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I N° 531 I Septembre-octobre 2016 I 71e année I 10 e

www.cahiers-pedagogiques.com

Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société

Dossier

S’embarquer dans les


apprentissages

ACTUALITÉSÉDUCATIVES perspectives

Rencontres : Le troll, cet être étrange Faits et idées : Loin des yeux, près du cœur
Entretien : Thomas Legrand Depuis le temps… : Comme un roman
L’ÉCOLE AILLEURS : Roumanie Le livre du mois : L’école des réac-publicains
lesommaire n° 531, septembre-octobre 2016
actualités éducatives
2 De sérieuses inquiétudes 5 Le facteur humain compte 7 L’actualité de la recherche
4 Le troll, cet être étrange énormément 8 La chronique de Nipédu
6 L’école ailleurs 9 Billet du mois

dossier Coordonné par Céline Walkowiak ET Maëliss Rousseau

S’embarquer dans les apprentissages Sommaire complet du dossier page 11

12 Itinéraires enseignants, et bien sûr le travail d’équipe sont des


De la maternelle au lycée, faire le point sur le chemin leviers privilégiés pour embarquer tous les élèves.
à parcourir et tenter de répondre aux questions :
d’où partent les élèves ? Quelles sont les difficultés 41 Destinations
rencontrées en fonction du public et comment Des pratiques partant des disciplines pour proposer
les dépasser ? Quels choix pédagogiques pour les des démarches qui aident les élèves, non seulement
enseignants ? à s’embarquer mais à arriver à bon port, sans se
décourager, sans que personne ne soit débarqué.
28 Équipages
De nombreux témoignages pour mettre en évidence
que les relations entre élèves, entre élèves et

perspectives
n Et chez toi, ça va? n Faits et idées n Depuis le temps…
58 Vendredi 62 Loin des yeux, près du cœur 68 Comme un roman
59 Et en valencien ? 64 Les visites éclairs, un levier de n Le livre du mois
59 Lâchez prise ! développement professionnel ? 70 L’école des réac-publicains
60 Internet expliqué à ma n Nos publications (Grégory Chambat)
grand-mère 66 Débuter dans l’enseignement
61 Le p’tit René

Nos prochains dossiers Hors-série numérique


Justice et injustices Enseigner les sciences Rencontrer le fait religieux
à l’école n° 532, novembre 2016 expérimentales n° 533, déc. 2016 à l’école n° 44, octobre 2016
L’école est traversée L’enseignement des Qu’est-ce que ren-
par tous les débats sciences expérimen- contrer le fait reli-
qui agitent la société. tales s’est considéra- gieux à l’école ?
La question de la blement renouvelé. Comment amener
justice y est particu- Ces changements les élèves à réflé-
lièrement vive et le ont visé à mettre chir à une ques-
sentiment d’injus- l’élève au centre, en tion aussi sensible,
tice très prégnant chez tous les acteurs prenant en compte les travaux de la didac- et pour cela à dépasser leurs expé-
aux prises avec l’institution. Entre la sub- tique ainsi que les réflexions sur le bagage riences subjectives ? Un HSN qui mêle-
jectivité du sentiment et les conditions intellectuel de base pour tout citoyen du ra articles tirés des archives des Cahiers
objectives des injustices vécues à l’école, XXIe siècle, au cœur d’une société basée pédagogiques et d’autres entièrement
quelles réponses pouvons-nous apporter ? sur les sciences et les technologies. nouveaux.

Cercle de Recherche et d’Action Pédagogiques


3 782829 107708 05310 10, rue Chevreul, 75011 Paris. Tél. : 01 43 48 22 30 - Fax : 01 43 48 53 21
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www.cahiers-pedagogiques.com Pierric Bergeron
L’Édito
lesommaire
actualités éducatives
2 De sérieuses inquiétudes Cécile Blanchard
4 Le troll, cet être étrange Roseline Ndiaye
5 Le facteur humain compte énormément
entretien Thomas Legrand Dans le même
bateau
L’école ailleurs
6 Roumanie : impliquer les élèves
Aurore Dudka
L’actualité de la recherche Jusqu’aux derniers jours, la question du titre du
7 
Enjeux du travail personnel de l’élève : dossier de ce numéro s’est posée, et le titre c’est bien
dans ou hors la classe Annie Feyfant, autre chose qu’un décorum. On aurait pu lister seu-
Rémi Thibert
lement les titres auxquels vous avez échappé, plutôt
La chronique de Nipédu vous faire partager les interrogations du comité de
8 Destination : exigence scolaire rédaction et des coordonnatrices.
Nicolas Durupt, Régis Forgione, Fabien Hobart « Embarquer les élèves » supposait que l’on se
Billet du mois demande « pour où ? » et restait flou sur la destination.
9 Manuel de qualité, mirage de l’été ? « Embarquer les élèves vers les apprentissages » pré-
Michèle Amiel cisait les objectifs du voyage,
mais conservait une dimen-
sion passive et pouvait rappe-
DOSSIER ler l’enrôlement quand le
S’embarquer dans maitre seul choisit où il veut
mener son embarcation. Las,
les apprentissages nous ne voulions surtout pas
Coordonné par Céline Walkowiak de l’idée des élèves qui rament
et Maëliss Rousseau pour atteindre les contrées du
Sommaire complet page 11 savoir choisies uniquement
par le capitaine. Pourtant,
perspectives l’idée d’embarquer synthéti-
Associer
sait celles de motivation, de
n Et chez toi, ça va? persévérance, de coopération les élèves
58 Vendredi Corinne Brisbart mais aussi de voyage, de ceux au choix de
qui forment la jeunesse, qui leur parcours »
59 Et en valencien ? Élodie Lefèvre
font cheminer vers les savoirs.
59 Lâchez prise ! Cyril Lascassies Ambitieux que nous
60 Internet expliqué à ma grand-mère sommes, nous voulions traduire en peu de mots,
Marjorie Decriem contrainte de maquette oblige, l’idée d’associer les
61 Le p’tit René Jean-Charles Léon élèves au choix de leur parcours vers la réussite, la
définition commune de l’horizon à atteindre, le concept
n Faits et idées de socioconstructivisme auquel nous, indécrottables
62 Loin des yeux, près du cœur crapistes pédagogues, sommes profondément attachés
Catherine Mendonça Dias et que nous défendrons malgré les attaques.
64 
Les visites éclairs, un levier de développe- Alors s’est invité le « s' », transformant le texte en
ment professionnel ? Mylène Ardid « S’embarquer pour les apprentissages », une seule
et Richard Étienne lettre pour dire qu’enseignants et élèves acteurs et
volontaires partagent l’aventure, pour évoquer la
n Nos publications confiance, refuser une relation hiérarchisée entre entre
66 Débuter dans l’enseignement celui ou celle qui saurait tout et l’élève qui devrait
Hors-série numérique n° 43 tout apprendre. Le « s » pour signifier que, quel que
n Depuis le temps… soit le nombre de voyages effectués, et malgré les
tempêtes, de chaque année scolaire l’enseignant
68 Comme un roman Yannick Mével apprend, qu’il apprend aussi des élèves et que la tra-
n Le livre du mois versée annuelle est un partage, alors que la formation
70 L’école des réac-publicains des enseignants elle aussi se déroule au long cours,
Grégory Chambat
tout au long de la vie.
S’embarquer dans les apprentissages, c’est aussi refu-
ser le débarquement de ceux qui iraient moins ou plus
vite, accepter que l’erreur de trajectoire soit formatrice
et que les savoirs se construisent collectivement.
Bon vent et bonne année scolaire ! n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 1


ACTUALITÉSÉDUCATIVES
leblog le la
dumois chiffre citation

63
La majorité des Français « Plutôt que de s’interroger
Derrière l’élève (63 %) se déclare favorable
à la scolarisation des enfants sur ce qui va changer à l’école,
Un blog un peu ovni, où Florence Lhomme dresse
des portraits d’élèves dans lesquels la fiction se
de moins de 3 ans, 23 % se dans les apprentissages, la for-
disent même « tout à fait
mêle à la réalité et au souvenir d’élèves croisés. favorables ». Les parents d’enfants de moins de mation, avec le numérique,
L’objectif de l’auteure : « Effacer au maximum le
professeur et garder le ressenti de l’élève en classe
3 ans sont encore plus favorables à cette mesure : regardons ce que peut être l’école
74 % la soutiennent, dont 32 % s’y déclarant
avec tout ce qu’il est, permettre à chacun de « tout à faire favorables ». Dans le détail, on face à un monde traversé, voire
rentrer dans la tête de l’enfant, adolescent,
jeune. »
observe que les jeunes (78 %), les plus diplômés investi, par le numérique. »
(69 %) et les catégories pauvres (67 %) sont les Jacques-François Marchandise
http://derriereleleve.blogspot.fr/ plus favorables à cette scolarisation.
intervenant aux Rencontres
Pour en savoir plus : https://miniurl.be/r-175a du CRAP-Cahiers pédagogiques le 19 aout

De sérieuses inquiétudes
Subventions. Laurent Wauquiez, nouveau président du conseil subventions, mais ils testent là où ça
régional Auvergne-Rhône-Alpes, a-t-il décidé que sa région ne fait du bruit. Les écoles de la deuxième
soutiendrait plus les dispositifs de prévention et remédiation du chance (sauf une) ont vu leurs subven-
décrochage scolaire ? tions votées, elles. Nous avons demandé

L
à l’exécutif régional d’éclaircir sa posi-
a précédente majorité du conseil du compte, en mesure de raccrocher une tion, sans réponse, et aucune autre sub-
régional Rhône-Alpes avait mis offre de droit commun ». vention n’a été mise au vote jusqu’ici.
en place en 2011 un « plan En 2015, 1,1 million d’euros figurait Ils étaient partis pour ne rien faire de
régional en faveur des jeunes au budget de la région pour ce plan, plus mais, à force de montées au cré-
pour le raccrochage en forma- mais les documents accompagnant le neau, ils ont l’air d’hésiter. »
tion et pour l’emploi ». Philippe Meirieu, projet de budget pour 2016, préparé et Stéphanie Pernod-Baudon, vice-pré-
qui était alors vice-président délégué à la voté par la nouvelle majorité (désormais sidente en charge de la formation conti-
formation tout au long de la vie, explique sur la région Auvergne-Rhône-Alpes), nue et de l’apprentissage, en séance du
que Rhône-Alpes comptait alors environ n’en font pas mention. Et les structures conseil régional en juin dernier, a tout
50 000 jeunes de 16 à 25 ans qui étaient concernées, qu’elles soient établisse- de même répondu à une élue d’oppo-
« invisibles », ni en emploi, ni au chô- ments publics ou associations, ont sim- sition qui interpellait Laurent Wauquiez
mage, ni en formation, ni dans les mis- sur ses choix en matière de lutte contre
sions locales. « C’est colossal ! On n’avait le décrochage : « Vous nous parlez […]
pas leur identité, on savait juste qu’ils
Les enfants sont de structures d’accompagnement, de tout
existaient à partir des données de l’Insee différents, et il faut ce qui semblerait marcher dans le sys-
(Institut national de la statistique et des à un moment donné tème éducatif français. Ça ne fonctionne
études économiques). » Le plan de rac- les confronter à cette pas, ça ne marche pas ! » Et elle pour-
crochage, fonctionnant sous la forme d’un réalité. suit : « Les enfants, à partir du moment
appel à projets en direction des structures où ils naissent, sont différents, et il faut
publiques ou associatives engagées dans plement reçu un courrier, en avril ou à un moment donné les confronter à
ce domaine, a permis de joindre environ en mai, pour leur signifier la décision. cette réalité. Il y en a qui travaillent plus
5 000 jeunes en cinq ans pour leur pro- Certaines n’ont même rien reçu. que d’autres, et d’autres qui travaillent
poser une solution. moins, certains ont des difficultés et
À la demande de la région, le centre Pas de décision, mais… d’autres n’en ont pas, eh bien il faut
Alain-Savary de l’IFÉ (Institut français Du côté du cabinet de Laurent leur faire vivre cette réalité ! »
de l’éducation) a produit en avril 2015 ­ auquiez, le démenti est formel :
W Pas de quoi calmer les inquiétudes
un rapport d’évaluation[1] en travaillant aucune décision n’est prise, aucune des acteurs concernés durant l’été,
avec des équipes de professionnels stratégie n’est encore arrêtée dans le d’autant que, la réunion suivante du
ayant répondu à l’appel à projet. Les domaine de la lutte contre le décro- conseil régional ayant lieu courant sep-
auteurs du rapport observent que « les chage, il est trop tôt pour que le prési- tembre, les structures n’avaient aucune
dispositifs régionaux permettent aux dent de région s’exprime. De fait, il n’y chance d’avoir plus de nouvelles avant
acteurs de se donner les moyens d’aller a pas eu de déclaration publique à ce la rentrée et leur éventuelle ouverture.
chercher les jeunes là où ils sont et de sujet. Au groupe socialiste, démocrate, Pour Philippe Meirieu, il y a là « un
les accompagner à partir de là où ils en écologiste et apparentés du conseil projet politique clair, qui se résume à
sont, jusqu’à ce qu’ils soient, au bout régional, on confirme qu’officiellement, “chacun doit se prendre en charge, l’État
le nouvel exécutif n’a rien annoncé : n’a pas à aider les plus en difficulté,
1 https://miniurl.be/r-1762 « Ils ne disent pas qu’ils arrêtent les qui doivent faire leurs preuves, montrer

2 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


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Àliresurnotresitewww.cahiers-pedagogiques.com
■■ Pokémon ■■ Questions-réponses ■■ Débutante ■■ Album photo
En quelques semaines, on ne Un questionnaire sur l’école dans la Message aux enseignants débu- Les Rencontres d’été du CRAP-
compte plus les articles, les conver- boite aux lettres (diffusé par SOS tants, de la part de Florence Cahiers pédagogiques ont commen-
sations et les anecdotes à propos du Éducation). Les questions, alar- Castincaud, qui se sent débutante à cé le 17 aout, dans un lycée profes-
jeu Pokémon Go et de ses utilisa- mistes, très orientées et parfois chaque rentrée, depuis des années. sionnel de Ploemeur, à côté de
teurs. Et les enseignants ne sont pas presque malhonnêtes, n’appellent En forme de triptyque : penser aux Lorient (Morbihan). Cette année, ce
en reste, avec des échanges sur les pas vraiment de réponse argumen- élèves, lire et faire équipe avec ses sont quatre-vingt-neuf participants
usages possibles du jeu en pédago- tée. Mais on peut s’y essayer quand collègues. Elle s’en explique et livre adultes qui s’y sont retrouvés pour
gie. Sylvain Connac nous dit ce qu’il même ! C’est ce qu’a donc fait trois idées aux jeunes collègues : pen- une semaine d’ateliers pédago-
en pense., à savoir que « Pikachu est Françoise Colsaet, point par point, ser aux élèves, réfléchir, échanger et giques, pour échanger sur leurs pra-
un piètre pédagogue » et qu’il faut ce qui lui fait dire que « [ses] raisons enfin faire équipe avec ses collègues. tiques, en découvrir de nouvelles,
« substituer au jeu le travail authen- de penser qu’il y a une crise ne sont Pour elle, il s’agit aussi de leur éviter s’inspirer avant la rentrée. Un album
tique », le « vrai travail ». pas du tout les [leurs] » ! l’image d’une carrière qui se déroule- photo en ligne pour en saisir l’am-
https://miniurl.be/r-175b https://miniurl.be/r-175c rait entre soumission et impunité. biance.
https://miniurl.be/r-175d https://miniurl.be/r-175e

leur mérite individuel”. D’ailleurs, la Pendant sa campagne, Laurent région a doublé la subvention du festi-
région a décidé de créer des bourses ­ auquiez avait promis des réductions
W val Jazz à Vienne, ville dont le maire
exceptionnelles pour les bacheliers ayant budgétaires, sans les détailler. Pour est du même parti que Laurent
obtenu la mention “très bien”. Il s’agit beaucoup, la première alerte a été la ­Wauquiez, attribué 50 000 euros de
de cinq-cents euros par jeune, sans baisse de la subvention de la Maison subventions à l’UNI, un syndicat étu-
conditions de ressources. Le mérite indi- des enfants d’Izieu. Un exemple qui fait diant de droite, et voté en avril une
viduel est postulé comme toujours pos- espérer un recul du président de région, subvention de 4,7 millions d’euros pour
sible, quelle que soit la situation du car après avoir annoncé une baisse de un projet de parc de loisirs à Roybon
jeune. C’est une négation des difficultés 40 000 euros (soit 17 % de la subven- (Isère), malgré la suspension du chan-
réelles d’ordre sociologique et psycholo- tion en 2015) du financement accordé tier par la Justice pour cause de des-
gique que peut rencontrer un jeune dans au mémorial d’Izieu, la région a fina- truction de zones humides. n
un système éducatif très inégalitaire. » lement accepté de limiter la baisse à Cécile Blanchard
20 000 euros. Dans le même temps, la
Entre amertume
et mobilisation
Nicole Bouin, militante du CRAP-
Cahiers pédagogiques, est amère : « Nous
avions réussi à faire sensiblement bais- L’école de Vidberg
ser le nombre de jeunes décrocheurs en
cinq ans, cela risque de repartir à la
hausse. Si la non-reconduction de sub-
vention se confirme, ce serait révoltant.
Ce serait aussi irresponsable, on sait
bien que les économies à court terme
coutent très cher à la société à moyen
et long termes. » Elle accompagnait
l’association Potentiel jeunes, qui comp-
tabilisait une quarantaine de jeunes
raccrochés chaque année depuis quatre
ans : « La subvention était leur seule
ressource, donc ça ferme. »
À Grenoble, Vincent Costes, le délégué
général de l’association La Bouture, a
appris par hasard en juin que la subven-
tion 2016 était bloquée. Après une pre-
mière convention triennale signée avec
la région en 2012, une nouvelle a été
signée en 2015, jusqu’à aout 2018. « Une
pétition en ligne[2] a été lancée, qui a
recueilli 10 000 signatures en une semaine.
On a alors reçu 50 % de la subvention
pour 2015-2016. Mais nous n’avons
aucune certitude qu’ils honoreront l’enga-
gement de l’équipe précédente. »

2 https://miniurl.be/r-1763

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 3


ACTUALITÉSÉDUCATIVES
mouvements
pÉDAGOGIQUES
Le troll, cet être étrange
■■ Marchandisation Réseaux sociaux. Nous sommes aux rencontres du CRAP-Cahiers
« L’éducation n’est pas un marché comme un pédagogiques, fin aout, près de Lorient. Les utilisateurs de Twitter,
autre ! » Solidarité Laïque se félicite de la réso- présents ou non, ont recours à un mot clé pour suivre le fil de ces
lution historique du 8 juillet dernier du Conseil rencontres. Et soudain, des intrus s’incrustent, moqueurs et parfois
des droits de l’homme des Nations unies invi- même franchement agressifs. Récit.
tant les États à « corriger toute incidence néga-
tive de la commercialisation de l’éducation ».
Solidarité Laïque avait lancé en juin, avec une
vingtaine d’organisations, un appel à la société
civile « pour résister à cette tendance lourde :
l’éducation est vue aujourd’hui par les acteurs
économiques, dont les multinationales, comme
un marché lucratif qui représente à lui seul cin-
quante milliards de dollars ».
https://miniurl.be/r-175f

■■ Exposition
L’Apmep (association des professeurs de
mathématiques de l’enseignement public),
l’Irem (Institut de recherche sur l’enseignement

V
des mathématiques) et l’Espace Mendès- endredi 19 aout, une centaine de plus numérisées, mais que, souvent, un
France de Poitiers préparent une exposition personnes écoutent attentivement refus du numérique au travail tient, pour
consacrée aux mathématiques, « Maths et
l’exposé de Jacques-François faire court, à un refus d’obtempérer.
Puzzles », qui montre qu’elles ne peuvent se
­Marchandise. Son thème, bien d’actualité, Les « twittos » de la salle ont fait
résumer à une discipline purement scolaire.
Sont présentés des manipulations et défis, de est « quel pouvoir d’agir à l’ère du numé- comme moi, grandement surpris par
la maternelle à l’université. Ouverture à partir rique ? ». Quatre-vingt-dix adhérents du l’épidémie de faux jargon « pédago »
du 28 septembre et jusqu’en juin 2017. CRAP-Cahiers pédagogiques participant à chez nos détracteurs habituels. Et sou-
Catalogue d’exposition de 200 pages à paraitre. nos Rencontres d’été sont là. Il parle d’un dain, sur Twitter, des messages fusent :
Renseignements sur http://emf.fr/ numérique capacitant, d'un effet d’ascen- « Alerte trolls ! » Les trolls, ce sont ces
seur social et des perspectives qu'il offre individus malveillants, qui, trop souvent
■■ Réciprocité en matière de lien social[1]. Des concepts sous couvert d’anonymat, abreuvent
Claire Héber-Suffrin, enseignante et formatrice, qui s’insèrent bien dans une réflexion sur les réseaux sociaux de leurs messages
docteure en sciences de l’éducation, et cofon- l’éducation et qui seront intéressants à agressifs, voire franchement haineux.
datrice des Réseaux d’échanges réciproques de partager avec ceux qui n’ont pas pu être Ne pas se laisser prendre à leur jeu. À
savoirs qui font partie du CAPE (collectif des là., nous sommes ainsi quelques-uns dans la sortie de la conférence, et les jours
associations partenaires de l’école publique), la salle à le faire via Twitter. suivants, il a fallu expliquer aux néo-
publie deux ouvrages aux éditions de la
Quand, tout à coup, je vois apparaitre phytes ce qu’est un troll. Difficile de se
Chronique Sociale, Apprendre par la réciprocité
un message sur la balise qui regroupe mettre à la place de ces gens qui ne
et Des outils pour apprendre par la réciprocité.
Pour l’auteure, la réciprocité repose sur « des nos échanges durant les rencontres. Ce pensent qu’à faire du mal quand, aux
dynamiques cohérentes, des situations pédago- message de quelqu'un qui d’habitude Rencontres, la bienveillance fait le lien
giques efficaces et des cheminements moti- est loin de partager nos idées me sur- entre les uns et les autres. Le diner avec
vants ». Le premier ouvrage présente la prend. Un message bien sirupeux, bien Jacques-François Marchandise permet
démarche et le deuxième propose des fiches « pédagogo », comme ils disent, qui laisse d’échanger sur cette société numérique
pour la mettre en œuvre. entrevoir des idées différentes de celles qui parodie la société, la vraie, qui est
auxquelles il m’avait habituée. Aurait-il rarement le monde des Bisounours.
■■ Colloque médité tout l’été, le grand air lui aurait-il Comme être méchant, on ne sait pas
À l’occasion des 50 ans de la disparition de fait le plus grand bien ? J’ai failli avaler vraiment faire au CRAP-Cahiers péda-
Célestin Freinet, le Comité universitaire d’infor- mon chapeau quand j’ai vu d’autres gogiques, contentons-nous de l’indiffé-
mation pédagogique (CUIP) organise un col- messages du même genre arriver, postés rence ou de la dérision. Utilisons le
loque international sur « La pédagogie Freinet… par lui et d’autres. Une épidémie ? collectif. Les Rencontres continuent, les
actualité d’une histoire en devenir ». En parte-
tweets se multiplient et les trolls nous
nariat avec le CRAP-Cahiers pédagogiques,
Alerte aux trolls oublient. Jusqu’à quand ? En tout cas,
l’ICEM-Pédagogie Freinet et l’OCCE.
Vendredi 11 et samedi 12 novembre 2016, Centre Mais la conférence étant bien plus cette expérience a multiplié le nombre
international d’études pédagogiques, 1 avenue intéressante que ces échanges, je me de personnes conscientes de la malfai-
Léon-Journault 92310 Sèvres. Inscription concentre sur des propos qu’on a peu sance des trolls, et les a aidées à en rire
obligatoire auprès de Magalie Boudoux l’habitude d’entendre. On y apprend que plutôt qu’à en souffrir ! n
(magalie.boudoux@u-cergy.fr) avant le l’enseignant est parmi les populations les Roseline Ndiaye
10 octobre 2016. Enseignante de SVT en collège,
présidente du CRAP-Cahiers pédagogiques
1 http://www.cahiers-pedagogiques.com/De-quoi-
serons-nous-capables-avec-le-numerique

4 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


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Le facteur humain compte


énormément
Entretien. Thomas Legrand est éditorialiste politique sur France ritoire et à la sociologie des élèves. Pour
Inter. Régulièrement, il parle des enjeux des politiques éducatives autant, je ne promeus pas le choix de
dans ses éditoriaux, avec nuance et sans occulter la complexité des l’école ou de l’établissement, je suis
problématiques, chose plutôt rare dans les médias. Cela nous a donné favorable à la sectorisation. Je choisis
envie d’en parler avec lui.
le fait que les chefs d’établissement et
les enseignants puissent être qui ils sont
Est-ce à l’école qu’est née votre vocation de et fassent comme cela leur convient.
journaliste ?
Non. J’ai eu une scolarité compliquée : Il semble pourtant que, dans les réformes
je suis très dyslexique. J’ai fréquenté une des rythmes et du collège, c’est précisément
école où les enseignants ne mettaient pas cela que refusaient les opposants, cette
de notes et essayaient de s’intéresser aux autonomie, cette adaptation.
processus d’apprentissage individuels des Ils refusent en disant qu’ils n’ont ni
enfants plutôt que de les faire rentrer dans les moyens ni le temps. C’est vrai que
des moules. En classe de 7e, j’ai dit à un dans beaucoup d’endroits, ils ne les ont
pédopsychiatre que je voulais être jour- sans doute pas et peut-être que le Gou-
naliste. Il a éclaté de rire. Ça m’a mortifié, vernement s’y est mal pris dans les deux
mais je l’ai pris comme un défi. Et je crois cas, mais on aurait aimé entendre plutôt :
que la dyslexie développe un état d’esprit « sur le principe c’est super, donnez-nous
de contournement qui fait qu’on regarde les moyens ! », là où on a entendu : « On
les choses sous un angle un peu différent, ne veut pas de cette réforme et de toute
pour voir les divers aspects. C’est assez façon on n’a pas les moyens. » On ne
utile pour les journalistes. Radio France/Christophe Abramowitz
peut pas critiquer et l’orientation et le
manque de moyens, cela ressemble à un
Nous avons l’impression que de nombreux Récemment, vous avez fustigé le trop grand argument prétexte parce qu’on n’ose pas
journalistes connaissent finalement très mal jacobinisme dans l’école française et plaidé dire qu’on n’a pas envie que ça bouge.
l’école de l’intérieur et qu’ils en restent au pour une école à la fois bienveillante et effi- La nostalgie de l’école telle qu’elle était
superficiel. Vous semblez échapper à cet à-peu- cace. Mais l’autonomie absolue, pratiquée avant est un anachronisme.
près et ce faible intérêt pour la pédagogie ? ces dernières années en Suède par exemple, Je perçois un syndrome de Stockholm
Aujourd’hui, les journalistes sont une peut aussi renforcer les inégalités. chez les enseignants qui résistent aux
caste de bons élèves, passés par des Je ne sais pas s’il faut une autonomie réformes : tout le monde a peur de la
écoles qui sélectionnent de façon très absolue. Je constate que personne n’est structure, mais quand on offre plus
scolaire. Il y a encore quelque temps, content de notre école actuelle et je ne d’autonomie, ils se réfugient derrière
les parcours étaient plus divers. Il y a crois pas que ce soit seulement une l’autorité tutélaire des inspecteurs et
de ce fait une forme de vénération de question de moyens. résistent à la proposition « faites cours
la voie classique parmi mes confrères. Les systèmes qui trustent le haut des comme vous voulez, organisez-vous entre
En tant qu’éditorialiste politique, j’essaye classements PISA sont les écoles asia- vous ». Je ne comprends pas que beau-
tous les jours d’expliquer qu’un slogan est tiques (très autoritaires) et nordiques coup d’enseignants plébiscitent le film
beaucoup trop court pour appréhender la (plus libertaires et égalitaires, prônant Demain, mais ne réclament pas plus
complexité. Et s’il y a un domaine où les l’épanouissement). Je pense que notre d’autonomie et d’horizontalité dans leur
slogans deviennent insupportables, c’est société aspire plus à la deuxième solu- domaine et continuent à vouloir que
bien celui de l’éducation. Derrière chaque tion qu’à la première. Quand on regarde l’État leur dise comment éduquer des
slogan, il y a des interprétations diffé- les écoles très autonomes des pays du enfants qu’ils connaissent, eux.
rentes: quand on revendique l’égalité, Nord, on voit que, même dans les La société ne va pas bien, ça se
parle-t-on d’uniformité ou de différencia- endroits socialement en difficulté, elles ressent à l’école : on a l’impression qu’il
tion ? Dans une période d’inégalités spa- ont de bons résultats. Mais je ne dis pas n’y a plus que l’école pour sauver les
tiales dans l’urbanisme, l’uniformité n’est que cette méthode est la meilleure. Je enfants. Ça enkyste tout le monde. Cha-
pas du tout garante de l’égalité. Le débat ne hiérarchise pas les méthodes d’ensei- cun veut que l’autorité soit exercée par
sur l’éducation est très symptomatique du gnement, je ne veux pas substituer une l’échelon supérieur, dans un exercice
débat politique. On parle beaucoup d’hori- grille à une autre grille, je veux que de défausse générale, et un tas de poli-
zontalité en politique : en matière d’édu- chacun puisse expérimenter et ensei- tiques veulent le retour de l’autorité,
cation aussi il faut passer du vertical à gner de façon cohérente avec ce qu’il en fait de l’autoritarisme. Ce n’est pas
l’horizontal. Les solutions ne se trouveront estime meilleur. Peu importe la de cela dont on a besoin, me semble-t-il,
plus dans les schémas classiques, mais méthode, si elle est le fruit du travail mais de responsabilité. n
dans la capacité d’adaptation. d’une équipe pour s’adapter à un ter- Propos recueillis par Cécile Blanchard

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 5


ACTUALITÉSÉDUCATIVES
EN
BREF
Théorie de l’évolution
Roumanie : impliquer
Concours. Candidatez en anglais à
EvoKe 2017 (www.evokeproject.org)
pour agir sur l’acceptation et la
les élèves
compréhension de la théorie de Projets. Avec 250 élèves du niveau primaire à gymnasial (équivalent
l’évolution en Europe. Faites partie des du collège), l’école de Jurilovca, au bord de la mer Noire en Roumanie,
quatre-vingts représentants de la nous ouvre ses portes. Entretien avec Vasile-Marcel Stoenica,
recherche, de l’éducation, des médias et
professeur de géographie, accompagné par la principale Sofica Belu.
de la politique qui identifieront des
solutions à Porto, du 6 au 8 février. Pour Avec la décentralisation, avez-vous eu plus posés. L’uniforme est imposé à l’école.
toute question côté français, contactez d’autonomie dans vos pratiques pédago- La sélection pour les lycées se fait de
le Cercle FSER, giques ? manière informatisée sur la base des
jeanne.leroy@cerclefser.org. La décentralisation n’est pas totale résultats scolaires : ceux qui obtiennent
en Roumanie, car les programmes sont les meilleures notes vont dans les lycées
Sécurité décidés par l’État et relayés par diffé- les plus réputés et inversement.
Mesures et consignes. Le rents niveaux hiérarchiques. Pour Ici, nous n’avons pas de Rroma mais
Gouvernement a présenté, fin aout, les mettre en place des choses un peu dif- à Babadag, à vingt kilomètres, il y a de
mesures et les consignes de sécurité qui férentes, il faut demander l’autorisation gros problèmes d’absentéisme. Des pro-
concernent les écoles et établissements à un inspecteur. Une certaine autonomie grammes d’intégration ont été instaurés
scolaires. Il y aura des patrouilles de est toutefois concédée pour les tradi- par l’Union européenne : désormais, les
police ou de gendarmerie aux abords tions locales, l’éducation civique et les hommes suivent leur scolarité jusqu’à
des établissements, des travaux de technologies. La décentralisation a quinze ans, car c’est un prérequis obli-
sécurisation seront réalisés (avec conduit à une modification des modes gatoire pour obtenir le permis de
cinquante millions d’euros de financement des écoles : les fonds conduire. Pour les femmes, en revanche,
supplémentaires pour aider les proviennent en partie du gouvernement, suivre un cursus normal est rare.
collectivités locales à effectuer ces mais sont gérés par la commune. À
travaux) et chaque département et Jurilovca, l’école peut fonctionner cor- Quelle conception de l’autorité développez-
académie devront disposer d’un référent rectement mais, selon les recettes des vous ?
sureté. Du côté des élèves, ils feront trois communes, d’autres écoles se retrouvent Pendant le communisme, le profes-
exercices de simulation par an dans en difficulté. Les fonds européens sont seur était un maitre, les salles étaient
chaque école et établissement et les donc aujourd’hui primordiaux pour austères et les punitions autorisées. La
collégiens de 3e seront sensibilisés « aux nous permettre de mener nos projets. pédagogie a évolué : on cherche à impli-
gestes qui sauvent » et « tous les élèves quer l’élève. Cet empowerment est par-
délégués » seront formés au brevet de Quels projets implantez-vous ? fois interprété comme du laxisme,
secouriste. Nous faisons du soutien scolaire, notamment à cause du nombre d’en-
https://miniurl.be/r-175g enseignons l’apiculture, et avons parti- fants par classe, en moyenne vingt-huit,
cipé à un concours de la Banque mon- qui rend l’individualisation compliquée.
Cout de la rentrée diale : photos du village, échanges avec Nous essayons de travailler avec les
Enquête nationale. Le cout de la les anciens. Pour les adultes analpha- familles, mais environ 20 % des élèves
scolarité augmente en 2016 de 1,99 %, bètes, nous mettons en place une école ont leurs parents à l’étranger pour rai-
selon la Confédération syndicale des de la seconde chance. Malgré les finan- sons économiques (jusqu’à 80 % dans
familles, ce qu’elle attribue à des listes cements européens, la majorité des d’autres régions du pays), ce sont les
de fournitures « toujours plus projets reste basée sur le volontariat grands-parents qui les élèvent.
nombreuses, [à] l’avènement du des enseignants. Cela tient de la voca-
numérique et à l’omniprésence des tion : il faut être titulaire d’un master Quel bilan faites-vous de l’éducation en
marques ». Selon la CSF, « ce sont les et le salaire de base est de 350 euros ­Roumanie ?
fournitures scolaires qui ont le plus net mensuel. Impossible de survivre en Les résultats globaux obtenus lors de
augmenté en 2016 : + 3,65 % ». ville sans cumuler avec un autre emploi. l’étude PISA montrent une élévation du
https://miniurl.be/r-175h niveau, notamment en sciences. Mais
Comment gérez-vous la mixité ethnique ? notre sentiment est que les prérequis
Éducation au numérique Plusieurs minorités ethniques, prin- demandés à nos élèves diminuent,
Programme. La MGEN lance un cipalement russes mais aussi turques, notamment dans la maitrise de l’écrit.
programme collaboratif d’éducation vivent ensemble depuis 300 ans. L’enjeu est d’aller vers un enseignement
numérique à destination des publics ­Jurilovca est un village où les écarts de plus pratique que théorique, notamment
scolaires, pour sensibiliser enfants et richesse ne sont pas énormes et tout se dans l’application des sciences et la
adolescents aux enjeux de la protection passe bien. C’est sans doute un des fac- technique, mais cela supposerait plus
de la vie privée sur Internet. La phase de teurs de la réussite de nos élèves. Les de matériel et donc plus de fonds. n
coconstruction du programme se minorités bénéficient de trois heures de Aurore Dudka
déroulera jusqu’en décembre 2016, pour cours dans leur langue maternelle par Professeure de SES
un déploiement à partir de janvier 2017. semaine. Même si l’école roumaine est
www.education-numerique-mgen.com. laïque, des cours de religion sont pro-

6 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


@ www.cahiers-pedagogiques.com ACTUALITÉSÉDUCATIVES

l’actualité de la recherche ife. ens-lyon.fr/vst

Enjeux du travail personnel


de l’élève : dans ou hors la classe
groupe ou individuellement. Dans l’un Rémi Bonasio et Philippe Veyrunes[3]).
Annie Feyfant, chargée et l’autre cas, on imagine bien la néces- La coanimation a fait la preuve de son
d’études et de recherche, service
Veille et analyse de l’Institut français sité, évoquée par les chercheurs, les efficacité pour diagnostiquer les points
de l’éducation (ENS de Lyon) observateurs ou les responsables institu- de blocage et pour trouver comment y
tionnels, de se focaliser sur les appren- remédier.
Rémi Thibert, chargé d’études tissages, sur l’explicitation de ce travail Patrick Rayou a mis en avant la néces-
et de recherche, service Veille et par rapport aux attendus. Cette explici- sité d’articuler simultanément trois
analyse de l’IFÉ (ENS de Lyon)
tation passe par des consignes claires, registres dans les dispositifs d’aide aux

E
pour faire comprendre les objectifs, pour élèves mis en place dans les établisse-
n mai 2016, l’Observatoire des favoriser l’autonomie des élèves ; lors du ments : le registre cognitif, bien souvent
pratiques en éducation priori- travail en classe, ces consignes doivent minoré autant par les enseignants que
taire a publié un rapport sur Le s’accompagner de temps de regroupe- les élèves, car on se contente souvent
travail des élèves en dehors de ment pour s’assurer que tous les élèves de bachotage en vue de réussir le pro-
la classe[1], dans lequel il énon- travaillent dans le sens souhaité. D’ail- chain devoir ; le registre culturel, essen-
çait douze recommandations. Dans le leurs, il serait intéressant de revoir l’arti- tiel pour faire les ponts entre les
Dossier de veille de l’IFÉ paru en juin, culation entre le travail individuel des savoirs ; le registre identitaire-symbo-
Rémi Thibert investigue quelques-uns des élèves en classe avec le travail collectif, lique, pour travailler notamment sur
travaux de recherche sur le sujet. Autant finalement très peu présent dans les salles l’estime de soi. Se contenter de travailler
dire que le travail personnel est un sujet de cours, afin de favoriser les interactions un seul de ces registres voue à l’échec
d’actualité qui pourrait donner lieu à une de chacun. Cela nécessite de sortir de la tout dispositif[4]. Quelle que soit l’orga-
prochaine conférence. relation individuelle enseignant-élève. nisation retenue, il est primordial que
On associe souvent le travail person- l’aide soit effectivement intégrée au
nel de l’élève au travail réalisé à la mai- Quel est l’intérêt ? fonctionnement de l’établissement.
son. On évoque alors l’environnement Les devoirs à la maison n’ont d’intérêt La question du travail personnel de
familial de travail et la difficulté de que s’ils permettent à l’enseignant de l’élève interroge in fine l’acte pédago-
certains élèves à faire leurs devoirs ; on constater si l’élève a compris le travail gique lui-même, dans la classe. Comment
répond à cette problématique par des amorcé en classe (et pas seulement s’il mettre en activité les élèves afin qu’ils
solutions d’aide, de soutien ou d’accom- a fait ses devoirs) et de reprendre des s’engagent dans les apprentissages ? La
pagnement, dans l’école ou hors de notions qui n’auraient pas été comprises. motivation n’est pas suffisante, voire elle
l’école ; on doute de l’efficacité des La centration sur les apprentissages et nait de cette mise en activité. Ce qui se
devoirs sur les performances scolaires ; la préoccupation des inégalités engen- passe en classe, notamment en fin de
on s’interroge sur les bonnes raisons drées par la pratique des devoirs à la cours, a une incidence indéniable sur le
de faire faire des devoirs, notamment maison conduit à préconiser, plutôt travail que l’élève va réaliser hors la
aux plus jeunes : rendre compte du qu’une externalisation, une internalisa- classe. n
travail accompli auprès des parents, tion dans l’école du travail de l’élève hors Annie Feyfant, Rémi Thibert
maintenir la pression sur la nécessité la classe. Outre l’aménagement d’espaces
de l’effort et du travail ou faire réviser et de temps dédiés au travail personnel,
les notions abordées dans la journée ? le travail collectif des enseignants pour
Qu’est-ce qui constitue ce travail per- organiser le travail personnel de l’élève 3 Rémi Bonasio et Philippe Veyrunes, « Activité col-
sonnel ? S’il s’agit de travail à la maison, hors la classe est un facteur favorisant lective et apprentissages dans la pratique des
devoirs », Éducation & formation, n° 304-01, 2016,
la circulaire de 1956 pour l’école primaire les apprentissages, dès lors qu’il y a
p. 73-86.
précise bien qu’il ne peut être question échanges sur les difficultés rencontrées
4 Dominique Glasman et Patrick Rayou (dir.), Qu’est-
de travail écrit, mais bien de leçons à par les élèves (voir ce qu’ont écrit ce qui soutient les élèves ? Rapport du centre Alain-
apprendre. S’il s’agit du travail qui peut ­Séverine Kakpo et Patrick Rayou[2] ou Savary, ENS de Lyon, Institut français de l’éducation,
être fait en classe, et qui finalement cor- 2015.
respond au temps pendant lequel les
élèves sont en activité, il peut se faire en Pour en savoir plus
Rémi Thibert, « Représentations et enjeux du
2 Séverine Kakpo et Patrick Rayou, « Contrats travail personnel de l’élève », Dossier de veille
1 Observatoire des pratiques en éducation prioritaire, didactiques et contrats sociaux du travail hors la de l’IFÉ, n° 111, IFÉ-ENS de Lyon, juin 2016.
Le travail personnel des élèves en dehors de la classe, classe », Éducation et didactique, vol. 4, n° 2, 2010, En ligne : https://miniurl.be/r-16wa
Carep de l’académie de Créteil, 2016. p. 41-55.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 7


ACTUALITÉSÉDUCATIVES
appelà
contribution
Cheminement NIPÉDU nipcast.com/category/nipedu
d’élève et parcours
avenir Destination : exigence
scolaire
Coordonné par Peggy Colcanap
et Richard Étienne
■■ L’individualisation du parcours a souvent
laissé les élèves à distance et les professionnels

L
démunis. Le parcours avenir est une nouvelle undi matin. Quai de la gare. Voyager dans les
étape. Le changement de nom met toujours en Smartphone dans la poche, couloirs
avant la notion de parcours en la liant à celle
écouteurs vissés dans les Vous n’aimez pas les voyages en
d’accompagnement personnalisé. Nous vous
proposons de l’explorer ainsi que les nom- oreilles. Podcast. Play. cabine, nous direz-vous. Laissez-
breuses questions qui restent en suspens. Et si on commençait la semaine vous donc tenter par un voyage dans
par un débat bien polarisé entre par- les couloirs ! Voyager dans les cou-
La parole de l’élève tisans d’une école moderne, enthou-
siasmante, et fervents défenseurs de
loirs, c’est sûr, c’est sortir de sa zone
de confort. C’est prendre le risque
Coordonné par Bastien Sueur cette « vertu scolaire » de premier de la rencontre, le risque de trouver
et Michel Tozzi
ordre qu’est l’exigence ? C’est rassu- ce que vous n’auriez pas pensé à
■■ Ce dossier ne porte pas sur l’apprentissage de
rant (tout le monde tient son rôle), chercher. Autant vous prévenir, les
la langue orale, la didactique de l’oral, qui
concerne surtout le français. Par « parole » de parfois exaspérant et, finalement, couloirs sont bourrés d’élèves !
l’élève, on entend l’usage verbal de l’oral, et non vient cette question : pour quoi faire ? Ils sont également peuplés d’ensei-
l’écrit. Nous sommes sur le statut de la parole Le débat est de qualité. Les argu- gnants qui prennent des risques en
orale de l’élève à l’école, Nous sollicitons des ments des deux camps documentés, « allant chercher les élèves là où ils
articles théoriques et surtout des témoignages
construits et incarnés sont aussi sont », pour les amener là où il faut
de pratiques sur 3 pistes, L’enjeu identitaire,
l’enjeu réflexif et l’enjeu citoyen. convaincants que légitimes. Au cœur les amener. On y croise par exemple
de l’échange, engagé et courtois, la Guillaume Poulain qui enseigne
Classe inversée réussite semble faire tout de même
consensus.
l’interprétation littéraire grâce au
cinéma d’animation (https://m-url.
Coordonné par Héloïse Dufour La réussite à l’école tout d’abord. eu/r-16wg) ; Bruno Vergne qui tra-
et Françoise Colsaet L’élévation intellectuelle, ontologique, vaille la lecture et la composition
■■ La classe inversée, est-ce une mode passa- grâce à la rencontre savamment d’images par le biais d’Instagram
gère, un « gadget » pédagogique, ou l’amorce orchestrée entre l’enfant adolescent (https://m-url.eu/r-16wh) ; Baptiste
d’un changement de fond ? Au-delà des défini-
tions (trop) simples, nous nous proposons et les éléments de culture qui fondent Melgarejo est là aussi avec son projet
d’essayer de mieux cerner ce qu’est la classe notre forme scolaire (les connaissances en neurosciences éducatives et ses
inversée. Cette approche sera résolument axée au programme), mais aussi grâce à spectaculaires bandes-annonces façon
sur les pratiques et les analyses des enseignants l’acte d’apprendre qui fait grandir. blockbuster (https://m-url.eu/r-
qui s’y investissent.
Ensuite la réussite de l’école, 16wi) ; Mathias Murbach qui
c’est-à-dire la réalisation du pacte visionne avec ses étudiants de pre-
Et chez toi, ça va ? républicain : former ce même élève mière année de droit un extrait du
Rubrique animée par Françoise dans un cadre offrant à chacun la premier épisode de GOT (Game of
Colsaet liberté d’une expression mesurée, thrones) pour construire un dossier
■■ « Et chez toi ça va ? », c’est une rubrique des au sein d’un espace collectif sécu- juridique (https://m-url.eu/r-16wj).
Cahiers pédagogiques : de petits textes, des risant et sécurisé. Le droit d’y rece- Il y a aussi ces professeurs de sciences
récits du quotidien dans l’école ou pas, centrés voir un accompagnement attentif à de la vie et de la Terre qui utilisent
sur des élèves, des enfants, des jeunes, des chaque singularité pour garantir Minecraft (https://m-url.eu/r-16wh
moments de la vie de la classe, de formation, de
loisir, toujours autour de ce qu’est apprendre, l’égalité des chances. et https://m-url.eu/r-16wk), Doctis-
grandir, se former. La rubrique accueille aussi « L’exigence n’est pas l’intransi- simo, mais aussi les polémiques sur
bien des joies que des colères, des espoirs que geance ! » Pas d’objection on dirait. les réseaux sociaux pour aborder des
des déceptions, des situations critiques, tendues L’exigence serait donc ce mouve- notions disciplinaires complexes et
ou comiques, des moments d’euphorie pédago-
ment volontaire, certainement un éminemment exigeantes. Aux der-
gique (mais si !). Et aussi pourquoi pas de
petites fictions, des rêves autour de l’école… peu projectif, qui sait inviter (ou nières nouvelles, tous arpentent
pas) l’élève à voyager au-delà de ses encore les couloirs. On monte vérifier
propres frontières. L’exigence serait par nous-mêmes.
finalement comme ce voyage en Podcast. Stop. On enlève les écou-
train qui commence, là, sur ce quai teurs. n
Les appels à contribution complets sont à de gare si familier. Pour son trajet, Nicolas Durupt, Régis Forgione,
lire sur notre site : le sujet exigeant choisit sa place. Fabien Hobart
www.cahiers-pedagogiques.com Voyage en classe attente, en classe
Pour tout contact : espoir, ou non-espoir.
prenom.nom@cahiers-pedagogiques.com.

8 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Michèle amiel BILLET
DUMOIS

Manuel de qualité, mirage


de l’été ?
Changement de programme, changement de équipe une progression de grammaire par
manuels. Les maisons d’édition submergent les exemple, mais quand ? Là, c’est trop nous deman-
enseignants de spécimens. L’énergie des profes- der, nous avons déjà du mal à nous croiser dans
seurs s’investit dans le choix : il faut bien faire la semaine, pendant les récréations, et notre pou-
ses cours ! Ils sentent bon le papier neuf, sont voir d’agir ensemble est encore très limité. Voici
richement illustrés, mais une stratégie plus
ils ressemblent furieuse- simple : en tant que
ment aux précédents et Aurons-nous professeur de français,
sont élaborés dans la pré- la force de disposer avec les collè-
cipitation ? Ce sont les nous gues d’anthologies de
collectivités territoriales détourner du textes et d’images, des-
qui payent et leurs sub- mirage créé tinées aux élèves,
ventions sont exclusive- par les quitte à bénéficier de
ment affectées à leur manuels ? » livres du professeur
achat. Autant dépenser avec groupements de
l’argent ! textes, problématisa-
Avec le changement de tions, tâches complexes, activités, voire question-
programme, nous aurions naires. Et pour la grammaire, on peut avoir des
pu espérer une modernisation des outils et des réserves d’exercices pour l’entrainement, le travail
méthodes : différenciation des apprentissages, en autonomie ou en différenciation.
recours plus important au numérique pour aider Sur Éduscol, sur les très nombreux blogs gra-
tous les élèves. Non, ce sera « page 66, exer- tuits, dans les revues pédagogiques, il est extrê-
cice 3 », pour toute la classe. Comme à l’accou- mement facile de trouver des outils adaptables
tumée, les enseignants déçus se lanceront dans à nos besoins. Beaucoup de collègues ont contri-
la course aux photocopies qui épuisent les crédits bué aux groupes ministériels qui mettent au point
pédagogiques. des documents d’accompagnement pour les nou-
On pourrait faire autrement, travailler de veaux programmes. Qui en parle ? Les inspecteurs
manière plus intelligente, vraiment ? pédagogiques régionaux ? Très peu ont joué ce
Première rupture : demander des formations. rôle de relai. Il aurait fallu qu’une campagne de
De vraies formations avec de vrais formateurs et communication, aussi dynamique que celle des
pas de cours magistral sur la réforme. Et puis maisons d’édition, accompagne leur parution.
soyons audacieux : faisons abonner l’établisse- Encore une occasion manquée.
ment aux Cahiers pédagogiques ! Aurons-nous la force de nous détourner du
Deuxième rupture : commencer par prendre mirage créé par les manuels, prédigérés par
le temps de lire ces nouveaux programmes, d’étu- d’autres, pour des élèves mais qui ne sont pas les
dier en équipe comment les mettre en œuvre, de nôtres ? Aurons-nous la force de bousculer nos
parler ensemble de notre travail. habitudes pour nous engager dans la voie de l’auto-
Nous sommes capables de créer nos propres nomie et de la responsabilité professionnelle ? n
outils, nous sommes des intellectuels, quand Michèle Amiel
même ! C’est décidé, nous allons préparer en Avec l’appui actif de la liste de discussion du CRAP

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 9


dossier S’embarquer dans les apprentissages

Embarquons !
« Certains pensent qu’ils font un voyage. En fait, c’est le voyage qui vous fait
ou vous défait. »
L’Usage du monde, Nicolas Bouvier

ou « mobiliser ». Mais espérer résumer tout cela


Céline Walkowiak dans un dossier est sans doute bien présomptueux !
Professeure de français en collège Si présomptueux que l’on a pu s’interroger parfois
sur la légitimité du projet. C’est vous lecteurs, bien
sûr, qui en jugerez. Ce dont nous pouvons témoigner,
Maëliss Rousseau nous coordinatrices, c’est le grand plaisir que nous
Professeure des écoles avons eu à lire et à accompagner les contributions
de ce dossier, car elles nous amènent directement
au cœur de la créativité pédagogique, lorsqu’elle
Mes élèves sont dans le bateau école, cherche à incarner les valeurs de l’école. Chacune
mais ont-ils vraiment embarqué vers les apprentis- apporte sa réponse originale, bien que forcément
sages ? Où vais-je les emmener ? Par quel itinéraire, parcellaire. Les auteurs que nous avons dû souvent
avec quels dispositifs pédagogiques ? Serai-je seul frustrer en leur demandant de ne présenter qu’un
capitaine, tout puissant dans son navire, ou vais-je seul axe de réflexion en sont bien conscients !
tenir la barre avec les élèves ? Comment Nous avons rassemblé dans la pre-
savoir si l’on a bien atteint la destination mière partie du dossier, intitulée « Iti-
que l’on visait ? Certaines traversées sont Éviter qu’ils ne néraires », les contributions qui font le
calmes et si confortables, de véritables se découragent point sur le chemin à parcourir : d’où
croisières. Mais parfois, élèves et ensei- et se retrouvent partent les élèves ? Quelles sont les dif-
sur le Titanic.
gnants jureraient avoir embarqué dans ficultés rencontrées en fonction du
une galère ! Embarquer les élèves, c’est public, des démarches et de la pédagogie
éviter qu’ils ne se découragent et se retrouvent sur de l’enseignant ? Comment les dépasser ?
le Titanic, trouver la perche qui permettra de rac- Puis, dans une partie intitulée « Équipage », les
crocher ceux qui ont perdu le cap. relations entre élèves, entre élèves et enseignants,
C’est certain, cette métaphore du voyage vers les le travail d’équipe sont les leviers actionnés pour
savoirs, ces grandes découvertes, nous parle beau- embarquer tous les élèves.
coup, aux Cahiers pédagogiques, un peu comme si Enfin, la troisième partie, « Destinations »,
elle pouvait résumer notre engagement, dans nos regroupe des pratiques qui partent de disciplines
classes, tous les jours. Cette métaphore nous permet pour proposer des démarches qui aident les élèves
aussi de ne pas utiliser des mots un peu usés comme non seulement à s’embarquer, mais à arriver à bon
« motivation », même si celle-ci est présente comme port, sans se décourager, sans que personne ne soit
facteur déterminant. Et d’éviter les connotations laissé de côté.
trop militaires qu’on pourrait trouver sans « enrôler » Bon voyage ! n
Coordonné par Céline Walkowiak ET Maëliss Rousseau

somMaire

n Itinéraires
12 Apprentissage et école maternelle
Viviane Bouysse
14 Le risque : échappatoire ou compétence
Stéphane Préclin
16 Développer son agilité pour mieux engager
les élèves Nicolas Le Luherne
17 Des projets solidaires pour embarquer les élèves
Muriel Epstein
19 L’erreur c’est l’affaire de la classe Julie Cachelin,
Andreea Capitanescu Benetti
21 Une envie d’apprendre dès la première séance
Nisrine Hamdan Saadé
22 La petite fabrique de quadrilatères
Christian Watthez Illustration de couverture : Jack Koch
24 Représentations et perceptions de l’ennui chez Illustrations intérieures : Fabrice Erre
les élèves Séverine Ferrière, Bénédicte Lemesle
44 Améliorer l’école avec les empêchés d’apprendre
26 Et pour toi, c’est quoi un bon cours ?
Serge Boimare
Estelle Veuillerot, Loïc Braïda, François Guerrier
46 Ludifier la tâche complexe Sara Toupin,
27 Quand les récompenses immédiates deviennent
Rémi Massé
nuisibles Natacha Duroisin, Véronique Bohbot
47 Le français, ça me dit ! Guillaume Loock
48 La discussion pour embarquer Michel Tozzi
n Équipages
50 Écrire, réécrire : de l’élève à l’auteur
28 Du doudou au superhéros Jeanne-Claude Mori Nadia Voillequin, Pierre Colson
29 Le statut de la parole au Microlycée de Sénart 52 La classe comme salle de rédaction
Emmanuelle Catinois, Alexis Kraft, Odile Paillet, Sylvie Baud-Stef
Anne Philippon, François Valadier
53 Le jeu : est-ce encore des maths ? Baptiste Hebben
30 Modifier ses pratiques, oui, mais pas tout seul !
55 À bon port Patrick Rayou
Carine Perrin
32 Une bouteille à la mer Philippe Turbelin
34 « Flanders Lane » : des occasions de s’exprimer
en anglais Sébastien Franc
à lire sur notre site :
35 Deux mondes, un grand sac et deux mots
magiques Gilberta Golinucci Et pourtant Truffaut n’arrivait pas à apprendre
37 Une école mobilisée Jean-Michel Zakhartchouk l’anglais ! Françoise Clerc
38 Développer l’empathie dans sa classe 6e sens, du sens pour la 6e Gaëlle Moulin
Morgane Frébault Favoriser la persévérance scolaire
39 Tutorat entre pairs en pédagogie coopérative Jean-Michel Zakhartchouk
Sylvain Connac Pourquoi ils s’ennuient ? Stéphanie Leloup
Le pari de l’éducabilité Ingrid Duplaquet
n Destinations
41 Un exercice collaboratif Franck Verdier
42 Police scientifique en herbe Benjamin Banasik
dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

Apprentissage
et école maternelle
Tous les enfants arrivant à l’école maternelle sont-ils en capacité raconter et lire des histoires, montrer
d’entrer dans les apprentissages ? Quel travail l’enseignant et commenter des images (illustra-
conduit-il pour les y amener ? tions des histoires, photographies,
reproductions d’œuvres d’art, etc.),
mettre en usage des productions
Viviane Bouysse, inspectrice générale de l’Éducation nationale culturelles que progressivement les
enfants utiliseront spontanément

T
Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk (livres, calendriers, affichages divers,
etc.), faire découvrir les œuvres du
ous les enfants qui On connait l’importance de cet état patrimoine de la petite enfance
entrent à l’école mater- initial des petits qui arrivent à l’école, (chansons, comptines, jeux chantés
nelle sont déjà riches et en particulier à quel point les ou dansés, etc.). Dans la période où
de beaucoup d’appren- acquis langagiers, linguistiques et les enfants arrivent à l’école, la fonc-
tissages et prêts à en culturels qui révèlent les effets d’une tion symbolique est en plein essor
faire de nombreux autres ; ils sont première éducation et socialisation, et il faut apporter ce qui lui permet
tous naturellement équipés, peut-on familiales et dans un milieu d’accueil, de s’exprimer pleinement, des
dire, pour apprendre. Les apprentis- peuvent être de premiers marqueurs modèles en quelque sorte : mots et
sages qu’ils ont réalisés sont essen- de ce qui devient une inégalité face autres signes conventionnels, images,
tiellement adaptatifs, c’est-à-dire liés aux pratiques scolaires. Mais cette gestes du faire semblant, etc.
aux situations qu’ils ont eues à vivre inégalité n’est pas celle des possibi- Une classe riche, c’est un environ-
et auxquelles ils se sont adaptés, par lités d’apprendre qui existent chez nement que les enfants ont plaisir à
imitation, par tâtonnements, guidés découvrir et expérimenter parce qu’il
ou non par des adultes ou des ainés. répond à tous leurs besoins, voire
C’est parce qu’il y a déjà eu
Un environnement que les les révèle. Une classe riche offre des
apprentissage qu’il y a de grands enfants ont plaisir à découvrir situations de découverte du monde ;
écarts entre enfants : les occasions et expérimenter parce qu’il on y trouve des jeux et des livres,
d’apprendre qu’ils ont connues ont répond à tous leurs besoins, mais aussi des espaces pour observer
été différentes, génératrices de résul- voire les révèle. (un élevage, des objets beaux ou
tats qui, pour certains, se conver- insolites qui ont été rassemblés parce
tissent spontanément en ressources tous, et c’est pour cela que le travail qu’ils évoquent un univers particu-
pour s’adapter à ce nouvel univers de l’enseignant est si important. lier, etc.) et pour agir (dessiner,
qu’est l’école alors que, pour d’autres, Il lui faut nourrir de langage oral peindre, fabriquer, etc.). Mais c’est
il y a rupture : pour ceux-là, la langue ses petits élèves, non seulement leur d’abord une classe où l’enseignant
à laquelle ils sont accoutumés et dans parler, mais les engager dans des sait voir ce qui est intéressant pour
laquelle ils ont déjà eu des interac- échanges qu’il va presque exclusive- chaque enfant ; c’est une nécessité,
tions avec des parleurs experts, les ment remplir lui-même d’abord, une condition de sa réussite dans
usages du langage qu’ils ont entendu faisant parfois questions et réponses l’éducation langagière qu’il dispense
pratiquer et auxquels ils savent réagir, (en interprétant des mimiques, des que de s’intéresser à ce qui intéresse
les objets de l’environnement, les comportements, etc.) ; il instaure des les enfants. Patience, observation,
règles de vie, les pratiques les plus échanges dans toutes les activités, disponibilité, autant d’atouts pour
usuelles d’hygiène du corps, les jeux en partageant jeux et manipulations parvenir à comprendre chacun.
et jouets, rien (ou si peu) de ce qu’ils avec ses élèves. Il lui faut faire vivre Au travers des expériences qu’il
ont appris ne se retrouve à l’école. la culture de l’écrit dans la classe : donne à vivre, colorées des exigences

12 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

de l’école, l’enseignant travaille en modèle (temporairement ou plus dura- développement, ou contre. L’appren-
même temps à une première éduca- blement), faire avec les autres, ce sont tissage entraine le développement,
tion des attitudes qui sont fondatrices là des modalités de l’action qui s’or- dit-on parfois ; c’est essentiel dans
de la posture d’élève et se retrouve- donnent ainsi le plus souvent avec les cette période. De ce fait, les enfants
ront tout au long du parcours sco- plus jeunes et qui contribuent à faire de grande section ont des atouts très
laire : l’attention portée volontaire- apprendre. Les jeunes enfants différents de ceux qu’ont les petits
ment à tel ou tel objet que l’on apprennent dans l’action et l’imitation ; et tout-petits : leur langage, leur
regarde, écoute, manipule, etc. ; la les pairs ont donc une influence déter- aisance corporelle, la décentration
mémoire, car le rebrassage des acquis minante sur leurs occasions d’ap- affective et cognitive dont ils sont
quotidiens est indispensable à leur prendre. On ne dira jamais assez à capables, leurs capacités concep-
consolidation ; l’anticipation et la quel point la mixité sociale et culturelle tuelles, en tout, c’est à la fois plus et
planification quand on évoque un est importante pour créer un milieu autrement à 5 ans qu’à 2 ans et demi.
projet et le parle avant de le réaliser, riche en expériences d’apprentissage. Il faut ajouter le capital de situations
etc. Dans une section de petits, alors Regardée trop souvent comme une (donc d’occasions d’apprendre) qu’ils
que rien ne ressemble à la classe telle source de difficultés, l’hétérogénéité ont vécues, notamment à l’école. Le
qu’on se la représente, tout est pour- dans la classe est une ressource déter- monde scolaire est devenu prédic-
tant scolairement pensé, orienté. minante à l’école maternelle. tible, ils peuvent anticiper car ils sont
Enfin, même si c’est un peu à la devenus capables de se représenter
n Comment faire de la marge, il me semble qu’il faut évo- ce qui n’a pas encore eu lieu. En
scolarisation en maternelle petite section, tout est au présent, si
une expérience qui nourrira je puis dire ; les situations scolaires
l’envie d’apprendre ?
L’apprentissage entraine sont d’abord constituées de faire, le
Il faut que cette première scolari- le développement, dit-on langage les accompagne (le petit
sation permette un accrochage cogni- parfois ; c’est essentiel dans enfant parle pendant ou après). En
tif et culturel réussi et, pour cela, cette période. grande section, l’enfant devenu élève
qu’elle constitue une initiation à tous alors peut travailler en pensée avant
les univers de connaissances que quer les relations avec les parents. de faire (parler, dessiner, schématiser,
l’enfant devenu écolier devra explorer C’est dès l’école maternelle, à une etc.) et après avoir fait.
de manière de plus en plus savante. période de la scolarité où la pression Le commun entre toute petite sec-
La scolarisation en maternelle offre des résultats ne devrait aucunement tion et grande section réside bien
une familiarisation pratique avec ces polluer le dialogue entre enseignants sûr dans ce qui fait l’identité de
univers et amorce l’accès aux pre- et parents, que l’expérience scolaire l’école : des règles de vie, des
mières élaborations conceptuelles ; des parents peut être requestionnée, rythmes, des domaines d’apprentis-
les ressources pour l’école maternelle que le projet pour leur enfant peut sage repérés. Il est aussi dans les
(Éduscol) en matière d’exploration se penser autrement que sur le mode rôles, les positionnements des
du monde offrent de très beaux de la répétition de leur propre par- acteurs : l’enfant est sollicité dans
exemples pour comprendre ce che- cours. L’enfant vivra l’école mater- l’activité et dans la réflexion (à sa
minement. Le langage de l’ensei- nelle comme une chance, comme mesure) dès la petite section ; quoi
gnant présente le monde à découvrir un plaisir, s’il perçoit que ses parents qu’il soit encore partiellement dému-
tel que l’école le regarde et le valo- ont confiance et partagent un projet ni, il lui est donné à vivre cette expé-
rise, ordonne et explique ce monde ; pour lui avec ses enseignants. Expli- rience qu’il y a quelque chose à
il répond de fait aux deux questions quer et montrer l’école, c’est aussi penser sur ce qui est fait, donc à dire
insistantes du jeune enfant qui disent une composante du métier d’ensei- ou à montrer (gestes, représentations
son besoin de savoir : « C’est quoi ? » gnant, et elle est déterminante pour graphiques, etc.). Cette posture
et « pourquoi ? » les plus jeunes de nos élèves. réflexive se perfectionne, mais c’est
Les mises en scène par l’ensei- parce qu’elle est présupposée tôt
gnant sont essentielles, mais sa place n Similitudes et différences (approchée avec l’aide de l’adulte
plus encore : ses réponses, ses entre la toute petite section qui supplée aux impossibilités de
silences qui font chercher, ses ques- et la grande section, l’enfant) qu’elle devient possible.
tions, ses reformulations, les défis dans l’entrée dans les Enfin, le rôle de l’enseignant est
qu’il propose, les interactions qu’il apprentissages ? quasiment de même nature (même
ménage, etc., mais aussi la valorisa- De la toute petite section à la s’il n’est pas exactement interprété
tion des progrès, l’encouragement grande section, les enfants doublent de la même façon) dans l’explicita-
permanent à avoir des comporte- quasiment leur temps de vie (ce n’est tion des attentes, dans la mise en
ments actifs et curieux. Son position- pas rien !) dans une période détermi- évidence des réussites et de leurs
nement vis-à-vis de tous les enfants nante pour la maturation ; le déve- conditions, dans la dédramatisation
est en lui-même éducatif quand il se loppement cérébral qui conditionne des ratés et de leurs causes, dans
rend curieux lui aussi, intéressé, une grande part des réalisations des l’étayage des apprentissages.
secourable, positif, encourageant. enfants est très important alors. La
Mais on ne saurait passer sous richesse des expériences vécues et n L’expérience de l’école
silence l’apport des pairs pour les des stimulations de tous ordres maternelle utile à l’école du
apprentissages de chaque enfant, (motrices, sensorielles, sociales, socle ?
l’intérêt du collectif que constitue une cognitives, méthodologiques, etc.) Ce n’est pas refus de comprendre
classe. Faire à côté des autres, faire tout comme leur caractère positif et le réel et toutes les difficultés qu’il
comme un autre qu’on a choisi comme sécurisé jouent en faveur d’un bon donne à surmonter, mais je n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 13


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

nnn vais idéaliser la situation pour plus présents chez les professionnels à-vis d’eux. De l’entrée en maternelle
vous répondre. Comme premier élé- de l’école maternelle qu’ensuite : à la fin du collège, ils vivent douze
ment de réponse, je dirais volontiers prendre en compte la variété des années d’école : c’est dans l’équilibre
le regard, l’observation en alerte : besoins, pratiquer une diversité de de la continuité et des ruptures que
quand les enfants ne parlent pas et formes pédagogiques dans lesquelles la motivation peut être entretenue,
ne sont pas encore capables de lais- on trouve normal de faire une place la lassitude combattue. Les enfants
ser des traces tangibles de leur acti- au corps et aux expériences sen- aspirent à grandir. Le métier d’élève,
vité et de leur pensée, les connaitre sibles, se centrer davantage sur le c’est d’apprendre, de travailler pour
suppose de les observer en action, parcours et les progrès de chacun apprendre et donc d’apprendre à
de bien vouloir déglobaliser l’im- que le situer dans une comparaison travailler ; le plus délicat est sans
pression première qu’ils donnent. Il aux autres et à des normes ou recher- doute de conduire chacun à décou-
y a aussi une forme de confiance : cher la conformité de ses perfor- vrir un certain plaisir dans les efforts
avec des enfants très jeunes, il est mances à des standards. qu’il doit consentir à cette fin. C’est
plus aisé de ne pas considérer « l’ab- l’expérience de la réussite qui peut
sence de » comme signe de difficul- Il faudrait plus de continuité, oui, l’aider ; et le fait d’avoir acquis (ou
tés ; ils sont là pour apprendre et le mais c’est bien par ailleurs qu’il y conservé) à l’école maternelle,
métier d’enseigner, c’est de les aider ait du changement dans le statut des comme la loi de 2013 l’indique dans
à apprendre. Ce devrait être un enfants élèves, dans la manière dont la mission qu’elle lui assigne, « l’en-
réflexe professionnel durable. ils sont pris en charge ; c’est impor- vie et le plaisir d’apprendre » n’y est
J’ajouterais des gestes profession- tant qu’ils se voient grandir dans les pas pour rien. n
nels dont trois au moins me semblent attentes et exigences que l’on a vis-

Le risque : échappatoire
ou compétence
Scolairement, le plaisir est très peu envisagé comme risques personnels. La verbalisation
une fin. Son double caché, la prise de risque, l’est accompagne ce nouvel état face à
encore moins. Le public d’élèves d’enseignement l’objet, face à un public et face à
général professionnel et adapté (EGPA), dans la grande une évaluation.
majorité, ne s’engage que si ces deux conditions sont
réunies, car elles sont pour eux indissociables. D’abord des mots
Les mots doivent permettre de
coder les nouvelles informations
Stéphane Préclin, professeur d'EPS au collège Raymond- dans un nouveau registre cognitif
Devos, Hem positif. Les mots décryptent une

N
réalité qui portait jusqu’alors les
ous sommes en classe de lières. Chaque groupe d’élèves tensions de l’échec. Je revois un
5e EGPA, dans un travail s’organise dans son propre espace groupe d’élèves qui fait virevolter
en pratique circassienne, de production. Les élèves prenant au-dessus de chacune de leur tête à
mélange de cirque et de davantage de risques ont décidé bout de bras des tapis bleus tels des
danse autour de l’imaginaire. Il d’effectuer leur prestation en arrière- morceaux de ciel bleu qui dansent
s’agit pour les élèves de manipuler plan, alors que les plus téméraires et une jeune fille fragile qui marche
de nouveaux objets (boules d’équi- disposeront de l’avant-scène. Dans sur des boites multicolores de jon-
libre, tapis de gymnastique (un cette pratique qui bouscule le cadre glerie dans des déséquilibres poé-
mètre sur deux mètres), boites de de référence scolaire auquel ils sont tiques. Le mot « virevolter » cité
jonglerie), dans le but de produire habitués, l’accès au plaisir s’établit précédemment peut occasionner des
une motricité nouvelle. Plutôt que de deux façons : vivre de nouvelles incompréhensions, des difficultés.
de les conduire vers une motricité sensations motrices et comprendre Il peut être perçu par l’élève comme
imposée, les objets et leurs proprié- que la gestuelle engagée est remar- l’occasion de vivre autrement son
tés physiques vont induire des motri- quable, puisque unique. Cette ges- corps, sa pensée : cette singularité
cités tout à fait surprenantes, singu- tuelle s’appuie sur une prise de revêt une expression propre à

14 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

chaque élève, démarche éminem- nant. La prestation individuelle s’est prété différemment : colère, timidité,
ment complexe et risquée. Il est alors mise au service d’une production frustration, etc. Comment choisir, si
nécessaire de prendre le temps de collective où chacun a trouvé sa ce n’est en prenant des informations
comparer les propositions de chacun, place avec brio. sur le contexte et de provoquer des
d’en faire l’inventaire et permettre allers-retours entre pratique et ver-
à tous d’établir une composition Prendre des risques balisation ? Cela signifie d’envisager
corporelle, verbale et cognitive, Or, en tant que professeur en EPS, la relation d‘enseignement comme
unique et porteuse de sens. L’ima- je perçois tout le risque qu’il y a pour un moment d’échanges et de
ginaire circassien éloigne l’élève de eux de s’engager dans de nouveaux construction mutuelle.
ses processus automatiques. L’accès savoirs ou nouvelles compétences.
à un vocabulaire nouveau et spéci- Cette idée de nouveauté qu’ils Mais aussi rassurer
fique est le projet d’enseignement évoquent parfois par « j’suis un ouf, Pour ces élèves souvent abimés
de l’école républicaine. Un mot nou- moi m’sieur » est à la fois un défi de l’intérieur, j’ai donc tenté de
veau offre la possibilité à l’élève de lancé à lui-même, mais aussi l’expres- façon alternée d’adopter une posture
changer de cadre de référence : il doit sion d’une difficulté à percevoir ce rassurante à la fois corrective, pres-
en éprouver les sens et les effets. Ces qui se passe réellement en lui et criptive dans l’organisation du
expériences authentiques n’auront autour de lui. Ainsi, le simple accès milieu et une posture inclusive,
de la valeur que si elles sont perçues, à des savoirs nouveaux est un élé- c’est-à-dire dans le respect de leur
reçues et surtout vécues : c’est pour- ment annonciateur de prises de singularité, de leurs besoins et de
quoi j’ai choisi de filmer le plus risques. S’il y a des élèves qui leur réalisation. C’est le compromis
souvent possible les productions, repèrent rapidement, presque auto- nécessaire et complexe afin de per-
afin de permettre aux élèves de matiquement ce processus, les élèves mettre à ces jeunes de vivre une
construire leur propre référentiel, en de l’enseignement général profession- émancipation scolaire significative.
reliant le registre des sensations avec Le nécessaire rééquilibrage entre
des savoirs lexicaux et propres au plaisirs et prises de risques compose
champ de l’éducation physique et
Certains ne distinguent pas avec des savoirs sur soi et son
sportive.
le sens même des émotions propre environnement. Apprendre,
qu’ils vivent, d’autres ont c’est prendre des risques, vivre des
Accepter le regarD de grandes difficultés émotions, dépasser ses propres fron-
de l’autre à accepter les changements tières : c’est exister. n
S’offrir au regard et à la critique qui s’opèrent.
de l’autre, dans un espace scénique
à la merci de l’apesanteur et des nel et adapté le vivent souvent
propriétés d’un engin non maitrisé comme une récurrence malfaisante,
représente un défi, est une épreuve parfois destructrice. Les savoirs
risquée que chacun d’entre nous a deviennent le signe de déplaisir, de
vécue au moins une fois dans sa vie. tensions. Certains ne distinguent pas
Malgré ce contexte qui laisse entre- le sens même des émotions qu’ils
voir des formes de réussite, les élèves vivent, d’autres ont de grandes dif-
ont souvent tenté de recréer les ficultés à accepter les changements
conditions de certaines tensions qui s’opèrent : changement de regard
conflictuelles. J’analyse cela comme sur eux-mêmes, de regard des autres
le besoin de maintenir des habi- élèves, mais aussi le changement de
tudes, d’échapper ainsi à toute sur- langage du professeur. Par exemple,
prise, toute incertitude, tout risque si vous félicitez un élève d’EGPA
et ainsi se préserver. Ne pas prendre après un travail, vous verrez toute la
le risque de déranger l’horizon d’at- difficulté qu’il aura à accueillir vos
tente des autres, mais aussi son encouragements ou félicitations. Vous
horizon d’attente personnelle. pourriez recevoir un « je m’en fiche »
Tendre vers le confort de l’habitude ou un élève qui tourne les talons, les
plutôt que de se risquer vers le yeux baissés. Ces paroles pourraient
dépassement de soi, chemin parfois le contraindre à changer d’identité
long et chaotique, mais ô combien pour lui et pour les autres, alors qu’il
gratifiant. n’envisage aucunement d’en changer.
J’étais donc pris dans un dilemme : Tenter de leur permettre de décrypter
confronter l’élève à une forme de leurs émotions est un défi qui prend
pratique connue et sans surprise un temps considérable, car il s’agit
risquant de le replonger dans des de construire avec eux une sorte de
processus stériles et anxiogènes, ou référentiel du ressenti en termes de
révolutionner ce qu’il est, en lui pro- vocabulaire, mais aussi de repères
posant un environnement singulier internes et externes[1]. Par exemple,
où chaque réponse motrice a de la froncer les sourcils peut être inter-
valeur mais occasionne un nouveau
défi. Le résultat, quoique mitigé pour 1 Travail mené en 2014-2015 au collége R.- Devos
certains élèves, fut pourtant surpre- à Hem.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 15


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

Développer son agilité


pour mieux engager
les élèves
Le lycée professionnel, un lieu souvent perçu comme un adulte aux savoirs obsolètes. Ces
difficile où l’accompagnement est important. Pour trois types de difficultés modifient
s’engager, le jeune doit juger que la balance cout l’organisation de la classe. Les pre-
(travail)-bénéfice (plaisir) offre une plus-value. mières semaines de cours sont
consacrées à l’apprentissage du
numérique. Cela va du classer, orga-
Nicolas Le Luherne, professeur au lycée professionnel niser et partager à la simple activa-
Philibert de l’Orme à Lucé tion du lecteur flash. Il s’agit sim-

J
plement de lever les freins qui
’expérimente depuis trois sortie scolaire. Pour une partie des semblent simples à l’habitué du Net.
ans la classe inversée. Je familles, comme pour les élèves, C’est un peu la construction d’un
travaille avec la plateforme c’est un changement de représenta- guide du randonneur du numérique.
Moodle[1], qui me permet tion. La démarche doit faire sens J’ai limité les capsules, vidéos ou
de mettre à disposition des élèves pour les élèves comme pour les présentations, à consulter en auto-
des capsules vidéos, du texte, des parents. Le travail de communica- nomie avant la séance à une ou deux
devoirs, des tests. Les élèves ont tion a été très important la seconde maximum par semaine. Je me suis
l’ensemble des séquences et des année. J’ai expliqué qu’il n’y a pas assuré du délai afin que tous les
activités à disposition. d’opposition entre les outils tradi- élèves puissent effectuer les travaux
Passé l’enthousiasme des débuts, tionnels et les outils numériques, soit à la maison, soit au lycée. Les
élèves comme professeur se sont car ils sont complémentaires. Tous élèves ont le choix et la responsabi-
sentis submergés par la technologie. s’inscrivent dans un processus d’ap- lité du moment où ils travaillent. La
Un sentiment d’incompétence est balance cout-bénéfice entre en jeu.
né, et avec lui, une forme d’insécu- Le jeune doit faire un effort, sacrifier
rité. La motivation est éphémère et
Le jeune victime du mythe un moment de loisir, une partie de
le numérique n’est pas une baguette de la génération Z, où les la récréation, pour effectuer un
magique. Pour passer à l’engage- natifs numériques sont travail.
ment, l’élève doit se sentir légitime ultracompétents face à un
et compétent. Une nouvelle manière adulte aux savoirs obsolètes. Un enseignant
de travailler, c’est sortir de sa zone très présent
de confort. Pourquoi changer de prentissage. Ainsi, tout un travail Les élèves m’aident sans le savoir
technique quand il semble que d’écriture longue pour la constitu- à améliorer le parcours d’apprentis-
l’autre fonctionne ? Il faut que le tion de CV, de la lettre de motivation sage que je leur propose. J’étudie
cout de l’effort soit inférieur au a été mis en place grâce à Moodle. les données d’utilisation des res-
bénéfice du changement. Le risque La technologie facilite le travail des sources, les temps de connexion.
doit être mesuré et calculé pour que élèves comme le mien. Autre Ainsi, je peux ajuster mon cours
la plus-value soit perceptible. exemple : la constitution de glossaire quasiment en temps réel. Je peux
en géographie a rapidement eu un retirer un document, supprimer un
Le numérique en effet positif sur les élèves. Ainsi, les devoir en fonction de l’avancée des
pédagogie, un gadget ? lycéens comme les familles ont vite élèves. Le parcours est à la fois
Les outils du numérique sont sou- noté les progrès et les ont attribués adapté au groupe classe et différen-
vent perçus comme des outils de au nouveau fonctionnement. cié. Le contrat de confiance change
loisir : console, ordinateur pour jouer et il devient plus facile de s’engager.
en réseau, smartphone pour Faire avec la fracture Un élève qui connait un problème
« réseauter ». Quand le jouet devient numérique technique et qui n’a pas rendu son
un outil professionnel, un travail La fracture numérique, c’est travail peut prouver sa bonne foi.
d’explicitation est à faire. L’outil l’élève qui n’est pas équipé d’un L’analyse des données permet
numérique est un outil pédagogique ordinateur. C’est, aussi, un jeune d’avoir une vision assez fine de
comme un crayon, un livre, une dont le matériel n’est pas en état de l’engagement des élèves. Je peux les
fonctionnement optimal. Enfin, c’est relancer, et, si besoin, travailler avec
1 Moodle est la plateforme d’apprentissage à dis-
le jeune victime du mythe de la eux individuellement sur ces datas,
position des enseignants de lycée, lycée profes- génération Z, où les natifs numé- afin de comprendre ce qui constitue
sionnel de l’académie Orléans-Tours. riques sont ultracompétents face à un obstacle.

16 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

Le storytelling besoin. Le LMS (Learning manage- de décrire les différentes ressources,


Quand j’élabore le cours, j’essaye ment system) permet de mettre de afin que l’élève sache du premier
de raconter une histoire, de l’ordre dans le désordre et d’ap- regard ce qu’il doit faire et pourquoi.
construire un fil rouge, afin de mettre prendre aux élèves à classer, trier et Il s’agit de travailler sur la transpa-
de l’ordre dans le désordre. Les tra- organiser leurs espaces de stockage rence du parcours d’apprentissage.
vaux de Serge Tisseron[2] montrent personnels et professionnels puis Les élèves aiment être en activité
que les élèves sollicitent plus l’intel- l’information. La plateforme d’ap- et c’est la grande force de la classe
ligence spatiale que l’intelligence inversée. Il reste qu’en lycée profes-
narrative. Ils se repèrent entre les sionnel, ils ont plus de trente heures
différents dossiers, mais ont du mal Construire un fil rouge, de cours par semaine et qu’en fonc-
à construire du lien entre eux. Même afin de mettre de l’ordre dans tion du jour et du moment du cours
si vous êtes d’une grande rigueur, le désordre. dans la journée, l’activité marche
votre clé USB ou votre cloud plus ou moins bien. Ils sont fatigués
contiennent des dossiers qui n’ont prentissage est une mise en scène et, parfois, être en activité est un
pas de lien apparent entre eux. C’est dans laquelle l’élève peut se repérer facteur de désengagement.
une boite ou un cartable dans lequel et comprendre le fil rouge des
on empile dans une logique person- séquences. Si je sais où je vais et Après trois ans d’expérience de
nelle. Si je suis élève et que j’ai ce comment je peux y arriver, il est tou- classe inversée, j’ai l’impression
cartable à disposition, je peux perdre jours plus facile de sortir de ma zone qu’être enseignant, c’est savoir
du temps à trouver ce dont j’ai de confort et donc de m’engager. s’adapter et être agile. n
Cette organisation visuelle des
2 Serge Tisseron, Apprivoiser les écrans et grandir, tâches et des documents implique de
éditions Érès, 2013. travailler sur les consignes de travail,

Des projets solidaires


Le projet TransiMOOC qui a remporté plusieurs prix, Il s’agit donc de mettre en œuvre
dont un décerné par France Université Numérique a une pédagogie type Freinet (avec
démarré en 2013-2014. Il a permis à environ 300 élèves métier élève, projet collectif,
de proposer des cours en ligne pour d’autres jeunes entraide), pour mobiliser les élèves
essentiellement sur l’Ile-de-France et la région Midi- en conjuguant un mode projet et une
Pyrénées. posture du professeur de « maitre
ignorant » au sens de Jacques
­Rancière, c’est-à-dire que l’ensei-
Muriel Epstein, professeure de mathématiques, docteure gnant laisse les élèves faire le cours
en sociologie et les aide à le faire eux-mêmes.

