre monde. Et en éthique, il y a
une créativité des femmes et des hommes qui inventent des manières de vivre.
Conclusion : au-delà des discours descriptif et éthique, jubiler… 149

À l’opposé, la vision hétéronome des sciences et de la morale suppose qu’on cherche l’uni-
que vérité sur la nature des choses et la « bonne » façon de vivre. L’une et l’autre sont consi-
dérées comme données, pratiquement une fois pour toutes.
Beaucoup pensent que le choix entre ces deux manières de voir dépend des options religieu-
ses. On constate, en effet, que la majorité des croyants ont plutôt tendance à promouvoir la
dépendance face à une vérité et une morale uniques. C’est lié à l’image d’un Dieu qui règne
avec sa toute puissance et se réserve le privilège de dire à la liberté humaine ce qu’elle doit
librement décider. À l’opposé, il y a une autre conception de la divinité : celle qui considère
un Dieu qui aime et qui veut sa créature vraiment libre. Cette manière d’être croyant est à
l’aise avec une morale autonome et une science par laquelle les humains se construisent leur
représentation du monde… De ce point de vue, on considère Dieu comme ayant confié aux

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humains de parachever son œuvre et de construire eux-mêmes leurs images de leur monde et
leurs idéaux moraux…
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5 Conclusion :
au-delà des discours descriptif et éthique, jubiler…
Notre voyage en épistémologie pourrait se prolonger, par exemple par une réflexion
sur l’expérience esthétique et même sur l’expérience religieuse. Qu’est-ce que, par exemple,
ma formation scientifique a transformé dans ma vision de l’amour, de la religion, de l’art ?
Que dire aussi de la connaissance qu’on a d’un autre à travers l’amitié ou l’amour ? Ou
encore : quels commentaires faire de ce qui se vit lors de célébrations d’anniversaire et
autres occasions ? Et, enfin, comment parler de l’expérience du recueillement ou de la
prière ? Non pour faire de la « récupération » mais pour explorer la variété des expériences
humaines et éviter de se cantonner à celles que l’école privilégie. Pour moi, par exemple, je
me demande parfois ce qu’a fait, à ma vision de l’existence, la fréquentation des sciences
pendant toute une vie ?
Je n’entrerai pas dans un exposé approfondi sur ces points : cela dépasserait notre projet qui
est de considérer l’épistémologie dans la perspective des disciplines à enseigner. Mais il peut
être intéressant de se rendre compte que le terme « connaissance » (comme « savoir »
d’ailleurs) peut être considéré comme analogique : il existe un air de famille entre la con-
naissance d’une information, la connaissance scientifique, la connaissance d’une œuvre
d’art, la connaissance d’un ami, la connaissance d’un idéal éthique et la connaissance de
Dieu. Mais, malgré cet air de famille, ces façons de connaître ne sont pas identiques. Suivant
le lieu d’où l’on parle, on privilégie sans doute l’analogie ou la différence. Suivant aussi des
options profondes, on vit plus la confiance ou la méfiance par rapport à ce qu’on peut con-
naître (sans oublier que, souvent, ce sont les plus confiants qui sont les plus critiques…)
Ainsi l’étude de la construction des savoirs s’ouvrent à de nombreuses nouvelles perspecti-
ves. Peut-être est-il intéressant de s’arrêter un instant sur le mot « Jubiler » employé par
Bruno Latour dans son ouvrage Jubiler ou les tourments de la parole religieuse 3. Ce terme
renvoie à une expérience qui n’est pas pure connaissance mais qui exprime un sentiment

3. Seuil, Paris, 2002.


150 Chapitre 7 — Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques...

d’unité, de réflexion et de beauté, d’attachement et de rupture avec un passé, tout à la fois.


Cette expérience pourrait avoir quelque chose à voir avec ce qu’on a appelé « la joie de
connaître » ou même, dans un autre registre de vocabulaire, « la prière ». Produire des repré-
sentations qui nous mettent à l’aise dans notre histoire et capables de la raconter, c’est une
expérience à multiples facettes. Reprenant un thème déjà développé je suis tenté de poser la
question : « jubiler, de quoi s’agit-il ? ». De quoi s’agit-il quand on dépasse une simple des-
cription du monde pour plonger dans nos racines et dans l’histoire ? Et, dans la même veine,
la beauté, de quoi s’agit-il ?
Mais nous laisserons ouvertes ces questions qui dépassent le cadre d’une introduction à
l’épistémologie.

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P O U R A P P R O F O N D I R
Q u e l q u e s e x e r c i c e s s u p p l é m e n t a i r e s
Débattre de la proposition « Quant aux questions éthiques, cela ne vaut pas la peine
d’en discuter puisque, de toutes façons, on prend ses décisions en conscience ».
Prendre une situation concrète (par exemple, la démographie de l’Inde ou la décision
de dormir moins) et distinguer les points de vue « scientifiques », « techniques »,
« éthiques », « relationnels » et « politiques ».
À propos des « droits de l’homme » que trouvez-vous le plus intéressant de dire face à
des élèves de 14 ans : « c’est une doctrine, une idéologie, une éthique, une morale,
une vérité, une technique » ?
Prendre la notion de « compromis » et se demander quelle analogie il y a entre son
usage pour l’éthique et pour le travail scientifique.
Que pensez-vous de la propostion : « il y a toujours eu des guerres, donc, il faut les
accepter en éthique » ?
É P I L O G U E

L’épistémologie à la recherche et à la
rescousse du sujet prenant parti

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Arrivant à la fin de notre parcours, voici le temps des évaluations et parfois des diplô-
mes. Mais le but de l’apprentissage n’est pas l’évaluation ; c’est la formation des élèves.
Cette vérité est à rappeler en une époque où, comme le disait un moniteur d’une formation
sur la gestion, en Floride : « nous sommes souvent tellement occupés à chasser les alligators
que l’on oublie qu’on était venu pour assécher le marais ». De même, on pourrait se deman-
der si nous ne sommes pas à ce point pris par l’évaluation des performances des élèves 1 que
l’on oublie qu’on était venu pour les former. Les deux pratiques ne se recouvrent pas ! Et
l’essentiel est invisible aux yeux… et surtout aux yeux qui veulent évaluer. Nous avons tous
l’expérience de moments où nous avons appris énormément mais dans des circonstances
défiant toute évaluation un tant soit peu objective. Pourtant, la question se pose aux lecteurs
et lectrices : « qu’avons-nous appris ? Quels déplacements de perspective notre regard a-t-il
fait, suite à ce chemin ? » Comme elle se pose à moi, auteur : « qu’ai-je appris en écrivant ce
livre ? » Réfléchissant après l’action, je m’interroge : « quel fut le projet central de cette
introduction à l’épistémologie ? »
Pour autant qu’on puisse être au clair avec son projet, je crois que j’ai voulu mettre en évi-
dence que les sciences sont faites pour les humains et par les humains… et qu’elles sont bel-
les et robustes… Mais pleine d’ambiguïtés aussi ! J’ai fait le pari que l’analyse lucide et
critique ne détruit pas mais est à la fois le fruit et la cause de la confiance. J’ai ainsi poursuivi
un projet humaniste par rapport aux sciences : un projet enraciné dans le terreau de notre his-
toire. J’ai tenté de montrer qu’on ne découvre pas les savoirs comme on trouve des champi-
gnons dans la prairie. Ce sont des femmes et des hommes qui les organisent, tous situés dans
des lieux précis, chacun avec son approche. Les savoirs sont imaginés, construits, testés,
négociés et standardisés. Les humains inventent ainsi, de façon très créative, des représenta-
tions mettant en scène les situations auxquelles ils sont confrontés. Ces « inventeurs » por-
tent une question liée à ce qu’ils veulent faire : « ne serait-il pas intéressant de nous
représenter notre monde et notre histoire comme ceci (ou comme cela) ? » Alors, lorsqu’on

1. Notons que être pris par l’évaluation des performances des élèves, pourrait être bien préférable que vouloir
faire l’évaluation des élèves eux-même et pas uniquement de leurs performances !
152 Épilogue — L’épistémologie à la recherche et à la rescousse du sujet prenant parti

invente une mise en scène adéquate, celle-ci ouvre la voie à de nombreuses possibilités.
Mais, en choisissant une représentation, on fait de vrais choix ; on s’engage. Par exemple, la
représentation de l’être humain comme organisme a ouvert bien des possibilités grâce aux-
quelles la médecine moderne s’est développée. Mais la façon dont on se représente les cho-
ses détermine ce dont on tiendra compte. Le choix d’une représentation comporte donc un
risque : celui de laisser des éléments importants pour la situation. Ainsi notre façon de cons-
truire nos connaissances conditionne notre façon de vivre. Cela signifie que, contrairement à
ce que d’aucuns croient parfois, connaître n’est pas une opération neutre qui reflèterait sim-
plement le monde : connaître est une opération humaine qui construit et est à la fois risquée
et engagée. Elle ouvre des perspectives mais en ferme d’autres.
Ces enjeux rejaillissent sur l’intérêt de tester les connaissances. On le fait en les confrontant,

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parfois avec une suprême habileté, à la fois aux théories solidement établies et à l’épreuve du
terrain. Les savoirs qu’on appelle « scientifiques » sont plus que des connaissances construi-
tes pour la seule « joie de connaître ». Ce qu’ils visent, ce sont des mises en scène adéquates
grâce auxquelles il devient possible de gérer sa participation à son histoire et de communi-
quer à son propos. Les sciences prennent parti en opérant des choix sur ce qu’on juge impor-
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tant. Par elles, nous construisons le monde dont nous tenons compte. Car, par exemple, ce
qui n’entre pas dans le dossier médical d’un patient n’est pas pris en compte ; et ce qui n’est
pas repris dans la description d’une amitié ou d’un mouvement culturel passe aussi aux
oubliettes.
Connaître, c’est donc aussi nous décider et nous engager. Nous pouvons le faire avec con-
fiance cependant car nous avons appris, par toute notre expérience de vie, que ces représen-
tations, suffisamment testées, sont solides. Mais nous savons aussi qu’il importe de prendre
en compte une multiplicité de points de vue et de disciplines, sans quoi la simplification iné-
luctable et intéressante deviendra contre-productive. Car ce qui est la force du développe-
ment scientifique, c’est le remplacement du trop complexe par un modèle plus simple…
mais, si possible, pas trop réducteur. Car les disciplines sont réductrices. Avec elles seules,
nous aurions une vision tronquée, une science sans âme et sans sens.
Ces considérations peuvent nous inviter, me semble-t-il, à dépasser les frontières étroites
dans lesquelles certains voudraient enfermer l’aventure scientifique et à faire confiance —
malgré de nombreuses ambiguïtés — aux humains. Ou peut-être, comme le suggère
l’anthropologue des sciences Bruno Latour, à tout simplement « jubiler »…
A P P E N D I C E 1

L’épistémologie, lieu de controverses

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Il n’y a pas accord sur la manière dont les sciences se construisent. Il y a évidemment
d’autres points de vue que le socio-constructivisme. Voici d’ailleurs quatre approches qui, à
des degrés divers, diffèrent de celle tenue dans cet ouvrage. Nous aurions pu en choisir
d’autres, y compris des points de vue qui, tout en allant dans le sens de la perspective socio-
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constructiviste, envisagent les sciences et l’alphabétisation scientifique et technique d’une


manière parfois radicalement différente de celle soutenue ici 1. Au lecteur et à la lectrice
d’analyser les différences entre ces positions (présentées en vrac) et celle de cet ouvrage.

1. Premier point de vue


Réflexions critiques sur la critique des sciences, Jean Bricmont 2
Ce n’est pas nous qui dominons les choses, semble-t-il, mais les choses qui nous domi-
nent. Or cette apparence subsiste parce que certains hommes, par l’intermédiaire des
choses, dominent d’autres hommes. Nous ne serons libérés des puissances naturelles que
lorsque nous serons libérés de la violence des hommes. Si nous voulons profiter en tant
qu’hommes de notre connaissance de la nature, il nous faut ajouter à notre connaissance
de la nature la connaissance de la société humaine 3.

Dans ce court texte, je vais énoncer, de façon un peu lapidaire, un certain nombre d’idées à
propos des sciences, en particulier à propos du mouvement de critique des sciences 4, tel
qu’il s’est développé à partir des années 70. ; par manque de place, je ne pourrai évidem-
ment pas justifier ce qui suit. Il s’agira au plus de suggestions pour un débat futur.
Du côté des acquis, le mouvement de critique des sciences a eu le mérite de souligner le
caractère élitiste et autoritaire de la communauté scientifique, de mettre en question son indi-
fférence par rapport aux questions politiques et morales et de susciter dans le public un doute
légitime face à la volonté de résoudre les problèmes sociaux principalement par des moyens
technologiques. Mais, comme tous les mouvements qui expriment une révolte contre une

1. À titre d’exemple, voir les deux numéros thématiques que la Revue canadienne de l’enseignement des scien-
ces, mathématiques et des technologies a consacré aux discussions soulevées par un projet de réforme de l’ensei-
gnement des sciences (vol 2, 1 et 2, 2002).
2. Jean BRICMONT est professeur de Physique à l’Université de Louvain. Il est co-auteur, avec Alan SOKAL, de
Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. Jean BRICMONT et Alan SOKAL sont connus comme des adver-
saires des épistémologies constructivistes et leur ouvrage a déclenché une série de controverses.
3. Bertolt BRECHT. Écrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, 1972, [1939--1940], p. 515--516.
4. Voir Alain JAUBERT, Jean-Marc LÉVY-LEBLOND, [Auto]-critique de la science, Paris, Le Seuil, 1973, pour
une bonne collection de textes représentatifs de ce mouvement à ses débuts.
154 Appendice 1 — L’épistémologie, lieu de controverses

orthodoxie dominante (celle du « scientisme » ou du « positivisme »), ce mouvement a eu


tendance, là où il a eu du succès, en particulier dans la mouvance écologiste, à produire ses
propres excès et à créer ses propres dogmes. Tout d’abord, une méfiance exagérée par rap-
port à la technologie et, en particulier à la médecine scientifique. Même si l’usage de la tech-
nologie a des effets mitigés --- parfois franchement désastreux --- et si elle apporte rarement
les solutions miracles que ses avocats les plus enthousiastes promettent régulièrement, les
progrès qu’elle a apportés à l’humanité sont simplement extraordinaires. Pensons à ce que
seraient les famines et les épidémies, la population mondiale étant ce qu’elle est, sans les
progrès réalisés en médecine et en agronomie.
Mais, ce qui est peut-être plus grave, c’est le manque d’estime, pour ne pas dire plus, à
l’égard de l’impact culturel de la démarche scientifique. En effet, depuis la révolution scien-

