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© ODILE JACOB, février 2024

3, rue Auguste-Comte, 75006 Paris

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-4150-0697-6

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À nos petits-enfants,
Gabriel, Aurélien, Henri,
Samuel, Gaïa, Giulia et Soni.
« Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle. »
Victor HUGO, Les Misérables (1862)
Avant-propos

Lire n’est pas seulement un savoir-faire indispensable aujourd’hui pour


s’intégrer socialement et professionnellement. La lecture est aussi un
extraordinaire moyen de s’instruire toute sa vie et dans tous les domaines.
Elle nous fait dépasser nos étroites limites physiques et intellectuelles dans le
contact avec des auteurs éloignés dans le temps et l’espace. C’est aussi un
loisir qui stimule l’imagination, autorise le rêve et l’évasion. Il serait difficile
de faire une liste exhaustive des bienfaits de la lecture.
Ce livre s’inscrit dans le cadre d’un combat pour la lecture, érigée
périodiquement en « grande cause nationale ». La situation en France est en
effet inquiétante : non seulement certains publics sont très éloignés de l’écrit,
mais même les adultes cultivés lisent de moins en moins et, ce qui est encore
plus préoccupant, le niveau des élèves en compréhension de l’écrit, évalué
par des études internationales, est en constante baisse.
Bien lire et aimer lire se jouent principalement dans l’enfance. Ce livre
traite de cette entrée progressive dans l’univers des mots, d’abord parlés puis
écrits, avec un moment clé qui est celui de l’apprentissage formel de la
lecture au cours préparatoire.
Les parents sont les premiers éducateurs, les premiers modèles de
l’enfant. On ne dira jamais assez à quel point leur rôle est décisif tout au long
du cheminement de l’enfant vers la lecture autonome. Ils trouveront dans ce
livre des réponses aux questions qu’ils peuvent se poser sur ce qui se passe
dans la tête d’un enfant qui apprend à lire, les difficultés qu’il peut
rencontrer, les méthodes d’enseignement utilisées à école et sur l’aide qu’ils
peuvent donner à leur enfant aux différents moments de sa progression vers
la littératie.
L’apprentissage de la lecture est évidemment le grand sujet de l’école
primaire. Depuis le milieu du siècle dernier, il a donné lieu à des controverses
très violentes, où se sont immiscés des arguments étrangers au champ
scientifique et pédagogique. Toute réflexion sereine sur les pratiques
enseignantes en a été bloquée. Ce livre examine les dispositifs pédagogiques
mis en œuvre tant à l’école maternelle qu’à l’école élémentaire, à la lumière
des résultats d’études menées en psychologie cognitive, neurosciences,
linguistique, sociologie et, lorsqu’on en dispose, de résultats d’études
proprement pédagogiques. Il pourrait être une ressource pour la formation
initiale et continue des enseignants afin de leur donner des connaissances
solides sur la façon dont les élèves apprennent à lire, et sur l’aide que l’on
peut apporter à ceux qui rencontrent des difficultés. Il peut aussi fournir des
éléments de réponse à ceux qui se posent des questions sur des points précis
de leur pratique ou qui cherchent des informations sur les nouveaux
dispositifs d’aide aux élèves.
L’ouvrage est organisé en cinq parties relevant de différentes
thématiques :
les processus cognitifs et les mécanismes cérébraux de la lecture et de son
apprentissage ;
les activités préparatoires à la lecture à l’école maternelle ;
l’apprentissage formel de la lecture et son enseignement à l’école
élémentaire ;
les difficultés d’apprentissage du décodage et la dyslexie ;
les difficultés de compréhension en lecture.
L’introduction retrace l’histoire des différents points de vue autour de
l’apprentissage de la lecture du début du XXe siècle jusqu’aux années
actuelles. L’épilogue reprend les principales idées développées dans le livre
sous forme de conseils destinés aux parents et aux enseignants.
Chaque chapitre a pour titre une question à laquelle il répond en quelques
pages, de façon argumentée, concrète et la plus complète possible. Il se suffit
donc à lui-même, ce qui permet une lecture discontinue et sans ordre imposé.
Un minimum de redondance et des références croisées sont la rançon de cette
commodité.
Introduction

Un certain nombre des questions abordées dans ce livre trouvent leur


origine dans les débats qui passionnent périodiquement le monde scolaire à
propos des méthodes d’apprentissage de la lecture. C’est pourquoi il a paru
utile au début de cet ouvrage de résumer l’histoire des controverses qui ont
perduré du début du XXe siècle jusqu’aux années actuelles.

Les courants d’éducation nouvelle


et la montée du constructivisme
Tout commence entre les deux guerres, avec l’apparition des courants
pédagogiques d’éducation nouvelle qui ont pour ambition de transformer
l’école traditionnelle, accusée d’être hermétique aux influences extérieures et
d’appliquer une pédagogie du dressage. Ce qui est pointé du doigt, c’est le
manque de sens des apprentissages scolaires et la passivité des élèves à qui
on demande de mémoriser les réponses à des questions qu’ils ne se sont
jamais posées. Les courants de l’éducation nouvelle prônent au contraire une
démarche pédagogique qui part des questionnements personnels des élèves et
qui les autorise à tâtonner pour atteindre un but qu’ils se sont fixé eux-
mêmes, ce que nous appelons aujourd’hui « pédagogie de la découverte ».
Dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, les
idées de l’éducation nouvelle trouvent un écho de plus en plus fort dans la
sphère de l’éducation, en particulier grâce à l’appui de penseurs renommés
dans le champ de la psychologie tels que Piaget (1972). Un véritable
ensemble de principes pédagogiques est diffusé auprès des futurs enseignants
par les formateurs des écoles normales :
il faut éliminer les leçons magistrales et toute pédagogie transmissive car
les élèves doivent construire par eux-mêmes leurs connaissances 1 ;
les élèves, considérés comme de véritables petits chercheurs, doivent être
confrontés d’emblée à des situations complexes qu’ils exploreront par
tâtonnement expérimental : la traditionnelle progression des
apprentissages du simple au complexe est abandonnée ;
dans le processus d’apprentissage, l’accent est mis sur la compréhension,
activité noble, aux dépens de la répétition considérée comme une activité
de bas niveau 2.

Une révolution de l’apprentissage


de la lecture : comprendre sans décoder
C’est dans ce contexte constructiviste que va être remise en cause la
méthode traditionnelle d’enseignement de la lecture consistant à présenter
d’abord le nom et le son des lettres, puis leur assemblage en syllabes et en
mots. Dénonçant le caractère mécanique de cette procédure, les nouveaux
pédagogues veulent la remplacer par des situations plus proches du
fonctionnement psychologique « naturel » de l’enfant et privilégiant la
recherche du sens des textes. Ils sont influencés notamment par les idées
d’Ovide Decroly (1871-1932) et par les recherches des psycholinguistes
nord-américains K. F. Goodman et F. Smith.
L’idée centrale d’Ovide Decroly selon laquelle l’enfant appréhende
d’abord la réalité dans son ensemble, globalement, puis affine peu à peu sa
perception des détails est à l’origine de toutes les méthodes globales
d’apprentissage de la lecture. L’utilisation de la méthode globale de Decroly
est restée très marginale en France. Mais la méthode « naturelle » de Freinet,
qui s’en est inspiré et l’a adaptée en introduisant l’utilisation de l’imprimerie,
a été beaucoup plus suivie.
Goodman et Smith sont considérés comme les initiateurs des méthodes
modernes d’enseignement de la lecture. Ils sont les auteurs des formules à
succès : « Lire, c’est prévoir » (Goodman, 1967), qui fait de la lecture « un
jeu de devinette psycholinguistique » ; et « Lire, c’est comprendre » (Smith,
1980), équation acceptée par une large majorité des enseignants.
Néanmoins, jusqu’en 1972, les autorités académiques continuent de
recommander l’utilisation de la méthode syllabique pour l’apprentissage de la
lecture. Une réforme des objectifs et des pratiques d’enseignement du
français à l’école primaire était toutefois indispensable car, avec la
prolongation de la scolarité obligatoire depuis 1959 et l’ouverture de
l’enseignement secondaire à tous les élèves, un certain nombre d’entre eux
étaient insuffisamment préparés aux exigences de la 6e, notamment en
matière de compréhension de l’écrit. Les militants des mouvements de
l’éducation nouvelle participent aux commissions de réflexion sur la réforme
et, en 1972, les instructions officielles, tout en réalisant un compromis entre
les traditionalistes et les rénovateurs, créent une rupture avec les textes
précédents : la compréhension et la lecture silencieuse deviennent les
objectifs prioritaires. La place de la lecture à voix haute, accusée de ne pas
garantir l’appréhension du sens, est réduite. L’utilisation de manuels
présentant des textes conçus spécifiquement pour l’apprentissage de la lecture
est déconseillée au profit de l’utilisation de la littérature de jeunesse.
Dans les années qui suivent, les rénovateurs de la didactique de la lecture
Jean Foucambert (1976) et Éveline Charmeux (1975) expriment fortement
leurs idées. Ils condamnent avec virulence le déchiffrage, considéré comme
une activité mécanique qui empêche les élèves de comprendre ce qu’ils lisent.
Jean Foucambert souhaite supprimer totalement l’apprentissage du code car,
selon lui, la lecture est une activité idéovisuelle, les signes écrits renvoyant
directement à un sens. Il soutient que l’enfant apprend à lire en augmentant
son répertoire de mots écrits, de la même façon qu’il a appris à parler en
augmentant son répertoire de mots oraux. Il proscrit donc également la
lecture à voix haute et toute oralisation qui ralentit l’accès à la signification.
Éveline Charmeux compare le déchiffrage à l’apprentissage des mouvements
de la natation à plat ventre sur un tabouret et affirme qu’il est possible d’être
lecteur avant d’avoir appris à lire. Pour accéder directement à la signification
du matériel écrit, ces auteurs proposent, en complément de la reconnaissance
visuelle des mots et des structures familiers, l’anticipation et le
développement d’hypothèses. Ils condamnent définitivement le recours aux
manuels : il faut partir de textes et non pas de phrases ou de mots et utiliser
de vrais textes dès le début, fonctionnels 3 ou littéraires, et non pas des textes
fabriqués pour l’apprentissage de la lecture.
Foucambert et Charmeux sont chercheurs à l’Institut national de
recherche pédagogique. Le premier est aussi inspecteur départemental de
l’Éducation nationale et la seconde, professeur à l’École normale puis à
l’Institut universitaire de formation des maîtres. Ils influencent donc
profondément le système éducatif. Leurs ouvrages sont utilisés massivement
pour la formation des enseignants et l’hégémonie des nouvelles pratiques
pédagogiques s’affirme dans les classes. De fait, tout le monde s’accorde en
faveur du constructivisme pédagogique : les chercheurs en sciences de
l’éducation, les spécialistes du ministère de l’Éducation nationale, les
syndicats majoritaires, les associations éducatives et la plupart des maîtres
qui y ont été introduits au cours de leur formation. Les rares enseignants qui
doutent de l’efficacité de ces méthodes ou qui persistent à appliquer une
méthode syllabique sont taxés expéditivement de réactionnaires.
Quand la politique s’en mêle : une tentative
ratée de retour en arrière
À l’affrontement entre la pédagogie traditionnelle et la pédagogie
nouvelle constructiviste se surajoute en effet une opposition abusivement
construite entre une pédagogie qui serait « de droite », rétrograde, et une
pédagogie prétendument « de gauche », progressiste (voir Krick et al., 2007).
Foucambert déclare par exemple que le déchiffrage est une activité aussi
aliénante que le travail d’un ouvrier à la chaîne. Au lieu de choix
pédagogiques raisonnés en fonction du bon sens et d’une efficacité constatée,
les acteurs de l’enseignement primaire se trouvent confrontés à un choix
largement politique entre les vieilles méthodes accusées de perpétuer la
domination sociale des classes privilégiées 4 et la pédagogie nouvelle censée
faire accéder les classes populaires à un savoir libérateur. On comprend que
la plupart d’entre eux aient trouvé dans la seconde option une résonance avec
l’idéal qui les avait amenés à choisir leur métier. La rénovation des méthodes
d’enseignement de la lecture étant l’emblème de la pédagogie émancipatrice,
la tentative de Gilles de Robien, ministre de l’Éducation de mai 2005 à
mai 2007, de revenir à la méthode syllabique ne pouvait qu’être accueillie par
un tollé général.
On ne peut que regretter cette prédominance du politique sur le
pédagogique autour des questions portant sur l’apprentissage de la lecture. En
raison de réactions idéologiques exacerbées, la nécessaire réflexion autour de
l’efficacité des méthodes et notamment des méthodes mixtes à départ global,
pratiquées dans la plupart des classes, n’a pas été menée. À la suite de la
circulaire ministérielle du 3 janvier 2006, certains enseignants se sont sentis
dépossédés de leur liberté pédagogique. Il en a résulté une querelle partisane,
très médiatisée et récupérée par les partis extrémistes. Les scientifiques se
sont-ils fait suffisamment entendre à cette époque ? On peut en douter.
L’arrêté qui a finalement été pris en mars 2006 et qui modifie les
programmes de 2002 a été interprété, à tort 5, comme consacrant les méthodes
mixtes : « On utilise deux types d’approche complémentaires : analyse de
mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises,
synthèse à partir de syllabes ou de mots réels ou inventés ».
Les recommandations des conférences de consensus de 2003 et 2016
amenèrent toutefois les enseignants à reconnaître la nécessité de travailler le
code 6. Mais faute d’avoir reçu une formation théorique et pratique solide en
formation initiale et en formation continue, ils ont continué à essayer de
surmonter les difficultés en bricolant et en adaptant les méthodes.

Une volonté politique enfin à la hauteur


du problème
Il a fallu attendre 2017 pour que, sous l’impulsion du ministre Jean-
Michel Blanquer, la question de l’efficacité de l’enseignement de la lecture
au cours préparatoire soit enfin posée. Dès sa nomination, s’appuyant sur les
conclusions de la recherche scientifique, le ministre engage une politique
volontariste pour tenter d’infléchir les pratiques d’enseignement de la lecture
dans les petites classes (cours préparatoire et cours élémentaire) et de réduire
l’incertitude liée aux choix pédagogiques : un conseil scientifique de vingt-
trois chercheurs présidé par Stanislas Dehaene énonce une série de principes
qui, selon les connaissances actuelles, devraient guider non seulement la
conception des manuels de lecture pour le CP mais aussi le choix des
professeurs 7. Le ministre s’adresse aux enseignants pour les sensibiliser aux
évolutions souhaitables dans l’enseignement de la lecture, de la grammaire et
du vocabulaire, par le biais de notes de service 8 et de « Lettres aux
professeurs » rédigées de sa main. Un grand Plan Lecture est lancé en
décembre 2017, et un guide de référence, publié par la Direction générale de
l’enseignement scolaire (DGESCO), précise pour les enseignants comment
les apprentissages doivent être conduits au cours préparatoire pour assurer la
maîtrise des fondamentaux lire et écrire par tous les élèves 9 .
Parmi les recommandations figurent des éléments qui font consensus
parmi de nombreux chercheurs : nécessité d’enseigner systématiquement les
correspondances graphèmes-phonèmes selon un tempo soutenu pour amener
l’élève à lire en fin d’année environ 50 mots par minute, entrée dans la
combinatoire dès le début de l’année, apprentissage des correspondances à
partir des graphèmes et non des phonèmes, entraînement intensif à partir de
textes totalement déchiffrables par les élèves, activités d’écriture menées
conjointement aux activités de lecture. Les auteurs du guide s’attachent à
démontrer que le déchiffrage automatisé est la condition indispensable à la
bonne compréhension d’un texte. Le temps consacré au travail sur le « code »
(déchiffrage des lettres et des syllabes) est considéré comme prioritaire et un
entraînement spécifique par petits groupes est préconisé pour les élèves qui
auraient un retard en lecture. Ce guide pour le CP, communément appelé le
guide orange, sera suivi du guide de référence Pour enseigner la lecture et
l’écriture au CE1. Les publications à caractère pédagogique du ministère de
l’Éducation nationale proposées entre 2018 et 2022 marquent une évolution
considérable face aux outils proposés aux professeurs depuis de très
nombreuses années. Elles traduisent toutes très clairement la volonté
d’insuffler une nouvelle manière d’enseigner adossée aux apports et aux
recommandations de la recherche scientifique 10.
Parallèlement, se met en place le dédoublement des effectifs des classes
de CP et CE1 dans les secteurs défavorisés (réseaux d’éducation prioritaire
[REP] et réseaux d’éducation prioritaire renforcés [REP+]), mesure phare de
la politique éducative du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. En
2019, l’objectif de 100 % de classes de CP et CE1 à 12 élèves dans ces
quartiers est atteint et les professeurs exerçant dans ces classes ont bénéficié
d’une formation renforcée, notamment sur l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture.

Mais des résultats décevants


Malgré cet effort budgétaire inédit, malgré toutes les publications
destinées aux professeurs pour les aider à faire évoluer leurs pratiques
pédagogiques en classe de CP, malgré l’augmentation du volume horaire de
la formation professionnelle, les études de la DEPP laissent entrevoir un
faible impact sur les résultats des élèves.
En début de 6e 11, si plus de la moitié des élèves atteint l’objectif minimal
de fluence attendu, soit 120 mots lus par minute, 15,2 % n’atteignent même
pas l’objectif de fin de CE2 (90 mots par minute) et 29,2 % ont un score
intermédiaire qui témoigne d’une lecture insuffisamment fluide. En REP+,
39,6 % des élèves atteignent le seuil de 120 mots, mais 30 % d’entre eux ne
parviennent pas à lire 90 mots par minute. Ces résultats de 2022 sont
néanmoins en progression par rapport à ceux de 2021 pour tous les élèves et
cette progression est la plus forte en REP+ (+3,8 points).
Concernant les évaluations nationales 12 à l’école élémentaire pour l’année
2022, en début de CE1 les résultats sont stables par rapport à 2021, à
l’exception d’une baisse en français, en particulier pour les exercices « écrire
des mots » et « lire à voix haute des mots ». Les exercices de fluence
demeurent les moins bien réussis.

Les recommandations ministérielles


insuffisamment appliquées
Le conseil scientifique de l’Éducation nationale s’émeut de ces faibles
performances et souligne l’insuffisante mise en œuvre de ses
recommandations pédagogiques. Dans une note sur l’état des lieux de
l’enseignement de la lecture 13 publiée en octobre 2022, il donne les résultats
d’une enquête en cours menée auprès d’un échantillon représentatif de
9 500 enseignants. Il apparaît qu’en septembre 2022, plus de trois ans après
les premières directives et la publication du guide orange, on observe encore
des classes de CP où l’enseignement de la lecture commence par une
approche globale, ce qui est jugé « totalement inacceptable au regard des
connaissances scientifiques actuelles ». Les manuels efficaces sont parmi les
moins utilisés. Ceux qui ont le plus cours dans les classes proposent souvent
dès les premières leçons des phrases entières à lire globalement, sans aucune
clé qui en permette le décodage. L’une des méthodes les plus aberrantes
« qu’il nous ait été donné de voir présente des textes de plusieurs dizaines de
lignes, parfois rendues volontairement illisibles ». Quoique indéchiffrables
par les élèves, puisqu’ils ne savent pas lire, ces textes sont accompagnés
d’instructions complexes telles que « repérage des mots découverts la
veille », « recherche dans le texte d’une phrase ou d’un groupe de phrases lu
par l’enseignant », des tâches inefficaces et même contre-productives dans la
mesure où tout ce que l’élève peut en apprendre, « c’est que lire, c’est deviner
et qu’il doit être bien stupide, puisqu’il en est incapable ».

Comment expliquer l’inefficacité


de la politique éducative conduite depuis
2018 ?
On peut avancer quelques hypothèses.
Une faible implication des acteurs chargés de faire mettre en œuvre les
décisions du ministre. L’implantation d’une politique éducative décidée
par le ministre comporte nécessairement la mobilisation des acteurs du
système éducatif qui, aux différents échelons, ont la responsabilité de
faire réaliser le programme défini, dans l’ensemble du territoire. Plusieurs
fois le ministre a réuni les recteurs afin de leur faciliter le nécessaire
travail d’interprétation de sa politique pour l’enseignement du premier
degré. Même si cette réforme a été accompagnée d’une flexibilité des
moyens (classes dédoublées en cours préparatoire et en cours
élémentaire), elle ne s’est pas appuyée sur une obligation de résultat et le
niveau médiocre des élèves interroge. Y a-t-il eu une appropriation réelle
et une implication du personnel d’encadrement pour faire évoluer les
pratiques d’enseignement au cours préparatoire ? À l’échelle des
départements et des régions, combien de recteurs 14 et de directeurs
académiques (DASEN) 15 se sont réellement emparés de la question de
l’apprentissage de la lecture ? L’attitude des inspecteurs de
circonscription a trop souvent, ici ou là, oscillé entre indifférence et
opposition aux préconisations, soit pour des raisons idéologiques, soit
parce qu’ils étaient eux-mêmes auteurs de manuels de lecture mixtes.
Certains ont refusé d’entraver la liberté pédagogique des enseignants en
les contraignant à abandonner des manuels inefficaces, voire néfastes,
pour le CP et ont ainsi maintenu la paix sociale dans leur circonscription.
Une érosion des ambitions initiales au sein même de l’administration
centrale. Plusieurs facteurs ont pu contribuer à une certaine perte de
vigueur des chantiers initiaux et prioritaires de 2018 : la succession de
remaniements au sein des cabinets de conseillers du ministre ; les
événements très médiatisés (crise des gilets jaunes, suicide d’une
directrice d’école, Covid, affaire Samuel Paty, période préélectorale) qui
rejettent dans l’ombre et font passer au second plan les intentions
premières ; la volonté d’atténuer l’impression de recommandations trop
injonctives et infantilisantes mal vécues par les professeurs et dénoncées
par les corps intermédiaires ; un personnel d’encadrement à la DGESCO
et des inspecteurs généraux trop souvent issus du second degré et
insuffisamment sensibilisés aux questions cruciales concernant le premier
degré.
Un manque de cohérence du chantier de l’apprentissage de la lecture lui-
même. Ce point peut être illustré par quelques exemples. En 2018 une
start-up d’État voit le jour à la demande du ministre avec le concours de
développeurs non spécialistes de la pédagogie. Des enseignants
volontaires se filment dans leur classe et postent les films sur une
plateforme visible par leurs pairs. Les contenus filmés présentent des
incohérences par rapport aux recommandations en vigueur sur
l’apprentissage de la lecture sans qu’aucune régulation des contenus soit
mise en place par le ministère.
En 2020, lors du premier confinement, les séances d’apprentissage de la
lecture conçues en partenariat avec le ministère et diffusées sur France 3
proposent des contenus en contradiction avec les publications qui
émanent du même ministère. On peut y voir des leçons de sons, un
apprentissage du code avec une entrée phonémique, des erreurs dans le
découpage syllabique des mots. Elles sont cependant très suivies par les
professeurs et leurs élèves qui travaillent en mode distanciel.
En 2020, la réforme de la formation continue des professeurs du premier
degré au travers du Plan national français rate l’occasion d’orienter
résolument celle-ci vers l’apprentissage de la lecture en laissant aux
enseignants le libre choix des thématiques. De leur côté, les organisateurs
des formations à destination des formateurs de professeurs refusent
d’organiser des sessions sur l’apprentissage de la lecture au CP au
prétexte que les recommandations ministérielles et les guides sont déjà
trop contraignants et injonctifs. Depuis 2018, la plupart des professeurs
qui avaient la responsabilité d’une classe de CP depuis plusieurs années
ont assisté à une conférence départementale ou académique lors de
laquelle leur ont été présentés les nouvelles orientations du ministère
Blanquer et les outils didactiques mis à leur disposition. Dans certains
départements, ce type de conférence, organisée par les formateurs selon
un modèle descendant, a été renouvelé chaque année avant la rentrée
scolaire pour ceux qui pour la première fois s’apprêtaient à enseigner en
classe de CP. Ils ont été pour ainsi dire dotés d’un « kit de survie »
préalable. Se sont-ils approprié réellement les contenus de ces formations
brèves et ponctuelles ? Ont-ils su traduire en gestes professionnels
efficaces les recommandations ministérielles ? Ces conférences ont-elles
eu un impact sur l’évolution des pratiques en classe ? Ont-elles eu une
incidence sur les résultats des élèves aux évaluations nationales ? Nul ne
s’est donné la peine d’apporter une réponse à ces questions cruciales. Il
faudra attendre la note d’alerte du conseil scientifique de l’Éducation
nationale pour que de vraies formations sur l’apprentissage de la lecture
soient programmées.
Par ailleurs, le réseau Canopé continue de publier et de faire la promotion
d’ouvrages qui s’inscrivent en totale contradiction avec le guide de
référence sur l’apprentissage de la lecture (Peltier-Léculler, 2020).
Au final, dans les classes, une évolution très lente des pratiques
pédagogiques. Les professeurs dits « expérimentés » manifestent une très
grande méfiance pour les neurosciences, sous l’influence des médias
spécialisés et de la presse syndicale 16. Ils ont beaucoup de mal à renoncer
aux manuels mixtes en vigueur depuis 1975, malgré les difficultés
rencontrées par un tiers des élèves.
Les jeunes professeurs sortant de l’INSPÉ 17 n’ont reçu que très peu de
formation sur l’apprentissage de la lecture. Ce thème n’est quasiment jamais
abordé par les professeurs (universitaires ou enseignants du second degré en
français), qui méconnaissent les gestes professionnels pour apprendre à
lire aux élèves de CP. De plus, les étudiants et les néotitulaires ne sont jamais
placés en stage en classe de CP. Contrairement à ce qu’on peut lire dans la
presse syndicale, beaucoup d’entre eux sont nommés en CP et CE1 en zone
d’éducation prioritaire et se déclarent satisfaits des éclaircissements, pistes
précises, ressources, formations donnés depuis 2018 sur l’enseignement de la
lecture. Certains souhaitent même des formations modélisantes (le conseiller
pédagogique conduisant une leçon de lecture en leur présence par exemple)
tant ils sont démunis face à cet enseignement. Mais faute d’apports suffisants,
ils s’appuient le plus souvent sur le manuel existant dans l’école ou sur
plusieurs manuels pour concevoir un support et tenter d’équilibrer leur
enseignement, faisant coexister des outils aux effets contradictoires (par
exemple un manuel mixte avec une part de textes non déchiffrables très
conséquente qui cohabite avec des leçons de « code »).
L’apprentissage de la lecture nécessite une technicité que ne maîtrisent
pas encore bon nombre d’enseignants. Ils ont eu à gérer pendant de
nombreuses années une incertitude liée à la méconnaissance des fondements
scientifiques et des principes didactiques visant à une meilleure efficacité.
Les courants contradictoires qui perdurent sur le terrain les placent en
difficulté pour faire des choix éclairés.
Force est de constater que l’impulsion et l’élaboration du grand chantier
sur la lecture au cours préparatoire n’ont pas bénéficié d’un suivi et d’une
évaluation suffisants. Même si cette réforme a été accompagnée d’une
flexibilité des moyens (classes dédoublées en cours préparatoire et en cours
élémentaire), elle ne s’est pas appuyée sur une obligation de résultat. Les
constats des inspecteurs sur le terrain montrent que les préconisations du
guide orange sont loin d’être mises en œuvre.
Que faire maintenant, si tant d’efforts n’ont pas abouti ?
Il faut avoir conscience qu’il est difficile d’obtenir des changements
conséquents en si peu de temps. L’appropriation des contenus didactiques et
pédagogiques, nécessaire pour faire évoluer les pratiques enseignantes, prend
beaucoup de temps et nécessite de la part du ministère de l’Éducation
nationale et des personnels d’encadrement censés relayer cette politique dans
les territoires une impulsion de formation d’envergure. Celle-ci a manqué tant
en formation initiale que continue. Apprendre à lire à des élèves requiert une
technicité qui ne s’acquiert pas facilement, et la formation initiale telle
qu’elle est conçue actuellement ne permet pas aux professeurs d’acquérir les
gestes professionnels indispensables pour conduire une leçon de lecture
efficace. Quant à la formation continue, réduite à une conférence
pédagogique de transmission de consignes en début d’année, elle est
probablement mal vécue et a peu d’impact : chacun s’accorde à dire qu’une
formation continue efficace nécessite une planification qui s’inscrit sur un
temps long. Les formations initiale et continue doivent comporter un volet
théorique et un autre pratique. L’ambition de cet ouvrage est d’apporter dans
les chapitres qui suivent l’éclairage scientifique théorique qui sous-tend les
pratiques d’enseignement efficaces. Mais les formateurs doivent aussi
accompagner véritablement les professeurs dans les classes, leur donner à
voir des gestes professionnels modélisables et les aider à affiner in situ leurs
observations quant aux progrès et aux obstacles rencontrés par les élèves sur
le chemin de l’apprentissage.
Il faut probablement aussi consacrer plus d’énergie à dénoncer clairement
les préalables idéologiques qui sous-tendent la guerre absurde de la
compréhension contre le décodage : il est indispensable de convaincre tous
les acteurs à tous les échelons du système éducatif, et également les parents,
qu’il n’y a pas une pédagogie de gauche noble, centrée sur la compréhension,
et une pédagogie de droite archaïque, centrée sur le décodage, mais que la
pédagogie n’a pas de couleur politique et que les deux compétences de la
lecture marchent au contraire ensemble et doivent être développées ensemble.
Lorsqu’on entend certains enseignants interviewés dans les médias pester
contre le travail en fluence, on se rend compte que cette bataille n’est pas
gagnée. Nous espérons que les chapitres ultérieurs de ce livre contribueront à
affaiblir ces théories quasiment complotistes.
1. Il y a là une interprétation erronée des conceptions de Piaget. Ce que dit Piaget, c’est que
chacun construit ses connaissances. Cela signifie que, lorsqu’on apprend quelque chose, les
nouvelles informations sont assimilées en passant par les grilles de lecture que l’on possède déjà,
avec le risque de déformation que cela implique. La construction des connaissances est un fait.
Elle ne dépend pas de la méthode d’enseignement. Sans construction personnelle des
connaissances, il n’y a tout simplement pas d’apprentissage. C’est par une extrapolation erronée
que les pédagogues l’ont transformée en une prescription sur la façon d’enseigner. Et, de fait, la
plupart des élèves construisent mieux leurs connaissances par une pédagogie transmissive que par
le tâtonnement à l’aveuglette.
2. L’opposition entre compréhension et répétition est une grave erreur. Il ne faut pas oublier que
la répétition est souvent nécessaire pour comprendre quelque chose de difficile et qu’elle est
indispensable pour mémoriser ce qui a été compris et pour automatiser les compétences de base.
3. Un texte fonctionnel est un texte de la vie quotidienne dont l’élève a besoin pour s’informer,
comprendre quelque chose ou réaliser une activité. Exemples : les documentaires, la publicité, les
guides touristiques, les consignes, les modes d’emploi, les recettes de cuisine.
4. Les « héritiers » de Bourdieu et Passeron.
5. À tort, car ce n’est pas le fait de mettre un élève face à un mot écrit entier qui définit la
méthode globale, mais ce qu’on lui demande de faire avec : ce qui caractérise la méthode globale
ou mixte, c’est qu’on lui présente un mot dont tous les constituants n’ont pas été préalablement
étudiés et qu’on lui demande soit de le reconnaître parce qu’il a été mémorisé comme une totalité
visuelle, soit de le deviner à partir de son contexte ou à partir de quelques lettres connues servant
d’indices. Mais si le mot proposé est constitué exclusivement de graphèmes dont l’élève connaît la
valeur sonore et qu’on lui demande de l’analyser graphème par graphème, c’est tout simplement le
premier temps du décodage par la procédure phonologique. Le deuxième temps est la synthèse des
phonèmes identifiés pour reconstituer la prononciation du mot et, comme le dit le texte ministériel,
les deux opérations, analyse et synthèse, sont bien complémentaires. La clause très importante qui
fait toute la différence avec la méthode globale (ou mixte) et qui a été négligée est que le mot
proposé doit être constitué d’« unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises ».
6. http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/09/CCLecture_recommandations_jury.pdf.
7. « Pédagogie et manuels pour l’apprentissage de la lecture : comment choisir ? »,
https://www.reseaucanope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conference_role_experimentation_domaine_educatif/M
8. Par exemple : « Construire le parcours d’un lecteur autonome », note de service no 2018-049 du
25 avril 2018 (NOR MENE1809040N).
9. Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP, https://eduscol.education.fr/3107/guides-
fondamentaux-pour-l-enseignement.
10. Notamment les quatre piliers de l’apprentissage (attention, engagement actif, retour
d’information, consolidation) identifiés, selon Stanislas Dehaene, comme les principaux facteurs
déterminant la vitesse et la facilité d’apprentissage. Un organisme passif n’apprend pas.
L’apprentissage est optimal lorsque l’enfant alterne apprentissage et test répété de ses
connaissances. Cela lui permet d’apprendre à savoir quand il ne sait pas. Recevoir un retour
d’information immédiat sur l’action en cours est constitutif de l’apprentissage. Plus le retour est
proche dans le temps de l’erreur, plus l’action corrective sera efficace et intégrée de manière
pérenne. Les erreurs sont positives et sources d’apprentissage. Elles sont normales dans le
processus d’apprentissage car elles expriment à la fois la représentation mentale que l’élève se fait
d’une notion ou d’une action et un obstacle à repérer avant de le dépasser. Le point culminant d’un
apprentissage est le « transfert de l’explicite vers l’implicite » : c’est l’automatisation des
connaissances et procédures. Cette automatisation passe par la répétition et l’entraînement. Elle
permet de libérer de l’espace dans le cortex préfrontal afin d’absorber de nouveaux apprentissages.
11. Andreu S. et al. (2023), « Évaluation exhaustive de début de sixième 2022 : des performances
en légère hausse depuis 2017, y compris en REP+ », note d’information no 23.03,
https://doi.org/10.48464/ni-23-03.
12. Andreu S. et al., 2023, « Évaluations repères 2022 de début de CP et de CE1 : des résultats
comparables à ceux de 2021, à l’exception d’une baisse en français en CE1 », note d’information,
no 23.01, https://doi.org/10.48464/ni-23-01.
13. Deauvieau J., Gioia P. (2022), enquête Formalect de 2021 à laquelle ont répondu 9 500
professeurs des écoles enseignant en CP, ce qui correspond à environ 150 000 élèves,
https://www.reseau-
canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Note_alerte_CSEN_01.pdf
14. Le recteur représente le ministre de l’Éducation nationale et le ministre de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche au niveau de l’académie. Il est responsable de la totalité du service
public de l’éducation dans son académie, de la maternelle à l’université.
15. Les directeurs académiques des services de l’Éducation nationale (DASEN) sont chargés
d’animer et de mettre en œuvre la politique éducative dans les départements.
16. https://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/05/13052019Article636933706640890148.aspx.html
et SNUIPP, organe de presse, 18 mars 2022 : « Les choix opérés par J.-M. Blanquer sur
l’apprentissage de la lecture illustrent de façon emblématique toute la vision du ministre […] : au
lieu de laisser les enseignant·e·s construire leur enseignement en s’appuyant sur les apports de
toute la recherche – y compris les neurosciences – le ministre et le CSEN auront préféré les
contraindre à n’appliquer qu’une seule méthode en assignant les enseignant·e·s à des tâches
d’exécution. »
17. Institut national supérieur du professorat et de l’éducation : écoles professionnelles intégrées
dans une université pour apprendre progressivement et par l’alternance le métier d’enseignant. Les
INSPÉ forment aux métiers du professorat, de l’éducation et de la formation. Ils proposent aux
étudiants un parcours en quatre semestres, permettant la validation d’un diplôme national de
master : le master « Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » (MEEF). Les
concours de recrutement sont organisés en fin de première année de master. La formation en
alternance en deuxième année de master est rémunérée, après réussite au concours.
PREMIÈRE PARTIE

Les processus cognitifs


et les mécanismes cérébraux
de la lecture
et de son apprentissage
CHAPITRE 1

Que se passe-t-il dans notre tête


quand nous lisons un mot ?

Décoder et comprendre
Lire c’est extraire d’une représentation graphique du langage la
prononciation et la signification qui lui correspondent (Fayol & Morais,
2004). Lire implique normalement deux activités : le décodage et la
compréhension. Le décodage consiste à retrouver la prononciation des mots
écrits. La compréhension est l’accès à leur signification. Néanmoins il doit
être bien clair que la compréhension n’est pas une activité spécifique à la
lecture car elle s’exerce aussi lorsqu’on entend quelqu’un parler. Ce qui est
spécifique de la lecture c’est le décodage et l’on peut très bien lire des mots
dont on ignore la signification ou même des suites de lettres qui ne forment
pas un vrai mot, par exemple « trupon ».

Des opérations mentales à toute vitesse


Lorsqu’il lit, un bon lecteur a l’impression d’accéder directement à la
signification des mots ; c’est une illusion. En réalité, toute une suite
d’opérations mentales est effectuée par son cerveau, mais elles sont
totalement automatisées tant qu’il s’agit d’une situation de lecture habituelle :
elles se déroulent à toute vitesse et sans qu’il en prenne conscience.
La première de ces opérations consiste en un traitement purement visuel.
Dans une langue alphabétique telle que le français, les composants du mot,
les lettres, sont analysés en termes de lignes courbes ou droites ayant une
longueur et une orientation données. Ces lettres sont ensuite reconnues dans
leur identité abstraite au travers des différentes apparences qu’elles peuvent
prendre, par exemple « R » majuscule ou « r » minuscule, imprimé ou
manuscrit par différentes personnes ayant chacune leur calligraphie
individuelle ; le bon lecteur sait que dans tous les cas il s’agit d’un R. Cette
analyse visuelle détermine aussi à quel mot une lettre est rattachée et quelle
est sa position dans le mot.
À partir de là, différentes situations peuvent se présenter en fonction de la
familiarité du mot pour le lecteur et selon que le mot obéit aux règles
habituelles de correspondance entre l’oral et l’écrit ou qu’il est irrégulier.

Trois mémoires pour les mots


En ce qui concerne la familiarité, un mot peut être familier à la fois à
l’oral et à l’écrit ; il peut être connu seulement à l’oral et n’avoir jamais ou
rarement été rencontré à l’écrit ; ou encore, il peut être totalement nouveau.
Lorsqu’un mot est connu à l’oral, la suite des sons qui le constitue est
déjà enregistrée en tant que mot existant, dans une mémoire appelée
« mémoire ou lexique phonologique ». Par exemple pour un francophone la
suite de sons [bɛɲwaʁ] (bègnoir) est enregistrée dans cette mémoire tandis
que la suite de sons [tʁypɔ͂] (trupon) n’y figure pas.
Lorsqu’un mot est connu à l’écrit, la suite des lettres qui le composent est
enregistrée dans une mémoire appelée « mémoire ou lexique
orthographique », en tant que mot existant. La suite de lettres « b-a-i-g-n-o-i-
r-e » figure dans cette mémoire tandis que « t-r-u-p-o-n » n’y figure pas.
Les significations des mots (les concepts) sont enregistrées dans une
mémoire spéciale appelée « mémoire sémantique ». La signification associée
à la fois à la suite de sons [bɛɲwaʁ] et à la suite de lettres « b-a-i-g-n-o-i-r-e »
est : « grande cuve allongée que l’on remplit d’eau pour s’y laver ». Bien
évidemment, il n’y a pas de signification associée à « trupon » en mémoire
sémantique.
Les trois mémoires – phonologique, orthographique et sémantique – sont
en étroite relation de telle sorte que lorsqu’on a une des informations sur un
mot, soit sa prononciation, soit son orthographe, soit sa signification, on
trouve instantanément les deux autres (lorsqu’elles sont connues bien
entendu). L’indépendance de la mémoire sémantique permet qu’un même
concept puisse être associé à des suites de sons et de lettres différentes quand
on connaît plusieurs langues.

Différentes situations de lecture


et différentes procédures
Les opérations de lecture d’un mot ne sont pas les mêmes selon la
connaissance que le lecteur a de ce mot et selon que le mot à lire est régulier
ou non (Coltheart, 1978).
Lorsqu’on lit un mot familier à l’écrit comme à l’oral, tel que
« baignoire », la suite de lettres rencontrée b-a-i-g-n-o-i-r-e est
immédiatement reconnue par la mémoire orthographique et, de par ses
relations avec les mémoires phonologique et sémantique, la prononciation et
la signification du mot sont instantanément retrouvées. On appelle cette
procédure de lecture des mots familiers « voie directe » ou « voie
orthographique », parce que le mot est identifié directement à partir de son
orthographe. Une autre appellation est « lecture par adressage », car la
représentation orthographique constitue une sorte d’adresse permettant
d’accéder directement à la prononciation du mot et à sa signification. Un bon
lecteur a enregistré les représentations orthographiques d’un grand nombre de
mots – entre 30 000 et 50 000 – qu’il peut lire très rapidement de cette façon.
Lorsque le lecteur connaît le mot à l’oral mais ne l’a jamais rencontré à
l’écrit, il en a bien une représentation phonologique (sa prononciation) et une
représentation sémantique (sa signification) mais il n’en a pas de
représentation orthographique. Il ne peut donc l’identifier directement à partir
de la suite de ses lettres. La lecture est dans ce cas plus laborieuse. C’est le lot
quotidien du lecteur débutant. Pour lire par exemple le mot « baignoire », il
doit le découper en unités d’une ou plusieurs lettres (b-ai-gn-oi-r-e) et
associer chaque segment à un son 1 en appliquant les règles de
correspondance entre l’écrit et l’oral propres au français ([b][ɛ][ɲ][wa][ʁ][ə])
(b-è-gn-wa-r-e). Les différents sons doivent ensuite être rassemblés pour une
lecture du mot d’un seul tenant, ce qui nécessite au début plusieurs étapes :
passage par les syllabes ([bɛ][ɲwa][ʁə]) (bè-gnwa-re) avant d’arriver à
([bɛɲwaʁ]) (bègnoir). Ce n’est qu’une fois la prononciation du mot
reconstituée que l’apprenti lecteur a accès à sa signification. On appelle cette
procédure de lecture la « voie indirecte » ou « voie phonologique » parce que
le mot n’est pas identifié directement à partir de son orthographe mais
indirectement à partir de sa prononciation. On l’appelle aussi « lecture par
assemblage » parce que la prononciation du mot est progressivement
construite, assemblée à partir des sons décodés un à un.
La procédure indirecte phonologique est prédominante chez le lecteur
débutant mais elle est de moins en moins souvent utilisée, au profit de la
procédure directe orthographique, à mesure que l’apprentissage progresse.
Elle reste néanmoins indispensable au lecteur adulte dans la situation où il
rencontre un mot totalement inconnu, ce qui peut arriver même à un lecteur
confirmé et cultivé. La plupart d’entre nous ne connaît pas le mot du français
ancien « aulètride », qui désigne une joueuse de flûte. Un tel mot ne peut être
lu que par la voie indirecte puisque le lecteur n’en a aucune représentation
dans sa mémoire orthographique. Pour un bon lecteur, le décodage et
l’assemblage des phonèmes sont beaucoup plus fluides et rapides que pour un
lecteur débutant. Néanmoins, la lecture de « aulètride » est moins aisée et
plus lente que celle de « baignoire ». De plus, dans ce cas, l’accès à la
prononciation du mot ne permet pas de trouver sa signification. Il faudra
l’inférer du contexte ou la chercher dans des sources d’information externes,
par exemple un dictionnaire.
Seuls les mots réguliers ou les parties de mots régulières peuvent être
décodés par la procédure phonologique. Appliquée à des mots irréguliers,
cette procédure aboutit à des prononciations erronées. « Femme » est lu [fɛm]
(fèm), « oignon » [waɲɔ͂], « monsieur » [mɔ͂sjœʁ]. De tels mots ne peuvent
être lus correctement que par la voie orthographique. C’est pourquoi on
demande aux élèves d’en mémoriser l’orthographe.
Une observation permettant de mettre en évidence l’utilisation privilégiée
et automatique de la voie orthographique par la plupart des adultes est leur
difficulté à comprendre les messages en « texto ». Il nous faut beaucoup plus
de temps pour lire et comprendre « G1id2kdo 2 » que « J’ai une idée de
cadeau ». La raison en est que cette suite de signes viole toutes les règles que
nous avons enregistrées dans notre mémoire orthographique : rien ne nous
permet d’y reconnaître des mots et encore moins une phrase car les « mots »
ne sont pas séparés ; les chiffres ne représentent pas des nombres mais des
sons ; et enfin, pour décoder ce message il faut utiliser des règles de
correspondance écrit-oral inhabituelles, par exemple dire le nom des lettres
au lieu de leur son. Ce n’est donc qu’après en avoir retrouvé péniblement la
prononciation, si tant est qu’il y parvienne, que l’adulte bon lecteur accède à
la teneur du message. Si les enfants et les adolescents utilisent avec aisance le
texto, c’est qu’en le pratiquant ils ont développé, parallèlement aux
représentations orthographiques de la langue apprises à l’école, un autre
lexique orthographique où figure, par exemple, la suite de lettres « kdo »
comme un mot associé à une prononciation et une signification données.

Procédure phonologique et procédure orthographique


1. Au sens strict, il faudrait dire un « phonème », car les consonnes, comme leur nom l’indique,
ne peuvent être ni prononcées ni entendues isolément mais seulement en association avec les
voyelles. Le phonème qui correspond à la lettre « b », c’est ce qu’il y a de commun entre « ba »,
« be », « bi », « bo », « bu », « bon », « bin »… C’est donc quelque chose de très abstrait.
2. Exemple trouvé sur le site « How to text in French ».
CHAPITRE 2

Est-il exact de dire que « lire, c’est


comprendre » ?

La formule « lire, c’est comprendre » a été inventée par un


psycholinguiste anglophone, Franck Smith, en 1980. Elle est devenue la
devise de l’Association française pour la lecture et a été consacrée par les
instructions officielles de 1985. Depuis, cette formule a été reprise dans les
milieux éducatifs sans aucun examen critique et elle a constitué le fondement
théorique des méthodes mixtes d’apprentissage de la lecture encore utilisées
aujourd’hui dans beaucoup de classes.

Comprendre sans décoder : le mythe


de l’accès direct au sens
Ce qui est sous-entendu par cette équivalence entre lecture et
compréhension, c’est que, lors de la lecture, l’identification des mots
reposerait sur l’appréhension de leur signification. Face à un mot, le lecteur
ferait d’abord des hypothèses sur son sens, à partir d’indices divers pris dans
le texte ou dans son contexte – par exemple les illustrations – et chercherait
ensuite à les vérifier en examinant la suite de lettres constituant le mot.
L’accès à la prononciation du mot se ferait donc à partir de son sens probable
et non à partir du décodage des lettres qui le composent. C’est la théorie de la
lecture comme « devinette psycholinguistique ».
L’examen du rôle du contexte dans l’identification des mots 1 ainsi que
l’étude des mouvements des yeux du lecteur 2 montrent que cette théorie est
fausse. Elle a eu néanmoins des répercussions désastreuses en pédagogie.
Bien que la théorie de la devinette psycholinguistique ait été une théorie de la
lecture adulte, elle a été appliquée au lecteur débutant et a généré des
méthodes d’apprentissage de la lecture prétendant faire accéder les élèves
directement au sens sans passer par le décodage et présentant la « devinette »
comme une procédure légitime d’identification des mots. C’est ainsi qu’il y a
quelques années, une enseignante estimait que « le lapin est sous l’arbre »
était une lecture acceptable de « le lapin est sous le sapin » dans la mesure où
l’élève, s’appuyant sur une illustration, avait compris le sens de la phrase. Il
semble peu probable que cette enseignante maintiendrait actuellement ce
jugement, car depuis 2006 on a beaucoup insisté sur l’étude des
correspondances entre graphèmes et phonèmes. Mais elle continuerait sans
doute à encourager les élèves à faire des hypothèses à partir de l’image pour
identifier le mot « sapin ». La mauvaise réponse « arbre » ne serait invalidée
que dans un second temps en la confrontant aux lettres du mot écrit.

Lire implique à la fois décoder


et comprendre
Une autre formulation des rapports entre la lecture (L) et ses deux
activités composantes, le décodage (D) et la compréhension (C), a été donnée
par Gough et Tunmer (1986), auteurs de l’équation suivante : L = D × C, où
D et C varient entre 0 et 1. À première vue cette équation est assez
satisfaisante dans la mesure où le signe « × » traduit bien l’intégration des
deux activités, décodage et compréhension, dans l’acte de lecture habituel.
Néanmoins les choses se compliquent lorsqu’on envisage que chacune des
deux composantes D et C peut prendre la valeur 0.
Examinons la première possibilité : le décodage = 0 et la compréhension
= 1. À quelle situation réelle peut-elle correspondre ? Si nous pensons à un
adulte illettré ou à un enfant qui n’a pas encore appris à lire, à partir du
moment où ils ne peuvent absolument pas déchiffrer un texte (D = 0), on ne
voit pas par quel miracle ils le comprendraient. Le plus souvent, si D = 0, C =
0. Ce n’est que si quelqu’un d’autre leur lit le texte que l’adulte illettré ou le
jeune enfant peuvent éventuellement le comprendre (C = 1). Mais dans ce
cas, eux-mêmes n’ont pas lu (L = 0). La formule de Gough et Tunmer peut
rendre compte de cette situation.
Et qu’en est-il de la deuxième possibilité lorsque D = 1 et C = 0 ? C’est
ce qui se passe lorsqu’on sait prononcer des mots écrits dans une langue
étrangère mais qu’on ne comprend pas le message véhiculé par manque de
connaissances lexicales ou grammaticales, ou encore lorsqu’on ne comprend
pas un texte écrit dans sa propre langue par manque de connaissances du
domaine abordé. Si l’on applique la formule de Gough et Tunmer, dans ces
cas également, L = 0. Admettons : on dira que la personne décode mais
qu’elle ne lit pas.
Pourtant, cette position conduit à une conclusion difficilement acceptable
si l’on envisage le cas du poète anglais John Milton qui, devenu aveugle,
demandait à ses filles de lui dire des textes des poètes grecs qu’il appréciait
beaucoup, alors que celles-ci savaient tout juste en énoncer les mots mais ne
comprenaient rien à ce qu’elles oralisaient. Les filles décodaient, Milton
comprenait. Osera-t-on dire que dans cette situation, personne ne lisait ? Il
semble préférable de conserver la signification habituelle des mots et de
considérer que les filles de Milton « lisaient » les textes sans les comprendre.
Lire, c’est décoder pour comprendre
Si le langage courant fait cette distinction entre « lire » et « comprendre
ce qu’on lit », il faut probablement y rester fidèle. La formule de Gough et
Tunmer est insatisfaisante dans la mesure où D et C ont la même fonction
dans l’équation. En réalité la relation entre le décodage et la compréhension
est une relation de moyen à fin. Le décodage est le moyen, la compréhension
est la finalité. À la formule « lire, c’est comprendre », il faut substituer la
formule « lire, c’est pour comprendre ». Cela signifie que ce qui est
spécifique de la lecture, c’est le décodage, c’est-à-dire la transformation
d’une suite de signes visuels en une suite de sons. Habituellement ces sons
prennent immédiatement sens : nous comprenons ce que nous lisons. Mais il
peut aussi nous arriver de tomber sur une suite de lettres que nous pouvons
lire mais dont nous ne comprenons pas la signification. Ce peut être parce
qu’il s’agit d’un mot rare tel qu’aulètride 3, ou bien parce que le mot ne fait
pas partie de notre langue ni d’une autre langue que nous connaissons, ou
encore parce que c’est un non-mot fabriqué par un psychologue pour les
besoins d’une expérimentation sur la lecture.
Ce qui doit être très clair, c’est que l’activité de compréhension qui
succède très rapidement à l’identification des mots en lecture, bien qu’elle
soit fondamentale, n’est pas spécifique de la lecture. C’est la même activité
qui s’exerce après l’écoute d’un message oral. De même que nous écoutons
pour comprendre, nous lisons pour comprendre mais il nous arrive aussi de
lire sans comprendre tout comme il nous arrive d’écouter sans comprendre.
1. Voir le chapitre 16 « Faut-il inciter les élèves à deviner les mots à partir du contexte lorsqu’ils
ont du mal à les décoder ? », ici.
2. Voir le chapitre 21 « Faut-il inciter les élèves à lire toujours plus vite ? », ici.
3. Voir le chapitre 1 « Que se passe-t-il dans notre tête quand nous lisons un mot ? », ici.
CHAPITRE 3

Y a-t-il des stades dans


l’apprentissage de la lecture ?

Il est classique, après Uta Frith (1985), de distinguer trois phases dans
l’apprentissage de la lecture correspondant à la mise en œuvre, par l’enfant,
de trois procédures différentes pour identifier les mots : la phase
logographique, la phase alphabétique et la phase orthographique.

Avant la lecture : la reconnaissance globale


La phase logographique précède l’apprentissage formel de la lecture.
L’enfant de 4 à 6 ans, exposé depuis toujours au matériel écrit présent dans
son environnement et incité par sa famille et par l’école à s’y intéresser, est
capable d’identifier certains mots familiers en s’appuyant sur leurs traits
visuels les plus saillants tels que la présence de certaines lettres, la longueur
des mots ou le contexte dans lequel ils apparaissent. Ainsi, il pourra
reconnaître son prénom ou le titre d’un livre ou encore le logo de Coca-Cola
sur une bouteille. Mais il ne s’agit pas de vraie lecture. L’enfant traite les
mots globalement, de la même façon qu’il traite les images et, même s’il en
mémorise certaines lettres, c’est sans aucune référence aux sons
correspondants. Il s’ensuit un grand nombre d’erreurs : des indices non
pertinents sont considérés comme déterminants, par exemple la couleur du
logo de Coca-Cola dont le changement empêche la reconnaissance ; des
données importantes telles que l’ordre des lettres ne sont pas prises en
compte et, d’une façon générale, les mots de même forme globale sont
confondus.

L’apprentissage du décodage par la voie


phonologique se fait de 6 à 8 ans
C’est le plus souvent sous l’effet de l’instruction que les enfants entrent
dans la phase suivante, la phase alphabétique. Très peu nombreux sont en
effet ceux qui comprennent sans un enseignement explicite comment la
langue écrite fonctionne dans ses rapports avec l’oral. Quatre compétences se
mettent alors en place :
La capacité à segmenter les mots prononcés en phonèmes. Le phonème
est la plus petite unité sonore capable de produire un changement de sens.
Par exemple « gâteau » et « château » ne diffèrent que par leur premier
phonème. L’enfant apprend à isoler chaque phonème dans un mot oral.
Par exemple « château » est composé de quatre phonèmes : [ʃ] (ch), [ɑ],
[t], [o]. Cette compétence est absolument indispensable pour apprendre à
lire dans une langue dont l’écriture est alphabétique car ce sont les
phonèmes qui sont codés par les lettres ou les combinaisons de lettres. Si
l’enfant apprend en général facilement à découper les mots oraux en
syllabes, il lui est beaucoup plus difficile d’isoler les phonèmes internes
aux syllabes car ceux-ci ne s’entendent pas séparément.
La capacité à segmenter les mots écrits en graphèmes. Un graphème est
une lettre ou un groupe de lettres qui transcrivent un son. « Château » est
composé de quatre graphèmes : ch-â-t-eau.
La capacité à associer les graphèmes aux phonèmes correspondants.
L’enfant apprend les correspondances. Par exemple : ch ↔ [ʃ] ; â ↔ [ɑ] ;
t ↔ [t] ; eau ↔ [o].
La capacité à assembler les phonèmes obtenus en syllabes puis en mots
afin de produire une seule séquence sonore : [ʃ] et [ɑ] ➔ [ʃɑ] ; [t] et
[o] ➔ [to] ; [ʃɑto].
Cette phase, qui est celle du lecteur débutant, dure jusque vers 8 ans. La
procédure de lecture utilisée est alors strictement séquentielle : le lecteur
isole le premier graphème et identifie le phonème correspondant puis il
fait de même pour le deuxième graphème et fusionne les deux premiers
phonèmes en une syllabe. La même procédure est appliquée à la suite du
mot. L’ensemble des syllabes décodées est enfin assemblé et c’est à ce
moment, lorsque le mot peut être prononcé en entier, que le jeune lecteur
accède à sa signification. Cette lecture qui passe par la conversion
phonologique est une procédure indirecte, bien évidemment lente 1.

L’automatisation par la procédure


orthographique de lecture se fait vers 9 ans
L’accélération et l’automatisation de la lecture sont les enjeux de l’accès
à la dernière phase de l’acquisition de la lecture, la phase orthographique.
C’est la pratique répétée de la lecture par la procédure alphabétique qui
permet cette évolution : certaines combinaisons de lettres ainsi que certains
mots sont fréquemment rencontrés dans les lectures et l’association répétée
entre des suites de lettres et des sons prononcés (phonèmes) permet la
mémorisation de correspondances élargies entre l’écrit et l’oral. Les
morceaux de mots et les mots dont l’orthographe a ainsi été enregistrée
peuvent dès lors être identifiés directement à partir de la suite de lettres qui
les composent, sans passer par l’assemblage phonologique. Cette procédure
orthographique commence à se mettre en place très tôt durant la phase
alphabétique pour les mots très fréquents et en particulier pour les mots
irréguliers tels que « femme », « monsieur », qui n’obéissent pas aux règles
de correspondance graphèmes-phonèmes et ne peuvent donc être décodés par
assemblage phonologique. Elle s’étend progressivement avec l’intégration au
lexique orthographique de l’enfant d’un nombre de mots de plus en plus
grand de telle sorte que, vers 9 ans, il n’a plus que rarement besoin de
recourir à la conversion phonologique. À cet âge, pour un bon lecteur,
l’identification des mots est devenue une activité automatique et inconsciente,
et l’enfant peut porter toute son attention à la compréhension de ce qu’il lit.

Pas de vrais stades mais des procédures


qui se chevauchent
Même si l’on peut constater la présence de ces trois phases chez une
majorité d’enfants, on ne peut parler, comme le fait Uta Frith, de stades
d’apprentissage de la lecture au sens strict. En effet, lorsqu’une évolution se
fait par stades, il y a une succession d’étapes nécessaires, chacune d’elles
étant caractérisée par des mécanismes particuliers et conduisant
invariablement à l’étape suivante. L’évolution décrite par Frith ne correspond
pas à cette définition : en premier lieu, la phase logographique n’est pas
obligatoire car un enfant peut très bien commencer à lire par la procédure
alphabétique sans avoir jamais identifié aucun mot globalement. Le passage
par la phase logographique n’achemine même pas l’enfant vers la phase
alphabétique suivante, tant les procédures intellectuelles qui caractérisent les
deux phases sont différentes. Il s’agit donc seulement d’une étape qui traduit
l’intérêt que la plupart des enfants portent à l’écrit avant même qu’on leur
enseigne les correspondances graphophonémiques, et non pas d’un stade
nécessaire de l’apprentissage de la lecture.
En second lieu, dans l’évolution décrite par Frith, il n’y a pas une
succession d’étapes car, le plus souvent, il y a coexistence chez le même
enfant, au même moment, de plusieurs procédures d’identification des mots.
Ainsi, un enfant peut avoir mémorisé globalement certains mots (procédure
logographique) tout en en lisant d’autres par la procédure d’assemblage
phonologique. C’est d’ailleurs ce qui se passe en début de CP lorsque les
enseignants utilisent des méthodes « mixtes » qui préconisent l’acquisition
d’un « capital de mots » mémorisés globalement, en parallèle avec
l’apprentissage des premières correspondances graphèmes-phonèmes. Le
chevauchement des procédures continue dans la suite de l’apprentissage car
pendant les trois premières années il y a coexistence des procédures
phonologique et orthographique pour identifier les mots, même si la première
décline progressivement tandis que la seconde se généralise. Enfin, il faut
souligner que, même à l’âge adulte, un lecteur expert utilise encore de temps
en temps la conversion phonologique, lorsqu’il rencontre un mot nouveau
dont il n’a pas de représentation orthographique en mémoire.
1. Voir dans le chapitre 1 le concept de « lecture par assemblage », ici.
CHAPITRE 4

En quoi l’apprentissage de la lecture


modifie-t-il le cerveau ?

Lorsqu’on compare la façon dont les enfants apprennent à parler et la


façon dont ils apprennent à lire, le contraste est évident : l’apprentissage de la
langue orale se déroule, en l’absence de pathologie, avec une absolue facilité
et une très grande rapidité. Entre l’âge de 1 et 4 ans, l’enfant passe du stade
du premier mot, isolé et passablement déformé, à des énoncés totalement
intelligibles, constitués d’un vocabulaire riche de plus de 1 700 mots
organisés en phrases élaborées syntaxiquement parfaites. Par comparaison,
l’apprentissage de la lecture est un travail laborieux, rempli de difficultés, de
sources de découragement et finalement mal abouti pour beaucoup de ces
mêmes enfants qui ont si facilement appris à parler.

Nous sommes programmés pour parler,


pas pour lire et écrire
La différence entre les deux apprentissages est que celui de la parole est
déjà très bien préparé, dès avant la naissance, par la programmation génétique
de régions cérébrales spécialisées, tandis qu’il n’y a pas d’équipement
biologique inné pour la lecture. Le développement du langage oral repose sur
le fonctionnement d’aires cérébrales spécifiques, dont la maturation est
orientée par les stimulations linguistiques auxquelles l’enfant est soumis, dès
le sixième mois de la vie fœtale, lorsque le système auditif devient
fonctionnel. Le nouveau-né perçoit et est capable de distinguer tous les sons
existant dans toutes les langues. C’est au cours de la première année qu’il se
spécialise progressivement pour la ou les langues parlées autour de lui. La
contrepartie de la programmation biologique de l’acquisition du langage est
qu’elle est fortement contrainte dans le temps. La grande plasticité du cerveau
sur laquelle elle repose diminue en quelques années, de telle sorte qu’un
enfant qui n’aurait jamais entendu aucune langue jusqu’à l’âge de 7 ans ne
pourrait plus apprendre à en parler aucune correctement.
L’écriture est d’apparition trop récente – il y a environ cinq mille quatre
cents ans – pour que l’évolution ait eu le temps de l’inscrire dans le
patrimoine génétique de l’espèce humaine. Le nouveau-né est équipé d’un
certain nombre de schémas visuels et cognitifs qui le prédisposent à
reconnaître les objets, en particulier le visage humain, mais pas les lettres.
L’aptitude à lire ne résulte donc pas de la simple maturation préprogrammée
du cerveau. C’est au contraire l’apprentissage de la lecture qui va transformer
la maturation du cerveau, en recrutant pour cette fonction des régions
cérébrales qui, au départ, n’y étaient pas destinées. L’absence de
programmation génétique pour la lecture a quand même un avantage : les
contraintes temporelles sont moins fortes et le cerveau garde une plasticité
suffisante pour que l’apprentissage de la lecture reste possible à l’âge adulte,
même s’il est beaucoup plus difficile.

Des aires cérébrales qui se reconvertissent


Ce qui est nécessaire pour lire, c’est que des connexions s’établissent
entre la forme visuelle des lettres et les sons de la parole correspondants. Au
cours de l’apprentissage de la lecture il va donc y avoir des changements dans
l’anatomie et le fonctionnement des aires visuelles et des aires du langage du
cerveau et l’établissement de connexions entre les deux.

L’aire de la forme visuelle des mots


Différencier les lettres est une tâche visuelle qui requiert des
discriminations très fines : le o et le c ne diffèrent que par la fermeture ou
l’ouverture du cercle ; seul un petit trait horizontal distingue le c du e. Avant
l’apprentissage de la lecture, l’enfant a eu à reconnaître et différencier des
objets, des visages, des formes géométriques qui présentaient des traits
distinctifs beaucoup plus facilement repérables. Le raffinement de la
précision visuelle exigé par l’apprentissage de la lecture induit donc des
changements dans le cortex visuel, situé dans la partie postérieure du cerveau.
Il y a d’abord une augmentation de l’activité des neurones qui analysent
les informations en provenance de la zone horizontale de la rétine, où se
forme l’image du texte à lire. Mais surtout, une petite région ventrale de
l’hémisphère gauche, située à la frontière entre les lobes occipitaux et
temporaux, juste en dessous d’une des principales aires du langage oral, va se
spécialiser dans le traitement de tous les aspects visuels du matériel écrit.
C’est l’activité de cette région (voir schéma), appelée par le
neuropsychologue Stanislas Dehaene 1 l’« aire de la forme visuelle des
mots », qui permet l’identification des différentes formes d’une même lettre,
majuscule et minuscule, la discrimination entre lettres proches, la prise en
compte de l’ordre des lettres, la connaissance implicite de la fréquence des
combinaisons de lettres dans une langue donnée, etc.
Cette région travaille de façon non consciente. Son intégrité est
indispensable pour lire. Elle est activée chez tous les bons lecteurs, quelle que
soit leur langue, lorsqu’on leur présente des mots écrits dans une écriture
qu’ils connaissent ; par contre, elle ne s’active pas en réponse à des mots
parlés. Plus l’apprentissage de la lecture progresse, plus cette région s’active
lorsque le sujet lit et, en même temps, elle répond de moins en moins aux
autres stimulations visuelles (objets, visages) qui déclenchaient auparavant
son activité. La reconnaissance de ces stimuli se déplace alors partiellement
vers l’hémisphère droit. Certains travaux avaient suggéré qu’en raison de la
compétition pour le même territoire cortical, l’apprentissage de la lecture
pourrait se faire au détriment de la reconnaissance des objets et des visages.
Les études les plus récentes (Van Paridon et al., 2021) montrent au contraire
une relation positive entre le niveau de littératie et la reconnaissance des
objets de toutes sortes. L’apprentissage de la lecture entraîne donc une
augmentation de la sensibilité à tous les stimuli visuels et un raffinement des
mécanismes de reconnaissance des objets. Cela invite à penser que le cerveau
est probablement capable d’assurer de nouvelles habiletés tout en améliorant
les habiletés connexes déjà présentes au lieu de les détériorer.

La zone de la représentation des phonèmes


L’apprentissage de la lecture modifie aussi le fonctionnement des aires du
langage. Celles-ci sont bien connues. Elles sont situées, pour la plupart des
sujets, y compris les gauchers, dans l’hémisphère gauche. Certaines sont
dédiées aux sons des mots et à leur articulation et d’autres à l’analyse de la
signification d’un message entendu. L’activité de ces aires va, elle aussi, être
transformée avec l’apprentissage de la lecture, par la nécessité d’affiner les
discriminations entre les sons proches du langage. En effet, pour lire dans une
langue alphabétique, il faut analyser les mots en unités plus petites, syllabes
et finalement phonèmes, puisque ce sont eux qui sont codés par les
différentes lettres. Or le phonème n’est pas une unité dont on prend
facilement conscience. La segmentation d’un mot fait facilement apparaître
les syllabes (par exemple les deux syllabes de « matin » : ma-tin), mais la
syllabe apparaît à l’oreille comme une unité insécable et l’identification des
phonèmes qui la constituent – [m] et [a] dans [ma], [t] et [in] dans [tin] –
n’est pas du tout naturelle.
Avant l’apprentissage de la lecture l’enfant utilise les phonèmes
inconsciemment lorsqu’il parle et sa représentation phonologique des mots 2
peut rester relativement imprécise, surtout pour des mots qui ne diffèrent que
par un phonème proche (par exemple « boisson » et « poisson »). Avec
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture la manipulation des phonèmes
devient consciente et la représentation phonologique des mots se précise 3,
toute confusion de phonèmes proches étant alors révélée. Cela se traduit dans
le cerveau par une activité accrue dans une petite région située à l’arrière de
la zone temporale qui est activée par les stimuli sonores et en particulier par
le langage. Dehaene appelle cette région « zone de la représentation des
phonèmes ».

Circuit du sens et circuit du son


En même temps que le fonctionnement des aires visuelles et des aires du
langage oral se perfectionne, de nouveaux circuits se mettent en place pour
relier ces deux régions. Des enregistrements de l’activité cérébrale chez le
lecteur expert confirment qu’à partir de la région occipito-temporale gauche,
qui est, comme nous l’avons vu, la voie d’entrée visuelle de la lecture,
l’activation se propage à de multiples régions temporales et frontales
partagées avec l’audition des mots. Cela permet que les aires du langage oral
soient activées par la lecture d’une phrase écrite, presque au même niveau
que par l’écoute de la phrase orale.
Confirmant les travaux des psychologues sur les deux voies de la lecture,
deux circuits cérébraux ont été identifiés (Dehaene, 2007 ; voir schéma ici) :
Un circuit ventral, que l’on peut appeler le circuit du sens (voir schéma),
comprend la circonvolution temporale moyenne, la face ventrale du lobe
temporal et un petit triangle à la base de la région frontale. L’utilisation
de ce circuit permet une identification automatique et très rapide des mots
parce que tous les neurones travaillent en même temps et décodent
simultanément les différentes parties d’un mot. Ce circuit correspond à la
procédure orthographique avec accès direct au sens utilisée normalement
par le lecteur expert.
Un circuit dorsal, que l’on peut appeler le circuit du son (voir schéma),
implique le lobe temporal supérieur. Il est activé lorsque la lecture
requiert de l’attention et passe par la conversion successive de chaque
graphème en phonème (voie phonologique). Ce circuit est mis en jeu
chez le lecteur expert pour lire des non-mots (trupon), des mots nouveaux
(aulètride) ou encore dans des conditions de lecture dégradées telles
qu’un trop grand espacement des lettres ou une disposition non
horizontale du mot. Il est probable que le lecteur débutant, lors de la
phase alphabétique, l’utilise également.
En début d’apprentissage de la lecture, l’activité cérébrale est très étendue
dans le cerveau. Les régions associées aux mouvements des yeux, à
l’articulation, aux processus généraux d’attention et de mémorisation sont
activées, signe que l’effort demandé est considérable. Avec l’automatisation
de la lecture, l’activité cérébrale se restreint progressivement aux circuits
spécialisés, libérant le fonctionnement des aires qui gèrent l’attention et la
mémoire pour d’autres tâches, et en particulier pour la compréhension de ce
qui est lu. L’activité du circuit ventral de la lecture devient alors
prédominante.
On peut penser que les changements anatomiques du cerveau
accompagnant l’alphabétisation sont responsables des progrès cognitifs
majeurs du début de la scolarisation, en particulier de l’augmentation des
capacités de mémoire pour les mots nouveaux ou peu familiers.

D’après Stanislas Dehaene (2007).

Plasticité des circuits neuronaux


de la lecture
C’est essentiellement l’hémisphère gauche qui est concerné par
l’apprentissage de la lecture : c’est là que sont situées, chez la plupart des
sujets, les aires en rapport avec le langage oral et c’est là aussi qu’ont lieu les
traitements analytiques des stimuli par opposition aux traitements globaux
assurés plutôt par l’hémisphère droit. Cependant, si lors de l’enfance ces
régions sont lésées, leurs activités peuvent être prises en charge par les
régions correspondantes de l’hémisphère droit.
La question de la plasticité des circuits neuronaux de la lecture se pose
surtout dans le cadre de la lutte contre l’analphabétisme, qui touche
750 millions de personnes dans le monde. Il existe des programmes
d’alphabétisation mais ils donnent des résultats modestes et décevants. On
peut donc se demander si le cerveau adulte est encore capable d’apprendre à
lire.
Plusieurs recherches ont montré que l’apprentissage de la lecture reste
bien possible chez l’adulte, au moins jusqu’au milieu de la vie. Kolinsky et
al. (2018) ont par exemple réussi à apprendre à un groupe de femmes
portugaises, complètement illettrées 4 au départ, à lire des mots nouveaux en
trois mois, à raison de trois cours de deux heures par semaine. Elle attribue ce
succès en une période aussi courte à l’efficacité de la méthode utilisée, qui
repose sur la compréhension du principe alphabétique, l’enseignement des
correspondances graphèmes-phonèmes en allant des plus simples aux plus
complexes, l’enseignement en parallèle des lettres majuscules et minuscules
et l’écriture associée à la lecture. La durée très courte du programme s’avéra
insuffisante pour aller au-delà d’une lecture de mots encore lente et difficile
mais l’évaluation finale a clairement montré que six des huit participantes
possédaient les clés du décodage amenant à la lecture autonome.
Les études d’IRM fonctionnelle confirment que ce sont les mêmes
réseaux neuronaux qui se mettent en place et les mêmes réorganisations
cérébrales qui se produisent, que l’apprentissage de la lecture ait lieu dans
l’enfance ou à l’âge adulte (Braga et al., 2017 ; Dehaene et al., 2011).
Plusieurs recherches indiquent néanmoins que les adultes ont besoin de
recruter des réseaux plus étendus que les enfants. L’une d’elles, menée en
Inde en 2016 5 sur de jeunes femmes illettrées, a révélé qu’en six mois
d’apprentissage de la lecture la connectivité entre le thalamus et le tronc
cérébral, observée au scanner, avait augmenté. Les changements neuronaux
dus à l’apprentissage de la lecture ne concerneraient donc pas seulement le
cortex mais aussi des structures beaucoup plus profondes qui pourraient être
impliquées dans le filtrage des informations visuelles.
Les circuits de la lecture semblent donc rester plastiques tout au long de
la vie. Toutefois, l’adulte qui apprend à lire se heurte à beaucoup plus de
difficultés que l’enfant et atteint rarement l’automatisation souhaitable
(Dehaene et al., 2010). C’est une raison supplémentaire pour apporter une
très grande attention aux conditions d’apprentissage de la lecture à l’école, au
moment où le cerveau y est le plus réceptif.
1. Stanislas Dehaene, chercheur à l’Inserm (1989-2005), professeur au Collège de France (chaire
« Psychologie cognitive expérimentale », créée en 2005), dirige l’unité mixte Inserm-CEA de
neuro-imagerie cognitive à Orsay. Il a publié, entre autres, Les Neurones de la lecture (2007),
Apprendre à lire. Des sciences cognitives à la salle de classe (2011).
2. Représentation de la suite des sons qui constitue un mot.
3. On a pu comparer l’apprentissage du code alphabétique à la contamination par un virus : tout
comme un virus affecte l’ensemble de l’organisme, l’apprentissage de la lecture retentit sur
l’ensemble du traitement du langage car les mots qui, à l’oral, étaient jusque-là perçus
globalement comme des unités sonores sont, à partir de ce moment, automatiquement fractionnés
en leurs constituants. Ils sont entendus comme composés des sons représentés à l’écrit par les
lettres. Le langage ne sera plus jamais le même.
4. On dirait plutôt analphabètes en français. Mais dans la littérature anglophone on ne distingue
pas « illettrisme » et « analphabétisme ».
5. Sciences et avenir, AFP, 24 mai 2017.
CHAPITRE 5

Quels sont les rapports entre


le développement du langage oral
et l’apprentissage de la lecture ?

L’apprentissage de la lecture est, tout à la fois, lié au développement du


langage oral et en discontinuité avec lui. En effet, d’un côté un bon
développement du langage oral dans ses différentes dimensions est l’une des
meilleures garanties d’une entrée dans l’écrit sans problème. Mais, d’un autre
côté, la façon dont un enfant apprend à lire n’a rien à voir avec la façon dont
il a appris à parler. Ces deux aspects de continuité et de discontinuité seront
développés successivement.

Une bonne maîtrise de l’oral pour acquérir


la langue écrite
Le niveau de maîtrise du langage oral d’un enfant en maternelle est un
indicateur important permettant de prévoir de façon relativement fiable si son
apprentissage de la lecture sera plus ou moins facile. Le développement du
langage est une acquisition de compétences multiples : les enfants doivent
apprendre les sons de leur langue (c’est le développement phonologique), les
mots (c’est l’acquisition du vocabulaire ou développement lexical) et la façon
dont ceux-ci sont agencés en phrases (c’est le développement syntaxique).
Tous ces aspects du langage oral sont importants pour l’entrée dans l’écrit,
mais ce sont surtout les compétences phonologiques qui sont importantes
pour l’apprentissage futur de la lecture.

Vocabulaire, syntaxe mais surtout habiletés


phonologiques
Certes, si un enfant a un vocabulaire étendu, il sera mieux à même de
comprendre ce qu’il lira car les textes écrits renferment souvent des mots que
l’on n’utilise que rarement dans les échanges oraux quotidiens. Il en va de
même pour les structures syntaxiques, plus complexes à l’écrit qu’à l’oral.
C’est pourquoi la lecture par l’adulte de livres pour enfants est importante dès
le plus jeune âge : bien avant que l’enfant ne soit capable de lire par lui-
même, elle le prépare à comprendre, sans l’aide du contexte non verbal ou
avec l’aide limitée des illustrations, un langage plus élaboré que celui de la
vie quotidienne. Mais la compréhension n’est pas l’activité spécifique de la
lecture 1. Même un bon lecteur peut éprouver des difficultés de
compréhension d’un texte, par exemple lorsque celui-ci porte sur un domaine
spécialisé qu’il ne maîtrise pas. Dans ce cas, qu’il lise le texte lui-même ou
qu’on le lui lise, ses difficultés seront les mêmes car ce n’est pas la lecture
qui lui pose problème mais l’appréhension des idées du texte. L’activité
spécifique de la lecture est le décodage, c’est-à-dire la traduction en langage
oral du matériel écrit. Et pour parvenir à maîtriser cette activité, les
compétences de langage oral qui sont les plus importantes sont les habiletés
phonologiques 2.
Six ans pour maîtriser les sons de la langue
Le développement phonologique, c’est-à-dire l’acquisition des sons de la
langue, commence dès la vie intra-utérine, puisque les bébés entendent dès le
sixième mois de vie fœtale les bruits et les voix. Les nouveau-nés sont
sensibles à tous les sons 3 existant dans toutes les langues du monde et ils sont
capables de discriminer des syllabes très proches telles que [ba], [pa] et [da].
Au cours de la première année ils se spécialisent progressivement pour les
sons de la langue qui est parlée autour d’eux (ou des langues si leur milieu est
multilingue) et perdent la capacité à distinguer et à produire les sons utilisés
dans d’autres langues.
Les premiers mots du jeune enfant sont passablement déformés. La
réalisation d’un mot met en effet en œuvre deux processus dont la maîtrise
s’acquiert progressivement entre un et quatre ans : d’une part il faut
sélectionner et ordonner les phonèmes qui constituent le mot et d’autre part il
faut articuler cette suite de phonèmes, c’est-à-dire exécuter correctement les
mouvements nécessaires à la production de chacun d’eux.
Certains phonèmes, en particulier certaines consonnes sont plus difficiles
à produire que d’autres et les plus simples apparaissent dans le répertoire de
l’enfant avant les plus difficiles. La facilité des phonèmes [p] et [a] explique
que le mot « papa » soit un des plus précoces. Les altérations du « parler
bébé », qui touchent principalement les consonnes, consistent soit à
supprimer les phonèmes difficiles, soit à les remplacer par d’autres plus
faciles. Elles diminuent rapidement entre 2 et 3 ans, le pourcentage de
consonnes prononcées correctement passant de 70 à deux ans à 88 à 3 ans.
Ainsi, un étranger comprend à peu près la moitié de ce que dit un enfant de
2 ans, tandis qu’il comprend les trois quarts des productions d’un enfant de
3 ans. La parole est complètement intelligible chez 90 % des enfants de 4 ans
mais le contrôle complet des organes de la parole n’est effectif que vers 5-6
ans.
Les consonnes constrictives « s », « z », « ch », « j » sont en général les
dernières acquises. À 4 ans seulement 71 % des enfants répètent correctement
« ch » et « j ». Beaucoup d’enfants disent par exemple « [zə vɛ o maʁse] » (ze
vais au marsé) pour « je vais au marché ». Les groupes de consonnes (« pl »,
« kl », « tr », « br »…) sont aussi d’acquisition tardive, ce qui peut
s’expliquer par la prédominance, en français, de syllabes constituées d’une
consonne suivie d’une voyelle. « Brouette » devient ainsi souvent « [buʁɛt] »
(bourette).

La confusion entre les sons : une source


de difficultés pour la lecture
Lorsqu’il parle, l’enfant peut être compris de son entourage même s’il
déforme encore certains phonèmes. Mais lorsque ces déformations, qui
témoignent d’une perception ou d’une manipulation imparfaite des
phonèmes, persistent au moment de l’apprentissage de la langue écrite, elles
peuvent entraîner des difficultés en empêchant d’établir des correspondances
biunivoques entre graphèmes et phonèmes. Si par exemple l’enfant distingue
difficilement les phonèmes [b] et [p], les lettres « b » et « p » seront associées
indistinctement aux deux phonèmes, entraînant la confusion entre « boisson »
et « poisson ». « Partir » pourra être écrit « bartir » et l’on pourrait multiplier
les exemples avec d’autres paires de phonèmes proches.
On pense actuellement que la plupart des lecteurs déficients ont des
anomalies du système de perception de la parole consistant en ce que les
frontières entre phonèmes proches ne sont pas nettes. Ces troubles, trop
subtils pour être remarqués dans les situations de communication ordinaires,
peuvent être mis en évidence par des tests dès la grande section de
maternelle.
De l’utilisation des sons à leur prise
de conscience
S’il est nécessaire que le développement phonologique soit achevé pour
que l’enfant apprenne à lire, ce n’est cependant pas suffisant. Et c’est là que
réside la rupture entre le développement du langage oral et l’apprentissage de
la langue écrite. L’apprentissage de la lecture oblige l’enfant à utiliser le
langage d’une façon totalement nouvelle : alors qu’il avait jusque-là centré
son attention sur la signification des mots, il doit maintenant la centrer sur
leur forme sonore. Ce changement de point de vue est déterminant : la prise
de conscience des constituants internes des mots parlés, les syllabes et les
phonèmes, ce que l’on appelle « conscience phonologique », est actuellement
le seul facteur qui puisse être clairement mis en relation avec la réussite de
l’apprentissage de la lecture. Mais c’est une opération très abstraite qui pose
problème à beaucoup d’enfants et qui n’est pas toujours enseignée de la façon
la plus efficace 4.

Influences réciproques : l’écrit améliore


aussi l’oral
Si la qualité du langage oral influe sur l’apprentissage de la langue écrite,
apprendre à lire et à écrire améliore en retour le langage oral : au travers des
textes écrits, l’enfant acquiert un vocabulaire et une syntaxe plus sophistiqués
que ceux de l’oral. Sa prononciation est aussi améliorée car il fait maintenant
attention à chacun des sons constitutifs des mots. C’est ainsi que Gabriel en
fin de CP demande à sa grand-mère : « Est-ce que le vrai mot c’est
“éclamousse” ou “éclabousse” ? » : les parents avaient en effet trouvé
l’erreur phonologique du petit enfant si sympathique qu’ils ne l’avaient pas
corrigée et avaient même contribué à l’entretenir. Ayant appris à lire, l’enfant
veut maintenant savoir quelles sont la prononciation et l’orthographe exactes.
L’apprentissage de la langue écrite améliore la précision phonologique
des productions orales chez tous les enfants, mais il est tout particulièrement
bénéfique pour ceux qui ont des troubles phonologiques 5, le cas le plus grave
étant la dysphasie 6. La connaissance de la graphie des lettres fournit en effet
aux enfants dysphasiques des indices visuels qui les aident à discriminer les
phonèmes correspondants.
1. Voir le chapitre 2 « Est-il exact de dire que “lire, c’est comprendre” ? », ici.
2. L’Association française pour la lecture (AFL) continue néanmoins de soutenir par la voix de
Foucambert qu’il faut enseigner la langue écrite comme une langue à part indépendante de l’oral :
« Tous les apprentis lecteurs de quelque langue écrite que ce soit sont dans l’obligation de se
comporter comme Champollion et d’effectuer un apprentissage linguistique, c’est-à-dire
l’apprentissage d’une langue nouvelle en empruntant le chemin qui va de la compréhension d’un
message écrit à la découverte du fonctionnement du code dans lequel il fonctionne. » Reprise en
2016 dans le no 135 des Actes de Lecture de l’article de juin 2003, no 82, « Sur quels objets
apprendre à lire ».
3. Le mot technique est « phonème ».
4. Voir le chapitre 8 « Est-il important de développer la conscience phonologique en
maternelle ? », ici.
5. Trouble phonologique : trouble de la représentation des sons du langage qui affecte à la fois la
perception des mots – entraînant des confusions entre mots proches (« pain » et « bain ») – et la
production de mots qui sont déformés (« caraval » pour « carnaval »).
6. La dysphasie est un trouble grave du langage oral qui se manifeste surtout par de très
importantes difficultés d’expression. L’enfant parle peu, ses propos sont difficilement
intelligibles ; ils sont agrammatiques : les pronoms, les articles, et parfois des mots essentiels des
phrases sont omis. La dysphasie engendre des difficultés de communication, source d’une grande
souffrance sociale. L’enfant a néanmoins une intelligence normale et, moyennant beaucoup
d’efforts, certains peuvent avoir un parcours scolaire étonnant. Voir « le parcours d’un jeune
dysphasique », http://scolaritepartenariat.chez-alice.fr/page403.htm.
CHAPITRE 6

Faut-il des méthodes d’apprentissage


de la lecture différentes pour
des enfants au profil cognitif
différent ?

Les expressions « profil cognitif », « style d’apprentissage » ont envahi la


littérature pédagogique depuis quelques décennies. Derrière ces termes, qui
seront utilisés ici comme des synonymes, il y a les idées suivantes :
différents individus ont des façons différentes de réfléchir, de résoudre les
problèmes et d’apprendre ;
ces comportements intellectuels sont suffisamment stables et cohérents
pour qu’on puisse caractériser le style d’apprentissage ou le profil
cognitif d’un individu ;
l’enseignement est d’autant plus efficace qu’il tient compte du style
d’apprentissage ou du profil cognitif de l’élève.

La prolifération des profils cognitifs


C’est le plus souvent sur la base de travaux de psychologues qu’ont été
déterminés les différents profils ou styles. Chacun de ces auteurs a pensé
identifier une dimension selon laquelle les individus pourraient être ordonnés,
avec deux pôles extrêmes. Les profils sont censés refléter des différences de
fonctionnement d’ordre qualitatif, indépendantes de l’efficience intellectuelle
du sujet, telle qu’on peut l’évaluer par exemple par le quotient intellectuel. En
théorie, il n’y aurait donc pas de « bons » ni de « mauvais » profils.
Voici quelques-unes des dimensions utilisées pour définir des profils
cognitifs différents :
La vitesse de réponse et l’attitude vis-à-vis de l’erreur opposeraient les
impulsifs et les réflexifs.
La modalité préférentielle de prise d’information différencierait les
visuels des auditifs 1.
La façon de se représenter les connaissances permettrait de distinguer les
verbaux des imageants 2 et la manière d’organiser les connaissances
différencierait les analytiques des globaux, les deux dimensions pouvant
être croisées pour donner naissance à quatre profils.
La manière dont un sujet aborde les problèmes, traitant un aspect après
l’autre ou au contraire appréhendant en même temps différents aspects,
opposerait les séquentiels aux simultanés.
Parmi les profils les plus populaires, il y a la distinction entre ceux qui
utiliseraient surtout leur cerveau gauche, analytique et logique, et ceux
qui utiliseraient surtout leur cerveau droit, intuitif et créatif.
La dépendance/indépendance du champ est une dimension mise en
évidence dans le cadre d’une épreuve perceptive consistant à déterminer
la direction de la verticale. Les dépendants du champ s’appuient pour cela
sur l’environnement visuel, tandis que les indépendants du champ
utilisent les repères de leur système postural et ne se laissent pas
influencer par des repères extérieurs trompeurs. Dans le domaine
intellectuel, les indépendants du champ réussissent mieux que les
dépendants du champ dans les activités impliquant analyse, abstraction,
structuration de données. Les dépendants du champ auraient en revanche
des qualités relationnelles et sociales plus développées.
Il y a pléthore de concepts dans ce champ mais les différents profils ont
tendance à se recouper : les verbaux sont plutôt séquentiels et analytiques, et
probablement indépendants du champ, tandis que les imageants sont plutôt
simultanés, globaux et dépendants du champ.

Des concepts très populaires mais


peu rigoureux…
Les enseignants, dans leur recherche de solutions aux difficultés des
élèves, ont malheureusement massivement adhéré au discours peu rigoureux
sur les styles cognitifs et les styles d’apprentissage : 96 % d’entre eux croient
que les élèves apprennent mieux lorsqu’ils reçoivent l’information sous une
forme adaptée à leur style. Pour l’apprentissage de la lecture cela signifierait
que les élèves dont le style cognitif est séquentiel et analytique
bénéficieraient d’un enseignement traditionnel « syllabique » tandis que les
élèves qui traitent préférentiellement les données simultanément et
globalement apprendraient plus facilement à lire par une méthode globale.
Il s’agit en réalité d’un mythe. Tout d’abord, l’affirmation selon laquelle
tous les enfants apprennent différemment est loin d’être une évidence et n’est
pas non plus une vérité empiriquement démontrée. Très peu de « profils » ont
reçu une validation empirique sérieuse. Certes, ce sont des études sérieuses
en laboratoire qui ont amené à distinguer les sujets verbaux des imageants et
les sujets analytiques des globaux. Il en va de même pour les sujets
dépendants et indépendants du champ ainsi que pour les corrélations entre ces
profils et certaines compétences cognitives. Mais l’application des
conclusions d’une expérimentation en laboratoire à la salle de classe pose
problème (Pashler et al., 2009) 3.
Quant aux profils les plus populaires parmi les enseignants, ils n’ont pas
de fondement scientifique. La distinction auditif/visuel mise en avant par La
Garanderie (1980) et très présente dans les écrits pédagogiques est le résultat
d’une confusion avec les modalités imagée et verbale de représentation des
connaissances 4 : la voie d’entrée des informations (auditive ou visuelle) n’a
pas d’influence sur leur apprentissage car elles ne restent pas sous leur forme
sensorielle mais sont immédiatement recodées en mots ou en images. Et la
distinction entre les sujets qui utiliseraient plus leur cerveau droit ou leur
cerveau gauche est une simplification caricaturale et une interprétation
abusive des travaux des neurophysiologistes sur la latéralisation de certaines
fonctions cérébrales.

… et inutiles pour l’enseignement


Ensuite, on peut se demander quelle peut être l’utilité pédagogique des
profils, même les mieux établis. Une fois qu’on a fait passer à tous les élèves
d’une classe un questionnaire établissant leur profil cognitif, qu’en fait-on ?
En général, rien ! car on ne sait pas s’il faut adapter l’enseignement au profil
de l’élève ou s’il faut inciter l’élève à modifier son profil pour s’adapter à
l’enseignement. Les gourous profileurs conseillent de faire un peu des deux.
On a donc perdu un temps précieux pour en fin de compte entériner les
pratiques habituelles de bon sens : la montagne accouche d’une souris !
Il y a plusieurs raisons pour refuser d’entrer dans ce jeu inutile.

Les élèves au profil très marqué sont rares


Il est rare qu’un individu « tout-venant 5 » se situe à l’une des extrémités
de la dimension décrite ; or c’est seulement dans ce cas que le profil de
l’élève pourrait être considéré comme la cause principale d’une difficulté à
accomplir certaines tâches. Pour la plupart des individus, le style ou le profil
ne sont que des préférences car ils ne sont pas totalement dépourvus des
stratégies non privilégiées et ils les mettent en œuvre lorsque la situation les y
contraint. Un profil très marqué avec impossibilité de mobiliser les stratégies
inverses relève de la pathologie : on peut considérer par exemple que le type
de dyslexie qui gêne l’enfant pour accéder au stade alphabétique est la
manifestation d’un profil excessivement « simultané » tandis que la forme de
dyslexie qui empêche l’enfant d’accéder à la lecture orthographique résulte
d’un profil excessivement « séquentiel ». Mais cela n’épuise pas la réalité des
troubles dyslexiques et n’aide pas beaucoup les enfants qui les présentent à
surmonter leurs difficultés.

Les lois générales de l’apprentissage plus


importantes que les variations individuelles
Il y a des lois générales de l’apprentissage, telles que la progressivité, la
nécessité des répétitions et leur espacement dans le temps, qui sont valables
pour tous. La réussite d’un apprentissage dépend plus du respect de ces lois
que de l’adaptation aux différences individuelles. Il y a aussi très souvent une
démarche optimale pour une situation ou un apprentissage donnés, et
l’objectif de l’enseignement est de la faire adopter par tous les élèves, quel
que soit leur profil ou leur préférence naturelle. C’est le cas pour la lecture,
comme le montrent les résultats des études d’IRM fonctionnelle : les progrès
dans l’apprentissage de la lecture sont sous-tendus par la mise en place de
circuits spécifiques, universels, dans l’hémisphère gauche 6. C’est
l’apprentissage des correspondances entre graphèmes et phonèmes qui
permet à ces circuits de s’organiser tandis que l’appréhension globale des
mots qui sollicite des réseaux de neurones de l’hémisphère droit contrecarre
leur formation.

Le meilleur profil pour les apprentissages :


un fonctionnement cognitif flexible
Les tâches scolaires sont des tâches complexes exigeant souvent, à des
moments différents, la mise en œuvre de stratégies opposées. Par exemple un
enfant qui apprend à lire doit, dans un premier temps, procéder
séquentiellement pour décoder l’un après l’autre les graphèmes, mais il doit
ensuite fusionner les phonèmes obtenus en un seul mot, ce qui relève cette
fois d’un traitement simultané. Selon qu’il décode un mot régulier ou un mot
irrégulier, la méthode change aussi : séquentielle pour un mot régulier mais
au moins partiellement simultanée dans le cas d’un mot irrégulier. Enfin,
pour comprendre ce qu’il lit, l’enfant doit utiliser à la fois des stratégies
séquentielles, par exemple pour mémoriser un enchaînement d’événements
qui se succèdent dans une histoire, et des stratégies simultanées pour
construire un modèle mental qui relie ces événements de façon causale. Avoir
un fonctionnement cognitif flexible et non rigide est le meilleur profil pour
les apprentissages.
En conclusion, l’enseignant ne peut attendre aucune aide de
l’identification du soi-disant profil des élèves. Il vaut mieux analyser pour
chaque tâche les raisonnements déficients ou les stratégies inadaptées qui ont
engendré des erreurs et faire découvrir aux élèves les procédures appropriées.
Les profils ont, de plus, les effets pervers habituels de l’étiquetage : ils
permettent, tant à l’enseignant qu’à l’élève, de se réfugier derrière une
pseudo-explication plutôt que de chercher des moyens efficaces pour franchir
les obstacles. On ne peut que regretter le développement d’une industrie
mercantile immorale qui a utilisé ces notions à l’apparence scientifique
trompeuse.
1. Ces profils ont été diffusés par Antoine de La Garanderie (1980). D’autres auteurs ajoutent une
troisième modalité de prise d’information : la modalité kinesthésique.
2. On trouve plus souvent le terme « imagé » que « imageant ». Le choix de l’un ou l’autre terme
dépend du point de vue adopté : le sujet qui se représente préférentiellement les connaissances
sous une forme imagée est un sujet imageant.
3. Ce rapport de l’Association for Psychological Science conclut à un manque évident de preuves
expérimentales quant à l’efficacité des théories pédagogiques fondées sur les styles
d’apprentissage. Peu de recherches utilisent une méthodologie appropriée et plusieurs de celles qui
sont fiables de ce point de vue trouvent des résultats qui contredisent la théorie des styles
d’apprentissage.
4. Alain Lieury a très bien expliqué cette confusion dans La Mémoire de l’élève en 50 questions,
Dunod, 1998, question no 18.
5. « Tout-venant » se réfère à n’importe quel individu, sans particularité, pris au hasard.
6. Ces circuits sont les mêmes pour tous les sujets, quel que soit le système d’écriture dans lequel
ils doivent lire. Voir le chapitre 4 « En quoi l’apprentissage de la lecture modifie-t-il le
cerveau ? », ici.
DEUXIÈME PARTIE

Les activités préparatoires


à la lecture à l’école
maternelle
CHAPITRE 7

Faut-il encourager le traitement


global des mots chez l’enfant
de maternelle ?

Bien que dans les programmes officiels il n’y ait jamais eu aucune
prescription enjoignant aux enseignants d’apprendre aux élèves à reconnaître
globalement des mots, les activités de ce type, en lien avec les différents
domaines d’apprentissage, sont néanmoins abondamment pratiquées dans les
classes, de la petite à la grande section de maternelle. On y utilise surtout des
étiquettes de mots qui finissent par constituer un corpus important : les
prénoms des élèves de la classe, les jours de la semaine, les mois, les saisons,
les fêtes et tout leur vocabulaire, les vêtements, les membres de la famille, les
personnages des albums, les animaux, les lieux de l’école et de la classe, les
couleurs… Parmi les tâches proposées, les élèves doivent par exemple isoler
des prénoms dans une liste de mots, retrouver le jour pour écrire la date,
identifier le titre d’une histoire parmi d’autres, remettre dans l’ordre les mots
d’une phrase ou d’un titre d’album, apparier des mots avec leur
représentation illustrée, compléter des phrases à trous avec des mots,
reproduire, avec des étiquettes-mots, d’après un modèle ou de mémoire, de
courtes phrases extraites par exemple d’une histoire qui a été lue. Toutes ces
activités supposent une appréhension globale des mots écrits mis en relation
directe avec leur signification sans aucune analyse de leur construction en
termes de syllabes ou de lettres.
Nous allons donc examiner les questions suivantes : ces activités
constituent-elles une préparation efficace à l’apprentissage de la lecture ?
Sont-elles compatibles avec le point de vue développé dans le guide de
2020 ?

Une activité censée être en accord avec


la procédure spontanée des enfants
Une première justification de ces activités peut être recherchée dans la
description des stades de l’apprentissage de la lecture proposée par Uta
Frith 1. Le premier stade, appelé « logographique », qui correspond à l’âge
préscolaire, se caractérise, selon cet auteur, par l’utilisation spontanée d’une
procédure globale permettant à l’enfant de reconnaître certains mots qu’il
rencontre fréquemment (son prénom, des marques comme Coca-Cola,
Esso…). L’enfant s’appuie sur quelques indices visuels remarquables tels que
la longueur du mot, sa forme globale avec les lettres qui dépassent vers le
haut ou vers le bas, la couleur de l’encre ou même le logo qui accompagne le
mot, sans aucune référence aux valeurs sonores des lettres puisqu’il ne les
connaît pas. L’idée sous-jacente aux activités proposées en maternelle est
probablement de prolonger cette activité spontanée en proposant aux élèves
des tâches conformes à leur niveau de maturité intellectuelle et qu’ils peuvent
réussir par les procédures qui leur sont familières. En particulier les
enseignants pensent ménager ainsi les élèves les plus fragiles, issus des
milieux défavorisés dont ils font l’hypothèse qu’ils auront du mal à passer à
la procédure alphabétique.
Cette justification est critiquable de deux points de vue : d’une part, il
n’est pas avéré que les activités de lecture globale correspondent aux
stratégies spontanées de tous les enfants. L’existence même et l’importance
du stade logographique dépendent à la fois de la langue et de la méthode
d’enseignement. Les enfants ont moins tendance à les utiliser dans les
langues très régulières comme l’allemand. Les recherches montrent aussi que
les stratégies logographiques sont abandonnées au profit de stratégies
alphabétiques dès que les enfants connaissent un nombre suffisant de lettres.
Il suffirait donc de commencer à enseigner le code alphabétique dès que
l’enfant manifeste un intérêt pour l’écrit pour éliminer ou au moins abréger ce
stade.
La deuxième critique vise la démarche pédagogique sous-jacente à cette
justification : si l’école n’exige pas des enfants autre chose que l’utilisation
de leurs comportements spontanés, on se demande à quoi elle sert. On est
alors dans la conception piagétienne des rapports entre développement
spontané et apprentissages qui entraîne l’attentisme plutôt que dans l’optique
vygotskienne d’étayage dans la zone de développement proche, dont les
enseignants se réclament pourtant unanimement 2.

La prétendue continuité avec la procédure


orthographique
Un autre argument avancé en faveur des activités d’identification globale
des mots est celui d’une continuité supposée avec le stade orthographique du
lecteur expert. Les tenants des méthodes globales d’apprentissage de la
lecture ont pensé que l’on pouvait sauter le stade alphabétique et passer
directement de la lecture logographique à la lecture orthographique. Or ceci
est totalement faux. Lorsqu’on étudie la façon dont les élèves débutants
lisent, on s’aperçoit que tous, même ceux à qui on enseigne par une méthode
mixte, utilisent le décodage alphabétique. La preuve en est qu’ils lisent mieux
et plus rapidement les mots réguliers que les mots irréguliers et qu’ils ne
lisent pas mieux les mots fréquents que les mots rares.
Il ne peut y avoir aucune continuité entre la procédure logographique et la
procédure orthographique car elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre quant
aux opérations mentales mises en œuvre. La procédure logographique est une
procédure visuelle non spécifique, applicable à n’importe quelle image. La
procédure orthographique est spécifique pour le matériel verbal.
Contrairement à ce qui se passe pour l’enfant qui utilise la procédure
logographique, le lecteur expert utilisant la procédure orthographique
reconnaît les lettres dans leur identité abstraite, quelle que soit leur apparence
(écriture imprimée ou cursive, majuscules ou minuscules, dans les différentes
fontes, tailles, couleurs…). Il n’appréhende pas du tout le mot globalement ;
son cerveau réalise une analyse linguistique intégrale et séquentielle de la
chaîne de lettres. Si l’identification des mots par la voie orthographique
semble instantanée, c’est parce que ce travail d’analyse est devenu
automatique avec la pratique de la lecture et est effectué extrêmement
rapidement grâce à l’activité simultanée de nombreux réseaux de neurones.
Entre deux procédures aussi différentes, il est bien clair qu’il ne peut y avoir
aucune facilitation de l’une à l’autre. C’est pourquoi la plupart des auteurs
s’accordent pour dire que la procédure logographique n’a pas d’intérêt pour
l’apprentissage ultérieur de la lecture. Mais il faut aller plus loin et affirmer
que sa persistance est une entrave majeure à l’entrée dans le décodage
alphabétique.

Le traitement global des mots : une entrave


à l’entrée dans la lecture
La procédure logographique traite les mots comme des dessins ou des
images d’objets. Or les opérations qui permettent d’identifier un dessin sont
très différentes de celles qui permettent d’identifier un mot. On peut identifier
un dessin à partir de quelques-uns de ses éléments seulement et en prenant
ceux-ci dans n’importe quel ordre. Ce n’est pas le cas pour un mot dont il
faut prendre en compte toutes les lettres dans l’ordre. Pour identifier un
dessin on n’a pas à tenir compte de son orientation : on reconnaît tout aussi
bien un chien dans le dessin de son profil gauche que dans celui de son profil
droit ou même s’il est représenté couché sur le dos, les pattes en l’air. Mais
pour les lettres qui constituent les mots, l’orientation n’est pas un paramètre
négligeable. C’est elle qui différencie par exemple les lettres p, q, d et b.
En début d’apprentissage de la lecture, les enfants ont tendance à traiter le
matériel écrit comme les dessins dont ils ont une plus grande habitude : ils ne
prennent pas en compte toutes les lettres des mots mais seulement quelques-
unes, souvent les premières et à un moindre degré les dernières. Celles du
milieu n’attirent pas beaucoup leur attention. Ils ne tiennent pas compte de
l’ordre des lettres. C’est ainsi qu’un enfant pourra dire en regardant la suite
de lettres « chelmi », que c’est bien son prénom qui est écrit, « parce qu’il y a
tout de michel dedans » (Bastien-Toniazzo & Jullien, 2001). Ils confondent
aussi les lettres symétriques. Tout cela est normal et reflète le fonctionnement
du cerveau qui est programmé pour l’identification des objets, des dessins et
des images d’objets et non pour le traitement des traces graphiques
particulières que sont les lettres. Mais pour apprendre à lire il faut justement
lutter contre ces tendances et non pas les consolider, comme le font les
activités de reconnaissance globale des mots souvent pratiquées à la
maternelle.
Conforter les procédures d’identification globale, c’est tromper l’élève
par rapport à ce qu’il faut faire pour lire et faire le lit de difficultés
ultérieures : comment pourra-t-il comprendre qu’à un moment donné en CP
on lui demande de mettre en œuvre une procédure radicalement différente
d’analyse lettre par lettre ? Beaucoup d’élèves résistent à ce passage de la
lecture globale à la lecture alphabétique et deviennent ainsi les clients des
orthophonistes (Garcia, 2013). Les activités globales de l’école maternelle et
du début de CP sont responsables du fait qu’en zone d’éducation prioritaire,
en CP, au mois de février, entre un tiers et un quart des élèves n’ont pas
encore construit la stratégie alphabétique nécessaire pour décoder les mots
nouveaux.
Les travaux du neuropsychologue Stanislas Dehaene 3 ont montré que,
lors de l’apprentissage de la lecture, une zone du cortex visuel gauche qui
s’activait auparavant lors de la perception des objets était progressivement
détournée de cette fonction pour se spécialiser dans la perception des lettres
en même temps que les opérations sur les objets étaient transférées vers une
autre région située dans l’hémisphère droit. L’utilisation d’activités de lecture
globale inhibe ces modifications des processus cérébraux et retarde d’autant
l’entrée dans le décodage.

Un effet contre-productif sur la motivation


Parmi les arguments donnés par les partisans des activités de lecture
globale à la maternelle, il y a aussi le souci de faire acquérir à l’élève un
lexique écrit d’une certaine ampleur qui pourra être réutilisé au début du CP
pour aborder des textes plus motivants que les quelques lignes très pauvres
déchiffrables par la procédure alphabétique à ce moment de l’année. Cet
argument de la motivation par le contenu est dénué de tout fondement 4. Ce
qui motive un enfant, c’est de comprendre ce qu’il fait et de réussir parce
qu’il a compris. Or il n’y a que l’enseignement du principe alphabétique qui
permette de comprendre comment fonctionne la langue écrite et d’identifier
les mots sans risque d’erreur. La lecture globale installe l’élève dans un mode
de fonctionnement inapproprié, reposant uniquement sur la mémorisation, qui
occasionne beaucoup d’erreurs et partant beaucoup de découragement.
La réutilisation en début de CP du capital de mots appris en maternelle a
même un effet contre-productif sur la motivation. L’entrée au CP est un rite
de passage très important qui inclut de fortes attentes, en particulier
concernant l’apprentissage de la lecture. Les élèves sont donc souvent très
déçus en constatant que « lire », pendant les premières semaines, voire les
premiers mois, c’est faire exactement la même chose qu’en maternelle. Il
faudrait, à l’entrée du CP, être très explicite et dire aux élèves que ce qui va
être nouveau dans cette classe, c’est qu’on va apprendre à déchiffrer des mots
inconnus.

Quelle préparation efficace à la lecture


en maternelle ?
En premier lieu, il est indispensable que l’adulte attire l’attention de
l’enfant dès son plus jeune âge sur la permanence du langage écrit. L’histoire
racontée souffre quelques modifications alors que l’histoire lue n’en admet
aucune. Il s’agit d’aider l’enfant à se représenter l’acte de lire en lui
expliquant que lorsqu’on sait lire, on peut comprendre tout seul ce que dit un
écrit, que cela se passe le plus souvent en silence entre le regard et le support
écrit qui contient un message à décrypter.
À l’école, les enseignants constatent que les enfants n’ont pas tous
l’occasion de fréquenter l’écrit dans leur milieu familial. C’est la raison pour
laquelle ils s’efforcent de confronter le plus tôt possible les enfants à l’écrit
sous des formes diverses, de créer les conditions de la familiarisation avec cet
univers en favorisant la révélation du fonctionnement et des enjeux de l’écrit.
Mais la simple exposition à l’écrit ne permet pas de construire la
compréhension de sa nature spécifique, de son fonctionnement et de ses
usages. Les « bains d’écrits » – souvent foisonnants et inorganisés dans les
classes – dans lesquels on plonge les enfants avec l’espoir qu’ils s’en
imprègnent sont source de représentations erronées, et constituent bien
souvent des obstacles préjudiciables à une partie importante des enfants
d’une même classe d’âge. Ils n’ont aucune efficacité s’ils ne sont pas
judicieusement exploités par l’enseignant. Il ne s’agit pas de bannir
complètement le bain de langue écrite dans l’environnement de l’enfant au
prétexte que présenter des mots encourage la reconnaissance globale, mais de
sélectionner certains mots avec discernement et à dessein, et de les exploiter à
des fins précises. À partir de ces mots choisis, l’adulte aide l’enfant à
découvrir la fonction langagière des tracés réalisés dans un but précis, à en
analyser les composantes (mots, syllabes, lettres) en les isolant, à tracer lui-
même des mots et à produire de très courts textes écrits, prétextes pour en
explorer les particularités.
Une préparation efficace à la lecture en maternelle consiste à mettre en
place des activités permettant aux élèves d’évoluer des procédures
logographiques vers les procédures alphabétiques :
des dictées à l’adulte qui mettent en relief pour l’élève la correspondance
entre son message oral et ce que l’adulte écrit ;
des activités visant à faire prendre conscience des unités sonores
constitutives des mots à l’oral et des unités écrites correspondantes, par
exemple en comparant à l’oral et à l’écrit des mots qui partagent une
même syllabe 5 ou encore des mots qui ne diffèrent que par un
phonème/graphème 6 ;
des activités dans lesquelles les élèves, travaillant le plus souvent à
plusieurs, utilisent leurs connaissances sur la transcription des sons pour
produire des messages à l’orthographe « approchée » ;
des activités d’analyse de mots orthographiquement proches visant à faire
comprendre la nécessité de considérer toutes les lettres des mots et de
prendre en compte leur ordre et leur orientation 7 ;
un apprentissage multisensoriel des correspondances entre graphèmes et
phonèmes, incluant la modalité tactile et kinesthésique (écriture).
Les programmes de 2015 avaient retiré tout caractère systématique à
l’apprentissage des correspondances graphophonémiques, l’abandonnant au
hasard des découvertes réalisées par l’élève au cours des activités d’écriture.
Ces programmes avaient reçu un accueil très enthousiaste de la part des
enseignants, des organisations syndicales et des associations de formateurs
car ils replaçaient le jeu au centre des apprentissages et contribuaient à
garantir la spécificité de l’école maternelle, qui ne devait en aucun cas être la
propédeutique du CP.
Dans le programme de juin 2021, appelé programme ajusté 8, le ministère
a donc renoncé à modifier en profondeur les programmes 2015 et s’est
contenté d’introduire la phrase suivante : « À partir de la moyenne section, et
régulièrement en grande section, l’enseignant explique, en associant le nom
de la lettre, son tracé et sa valeur sonore, donne à voir la correspondance des
trois écritures (cursive, script, capitales). » L’apprentissage des
correspondances graphèmes-phonèmes se fait donc toujours au hasard des
besoins lors des activités d’écriture « approchée » (tentatives d’écriture sans
modèle). Mais de toute façon les programmes officiels sont très peu lus par
les enseignants et par conséquent peu ou pas appliqués. Les enseignants de
grande section se réfèrent plutôt à la liste des compétences attendues de fin de
cycle 1 : l’élève est censé connaître le nom des lettres de l’alphabet, leurs
trois graphies, et « commencer à faire le lien avec le son qu’elles codent »
(pour les voyelles et quelques consonnes). Les pratiques sont très variables
d’une classe à l’autre et ne correspondent pas forcément aux instructions
officielles. À un extrême, dans certaines classes il y a un apprentissage
quotidien des correspondances graphèmes-phonèmes, souvent appuyé sur la
méthode des Alphas. À l’autre extrême, on expose les élèves à des mots écrits
dans tous les domaines d’apprentissage, comptant sur la reconnaissance
globale et la mémorisation pour leur utilisation dans les différentes activités,
aucune analyse des composantes des mots n’étant faite.
1. Voir le chapitre 3, ici.
2. Sur les conceptions respectives de Piaget et Vygotski, voir le chapitre 11 « Comment peut-on
savoir si un enfant est “mûr” pour apprendre à lire ? », ici.
3. Voir le chapitre 4 « En quoi l’apprentissage de la lecture modifie-t-il le cerveau ? », ici.
4. Voir le chapitre 14 « Les méthodes syllabiques nuisent-elles à la motivation des élèves pour la
lecture ? », ici.
5. L’écriture des jours de la semaine permet par exemple de mettre en évidence la syllabe « di »
qui termine les six premiers et commence le dernier. Le travail sur les prénoms des élèves permet
aussi de faire de telles comparaisons.
6. Chez les enfants de 5 ans, le livre de Pef La Belle Lisse Poire du prince de Motordu a
beaucoup de succès et peut contribuer à cette réflexion.
7. Des logiciels conçus par Mireille Bastien-Toniazzo poursuivent ces objectifs pour la grande
section de maternelle. ADELE aide l’élève à comprendre que toutes les lettres sont nécessaires : il
faut sélectionner le mot identique à un modèle parmi des mots qui partagent avec celui-ci le même
début, le même milieu ou la même fin. MATADOR et ORDIMO aident l’élève à prendre en
compte l’ordre et l’orientation des lettres en lui demandant de choisir le mot identique à un modèle
ou de reconstituer le modèle à partir des lettres ou des syllabes proposées.
8. Ce programme de 2021 est appelé ainsi car il est ajusté aux guides de référence publiés par la
DGESCO, notamment le guide Se préparer à apprendre à lire et à écrire.
CHAPITRE 8

Est-il important de développer


la conscience phonologique
en maternelle ?

La conscience phonologique est la capacité à repérer au sein des mots


prononcés les unités sonores qui les constituent, telles que les rimes, les
syllabes, les phonèmes 1, ainsi que la capacité à manipuler ces unités, par
exemple à les isoler, à les fusionner, à les supprimer. Un grand nombre
d’études faites par des psychologues montrent une relation entre le niveau de
conscience phonologique des enfants en fin de maternelle et leur niveau de
lecture en fin de CP (Melby-Lervåg et al., 2012). Depuis une quinzaine
d’années, ces constatations se sont traduites dans les instructions officielles
par la prescription d’activités phonologiques en maternelle, et en particulier
d’activités visant au développement de la conscience des phonèmes en
grande section. Mais celles-ci sont critiquées par certains pédagogues.

L’importance incontestable
de la conscience phonologique
Trois compétences ont été mises en évidence comme importantes pour
l’apprentissage de la lecture : la conscience phonologique, la mémoire
verbale et la facilité à nommer les objets. Mais les études sur l’origine des
difficultés qu’ont certains élèves pour apprendre à lire montrent que la
conscience phonologique est la plus importante des trois (Bryant, 1993). En
effet :
1° Quel que soit le moment où l’on fait passer les tests, ce sont toujours
les épreuves de conscience phonologique qui prédisent le mieux le niveau
de lecture ultérieur.
2° On retrouve toujours dans le passé des dyslexiques suivis depuis la
petite enfance une infériorité dans les épreuves phonologiques dès la
maternelle, même si tous les enfants qui ont des scores faibles dans ce
domaine ne deviennent pas dyslexiques. Par contre, on ne retrouve pas
systématiquement des difficultés de dénomination et de mémoire verbale.
3° Lorsqu’on met en œuvre en maternelle un entraînement dans les trois
domaines, c’est l’entraînement phonologique qui a les effets positifs les
plus importants sur l’apprentissage de la lecture, ces effets se généralisant
aux activités de mémorisation et de dénomination. C’est évidemment
cette dernière constatation qui est la plus importante d’un point de vue
pédagogique.

Différents niveaux de conscience


phonologique
La conscience phonologique peut être plus ou moins poussée et elle
s’affine avec l’âge et l’instruction : au niveau le plus bas, elle se manifeste, à
partir de 2 ans, par le fait que l’enfant fait attention à la prononciation des
mots et essaie de la reproduire correctement. Ainsi, il pourra se fâcher s’il ne
parvient pas à prononcer « spectacle » et dit « [pɛstakl] » (pestacle). Vers 3
ou 4 ans, l’enfant est sensible aux syllabes et aux rimes, qui sont des unités
facilement repérables. Les enfants de moyenne section de maternelle n’ont
pour la plupart aucune difficulté à décomposer les mots en syllabes et à
frapper dans les mains en prononçant chacune d’elles. Par exemple on frappe
trois fois pour « pa-ra-pluie » ; une fois pour « chat » ; deux fois pour « gar-
çon ».
Le niveau le plus élevé de la conscience phonologique est la conscience
des phonèmes. À l’écrit, dans les langues alphabétiques telles que le français,
les lettres ou les groupes de lettres (graphèmes) codent les phonèmes. C’est
donc ce niveau de conscience phonologique qu’il semble important de
développer en vue de l’apprentissage de la lecture. Il est en effet logique de
penser qu’avant d’apprendre à mettre en correspondance les graphèmes avec
les phonèmes, les enfants doivent être capables d’identifier consciemment ces
segments de parole et de les manipuler 2. On peut aussi supposer que toute
déficience, même légère dans leur perception, leur catégorisation ou la
capacité à les manipuler peut entraîner des difficultés dans l’apprentissage du
décodage. Pourtant les activités visant à faire acquérir la conscience des
phonèmes font l’objet de critiques.

La conscience phonémique n’est


pas un prérequis de l’apprentissage
de la lecture
Un argument théorique à l’encontre des activités visant à faire prendre
conscience des phonèmes en grande section de maternelle est que la relation
entre la conscience phonémique et l’apprentissage de la lecture n’est pas à
sens unique mais à double sens : certes l’accès à la conscience phonémique
permet de prédire un apprentissage facile de la lecture, mais inversement, le
fait de savoir lire accroît la capacité à analyser les mots en phonèmes. Le cas
des poètes portugais illettrés étudiés par José Morais (1994, p. 97 sq.) est très
éclairant de ce point de vue : ces personnes, nées au début du XXe siècle, qui
n’avaient pas suivi une scolarité normale pour des raisons sociales,
manifestaient dans leurs poèmes oraux une grande sensibilité au langage.
Elles étaient expertes dans la manipulation des rimes et des syllabes mais
étaient incapables d’isoler les phonèmes. Une observation qui va dans le
même sens est que ce sont les enfants qui ont la meilleure connaissance des
relations entre l’oral et l’écrit qui ont le meilleur niveau de conscience
phonémique. Si donc la conscience phonémique est en grande partie une
conséquence de l’apprentissage de la lecture, elle ne peut en être un prérequis
incontournable.

La conscience phonémique, inaccessible


à beaucoup d’élèves de GS
Mais c’est surtout l’échec de beaucoup d’élèves en fin de grande section
aux exercices d’identification et de manipulation des phonèmes (entre 20 et
50 % selon les études de la DEPP4) qui a mobilisé la réflexion des
détracteurs des activités de conscience phonémique à l’école maternelle.
La prise de conscience des phonèmes vocaliques ne pose en général pas
de problème car ils correspondent à la fois aux sons et aux noms de ces lettres
(a, e, i, o, u). Par contre les phonèmes correspondant aux consonnes ne
peuvent être ni prononcés ni entendus aisément tant qu’ils sont tout seuls.
C’est d’ailleurs la raison du nom « con-sonne 3 » : la consonne est une lettre
qui ne sonne qu’en association avec une autre lettre, une voyelle. Pour donner
un nom prononçable aux consonnes on a dû ajouter une voyelle avant ([ɛs],
[ɛm], [ɛr] …) ou après ([ce], [de], [te]…). Au sens strict, les phonèmes
correspondant aux lettres ne sont donc pas des sons. Le phonème
correspondant à la lettre « t », c’est ce qu’il y a de commun aux syllabes ta,
te, ti to, tu, tou, ton, tin… Les phonèmes consonantiques sont donc des entités
très abstraites qu’il est difficile de faire découvrir aux élèves.

S’intéresser aux seuls aspects formels


du langage, ce n’est pas naturel
On peut penser qu’en plus de la difficulté qu’il y a à isoler des éléments
peu perceptibles, il y a une autre source de complication pour les élèves : le
caractère inhabituel des tâches phonologiques. L’usage quotidien du langage
est un usage sémantique, avec pour objectif de communiquer des
informations. Dans les tâches phonologiques il faut se détourner de cette
fonction normale du langage pour analyser celui-ci d’un point de vue
exclusivement formel. Les enfants ont du mal à adopter cette attitude mentale
contraire à leurs habitudes. C’est ainsi que lorsqu’un enseignant de grande
section demande de terminer avec un mot qui rime la phrase « Nicolas
aime… », il y a toujours un élève pour s’élever contre la réponse « Nicolas
aime le chocolat » en protestant que Nicolas, son camarade de classe, préfère
les frites.

Des ruses pédagogiques contre-productives


Malheureusement les enseignants, sous prétexte de rendre ces tâches
ludiques, adoptent souvent des pratiques qui accroissent les difficultés
d’abstraction des élèves au lieu de les aider à les surmonter. Par exemple, une
enseignante de grande section de maternelle invente un jeu dans lequel il faut
découvrir pourquoi certains animaux ont le droit d’entrer dans la maison de la
poule, et d’autres non (cité dans Bautier & Rayou, 2009, p. 106). La règle à
trouver est que seuls les animaux dont le nom contient le son [u] (ou) peuvent
entrer. Mais l’enseignante ne l’explicite pas. Les élèves proposent donc au
hasard des noms d’animaux et la maîtresse dit s’ils sont admis à entrer ou
pas. Même si l’enseignante recommande de bien écouter le nom des animaux,
un grand nombre d’élèves n’identifient pas l’objectif phonologique de
l’activité et font des propositions basées sur le sens. Ainsi, si la souris a été
admise à entrer, ils proposent le rat ; si la grenouille a été acceptée, ils
proposent le crapaud. Il serait beaucoup plus clair pour les élèves et efficace
pour orienter leur attention vers l’objectif de la tâche d’expliquer sans détour
ce qui est recherché : des noms d’animaux où l’on entend le son [u] (ou) !

Une approche par les syllabes pour ceux


qui ont du mal avec les phonèmes ?
Face au constat de l’échec d’un nombre important d’élèves, André
Ouzoulias (2013) considère qu’il faut remettre en cause la progression
généralement suivie à l’école, qui va de l’analyse des mots oraux en syllabes
à l’analyse en phonèmes puis à la mise en correspondance des phonèmes
avec les graphèmes. Il pense qu’on ne choisit pas le bon niveau d’analyse de
la chaîne orale pour faire comprendre les relations entre l’oral et l’écrit et
qu’on doit utiliser pour cela le niveau de la syllabe, plus facilement
appréhendable que le phonème. Cela peut se faire par exemple au travers
d’activités de repérage, à l’oral et à l’écrit, de syllabes communes dans les
mots, telles que « la » dans « lapin », « élastique », « koala », « Lara ». Il
suggère aussi des activités d’écriture de mots où le maître indique
l’orthographe de chaque syllabe, les élèves s’habituant ainsi à écrire les
syllabes et donc à les lire sans passer par l’identification des graphèmes
constitutifs ni par la synthèse des phonèmes correspondants (autrement dit
sans passer par le b.a.-ba).
À l’appui de cette proposition, il y a le fait que les syllabes sont les
éléments les plus pertinents à maintenir en mémoire aussi bien pour parvenir
à écrire un mot que pour parvenir à le lire. D’après Ouzoulias, les élèves qui,
en fin de grande section de maternelle, ont compris le principe de la
correspondance entre l’écrit et l’oral au niveau des syllabes, même s’ils ne
l’ont pas compris au niveau des phonèmes, apprennent à lire correctement en
CP. Réciproquement, les très faibles lecteurs, en fin de CP, n’ont toujours pas
compris la correspondance entre syllabes écrites et orales.

Au final, il faut bien aller jusqu’au


phonème…
Partir des syllabes est une démarche intéressante. On trouve du matériel
pédagogique utilisant cette entrée (Ouzoulias, 2005 ; Hennetier-Eude, 2013) 4.
Mais l’objectif n’est pas de mémoriser la multitude de syllabes qui peuvent
être formées en français. Ce serait réintroduire, bien qu’à un moindre degré,
l’une des difficultés de la méthode globale d’apprentissage de la lecture : la
surcharge de la mémoire de l’élève. Au travers des activités de formation de
mots à partir de syllabes écrites, de comparaison et de classement de ces mots
selon qu’ils renferment la même syllabe au début, à la fin ou au milieu, ce
qu’on veut amener l’élève à constater c’est d’abord que, contrairement à la
syllabe orale, la syllabe écrite est composée de plusieurs éléments ; il
commence alors à entrevoir que chacun de ces éléments, chacune de ces
lettres correspond à un son stable. Autrement dit, l’objectif de ces activités est
in fine la découverte de la structure interne des syllabes à l’écrit comme à
l’oral, c’est-à-dire la prise de conscience des graphèmes/phonèmes qui les
constituent. On n’apprend pas à lire dans une langue alphabétique au niveau
de la syllabe. Il faut aller jusqu’au niveau caractéristique des langues
alphabétiques qui est celui des correspondances entre graphèmes et
phonèmes 5.
Il faut également mentionner une difficulté de l’approche syllabique de la
lecture qui réside dans l’absence de coïncidence entre les syllabes orales et
les syllabes écrites d’un même mot. À l’exception des régions du sud de la
France où l’on prononce toutes les syllabes écrites, il y a pour beaucoup de
mots, en particulier ceux qui se terminent par un « e » muet 6, une syllabe de
moins à l’oral qu’à l’écrit. Par exemple ba-lan-çoi-re (quatre syllabes à
l’écrit) se prononce [ba][lɑ͂]][swaʁ] (ba-lan-soir), trois syllabes à l’oral.
Lorsque, en début d’apprentissage de la lecture-écriture, ce que l’on veut
faire comprendre à l’élève c’est la correspondance entre l’oral et l’écrit, il
faut éviter de le mettre en présence de tels décalages et choisir des mots qui
ne donnent pas lieu à cette difficulté.

Des astuces pour faciliter la prise


de conscience des phonèmes
Pour relativiser quelque peu la difficulté que les élèves ont à prendre
conscience des phonèmes consonantiques, il faut dire qu’elle n’est pas la
même pour toutes les consonnes. Ouzoulias prend l’exemple du « p », dont le
son est très difficile à isoler car c’est une occlusive qui « explose » quand on
la prononce. Mais il y a des consonnes qu’on peut faire entendre un peu plus
facilement et dont on peut prolonger le son : par exemple le « s », le « f », le
« v » et même le « r » et le « m ». Ce sont celles-là qu’il faut utiliser pour
faire comprendre la correspondance entre les phonèmes et les graphèmes
dans des syllabes telles que « sa » vs « si », « fa » vs « fi » et, partant, le
principe alphabétique.
En fin de compte, que l’on parte directement des unités les plus petites
(graphèmes/phonèmes) ou d’abord des syllabes, le plus important semble être
de toujours coupler les activités phonologiques avec l’étude correspondante
des lettres ou des combinaisons de lettres qui les codent. Les exercices les
plus efficaces pour la prise de conscience des unités sonores constitutives de
mots, et les seuls qui permettent l’accès à la conscience phonémique, sont
d’ailleurs les exercices d’écriture. En effet, pour écrire un mot il faut le
segmenter et chercher comment s’écrit chaque segment. Apprendre à lire en
écrivant était un aspect important de la méthode de Freinet et c’est grâce à
l’activité d’imprimerie qu’il avait mise en place qu’il évitait les échecs
auxquels on aurait pu s’attendre de la part d’une méthode de lecture par
ailleurs globale. Les programmes de 2015 et ceux de 2021 pour la grande
section de l’école maternelle ont réaffirmé l’importance de l’écriture pour la
compréhension du principe alphabétique. Le guide pour enseigner la lecture
et l’écriture en CP publié par le ministère de l’Éducation nationale en 2018
insiste lui aussi sur le rôle des activités d’écriture dans l’apprentissage de la
lecture.
1. Le phonème est la plus petite unité permettant de distinguer des mots à l’oral. Par exemple les
mots « lac » et « sac » ont deux significations bien différentes mais, au niveau phonologique, ils
ne diffèrent que par un seul phonème, le phonème initial.
2. Les tâches de manipulation de phonèmes consistent à isoler ceux-ci, à retrancher les phonèmes
initiaux ou finaux d’un mot, à les changer de place, à les fusionner en syllabes, à substituer un
phonème à un autre. Par exemple on demande à l’enfant : « Que devient “neuf” quand on retire le
premier petit son ? » Réponse attendue : “œuf”. Ou encore on demande de dire le mot « sol » puis
de changer le /s/ pour /b/ et de prononcer le nouveau mot (bol).
3. Du latin cum, « avec », et sonus, « son ».
4. Le matériel éducatif produit par les éditions Nathan utilise des syllabes jetons magnétiques.
Chassymo est un logiciel qui aide à l’apprentissage de la lecture en proposant une entrée par la
syllabe.
5. La thèse de Maria Vazeux au laboratoire LISEC de l’université de Strasbourg a testé
l’hypothèse du « pont syllabique » avancée par Doignon-Camus et Zagar (2014), selon laquelle la
conscience phonémique progresse plus à partir d’un apprentissage associant les lettres et les
syllabes orales qu’à partir d’un apprentissage des correspondances entre les lettres et les
phonèmes. Ses résultats, obtenus sur des enfants de 5 ans, vont dans le sens de cette hypothèse
mais une autre étude menée par Sargiani et al. (2021) sur des enfants brésiliens de 6 ans trouve les
résultats inverses : ce sont ceux qui ont été entraînés aux correspondances lettres-phonèmes qui
progressent plus en conscience phonémique que ceux entraînés aux correspondances entre lettres
et syllabes orales.
6. Le terme le plus approprié est « e instable » ou encore « e caduc », car « e muet » laisse croire
que ce « e » ne se prononce jamais, alors qu’il peut se manifester ou non, en fonction, entre autres,
de l’accent du locuteur.
CHAPITRE 9

Est-il judicieux d’enseigner


le nom des lettres aux jeunes
enfants ?

Enseigner le nom des lettres aux enfants peut signifier des choses
différentes : cela peut vouloir dire leur enseigner à réciter l’alphabet. Souvent
en maternelle on apprend une comptine de l’alphabet. C’est une façon de
familiariser l’enfant avec le nom des lettres mais ce n’est pas la répétition de
cette ritournelle sans véritable signification pour lui qui peut le préparer
efficacement à l’apprentissage de la lecture. Elle constitue une approche de
l’ordre alphabétique des lettres mais celui-ci ne sera utile que bien plus tard,
une fois que les élèves sauront déjà lire et qu’on leur demandera de chercher
des mots dans un dictionnaire, compétence qui est au programme de la
deuxième année d’école élémentaire.

Une pratique consacrée à la maternelle


et en famille…
Enseigner le nom des lettres aux enfants dans la perspective de
l’apprentissage de la lecture, c’est leur enseigner à différencier leurs graphies
et à assigner à chacune son nom correct, sans faire de confusion entre celles
qui se ressemblent. Cet apprentissage fait partie du programme de la grande
section de l’école maternelle mais beaucoup de parents y initient eux-mêmes
leurs enfants en s’appuyant sur un matériel varié : abécédaires, lettres
aimantées ou mobiles et même logiciels sur ordinateur ou tablette… Les
études de corrélation montrent que la connaissance des lettres en maternelle
est l’un des meilleurs prédicteurs de la réussite de l’apprentissage de la
lecture au CP.

… qui peut devenir un obstacle


à l’apprentissage de la lecture
Cependant la connaissance du nom des lettres apparaît, pour certains
élèves, comme un obstacle à la compréhension de la combinatoire
alphabétique qui utilise non pas le nom des lettres mais les phonèmes (sons)
qu’elles codent. La difficulté ne concerne pas les voyelles les plus fréquentes
a, e, i, o, u car leur nom est identique au phonème correspondant lorsqu’elles
ne font pas partie de digrammes 1. C’est pour les consonnes que la question se
pose : comme les consonnes isolées ne produisent pas de son, pour leur
donner un nom prononçable il a fallu les combiner avec une voyelle placée
avant (F, L, M, N, R, S, X) ou après (B, C, D, G, J, K, P, Q, T, V) ; d’où la
différence entre nommer une lettre et la lire à l’intérieur d’une suite de lettres.
Les noms des consonnes sont donc des syllabes (par exemple [be], [ɛs]
…). Or une des étapes de l’évolution des conceptions des enfants sur la
nature des liens entre l’oral et l’écrit consiste justement à croire que chaque
lettre représente une syllabe. Il est donc tout à fait logique pour les enfants de
penser que lire c’est dire le nom des lettres successives. Cette conception
devrait commencer à s’éteindre lorsqu’en grande section de maternelle on
leur enseigne le « son » que font les lettres. Mais soit à cause de l’antériorité
de l’apprentissage du nom des lettres, soit à cause de la prégnance générale
plus grande de l’identité des choses sur leur activité, certains enfants ont créé
une association très résistante entre chaque forme graphique et son nom.
Cette association persiste en CP chez certains élèves, même une fois
l’apprentissage formel de la lecture entrepris. Ainsi, ils lisent le mot « lac »,
[ɛlɑse] (èl.a.cé). Et, à l’écrit, leurs productions ressemblent à du texto ; on
trouve par exemple « kc » pour « cassé ».

La controverse
Cela amène à se demander s’il est judicieux d’enseigner aux jeunes
enfants le nom des lettres avant de leur en enseigner le son. Certes, la
connaissance du nom des lettres s’avère nécessaire en avançant dans
l’apprentissage de la lecture car l’élève ne peut s’en tenir à la valeur sonore la
plus courante pour chaque lettre. Il doit apprendre que la valeur sonore d’une
lettre dépend des lettres qui l’entourent. Par exemple, après avoir appris le
phonème habituel correspondant à la lettre « p », il doit apprendre que
l’association de la lettre « p » avec la lettre « h » se lit [f]. Mais les
digrammes ne sont pas abordés en tout début d’apprentissage et la question se
pose donc de l’opportunité d’enseigner le nom des lettres avant que l’enfant
ait compris le principe alphabétique.

Les arguments en faveur de l’apprentissage


du nom des lettres à la maternelle
En plus de la corrélation positive existant entre la connaissance du nom
des lettres et le niveau de lecture en CP, d’autres arguments sont avancés en
faveur de l’apprentissage du nom des lettres en maternelle (Biot-Chevrier et
al., 2008) :
1° Ce serait la connaissance du nom des lettres qui inciterait les enfants à
abandonner leur conception erronée de l’écrit comme transcription de la
signification des mots et à commencer à chercher des correspondances
entre mots écrits et mots prononcés.
2° Le nom de la lettre contient un indice qui aide à en abstraire le
phonème correspondant (exemple la lettre F ([ɛf]) et le phonème [f]) 2.
3° La connaissance du nom des lettres stimulerait le développement de la
conscience des phonèmes qui constituent les mots parlés.
4° La mémorisation de la forme de la lettre serait facilitée par la
possibilité de lui donner un nom. Tous les objets ont un nom. L’enfant
pourrait ne pas comprendre qu’on puisse parler des « bruits que font les
lettres » sans pouvoir parler des lettres directement.
Reprenant ces arguments hypothétiques, Biot-Chevrier et al. (2008)
publient une recherche qui prétend démontrer que les enfants qui connaissent
le nom des lettres acquièrent une connaissance implicite de leur son, ce qui
facilite leur compréhension du principe alphabétique. Mais cette étude n’est
pas du tout convaincante, d’abord en raison de faiblesses méthodologiques,
mais surtout parce qu’elle échoue à démontrer que le groupe des élèves
entraînés à nommer quelques lettres reconnaît mieux que le groupe non
entraîné les phonèmes correspondants présents dans des mots artificiels.
Ainsi, la plupart des élèves du groupe entraîné identifient bien la présence de
la lettre « t » dans le mot « téfo » mais pas dans le mot « tudi ». Ils
reconnaissent donc le nom de la lettre [te] mais ne détectent pas la présence
du phonème [t]. Malheureusement cet article a servi de référence pour
l’élaboration des instructions officielles du ministère.
Pour avoir une idée claire des avantages et désavantages respectifs de
l’utilisation du nom ou du son des lettres en début d’apprentissage de la
lecture, il faudrait faire une étude très rigoureuse sur un grand nombre
d’élèves n’ayant encore aucune connaissance des lettres. On devrait
constituer trois groupes, le premier recevant un enseignement du son de
quelques lettres (voyelles et consonnes les plus faciles), sans leur nom, le
second groupe apprenant le nom des lettres sans leur son, et le troisième
apprenant à la fois le nom et le son des lettres. La comparaison porterait sur
les tout débuts de l’apprentissage de la lecture : la compréhension du principe
alphabétique et l’entrée dans la combinatoire.

On peut très bien se passer


du nom des lettres en début d’apprentissage
La réussite des méthodes d’apprentissage de la lecture utilisées dans la
plupart des écoles britanniques incite à penser que le « son » des lettres peut
très bien remplacer leur nom, en début d’apprentissage, à condition de ne
jamais parler d’un nom qui serait différent. Les autorités éducatives
britanniques, après avoir pris acte de l’échec des méthodes globales
(wholeword), ont en effet imposé depuis 2011 des méthodes « phoniques »
qui ont fait baisser considérablement le nombre d’élèves en échec.
L’apprentissage de la lecture débute vers 4 ou 5 ans par des activités mettant
en relation les graphèmes et les phonèmes, sans utilisation du nom des lettres.
Les écoles ont une certaine liberté dans le choix du matériel pédagogique.
Une des méthodes très utilisées 3 a pour support des cartes portant d’un côté
un graphème et de l’autre ce graphème inclus dans une illustration favorisant
la mémorisation du phonème correspondant (par exemple le « b » dans une
botte – boot en anglais). La collaboration des parents pour une pratique à la
maison est sollicitée en leur recommandant instamment de ne jamais désigner
les lettres par leurs noms mais uniquement par leurs sons.
En France une telle méthode est actuellement inutilisable à l’école étant
donné les instructions officielles qui incluent la connaissance du nom des
lettres dès la moyenne section. L’enseignement des correspondances
graphèmes-phonèmes est également beaucoup trop tardif pour éviter une
approche des lettres par leur nom dans le cadre familial. C’est dommage.

Au moins, prévenir et remédier


aux difficultés
Dans l’optique de prévenir d’éventuelles difficultés, on peut penser qu’il
serait au moins souhaitable d’enseigner en même temps le nom et le « son »
de chaque lettre (comme c’est le cas dans la méthode des Alphas par
exemple). Si cet apprentissage était réalisé en moyenne section, cela
permettrait qu’en grande section les élèves utilisent les correspondances
graphèmes-phonèmes quand ils en ont besoin pour écrire. L’apprentissage du
nom de la lettre ne devrait pas se faire indépendamment du son qu’elle
produit. C’est seulement quand il s’agit d’apprendre leur tracé normé en
entraînement du geste graphique que le nom des lettres peut être utilisé sans
référence au son produit. Mais bien peu d’enseignants enseignent l’écriture
en GS alors que les programmes ajustés le demandent et que les élèves
doivent entrer en CP avec une maîtrise de l’écriture cursive, qui sera finalisée
au cours de l’année.
Mais que faire pour aider l’élève qui confond le nom et le son des
lettres ? Une piste est de lui faire comprendre la différence entre les deux en
utilisant une analogie entre lui-même et la lettre. L’enfant a un nom et il a des
activités. Ce n’est pas la même chose. Par exemple, cet élève s’appelle
« Julien ». « Julien », c’est son nom. Et que fait Julien ? Julien dessine. De
même la lettre F s’appelle [ɛf] : c’est son nom, et ce qu’elle fait c’est le bruit
[f].
On peut aussi faire repérer à l’intérieur de mots écrits des syllabes
correspondant à des noms de lettres et faire remarquer qu’« Émile » ne s’écrit
pas « Mil », que « Théo » ne s’écrit pas « TO » et qu’« Estelle » ne s’écrit
pas « Stl ».
Une autre piste, défendue par certains pédagogues, est de mettre
d’emblée les élèves en situation de lire des syllabes consonne-voyelle et
voyelle-consonne, sans passer par les correspondances graphèmes-phonèmes.
Mais cette étape doit de toute façon être dépassée par l’apprenti lecteur 4.
1. Digramme : assemblage de deux lettres qui forme un unique graphème représentant un unique
phonème (exemple « ou » = [u]). On trouve aussi « digraphe » dans la littérature, qui est
l’adaptation au français du terme anglais digraph. Mais en français « digraphe » a une
signification différente : c’est un adjectif qui qualifie un texte écrit dans deux écritures différentes.
2. La connaissance du nom des lettres serait un précurseur de la connaissance de leur son. Les
études visant à savoir si l’effet facilitateur de la connaissance du nom des lettres dans
l’apprentissage de leur valeur phonémique est plus prononcé pour les consonnes dont le nom est
de structure consonne-voyelle (B, C, D…) ou pour celles dont le nom est de structure voyelle-
consonne (F, L, M…) donnent des résultats contradictoires.
3. Read Write Inc. Program de Ruth Miskin (Oxford University Press).
4. Voir le chapitre 8 « Est-il important de développer la conscience phonologique en
maternelle ? », ici.
CHAPITRE 10

Comment faire comprendre


le principe alphabétique ?

Comprendre le principe alphabétique, c’est comprendre le système de


fonctionnement de toutes les langues dont l’écriture est alphabétique.

Différents systèmes d’écriture


Il existe trois grands systèmes d’écriture :
Les écritures idéographiques dans lesquelles chaque signe représente un
objet ou une idée. Ce type d’écriture utilise donc des milliers de signes.
Les écritures syllabiques dans lesquelles chaque signe représente une
syllabe. La syllabe est le plus petit élément de la langue orale isolable
auditivement car il est prononcé d’une seule émission de voix. Une
écriture syllabique nécessite au moins une centaine de signes pour coder
toutes les syllabes existant dans une langue.
Les écritures alphabétiques dans lesquelles c’est le plus souvent la
combinaison de plusieurs signes qui représente une syllabe 1. Le système
d’écriture alphabétique est le plus économe car une trentaine de signes
suffisent pour coder une langue orale (en français, 26 lettres auxquelles il
faut ajouter les accents).

Le principe des écritures alphabétiques


On peut résumer le principe de la correspondance entre l’écrit et l’oral
dans les langues alphabétiques en deux points :
1. À chaque lettre ou à chaque groupe de lettres (graphème) correspond
un phonème spécifique 2.
2. L’ordre spatial des graphèmes reproduit l’ordre temporel des
phonèmes qui se succèdent dans le mot parlé.
La compréhension de ce principe de base est la première étape
incontournable de l’apprentissage de la lecture. Mais elle n’est pas aisée,
d’une part à cause des conceptions erronées que les jeunes enfants élaborent
concernant les rapports entre l’oral et l’écrit, d’autre part à cause du caractère
abstrait des phonèmes qui doivent être associés aux graphèmes.

Un lent cheminement vers le principe


alphabétique
L’évolution des représentations de l’écrit chez les enfants d’âge
préscolaire a été étudiée par Emilia Ferreiro au travers d’exercices dits
d’« écriture inventée », c’est-à-dire en demandant aux enfants, alors qu’ils ne
savent encore ni lire ni écrire, d’écrire des mots comme ils pensent qu’ils
pourraient s’écrire. Selon Ferreiro (2008), ces observations montrent que les
enfants formulent successivement plusieurs hypothèses sur les rapports entre
la langue orale et la langue écrite avant de faire l’hypothèse du codage
alphabétique 3 :
La première hypothèse est présyllabique. C’est celle que font les enfants
qui n’ont pas du tout conscience du lien existant entre langage oral et
langage écrit. Ils supposent que l’écrit reflète l’apparence physique de
l’objet nommé. Ainsi, l’enfant à qui on demande d’écrire les mots
« vache » et « papillon » peut soit dessiner les deux animaux, soit écrire
une suite de symboles (lettres, chiffres, gribouillis) très longue pour
« vache » et beaucoup plus courte pour « papillon », ce qu’il justifie par
la comparaison des tailles de ces animaux.
La seconde hypothèse est syllabique : les enfants comprennent que l’écrit
représente la sonorité des mots. Comme la syllabe est une unité sonore
facile à isoler, ils font l’hypothèse que chaque graphème représente une
syllabe. Ainsi, « hippopotame », qui compte quatre syllabes à l’oral, sera
écrit en utilisant quatre symboles. Si l’enfant a déjà une idée de quelques
correspondances entre lettres et sons il pourra écrire IOOO, IPPA, IOOA
mais s’il ignore que seules les lettres codent les phonèmes il pourra écrire
quelque chose du type A17+.
La troisième hypothèse, l’hypothèse syllabico-alphabétique, se
caractérise par le fait que les graphèmes ou autres symboles sont parfois
utilisés pour représenter les syllabes et d’autres fois pour représenter les
phonèmes. Les phonèmes ne sont pas toujours tous représentés et pas
forcément dans le bon ordre. Par exemple, « coccinelle » pourra être écrit
OCCNL.
La dernière hypothèse est l’hypothèse alphabétique. Elle se traduit, dans
les épreuves d’écriture inventée, par le fait que l’enfant représente chaque
phonème par un graphème en respectant l’ordre des phonèmes dans le
mot. Les règles de l’orthographe ne sont pas forcément respectées mais le
principe de fonctionnement du code est compris. Ainsi « coq » pourra
être écrit KOK et « hippopotame » IPOPOTAM.
Selon Ferreiro, tous les enfants passeraient par toutes ces étapes. En
réalité, cette évolution est largement influencée par les pratiques
pédagogiques et l’hypothèse alphabétique n’est pas, pour la plupart des
enfants, une découverte spontanée.

La nécessité d’un enseignement explicite


Contrairement à ce qu’ont prétendu les tenants des méthodes globales ou
mixtes, la compréhension du principe alphabétique requiert un enseignement
explicite. Dans les années 1980, certains manuels d’apprentissage de la
lecture faisaient le pari que les élèves pouvaient le découvrir seuls, sans l’aide
de l’enseignant. L’un des plus utilisés, Lecture en fête, est tristement célèbre
pour les échecs qu’il a engendrés. Il a pu donner de bons résultats pour les
enfants de familles favorisées, grâce aux explications dont ils bénéficiaient de
la part de parents instruits, lesquels n’avaient d’ailleurs, le plus souvent, pas
conscience d’être en rupture avec la méthode du manuel. Mais il ne
permettait pas aux enfants des milieux populaires, qui n’avaient que l’école,
d’apprendre à lire.

Comment s’y prendre pour faire


comprendre le principe alphabétique ?
Il est assez facile de faire apprendre les correspondances entre graphèmes
et phonèmes vocaliques car ceux-ci sont des sons que l’on peut prononcer
isolément (a, i, o, u ainsi que e, accentué ou non). La difficulté concerne les
consonnes qui, au sens strict, ne produisent pas de sons elles-mêmes, mais
seulement en combinaison avec les voyelles 4. C’est le cas, en particulier,
pour les occlusives (p, t, b, d, g, k) : on ne peut pas vraiment dire que la lettre
« p » fasse tel ou tel son. On dit parfois aux enfants que le « p » fait le son
[pə] (pe), mais c’est inexact. Ce qui fait le son [pə], c’est l’association des
deux lettres « p » et « e ». Pour faire prendre conscience des phonèmes qui
correspondent aux consonnes, il ne faut donc pas utiliser les consonnes
occlusives qui explosent mais les consonnes dont on peut prolonger le son, ce
qui le rend plus facilement audible. On a le choix : les meilleures sont les
fricatives (s, f, v, j, z), mais on peut aussi utiliser les liquides (l, r) et même
les nasales (m, n). L’idéal est de choisir des lettres dont à la fois la graphie et
le son suscitent des associations, par exemple le « s » dont la forme évoque le
serpent et le son, son sifflement [sssss], le « z » dont le son évoque le bruit
fait par une mouche qui vole ([zzzz]), et la graphie la trajectoire de l’insecte.
Ensuite, deux de ces consonnes et deux voyelles suffisent pour faire
comprendre comment les lettres et les phonèmes correspondants se
combinent pour former des syllabes. Un matériel composé de lettres mobiles
ou aimantées est très utile. On prend par exemple la lettre « s » et on
prononce « [sss…] ». On en rapproche la lettre « a » et lorsque les deux
lettres sont accolées on prononce la syllabe résultant de la fusion des deux
phonèmes : [sa]. On refait la même chose avec « s » et « i » par exemple et
on compare les graphies et les sons de « sa » et « si ». On refait encore la
même chose avec « r » et « a », « r » et « i » 5. Lorsque l’enfant sait déchiffrer
« sa », « si », « ra », « ri », il ne faudra pas oublier de lui présenter « as »,
« is », « ar » et « ir ». L’enfant a compris le principe alphabétique à partir du
moment où il est capable de déchiffrer l’association d’une consonne C et
d’une voyelle V dont il connaît les sons respectifs, quel que soit l’ordre des
deux lettres (CV ou VC).
Ensuite, un apprentissage tranquille
des correspondances entre graphèmes
et phonèmes
À partir de là, on peut prendre son temps pour introduire progressivement
toutes les correspondances graphèmes-phonèmes par ordre de complexité
croissante. En plus de la manipulation de lettres mobiles, l’écriture des lettres
et des syllabes en les prononçant renforce les associations par la mise en jeu
non seulement de l’audition et de la vision mais aussi des sensibilités
kinesthésique et articulatoire.
On peut aussi choisir de débuter par la mise en correspondance de
syllabes écrites et orales 6. Mais en fin de compte on ne peut éluder la
compréhension du principe alphabétique qui nécessite l’analyse des syllabes
en leurs constituants phonémiques.
1. L’exception est la syllabe composée d’une voyelle toute seule comme dans o-ral ou é-crit.
2. Les phonèmes (tout au moins pour les consonnes) ne sont ni perceptibles ni prononçables
isolément. Ce sont les plus petits éléments constitutifs de la parole qui permettent de différencier
des mots dont la signification est différente. Par exemple les mots « sac », « lac » et « bac » ne
diffèrent que par le premier phonème.
3. Il est intéressant de remarquer que les enfants retrouvent dans leurs hypothèses les modes de
codage effectivement utilisés dans certaines langues : le codage idéographique de l’écriture
chinoise et le codage syllabique des katakanas japonais.
4. D’où leur nom : consonne, c’est à dire « qui sonne avec » (« con » vient du latin cum qui
signifie « avec »).
5. Chacun peut décider s’il convient ou non d’utiliser la lettre « z » en combinaison avec « o » et
« i » pour faire comprendre le principe alphabétique. Le « z » permet de former les mots « zoo »,
« zozo » et « zizi ». Ces deux derniers mots, bien que familiers, sont des mots du dictionnaire et
l’on peut compter sur l’amusement des enfants pour faciliter la mémorisation. Ils permettent aussi
d’illustrer le parallélisme entre la répétition des syllabes à l’écrit et à l’oral.
6. Voir le chapitre 8 « Est-il important de développer la conscience phonologique en
maternelle ? », ici.
CHAPITRE 11

Comment peut-on savoir si un enfant


est « mûr » pour apprendre à lire ?

La question de la maturité d’un enfant pour les apprentissages scolaires


n’est pas spécifique à la lecture. On attribue souvent les difficultés scolaires
du jeune élève à un manque de maturité, spécialement en fin d’école
maternelle ou au début de l’école élémentaire. Mais d’une façon générale est-
il vraiment légitime d’invoquer une telle cause ? Et en particulier que veut
dire « être mûr pour apprendre à lire » ?
La maturité est un concept qui s’utilise seulement lorsqu’on parle des
enfants et qui fait référence à l’accroissement des connaissances et des
compétences à mesure que l’enfant grandit. Un enfant est considéré comme
mûr pour un apprentissage lorsqu’il possède les connaissances et les
compétences nécessaires pour aborder cet apprentissage avec toutes les
chances de le réussir.

La maturité est une question qui divise


les psychologues
La maturité pour les apprentissages est une question sur laquelle les deux
grands psychologues de l’enfant et de l’éducation du XXe siècle, Jean Piaget et
Lev Vygotski, ont exprimé des opinions divergentes. Tous deux s’accordent
pour dire qu’il faut qu’un enfant ait atteint un niveau donné de maturité
intellectuelle pour qu’il puisse assimiler certains enseignements. Mais ils ne
sont d’accord ni sur les facteurs qui influencent la maturation intellectuelle, ni
sur la façon d’articuler les apprentissages avec le développement
maturationnel spontané de l’enfant.
Pour Piaget et Inhelder (1966), la maturation intellectuelle dépend
uniquement du développement biologique de chaque enfant dont le rythme
spontané ne peut être accéléré. Le développement est assimilé à la montée
d’un escalier où chaque marche franchie donne accès à des stratégies
intellectuelles de plus en plus sophistiquées. Le degré de maturité de l’enfant
correspond à son niveau sur cet escalier. Il détermine les apprentissages que
l’enfant peut maîtriser et on ne doit lui proposer que des tâches qu’il peut
réaliser seul, sans aide extérieure. Lorsqu’un enfant n’a pas atteint le degré de
maturité attendu pour son âge, on doit simplement repousser les
apprentissages prévus jusqu’à ce que, ayant grandi, il ait atteint la marche
d’escalier correspondant à la maturité requise.
Vygotski (1934) pense, pour sa part, que la maturation intellectuelle ne
dépend pas uniquement du développement biologique spontané mais aussi de
toutes les stimulations, expériences, enseignements auxquels l’enfant est
soumis. Selon lui il y a une causalité circulaire entre la maturation biologique
qui permet les apprentissages et les apprentissages qui, en retour, stimulent la
maturation. Mais pour que les apprentissages fassent progresser la
maturation, il faut qu’ils soient un peu en avance sur elle. Donner à l’élève
des tâches qu’il peut résoudre tout seul, ainsi que le recommande Piaget, ne
sert à rien pour son développement intellectuel. Tout au plus cela lui permet-
il de consolider par la répétition ce qu’il sait déjà. Selon Vygotski, le rôle de
l’enseignant est au contraire de confronter l’élève à des apprentissages dont le
niveau de difficulté dépasse un peu ce qu’il est capable de faire seul, tout en
l’aidant à réaliser ces tâches. Il faut bien sûr s’assurer que l’enfant comprend
chaque problème posé, ses données et le but à atteindre : c’est le degré
minimal de maturité pour un apprentissage ; mais ensuite il faut lui fournir
l’aide nécessaire pour produire les solutions et c’est dans l’interaction avec le
maître, le parent ou même le camarade qui sait plus que lui et qui le guide
que l’enfant accroît sa maturité intellectuelle et devient progressivement
capable de faire tout seul.

Aujourd’hui, la conception de Vygotski


s’impose
La théorie piagétienne a prévalu dans le monde éducatif pendant au
moins cinquante ans au XXe siècle et a servi à justifier de nombreuses
décisions de redoublement de grande section, pour des enfants de 6 ans
qualifiés d’immatures pour les apprentissages de l’école élémentaire en
lecture et/ou en mathématiques. Aujourd’hui, elle est remise en question.
D’une part, plus récemment, des psychologues comme Siegler (2001) ont
critiqué le modèle du développement en escalier dans lequel un mode de
pensée succède à un autre. Observant qu’à un moment donné chaque enfant
dispose de plusieurs stratégies – certaines assez primitives, d’autres plus
sophistiquées – pour résoudre une tâche, et qu’il choisira en fonction de la
consigne et de la difficulté du problème, Siegler compare le développement à
une série de vagues qui se chevauchent, chaque vague correspondant à un
mode de pensée ou à une stratégie différente. À un moment donné l’enfant
applique une stratégie dominante mais elle n’est pas la seule. Il y a un progrès
vers la stratégie la plus efficace mais celui-ci n’est pas linéaire. Longtemps
après avoir appris une stratégie nouvelle et meilleure, l’enfant continue à en
utiliser de plus anciennes, moins efficaces, tout en étant conscient de leur
infériorité. L’enfant est sans cesse en train d’inventer de nouvelles stratégies.
Le développement résulte de ces microchangements qui ont été négligés par
les théories classiques et en particulier par Piaget.
D’autre part, la position vygotskienne des rapports entre maturation et
apprentissages a été validée par les travaux des neurophysiologistes montrant
que les réseaux neuronaux du cerveau s’organisent en fonction des
expériences que le sujet fait dans son environnement. La maturité
intellectuelle ne vient donc pas toute seule avec la croissance biologique. On
pourrait dire qu’elle « s’apprend » aussi et c’est le rôle de l’enseignant
d’établir une progression qui amène l’enfant, des tâches qui sont à sa portée,
vers la maîtrise des compétences nécessaires pour des activités plus difficiles.

Quelles compétences pour la prétendue


maturité en lecture ?
Quelles sont donc les connaissances et les compétences constituant la
« maturité pour la lecture », supposée atteinte à la fin de l’école maternelle ?
En voici la liste, assortie de commentaires critiques.
L’enfant doit comprendre le but de l’apprentissage de la lecture : savoir
à quoi sert la langue écrite, quand et pourquoi on écrit et on lit. Il est
évident que la prise de conscience de l’omniprésence de l’écrit dans notre
culture et des différentes fonctions qu’il remplit a un rôle dans la
motivation du jeune élève. Néanmoins ce n’est pas un prérequis :
beaucoup d’enfants s’impliquent, au départ, dans l’apprentissage de la
lecture surtout pour faire plaisir au maître et à leurs parents et ne
découvrent que peu à peu, au fur et à mesure de leurs progrès, les
bénéfices personnels de cet apprentissage.
L’enfant doit posséder des connaissances suffisantes dans le domaine du
langage et sur le monde en général pour comprendre ce qu’il va lire.
C’est exact. Néanmoins les difficultés de compréhension attribuables à la
complexité du vocabulaire et de la syntaxe de la langue écrite ou au
manque de familiarité avec les situations décrites dans les textes ne sont
pas des difficultés spécifiques à la lecture. L’enfant dont les
connaissances linguistiques et les références culturelles sont réduites a
aussi du mal à comprendre une histoire lue par l’adulte. C’est sa
compréhension du langage en général qui est déficiente, plus
dramatiquement celle de la langue écrite qui est plus sophistiquée, mais
souvent aussi, à un moindre degré, celle de la langue orale.
L’enfant doit avoir une représentation correcte de l’activité de lecture et
bien la différencier d’activités dont le comportement observable est
proche, telles que raconter une histoire ou commenter une image. Il est
évidemment très important que l’enfant comprenne que la lecture est une
activité centrée sur le texte, et que le lecteur n’a aucune marge de liberté
pour s’en éloigner ne serait-ce que d’un seul mot, et même d’une seule
lettre. Mais il est difficile que cela soit totalement clair dans la tête de
l’enfant avant le début de l’apprentissage formel de la lecture et surtout
s’il a été soumis à un préapprentissage de type global qui ne souligne pas
l’importance de chacun des graphèmes. Quoi qu’il en soit, l’enseignant
devra être particulièrement attentif à ramener l’enfant vers le texte chaque
fois qu’il s’en écarte. En particulier on n’admettra pas la substitution d’un
synonyme du mot écrit, bien qu’elle préserve le sens, contrairement à ce
qui a été pratiqué pendant longtemps, en conformité avec la théorie du
« lire, c’est comprendre 1 ».
L’enfant doit comprendre, ou commencer à comprendre, les relations
entre l’écrit et l’oral. L’enfant de 3 ans en a, en général, une
représentation erronée : il pense que l’écrit est une transcription de la
signification des mots. Ainsi, si on lui demande de choisir entre deux
mots écrits celui qui signifie « train » et celui qui signifie « papillon », il
propose le mot le plus long pour « train » et le plus court pour
« papillon » (« parce qu’un papillon, c’est plus petit qu’un train »). Il est
souhaitable que les expériences de l’enfant avec l’écrit en moyenne et
grande section de maternelle lui permettent de comprendre, avant
l’apprentissage formel de la lecture, que l’écrit est une transcription des
sons constitutifs des mots, totalement indépendante de leur signification.
La pratique de la « dictée à l’adulte » qui consiste à écrire à la place de
l’enfant, mais devant lui, un message qu’il veut adresser à un destinataire,
contribue à cette compréhension ; la reformulation du message oral de
l’enfant, souvent nécessaire, le sensibilise aussi à la syntaxe et au
vocabulaire adaptés à l’écrit.
L’enfant doit être capable d’effectuer les discriminations visuelles fines
qui permettent de différencier les lettres. Ces discriminations sont
d’autant plus difficiles qu’on doit les faire sur un matériel très petit. Les
travaux des psychologues du milieu du XXe siècle ont montré que les
activités perceptives visuelles changent beaucoup avec l’âge et certains
ont affirmé que cette évolution n’était pas encore terminée à l’âge de 6
ans pour un matériel mettant en jeu des critères de différenciation
similaires à ceux qu’implique la discrimination des lettres. Un tel résultat,
dans le cadre de la psychologie piagétienne prédominant à l’époque, était
interprété comme un argument pour repousser l’âge du début de
l’apprentissage de la lecture.
Aujourd’hui, dans la perspective vygotskienne, on propose aux élèves, à
l’école maternelle, de multiples tâches de discrimination visuelle qui
doivent leur permettre d’atteindre un niveau de compétence dans ce
domaine suffisant pour le démarrage de l’apprentissage de la lecture. Ces
exercices doivent en particulier les rendre attentifs à l’orientation qui
différencie les lettres symétriques (b/d ; p/q) alors qu’elle n’intervient pas
dans l’identification visuelle des objets ordinaires. On sait aussi que c’est
l’apprentissage de la lecture lui-même qui va permettre aux
discriminations visuelles de s’affiner encore 2.
L’enfant doit avoir atteint un certain niveau de conscience
phonologique : il doit tout d’abord entendre et reproduire les sons de sa
langue de façon précise dans les conditions habituelles de la
communication orale. Mais cela ne suffit pas. L’enfant doit aussi être
capable d’individualiser les sons qu’il utilise en parlant, puisque dans la
langue écrite, ce sont ces sons qui sont codés par les lettres. Cette
compétence, qui suscite de nombreux débats, est examinée en détail dans
le chapitre 8. On retiendra ici que la conscience des syllabes semble se
développer spontanément sans nécessiter d’enseignement et être acquise
vers 4 ans. La prise de conscience des phonèmes est, par contre,
beaucoup plus difficile. C’est elle qui semble importante pour
l’apprentissage de la lecture et c’est le plus souvent sa faiblesse qui est
invoquée comme une marque d’immaturité pour l’apprentissage de la
lecture.
Cependant, même si de nombreuses études indiquent que le degré de
conscience phonémique en maternelle permet de prédire le niveau en
lecture au CP, on ne peut la considérer comme une compétence d’origine
maturationnelle exigible avant l’apprentissage de la lecture car elle
n’existe que chez les personnes ayant appris à lire dans une écriture
alphabétique. La conscience phonémique semble donc être tout à la fois
une cause et une conséquence de l’apprentissage de la lecture. Comment
cela peut-il se faire ? On peut penser que ce sont les premiers contacts de
l’enfant avec l’écrit, en famille ou à l’école, par exemple avec l’écriture
des prénoms, qui attirent son attention sur les unités infrasyllabiques, lui
permettant d’acquérir un niveau de conscience de ces unités, certes
minimal, mais suffisant pour permettre à l’apprentissage de la lecture de
démarrer 3. À partir de ce moment, l’enseignement explicite des valeurs
sonores des lettres permettrait aux phonèmes d’acquérir une existence
psychologique.

L’immaturité, un prétexte pour retarder


certains enfants
Dans le cas des compétences phonémiques comme dans celui des
discriminations visuelles fines, on a une causalité circulaire dans laquelle un
préapprentissage permet d’atteindre le niveau de maturité qui rend possible
un véritable apprentissage. C’est un très bon exemple à l’appui de la thèse
vygotskienne concernant la maturité pour les apprentissages : la maturité est
nécessaire mais elle ne vient pas toute seule. Prétexter l’immaturité d’un
enfant pour repousser le moment de l’apprentissage de la lecture et invoquer
en particulier la faiblesse de sa conscience phonémique, c’est :
1° donner une explication erronée de l’absence de cette compétence ;
2° prendre une décision immorale qui pénalise les enfants des milieux
culturellement les plus défavorisés dont l’attention n’a jamais été attirée
sur les propriétés phonologiques du langage.
En résumé, ces différentes compétences qui constituent la prétendue
maturité pour la lecture relèvent toutes, au moins en partie, d’un
enseignement. Ce sont d’ailleurs des objectifs d’apprentissage de l’école
maternelle.

On peut apprendre à lire de 4 ans à 99 ans,


mais il y a quand même une période
privilégiée
D’après José Morais (1994), la maturité pour la lecture dépend surtout du
niveau de développement du langage oral. Un enfant qui parle bien peut
apprendre à lire dès 4 ans 4. Dehaene (2011) pense quant à lui que l’âge
optimal pour l’apprentissage de la lecture, du point de vue du développement
neurocognitif, se situe autour de 5 ans et 8 mois, car c’est à cet âge que des
migrations neuronales déterminantes sont susceptibles de se produire, mais
seulement si on fournit les stimulations adéquates. Bien que l’apprentissage
de la lecture soit beaucoup plus facile entre 5 et 7 ans qu’à des âges plus
avancés, on ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il s’agisse d’une « période
critique » : on peut apprendre à lire à l’âge adulte, mais cela demande
beaucoup plus d’efforts, pour atteindre un niveau de lecture très moyen
(Braga et al., 2017).
1. Voir le chapitre 2 « Est-il exact de dire que “lire, c’est comprendre” ? », ici.
2. Voir le chapitre 4 « En quoi l’apprentissage de la lecture modifie-t-il le cerveau ? », ici.
3. Ce niveau minimal pourrait être celui de la conscience des phones, les phonèmes dans leur
contexte, qui sont les unités les plus petites pouvant être perçues séparément. Les tâches portant
sur les phones sont beaucoup plus faciles que celles portant sur les phonèmes, car ces derniers sont
des unités très abstraites qui, en toute rigueur, ne sont ni perceptibles ni prononçables isolément.
La conscience des phones permet par exemple de choisir parmi les mots « pain », « fou » ou
« coq » celui qui commence par le même son que le mot « pou », sans qu’il soit nécessaire d’isoler
le phonème commun correspondant à la consonne « p ». Mais si on demande : « Qu’est-ce qu’il y
a de pareil dans “pou” et dans “pain” ? », alors il s’agit d’une tâche de conscience phonémique.
4. Voir le chapitre 5 « Quels sont les rapports entre le développement du langage oral et
l’apprentissage de la lecture ? », ici.
CHAPITRE 12

Faut-il lier l’apprentissage


de l’écriture à celui de la lecture ?

La maîtrise de la langue écrite inclut deux compétences distinctes et


complémentaires : celle d’être capable de lire un texte produit par quelqu’un
d’autre et celle d’écrire soi-même un texte. Il peut y avoir un écart important
chez une même personne entre sa compétence pour lire et sa compétence
pour écrire. Jusqu’au XXe siècle en Europe, les personnes qui savaient lire
étaient assez nombreuses mais très peu savaient écrire. Encore aujourd’hui le
décalage entre lecture et écriture est fréquent car les opérations intellectuelles
mises en jeu ne sont pas les mêmes et ce décalage est d’autant plus probable
que la langue écrite à apprendre est opaque.

Décodage et encodage : deux opérations


inverses l’une de l’autre
Certes, pour l’élève débutant, il s’agit dans les deux cas de faire
correspondre des lettres et des sons, des graphèmes et des phonèmes. Mais en
lecture il doit décoder l’écrit, c’est-à-dire retrouver les phonèmes
correspondant aux graphèmes qu’il a sous les yeux tandis qu’en écriture il
part d’un message oral qu’il doit encoder, c’est-à-dire qu’il doit retrouver les
graphèmes correspondant aux phonèmes qu’il a en tête. Décodage et
encodage : deux opérations inverses l’une de l’autre qui, le plus souvent,
n’ont pas le même niveau de difficulté.

En français, lire est plus facile qu’écrire


Dans les langues dites « transparentes », comme l’italien, c’est-à-dire où
la relation graphème-phonème est biunivoque (un graphème et un seul pour
chaque phonème ; un phonème et un seul pour chaque graphème), lecture et
écriture ont le même niveau de difficulté. On apprend à écrire en lisant et à
lire en écrivant. Dans les langues plus opaques comme le français, la lecture
est beaucoup plus facile que l’écriture : à condition de connaître un certain
nombre de règles, on peut décider correctement de la prononciation de plus
de 90 % des mots écrits. Par contre il est impossible de décider de
l’orthographe de nombreux mots sur la simple base des correspondances
graphophonémiques. Un mot aussi simple que « maison » ne peut être lu que
d’une seule façon mais pourrait tout aussi bien être écrit « mèson » ou
« mèzon » ou encore « meizon ». Et cela sans compter l’éventuel « s » du
pluriel en fin de mot qui ne se prononce pas. Ainsi, pour un élève tout-venant,
l’apprentissage de l’orthographe prendra des années alors que l’apprentissage
de la lecture n’aura pris que quelques mois.

L’évolution des idées


L’apprentissage de la langue écrite a toujours inclus des activités de
lecture et des activités d’écriture, mais sans forcément considérer qu’elles
doivent être étroitement articulées. Écrire, à l’école, peut d’ailleurs signifier
plusieurs choses : traditionnellement, jusqu’au CE1 cela voulait surtout dire
faire de la calligraphie et copier pour entraîner l’acte graphomoteur. On
considérait que la production écrite ne pouvait être abordée qu’à partir du
moment où les élèves maîtrisaient un tant soit peu l’orthographe. Cependant,
dès 1924, Freinet, précurseur en cette matière, introduit dans sa classe de CP
une petite imprimerie et fait produire à ses élèves, avant même qu’ils ne
sachent lire, de petits textes fonctionnels (invitations, listes de matériel…) et
des textes destinés à être insérés dans le journal scolaire. Plus tard, dans les
années 1970, Emilia Ferreiro met des enfants de 4 à 6 ans dans une situation
d’écriture créative où elle leur demande d’écrire des mots dictés, afin
d’étudier l’évolution avec l’âge des représentations du système d’écriture. Ce
qui pour Ferreiro n’était qu’une méthode de recherche est devenu par la suite
une méthode pédagogique. On pense aujourd’hui qu’il faut enseigner
ensemble, et de façon intimement liée, la lecture et les différentes activités
d’écriture dès la petite section de l’école maternelle.

Enseigner ensemble la lecture et l’écriture


Il y a plusieurs raisons pour enseigner ensemble la lecture et l’écriture et
plusieurs activités permettant de le faire :
Pour les jeunes enfants l’activité d’écriture est plus motivante que la
lecture seule car elle laisse un résultat visible. L’écriture du prénom a un
poids affectif important et est souvent la première entrée dans l’écrit.
Malheureusement, au sein d’une classe, cette activité ne peut respecter
aucun principe de progression. Et quand on s’appelle « Aurélien » et que
par ailleurs on connaît le « o » de « Zorro » on a un peu de mal à s’y
retrouver.
L’écriture permet un encodage multisensoriel associant les informations
kinesthésiques 1 aux informations visuelles sur la forme des lettres et aux
informations auditives sur leur son. Le geste graphique est un facteur
d’apprentissage des correspondances graphophonémiques. On sait
d’ailleurs que des aires cérébrales motrices interviennent lors de la
lecture. Leur rôle est plus important dans des écritures telles que le
chinois qui suppose l’analyse de l’ordre et de la direction des traits des
caractères graphiques, mais ces aires sont aussi activées chez les lecteurs
français. L’écriture d’une ligne de « p » ou d’une syllabe telle que « pa »
qui peut être répétée mentalement ou à voix basse pendant le tracé est
particulièrement utile pour aider l’enfant à distinguer les lettres
symétriques telles que p/q ou b/d que son système visuel, habitué aux
objets de la vie quotidienne, a tendance à confondre.
L’écriture peut être préparée par un entraînement associant l’exploration
manuelle de lettres en relief à la prononciation du phonème
correspondant. Bara et al. (2004) ont montré que cette activité qui donne
lieu à un codage multiple visuel, tactile 2, kinesthésique et auditif favorise
la mémorisation de la forme des lettres et de leur son. Le caractère très
analytique de la perception tactile des formes ainsi que l’activité motrice
initiée par l’enfant sont considérés comme des facteurs déterminants.
Les activités de « dictée à l’adulte » qui sont les premières « productions
d’écrit » accessibles à l’enfant lui permettent d’apprendre en regardant
faire et de prendre conscience des caractéristiques de l’écrit que
l’adulte ne manquera pas de souligner : de gauche à droite, avec des
espaces entre les mots, avec des majuscules, en faisant correspondre des
morceaux d’oral et des morceaux d’écrit et en utilisant un vocabulaire et
une syntaxe adaptés à l’écrit. En effet, on n’écrit pas comme on parle.
Pour que l’adulte accepte de le transcrire, l’enfant doit d’abord formuler
son propos avec des tournures qui ne sont déjà plus de l’oral, mais de
l’écrit oralisé.
Les activités d’écriture dite « inventée » ou « approchée » pratiquées en
grande section de maternelle et début de CP sont susceptibles d’être
bénéfiques pour les deux compétences qui sous-tendent la construction du
principe alphabétique 3 : la conscience des phonèmes et la connaissance
des correspondances entre graphèmes et phonèmes. Ce n’est d’ailleurs
qu’en écrivant que l’élève est contraint d’analyser les mots phonème par
phonème. En lecture, une prise d’indices partiels peut parfois réussir et
faire illusion quelque temps. Mais il a été montré que l’écriture
« inventée » ou « approchée » n’était efficace que si l’élève reçoit ensuite
un feed-back sur l’orthographe correcte du mot. C’est le fait de corriger
avec lui ses productions qui contribue à lui faire prendre conscience des
phonèmes du mot qu’il voulait écrire, des graphèmes nécessaires ainsi
que des vérifications à effectuer : que toutes les lettres sont bien
présentes, qu’elles sont dans le bon ordre, que leur tracé est correct et
qu’elles sont alignées. Sans feed-back, l’activité ne permet aucun progrès
significatif 4.
L’activité de copie a été peu étudiée. D’après une recherche faite sur des
enfants de 5 ans (Martinet & Rieben, 2006), il semble que cette activité
ne présente pas d’intérêt avant que les élèves ne soient bien entrés dans la
phase alphabétique et avant qu’ils n’aient reçu un enseignement en
écriture. Les auteurs n’ont en effet trouvé chez leurs sujets aucun progrès
pour la détection des phonèmes ni pour la connaissance des lettres. Il est
possible que les enfants de cet âge, tout en faisant bien la différence entre
lettres et dessins, copient quand même les lettres comme s’il s’agissait de
dessins géométriques. Il est possible aussi que le nombre de fois où les
mots ont été copiés, dans l’expérimentation en question, ait été
insuffisant. Ou encore que ce soit l’absence de feed-back qui ait entraîné
l’inefficacité de l’exercice, comme dans le cas de l’écriture inventée.
Par contre, tout le monde s’accorde à penser que lorsque les élèves sont
entrés dans l’apprentissage du décodage, la copie est un exercice qui
contribue à les acheminer vers la phase orthographique. C’est surtout
lorsqu’elle est combinée au déchiffrage que la copie est efficace. Dans
l’idéal la copie commence en effet par une activité de lecture et se
termine par une activité de relecture. L’alternance d’analyse et de
synthèse fournit une occasion de consolider la connaissance des
correspondances graphèmes-phonèmes, de pratiquer l’assemblage des
phonèmes consonantiques et vocaliques en syllabes et de former en
mémoire une représentation orthographique d’ensemble du mot. Le
progrès des connaissances lexicales et orthographiques au début de la
scolarité élémentaire est d’ailleurs visible au cours de l’activité de copie :
à 6 ou 7 ans les élèves prélèvent l’information syllabe par syllabe. Un an
plus tard, les mots sont le plus souvent copiés en entier en une seule fois.
L’écriture avec des lettres mobiles ou sur un clavier est un bon exercice
qui soulage l’enfant de 5 ou 6 ans des exigences du tracé des lettres,
encore difficile, et lui permet de se concentrer exclusivement sur les
relations graphophonémiques. Mais l’écriture manuscrite qui engendre
des représentations graphomotrices des lettres et des mots en mémoire ne
doit pas être abandonnée.
Toutes ces activités dont la plupart peuvent être pratiquées dès la
maternelle préparent beaucoup plus efficacement les élèves à l’apprentissage
formel de la lecture que la reconstitution de phrases à partir de mots-
étiquettes, pourtant très utilisée en grande section.
1. Liées à la perception du mouvement d’une partie du corps (ici la main).
2. Le mot scientifique utilisé est « haptique ».
3. La compréhension de ce principe, qui est le principe de fonctionnement des langues
alphabétiques, est nécessaire pour apprendre à lire (voir le chapitre 10 « Comment faire
comprendre le principe alphabétique ? », ici).
4. Céline Sauvageot, doctorante au laboratoire de l’Iredu, avait présenté en 2019, au Printemps de
la recherche en éducation, des travaux portant sur l’efficacité d’une méthode d’apprentissage de la
lecture basée sur l’entraînement à l’encodage phono-orthographique dès le début du CP (Écrilu).
Ses premiers résultats montraient que les élèves des classes ayant suivi le programme Écrilu, tout
en étant dans des classes appartenant au réseau d’éducation prioritaire, réussissaient mieux le test
de fluence en fin de CP que les élèves de l’enquête Lire-Écrire soumis à des pratiques
d’enseignement très variées (enquête de l’IFE dirigée par Goigoux sur 2 507 élèves). En début de
CE1, les effets positifs persistaient en fluence, compréhension et orthographe (résultats aux
évaluations nationales). La thèse semble n’avoir jamais été soutenue, mais l’auteur a ouvert à
Dijon un cabinet de graphothérapeute où elle propose des formations payantes à la méthode
Écrilu.
TROISIÈME PARTIE

L’apprentissage formel
de la lecture
et son enseignement à l’école
élémentaire

« Les enfants ont plus besoin de guides pour lire que pour marcher. »
PLUTARQUE, Préceptes et maximes, IIe siècle.
CHAPITRE 13
Pourquoi les enseignants sont-ils
encore aussi attachés aux méthodes
mixtes à départ global ?

Il faut commencer par dire qu’en France la méthode globale n’a jamais
ou très peu été utilisée comme méthode intégrale et exclusive d’apprentissage
de la lecture. Par contre elle a eu et a encore beaucoup d’influence sur les
pratiques de classe, en maternelle et en début de CP. Les pratiques de la
maternelle faisant l’objet du chapitre 7, nous ne parlerons ici que du CP,
moment décisif pour l’apprentissage de la lecture.

Une utilisation encore fréquente


des méthodes mixtes
Les pratiques pédagogiques ne sont jamais une traduction rigoureuse des
instructions ministérielles. S’éloignant assez librement des recommandations
très précises données dans le guide orange de 2018 (« Pour enseigner la
lecture et l’écriture au CP »), ce qu’on observe encore souvent dans les
classes, c’est un départ global de quelques semaines, pouvant aller jusqu’à un
trimestre, suivi par une entrée systématique dans le code : on appelle cela une
méthode « mixte enchaînée ». Certains enseignants pratiquent une méthode
« mixte conjointe » qui consiste à maintenir des procédures de lecture globale
tout au long de l’année, tout en introduisant assez vite parallèlement l’étude
du code. Les albums de jeunesse servent encore de façon très courante de
support d’apprentissage, et ce dès les premières leçons, alors que leurs textes
contiennent 70 % de mots que les élèves ne parviennent pas à déchiffrer et
qu’ils doivent donc soit reconnaître, soit deviner 1.
Déjà, en 2006, la circulaire du ministre Gilles de Robien enjoignant de
revenir à la méthode syllabique traditionnelle avait provoqué un tollé chez les
enseignants et n’avait eu aucun impact. Il ne pouvait en être autrement
d’ailleurs, puisque les pratiques regroupées sous le nom de « méthode
mixte » n’étaient pas explicitement écartées des instructions officielles. Tout
au plus trouvait-on dans les documents d’accompagnement des programmes 2
le rappel de la nécessité de travailler de manière équilibrée le code, le sens et
l’écriture.
Il a fallu attendre les programmes « ajustés » publiés au Bulletin officiel
du 26 juin 2018 pour obtenir une clarification sur les démarches
d’enseignement de la lecture et notamment la directive d’utiliser des supports
d’apprentissage 100 % déchiffrables par les élèves.
Les enseignants restent néanmoins encore très attachés aux méthodes
mixtes. Cet attachement irrationnel tient à plusieurs raisons.

L’ancrage des mouvements pédagogiques


dans l’histoire politique
La méthode syllabique traditionnelle a été stigmatisée par les milieux
pédagogiques progressistes du XXe siècle comme une méthode « de droite »
relevant d’un apprentissage mécanique aliénant pour l’élève. Par opposition,
la recherche directe de sens prônée par les méthodes globales et mixtes était
censée relever d’une pédagogie « de gauche » libérant l’activité intelligente
d’un élève-chercheur qui « construit » lui-même ses savoirs. Cette confusion
irrationnelle entre politique et pédagogie empêche encore un certain nombre
de formateurs et d’enseignants de faire évoluer leurs pratiques.

L’illusion d’une entrée facile et rapide dans


la lecture
La préoccupation principale des enseignants en début de CP est de
dédramatiser l’entrée dans les apprentissages formels et en particulier dans
l’apprentissage de la lecture, source d’inquiétude pour beaucoup de parents et
d’élèves. Les enseignants cherchent donc à situer les activités en continuité
avec celles de l’école maternelle plutôt qu’en rupture avec elles. Les
méthodes à point de départ global peuvent aussi donner l’illusion d’une
entrée rapide dans la lecture tant que le nombre de mots à mémoriser
globalement reste peu important.

Une confusion sur les rôles respectifs


de la mémoire et de l’intelligence
Cette confusion concerne les processus d’apprentissage dans leur
ensemble : les pédagogies nouvelles du XXe siècle ont opposé les activités
nécessitant la compréhension, considérées comme « de haut niveau », aux
activités de mémorisation, dépréciées comme étant « de bas niveau ». En ce
qui concerne la lecture, le décodage a été dévalorisé par rapport à la
compréhension des textes. Il a été rattaché à la mémorisation par répétition,
dont les bénéfices cognitifs ne sont toujours pas reconnus par les enseignants.

Un attachement fondé sur de mauvaises


raisons
Le simple bon sens indique qu’il ne s’agit pas là de bonnes raisons : tout
d’abord les méthodes d’apprentissage n’ont rien à voir avec la politique. Il
n’y a pas des méthodes de droite et des méthodes de gauche. Il y a des
méthodes qui sont en adéquation ou non avec le fonctionnement cognitif, des
méthodes qui permettent d’apprendre ou pas.
Ensuite, la recherche de la continuité avec les activités de l’école
maternelle n’est pas forcément ressentie de façon positive par les élèves, ni
par les parents. L’entrée à la « grande école » est un rite de passage qui
implique la nouveauté des situations. Beaucoup d’enfants peuvent être déçus
et démotivés s’ils ne font en début d’année rien de différent par rapport à la
dernière année de maternelle. Quant à l’illusion d’entrée facile dans la
lecture, quand son caractère trompeur est mis en évidence, ce peut être
dramatique pour l’élève, les parents et même pour l’enseignant.
Enfin, en ce qui concerne les rôles respectifs de la mémoire et de
l’intelligence dans l’apprentissage de la lecture, il est très étrange que l’on
n’ait pas vu ce qui, dans l’apprentissage du décodage, relevait de processus
cognitifs de haut niveau : certes il est nécessaire de mémoriser les
correspondances graphèmes-phonèmes, mais avant cela, le moment crucial,
c’est la compréhension du principe alphabétique qui nécessite, entre autres, la
prise de conscience des réalités très abstraites que sont les phonèmes. Il est
tout à fait paradoxal qu’à une époque où les pédagogues mettent l’accent sur
la compréhension par les élèves de ce qu’ils apprennent, plutôt que sur la
simple mémorisation, on soutienne l’inverse quand il s’agit de
l’apprentissage de la lecture. Il est inexplicable qu’on encourage une stratégie
qui permet, au mieux, de reconnaître les mots appris par cœur, au lieu de faire
comprendre les principes qui rendent possible de déchiffrer une infinité de
mots qui n’ont encore jamais été rencontrés.
On peut penser qu’en deçà des arguments intellectuels, c’est tout le poids
de la formation dispensée pendant des décennies dans les IUFM/ESPE, où la
doxa du « lire, c’est comprendre » a été propagée à des générations de jeunes
enseignants, qui pèse encore en faveur des pratiques installées, en ignorant
les données de la recherche.
1. Résultats de l’enquête de l’IFE, Goigoux (2015).
2. Voir par exemple Lire au CP, Eduscol, janvier 2015.
CHAPITRE 14

Les méthodes syllabiques nuisent-


elles à la motivation des élèves pour
la lecture ?

Un des arguments contre la méthode traditionnelle d’apprentissage de la


lecture dans laquelle les élèves apprennent à reconnaître les lettres puis à les
combiner en syllabes, ensuite à former des mots avec les syllabes connues et
enfin à fabriquer des phrases avec ces mots, est que ce sont là des activités
extrêmement ennuyeuses. Les manuels syllabiques qui ont pour principe de
ne demander aux élèves de lire que des mots qu’ils savent décoder par
l’application des règles de correspondance graphèmes-phonèmes sont
critiqués pour la pauvreté de leurs textes, tout particulièrement en début
d’apprentissage.

Des textes intéressants pour motiver


les élèves
La méthode mixte est censée prendre beaucoup mieux en compte la
motivation des élèves. Ses partisans font l’hypothèse que c’est le contenu de
ce que les élèves lisent qui est crucial pour susciter le plaisir et le désir de lire
et qu’il ne faut donc leur proposer que des textes complets, riches,
intéressants. Beaucoup de manuels scolaires encore utilisés aujourd’hui pour
l’apprentissage de la lecture restent fidèles à cette idée et s’appuient sur des
albums ; quelques-uns incluent aussi des textes documentaires et littéraires.
Dans ces manuels, le travail sur le code n’est pas séparé du travail sur le sens
et il lui est subordonné dans la mesure où il est dépendant des mots
rencontrés dans les textes. Cela est cohérent avec la conception selon laquelle
« lire, c’est comprendre 1 ». Dans les manuels syllabiques c’est au contraire
l’apprentissage du code qui est prioritaire, en accord avec l’idée selon
laquelle on ne peut comprendre que ce que l’on a bien décodé. Certes les
syllabes isolées, les mots isolés, les phrases isolées du début de
l’apprentissage n’ont guère d’autre intérêt que de les décoder. Mais est-ce si
démotivant que cela ?
Tout d’abord, il faut dire que la phase d’apprentissage du décodage de
lettres et de syllabes dépourvues de sens peut être réduite à un minimum.
D’ailleurs, les manuels de méthode mixte qui mettent l’accent sur le sens tout
en introduisant une étude des correspondances graphèmes-phonèmes ne
proposent pas, eux non plus, des textes très intéressants au début.

Une conception erronée de la motivation


Mais ce qui est surtout critiquable, c’est la conception de la motivation
qu’ont les partisans des méthodes mixtes et plus généralement un bon nombre
d’enseignants lorsqu’ils attribuent les échecs de certains élèves à leur manque
de motivation. Ils pensent que l’élève doit d’abord être motivé pour entrer
dans les apprentissages et espèrent susciter cette motivation en choisissant
des supports ludiques, des thèmes attrayants en rapport avec ce qui intéresse
spontanément les enfants : on en arrive ainsi à des aberrations telles que faire
lire aux élèves le programme de la télévision ou fabriquer des énoncés de
problèmes mathématiques parlant de sport ! Stratagème très souvent
inefficace, les enfants n’étant pas idiots.
Une autre aberration : le leitmotiv répété par les maîtres du Rased qui
s’occupent des élèves en difficulté, selon lequel leurs élèves doivent d’abord
construire « leur projet de lecteur » avant d’entrer dans l’apprentissage même
de la lecture. Mais comment un enfant qui ne maîtrise rien de cette activité, et
dont l’environnement familial en est souvent éloigné, peut-il en percevoir le
sens et les finalités au point de s’imaginer lui-même comme lecteur ?
Certes, il faut reconnaître que l’élève doit avoir une motivation originelle
pour entrer dans un nouvel apprentissage car on ne peut obliger personne à
apprendre. Mais il ne faut pas se tromper sur la source de cette motivation
première. L’intérêt des supports ne joue qu’un rôle marginal dans le premier
investissement dans les apprentissages scolaires et en particulier celui de la
lecture. Pour certains enfants, ce qui sera décisif, c’est la curiosité
intellectuelle, l’envie d’accéder au monde des grands. Pour d’autres, ce sera
essentiellement le désir de faire plaisir aux adultes, les parents d’abord, mais
aussi l’enseignant. Et pour les enfants dont on dit qu’« ils n’entrent pas dans
les apprentissages », en particulier ceux issus des familles les plus
défavorisées, qui sont très éloignés des attitudes qui permettent la réussite
scolaire, il se peut que la motivation soit au départ surtout celle de
l’enseignant qui ne veut abandonner personne au bord du chemin.

La réussite, récompense de l’effort,


véritable source de la motivation
Mais pour tous, même les plus enthousiastes à la première heure, cette
bonne disposition de départ est fragile et son maintien dépend du sentiment
de pouvoir réussir les tâches proposées. L’enfant ne consent à l’effort
qu’exige chaque nouvelle étape d’un apprentissage que s’il pense posséder
les connaissances nécessaires pour l’aborder avec un risque d’échec faible.
Cela est d’autant plus important pour les élèves en difficulté qui ont besoin de
consacrer plus de temps et de faire plus d’efforts que les autres pour un
apprentissage donné. Leur croyance en la valeur de l’effort comme facteur de
réussite doit être particulièrement robuste. C’est sur elle que repose la
motivation et elle ne s’obtient que si l’élève a expérimenté de façon répétée le
lien entre effort et réussite. C’est ce qu’a très bien compris le courant de
pensée de la pédagogie de maîtrise : « La maîtrise engendre davantage de
temps d’apprentissage actif qui engendre davantage de maîtrise » (Huberman,
1988).

La maîtrise des procédures


et des prérequis : la meilleure raison pour
continuer à faire des efforts
En ce qui concerne la lecture, ce sont les méthodes traditionnelles qui
permettent de développer cette motivation issue de la maîtrise des procédures
et des prérequis. La satisfaction de comprendre comment fonctionne la
langue écrite, même si le matériel lu manque d’intérêt au début (papa, pipe,
pipi, papi), et même si on lit des syllabes ou des pseudo-mots, est la véritable
source de motivation. L’enfant se sent grandir quand il parvient à déchiffrer
grâce au code fourni par l’adulte et qu’il en est félicité. Sa confiance dans sa
capacité à répondre aux exigences intellectuelles de l’école est renforcée. Il
est alors disposé à affronter de nouveaux défis 2.
Le tâtonnement et la réussite aléatoire,
facteurs de démotivation
Par contre, l’apprentissage par les méthodes apparentées à la méthode
globale ne peut s’appuyer sur cette motivation puisque, dans ce cadre, l’élève
procède souvent à l’aveuglette. Il n’est pas invité à s’approprier un code de
façon ordonnée et systématique mais à essayer, en tâtonnant, différentes
stratégies – se souvenir de l’image du mot, le deviner en s’appuyant sur le
contexte, peut-être en décoder des morceaux – sans aucune assurance que
l’une d’elles marche. Même lorsque l’enfant réussit, la part de chance et
l’incertitude quant au succès l’empêchent de s’en attribuer le mérite et d’en
tirer l’assurance d’une compétence accrue. Certains élèves faibles
développent dans cette situation un sentiment que les psychologues appellent
« impuissance acquise » : après avoir fait des efforts pendant un certain
temps, ce qu’ils ont appris des situations de lecture, c’est que la réussite est
aléatoire et ne dépend pas d’eux. Ils arrêtent donc de travailler.
Les méthodes globales et mixtes ne peuvent donc s’appuyer sur des
motivations internes à l’élève. Il leur reste la ruse des supports alléchants et
des récompenses, de très pauvres sources de motivation. Il est intéressant de
souligner que l’un des arguments essentiels avancé par ces méthodes, la
motivation des élèves pour la lecture, se retourne en réalité contre elles, dès
lors qu’on n’en reste pas à l’examen superficiel de l’intérêt du matériel.
1. Voir la critique de cette formule au chapitre 2, ici.
2. L’expérience relatée par Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller dans leur livre Réapprendre à
lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique (2015) montre que cela est possible,
même avec des élèves en difficulté, à condition de s’en occuper en très petits groupes (trois élèves
par adulte dans l’expérience), ce qui augmente beaucoup leur temps de travail effectif.
CHAPITRE 15

La pratique du déchiffrage nuit-elle


à la compréhension des textes lus ?

Tout lecteur décode les signes graphiques soit par la voie phonologique,
soit par la voie orthographique. Le terme « déchiffrage » s’utilise
spécifiquement pour le lecteur débutant dont le décodage par la procédure
phonologique est lent et ne permet pas une lecture fluide.

Bref retour dans le passé : de l’obsession


du sens au refus du décodage
Voici comment une génération d’élèves a été sacrifiée : l’idée maîtresse
des méthodes globales et mixtes était que la priorité, lors de l’apprentissage
de la lecture, était que les élèves donnent un sens à cette activité. Du sens de
la lecture et de son apprentissage, les théoriciens de ces méthodes 1 sont
passés abusivement à l’idée que le matériel utilisé devait être lui-même
porteur de sens. D’où l’utilisation de phrases et même de textes de plusieurs
lignes dès le début de l’apprentissage. Mais comment faire lire un texte à des
élèves qui ne savent pas lire ? Ne reculant devant aucun saut périlleux
didactique, ces auteurs ont affirmé qu’il ne s’agissait pas de déchiffrer les
textes mais de les comprendre car, rabâchaient-ils, « lire, c’est
comprendre 2 ». Et, poussant jusqu’au bout l’opposition qu’ils venaient
d’inventer, ils ont propagé l’idée folle selon laquelle non seulement le
déchiffrage n’était pas utile pour lire mais qu’il était contre-productif car il
empêchait de comprendre. Ils n’ont donc plus enseigné les correspondances
graphophonémiques et ont incité les élèves à mettre en place d’autres
stratégies que le décodage, pour comprendre « directement » l’écrit. La leçon
de lecture est ainsi devenue un jeu de devinettes, les élèves s’appuyant sur la
reconnaissance globale de quelques mots et sur les illustrations pour faire des
hypothèses plus ou moins judicieuses sur le sens du texte.

La mise au point des instructions officielles


et sa portée limitée
Aujourd’hui, les instructions officielles stipulent que « le code
alphabétique doit faire l’objet d’un travail systématique dès le début de
l’année [au CP] » et que la compréhension des textes doit être travaillée
parallèlement. Néanmoins, dans les pratiques de classe, on voit encore très
souvent les deux objectifs, déchiffrage et compréhension, entremêlés à partir
de supports indifférenciés. Il semble qu’un grand nombre d’enseignants ne
peuvent admettre l’idée de faire travailler le décodage pour lui-même, sur des
mots isolés, voire des syllabes ou des non-mots. Selon eux, tout matériel à
lire devrait présenter une signification, et de préférence une signification
riche. Même dans le cadre du travail sur le code, ils proposent donc à leurs
élèves des textes qui contiennent des graphèmes non encore appris et
encouragent l’émission d’hypothèses pour pallier le manque de connaissance
du code. Cette tendance est d’autant plus accentuée que les enseignants
s’adressent à une population d’élèves plus défavorisée, disposant d’un faible
bagage lexical, de peu d’aide à la maison et dont ils supposent, avec Bernard
Lahire (2008), qu’ils auront du mal à considérer la langue comme un objet
d’étude et non comme un simple outil de communication.

Une série d’idées fausses sur le déchiffrage


D’où vient cette obsession du sens, associée au refus du déchiffrage ?
D’une série d’idées fausses telles que :
« Le travail sur le code, surtout au début, ne peut avoir lieu que sur des
syllabes sans signification. » Ce n’est pas complètement vrai car il y a des
syllabes très simples qui renvoient à un sens. Par exemple le nom des
notes de musique, connu de beaucoup d’enfants au CP – et si ce n’est pas
le cas, pourquoi ne pas profiter de la leçon de musique pour aborder la
gamme de façon ludique ? Si on le souhaite (ce qui ne veut pas dire que
ce soit souhaitable), on peut réduire à un minimum le travail sur des
syllabes sans signification car avec très peu de lettres on peut composer
des mots d’une ou deux syllabes ayant une signification et permettant de
comprendre le principe alphabétique.
« Le travail sur le code n’est pas motivant pour les élèves. » C’est faux
car les enfants aiment jouer avec les sons du langage. La structure interne
des mots les intéresse. Dès la moyenne section de maternelle ils aiment
chercher des mots qui commencent ou qui finissent de la même façon,
des mots dans lesquels on entend tel ou tel son. Il y a fort à parier qu’ils
peuvent s’intéresser tout autant à la représentation graphique de ces sons
et à la combinaison des lettres pour former des syllabes. Ce n’est que
dans la tête des adultes que les enfants ne s’intéresseraient qu’à des
réalités très concrètes. Ce préjugé de l’absence de motivation des enfants
pour les abstractions est, comme nous l’avons dit, particulièrement fort
envers les élèves de milieu populaire et préjudiciable car les enseignants
choisissent pour eux des activités moins bénéfiques pour les
apprentissages. Ils contribuent ainsi à creuser l’écart entre ces élèves et
ceux de milieux plus favorisés. Il nous semble au contraire que le défi
d’une activité difficile peut être motivant lorsque la crainte de l’échec est
minimisée par la confiance en l’aide de l’adulte et que cette motivation
est entretenue par la réussite : on aime ce qu’on fait bien. Le chapitre 14,
ici, traite spécifiquement de la question de la motivation.
« Il y a des enfants hyperlexiques qui lisent très couramment, mais en
comprenant très peu ce qu’ils lisent. » Ces cas existent effectivement
mais ils sont extrêmement rares : on estime leur fréquence à 2,2 pour
10 000 dans l’ensemble de la population. Ces enfants sont le plus souvent
des autistes présentant un déficit langagier global. Leur faible niveau de
compréhension ne peut en aucune façon être mis sur le compte du
déchiffrage car ils ont appris à lire sans instruction explicite, comme
conséquence d’un intérêt très précoce, souvent exclusif et pathologique
pour le matériel écrit. Dans la population des élèves ordinaires, ce sont
les meilleurs « décodeurs » qui ont les meilleurs résultats dans des
épreuves de compréhension en lecture.
« Les deux procédures de lecture, le décodage par la voie phonologique et
la lecture par la voie orthographique, sont en compétition et se nuisent
l’une à l’autre. » La fausseté de cette opposition est démontrée par le fait
qu’en CE1 et CE2 ce sont les enfants qui réussissent le mieux en lecture
de non-mots (qu’on ne peut lire que par la voie phonologique) qui ont
aussi les meilleurs résultats pour la lecture des mots irréguliers (qu’on ne
peut lire que par la voie orthographique). Les deux procédures
« marchent » donc plutôt de concert puisque la plupart des élèves sont
soit bons dans les deux, soit mauvais dans les deux.
C’est le manque d’automatisation
du décodage qui empêche de comprendre
L’opposition supposée entre déchiffrage et compréhension concerne
surtout le lecteur débutant. Il est vrai que, déchiffrant très lentement, il ne
peut comprendre ce qu’il lit parce que lorsqu’il a oralisé la dernière syllabe
d’un mot qui en comporte trois, il a déjà oublié la première, et lorsqu’il a
déchiffré le dernier mot d’une phrase, il ne se souvient plus du début. La
capacité de la mémoire de travail 3 étant limitée, la vitesse de lecture est
déterminante pour la compréhension. Mais ce n’est pas l’utilisation de la
procédure phonologique qui empêche de comprendre, c’est le fait que le
décodage ne soit pas automatisé. Et l’automatisation ne s’obtient pas en
évitant une activité mais au contraire en la pratiquant. C’est parce qu’un mot
a été déchiffré un assez grand nombre de fois par la procédure phonologique
qu’il va devenir possible de le lire par la procédure orthographique : une
représentation de la suite de lettres du mot se construit progressivement au
fur et à mesure des rencontres et cette forme orthographique devient associée
à la forme phonologique du mot et à sa signification 4. C’est alors seulement
que le lecteur peut l’identifier directement et automatiquement et donc
concentrer toute son attention sur le sens. Les méthodes qui cherchent à
atteindre directement le sens brûlent des étapes indispensables.

Le déchiffrage par la procédure


phonologique, une étape incontournable
De fait, la phase alphabétique de l’apprentissage n’est jamais sautée,
même par les élèves soumis à une méthode globale. Car ceux qui réussissent
à apprendre à lire par cette méthode (ou plutôt malgré elle) utilisent eux aussi
les correspondances graphophonémiques. Bien qu’on ne les leur ait pas
enseignées, ils les découvrent tout seuls. La preuve en est qu’ils lisent mieux
et plus rapidement les mots réguliers qui obéissent aux règles habituelles de
correspondance que les mots irréguliers qui les violent, et qu’ils font, tout
comme les élèves qui ont appris par une méthode syllabique, des erreurs de
régularisation sur des mots comme « femme » ou « oignon ». La lecture par
la procédure phonologique reste dominante pendant tout le CP : une
différence entre les mots fréquents et les mots rares (dont une représentation
orthographique est plus difficile à acquérir puisqu’on les rencontre moins
souvent) n’apparaît qu’en toute fin d’année. La procédure phonologique est
progressivement abandonnée au fur et à mesure de la constitution du lexique
orthographique. À partir de 9-10 ans les élèves n’y ont plus recours que pour
les mots peu fréquents. Mais c’est néanmoins une étape incontournable.

Concilier déchiffrage et compréhension


Il reste qu’en tout début d’apprentissage de la lecture, tant que le
déchiffrage est très laborieux, il ne semble pas permettre l’accès à la
signification. Cette difficulté bien connue des enseignants de CP et même des
parents ne nécessitait pas une révolution pédagogique. Les aides à fournir
pour dépasser cette période pénible sont assez évidentes. Il faut d’abord
demander à l’élève d’essayer de garder en mémoire ce qu’il vient de
déchiffrer. Cette seule instruction explicite est parfois étonnamment efficace.
Si l’on se rend toutefois compte que l’enfant ne sait pas comment s’y
prendre, on peut lui proposer de récapituler à haute voix, au fur et à mesure,
les syllabes déjà lues. Ensuite il faut lui faire relire d’un seul trait le mot ou la
phrase qu’il vient de déchiffrer. Deux ou trois relectures, à chaque fois plus
agiles, seront peut-être nécessaires pour atteindre une vitesse compatible avec
la compréhension.
Enfin il ne faudra pas oublier de vérifier la compréhension effective par
tous les moyens habituels : montrer, définir ou dessiner l’objet dont on a lu le
nom, paraphraser l’énoncé, etc. Un enfant qui ne comprendrait pas un mot,
une phrase ou un texte qui sont en principe à sa portée et qu’il vient d’oraliser
à vitesse normale peut être suspecté d’avoir un trouble de la compréhension
du langage en général dépassant le cadre de la difficulté en lecture 5.

Entraîner la fluence pour mieux


comprendre
Lorsque les élèves commencent à lire des textes un peu plus longs, il faut
mettre en place un entraînement systématique de la fluence car c’est une
condition de la compréhension et en général de la réussite scolaire 6. En effet,
les lecteurs les plus faibles, qui sont aussi les plus lents, appréciant peu cette
activité, lisent en six mois le même nombre de mots que les meilleurs lecteurs
en un jour. Ce n’est donc pas seulement le niveau de lecture qui est affecté
mais aussi le niveau de vocabulaire et l’acquisition des connaissances du
monde. La fluence implique l’automatisation de l’identification des mots
mais également l’habileté à les grouper en unités de sens, à utiliser la
ponctuation, à faire des pauses et à donner l’intonation correspondant au sens
du texte, ce que l’on peut demander à un élève de CE2 qui lit 80 mots par
minute. Un lecteur adulte expert lit 200 mots par minute sans erreur. On a
tendance à surestimer la fluence des élèves : en 2021, au test de fluence de
début de 6e, 45,5 % des élèves avaient une lecture hésitante et n’atteignaient
pas les 120 mots par minute attendus en fin de CM2. Toutefois, 44,7 % des
élèves dépassaient déjà les attendus de fin de 6e (130 mots correctement lus
par minute).
La fluence s’exerce par la lecture répétitive à haute voix de textes ne
présentant pas de difficultés de compréhension, tout en mesurant les progrès
en rapidité. Les enfants sont très motivés par cette tâche en voyant la courbe
ascendante du nombre de mots qu’ils parviennent à lire en une minute. Dans
une expérimentation menée par le laboratoire Cognisciences de Grenoble sur
de très faibles lecteurs de classe de 6e, 41 % des élèves entraînés en fluence
ont gagné un an d’âge lexique en six mois, tandis que seulement 19 % des
témoins non entraînés ont progressé de la même façon (Zorman et al., 2008).
1. En France, il s’agit surtout de Jean Foucambert et d’Éveline Charmeux.
2. On trouvera, au chapitre 2, une discussion de cette formule, ici.
3. La mémoire de travail est la mémoire que nous utilisons pour conserver les informations utiles
à la réalisation d’une tâche en cours, par exemple, en calcul mental, pour retenir deux nombres
que nous voulons additionner.
4. Voir le chapitre 3 « Y a-t-il des stades dans l’apprentissage de la lecture ? », ici.
5. Voir le chapitre 34 « Que se passe-t-il dans notre tête quand nous comprenons ce que nous
lisons ? », ici.
6. Il ne s’agit pas de pousser les élèves à lire le plus rapidement possible, comme le prescrivent
les méthodes de lecture rapide critiquées au chapitre 21, ici, mais d’aider ceux qui, à cause d’une
lecture trop lente, n’accèdent pas à la signification de ce qu’ils lisent, à atteindre la fluence
indispensable pour la compréhension.
CHAPITRE 16

Faut-il inciter les élèves à deviner


les mots à partir
du contexte lorsqu’ils
ont du mal à les décoder ?

Essayer de deviner un mot qu’il a du mal à décoder est une tentation


naturelle pour l’élève. C’est une stratégie qui réussit lorsque le mot sur lequel
il bute est hautement prévisible, mais elle conduit très souvent à s’écarter du
texte écrit. Pourtant, dans les années 1970, deviner a été promu au rang de
stratégie de lecture légitime et même recommandée pour les élèves, par les
théoriciens qui prônaient l’accès direct au sens du texte sans passer par le
décodage. Selon eux, l’activité du lecteur expert, qu’ils prenaient comme
modèle pour le lecteur débutant, consisterait en effet à faire d’abord des
hypothèses et à aller seulement ensuite chercher dans le texte des indices
linguistiques permettant de les vérifier ou de les infirmer. Nous allons
montrer tout d’abord que le lecteur expert ne procède pas de cette façon et
ensuite que la tendance à deviner de la part des lecteurs débutants doit être
contrecarrée car elle est hautement préjudiciable pour eux.
L’influence automatique du contexte
sur l’identification des mots
Les théoriciens de l’accès direct au sens, en particulier le psycholinguiste
anglais Goodman, ont utilisé comme argument les résultats d’expériences
dites « d’amorçage » : dans ces expériences on projette d’abord devant le
sujet un mot « amorce » ; mais la projection dure si peu de temps que le sujet
ne peut percevoir ce mot consciemment. On projette ensuite à vitesse normale
un deuxième mot que le sujet doit lire. Les résultats montrent que lorsque le
mot amorce et le second mot ont des significations associées, la lecture du
second mot est facilitée. Par exemple, la lecture du mot « canari » sera plus
rapide si l’amorce est « oiseau » que si c’est « tasse ». Un contexte favorable
facilite donc l’identification des mots.
Le résultat de ces expériences est incontestable mais Goodman en a tiré
des conséquences non légitimes. Dans les expériences d’amorçage, le
stimulus amorce n’est pas perçu consciemment et le contexte qu’il définit
n’est donc pas utilisé intentionnellement par le sujet ; il influence
automatiquement la lecture du second mot comme conséquence de
l’organisation de notre mémoire des significations : chaque fois que nous
lisons ou que nous pensons à un mot, tous les mots ayant un lien sémantique
avec lui sont activés. Par exemple, si nous lisons « pompier », les mots
« feu », « camion », « blessé », « route », « ambulance » sont activés et donc
plus facilement identifiés si nous les rencontrons. L’influence automatique du
contexte permet aussi de lever rapidement l’ambiguïté des mots ayant
plusieurs significations. Lorsqu’on lit les phrases « Pour se défendre il a pris
un avocat » et « Pour son déjeuner il a mangé un avocat », les deux sens du
mot « avocat » sont d’abord activés ; mais très vite la signification non
pertinente par rapport au contexte est inhibée.
Mais pas d’utilisation stratégique
du contexte par le lecteur expert
Goodman est passé de façon illégitime de cette influence automatique du
contexte à l’idée selon laquelle le lecteur utiliserait consciemment le contexte
pour faire des hypothèses sur le sens des mots à lire et les identifierait par
cette voie. Mais le décours temporel de l’activation automatique et celui de
l’utilisation stratégique consciente ne sont pas comparables (Alegría, 1991).
Un bon lecteur identifie un mot en 200 à 300 millisecondes. Il peut profiter
de l’activation automatique par le contexte qui est très rapide mais il a
identifié le mot bien avant d’avoir eu le temps de mettre en route une
quelconque stratégie basée sur le contexte. Identifier un mot en le devinant
grâce au contexte n’est pas une stratégie de bon lecteur. Le bon lecteur utilise
ses capacités de décodage hautement automatisé et n’utilise le contexte que
comme roue de secours dans les situations où le décodage ne peut être
effectué dans de bonnes conditions, par exemple lorsqu’une grande partie du
mot est effacée.

Deviner au lieu de décoder empêche


d’apprendre à lire
Ce sont les mauvais lecteurs et les lecteurs débutants qui devinent et se
servent du contexte pour identifier les mots. Mais paradoxalement, dans les
classes, les enseignants incitent souvent les élèves, et tout particulièrement les
élèves en difficulté, à utiliser cette stratégie. C’est ainsi que les maîtres E 1
sont encouragés à développer chez leurs élèves une réflexion métacognitive
sur les différentes stratégies qu’ils peuvent mobiliser pour identifier les mots :
en premier lieu vient la reconnaissance d’un mot déjà rencontré et mémorisé
globalement. En l’absence de réussite, l’élève est invité à tenter de deviner le
mot en s’appuyant sur le contexte ou les illustrations. Le décodage n’apparaît
que comme stratégie d’appoint en cas d’échec de ces deux premières
méthodes, censées permettre l’accès direct au sens, ou au mieux comme
stratégie de vérification. Cette pratique est d’autant plus regrettable qu’elle
est surtout utilisée pour les élèves en difficulté : elle leur fait croire qu’on
peut s’y prendre de plusieurs façons, également légitimes, pour reconnaître
les mots et elle les encourage à éviter le décodage syllabe par syllabe, alors
qu’en début d’apprentissage c’est la seule procédure permettant d’identifier
les mots rapidement et sans erreurs.
L’élève qui devine construit souvent une histoire fort éloignée du texte à
lire, sur la base de quelques indices tels qu’une illustration ou quelques lettres
d’un mot qu’il a décodées et dont il invente le reste. Ainsi, « Léonard de
Vinci a-t-il été seulement un peintre ? » est lu : « Léonard de Vinci a-t-il été
seul à peindre ? » « Il entretient le jardin » devient « il entre dans le jardin ».
« Maçon » est lu « garçon ». On pourrait multiplier les exemples. L’habitude
de deviner, même lorsque l’élève tombe juste, l’empêche de construire une
représentation orthographique complète du mot lu, puisqu’il ne l’a pas
décodé en entier. La progression vers l’automatisation de l’identification des
mots, qui passe obligatoirement par le décodage, est entravée. Il faut affirmer
clairement que chaque fois que l’on incite un élève à deviner au lieu de
décoder, on l’empêche d’apprendre à lire. On l’empêche aussi d’apprendre à
écrire car pour acquérir l’orthographe il faut être attentif à toutes les lettres, y
compris aux lettres muettes pour l’orthographe lexicale et aux désinences
pour l’orthographe grammaticale. Comme cela a été très bien dit par le jury
de la Conférence de consensus sur l’enseignement de la lecture (2003) :
« Deviner est un moyen de résoudre une difficulté, ce n’est pas un mode
d’apprentissage. »
Deviner la signification d’un
mot par le contexte, c’est tout autre chose
Cela veut-il dire que, lorsque nous lisons, nous sommes semblables à des
robots qui se bornent à appliquer des règles de conversion
graphophonémiques de façon automatique sans mener aucune activité
cognitive de haut niveau ? Bien sûr que non. Le bon lecteur cherche bien
évidemment à capturer la signification de ce qu’il lit et, en même temps qu’il
décode les mots de façon automatique et sans effort, il convoque ses
connaissances linguistiques et ses connaissances du monde pour comprendre
ce qu’il lit. C’est à ce moment qu’il peut, de façon tout à fait légitime et
recommandable, utiliser stratégiquement le contexte, par exemple s’il
rencontre un mot dont il ne connaît pas la signification. Soit le texte suivant :
« Brusquement, il aperçut, surgissant de la brume, une crécerelle qui s’abattit
avec force sur le rongeur et saisit entre ses serres l’animal couinant de
terreur » (Denizot, 2008). En même temps qu’il décode le mot « crécerelle »,
le lecteur se dit qu’il ne sait pas de quoi il s’agit. La lecture de la suite de la
phrase lui permet de deviner facilement que c’est un oiseau de proie. Cette
utilisation stratégique du contexte, non pas en vue de l’identification des mots
mais en vue de la compréhension, doit bien entendu être encouragée chez les
élèves.
1. Les maîtres E sont des enseignants spécialisés qui aident les élèves ayant des difficultés
d’apprentissage. En général, ils les prennent par petits groupes, deux fois par semaine, pour des
séances de remédiation.
CHAPITRE 17

Faut-il partir des lettres pour


enseigner les sons correspondants
ou partir des sons pour enseigner
les lettres qui les codent ?

Si la correspondance entre les graphèmes (lettres) et les phonèmes (sons)


était biunivoque, c’est-à-dire si à une lettre correspondait toujours le même
son et à un son la même lettre, la question aurait peu d’intérêt et on répondrait
qu’il est indifférent de partir des lettres pour aller vers les sons ou l’inverse.
Mais en français c’est loin d’être le cas.

La complexité des relations graphèmes-


phonèmes en français
En français, de nombreuses lettres sont lues différemment en fonction de
celles qui les entourent et de nombreux sons peuvent être représentés par
différentes lettres ou groupes de lettres. La lettre « c » par exemple se
prononce [k] avant les lettres « a », « o » et « u » ; elle se prononce [s] avant
« e », « i » et « y » ; elle ne se prononce pas à la fin de certains mots comme
« blanc » ; et sans aucune raison elle se prononce [g] dans « second » ou
« eczéma ». Inversement, le son [s] peut s’écrire « s », « ss », « sc », « c »,
« ç », « x » (six), « ti » (démocratie).
Cette complexité des correspondances graphèmes-phonèmes en français a
d’ailleurs été un argument utilisé par les tenants des méthodes globales et
mixtes d’apprentissage de la lecture. Mais ce n’est pas un bon argument car,
même dans le cas des langues les plus irrégulières telles que l’anglais, 80 %
des mots peuvent être correctement lus sur la base des règles de
correspondance. En français 95 % des mots sont réguliers en lecture si l’on
tient compte des règles de correspondance complexes concernant les
différentes orthographes d’un même son (par exemple les graphèmes « in »,
« im », « ain », « aim » « yn » se lisent tous [ɛ͂]) et des règles qui concernent
l’influence du contexte sur la prononciation d’une lettre (par exemple [s] ou
[k] pour la lettre « c »). Ce n’est donc pas tant pour la lecture que la
complexité du français pose problème, mais pour l’écriture. En effet si nous
reprenons l’exemple du son [ɛ͂], lorsqu’on veut l’écrire, il est difficile de
choisir entre les différentes orthographes possibles.

Entrée alphabétique ou entrée phonique ?


Il reste que dans les méthodes d’apprentissage de la lecture reposant sur
l’apprentissage des correspondances graphèmes-phonèmes (lettres-sons), on
peut décider de procéder de deux façons différentes : soit on présente aux
élèves ces dessins particuliers que sont les lettres ; on leur en enseigne le nom
et le son correspondant, puis on leur enseigne comment elles se combinent en
syllabes et en mots ; soit on part des sons constitutifs des mots oraux, et on
enseigne aux élèves comment ils s’écrivent.
La première façon de faire, l’entrée alphabétique, est celle des méthodes
syllabiques traditionnelles. La seconde, l’entrée phonique, est arrivée en
France dans les années 1970 en provenance du Canada. Elle a été largement
adoptée et est très répandue dans les manuels actuellement utilisés en classe.
Au cours de la leçon, on fait d’abord repérer dans la chaîne parlée la présence
du phonème étudié, on le fait localiser par les élèves puis on leur enseigne les
différentes graphies susceptibles de le coder, encore nommées « les différents
costumes du son ». Par exemple, les enfants sont d’emblée mis en présence
des trois principales graphies correspondant au phonème [o] : « o », « au » et
« eau ». Des tableaux récapitulatifs mettent en relation « j’entends » et « je
vois ».

Les avantages supposés de l’entrée


phonique
La popularité de cette méthode est due à deux avantages supposés : le
premier est que l’entrée phonique part de ce qui est familier à l’enfant pour
l’amener vers ce qui lui est totalement étranger. L’enfant parle et connaît les
sons du langage oral. Par contre, les lettres sont quelque chose de
complètement nouveau. On considère généralement qu’il est moins
déstabilisant pour l’enfant de partir du connu pour aller vers l’inconnu que
l’inverse. Le deuxième avantage avancé pour cette méthode est sa cohérence
présumée avec les résultats de la recherche sur l’importance de la conscience
phonologique pour l’apprentissage de la lecture.
Aucun de ces deux arguments en faveur d’un départ phonique n’est
décisif. Certes, en pédagogie on s’efforce toujours d’ancrer les nouvelles
connaissances au sein de celles qui sont déjà bien acquises. Mais quel sens
cela peut-il avoir lorsqu’on parle d’établir des associations entre des
graphèmes et des phonèmes ? On ne voit pas pourquoi il serait plus difficile
pour l’élève d’apprendre que la lettre « i » représente le son [i] que
d’apprendre que le son [i] est représenté par la lettre « i ». Il s’agit d’une
simple conviction qui n’a jamais été étayée par aucune démonstration
empirique. De plus, connaître les phonèmes de la langue n’est pas un
avantage décisif. Il est tout à fait possible d’apprendre à lire dans une langue
qu’on n’a jamais parlée ni entendu parler. Il suffit pour cela d’instruire
l’élève des correspondances entre les lettres et des sons dont certains sont
nouveaux pour lui. Les enfants étrangers non francophones de plus de 6 ans
qui arrivent en France apprennent à lire et à écrire le français en même temps
qu’ils apprennent à le parler.
Quant au second argument, il n’y a pas de lien logique entre le fait que la
conscience phonologique facilite l’apprentissage de la lecture et une entrée
dans cet apprentissage par les phonèmes. La conscience des phonèmes,
lorsqu’elle existe 1, facilitera l’apprentissage du code dans la mesure où
l’enfant aura réussi à segmenter la chaîne parlée au « bon » niveau, c’est-à-
dire au niveau où elle est codée à l’écrit. Il saura donc avec quoi les
graphèmes doivent être mis en relation. Mais cela n’implique pas que
l’apprentissage du code doive partir des phonèmes. On peut même affirmer
que pour les très nombreux enfants qui n’ont pas atteint la conscience
phonémique, partir de la lettre est préférable car cet élément bien
individualisé les incitera à chercher le son correspondant dans la langue
parlée. La lettre concrète aide à isoler le phonème abstrait. Partir de
phonèmes que l’enfant n’a pas réussi à isoler, en particulier pour les
consonnes, c’est prendre appui sur du vide.

Une erreur grave : la violation du principe


de progressivité des apprentissages
Il n’y a donc pas d’argument en faveur d’un départ phonique pour
l’apprentissage du code. Il y a par contre un argument très fort contre cette
procédure : l’introduction, dès le début de l’apprentissage de la lecture, des
différentes façons d’écrire le même phonème viole l’un des principes
fondamentaux de l’apprentissage qui est de procéder du simple au complexe.
On ne débute pas en ski sur une piste noire, ni en violon avec un Caprice de
Paganini. En pédagogie on doit d’abord mettre les élèves dans les situations
les plus simples, au risque d’être incomplet ou même un peu inexact, puis
monter progressivement dans la complexité 2.
L’entrée traditionnelle par la lettre respecte ce principe de progressivité
des difficultés en enseignant d’abord la valeur sonore la plus fréquente d’une
lettre, puis seulement plus tard les autres valeurs. Par exemple, en début
d’apprentissage il convient d’associer la lettre « o » avec la prononciation [o]
qui est à peu près cinq fois plus fréquente que les digrammes « on » et « ou ».
Ceux-ci pourront donc sans trop de difficulté être exclus pendant un certain
temps des textes proposés aux élèves.
L’entrée dans la lecture par les sons pourrait respecter le principe de
progressivité si on commençait par enseigner uniquement la façon la plus
fréquente d’écrire un son. Par exemple l’orthographe du son [o] est « o » dans
75 % des cas, « au » dans 21 % des cas et « eau » seulement dans 3 % des
cas. Au moins dans le cas du [o] et peut-être aussi pour les autres phonèmes,
cela équivaudrait à entrer par la lettre. Mais confronter l’élève à toutes les
graphies possibles d’un même son le met d’emblée aux prises avec une
complexité que peu d’enfants peuvent gérer.

En lecture, on part des lettres ; en écriture,


on part des sons
Pour la leçon de lecture, l’enseignant doit donc partir des lettres. Mais les
élèves n’apprennent pas qu’à lire. Ils apprennent à lire et à écrire. Écrire
participe grandement à l’apprentissage de la lecture, comme cela a été
reconnu dès le XIXe siècle, et l’on doit associer étroitement les deux
apprentissages. Freinet, par exemple, a mis l’écriture au cœur de sa méthode.
Or, lorsqu’on écrit, on part des sons et on cherche quelles sont les lettres qui
codent ces sons. Cela rend obligatoire la prise de conscience des phonèmes
constitutifs des syllabes et permet d’automatiser, plus efficacement que par la
lecture seule, les combinaisons de consonnes et de voyelles qui forment les
syllabes.
La réponse à la question de départ – « Faut-il partir des lettres pour
enseigner les sons correspondants ou partir des sons pour enseigner les lettres
qui les codent ? » – est donc qu’il faut faire les deux car ce sont des
démarches intellectuelles complémentaires, mais pas dans les mêmes
activités. En lecture, on procède des graphèmes aux phonèmes, c’est le bon
sens même, puisqu’il s’agit de décoder ces signes particuliers que sont les
lettres ; et en écriture on va forcément des phonèmes aux graphèmes.
1. Voir le chapitre 8, ici : beaucoup d’élèves n’ont pas atteint le niveau de la conscience
phonémique en fin de maternelle.
2. Ce principe est malheureusement mis à mal dans les méthodes pédagogiques actuelles : on veut
absolument mettre l’élève dès le début en présence de toutes les complexités, en arguant qu’il faut
utiliser pour l’apprentissage des situations réelles qui fassent sens pour lui. Cette façon de faire
conduit de nombreux enfants à l’échec et hélas on ne la remet pas en cause. C’est avant tout une
conception erronée de la motivation de l’élève qui est à la base de ces pratiques éloignées du sens
commun. Un élève peut très bien trouver du plaisir et une motivation à déchiffrer des syllabes ou
des pseudo-mots sans signification s’il réussit et est complimenté. Ce qui fait sens pour l’élève ne
vient pas de l’extérieur, de l’habillage des tâches, mais de l’intérieur de lui-même, du sentiment de
compétence qu’il a par rapport à la tâche proposée. L’excès de complexité met à mal ce sentiment.
CHAPITRE 18

Quelle progression pour enseigner


les correspondances
graphophonémiques ?

Le hasard des rencontres de nouveaux graphèmes au fil de la lecture d’un


album ne permet pas un apprentissage systématique des correspondances
graphophonémiques, pourtant nécessaire pour permettre à l’élève de décoder
par la voie indirecte n’importe quel nouveau mot. C’est pourquoi, au moins
pour les jeunes enseignants, l’utilisation d’un manuel d’apprentissage de la
lecture est recommandable. D’un manuel syllabique à un autre, l’ordre
d’apprentissage des correspondances entre graphèmes et phonèmes varie
mais certains principes sont respectés.

D’abord les voyelles et quelques


consonnes…
On commence toujours par enseigner des voyelles car leur son 1 est
identique à leur nom. Mais on peut se poser la question de l’introduction plus
ou moins rapide des consonnes. La plupart des progressions ne les abordent
qu’après avoir étudié les quatre voyelles les plus fréquentes, avec les « e »
diversement accentués, le « y » étant souvent laissé pour plus tard 2. Le
manuel Lire avec Léo et Léa (Cuche & Sommer, 2004) se démarque des
autres en introduisant une consonne, le « l », dès la première leçon en même
temps que les voyelles « a », « é » et « o », ce qui permet dès la leçon 2
d’apprendre à lire et à écrire « Léo » et « Léa », les noms des personnages
centraux du manuel. Dans les leçons 3 et 4 de ce même manuel, sont étudiées
ensemble « i » et « v », puis « m » et « u ». C’est probablement une bonne
idée d’introduire quelques consonnes en même temps que les voyelles car
c’est la formation de syllabes qui permet de faire comprendre le principe
alphabétique et de commencer à décoder des mots et même des phrases ayant
une signification. On voit que, dès la leçon 3 de Lire avec Léo et Léa, les
élèves peuvent lire « ami », « il a volé », « Léa a lavé Léo », « Léo a vu
Léa », « il a vomi », « il va à vélo ». Toutefois, il ne faut pas introduire
n’importe quelle consonne.

… celles dont le « son » peut être prolongé


En effet, dès que l’on introduit les consonnes, le premier objectif est que
l’élève comprenne le principe de la fusion des phonèmes en syllabes. Il doit
prendre conscience du « son » correspondant à la consonne, différent de son
nom, et savoir le combiner avec le son des différentes voyelles. C’est le
moment décisif de l’apprentissage de la lecture 3. Pour ce passage critique, il
faut présenter des consonnes dont le son peut être prolongé : fricatives (s, f, v,
j, z), liquides (l, r) ou nasales (m, n). On peut aussi y ajouter le digramme
« ch ». Dans tous les manuels et méthodes, les premières consonnes étudiées
sont de ce type, mais leur ordre d’introduction dépend des mots que l’on veut
pouvoir former rapidement puisque les méthodes syllabiques ont pour
principe de ne jamais proposer à l’élève des mots contenant des graphies non
encore étudiées. Également, en fonction des textes proposés, quelques
consonnes occlusives peuvent être enseignées au milieu de celles dont le son
peut être prolongé. C’est ainsi que dans Lire avec Léo et Léa « p » et « d »
apparaissent avant « j » et « n » et dans Je lis, j’écris « t » et « p » sont
enseignées avant « v », et « f » arrive encore plus tard, après « d ».

Tenir compte de la fréquence d’usage


des différents graphèmes
Nous touchons là une autre donnée à prendre en compte dans l’ordre
d’enseignement des consonnes : leur fréquence d’utilisation en français. En
effet, si l’on veut que les élèves puissent accéder rapidement à la lecture de
petits textes, il faut leur enseigner en priorité les correspondances
graphophonémiques qui se rencontrent le plus souvent. Bien que la fréquence
de certaines lettres puisse être affectée par le type de texte 4, dans un texte
tout-venant, les dix lettres les plus fréquentes sont, en ordre décroissant : e, s,
a, i, t, n, r, u, l, o. Cela tombe bien. À part le « t », toutes font partie des
lettres à enseigner en premier de par la facilité à isoler leur phonème. Une
étude de l’Institut français de l’éducation (Goigoux, 2015) a montré que plus
de 60 % des maîtres de CP enseignent au cours des neuf premières semaines
de CP six de ces dix lettres 5. Ce résultat permet de penser que même les 30 %
d’enseignants qui n’utilisent pas de manuel tiennent compte de la fréquence
des lettres dans l’établissement de leur progression initiale.

Quelques difficultés particulières :


les lettres à plusieurs valeurs sonores
et les lettres symétriques
Si l’on continue par ordre de fréquence décroissante, on trouve d, c, p, q,
b, g 6 . Deux questions se posent pour les lettres de cette liste :
1° « c » et « g » ont deux valeurs sonores. Il semble y avoir un accord
pour enseigner d’abord uniquement les valeurs dures de ces deux lettres
([k] et [g]) et laisser pour plus tard les valeurs douces ([s] et [ʒ]) 7.
2° « b » et « d », « p » et « q » sont des lettres symétriques facilement
confondues par les élèves. Il convient de se demander si leur
discrimination est facilitée lorsqu’on les enseigne à la suite l’une de
l’autre et en les comparant ou s’il est préférable de les séparer dans la
progression. Dans la proposition de progression qui apparaît à la fin de
l’ouvrage de Dehaene (2011), Apprendre à lire. Des sciences cognitives à
la salle de classe, la première séquence d’occlusives présente
successivement p, t, d et b, la leçon suivante étant consacrée aux lettres
symétriques, en particulier à la discrimination b/d car le « q » est étudié
plus tard. Par contre, dans les autres manuels et les méthodes consultés,
les lettres symétriques sont séparées et l’ordre de présentation respecte à
peu près l’ordre de fréquence décroissante : en général p, t, d, c ([k]) sont
étudiés en ordre variable mais avant b, g ([g]) et q. L’étude séparée des
lettres symétriques semble correspondre à une recommandation des
orthophonistes : bien asseoir la connaissance d’une des lettres avant d’en
introduire une autre qui présente des caractéristiques visuelles telles que
les deux sont facilement confondues.

L’aide des moyens mnémotechniques


Il y a un moyen mnémotechnique qui facilite la discrimination entre « b »
et « d » : sur un dessin agrandi de ces lettres on ajoute une tête et des
membres, figurant ainsi un personnage de profil se déplaçant de gauche à
droite, conformément au sens de la lecture. Le « b » prend alors l’allure d’une
femme enceinte et peut être associé au mot « bébé », tandis que le « d »,
devient un personnage portant un sac sur son « dos » ou, comme dans la
méthode des Alphas, une « dame » avec un gros « derrière ».
D’une façon générale, il est utile d’utiliser des moyens mnémotechniques
pour aider à la mémorisation des associations graphies-phonies. Toutes les
méthodes associent un mot à chaque lettre étudiée. C’est un minimum. Une
grande partie de l’efficacité de la méthode des Alphas repose sur l’habillage
des lettres en personnages ayant à la fois la forme des lettres, une raison
d’émettre leur son et un nom commençant par la lettre qu’ils représentent 8.
Par exemple, dans le cadre du conte qui est le support de la méthode, le « f »
est habillé en une fusée dont le moteur fait /fffffff/ et le « v » est un vent
violent qui souffle en faisant /vvvv/.

Les graphies simples avant les graphies


complexes
Il faut bien entendu commencer l’apprentissage par les graphèmes
simples constitués d’une seule lettre avant d’introduire des graphèmes
complexes. Cependant certains digrammes sont très fréquents (« un », « ou »,
« oi », « an », « ai » par exemple) et on peut souhaiter les introduire assez
vite pour élargir le lexique déchiffrable par les élèves. Les digrammes moins
fréquents (eu, gn, ph…) seront introduits une fois que la plupart des graphies
simples auront été acquises. L’introduction des digrammes nécessite des
explications très claires afin que les élèves les différencient des combinaisons
de lettres auxquelles ils sont habitués. Les enfants doivent comprendre que
les lettres du digramme perdent leur « son » propre pour fusionner en une
nouvelle entité sonore inséparable : « oi » n’est pas « o » + « i ». Il faut donc
faire ressortir l’unité des digrammes par tous les moyens possibles : si on
utilise des cartes portant des graphèmes isolés dont les élèves doivent dire le
son, chaque digramme aura sa propre carte ; dans les mots à lire on écrira les
lettres du digramme d’une même couleur, différente de celle du reste du mot,
ou on entourera les deux lettres ensemble.
Ensuite viendront les trigrammes et les combinaisons de lettres encore
plus difficiles (ien, ein, oin, ill, aill, eill, ouill, tion). À partir de là, l’ordre n’a
plus guère d’importance et même si l’apprentissage systématique des
correspondances graphophonémiques n’a pas été exhaustif, c’est en lisant que
l’élève terminera leur acquisition. On peut également inscrire dans la
progression des éléments grammaticaux : les déterminants, la terminaison
« nt » des verbes à la troisième personne du pluriel.

Un rythme de progression assez rapide


Une dernière question est celle du rythme de la progression. Les résultats
de l’étude de Goigoux pour l’Institut français de l’éducation montrent qu’un
rythme de progression trop lent pénalise les élèves. Pendant les neuf
premières semaines de CP, ils devraient avoir appris au minimum quatorze
correspondances graphophonémiques. C’est le rythme qui convient le mieux
aux élèves faibles. Pour les élèves forts, un tempo encore plus rapide est
préférable. Certains enseignants recommandent l’introduction de trois
correspondances par semaine. Ce rythme peut sembler très rapide, mais c’est
le rythme nécessaire pour compléter l’étude des principaux graphèmes du
français pendant l’année de CP. D’autre part cette allure maintient la
motivation car elle permet aux élèves de percevoir leurs progrès. Il faut bien
sûr ménager les nécessaires révisions, les séances de travail sur des difficultés
particulières et se réserver aussi la possibilité de ralentir à certains moments.
1. « Phonème » est le mot scientifique. « Son » est utilisé pour faciliter la lecture.
2. La progression préparée par un groupe de psychologues et proposée à la fin du livre de
Dehaene (2011) Apprendre à lire. Des sciences cognitives à la salle de classe commence par la
présentation de cinq voyelles « a », « é », « i », « o », « u ». Il n’est pas précisé si elles sont
introduites ensemble ou successivement. Le « e » est repoussé après la présentation des quatre
premières consonnes. Je lis, j’écris présente les cinq voyelles dans les trois premières leçons :
« a » et « i », puis « e » avec tous les accents et enfin « u », « o » et « y ». La plupart des méthodes
d’orientation syllabique vendues dans le commerce à destination des parents introduisent d’abord
une par une toutes les voyelles y compris les « e », sans et avec accent, avant d’aborder les
consonnes.
3. Voir le chapitre 10 « Comment faire comprendre le principe alphabétique ? », ici.
4. Par exemple le « z » sera beaucoup plus fréquent dans un texte injonctif que dans un texte
narratif, à cause des terminaisons en « -ez » de la deuxième personne du pluriel à l’impératif.
5. Les correspondances graphophonémiques enseignées par la majorité des maîtres au cours des
neuf premières semaines sont : a (à et â), i, l, u, r, m, p, o.
6. L’ordre d’apprentissage des consonnes restantes qui sont les moins fréquentes est peu
important.
7. Ce choix est cohérent avec la valeur de base (la plus fréquente de ces lettres) mais peu cohérent
avec l’apprentissage du nom des lettres, qui est formé à partir de leur valeur douce.
8. C’est le cas aussi pour les cartes de la méthode d’apprentissage de la lecture pour l’anglais
Read Write Inc. Program de Ruth Miskin.
CHAPITRE 19

Quel est le rôle de la conscience


morphologique dans l’apprentissage
de la lecture ?

Le rôle de la conscience phonémique dans l’apprentissage de la lecture a


été amplement étudié. Il est très important puisque le décodage repose sur la
correspondance entre les graphèmes (lettres ou groupes de lettres) et les
phonèmes, qui sont les plus petites unités sonores isolables à l’oral. Le rôle
de la conscience des morphèmes est moins évident et moins bien établi.

Morphologie dérivationnelle et flexionnelle


Les morphèmes sont des unités de sens que l’on peut isoler à l’intérieur
des mots. Par exemple le mot « dépannage », obtenu par dérivation à partir
du mot base « panne », est constitué de trois morphèmes : le radical 1
« pann », qui signifie qu’un dispositif a cessé accidentellement de
fonctionner, le préfixe « dé », qui indique une action inverse à celle décrite
par le radical, et le suffixe « age », qui exprime une action. Des mots
complexes peuvent aussi être formés par adjonction d’affixes 2 flexionnels qui
ne changent pas le sens du mot mais ont une valeur syntaxique : ce sont les
marques qui indiquent le genre et le nombre ainsi que les terminaisons des
conjugaisons. Dès l’école primaire la majorité des mots à lire sont des mots
complexes, composés d’au moins deux morphèmes 3.

Des connaissances implicites précoces,


mais peu de connaissances explicites
en début d’école élémentaire
Les morphèmes étant des unités de sens, avoir des connaissances à leur
sujet contribue, bien évidemment, de façon significative à la compréhension
du langage. Des créations de mots originales manifestent que les enfants ont
très tôt de telles connaissances. Ainsi, un petit garçon de 4 ans supplie sa
grand-mère très fâchée de le « dépunir » (« lever la punition »). Par contre la
conscience explicite des morphèmes est très limitée même en CP : en effet
lorsqu’on demande aux enfants de produire un mot dérivé à partir d’un mot
base, ils réussissent assez bien tant que le mot base ne subit pas d’altération
phonologique (par exemple ils sont capables de produire « chaton » à partir
de « chat »), mais leur performance est mauvaise dès que la prononciation du
mot base est transformée (ils ne trouvent pas « conducteur » à partir de
« conduire »). Ils sont également incapables d’extraire la base d’un mot
complexe ou de décider si un mot est formé d’une base et d’un affixe que
l’on peut dissocier (par exemple « refaire ») ou si c’est un mot « pseudo-
préfixé » (renifler). Les performances pour ces tâches s’améliorent tout au
long de l’école élémentaire et du collège.
L’opinion dominante : peu d’influence
de la morphologie sur l’apprentissage
de la lecture
Le niveau faible des élèves des petites classes de l’école élémentaire aux
tâches évaluant la conscience morphologique a fait que l’on s’est peu
intéressé à son rôle potentiel dans l’apprentissage du décodage. L’opinion
dominante est que les mots sont d’abord identifiés par la conversion des
graphèmes, pris un à un, en phonèmes, et que ce n’est que lorsque le jeune
lecteur commence à appréhender des unités plus larges que les morphèmes
peuvent contribuer à sa progression vers la lecture experte. Les études
montrent effectivement que la contribution des connaissances
morphologiques à la lecture des mots augmente du CE2 à la 6e, tandis que la
contribution des connaissances phonologiques diminue. Les connaissances en
morphologie dérivationnelle et flexionnelle sont en effet indispensables pour
l’acquisition d’une orthographe lexicale et grammaticale correcte.

Le rôle facilitateur des connaissances


morphologiques implicites
Cependant, il faut aussi tenir compte du fait qu’à côté de ces
connaissances morphologiques explicites – manifestement très incomplètes
chez les jeunes enfants –, il y a des connaissances morphologiques implicites
qui sont acquises en même temps que le langage parlé et qui sont mobilisées
de façon inconsciente. Les élèves de CP réussissent des épreuves qui
montrent qu’ils possèdent ce type de connaissances. Ils sont capables, par
exemple, de décider si deux mots sont de la même famille (fille-fillette) ou
non (bague-baguette). Leur niveau de réussite à ces épreuves étant corrélé à
leur niveau de lecture, il y a tout lieu de penser que, sans en avoir conscience,
ils utilisent ces connaissances lorsqu’ils lisent.
C’est en effet ce que montrent des expériences d’amorçage (Colé et al.,
2006). Dès le CP, sauf chez les élèves faibles, la présentation préalable d’un
mot amorce morphologiquement apparenté au mot cible à lire accélère
l’identification de celui-ci 4. Par exemple, le mot « laitier » est lu plus
rapidement si l’enfant a été exposé à l’amorce « lait » qu’à l’amorce
« laitue » (pourtant proche orthographiquement mais non
morphologiquement) ou à une autre amorce n’ayant aucun rapport avec lui
(par exemple « pomme »). La facilitation morphologique existe, même si la
prononciation du radical est altérée, par exemple si l’amorce est « camion » et
la cible « camionneur ».
Une autre expérience montre que les élèves de CP lisent mieux les mots
qui comportent un vrai préfixe que les mots pseudo-préfixés commençant de
la même façon. Par exemple « déranger » est lu plus rapidement que
« déchirer ». La facilitation ne résulte donc pas de la fréquence élevée de la
suite de lettres « dé » mais de sa valeur morphémique. La connaissance
implicite du préfixe et de la base est donc présente, même si, comme on l’a
vu plus haut, les enfants ne savent pas les identifier explicitement.
Par contre, on ne retrouve pas le même type d’effet pour les suffixes :
« danseur » n’est pas plus facile à lire que « douleur 5 ». On n’a pas vraiment
d’explication pour cette différence entre les deux types d’affixes mais
seulement des hypothèses : elle pourrait être due au fait que les préfixes sont
plus concrets que les suffixes ou que, contrairement aux suffixes, ils
s’accolent au radical sans modifier son orthographe ni sa prononciation.
Quelques études ont tenté d’évaluer l’effet d’un entraînement
morphologique sur l’apprentissage de la lecture, avec des résultats qui ne
concordent pas complètement. Une étude sur des enfants norvégiens (Lyster,
2002) trouve que des élèves de grande section de maternelle ayant suivi un
entraînement à la morphologie sont devenus de meilleurs lecteurs au CP que
leurs camarades entraînés en phonologie. Une étude française avec des élèves
du même niveau scolaire (Casalis & Colé, 2009) trouve des bénéfices plus
importants pour l’entraînement phonologique que pour l’entraînement
morphologique. Ces résultats divergents sont probablement en partie dus aux
différences entre les deux langues.

Quelles conséquences pour la pratique


enseignante ?
La morphologie est généralement omise des méthodes d’apprentissage de
la lecture en CP. Les flexions ne sont enseignées qu’à partir du CE1 dans le
cadre de la grammaire et des conjugaisons. Dans l’apprentissage du
décodage, on n’attire pas l’attention des élèves de la même façon sur toutes
les lettres et en particulier on néglige les terminaisons des mots qui sont
souvent muettes et pourtant très importantes pour la compréhension : les « s »
du pluriel des noms et les « ent » du pluriel des verbes, par exemple 6. De
même, la morphologie dérivationnelle n’est abordée qu’en CE1 avec les
notions de préfixe et de suffixe à des fins d’enrichissement du vocabulaire,
mais en général de façon très rapide.
Sur la base des travaux exposés précédemment, on peut faire l’hypothèse
qu’un enseignement précoce de la morphologie tant flexionnelle que
dérivationnelle permettrait aux élèves de CP de devenir conscients des
connaissances implicites qu’ils utilisent déjà et pourrait favoriser
l’installation des procédures d’identification des mots.
On peut penser qu’il serait bénéfique de signaler systématiquement les
flexions dès le CP à l’écrit et même dès la grande section à l’oral, non pas en
faisant des analyses grammaticales, mais en faisant jouer les élèves avec les
énoncés pour leur faire prendre conscience de ce qui change dans une phrase
lorsqu’on change le genre ou le nombre d’un groupe nominal ou d’un
pronom, la personne d’un verbe conjugué ou le temps de l’action.
La fréquence des mots composés étant élevée, attirer l’attention des
enfants dès la maternelle et à plus forte raison en CP sur la façon dont les
mots sont construits pourrait entraîner une accélération de leur progression
vers la lecture experte. Le repérage des affixes, qui sont des séquences de
lettres courtes et fréquentes, faciles à décoder et porteuses de sens, d’une part,
le repérage du radical commun à plusieurs mots, d’autre part, donneraient aux
élèves des clés pour une lecture par groupes de lettres plutôt que par
graphèmes isolés.
L’enseignement de la morphologie peut être particulièrement utile aux
élèves dyslexiques qui ont du mal à appréhender les unités non signifiantes
que sont les graphèmes et les phonèmes mais dont les connaissances
morphologiques ne sont pas déficitaires. Celles-ci pourraient constituer pour
eux une stratégie compensatoire. De fait, des résultats expérimentaux (par
exemple St-Pierre, 2009) semblent montrer qu’un entraînement à reconnaître
les affixes et les bases facilite pour ces élèves l’accès au lexique et améliore
la fluidité de leur lecture.
Les élèves issus de familles de faible niveau culturel pourraient
probablement aussi bénéficier d’un enseignement plus systématique de la
morphologie. On sait qu’ils ont un déficit de vocabulaire qui les handicape
pour la compréhension en lecture par rapport aux élèves de milieux plus
favorisés et on peut faire l’hypothèse qu’un entraînement visant à améliorer
leur conscience morphologique pourrait contribuer à leur développement
lexical (Rassel et al., 2021).
1. On dit aussi « racine ». Au sens strict, racine et radical ne sont pas exactement synonymes. Par
exemple la racine commune à « venir » et « viendrons » prend la forme de deux radicaux
différents « ven » et « vien ».
2. Affixe = préfixe ou suffixe.
3. Une étude du lexique utilisé dans les manuels de lecture montre que les mots complexes y sont
quatre fois plus fréquents que les mots simples. Toutefois, jusqu’en CE2, la relation entre les mots
bases et les mots dérivés complexes est transparente (du type : chat/chaton), sans altération
phonologique.
4. Dans les expériences d’amorçage chez l’adulte, le mot amorce est présenté très brièvement
(moins de 80 millisecondes), ce qui ne permet pas qu’il soit traité consciemment. Le traitement
automatique inconscient de ce mot a néanmoins des répercussions sur le traitement conscient des
différents mots cibles qui peuvent être proposés juste après. Dans l’expérience présente, les
enfants étant des lecteurs débutants, le mot amorce était présenté pendant trois secondes.
5. Le « eur » de « douleur » est un pseudo-suffixe, tandis que le « eur » de danseur » est un vrai
suffixe, présent aussi dans « chauffeur », « pêcheur », « tricheur », « charmeur »…, dont on aurait
pu penser qu’il faciliterait la lecture.
6. Ces lettres sont souvent écrites en gris clair ou marquées par un signe distinctif tel qu’une
petite croix au-dessous qui indique aux élèves qu’elles ne se prononcent pas.
CHAPITRE 20

Est-il bon d’entraîner les élèves


à ne lire qu’avec les yeux ?

Lorsque nous lisons silencieusement, nous nous entendons lire dans notre
tête. Cette prononciation intérieure des mots s’appelle « subvocalisation ».
Certains théoriciens de l’apprentissage de la lecture 1, tout comme les
vendeurs de recettes de lecture rapide, pensent que l’on ferait mieux
d’éliminer cette petite voix intérieure et d’aller directement du signe
graphique au concept. Selon eux, on gagnerait en rapidité sans perdre en
compréhension. Ils appuient leur argumentation sur le modèle de l’activité
cognitive du lecteur expert, selon lequel il est effectivement possible
d’accéder directement à la signification des mots à partir de l’information sur
leur orthographe. C’est la lecture par la voie directe ou adressage 2.
Plusieurs questions se posent cependant : le passage par une
représentation phonologique de l’écrit est-il, comme le prétendent ces
auteurs, totalement inutile, ayant pour seul effet de ralentir la lecture et de
gêner la compréhension ? Peut-il être éliminé ? Qu’en est-il de l’apprenti
lecteur ?
Deux processus phonologiques différents
pendant la lecture
Il faut, en fait, distinguer deux processus phonologiques différents qui
interviennent lors de la lecture : la subvocalisation ou parole intérieure et
l’information phonologique abstraite (l’image sonore des mots) que l’on
extrait en lisant, sans en avoir clairement conscience, comme conséquence
des correspondances graphophonémiques. La subvocalisation étant plus lente
que la lecture normale, on pense qu’elle n’intervient dans l’identification des
mots que lorsque celle-ci s’avère difficile. Par contre, de nombreux résultats
expérimentaux confirment le rôle de l’information phonologique abstraite,
même en lecture silencieuse, et ce pour toutes les langues écrites, y compris
les langues non alphabétiques telles que le chinois et le japonais. Par
exemple, lorsqu’on demande à des sujets francophones de barrer toutes les
lettres « e » dans un texte en français, ils oublient davantage les « e » muets
que les autres, ce qui montre qu’ils se sont, au moins en partie, guidés par
l’image sonore des mots et pas seulement par la configuration graphique de la
lettre « e ».

Il n’y a pas de lecture purement visuelle


Il est aujourd’hui bien établi, à la fois par des expériences de psychologie
cognitive et par les données de l’imagerie cérébrale, qu’il n’y a pas de lecture
purement visuelle (Gaonac’h & Golder, 2015). L’information phonologique
semble aussi importante que l’information orthographique pour
l’identification des mots ; elle intervient, elle aussi, très précocement,
automatiquement et de façon irrépressible. Les deux types d’informations
entrent en jeu de manière légèrement décalée, l’information phonologique
étant en retard d’une vingtaine de millisecondes sur l’information
orthographique car c’est cette dernière qui l’active. C’est la redondance entre
ces deux types d’informations qui rend possible la précision et la rapidité de
l’identification des mots écrits. On ne peut donc éliminer l’intervention
automatique de l’information phonologique abstraite. Mais peut-on
supprimer la subvocalisation ? et avec quelles conséquences ?

La subvocalisation, essentielle pour


la compréhension
Ceux qui sont tentés par les méthodes de lecture rapide se rendent vite
compte qu’il n’est pas facile d’éliminer volontairement cette petite voix
intérieure. Dans les expériences visant à évaluer son importance pour la
lecture, on la supprime en occupant le système vocal des lecteurs à autre
chose, par exemple en leur demandant de répéter une séquence telle que
« lalalala… » pendant tout le temps de la lecture. Lorsqu’on teste ensuite leur
mémorisation et leur compréhension du texte, on constate qu’elles sont très
amoindries par rapport à des sujets qui ont lu normalement. On a vérifié que
ce n’était pas la charge cognitive d’une double tâche (lire et dire
« lalalala… » en même temps) qui était en cause, car des sujets soumis à un
autre type de double tâche – taper sur la table au rythme d’un métronome en
même temps qu’ils lisaient – n’avaient pas de déficit en compréhension. La
subvocalisation apparaît donc comme essentielle pour la compréhension.
Cela s’explique par le fait que lorsque les informations recueillies au fur et à
mesure de la lecture sont recodées sous forme de parole intérieure, elles
peuvent être conservées plus longtemps et éventuellement révisées par la
mémoire de travail verbale, jusqu’au moment où le lecteur arrive à la fin
d’une phrase et possède tous les éléments pour en construire la signification
définitive.

La suppression de la subvocalisation,
un non-sens pour le lecteur débutant
En ce qui concerne le lecteur débutant, la subvocalisation accompagne
normalement l’activité de déchiffrage par application des règles de
conversion graphème-phonème. Elle apparaît quand on demande à l’élève de
lire à voix basse ou dans sa tête plutôt que tout haut. Il apprend ainsi à réduire
progressivement le volume sonore de sa parole jusqu’à une totale
intériorisation. Les partisans des méthodes globales voulant éliminer toute
oralisation de l’écrit, il est logique qu’ils aient voulu supprimer la
subvocalisation chez les élèves au même titre que le déchiffrage et la lecture
à voix haute. Ces auteurs n’ont jamais reconnu la spécificité du lecteur
débutant. Or si on peut, à la rigueur, s’appuyer sur l’existence de la voie
directe orthographique d’identification des mots chez le lecteur adulte pour
défendre la lecture sans subvocalisation, elle est un non-sens pour le lecteur
débutant. Tant qu’un mot donné n’a pas de représentation orthographique
dans la mémoire de l’élève, celui-ci n’a pas d’autre possibilité pour
l’identifier que de reconstituer sa forme sonore. C’est la pratique répétée de
cette activité de décodage par la voie phonologique qui permet de construire
progressivement le lexique orthographique. La subvocalisation est donc tout
aussi importante pour l’automatisation du décodage que pour la
compréhension.
Lire à voix haute, un apprentissage à part
entière
Quant à la lecture à voix haute, un aspect trivial de la problématique
autour de son utilisation est qu’elle seule permet d’évaluer les compétences
de l’élève en lecture. En tout début d’apprentissage, alors que le décodage est
très lent, la reprise à haute voix du mot ou de la phrase lue, plusieurs fois si
nécessaire, permet d’atteindre la vitesse requise pour la reconnaissance du
mot et sa compréhension. Plus tard, quand les élèves ont progressé, on peut
certes s’assurer de leur compréhension des textes lus silencieusement par des
questionnaires écrits, mais cela ne mettra en évidence ni les erreurs de
décodage, ni la fluidité, ni l’expressivité de la lecture. Cela dit, on doit
reconnaître que la lecture à voix haute constitue un apprentissage à part
entière. C’est une situation de double tâche : lecture et communication, car
c’est pour autrui qu’on lit à voix haute. C’est pourquoi, lorsqu’un texte est
nouveau, on le comprend moins bien quand on le lit à voix haute que si on le
lit silencieusement. Au moins à l’école, toute lecture à voix haute devrait
donc être précédée d’une lecture silencieuse et d’une évaluation de la
compréhension du texte. Ensuite, il y a un travail spécifique à faire à la fois
sur les compétences propres à la lecture – la fluidité, le phrasé, l’intonation –
et sur les compétences plus générales de communication orale telles que la
puissance de la voix.
1. Par exemple Jean Foucambert, Éveline Charmeux.
2. Voir le chapitre 1 « Que se passe-t-il dans notre tête quand nous lisons un mot ? », ici.
CHAPITRE 21

Faut-il inciter les élèves à lire


toujours plus vite ?

« Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien. »


Blaise PASCAL, Les Pensées (1670).

Les bons lecteurs, ceux qui comprennent bien ce qu’ils lisent, lisent vite.
Faut-il en déduire que c’est parce qu’ils lisent vite qu’ils comprennent bien ?
Et faut-il donc, comme le préconisent les partisans de la lecture rapide, non
seulement supprimer la subvocalisation qui, selon eux, ralentit la lecture,
mais aussi ne lire qu’un ou deux mots, porteurs de sens, par ligne ?

Une vitesse minimale pour comprendre


ce qu’on lit
Il est certes important de lire de façon fluide pour comprendre ce qu’on
lit. Un élève qui déchiffre un mot long, syllabe par syllabe, a déjà oublié la
première quand il arrive à la dernière. Les enseignants savent bien qu’il est
alors indispensable de faire recommencer l’élève en espérant que le premier
décodage ait laissé une trace dans sa mémoire et qu’il aille un peu plus vite la
seconde fois. Et peut-être même qu’une troisième fois sera nécessaire pour
que, à partir d’une forme sonore moins morcelée, l’élève accède enfin à la
signification du mot.
La situation est encore plus exigeante lorsque l’élève doit lire une phrase
et a fortiori un texte, car au-delà de l’appréhension de la signification des
mots individuels il faut, au fur et à mesure de la lecture, construire
progressivement une représentation cohérente du sens global en intégrant
sans cesse les nouvelles informations à celles acquises antérieurement et en
effectuant les inférences nécessaires. Si la lecture est trop lente, la mémoire
doit retenir trop longtemps les informations avant de les intégrer. Les
premières informations acquises risquent alors d’être oubliées avant d’avoir
pu être incorporées au modèle mental en construction. Pour comprendre un
texte il faut lire au minimum 60 mots par minute. C’est à partir de ce seuil
que les enfants commencent à mettre le ton et corrigent d’eux-mêmes leurs
erreurs de décodage quand elles produisent du non-sens. Il est donc exact
que, jusqu’à un certain point, le gain en vitesse de lecture favorise la
compréhension. Comme pour la lecture de mots isolés, tant que l’élève ne lit
pas couramment, l’enseignant doit lui faire relire plusieurs fois les phrases
jusqu’à l’obtention d’une oralisation fluide et il doit s’assurer que l’élève en a
bien compris la signification.
C’est l’automatisation du décodage qui permet le gain en vitesse de
lecture. On peut considérer qu’il faut atteindre une vitesse de lecture qui
permette une appréhension aisée du sens par un auditeur. En lecture
silencieuse, cet auditeur est le lecteur lui-même qui s’entend subvocaliser.
Mais faut-il chercher à accélérer encore plus le rythme de lecture des élèves ?
Au-delà d’une vitesse optimale,
la compréhension se dégrade
Les partisans des méthodes de lecture rapide semblent considérer que la
relation entre la vitesse de lecture et la compréhension est linéaire. Or il y a
un optimum en deçà duquel l’accélération améliore la compréhension mais
au-delà duquel elle la dégrade. Cet optimum n’est évidemment pas le même
pour le lecteur expert et pour le débutant. Mais, pour tous les deux, si l’on
essaie par diverses méthodes d’aller encore plus vite en pensant mieux
comprendre, il est probable qu’on obtienne l’effet inverse.

Ne fixer que quelques mots par ligne


dégrade la compréhension car seuls
les mots fixés sont identifiés
Pour accélérer la lecture, deux suggestions sont faites. La première est de
supprimer la subvocalisation. Il a été démontré que cela entraîne une
détérioration de la mémorisation et de la compréhension 1. L’autre suggestion
est de ne fixer que quelques mots par ligne, préférentiellement ceux qui
apportent le plus d’information. Cette recommandation repose sur
l’hypothèse que l’on peut appréhender la signification des mots qui ne sont
pas fixés mais qui sont vus en vision périphérique. Or cela est faux : la vision
périphérique permet uniquement de repérer la longueur du mot suivant pour y
adapter la saccade oculaire 2 qui l’amènera en vision fovéale 3 et
éventuellement d’en reconnaître les premières lettres. Mais en aucun cas cette
vision périphérique ne permet d’obtenir la signification du mot. La fenêtre
visuelle à l’intérieur de laquelle l’identification des lettres est possible est
inférieure à 10 lettres : il s’agit d’une limite physiologique qu’aucune
méthode d’entraînement perceptif ne permet de dépasser. On a pu vérifier que
des étudiants d’un cours de lecture rapide étaient incapables de répondre à
des questions de compréhension qui nécessitaient d’avoir identifié certains
mots, si ces mots n’avaient pas été fixés en vision fovéale. De fait, un adulte
qui lit normalement effectue à peu près une fixation en vision fovéale sur
chaque mot.

Le bon lecteur module sa vitesse de lecture


Les mouvements oculaires dépendent aussi de la difficulté du texte. Plus
un texte est difficile, plus les saccades sont courtes, plus les fixations sont
longues et plus les retours en arrière sont fréquents. Même si le contrôle de
ces mouvements est inconscient, il s’agit néanmoins d’une activité cognitive.
Ce qui caractérise le bon lecteur, ce n’est pas une vitesse de lecture
uniformément élevée mais une vitesse de lecture modulée en fonction du type
de texte, de l’objectif de la lecture et du niveau de compréhension recherché.

C’est parce qu’il lit bien que le bon lecteur


lit vite et non l’inverse
Ce sont la pratique répétée du décodage et le travail sur le vocabulaire et
la syntaxe qui peuvent permettre aux élèves de devenir de bons lecteurs,
capables de lire plus vite tout en comprenant ce qu’ils lisent. Mais les obliger
à accélérer leur lecture en les forçant à faire moins de fixations, des fixations
plus courtes et à retourner moins souvent en arrière, alors que leurs processus
de traitement de l’information ne suivent pas, serait totalement contre-
productif. C’est l’expertise en lecture qui entraîne l’accélération du
mouvement des yeux et non l’inverse. C’est là l’erreur fondamentale de tous
ceux qui prônent la recherche de la vitesse à tout prix : penser qu’elle est la
cause d’une lecture efficace, alors qu’elle en est la conséquence.
1. Voir le chapitre 20 « Est-il bon d’entraîner les élèves à ne lire qu’avec les yeux ? », ici.
2. Les saccades sont les sauts effectués par les yeux lors de la lecture pour changer de point de
fixation. Ces sauts sont très rapides (20 à 35 millisecondes) et entre deux saccades l’œil est
immobile. À chaque saccade, l’œil bouge en moyenne de 1,2 mot chez l’adulte et de 0,5 mot chez
l’enfant, ce qui signifie que l’adulte fixe presque tous les mots et que l’enfant effectue deux
fixations par mot. Les fixations se font près du centre des mots ; elles durent environ 200
millisecondes chez l’adulte, 300 chez l’enfant et permettent d’appréhender l’identité d’au plus 10
lettres. 10 à 20 % des saccades sont des retours en arrière.
3. La fovéa est la partie centrale de la rétine. C’est la seule partie de la rétine qui dispose d’une
résolution suffisante pour l’identification des lettres.
CHAPITRE 22

Que penser des méthodes globales


et mixtes d’apprentissage
de la lecture ?

Beaucoup d’enfants ont eu en CP un enseignant qui utilisait une méthode


d’inspiration globale, en général une méthode mixte. La plupart ont appris à
lire mais au prix d’un coût cognitif énorme. Ont-ils fini par automatiser les
procédures de décodage permettant d’accéder au plaisir de lire ? Quel a été
l’impact de cette méthode sur leurs compétences en compréhension et en
orthographe ? Un certain nombre d’enseignants, en dépit des
recommandations ministérielles, se servent encore aujourd’hui de manuels
apparentés à cette méthode. Nous allons donc examiner dans ce chapitre les
arguments avancés par ceux qui la défendent et les objections qu’on peut leur
opposer.

L’argument de l’irrégularité du français


Un argument potentiellement fort des partisans des méthodes globales
s’appuie sur l’existence supposée de très nombreux mots irréguliers en
français, ne pouvant être lus par la voie phonologique. Ces mots devraient
donc, selon eux, être soit mémorisés globalement, soit devinés grâce au
contexte de la phrase.
En réalité, l’irrégularité du français concerne beaucoup moins la lecture
que l’écriture car, si l’on tient compte des règles qui statuent sur les
différentes prononciations d’une lettre en fonction de celles qui l’entourent,
plus de 90 % des mots du français sont décodables par la voie phonologique.
Les quelque 10 % restants ne justifient pas l’abandon de l’apprentissage du
code.
Il y a d’ailleurs beaucoup plus de règles contextuelles que celles qui sont
explicitement apprises à l’école, du type « s » entre deux voyelles se
prononce « [z] ». Ces règles sont apprises de façon implicite et néanmoins
tous les lecteurs experts les appliquent sans en avoir conscience. Ainsi, nous
sommes tous d’accord sur la prononciation à donner aux pseudo-mots
suivants : VOT, VOINS, VOINE ou CHOT, CHOIN, CHOINE parce que
c’est une règle que « O » suivi de « T » en position finale se prononce [o] ;
c’est aussi une règle que « OI » suivi de « N » se prononce [wɛ͂] lorsque le
« N » fait partie de la même syllabe mais [wa] lorsque le « N » initie une
nouvelle syllabe. S’agissant de pseudo-mots, cela démontre que,
contrairement à ce qu’avancent les opposants au décodage alphabétique, il
n’est pas nécessaire de connaître la signification des mots par leur contexte
pour pouvoir les lire ; il suffit d’appliquer les règles de correspondance
graphème-phonème du français 1.

L’argument de la continuité entre


la procédure logographique et la procédure
orthographique
Les adeptes des méthodes globales postulent l’existence d’une continuité
entre la lecture logographique du jeune enfant et la lecture orthographique de
l’adulte. Partant du fait qu’un adulte ne met pas plus de temps pour lire un
mot de 4 lettres qu’un mot de 8 lettres, ils en déduisent que la lecture de
l’adulte est globale tout comme celle du jeune enfant et ils assimilent à partir
de là le lecteur débutant au lecteur expert.
Ce raisonnement est inexact. La procédure d’un lecteur expert n’a rien à
voir avec la reconnaissance globale d’un enfant de 4 ans. Si le temps de
lecture d’un mot ne dépend pas de la longueur de ce mot chez l’adulte, ce
n’est pas parce que celui-ci lit globalement mais parce que, comme
conséquence de l’expertise, différentes parties du mot sont décodées par
différents groupes de neurones qui travaillent simultanément. L’influence de
la longueur du mot sur le temps de lecture existe chez l’enfant pendant la
phase alphabétique et disparaît progressivement au fur et à mesure de
l’automatisation de la lecture mais elle réapparaît si les mots sont peu lisibles
ou s’il faut lire des pseudo-mots. Toutes les lettres sont donc décodées par
l’adulte utilisant la procédure orthographique et l’on ne peut construire cette
procédure qu’en utilisant de façon répétée la procédure de conversion
graphophonologique au cours de la phase alphabétique 2.

La lecture conçue comme une activité


purement idéo-visuelle
Une autre idée de base des méthodes globales est que la lecture est une
activité purement idéo-visuelle, c’est-à-dire qui consiste à mettre en relation
directement les idées avec ces graphismes particuliers que sont les mots
écrits 3. On fait ainsi l’impasse sur le langage oral et sur la relation entre l’oral
et l’écrit et l’on prétend pouvoir éliminer totalement le recours à la
phonologie lors de la lecture par la procédure orthographique.
Ce postulat ainsi que les prescriptions pédagogiques qui en découlent
sont discutés au chapitre 20, ici. Il suffit de redire ici qu’il a été démontré
qu’il n’y a pas de lecture purement visuelle, même chez le lecteur expert.
Telles sont les prémisses théoriques des méthodes d’apprentissage
globales et mixtes 4 de la lecture. Une première raison pour émettre des
réserves sur ces méthodes, indépendamment de toute évaluation de leur
efficacité, est donc qu’elles reposent sur des présupposés erronés.
Voyons maintenant leurs conséquences sur le fonctionnement cognitif et
sur les compétences des élèves en lecture.

La surcharge de la mémoire
Les méthodes globales impliquent la mémorisation par l’élève de tous les
mots à lire. Il est évident que c’est un travail impossible pour la mémoire. La
limite semble se situer aux alentours d’une centaine de mots. Au-delà, les
confusions commencent à s’installer entre mots qui ont les mêmes
silhouettes. Ainsi, les petits mots « outils » qui sont introduits par cœur pour
pouvoir faire lire rapidement des phrases sont très souvent mémorisés de
façon approximative et confondus pendant longtemps : l’enfant lit « elle »
pour « les », « avait » pour « avant », « par » au lieu de « pour » ou
inversement… Or ces mots sont fondamentaux pour la compréhension. La
difficulté d’apprendre à lire par une méthode globale a été bien comprise par
les Chinois, qui ont introduit dans les années 1970 le pinyin, qui traduit
l’écriture idéographique du mandarin en alphabet latin. Ce système est
devenu obligatoire dans les écoles élémentaires, les caractères chinois étant
introduits progressivement.
Les errances de la devinette
Lorsque la lecture globale d’un mot échoue, l’enseignant adepte de ces
méthodes suggère à l’élève une autre stratégie pour identifier le mot, en
évitant toujours le décodage : deviner en s’aidant du contexte (y compris des
illustrations). En tant que stratégie alternative au décodage, la « devinette »
est encore plus dangereuse que la mémorisation globale car on n’en éprouve
pas aussi vite les limites. Le lecteur-devineur peut proposer un mot qui
convient au contexte mais qui n’est qu’approchant, sans être corrigé, car sa
réponse est considérée comme bonne dès lors qu’elle préserve le sens. C’est
ainsi qu’une enseignante a validé la lecture « le lapin est sous l’arbre » alors
que la phrase écrite sous l’illustration était « le lapin est sous le sapin ». La
plupart du temps, le résultat est bien plus éloigné du texte. La nocivité de la
« lecture-devinette » est traitée de façon spécifique au chapitre 16, ici.

La confusion sur les procédures


Les méthodes globales induisent chez les élèves une représentation
erronée de l’acte de lire. Ils pensent que lire c’est reconnaître des textes qu’ils
ont appris. Ainsi, certains enfants en arrivent à dire : « Je sais lire cette phrase
(ou ce livre), mais pas les autres. » Dans les méthodes mixtes, on demande
aux élèves de mémoriser certains mots globalement, d’en déchiffrer d’autres,
de deviner ceux qui n’ont pas été mémorisés et ne sont pas encore
déchiffrables, ce qui introduit une terrible incertitude sur les opérations
cognitives à effectuer pour lire. Dans la méthode mixte « enchaînée », lorsque
le professeur aborde l’enseignement du code après plusieurs semaines de
traitement global, les élèves doivent changer radicalement de procédure : de
la photographie, on passe brusquement au déchiffrage. On comprend que
certains enfants soient déstabilisés et s’accrochent à leur première stratégie.
La méthode mixte « conjointe » maintient, quant à elle, les élèves toute
l’année dans la confusion entre les différentes stratégies présentées comme
acceptables pour lire. Face à un mot, ils ne savent jamais ce qu’ils doivent
faire : faut-il l’avoir appris et le retrouver en mémoire, faut-il le deviner ou
faut-il le décomposer ?
Il a même été très à la mode, particulièrement au cours des séances de
rééducation par les enseignants spécialisés, de demander aux élèves
d’identifier les procédures qu’ils pouvaient mettre en œuvre pour identifier un
mot, le décodage étant mis sur le même plan que la reconnaissance globale et
la devinette. Cette démarche, censée favoriser l’adoption par l’élève d’une
posture métacognitive, est non seulement une perte de temps mais une
aberration qui le désoriente. La réflexion métacognitive n’a pas sa place dans
l’apprentissage du décodage. L’élève en situation « normale », c’est-à-dire
confronté à des mots réguliers ne contenant que des graphèmes dont il a
appris la valeur phonémique, n’a pas le choix de la stratégie. La seule qui
devrait être autorisée est le décodage par la voie phonologique.

La centration sur le mot et l’utilisation


de circuits cérébraux inappropriés
Étant axées exclusivement sur le sens, les méthodes globales centrent
l’attention des élèves sur les mots alors que le niveau d’organisation de la
parole qui est pertinent pour l’apprentissage de la lecture est le niveau
infralexical des syllabes et surtout des phonèmes qui sont transcrits par les
graphèmes.
Les images de l’activité cérébrale fournies par les études utilisant l’IRM
fonctionnelle confirment l’inadéquation de ces méthodes : alors que
l’identification des mots repose normalement sur le fonctionnement de
régions et de circuits de l’hémisphère gauche, la lecture globale, qui traite les
mots comme des images, utilise des circuits situés dans l’hémisphère droit.
Ces circuits inappropriés se renforcent par la répétition et deviennent de plus
en plus difficiles à supprimer, tandis que les circuits normaux risquent de
disparaître s’ils sont insuffisamment sollicités à l’âge où l’on apprend
habituellement à lire, c’est-à-dire entre 5 et 7 ans. Il peut s’ensuivre des
difficultés rebelles à la rééducation, une fois passée cette période de
réceptivité et de plasticité maximales du cerveau pour cet apprentissage.

Des résultats inférieurs à ceux des méthodes


traditionnelles pour le décodage,
la compréhension et l’orthographe
Toutes les recherches 5 qui ont comparé les résultats en lecture,
compréhension et orthographe d’élèves ayant reçu un enseignement
systématique du code et d’élèves qui n’en ont pas reçu (autrement dit qui ont
appris par une méthode globale ou mixte) ont trouvé que les premiers étaient
nettement supérieurs dans les trois compétences. Une étude belge sur
500 élèves (Braibant & Gérard, 1996) a montré que l’effet de la méthode
d’enseignement est plus fort que celui du milieu socioculturel : en deuxième
année d’enseignement primaire les élèves de milieux défavorisés ayant reçu
un enseignement du décodage ont de meilleures performances en
identification de mots et en compréhension que les enfants de milieux
favorisés qui ont été soumis à une méthode idéo-visuelle 6.
Certaines études ont aussi montré que l’effet maître était plus important
dans les classes où l’on n’enseignait pas le code systématiquement : la
réussite de l’apprentissage dépendait alors beaucoup plus de la personne du
maître et de ses qualités pédagogiques que lorsqu’une méthode syllabique
traditionnelle était utilisée. Pour les parents, ce n’était pas très rassurant…
Il est remarquable qu’après avoir pris acte de l’inefficacité de la méthode
wholelanguage (i.e. « globale ») pour l’apprentissage de la lecture, le
ministère de l’Éducation britannique a donné dès 2011 des instructions pour
l’abandon total des flashcards et l’adoption d’une méthode qui enseigne
systématiquement les correspondances entre les lettres et les 44 phonèmes de
l’anglais. Et pourtant, l’anglais est une langue beaucoup moins transparente
que le français. Les résultats ont montré le bien-fondé de cette décision : la
proportion d’élèves atteignant le niveau de lecture attendu pour leur âge est
passée de 58 % en 2012 à 74 % en 2014 et la différence entre les élèves de
milieux défavorisés et les autres s’est réduite 7.

Traduire dans les classes les résultats


de la recherche
Maintenant, en France, il y a depuis peu un consensus entre les
chercheurs sur la nécessité d’apprendre le code et de le faire précocement.
Rares sont en effet les élèves qui découvrent par eux-mêmes le principe
alphabétique. Aujourd’hui, la majorité des maîtres enseignent explicitement
les correspondances graphèmes-phonèmes, ce qui est déjà un indéniable
progrès, mais beaucoup utilisent encore des supports de lecture non
intégralement déchiffrables, faisant ainsi perdurer les inconvénients des
méthodes mixtes décrits dans ce chapitre. Les élèves de milieux favorisés
sont souvent tirés d’affaire par leurs parents qui ont recours à une approche
traditionnelle. Ceux dont les parents s’impliquent moins, les élèves fragiles,
dyslexiques ou à risque de le devenir continuent à peiner pour entrer tant bien
que mal dans la langue écrite.
Les enseignants manquent encore d’une formation solide les aidant à
modifier leurs pratiques dans le sens d’une plus grande efficacité. La
seizième proposition du rapport de la commission de réflexion chargée de
cette question, publié en novembre 2016 (Conférence de consensus
CNESCO), avait pourtant ouvert des perspectives positives en proposant de
« conforter des modèles de formation fondés sur les démarches scientifiques,
favorisant le transfert des travaux de recherche afin de susciter et
d’accompagner l’évolution des pratiques professionnelles ». Cette suggestion
ne s’est pas concrétisée.
1. Cet argument ainsi que les exemples sont repris du livre de J. Morais, L’Art de lire, Odile
Jacob, 1994, p. 171-172.
2. Le texte suivant circulait sur Internet en 2003 : « Sleon une édtue de l’Uvinertisé de
Cmabrigde, l’odrre des ltteers dnas un mto n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que
la pmeirère et la drenèire soenit à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dnas un dsérorde ttoal et vuos
puoevz tujoruos lrie snas porlblème. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle
mmêe, mias le mot cmome un tuot. » Matt Davis, sauv.net/cmabrigde.php. Il est faux de dire que
la raison pour laquelle on peut lire ce message sans trop de difficulté est qu’on lit globalement car,
la modification de l’ordre des lettres changeant le contour du mot, on devrait avoir encore plus de
difficulté à le reconnaître en lecture globale. L’analyse de Stanislas Dehaene est que c’est parce
que le cerveau analyse les lettres et est sensible aux paires de lettres que la lecture peut s’effectuer
sans trop de difficulté. En laissant à leur place la première et la dernière lettre, on préserve une
grande partie des suites de deux lettres (digrammes) et les neurones qui répondent à ces
digrammes sont activés. On peut montrer qu’on peut lire de tels messages en proportion directe du
nombre de digrammes qui sont préservés. Mais de toute façon la lecture est toujours très ralentie.
3. D’après Foucambert, « toutes les langues écrites peuvent être apprises dans l’ignorance d’une
langue orale qui leur correspond » (Les Actes de lecture, juin 2003, no 82).
4. Pour simplifier, dans la suite du texte on dira seulement « les méthodes globales ». Mais les
commentaires s’appliquent aussi aux méthodes mixtes dans la mesure où elles intègrent des
moments d’apprentissage global.
5. Par exemple, Goigoux (2000) et surtout une méta-analyse de très grande ampleur réalisée en
2001 aux États-Unis par Ehri et al. pour le National Reading Panel.
6. Commentant ces résultats lors d’une conférence au Collège de France, Liliane Sprenger-
Charolles avança – bien évidemment comme une boutade – l’idée que l’on pourrait réduire les
inégalités scolaires d’origine sociale en exposant les élèves de milieux favorisés à une méthode
globale et ceux de milieux défavorisés à une méthode centrée sur le décodage.
7. Department for Education Phonics screening check and key stage 1 assessment in England,
2019.
CHAPITRE 23

Comment les parents peuvent-ils


aider leur enfant de CP à apprendre
à lire ?

L’attention portée par les parents au travail scolaire d’un enfant est un
facteur de réussite avéré. L’apprentissage de la lecture étant un moment
décisif qui a des répercussions sur toute la scolarité ultérieure, il est important
que les parents suivent de près son déroulement. Les enseignants, conscients
de la nécessité de la répétition pour bien fixer les nouvelles connaissances,
sont d’ailleurs demandeurs de cette participation des familles. Il a été montré
que même lorsque les parents sont illettrés, le simple fait de manifester de
l’intérêt pour ce qui a été fait en classe et d’écouter l’enfant réviser ses leçons
a un impact positif. Mais une aide plus éclairée est bien sûr préférable. Ce
chapitre se concentre sur l’année de CP. On ne reviendra donc pas sur les
effets bénéfiques des pratiques familiales qui, depuis le plus jeune âge et bien
au-delà du CP, visent à faire aimer les livres, à développer le vocabulaire, à
jouer avec les mots et les sons.

Être rassurant aux côtés de l’enfant


Quand l’enfant entre au cours préparatoire, les attentes et les inquiétudes
de ses proches pèsent inévitablement sur lui. Il faut éviter que les adultes ne
communiquent à l’enfant leur anxiété ; lors de cette transition importante, les
parents doivent lui offrir au contraire un accompagnement à la fois efficace et
sécurisant : efficace car l’aide individuelle à la maison permet de suivre
l’activité intellectuelle de l’enfant instant par instant, ce qui est impossible
dans la situation collective de la classe ; sécurisant car avec sa mère ou son
père l’enfant devrait avoir moins peur de se tromper qu’en classe. Il est
important de ne pas se montrer trop impatient et exigeant. Un temps de
maturation est nécessaire à cet apprentissage long et complexe qui se poursuit
au-delà du CP.

Être conscient de la complexité cognitive


de ce qui est demandé
Les adultes qui lisent comme ils respirent ont du mal à imaginer la
complexité des mécanismes cognitifs impliqués dans l’apprentissage de la
lecture. Apprendre à lire, c’est comprendre le système alphabétique de notre
langue, c’est-à-dire comprendre que les sons que l’on entend s’écrivent avec
des lettres et qu’en combinant les lettres, on forme des syllabes et des mots.
Sans même entrer dans les complexités particulières au français, lire un mot
de structure très simple tel que « camarade » implique de bien distinguer les
lettres les unes des autres et les sons les uns des autres, d’avoir mémorisé
l’association entre chaque lettre et le son qu’elle code, et ensuite de savoir
combiner les sons des lettres pour former des syllabes que l’on garde en
mémoire pour former des mots. Même si une partie du chemin a été
parcourue à l’école maternelle, en début d’année, il est naturel que l’enfant
rencontre des difficultés. L’une des plus fréquentes et des plus tenaces, dont
les parents doivent être informés, est un effet pervers de l’apprentissage du
nom des lettres en maternelle. Il n’est pas du tout logique d’expliquer à
l’enfant que la lettre M (prononcée [ɛm]) et la lettre A (prononcée [a]) font
[ma]. Ce qui serait logique serait qu’elles fassent [ɛma] (èma). La différence
entre le nom et le son des lettres est encore plus compliquée à comprendre
pour les enfants dans la mesure où elle ne concerne que les consonnes, alors
que pour les voyelles nom et son sont identiques. Comme ce sont les sons des
lettres qu’il faut combiner pour lire, les parents doivent donc faire très
attention à parler le plus possible du son des lettres et le moins possible de
leur nom au moment où les enfants commencent à apprendre à lire.

Respecter les conditions nécessaires à tout


apprentissage
Pour aider efficacement un enfant dans son apprentissage de la lecture, il
est nécessaire de connaître les conditions qui favorisent tous les
apprentissages. Selon Stanislas Dehaene (2020), il y a quatre piliers de
l’apprentissage : l’attention ; l’engagement actif ; le retour d’information ; la
consolidation. Les parents doivent s’efforcer de créer ces conditions.
1° Choisir le bon moment pour que l’enfant soit attentif. L’enfant,
fatigué de sa journée de classe, tire profit d’un moment de détente et d’un
goûter tranquille avant de se mettre au travail à la maison. Pour qu’il
aborde ses leçons dans la sérénité il doit d’abord avoir pu parler avec
l’adulte des événements marquants de sa journée d’école et en particulier
des éventuels épisodes désagréables (mauvaise note, punition, dispute
avec des camarades…) ; le souvenir de ces mauvais moments et la
préoccupation pour la réaction de l’adulte ne doivent plus parasiter son
esprit au moment où il se remet à l’étude. L’horaire de début du travail
doit être fixe, pour couper court aux négociations quotidiennes. Sa durée
ne devrait pas dépasser une vingtaine de minutes pour éviter la surcharge
cognitive et la dispersion. Afin de prévenir les conflits, on peut utiliser un
minuteur qui signalera la fin de la séance. Et si l’enfant n’a pas encore
terminé son travail, il lui sera possible de s’y remettre le matin avant de
partir à l’école. Si le besoin s’en fait sentir, on peut arrêter le minuteur et
couper la séance par des temps de récupération où l’enfant a le droit de se
déplacer et de se détendre. Pour instaurer un climat de travail, il est
recommandé de s’isoler avec l’enfant dans une pièce en bannissant tout
distracteur (télévision, musique). Poser à l’enfant quelques questions sur
ce qu’il a appris en classe, sans ouvrir les cahiers, permet de créer les
conditions d’une attention conjointe.
2° Obtenir de l’enfant un engagement actif. Il est important d’expliquer
plusieurs fois à l’enfant, surtout en début d’année, ce qu’il va apprendre,
comment il va apprendre, en l’occurrence ce qu’est apprendre à lire. Lui
indiquer clairement le sens des apprentissages, les critères de réussite,
agit sur sa motivation ; fixer avec lui des objectifs réalisables à court
terme (exemple : « Tu dois être en mesure de déchiffrer ces 10 syllabes le
plus vite possible ») et lui apprendre à se situer dans la progression de ses
apprentissages (« ce que je sais, ce que je sais faire et ce que je ne sais
pas encore faire ») participe au développement de son autonomie et lui
permet de mieux percevoir les étapes à franchir.
3° Donner des informations en retour aux réponses de l’enfant. Tout en
la dédramatisant, il est nécessaire de faire sans délai un retour sur chaque
erreur et d’en expliciter la cause. Les sources d’erreur sont multiples et la
situation duelle facilite leur correction. La confusion de graphèmes (b/p,
d/b, ch/j) est fréquente en début d’année surtout s’ils ont été étudiés en
classe successivement. