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Langue française

Les savoirs linguistiques « ordinaires » en didactique des langues :


des idiotismes
M. Jean-Claude Beacco

Abstract
Jean-Claude Beacco : Les savoirs linguistiques « ordinaires » en didactique des langues : des idiotismes
This article bears upon the necessity, as regards foreign language learning and teaching, to identify and characterise ordinary
(as opposed to academic) knowledge, a specific and important component of learning /teaching situations and contexts. In this
respect, idiomatic expressions, which come under grammar and /or lexicon and /or discourse, may be considered as a specific
type of ordinary knowledge, on account of their diversity and of the cross-linguistic perceptions and representations associated.
Contrastive bilingual inventories of idiomatic expressions, on an extensive and structured basis, are suggested. Not only they
are useful for learning /teaching at advanced levels, but they also contribute to an understanding of the morphosyntactic image
of the foreign language, such as it is perceived by the non-native learners, as a part of of a wider body of representations.

Citer ce document / Cite this document :

Beacco Jean-Claude. Les savoirs linguistiques « ordinaires » en didactique des langues : des idiotismes. In: Langue française,
n°131, 2001. Grammaires d'enseignants et grammaires d'apprenants de langue étrangère. pp. 89-105;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.2001.1038

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2001_num_131_1_1038

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Jean-Claude Beacco
Université Paris-III
Cediscor

LES SAVOIRS LINGUISTIQUES « ORDINAIRES »


EN DIDACTIQUE DES LANGUES : DES IDIOTISMES

On peut questionner la didactique des langues d'un point de vue épisté-


mologique, comme cela se produit plus fréquemment désormais, pour
chercher à décrire les modes d'élaboration des connaissances qu'elle produit et
des modèles théoriques dont procèdent celles-ci. L'examen des conditions de
validité des connaissances élaborées au sein de cette jeune discipline
universitaire concernera alors les protocoles de construction des données ou la
nature des concepts descriptifs mis en jeu : à ce point, ne manquera pas de
resurgir la question des relations entre la didactique des langues et la
linguistique ou les sciences du langage, sous les aspects d'une discussion sur des
focalisations disciplinaires, trop restrictives pour la didactique des langues,
qu'induiraient les emprunts techniques de concepts linguistiques. Cette
forme, bien reconnue, du débat devrait aussi faire surgir une question
connexe : celle de la pluralité des savoirs produits au sein de la didactique des
langues par des instances de statut universitaire (ou de type universitaire) et
de la pluralité des savoirs mis en jeu dans l'ensemble du champ institutionnel
et social de l'enseignement des langues.

Nous entreprendrons ici de recenser et de caractériser ces formes de


connaissances à l'œuvre dans l'organisation des enseignements de langues, au
niveau structural comme au niveau local, celui de l'enseignement. Nous nous
proposerons ensuite de mettre en évidence la nature et la fonction des savoirs
non savants qui interviennent dans la mise en œuvre de la didactique des
langues, « sur le terrain », à partir des inventaires d'idiotismes présents dans
les grammaires pédagogiques. Nous suggérerons que ces savoirs ordinaires
deviennent à leur tour, davantage qu'ils ne le sont actuellement, l'objet de
recherches de la part de la didactique « savante ».

1 . Statut des savoirs de la didactique des langues

On peut désormais considérer la didactique des langues, en France,


comme une communauté scientifique aux contours plus clairs qu'auparavant

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du fait de son ancrage universitaire récent. Cette institutionnalisation a
produit une certaine forme de décantation relativement aux fonctions de cette
discipline et au statut des connaissances qu'elle produit. Une telle évolution
n'a évidemment pas été sans influencer les connaissances produites, car elle
a rendu plus perceptible la distinction entre des savoirs académiques ou
savants, produits au sein d'équipes de recherche labellisées, épistémologi-
quement contrôlables et des savoirs d'intervention, constitués autour de la
mise en œuvre stratégique de certaines de ces connaissances savantes dans
des conditions concrètes : les « terrains » de la classe, de l'institution éducative
ou des politiques linguistiques éducatives.

Mais les connaissances produites au sein de cette communauté scientifique


assument une configuration spécifique, en ce que la distinction entre
recherche didactique fondamentale et applications éducatives ou politiques
de ces recherches est encore mal établie, parce que les interventions sociales
sont un lieu de production de connaissances qui ne sont pas uniquement
d'ordre opérationnel.

1. 1. Les savoirs de la didactique des langues : savoirs savants et expertise

On considérera que la communauté scientifique « didactique des


langues », comme les autres communautés scientifiques, constitue une
institution qui a une assise matérielle, juridique et sociale mais qui reçoit aussi de
la cohérence des modes de gestion et de régulations de ses pratiques
discursives. En tant que communauté récente, elle produit des connaissances
sectorielles. En effet, celles-ci ne s'organisent pas en un dispositif commun : elles
constituent, par totalisation, un corps de connaissances homogène d'un
certain point de vue, mais leur combinatoire n'est pas stabilisée ou unique.
Chacun de ses territoires peut être rattaché à une autre discipline, dont il
constituerait un sous-domaine : les relations interculturelles seraient une
province des sciences de l'éducation, les recherches sur l'acquisition des langues
relèveraient de la psychologie cognitive, l'analyse des interactions de la classe
dépendraient de l'analyse du discours, l'analyse du marché des langues
relèverait de l'économie. De sorte que la didactique des langues serait comme un
ensemble d'intersections, sans cadre unificateur, de territoires objectivement
disjoints. La mise en cohérence de ces connaissances académiques
s'effectuerait dans et par les pratiques sociales pour lesquelles le savoir didactique est
sollicité.
Ces connaissances sont aussi d'une grande diversité en ce qu'elles
s'établissent à partir de données différenciées en fonction des domaines de
recherche : productions orales d'apprenants en situation (avec enregistrement
vidéo), productions de locuteurs, avec prises longitudinales de données
(tâches verbales standard à effectuer), interactions coopératives entre
apprenants ou entre apprenants et enseignants en vue de l'élaboration d'un texte,

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analyses de « brouillons » intermédiaires pour la production écrite,
questionnaires en langue maternelle sur le choix des langues, les locuteurs de la
langue étrangère choisie ou les formes de l'enseignement, entretiens ou
enquêtes d'allure ethnographique, récits de vie (d'enseignants, par exemple),
centrés ou non sur les langues, préfaces de manuels de langues, formes ico-
niques de représentation des régularités morpho-syntaxiques, programmes
officiels d'enseignement, discours de presse sur les langues et la politique des
langues...