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tifique du XVIIe siècle, nous avons appris à nous méfier de l’argument d’autorité et des véri-
tés révélées ainsi que de toutes les légitimations du pouvoir temporel basées sur de tels
arguments. C’est loin d’être le cas partout dans le monde, mais le fait que l’idée de démocra-
tie existe, même si elle est peu réalisée, est en grande partie dû à cette révolution. En fait, la
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mise en cause de l’autorité de la science, c’est-à-dire des scientifiques, n’a de sens que sur la
base d’idées démocratiques qui présupposent cette attitude sceptique à l’égard de l’autorité.
Or, avec le développement de l’attitude critique vis-à-vis des sciences, s’est développée une
sympathie croissante envers ce qu’on appelle parfois les « autres formes de connaissance, »
ce qui en clair veut dire les religions et les superstitions traditionnelles, en particulier celles
qui existent dans le Tiers Monde. Bien sûr cette sympathie n’est pas une conséquence directe
de la critique des sciences, mais elle font toutes les deux partie d’un certain esprit du temps.
Pour le dire brutalement, il me semble qu’il y a là une version parmi d’autres de cette forme
de paternalisme qui consiste à considérer que les croyances irrationnelles, tellement absur-
des qu’on n’arrive pas à y croire soi-même, sont néanmoins « bonnes pour les masses » sur-
tout celles que l’on domine. Comme le fait remarquer Noam Chomsky, dans un passé pas si
lointain, « les intellectuels de gauche participèrent activement à la vie animée de la culture
ouvrière. Certains cherchèrent à compenser le caractère de classe des institutions culturelles
par des programmes d’éducation des ouvriers ou par des ouvrages de vulgarisation --- qui
connurent un franc succès --- sur les mathématiques, les sciences et d’autres sujets. Il est
remarquable de constater qu’aujourd’hui leurs héritiers de gauche cherchent souvent à priver
les travailleurs de ces instruments d’émancipation, nous informant que le ``projet des
Encyclopédistes » est mort, que nous devons abandonner les ``illusions » de la science et de
la rationalité --- un message qui réjouira le cœur des puissants, ravis de monopoliser ces ins-
truments pour leur propre usage 5. » La même remarque vaut pour les rapports Nord-Sud.
Comme serait beau un monde où tout le savoir scientifique, toutes les armes de destruction
massive et tous les moyens d’espionnage sophistiqués seraient entre les mains de gouverne-
ments représentant les 20 % de la population mondiale qui possèdent environ 80 % des
richesses, pendant que le reste de l’humanité se consolerait avec différents opiums du peu-
ple 6.

5. Noam CHOMSKY, L’An 501 : La conquête continue. p. 325—326. Traduit de l’américain par Christian
LABARRE, Bruxelles/Montréal, EPO/Ecosociété, 1994. [Version originale : Year 501 : The Conquest Continues,
Boston, South End Press, 1993.]
6. Bien sûr, ce n’est pas le cas, mais cela est dû au fait que certains dirigeants de pays du Tiers Monde sont restés
(assez naïvement) scientistes. Il est néanmoins facile d’observer, dans différentes régions du monde, les effets per-
vers liés à l’hostilité face à l’approche scientifique.
Premier point de vue 155

Une partie de la critique des sciences s’est déplacée sur la critique de notions telles que
l’objectivité et la rationalité. On a parfois l’impression, lorsqu’on lit certains textes philoso-
phiques liés à cette mouvance, qu’on a reculé de plusieurs siècles pour retomber dans un
idéalisme où tout n’est que représentation, discours, langage et où le réel n’existe qu’entouré
de guillemets. Contre cette démarche, il faut sans cesse répéter certaines évidences : ce ne
sont pas les hommes qui ont créé le monde, mais le monde qui a produit les hommes ; ceux-
ci sont apparus suite à une évolution qui n’a été possible que parce que notre univers possède
une certaine structure physico-chimique. Et c’est le cerveau qui produit la pensée, pas
l’inverse.
Tout le monde sait que l’enseignement des sciences est en crise : la science n’attire plus les
jeunes. Il est évidemment impossible de déterminer l’impact exact sur cette situation de dif-

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férentes idées qui sont dans l’air du temps. Il est néanmoins probable qu’un climat culturel
où, d’une part, la technologie est présentée uniquement sous ses aspects négatifs
(Hiroshima, Tchernobyl etc.), et d’autre part, toute référence à la notion de vérité (sans
guillemets) ne suscite que des sourires compatissants face à tant de naïveté n’incite pas les
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jeunes à s’intéresser aux sciences ; qu’iraient-ils faire dans cette galère où l’on passe son
temps à « construire socialement » des théories et à détruire la planète ? La recherche de la
vérité « pour elle-même » peut avoir un côté naïf et romantique, mais à tout prendre elle ne
fait pas plus de tort au reste du monde que le vedettariat sportif et médiatique, la recherche
du profit ou les différents « arts de la communication » qui consistent le plus souvent à réel-
lement construire socialement un consensus autour d’idées dont la valeur de vérité importe
peu.
D’autre part, toutes les critiques de l’épistémologie (de Popper ou d’autres), qui accompa-
gnent souvent la critique des sciences ne doivent pas faire oublier que la bonne démarche
épistémologique n’est pas d’énoncer des critères de scientificité qui permettraient de
décerner un label de qualité à tel ou tel domaine, mais de comprendre comment ce
« miracle » qu’est la science moderne est possible. Le fait que celle-ci soit un miracle n’est
pas justifié par une quelconque épistémologie, mais par le caractère spectaculaire des prédic-
tions scientifiques ainsi que par les transformations techniques que la science rend possible :
même celles qui sont destructrices, comme les techniques militaires, ne peuvent l’être que
parce qu’elles reflètent une compréhension partielle mais véritable de la façon dont le monde
fonctionne. Par conséquent, si une critique de l’épistémologie montre qu’un critère donné de
scientificité n’est pas adéquat, ce n’est pas le caractère miraculeux de la science qui est mis
en cause mais simplement une explication particulière de ce phénomène. Et cela ne sup-
prime pas non plus la différence énorme qui existe entre science et charlatanerie, même si la
limite exacte entre les deux est difficile à tracer.
Un aspect important de la « critique des sciences », qui était très présent au début du mouve-
ment et qui est malheureusement quasiment oublié aujourd’hui, concerne la critique de la col-
laboration entre scientifiques et militaires 7. Le monde dans lequel nous vivons est très injuste.
L’opération 11.11.11 a affiché sur les murs de nos villes l’équation étrange, 1 – 6 = 4 ? C’est-
à-dire que, pour chaque franc emprunté, le Tiers Monde en a déjà remboursé 6 et en doit tou-
jours 4. Traduite en termes humains, cette équation représente chaque année des millions de
morts de malnutrition ou de maladies aisément guérissables. Ce génocide permanent du Nord

7. Pour une remarquable histoire de cette « collaboration » — on devrait dire collusion —, voir Roger G ODE-
MENT, Science, technologie, armement. Postface à Analyse mathématique II, Springer, 1998.
156 Appendice 1 — L’épistémologie, lieu de controverses

contre le Sud, qui alimente les coffres de nos banques, n’est pas simplement le résultat du
« marché libre » mais bien d’un rapport de force. Ce rapport a des aspects économiques et
politiques, mais aucun rapport de domination économique ou politique ne peut survivre éter-
nellement sans être, in fine, appuyé sur la force militaire. Pour prendre l’exemple des dettes
iniques qui accablent le Tiers Monde, il y a longtemps qu’elles auraient été répudiées si les
rapports de force étaient différents. De plus, un des aspects les plus effrayants de
notre « civilisation », c’est la capacité que nous avons de mener des guerres d’autant plus
facilement qu’elles sont « à zéro mort » de notre côté, et cela grâce à notre supériorité techno-
logique. Cette situation perdure depuis le début de l’ère coloniale. Or elle n’est possible que
parce que l’immense majorité des scientifiques acceptent de collaborer, d’une façon ou d’une
autre, avec les militaires. Dans les années 70, il existait des mouvements de protestation con-
tre le financement militaire de la recherche. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces mouve-

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ments ont disparu.
Lorsque l’on critique les applications civiles de la science, il ne faut jamais oublier que les
dangers qu’elles représentent sont infimes par rapport à ceux liés aux applications militaires.
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Après tout, les centrales nucléaires ne sont pas faites pour exploser — les bombes atomiques
oui. Les OGM ne sont pas faits pour empoisonner ; les armes biologiques oui. Même quand
elles ne sont pas utilisées, ces armes donnent à ceux qui les possèdent une force d’intimida-
tion qui biaise en leur faveur les rapports sociaux et économiques « normaux ».
Là réside le véritable problème et la véritable responsabilité sociale des scientifiques. Cette
responsabilité n’est pas limitée aux sciences naturelles. En effet, bon nombre de chercheurs
travaillant en sciences humaines (et en philosophie) fournissent au système de domination
politique et militaire ses armes idéologiques, par exemple en présentant les rapports
d’exploitation comme de simples rapports d’échange et les guerres impérialistes comme des
interventions humanitaires. Les sciences exactes, elles, fournissent les armes tout court qui
permettent au système de se perpétuer, là où l’idéologie échoue. Si même une minorité de
scientifiques était capable de dénoncer cet état de chose, l’impact sur la société serait
énorme. Mais cela n’a rien à voir avec la critique de la rationalité et de l’objectivité. Au con-
traire, seule une analyse objective du monde social permet de démasquer les mystifications
qui occultent les rapports de force existant, d’arriver à des conclusions radicales et de fonder
un espoir de changement, de même que c’est une analyse objective du monde naturel qui
nous a débarrassé des mythes, des dieux et des rois.

2. Deuxième point de vue


Une perspective réalise et critique, Dominique Lambert 8

En première approximation, on peut dire que l’activité scientifique consiste à pro-


duire des représentations du Monde exprimables dans un langage dont la cohérence est assu-
rée par la référence à la logique usuelle et dont les prédictions sont susceptibles d’une
vérification, elle-même soumise à des règles bien déterminées. Pour le dire de manière con-
cise, les contenus des sciences sont des représentations du monde dont la cohérence interne
et la validation sont soumises à des règles précises. Le rapport à la validation (observations
et expérimentations) est lié également à « l’efficacité » de la représentation : le discours
scientifique permet l’action et la maîtrise d’un domaine de la réalité empirique.

8. Facultés universitaires de Namur, FUNDP, Département Sciences-Philosophies-Sociétés


Deuxième point de vue 157

Qu’est-ce que la réalité empirique ? Les scientifiques présupposent que leurs discours ne
sont pas clos sur eux-mêmes. Autrement dit, ils font l’hypothèse que les représentations du
Monde qu’ils produisent et qui sont validées par eux se rapportent à autre chose qu’à l’uni-
vers du discours et même qu’à la cohérence et aux propriétés internes de leurs systèmes
expérimentaux. En sont-ils absolument certains ? Non, car on ne prouve pas l’existence du
réel comme tel ! Mais il s’agit là de l’hypothèse la plus économique et la plus robuste pour
expliquer la remarquable efficacité de leurs prédictions. De plus, on pourrait dire que sans
que les scientifiques ne l’aient toujours cherché, la structure interne de leur discours, au fur
et à mesure qu’ils se structurent, présentent des caractéristiques formelles a priori de la
« présentation » de tout élément de réalité. Par exemple, il n’existe pas en physique une
seule « loi » qui ne soit « covariante » sous un type de transformations (tensorielle ou
autres). Pourquoi ? Parce que ceci est l’expression a priori du fait que la représentation du

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monde doit être indépendant du point de vue local de l’observateur qui l’adopte. Les lois qui
« réussissent », qui donnent une maîtrise effective sur le « Monde empirique » sont
covariantes : elles expriment que « quelque chose » se donne qui ne dépend pas de tous les
choix arbitraires de l’expérimentateur ou de l’observateur !
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Le réel n’est certainement pas construit purement et simplement par l’expérimentateur. Il se


heurte souvent à quelque chose qu’il n’a pas voulu ni prévu et qu’il aurait certainement
décrit autrement s’il avait pu ! Mais il est clair que cela ne signifie nullement qu’il faille
identifier strictement les représentations scientifiques du Monde avec une quelconque
« structure du Monde en soi ». En fait, cette phrase elle-même n’a guère de sens car je ne
sais pas ce qu’est cette structure en soi, indépendamment de mes représentations. De plus
mes représentations évoluent et s’affinent. Mais il est vrai que, contrairement à ce que cer-
tains épistémologues ont prétendu, il existe quelque chose comme une certaine cumulativité
du savoir qui se moque de la notion d’incommensurabilité. La mécanique classique ne perd
pas son intérêt et sa valeur avec l’avènement de la mécanique quantique et la relativité géné-
rale. Quelque chose de Newton reste vrai après Schrödinger et Einstein ou quelque chose de
Mendel reste vrai après Crick et Watson, même s’il faut pour saisir cette chose, cet invariant,
mettre sur pied toute une entreprise de traduction (l’incommensurabilité signifierait que cette
traduction est vouée à l’échec).

J’adopterais ici volontiers une perspective évolutionniste. Nous construisons des cadres
théoriques comme autant d’essais basés sur un certain nombre de présupposés et informa-
tions. Puis nous les soumettons à la validation : nous les confrontons à des univers qui font
éclater la suffisance de nos cohérences et de nos conventions. Cette confrontation provoque
la sélection « naturelle » de certain cadres. L’histoire des sciences est par ailleurs un
immense musée dans lequel s’accumulent les débris de prototypes qui n’ont jamais passer la
rampe de la compétition expérimentale. Tout comme l’environnement façonne un certain
nombre de caractéristiques des organismes vivants, de la même manière la sélection expéri-
mentale ne laisse survivre que certaines théories et les façonne de telle manière que quelque
chose de l’environnement empirique se retrouve dans la structure même de l’organisme. En
prolongeant la comparaison, on comprend que de même que l’organisme ne s’identifie pas
adéquatement à l’environnement dans lequel il vit mais en reflète les caractéristiques : le
pinson de Darwin n’est pas l’île des Galapagos !, de même la théorie physique n’est pas
identifiable strictement au Monde (elle n’est pas un « tableau du Monde » comme l’aurait
rêvé Wittgenstein). Cependant, de la même manière que l’adaptation des animaux à l’envi-
ronnement montre qu’il y a quelque connivence entre la structure de leur organisme et ce
158 Appendice 1 — L’épistémologie, lieu de controverses

dernier, de même l’efficacité de nos théories montre qu’il existe une affinité structurelle
entre la théorie physique et le Monde empirique.
La position défendue ici s’apparente à ce que l’on pourrait appeler un « réalisme critique ».
Elle se fonde sur le présupposé qu’il existe un « réalité » (une altérité du discours) et que le
discours parvient à accrocher des éléments de cette réalité. Cependant, elle se refuse à con-
fondre réalité et discours en évitant une identification pure et simple d’une représentation
avec ce qui est représenté. Ceci est motivé par le fait que tout cadre théorique est toujours
sous-déterminé par rapport aux données empirico-formelles (prédire n’est pas expliquer
aurait dit René Thom ou l’analyse dimensionnelle des ingénieurs).et que notre position
d’observateur est nécessairement située et limitée. Nous ne pouvons prétendre à un point de
vue absolu dans la mesure où nos capacités perceptives même étendues par les appareils et

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nos facultés cognitives n’ont aucune raison d’être à même de pénétrer toutes les échelles et
toutes les dimensions de cette altérité.
Le réalisme critique est confiant et modeste. La science touche quelque chose du Monde,
nos théories sont éduquées et informées par lui, mais elle ne sont probablement pas capables
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de l’enserrer dans un seul filet et de le décrire d’un seul coup dans toutes ses dimensions et
en toute clarté.