L
Ce sont des élèves de 4e qui réa-
es élèves sont demandeurs qu’ils auraient aimé avoir en vidéo et lisent un MOOC de français langue
de projets solidaires qui de les mettre sur YouTube. De nom- seconde (FLS). Après avoir animé
donnent du sens à leurs breux jeunes se sont avérés réceptifs à des séances les années passées, j’ai
apprentissages. Comme disait l’idée d’être solidaires, voire deman- observé trois séances de préparation
Célestin Freinet dans ses invariants, deurs de « plus de cours comme ça ». par des collégiens de vidéos d’ap-
« nul n’aime être commandé d’auto- Et c’est d’une pierre trois coups : on prentissage de FLS.
rité » et « il nous faut motiver le tra- utilise des outils numériques (via la
vail ». Ainsi, lorsque nous avons pro- vidéo), il est facile de faire des cours Préparer des capsules
posé aux élèves de « faire les cours interdisciplinaires (notamment avec d’aide
qu’ils auraient aimé avoir pour aider l’enseignant d’arts plastiques), et l’on La séance se déroule en trois
les autres », ils se sont mobilisés faci- travaille la solidarité et les valeurs de temps. Dans un premier temps, nous
lement. L’idée de départ, pour lutter la République, le tout en apprenant son montrons aux élèves à quoi res-
contre le décrochage scolaire, était de cours, de quoi suivre les injonctions semble une vidéo produite par
proposer aux jeunes de faire les cours ministérielles en toute quiétude. d’autres élèves (au début nous n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 17


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

nnn montrions une vidéo de vidéo- la séance décrite, les élèves pou- et dessinent et découpent des per-
prototyping en anglais sur la plate- vaient choisir parmi différents sonnages pour le mettre en scène.
forme Vimeo) et nous expliquons thèmes dont le sport. Nous leur avions fourni des exem-
l’objectif du projet. En l’occurrence, Un groupe de cinq garçons de 4e plaires de journaux gratuits leur
la consigne donnée aux élèves était de collège REP (réseau d’éducation permettant d’avoir accès à des
la suivante : « Choisissez cinq mots prioritaire) a sélectionné la théma- images de footballeurs. Il est rare
que vous estimez important de tique « football » et m’a expliqué à qu’ils se filment, à la fois par timi-
connaitre si vous étiez dans un pays la fin de la séance qu’ils étaient très dité et pour des questions de droit
étranger que vous ne connaissez pas rassurés, « comme ça, on pourra à l’image.
du tout et dont vous ne parlez pas jouer au foot ensemble avec les pri-
la langue. Vous devez réaliser une mo-arrivants » et qu’ils auraient bien De l’idée au montage
vidéo afin que l’on comprenne ces aimé bénéficier d’une telle vidéo si Le contexte les conduisait à se
mots, les mots doivent apparaitre en eux-mêmes avaient dû émigrer. soucier largement du détail et de
toutes lettres à l’écran et vous devez Les enfants orientent en effet les l’orthographe tant pour les mots
proposer un petit questionnaire à vidéos en fonction de leurs propres choisis que pour le quiz.
choix multiples permettant de vérifier centres d’intérêt, même si ces der- Enfin, la dernière étape consiste
qu’on a retenu le mot avec une niers peuvent être guidés par l’ensei- à filmer le résultat. Les élèves étaient
bonne réponse et deux fausses. » Si gnant. Certains jeunes prennent contents de leur film, ils avaient fait
aucun enfant ne semblait originaire l’exercice très au sérieux et choi- très attention à bien articuler, malgré
de l’étranger, nous illustrions d’un sissent d’y participer « pour trans- les rires répétés, avant de réussir à
exemple type Thaïlande, pour que mettre leurs connaissances ». Sou- se concentrer.
les élèves se représentent bien une vent, notamment au lycée, les élèves Le montage a été fait par l’asso-
culture inconnue, une langue qu’ils se rendent compte qu’ils ont compris ciation, mais devrait être diffusé aux
ne connaissent pas, qui n’a pas de élèves, il permet souvent une
mot commun avec les langues latines reprise, voire de compléter les vidéos
avec un alphabet et des sonorités
Les élèves se rendent compte et d’harmoniser l’ensemble dans le
différents. Inversement, les élèves
qu’ils ont compris leur cours cas d’un projet interclasse.
étaient invités en amont de la séance après avoir fait leur vidéo,
à discuter avec les classes d’UP2A alors qu’ils pensaient que ça Ce projet permet aux élèves de
(unité pédagogique pour allophones n’était pas le cas. travailler collectivement, de prendre
arrivants) lorsqu’il y en avait dans leur place (un élève régulièrement
l’établissement, ou à demander à leur cours après avoir fait leur vidéo, absent pouvait s’intégrer dans la
des proches les mots utiles lorsqu’on alors qu’ils pensaient que ça n’était construction d’une vidéo pendant
arrive en France s’ils le pouvaient. pas le cas. une séance de deux heures avec des
Ceci permettait en outre une meil- Nos cinq garçons ont choisi les métiers élèves tels que « tenir la
leure intégration de ces classes et mots « équipe », « but », « ballon », caméra », « dessiner », « lire le
une valorisation de leur expertise « gardien » assez rapidement et ont texte », etc.), là où un cours clas-
pour le projet. De plus, les élèves beaucoup argumenté sur les autres sique ne le permet pas si facilement.
francophones, même ceux qui ont mots. Ils ont fini par choisir « PSG », Ce projet permet également aux
de grandes difficultés en français, estimant qu’au-delà du jeu, élèves de valoriser leur expertise
pouvaient alors être en situation de connaitre le nom de cette équipe quelle qu’elle soit, puisqu’un élève
transmettre des connaissances. était indispensable à leurs conver- en difficulté (ici, ne parlant pas fran-
sations. Le mot « terrain » était en çais) va devenir l’élève témoin qui
L’intérêt du support compétition et ils ont décidé, malgré permettra aux autres de savoir si
vidéo tout, de montrer comment l’équipe leur cours est bon. Le football est
Nous diffusions également une était répartie sur le terrain à travers alors un prétexte pour une rédaction
vidéo réalisée par des élèves primo- un schéma qu’ils ont dessiné et colo- d’un discours. n
arrivants non francophones, pour rié. Le tri dans les informations était
que les collégiens comprennent la une étape intéressante : les élèves
nécessité de parler très lentement et avaient envie de proposer une ving-
d’articuler, et le niveau que peuvent taine de mots en plus et cherchaient
avoir des primo-arrivants dans leur comment faire pour « les faire passer
première année en France. quand même », tout en convenant
Ensuite, nous avons constitué des qu’il était compliqué d’apprendre
groupes de trois à cinq élèves, autant de mots avec une vidéo d’une
chaque groupe choisissant une minute. Le fait que les élèves se
notion à expliquer grâce à sa vidéo : retrouvent en situation d’enseigner
la notion pouvait être imposée par les a mis dans des situations que
le sujet global dans le cadre d’un nous, enseignants, connaissons régu-
projet d’établissement ou interéta- lièrement. Les mots ont ensuite été
blissements, ou choisie par les élèves écrits en gros pour être intégrés dans Pour en savoir plus
en fonction de leurs propres besoins le film. L’ensemble de la documentation du projet
(cours mal compris, formules qu’ils En effet, une fois la notion choisie, ainsi que des témoignages est disponible
en open source sur transapi.fr/transimooc/
n’arrivent pas à retenir, etc.). Pour les élèves construisent un synopsis

18 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

L’erreur c’est l’affaire


de la classe
compte ? Qu’a-t-il oublié de prendre
« Les élèves ont peur de faire faux ! Et les enseignants en considération ?
corrigent les fautes ! » On voit là une image de l’erreur Ce travail, qui mobilise aussi bien
à traquer dans le travail scolaire ! Mais au sein des les bons élèves que ceux qui ren-
pratiques de la classe, l’enseignant peut donner à contrent des difficultés scolaires,
l’erreur ses lettres de noblesse. permet une véritable réflexion sur
les stratégies mises en place pour
effectuer une tâche. Il permet éga-
Julie Cachelin, enseignante à l’école primaire, Genève lement de montrer que les erreurs
ne sont jamais bêtes et méchantes,
Andreea Capitanescu Benetti, chargée d’enseignement, mais relèvent le plus souvent d’une
formation des enseignants du primaire, université prise en considération incomplète
de Genève des informations données. Comment

L
faut-il analyser une situation, un
’activité de français « la dans leur cahier, sauf ceux qui problème ? Quelles informations et
phrase du jour », permet l’avaient déjà écrite toute juste du connaissances sont nécessaires pour
un travail approfondi de premier coup. mieux les comprendre et les
l’orthographe. Elle se résoudre ? Les élèves, par l’échange
déroule de la façon suivante. L’ensei- À partir des erreurs : et un travail métacognitif sur les
gnant dicte une phrase. Les élèves un questionnement stratégies, se décentrent de leur
écrivent la phrase dictée dans leur collectif manière de faire et considèrent plu-
cahier, à leur place. Un seul élève L’erreur est présente partout et sieurs façons d’interpréter et de
est au rétroprojecteur (l’appareil est dans toute situation scolaire. Avec résoudre une tâche. Ils apprennent
éteint) et écrit également la phrase. de simples moyens, l’enseignant également à s’ouvrir aux autres et
Lorsque tout le monde a écrit la peut l’utiliser pour réguler son ensei- à prendre en considération leurs
phrase, une analyse collective de gnement, mais surtout pour réguler camarades. Par ces démarches de
son orthographe est faite, dirigée par d’une manière continue les appren- prise en compte des erreurs, les
l’élève qui est au rétroprojecteur. Ce tissages que les élèves font effecti- élèves apprennent non seulement
dernier donne la parole à ses cama- vement dans la classe. Au quotidien, les savoirs liés strictement à la dis-
rades, qui ont pour mission de repé- que ce soit lors de leçons collectives, cipline scolaire en particulier, mais
rer ce qu’ils pensent être incorrect également à être un parmi d’autres
et d’expliquer pourquoi. L’ensei- Les erreurs ne sont jamais dans une classe, à être citoyen dans
gnant invite les élèves à justifier les savoirs mêmes qui se travaillent
bêtes et méchantes, mais
systématiquement leur point de vue, à l’école. Dans ce cas, l’erreur est
à expliquer les règles de grammaire
relèvent le plus souvent un tremplin sur lequel s’appuyer
et d’orthographe sous-jacentes, sauf d’une prise en considération pour expliciter des stratégies de cha-
quand cela n’est pas possible (cas incomplète des informations cun et parfois rendre visibles les
rares). Il pousse également l’en- données. limites de certaines.
semble de la classe à aller au bout De plus, les élèves sont mis dans
de l’analyse d’un mot avant de pas- lors de moments de travail indivi- une situation qui les interroge et se
ser à un autre mot. C’est toujours duel ou lors de moments de correc- trouvent dans une posture d’expert
l’élève au rétroprojecteur qui, fina- tion, l’enseignant repère des straté- valorisante, puisqu’ils sont invités
lement, choisit s’il laisse sa version gies et procédures d’élèves erronées. à faire des corrections ou à partager
initiale ou s’il la modifie. Or, il est intéressant d’en faire un leurs savoirs avec l’ensemble du
Lorsque tout le groupe pense que questionnement collectif. L’ensei- groupe classe.
la phrase est entièrement correcte, gnant présente une démarche
les élèves l’annoncent à l’enseignant d’élève au tableau et demande à Inventer des erreurs
et ce dernier valide ou non leur ver- l’ensemble de la classe d’expliquer pour apprendre
sion. Il revient alors sur certains ce qui est correct et ce qui ne l’est Si la prise en exemple de certaines
arguments qui ont été donnés par pas dans l’exemple donné. Il leur procédures peut être très positive, y
les élèves, les bons arguments, les demande également d’expliquer ce compris pour le ou les élèves qui
moins bons arguments, etc., et rap- qui a amené l’auteur de la démarche ont produit l’exemple en question,
pelle certaines règles orthogra- à mettre en place cette procédure. dans certains cas, il peut être délicat
phiques, si cela s’avère nécessaire. Qu’a-t-il pensé ? Pourquoi a-t-il de reprendre telle quelle une procé-
La version correcte de la phrase est répondu de la sorte ? Sur quoi s’est-il dure d’élève erronée. Celui-ci peut
ensuite recopiée par tous les élèves appuyé ? Qu’a-t-il bien pris en en effet se sentir affecté par n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 19


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

nnn le fait que ses camarades


expliquent comment il aurait fallu
procéder, alors que lui-même n’y est
pas parvenu. Afin d’éviter ce cas de
figure, l’enseignant peut collection-
ner des erreurs typiques au fur et à
mesure des années, afin de présenter
des procédures erronées qui n’appar-
tiennent pas au groupe classe. Cette
démarche s’avère particulièrement
utile dans le cas où l’enseignant pro-
jette une photocopie de l’exercice
ou en distribue une pour ses élèves,
car l’écriture n’est pas reconnais-
sable, puisqu’elle n’appartient à
aucun d’entre eux.
En conservant les procédures erro-
nées du groupe classe avec lequel il
travaille, l’enseignant peut néan-
moins utiliser plusieurs démarches
visant à dépersonnaliser l’erreur :
modifier la procédure de l’élève en
ne gardant des erreurs que par rap-
port l’objectif de travail visé avec la
classe à ce moment-là, laisser passer
quelques jours avant de reprendre
la tâche, annoncer que plusieurs
élèves ont procédé ainsi et que la
démarche est si intéressante qu’elle
mérite que tout le monde en discute,
dire qu’il a vu cet exemple de pro-
cédure dans une autre classe de
même niveau, etc. lectivement ? Quelle est la part qu’il tif, l’enseignant distribue les devoirs
Dépersonnaliser l’erreur a égale- faut privilégier ? à ses élèves et ils en prennent indi-
ment pour avantage que les élèves Afin d’éviter des corrections col- viduellement la correction (qui
osent plus s’embarquer dans les lectives qui n’en finissent plus et lors figure donc au tableau et qui a été
apprentissages avec tout ce qu’il y desquelles certains élèves s’ennuient construite collectivement). De cette
a d’inconnu, de risque de se trom- pendant que d’autres peinent à façon, les élèves qui avaient fait cor-
per, se risquer à surmonter des obs- suivre, sans pour autant procéder à rectement les exercices ont été ame-
tacles, qu’ils osent se tromper sans nés à se questionner lors de la
perdre leur dignité et le respect des réflexion collective, et ceux qui
autres dans la classe.
Dépersonnaliser l’erreur s ’ é t a i e n t t ro m p és d a ns l e u r
Dans toute situation d’enseigne- a également pour avantage démarche ont eu la possibilité de
ment apprentissage, l’enseignant que les élèves osent plus suivre la correction sans devoir
peut provoquer des situations sem- s’embarquer dans les écrire en même temps et ont béné-
blables en imaginant des procédures apprentissages. ficié d’une explication. n
d’élèves intéressantes à discuter ou
en s’appuyant sur des procédures une correction individuelle, l’ensei-
mises en place par ses élèves lors gnant peut proposer à la classe un
d’une année antérieure. Au quoti- échantillon de stratégies erronées
dien, il est porteur d’inciter les qu’il a sélectionnées en feuilletant
élèves à expliciter leurs démarches les devoirs. Ce peut être un exemple
ou celles de leurs camarades, en pour chaque exercice, ou plusieurs
insistant pour qu’ils verbalisent ce démarches à confronter pour un
qui les a amenés à se tromper même exercice si cela se justifie. À
(qu’ont-ils omis de prendre en partir des exemples donnés, une
compte ? qu’est-ce qui est néanmoins réflexion collective est menée. Elle
correct dans leur raisonnement ?). a l’avantage de mobiliser tout le
groupe classe, de permettre de rap-
Et pour la correction peler les savoirs en jeu dans les exer-
des devoirs ? cices traités et, certaines fois, de faire
La gestion de la correction des prendre conscience à certains élèves
devoirs est souvent un casse-tête qu’une procédure qu’ils pensaient
pour l’enseignant. Faut-il corriger correcte ne l’est pas toujours. Au
individuellement les devoirs ou col- terme de ce temps de travail collec-

20 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

Une envie d’apprendre


dès la première séance
En milieu universitaire, les enseignants se plaignent rurales des pays en développement
souvent de la passivité et du manque de motivation et suscite une question fondamentale
de leurs élèves. Comment profiter de la première de ce cours : pourquoi les gouverne-
séance pour déclencher leur intérêt ? Le récit avec des ments ou les organisations interna-
étudiants de deuxième année en sciences économiques. tionales comme la Banque Mondiale
semblent souvent impuissants à
remplacer les marchés là où ils ne
Nisrine Hamdan Saadé, chargée d’enseignement sont pas présents ou sont tellement
et coordinatrice du comité pédagogique, faculté inefficaces ?
de sciences économiques, université Saint-Joseph Je me sers d’un support audiovi-
de Beyrouth suel par lequel je montre le dérou-

P
lement de l’histoire, les photos asso-
ierre, étudiant en deuxième économique que la discussion peut ciées ainsi que les principales
année, s’ennuie très vite pen- facilement être lancée. Ceci permet constatations et les questionnements
dant les cours et rien ne d’une part de dévoiler les attentes liés à mon cours.
semble l’intéresser. Il a donc souvent qu’ont les étudiants par rapport au
tendance à perturber la classe et cours et, d’autre part, de briser la n Susciter le questionnement
gêner ses professeurs. Le plus sou- glace et les mettre à l’aise face à une Pendant les quinze minutes de
vent, les enseignants font exprès de nouvelle matière et un nouvel ensei- l’histoire, les étudiants sont captés,
l’ignorer et semblent soulagés gnant. Ce sont ces premiers instants écoutent et suivent la présentation
lorsqu’il s’absente à leurs cours. où ils se sentent vus et entendus qui avec grande concentration et mani-
Combien d’enseignants se sont parviennent à effacer tout sentiment festent des réactions physiques qui
demandé pourquoi Pierre est sou- primaire de malaise. traduisent un intérêt qui se construit.
vent absent ? Combien ont eu l’idée Ils ont les yeux accrochés à la pré-
de tenter de profiter de la première n Raconter une histoire sentation, des expressions faciales
séance de cours afin de susciter son Avant de présenter la matière, le qui reflètent leur surprise ou émo-
intérêt, de le mettre à l’aise, de le moment clé de cette première tion. Cette contextualisation permet
regarder dans les yeux et lui dire séance, et celui qui déclenche tout de faire émerger dans leur tête les
« c’est important pour nous que tu principales questions traitées par
sois là » ? Ce sont ces premiers instants l’économie du développement
Je donne un cours en économie comme, par exemple, « pourquoi le
du développement aux étudiants de
où ils se sentent vus et système de santé est-il si ineffi-
deuxième année en sciences écono- entendus qui parviennent cace ? », « pourquoi l’école n’est-elle
miques. La première séance du cours à effacer tout sentiment pas obligatoire ? », « pourquoi l’assu-
représente une séance d’importance primaire de malaise. rance vieillesse est-elle absente ? »,
cruciale. C’est en fait l’occasion de « pourquoi Abu n’a-t-il pas accès au
préparer le terrain en vue de bien l’intérêt voulu des étudiants et qui crédit ? ».
débuter le semestre et c’est donc le leur donne envie de revenir suivre Les étudiants ne tardent pas à
moment idéal pour initier un climat le cours, c’est lorsque je leur raconte comprendre que le cours ne fera que
positif de classe. Plusieurs objectifs une anecdote vraie qui a eu lieu dans répondre à toutes leurs interroga-
peuvent être visés lors de cette pre- les années 70. C’est l’histoire d’Abu, tions. Ce court récit leur permet donc
mière séance. un père de famille très pauvre du de commencer à établir des liens
Bangladesh, tirée d’un ouvrage entre le cours et le rôle d’un écono-
n Briser la glace rédigé par deux économistes, Besty miste. Pierre veut poser une ques-
Être à l’heure, se présenter, faire Hartman et James Boyce. Un père tion, puis une autre. Sophie a une
connaissance avec les étudiants et malade incapable de travailler, ayant réponse, mais elle n’en est pas sure.
découvrir le groupe et les personnes été obligé il y a quelque temps de Je vois les étudiants s’exprimer à
potentiellement rebelles et pertur- vendre toutes ses terres pour soigner nouveau et discuter entre eux, satis-
batrices comme Pierre. C’est l’instant la mère malade, qui meurt quand faite d’observer que le cours a bien
où je les laisse s’exprimer, alors même à cause des soins inefficaces. commencé et de la manière la plus
qu’ils s’attendent uniquement à Ses enfants ont faim et pour les simple et intéressante possible. La
écouter et observer. C’est par des nourrir, c’est la fille ainée de 12 ans séance suivante, tous les étudiants
questions directes sur ce qu’ils qui, au lieu d’aller à l’école, doit sont présents, y compris Pierre. n
attendent du cours et sur leurs travailler dans les champs toute la
connaissances antérieures, c’est éga- journée contre 250 grammes de riz
lement en affichant une photo ou par jour. Cette anecdote résume les
une citation sur le développement échecs des marchés dans les régions

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 21


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

La petite fabrique
de quadrilatères
« Comment arriverai-je à motiver les élèves ? » Cette pour autant avoir recours à un enro-
question constitue souvent la première préoccupation bage édulcorant qui ferait mieux
des stagiaires professeurs des écoles, lorsqu’ils passer la pilule à leur faire avaler ?
effectuent leurs premiers essais face à un groupe classe. Et si, pour inviter des élèves à
questionner un savoir, la voie la plus
simple était finalement d’en faire un
Christian Watthez, maitre assistant au département objet de questionnement pour soi-
pédagogique, Haute école de Louvain en Hainaut même, enseignant ?
de Leuze-en-Hainaut (Belgique)

P
Questionner
our les enseignants qui il s’agit de préparer, en binôme, une ses propres savoirs
débutent, la question de séquence d’apprentissage visant une d’enseignant
la motivation de leurs compétence imposée du programme. Tout le monde sait tracer les dia-
élèves se décline en bien Cette séquence sera ensuite mise à gonales d’un quadrilatère et se sou-
d’autres : « Comment rendre ma l’épreuve du terrain, successivement vient plus ou moins de leurs pro-
leçon intéressante ? Comment faire dans la classe de stage de chaque priétés respectives, mais jusqu’à
en sorte qu’elle donne à mes élèves membre du binôme ; celui qui n’est quel point ?
l’envie de m’écouter ? », etc. Sans pas dans sa classe adopte la position Un test « vrai-faux » permettra
doute est-ce par besoin de se d’observateur, avant d’être à son tour d’ébranler quelques certitudes et de
construire une identité profession- face à ses propres élèves. Ce double labourer le champ des savoirs sco-
nelle d’enseignant sympa, proche essai permet de réguler les choix laires de chacun, laissés en friche
des élèves, avec qui l’école n’est pédagogiques qui ont été posés au depuis l’école primaire. Une rapide
jamais ennuyeuse. Mais probable- départ et de tester rapidement une mise en commun laisse entrevoir
ment aussi par difficulté d’habiter variante de la démarche initialement une grande diversité dans les
ce rôle d’adulte référent, rôle qu’ils retenue. réponses apportées aux quelques
découvrent pour la plupart et qui affirmations à valider. Chaque étu-
leur est donc (très) peu familier. diant est alors invité à se mettre en
Il leur semble donc plus facile de
Se servir du jeu comme recherche d’éléments de validation
séduire les élèves par des choses paravent du travail revient à pour le cours suivant.
attrayantes (quitte à ce qu’elles ne leurrer les élèves, qui ne sont Ce temps de recherche et d’explo-
soient qu’éphémères) que d’instau- pas longtemps dupes. ration de ses propres savoirs laissé
rer, organiser et garantir le cadre de à chacun a permis à beaucoup d’étu-
travail de la classe. C’est pourquoi Le dispositif nous permet, en diants de percevoir autrement ce que
ils cherchent spontanément à rendre amont lors de la phase de prépara- sont les diagonales : bien plus
les apprentissages ludiques, l’habit tion, de questionner le besoin réflexe qu’une simple caractéristique anec-
du jeu servant à mieux faire avaler qu’ont nos étudiants de napper tout dotique (et presque décorative) des
la pilule de la leçon. apprentissage à la sauce ludique. quadrilatères, elles apparaissent à
Mais cette stratégie se révèle rapi- Et si on se passait de l’artifice du présent comme leurs véritables sque-
dement une impasse : si le vrai jeu jeu ? Et si l’exploration du savoir, en lettes géométriques. Mieux, les dia-
a bien sûr sa place à l’école, se servir tant que tel, était déjà motivante en gonales sont les vraies génératrices
du jeu comme paravent du travail soi ? des quadrilatères, au moins autant
revient à leurrer les élèves, qui ne Pour y répondre, relevons le défi que la longueur de leurs côtés et
sont pas longtemps dupes. d’explorer un champ de savoirs l’amplitude des angles de leurs som-
Comment, dès lors, engager les mathématiques à priori très peu sexy mets. La mise en situation qui suit
élèves sur la voie d’un apprentissage aux yeux des étudiants : la compé- achèvera de convaincre ceux qui en
authentique ? tence « connaitre et énoncer les pro- douteraient encore un peu.
priétés des diagonales d’un quadri- Consigne : « En croisant deux seg-
En tandem latère ». Les mines allongées à ments de droite et en reliant les
pour apprendre l’annonce de cette intention en quatre extrémités, on obtient un
Tel est, entre autres, l’objet des disent long sur les souvenirs peu quadrilatère. À quelles conditions
ateliers de formation professionnelle emballants laissés dans leur propre celui-ci sera-t-il un carré ? un rec-
inscrits dans le parcours de forma- mémoire d’écolier. tangle ? un losange ? un trapèze ? un
tion des futurs enseignants de pri- Comment, dès lors, rendre dési- parallélogramme quelconque ? »
maire. En particulier, nous proposons rable (et donc motiver des élèves à Répartis en petits groupes de deux
à nos étudiants de deuxième bac un l’apprendre) ce que l’enseignant lui- ou trois, les étudiants valident leurs
dispositif appelé « activité tandem » : même trouve peu motivant, sans hypothèses à l’aide de matériels

22 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

divers (pailles, piques à brochette,


etc.). Rapidement, les premiers
constats se dégagent : « Deux seg-
ments de même longueur, croisés en
leur milieu à angle droit, forment
automatiquement (les diagonales d')
un carré », « les mêmes, s’ils ne se
croisent pas à angle droit, on obtient
un (des) rectangles », « deux seg-
ments de même longueur, s’ils se
croisent au même point, forment (les
diagonales d') un trapèze isocèle. »

Découvertes
inattendues
Une figure s’avère toutefois plus
résistante : le trapèze quelconque.
Jusqu’ici, aucun groupe n’a réussi
à l’obtenir en reliant les quatre som-
mets. Une brève discussion collective
permet de mobiliser chaque groupe
et de relancer tout le monde à la
poursuite de ce diamant vert qui
nous échappe. Et si, pour le débus-
quer, on observait les diagonales
d’un trapèze déjà tracé ?
Après de longues minutes de
tâtonnements, un groupe trouve la
clé du coffre : « Pour obtenir un tra-
pèze, il faut que les deux segments
se croisent en un point proportionnel
de leur longueur respective (par
exemple à deux centimètres d’une Cela semble même un moyen très cordon élastique passant dans des
extrémité pour un segment de six pratique de tracer une aire de jeu (un œillets placés à chaque extrémité
centimètres et à trois centimètres terrain de badminton, etc.). » permet alors de donner naissance
d’une extrémité pour un segment de au quadrilatère généré par ces deux
neuf centimètres). » Retour en classe diagonales.
Tous les groupes vérifient en Il reste enfin à traduire ces expé-
essayant à leur tour sur des seg- riences mathématiques en scénarios Mais personne ne cherchera à
ments de longueurs différentes : ça de leçon destinés à des classes de faire passer le mauvais gout des dia-
marche ! Jubilation collective, bien- CM2. Mais à présent, une grande gonales par un quelconque sirop
tôt suivie de stupeur généralisée ludique. Apprendre les maths, c’est
lorsqu’un étudiant fait remarquer déjà motivant en soi. n
qu' « au fond, c’est le théorème de
Une grande part du chemin,
Thalès qu’on vient de réinventer ! »
qui semblait au départ si
ténébreux pour beaucoup
Voir en grand d’étudiants, est éclairée
La séance suivante permettra de sous un autre jour.
consolider ces découvertes en les
transposant dans une situation nou- part du chemin, qui semblait au
velle. Direction la cour de l’école, départ si ténébreux pour beaucoup
où les étudiants sont regroupés par d’étudiants, est éclairée sous un
cinq. Chaque groupe dispose de autre jour. Chaque groupe « tan-
deux ficelles de plusieurs mètres dem » retiendra les situations et le
chacune, un nœud formé marquant déroulement de son choix, en tenant
leur milieu respectif. Au sein de compte des caractéristiques particu-
chaque groupe, quatre étudiants lières du contexte de sa classe de
tendent les deux ficelles, le cin- stage.
quième étant chargé de vérifier les Certains recourront, en complé-
conditions de leur croisement (point ment du matériel utilisé lors de la
et angle de croisement). Consigne : phase exploratoire vécue ensemble,
« Tour à tour, au gré des fiches qui un matériel collectif constitué de
circulent d’un groupe à l’autre, se baguettes de bois percées à inter-
font et se défont carrés, rectangles, valles réguliers et assemblées l’une
losanges, etc. de grandes dimensions. à l’autre par un écrou papillon. Un

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 23


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

Représentations
et perceptions de l’ennui
chez les élèves
Avant d’envisager des remédiations dans un contexte maturation du cortex préfrontal à
éducatif, il est nécessaire d’avoir des clés, venues l’adolescence, ils ont plus de diffi-
notamment de la psychologie cognitive, pour cultés pour juger des durées et
comprendre de quoi est fait l’ennui, ses différentes seraient plus facilement distraits,
dimensions et les variables qui le différencient. car cette perception du temps néces-
site des capacités attentionnelles,
mnésiques et décisionnelles.
Séverine Ferrière, maitresse de conférences en sciences
de l’éducation, Espé de Nouméa, Nouvelle-Calédonie, Comprendre l’ennui
laboratoire du LIRE Depuis quelques années, les pro-
blématiques de bienêtre en contexte
Bénédicte Lemesle, master 2 MEEF premier degré, Espé éducatif semblent avoir pris le pas
des Pays de la Loire sur l’ennui, ses causes et ses consé-

D
quences. On l’observe par exemple
ans les années 2000, en quence, par la recherche suite au dans un certain nombre d’études en
France en particulier, il constat d’ennui d’occupation pour France comme celles de l’Afev
était question de mieux combler cet ennui. (Association de la fondation étu-
comprendre l’ennui sco- L’ennui est aussi en lien avec le diante pour la ville), qui utilisent
laire. En 2003, le « Conseil national contexte, peu stimulant, monotone, l’ennui comme indice d’évaluation
des programmes » organisait un qui conduit les élèves sur un versant du bienêtre ou du malêtre scolaire.
colloque intitulé « L’ennui à l’école ». comportemental à adopter des com- En parallèle, des recherches, pro-
Les premières lignes de l’ouvrage portements passifs, en dormant, posent d’étudier l’ennui en contexte
issu de cette rencontre résumaient rêvant, dessinant, etc., ou actifs en éducatif comme une émotion. C’est
bien les enjeux : « D’une part, il y cherchant le contact avec ses voisins une sorte de réhabilitation de l’ennui
aurait une forme noble de l’ennui par le bavardage, le chahut, etc.[3] par rapport à d’autres émotions plus
[…] D’autre part, le “mauvais” visibles comme la colère, l’anxiété
ennui. […] Faut-il pour lutter contre ou le stress. L’ennui ne serait pas
le mauvais abolir démagogiquement Une réhabilitation de l’ennui considéré parce qu’il serait plus dis-
le bon ? Faut-il pour pré-server le bon par rapport à d’autres cret. Pour autant, il entraverait aussi
méconnaitre totalement le mau- émotions plus visibles. la motivation et serait prédicteur
vais [1] ? ». La majeure partie des d’échec, de décrochage scolaire à
recherches sur l’ennui porte sur les Dans les deux cas, on constate que l’adolescence et, plus largement,
collégiens et les lycéens, avec l’idée l’ennui place l’élève en dehors de la révélateur de malêtre scolaire. La
sous-jacente qu’il est brandi comme norme scolaire et hors des appren- définition proposée par Ulrike Nett,
une sorte de résistance à la culture tissages. Il est dans l’attente du temps Thomas Goetz et Lia Dianels en 2010
scolaire et à celle des adultes[2] qui qui passe, bien souvent lentement, présente les composantes de l’ennui,
peut conduire à un conflit de valeurs et cherche comment combler ce vide. qui sont les suivantes : « affective,
entre deux cultures. Il s’agirait alors Les études de psychologie cogni- comme sentiment déplaisant ; cogni-
d’une sorte de norme sociale parta- tive sur la perception du temps et tive, en altérant la perception du
gée à l’adolescence, en tant que de la durée montrent une évolution temps ; physiologique, en diminuant
cause, puisque résultat d’une déso- avec l’âge[4]. Dès le plus jeune âge, l’excitation ; expressive, par les pos-
cialisation plus ou moins longue par les enfants sont capables d’estimer tures physiques, les expressions
un retrait, et, en tant que consé- des durées. Mais comme le dévelop- faciales, vocales ; motivationnelle,
pement de ces capacités se fait par avec l’envie de changer d’activité, de
1 Aliette Armel, Gilles Lipovetsky et Pierre-Henri situation. »
Tavoillot, L’ennui à l’école, Sceren-Albin Michel, 3 Séverine Ferrière, L’ennui à l’école primaire : Cela résume bien toute la diffi-
2003. représentations sociales, usages et utilités, coll. culté à cerner l’ennui, qui se situe
2 Stéphanie Leloup, L’ennui des lycéens : du Logiques sociales, éditions L’Harmattan, 2013.
sur différents niveaux et qui s’entre-
manque de motivation au décalage des attentes, 4 Sylvie Droit-Volet, Joëlle Provasi, Michel mêlent parfois. Ils insistent sur le
thèse de doctorat, université de Reims, 2003, ­Delgado et Angélique Clément, « Le développe-
« L’ennui à l’adolescence », in L’ennui à l’école, ment des capacités de jugement des durées chez
fait de ne pas banaliser le sujet de
acte du Colloque de l’Éducation nationale, Sor- l’enfant », Psychologie française n° 50, 2005, l’ennui, de faire verbaliser les élèves
bonne, 2003, éditions Albin Michel, p. 29-37. p. 145-166. sur cet affect, afin de parvenir à

24 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

créer ensemble (élèves et ensei- pement cognitif de l’enfant, encore termes de perception du temps. Ils
gnants) un climat de classe agréable, assez centré sur lui dans ses activi- sont en général dans l’attente, de la
propice à l’apprentissage. tés. Cependant, on observe une dif- récréation, de la fin de journée, etc.
férence avec les élèves de maternelle En classe REP, les élèves évoquent
se représenter l’ennui en REP et les trois autres classes, qui des raisons d’ordre institutionnel,
Pour prendre en considération les représentent le plus des activités en réaction au maitre, aux disci-
dimensions affectives, cognitives, avec les écrans. On observe égale- plines, à des problèmes de compré-
physiologiques, expressives, moti- ment que les plus âgés représentent hension pour un élève, etc.
vationnelles, mais également des activités sociales, à plusieurs, ce Nous avons pu observer dans
sociales, puisque l’on a pu observer qui va bien dans le sens du dévelop- d’autres recherches que les ensei-
aussi que le milieu social des élèves pement de l’enfant qui, en grandis- gnants avaient une représentation
constituait une variable dans les sant, va de plus en plus vers des différente des garçons et des filles
perceptions de l’ennui, quatre-vingt- occupations sociales. qui s’ennuient[6]. Du côté des élèves,
un élèves issus de contextes scolaires Concernant les causes, l’heure est on n’observe pas beaucoup de dif-
et sociaux contrastés[5] ont été invi- évoquée par les élèves de fin d’élé- férences, donc les représentations
tés à compléter la photographie de mentaire, mais on peut supposer que sont plutôt partagées. On note
Robert Doisneau La Pendule, dans cela est dû au fait qu’ils ont peut-être cependant qu’en grande section ZEP,
laquelle un élève regarde la pendule accordé plus de temps à l’observation les filles évoquent plus la télévision,
et semble s’ennuyer. de la photo. De même ils ont répondu les dessins animés, alors que les
La consigne était : « Regarde cette dans une perspective causale, qui peut garçons préfèrent la console. En
image. Cet élève s’ennuie, à ton avis là encore s’expliquer par une meil- CM2, les filles sont plus dans des
pourquoi ? Dessine ce qu’il a dans la leure compréhension de la question dessins explicatifs que les garçons,
tête, ce à quoi il pense. » et des capacités de raisonnement dans avec moins de détails, moins d’acti-
L’analyse des quatre-vingt-un des- le temps plus développées. Cepen- vités que les garçons, même si la
sins met en évidence des représen- question de se défouler est présente
tations, des perceptions temporelles chez les garçons et les filles.
L’enfant, au cours de sa
et des solutions face à l’ennui. Les Il ne s’agit ici que de pistes qui
enfants représentent par le dessin
scolarité, se dégage demandent à être plus approfondies,
quatre grandes thématiques qui sont d’un certain égocentrisme, mais ces quelques résultats illustrent
les lieux (91 %) avec l’extérieur pour privilégier des activités l’intérêt d’interroger les jeunes
(cour de récréation, dehors) et l’inté- entre pairs. élèves sur leurs représentations, plu-
rieur (maison, école) ; les activités tôt que, dans certains cas, extrapoler
(91 %), solitaires (dessin, coloriage, dant, on observe que les causes invo- leur vécu et leurs représentations.
lecture), les écrans (télé, ordinateur, quées par les élèves en REP sont en En effet, ces variations selon les
console) et sportives ou en groupe lien avec l’institution, le maitre et le âges et l’appartenance sociale en
(foot, cartes, cachecache) ; les causes savoir, alors qu’en milieu rural il est termes de perception du temps, des
(52 %), physiologiques (envie de fait référence au temps long, l’attente, causes de l’ennui et des solutions à
dormir, manger), en lien avec le mais pas l’institution scolaire. l’ennui, mais aussi ces différences
contexte scolaire (l’école, le maitre, contextuelles, comme l’envie d’être à
la matière scolaire) et l’heure ; l’autre Un ennui différencié la maison pour les plus jeunes et dans
(20 %), avec les copains, la famille. En résumé, la différence notable la cour de récréation pour les plus
On observe tout d’abord que les entre des enfants en moyenne âgés âgés, les jeux entre pairs pour les plus
thèmes dégagés ont été retrouvés de 5 et de 10 ans vient de la causalité âgés et des activités plus solitaires
dans la plupart des classes, ce qui de l’ennui en classe, qui semble dif- pour les plus jeunes, une perception
montre une relative cohérence des ficile à évaluer pour les plus jeunes. temporelle chez les élèves issus d’un
représentations de l’ennui. Ce qui Cependant, elles sont cohérentes contexte rural et une perception plus
diffère est le nombre d’occurrences avec le développement cognitif de contextualisée dans l’institution en
des thèmes selon l’âge. Par exemple, l’enfant, qui, au cours de sa scola- REP, vont dans le sens d’une compré-
la plupart des élèves de maternelle rité, se dégage d’un certain égocen- hension sociale et contextualisée de
dessinent la maison, alors que c’est trisme, pour privilégier des activités l’ennui, qui se construit en parallèle
le cas pour un tiers des plus âgés, qui groupales, entre pairs. Les références de la temporalité, mais aussi de la
représentent plutôt la cour de récréa- aux écrans selon le milieu de scola- culture scolaire, ainsi qu’une envie
tion, notamment les élèves en REP. risation sont aussi à interroger, par d’être ailleurs, qui interroge alors les
Mais on peut noter une volonté assez exemple en questionnant plus représentations du temps à l’école. n
marquée d’être hors de la classe d’élèves, en observant s’il s’agit d’un
lorsqu’il s’agit d’ennui en classe. effet de l’âge et du lieu de scolari-
Les moyens d’échapper à l’ennui sation, ou de la classe. Pour autant,
sont des activités solitaires largement il est étonnant que les élèves de fin
représentées par les plus jeunes, ce d’élémentaire n’aient quasiment pas
qui peut s’expliquer par le dévelop- fait référence aux écrans.
On note aussi des différences
quant aux raisons de l’ennui selon 6 « L’ennui en contexte scolaire : Effets de varia-
5 Vingt GS (grande section) en réseau d’éduca- tion et typologie de représentations chez les
tion prioritaire (REP), quinze GS en milieu rural,
les milieux considérés chez les élèves futurs professeur-e-s des écoles selon le sexe de
vingt-deux CM2 en REP, vingt-quatre CM1-CM2 en de 10 ans. En milieu rural, ils expri- l’élève et son niveau scolaire », Bulletin de Psycho-
milieu rural. ment majoritairement l’ennui en logie, 522, 583-595, 2012.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 25


dossier S’embarquer dans les apprentissages

1- Itinéraires

Et pour toi, c’est quoi


un bon cours ?
Dans le cadre de leurs fonctions d’appui au système tique, plus coloré, dont on peut
éducatif agricole, les auteurs ont été amenés à interrompre le défilé (« on ne sait
conduire une recherche-action baptisée « ancrochage pas ce qui vient après, ça nous tient
scolaire ». Elle faisait suite à un projet de lutte contre attentifs »), permet parfois de rendre
le décrochage scolaire dans l’enseignement agricole les élèves plus réceptifs ; « c’est
qui avait mis en lumière que, finalement, les élèves des moderne, c’est adapté à notre géné-
lycées agricoles décrochent peu ou plutôt moins que ration » ; « on voit qu’il l’a fait pour
dans d’autres secteurs de l’enseignement professionnel. nous, il y a passé du temps ».
Ils attendent aussi des phases de
respiration : « Un bon cours, c’est un
Estelle Veuillerot, chargée d’ingénierie à AgroSup Dijon cours où on rit et on travaille. On
Eduter ingénierie rit, mais dans le respect. Cinq
minutes et on s’y remet. » Les élèves
Loïc Braïda, chargé d’ingénierie à AgroSup Montpellier attendent de l’interaction dans le
Florac cours ; ils apprécient l’enseignant
qui fait participer et qui anime son
François Guerrier, chargé d’ingénierie à Agrocampus cours. « On dirait qu’elle a vécu son
Rennes Beg meil cours, elle nous emporte. » (à propos

N
d’un cours d’histoire-géographie).
ous avons rencontré envi- Ainsi, à partir des discours tenus Les propos des élèves font ici écho
ron quatre-vingts élèves par les élèves et des solutions qu’ils à ce que Michel Saint-Onge, dans
dans huit établissements apporteraient pour améliorer ce son ouvrage Moi j’enseigne, mais
volontaires pour partici- qu’ils vivent en classe, on peut iden- eux, apprennent-ils ?, préconise de
per à cette recherche-action. Garçons tifier deux grands types de facteurs tenir pour « susciter et soutenir l’inté-
ou filles, de 14 à 20 ans environ, de d’ennui. Le premier est lié à des rêt d’un élève » : « La pertinence du
la 4e jusqu’à la terminale, étudiant facteurs d’ambiance en classe, à la contenu du cours compte tenu de leur
tantôt la production agricole, l’amé- façon dont s’installe une relation expérience ; les techniques d’éveil de
nagement paysager ou les services curiosité pour motiver les élèves à
à la personne, nous leur avons l’apprentissage ; le style d’enseigne-
demandé s’il leur arrivait de s’en-
Les élèves ont besoin de ment (c’est-à-dire y a-t-il assez de
nuyer en cours et, malheureuse- comprendre de quoi il est variété pour soutenir l’attention des
ment, les réponses ont souvent été question pendant le cours, élèves à qui s’adresse le cours ?). »
positives. Nous leur avons alors c’est-à-dire de pouvoir
demandé de répondre à cette ques- s’approprier le contenu. n La question didactique
tion : « Selon toi, c’est quoi un bon On peut la formuler en ces
cours ? » Ce sont les éléments de entre les élèves et l’enseignant. Il est termes : les élèves ont besoin de
réponse que nous ont fournis ces donc plus lié à la pédagogie. Le comprendre de quoi il est question
élèves que nous proposons de par- second, sans surprise, est lié au pendant le cours, c’est-à-dire de
tager dans cet article. contenu du cours, il est d’ordre pouvoir s’approprier le contenu.
didactique. « On ne voit pas à quoi ça sert. C’est
Deux facteurs d’ennui trop compliqué. » Ils ont aussi sou-
Dans un article publié en 2004, le n La question pédagogique vent besoin de voir en quoi cela va
sociologue Pierre Merle faisait état Sur la question pédagogique, leur être utile, de relier ce contenu
d’une recherche qu’il avait conduite qu’attendent les élèves ? On entend à la vraie vie, celle qui se passe en
auprès d’étudiants en leur deman- deux choses dans leurs propos : ils dehors de l’école. On entend ici en
dant de relater leur histoire scolaire. veulent sortir de la routine et entrer filigrane dans leurs propos ce besoin
Il en concluait qu’un enseignant doit dans une relation. de voir l’enseignant faire des analo-
à la fois disposer de compétences Tous les cours se ressemblent, gies, des exemples qui leur sont
relationnelles et de compétences sont sur le même format. La plupart proches et auxquels ils peuvent se
didactiques. Parce que les élèves font des salles sont disposées de la même rattacher. Il en va de même pour le
souvent, dans leur discours, le rac- façon, les heures sont rythmées par vocabulaire utilisé, qui doit per-
courci entre « cours » et « profes- les mêmes sonneries, les supports mettre à l’élève d’accéder à une
seur », il nous parait intéressant de de travail se ressemblent souvent, notion qui ne lui est pas familière
mobiliser ce cadre pour analyser et quelle que soit la discipline concer- et non rajouter de la complexité,
catégoriser les paroles que nous née. Passer d’un support papier, en voire de l’incompréhension.
avons recueillies. noir et blanc, à un support informa- Contrairement à ce que l’on