La nature même de ces données (orales ou écrites, discursives ou non


discursives, linguistiques ou non linguistiques, en langue maternelle ou en
langue étrangère) implique des modes de traitement spécifiques et produit
des résultats relevant de disciplines différentes (de la linguistique à la
psychologie sociale ou à l'histoire de l'éducation), qui ne sont pas comparables ou
pas même « articulables » entre eux. On retrouve là, aussi nettement
qu'auparavant, les schémas sectorialisés utilisés pour représenter le didactique
comme territoire scientifique.
À côté de ces savoirs savants, disjoints mais potentiellement convergents
dans l'attente d'une théorie unifiée, la didactique des langues produit des
connaissances d'expertise, en ce qu'elle est sollicitée dans la cité : pour la
formation universitaire de chercheurs en didactique par les voies doctorales,
mode attendu de renouvellement de la communauté, pour l'élaboration de
dispositifs de formation des enseignants de langues, dans le cadre de
structures à vocation professionnalisante. Dans ce domaine, discours de
transmission de connaissances et discours pédagogique d'allure plus normative
s'entrelacent et sont susceptibles de construire une représentation brouillée
des discours issus du centre instable de la discipline.

À un niveau décisionnel supérieur, la didactique des langues peut être


sollicitée comme connaissance de référence pour la gestion des problèmes
linguistiques des sociétés multiculturelles modernes : prise en charge des
communautés migrantes, gestion des phénomènes de marginalisation sociale
qui comportent un versant discursif, définition des langues à enseigner et de
leurs modalités d'enseignement en fonctions de finalités politiques,
éducatives ou économiques1. Ces sollicitations, grandissant avec l'identification
pour elles-mêmes des problématiques sociales à caractère linguistique,
assurent un surcroît de légitimité à l'ensemble de la didactique des langues, dont
le champ d'intervention déborde du seul domaine des méthodologies
d'enseignement.

1. Voir, par exemple : Quelles langues apprendre en Suisse pendant la scolarité obligatoire ? Rapport d'un
groupe d'experts mandaté par la Commission Formation générale pour élaborer un « Concept
général pour l'enseignement des langues », Conférence suisse des directeurs cantonaux de l'Instruction
publique, Berne (15 juillet 1998) ou : A National Language Plan for South Africa, Final Report, Language
Plan Task Group, Clarkes Books, Pretoria (1996).

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Cette diversité serait probablement plus grande si l'on prenait en compte
les relations entre les communautés de didacticiens des langues : entre
didactiques de langues différentes dans un même espace national, entre
communautés de chercheurs en didactique de la même langue d'un pays à l'autre,
entre didactique d'une langue comme langue première ou comme langue
étrangère, entre didactiques de langues différentes au niveau international...

1.2. Les savoirs de la didactique des langues :


les savoirs professionnels et ordinaires

D'autres savoirs interviennent dans le champ social des formations en


langue et de l'appropriation des langues mais ils ne sont pas issus de la
communauté scientifique de la didactique des langues. Ces savoirs ont plusieurs
origines : ils naissent de pratiques professionnelles, celle des enseignants mais
aussi celle des apprenants, « métier » de longue durée pour les futurs
enseignants de langues. À ce titre, ils constituent des formes de savoirs d'expertise.
Ils coexistent dans l'espace d'enseignement, par exemple, avec des savoirs
savants transposés, sous la forme de savoirs personnels, « consubstantielle-
ment liés à des personnes par définition insubstituables » (Verret 1975,
pp. 147-148, cité par Chevallard, p. 58) ou de savoirs empiriques, «pour
autant que leur syncrétisme les voue précisément à l'acquisition globale et
personnelle, par des voies intuitives de la familiarité mimétique » (ibidem).
Une des formes de cette compétence concerne, par exemple, la méthodologie
ordinaire de l'enseignement des langues : celle-ci constitue une démarche
d'enseignement non théorisée ni même dénommée, qui se caractérise par une
approche globaliste de la langue, dans une démarche non contraignante,
particulièrement adaptée à l'imprévisibilité constitutive de l'objet à enseigner,
une langue naturelle, dont chaque énoncé est susceptible de déborder le
programme fixé, toute la langue étant potentiellement convoquée dans chaque
occurrence énonciative.

À côté de ces savoirs nés de la pratique professionnelle, on peut identifier


d'autres savoirs, issus eux des représentations sociales, aussi bien chez les
« gens des langues » qui, de ce point de vue, ne se distinguent pas
foncièrement des autres membres du groupe, que pour des sujets sociaux non
directement impliqués dans le domaine professionnel des langues.