3. Troisième point de vue


La controverse des « grammaires générales » 9

Le présent manuel d’épistémologie a plus mis l’accent sur la construction des sciences de
la nature que celle des sciences humaines. Afin de jeter un éclairage sur cette dernière,
nous présentons ici une réflexion liée à la grammaire et à l’épistémologie des connaissan-
ces linguistiques. Cette note, qui provient des articles précités, montre que si les sciences
naturelles s’interrogent sur l’existence d’une loi unique et universelle de la nature, des
questions du même type hantent l’histoire de la linguistique : on s’y interroge sur l’exis-
tence d’une « grammaire générale » qui dirait la loi que doit suivre tout langage.

Certains spécialistes veulent comprendre le fonctionnement de la langue comme système de


communication tandis que d’autres cherchent les conditions générales de production d’un
énoncé. Il en sort un débat qui « manifeste un désaccord plus profond sur la nature même de
la démarche scientifique, et, en conséquence, sur ses tâches » (Virbel, J. p. 859).
Ceux qui cherchent les conditions générales d’un énoncé « justifient souvent leur approche
par l’idée qu’après un stade d’accumulations, d’observations, toute science — et donc la
grammaire — doit passer à la construction de modèles théoriques généraux et explicites qui
rendent compte de ces observations. La construction de la grammaire d’une langue revient
alors précisément à construire un de ces modèles hypothétiques du fonctionnement de cette
langue » (Idem, p. 862).
À l’opposé, « les… linguistes fonctionnalistes et structuralistes sont assez naturellement
éloignés de cette conception de leurs tâches. Leur démarche fondamentale a souvent con-

9. Cette note a été rédigée par J.-M. BAILY et Gérard FOUREZ, d’après les articles « Grammaire » de l’Encyclo-
paedia Universalis, vol. 7, Paris, 1968, pp. 859-863, (par Jean VIRBEL) et « Grammaires générales » du Diction-
naire encyclopédique des sciences du langage, par O. DUCROT et T. TODOROV (Paris, Seuil, 1972).
Quatrième point de vue 159

sisté à se définir vis-à-vis de la grammaire issue des siècles passés et à arracher la réflexion
sur le langage aux considérations normatives du beau parler… » (Idem).
La recherche de modèles théoriques généraux caractérise la perspective d’une grammaire
générale. Celle-ci « vise à énoncer certains principes auxquels obéissent toutes les langues,
et qui donnent l’explication profonde de leurs usages ; il s’agit donc de définir le langage
dont les langues particulières sont des cas particuliers » (Ducrot et Todorov, p. 15). « Quand
[les auteurs de grammaires générales] disent que la langue a pour fonction la représentation
de la pensée, ce mot doit… être pris dans son sens le plus fort. Il ne s’agit pas seulement de
dire que la parole est signe, mais qu’elle est miroir, qu’elle comporte une analogie interne
avec le contenu qu’elle véhicule » (Idem). « De l’idée que le langage est représentation, on
passe ainsi à l’idée qu’il est représentation de la pensée logique. Du même coup, on com-

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prend qu’il puisse y avoir une grammaire « générale » : comme on ne met guère en doute, à
l’époque, que la logique soit universelle, il semble naturel qu’il y ait des principes, éga-
lement universels, que toutes les langues doivent respecter » (Idem, p. 16). « Il s’agit alors
d’appliquer aux principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite, les insti-
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tutions arbitraires et usuelles des langues particulières » (D&C, p 17).

4. Quatrième point de vue


Une critique (dure) de la sociologie des sciences, Mario Bunge 10

Selon Bunge, « la nouvelle sociologie de la science est née au milieu des


années 1960, comme partie de la rébellion généralisée contre la science et la technique » et
les membres de ce mouvement (non homogène) « partagent les thèses suivantes :
a) l’externalisme, ou l’idée que le contenu conceptuel de la science est déterminé par
son contexte social ;
b) le constructivisme ou subjectivisme : l’idée que le chercheur construit non seulement
ses hypothèses et artéfacts, mais les faits eux-mêmes…
c) le relativisme ou la thèse selon laquelle il n’y a pas de vérités objectives et
universelles ;
d) le pragmatisme, ou l’accent mis sur l’action et l’interaction au dépens des idées, ainsi
que l’identification de la science avec la technique ;
e) l’ordinarisme, c’est-à-dire… le refus d’accorder [à la science] un statut spécial diffé-
rent de celui de l’idéologie, de la pseudoscience et même de la non-science ;
f) l’adoption de doctrines psychologiques surannées, comme le béhaviorisme et la
psychanalyse ;
g) gle remplacement du positivisme, du rationalisme et d’autres philosophies classiques
par des philosophies ascientifiques et même antiscientifiques, telles que la philoso-
phie linguistique, la phénoménologie, l’existentialisme, l’herméneutique, la « théorie
critique », le marxisme fossilisé, le post-structuralisme ou l’école française de
sémiotique ».

10. Philosophe argentin enseignant au Canada. La position de BUNGE présentée ici provient du sommaire d’un
article publié par la revue Venézuélienne Interciencia : « Una caricatura de la ciencia, la novisima sociologia de la
ciencia », 16 (2), mars-avril 1991 (http://www.vigdor.com/titres/bungeCaricature.htm).
160 Appendice 1 — L’épistémologie, lieu de controverses

En conclusion, « la NSS [Nouvelle Sociologie des Sciences] est une mauvaise caricature de
la science et [elle] déborde de philosophie obscurantiste », rien de moins !

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A P P E N D I C E 2

Représentations, sciences, religion et liberté


de pensée dans des écoles catholiques ou autres

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écoles confessionnelles : quelques réflexions 1
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Cet appendice touche une question épistémologique qui n’intéressera qu’une partie
du public concerné par l’épistémologie : comment penser le choc frontal entre les discours
religieux et les discours scientifiques, pourtant bien différents ? De plus, j’ai plusieurs fois
rencontré des enseignants et enseignantes de sciences ou de religion qui se demandent
jusqu’à quel point ils ont le droit d’enseigner des données scientifiques qui déstabilisent les
croyances ou l’éthique de leurs élèves et vont à l’encontre du désir des parents de ces
élèves ? Les choses se compliquent encore si leur école est confessionnelle car ils craignent
de déplaire à l’institution qui les a engagés. Et le raidissement d’une partie des milieux
catholiques n’arrange pas les choses ! Comment, par exemple, respecter les consciences et la
liberté de pensée face à des questions chaudes comme l’origine de l’univers ou l’interruption
volontaire de grossesse ? Comment enrichir la réflexion des élèves ? Comment induire un
climat à la fois d’écoute, de diversité d’opinions et de réelle liberté de pensée ?
Comme il s’agit d’une question relative aux chocs des savoirs que rencontrent certains ensei-
gnants et enseignantes, elle me paraît avoir sa place dans de ce manuel. De plus, elle m’inté-
resse car j’ai été forcé de l’aborder pour moi-même. Comme elle n’intéressera nullement
d’autres, l’appendice me paraît une bonne place…
Ce type de tension n’est pas propre aux catholiques mais j’envisagerai ce problème dans ce
contexte, sachant qu’une partie de ces propos peuvent être transférés à des contextes analo-
gues, comme celui de l’Islam.
Traiter ces questions en profondeur demanderait un ouvrage. Je me contenterai donc de tou-
cher à quelques points. Mon but est de critiquer deux positions qui me paraissent simplistes :
celle qui tient pour évident que, vu les avancées scientifiques, les religions ont fait leur temp
et, à l’opposé, celle qui prétend que la religion reste immuable alors que nos connaissances
bougent. Le principe éthique qui me guide dans cette analyse pourrait s’énoncer comme
ceci : « L’entreprise éducative devrait viser à ce que les gens soient libérés, autant que faire
se peut, de ce qui les opprime et/ou les écrase ». Je crois ce principe profondément évangéli-

1. Cet appendice vise surtout l’enseignement dans une école catholique, mais bien de ses aspects peuvent inté-
resser d’autres enseignants ou enseignantes de science, de religion ou de morale laïque.
162 Appendice 2 — Représentations, sciences, religion et liberté de pensée dans des écoles catholiques

que (mais il n’appartient pas aux seuls chrétiens ; c’est aussi un principe de base de bien des
morales laïques).

1. L’impasse d’une neutralité des sciences


Face à l’avortement, à l’euthanasie, au début de la vie humaine, à la procréation assis-
tée, à la prophylaxie du SIDA, à la contraception, à l’eugénisme, à la distinction entre les
êtres humains et les animaux, à l’évolution etc., une partie du corps enseignant essaie de se
réfugier dans un enseignement « purement scientifique », en espérant ainsi éviter les ques-
tions idéologiques ou éthiques. Ce faisant, ces enseignants et ces enseignantes risquent de
décevoir les élèves, lesquels s’intéressent plus à ce qui les touche, eux, qu’à une
« neutralité » scientifique. Ainsi engendre-t-on de la frustration quand on donne un cours sur

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la biologie des organes génitaux à des élèves qui voudraient comprendre la sexualité dans sa
globalité. De plus, cette neutralité pourrait ne pas en être une, dans la mesure où, de toute
façon, l’enseignant ou l’enseignante, bon gré, mal gré, véhicule des idéologies dans son
cours.
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On ne peut donner un cours de biologie sans véhiculer une représentation de ce que sont les
humains, du corps, du lien entre l’esprit et le cerveau, de la sexualité, de la mort, de la nais-
sance, de la santé, du vieillissement etc. Prétendre qu’un exposé « purement scientifique »
ou « purement biologique » reste « neutre » est tout simplement naïf. L’analyse d’extraits de
manuels, dans cet ouvrage, le montre. D’ailleurs, même le silence sur des thèmes idéologi-
quement difficiles transmet le message que c’est tellement délicat qu’il vaut mieux ne pas en
parler.
À ces questions répondent diverses attitudes. La libre pensée, par exemple, met l’accent sur
l’intérêt d’aborder ces problématiques sans a priori. La tradition démocratique, elle, insis-
tera sur le respect de la position de chaque citoyen et citoyenne, au moins tant qu’elle ne
porte préjudice ni à la liberté d’autrui ni aux lois établies. Quant à l’Islam, il insiste surtout
pour que rien ne contredise le Coran. Le protestantisme n’a pas de doctrine officiellement
établie. Le catholicisme, lui, a des « doctrines officielles ».

2. Qu’est-ce qu’une doctrine officielle dans l’Église catholique ?


La notion de « doctrine » est mal reçue de nos jours. On y projette un dogmatisme et une
rigidité de pensée. Nous emploierons ce terme pour désigner l’idée ou l’opinion qu’un
groupe ou un individu se fait d’une situation. Ainsi peut-on parler de la doctrine d’un
État : il s’agit de ce qui guide sa politique du moment. Si un groupe a mis ses positions au
clair, on parlera de sa doctrine ou de sa « position » officielles. Parler de « doctrines
officielles » sous-entend par ailleurs qu’il y a des doctrines officieuses, ou minoritaires.

Les doctrines sont parfois comprises comme s’il s’agissait de positions immuables,
éternelles, absolument sûres. Certains catholiques, à tendance intégriste, voient ainsi les
enseignements de leur Église. Mais d’autres abordent différemment la notion de
« doctrine » : toute communauté humaine, font-ils remarquer — qu’elle soit parti politique,
famille, club sportif, etc., développe « une » manière particulière de voir et défend des posi-
tions. Un club de football, par exemple, aura comme doctrine qu’il faut être bon perdant. Et
l’Église catholique fait de même. Ses doctrines officielles sont influencées par l’Évangile,
bien sûr, mais aussi par bien d’autres éléments culturels et idéologiques. Il y a d’ailleurs eu
Qu’est-ce qu’une doctrine officielle dans l’Eglise catholique ? 163

« à boire et à manger » dans ces doctrines officielles. Ainsi, il fut un temps où la plupart des
gens (et des chrétiens en particulier) pensaient que la foi enseignait que le soleil tournait
autour de la terre, ou que les cinq premiers livres de la bible avaient été écrits par Moïse, ou
qu’il y avait eu un premier homme qui s’appelait Adam, et une première femme appelée
Ève, ou qu’on ne pouvait à la fois être chrétien et croire en l’évolution.

Tout cela nous paraît stupide aujourd’hui. Pourtant, ces croyances furent, à une époque, part
des doctrines officielles de l’Église. Il en fut de même pour les propositions comme : « un
chrétien ne peut croire à l’émergence de la vie à partir de réactions chimiques » ; « le prêt à
intérêt est toujours immoral » ; « les doctrines des droits de l’homme et celles de la liberté
religieuse sont à rejeter par les catholiques », « les divorcés remariés doivent être excommu-
niés de l’Église », etc. Ce furent là des doctrines tenues, à un moment donné, par l’immense

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majorité des catholiques. Et comme l’Église catholique a une structure organisationnelle,
certaines de ces doctrines furent explicitement proclamées ses doctrines officielles. Mais,
comme dans toute organisation humaine, des doctrines affirmées à une époque ont changé.
Aujourd’hui il n’existe pratiquement plus de catholiques pour soutenir les positions citées
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plus haut.