26 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
1- Itinéraires

Mise au point
Quand les récompenses immédiates
deviennent nuisibles
entend souvent, les élèves ont envie Le débat sur l’utilisation de récompenses à l’école n’est
de faire quelque chose lorsqu’ils sont pas récent. Depuis les années 1970, plusieurs dizaines
en classe, mais pour eux, être actif d’expériences ont été menées et les conclusions
ne signifie pas copier ou écouter.
« En travaux pratiques, on fait
divisent les auteurs. En fonction des types de
quelque chose, on n’est pas à rester renforçateurs attribués, les effets sur la motivation
assis avec le stylo. » On voit ici les intrinsèque seraient perçus, tantôt comme bienfaisants
élèves s’élever contre cette concep- sur la motivation et l’engagement des élèves, tantôt de
tion de l’apprentissage qu’ont cer- manière négative.
tains enseignants pour lesquels
enseigner s’inscrirait dans un pro- Les travaux de O’Keefe, colauréat terme, au développement de patho-
cessus que l’on pourrait décrire du prix Nobel de médecine 2014, et logies. Sans pour autant rejeter les
ainsi : transmettre, transcrire, de son collègue Nadel ont permis autres formes de gratification, il
mémoriser. de distinguer deux stratégies cogni- convient cependant de diminuer
Enfin, les élèves ont besoin d’être tives que l’homme utilise dans sa (voire de proscrire) l’utilisation et
mis à l’épreuve pour se prouver vie quotidienne. En recourant à une l’octroi de récompenses immédiates,
qu’ils ont compris et qu’ils savent stratégie spatiale, l’individu élabore qui incitent l’enfant à adopter des
faire. « On apprend plus sur le ter- des cartes cognitives à l’aide de comportements inadaptés et pro-
rain. On le fait nous-mêmes. » On repères et d’indices visuels pour pices au développement d’autres
rejoint en cela les écrits de Jean déterminer où il se trouve et où il types de dépendances (addiction aux
­Piaget expliquant qu’il faut « réussir veut se rendre. En recourant à une jeux vidéos voire, de façon extrême,
pour comprendre et comprendre pour stratégie de type stimulus-réponse, à des substances stupéfiantes). n
réussir ». l’individu ne prête pas la même Natacha Duroisin
attention à son environnement et Ph. D., université de Mons (Belgique)

Pour conclure on peut citer cette réalise les trajets souhaités en acti- Véronique Bohbot
élève de CAP agricole en service en vant une sorte de pilotage automa- Ph. D., McGill University (Canada)

milieu rural qui nous décrivait ce tique (deuxième rue à droite, troi-
qu’elle attendait de l’école : « Un sième rue à gauche, etc.). Les
cours idéal, c’est un professeur qui recherches menées par le professeur
nous aide quand on ne comprend Bohbot au Douglas Mental Health
pas, qui explique plus. Qui prend le University Institute (McGill Univer-
temps, qui vient nous voir, qui sity, Canada) ont validé le fait que
explique en nous montrant. Pas les individus qui utilisent une stra-
quelqu’un qui nous dit “il n’y a rien tégie spatiale sont les seuls sujets à
à comprendre, il faut juste que tu présenter une activité significative
révises”. » n de l’hippocampe lors de tâches de
navigation. À contrario, il a été
remarqué que la stratégie de type
stimulus-réponse était associée à
l’activité d’une autre structure céré-
brale, le striatum[1].
Les récents résultats confirment
le fait que les comportements rou-
tiniers et ceux orientés vers l’attente
de récompenses immédiates contri-
buent aussi à la stimulation du stria-
tum et à une baisse d’activité de
l’hippocampe. Cette découverte
prend tout son sens quand on sait
que la diminution de la substance
grise dans l’hippocampe est un fac-
teur de risque de dépendances, de
troubles neurologiques et psychia-
triques et peut conduire, à plus long

1 Kyoko Konishi, Véronique D. Bohbot, 2013.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 27


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

Du doudou
au superhéros
Depuis plusieurs années, il existe un partenariat entre une cun à une ouverture à la différence,
école maternelle, le lycée professionnel et la maison de induisant un respect mutuel, un des
retraite d’Altkirch. Les projets qui en découlent évoluent objectifs de l’éducation à la morale
au fil du temps, prennent des formes plurielles selon les de nos élèves. De plus, les lycéens
personnes ou professeurs qui s’y investissent. Ils impliquent expérimentent l’animation d’une
une source de créativité dans le construire ensemble. discussion. Ils apprennent à gérer un
petit groupe d’individus pour qui ils
doivent adapter leur langage. Un
Jeanne-Claude Mori, professeure des écoles, école apprentissage qui leur est indispen-
maternelle Saint-Morand d’Altkirch (Alsace)

U
sable, dans la section SPVL (services
de proximité et vie locale) où ils se
n des projets menés groupes mêlés de lycéens, d’élèves trouvent. Ils mettent en pratique le
cette année s’intitule de maternelle et de personnes âgées projet d’animation construit en classe
« Tous des héros ! ». s’établissent des échanges autour avec leurs professeurs. Pour les per-
Dans un premier d’un même thème. Ainsi les per- sonnes âgées, c’est un moment de
temps, les lycéens sonnes âgées sont invitées à évoquer bonheur : ils se mobilisent par l’évo-
viennent à la maternelle déguisés un souvenir d’un héros rencontré ou cation de souvenirs, font un travail
dans leur costume de héros et le qu’ils ont été eux mêmes. L’évène- de mémoire et, pour certains, sortent
présentent aux enfants de ma classe. ment peut être matérialisé par un de leur solitude. Enfin, les élèves de
La présentation a été travaillée ini- objet. Ce dispositif permet à chacun maternelle apprennent à prendre la
tialement avec leurs professeurs par de parler de soi autour d’un thème, parole, à parler d’eux, à s’extérioriser,
le biais d’un projet interdisciplinaire : fil conducteur pour se découvrir. travaillent sur la confiance en soi.
faire des recherches documentaires C’est aussi une invitation pour cha-
sur son héros (dans les romans, les n Garder en mémoire
bandes dessinées, etc.), travailler la Les lycéens prennent en photo les
mise en scène, développer la notion groupes de discussion, avec cos-
d’image de soi, de l’autre, etc. tumes, objets, souvenir et doudou.
Cette intervention des lycéens me Les élèves de maternelle en font le
sert de support de discussion avec cadre en le décorant artistiquement.
mes élèves. « Moi aussi, j’ai un héros : Les paroles de chacun y sont ajou-
mon doudou. » Je leur présente plu- tées et l’ensemble fait l’objet d’une
sieurs albums de jeunesse sur ce exposition, successivement à la salle
thème. J’invite les enfants à parler communale, à la maternelle et à la
de leur doudou, à le décrire, à expli- maison de retraite.
quer son utilité. Je prends note de Ce type de projet permet de créer
leurs paroles sur des grandes feuilles, du lien social par le biais d’un apport
afin d’établir le rapport à l’écrit. relationnel fort en respect et solida-
rité, mais aussi provoque une dyna-
n Se rencontrer mique dans les apprentissages. Il
Quelques jours plus tard, nous donne du sens à ceux-ci parce qu’il
retrouvons les lycéens costumés à la y a un réel vécu, c’est une source de
maison de retraite. Chaque enfant a motivation pour nos élèves. n
apporté son doudou. Par petits

28 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

Le statut de la parole
au Microlycée de Sénart
Le Microlycée de Sénart (MLS) est un établissement signes de saturation devant trois heures
expérimental qui accueille quatre-vingt-dix jeunes de de cours cumulées sur une même jour-
17 à 26 ans souhaitant reprendre leur scolarité en lycée née. Plusieurs élèves s’expriment, un
après une période d’arrêt plus ou moins longue. Il est né besoin émerge : travailler davantage
en 2000 à partir du projet d’une équipe d’enseignants. l’orthographe. Issam, lui, est impatient,
le rythme de la classe ne lui convient
pas et il souhaite se confronter à une
Emmanuelle Catinois, Alexis Kraft, Odile Paillet, plus grande difficulté. À l’issue de cet
Anne Philippon, François Valadier, enseignants au échange, une organisation se met en
Microlycée de Sénart place progressivement : la moitié du

C
temps sera consacrée à un travail per-
ette structure favorisant parole : l’élève est accueilli en entre- sonnel de remédiation et d’approfon-
le retour à l’école pour tien par deux enseignants, avec qui dissement. Certains, dont Issam, se
des élèves qui en ont été il évoque le parcours qui l’a amené consacrent à un travail d’écriture sup-
exclus ou qu’elle n’a pas au décrochage. Il reste libre de choi- plémentaire. Les autres s’investissent
réussi à accrocher résulte aussi sir ce qu’il souhaite exprimer dans dans des exercices d’orthographe ou
d’une réflexion sur le climat scolaire. ce cadre confidentiel, sans trop rattrapent les évaluations manquées.
En effet, sa qualité est déterminante s’exposer. L’objectif consiste à com- Chaque élève est amené à formuler
pour ces élèves et particulièrement prendre les circonstances à la fois ses besoins et se retrouve ainsi acteur
la place donnée à leur parole, ques- de cet arrêt et du désir de reprise de de son apprentissage.
tion au cœur des préoccupations de scolarité. La posture d’écoute active
l’équipe. La parole est un acte d’ex- des adultes permet de faciliter n Mettre en mots ses progrès
pression et d’affirmation de soi, mais l’émergence de la parole du jeune. La parole peut aussi s’exprimer
c’est aussi une prise de risque, car dans un cadre plus restreint, entre
elle peut mettre à nu et exposer à n La parole de classe l’élève et son enseignant ou bien dans
une réponse brutale. C’est la raison Les élèves sont aussi incités à s’ex- le cadre du tutorat. Sophie a un travail
pour laquelle l’élève s’interdit sou- primer durant les cours, dès qu’un à faire. Elle est très consciencieuse et
vent de dire son ennui ou de formu- besoin émerge, ou qu’une difficulté soucieuse de bien faire. Mais elle ne
ler ce qui le tient en échec. Com- surgit. Cette parole est renvoyée à parvient pas à s’engager dans ce tra-
ment alors la place donnée à cette vail, persuadée qu’elle va échouer.
parole peut-elle soutenir ou redon- Elle ne comprend pas les questions
ner l’envie d’apprendre à des jeunes
Chaque élève est amené posées et découvre, dans le texte, un
qui se sont éloignés de l’école ? à formuler ses besoins vocabulaire avec lequel elle ne se sent
et se retrouve ainsi acteur pas en confiance. Elle ne rend donc
n La parole centrale de son apprentissage. pas son travail dans les délais[1]. C’est
Lorsqu’un jeune entre dans le projet l’occasion pour son référent d’échan-
du MLS, sa parole est reçue sans juge- l’ensemble de la classe et peut devenir ger et de faire émerger sa motivation
ment et régulièrement sollicitée : de l’objet d’une réflexion collective. à ne pas faire. Ensuite, les explications
l’entretien d’entrée qui acte sa candi- Ainsi, un cours de philosophie individualisées de son enseignant lui
dature à la parole échangée dans la peut être interrompu par une élève permettent de reformuler son ques-
relation de tutorat et jusque dans qui exprime son incompréhension tionnement et de prendre conscience
l’espace même du cours ou bien dans en refusant de se confronter à un qu’elle possédait en elle les clés de la
des temps informels, l’élève est invité texte perçu comme difficile. C’est compréhension des consignes. Mise
à s’exprimer. Chacun de ces moments devant le groupe qu’elle exprime sa en confiance, elle peut prendre le
obéit à la même logique de bien- lassitude et permet de faire émerger risque de l’erreur, produire un écrit
veillance qui n’a d’autre objectif que les difficultés que tous ressentent à et améliorer ainsi son sentiment
de retrouver la confiance, souvent un degré plus ou moins fort face à d’efficacité personnelle (c’est-à-dire
perdue, en l’adulte et en l’école. Fina- l’exercice de l’explication d’un texte. sa croyance en ses capacités à réali-
lement, le climat scolaire tout entier La parole, qu’elle initie, devient ser une tâche), facteur clé de la
est marqué par cette liberté de parole, parole de la classe qui transforme la motivation[2]. nnn
qui extériorise et organise ce que le séance de travail personnel en temps
jeune a pu contenir en lui et qui d’approfondissement en commun,
1 Elle met en place une stratégie d’autohandicap,
menace parfois l’équilibre d’un groupe nécessaire pour rassurer l’élève dans afin de préserver son estime de soi : ne pas faire
autant que la construction de soi. sa capacité d’analyse. permet de ne pas prendre le risque d’échouer.
L’entrée au MLS marque cette En français, la classe de RALY 2 Albert Bandura, Autoefficacité : le sentiment
place particulière accordée à la (retour au lycée : niveau 2de) donne des d’efficacité personnelle, De Boeck éditeur, 2007.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 29


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

n Une autre relation la tonte du coin jardin, des liens diffé- accueillie dans des cadres variés.
professeur-élève rents se tissent également[4]. La proxi- C’est bien parce qu’il y a une multi-
Cette parole est également favori- mité dans le respect permet autant aux plicité de lieux qu’elle peut émerger
sée par la diversité des situations professeurs qu’aux élèves de se décou- plus facilement lorsque des difficultés
dans lesquelles des liens moins hié- vrir et parfois de changer sa vision de apparaissent. La parole prononcée a
rarchiques peuvent se créer entre les alors pour but de nommer l’obstacle
enseignants et les élèves. et la réponse apportée vise, dans la
Au Microlycée de Sénart, chaque
La parole de l’élève ne prend mesure du possible, à raviver le gout
année commence par une journée sens et consistance que si elle d’apprendre en surmontant la diffi-
d’intégration avec l’équipe ensei- est entendue et si elle conduit culté. En effet, la parole de l’élève ne
gnante. Des liens peuvent se créer en à des modifications prend sens et consistance que si elle
visitant un lieu (château, forêt, expo- structurelles. est entendue et si elle conduit à des
sition), le déjeuner et des jeux en modifications structurelles[5] qui
équipe (chasse au trésor, activités l’autre. Le professeur devient un prennent en compte les besoins de
sportives, jeux de rôle, etc.). C’est aussi humain comme les autres dans la tête chacun. C’est à cette condition que
l’occasion pour les élèves de découvrir de l’élève, surtout quand l’enseignant l’élève peut se percevoir comme per-
que dans certains domaines, ils ont sort la poubelle ou qu’il ne sait pas sonne retrouvant son pouvoir d’agir
des compétences supérieures à celles comment se servir de la tondeuse. et acquérir l’autonomie nécessaire à
de leurs professeurs, un bon moyen tout apprentissage. n
de les décomplexer par rapport à leurs n La parole comme pouvoir
difficultés scolaires. Plus tard dans d’agir
l’année, c’est autour d’un repas mul- Afin d’embarquer les élèves dans
ticulturel [3] qu’ils pourront approfon- les apprentissages, au Microlycée de
dir cette relation de confiance. Chaque Sénart la parole de l’élève est donc 5 Un autre cadre, non développé ici, dans lequel
semaine au MLS, lors du ménage ou à tout moment encouragée et la parole de l’élève a une place toute particulière,
est celui de l’assemblée du jeudi, instance d’éla-
3 Plusieurs fois par an, les élèves organisent un boration et de prise de décision par les élèves sur
repas dans lequel chacun apporte une spécialité 4 Au MLS, chaque semaine, le ménage des salles la structure du MLS. C’est le lieu d’exercice de la
de son choix. est fait par tous, élèves et enseignants. démocratie au sein de la structure.

Modifier ses pratiques, oui,


mais pas tout seul !
Le projet de notre classe est né d’un voyage La question s’est posée pour ce
pédagogique en Finlande fin 2012. Nous avons souhaité pilier essentiel de notre projet, car
nous inspirer de ce système éducatif pour répondre à sans lui, rien ne se fait ! Notre travail
nos besoins spécifiques. Les cinq axes du projet sont d’équipe se devait d’avoir un espace-
ainsi définis : organiser un véritable travail d’équipe, temps ritualisé. Nous avons ainsi
améliorer le suivi des élèves, repenser le temps bloqué le jeudi midi pour déjeuner
scolaire, améliorer le cadre spatial et dynamiser notre tous ensemble et partager. Quelle
pédagogie. méthode pour être efficace ? Un
ordre du jour annoncé en amont par
courriel ; le jour de la réunion, on
Carine Perrin, enseignante au lycée La Mache, Lyon essaie d’être à l’heure, car une heure

J
de réunion, c’est court ! ; et un
eudi. 10 h. En salle des pro- n’en sont pas moins frustrantes par compte rendu envoyé à l’issue de la
fesseurs. « Salut ! un café ? leur caractère furtif, bref et réunion par courriel à toute l’équipe,
Au fait, j’ai testé ça ce laconique. les absents sont ainsi informés.
matin avec les élèves, ça a Comment alors passer d’une com- Les sujets abordés sont divers : ils
plutôt bien marché, les élèves se sont munication intuitive et informelle à concernent nos pratiques, les élèves
pris au jeu. » Entendues et prati- une communication plus cadrée, en et différents points de notre projet.
quées de nombreuses fois, ces dis- ayant un véritable lieu d’expression Au final, chacun profite de l’avis et
cussions autour de la machine à collective pour des échanges plus de l’expérience des autres. Ainsi
café, si elles ont le mérite d’exister, aboutis sur nos pratiques ? nous n’attendons pas les conseils de

30 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

classe pour prendre des décisions et


faire progresser les élèves.

Se former
Ce rituel du jeudi midi se com-
plète par des temps de formation en
équipe au sein de notre établisse-
ment : aborder l’autonomie et la
responsabilité des élèves dans les
apprentissages, comprendre et
mettre en pratique la discipline posi-
tive, et, cette année, s’intéresser aux
enjeux du numérique.
Ces dispositifs nous permettent
d’adopter une ligne directrice com-
mune avec les élèves sur un autre
point clé du projet : dynamiser notre
pédagogie. Avec pour finalité l’acqui-
sition pour les élèves de compé-
tences professionnelles : travailler en
équipe, savoir s’exprimer à l’oral,
faire preuve d’un esprit de synthèse.
Plus concrètement, dans nos cours,
l’équipe va favoriser le travail coo-
pératif en se nourrissant de l’hété-
rogénéité de la classe, impliquer les
élèves dans le choix des séances de
cours, qu’ils choisissent individuel-
lement en fonction de leur degré
d’autonomie. Ou encore rendre
chaque jeune actif et lutter contre
l’ennui en privilégiant des méthodes
d’investigation en maths, du travail sont lancées dans le dispositif. Nous responsabiliser les élèves. Nous les
coopératif en français, en histoire et avons opté pour une transmission invitons ainsi à prendre du recul sur
dans les matières professionnelles. des outils « dans la chair », c’est-à- notre expérimentation pédagogique
dire que ce que nous proposons aux en leur demandant notamment
S’approprier élèves, nous le faisons vivre à nos d’évaluer le projet de la classe. Une
Instaurer un cadre, être force de collègues. Comme le cercle de façon pour nous de les associer à
propositions pour l’équipe, c’est l’un culture, une technique d’animation notre démarche. Ainsi, ce sont
des avantages de notre projet de 100 % des élèves qui ont noté que
classe. Mais chaque collègue doit se l’ensemble des professeurs avait le
sentir à l’aise dans le dispositif enga- L’équipe va favoriser le travail même objectif, et certains de préci-
gé. Certains avancent, d’autres coopératif en se nourrissant ser : tous voulaient nous faire réussir
écoutent, et se laissent du temps de l’hétérogénéité de la l’année avec une autre approche
pour modifier leur posture et leur classe. d’apprentissage, tous voulaient
pédagogie. Certains, discrets l’année essayer la méthode Care… Méthode
dernière mais à l’écoute, ont modifié où un groupe s’exprime de façon CARE, une expression qui vient
leur pédagogique cette année. imaginée sur un sujet. Nous le fai- d’ailleurs des élèves ! n
Loin de vouloir forcer le change- sons avec les élèves sur des notions
ment, le travail d’équipe et la modi- comme le travail, l’autonomie, le
fication de nos pratiques devaient travail coopératif. Nous l’avons pro-
d’abord faire leurs preuves. Nous posé à nos collègues pour qu’ils
essayons, nous faisons des erreurs définissent ce qu’était, selon eux, le
aussi, et nous devons souvent ajus- projet CARE[1].
ter nos méthodes. Ce n’est qu’après
ce temps de tâtonnement que le Responsabiliser
projet peut alors intéresser, et stimu- Collectivement, en adoptant une
ler, par capillarité, d’autres équipes. attitude de transparence quant à
notre pédagogie, nous essayons de
Transmettre
Comment transmettre des outils 1 L’expérimentation est suivie par la Cardie (Coor-
qui nous ont aidés chaque jour à dination académique pour la recherche et le
développement en innovation et expérimenta-
dynamiser notre enseignement ? La tion) depuis deux ans. La classe (maintenant les
question s’est posée en fin d’année classes !) a été baptisée 2de CARE : classe favori-
dernière, quand d’autres classes se sant l’autonomie et la responsabilité des élèves.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 31


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

Une bouteille à la mer


Le programme de CAP en français demande aux J’introduis ce message dans la
enseignants d’inviter les élèves à parler d’eux-mêmes. bouteille, je la rebouche et je fais
Oui d’accord, mais parler d’eux à qui ? Au professeur ? couler de la cire sur le bouchon. La
À un ami ? Mais c’est le professeur qui va le lire ! bouteille est plutôt jolie.

L’animation pédagogique
Philippe Turbelin, professeur de français au lycée L’enjeu est de faire rêver les élèves
professionnel du Détroit de Calais, formateur à l’Espé en donnant de la crédibilité à cette
Lille Nord de France bouteille et au mythe de la bouteille

C
à la mer.
omment donc amener ces J’attaque un lundi après-midi, J’arrive dans la classe en annonçant
adolescents tantôt exu- j’habite près de la mer, alors j’em- que la veille, lors d’une balade sur la
bérants, tantôt introvertis porte à la plage une bouteille en plage, j’ai trouvé cette bouteille conte-
à parler d’eux librement verre transparent et je la roule dans nant un message et, sachant que les
dans le cadre de l’école, quand on le sable pour la salir un peu ; puis, élèves de ma classe sont curieux, j’ai
sait d’avance qu’ils ne parleront pas à la maison, je construis un message décidé de l’ouvrir avec eux.
d’eux (ou très mal) si on leur que j’écris avec un ordinateur pour Les premières réactions sont
demande sous la forme d’un exer- que mes élèves ne reconnaissent pas diverses, certains veulent toucher,
cice scolaire mal déguisé ? mon écriture. regarder ; des voix sceptiques se font
Une fois de plus, c’est un projet Il s’agit d’un jeune homme dont entendre, « c’est vous qui l’avez
qui m’apporta la solution, l’idée le prénom est Kevin. Il habite Le fait », une élève annonce très fort
m’est venue en écoutant par hasard Havre et joue au football dans un qu’elle aussi, quand elle était petite,
à la radio la chanson de Daniel club appelé le HAC, il rêve qu’un a trouvé une bouteille avec un mes-
­Balavoine « Tous les cris les SOS ». jour il gagnera sa vie en jouant au sage. C’est sur cette intervention que
« Comme un fou va jeter à la mer foot (photo du fanion du HAC). Il a je focalise les projecteurs (« où ?
Des bouteilles vides et puis espère quand ? quel était le message ? as-tu
Qu’on pourra lire à travers communiqué avec quelqu’un ? »).
SOS écrit avec de l’air
J’introduis ce message dans J’explique alors que je suis allé
Pour te dire que je me sens seul la bouteille, je la rebouche voir sur internet et que j’ai décou-
Je dessine à l’encre vide et je fais couler de la cire sur vert beaucoup de choses sur les
Un désert » le bouchon. La bouteille bouteilles à la mer. Nous lisons
est plutôt jolie. ensemble deux courts articles : un
Jolie bouteille sur une bouteille qui a flotté pen-
Le mythe de la bouteille à la mer, des amis qui sont aussi des confi- dant 108 ans et un autre sur un
le message pour personne et pour dents, ceux-ci s’appellent Ismaël et couple qui s’est rencontré grâce à
tout le monde, la possibilité de lan- M a m a d o u , i l s s o n t t o u j o u rs une bouteille à la mer.
cer un SOS, le rêve d’une rencontre ensemble et sont liés par l’amitié et On se décide à ouvrir la bouteille
inattendue, le hasard de la vie maté- pour lui, l’amitié est une valeur per- (j’ai amené un tire-bouchon), les
rialisé dans une simple bouteille, sonnelle très forte. volontaires pour lire le message se
pouvoir sans complexe parler de soi Son chanteur préféré est Stromae manifestent, le nœud de ficelle rouge
et attendre une hypothétique (photo de Stromae), il aime les paroles qui retient le message est enlevé et
réponse, etc., c’est l’ouverture sur de ses chansons, surtout la chanson le message découvert.
une communication plus libre, exac- « Papaouté », car le texte lui fait pen- Un élève en fait la lecture à voix
tement ce qu’il me faut. Je décide ser à son père, qu’il a peu connu. haute, je ne l’interromps pas, l’atten-
de me lancer. Il possède un objet fétiche, c’est tion dans la classe est forte.
Première étape : trouver une bou- un collier qui vient du Burkina Faso, Certains élèves interviennent :
teille à la mer ! Mission quasi impos- son oncle habite à Ouagadougou et « Moi aussi j’aime cette chanson ! »,
sible, on ne peut pas chercher une un jour, alors qu’il était en visite en « j’ai un chat de cette race-là ! »
bouteille à la mer, c’est le hasard France, il lui a offert ce collier. Kevin À la fin de la lecture, la difficulté
qui la met sur le chemin d’une se souvient bien de ce moment consiste à ne pas diriger de façon
balade (ça marche dans les deux (court récit et photo du collier). trop scolaire le traitement des infor-
sens), je suis donc obligé de la fabri- Kévin a un chat qui s’appelle mations de la lettre, pour éviter de
quer moi-même. Tigrou, il est de la race chartreux, il casser la spontanéité générée par le
Attention, pour être crédible, il ne adore son chat (photo du chat), qui message. Je propose donc de profiter
faut pas qu’elle soit trop pédago- lui apporte toujours une compagnie. d’être dans une classe équipée d’un
gique et pour que le message inter- Kevin termine son message en ordinateur connecté sur internet et
pelle mes élèves (quinze filles et expliquant ce qu’il attend de sa bou- d’un vidéoprojecteur.
trois garçons entre 15 et 17 ans), teille à la mer jetée dans la Manche Ensemble et en partant d’abord
celui-ci doit être adapté à leurs alors qu’il se trouvait sur une plage de ce que savent les élèves, nous
préoccupations. du Havre. reprenons la lettre.

32 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

oublier la séance photo pour immor-


taliser le moment.
Retour au lycée, moments forts
de complicité dans la rue, parler de
soi invite à mieux se connaitre :
« J’habite là », « mon copain travaille
là », « j’ai fait un stage là », etc.
Quinze jours se sont écoulés,
lorsqu’une élève arrive avec une clé
USB en main et affirme avoir reçu
une vidéo d’Angleterre. On la
regarde et on découvre ensemble
qu’une famille anglaise tente d’ou-
vrir sa bouteille, la scène est filmée,
on y voit une jeune fille de 12-13
ans se débattre pour attraper les
messages, en vain. Son père se
résout à sortir dans le jardin et casse
la bouteille.
Les messages sont lus par la jeune
fille avec un merveilleux accent
français.
Le lendemain, le collègue d’an-
glais a réalisé avec la classe la tra-
duction de ce film amateur de
quelques minutes, bancal et peu
audible, mais tellement proche des
élèves.

Depuis, chaque élève attend sa


propre réponse, mais ils savent que
cela peut durer jusqu’à 108 ans. n
Nous regardons sur une carte où De nouvelles bouteilles
se trouve Le Havre. à la mer
Nous imaginons la plage sur L’idée que je lance est la suivante :
laquelle la bouteille a pu être lancée « Dans votre bouteille vous mettrez
et nous retraçons sur la carte le che- deux messages, un message qui sera
min qu’elle a parcouru jusqu’à lu par le professeur et les autres
Calais. élèves et un message secret avec votre
Nous écoutons la chanson « Papa- adresse Facebook pour la réponse. »
outé » de Stromae, beaucoup la J’ai repris globalement la structure
connaissent déjà, ce qui nous permet de la lettre de Kevin et chaque élève
d’échanger sur le thème de la
famille.
Tout naturellement, une élève
Nous regardons la photo du collier
et nous cherchons sur la carte le
finit par dire que « ça serait
Burkina Faso, nous situons la capi- trop bien de faire une
tale, la distance de Ouagadougou à bouteille à la mer ».
Calais est évaluée. Description du
collier et comparaison avec le collier a parlé de lui-même sur ce modèle,
standard européen. nous sommes allés le plus loin pos-
Enfin, le chat Tigrou. Une élève sible dans l’écriture.
dans la classe se révèle être une spé- Quant au message secret, j’en ai
cialiste des chats, elle connait beau- aperçu quelques bribes, mais qui
coup de choses sur les races de chats doivent rester secrètes.
et leur histoire, je n’ai rien à faire Les élèves ont amené une bou-
d’autre qu’écouter, et certains élèves teille, ils l’ont décorée avec du blan-
interrogent la spécialiste sur l’origine co et ont noué les messages avec du
de leur chat. Nous échangeons aussi ruban rouge. J’ai stocké dans mon
sur ce que peut apporter un animal armoire les bouteilles en attendant
de compagnie. le départ.
Tout naturellement, une élève finit Le jour J, chacun a récupéré sa
par dire que « ça serait trop bien de bouteille et nous sommes allés à
faire une bouteille à la mer ». pied à la plage. Puis, de la jetée nous
Le plus dur est fait. avons lancé les bouteilles, sans

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 33


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

« Flanders Lane » : des occasions


de s’exprimer en anglais
Quand des lycéens trouvent dans l’organisation d’une sur un Padlet ressource consultable
ville virtuelle, Flanders Lane, de multiples occasions par tous les élèves (une sorte de livre
de s’exprimer en anglais et de construire leurs de grammaire numérique créé entiè-
compétences langagières. rement par eux).

… Et à la maison
Sébastien Franc, professeur d'anglais au lycée Puis, à la maison, je demande aux
des Flandres à Hazebrouck élèves soit de visionner des vidéos,

L
soit de lire des articles sur les aspects
e projet est la création d’une en partant de leur vécu. On discute positifs et négatifs d’internet, afin
ville virtuelle dans lequel les de la forme la plus simple pour orga- de revenir sur ce qu’on a mis en
élèves vont évoluer en groupe niser ces points de vue et on arrive commun. Le choix des vidéos et des
tout au long de l’année et vivre des à l’élaboration d’une carte mentale, textes se fera en fonction de ce que
aventures, quartier dans lequel je qui permettra aux élèves de mémo- je sais de leur niveau, de leur type
joue M. Olson, le maire. Chaque riser et remobiliser le vocabulaire d’intelligence. Je favoriserai des
classe gère une partie de la ville en adéquat. Puis, ils doivent écrire un vidéos pour des élèves qui ont une
fonction de sa filière. Au sein de la message à envoyer à l’opérateur sous intelligence musicale, et des textes
ville se créent des collaborations forme d’une lettre et expliquer leurs pour des élèves qui ont une intelli-
avec des classes d’autres lycées[1]. arguments au maire, comme s’ils gence verbolinguistique. Ils ont, à
D’autres collaborations sont plus venaient à la mairie pour un rendez- la maison, une grille à remplir
ponctuelles. Un projet récent sur (qu’on a construite ensemble).
Twitter a vu le jour avec la Twictée Chaque famille, c’est-à-dire
pour créer des #twictools comme
On nous menace de nous chaque groupe de travail, met en
base de ressources de règles pour couper internet, je fais commun ce que les élèves ont
s’améliorer en anglais. écouter un message vocal découvert dans les documents vus
En classe, les élèves sont répartis que j’ai créé. à la maison et, ainsi, se développe
en groupe de famille par ilots, avec une interaction où chacun apporte
pour chaque élève une feuille de vous. Ainsi, lors d’une même séance, sa pierre à l’édifice. Les élèves créent
route (un plan de travail) à remplir tous les élèves ont été amenés à pro- leur affiche. Ils l’expliquent, ce qui
régulièrement. duire : soit une lettre (le writer), soit leur donne une nouvelle occasion
Les élèves remplissent des rôles. Les une conversation (les speakers), soit de développer leurs compétences
rôles tournent après chaque mission, du tutorat par les pairs (l’expert), qui langagières. D’autant que pour cette
afin que chaque membre de l’équipe explique en français ce qu’on a vu production, les rôles ont changé.
puisse produire à l’écrit ou à l’oral de ensemble ; par exemple pour écrire Ainsi, dans un projet, tous les élèves
l’anglais le plus souvent possible. une lettre, il vérifie que le writer a ont été writer, speaker ou expert.
L’expert vient demander de l’aide bien mis tous les éléments, qu’il a Ce travail en groupe permet une
concernant les outils langagiers. Il ajouté des mots de liaison, que les différenciation où chaque groupe
prend des notes qui lui permettront idées choisies sont bien présentes. exprime des besoins particuliers. J’y
d’aider les autres dans leur production ; Pour aider les speakers, il fait répéter réponds de façon ponctuelle, grâce
le writer regroupe les idées et crée le les mots avec des règles de pronon- aux experts qui changent à chaque
document authentique ; les speakers ciation qu’il a pu avoir en venant à nouvelle tâche. Lorsqu’il s’agit d’un
viennent m’expliquer la démarche. ma table et en prenant des notes. point grammatical, je passe par des
Cette phase de production donne lieu explications à la fois visuelles (sous
Une organisation à une remédiation : je corrige les forme de schémas), auditives (par des
précise dans la classe… textes des writers et ce sera à eux la vidéos), par des réexplications entre
Je scénarise les situations. Par prochaine fois d’essayer de les corri- pairs, afin que chaque élève puisse
exemple, on nous menace de nous ger, soit pour les publier sur un Padlet s’approprier les connaissances en fonc-
couper internet, je fais écouter un (un document de collaboration en tion de ses canaux d’intelligence. n
message vocal que j’ai créé. Je lance ligne) créé à l’occasion, soit pour
les élèves dans la mission en partant rédiger une lettre au propre à Pour en savoir plus
de ce document. Cela déclenche une envoyer. Les speakers doivent s’enre-
La carte : http://tinyurl.com/
discussion sur internet, ses points gistrer de chez eux ou en classe et flanderslane1516
positifs et négatifs au sein du groupe, poster sur le Padlet. Enfin, les experts Le chef-d’œuvre de ce projet : http://
doivent mettre au propre leurs notes tinyurl.com/connectedflanderslane

1 Comme celles de Régine Ballonad-Berthois


sous forme de carte mentale ou Le Padlet ressource des experts :
http://padlet.com/franc_sbastien/
à Saint-Brieuc, la cocréatrice du projet, avec d’enregistrement en français. Cette flanderslaneresources
­Leonard District. diversité permet de mettre tout ça

34 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

Deux mondes, un grand


sac et deux mots magiques
Enseignante à Rome dans une école maternelle Le monde de l’éducateur est carac-
Montessori, confrontée à l’ennui des petits élèves, térisé par la présence d’un sac
l’auteure propose une réponse fondée sur le partage magique au contenu divers et varié.
de l’initiative et de la culture. Dans ce monde, les enfants parti-
cipent aux activités proposées par
l’enseignant en utilisant uniquement
Gilberta Golinucci, ancienne éducatrice dans une école ce qui se trouve dans le grand sac :
maternelle Montessori, aujourd’hui éducatrice d’enfants ensemble, nous créons des jouets et
autistes, à Rome du matériel didactique dans une
atmosphère drôle et fantaisiste, dans
Texte traduit par Anaïs Clerc-Bedouet, enseignante d’allemand le but de répondre aux besoins définis
et de lettres modernes dans l’académie de Créteil dans la toute première phase d’obser-

L
vation. C’est un monde dans lequel
’ennui et le refus sont des manière constructive, développer un on ne trouve pas d’objets préfabri-
formes de malaise que les esprit ouvert et flexible et apprendre qués : tout doit être inventé. C’est un
élèves manifestent lorsqu’ils en jouant. Pour mener à bien les monde de créativité accompagnée
d o i ve n t exé c u t e r d es activités répondant à ces objectifs, dans lequel le partage s’appuie sur
devoirs qui leur ont été assignés, sans j’ai besoin de deux mondes, d’un l’axe enseignant-élève. À travers
qu’ils aient la possibilité d’être impli- grand sac et de deux mots magiques. l’observation constante des enfants,
qués dans les décisions prises par Deux mondes ? Oui, oui : celui de tout en tenant compte des objectifs
l’enseignant. Le mérite de la méthode l’éducateur et de son grand sac d’où définis dans le projet, l’enseignant
Montessori réside dans la phrase sortent le matériel et les idées qu’il crée des activités et les propose à ses
« aide-moi à me débrouiller tout propose aux enfants et, dans la conti- élèves. Il peut les modifier sur la base
seul ». Le matériel pédagogique guide de leurs besoins et de leurs opinions.
l’élève dans son apprentissage, sans Dans mon monde d’éducatrice, j’ai
que l’enseignant doive intervenir en
La surprise à venir est choisi comme nom de scène « Dra-
permanence. L’autonomie, la concen-
contenue dans un sac goberta », ce qui signifie « Dragon
tration et la confiance en soi sont les toujours plein, toujours lourd Berthe ».
résultats de l’application systéma- et chaque jour différent. Le grand sac est un objet qui sym-
tique de cette méthode. Ce même bolise la curiosité et la découverte.
matériel pédagogique, pensé et créé nuité du premier, celui des enfants, C’est un endroit magique d’où sur-
par l’adulte dans le but de rendre dans lequel l’éducateur s’efface pour gissent à l’improviste tout le maté-
l’enfant plus indépendant, l’enferme laisser libre cours aux récits, à la créa- riel, les livres et les jouets qui seront
en même temps dans une répétition tivité et aux jeux des enfants. Pour utilisés au cours des activités. À la
d’actions qui ne laissent plus libre entrer et sortir de ces deux mondes : manière du magicien qui sort de son
cours à aucun type de créativité ni deux mots magiques choisis par les chapeau un lapin blanc, générant
d’interprétation personnelle du maté- enfants. Les activités mises en place stupeur et émerveillement, j’attise
riel utilisé. sont adaptées aux élèves de mater- l’attente enthousiaste des élèves au
Avec mon projet sur le partage, j’ai nelle : le récit, le dessin, les ateliers moment où j’ouvre la fermeture
voulu maintenir les principes de la laboratoires et le jeu libre structuré. Éclair de mon sac. C’est un moment
méthode Montessori (en particulier Nouvellement employée en tant de suspense, durant lequel la sur-
l’autonomie), mais j’ai aussi donné qu’éducatrice dans une école Mon- prise à venir est contenue dans un
la parole à l’intériorité de l’enfant tessori à Rome, j’ai mis en place ce sac toujours plein, toujours lourd et
apprenant, à ses idées, à ses choix, à système pendant une année scolaire chaque jour différent.
sa manière différente de voir le monde avec des élèves de 2 à 6 ans. Ce qui
qui l’entoure. Ainsi, l’élève prend une est ressorti de ce projet ? Je vais vous Salacabula
part active dans le projet éducatif et raconter comment sont nés le livre Le monde des enfants est tout à
l’enseignant a comme fonction de des dessins parlants, les feuilles adop- fait différent : dans ce monde, les
l’aider à employer au mieux ses tées, le cahier de dessin responsable, jouets et les décors de tous les jours
propres ressources intérieures en le dessin partagé, le plateau de la mer sont de retour, augmentés de ce que
l’accompagnant vers une confronta- arc-en-ciel et le jeu du panier. Des nous avons créé ensemble. Dans ce
tion intergénérationnelle sereine. drôles de noms qui correspondent à monde, ce sont les enfants qui
Pour réaliser mon projet, j’ai des activités ludiques et créatives, prennent les rênes pour guider l’édu-
défini quatre objectifs que je consi- toutes conçues à l’initiative ou à par- cateur dans leurs choix à eux. Les
dère comme fondamentaux : savoir tir de l’idée d’un élève et développées enfants décident de manière auto-
écouter, exprimer ses émotions de dans une atmosphère de partage. nome quels jouets utiliser et quelles

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 35


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

activités mettre en place. Ils sont monde des enfants. Après avoir ter- teau sur lequel est représentée la
libres de jouer seuls, en groupe ou miné son œuvre, une petite fille me mer, avec des poissons, des bateaux
encore de partager avec l’éducateur tend sa feuille et commence à me et des avions auxquels nous avons
leurs activités. Il me semble fonda- raconter l’histoire de ce qu’elle a ajouté des déchets et des incinéra-
mental de ne pas interférer et de ne dessiné. Par chance, j’ai un stylo dans teurs. Pour les cannes à pêche, nous
pas conditionner leur manière de les mains : j’écris spontanément l’his- avons utilisé des pailles en plas-
discuter entre eux, car cette attitude toire derrière le dessin. Aussitôt, ce tique ; pour les incinérateurs, des
les aidera à devenir plus surs d’eux- dessin devient spécial et les autres vases à fleurs et pour les bateaux
mêmes et davantage conscients de enfants ont envie d’en faire de transporteurs, des cintres.
leurs capacités. C’est un moment de même. J’ai relié tous ces dessins avec
liberté encadrée dans lequel le par- deux agrafes sur le côté gauche et le Favoriser le partage
tage s’appuie sur l’axe élève-élève livre des dessins parlants est né. Pour partager leurs idées, leurs
et où l’enseignant se contente de se créations et leurs opinions, les
mettre à disposition de l’enfant si Ne pas gaspiller enfants avaient besoin d’un inter-
celui-ci vient le chercher. le papier médiaire, d’un adulte qui les aide à
Pour signaler le passage d’un Dessiner par ennui ou par fatigue créer des liens entre eux et à trans-
monde à l’autre, nous avions besoin parce que c’est l’enseignant qui le former leurs initiatives en activités
de deux mots magiques. Puisque demande, ce n’est pas dessiner de pédagogiques accessibles à l’en-
l’objectif est de favoriser le partage, manière responsable et les effets sont semble du groupe. Mon mode de
il est important que les enfants se souvent négatifs : feuilles déchirées, fonctionnement, le passage d’un
mettent d’accord et choisissent ces pleurs, nervosité et insatisfaction monde à l’autre, a permis aux
mots magiques eux-mêmes. Les générale. De nombreuses feuilles enfants de travailler ensemble de
enfants de mon groupe ont choisi manière plus naturelle dans une
« salacabula » pour passer dans le atmosphère de partage sereine, sans
monde des enfants. Je me disais
Le temps dédié à l’écoute perpétuelle compétition. Partager ses
qu’il suffirait de prononcer à l’en- n’est plus un temps soustrait opinions en écoutant activement a
vers, « alubacalas », pour retourner à la volonté égocentrée favorisé la prise de conscience de la
dans le monde de l’éducateur, mais de s’exprimer. valeur des opinions des autres. Le
les enfants ont préféré la proposition temps dédié à l’écoute n’est plus un
de leur petit camarade Antonino, auraient été jetées uniquement parce temps soustrait à la volonté égocen-
« camion da corsa » (camion de qu’elles étaient gribouillées ou que trée de s’exprimer, mais un prérequis
course), et j’ai accepté. les dessins n’étaient pas terminés ou dans la formation d’une opinion
Les jeux et le matériel qui ont été imparfaits, alors qu’elles pouvaient personnelle de qualité. Ensuite, par-
créés dans le cadre des différentes encore être porteuses de création. tager ses émotions, qu’elles soient
activités du projet (le récit, le dessin, Avec les enfants, nous avons donc positives ou négatives, permet aux
les travaux pratiques et le jeu) ont décidé de réutiliser le côté blanc de enfants d’entrer en relation les uns
trouvé leurs origines dans un mot, ces feuilles pour leur redonner vie. avec les autres de manière plus
un geste, un besoin particulier, une Le symbole de l’Ami Arbuste, des- constructive, en prenant en compte
idée partagée dans l’un ou l’autre des siné sur chaque feuille adoptée, les envies et besoins propres à cha-
deux mondes, sans aucun lieu ou remercie les enfants d’avoir sauvé cun, et favorise ainsi des relations
moment prévu à cet effet. C’est le une feuille. De leur côté, les enfants plus stables avec les personnes de
partage même qui donne à un lieu un peu plus grands ont conçu avec l’entourage.
ou à une situation un caractère favo- mon aide des cahiers constitués de
rable à la création et à l’expression dix feuilles à utiliser dans la Partager les nouvelles idées, les
des propres sensations. Il est cepen- semaine. Dans la journée, ce n’était accueillir et les comprendre comme
dant fondamental de ne pas perdre donc plus moi qui limitais le nombre si elles étaient les nôtres aident les
de vue les objectifs du projet péda- de dessins, mais eux-mêmes, en enfants à regarder le monde d’angles
gogique et donc les activités que l’on apprenant à économiser le papier. de vue différents et développe des
veut mettre en œuvre, non pas Enfin, nous avons mis en place le esprits flexibles, adaptables et donc
comme des points d’arrivée mais bien dessin partagé : tous les enfants qui prêts à affronter les changements
comme des points de départ qui, ont envie de s’exprimer sur le papier dans leurs vies et les situations
grâce au partage, donneront aux peuvent se retrouver autour d’une extraordinaires. Partager un espace
enseignants et aux enfants la possi- seule et même grande feuille de ou un jeu avec une spontanéité sin-
bilité de se projeter, d’apprendre et papier. Ce faisant, ils discutent, se cère et nécessaire aide les enfants à
d’expérimenter à l’infini. Ce procédé prêtent les feutres et se partagent apprendre certaines notions et
a contribué à la naissance de nom- l’espace restant sur la feuille. concepts en s’amusant et en mettant
breuses créations et j’ai un petit faible l’accent non plus sur le verbe
pour quelques-unes en particulier. Le plateau de la mer « apprendre », mais sur le verbe
arc-en-ciel « jouer ». Ainsi, l’activité ludique
Le livre des dessins Au mois d’octobre, un enfant vient devient un raccourci spontané et
parlants à l’école avec un très beau livre sur privilégié vers l’enrichissement
Un jour, alors que je viens de les bateaux et sur la mer, qu’il fait culturel et intellectuel. n
raconter une histoire dans le monde lire à ses camarades. En les voyant
de Dragon Berthe, nous nous lançons tourner les pages avec enthousiasme,
dans une activité dessin dans le j’ai eu l’idée de créer un grand pla-