Ces représentations sociales concernent, par exemple, les représentations


des langues : leur beauté, leur facilité d'apprentissage, leur utilité
professionnelle... Elles peuvent prendre la forme d'idéologies linguistiques, ensembles
cohérents de principes non explicités dans leurs fondements et tendant à
s'imposer avec la valeur de l'évidence : idéologie ethnocentrique de l'inégale
valeur des langues (on y prône la supériorité de sa propre variété linguistique
sur d'autres, auxquelles on dénie le nom même de langue), idéologie de la
nation, qui érige la maîtrise d'une seule langue (dite nationale) en trait majeur

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de l'identité partagée constitutive d'une communauté politique, idéologie
« économique », par laquelle on prétend limiter les coûts de la pluralité des
langues et assurer la libre circulation des personnes et des marchandises par
l'emploi d'une langue commune, qui se trouve cependant être souvent une
langue d'empire...

Les savoirs d'origine académique (sous leur forme scientifique ou de


savoir d'expert) entrent en contact avec les savoirs ordinaires et professionnels
précisément « sur le terrain », en particulier dans les activités d'enseignement :
dans un tel contexte, les enseignants interviennent à partir de savoirs savants,
acquis durant leur formation initiale ou ultérieure, ou impliqués par le
matériel d'enseignement (manuels de langue, grammaire de référence). Mais ils
sont aussi susceptibles d'activer des savoirs professionnels et ordinaires, au
contact des apprenants. Ceux-ci, de leur côté, mettent en jeu des savoirs
ordinaires ou d'autres savoirs dont l'origine savante peut leur échapper (issus
qu'ils sont des descriptions de la langue maternelle, par exemple). Il peut en
aller de même pour l'expertise didactique confrontée à des idéologies
linguistiques, à propos de décisions politiques à prendre relativement à
l'organisation des formations en langue.

2. Les savoirs métalinguistiques ordinaires


et la « linguistique populaire »

On peut estimer que l'enseignement et l'acquisition, au moins scolaire, des


langues gagneraient à prendre en compte ces savoirs ordinaires, qui sont
susceptibles d'intervenir dans les pratiques de classe ou qui constituent le déjà-
là qui conditionne leur efficacité même. Ces savoirs ne sont doute pas encore
suffisamment repérés, bien que les « activités de classe » apparaissent avec
netteté dans les recherches menées par F. Cicurel ou C. Germain, par exemple.

2.1. Les savoirs métalinguistiques ordinaires

Parmi ces savoirs, certains sont probablement de nature linguistique, en ce


sens qu'ils concernent des formes de connaissance de la langue première ou
de langues étrangères maîtrisées à un niveau de compétence élevé. Cette
capacité métalinguistique ordinaire est fondée sur le factum grammaticse que
J.-C. Milner commente ainsi : « s'il est vrai que l'activité grammaticale existe
dans beaucoup de cultures sous forme explicite, c'est-à-dire sous la forme
reconnue d'une tradition grammaticale, il est aussi vrai de souligner qu'elle
peut exister sous forme implicite, dans des cultures ou à des époques où nulle
tradition grammaticale n'est constituée. De fait, on constate que l'enquête
ethnologique sur les langues a toujours été possible, même auprès de sujets
qui ne peuvent se référer à aucune notion "grammaticale". Leur jugement

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sera souvent brut. Il prendra notamment la forme d'un jugement
d'appartenance communautaire : "Jamais, dira le sujet, quelqu'un de mon groupe ne
dira cela." Et, sollicité d'expliquer, il en sera souvent incapable » (1989, p. 54).
La possibilité de construire une connaissance scientifique des langues et du
langage repose sur cette capacité du sujet parlant à évaluer de la sorte
certaines données de cette langue. Cette connaissance pré-scientifique peut
trouver à s'exprimer, de manière plus articulée, au moyen du métalexique d'usage
ou ordinaire de cette langue : celui-ci est potentiellement constitué des unités
lexicales, dont on aura établi l'origine non savante, qui permettent de dire la
langue même à laquelle ils appartiennent. C'est de lui que la linguistique
cherche à se déprendre même si : «... le plus souvent, l'intrication entre
terminologie et langue d'usage est telle que le linguiste se trouve pris au piège
dont il voulait décrire le fonctionnement » (Culioli 1968, p. 108). On
considérera que ce savoir métalinguistique, fondé sur le lexique d'usage, doit être
caractérisé, car il n'est pas dépourvu de toute pertinence dans le domaine de
la didactique dans la mesure où il peut être sollicité par enseignants et
apprenants, dans la langue première et /ou dans la langue cible.

2.2. La linguistique ordinaire comme domaine de la linguistique

Plus largement que ces connaissances ordinaires portant sur le


fonctionnement de la langue qui prennent appui sur le métalexique d'usage, la socio-
linguistique a dessiné, dès l'origine, un territoire de recherche dénommé folk
linguistics : le programme en a été établi par H. Hoenigswald, à la conférence
fondatrice de 1964 (UCLA Sociolinguistics Conference2) : il concerne non
seulement ce qui se passe dans la communication, mais aussi « ...comment les
gens réagissent à ce qui se passe (ils sont persuadés, dissuadés) et ce que les
gens disent qu'il se passe (discours à propos du langage) » 3 (d'après
Hoenigswald 1966, p. 20). Ces commentaires ou croyances non scientifiques
sur les langues et leurs emplois concernent aussi bien la désignation ordinaire
des actes de discours et l'enseignement de la langue première que les
représentations de la correction, de l'acceptabilité ou les tabous du langage. Ce
domaine, qui semble avoir donné lieu à peu de recherches, est désigné en
allemand par le terme Volkslinguistik et il a suscité un équivalent français, sous la
forme : linguistique populaire. Je souhaiterais, pour ma part, éviter cette
dénomination, du fait des connotations de populaire, et utiliserai désormais celle de
linguistique ordinaire (au sens où F. Gadet utilise ordinaire)4".

Relèvent donc de la linguistique ordinaire les énoncés qui n'entrent pas


dans le champ de la linguistique comme discipline établie mais qui peuvent

2. L.-J. Calvet (1999) en revisite la dynamique et le rôle.


3. Notre traduction.
4. Voir Gadet F. (1989) : Le français ordinaire, Paris, A. Colin.

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être « considérés comme des expressions naturelles [...] désignant ou se
référant à des phénomènes langagiers ou fonctionnant au niveau de la métacom-
munication [...]. [Elle] s'entend comme une pratique sociale qui d'une part,
traite des phénomènes du langage, mais qui, en même temps, utilise ce
traitement dans des buts sociaux » (Brekle 1989, pp. 39-40). Les lieux privilégiés
de l'étude de cette « pensée linguistique ordinaire » sont surtout constitués
par des objets ethnologiques comme l'usage magique de la langue, les mythes
de création du langage...

Ces représentations peuvent être aussi caractérisées dans des démarches


apparentées à celles de la psychologie sociale, comme l'enquête de M. Kontra
(1999) sur les raisons ordinairement données de ne pas utiliser une langue
étrangère dans un contexte spécifique (en l'occurrence le hongrois en
Autriche), qui permettraient de caractériser la perception des droits
linguistiques, ou comme l'enquête menée par Niedzielski et Preston (1999, pp. 33-40)
auprès de 68 sujets résidant dans le sud-est de l'état du Michigan. Cette
recherche, surtout centrée sur les perceptions des différences régionales, a
permis de mettre en évidence un « surprenant niveau d'intérêt » (ibidem,
p. 243 et suiv.) pour tout ce qui concerne l'enseignement des langues, qu'elles
soient premières et étrangères. Les sujets ont beaucoup à dire sur les
contrastes phonologiques entre langue première et étrangère (pp. 244-245),
sur les idiotismes et les expressions conventionnelles (par exemple sur la
valeur de : Corne and see me sometimes, p. 247 et suiv.) ou sur l'apprenant de
langues (rôle attribué à la motivation, au don pour les langues, p. 256 et suiv).
On ne s'en étonnera guère puisque tout locuteur scolarisé a fait l'expérience
de l'apprentissage de sa langue maternelle ou s'est trouvé exposé (par les
médias, en particulier) à une langue inconnue. Cette transversalité de la
compétence comme spécifique de l'humain et comme expérience est propice à la
production et à la reproduction de représentations sociales concernant ses
objets : les langues et la communication verbale.
Ces quelques travaux nous confortent dans l'idée que ces savoirs non
savants méritent analyse en ce qu'ils sont susceptibles d'intervenir, sous des
formes et selon des modalités à caractériser, dans l'enseignement
/apprentissage des langues : les apprenants les mettent en jeu, en tant que sujets sociaux
et en tant que « professionnels » de l'apprentissage ; les enseignants, eux aussi
en tant que sujets sociaux et professionnels de l'enseignement, agissent sur
l'enseignement et réagissent à l'apprentissage en fonction de représentations
qui sont de nature non scientifique. Pour les apprenants, excepté en ce qui
concerne la connaissance « manuélisée » de leur langue première, cela va de
soi, puisqu'ils ne sont ni linguistes ni sociolinguistes de profession ; pour les
enseignants, on fera l'hypothèse que de tels savoirs pré-savants leur
permettent de gérer le contact entre les savoirs savants acquis durant leur formation
(et qui n'ont peut-être pas désamorcé leurs connaissances linguistiques
ordinaires ou très manuélisées) et ceux, non savants, des apprenants.

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3. Savoirs métalinguistiques ordinaires et grammaires
pédagogiques : le cas des idiotismes

La clarification de ces questions suppose l'établissement d'un programme


de recherche dont nous avons déjà esquissé certains points (Beacco 1993) et
que nous reprendrons ici, pour en montrer la faisabilité, simple
échantillonnage donc, sans valeur démonstrative sur le fond. Nous ne reviendrons
cependant pas sur les attentes grammaticales des apprenants : il conviendrait
de décrire plus précisément ce besoin de grammaire, leur souhait de se voir
proposer un enseignement centré sur des activités de systématisation
grammaticales, à réponse fermée et de nature écrite, le plus souvent, dont il a déjà
été suggéré (Besse 1984, p. 17) qu'il pouvait s'ancrer dans des représentations
ordinaires, culturellement variables, de l'efficacité des enseignements de
langues et qu'elles avaient pour origine possible la grammaticalisation,
ou l'absence de celle-ci, dans la langue première, laquelle dépendrait à son
tour de l'audience et de la légitimité de la tradition descriptive de la langue
nationale.

Nous ne nous interrogerons donc pas ici sur les effets, pour l'appropriation
d'une langue, des activités fondées sur des descriptions de la langue-cible
dans l'enseignement/apprentissage. Nous souhaiterions proposer des
éléments de caractérisation de la « compétence descriptive » des enseignants,
telle qu'ils la mobilisent dans l'interaction didactique, constituée d'échanges
impromptus, dans lesquels ils sont amenés à donner des « explications d'un
phénomène langagier ». Celle-ci se manifeste aussi dans les activités de
systématisation métalinguistique (ou à composante métalinguistique), comme les
« exercices de grammaire » ou la transmission d'informations sur les
régularités formelles et discursives à acquérir et à propos des activités des
apprenants, telles qu'ils peuvent être amenés à les verbaliser. Elle peut enfin se
déposer, de manière plus facile à observer, dans certaines grammaires,
entendues comme ouvrages de référence pour la description de la langue cible.