Sur de tels points, l’Église — une poignée d’intégristes mis à part — a donc changé d’opi-
nion. Sur d’autres points, qui sont au centre des traditions chrétiennes, on peut avoir
l’impression de se trouver face à des doctrines plus essentielles, comme celles concernant la
divinité de Jésus ou l’ouverture aux pauvres. Pourtant, on n’est jamais sûr de ce que l’évolu-
tion des doctrines nous réserve. Parfois, ce qui paraissait essentiel semble, plus tard, bien
discutable 2. Il est difficile de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Aujourd’hui, par exem-
ple, il paraît à la majorité des chrétiens que l’histoire d’Adam et d’Eve ou la création en sept
jours sont des récits mythiques qu’il ne faut pas interpréter à la manière d’un récit journalis-
tique. Mais, il n’y a pas un siècle, un ou une catholique qui aurait dit cela aurait été exclu de
l’Église. Sans doute d’ailleurs que, d’ici quelques décennies, beaucoup de chrétiens écoute-
ront avec un sourire plein d’humour certaines doctrines de l’Église de notre époque. De tou-
tes façons, les chrétiens d’aujourd’hui ne pensent plus comme ceux d’il y a 50 ans. Et,
malgré qu’elle ait parfois la coquetterie de se dire immuable, l’Église change, comme tout ce
qui vit.

Autrement dit, le fait que l’Église tienne officiellement certaines positions ne devrait pas
diminuer la réflexion, et la réflexion critique des chrétiens 3. D’ailleurs on ne peut identifier
la pensée de toute l’Église à ses doctrines officielles. Il y a toujours dans l’Église des chré-
tiens qui n’admettent pas certains points de doctrine officiellement tenus. L’histoire semble
montrer qu’ils avaient parfois raison, et parfois tort.

2. De plus, selon les traditions de l’Église, il importe de distinguer les énoncés doctrinaux de leurs interpréta-
tions. Par exemple, les interprétations de la présence du Christ dans l’Eucharistie ont pris et prennent des formes
variées selon les époques et les cultures. De plus, l’Église tient qu’il y a une hiérarchie dans les vérités de la foi
chrétienne: certaines sont plus importantes que d’autres. Rien n’est moins fidèle aux traditions catholiques que de
prétendre que, pour être fidèle aux croyances de l’Église, il faut tenir toutes ces croyances de la même façon.
3. Il est d’ailleurs communément admis dans l’Église que la manière dont les chrétiens acceptent ou non une
doctrine officielle peut être une indication de sa valeur. Quand, par exemple, la majorité des chrétiens se sent mal à
l’aise face à une position officielle, on peut considérer qu’il est temps que tous les chrétiens, évêques et pape en
tête, réfléchissent aux raisons de ce malaise car ce pourrait très bien être l’indice qu’on voit mal les choses et une
façon dont l’Esprit Saint parle à l’Église, pour l’inviter à revoir ses positions.
164 Appendice 2 — Représentations, sciences, religion et liberté de pensée dans des écoles catholiques

Mais parfois aussi ce sont ces chrétiens-là qui « sauvent » l’Église de ses erreurs. 4 L’évan-
gile nous montre d’ailleurs Jésus refusant les positions officielles de la religion de son épo-
que parce que, au plus profond de lui-même, il se rendait compte qu’elles n’étaient pas
saines 5. Au point qu’il devint insupportable, ce prophète qui voulait que les gens osent
croire en la parole de Dieu présente dans leur cœur et qu’ils osent décider par eux-mêmes de
ce qui est juste ? (Evangile de Luc 12, 57).
Penser ainsi, ce n’est pas dénigrer les doctrines de l’Église ; c’est même y porter intérêt ;
l’indifférence tue. Il me semble en effet que, en matière de croyance ou d’éthique, il est sage
de penser avec d’autres, en échangeant, dans une communauté. Cette communauté cons-
truira ses doctrines. On peut d’ailleurs douter de la sagesse éthique de ceux et celles qui prô-
nent une obéissance aveugle aux positions officielles de l’Église. Ce dont il s’agit, c’est de

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donner aux doctrines officielles de l’Église une place, mais non toute la place. Nous avons
une capacité de discernement à exercer. On pervertit une tradition lorsqu’on cesse de réflé-
chir et de prendre ses responsabilités. L’Église, ce sont des femmes et des hommes qui ont
tous reçu l’Esprit, et donc ont leur mot à dire, et leur responsabilité à prendre — surtout à
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une époque ou beaucoup — catholiques ou non — sentent que, en certains domaines, la doc-
trine officielle de l’ Église de Rome « bat un peu le beurre »... et parfois se raidit face aux
évolutions.

3. Quelques caractéristiques de positions actuelles de l’Église


en bioéthique
Concrètement, il me semble que des enseignants et enseignantes de biologie (qu’ils soient
croyants ou non) pourraient aborder dans cet esprit les questions de bioéthique soulevées
par leurs élèves. Ils pourrait parler des doctrines officielles de l’Église, mais aussi
d’autres perspectives, venant de chrétiens ou non, en gardant à l’esprit l’importance
d’une réflexion pluraliste pour construire, dans notre société et à notre époque, des éthi-
ques éclairantes.

Le cours de biologie croise donc des débats de bioéthique et d’éthique sexuelle. Des
chrétiens y tiennent parfois des discours qui ne sont plus crédibles et qui sont la conséquence
de la distance qui sépare le monde religieux et celui des sciences. Pourtant, quelques posi-
tions doctrinales me paraissent fournir des balises bien plus intéressantes que des prescrits
comme « le préservatif est interdit »
• À propos de la protection de la dignité des personnes : Cette doctrine refuse tout ce
qui tendrait de faire du corps humain une simple machine qu’il faut gérer ou exploi-
ter.

4. Pensons, par exemple, aux chrétiens qui refusèrent qu’on brûle les hérétiques ou les sorcières : ils refusaient
les positions officielles de l’Église du moment. Ce fut aussi le cas quand les chrétiens Quakers décidèrent que
l’esclavage n’était pas compatible avec leur lecture de l’Evangile. Ces « déviants » tenaient « le bon bout ». Il est
bien possible que, dans quelque temps, on dira que certaines chrétiennes et certains chrétiens dissidents, certaines
théologiennes et théologiens ostracisés, certains évêques minoritaires, avaient une vue plus saine sur la bioéthique
que les doctrines officielles.
5. C’est ainsi qu’il osa proclamer qu’il était permis de faire du bien aux gens le jour du sabbat, même quand, offi-
ciellement, c’était un acte interdit (Mc 3, 4). C’est d’ailleurs pour cette raison que les représentants officiels de sa
religion décidèrent de le tuer (Mc 3, 6).
Qu’est-ce qu’une doctrine officielle dans l’Eglise catholique ? 165

• À propos de la symbolique du corps : les expressions corporelles sont vues comme


exprimant des relations humaines globales. D’où un refus de la banalisation de
l’expression du corps et la volonté d’interpréter la sexualité en termes relationnels et
non comme un simple objet de plaisir ou de consommation.
• À propos du sens de notre existence, la tradition de l’Église catholique estime qu’il se
joue aussi dans nos corps, et pas seulement dans notre esprit, nos intentions, notre
« sincérité ». Il s’agit donc de dépasser une morale de la simple intention et d’analy-
ser ce que nos actions font à nous-mêmes et aux autres : les libérer ou les renvoyer en
esclavage ?
• À propos de notre image de Dieu : Dieu nous a-t-il donné de faire notre histoire, de
décider nous-mêmes de ce qui est juste, et même de notre propre existence ? J’ai

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exprimé les trois balises précédentes à l’indicatif car elles sont assez partagées ; j’ai
mis celle-ci à l’interrogatif parce qu’il y a controverse à son sujet.
Ces principes sont en résonance avec le monde contemporain. Ils sont assez traditionnels
sauf peut-être le dernier à propos duquel il y a un solide débat car beaucoup de chrétiens ne
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voient dans leur relation à Dieu qu’appel à soumission. C’est notamment à propos du débat
sur l’euthanasie que la question se pose : Est-ce que Dieu en qui croient les chrétiens est
Dieu qui donne à ses créatures la liberté de décider ? Y compris de leur vie ? Ou est-ce Dieu
qui se réserve le droit de décider de la vie et de la mort ?
L’intrêt de tels principes est, me semble-t-il, qu’ils peuvent être utile our construire ensem-
ble une éthique responsable pour notre époque, membres d’une tradition religieuse ou laï-
ques libres penseurs. Peut-être que, finalement, il y a beaucoup plus de libre penseurs qu’on
ne le croit.

4. À propos de quelques controverses (passées ou présentes)


en matière de philosophie de la biologie ou de la physique
Il n’y a pas que des questions éthiques qui peuvent faire problème pour des scientifiques
enseignant dans un établissement chrétien. Il y a aussi des questions de croyances. Il est un
fait que, il y a un siècle, il aurait été traité en hérétique le catholique qui se serait présenté
comme croyant en la théorie de l’évolution. Oui qui aurait cru en une origine du monde dif-
férente de celle du récit de la Genèse proposant la création en sept jours ; ou encore en la
possibilité de produire la vie en laboratoire etc.
Manifestement les gens ont changé et les Églises sont remplies (quand elles sont encore fré-
quentées) de fidèles qui eussent été traités de mécréants (mauvais croyants) au temps de mes
grands parents. Mais il reste encore un sentiment de légère anxiété chez certains enseignants
des sciences qui, par exemple, ne sont pas tout à fait à l’aise lorsqu’ils parlent de l’évolution
ou de l’origine de l’univers. Et, sur ce point-là, par exemple, beaucoup de musulmans sont
très stricts : il ne s’agit pas, pour beaucoup d’entre eux, de croire en l’évolution.
En fait, le développement des sciences a profondément modifié nos façons de nous représen-
ter notre monde et notre histoire. Il devient de plus en plus clair pour beaucoup que les scien-
ces produisent des représentations du monde qui correspondent à une autre intentionnalité et
à un autre projet que les textes religieux, ou que les textes poétiques. Nous sommes ainsi
amenés à accepter une pluralité de représentations du monde, de lectures et de regards, pour
une même situation.
166 Appendice 2 — Représentations, sciences, religion et liberté de pensée dans des écoles catholiques

Nous ne pouvons plus voir le monde avec le regard d’autrefois. Au XIXe siècle, déjà, cer-
tains chrétiens avaient compris que la création en sept jours relevait d’un genre littéraire tel
qu’il n’y avait pas de sens à confronter ce récit avec celui des astrophysiciens. Mais on était
moins conscient de ce que le récit de l’astrophysicien était, lui aussi, un genre littéraire :
beaucoup continuaient à réfléchir comme s’il n’y avait qu’un « vrai » récit de l’origine de
l’univers. Aujourd’hui, nous acceptons plus facilement une pluralité de représentations et de
récits. Quant à des textes comme celui de la création en sept jours, il n’est pas toujours facile
de se laisser interpeller par une autre culture, mais c’est un minimum de rigueur que de ne
pas l’interpréter à contre bon sens en projetant sur lui nos représentations actuelles. Les sept
jours dont ce texte parle n’ont rien à voir avec le calendrier : c’est un discours poétique et
mythique.

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Avec une épistémologie qui accepte la pluralité des représentations, les perceptions peuvent
se modifier. Pour une situation, il y a une pluralité de lectures, depuis celle de l’amoureux
jusqu’à celle du physicien. Pourquoi se trouver embarrassé si, pour l’origine du monde, il y a
la lecture du poète, la lecture du physicien… et celle de l’auteur de la Genèse. Toutes ont de
la valeur ; mais aucune ne peut prétendre à une vérité absolue et unique. Et s’il y a encore
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des discussions dans certains coins des États-Unis entre les « créationnistes » partisans
acharnés de la création en sept jours de calendrier, et ceux qui insistent sur le caractère à la
fois symbolique et mythique de ce récit, ces discussions ne passionnent plus grand monde
ici. Les représentations scientifiques et religieuses ne visent pas le même projet et ne sont
donc pas commensurables. Pas plus que ne sont commensurables le discours de l’amoureux
et celui du psychologue.
**
*
Un travail culturel reste cependant toujours à faire : harmoniser, au moins pour certains
aspects, nos diverses représentations du monde et de l’histoire… qu’elles soient scientifiques
ou religieuses… Mais pas trop, car un langage trop universel serait sans doute bien triste et
plat....
B I B L I O G R A P H I E

Ceux et celles qui nous ont légué une vision

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La bibliographie qui suit vise à présenter un certain nombre de publications qui permettront au
lecteur et à la lectrice de comprendre que l’épistémologie se fait à travers des individus et des mouve-
ments collectifs qui sont situés dans l’histoire. Elle n’est pas exhaustive et les notes qui accompagnent
les ouvrages mentionnés sont bel et bien des notes en ce qu’elles n’ont pour objectif que de situer
l’ouvrage en cause, ou ses auteurs, de façon générale.
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AAAS, Science for all Americans, Washington, D.C., AAAS, 1989. L’American Association for the
Advancement of Science s’est lancée, dans la fin des années soixante-dix dans un projet de renou-
veau de l’enseignement des sciences, discutable parce que marqué par des vues technocratiques
mais aussi fortement intéressé à une plus grande démocratisation des sciences, sous la forme d’une
alphabétisation scientifique et technique. La publication par les Presses de l’Université d’Oxford à
New York en 2001 d’un autre ouvrage de l’AAAS, intitulé PROJECT 2061, Benchmarks for Science
Literacy 1993), est la poursuite de ce projet et en propose des médiations concrètes.
AIKENHEAD G.S. & RYAN A.G., The Development of a Multiple Choice Instrument for Monitoring
Views on S.T.S. Topics, Saskatoon, University of Saskatchewan, 1989. Cette enquête est une étape
marquante dans la mesure où elle a montré que les élèves sont conditionnés à voir les sciences à la
manière des positivistes empiriques. Elle montre également que les élèves ont tendance à aborder les
sciences avec des présupposés venant d’un autre siècle.
ANDRé Y., BAILLY A., FERRAS R., GUéRIN J.P., GUMUCHIAN, Représenter l’espace, L’imagi-
naire spatial à l’écoute, Paris, Anthropos, 1989. Vise à voir comment, pour enseigner la géographie,
on peut ternir compte des représentations spatiales des élèves, des maîtres, des habitants. Mais ne
semble pas considérer la définition fonctionnelle de la représentation : être un substitut des situations
où nous sommes plongés.
ASTOLFI J.P. & DEVELAY M., La didactique des sciences, Paris, P.U.F., 1989. Deux pédagogues et
didacticiens, le premier biologiste, le second pédagogue, qui donnent à la didactique des sciences de
nouveaux horizons, en se basant principalement sur ce qui se fait en Europe et, plus particuliè-
rement, en France. Il est régulièrement réédité.
ATLAN H., Éducation et Société, in Esprit, n° 174, Paris, sept. 1991. Biologiste et philosophe qui se
caractérise par une pensée critique, analysant les présupposés des démarche scientifiques.
AUSTIN J.L., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1973. Ce philosophe contemporain insiste sur la
dimension d’action liée à la parole. À mettre en lien avec John Searls et ses actes paroles (spee-
chacts). Austin insiste sur l’organisation du monde qui se fait quand on dit quelque chose.
BACHELARD G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1971. Philosophe français du milieu du
siècle dernier, très influent en philosophie des sciences. S’est intéressé notamment à la « rupture
épistémologique », c’est-à dire à la coupure entre une attitude scientifique et une attitude qui reste
dans le savoir et la quotidienneté. Les scientifiques apprécient cette coupure qui leur donne une iden-
tité.
BARFIELD C.E., Science Policy from Ford to Reagan, Washington D.C., American Enterprise Insti-
tute for Public Policy Research, 1982. Publié par le très à droite American Enterprise Institute, cet
168 Bibliographie

ouvrage met en avant la thèse selon laquelle les recherches fondamentales sont celles qui ne permet-
traient pas à une entreprise de « faire de l’argent ». Selon la doctrine de Reagan, il en conclut que
seules ces recherches là auraient à être subsidiées par l’État.
BARNES B., T.S. Kuhn and Social Science, London, MacMillan Press, 1982. Cet ouvrage synthétise
l’état de la recherche sur les sciences il y a une vingtaine d’années et met en évidence des enjeux
épistémologique.
BARRAL-BARON A., La morale, Paris, Éditions Ouvrières, 1992. Donne une synthèse intelligente de
l’état de la réflexion morale dans les milieux chrétiens ouverts.
BARRÉ R. & PAPON P., Économie et politique de la science et de la technologie, Paris, Hachette,
1993. Cet ouvragefait partie de ceux qui, à partir des années septante, étudient les sciences à titre de
phénomène de société comme bien d’autres.
BASILE J., Il se passe quelque chose du côté de l’homme, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1980.