36 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

Une école mobilisée


Un témoignage sur un projet d’école particulièrement existants sont au service des appren-
vivant, centré sur l’amélioration de la maitrise des tissages qui se relient à ces deux
langages et la relation avec les familles. grands axes. Alors, quand des piliers
de l’équipe quittent le groupe scolaire
pour diverses raisons (retraite, muta-
Jean-Michel Zakhartchouk, Enseignant honoraire tion), on cherche très vite à intégrer
les nouveaux, parfois peu expérimen-
À partir des témoignages de la directrice Christine Laviolette, tés, dans cette perspective. La directrice
et des enseignantes Isabelle Dumont-Bidaud, Sandra Brouillard annonce d’ailleurs la couleur lorsqu’on
et Amandine Michaud (qui a la classe ULIS) lui demande des renseignements sur

J
l’école : « Ici, on bosse beaucoup, et on
e connais bien le groupe Il s’agit d’une école d’application, travaille en équipe, avec toujours un
scolaire des Côteaux situé donc une bonne partie des ensei- regard positif sur les élèves. »
en réseau d’éducation prio- gnants et enseignantes sont aussi Chaque année, on travaille sur un
ritaire, avec une population formateurs et formatrices et le grand projet qui englobe de multiples
peu favorisée, comme on dit. Je le groupe scolaire reçoit de nombreuses activités dans les classes. En 2014-
connais notamment pour être le visites de stagiaires, tous frappés par 2015, de nombreuses activités scien-
représentant de ma municipalité, la qualité de l’accueil, la motivation tifiques autour de l’eau, en lien avec
comme élu chargé de la réussite des acteurs, le travail d’équipe mais le centre pilote de La main à la pâte,
éducative, au sein du conseil d’école, aussi la bienveillance qui règnent en très actif à Nogent-sur-Oise, mais en
et donc pour suivre de près ce qui ce lieu, pourtant en plein milieu d’un lien avec des aspects plus littéraires
s’y fait depuis bien des années. Et quartier à problèmes grandissants. ou artistiques (création d’une pièce
j’ai donc eu envie d’échanger un Ici, le projet d’école n’est pas une de théâtre sur ce thème, comptines
soir avec plusieurs enseignantes vaine paperasse administrative, on est et étude de textes, etc.). En 2015-
autour des projets qui s’y vivent et vraiment centré autour de deux grands 2016, c’est autour de l’idée de
de tout le travail effectué pour axes : améliorer la maitrise des lan- « voyages » qu’on fédère de multiples
mener les élèves sur les chemins de gages et travailler sur les relations avec travaux, autre manière de décliner
l’apprentissage. les familles. Et les nombreux projets les différences et au passage d’utiliser
le potentiel des familles (autour des
cuisines du monde par exemple) :
danses de tout le pays (en partenariat
avec le centre culturel proche et avec
l’aide d’une chorégraphe), exploita-
tion de sorties au musée du quai
Branly (par exemple, imitation de
peintures aborigènes d’Australie,
etc.), études d’albums sur la diversité
des cultures et civilisations, etc.
Les activités donnent lieu à la fin
de l’année à un grand spectacle, désor-
mais représenté dans une grande salle,
avec une participation très importante
des parents, et à une journée portes
ouvertes avec de magnifiques expo-
sitions de travaux d’élèves (affiches,
jeux, costumes, photos) qui retracent
donc le parcours de l’année.
En dehors de cela, on peut mettre
au premier plan également les
échanges entre classes et l’organisation
en cours d’année d’un dispositif de
« marché des savoirs ». Des élèves, en
duo souvent, se préparent à proposer
à d’autres (par exemple des CE à des
élèves de grande section maternelle,
et réciproquement) un savoir-faire à
transmettre : cela va de savoir faire son
lacet à la confection d’un gâteau :
manière de travailler l’oral, l’écoute de
l’autre, et puissant facteur de n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 37


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

nnn motivation. Les enseignantes ne pas se laisser entrainer à prendre Enfin, une attention particulière
étaient impressionnées de voir des du temps pour confectionner des est portée sur la transition entre
élèves parfois agités et difficiles se objets à vendre pour Noël ou pour maternelle et élémentaire, avec
montrer si patients et si attentifs lors les kermesses, ce qui détournerait du l’organisation de temps pour rassurer
de ces séances, se sentant responsabi- cœur du travail cognitif. « Plutôt jus- et préparer ce grand passage.
lisés et en confiance. tifier une aide publique, de l’Éduca-
Il est vrai qu’ici, on pratique tion nationale ou de la ville, par nos Non, le tableau que je viens de dres-
depuis longtemps une évaluation activités pédagogiques que chercher ser n’est nullement un embellissement
positive (les notes sont un lointain de la réalité, j’ai suffisamment de
souvenir) et en maternelle par témoignages qui confirment cette
exemple, on utilise un cahier de réus-
Ne pas se laisser entrainer impression de qualité de vie et de pro-
sites où l’on ne prend en compte que
à prendre du temps pour fessionnalisme, même s’il est dur de
les objectifs atteints par les élèves, confectionner des objets renouveler l’équipe, même si, parfois,
avec photos de réussite à l’appui. Au à vendre pour Noël ou pour l’extérieur vient interférer (telle alter-
cours élémentaire, on incite aussi les les kermesses cation entre parents aux portes de
élèves à s’autoévaluer, à se demander l’école, telle agression sur le parking
ce qu’ils peuvent faire pour s’amé- à remplir les caisses, même pour la proche, etc.), même s’il est difficile de
liorer et pour parvenir à valider des bonne cause », déclare la directrice. rassurer familles et enfants aux lende-
compétences non encore acquises. Plusieurs samedis matin dans l’an- mains du 13 novembre, même s’il faut
L’école s’est adaptée aux nou- née, les parents ont des rendez-vous régler parfois des problèmes d’enfants
veaux rythmes. Mes interlocutrices individuels pour discuter autour du vivant dans la précarité ou dans des
auraient préféré des cours le samedi livret scolaire et des compétences tra- conditions peu propices à l’épanouis-
matin plutôt que le mercredi et per- vaillées. Bien peu de parents ne sont sement et à l’apprentissage. Bref, une
çoivent la fatigue par exemple du pas présents pour ces moments école qui fait honneur au métier,
jeudi matin, mais elles conservent d’échanges, y compris d’ailleurs les comme on aimerait en voir plus sou-
un regard positif sur la nouvelle parents de la classe ULIS (unités loca- vent, mais surtout comme on aimerait
organisation. Il faut savoir, dit l’une lisées pour l’inclusion scolaire) qui ont qu’on en parle plus souvent. n
d’entre elles, changer nos habitudes. parfois une heure de route pour venir.
Ainsi, nous avons placé au mercredi
matin une séance d’arts visuels qui
nous semblait bien appropriée, et
l’après-midi, souvent bien courte,
on peut travailler en continu si on
est sur une activité qui le nécessite,
en supprimant la récréation. Témoignage
Avec les familles Développer l’empathie
Mobiliser les élèves, mais aussi
leurs parents ; des relations de dans sa classe
confiance forte se sont construites
et sont renforcées par diverses L’auteure, directrice d’une école à deux classes et
actions. En particulier, on accueille maitresse de PS-MS-GS-CP depuis quatre ans, est
dans les classes par petits groupes confrontée à la diversité des âges affectifs et cognitifs,
des parents venant assister à des
séances d’apprentissage de la lecture.
des besoins et des modes de pensées, au devoir
Presque tous viennent, y compris en d’embarquer tout le monde dans les apprentissages.
demandant un congé pour cela à leur Elle nous explique en quoi cette biodiversité recèle une
employeur. Les retours sont positifs, grande force éducative.
même si certains sont déroutés, car
ils ne reconnaissent pas ce qu’ils ont Dans notre classe, nous avons une compréhension plus fine de
connu de leur temps, mais sont aussi aussi chaque matin un temps consa- l’émotion. Nos émotions sont notre
rassurés par la qualité du travail cré au « Quoi de neuf des émo- identité, elles nous apportent des
qu’ils peuvent observer. tions ? ». Il permet aux élèves qui le informations sur nos besoins pro-
Dans le conseil d’école, où sont souhaitent de partager une émotion fonds. Les comprendre et les expri-
présents de nombreux parents, les avec leur camarade. Pour cela, ils mer nous aide à faire des choix dans
projets sont évoqués, on parle aussi placent leur étiquette présence dans notre vie, les bons choix, ceux qui
de pédagogie et pas seulement des une des pochettes émotion illustrée sont le plus en accord avec nous-
rideaux à changer ou de la photoco- (« vexé, en colère, rassuré, déçu, mêmes. Ainsi, simplement en pré-
pieuse qui ne fonctionne pas (mais content, fier, inquiet, impatient, cisant un « je suis triste » en un « je
bien entendu, il ne s’agit pas de négli- gêné, triste »), puis racontent l’épi- suis inquiet », on peut aider un élève
ger ces questions d’intendance !). sode choisi en expliquant comment à envisager des solutions à même
Il s’agit aussi d’expliquer aux ils l’ont vécu émotionnellement. Il de lever son inquiétude, et donc à
parents l’importance d’inscrire toutes est parfois nécessaire de verbaliser être disponible pour apprendre. n
les activités dans le cadre des appren- davantage pour sortir du simple Morgane Frébault
tissages scolaires. Ce qui conduit à « content » ou « triste » et aller vers Directrice d'école et maitresse de PS-MS-GS-CP

38 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
2- Équipages

Tutorat entre pairs


en pédagogie coopérative
La coopération est l’avenir de l’école : elle aide les élèves Justine : Est-ce que tu as
à mieux apprendre et à développer des capacités cherché ?
altruistes, nécessaires à l’élévation de la personne et Sarah : Oui, regarde. (elle lui
du monde dans lequel elle évolue. En l’organisant, les montre ses essais au brouillon.)
enseignants proposent aux élèves un partenariat pour Justine : Tu pourrais ajouter des
agir ensemble face au défi des apprentissages. personnages imaginaires.
Sarah : C’est ça que je cherche. »
Justine apporte alors à Sarah deux
Sylvain Connac, maitre de conférence, université exemples de textes. Sarah la remer-
Paul-Valéry de Montpellier cie. Pendant ce temps, l’enseignante

A
travaille avec un petit groupe d’élèves
quoi peut être utile le à d’autres questions et corriger indi- qu’elle a constitué. Elle se sait glo-
tutorat dans une classe ? viduellement le travail de ses élèves. balement tranquille pour leur accor-
Quelles formes peut-il • Scénario 2 : L’enseignante annonce der toute l’attention nécessaire.
prendre au regard des le début du temps de travail person-
fonctionnements existants ? Voici nel. Il s’agit d’une séance qui vise Une formation aux
deux scénarios différents. spécifiquement la prise en compte de gestes coopératifs
• Scénario 1 : L’enseignant vient de la diversité des élèves, sans avoir à Ces deux scénarios sont possibles
passer la consigne de travail aux sortir quiconque de la classe. Chaque grâce à la responsabilité dont ces
élèves. Ils doivent effectuer une série élève prend son plan de travail et se élèves font montre. Elle émane d’un
de trois exercices d’entrainement, positionne sur une tâche à réaliser. processus d’institutionnalisation des
afin d’automatiser ce qui a été vu Ils n’ont pas tous la même chose à tuteurs. Pour le devenir, quatre
lors de la leçon qui a précédé. Sacha faire, puisque les activités possibles conditions : avoir suivi une forma-
et Salima, deux des tuteurs de la sont différentes et tout le monde n’en tion (proposée à tous les élèves) ;
classe, viennent de terminer leur est pas au même stade. Deux élèves être volontaire (parce que forcer
premier exercice. L’enseignant est se mettent ensemble pour terminer quelqu’un à aider peut diminuer la
passé près d’eux pour les corriger et qualité de son investissement) ; avoir
les valider. Salima repère alors deux réussi un brevet de tuteur (pour
tétraaides [1] , sommets jaunes
Un contenu spécifique, manifester la compréhension théo-
visibles. Elle se déplace près de relatif à l’élève qui aide rique de la formation) ; ne pas avoir
Quentin, qui lui explique ne pas mais également à celui perdu son statut de tuteur (pour
avoir compris une consigne. Elle la qui se fait aider. manifester la compréhension pra-
lui reformule. Elle rejoint Tom qui tique de la fonction).
bloque devant le schéma d’un exer- une recherche documentaire com- « Les élèves tuteurs, pour être effi-
cice. Elle lui en fait un autre sur une mune. Trois autres se regroupent caces, doivent être suffisamment bien
feuille de brouillon, il ne semble pas autour de classeurs à ranger. Les der- formés à ce rôle et être supervisés
comprendre du premier coup, mais niers récupèrent leur matériel et se régulièrement[2]. » La formation aux
progressivement, il situe mieux ce lancent dans du travail individuel. gestes coopératifs consiste à trans-
qui est demandé et remercie Salima, Parmi eux, Sarah : au bout de cinq mettre un contenu spécifique, relatif
qui retourne à sa place et reprend minutes, elle se lève, prend son pas- à l’élève qui aide mais également à
son travail. Sacha préfère terminer seport et le dépose près de Justine. celui qui se fait aider[3].
ses trois exercices avant de se rendre Ce passeport est un rectangle car- Celui qui aide : Il termine d’abord
disponible pour ses camarades. Pen- tonné que possède chaque élève et ce qu’il est en train d’effectuer, pour
dant cette séance de trente-cinq qui lui permet de solliciter l’aide d’un se rendre vraiment disponible. Il est
minutes, il aura pu répondre à trois camarade lorsqu’une question à d’accord pour apporter son aide, cela
demandes d’aide. Mais pour laquelle il ne parvient pas à répondre ne lui est pas imposé. Il s’exprime en
Romain, il n’a pas eu d’idée et il est apparait. Sarah choisit Justine, parce chuchotant ou en murmurant. Il a
allé trouver Ron, un autre tuteur. que c’est l’une des tutrices de la bien compris ce qu’on lui demande,
Pendant ce temps, l’enseignant a classe : elle sait qu’elle peut certaine- de quoi il s’agit. Sinon, il ren- n n n
circulé dans la classe pour répondre ment mieux l’aider que d’autres
élèves. Quelques minutes plus tard,
1 Un tétraaide est un tétraèdre qui sert à organiser 2 Leïla Bensalah et Christine Berzin, « Les béné-
Justine a terminé ce qu’elle avait com-
l’aide dans une classe. À chaque sommet corres- fices du tutorat entre élèves », L’orientation sco-
mencé. Elle se rend auprès de Sarah. laire et professionnelle, 38/3, p. 78, 2009.
pond un état spécifique : vert (tout va bien), bleu
(je suis en train d’aider), jaune (j’ai besoin d’aide),
Justine : « Qu’est-ce que tu veux ? 3 À partir des travaux de François Le Ménahèze et
rouge (je ne veux pas être dérangé). http://bde- Sarah : Je n’ai pas d’idées pour al., Coopération et pédagogie Freinet, éditions
mauge.free.fr/tetraaide.pdf. écrire. ICEM, 2002.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 39


dossier S’embarquer dans les apprentissages

2- Équipages

n n n voie vers quelqu’un d’autre. Il la suite du jeu. Quand ils déclarent tion tutorielle, c’est l’élève tuteur
peut se servir des fiches outils et de avoir terminé leur scène, la parole qui profite le plus de la situation et
tous les autres documents à disposi- est aux observateurs (le reste de la qui voit ses apprentissages s’ancrer
tion. Il ne donne pas la réponse ou classe). Une discussion se construit durablement. Cet effet tuteur impose
la solution et ne fait pas à la place autour de la pertinence des stratégies donc de bien distinguer les statuts
de l’autre. Il ne se moque pas, il utilisées par les acteurs. Cet échange d’expert et de tuteur. Sinon, l’orga-
encourage et félicite. Il peut faire est finalisé par un article d’une nisation du tutorat devient un dis-
relire et expliquer la consigne, donner « charte de la coopération » qui positif pédagogique qui accroit les
des exemples et montrer une tech- s’enrichit au fur et à mesure des jeux inégalités entre élèves, en favorisant
nique, expliquer avec ses mots, dire de rôle pratiqués et qui enrichit la surtout les meilleurs.
ce qu’il faut faire, donner des trucs culture commune de la classe. Or, avec l’introduction d’un tuto-
et astuces, faire des schémas, illustrer Une autre technique existe pour rat entre pairs au sein d’une classe,
ce qui est dit, aider à lire, observer travailler la conscientisation d’un cer- c’est bien un progrès de chaque
et comprendre les fiches outils, lais- tain nombre de règles : les expériences. élève qui est recherché. Les plus fra-
ser deviner, répondre aux questions, Par exemple, pour pointer l’impor- giles ne sont plus seuls face aux
décider d’arrêter d’aider, etc. tance du respect entre les coopéra- obstacles qu’ils rencontrent et ils
Celui qui se fait aider : d’abord, il teurs, deux situations sont proposées. obtiennent plus rapidement des rec-
essaye tout seul. Il choisit celui qui tifications à leurs réponses erro-
peut l’aider. Il attend qu’il se soit Au cours d’une relation nées[4]. Les plus à l’aise exploitent
rendu disponible. Il pose une ques- de manière vivante les savoirs sco-
tutorielle, c’est l’élève tuteur
tion précise. Il écoute avec attention. laires qu’ils se sont appropriés et
Il met de la bonne volonté. Il remer-
qui profite le plus de la progressent significativement dans
cie celui qui l’a aidé. Il peut poser situation et qui voit ses leurs transferts cognitifs. Il apparait
des questions, demander de réexpli- apprentissages s’ancrer donc pédagogiquement essentiel
quer, écrire, prendre des notes, déci- durablement. d’offrir à chaque élève la possibilité
der d’arrêter de se faire aider, etc. de devenir l’un des tuteurs de sa
Comme pour l’enseignement Au cours de la première, il s’agit de classe, qu’il soit expert ou pas des
d’autres savoirs, les méthodes magis- trouver l’issue d’un labyrinthe sous savoirs scolaires convoqués. Nous
trales ont un effet très réduit. La la pression : injonctions, brimades, avons pu mettre à jour que, de toute
pratique de jeux de rôle facilite la moqueries sont autorisées pour l’exer- manière, près de sept fois sur dix,
compréhension de ces gestes par les cice. Au cours de la seconde, les élèves la nature d’une interaction tutorielle
élèves. Par exemple, concernant doivent trouver l’issue d’un autre concerne l’explication d’une
l’exigence de ne pas faire le travail labyrinthe avec des encouragements, consigne de travail.
de l’autre à sa place, il est demandé des félicitations, du soutien (sans don-
à un premier rôle de solliciter de ner la solution). Le principe est alors Ainsi, même si les situations coo-
l’aide sur un exercice, au second d’y de comparer les performances entre pératives participent à une augmen-
répondre en le réalisant directement les deux situations, puis de laisser tation importante du temps d’expo-
sur le cahier du demandeur. On émerger l’idée que l’on s’engage plus sition aux apprentissages, il est
laisse ensuite les acteurs improviser dans un contexte où l’on se sent res- souhaitable de confier à tous les
pecté et soutenu. élèves formés, volontaires et com-
Rien n’empêche, bien au contraire, pétents une fonction de tuteur. Cela
de lier ces idées forces à des conte- les conduit à donner du sens à leur
nus disciplinaires précis, par activité scolaire ordinaire, à les
exemple des œuvres de littérature mobiliser sur des apprentissages
de jeunesse (en français ou en finalisés et à concevoir la classe
langue étrangère), des évènements c o m m e u n vé r i t a b l e rés e a u
et personnalités historiques mar- d’échanges de savoirs. n
quants, des contextes géographiques
idoines, des œuvres d’art, etc.
4 Alain Baudrit, Le tutorat, richesse d’une mé-
Un brevet de tuteur thode pédagogique, De Boeck éditeur, 2007.
Au terme de cette formation, qui
peut durer entre une heure trente et
deux heures, l’enseignant propose
aux élèves qui souhaitent devenir
tuteurs de passer un brevet. En voici
un exemple construit pour des col-
légiens. Il en existe d’autres pour des
élèves plus jeunes ou plus âgés. Ce Référence

brevet reprend les éléments essen- Voir le Mémento pour la coopération entre
tiels abordés collectivement et per- élèves au collège et au lycée du site Climat
scolaire du réseau Canopé. https://www.
met d’attribuer la fonction de tuteur reseau-canope.fr/climatscolaire/agir/
aux élèves qui ont manifesté la com- ressource/ressourceId/memento-pour-la-
cooperation-entre-eleves-au-college-et-au-
préhension de ce qui est attendu. lycee.html
Il apparait qu’au cours d’une rela-

40 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier

3- Destinations

Un exercice collaboratif
C’est pour répondre aux injonctions officielles (qui insistent sur le avec une synthèse de ses recherches
rôle important des travaux individuels de rédaction et sur la et avec un objectif : obtenir et par-
nécessité d’entrainer les élèves de collège à la rédaction de tager les données nécessaires à la
solutions d’exercices dont l’étude a été engagée en classe), mais résolution du problème donné.
aussi pour convaincre les élèves que les mathématiques ne se
réduisent pas à ce qu’on leur apprend qu’il est venue à l’auteur terrains de recherches
l’idée de proposer à ses élèves un exercice collaboratif. Les élèves du groupe de
­ héophyle ont décidé de s’occuper
T
de la question « quelle est la conte-
Franck Verdier, enseignant de mathématiques nance d’un verre ? » et reviennent en

L
classe avec quelques photos pour
’exercice suivant est pro- belle Gonon[1], « un travail réalisé expliquer aux autres élèves de la
posé à une classe de 6 e en commun par plusieurs personnes classe leur cheminement.
comme l’un des exercices qui mutualisent leurs connaissances Le groupe d’Oscar s’est occupé de
d’un devoir maison. Dans et leurs compétences, s’organisent et la question « quelles sont les dimen-
un premier temps, les élèves sont coordonnent leurs actions pour obte- sions d’une vache ? » et a réalisé une
invités à prendre simplement nir un résultat dont ils sont collecti- interview filmée d’un agriculteur du
connaissance de l’énoncé de l’exer- vement responsables ». village. Oscar arrive donc tout fier
cice à la maison via le cahier de La classe s’organise donc autour en classe avec sa clé USB : les élèves
texte numérique. L’objectif est que de cinq groupes de recherche. Un regardent avec intérêt le petit film
chaque élève s’approprie le pro- groupe par information manquante et ont pour mission d’en extraire
blème et s’interroge sur la nature de et nécessaire à la résolution du pro- l’information utile à la résolution de
l’exercice. notre problème.
Le groupe de Clarisse s’est chargé
La classe s’organise
La contenance d’un verre, de la question « quelle est la produc-
De retour en classe, je laisse les
le nombre d’élèves au collège, tion de lait d’une vache ? » et a effec-
élèves s’exprimer et organise le la production de lait d’une tué des recherches internet à la mai-
débat mathématique au sein du vache, les dimensions de la son ou au CDI.
groupe classe. Une mise en commun salle de classe, les dimensions Pour répondre à la question « com-
sur le cahier de recherche est effec- d’une vache. bien y a-t-il d’élèves dans le collège ? »,
tuée. Après un premier temps où les le groupe de Thibaut a rendu avec
élèves m’interpellent, « Mais mon- blème posé : la contenance d’un un peu d’appréhension une visite
sieur, ça ne va pas ! Il n’y a aucune verre, le nombre d’élèves au collège, courtoise au principal du collège.
donnée ! On ne connait rien ! », les la production de lait d’une vache, Enfin, le groupe de Théo s’est
informations manquantes se les dimensions de la salle de classe, attelé à la question « quelles sont les
dégagent assez rapidement. Devant les dimensions d’une vache. Chaque dimensions de la salle de classe ? »
l’ampleur de la tâche, il est convenu groupe a alors pour mission de reve- en utilisant les moyens à disposi-
que le travail doit être partagé. Nous nir en classe trois jours plus tard tion : la grande règle jaune du pro-
rentrons alors naturellement dans fesseur de maths !
un travail collaboratif, c’est-à-dire, 1 Chargée de l’accompagnement aux usages des
Les élèves se sont vraiment beau-
pour reprendre la définition d’Isa- TICE auprès des enseignants du CNAM (Conserva- coup amusés à constituer leur groupe,
toire national des arts et métiers). à s’organiser, à imaginer des n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 41


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

nnn stratégies, à se dépasser : « Mon-


sieur, on ne va quand même pas aller
déranger le principal pour un exercice
de maths ! », « je peux me lever pour
mesurer la salle de classe ? », etc. De
fait, le groupe classe donne raison à
Cédric Villani (médaille Fields en
2010) qui dit : « Il faut apprendre aux
élèves à jouer avec les maths avant
d’entrer dans le cadrage conceptuel et
leur donner du temps pour apprendre
à réfléchir. »

Le retour à la réflexion nelle d’une solution. Certains élèves, mettre en commun les différents
individuelle d’habitude peu motivés, ont alors points forts de chacun des cher-
Une fois toutes les informations eu à cœur d’utiliser les recherches cheurs, créer une dynamique et une
récoltées, la classe s’est également de leur groupe pour se lancer dans émulation de groupe. Le but a été
accordée sur le plan de résolution la rédaction. D’autres, plus à l’aise atteint : ils ont fait des mathéma-
de l’exercice : calculer la quantité de avec les mathématiques, ont déve- tiques, sont entrés dans une activité
lait nécessaire par élève puis pour loppé leur côté aidant avec leurs scientifique en se posant des ques-
tous les élèves du collège, calculer camarades de groupe, les aiguillant tions et tout cela avec beaucoup de
le nombre de vaches nécessaires, pour certains points de rédaction. plaisir : « Quand est-ce que l’on
calculer l’aire de la classe et celle recommence ? Vous en avez encore
d’une vache ou procéder par sché- Tous les élèves n’ont pas rendu des exercices comme ça ? » n
mas. Chacun est ensuite reparti avec une copie parfaite, mais ils ont com-
tout cela pour une rédaction person- pris l’intérêt de travailler à plusieurs :

Police scientifique en herbe


Une situation déclenchante que l’on peut proposer à des deux questions simples : « Que dois-
élèves pour les amener à s’investir dans les activités de je faire ? Comment je m’y prends ? »
classe. La première question me permet de
travailler l’appropriation du pro-
blème par les élèves et le passage à
Benjamin Banasik, enseignant de sciences physiques au l’écrit, pour une meilleure compré-
collège de Sin-le-Noble, formateur à l’Espé d’Arras hension du phénomène. La seconde

C
question les invite à réfléchir à une
’est ma situation déclen- Ces notions devront être réinves- méthode de résolution, c’est-à-dire
chante. Le message est ties pour résoudre le problème. comment décoder le message.
projeté au tableau. Les L’objectif de cette activité est de
élèves observent attenti- comprendre qu’un objet coloré ne Une mise au travail
vement. Vingt-quatre paires d’yeux diffuse sa couleur que s’il est éclairé très rapide des élèves
qui me regardent, pas un bruit dans en lumière blanche ou dans sa cou- Suivant la configuration de la
la classe. Cette situation les a scot- leur. À l’issue de la séance, les élèves classe et l’effectif, je fais des groupes
chés. Rapidement, ils se mettent de deux à trois élèves. Il faut alors
tous au travail, relevant le défi de Faciliter l’entrée dans gérer l’hétérogénéité. Les plus rapides
décoder ce message. Mon objectif la démarche scientifique. peuvent commencer la partie rédac-
est bien de faciliter l’entrée dans la tion de protocole à l’écrit et faire leurs
démarche scientifique. doivent savoir que la couleur perçue essais. Je leur demande d’être discrets
Un rappel des notions du cours lorsqu’on observe un objet dépend pour ne pas aider les autres, qui ont
précédent est fait avec les élèves. Il de l’objet lui-même et de la couleur peut-être besoin de plus de temps.
s’agit de savoir que la lumière qui l’éclaire. Pour ce faire, ils doivent Je laisse libre cours aux essais de
blanche est constituée de lumières faire des essais pour montrer quali- décodage. Ces derniers sont parfois
colorées, et de connaitre le fonction- tativement le phénomène. surprenants : Kevin prend en compte
nement d’un filtre coloré. Le décor étant installé, je leur pose une lettre sur deux du message,

42 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

Anaëlle une lettre sur trois. Dans cer-


tains groupes, il faut reformuler la
consigne. Dans d’autres groupes, les
élèves sont bloqués sur le comment.
Mon rôle est alors de les guider sans
apporter la solution, je reformule avec
eux le problème, et je leur apporte des
coups de pouce dans la résolution.

Euréka !
Et soudain, le groupe de Kassandra,
Corentin et Ophélie imagine que les
lettres colorées ne réagiront pas de
la même façon en fonction de la
lumière qui éclaire le message,
notamment si cette lumière est colo-
rée. C’est gagné. Ils m’expliquent leur
méthode : ils supposent que les lettres
colorées rouges, jaunes et roses seront
cachées avec le fond blanc, si on
éclaire ce message en lumière rouge.
Ils mettent en œuvre le protocole et lution attendue contamine rapide- au travail durant la séance. C’est
s’aperçoivent qu’en effet, les lettres ment toute la classe. Ce n’est pas parce qu’elle est contextualisée, et
colorées ne se comportent pas de la gênant. Je demande cependant aux avec un défi à relever, que les élèves
même façon en fonction des lumières autres groupes de finir tout de même ont accroché. En effet, la même
qui les éclairent. La méthode de réso- leur démarche initiale par écrit. Tout notion abordée en classe de 4e les
le monde pourra ensuite tester cette années précédentes, sans scénario,
méthode. C’est l’effet de groupe qui est plus difficile à comprendre pour
a permis aux élèves de trouver col- les élèves, parce qu’elle nécessite un
lectivement la solution. C’est l’occa- minimum d’abstraction. Ils ne com-
En complément sion de faire reformuler par les élèves prennent pas forcément que la cou-
la méthode de résolution. leur des objets peut nous paraitre
Paroles d’élèves Nous sommes arrivés quasiment au différente. Ils ont tendance à addi-
Anaëlle : « Le message ne veut rien dire ! » bout de la séance. Chaque élève tionner les couleurs, au lieu de rai-
Jean-Sébastien : « Il faut dire qui est le coupable. » regagne sa place et je leur demande sonner sur le comportement de
Dylan : « Peut-être que chaque couleur correspond à une ce qu’ils ont compris. Amel résume l’objet coloré, c’est-à-dire quand il
lettre et donc à un code. » parfaitement la situation, nous repre- diffuse ou absorbe de la lumière.
Mélanie : « J’aime bien travailler comme ça, on se prend nons sa phrase en guise de conclusion
pour des enquêteurs. » collective dans le cahier : « Un objet La situation déclenchante génère
Evan : « C’est génial, c’est comme à la télé dans les séries coloré diffuse sa couleur quand on de l’intérêt et de la motivation chez
américaines. » l’éclaire en lumière blanche ou dans sa les élèves. Tous sont entrés dans la
Salma : « C’est vraiment le procureur de la République qui couleur ; sinon, éclairé dans une couleur résolution du problème. La démarche
nous écrit ? » différente, il nous paraitra noir. » scientifique devient plus évidente
Dimitry : « Est-ce qu’il va lire nos réponses ? » La situation déclenchante choisie pour les élèves si elle a du sens, et
a permis de mettre tous les élèves un rapport avec leur quotidien. n

Enseignant : un métier
qui bouge
Revue n° 514
Tous les enseignants expérimentés le disent : ce n’est plus
comme avant, le métier change. Allons voir de plus près ce qui
évolue, comment le métier change, comment ces évolutions
pourraient être accompagnées par l’institution, à toutes les
échelles, en quoi elles vont dans le sens de l’essentiel : mieux faire
apprendre les élèves.

librairie.cahiers-pedagogiques.com

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 43


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

Améliorer l’école avec


les empêchés d’apprendre
C’est chez les « empêchés d’apprendre » que se trouve que j’entends par « empêchement
le secret pour embarquer toute une classe vers le de penser » et pourquoi j’en fais la
plaisir d’apprendre et tous les professeurs vers le plaisir cause majeure du décrochage sco-
d’enseigner. laire, je vous invite à écouter Kevin,
que j’ai l’occasion de suivre chaque
semaine dans un soutien
Serge Boimare, ancien instituteur et psychopédagogue psychopédagogique.

A
Ce garçon de 13 ans qui est en
u cours de cet article, je traper leur retard. classe de 5e sans avoir les bases pour
voudrais réussir à vous En effet, seule une utilisation faire le programme et qui s’oppose
convaincre d’une idée intensive de la culture et du langage aux professeurs est pour moi un
qui va sans doute vous (et nous allons voir pourquoi et représentant exemplaire des empê-
surprendre, peut-être même vous comment) peut les aider à remettre chés de penser.
paraitre bizarre : il ne faut plus avoir en marche leurs capacités réflexives Voici comment il m’explique ses
peur des mauvais élèves, c’est sur et leur donner les ressources pour mauvais résultats et son comporte-
eux que repose l’espoir d’améliorer combler leurs lacunes dans les ment dérangeant : « C’est quand je
l’école. Je ne parle pas seulement savoirs de base. ne trouve pas tout de suite la réponse
de l’ambiance ou du climat général, C’est bien dans ce changement de à une question et que je dois conti-
je parle bien d’une amélioration des stratégie pour combattre l’échec nuer à chercher que ça ne va plus. »
performances et des résultats d’en- scolaire que se trouve le secret qui Dans son esprit en tout cas, le
semble qui serait la conséquence pourrait améliorer notre école, car point de départ de la difficulté a le
d’un désir d’apprendre réactivé pour mérite d’être bien ciblé. Quand je
tous et d’un plaisir d’enseigner l’encourage à préciser ce qui lui
renouvelé pour les professeurs, grâce Déstabilisé par l’arrivée arrive, voici ce qu’il me dit : « J’ai
aux mauvais élèves. de sentiments parasites. trop d’idées, elles se brouillent dans
Pour ne pas que vous me preniez ma tête et ça m’énerve. C’est là que
pour un farfelu, il faut que j’arrive ce travail de relance de l’écoute et je bouge sans même le savoir, je le
à vous prouver qu’une réponse aux de l’expression, nécessaire aux fais pas exprès, comme le croient les
besoins des moins bons pourrait moins bons, quand il est fait avec professeurs. » Quand je lui demande
servir les autres aussi. un apport culturel et un entraine- comment il revient au calme, il me
Pour cela, je vais vous faire part ment à s’exprimer, s’avère excellent dit très clairement : « Il faut que
de deux certitudes que je me suis pour stimuler le désir de savoir et j’arrête tout, c’est la seule solution ;
forgées en fréquentant durant toute le plaisir d’apprendre des autres si j’insiste pour continuer, ou si
une carrière d’instituteur et de psy- aussi. quelqu’un veut m’obliger à continuer
chologue des réfractaires à l’appren- mon travail alors que je suis déjà
tissage et qui expliquent cette posi- Les classes à médiation énervé, j’ai l’impression que tout va
tion qui va à l’encontre des idées culturelle éclater en moi. Ça fiche la trouille
habituelles. Dans ces classes, les professeurs d’abord et la haine après, surtout
n’hésitent plus à consacrer la pre- contre ceux qui me parlent à ce
certitudes mière heure de la journée (même moment-là en disant que je fous rien.
Première certitude : les 15 % de au collège) à lire à haute voix les Pour pas arriver à ça, je préfère dire
jeunes gens qui sortent chaque textes fondamentaux du programme que c’est trop dur ou que c’est un
année de notre école sans la maitrise et à se servir de ce nourrissage cultu- exercice bidon. C’est comme cela que
des savoirs fondamentaux sont des rel : pour stimuler l’écoute et l’inté- j’arrête, mais ça m’attire des ennuis
« empêchés de penser ». Soyez sans rêt ; pour entrainer au débat argu- avec les professeurs et beaucoup de
inquiétude, je ne vais pas me cacher mentaire ; pour donner du sens et mauvaises notes. »
derrière des formules vagues et obs- des racines aux savoirs. Kevin nous explique très bien ici,
cures, je vais m’expliquer en prenant Nous voyons alors que le patri- avec ses propres mots, pourquoi il
un exemple. moine commun ainsi constitué ne peut pas faire de retour à lui pour
Deuxième certitude : pour se devient un tremplin magnifique pour réfléchir. À chaque fois qu’il s’y
réconcilier avec l’école, les empê- faire des liens entre les disciplines essaye, il est déstabilisé par l’arrivée
chés de penser ont besoin de nour- et les professeurs, comme pour faire de sentiments parasites : « Quand je
rissage culturel et d’entrainement à vivre et travailler ensemble des cherche, tout se brouille dans ma
s’exprimer, tous les jours, durant é l èves q u i o n t d es n i ve a u x tête », « si j’insiste, ça va éclater »,
toute leur scolarité, et surtout pas différents. « ça fiche la trouille d’abord et la
de soutien en petit groupe pour rat- Pour vous faire comprendre ce haine après. »

44 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

Pourquoi en est-il là ? Comment fondes et beaucoup plus graves que romans historiques, fables, etc.). Ils
expliquer cette phobie du temps de ses lacunes dans les savoirs de base. seront d’abord lus à haute voix par
suspension qui le pousse à rompre Première insuffisance : il ne sait un professeur à raison de douze à
la continuité que réclame l’exercice pas écouter, c’est-à-dire qu’il n’arrive quinze minutes chaque jour. Ils
de penser et à s’agiter ? pas à se mettre dans une écoute deviendront ensuite le support d’un
constructive qui lui permettrait de débat oral et écrit de quarante
Des compétences greffer de nouvelles représentations minutes, avant d’être utilisés pour
psychiques sur les siennes. Étape indispensable donner du sens et des racines aux
insuffisantes pour en arriver à une lecture efficace savoirs.
Pour moi l’explication est simple, et au sens de l’opération. Rien de révolutionnaire dans cette
ne la compliquons pas en allant Deuxième insuffisance : il ne sait pratique. Il ne s’agit pas de psycho-
chercher le secours de la neurologie pas s’exprimer, c’est-à-dire qu’il ne thérapie, comme le disent les parti-
ou de la génétique : Kevin n’a pas dispose pas d’une parole étayée par sans de l’immobilisme. Nous ne
les compétences psychiques pour la réflexion, ce qui l’empêche d’en faisons que transmettre les textes les
supporter les contraintes de arriver au langage argumentaire si plus importants de notre patrimoine
l’apprentissage. important pour stimuler et organiser culturel. Nous ne faisons qu’entrai-
Au cours des premières années de sa pensée. ner les élèves à s’exprimer au plus
sa vie, il n’a pas été confronté à des Troisième insuffisance : il ne sait juste de leurs intentions. Nous ne
exigences éducatives qui lui auraient pas décoller de ses préoccupations faisons que donner de l’intérêt aux
permis de reconnaitre ses insuffi- personnelles. Son désir de savoir savoirs. C’est exactement ce que
sances, de savoir attendre, de res- reste soumis aux ressorts les plus recommandent les rédacteurs du
pecter des règles, de supporter un archaïques de la curiosité. Le socle des connaissances, des com-
moment de solitude, comme le pétences et de la culture.
réclame cette confrontation avec
l’apprentissage. Faire vivre et travailler vers le désir
Ses parents, avec lesquels j’ai des ensemble des élèves d’apprendre et le plaisir
entretiens réguliers, reconnaissent différents. d’enseigner
ne jamais avoir pu le contraindre à Ce sont ces deux activités asso-
cause de ses colères violentes. Kevin sadisme, le voyeurisme, la mégalo- ciées, de nourrissage et de débat, à
entre donc dans l’adolescence sans manie sont toujours à l’œuvre et condition de les mener tous les
être débarrassé de ses idées infan- l’empêchent de s’intéresser aux jours, qui vont changer la dyna-
tiles. Les besoins d’immédiateté, de règles et aux lois qui organisent les mique de la classe en permettant
toute-puissance, de refus des limites connaissances. d’intéresser et de faire participer
sont toujours là et continuent à l’agi- ceux qui n’ont pas le niveau pour
ter comme s’il avait cinq ans. se réconcilier faire le programme. Cette démarche
C’est bien à cause de cet antago- avec l’apprentissage est absolument essentielle pour faire
nisme que la démarche d’apprentis- Pour qu’un empêché de penser vivre et travailler ensemble des
sage lui fait peur et déclenche chez comme Kevin puisse se réconcilier élèves différents.
lui des sentiments parasites et des avec l’apprentissage, il n’y a pas de Ces deux activités associées vont
émotions excessives, qui le déstabi- mystère, il devra être capable de faire construire un patrimoine culturel
lisent et remettent en cause son ce détour réflexif qu’il a pris l’habi- commun pour toute la classe dont
équilibre précaire. tude de court-circuiter. chacun va pouvoir s’emparer pour
Comme il nous l’a expliqué, Kevin Pour arriver à lui faire franchir trouver sa place dans le groupe, pour
ne se laisse pas submerger par tout cette étape, deux conditions vont améliorer ses compétences civiques
ce parasitage. Après la trouille arrive s’avérer nécessaires : il faudra l’aider et pour relancer son désir de savoir.
la haine. Il va se défendre de ces à enrichir et sécuriser ses représen- Mais elles vont pouvoir également
exercices pourris, proposés par des tations et il faudra l’entrainer à uti- être utilisées par tous les professeurs
professeurs injustes qui lui en liser la démarche réflexive. pour donner du sens et des racines
veulent et qui expliquent mal, en Comment faire tout cela dans la aux savoirs qu’ils souhaitent trans-
s’agitant et en contestant (je précise classe ? Rien de compliqué, il suffit mettre et pour faire du lien entre
quand même que chez d’autres de consacrer chaque jour une heure leur discipline et celle de leurs col-
empêchés de penser les troubles du à deux activités que nous allons lègues. C’est comme cela que nous
comportement qui accompagnent associer et qui vont se révéler très allons relancer d’un même coup
les résistances prennent parfois la favorables pour embarquer tous les l’intérêt pour la pratique pédago-
forme de retrait, de passivité, d’inhi- élèves vers l’apprentissage. gique des professeurs et le désir
bition, d’endormissement, de confor- d’apprendre des élèves.
misme, heureusement pour les débattre et argumenter Aborder une notion mathématique
professeurs). Pour rester au plus près des mis- ou scientifique, apprendre l’anglais
sions de l’école, je conseille d’utili- ou la géographie, s’initier à la
une machine à apprendre ser, pour mener ces deux activités, musique ou à la technologie en
endommagée les textes fondamentaux qui sont au s’appuyant sur un récit ou parfois
Cette habitude de court-circuiter programme de littérature ou d’his- même sur une question qui a émergé
le temps réflexif a entrainé chez toire (contes, récits mythologiques, du débat va entrainer l’adhésion des
Kevin trois insuffisances instrumen- textes fondateurs des religions ou élèves, c’est incontestable, mais va
tales notoires, beaucoup plus pro- des civilisations, romans initiatiques, aussi donner les moyens aux n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 45