3.1. Les cultures grammaticales au contact : la grammaire pédagogique

En fait, cette compétence descriptive, dont on fait l'hypothèse qu'elle ne se


fonde pas uniquement sur des savoirs savants pédagogisés, est susceptible de
se manifester dans toutes les activités d'enseignement /apprentissage, si l'on
considère que « la classe » constitue un lieu de confluence de savoirs
métalinguistiques de statuts différents : savoirs des apprenants et des enseignants,
savoirs savants pédagogisés ou savoirs ordinaires, savoirs issu des
descriptions de la langue cible, d'autres langues étrangères ou de la variété
linguistique première. Ce qui est au contact dans l'espace pédagogique, ce ne sont
pas deux descriptions linguistiques homogènes ayant chacune pour origine
l'apprenant ou l'enseignant, ce sont plutôt deux cultures métalinguistiques

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qui traversent les oppositions précédentes. Ces amalgames, plus ou moins
stabilisés, même s'ils sont constitués de préjugés, stéréotypes ou jugements
idéologiques (pour reprendre les termes mêmes de H. Besse, 1984, p. 109), n'en
constituent pas moins des savoirs actifs, en ce qu'ils peuvent être sollicités
pour établir une communication efficace ou du moins se situant à une
distance proximale assurant, au moins, de bonnes conditions de réception.

Ces cultures métalinguistiques ont pour origine l'expérience individuelle


de la communication dans sa propre communauté de communication (il
conviendrait donc de caractériser celle des apprenants dans leur communauté
d'origine), le métalexique d'usage : les termes indispensables à la
communication humaine et qui seraient présents dans de nombreuses langues
comme : langue, mot, parler, demander, répondre (Brekle, 1989, p. 40), les
dénominations non savantes des actes de discours {se plaindre, inviter, proposer,
promettre ou s'excuser) ou celles des genres discursifs {conversation, bavardage,
discussion, entretien, débat...) et l'apprentissage de la langue maternelle ou celui
d'autres langues étrangères effectués antérieurement. Ces expériences
langagières et communicationnelles peuvent finir par constituer une culture
stabilisée et partagée, à laquelle viendra se surimposer la description d'une
nouvelle langue.

Les ajustements entre descriptions d'origine savante et représentations


métalinguistiques ordinaires sont sans doute rendus nécessaires par la
tendance, en ce qui concerne l'enseignement du français comme langue étrangère,
à utiliser des formes de description de référence qui sont très semblables
(catégories classificatoires, distribution linéaire de celles-ci dans l'enseignement...) à
celles qui sont utilisées dans l'enseignement scolaire destiné à des francophones
natifs. Des formes d'enseignement fondées sur la « grammaire française du
français » ont pour conséquence l'adaptation du public à l'enseignement et non
l'inverse, stratégie pédagogique à laquelle on s'attendrait davantage ; mais la
légitimité sociale des descriptions natives va de pair avec celle des
méthodologies d'enseignement « centrales » : les finalités de l'apprentissage concernent
alors la maîtrise de la langue mais aussi les démarches pédagogiques censées
être les plus favorables à l'acquisition : il peut se trouver que celles-ci soient fort
différentes de l'habitus méthodologique dominant d'une culture éducative
donnée, ce qui ne suffit pas à le discréditer.
L'articulation entre ces formes de description peut être assurée suivant
différentes stratégies déjà répertoriées (Coste 1985), qui sont listées ici en allant
de la plus proche des descriptions savantes aux plus éloignées :
- adoption d'une unique description savante de référence, tenue pour très
pertinente scientifiquement ;
- adoption de descriptions d'origines théoriques diverses dont on cherche à
assurer la compatibilité pédagogique (par ex. : énonciation et analyse
syntaxique distributionnelle) ;

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- amélioration des modes de transmission des descriptions savantes
impliquées dans l'enseignement par un meilleur des formes de manuélisation
(lisibilité interne des discours expositifs, des représentations iconiques utilisées
pour figurer les régularités langagières...) ;
- adaptation de la terminologie grammaticale de la langue cible à la
terminologie utilisée pour décrire la langue première des apprenants (par ex. :
homogénéisation des dénominations des catégories équivalentes d'une
langue à l'autre : passé simple en français et passato remoto en italien) ;
- création de catégorisations communes aux langues en contact ou, plus
radicalement, de catégorisations qui prennent en compte la diversité des langues,
dans une perspective « interlinguistique » (Béguelin, de Pietro et Nàf 1999) ;
- activités pédagogiques de systématisation (formelle, discursive,...)
effectuées essentiellement en relation avec des productions « fautives » des
apprenants, considérées comme caractéristiques des états de l'évolution de
leur interlangue ;
- prise en compte des représentations grammaticales des apprenants, telles
qu'elles se manifestent dans leurs « commentaires » métalinguistiques, qui
sont probablement structurés par leur culture grammaticale, ou dans leurs
productions.

Cette dernière forme d'ajustement peut se caractériser par le fait qu'elle est
susceptible de donner naissance à création de nouvelles formes de «
descriptions grammaticales », fondées sur la plasticité des savoirs non savants et sur
leur caractère partagé (entre enseignants et apprenants de même langue
première) mais sans doute divergentes d'avec les descriptions scientifiques/
linguistiques. Nous nommerons pédagogiques ces descriptions des régularités
de la langue cible (quelle qu'en soit la nature, du plan discursif à celui de la
combinatoire de niveau infra-syntagmatique) utilisées ou produites par les
enseignants dans le contexte même de l'enseignement. Il nous a déjà été
donné d'attirer l'attention sur ces descriptions (Beacco 1997) procédant d'une
volonté d'adaptation à une culture éducative spécifique : nous avons indiqué
qu'elles étaient observables dans certaines grammaires d'usage scolaire et
universitaire produites par des auteurs ayant une expérience de l'enseignement
d'une langue étrangère donnée à des locuteurs de la même langue maternelle
qu'eux, c'est-à-dire partageant avec ceux-ci certaines des représentations
métalinguistiques constitutives de la culture grammaticale.
Cette spécification par un adjectif aussi convoité que pédagogique (garant
d'on ne sait quelle efficacité) semble pouvoir se justifier si l'on est en mesure
d'établir que ces descriptions ne se confondent ni avec celles ayant pour
origine la linguistique comme discipline académique, ni avec les formes
divulguées de celles-ci par les « grammaires » d'usage, qui relèvent d'un discours
encyclopédique consensuel et moyen, à cadrage théorique présenté comme

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non problématique. Si ces formes de description, peu orthodoxes au regard
des canons académiques, se révélaient stables pour deux langues mises au
contact ou pour la même langue enseignée en tant que langue étrangère, par
les éléments linguistiques sur lesquelles elles portent et /ou par les
descriptions élaborées pour rendre ces phénomènes plus traduisibles dans la culture
des apprenants, elles pourraient être considérées comme une forme de savoir
situé, au bout de la chaîne de diffusion des savoirs linguistiques savants, au
contact des savoirs ordinaires des enseignants et des apprenants. C'est ce
positionnement dans la topologie des savoirs métalinguistiques qui lui
assurerait son caractère original et qui pourrait justifier des recherches plus
systématiques : celles-ci devraient permettre de mettre au jour ces descriptions
non savantes mais adaptées aux représentations métalinguistiques communes
à des groupes d'apprenants partageant la même culture éducative.

3.2. Les idiotismes : premières explorations

C'est dans ce cadre que nous souhaiterions poursuivre nos


reconnaissances de ces « grammaires pédagogiques », qui seraient à la linguistique ce
que l'ethnobotanique est à la botanique scientifique, en abordant, cette fois,
une section des grammaires d'enseignement des langues étrangères souvent
intitulée idiotismes. On désigne ainsi, par ce titre un peu obsolète, des
phénomènes langagiers distincts des emprunts, le plus souvent lexicaux, effectués
d'une langue à l'autre5 et qui peuvent être désignés par des termes comme
anglicismes ou germanismes (du point de vue du français), termes qui renvoient
aussi à des idiotismes.

Nous caractériserons cette catégorie des idiotismes dans une sous-classe


d'ouvrages édités, dénommés le plus souvent grammaires, dans lesquels les
descriptions non savantes constituées au contact des représentations des
apprenants sont susceptibles de se déposer : ces grammaires pédagogiques
des langues sont a priori identifiables parmi celles produites par des
enseignants (ou des auteurs ayant eu une expérience de l'enseignement) d'une
langue étrangère donnée à des apprenants de même langue première
qu'eux. Ces grammaires seront dites « locales », en ce quelles sont susceptibles
de se différencier des grammaires scolaires produites par les descripteurs
natifs et/ ou ayant une expérience de l'enseignement à des groupes
d'apprenants ayant des langues premières diverses, en milieu homophone le plus
souvent ; ces dernières sont tenues comme ayant une pertinence descriptive
indépendante de la langue première des utilisateurs.
Nous proposerons donc quelques remarques sur la section « Idiotismes »
de telles grammaires, sections qui sont aussi dénommées, suivant la langue

5. Par exemple : Ansalone M. R. et Félix P. (1997) : Ifrancesismi in italiano, Liguori Editore, Naples.

99
cible décrite : gallicismes, anglicismes, hispanismes.... Celles-ci se présentent sous
forme d'annexé (généralement en fin d'ouvrage) ; elles sont dépourvues de
commentaires autres qu'introductifs ; on y répertorie, sous forme de liste
alphabétique, des mots isolés, des syntagmes ou des énoncés de la langue
cible, accompagnés d'une traduction dans la langue de l'apprenant. On se
propose de sonder ces inventaires pour caractériser, en première
approximation, ce qu'ils peuvent révéler de la compétence « non savante » des
enseignants à décrire la langue cible pour des apprenants qu'ils connaissent, en ce
sens qu'ils sont en mesure de s'adapter à leurs compétences langagières en
cours de constitution : on fera l'hypothèse que les idiotismes ont bien partie
liée avec la didactique des langues en ce qu'ils ne sont pas à appréhender
comme une forme de description pédagogique des langues. Nous fonderons
nos observations sur deux ouvrages :
- la Grammatica francese del XX secolo de Luciano Bosisio (citée dans sa
quatrième édition, précédée d'une préface datée de 1947, réédition datée de 1967,
Edizioni scholastiche Mondadori ; Appendice 2a : Alcuni idiotismi piu comuni,
pp. 211-15 6 ; désormais LB ; environ 450 entrées, classement à partir de
l'italien ; par exemple : è roba scarto : c'est de la pacotille (p. 214)
- la Nuova grammatica teorico pratica délia lingua francese, de Ferdinando Bassi
(1970, Edizioni Canova, Treviso,) : section : Gallicismes, désormais FB, elle
comporte une introduction (p. 480) et répertorie environ 80 termes (pp. 461-
70), classement à partir du français avec un mot vedette ; par exemple :
Langue, s ; f. (lingua) jeter sa langue aux chiens : rinunziare a indovinare una cosa ;
avoir la langue bien pendue : aver lo scilinguagnolo sciolto (p. 466)

Le caractère limité de ce corpus d'observation ne saurait conduire qu'à des


remarques très indicatives.

3.2.1. Intuitions

Une classification partielle des éléments listés montre facilement que


l'essentiel de ce qui est jugé comme devant figurer dans ces listes relève du
domaine de la phraséologie, lequel pourrait être considéré comme « constitué
par des lexies complexes qui, tout en étant constituées de plusieurs mots
graphiques, se comportent dans la chaîne comme des lexies simples » (Martins-
Baltar 1997, p 20). Ces relevés affichent leur absence de visée analytique en
adoptant une présentation arbitraire et en se présentant comme un ensemble
d'éléments impossibles à classifier au moyen des catégories adoptées
antérieurement dans l'ouvrage pour décrire la langue. Cette « corbeille » des
grammaires représente ainsi l'impensé descriptif, résidu de l'analyse où
finissent des éléments que rien ne réunit, sinon cette commune caractéristique de

6. Dans cette grammaire, cette annexe est suivie d'une liste de proverbes, non classés donc parmi les
idiotismes.

100
constituer des « idiotismes propres à la langue française, dits gallicismes »
(d'après FB 460).

Cependant, on peut admettre que sont à l'œuvre, dans ces relevés, des
intuitions descriptives nées de la pratique de l'enseignement. Il est probable
que cette lecture est biaisée par les connaissances linguistiques acquises
depuis. Mais on note que tout élément linguistique n'est pas acceptable dans
ces listes et qu'un filtrage, même composite, semble intervenir. On soulignera
ainsi le fait que, dans LB, l'essentiel des entrées est constitué par des syn-
tagmes verbaux (pagar le spese, 214 ; mordere il freno, 215 ; perder d'occhio, 215),
comme si les enseignants de langue étaient particulièrement sensibles à la
fonction organisatrice du verbe, créateur d'espaces syntaxiques, par la
maîtrise desquels passe l'appropriation d'une langue inconnue, alors que la
description traditionnelle standard tend à accorder la prééminence au substantif,
plus plein ontologiquement et assumant des fonctions distinctes.

On peut aussi remarquer une particulière attention aux locutions verbales


(à verbe opérateur, pour certaines) : saisir V occasion /cogliere l'occasione (FB 468),
darsi da fare/se donner du mal (LB 215) ; darsi vinto Is' avouer vaincu (LB 215) ;
restar d'accordo/tomber d'accord (LB 211); gagner sa vie/guadagnarsi il pane
(FB 464)... Ce listage semble justifié, indifféremment, soit par la différence
entre les verbes opérateurs, le « complément » demeurant identique, d'une
langue à l'autre (lexemes apparentés morphologiquement et sémantique-
ment), soit par la différence entre « compléments », les verbes étant
identiques : la double entrée, formelle et/ou sémantique, renvoie aux processus
bidirectionnels d'élucidation pédagogique (onomasiologique et sémasiolo-
gique) appliqués à une catégorie de syntagmes figés qui pourrait sembler être
identifiée comme telle. Mais bien d'autres locutions à base verbale figurent
dans ces annexes idiomatiques.

Dans le même ordre d'idées, les descriptions des gallicismes accordent une
attention particulière à certaines formes de quantification, lexicalement
discordantes d'une langue à l'autre, qui ne sont pas sans rappeler la fonction
Magnum de I. Mel'cuk (1993) : guardar pel sottile /regarder de trop près (LB 214) ;
essere carissimo/être hors de prix (LB 214) ; a gonfie vele/ à pleines voiles (LB 211) ;
de plus belle/più forte, più prima (FB 461) ; parler haut/parlare ad alta voce
(LB 465)... Enfin, semble particulièrement identifiée, même si le nombre
d'occurrences est faible, la catégorie des fonctions discursives, en tant qu'elles
reçoivent des actualisations conventionnelles partagées dans une
communauté de communication donnée : les expressions figurant dans ces annexes,
qui sont données aux premières ou secondes personnes (et non sous forme de
verbe à l'infinitif), relèvent de cette catégorie : je m'y connais/те ne intendo
(FB 463) ; jamais de la vie/mai e poi mai (FB 465) ; fate pure/à votre aise (LB 211) ;
avete indivinato/vous y êtes (LB 213 et FB 470) ; dite su/dites donc (à interpréter
comme : racontez donc ; alors raconte, LB 214).

101
Sous réserve d'inventaire, il apparaît que ces recensements de gallicismes,
tout désordonnés qu'ils sont, peuvent laisser transparaître des classifications,
certes informées par des concepts linguistiques récents, mais comme latentes
dans ces relevés où elles sont facilement mises en évidence : ces relevés sont
homogènes, pourrait-on dire, à la sous-catégorisation près.

3.2.2. Représentations métalinguistiques de l'objet-langue

Ces indices suggèrent que les activités de description pédagogique


peuvent emprunter une partie de leur systématicité à des catégorisations non
explicitées, mais potentiellement actives cependant. On peut aussi avancer
que cette catégorisation en gallicismes ou idiotismes des langues renvoie à des
représentations linguistiques d'ordre plus didactique, cette fois.

Sont regroupés sous cette dénomination des phénomènes qui résistent à


une comparaison « translinguistique » immédiate, entre des langues qui se
trouvent ici être apparentées linguistiquement et culturellement. La mise en
coïncidence de surface des signes est susceptible de constituer un des modes
d'appréhension des langues par les apprenants parce que, précisément, ceux-
ci r»fi sont pas en mesure de juger de l'aire de transposition des régularités
^i_ permettent de constituer les segments de la langue cible auxquels ils sont
exposés. Ces mises en regard, probablement effectuées à des niveaux de
compétence avancée par des apprenants, finissent par susciter des
représentations diffuses (sans doute plus claires pour les enseignants) de « secteurs »
spécifiques de la langue cible, qui seront dits alors « caractéristiques » de
celle-ci. Ces «points forts des langues [...] qui sont souvent l'expression en
surface de la générosité des langues [...], entendez par là l'existence de
métaopérateurs remarquables... » (Adamczewski 1991, p. 299) seraient pour
le français des marqueurs comme voici et voilà, le rôle de à et de, la
détermination nominale, le jeu des auxiliaires être et avoir... et le domaine du locu-
tionnel, qui tend à englober des phénomènes comme l'intertextualité (voir
Martins-Baltar, déjà cité).

Les gallicismes des grammaires examinées sont essentiellement constitués


de tous les types de stéréotypes linguistiques répertoriés, en particulier des
locutions stéréotypées (au sens de Schapira 1999, p. 12 et suiv.) : essere sulle
spine /être sur le gril (LB 213) ; essere al ver de/n'avoir pas le sou (LB 213) ; ne ho le
tasche piene/fen ai plein le dos (LB 214) ; tentar non nuoce/Vessai est permis
(LB 214) ; portar aile stelle/porter aux nues (LB 215) ; la main haute/con autorittà
(FB 466) ; c'est la mer à boire/è impresa lunga e difficile (FB 467) ; tourner autour du
pot/menare il can per l'axa (FB 468). Les locutions présentent ce caractère
irréductible, au sein d'une même variété linguistique, de constituer une couche de
signes préfabriqués qui possède ses règles de fonctionnement propres, tout en
semblant se conformer aux combinatoires générales régissant cette langue.
Mais on y relève aussi des éléments qui échappent à la concordance, dans la

102
mesure où il n'existe pas d'équivalent dans l'autre langue : je vais quitter
Florence/sto per lasciare Firenze (FB 461), il vient de sortir /è uscito da poco (FB 469).
En ce sens, les locutions et ces autres phénomènes constituent des idiotismes,
à savoir des spécificités, dont le degré est variable, soit au sein de la langue
cible soit entre les deux langues. En effet, ce mot, construit sur la racine
grecque idio, réfère à un trait spécifique d'un individu, à un caractère propre à
quelqu'un. Et idioma qui en est tiré désigne une particularité de style (une sorte
de parler individuel, un idiolecte, irions-nous jusqu'à dire). Notons au passage
le fait assez significatif que c'est la parole (prononciation, habitudes lexicales...)
qui semble constituer la caractéristique identitaire la plus forte de la personne.
Idiome, passé du grec au latin puis au français, désigne une langue particulière
à une région et a fini par prendre une valeur hyperonymique, désignant les
langues et d'autres variétés linguistiques de statut sociolinguistique inférieur
(dialecte, parler, patois...). Idiotisme désigne une forme, une locution propre non
plus à un individu mais à une langue, impossible à traduire dans une autre langue
même de structure analogue 7. On remarquera que « impossible à traduire » doit
sans doute s'interpréter comme « impossible à traduire par un signe
linguistique équivalent», puisqu'une périphrase descriptive ou définitionnelle est
toujours possible pour expliciter une signification : on est renvoyé ici à
l'idéologie du « mot propre » comme désignation exacte, et donc non substituable
par d'autres signes, du réfèrent.

Il apparaît possible de considérer que les répertoires de gallicismes


dessinent, au moins partiellement, une représentation faiblement articulée de
l'objet-langue constitutif de niveaux de compétence avancés en langue,
correspondant approximativement aux niveaux Cl ou C2 tels qu'ils sont définis
dans Le cadre européen commun de référence. Cette représentation de « ce qui
reste à apprendre » identifie ce qui ne peut être enseigné par le biais des
descriptions générales parce que leur caractère irréductible les rend non
déductibles et suppose une appropriation et un stockage élément par élément.
C'est là le rôle de ces aide-mémoire, dits idiotismes, qui rassemblent des traits
langagiers retenus comme spécifiques pour les langues mises au contact. Or
il semble permis de constater que, dans ces inventaires, on accorde une
importance particulière aux phénomènes relevant de combinatoires limitées,
de niveau sub-syntagmatique : la place et le rôle de descriptions linguistiques
combinatoires, qui permettent de classifier ce qui semblait relever d'une
simple approche lexicale, ont été suffisamment reconnus depuis en didactique
des langues (Vives 1989, par exemple) pour que l'on ne s'étonne pas de la voir
inscrite en creux dans ces recueils d'idiotismes du français. Il ne serait
pourtant pas mauvais de rendre aux enseignants ce qui, ici, leur revient, à savoir
la perception que les niveaux de compétence avancés se caractérisent par la
gestion de régularités de la langue, qui relèvent de combinatoires contraintes,

7. D'après Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, p. 993.

103
valides pour des catégories constituées d'éléments non déductibles et relevant
de domaines fermés. Ces sortes d'inventaires dessineraient ainsi une image
lexico-morpho-syntaxique de « l'identité » d'une langue telle qu'elle est
perçue par des allophones, laquelle peut être à l'origine d'autres
représentations de celles-ci : facilité d'apprentissage, qualités esthétiques, aptitude à dire
la modernité...
Les répertoires de gallicismes sont probablement issus d'une expérience
contrastive ancrée dans la pratique de la traduction de textes écrits. Cette
connaissance non objectivée des interlangues des apprenants, qui se déploie
ailleurs dans ces grammaires pédagogiques, constitue comme une théorie
ordinaire de l'acquisition, qu'il conviendrait de rapporter aux études menées
dans le cadre des caractérisations scientifiquement contrôlées des formes de
l'acquisition langagière. Quoi qu'il en soit, il semble légitime de faire
l'hypothèse que, si des enseignements explicitement « grammaticaux » se trouvaient
avoir une quelconque fonction dans une situation éducative donnée, ils
pourraient sans doute acquérir une lisibilité accrue à condition que l'on tienne
compte des représentations de nature métalinguistique des apprenants et des
enseignants, telles qu'on les entrevoit à travers ces relevés d'idiotismes. Il
semble néanmoins clair que l'enseignement des langues continue à alimenter
la recherche linguistique, en ce qu'il met en évidence des points aveugles de
la description, difficultés de systématisation auxquels se heurtent les
apprenants et qui ne sont pas catégorisées dans les descriptions savantes.

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