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Exemple assez typique d’une réflexion qui se veut humaniste mais s’appuyant sur une conception
des sciences assez classique. Sans doute assez typique d’un monde d’ingénieurs et ingénieures qui
désirent que soit ajouté un « supplément d’âme »à la société par ailleurs assez technocratique.
BEAUMONT M. et al., Abus de savoir, Paris, D.D.B., 1977. Ouvrage collectif typique de l’état, à
l’époque, des milieux de la critique des sciences et surtout de l’expertise (au sens anglais et français
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du mot). Critique assez dure de l’utilisation idéologique du discours scientifique et des diplômés en
sciences.
BELLAH R. et al., The Good Society, Washington, A.A. Knopf Inc. Ed., 1991. Analysant les bases
sociologiques du fonctionnement de la civilisation américaine (voir l’ouvrage qui suit), les auteurs
montrent qu’on ne peut se dispenser de chercher à avoir de bonnes institutions, et ce, malgré le sirè-
nes de l’individualisme. BELLAH R.N. et al., Habits of the Heart — Individualism and Commit-
ment in American Life, New York, Harper and Row, 1986. Équivalent américain des recherches qui
essaient de comprendre ce qui peut encore faire courir les militants et militantes.
BENASAYAG M., Utopie et Libertés, l’idéologie des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1986. Fine
analyse par un psychiâtre argentin — qui eut lui-même à pâtir de la répression dans son pays — de
l’impossibilité de fonder totalement n’importe quel type de vision de l’histoire. Face à ceux et celles
qui penseraient trouver des bases totalement sûres pour diverses doctrines, Benasayag montre que,
finalement, l’ensemble de nos idéaux, y compris les droits humains, sont le fruit d’une construction
humaine ; et que cela ne diminue en rien leur valeur.
BENSAUDE-VINCENT B. & STENGERS I. Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 1993. Cet
ouvrage remet la chimie dans son contexte aussi bien culturel, économique qu’épistémologique.
Notons en passant l’expression utilisée pour parler de la « science normale » selon Kuhn : la science
des professeurs. Éclairant sur le lien entre l’établissement d’un paradigme disciplinaire et un con-
texte d’enseignement.
BERGER P. & LUCKMANN T., The social Construction of Reality, A Treatise in the Sociology of
Knowledge, New York, Anchor Books, 1967. Cet ouvrage (traduit en 1986) a établi la notion de
construction sociale d’un monde. Ses analyses sont très éclairantes pour comprendre ce qu’on
entend par « construction sociale des sciences » et pour abandonner le faux dilemme : « si c’est
construit, ce n’est pas réel ».
BERNAL J.D., The Social Function of Science, Routledge & Kegan, Londres, 1939. Importante contri-
bution pour faire penser les sciences comme un élément constitutif de la société.
BERNARD C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Delagrave, 1865, rééi-
mprimé par Garnier/Flammarion, 1934. Ouvrage classique sur la méthode expérimentale. La grille
de lecture OHERIC est une version (trop simplifiée) de sa grille de lecture des sciences expérimenta-
les (la position de Claude Bernard étant bien plus nuancée que ce qu’on lui attribue souvent).
BERNSTEIN B., Class, codes, and control, London, Paladin, 1973. BERNSTEIN B., A Socio-linguis-
tic Approach to Socialisation, in GUMPERZ J. & HYMES D. (Eds.), Directions in Socio-linguistic,
New York, Holt, Rinehart & Winston, 1970. Bernstein contribuera à faire comprendre que la langue,
Bibliographie 169

les codes et les grilles de lectures utilisées, structurent notre façon de voir, et que, même le discours
le plus ouvert à la critique, renferme le monde bien établi, par l’usage du langage.
BIJKER B., There is life after constructivism, in Science, Technology and Human Values, 1993, et al.
18, 1, p. 113. Centré sur le lien entre les technologies et les questions de société et montrant bien la
perpétuelle négociation qui a lieu. À tout moment la technologie peut être réinterprétée.
BLONDEL M., L’Action, Paris, 1893, réédité aux P.U.F., 1950. Philosophe dont la vision de la vérité
comme une « vérité pour l’action » a profondément influencé toute une génération de penseurs dont
l’auteur de ce livre. Le vrai apparaît comme la représentation de ce à propos de quoi il faudra
décider.
BLOOR D., Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, 1982. BLOOR
D., Wittgenstein and Mannheim on the sociology of mathematics, in Studies in the History and Phi-
losophy of Science, et al. 4, n° 2, 1973, pp. 173-191 Bloor est le porte parole du mouvement fort de

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la sociologie des sciences, laquelle examine les sciences à titre de phénomène comme les autres
qu’on peut étudier tout en restant agnostique quant à la nature ultime de ce phénomène. Dans cet
ouvrage, la logique n’apparaît pas comme une norme mais plutôt comme ce que l’on peut étudier via
la sociologie.
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BOLTANSKI L. & THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991. Adaptation des déve-
loppements de la sociologie des sciences à l’éthique. De même que la première étudie comment on
justifie des résultats scientifiques, la seconde examine comment les gens et les moralistes justifient
agir de telle ou telle manière.
BUNGE M., Épistémologie, Paris, Maloine, 1983. (Reidel Publ., 1973). BUNGE M., Una caricatura
de la ciencia : la novisima sociologìa de la ciencia, in Interciencìa, et al. 16, n° 2, Caracas, mars
1991. (comme cet article est déjà en appendice, utile de le redire ici ?). Philosophe des sciences
argentin connu pour son opposition radicale à la sociologie des sciences et au courant socioconstruc-
tiviste.
CALLON M. et al., La science et ses réseaux, genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La
Découverte, 1989. CALLON M., « Traductions » in Roqueplo Ph, Incidence des rapports sociaux
sur le développement scientifique et technique, Paris, CORDES-CNRS, 1978. Dans la publication
de 1978, on voit se construire la vision d’un réseau de traductions que l’auteur développera plus tard,
notamment avec Bruno Latour.
CANGUILHEM G., Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977.
Canguilhem alliera une approche historique et le dépistage de points de vue idéologiques dans les
pratiques scientifiques.
CARNAP R., Logical Foundations of Probability, Chicaco, University of Chicago Press, 1962. Auteur
important symbolisant le positivisme logique (l’École de Vienne) à la recherche de fondements pour
les sciences. Étudie notamment le problème de l’induction.
CHALMERS A.F., Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences,
Paris, La Découverte, 1987. Étude surtout philosophique sur le phénomène « science » (certaines
traductions sont intitulées : quelle est cette chose appelée « science » ?)
CLUB OF ROME’s Project on the Predicament of Mankind, The limits to GROWTH, New-York, Uni-
verse Books, 1972. Fameuse étude qui mit en question de façon décisive l’idée selon laquelle tout
développement scientifique ou technique implique un progrès, et qui amena à la conscience de tout
un chacun, à la fin des années soixante, l’échec d’une maîtrise de l’univers par une pure approche
scientifique et technique.
COLLINGRIDGE D., Incrementalism, in Science, Technology & Human Values, et al. 14, n° 2, 1989,
COLLINGRIDGE D., Incremental Decision Making in Technological Innovation : What role for
Science ?, in Science, Technology & Human Values, et al. 14, n° 2, 1989, pp. 141-162. COLLIN-
GRIDGE D., Decisions on Technology — Techniques and Policies, Manchester, Siscon, 1977. Ce
courant de sociologie des sciences a convaincu bien des gens que l’unanimité de la communauté
170 Bibliographie

scientifique ne repose pas seulement sur des arguments dits scientifiques, mais aussi sur des straté-
gies intéressées.
COLINS H. & PINCH T., Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Paris, Seuil, 1993. Cet
ouvrage passionnant, de lecture assez aisée, montre bien comment fonctionnent les controverses, les
« preuves » scientifiques, bref les sciences telles qu’elles se font Permet de voir avec beaucoup
d’humour les positions trop absolutistes sur les sciences.
CORIAT B., Science, technique et capital, Paris, Seuil, 1976. Analyse marxisante de la production des
sciences et des techniques.
CRAHAY A., Michel Serres, la mutation du cogito, Bruxelles, De Boeck, 1988. Résume le point de
vue d’un des penseurs les plus stimulants en philsophie des sciences.
d’ESPAGNAT B., Conceptions de la physique contemporaine, Paris, Hermann, 1965. Donne une
approche très « réaliste » de la philosophie des sciences. Ce penseur tient aujourd’hui une position

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assez différente.
de CERTEAU M., L’invention du quotidien, coll. 10/18, Paris, U.G.E., 1980. Ouvrage dont l’une des
thèses est qu’il n’y a pas de rupture entre les décisions qui structurent les savoirs de la quotidienneté
et les savoirs les plus spécialisés.
DÉSAUTELS J. & LAROCHELLE M., Q’est-ce que le savoir scientifique ? Points de vue d’adoles-
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cents et d’adolescentes, Québec, Presses de l’Université Laval, 1989. Analyse de la représentation


des sciences chez les élèves. Ces auteurs sont parmi ceux qui, depuis longtemps, insistent pour
qu’on forme des enseignants et des enseignantes ayant une vision critique en épistémologie.
DESCARTES R., Discours de la Méthode (édition originale, 1637), Verviers, Marabout, 1974.
Ouvrage classique… sans commentaire.
DEVELAY M., Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF, 1995. Analyse de la pro-
fessionnalisation des enseignants, des disciplines et du rôle de la métacognition.
DIEZ-CALZADA J.A., La revuelta historicista en filosofìa de la ciencia, in Arbor, Madrid, 1988,
pp. 69-96 Un résumé de la prise de conscience que les sciences sont un événement dans l’histoire.
DRIVER R., LEACH J., MILLAR R. & SCOTT P., Young People’s Images of Science, Buckingham,
Open University Press, 1996. Les travaux de cette équipe de recherche constituent des incontourna-
bles pour qui s’intéresse aux représentations des jeunes à l’égard des sciences et à leurs manières de
comprendre les controverses.
DRUET P.Ph., KEMP P. & THILL G., Technologies et sociétés, Paris, Galilée, 1980. Débat critique à
propos de l’interaction entre les technologies et le développement des sociétés. S’enracine dans
l’analyse du débat nucléaire.
DUHEM P., La théorie physique : son objet, sa structure, Paris, Rivière, 1906. Un classique de la phi-
losophie de la physique. On y trouve le point de vue de la sous-détermination des théories scientifi-
ques par les résultats expérimentaux.
EASLEA B., Liberation and the Aims of Science, London, Chatto and Windus, 1973. EASLEA B.,
Witch hunting, Magic and the New Philosophy, an Introduction to Debates of the Scientific revolu-
tion 1450-1750, Brighton, Harvester Press, 1980. Contributions à une étude historique de la révolu-
tion scientifique. Pose notamment la place des femmes dans le développement des sciences.
ELKANA Y., The Problem of Knowledge, in Historical Perspective, Athens, 1973. Monographie sur
l’épistémologie.
ELLUL J., Le rôle médiateur de l’idéologie, Paris, Castelli, Aubier, 1973. Souligne la place de
l’idéologie dans le développement scientifique et technique.
ELZINGA A. & JANISON A., Cultural Component in the Scientific Attitude to Nature, Lund,
Research Policy Institute, 1981. Analyse notamment la différence dans les sciences entre l’attitude
des hommes et celle des femmes.
FACTOR L. & KOOSER R., Value Presupposition in Science Textbooks, a Critical Bibliography,
Galesburg, Know College, sans date mais provenant du début des années 80). Analyse des compo-
santes idéologiques des enseignements scientifiques.
Bibliographie 171

FELTZ B., Croisées biologiques, Louvain-La-Neuve, Ciaco, 1991. Étude sur la pratique scientifique en
biologie. FELTZ B. La science et le vivant, Introduction à la philosophie des sciences de la vie,
Bruxelles, De Boeck Université, 2002.
FEYERABEND P., Contre la méthode, Paris, Seuil, 1979. Ouvrage de base dans le débat sur les scien-
ces. L’auteur y montre qu’il n’est pas possible d’isoler une chose qui s’appellerait « méthode
scientifique ». Mais l’ouvrage n’est pas d’un relativisme aussi extrême que celui dont on a voulu
parfois le créditer…pour se débarrasser des bonnes questions qu’il pose.
FOUCAULT M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961. FOUCAULT M., La volonté
de savoir, Paris, Gallimard, 1976. FOUCAULT M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Trois
ouvrage qui posent des questions sur l’usage de la notion de « rationalité » et de pouvoir.
FOUREZ G. & CABIAUX Ch., Les sciences doivent-elles s’enseigner par disciplines ? in Courrier du
CETHES, n° 11, Namur, F.U.N.D.P., 1990, pp. 1-31. FOUREZ G., Les technologies sont-elles des