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

nnn professeurs d’exercer leur classes, à lire à haute voix les textes est peut-être encore plus fort, tous
créativité et d’améliorer leurs com- fondamentaux de nos programmes, les professeurs vers le plaisir
pétences relationnelles, clés de la à engager le débat autour des grandes d’enseigner.
réussite dans ce métier. questions humaines qu’ils
contiennent et à utiliser ce patrimoine C’est pourquoi je pense très
Écouter, argumenter, pour donner de l’intérêt aux savoirs, sérieusement que le jour où nous
participer nous répondrons alors à ces trois voudrons améliorer notre rang dans
Pour pouvoir s’intégrer à la classe besoins tout en étant en accord avec les classements internationaux, il ne
et espérer combler leurs lacunes, les les exigences institutionnelles. faudra plus regarder les mauvais
mauvais élèves ont trois besoins L’expérience des classes à média- élèves comme des décrocheurs
prioritaires et incontournables : ils tion culturelle qui fonctionnent sur potentiels, mais bien d’avantage
doivent être entrainés à écouter, à ce modèle nous montre que nous comme des activateurs des bonnes
argumenter et à participer. disposons alors d’un tremplin magni- pratiques pédagogiques. n
Si nous acceptons de consacrer une fique pour embarquer tous les élèves
heure tous les jours, dans toutes les vers le plaisir d’apprendre et, ce qui

Ludifier la tâche complexe


Enseignants en musique, les auteurs nous font partager des épreuves. Ils sont libres d’utiliser
leur expérience pour embarquer les élèves avec leur les outils qu’ils connaissent, instru-
discipline. ments, corps et voix ou applications
TICE (technologies de l’information
et de la communication pour l’ensei-
Sara Toupin, Rémi Massé, professeurs d’éducation gnement). Chaque temps de jeu
musicale en collège de REP + en Sarthe et en Dordogne chronométré est suivi d’un bilan fait

E
par les élèves, ce qui permet une
n éducation musicale, les avec autrui, de construire ensemble. autoévaluation qui harmonise la
élèves doivent manipuler un La ludification restitue à l’erreur son progression des groupes.
vocabulaire spécifique et être rôle formateur : le jeu permet l’er-
capables de reconnaitre un certain reur, on peut perdre et rejouer pour Un exemple de jeu
nombre d’éléments sonores. Aussi, réussir, se faire aider pour arriver en éducation musicale
le recours à des tâches complexes au but fixé. L’enjeu n’est plus le Chaque équipe est composée de
qui demandent la mobilisation de résultat d’une évaluation finale. Le cinq joueurs qui choisissent le rôle
savoirs internes (déjà présents chez cheminement et l’acquisition des qu’ils endossent le temps du jeu
l’élève) et de savoirs externes (uti- connaissances prennent toute leur entier : ambassadeur, scribe, journa-
lisation de ressources), avec comme importance aux yeux de l’élève. liste, espion et gardien du temps.
objectif la montée en compétence, Un exemple de tour de jeu : la
nous semble apporter un grand vidéo du chef d’orchestre permet de
bénéfice. Afin d’embarquer tous les
Une autoévaluation détecter sa tristesse et d’apprendre
élèves dans ces tâches, nous avons qui harmonise la progression le métier de harpiste de sa femme.
recours au jeu, souvent (mais pas des groupes. Pour franchir l’épreuve, les élèves
toujours) avec l’appui des outils pourront chanter le début « Lascia
numériques. La ludification de la Pour découvrir l’opéra, son monde ch’io pianga » (Rinaldo, Haendel),
tâche complexe permet d’entrer dans particulier, ses métiers, ses dimen- le jouer au clavier ou transformer
des notions parfois ardues et de les sions, l’activité de détour en forme sa voix en harpe grâce aux TICE.
manipuler pour acquérir toutes les de jeu de rôle L’animal intérieur- Ainsi le chef apaisé livrera un indice
compétences. L’approche des ilots Dérobée à l’opéra cible les 4es. L’uni- qui mènera les élèves à un autre
par rôles, dans laquelle chaque élève vers de jeu, incarné par un détour personnage.
reçoit une fonction au service du de Street View, se situe au Palais Les rôles sont réutilisés pour dif-
but commun, lui permet de trouver Garnier et au Neuschwanstein en férents jeux et permettent l’appren-
sa place naturellement dans un Bavière. Les élèves, par ilots, ren- tissage de la coopération. Il est sou-
groupe d’apprentissage dont l’objec- contrent plusieurs personnages en haitable que chaque élève puisse
tif est de comprendre un concept, capsules vidéos (et incarnés par le camper tous les rôles, afin de déve-
u n e n o t i o n , e t c. L es é l èves professeur), dont ils doivent perce- lopper et d’acquérir les compétences
témoignent du plaisir d’apprendre voir les émotions afin de franchir propres à chaque personnage ; un

46 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

nouveau jeu est l’occasion de chan-


ger de rôle. Sur chaque carte sont
indiqués les caractéristiques du per-
Le français,
ça me dit !
sonnage, ses objectifs et les compé-
tences évaluées, les cartes sont per-
sonnalisées selon les jeux.

L’apport du numérique
Les outils numériques sont une Comment passer du risque de galérer au désir
réelle plus-value pour les jeux, ils d’embarquer ? Le cursus ALO, qui doit son nom à un
permettent une plus grande fluidité module hebdomadaire d’une heure en demi-classe
du jeu par le déploiement de l’auto- (atelier langue et orientation), semble y parvenir.
nomie des élèves, que ce soit dans Après une année, les sortants ont massivement voulu
l’utilisation des tablettes ou des poursuivre l’expérience en 4e, imités par des élèves
ordinateurs mis à disposition dans d’autres classes !
la classe ; mais le jeu par la création
ne nécessite pas forcément ces
outils, la création musicale peut se Guillaume Loock, professeur de français, collège
faire avec des moyens plus tradition- Gustave-Courbet de Pierrefitte-sur-Seine

L
nels, l’importance de la démarche
est la scénarisation, la mise en jeu ’atelier offre des situations de rédigent des activités destinées à
d’une activité, que ce soit d’écoute communication réelles qui leurs professeurs pour travailler leur
ou de création. aident à s’approprier l’expres- matière tout en découvrant le monde
sion comme un processus actif. des métiers. Par exemple, des pre-
Le jeu comme L’interview trimestrielle filmée d’un mières lignes d’un article de presse
interdiscipline représentant du monde professionnel mentionnant les trois continents où
Pour aller plus loin et dépasser le donne lieu à la préparation de ques- les ingénieurs français s’expatrient
cadre de notre discipline, le jeu est tions, formulées de plusieurs façons : le plus, pourcentages à l’appui, est
l’occasion de faire du lien entre les phrase interrogative, puis proposition née une activité de géographie
matières tout en y adaptant une par- subordonnée. Après la rencontre, consistant à trouver ces informations
tie du programme propre à chaque chacun passe à l’oral et lit un bilan dans l’extrait délimité, pour en rendre
matière. Le jeu Panique à Versailles compte par une carte légendée. Deux
est organisé sur l’année pour les écoles primaires voisines ont quant
élèves de 5e, il regroupe plusieurs
Varier le cadre où à elles demandé que les 4es ALO inter-
matières. Les équipes affrontent des
s’acquiert la maitrise viennent dès l’automne 2015 devant
épreuves toute l’année, scénarisées de la langue aide les futurs collégiens et leurs parents,
autour de Versailles. En musique, aussi chaque élève. pour améliorer la liaison CM2-6e.
les équipes aident Le Nôtre à retrou- Cette prestation orale sera préparée
ver les extraits musicaux correspon- conçu en plusieurs temps (idées, par un travail de recherche et d’écri-
dants à la mise en eau du bassin du premier jet, version finale), méthode ture : à partir des questions adressées
miroir. n facile à transposer en français. par leur futur public et des informa-
On fait aussi apparaitre la construc- tions trouvées pour y répondre, les
tion du discours comme une aventure collégiens rédigeront de très courts
stimulante, notamment en rendant articles destinés à nourrir un « abé-
plus parlantes des notions de langue, cédaire de l’orientation » mis en ligne
par analogie avec un aspect du sur la partie publique du site internet
monde professionnel. Expérimenter du collège.
la mobilité des épithètes après avoir Varier le cadre où s’acquiert la
lu un portrait de Thierry Marx pré- maitrise de la langue aide aussi
sentant son expatriation temporaire chaque élève à se sentir légitime à
au Japon comme une clé de sa réus- exister en cours de français. Pour
site, c’est intégrer plus facilement clore la préparation d’une interview,
l’idée suivante : dans un métier l’atelier se délocalise ainsi sur le
comme dans la langue, la mobilité terrain de basket, pour une activité
existe, savoir en user est un atout ! améliorant la gestion collective de
la parole. Peut-être cela explique-t-il
quand la langue m’aide ces mots d’un élève de la 5e ALO,
Sitographie
à trouver ma place aussi peu scolaire qu’il est grand
Site Sara :
http://musicafournier.canalblog.com/
Pour les élèves, la langue française amateur de basket : « Le français
Sites Rémi : http://flipmusiclab.fr/http:// est devenue un moyen d’affirmer leur maintenant, c’est comme le sport.
fr.padlet.com/Imer/padletdespadlet place dans l’école, en y étant recon- Avant c’était comme rien, ça ne me
Le edmuslive sur la ludification : nus comme partenaires par des disait rien, j’étais là pour faire plaisir
https://youtu.be/j0oVEuGMnVU
adultes. Dans le cadre du bALOra- au professeur. »
Padlet regroupant les jeux : http://padlet.
com/musicafournier/jeuxdedmus toire, un laboratoire d’activités péda- Les élèves réinventent leur hori-
gogiques ouvert aux volontaires, ils zon scolaire. Au sens géogra- n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 47


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

phique d’abord, au travers d’excur- la langue. L’horizon scolaire des vent passif dans le cadre des cours
sions permettant de travailler langue élèves s’enrichit aussi de ponts entre traditionnels son remarquable inves-
et orientation ailleurs que dans le les diverses disciplines, deux éva- tissement lors de la séance précé-
collège. Si elles sont peu nombreuses luations étant chaque trimestre dente de l’atelier, le professeur de
en 5 e, l’année est tout de même notées parallèlement par l’ensei- français et la classe ont eu la sur-
encadrée par une visite au centre gnant concerné et le professeur de prise de le voir tout à coup faire
d’information et d’orientation de français. avancer l’explication de texte par
secteur en septembre et par une sor- une série de remarques fort
tie de fin d’année. Pour la dernière pertinentes !
séance de l’atelier en juin 2015, visi- Cet art de rebondir parait Si, dans le cursus ALO, il n’est
tant l’exposition sur l’histoire du déteindre sur l’attitude face plus question de ramer en français,
commerce maritime au Musée natio- au travail. c’est donc que le travail y est en
nal de la marine, les 5es ALO se sont partie porté par des courants à
initiés au vocabulaire de la naviga- Notre façon de travailler sur la l’œuvre chez les élèves eux-mêmes.
tion, éprouvant au passage, comme maitrise de la langue apprend encore Se développer pour exister, tel est le
Yasmine, la fierté de retrouver « des aux élèves à rebondir. Au fil des désir qui travaille (et parfois
mots qu’on avait appris en ALO, par interviews, on leur demande de plus inquiète) ces adultes en puissance.
exemple docker ». En 4e, les élèves en plus de savoir improviser des Moyen d’explorer, d’agir et de se
bénéficieront d’une immersion dans questions opportunes à partir des valoriser, la langue met dès lors les
des classes de 2de du lycée de secteur réponses de l’interviewé. Cet art de élèves en confiance, vis-à-vis d’elle-
et dans un centre de formation d’ap- rebondir parait déteindre sur l’atti- même, de leur avenir, et de l’insti-
prentis, selon des modalités faisant tude face au travail. Par exemple, tution qui s’en veut le creuset. n
là encore une place à la maitrise de après avoir rappelé à un élève sou-

La discussion
pour embarquer
La discussion à visée démocratique et philosophique en à raisonner, argumenter, prouver,
classe est une façon d’embarquer les élèves, parce qu’ils valider rationnellement, objecter,
adviennent au statut d’interlocuteur valable, facteur etc. Il cultive la culture de la ques-
essentiel de motivation. tion autant que de la réponse. Son
ressort est le conflit sociocognitif.
Le groupe classe y devient un
Michel Tozzi, professeur émérite en philosophie, « intellectuel collectif », une « com-
Montpellier 3 munauté de recherche » (John

T
Dewey, Matthew Lipmann).
out d’abord, prendre en on essaye de comprendre ce que
compte que, pour être for- dit l’autre, on ne déforme pas sa Morceaux choisis
mateur, le débat en classe pensée ; l’autre est une ressource Une discussion à visée démocra-
doit respecter plusieurs pour ma pensée, ses objections tique et philosophique qui a duré
conditions. Il faut, outre des ques- sont un cadeau intellectuel, non une heure quinze avec quatorze
tions qui concernent les élèves : élèves de 10 ans. Après avoir distri-
• des règles de fonctionnement : bué les rôles de président (distribue
dans une classe on est nombreux, Le débat est une activité la parole, sollicite les enfants qui ne
tout le monde ne peut donc pas rationnelle. se sont pas encore exprimés), syn-
parler en même temps, sinon on thétiseur (résume les idées impor-
ne s’entend pas ; il faut donc un une agression contre ma per- tantes du débat), et reformulateur,
ordre de parole, quelqu’un qui sonne ; on ne doit pas être dans et s’être assuré que tous les partici-
assure cette gestion de la parole, la dérive du conflit socioaffectif ; pants comprenaient bien leur rôle,
le débat doit être organisé et • des exigences intellectuelles : on nous pouvons commencer la
animé ; utilise sa raison pour parler avec réflexion :
• une éthique communicationnelle : pertinence, car le débat est une acti- M. Tozzi : « À quoi ça sert de dis-
on s’écoute, on ne se moque pas, vité rationnelle. Le débat apprend cuter ? Si on vous demande sponta-

48 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

nément à quoi ça sert de discuter,


qu’est-ce que vous répondriez ? Un
peu de silence pour réfléchir.
E2 : C’est pour partager nos
pensées.
E3 : Moi je pense que si on ne dis-
cute pas, on ne comprend pas la
pensée des autres.
M. Tozzi : C’est quelque chose qui
progresse et qui avance donc.
(Question de relance) Est-ce que
vous avez eu des moments de dis-
cussions dans votre classe ?
E6 : Oui, par exemple au conseil,
on discute de problèmes et on fait
des propositions.
E12 : Ça sert à débattre sur des
sujets.
M. Tozzi : Pourquoi c’est important
de savoir que l’autre pense différem-
ment de moi ?
E13 : C’est important, parce que si
on savait tout, on ne se poserait pas
des questions.
M. Tozzi : Tu veux dire que l’avan-
tage d’une discussion, c’est qu’on
apprend des choses qu’on ne savait
pas. Donc, Éric a dit qu’au conseil
on discute pour régler des problèmes, des différents points de vue. Alors à la vie. Discuter, c’est avancer les
qu’est-ce que c’est régler des quoi ça sert le vote ? choses. Voter sert à exprimer son
problèmes ? E32 : Parce qu’il y a plusieurs per- opinion, voter sert aussi à dire son
E14 : Par exemple, quand il y a sonnes et elles ne sont pas toutes opinion sans parler. On peut être
une dispute, deux personnes dis- d’accord et chacune a son opinion. moins nombreux à voter mais à avoir
cutent pour pas qu’il y ait de M. Tozzi : Le vote consiste donc à raison et la raison peut ne pas plaire
problème. trouver une décision pour tout le à tout le monde.
E15 : Et un conseil, ça sert à écou- monde, c’est ça ? M. Tozzi : Donc dans la première
ter les personnes qui se sont dispu- partie, on a parlé du conseil, mais
tées et d’essayer de faire en sorte de vous avez soulevé une autre expé-
régler le problème. Au conseil, on parle rience qui est la discussion d’un
Le reformulateur : Ça sert à régler calmement pour régler des moment philosophique, un atelier
des conflits, puisque souvent, si on conflits. philo, une discussion à visée philo-
n’essaie pas de passer par la discus- sophique. Est-ce que vous pourriez
sion calme, ça peut s’aggraver encore E33 : Oui, au conseil, il y a plu- me dire la différence que vous faites
plus. sieurs points de vue, on tranche et entre finalement quand on discute
M. Tozzi : Pour vous, le conseil voilà. au conseil et quand on discute en
c’est seulement régler ses problèmes M. Tozzi : Alors est-ce qu’on a rai- philo ? Ressemblances et différences,
ou y a-t-il encore d’autres son quand on est plus nombreux ? c’est quoi ?
fonctions ? E38 : C’est pas forcément la meil- E2 : Au conseil on discute sur un
E 2 6 : Au c o n s e i l , o n p a r l e leure réponse, mais celle qui plait au problème d’une personne ; au débat
librement. plus de monde. philo, on discute à propos d’une idée.
E28 : Par exemple, si on a quelque M. Tozzi : On va avant demander E3 : Dans un débat philo, on a un
chose à proposer à la classe ou bien au synthétiseur ce qu’il a retenu de thème précis et plusieurs rôles, alors
si on a quelque chose à demander, tout ce qui a été dit. qu’au conseil on vote.
et ben voilà, on peut demander. Le synthétiseur : Discuter, ça sert M. Tozzi : Pourquoi à votre avis en
M. Tozzi : D’accord. À quoi ça sert à partager ses idées. On peut philo on ne vote pas ?
finalement de discuter avant de apprendre beaucoup de choses des E4 : En philo on ne vote pas car
prendre une décision ? autres en s’écoutant. Quand on dis- on n’a pas de réponse à saisir, on va
E31 : Ben, car si on ne discute pas cute, on règle les problèmes et ça peut garder toutes les réponses.
et qu’on prend des décisions comme soulager. Dans la vie, on discute M. Tozzi : En philo toutes les
ça, les problèmes restent. beaucoup et on règle des conflits. La réponses sont bonnes. D’accord, pas
M. Tozzi : D’accord, alors première discussion peut faire mal ou faire du d’accord ?
fonction du conseil, c’est de régler bien. La bagarre ne mène à rien. Au E7 : En fait, même les mauvaises
des problèmes après avoir discuté et conseil, on parle calmement pour réponses en philo permettent de
deuxième fonction du conseil, c’est régler des conflits, pour proposer ou réfléchir.
de prendre une décision en fonction demander des choses qui améliorent M. Tozzi : Il y a un philo- n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 49


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

nnn sophe qui dit “la réponse c’est nouvelle question ? La réponse, c’était "une personne
la mort de la question”, qu’est-ce que E11 : Ça dépend des sujets et des qui réfléchissait sur un problème et
vous en pensez ? réponses qui se sont développées. qui discutait avec d’autres philo-
E9 : Et donc ça veut dire que la M. Tozzi : Donc ça dépend des sophes pour trouver une ou plusieurs
question c’est comme un peu la proie réponses provisoires. À votre avis, réponses". Et une réponse ça ne se
de la réponse. qu’est-ce qui est le plus important, vote pas en philo. En philo, il n’y a
M. Tozzi : Explique-toi. pas de réponse, chacun a son idée,
E10 : Une fois qu’on a trouvé la donc toutes les réponses sont bonnes
réponse et ben la question n’est plus
En philo, il n’y a pas de et une réponse permet de réfléchir.
là. réponse, chacun a son idée, On n’a d’ailleurs jamais les mêmes
E11 : En fait, ça dépend du type de donc toutes les réponses sont points de vue sur les questions, et
réponse, il y a les réponses qui sont bonnes. sur une même question, il peut y
peu développées et les réponses qui avoir plusieurs réponses, il n’y a pas
sont beaucoup plus développées et la question ou la réponse ? forcément une question à tout et les
donc il y a toujours une question E12 : La question, car sans ques- idées peuvent être toujours dévelop-
dans une réponse. tion, une réponse n’existe pas. pées, alors que la réponse est termi-
M. Tozzi : C’est-à-dire que si on a M. Tozzi : On peut faire le point ? née une fois que la réponse a été
trouvé quelque chose, on peut tou- Le reformulateur : On s’était trouvée en général. Une solution
jours recommencer et trouver une demandé "c’est quoi un philosophe ?" n’est pas forcément une réponse. » n

Écrire, réécrire : de l’élève


à l’auteur
Description d’une séance d’écriture longue d’une durée quelques-unes des réflexions que les
de cinq semaines avec une classe de 6e autour de la plus hardis ont formulées.
rédaction d’un conte illustré en arts plastiques. L’annonce du travail de groupe
calme les premières angoisses : les
élèves sont libres de choisir leur
Nadia Voillequin, professeure de lettres modernes partenaire d’écriture. Afin de per-
au collège Paul-Langevin de Sainte-Savine mettre à chacun la réflexion, le tra-
vail est d’abord écrit et individuel.
Pierre Colson, professeur d'arts plastiques Au sein des groupes, chaque

L
membre lit les productions de son
’objectif principal de cette Il ne s’agit donc pas d’écrire pour partenaire et une discussion s’en-
séquence, située au pre- soi, ni pour le professeur, souvent gage afin de produire un texte com-
mier trimestre, était d’ame- seul lecteur (et donc seul juge). Si mun, élaboré à deux mains. Ces
ner les élèves à construire certains élèves sont enthousiastes chaines de reformulations et de
une posture d’auteur, pour qui l’écri- (en particulier les bons élèves, confrontations[1] lient ainsi plusieurs
ture est un travail artisanal, élaboré capables de produire des textes cor- écrits intermédiaires dont les ten-
avec un souci esthétique affuté et sions sont résolues par une interac-
ce, dans une perspective altruiste. tion entre l’oral et l’écrit. Les élèves
Une discussion s’engage sont laissés en autonomie, même si
n Motiver l’engagement afin de produire un texte je reste à disposition et circule entre
individuel et collectif commun, élaboré à deux les ilots. Les groupes m’interpellent
La séquence est présentée aux mains. souvent pour me demander un arbi-
élèves selon deux objectifs : le premier trage. Nous discutons de ce qui leur
est la participation à un concours rects sur le plan linguistique),
départemental, organisé en partena- d’autres se montrent rétifs et
1 Élisabeth Nonnon, « Des interactions entre oral
riat avec le salon du livre, le second inquiets. « Moi, je ne sais pas et écrit : notes, canevas, traces écrites et leurs
est de fabriquer un objet livre, en écrire », « je fais trop de fautes d’or- usages dans la pratique orale », Pratiques n° 115-
partenariat avec un imprimeur local. thographe », « ça sert à rien » sont 116, décembre 2002, p. 78.

50 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

pose problème, je les interroge à a pu rédiger sa description, lisant le correcteur automatique, un


mon tour afin de valider, en accord défaillante sur le plan linguistique, dictionnaire et un conjugueur en
avec eux, telle ou telle proposition. mais intéressante pour le récit. Ses ligne.
Pour cette étape de travail, l’objectif camarades ont retenu la comparai-
est d’abord langagier, nous travail- son et ils ont retravaillé ensemble la n Illustrer et devenir auteur
lerons davantage l’aspect linguis- description. Chaque groupe rédige ensuite un
tique à d’autres moments. Chaque groupe lit à l’ensemble de résumé de son texte à destination
Le travail de l’oral parait en effet la classe sa production. Le travail est du professeur d’arts plastiques. Les
indispensable à la construction du ensuite collaboratif : les élèves pro- élèves réalisent des dessins illustrant
texte écrit. Un élève avait ainsi ima- posent des idées pour enrichir les leur texte et choisissent celui qui
giné que son personnage, capturé descriptions lues et chaque groupe constituera la couverture du recueil.
par une fée maléfique, appelait à réécrit son texte en intégrant des Les dessins réalisés étaient d’une
l’aide depuis une fenêtre, alors que éléments reçus en classe entière. telle qualité et l’implication des
le donjon décrit précédemment ne Outre le travail de description, la élèves si satisfaisante que nous
possédait justement aucune ouver- mise en place du récit prend forme avons décidé d’intégrer la plupart
ture vers l’extérieur. L’échange oral dans les esprits. Un groupe avait des illustrations au recueil. Celui-ci
a permis de résoudre ce problème. décrit de manière très intéressante est disponible et l’on peut l’emprun-
une montagne magique aux pay- ter au CDI, et le statut d’auteurs des
n Éveiller la conscience sages changeants, avec notamment élèves est clairement indiqué sur la
scripturale quatrième de couverture.
Afin de faciliter l’entrée dans
l’invention du récit, le point de Les ressources culturelles Enfin, dernier élément particuliè-
départ est un jeu de cartes intitulé doivent également être rement gratifiant pour tous, deux
Il était une fois le conte. Les appre- mobilisées. élèves de la classe ont remporté un
nants auteurs tirent trois cartes : un prix au concours d’écriture départe-
lieu, un personnage et une moralité. une couverture neigeuse arc-en-ciel. mental. Ces apprenants auteurs ne
À partir de ces éléments, les élèves Le personnage décrit, une fée, était sont pas de bons élèves, parfaite-
construisent leur histoire. plus conventionnel : belle, blonde et ment au fait du bien écrire et des
Avant de commencer la rédaction gentille. Certains élèves ont proposé attentes propres à la rédaction sco-
du conte, chaque élève rédige une de l’habiller aux couleurs de l’arc- laire[2], mais des élèves qui se sont
description du lieu et du personnage en-ciel, ce qui a permis à ce groupe pleinement engagés dans le travail
présents sur les cartes. Après une de faire de la montagne magique le de création. n
discussion, les groupes proposent lieu de vie de la fée.
une description commune.
Compétences linguistiques et com- n Écrire, épaissir,
pétences langagières sont ici en jeu. et corriger
La description ne peut se faire sans Chaque séance d’écriture, en lien
mobiliser les connaissances liées à avec les différentes étapes du sché-
l’emploi des temps ou aux expan- ma narratif, est suivie d’une réécri-
sions nominales. Les ressources ture en utilisant le traitement de
culturelles doivent également être texte en salle multimédia. Je récu-
mobilisées : comment caractériser père alors les textes, que je corrige
un souterrain ou un puits pour un directement sur le fichier des élèves.
élève de 10 à 12 ans, en difficulté de Il ne s’agit pas alors d’évaluer, mais
surcroit ? L’appui de l’image est une de guider la réécriture. J’interroge
ressource alors précieuse. Je circule les élèves sur la logique de la tem-
entre les ilots et propose à ceux qui poralité, surligne un passage en
ne savent pas quoi écrire de me dire indiquant mon incompréhension,
ce qu’ils voient sur la carte, de cher- m’inquiète de constater que le per-
cher des ressemblances avec des sonnage ne puisse pas se sortir de
éléments qu’ils connaissent. Ainsi, sa situation, indique mon envie d’en
une élève, en difficulté, a trouvé une savoir plus sur ce mystérieux mes-
ressemblance entre le puits et « un sage inscrit sur une page déchirée,
dé à coudre géant enterré à l’en- demande si la phrase n’est pas trop
vers ». Elle a voulu retirer cette idée longue, conseille la recherche
très vite, la jugeant « nulle », d’au- d’autres choix lexicaux, etc.
tant que ces partenaires d’écriture Lorsque nous retournons en salle
ont ri de sa proposition. Mon rôle a informatique, je m’assure que mes
alors été de la rassurer en leur mon- commentaires sont bien compris et
trant (à elle et au groupe) que non chaque groupe doit me proposer une
seulement la ressemblance pouvait réécriture qui résout les problèmes
se justifier par la forme, mais aussi soulevés.
2 D’après les travaux de Jean-François Halté, cité
par le lien que cet élément de cou- La dernière séance est consacrée par Isabelle Delcambre et Yves Reuter, « Images
ture introduisait avec La Belle au à la relecture orthographique. Les du scripteur et rapports à l’écriture », Pratiques
bois dormant, étudié en classe. Elle élèves corrigent leurs erreurs en uti- n° 113-114, juin 2002, p. 13.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 51


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

La classe comme salle


de rédaction
Pour embarquer ses élèves dans les apprentissages, on élèves peuvent avoir à reprendre leur
peut utiliser des fils rouges, des projets transversaux texte de nombreuses fois. La phase
déclinés sur l’année auxquels se rattachent bon nombre de dialogue systématique est pri-
d’apprentissages. L’un d’eux est le journal de la classe. mordiale, car elle permet de saisir
si l’enfant est toujours dans l’envie
d’améliorer son texte ou s’il com-
Sylvie Baud-Stef, professeure des écoles mence à décrocher. Il faut alors

L
arrêter, valider une version finale à
e contrat est simple : trois l’autre pour des problèmes de cohé- publier, satisfaisante pour tous,
exemplaires au minimum rence et de compréhension. Sont même si elle ne correspond pas
paraitront dans l’année, un également ajoutées des observations encore totalement à l’objectif de
par trimestre. Chaque élève et indications pour les aider à se l’enfant. Il retrouve ainsi une nou-
sera auteur ou coauteur d’au moins corriger. À la séance suivante, cha- velle envie en commençant à écrire
deux articles par numéro. Toutes les cun est invité à réfléchir pour un autre article.
propositions sont à priori accep- reprendre sa production en fonction
tables, à l’exception de texte diffa- des annotations, tandis que l’ensei- La parution, un moment
matoire, violent ou ordurier. Les gnante passe auprès d’eux indivi- magique
élèves rédigent et retravaillent leurs duellement. Grâce à un dialogue et Les premières productions sont
productions jusqu’à validation pour des interrogations précises sur le généralement très courtes et plus ou
publication. Ils peuvent travailler sur sens de ce qu’ils veulent écrire, les moins nombreuses. Le premier numé-
brouillon papier ou directement sous enfants affinent peu à peu leur pen- ro est toujours moins épais que les
traitement de texte. Mais à terme, sée, complètent et développent leurs suivants. Les élèves doivent en effet
la version retenue doit être tapée. idées et corrigent l’orthographe. s’approprier la méthode de travail, le
La mise en page sous forme de jour- niveau d’exigence pour validation :
nal est faite par l’enseignante. mieux vaut un texte court et lisible
L’important est qu’ils écrivent qu’un texte long et incompréhensible !
Écrire et réécrire, sur un sujet qu’ils ont envie Une fois leur article terminé, les
mais sans se lasser de partager. élèves peuvent l’illustrer en travaillant
Au début de l’année, les moments sur papier, sous logiciel de dessin ou
de travail pour les productions sont C’est un travail de fourmi, étalé sur en recherchant sur internet.
balisés et la présence de l’ensei- plusieurs séances, et certains C’est à la parution du premier
gnante est forte. Si certains élèves peuvent se perdent lors du passage numéro qu’ils en mesurent totale-
sont rapidement indépendants et de l’explication orale à la rédaction. ment la portée. Lorsqu’ils le décou-
autonomes, d’autres sollicitent beau- Il faut donc à chaque fois les recen- vrent, c’est un moment magique. Ils
coup. Il faut les amener à exprimer, trer sur l’objet de leur article. sont ravis, fiers, intimidés. Très sou-
développer leurs idées. Au début, Lorsque les premiers élèves ont leur vent, après un moment de grand
certains élèves ont rapidement des texte validé, ils peuvent prendre le silence où chacun est plongé dans
idées de textes, mais d’autres relai de l’enseignante et aller aider la découverte de son exemplaire,
manquent d’inspiration. Ils ont envie leurs camarades à reformuler leurs s’ensuit un joyeux brouhaha où
de participer, mais ne savent pas idées et à corriger l’orthographe. Au s’échangent commentaires et appré-
comment commencer. Ils peuvent fil du temps, se met ainsi en place ciations. Certains s’amusent même
alors puiser dans le vécu de la un système dans lequel chacun pro- à relever les coquilles restantes !
classe, les diverses activités et pro- duit et corrige son texte à son Tous y ont contribué, même si, au
jets constituant un réservoir de dif- rythme, les enfants pouvant travail- départ, certains l’ont fait parce que
férents thèmes. Ils peuvent égale- ler sur leur production à chaque fois la maitresse l’avait proposé, parce
ment faire des suggestions qu’ils ont du temps libre. qu’ils m’ont fait confiance. À partir
personnelles. L’important est qu’ils Avant d’être considéré comme de ce premier numéro, la classe
écrivent sur un sujet qu’ils ont envie publiable, un article subit donc bon s’approprie vraiment le journal. De
de partager puisqu’ils seront lus. nombre de modifications. Chaque nouveaux thèmes, d’autres types de
Les élèves écrivent, seuls ou à version d’un texte est systématique- textes, plus nombreux, sont soumis,
plusieurs, un premier jet qu’ils sou- ment corrigée et annotée par l’ensei- les sujets et thèmes abordés sont de
mettent à correction. Chaque propo- gnante. Le niveau d’exigence pour plus en plus diversifiés. Les produc-
sition de texte est reprise par l’ensei- publication est cependant lié aux tions s’allongent, se complexifient.
gnante qui met en évidence les apprentissages en cours, et récipro- Les élèves prennent peu à peu l’ha-
points à retravailler avec un code quement, ainsi qu’à l’aisance de bitude de faire usage d’outils issus
couleur : une pour l’orthographe, chaque enfant face à l’écrit. Les de la grammaire pour produire des

52 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
3- Destinations

articles lisibles et compréhensibles. en difficulté, voire en rupture avec parfois même triplent leur nombre
Au fil du temps, ils sont de plus en l’écrit, découvrent le plaisir d’écrire de pages.
plus autonomes pour les moments et la fierté de proposer des textes
d’écriture. Le nombre de relectures pour parler de ce qu’ils aiment. Certains jours, la classe ressem-
diminue et le travail de réécriture Écrire ne fait plus peur aux élèves, blerait presque à une salle de rédac-
est moins laborieux. Certains élèves les numéros suivants doublent et tion ! n

Le jeu : est-ce encore


des maths ?
Dans l’imaginaire collectif, les mathématiques et la carte qu’ils ne veulent plus. Le pre-
rigueur qu’elles induisent sont synonymes d’ennui, de mier à avoir quatre cartes identiques
dur labeur, voire de souffrance. Au collège Lucie-Aubrac tape au milieu de la table. Les autres
de Dunkerque, les enseignants de mathématiques ont tapent sur sa main le plus vite pos-
réfléchi à un moyen à la fois d’anticiper les difficultés et sible. Cette manche n’a pas d’intérêt
de rendre le travail plus ludique, moins rébarbatif. mathématique, mais permet d’obte-
nir un ordre : premier, deuxième,
troisième et quatrième.
Baptiste Hebben, enseignant de mathématiques
et formateur académique n Deuxième manche :

D
les trésors
’après Einstein, « le jeu connaissances, d’automatismes (en Les joueurs tirent quatre cartes de
est la forme la plus élevée calculs notamment) ou de compré- la pioche à trésors. Le premier choi-
de la recherche ». C’est hension. D’où la nécessité de créer, sit sa carte en premier, puis le deu-
ainsi qu’afin de faire d’innover. xième et ainsi de suite. Les trésors
chercher nos élèves, nous leur avons peuvent être des nombres positifs et
proposé de jouer. Les heures de sou- négatifs. Des cartes spéciales
Les élèves savent
tien que nous organisions se sont peuvent être choisies : donner une
transformées en « maths excellence »
intuitivement, sans leur carte à celui qui a le plus ou le
et nous ont servi de laboratoire afin énoncer la moindre règle, moins de trésors. Le gagnant est
de tester certains de nos jeux. Puis, comparer des nombres celui qui a le plus de trésors quand
très vite, nous avons joué en classe relatifs. toutes les cartes de la pioche à tré-
entière, convaincus que nous sors sont distribuées ou quand le
sommes de leur intérêt. Le tap’maths professeur le décide.
Nous avons distingué plusieurs En 5e, nous proposons ce jeu pour En jouant au Tap’maths à plu-
catégories de jeux. D’un côté, les travailler en amont le cours sur les sieurs reprises avant d’aborder en
jeux « à préparer » que nous nombres relatifs (les nombres avec des cours la notion de nombres relatifs,
construisons avec les élèves. Cette moins, etc.).Ce jeu se joue à quatre. on se rend compte que les élèves
activité est très formatrice pour nos À chaque tour, il y a deux manches. savent intuitivement, sans leur énon-
élèves, car elle leur demande une cer la moindre règle, comparer des
certaine maitrise des notions, mais n Première manche : nombres relatifs (au moment du
elle ne constitue pas un jeu en soi. les familles choix de la carte) et les additionner
D’un autre, les jeux « prêts à jouer » Des cartes représentant quatre (afin de connaitre le gagnant ou
que nous privilégions. Ne voulant mathématiciens (quatre cartes iden- d’utiliser certaines cartes spéciales).
pas jouer pour jouer, nous utilisons tiques par mathématicien) sont De plus, spontanément, ils classent
très peu de jeux du commerce, mélangées et distribuées aléatoire- leurs cartes en rassemblant les
même si nous nous en inspirons ment aux élèves. Chaque élève nombres positifs entre eux et les
fortement dans certains cas. L’idée essaie de reconstituer une famille nombres négatifs entre eux, ras-
est vraiment de coller aux pro- de quatre cartes identiques. Pour semblent les opposés (dont la
grammes et d’apporter une réelle cela, les joueurs donnent simulta- somme est nulle). Bref, le chapitre
plus-value aux élèves en termes de nément à leur voisin de droite une entier est traité dans ce jeu. n n n

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 53


dossier S’embarquer dans les apprentissages

3- Destinations

nnn Lors du passage au cours, Ils sont acteurs pendant la séance, qui fasse jouer les élèves puis
on pourra énoncer les règles, notam- ils jouent tous, d’une manière géné- explique la notion dans le cours, afin
ment aux élèves ayant besoin d’être rale, ne sont pas inactifs. On peut de faciliter le transfert et le sérieux
rassurés par une stratégie experte, même constater par moments un des élèves. Il est ainsi parfois difficile
mais la majorité arrive à transférer esprit d’entraide entre élèves, les de faire le lien entre le jeu et la notion
le jeu aux exercices. Ils ont ainsi des bons aidant les moins bons. du cours. Comment amener le jeu
images mentales qui leur permettent De plus, le jeu amène les élèves à dans le cours ? Comment passer du
de ne pas faire l’erreur classique du élaborer une stratégie, faire des jeu à l’exercice plus classique ? C’est
-7+5 =-12 (alors que c’est - 2). Ils choix. Il les oblige à un réel effort de une réelle réflexion que doit mener
pensent à la carte « - 7 » et à la carte concentration, qui n’est pas facile à le professeur. Il apparait également
« + 5 ». obtenir pour certains. C’est ainsi que que la pratique du jeu en classe sera
D’autres jeux permettent égale- certains élèves parfois étiquetés d’autant plus efficace dans les éta-
ment d’introduire une notion, comme comme perturbateurs jouent sérieu- blissements où l’on peut constater
la bataille navale (pour le repérage sement et que la pratique des jeux une réelle dynamique d’équipe entre
dans le plan), le jeu de l’oie (pour le en classe permet d’améliorer la ges- collègues : mutualisation des jeux,
calcul littéral), de faire des calculs tion de classe. La mise en route est échanges d’expériences, habitudes
(18 Scrobbie®, jeux de Loto, etc.) ou plus rapide, il n’est pas nécessaire chez les élèves, etc.
encore le raisonnement en géométrie de demander aux élèves de se mettre Enfin, certaines règles de jeux sont
(jeu de plateau avec des démonstra- assez complexes. Le professeur peut
tions à replacer, un Qui est-ce ?® dans ainsi perdre du temps et les élèves
une version géométrique, etc.). Les
Les jeux accentuent peuvent se lasser avant même d’avoir
jeux sont choisis pour différentes véritablement la motivation joué. Il faut donc que le professeur
raisons. Certains permettent aux de nos élèves. réfléchisse à des moyens d’amener
élèves d’effectuer un grand nombre les règles de manière rapide et effi-
de calculs. Ils ne pourront gagner que au travail. Le jeu occasionne du cace. Il peut, par exemple, commen-
s’ils les réussissent. D’autres jeux bruit, certes, mais un bruit positif. cer à jouer sans toutes les règles et
demandent aux élèves des capacités Enfin, même s’ils ne s’en rendent les amener petit à petit, ou encore
de raisonnement (quelle pièce mettre pas forcément compte, quand les faire jouer toute la classe sur un
au bon endroit, comment avoir un élèves jouent, ils apprennent. Lorsque même jeu projeté au tableau.
temps d’avance sur l’adversaire ?). des jeux de calcul mental sont pro-
Le hasard peut avoir sa place dans posés régulièrement, on peut remar- Le jeu nous est donc apparu
le jeu, notamment s’il nécessite l’uti- quer des progrès chez les élèves comme étant un moyen à part
lisation d’un dé. Cependant, il faut (apprentissage des tables, par entière pour amener les élèves à
que le fait de gagner soit le plus pos- exemple). De même, le jeu permet entrer dans les apprentissages. Que
sible le fruit des choix de l’élève ou de donner aux élèves une image men- ce soit pour aider les membres d’une
de ses capacités de calculs. tale d’une notion. Cette image men- équipe ou par esprit de compétition,
Nous avons testé ces jeux dans tale peut être utile pour la compré- les élèves montrent une réelle moti-
différentes classes, différents col- hension de cette notion sur la durée vation à jouer, et donc à chercher.
lèges, lors de formations. Nous (mémorisation à plus long terme). Ce qui n’enlève rien à la rigueur
avons alors constaté les mêmes effets nécessaire, au contraire ! Il faut
sur nos élèves. Quelques précautions convaincre ou prouver à ses cama-
Tout d’abord, nous remarquons Tout d’abord, la place et le rôle du rades que l’on ne se trompe pas ou
que les jeux accentuent véritable- professeur sont importants. Il est pré- que l’on ne triche pas ! n
ment la motivation de nos élèves. férable que ce soit la même personne

Actualité de la
pédagogie différenciée
Revue n° 503
La pédagogie différenciée apparait comme une réponse à
de multiples problèmes : l’accueil d’élèves non francophones,
d’élèves handicapés, la lutte contre l’échec scolaire et la garantie
pour tous d’un socle commun. Un dossier pour faire le point sur
les différences entre élèves.

librairie.cahiers-pedagogiques.com

54 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


S’embarquer dans les apprentissages
dossier
Relecture

À bon port
Malgré leur banalisation, les études demeurent et sont peut-être gnant par peur de devoir changer
de plus en plus une aventure. L’école est en effet, pour beaucoup d’identité pour eux-mêmes et face
d’élèves, un ailleurs, promesse de découvrir des rades inconnues aux autres. Une difficulté supplé-
mais, hélas aussi, risques de naufrage. À partir d’une enquête mentaire tient à ce que ces registres
récente, sont proposées quelques clés d’analyse susceptibles sont eux-mêmes mus par des dyna-
d’aider à comprendre en quoi il peut être si difficile d’apprendre à miques internes qui en modifient les
l’école, mais aussi ce qui peut équiper les élèves et sécuriser leurs exigences. Ainsi les filles, générale-
parcours. ment plus à l’aise à l’école que les
garçons, y voient louer leurs qualités
de collaboration et de constance
Patrick Rayou, enseignant chercheur en sciences de l'éducation dans l’effort et sont de ce fait beau-
à Paris 8

O
coup utilisées comme des auxiliaires
pédagogiques. Mais vient un temps
n n’apprend pas qu’à de dire que « c’est de la daube », alors où la prise de risque devient une
l’école, mais on y même qu’on vous demande votre qualité et où les garçons qui ont
apprend différem- avis. franchi le cap de la 2de et envisagent
ment. On le fait des études supérieures remplissent
selon des registres Un alignement davantage les attentes vis-à-vis des
qu’il importe tout à la fois de com- des planètes élites et se voient mieux évalués que
biner et de reconfigurer au cours de Réussir à l’école, c’est donc être leurs compagnes, souvent et curieu-
sa scolarité, car les longues traversées capable de réaliser ce qui ressemble s e m e n t q u a l i f i é es d e « t ro p
désormais ouvertes à une majorité à un alignement de planètes. Être soi scolaires ».
d’enfants et de jeunes mettent en jeu dans les apprentissages sans être Les témoignages, les analyses qui
des aspects identitaires, cognitifs et envahi par sa subjectivité, apprendre constituent ce riche dossier semblent
culturels qui ne vont pas de soi. des méthodes et notions mais en corroborer une telle approche. On y
sachant les décontextualiser et voit en effet beaucoup d’élèves éprou-
L’identitaire, le cognitif recontextualiser ou encore insérer ver des difficultés à entrer dans les
et le culturel les objets du monde dans une culture attentes de leurs enseignants. De
Entrer à l’école, s’y maintenir, y générale sans cesse requise mais façon plus ou moins intuitive, les
réussir implique qu’on y devienne praticiens cherchent avec beaucoup
élève, qu’on y affirme et développe Les praticiens cherchent d’inventivité à embarquer les élèves
un « je » plus ou moins en phase avec dans les activités et la question de la
celui qu’on a forgé comme enfant ou
avec beaucoup d’inventivité motivation est devenue centrale dans
comme pair. Moins la connivence à embarquer les élèves dans les débats éducatifs. Elle est rejointe
entre les milieux d’origine et le les activités et la question par celle de la persévérance, car on
monde scolaire est grande, plus le de la motivation est devenue voit bien qu’il ne suffit pas d’ouvrir
travail d’ajustement est important. Il centrale dans les débats les appétits pour que les élèves
faut alors apprendre à faire mieux éducatifs. demeurent mobilisés et ne cèdent pas
que ses parents sans les trahir, à à l’ennui. Celui-ci semble bien d’ail-
s’affirmer sans passer pour un bouf- difficilement enseignable en tant que leurs naitre au carrefour d’évolutions
fon auprès de ses copains, à souscrire telle, etc. Ces registres commu- de subjectivités d’élèves, d’augmen-
à des valeurs de laïcité parfois déniées niquent entre eux selon une logique tation de la pression à la réflexivité,
par des groupes d’appartenance que proprement scolaire et tout dérègle- d’offres d’objets d’étude. L’effet feu
les promesses d’égalité ont déçus. Il ment de l’un, comme le serait par de paille guette et l’intérêt que peut
faut aussi entrer dans des modes dis- exemple l’hypertrophie d’un sujet apporter, pour le contrer, une
tanciés de rapport au réel qui incapable d’entrer dans des procé- approche en termes de registres d’ap-
impliquent des manières de classer, dures de justification rationnelle ou prentissage, est peut-être de susciter
de hiérarchiser, de référencer, de d’admettre la légitimité des objets des diagnostics qui disent ce qui, pour
rendre raison à des choses souvent d’apprentissage, compromet ce fra- tel élève, à tel moment de sa scolarité,
très différentes de celles de la vie gile équilibre. Les causes purement appelle un soutien spécifique. Les
courante et dont l’école fait souvent cognitives parfois attribuées à la initiatives, les retours d’expérience
comme si elles avaient toujours été difficulté scolaire peuvent provenir de ce numéro fourmillent de propo-
acquises. Il est enfin nécessaire de de la difficile cohabitation de deux sitions permettant d’analyser les
comprendre qu’il existe une culture registres, à l’instar des élèves d’EGPA arrière-plans des apprentissages et
scolaire avec de curieux objets, (enseignement général et profession- d’étayer ceux-ci. Les réflexions qui
comme des tables de multiplication nel adapté) évoqués dans ce dossier suivent, sans prétention à l’exhaus-
ou des accords de participes, ou de qui, refusant d’être félicités après un tivité, n’ont d’autre ambition que
curieuses façons de traiter des objets travail, peuvent émettre un « je m’en d’indiquer quelques pistes et leurs
familiers qui excluent par exemple fiche » et tourner le dos à l’ensei- possibles convergences. nnn

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 55


dossier S’embarquer dans les apprentissages

Relecture

n Maintenir dans l’activité n Réhabiliter l’erreur travail, on exercera des contraintes


Mettre ses élèves en activité procure Plusieurs contributions insistent à intellectuelles qui rendront inévi-
des joies pédagogiques immédiates. juste titre sur la question centrale du table la confrontation au théorème
Celles-ci risquent toutefois d’être aussi traitement de l’erreur. La crainte de de Thalès. De même, un message
éphémères que les enthousiasmes celle-ci est en effet une cause impor- multicolore ne pourra être décrypté
suscités, car une des caractéristiques tante des résistances à l’embarque- que s’il conduit in fine à mobiliser
du temps de l’apprentissage est qu’il ment, elle empêche les remanie- les propriétés d’apparition d’objets
relève de la moyenne, voire longue ments des catégories intellectuelles éclairés par de la lumière blanche
durée, et repose sur des processus qu’exigent tout savoir rigoureux, ou par leur propre couleur.
qu’on ne peut mesurer à la seule jubi- l’ouverture culturelle, le développe-
lation de ceux qui s’y engagent. Les ment d’un sujet capable de rendre Sur un même bateau
articles qui se projettent au-delà des raison. Elle est d’autant plus surpre- « Nous sommes embarqués », disait
moments où la nouveauté des situa- nante et dommageable que les modes Pascal, il nous faut donc choisir.
tions tombe en phase avec la scansion d’apprentissage à l’œuvre dans des Nous contenter de ce que le bateau
des temps de loisir raisonnent plutôt sociétés comme la nôtre requièrent arrive sans trop nous préoccuper de
en termes de mobilisation de res- autonomie et prise de risque et que ses passagers ou bien tenter de faire
sources que de motivation, intégrant celles-ci ne se construisent qu’à tra- en sorte que chacun sorte enrichi du
ainsi le facteur subjectif de l’engage- vers des erreurs rectifiées. « Les voyage. Car les viatiques ne sont
ment et l’apport objectif des aliments élèves ont peur de faire faux ! Et les malheureusement pas les mêmes
nécessaires à son entretien. Faire du enseignants corrigent les fautes ! », pour tous et il importe à une école
lien avec les familles éloignées du dit une des contributions. Cette divi- qui n’a pas renoncé de mieux les
monde scolaire, accueillir avec bien- sion du travail est classique et les connaitre pour assurer une destina-
veillance des élèves raccrocheurs sont tion commune. Peut-on, par exemple,
des gestes tout à fait nécessaires pour utiliser le même nom de « décro-
aider à nouer ou renouer avec des
Identifier l’aspiration à grandir chage » pour des élèves qui ont accu-
scolarités réussies, mais sans doute
de tous les enfants confiés mulé des retards d’apprentissage
pas suffisants s’ils ne fournissent en à l’école et les aider à se voir difficilement réversibles et pour
permanence les supports culturels et grandir d’autres, victimes d’accidents de vie
cognitifs qui permettent de nourrir la qui les ont déstabilisés comme per-
curiosité. solutions proposées remettent en sonnes, mais n’ont pas anéanti des
cause bien des routines. Proposer dispositions scolaires convenable-
n Nourrir par les savoirs des exercices dans lesquels tout le ment construites ? Car si la nécessité
Si les occasions de grandir sont collectif de la classe prend en charge de circuler entre les registres d’ap-
nombreuses et variées, l’école propose le traitement de l’erreur considéré prentissage s’impose à tous, la façon
de le faire dans et par les apprentis- comme tâche noble dont il devient de le faire est toujours singulière.
sages. Renoncer à ce rôle serait renon- expert, rappeler les savoirs en jeu
cer à sa mission et ne pas comprendre dans les exercices traités semblent Un autre enseignement de ce dos-
sans doute que le désintérêt, voire le des pratiques de nature à changer sier est que, dans ces parcours, le
décrochage d’élèves est bien plus lié cette donne, en jouant là encore sur sort des élèves et celui des ensei-
à l’empêchement d’apprendre qu’à l’ensemble des registres. gnants sont étroitement liés : être
la nausée qu’induirait chez eux une empêché d’apprendre ou empêché
surabondance de savoirs. Des élèves n Passer du jeu à l’exercice d’enseigner engendre des souf-
peu préparés subjectivement, cogni- On a souvent et depuis longtemps frances très proches. Là, c’est le
tivement et culturellement à valider souligné le rôle du jeu dans la dyna- commun qui émerge des solutions
les exigences scolaires risquent d’in- mique des apprentissages. D’où avancées : associer le travail cognitif
terpréter comme des atteintes à leur l’idée assez partagée qu’il importe à l’accueil et à l’entraide pour les
personne l’offre par laquelle leurs de créer à l’école des situations uns, modifier ses pratiques avec ses
enseignants croient sincèrement les ludiques. Mais « à quel jeu joue-t-on collègues pour les autres, il n’y a
aider à s’émanciper. Ils vont alors à l’école ? », demande un contribu- pas loin de l’équipage à l’équipe. n
tenter de répondre sur ce registre en teur, qui interroge ainsi l’aptitude
émaillant les cours de conflits inter- du seul registre identitaire à garantir
personnels qui paralysent tant leur l’entrée, le maintien et le succès dans
propre progression que celle de la l’apprentissage. Plusieurs articles
classe. Beaucoup de propositions de abordent cette question non pour
ce numéro visent à identifier l’aspi- discréditer, loin de là, le plaisir à
ration à grandir de tous les enfants l’école, mais pour attirer l’attention
confiés à l’école et à les aider à se sur le fait qu’il ne suffit pas d’em-
voir grandir en créant une classe prunter un élément de la vie des Références
riche, dans laquelle ils ont plaisir à enfants et des jeunes pour faire pas- Enquête de Dominique Glasman et Patrick
découvrir et expérimenter. Elles ser du jeu à l’exercice typiquement Rayou, « Qu’est-ce qui soutient les élèves »,
pour le CGET et le centre Alain-Savary de
montrent des leviers d’action qui scolaire. Pour obtenir un quadrilatère l’IFÉ, https://miniurl.be/r-1761
jouent simultanément sur les progrès à partir de deux segments croisés, Élisabeth Bautier & Patrick Rayou, Les
dans les acquisitions et sur la restau- on pourra proposer une énigme, inégalités d’apprentissage. Programmes,
pratiques et malentendus scolaires, PUF,
ration de l’image de soi. voire des manipulations, mais pour 2013.
qu’il ne s’agisse pas de paravents de

56 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


À LIRE sur notre site

Et pourtant Truffaut de faire durer motivation et mobi- iconoclastes sur ce thème ambi-
n’arrivait pas à apprendre lisation, donc de persévérer. gu. L’antonyme de la motivation :
l’anglais ! l’ennui ? Pas si simple.

Françoise Clerc 6e sens, du sens pour la 6e


La motivation, ce peut être une
Gaëlle Moulin Le pari de l’éducabilité
tarte à la crème, qui nous dispense
Ingrid Duplaquet
d’une réflexion rigoureuse. Un travail d’équipe pour embar-
quer les jeunes entrant au collège Le Microlycée de Paris est une
dans les apprentissages en tous structure de l’Éducation natio-
Favoriser la persévérance genres. Les mots clés : projet, nale qui accueille des jeunes
scolaire coopération, évaluation positive. entre 17 et 24 ans ayant tous
Il suffit pour ça d’un peu d’ima- connu une période de décrochage
Jean-Michel gination pédagogique et de beau- scolaire de minimum six mois et
Zakhartchouk coup de motivation. On en a à qui souhaitent revenir à l’école
Il ne suffit pas d’embarquer les Firminy ! pour préparer le baccalauréat L
élèves sur le navire de l’appren- ou ES. L’école, un lieu que ces
tissage, il faut éviter aussi qu’ils jeunes décrocheurs ou décrochés
débarquent en cours de route, Pourquoi ils s’ennuient ? ont souvent fini par détester. Des
qu’ils se mutinent parce qu’ils ne élèves témoignent.
Stéphanie Leloup
voient pas assez tôt la Terre des
Indes promise par leur amiral qui Stéphanie Leloup nous livrait il
les exhorte à la patience, qu’ils y a plus de dix ans les résultats
éteignent la flamme qu’on a eu d’une enquête sur l’ennui des
du mal à allumer. Il s’agit bien lycéens et quelques conclusions

Ecole et milieux
populaires
Revue n° 520
Le mythe de l’égalité républicaine, nous n’y croyons plus
trop, nous savons bien que certains élèves « sont plus
égaux que d’autres ». Nous ne sommes pas naïfs. Mais
pour la plupart, enseignants et acteurs de l’éducation,
nous pensons travailler à la promotion de tous et
souhaitons souvent pouvoir « compenser » les inégalités.

librairie.cahiers-pedagogiques.com
perspectives Etcheztoiçava?
Corinne Brisbart. Enseignante spécialisée au sein d’un Rased

“ Vendredi

E
n cette veille de vacances, je ne boude pas bien écrire et de savoir lire », me répond-elle.
mon plaisir de voir l’après-midi se terminer. Amina évolue dans ce qu’on appelle le quart-
Mais je suis un peu tendue aussi. Ces ven- monde, dans une famille où les parents sont déficients
dredis sont, pour mes élèves, le jour des et elle a peur de savoir écrire et lire ; je la rassure, elle
révélations compliquées. peut et elle a le droit d’être en réussite, mais il est
Ils choisissent régulièrement cette demi-journée 15 h 50, un vendredi après-midi juste avant les
pour me révéler les éléments douloureux de leur vie vacances. Il va falloir attendre quinze jours pour
comme le fait qu’ils soient battus, exclus, maltraités reprendre ça avec elle. C’est compliqué pour moi de
par les autres, etc. Il est difficile d’entendre cette partir en vacances.
parole et d’agir de façon sereine et intelligente dans Entretemps, Zaoudjati
la précipitation, difficile aussi de les laisser pendant est arrivée, rayonnante, Tout en lui est joyeux,
quinze jours sans réponse. elle n’a pas appris à lire il sourit, le regard est
Mais en début d’après-midi, tout se passe bien. Il cette année, je ne la vois pétillant, les gestes
me faut rappeler plusieurs fois le cadre à ce groupe que depuis trois sont agiles, je suis
de CE1 un peu plus agité qu’à l’accoutumée, mais semaines. Elle s’est très admirative et heureuse
cette excitation ne traduit que la fatigue d’une période vite installée, a observé
pour lui.
de classe qui se termine. ce qu’il fallait faire, a pris
Puis vient la séance qui suit la récréation, avec trois son cahier et s’est mise à
enfants de CP et une petite fille de CE1 qui ne lit pas écrire avec avidité, elle a recopié « j’ai rêvé que » et
et écrit à peine. Mais lorsque je passe prendre a inventé une suite « je mangeais un gros livre ».
­Zaoudjati, sa maitresse m’explique qu’un gouter pour Zaoudjati semble absente en classe, semble ne pas
son anniversaire est organisé dans la classe et que je comprendre, dit qu’elle n’arrive pas à apprendre. Quel
pourrai m’en occuper ensuite. Je m’apprête à dire contraste avec ce qu’elle vient de réaliser, quelle auto-
que c’est compliqué et qu’exceptionnellement, nomie à cinq minutes de la sortie ! Elle voulait écrire
­Zaoudjati ne suivra pas la séance, mais le regard de quelque chose avant de partir et l’a fait. Zaoudjati
la petite fille m’invite à lui proposer de rejoindre le est en confiance dans ce petit groupe, ces récentes
groupe lorsque le gouter sera terminé. réussites l’autorisent à s’engager et à montrer ce
Les trois autres enfants me suivent joyeusement. qu’elle sait faire.
Durant la séance, il s’agit d’écrire des phrases dans Je suis heureuse d’être en vacances, mais comme
une situation générative, les enfants sont actifs. j’ai hâte de les retrouver !
Chouette, un après-midi de veille de vacances sans Philippe Meirieu, lors d’une conférence, abordait
révélation. Je regarde Idris travailler avec enthou- l’idée que c’est la réussite qui engendre la motivation
siasme : quel chemin parcouru depuis le début de et que prendre la motivation comme préalable, c’est
l’année ! Tout en lui est joyeux, il sourit, le regard est confondre l’objectif et le préalable. C’est tellement
pétillant, les gestes sont agiles, je suis admirative et vrai. Je ne sais pas si c’est le plus beau métier du
heureuse pour lui et je lui dis tout le plaisir que j’ai monde, mais que j’aime l’exercer ! n
à le regarder, il m’offre son plus beau sourire et se
remet à écrire.
Puis j’observe Amina, une petite fille toute ronde,
toute sale, toute couchée sur son travail. Elle est arri-
vée en janvier dans notre école avec toutes ses diffi-
cultés, toute sa gêne (elle dit qu’elle est timide), elle
apprend en faisant deux pas en avant et trois en
arrière, elle n’est pas sotte, mais qu’est-ce qui cloche
chez elle ? Pourquoi n’apprend-elle pas à lire ? En
l’observant, je constate qu’elle est sur le mode trois
pas en arrière, elle tient son crayon mollement, se
couche sur la table et me fait des hiéroglyphes, alors
qu’elle m’a déjà montré durant les séances précé-
dentes qu’elle peut faire différemment. Je lui dis cal-
mement mais fermement que je ne suis pas d’accord,
qu’elle sait former les lettres et que je n’accepte pas
ce qu’elle a produit. Alors, elle me regarde, un sourire
gêné, et me dit : « Oui mais tu sais, ça fait peur. »
Voilà, nous y sommes à la révélation du vendredi.
Je la questionne sur ce qui lui fait peur. « De savoir

58 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Etcheztoiçava?

Élodie Lefèvre. Étudiante en doctorat

“ Et en valencien ?
” À partir de là, je

J
e me souviens, quand je vivais en Espagne, je À partir de là, je décidai
donnais des cours de français dans des académies décidai de changer de changer ma méthode
privées de langues pour payer mes études. ma méthode d’enseignement : lorsque
Lorsque j’ai commencé, on m’a demandé si je parlais d’enseignement. mes élèves rencontraient des
valencien (un dialecte proche du catalan qui se parle difficultés à comprendre cer-
dans la communauté valencienne, là où je vivais). Ma taines consignes, certains mots de vocabulaire, cer-
surprise fut telle que je ne compris pas la question et tains points spécifiques de grammaire, conjugaison,
demandai qu’on me la répète, mais j’en venais toujours orthographe en français, je leur demandais de penser
à la même conclusion : pourquoi devrais-je savoir en valencien. Et comme par magie, 80 % des diffi-
parler valencien alors que je donne des cours de fran- cultés disparaissaient. Comme un pont entre les lan-
çais ? Je répondis que non et je commençai à donner gues espagnole et française, le valencien facilitait
mes cours à des élèves bilingues espagnol-valencien. l’apprentissage du français pour ces élèves
Un jour, alors que j’expliquais un point de gram- espagnols.
maire française complexe qui n’existe pas en espagnol, Depuis ce jour, à chaque fois que je dois enseigner
un de mes élèves me fit remarquer qu' « on fait la une langue, quelle qu’elle soit (français, espagnol),
même chose en valencien ». Je me suis donc posé la je demande toujours à mes élèves s’ils parlent d’autres
question de savoir si le valencien ne pourrait pas me langues, pour pouvoir m’en servir en cas de difficultés
servir pour enseigner le français. ou tout simplement pour comparer les langues.

Cyril Lascassies. Enseignant en technologie et formateur Espé dans l’académie de Toulouse

“ Lâchez prise !

B
ilan du premier trimestre mitigé avec cette pour y parvenir, dont un pour lequel je n’ai pas eu le
classe de 4e. Du coup, je leur demande de temps de me former, je ne connais donc pas encore la
m’évaluer. Si Narcisse en prend un léger réponse. » Je vous le donne en mille : les deux tiers
coup, le résultat de cette évaluation ano- de la classe ont choisi le sujet le plus complexe !
nyme n’est pas une surprise : sur vingt-neuf « Aussi, il n’y aura plus d’évaluation classique.
élèves, quatorze attribuent à mon cours un « pas- C’est vous qui devenez responsables de vos apprentis-
sable » et un le trouve « nul ». Il est normal que la sages et me montrerez où vous en êtes, afin que je
moitié de la classe juge ma performance de début puisse vous aider, ou voir si vous pourriez être tuteur
d’année plutôt négativement, puisque moi non plus pour vos camarades. Les explications peuvent être
je n’ai pas pris de plaisir à travailler avec eux. orales, voici douze casques et micros pour enregistrer
Comment l’expliquer ? Lisa ose prendre la parole : votre voix, ainsi qu’un didacticiel pour l’insérer dans
« Vous parlez trop, mon- le blog de l’espace numérique de travail. »
sieur. » Stupeur dans la Encore plus d’autonomie ? Eh bien, puisqu’il n’y a
Je leur expliquais classe, des yeux écarquillés, que neuf PC dans notre salle et que la salle voisine
comment faire du des mains sur la bouche, est inoccupée, il serait bien de pouvoir utiliser ces
vélo sans leur laisser comment a-t-elle osé, elle huit PC supplémentaires.
le temps de pédaler. qui bavarde si souvent ? Quelle peur ? La gestion de la classe. Déjà que je les
En racontant l’anecdote trouvais peu motivés et bavards, comment gérer ça sur
en salle des professeurs, une collègue m’a dit : « Tu deux salles, avec seulement une porte commune pour
l’as punie, j’espère ! » Pas du tout ! C’est un début simple accès, sans note comme outil de récompense
d’esprit critique, ne vaut-il pas mieux l’encourager ? sanction ? Demandons-leur ! Nous convenons alors qu’ils
En effet, ça m’a permis de me rendre compte que gèrent eux-mêmes le travail d’équipe : référent du calme,
je leur expliquais comment faire du vélo, sans leur référent du temps, référent de la consigne, etc.
laisser le temps de pédaler. Changeons alors de bra- Pour quels résultats ? Une collègue de maths d’un
quet et lâchons prise ! collège voisin est venue voir par elle-même, après
« Voici le plan de travail de ce que j’attends de vous que j’en ai parlé en formation. Voici un extrait de son
ce trimestre. Je vous propose quatre sujets au choix courriel :

À vos plumes ! Pour parler du métier tel que vous le vivez, évoquer ses moments de crise ou de plaisir, saisir sur le vif le quotidien ou
l’extraordinaire, prenez contact avec nous en envoyant vos écrits à francoise.colsaet@cahiers-pedagogiques.com

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 59


perspectives I Etcheztoiçava?

« J’ai raconté aux collègues cette visite, mais j’ai Malgré mon expérience, j’avais oublié de mettre
bien des difficultés à décrire précisément cette subtile en pratique en classe la théorie que je partage en
alchimie que j’ai perçue pendant cette heure. Ce cocktail formation. Pressé par temps, pris par la routine, j’ai
de libertés, de responsabilités, de travail individuel et préféré me protéger en adoptant une posture de
en équipe, de recherche, d’échanges, d’évaluation, etc. contrôle, alors que celle de lâcher prise était une bien
Depuis ce vendredi, j’ai le cerveau en complète ébul- meilleure solution.
lition et mille idées germent en même temps dans ma Finalement, après un bilan en fin de second tri-
tête, je frise la surchauffe et les crampes de neurones. » mestre, les élèves et moi avons convenu qu’au troi-
Puis, quelques jours plus tard : sième trimestre, il n’était peut-être pas utile d’aller
« Suite à ma visite, je me suis permis de m’inspirer aussi loin dans le lâcher prise, mais qu’il serait bien
de quelques-unes de tes techniques, en particulier la d’offrir une plus grande diversité (certains élèves me
répartition en rôles bien distincts dans chaque équipe. réclament un cours magistral par moments) et surtout
Cela a donné des résultats surprenants : tout d’abord de leur laisser le choix, de les associer à la conception
une réelle baisse du niveau sonore, puis des conflits des séquences d’apprentissages.
ont émergé au sein des équipes puisque certains fai- Quel enthousiasme de retourner à nouveau dans
saient preuve d’autoritarisme ou de rébellion. Conflits cette classe ! En plus, ils m’ont appris des outils numé-
vite réglés lorsque les rôles ont été échangés. Très ins- riques que je ne connaissais pas encore.
tructif pour tous ! Comme le dit François Taddei dans une interview :
Il me faudra encore du temps pour être à peu près à « Les élèves doivent contribuer à produire des connais-
l’aise. Je perçois très nettement mes résistances et mes sances. Un des plus grands bonheurs, c’est d’ap-
angoisses à ne plus contrôler la situation ! Et je surveille prendre. Pourquoi les enseignants n’auraient-ils pas
de près ma petite tendance au directivisme. » droit à ce bonheur ? » n

Marjorie Decriem. Professeure documentaliste, École internationale de Los Angeles (USA)

“ Internet expliqué à ma grand-mère



M
es classes de 6e sont adorables. Les élèves c’est que cet internet dont tout le monde parle ? Toi,
m’écoutent religieusement leur expliquer tu vas savoir m’expliquer !” Eh bien, les enfants, je
les affres de l’internet. Un petit « ah bon n’ai pas su expliquer. Donc je me suis dit que vous
vraiment ! » ponctue parfois mes propos. alliez m’aider. L’activité d’aujourd’hui, c’est d’expli-
C’est important, il me semble, de passer un quer internet à ma mémé ! »
peu de temps sur du vocabulaire, des principes, de définir Des têtes se lèvent pendant que je parle, des yeux
les choses que nous utilisons tous les jours sans même brillent, des petits sourires. Et j’arrête de parler.
se poser de question. J’appelle cela la culture W (après « Mais elle habite où votre grand-mère ? — Elle parle
la culture G, la culture web). Mais je m’interroge néan- français. »
moins sur la mise en application de ce vocabulaire, pour J’enchaine en expliquant que nous allons faire un
venir à bout et réinvestir de façon intéressante ces notions. article sur le blog du centre de documentation.
Les vacances scolaires passent. Vivant aux États-Unis, « Mais attention, ma grand-mère est née en 1929.
j’appelle régulièrement ma Elle est très attentive à la politesse et aux fautes d’or-
Je n’aurais jamais cru famille. Et là, eurêka ! Une thographe. Vous devrez faire un vrai effort pour vous
partager un jour ma idée ! J’arrive le lundi de relire.
vie personnelle avec la rentrée, remontée — Est-ce qu’elle a un ordinateur votre mémé ?
comme Fabrice Lucchini — On commence comment la lettre ? C’est quoi son
mes élèves de cette avant de monter sur les nom ? Mémé de Marjorie ? »
façon. planches. J’ai beaucoup « Chère madame Jeanne-Marie Decriem,
entendu parler de la Vous avez demandé à votre petite-fille Marjorie,
notion de storytelling, alors je commence une “c’est quoi, internet ?”. Marjorie m’a appelé au secours,
histoire : c’est pour ça que je vais vous répondre.
« Les 6es, aujourd’hui, j’ai besoin de votre aide. Pen- Internet, en fait, c’est un réseau. C’est comme une
dant les vacances, j’ai téléphoné à ma grand-mère base énorme virtuelle où il y a plein de sites différents,
avec Skype. Et elle trouve cela extraordinaire ! À chaque d’informations, d’images, etc. Chaque fois qu’on fait
fois elle s’extasie, car elle m’entend comme si j’étais quelque chose sur internet, c’est enregistré quelque
à côté. Et à chaque fois, elle me demande si je ne vais part. Une fois, j’étais dans le désert avec mes parents,
pas payer trop cher de téléphone. Je lui explique que et j’ai vu un énorme immeuble gris. J’ai demandé à
“non mémé, ça ne me coute rien, car j’utilise inter- mes parents ce que c’était et ils m’ont dit que c’était
net !” Et là, elle me demande : “Mais qu’est-ce que une base non virtuelle, où on stockait des informations.

60 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Etcheztoiçava?

Il y a plusieurs compagnies d’internet, comme Google, pas forcément tout compris, mais qu’elle était très
Mozilla Fox, MSN ou Bing. En fait, les gens qui font fière d’être sur internet aux États-Unis ! Et j’étais très
les publicités savent tout ce que vous faites grâce à fière de mes élèves, quand je leur ai raconté les réac-
internet, et ils mettent des publicités correspondantes tions de ma grand-mère.
à nos gouts, pour nous faire acheter leurs produits. Je n’aurais jamais cru partager un jour ma vie per-
L’internet est très mystérieux, mais il y a aussi des sonnelle avec mes élèves de cette façon. Bien sûr, j’ai
points positifs ! Il est très utile pour faire des recherches, monté une situation entre fiction et réalité. Mais le
jouer aux jeux ou aller sur des réseaux sociaux ! fait que je pense vraiment à ma grand-mère en don-
J’espère que ma réponse vous a aidée, madame, et nant cet exercice m’a aussi permis de donner une
que vous aurez maintenant une idée plus claire de ce légitimité, une motivation et un sourire à mes élèves.
qu’est internet. Bonne journée ! Le lundi maintenant, mes élèves me demandent
Lucie Odette, étudiante à l’École internationale » des nouvelles de ma famille. Et j’ai toujours une petite
Ma grand-mère a reçu leurs lettres. Elle les a lues fille qui vient me voir : « Comment elle va, ta mémé ? »
avec beaucoup d’intérêt. Elle m’a dit qu’elle n’avait Le forum : https://miniurl.be/r-175i n

Jean-Charles Léon. Professeur de musique au collège Stéphane-Hessel, Saint-Germain-sur-Morin (77)

“ Le p’tit René

F
aire chanter les adolescents ou les préadolescents fini par l’enfermer dans les cabinets ! Dans la choré-
n’est pas chose facile. Il y a ceux qui s’investissent graphie qui accompagne le chant, il faut mettre un
facilement, mais qui prennent toute la place, les doigt dans son nez, devant le professeur ! Souvent,
garçons qui croient avoir déjà mué, et qui ont pourtant ils le mettent juste à côté, ce n’est pas propre.
encore leur voix d’enfant ; ils aimeraient tellement L’évaluation est collective et les élèves ont du mal
grandir plus vite. Et puis, il faut les évaluer, et cela non à chanter dans la même direction, vers moi, au piano.
plus n’est pas aisé. Même si le chant est parfaitement On chante toujours vers quelqu’un, pour quelqu’un,
su, l’élève a beaucoup de mal à se présenter devant qu’on aime et qui est proche. Souvent ils chantent
ses camarades, à se montrer. Les plus narcissiques y l’un pour l’autre. Moi, je suis le professeur. Alors,
arrivent facilement, mais ils ne sont pas nombreux. pour les aider, j’utilise
Chanter, c’est montrer une part de soi-même que parfois des stratégies ! D’abord Faire du playback,
on n’aime pas ; c’est prendre un risque qui engage bien un portrait de ma petite ce n’est pas tricher,
plus qu’un niveau scolaire, qu’une note : c’est prendre chienne, rassurante et
le risque de soi, le risque, certainement, de sa propre d o u c e, p os é s u r u n
monsieur ?
disparition. pupitre devant la classe.
Souvent, je dis aux élèves qui ne participent pas de Je ne sais plus du tout comment il est arrivé là, mais
faire semblant : chante en silence, apprivoise les paroles, ils l’adorent, elle a une tête vraiment drôle. « Chantez
ensuite, quand tu le voudras, tu pourras y mettre ta voix. donc pour elle, c’est le public ! » Et puis aussi, je mets
Cette consigne surprend : « Faire du playback, ce n’est une chaise devant eux, en disant : « Si vous voulez,
pas tricher, monsieur ? ». Non, c’est faire un pas vers le chantez pour la personne que vous imaginez assise
chant, c’est une partie du chant. Les moines et les curés, sur la chaise, une personne que vous aimez ! »
dans les siècles passés, appelaient cela le « labialiter » ! Ils chantent, c’est beau, la chorégraphie est parfaite,
Les mots sont dits, mais on ne les entend pas. Quelque- ils sont contents, moi aussi, encore une bonne note
fois cette simple consigne libère tout de suite la voix. en perspective. De toute façon, on ne peut pas avoir
D’autres fois, il faut plusieurs semaines. Récemment, de mauvaise note en chant, parce que si on ne chante
j’ai dit à Lisa que j’étais content qu’elle chante, enfin. pas bien tout de suite, c’est qu’on le fera après. Et
J’attendais cela depuis un an et demi. Elle a été surprise j’entends :
mais s’est souvenu que je lui avais laissé du temps ; elle « Moi, j’ai chanté pour votre petite chienne !
m’a souri. Elle, au moins, continuera à chanter ; ne – Moi, j’ai chanté pour moi !
jamais interdire, ne jamais juger l’intime. – Y’a personne sur la chaise !
Hier, évaluation collective, c’est sérieux ! Enfin, pas – Il faudrait plus de chaises devant nous ! »
tout à fait. Le contrôle porte sur la chanson « La Et le grand gaillard, au premier rang : « Moi, j’ima-
tragique histoire du petit René » de Francis Poulenc gine ma maman ! »
et Jaboune, plus connu par les anciens sous le nom En 6e, ils ne sont pas encore adolescents ! n
de Jean Nohain. Le p’tit René est la honte de sa famille
car il met toujours les doigts dans son nez, malgré
les remontrances, les punitions ! Ses parents ont même

À vos plumes ! Pour parler du métier tel que vous le vivez, évoquer ses moments de crise ou de plaisir, saisir sur le vif le quotidien ou
l’extraordinaire, prenez contact avec nous en envoyant vos écrits à francoise.colsaet@cahiers-pedagogiques.com

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 61


perspectives I Faits&idées

La rubrique « Faits et idées » présente des sujets remarqués à la rédaction les semaines
précédentes, témoignages, portraits, faits d’actualité, prises de position, etc. Dans ce
numéro, un article sur des enfants non francophones qui s’emparent des valeurs de la
République, un autre sur un dispositif de visites éclairs entre enseignants et la présentation de notre
dernier hors-série numérique, « Débuter dans l’enseignement ».

Loin des yeux, près du cœur


Catherine Mendonça Dias. Quand les enfants venus d’ailleurs promeuvent les valeurs de la République, à leur manière, avec ce qu’il
faut d’interdisciplinarité et de créativité.

H
ugo arrive en CM2 en classe normale et albums tactiles ont été créés reprenant la même struc-
lui, qui est aveugle, intrigue, attire, étonne, ture narrative, avec des illustrations qui grattent,
suscite les moqueries mais aussi l’intérêt piquent ou caressent, sous-titrés en braille, grâce à
d’une petite fille débrouillarde et solidaire, un partenariat avec la bibliothèque municipale. Et
Aïssata, la Malienne à la peau ébène. les grands de venir offrir et lire leurs histoires aux
­Aïssata est là pour lui expliquer les couleurs, celles petits, ravis de faire découvrir à leur tour leurs albums.
du ciel, des arbres et celles qui, sur le corps, sont les En janvier, les collégiens lurent le roman, mais
mal-discriminées. Hugo aura le cœur déchiré quand s’arrêtèrent avant le dénouement. À eux d’écrire la
Aïssata sera expulsée de France ; il pense à elle encore. fin. Imaginer, rêver,
Mais tout cela, ce n’est qu’une histoire, n’est-ce pas ? débattre et, à l’envers
Il n’y avait pas de fille
Loin des yeux, près du cœur, écrite par Thierry Lenain d’une fin qu’ils igno-
en 1991 (éditions Nathan).
noire dans la classe, raient, ils ont écrit leur
Ici, au collège Vaillant, ce n’est pas une Aïssata, alors qui tiendrait le fin (ou le début) de leur
mais des Georgiana, des Martinha, des Demeter, des rôle d’Aïssata ? histoire. Peut-être que ces
Abderrahim qui sont arrivés sous les filandreux nuages adolescents migrants,
pluvieux de Bordeaux, près des hautes tours des bas bousculés déjà par la vie, avaient envie d’une situation
quartiers. La plupart devraient rester en France, si finale conventionnelle : c’est ainsi que Hugo recouvra
tout se déroule favorablement pour leur famille venue la vue grâce à une opération et se maria avec Aïssata
travailler ou se réfugier. Comme des milliers d’autres[1], qu’il aima et avec laquelle il eut, comme il se doit,
ils sont scolarisés en unité pédagogique pour élèves de nombreux enfants. Toute cette histoire fut adaptée
allophones arrivants (UPE2A), mais aussi en classe sous forme de synopsis en bande dessinée, avec
ordinaire, où ces extraordinaires devront trouver leur l’auteur illustrateur Jérôme d’Aviau, en vue de réaliser
place, eux plus migrants que tous, moins francophones une vidéo.
que d’autres et dont on ignore tant. Si, avant, c’était Toutefois, dans cette perspective, un problème se
leur responsabilité d’enfants de s’intégrer et devenir posait : il n’y avait pas de fille noire dans la classe,
semblables, désormais c’est à tous de les inclure. alors qui tiendrait le rôle d’Aïssata ? D’autres cas de
discriminations ont émergé : une religion mal perçue,
Écrire en braille une nationalité méprisée, une différence intellectuelle,
L’an dernier, dans l’UPE2A qui n’a pas de pro- une langue qui ferait ricaner, quelques rondeurs phy-
gramme d’enseignement, le projet fédérateur d’un siques, une classe sociale distincte, etc. La différence
groupe hétérogène réunissant des élèves de la 6e à la ne manque pas de provoquer les rejets. Il fut décidé
3e, lecteurs ou non, pensifs et motivés, était basé sur qu’Aïssata serait pauvre, et ne pas correspondre au
ce roman de jeunesse de Thierry Lenain. L’incipit style vestimentaire, aux habitudes culturelles fut jugé
sensibilisait à la question de la cécité et de l’inclusion bien suffisant pour qu’elle soit marginalisée dans un
dans la société et c’est ainsi que le travail a été initié groupe où elle se trouverait minoritaire.
autour du braille. De sorte à donner un destinataire
aux productions des élèves en même temps que ren- un tournage dans la ville
forcer la cohésion de quartier et améliorer les regards La bande dessinée permit de rédiger les dialogues
des uns sur les autres, un partenariat s’est établi avec et de définir les lieux retenus pour le tournage : à
une classe de grande section de l’école maternelle. travers le collège, de l’administration à la cantine, de
C’est ainsi que collégiens et écoliers ont lu un album, la piscine du quartier à la mairie où le jeune Coréen
les Sept souris dans le noir[2] et que, d’un établisse- Lee, portant l’écharpe tricolore du maire de ces lieux,
ment à l’autre, au cours du mois de novembre, des célébra un mariage symbolique et, enfin, à l’école
maternelle également associée au tournage, où les
1 Juliette Robin & Mustapha Touahir, « Année scolaire 2014-2015 : 52 500 jeunes mariés vinrent chercher leurs (très) nombreux
élèves allophones scolarisés dont 15 300 l’étaient déjà l’année précé- enfants. C’est ainsi que les élèves allophones évo-
dente », Note d’information n° 35, octobre 2015, DEPP. luèrent dans les différentes sphères de la ville qu’ils
2 Ed Young, Sept souris dans le noir, éditions Milan, 1995. s’approprièrent, aux côtés de la caméra de Sébastien

62 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Faits&idées

du collège tandis qu’aujourd’hui, de nouveaux projets


voient le jour.

Bouillonnement de projets
Juin 2016. L’année scolaire se termine. Les UPE2A
de Bordeaux bouillonnent de projets. Ces mois-ci,
des collégiens primo-arrivants ont créé une fresque
d’autoportraits calligrammes plurilingues, désormais
exposés à la cantine ; ils ont aussi gravé dans un
mobilier de bois les expressions de leur choix, dans
les langues de leur choix, pour un salon de lecture
de plein air situé dans Le Jardin de ta sœur (Bordeaux)
et on peut lire, entre autres, « Liberté égalité fraternité
nous sommes tous libres et égaux », sculpté en lettres
capitales par Demi, jeune Géorgien dont la famille
déboutée dans sa procédure de demande d’asile logea
au gré des hospitalités, en appartement, hôtel, voiture
ou extérieur et qui vient, entretemps, d’obtenir un
avis favorable pour son séjour. Non loin de là, des
écoliers allophones terminent des carnets de voyage
élaborés avec les familles plurilingues venues en
classe, tandis qu’à l’autre bout de la ville, les enfants
ont préparé une représentation théâtre-exposition sur
l’« Histoire de nos ailleurs ». Qu’on traverse le pont
de pierre et ce sont des collégiens allophones qui
reviennent d’un concert au Rocher de Palmer, où ils
ont interprété leurs paroles, avec d’autres adolescents
d’un établissement rural : « La liberté ne se voit pas,
la liberté ne s’entend pas, et pourtant elle s’est accro-
chée, tout au bout de mon stylo rouge. »
Difficilement, progressivement, les UPE2A, précé-
demment classes d’accueil, commencent à rompre
Calligramme
plurilingue avec l’isolement où leurs caractéristiques structurelles
Gendron. Pour certains, cette nouvelle entrée dans des élèves et leurs spécificités didactiques cantonnaient élèves
les impressionnants services administratifs qui scellent de l’UPE2A et enseignants, et arrivent à associer d’autres classes
de Sandrine
parfois l’avenir était forte. Nebout d’ici et d’ailleurs, jusqu’à ce qu’un processus inverse
La vidéo fut présentée au Théâtre national de s’opère à Bordeaux et que l’UPE2A devienne un
­Bordeaux, avec une mise en scène décidée par les médium, certes modeste, de cohésion sociale, le temps
collégiens, devant les familles, des élèves et des ensei- d’une création, comme en atteste le nombre de par-
gnants. Une autre projection eut lieu en classe, de tenaires impliqués dans ces différents projets qui
façon plus confidentielle pour les seuls enfants de poursuivent leur réalisation en dehors des murs sco-
maternelle pour lesquels ils avaient aussi préparé une laires. Reste à espérer que les dispositifs des élèves
exposition. Et quand, à la fin de l’année, on leur les plus marginalisés, des peu scolarisés antérieure-
demanda ce qu’ils avaient apprécié le plus, des spec- ment, des enfants du voyage, aussi, parviennent à
tacles, de réaliser un film, de dessiner, d’assister à sortir du huis clos méconnu et à trouver leur place
divers spectacles, de jouer eux-mêmes, d’écrire, etc., dans le quartier, en impulsant une dynamique
entre tout ce fut d’avoir rencontré les petits et passé d’échanges respectueux et constructifs. n
de bons moments ensemble. Je ne sais pas si, sans Catherine Mendonça Dias
le projet et avec plus d’exercices, ils n’auraient pas Professeure de lettres modernes, MCF en sciences du langage et didactique du FLE/
FLS à Paris 3 Sorbonne Nouvelle
acquis davantage de compétences en français ; du
moins là, ils en obtinrent plus de souvenirs, d’expé-
riences inédites ainsi que de rencontres humaines.
Ce projet a été aussi construit en interdisciplinarité
avec les sciences de la vie et de la Terre (pour l’étude
de la vue), l’éducation musicale (pour le générique
du film) et les mathématiques (pour la représentation
du braille et les cases de BD). Le temps renouvèle les Bibliographie
projets de citoyenneté, impulsés aussi par les asso- Cécile Goï, « Des élèves venus d’ailleurs », Les cahiers Ville école intégration, CRDP
ciations locales ; comme Alifs (Association du lien d’Orléans, 2005 rééd. 2015.
interculturel familial et social) l’année d’avant, Richard Palascak, « L’approche coactionnelle. Tâches complexes et pédagogie du
projet », dans Guy Cherqui et Fabrice Peutot, Inclure : français de scolarisation et
l’UPE2A avait réalisé quatre courts métrages adaptant élèves allophones, Hachette FLE, 2015.
quatre textes poétiques contre le racisme et avait Voir le site : http://www.francaislangueseconde.fr/upe2a/loin-des-yeux/
élaboré un « permis citoyen » soumis à des classes

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 63


perspectives I Faits&idées

Les visites éclairs, un levier de développement


professionnel ?
Mylène Ardid, RICHARD ÉTIENNE. Dans cet établissement, les enseignants se sentaient infantilisés par l’évaluation annuelle. Depuis,
des visites à visée formative, toujours liées à un système de notation mais sans conséquence pécuniaire, ont été introduites. L’occasion
d’observer si la coévaluation entre enseignants favoriserait un meilleur apprentissage du métier.

N
ous avons imaginé et testé un dispositif dit au repérage de pratiques bénéfiques pour les élèves.
de « visites éclairs » pour faciliter l’appren- Une variante propose de confier cette tâche à un
tissage du métier enseignant, selon les groupe constitué d’administrateurs et de pairs.
principes issus de la clinique de l’activité Dans le modèle des instructional rounds ou rondes
d’Yves Clot[1] pour qui « l’activité n’est plus pédagogiques, on se visite entre établissements d’un
limitée à ce qui est fait. Ce qui n’est pas fait, ce que même district. Les groupes de visiteurs, les réseaux,
l’on voudrait faire, ce qu’il faudrait faire, ce que l’on sont constitués de membres de la communauté édu-
aurait pu faire, ce qui est à refaire et même ce que l’on cative. Cette approche entend favoriser un dévelop-
fait sans vouloir le faire est accueilli dans l’analyse de pement professionnel incorporé dans la pratique en
l’activité en éclairant les conflits. » Le premier objectif recourant à l’engagement et l’enquête plutôt qu’à la
est donc de développer le « pouvoir d’agir des profes- recherche de conformité.
sionnels sur leur activité ». Les disputes profession- Notre dispositif des visites éclairs se décline en huit
nelles permettent de s’opposer fraternellement à ses caractéristiques essentielles : un trinôme d’enseignantes
collègues. Puis l’approche réflexive suscite une analyse est constitué pour obtenir
de l’action en vue de comprendre le travail, pour éven- une richesse accrue lors
Une analyse de l’action
tuellement le transformer. La confrontation entre ce des discussions et désa-
que l’on souhaite et ce que l’on observe et partage
en vue de comprendre morcer des réactions
engendre alors une coopération professionnelle. le travail, pour défensives ; les partici-
Nous utilisons dans cette recherche le terme d’éva- éventuellement le pantes sont des ensei-
luation formatrice[2], lorsque nous parlons de ce qui transformer. gnantes confirmées sans
sert à l’enseignant pour ajuster son enseignement. Elle lien hiérarchique ; ces
fournit un outil réflexif, de pilotage, de modification visites sont hebdomadaires sur une période de huit
de sa pratique en vol. Pour que l’évaluation formatrice semaines ; elles durent dix minutes, ce qui autorise une
soit conduite par celui qui apprend, deux objectifs analyse fine de l’activité ; elles sont ciblées sur un axe
sont prioritaires : l’appropriation des outils et la maitrise déterminé par l’enseignante visitée, pour la mettre dans
des opérations d’anticipation et de planification. L’éva- une situation confortable et centrer la discussion de
luation formatrice doit permettre aux enseignants manière efficace ; elles s’effectuent via l’observation de
d’identifier leur degré de maitrise des compétences, trois élèves désignés par l’enseignante visitée, qui peut
de définir l’écart entre le but visé et ce qui est obtenu, avoir des questionnements particuliers suivant le profil
afin d’identifier les besoins de formation et d’envisager des élèves ; elles sont suivies d’une discussion profes-
des modifications de leur pratique. Ils font, à un ins- sionnelle visant l’analyse de l’activité ; enfin, la discus-
tant T, un constat qui les amène à réfléchir sur les sion détermine l’axe d’observation de la visite suivante.
modifications à apporter à leur propre action. Ainsi, une projection dans le temps est engagée.

Le dispositif des visites éclairs des Résultats probants


Deux modèles différents utilisés en Amérique du Nous avons étudié les discussions libres entre ensei-
Nord, les walkthroughs, walk-in et les instructional gnantes s’observant mutuellement et essayé d’en
rounds, nous ont inspirés. dégager les effets bénéfiques. Lors des entretiens, les
La démarche des walkthroughs ou visites éclairs a collègues cherchent à faire émerger ce qui préoccupe
émergé dans les années 1990. Une technique de mana- l’enseignante lors de sa pratique sur un sujet d’étude
gement innovante dans les entreprises privées était défini par avance, qui s’affine au fur et à mesure,
alors de se rendre dans les différents bureaux et avec l’apparition de nouveaux thèmes que nous avons
d’engager des conversations informelles avec les pris en compte.
employés. Les visites faites par le chef d’établissement Ainsi, la première demande faite par Marie était
sont courtes, régulières et récurrentes. Elles sont sui- d’observer la gestion de la classe. Après discussion, les
vies de discussions professionnelles et peuvent entrai- trois participantes se sont accordées sur le fait que
ner des changements au sein de l’établissement, grâce l’observation de la classe, dans ce cas, se réfère aux cinq
pôles du multiagenda de Dominique Bucheton[3] : le
1 Travail et pouvoir d’agir, PUF, 2008.
2 Voir le hors-série numérique n° 39 des Cahiers pédagogiques, « L’éva- 3 L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés, éditions Octarès,
luation en classe ». 2009.

64 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Faits&idées

pilotage de la leçon (gérer les contraintes d’espace et place des règles d’action répondant à un type d’élèves
de temps de la situation) ; l’atmosphère (créer et main- et non plus à un élève particulier.
tenir des espaces de dialogue) ; le tissage (donner du
sens, de la pertinence à la situation et au savoir visé) ; Perspectives et limites
l’étayage (faire comprendre, faire dire, faire faire) ; et Différents paramètres nous semblent essentiels, soit
les savoirs visés (cible des quatre points précédents). parce qu’ils ont fait défaut, soit parce qu’ils se sont
L’analyse des entretiens retranscrits a permis de révélés cruciaux pendant les visites. Pour que le sys-
relever huit éléments constants : une réassurance tème des visites éclairs stimule le développement pro-
opérée par les observatrices en début et cours d’entre- fessionnel, leur récurrence (sur un rythme hebdoma-
tien ; des réactions de défense qui diminuent au fil daire) ainsi que l’inscription dans le temps (huit visites
du temps ; des règles d’action qui se fondent sur une couvrent une période assez large pour que les échanges
expérience pragmatique ; des discussions profession- prennent de l’envergure et répondent aux besoins)
nelles qui permettent de partager des façons de faire ; sont les deux premières conditions siné qua non. En
des débats qui ont pour but de cerner ce qu’est le effet, la confiance ne peut s’installer que dans la durée
travail bien fait ; des effets de formation qui s’ob- et la parité. De plus, les visites régulières permettent
servent lors de l’analyse mais aussi dans la pratique ; la mise en place de nouvelles pratiques ainsi que leur
des demandes de conseils qui mettent en lumière le suivi et leur analyse. Des visites éclairs inscrites dans
développement d’une communauté de pratiques, le long terme facilitent la prise d’assurance, l’accrois-
voire d’une communauté de discours sur le métier ; sement du sentiment d’efficacité et la prise de risque.
enfin, un sentiment d’efficacité personnelle croissant Les visites sont plus
au fil des discussions. riches et détendues
L’analyse des données a établi que les visites éclairs
On passe de la visite lorsque les enseignantes
sont un levier de développement professionnel. Les
conseil à la visite sont trois. L’intervention
réactions de défense s’amenuisent au profit de dis- invitation dès que la d’une tierce personne
cussions professionnelles, voire de la coélaboration confiance règne. assure, lors des discus-
de séances. Les enseignantes se voient sur un plan sions et des controverses,
d’égalité professionnelle, car leur sentiment d’efficacité un équilibre et une acceptation des critiques, qui sont
personnelle croît. Enfin, les élèves ne sont plus consi- alors ressenties comme moins frontales que dans un
dérés comme des obstacles, mais comme des tremplins entretien à deux. Enfin, en cas de réaction défensive,
pour se questionner, élaborer des stratégies et apporter être trois facilite sa disparition et restaure rapidement
des réponses à leurs besoins. la discussion. La base du volontariat est essentielle
pour ce travail en équipe. En outre, débuter les visites
Équipe et collectif chez les enseignants leadeurs, coordinateurs de cycle
Les visites éclairs donnent à l’évaluation un rôle ou de département, permet de les souder. Enfin,
moteur. Au fur et à mesure des visites, les discussions l’entente professionnelle est également, à notre sens,
changent de nature : très abruptes et diffuses d’abord un des pivots du système : une première période de
(« qu’est-ce que je peux améliorer ? »), elles mutent visites entre enseignants ayant un style professionnel
en stratégies collectives pour répondre à une situation similaire va consolider le sentiment d’efficacité per-
complexe. sonnelle. Ce sera un tremplin pour envisager des
Les enseignantes mettent en avant le fait que tra- visites entre ceux moins proches.
vailler en équipe leur permet de développer des com- Avant de débuter les visites, et c’est sans doute ce
pétences. La confrontation des points de vue, des qui nous a le plus manqué, il est souhaitable d’écrire
approches qui sont parfois différentes selon les ensei- les attentes et les besoins de chaque enseignant. Cela
gnantes, bouscule les convictions, les postures et permet d’établir un cahier des charges de ce que chacun
ouvre un autre champ de possibles professionnels. attend des visites. On peut aussi écrire ce qui est ressorti
Les visites éclairs permettent aux participantes de chaque visite, ce qui va être poursuivi et ce qui sera
d’organiser des pauses réflexives sur leur enseigne- différé. Ainsi, on conserve une trace des discussions
ment, de réajuster leur action et de revenir sur leur et de ce que l’on souhaite réaliser dans le futur.
pratique afin de l’améliorer en élargissant leur réper- Il est important de déconnecter les visites éclairs de
toire d’action. On passe de la visite conseil à la visite l’évaluation interne du lycée et de son référentiel, car
invitation dès que la confiance règne. Les visiteuses on ne peut confondre ce système, vecteur de dévelop-
remercient leur collègue, signe d’une collaboration pement professionnel, avec l’évaluation officielle.
bénéfique et d’un sentiment d’efficacité personnelle Les suites devraient porter sur les effets à long
accru. terme du dispositif et son éventuelle institutionnali-
Le suivi des visites contribue à une mise en place sation, même si l’on peut redouter les dérives d’une
et à un enracinement des règles discutées dans le réduction de l’évaluation à des dimensions strictement
trinôme. Les nouvelles pratiques sont soutenues et professionnelles, qui appauvriraient la richesse de
fixées grâce au soutien des collègues visiteuses. Les l’intrication entre humain et social. n
visites éclairs changent aussi le regard des ensei- Mylène Ardid
gnantes sur les élèves et les entrainent vers de nou- Professeure des écoles dans un établissement français à l’étranger

velles postures, de nouvelles pratiques, pour répondre Richard Étienne


à leurs besoins spécifiques tout en dégageant des Professeur émérite en sciences de l’éducation

invariants. Les enseignantes peuvent ainsi mettre en

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 65


perspectives I Nospublications

Débuter dans l’enseignement


Hors-série numérique n° 43, juin 2016. Selon Freud (1937), avec gouverner et soigner,
éduquer serait un métier impossible. Pourtant, des milliers de jeunes (et moins jeunes) choisissent
chaque année l’enseignement pour profession et désirent s’y engager. Ce dossier des Cahiers péda-
gogiques leur donne la parole, ainsi qu’à leurs formateurs et partenaires.
Coordonné par Sylvain Connac, maitre de conférences en sciences de l’éducation à l’université
Paul-Valéry de Montpellier, et Catherine Rossignol, enseignante d’histoire-géographie en collège.

À commander Sur notre librairie


http://librairie.cahiers-pedagogiques.com/lang/709-débuter-dans-l-enseignement.html
Publication disponible au format numérique (PDF - epub)

n Partager pour mieux débuter


Extrait de l’avant-propos des coordonnateurs

M
ais comment devenir un bon professeur ? dans un contexte contraint et où il s’agit également
Enseigner est un métier parfois difficile et d’évaluer les aptitudes à être titularisé ? Qu’est-ce qui
toujours complexe. Alors, débuter dans aide réellement les débutants ?
l’enseignement… Lorsque les étudiants se Nous entrons dans la classe grâce aux textes compo-
réjouissent (et ils ont raison !) d’avoir sant le troisième chapitre. Comment enseigner et se
réussi ce (censuré) concours de recrutement, beaucoup positionner devant des élèves ? Comment faire face à
n’imaginent pas que leurs sacrifices ne sont pas termi- l’imprévu, accepter les prescriptions, gérer l’hétérogé-
nés. Bien d’autres épreuves les attendent. Pour explorer néité ? Et surtout, comment réussir tout cela en même
cette étape de la vie professionnelle des enseignants, temps ?
nous sommes partis du point de vue des stagiaires ou Enfin, la quatrième partie est centrée sur le climat
néoenseignants. Mais pas seulement. Notre projet de spécifique à l’Éducation nationale : son esprit, ses habi-
coordonnateurs a été de donner aussi la parole à tous tudes, ses codes. Que signifie devenir fonctionnaire ?
ceux qui les accompagnent : tuteurs, formateurs, chefs Quels risques prend-on en intégrant une équipe d’ensei-
d’établissement, inspecteurs, conseillers pédagogiques, gnants ? Comment peut-on concilier demandes insti-
etc., pour, notamment, témoigner de leurs expériences tutionnelles et efficacité pédagogique ?
et apporter quelques balises et repères qui pourraient Pour illustrer et diversifier ces articles, vous trouverez
s’avérer utiles. ici et là quelques capsules qui correspondent à des
Le premier chapitre est consacré à la période de la témoignages brefs d’enseignants débutants. Moments
préparation du concours, puis à celle de la formation de joie, moments ratés, de ceux qui ont compris que
initiale en ESPÉ (écoles supérieures du professorat et « la seule véritable erreur est celle dont on ne retire
de l’éducation) ou Isfec (Institut supérieur de formation aucun enseignement » (John Powell).
de l’enseignement catholique). Pas évident de s’appro- Aux étudiants qui préparent les concours, nous espé-
prier les codes de l’Éducation nationale. Pas évident rons que vous trouverez des raisons de vous projeter
non plus de former à un métier en mutation sans chan- dans vos futures activités. Aux stagiaires et autres débu-
ger les démarches de formation. tants, courage et persévérance ! On dit qu’il faut trois
Le deuxième chapitre s’intéresse à l’activité de celles ans pour se sentir formé. Un vrai marathon ! n
et ceux qui accompagnent les enseignants débutants. Catherine Rossignol, Sylvain Connac
Comment susciter de la motivation pour la formation

66 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Nospublications

n Et la boite noire des élèves ?

J
’accueille depuis près de vingt passe dans leur tête et ce n’est pas de retours entre ces théories et l’expérience
ans des professeurs stagiaires en notre ressort. quotidienne du terrain, entre les lec-
formation à l’IUFM-ESPÉ (institut Moi : Au contraire, je considère que tures, l’analyse de la pratique, les
universitaire de formation des c’est le cœur de notre métier et je pense échanges entre collègues et ce que l’on
maitres-école supérieure du pro- que nous allons devoir travailler pas vit chaque jour dans sa classe.
fessorat et de l’éducation) et en poste mal cette question ensemble. »
dans les établissements. Je les ques- Vers un diagnostic
tionne toujours, lors de notre première Observer les élèves plus précis
rencontre, sur leurs besoins en forma- Je suis ainsi amenée à exposer briè- J’évoque aussi les troubles spécifiques
tion. Je ne me vois pas en effet leur vement les différentes théories des des apprentissages et ce que nous
asséner une progression et des notions apprentissages, Piaget bien sûr, mais savons actuellement des moyens à
dont ils ne percevraient pas l’utilité et aussi Vygotski, Bruner et les autres, les mettre en œuvre pour adapter son
la pertinence. Il s’agit donc de commen- éclairages récents de la psychologie enseignement à chaque élève en diffi-
cer par faire émerger des besoins dont cognitive et des neurosciences. Des exer- culté. Les limites de nos compétences
ils ne sont pas conscients ou qui ne font cices amènent la prise de conscience qui doivent nous amener à orienter
pas partie de leurs priorités. Ce dialogue essentielle de la différence entre les l’enfant vers un centre de référence des
avec les groupes de lauréats des supports, dispositifs et discours que troubles des apprentissages pour qu’un
concours ressemble à quelques l’enseignant organise pour permettre les diagnostic, un traitement éventuelle-
variantes près à celui-là : apprentissages et ce qui se passe dans ment, un accompagnement par des
Moi : « Quels sont vos besoins les plus la tête des élèves. Nous travaillons ainsi professionnels spécialisés nous per-
urgents en matière de formation d’après cet encodage si personnel dans un mode mettent de jouer notre rôle efficacement
vous ? » de représentation qui leur est propre et dans un partenariat bien compris.
La question doit être incongrue, car qu’ils ont intérêt à découvrir pour mieux Ce qui me rassure en fin d’année,
les yeux écarquillés et les regards inter- le maitriser, pour gagner en autonomie quand je repose la même question lors
rogateurs qu’ils échangent traduisent et en efficacité. Les enseignants de notre dernière rencontre, « quels sont
leur incompréhension. Je propose alors apprennent à enseigner, mais comment vos besoins les plus urgents en matière
quelques pistes pour les aider à cerner les élèves apprennent-ils et comment de formation d’après vous ? », c’est que
des besoins dont ils ne sont pas leurs façons d’apprendre influe-t-elle les mes collègues sont désormais tous
conscients. formes d’enseignement ? capables de citer les deux ou trois
Moi : « La construction de progres- Toutes ces grilles d’analyse de l’acti- domaines dans lesquels ils se sentent
sions, de séquences, de séances ? vité cognitive présentent un intérêt, à plus ou moins démunis. Je suis sûre
— On a pas mal d’indications là-des- condition de ne pas être utilisées pour alors qu’ils ont réalisé que cette forma-
sus, on devrait arriver à se débrouiller enfermer l’enfant dans une vision figée tion initiale n’est que la première étape
avec l’aide de notre tuteur dans et définitive de ses capacités. C’est d’une formation continue dont ils nour-
l’établissement. pourquoi les enseignants doivent se les riront leur pratique jusqu’à la retraite,
Moi : Les formes d’évaluations dia- approprier en les confrontant et les voire au-delà ! n
gnostique, formative, sommative, certi- mettant en lien avec des observations Nicole Bouin
ficative, etc. dans leur classe. Les enseignants sta- Professeure honoraire en lycée professionnel et formatrice

— Oh ! Ça, on nous en parle sans giaires réalisent alors que leur profes-
arrêt et ça commence même à nous sionnalité se construit par des allers et
agacer.
Moi : Bien, alors entre le moment où
vous présentez les connaissances à
acquérir et le moment où vous évaluez
pour savoir ce qu’il en reste, que se
passe-t-il ?
—… Comprendre
(J’insiste lourdement.)
Moi : Vous savez mettre vos cours en les énoncés
forme, vous savez construire des éva-
luations pour mesurer les apprentis-
et consignes
sages, mais qu’est-ce qui se passe logi- Jean-Michel Zakhartchouk, Canopé,
quement entre les deux ? éditions Agir, 2016.
— Bah ! Ils apprennent ! Cet ouvrage, qui contient un grand nombre
Moi : Oui, et comment cela se passe- d’activités, éclairées par des apports plus
t-il quand cela se passe bien ? Pourquoi théoriques, rendra service aux praticiens
dans le cadre du domaine 2 du socle
cela peut-il mal se passer et comment
commun, de la maternelle au lycée.
faire pour que cela se passe mieux dans
ce cas ?
librairie.cahiers-pedagogiques.com
— Ben, ça ne nous regarde pas, ça se

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 67


perspectives I Depuisletemps…

Comme un roman
Un certain regard cée. Comment la maintenir en état de
marche ? Comment rester motivé pour

A
u commencement, le maitre est être motivant ?
Janvier 1992. C’est l’hiver. motivé par et pour ce qu’il Construisons une métaphore explica-
Ni chaud ni froid, pas même pluvieux. enseigne, il va dire et faire faire les tive à partir de la théorie de l’information
En attendant, sans véritable maths, l’anglais, et dans ses mots vibre- et de la thermodynamique. À chaque
enthousiasme, les JO d’Alberville qui ront encore les échos de l’originelle pas- cours, les trois pôles doivent s’organiser
auront lieu en février, on peut sion qu’étudiant il a éprouvée pour sa en système demandant une dépense
toujours aller au cinéma où sort le discipline. Et sur ce champ des contenus, énergétique spécifique appelée entropie
dernier film de John Carpenter, Les des savoirs, il est rare que l’intérêt, la et équivalente à la quantité d’informa-
Aventures de l’homme invisible. Mais motivation fléchissent ou disparaissent. tions que le système absorbe pour se
aller voir un homme invisible, bof. Le maitre reste attaché à sa discipline, mettre en branle et fonctionner. Pris
Autant s’intéresser au ministre de comme à un amour de jeunesse. séparément, le potentiel énergétique du
l’Éducation nationale, Lionel Jospin. Mais l’enseignant, s’il veut motiver professeur (P), de l’élève (E), des
On ne le voit plus guère depuis ses élèves, doit être motivé à motiver, groupes d’élèves (GE) est supérieur au
qu’Édith Cresson est Premier c’est-à-dire à mettre en marche leurs potentiel en œuvre dans le système
ministre, le souffle de la loi apprentissages, à déclencher l’activité classe : P + E + GE > PEGE. La diffé-
d’orientation de 1989 est bien rence est l’entropie énergétique du sys-
tème. C’est-à-dire le prix payé pour qu’il
retombé. S’intéresse-t-il seulement
encore à l’école ? Au PS, Laurent
Mon laboratoire, mon fonctionne, ce qu’il vous en coute à toute
Fabius a remplacé Pierre Mauroy :
espace de création heure, professeurs et élèves, pour vous
beaucoup y voient le prolongement
spécifique à moi, était remettre en situation d’apprentissage.
d’une dérive droitière et gestionnaire pédagogique. Les autres travaux intellectuels de
de la gauche de Gouvernement, ça bureau (préparations de cours, documen-
ne donne guère envie. Décidément, cognitive majeure dont le but dernier tation, corrections de copies, etc.), pour
rien ne nous motive. Et puis, voici n’est pas seulement d’apprendre telle ou fatigants qu’ils soient et parfois austères,
deux lueurs dans ce brouillard telle chose, mais de construire un cer- ne demandent jamais la même mise
insipide. Comme un roman, le petit veau en état de marche et une person- énergétique. On ne va pas à la chaire
essai de Daniel Pennac, montre la nalité équilibrée, heureuse. C’est lorsque comme on va au bureau. Impossible, par
voie enchantée de la lecture passion j’ai compris que ce métier ne réclamait exemple, d’y œuvrer à un rythme tout
et les Cahiers pédagogiques publient pas que je construise les savoirs savants personnel qui tienne compte de l’état
un numéro 300 qui redonne le moral. de ma discipline, savoirs élaborés sur physique du moment. Il faut se mettre
Trois-centaine oblige, ce numéro d’autres scènes que pédagogiques, que en phase avec le groupe classe, quoi
spécial consacre une vingtaine de j’en ai découvert la dimension créatrice qu’on en ait. Les non-enseignants ont du
pages à l’histoire et aux lecteurs des où je pouvais m’exprimer pleinement, mal à admettre que ce métier est éprou-
Cahiers et un gros dossier coordonné innover, chercher, expérimenter. Mon vant. Et les syndicalistes enseignants de
par Jacques André et Cécile laboratoire, mon espace de création spé- s’épuiser en vain à démontrer que
Delannoy : « La motivation ». Cela cifique à moi, était pédagogique. Sur chaque heure de classe génère plus d’une
tombe bien, on en manquait. On y cette scène-là, les savoirs savants m’arri- heure de correction de copies et de pré-
découvre de passionnants textes qui vaient tout nus, il ne disait rien sur la paration de cours. Tout le monde, y com-
méritent tous une reprise dans cette manière dont je devais m’y prendre pour pris les intéressés, sait que c’est faux. Et
rubrique et dont, parfois, les titres que mes élèves y accédassent. que ce n’est pas la vraie justification des
font écho à l’actualité : « L’évitement Je dois certes être capable d’aller normes de service en usage. Demande-
d’effort » (Brigitte Rollet et Anne- chercher les contenus là où d’autres les rait-on à un acteur d’être sur les planches
Marie Pettorelli), « Le contrat de élaborent et les formalisent. Ma forma- huit heures par jour et 5 jours par
paresse » (Albert Moyne). Mais tion universitaire pourvoit amplement semaine ? Non. Physiquement intenable.
l’article qui embarque le lecteur à ce besoin-là. J’ai moi-même un temps Pour l’enseignant, c’est la même chose.
d’emblée dans ce dossier est le texte contribué à cette recherche fondamen- Et c’est d’ailleurs ce qui rend encore plus
de Raoul Pantanella dont nous tale, et publié. Et ce qui m’a réellement absurde le fait que, pour la même pres-
reproduisons une partie ici. En motivé pour l’enseignement, c’est tation, on demande aux uns de faire
mai 2016, Raoul a décidé de quitter le d’avoir découvert la création pédago- quinze heures, aux autres dix-huit, vingt-
comité de rédaction des Cahiers gique, un immense champ de liberté et-une ou vingt-six heures. Sous prétexte
après trente ans d’engagement d’action où ni les programmes, ni les qu’ils n’ont pas les mêmes diplômes
passionné, qu’il a vécu comme un instructions officielles et les inspecteurs d’entrée. Demanderait-on aux acteurs les
roman. Merci Raoul. régionaux ou généraux ne venaient moins bien classés au conservatoire de
Yannick Mével limiter mon plaisir et mes interventions. jouer les pièces les plus longues, pendant
J’avais pris mes marques, trouvé mon que les lauréats joueraient, eux, saynètes
terrain. La machine désirante était relan- et sotties ? Absurde, non ?

68 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Depuisletemps…
Avant d’être affaire de techniques pédagogiques, la à tout prix, à tout propos, à chaque pas. Pour conduire
motivation de l’élève dépend du regard que je porte les bons élèves au paradis de la réussite, on se croit
sur lui. Tout élève pourrait dire, comme Alceste : « Je obligé de construire symétriquement l’enfer de l’échec
veux qu’on me distingue. » Être accueillant, c’est mani- pour les autres. On veut être juste, équitable, exigeant :
fester que la présence, ici, en classe, de chaque élève on est tout simplement démotivant.
regardé et vu en son caractère particulier, provoque en En cours d’apprentissage, il devrait être interdit de
moi un sentiment positif inconditionnel. Qu’ils sachent mettre des mauvaises notes sanctionnant des erreurs,
tous que je les vois, que je les prends en compte tels car c’est une faute professionnelle que de démotiver
qu’ils sont et que je suis heureux de leur présence. par une évaluation prématurée et brutale l’enfant ou
Comme ces présents secrets, le suivant ne sera pas l’adolescent qui s’essaie à apprendre. Valoriser la
davantage affaire de technique. Mais d’intime convic- moindre réussite, lui permettre à tout instant de se
tion. Il faut en effet se convaincre totalement que seule reprendre, de corriger, de rattraper ses erreurs, est le
la réussite précoce fait réussir. Et que le châtiment plus sûr moyen de conduire à la maitrise des savoirs.
associé à la récompense immédiate, s’il peut jouer un Et c’est plus intéressant pour le professeur que d’infli-
rôle dans le dressage des animaux, ne convient pas ger des corrections répétitives à des copies élaborées
pour que l’élève s’approprie des savoirs complexes. par l’élève dans l’angoisse ou le désintérêt. D’autant
Cela change bien évidemment le statut de l’erreur que, par-dessus le marché, nous nous plaignons sans
non plus regardée comme faute, connotée morale- cesse d’avoir trop de copies auxquelles il nous faut
ment, mais comme un état provisoire normal à partir infliger une bonne correction, bien rouge, saignante,
duquel on élabore les assimilations futures. Tous les avec en prime des remarques acerbes sur la santé
enseignants constatent tous les jours l’effet désastreux cognitive des jeunes auteurs. Apprendre sous la férule,
des mauvaises notes. Cependant, ils se croient obligés sous la menace des notes mauvaises, la géométrie
de continuer à en donner, car le système éducatif dans les spasmes, la physique du tremblement, l’his-
français est en proie à un mal étrange, la « contrôlite » toire pas drôle, est-ce bien apprendre ? n
aigüe, à répétition, la folie rationnelle de la mesure Raoul Pantanella
Cahiers pédagogiques n° 300, janvier 1992.

L’œuvre du mois | Collège Rimbaud de Villeneuve-d’Ascq

Œuvre collective,
Silhouettes et poésie,
papier d’emballage, papier
journal, colle, 2016. Rommy
Dufossé est chilienne,
arrivée en France en 1999.
Elle est AVSCo (auxiliaire
de vie scolaire collectif)
en ULIS (unité localisée
pour l’inclusion scolaire)
au collège Rimbaud de
Villeneuve-d’Ascq depuis
2012. Une fois par semaine,
elle fait avec les élèves un
atelier d’arts plastiques,
sur un thème renouvelé
chaque année. En 2015-
2016, elle leur a proposé de
réaliser des silhouettes à
taille humaine. Un élève se
couchait par terre sur une
grande feuille de papier,
prenait une position de son
choix, puis son partenaire
dessinait sa silhouette.
Ensuite, du papier journal
a été collé pour remplir la
silhouette. Puis chaque
élève a choisi et écrit un
extrait d’un poème d’Arthur
Rimbaud sur sa propre
silhouette. Après avoir été
découpées, les silhouettes
ont été exposées dans le
couloir du bâtiment B du
collège.

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 69


perspectives I Lelivredumois
Àliresur
notresite
www.cahiers-pedagogiques.com
L’école des réac-publicains
Faire apprendre Grégory Chambat. Libertalia, 2016.
l’histoire, Pratiques et

F
fondements d’une
didactique de l’enquête ace au succès médiatique des options réaction-
en classe du secondaire idéologues réactionnaires que naires les plus
Jean-Louis Jadoulle, éd. l’auteur appelle les « réac- odieuses.
Érasme, 2015.
publicains » (leur refusant à La démonstration,
L’auteur nous présente l’Histoire
comme un savoir en construction juste titre le qualificatif de cela dit, court parfois
issu d’un dialogue entre des « républicains »), voici (enfin !) un livre le risque de n’être
pratiques de classe éprouvées et qui cesse de chercher à réfuter le dis- convaincante que
une érudition sans faille. Chaque cours conservateur en ne le traitant que pour les lecteurs déjà
proposition est fondée sur des
sur le mode allusif. convaincus. L’usage
travaux de recherche. La diversité
des modes d’écriture en fait un L’école des réac-publicains rend de la citation (à l’oc-
ouvrage pour tous publics, du compte d’une enquête approfondie et casion trop courte et sortie de son
débutant à l’enseignant fourmille de citations et de références, contexte) a ses limites et le panorama
expérimenté. Ici, l’équilibre entre tel un florilège des insanités qui souffre de quelques omissions, qu’il
théorie et pratique est
particulièrement réussi.
émaillent les pamphlets faciles, qui font s’agisse du soutien de Jules Ferry (réduit
à chaque rentrée des succès de librairie à son côté le plus conservateur) aux prin-
En pédagogie, chemin en traitant les élèves de crétins et en cipes de la pédagogie active ou des débats
faisant affirmant avec aplomb que l’école n’est qui ont entouré la réforme du lycée de
Jeanne Moll, éd. L’Harmattan, plus qu’un parc d’attractions. En plus 1902, dont l’étude aurait permis de poser
2015.
de nommer ces analystes approximatifs la question de l’adhésion de nombreux
L’ouvrage est articulé en plusieurs
chapitres : l’écriture de l’enseignant
des problèmes de notre institution édu- professeurs au discours conservateur.
stagiaire réfléchissant à son cative, le livre de Grégory Chambat Celui-ci semble en effet n’être porté, à la
identité professionnelle, les effets retrace les filiations idéologiques et met lecture du livre de Grégory Chambat, que
de la parole, de l’adulte ou de au jour les parentés, les échanges d’idées par des politiques ou des intellectuels.
l’enfant, l’affectivité et la et l’évolution des argumentaires. La question de la récupération syndicale
formation, l’enfant et le groupe. La
cofondatrice de l’Agsas Cet ouvrage très documenté propose de certains éléments de l’antipédago-
(Association des groupes de d’entrée de jeu un panorama historique. gisme n’est pas non plus abordée (à
soutien au soutien) remet en cause L’auteur y rappelle que c’est en des termes l’exception de Force Ouvrière), alors
nos certitudes à travers une très proches du discours réac-publicain qu’elle est d’une grande actualité, comme
profession de foi profondément
d’aujourd’hui qu’on a condamné jadis elle a pu l’être à d’autres moments déter-
humaniste au sens fort du terme.
de grands noms de l’éducation nouvelle, minants, comme sous Savary ou Allègre.
Histoire de comme Paul Robin ou Célestin Freinet, On aimerait également en savoir plus sur
l’enseignement et n’élude pas la question du basculement la « pédagogie de combat » qu’il défend
technique de militants d’extrême gauche (chevène- pour répondre à la « pédagogie noire »
Stéphane Lembré, éd. La mentistes, maoïstes, lambertistes, etc.) des réac-publicains.
Découverte, col. Repères, 2016.
dans la galaxie antipédagogiste, tout Ce sont là les limites d’un livre déli-
Un ouvrage qui constitue une
synthèse essentielle pour
comme il ne craint pas, un peu plus loin, bérément militant, dont l’auteur rappelle
comprendre la trajectoire de de réfuter avec clarté les arguments de d’ailleurs qu’il s’agit d’un élément de la
l’enseignement technique en certains penseurs antilibéraux qui pré- mobilisation qu’il veut susciter dans sa
France, depuis deux siècles. tendent voir dans le discours pédagogiste ville, Mantes-la-Ville, dirigée depuis 2014
un avatar de la conquête du monde par par une municipalité Front National. Et
Aux frontières de
l’école, Institutions, le néolibéralisme triomphant. l’extrême droite, justement, est présente
acteurs et objets L’analyse qu’il propose du discours à chaque page, ses publications sur
Dirigé par Patrick Rayou, réac-publicain montre, citations à l’appui, l’école et l’éducation faisant l’objet
Presses universitaires de que les contempteurs du pédagogisme d’une lecture serrée. C’est là que l’argu-
Vincennes, 2015. s’acharnent moins à défendre une école mentaire asséné par Grégory Chambat
Cet ouvrage issu du réseau plus juste et plus efficace qu’à promou- trouve toute son utilité : la parenté des
interdisciplinaire Reseida voir un élitisme, voire une recherche de formules, des références, des anathèmes
s’intéresse à ce qui bouge « aux
frontières de l’école ». Qu’on aborde l’entre-soi social qui préserve l’univers antipédagogistes avec ceux de l’Action
les devoirs à la maison, l’entrée en dans lequel ils ont construit leur identité française, de Vichy, du Front National
6e, les élèves perturbateurs, les de toute contamination par l’immigration ou de son collectif Racines est manifeste.
internats d’excellence ou le et le multiculturalisme, le doute et la Même relayée par des essayistes ou des
coaching scolaire, l’ouvrage fournit
des analyses précieuses dans la
démocratie, l’ouverture et la différence. politiques qui ont pu se dire de gauche,
recherche d’un « monde commun Et, conforté par sa visibilité médiatique, la doxa réac-publicaine doit être perçue
entre l’école et son le discours conservateur s’exprime avec pour ce qu’elle est : une modalité de la
environnement ». une assurance croissante, affirmant d’une lepénisation des esprits. n
façon de plus en plus décomplexée ses Yann Forestier
D’autres recensions sur notre site

70 I Les Cahiers pédagogiques I N° 531 I SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016


Lelivredumois

questionsà

Grégory Chambat
Les « réac-publicains » dont vous parlez
n’usurpent-ils pas le mot « république »
et, d’une certaine façon, ne donnent-ils
pas une image fausse de ce qu’a pu être
l’école de Jules Ferry ?
Les diatribes réactionnaires ont tou-
jours pris pour cible celles et ceux
qui entendaient améliorer et trans-
former l’école au nom de l’égalité et
de la démocratie. Le terme « réac-
publicain » invite à distinguer l’héri-
tage républicain de son instrumen-
talisation réactionnaire avec sa
vision caricaturale et mythifiée de
l’école de Jules Ferry. Celle-ci, avec
ses contradictions, est le reflet des cette offensive idéologique s’est cris- de relier, au-delà des étiquettes par-
luttes entre deux conceptions de tallisée et radicalisée. tisanes, syndicalisme de luttes et
l’éducation : une « pédagogie noire » Pour la combattre, il ne faut pas lais- pédagogies d’émancipation.
(un enseignement de et par l’obéis- ser à cette nébuleuse le monopole
sance) face à une pédagogie active de la contestation de l’école telle Qu’en est-il du corps professoral, dont
et coopérative. qu’elle est, c’est-à-dire ségrégative, une partie non négligeable n’hésite plus
Mais n’oublions pas que la élitiste et déjà trop traditionaliste. à afficher son attirance pour les idées
IIIe République se revendique d’un Face à cette vague réactionnaire, il droitières ?
projet social conservateur avec ses convient d’opposer d’autres pra- Trente ans de harangues contre le
deux ordres d’enseignement, l’un tiques, égalitaires et démocratiques pédagogisme et l’égalitarisme ont
pour le peuple, l’autre pour les (travail collectif, conseils coopératifs,
préparé le terrain à une droitisation
dominants. Quand Jules Ferry décomplexée permettant au
reprend à la Commune l’idée d’une Relier, au-delà des Front National de se lancer à
école publique, gratuite et laïque, étiquettes partisanes, la conquête de l’école.
c’est, dit-il, pour « clore l’ère des Misère sociale, abandon des
révolutions » et la retourner contre
syndicalisme de luttes services publics, mais aussi
l’aspiration du mouvement ouvrier et pédagogies injonctions contradictoires de
à s’émanciper lui-même. Au terme d’émancipation. l’institution alimentent les ten-
du fameux Tour de France par deux tations réactionnaires et
enfants (sous-titré « Devoir et mobilisation des savoirs pour com- encouragent les solutions tape-à-l’œil
patrie »), ces enfants d’ouvriers prendre et agir sur le monde, etc.). faussement rassurantes (crispation
réintégreront leur classe d’origine. sur les disciplines, les fondamentaux
Là est la continuité avec le projet Peut-on dédouaner des syndicats qui et la notation, appel à restaurer
scolaire et social des réac-publi- reprennent pour certains, même atté- l’autorité, etc.).
cains : perpétuer et légitimer l’ordre nué, le discours réac-républicain ? Dès lors, comment s’affirmer pro-
établi et non le changer. Le Snalc (Syndicat national des gressiste tout en restant, par ses
lycées et collèges) ou Force pratiques (ou ses revendications)
N’y a-t-il pas, chez ceux qui se réclament Ouvrière font de leur antipédago- dans un conservatisme routinier que
d’une pédagogie progressiste, trop gisme un argument électoraliste ; la réalité du métier rend de plus en
d’indifférence et une tendance à igno- les autres, avec certes des nuances, plus illusoire et inefficace ?
rer les attaques outrancières des réac- ont malheureusement déconnecté Face aux sirènes réactionnaires et à
tionnaires ? le social, le collectif et le pédago- la fabrique de l’impuissance qu’est
Alors que les « réac-publicains » sont gique. Les messages sont brouillés : l’école, le pari est de retrouver le
en passe d’assoir leur hégémonie comment lutter contre le libéra- sens du collectif et de redonner un
culturelle, il est important de com- lisme sans dénoncer un système horizon émancipateur à nos mobi-
prendre, en reliant les discours décli- éducatif axé sur la compétition et lisations sociales tout comme à nos
nistes à leurs enjeux historiques, l’obsession de l’évaluation ? Com- pratiques pédagogiques. n
sociaux, économiques et politiques, ment le démocratiser sans com- Grégory Chambat
comment et pourquoi c’est d’abord battre les régressions sociales Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk
et Cécile Blanchard
autour des questions scolaires que actuelles ? Notre défi pourrait être

SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 I N° 531 I Les Cahiers pédagogiques I 71


cahierspédagogiques
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Croiser sans dogmatisme les réflexions, pratiques et expériences de chacun, enseignants et personnels
du secondaire et du primaire, chercheurs, formateurs, éducateurs, parents
Discuter sans réserves de tout ce qui pose problème dans le champ professionnel, des réformes en cours,
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Dépasser les simplismes, parce que les raccourcis sur le niveau qui monte ou qui baisse ou sur l’école
d’antan n’ont jamais fait avancer d’un iota les apprentissages et l’éducation de la jeunesse d’aujourd’hui

Ces principes qui animent l’équipe des Cahiers pédagogiques sont également ceux du Cercle de recherche et d’action péda-
gogiques (CRAP), l’association qui les publie. Adhérer au CRAP-Cahiers pédagogiques, c’est donc soutenir la revue, c’est aussi
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