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sciences appliquées, in CIBLES, no22, Nantes, 1990, pp. 9-14. FOUREZ G., Choix éthiques et con-
ditionnement social, Paris, Centurion, 1979b. FOUREZ G., Construire une éthique de l’enseigne-
ment scientifique, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1986. FOUREZ G., La Science
partisane, Gembloux, Duculot, 1974. FOUREZ G., Les sciences comme technologies intellectuel-
les, in Esprit, Paris, août-sept. 1983, pp. 100-106. FOUREZ G., Pour une éthique de l’enseignement
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de la Physique, in Humanités Chrétiennes, Bruxelles, juin-août, 1985-1986. FOUREZ G., Pour une
éthique de l’enseignement des sciences, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1985. FOUREZ G., Science et
développement ou le transfert des technologies intellectuelles, in Économies et Sociétés, nos 11-12,
1979a, pp. 1672-1694. FOUREZ G., Société duale et luttes technologiques, in La Revue Nouvelle,
LXXVI, n° 4, 1983, pp. 412-419. FOUREZ G., Évolution de la philosophie des sciences en occi-
dent, in Science et Esprit, XLVI/3,1994a, pp. 333-355. FOUREZ G., Technology Assessment, a
Pocket Version, in Bulletin of Science, Technology & Society, 14, n° 3, 1994b, p. 132-143,. FOUREZ
G., Alphabétisation scientifique et technique, essai sur les finalités de l’enseignement des sciences,
Bruxelles, De Boeck, 1994c. FOUREZ G., La construction des sciences, les logiques des inventions
scientifiques, 4e éd., Bruxelles, De Boeck, 2002. Ce sont là quelques ouvrages de l’auteur principal
de ce livre-ci. La construction des sciences étudie plus en profondeur diverses questions abordées
dans ce manuel.
FOUREZ G., ENGLEBERT-LECOMTE, V. & MATHY, Ph., Nos savoirs sur nos savoirs, un lexique
d’épistémologie, Bruxelles, De Boeck Université, 1997a. Une explication de nombreux termes liés à
l’épistémologie. Complément de ce manuel
GESSERT R.A. & HEHIR J.B., The New Nuclear Debate, New York, Council of Religion and Interna-
tional Affairs, 1976. Discussion de la question de l’armement nucléaire.
GILLIGAN C., Une si grande différence, Paris, Flammarion, 1986. Ouvrage de base si l’on veut réflé-
chir à la question de la rationalité en lien avec les hommes et les femmes. Montre comment les hom-
mes peuvent être « rationnels » ou, plutôt, se réclamer d’une certaine rationalité jusqu’à l’absurde.
GIORDAN A. & de VECCHI G., Les origines du savoir. Des conceptions des apprenants aux concepts
scientifiques, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1987. Un ouvrage de base d’acteurs essentiels de la
réflexion didactique et épistémologique dans la francophonie.
GLASERSFELD E. von, L’approche constructiviste : vers une théorie des représentations, Montréal,
Cirade, 1985. Un des pères du constructivisme montre que toute connaissance est unique et une
construction.
GONSETH F., Les fondements des mathématiques — De la géométrie d’Euclide à la relativité géné-
rale et à l’intuitionnisme, Paris, Blanchard, 1974. Ouvrage classique de la philsophie des mathéma-
tiques.
GORZ A., Caractère de classe de la Science, in Les Temps modernes, XXIX, n° 330, jan. 1974,
pp. 1158-1174. Article fondamental en sociologie des sciences : il montre que la communauté scien-
tifique est traversée par la lutte des classes.
172 Bibliographie

GOWING M. & ARNOLD L., The Atomic Bomb, London, Butterworths, 1979. Monographie sur la
bombe atomique.
GUBA EGDON G., The Paradigm dialog, Sage publications, London, 1990. Étude de l’épistémologie
des sciences humaines d’un point de vue constructiviste. Débute par un chapitre assez suggestif dis-
tinguant le positivisme, le post-positivisme, la théorie critique et le constructivisme.
HABERMAS J., La science et la technique comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973. Ouvrage fon-
damental qui montre l’existence d’une idéologie de la scientificité et qui propose les modèles tech-
nocratiques, décisionistes et politiques pour penser les liens entre le scientifico-technique et les
décisions.
HACKING I., Concevoir et expérimenter, (édition anglaise en 1983), Paris, Christian Bourgeois Édi-
teur, 1989. HACKING I., (Éd.), Scientific Revolutions, Oxford, Oxford University Press, 1981.
HACKING I., Science Turned Upside Down, in The New York Review of books, XXXIII, n° 3, New

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York, 1986, pp. 21-26. Philosophe des sciences qui réagit au « relativisme » de la sociologie des
sciences.
HANSON N.R., Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1958. Étude sur les
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HEMPEL C.G., Philosophy of Natural Science, Elglewood Cliffs(N.J.), Prentice Hall, 1966. Philoso-
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Bujarin & al, Londres, Cass, 1971 pp. 149-212. Sociologue marxien des sciences, d’une certaine
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l’arbre) pour penser le développement des savoirs.
HOLTON G., The Advancement of Science and its Burdens, Cambridge, Cambridge University Press,
1986. HOLTON G., The Scientific Imagination, Case studies, Cambridge, Cambridge University
Press, 1978. Historien des sciences qui insiste sur le rôle d l’imagination dans l’invention des scien-
ces.
HOTTOIS G., Bioéthique et libre-examen, in Le Soir, 13 octobre 1986. HOTTOIS G., Éthique et tech-
noscience, in NAISSE J. (Éd.), Science et Éthique, Bruxelles, U.L.B., 1987. HOTTOIS G., Le para-
digme bioéthique, une éthique pour la technoscience, Bruxelles, De Boeck Université, 1990.
Philosophe des sciences et des technologies. Utilise notamment le terme de « technicienne » pour
parler de ce mélange complexe de science et de technologie.
HUME D., Traité de la nature humaine, Paris, Aubier, 1946. Ouvrage publié en 1739, important, voire
fondateur de l’épistémologie. La question devient : « Comment connaissons-nous ? » Critique des
notions de cause et de substance. Réflexion sur l’empirisme et les sciences expérimentales.
IBARRA A. & MORMANN Th. : « Theories as Representations », in Pozman Studies in the Philoso-
phy of the Sciences and the Humanities, 1997, vol. 61, pp. 58-87. Réflexion sur l’ambiguïté du terme
« représentation ».
ILLICH I., Gender, New York, Panthéon, 1982. ILLICH I., La Convivialité, Paris, Seuil, 1973.
Bibliographie 173

ILLICH I., Némésis médicale, l’expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1976. Penseur critique des
grandes institutions, depuis la médecine, l’école et les Églises… et les sciences. Penseur de base
pour la sociologie des sciences.
JACOB F., La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970. Un bel exposé du paradigme de la biologie
contemporaine.
JANSEN D., Basic and applied Research, in Science, Technology and Human Values, 20, 2, 1995,
pp. 197-233. Que veut-on dire par recherche appliquée et par science de base ?
JONAS H., Le principe responsabilité (1979), Paris, Cerf, 1990. Comment le savoir appelle une
réponse… Un ouvrage qui a marqué l’éthique et notamment l’éthique de l’environnement et la bioé-
thique.
JOSHUA S. & DUPIN J.J., Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques, Paris,
P.U.F., 1993. Articulation entre la didactique et une réflexion socioépistémologique.

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KANNAN K.P., Towards a People’s Science Movement, Kerala Sastrasahitya Parished, 1979. La criti-
que sociale des sciences dans un pays en développement.
KEMP P., Éthique et Médecine, Paris, Tiercé, 1987. KEMP P., L’engagement dans le débat nucléaire :
le problème d’une éthique politique, in Un lieu de contrôle démocratique des sciences, coll. Int. &
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Int., Facultés Universitaires de Namur, sept. 1977. Articuler science et éthique à propos de deux pro-
blématiques contemporaines.
KENNEY M., Biotechnology : the University-Industrial Complex, Yale University Press, 1986.
Remettre les biotechnologies dans un contexte sociétal.
KNORR-CETINA K. & MULKAY M., Science Observed, London, Sage, 1983. Ouvrage de base et
fondateur de la sociologie de sciences.
KOHLBERG L., Philosophy of moral development, New York, Harper and Row, 1981. Philosophe
moraliste développant une éthique à base de rationalité très masculine selon d’aucuns... et
d’aucunes !.
KOTEK J. & D., L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Complexe, 1986. Une analyse de cet épisode des scien-
ces soviétiques où l’idéologique triompha sur l’autonomie des sciences.
KUHN Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972. Ouvrage de base pour
la sociologie des sciences. Apport de la notion de paradigme et objectivation des disciplines scienti-
fiques.
LACOSTE Y., La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976. Analyse critique
de la géographie et de son paradigme dominant.
LADRIERE J., L’articulation du sens, Paris, Aubier, 1970. Ouvrage de base et marquant de la philoso-
phie des sciences contemporaines.
LAGUES M., La science dans la Presse : exemple du Volcan de la Soufrière, Louvain, 1977. Belle
analyse de la pratique de l’expertise et de l’implication des sciences dans le sociétal.
LAKATOS I., Falsification and the Methodology of Scientific Research Programs, in LAKATOS I. &
MUSGRAVE E., Criticism and the Growths of Knowledge, Cambridge, Cambridge University
Press, 1970. Point de vue d’un philosophe des sciences marquant de notre époque dans un ouvrage
passionnant sur le débat relatif aux paradigmes.
LAMBOURNE R.A., Le Christ et la santé, Paris, Le Centurion-Labor et Fides, 1972. Particulièrement
intéressant par son analyse du paradigme de la médecine scientifique.
LAROCHELLE M. & BEDNARZ N. (Éds.)., Constructivisme et éducation, numéro thématique,
Revue des sciences de l’éducation, vol. 20, n° 1, 1994. Cet ouvrage collectif aborde de différents
points de vue les approches constructivistes de l’éducation et de la didactique notamment des scien-
ces.
LAROCHELLE M. & DÉSAUTELS J., L’idée de science en question, Bruxelles, De Boeck, 1992.
174 Bibliographie

LAROCHELLE M. & DESAUTELS J., « L’îlot de rationalité, de quoi s’agit-il ? », in Courrier du


Cethes, Namur, Février 2002, pp. 1-36. Deux contributions de deux didacticiens et épistémologues
des sciences très attentifs au rôle de l’enseignement des sciences dans notre société.
LATOUR B, Jubiler ou les tourment de la parole religieuse, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond,
Seuil, 2002. LATOUR B., La Science en Action, Paris, La Découverte,1989. LATOUR B., The
Impact of Science Studies on Political Philosophy, in Science, Technology & Human Values, vol. 16,
n° 1, London, 1991, pp. 3-19. LATOUR B., The impact of Science Studies on Political philosophy,
in Science, Technology & Human Values, London, vol. 16, n° 1, 1991, pp. 3-19. LATOUR B., Les
Microbes — Guerre et Paix suivi de Irréductions, Paris, Métailié et Pandore, 1984. LATOUR B.,
Comment redistribuer le grand partage ?, in Revue de Synthèse, avril-juin 1983. LATOUR B., Give
Me a Laboratory and I Will Raise the World, in KNORR.K. & MULKAY.M. (Éds.), Science obser-
vedObserved, New Perspectives in the Sociology of Science, London, Sage, 1982. LATOUR B., Is it
Possible to Reconstruct the Research Process ?, in KNORR K. et al. (Éds.), Science Observed, Dor-

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drecht, Reidel Publ., 1981. LATOUR B. & WOOLGAR S., Laboratory Life : The Social Construc-
tion of Scientific Facts, Los Angeles, Sage, 1979 (traduction française : Paris, La Découverte, 1988).
Quelques contributions d’une des pensées marquantes et discutées de l’anthropologie et de la socio-
logie des sciences.
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LAYTON D., JENKINS E., MACGILL S., & DAVEY A., Inarticulate Science ? Perspectives on the
Public Understanding of Science and some Implications for Science Education, Studies in Science
Education, Driffield, 1993. Merveilleux petit livre analysant la façon dont les sciences fonctionnent.
Étudie particulièrement les liens entre les sciences et les technologies, de même que les façons dont
le public peut s’approprier les savoirs.
LAYTON D., Technology’s Challenge to Science Education, Buckingham, Open University Press,
1993. Réflexion de base sur l’enseignement de la technologie distinct de celui des sciences, et mise
en valeur de l’originalité de ces savoirs.
LE MOIGNE J.L., La théorie du système général — théorie de la modélisation, Paris, P.U.F., 1977.
Étude épistémologique allant dans le sens du Constructivisme.
LECLERCQ R., Traité de la méthode scientifique, Paris, Dunod, 1964. Exemple classique de ce que
l’on disait avant l’essor de la sociologie des sciences.
LECOURT D., Lyssenko : histoire réelle d’une science prolétarienne, Paris, Maspero, 1976. Point de
vue sur une tension entre science et idéologie.
LEFEVRE Th., La science d’aujourd’hui pour la société de demain, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1971.
Un des premiers ministres des sciences explique sa politique des sciences.
LENOIR Y. & SAUVE L.. (Éds.), « Interdisciplinarité et Formation », numéro thématique, Revue des
Sciences de l’éducation, vol. 24, n° 1, 1998. Actes d’un congrès où diverses conceptions de l’inter-
disciplinarités dans l’enseignement se confrontent.
LEPRINCE-RINGUET L., Le grand merdier ou l’espoir pour demain ?, Paris, Flammarion, 1978.
Ouvrage de réflexion critique sur les sciences par un physicien qui, quelques années auparavant,
dans l’euphorie du début des années soixante, avait écrit sur l’atome et les bonheur de hommes.
LEVY-LEBLOND, J.M. & JAUBERT A., Autocritique de la science, Paris, Seuil, 1973. LEVY-
LEBLOND J.M., L’esprit de sel : science, culture, politique, Paris, Fayard, 1981. Deux ouvrages
d’un physicien pionnier des rapports sciences-société, interrogeant de façon critique les pratiques
scientifiques.
LIPSCOMBE J. & WILLIAMS B., Are Science and Technology Neutral ?, London, Butterworths,
1979. Bon petit livre sur le sujet. Abordable par des élèves.
LOGSDON J.M., The Apollo Decision and its Lessons for Policy Makers, n° 7, Washington D.C., The
George Washington University, 1970. Une monographie sur le voyage vers la lune.
MAC DONALD S., COLLINGBRIDGE D. & BRAUN E., From Science to Technology : the case of
semi-conductors, Manchester, Siscon, 1975. Livre abordable par les étudiants sur les relations
« sciences-technologies ».
Bibliographie 175

MACH E., La mécanique, Paris, Hermann, 1925. Ouvrage de base d’un grand physicien réfléchissant à
l’épistémologie de sa discipline publié à la fin du XIXe siècle et présentant la science comme une
économie de pensée.
MAINGAIN A., DUFOUR B. & FOUREZ G., Approches didactiques de l’interdisciplinarité, Bruxel-
les, De Boeck, 2002. Un des rares ouvrage traitant de l’épistémologie et de la didactique de l’inter-
disciplinarité avec toujours en vue l’utilisation scolaire.
MALHERBE J.F., La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique, Namur, Presses Universi-
taires de Namur, et Paris, P.U.F., 1976. Présentation générale de Popper.
MANNHEIM K., Essays on the Sociology of Knowledge, London, Routledge & Kegan, 1952. MANN-
HEIM K., Idéologie et Utopie, Paris, Rivière, 1974. Ouvrages de base sur la question « sciences et
idélogies » par un sociologue décédé en 1947.
MARCUSE H., L’homme unidimensionnel, sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris,

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Minuit, 1968. Essentiel pour comprendre le mouvement « anti-science » par un penseur en qui le
mouvement de 1968 s’est reconnu.
MARECHAL J., Études sur la psychologie desmystiques, Bruxelles-Paris, D.D.B., 1924, 2e édition,
1937. Du point de vue de la philsophie et de la sociologie des sciences, voir son analyse du senti-
ment de réalité.
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MARTINAND J.L. : « Finalités et modalités de l’éducation technologique au seuil du XXIe siècle », in


Perpectives, Unesco, Paris, 1995 mars, vol. 25, n° 1, pp. 51-58. Réflexion par un de ceux qui a forte-
ment incarné une ouverture des programmes de physique et de technologie en France.
MASLOW A.H., The Psychology of Science, Chicago, Gate-Way, 1969. Analyse de la psychologie des
sciences par unpsychologue connu pour sa promotion de la notion de hiérarchie des besoins.
MATHY Ph., Donner du sens aux cours de sciences, Bruxelles, De Boeck, 1997. Cet ouvrage analyse
comment l’enseignement des sciences se réfère toujours à une conception de celles-ci et de leur
place dans la société. Il donne des outils pour analyser cette dimension de la pratique enseignante.
MAYOR F. & PORTELLA Ed., Entre savoirs : l’indisciplinarité en acte, Toulouse, Eres, 1992.
Ouvrage collectif sur l’interdisciplinarité.
MEDAWAR P.B., Induction and Intuition in Scientific Thought, London, Methuen and Co. Ltd., 1969.
Un biologiste philosophe des sciences.
MENAHEM G., La science et le militaire, Paris, Seuil, 1976. Analyse difficilement contournable de
l’alliance privilégiée des communautés scientifiques avec les militaires.
MERCHANT C., The Death of Nature, San Francisco, Harper and Row, 1980. Réflexion sur la science
relativement masculine dans ses idéologies.
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 4e édition 1962.
MERLEAU-PONTY M., Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, 6e édition 1966. Philosophe phéno-
ménologue qui est à méditer par les scientistes qui prétendrent décrire le monde « tel qu’il est ».
MERTON T., The Sociology of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Ouvrage mar-
quant l’avènement de la sociologie des communautés scientifiques. Mais le noyau dit « dur » des
sciences reste à l’extérieur du champ sociologique.
MONOD J., Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970. Une vison assez déterministe de la biologie et
des méthodes de celles-ci transférée à de multiples situations sociales.
MORAVCSIK M.J., Science Development The Building of Science in Less Developed Countries,
Bloomington, International Development Research Center, Indiana University, 1976. Ouvrage reflé-
tant l’idéologie dominante de la communauté scientifique selon laquelle les « sous-développés »
doivent essayer de copier intégralement les institutions scientifiques des pays du Nord.
MORAZE Ch. et al., La science et les facteurs de l’inégalité, Paris, UNESCO, 1979. Montre comment
les sciences se sont développées comme facteur d’inégalité et de domination.
MORIN E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, Paris, 1973. MORIN E. La tête bien faite,
Repenser la réforme, Réformer la pensée, L’histoire immédiate, Seuil, Paris, 1999. Penseur encyclo-
pédique, Morin refuse la pensée unidimensionnelle et défend des approches respectant la com-
176 Bibliographie

plexité. Promeut l’interdisciplinarité et une transdisciplinarité qui dépasserait les limites des points
de vue particuliers.
MOSCOVICI S., Histoire humaine de la Nature, Paris, Flammarion, 1977. Sociologue qui insista pour
qu’on considère les représentations des gens car c’est à partir de celles-ci (et non d’une réalité en
soi) que les gens bâtissent leurs réactions.
MULKAY M., Sociology of Science, A sociological Pilgrimage, Buckingham & Philadelphie, Open
University Press & Milton Keynes, 1991. Rerour sur l’histoire de la sociologie des sciences telles
qu’elle s’est développée dans les années 70 et 80.
NEEDHAM I., La Science chinoise et l’occident, Paris, Seuil, 1972. Ouvrage de base qui ouvrit l’occi-
dent au problème de la « science chinoise ».
NGUYEN T.N., FOUREZ G., DIENG D., La santé informatisée, Carte santé et questions éthiques,
Bruxelles, De Boeck, 1995. Étude de cas d’évaluation sociale des technologies sur les cartes médi-

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cales informatisées.
NIETZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, coll. 10/11, Paris, U.G.E., 1953. Classique du
XIXe siècle ; proclame l’autonomie de l’être humain ; signale que c’est en se soumettant à la science
que l’homme moderne reste pieux.
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NOEL B., La métacognition, Bruxelles, De Boeck Université, 1997. Un excellent ouvrage de base sur
le sujet.
NORDON D., Les mathématiques pures n’existent pas !, Bordeaux, Université de Bordeaux, I, 1980.
Petit livre remettant dans leurs contextes les pratiques des mathématiques.
ORAISON M., La vocation, phénomène humain, Paris Desclée De Bouwer, 1970. Merveilleux petit
livre qui fait comprendre que l’attraction ou la répulsion pour certaines professions sont liées à notre
structure psychologique et comment on peut se servir de ses points névrotiques pour faire bien un
métier.
PANDORE, La science telle qu’elle se fait, Anthologie de la Sociologie des Sciences de langue
anglaise, Paris, SAGI, 1982. Réunion de quelques études de base du développement des études
sociales sur les sciences.
PIAGET J. (Éd.), Logique et connaissance scientifique, coll. « Encyclopédie la Pléiade », Paris, Galli-
mard, 1967. PIAGET J. & GARCIA R., Psychogenèse et histoire des sciences, Paris, Flamarion,
1983.
PIAGET J., Le Structuralisme, coll. Que sais-je ?, Paris, P.U.F., 1968. Essai de commentaire : Figure
de proue du constructivisme, Piaget dit avoir fait le détour par la psychologie de l’enfant en vue de
comprendre les mécanismes de la construction de connaissances complexes, telles les connaissances
scientifiques. Avec l’historien des sciences Rolando Garcia, il s’est intéressé au rôle des visions du
monde dans la construction des théories scientifiques.
PINCH T., Theories and Observation in Science, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1973. PINCH T.,
Towards and Analysis of Scientific Observation : The Externality and Evidential Significance of
Observational Reports in Physics, in Social Studies of Science, vol. 15, 1985, pp. 3-36.
POPPER K., L’univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme, Paris, Hermann, 1984. POPPER K.,
La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973. La logique de la découverte scientifique
est ce qui fait dépasser un modèle infirmé par un nouveau qui est plus adéquat et qui se rapprocherait
ainsi de la vérité. Pour Popper, il s’agit d’une découverte de la vérité. Popper n’appréciait ni la
sociologie des sciences, ni la théorie des paradigmes de Kuhn.
PRIGOGINE I. & STENGERS I., Entre le temps et l’éternité, Paris, Fayard, 1988. PRIGOGINE I. &
STENGERS I., La Nouvelle Alliance– Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979. Pensée
originale résultat de la collaboration d’un scientifique et d’une philosophe. Ces ouvrages seront
complétés par l’œuvre d’I. Stengers.
QUINE W.O., Word and Object, New York, Wiley, 1960. Analyse philosophique montrant que l’objet
est lié à l’action qu’on vise
Bibliographie 177

RAICHVARG D. La vulgarisation de sciences en sa poétique : traduction ou création, réception ou


interpellation, Dossier pour l’obtention du diplôme d’habilitation à diriger des recherches. Univer-
sité de Paris Sud, Centre scientifique d’Orsay. 1997. Un excellent dossier sur la vulgarisation scien-
tifique, avec ses aspects de transmission de pouvoir, notamment à travers le théâtre.
RAVETZ J., Scientific Knowledge and its Social Problems, Oxford, Clarendon Press, 1971. Un des
premiers ouvrages posant la question de la relation entre le système scientifique et le reste du sys-
tème social.
Revue Nouvelle, Science et Société, numéro spécial, janvier 1972. Numéro spécial d’une revue qui
marque une entrée du thème dans le grand public.
Revue Canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, vol. 2 n° 1
et n° 2. Un débat prolongé sur l’alphabétisation scientifique et technique par toute une série de spé-
cialistes venant de nombreux pays.

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REY B., Les compétences transversales en question, Paris, ESF, 1996. Analyse des ambiguïtés de la
transversalité.
RICOEUR P., Science et idéologie, in Revue Philosophique de Louvain, tome 72, 4e série, n° 14, Lou-
vain, 1974, pp. 328-356. Article important qui montre que les idéologies font partie de l’existence et
que, dès lors, il n’y a pas là quelque chose à extirper. Les sciences sont elles aussi pleines de propo-
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sitions idéologiques.
ROQUEPLO P., Partage du savoir et vulgarisation scientifique, in Économie et Humanisme, n° 212,
Paris-Lyon, juillet-août 1973. ROQUEPLO P., Structure et Sens ou La conscience que la science a
de son propre sens, in Revue des questions scientifiques, Namur, 1968. ROQUEPLO P.,
THUILLIER P. et al., Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique et technique,
Paris, 1976. Plusieurs sujets importants développés par Philippe Roqueplo : les rapports entre les
développements sociaux et la production des sciences (le séminaire de 1975-1976 réunit un bon
nombre de pionniers francophones de la sociologie des sciences), la question de la vulgarisation ana-
lysée sous l’angle du partage du pouvoir des savoirs, et la recherche du sens dans cette probléma-
tique.
RORTY R..M. L’homme spéculaire (Th. Marchaisse, trad.), Paris, Seuil, 1990. RORTY R.M. Essais
sur Heidegger et autres écrits, Paris, PUF, 1995. Ouvrage d’un philosophe américain pragmatiste
qui veut substituer à l’association savoir/pouvoir l’association savoir/solidarité, et que d’aucuns trai-
teront de pur relativiste.
ROTH W.M. & DESAUTELS J. (Eds), Science Education as/for sociopolitical action, Peter Lang,
New York, 2002, 325 pages. ROTH W.M. & BOWEN G.M., « Of cannibals, Missionaries, and Con-
verts, Graphing Competencies from Grade 8 to Professional Science Inside (classrooms) and Out-
side (Field/Laboratories) », in Science, Technology & Human Values, 1999, vol. 24, n° 2, pp. 179-
212. Réflexions sur les finalités de l’enseignement des sciences et sur l’alphabétisation scientifique
et technique, pour l’individu ou pour des communautés.
SALOMON J.J., Prométhée empêtré : la résistance au changement technique, Paris, Pergamon Press,
1982. SALOMON J.J., Science et Politique, Paris, Seuil, 1970. L’ouvrage de 1970 sera un des pion-
niers montrant l’irrationalité globale de la rationalité scientifique poursuivie pour elle-même.
SARTON G., An Introduction to the History of Science, 3 vols., Baltimore, Williams & Wilkins, 1927-
1948. Un des pionniers de l’histoire des sciences qui se dégage peu à peu de l’histoire des grands
scientifiques.
SCHLANGER J. & STENGERS I., Les concepts scientifiques, Paris, La Découverte, 1988. Ouvrage
épistémologique abordable.
SEARLE J.R., Speech acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1969. (Traduction française : Les
actes de Langage, Paris, Hermann, 1981.) D’un philosophe du langage, une confirmation que parler
c’est agir et donc qu’il faut aborder les sciences avec une philosophie de l’action.
SELYE H., The Stress of Life, New York, McGraw-Hill, 1956. Cet auteur va effectuer une ouverture
dans le paradigme de la médecine en montrant qu’une place peut être accordée au psychosomatique.
178 Bibliographie

SERRES M. et al., Éléments d’Histoire des Sciences, Paris, Bordas, 1989. L’histoire des sciences bien
enracinées dans leur société, ce qui était fort rare il y a quelques années.
SERRES M., Cartes Marines, in Le Monde Dimanche, 1er août 1982. Article de vulgarisation montrant
parfaitement la distinction et le conflit entre savoirs de terrrain et savoir stéréotypé.
SERRES M., Le contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990. De même qu’un contrat politique fonde
la vie en société, un contrat naturel fonde ce rapport là au monde.
SIMONDON G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958. Un
ouvrage de base d’un des pionniers de la philosophie de la technique
SMITS, R. State of the Art of Technology Assessment in Europe, Conférence au 2e European Congress
on T.A., Milan, 1990. Une intéressante revue des perspectives et des méthodes de l’évaluation socié-
tale des technologies qui se développe depuis la fin des années soixante.
SNOW C.P., Science and Government, New York, Mentor Books, The Godkin Lectures at Harvard

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University, 1962. SNOW C.P., The two cultures : and a second look, New York and Toronto, New
American Library, 1963. Écrit par l’un des deux conseillers scientifiques de Churchill pendant la
guerre, cet ouvrage pose d’abord la question du scientifique conseiller des gouvernants. Ensuite la
question de savoir comment on réagit devant la double culture qui fait que les littéraires ne compren-
nent guère la mentalité des scientifiques… qui leur rendent la pareille.
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SOKAL A. & BRICMONT G., Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. Livre-pamphlet
assez virulent contre la sociologie des sciences, contre une certaine critique des sciences, contre une
bonne partie des sciences humaines, et pour une science non relativiste.
SÖRENSEN K.H. & LEVOLD N., Tacit Networks, Heterogeneous Engineers, and Embodied Techno-
logy, in Science, Technology & Human Values, 1992, vol. 17, n° 1, p. 13-36.
SÖRENSEN K.H. Ed., The car and its environments, Bruxelles, European commission, social scien-
ces, 1994. À lire si vous voulez comprendre pourquoi on dit qu’inventer une technologie, c’est bien
plus compliqué que de faire des sciences dans un labo…
STAUDENMAIER J.M., Technology’s Storytellers, Cambridge, M.I.T. Press, 1984. Quand on met en
récit les technologies, y a-t-il des manières standardisées de le faire ? Il semble que oui et c’est ce
que montre ce livre.
STEHELIN L., Science(s), femme(s), idéologie(s), Strasbourg, Université Louis Pasteur, 1974. Une
manière d’entrer dans la question des sciences et des femmes, sujet de débats depuis quelques
décennies…
STENGERS I. & RALET O., Drogue, le défi hollandais, Bruxelles, Delagrange, 1991. STENGERS
I., D’une science à l’autre, des concepts nomades, Paris, Seuil, 1987. STENGERS I., L’invention
des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993. STENGERS I., Cosmopolitiques, Paris, La
Découverte, 7 vol., 1996-1997.Trois regards sur les sciences. Comment le discours scientifique sur
la drogue (et sur bien d’autres choses) est aussi politique ? Comment fonctionne le transfert de con-
cepts d’une discipline à l’autre ? En quoi consiste cette invention culturelle que sont les sciences ?
TEILHARD DE CHARDIN P., Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961.
THEOBALD R., Dialogue on Technology, New York, The Bobbs Merrill Cy Inc., 1967. Le mouvement
de critique des sciences aux États-Unis. Un slogan intéressant médité par les militants : « Il faut
choisir : ou bien provoquer des changements dans la société, ou bien être crédité d’avoir opéré un
changement ».
THILL G. et al., L’invention socio-épidémiologique : Enquête-test dans la Basse-Sambre auprès d’une
population ouvrière masculine, Namur, F.U.N.D.P., 1980. THILL G., La fête scientifique, Paris,
Desclée, Aubier, 1972. THILL G., Un lieu de contrôle démocratique des sciences : le débat
nucléaire, Actes du Colloque International, Namur, F.U.N.D.P.,1977. Trois ouvrages par un auteur
qui a fortement influencé la production du présent ouvrage. La fête scientifique relate une immersion
dans un laboratoire avant que Latour et Woolgar ne donnent leurs lettres de créance aux études
anthropologiques des sciences. Le débat nucléaire et la socioépidémiologie firent partie des lieux à
la marge où une démocratisation des savoirs scientifiques a été tentée.
Bibliographie 179

THUILLIER P., Jeu et enjeu de la science, essais d’épistémologie critique, Paris, Laffont, 1972. Le
point de vue d’un des acteurs les plus intéressants de la sociologie des sciences à ses débuts.
TILMANS-CABIAUX Ch. & FOUREZ G., Création d’un îlot de rationalité, in Sciences, Techniques
et Imaginaire, GIORDAN, MARTINAND & SOUCHON, (Éd), Paris, Éditions des Jounées de Cha-
monix, 1990. Un des premiers articles où G. Fourez expose ce qu’il entend par « îlot de rationalité »
(ou « îlot de savoirs »). Les journées de Chamonix où cette communication fut faite furent un lieu de
bouillonnement de la didactique des sciences.
TOULMIN S., Human Understanding, Princeton, Princeton University Press, 1972. Dans la foulée des
Popper, Kuhn, Lakatos et d’autres, Toulmin recherche ce qu’est que connaître. Son point de vue cen-
tral est que connaître c’est s’adapter et il propose une théorie darwinienne de la connaissance.
TOURAINE A., La Science, les intellectuels et la politique, in La Nouvelle Revue Socialiste, 1975,
pp. 61-66. face à la problématique de Wéber : « Le savant et le politique » Touraine examine cette

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question dans notre monde contemporain.
VALENDUC G. et al., La science et la guerre, Bruxelles, GRIP, 1986. À verser au dossier de ceux et
celles qui prétendent que les sciences n’ont pas d’alliés privilégiés dans la société.
VAN PARIJS Ph., Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politi-
que, Paris, Seuil, 1991. Réflexion sur la justice d’un point de vue agnostique quant à la définition de
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la justice.
VARELA F.J., Connaître : les sciences cognitives, tendances et perspectives, Paris, Seuil, 1989. Pas-
sionnant petit ouvrage articulant un point de vue biologique et une réflexion phénoménologique sur
la connaissance.
VERCORS, Les animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952. Ouvrage classique, déjà daté, qui pose
avec beaucoup de pertinence la question de la distinction « homme-animal »
VERGNIOUX A., rédacteur en chef, Le télémaque, Philosohie, Education, Société, « Enseigner les
sciences », Caen, Presses universitaires de Caen, 1999.
VINCK, D. : Pratiques de l’Interdisciplinarité ? Mutation des Sciences, de l’industrie et de l’enseigne-
ment, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2000. Réflexion sur les conditions de réalisation
d’un travail inerdisciplinaire ;
WAKS L.J., Une nouvelle éthique de la formation scientifique et technologique, in FOUREZ G. (Éd.),
Actes du Colloque CETHES, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1986. Il y a bientôt 20 ans,
on commençait à bien percevoir que l’enseignement ne pouvait se limiter à être l’application d’une
didactique…
WALLIS R., On the Margins of Science, the Social Construction of Rejected Knowledge, in Sociologi-
cal Review Monograph, 1979. Pour la sociologie des sciences, ce qui n’a pas fait science mérite
d’être étudié autant que ce qui a fait science.
WALZER M., Les deux universalismes, in Esprit, Paris, décembre 1992, pp. 114-133. La distinction
entre deux universels, l’un surplombant de façon idéaliste ses expressions multiples, l’autre étant
fondé par une reconnaissance d’une analogie permet d’éviter un relativisme total, sans instaurer des
normes externes forcément idéologiques.
WATZLAWICK P., L’invention de la réalité. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir ?,
Paris, Seuil, 1988. WATZLAWICK P., La réalité de la réalité, Paris, Seuil, 1978. Critique du con-
cept de « réalité » du point de vue de la construction des savoirs et de la construction sociale du réel.
Au croisement de l’épistémologie et de la thérapie.
WEBER M., Le savant et le politique, Paris, Plon, 1971. Deux figures différentes dans leur rôle et
fonction sociale.
WIENER N., The Human Use of Human Beings, New York, Doubleday, 1954. « Inventeur » de la
société de l’information, il est, d’une certaine façon, un précurseur du Technology Assesment.
WINOGRAD T. & FLORES F., L’intelligence artificielle en question, Paris, P.U.F., 1989. Étude de
l’intelligence comme possibilité d’adaptation. Comme Varela, les auteurs refusent la conception
séquentielle de l’action qui stipule qu’on étudie d’abord une situation et, puis, que l’on agisse.
180 Bibliographie

WITTGENSTEIN L., Philosophical Investigation, Oxford, Blackwell, 1976. Un des plus grands philo-
sophes du siècle. Il affirmera, entre autres que « comprendre une proposition », c’est pouvoir l’utili-
ser (ou être compétent dans son usage).
WOOLGAR S., The Turn to Technology in Social Science Studies, in Science, Technology & Human
Values, vol. 16, n° 1, 1991, pp. 20-50. L’approche de la technologie par un des auteurs de « La vie en
laboratoire » avec la prise de conscience toujours plus claire que sciences et technologies sont analo-
gues.

Le lecteur ou la lectrice trouvera ici une sélection d’une vingtaine d’ouvrages pou-
vant être lus pour approfondir les thèmes évoqués
AAAS 1991
Aikenhead & Ryan

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Astolfi & Develay, 1989
Bachelar, 1971
Benasayag, 1986
Bensaude & Stengers, 1993
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Bloor, 1982
Boltanski & Thevenot, 1991
Chalmers, 1987
Collins & Pinch, 1993
Druet, Kemp, Thill, 1980
Fourez, 2002
Fourez, Englebert, Mathy, 1997
Larochelle & Desautels, 1992 & 2002
Latour, 1988
Layton, Jenkins, Macgill, Davey, 1993
Maingain, Dufour, Fourez, 2002
Stenger, 1993
Varela, 1989
Weber, 1971
Winograd & Flores, 1989
T A B L E D E S M A T I È R E S

Remerciements ................................................................................................................... 5

Prélude ................................................................................................................................ 7

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Avant propos
L’épistémologie, qu’est-ce? ....................................................................................... 9
1 De quel lieu parle-t-on ? Chacun a son itinéraire en épistémologie ................... 10
2 Définir disciplines, paradigmes, interdisciplinarité ............................................... 13
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3 Balises pour une épistémologie socioconstructiviste ............................................ 15


4 Pour un cours d’épistémologie spécifiant le lieu d’où chacun parle ................... 18
5 Dans une histoire où les sciences s’émancipent des religions .............................. 20

Chapitre 1
La représentation du monde à partir des cartes .................................................. 23
1 La carte comme objet technique ........................................................................... 24
2 De quoi va-t-on tenir compte ? .............................................................................. 26
3 La construction des cartes et les négociations qu’elle implique… ...................... 27
4 De l’usage de la carte à l’invention de la roue (et des savoirs ?) ......................... 28
5 Faut-il crier « haro » sur les standardisations ? ..................................................... 29
6 La pluralité des cartes ............................................................................................. 29
7 Qu’appelle-t-on « représentation » ? .................................................................... 30
8 La « représentation » en différents lieux ou contextes ........................................ 31
9 La représentation, notion transversale ................................................................. 33
10 De l’abstraction à l’esthétique et à la dimension spirituelle ................................ 36
11 Pour en conclure avec la notion de représentation ............................................. 38

Chapitre 2
La mise en récit des méthodes scientifiques et la place du sujet .................... 41
1 Deux grands types de récits des démarches scientifiques .................................... 43
2 L’effacement de l’humain dans le récit OHERIC ................................................... 44
3 Qu’appelle-t-on un « fait » ? .................................................................................. 47
4 Le point de vue du sujet : le récit poppérien ........................................................ 48
5 Les récits OHERIC et poppérien : psychologisants ou sociologisants ? ................ 52

Chapitre 3
Les pratiques et les traditions scientifiques .......................................................... 55
1 Diverses façons de connaître .................................................................................. 56
2 Une révolution dans la manière de regarder ........................................................ 58
3 Des cultures diverses et l’universalité des savoirs scientifiques ........................... 61
182 Table des matières

Chapitre 4
Les disciplines scientifiques: un magnifique patrimoine culturel .................... 65
1 Les disciplines professionnelles .............................................................................. 67
2 Les disciplines scientifiques .................................................................................... 69
3 De quelques paradigmes : de la cordonnerie aux disciplines diverses ................ 71
A. De la médecine à la pharmacie en passant par les soins infirmiers
et l’art du vétérinaire 71
B. La biologie ........................................................................................................... 74
C. Les sciences « géo » .............................................................................................. 75
D. Quelques disciplines s’occupant des langages ........................................................ 76
E. Diverses sciences humaines : l’histoire, la psychologie, la sociologie, l’économie,
le droit, etc. .........................................................................................................
77

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F. Le paradigme des sciences de l’éducation .............................................................. 78
4 Disciplines et idéologies ......................................................................................... 80
5 Les avantages et inconvénients des approches disciplinaires .............................. 82
6 Les approches interdisciplinaires ........................................................................... 83
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Chapitre 5
Une multiplicité de pratiques scientifiques… ...................................................... 87
1 Comment les disciplines naissent, vivent et meurent ........................................... 88
2 Sciences fondamentales et sciences appliquées .................................................... 89
3 Sciences disciplinaires, îlots de savoirs, action et clôture
de la production de savoir ..................................................................................... 94
4 Ilot de savoirs, interdisciplinarité et laboratoires ................................................. 96
5 La transférabilité et la transversalité ..................................................................... 97
6 La transversalité de la notion de « science » ....................................................... 100
7 Sciences et technologies ....................................................................................... 102

Chapitre 6
Quelques démarches scientifiques dont on parle à l’école .............................. 105
1 La rigueur .............................................................................................................. 106
2 Les sciences forment-elles à l’esprit critique ? Une opinion scandaleuse .......... 107
3 Observer ................................................................................................................ 107
4 Observer avec ses cinq sens ? ............................................................................... 108
5 La sous-détermination des sciences ..................................................................... 108
6 Les « faits » et les propositions empiriques ......................................................... 109
7 Définir .................................................................................................................... 110
8 Le même, l’équivalent, le différent, l’analogue ................................................. 111
9 Preuves .................................................................................................................. 112
10 Résumé, synthèse .................................................................................................. 115
11 Idéologies .............................................................................................................. 116
12 Propositions descriptives et normatives .............................................................. 121
13 Technocratie .......................................................................................................... 123
14 Face à la technocratie, l’alphabétisation scientifico-technique ......................... 125
15 Décisionnisme, négociations ................................................................................ 126
16 Pourquoi accepte-t-on ou rejette-t-on un modèle ? .......................................... 128
17 Mesurer la relativité des choses n’est pas être relativiste ou nihiliste ............... 129
18 Missionnaires des sciences et d’une civilisation .................................................. 132
Table des matières 183

Chapitre 7
Au-delà de l’épistémologie des disciplines scientifiques... ............................. 137
1 Au-delà du discours représentatif... .................................................................... 138
2 Le débat éthique accepte la pluralité des réponses ........................................... 138
3 Débat technique et débat éthique ...................................................................... 139
4 Les mots du discours éthique
(et quelques analogies avec le discours descriptif) ............................................. 140
A. Situation éthique ............................................................................................... 141
B. Débat éthique .................................................................................................... 141
C. Situation ou débat politique ............................................................................... 141
D. Situation et débat technique .............................................................................. 142
E. Survalorisation de l’éthique sur le technique ....................................................... 142

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F. Amalgame entre l’éthique et le descriptif ............................................................ 142
G. Technocratie ou manque de distinction entre l’éthique et le technique ................ 143
H. Les limites des normes dans le cadre de l’éthique ................................................. 143
I. Paradigme éthique ............................................................................................. 144
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J. Norme éthique vs norme juridique ...................................................................... 144


K. Éthique de la sincérité vs éthique de la responsabilité .......................................... 145
L. Lieux des éthiques .............................................................................................. 145
M. Éthique et morale ............................................................................................... 145
N. Justification ....................................................................................................... 145
O. Cité .................................................................................................................... 146
P. Compromis, négociations, interdisciplinarité ........................................................ 146
Q. Les normes et les faits ......................................................................................... 147
R. Doctrines ........................................................................................................... 147
S. Éthique, autonome ou hétéronome ;
science, production humaine ou transcendante ? ................................................. 148
5 Conclusion : au-delà des discours descriptif et éthique, jubiler… ..................... 149

Épilogue
L’éépistémologie à la recherche et à la rescousse du sujet prenant parti .............. 151

Appendice 1
L’épistémologie, lieu de controverses
(J. Bricmont, D. Lambert, M. Bunge et les grammaires) .......................................... 153

Appendice 2
Représentations, sciences, religion et liberté de pensée
dans des écoles catholiques ....................................................................................... 161

Bibliographie .................................................................................................................. 167

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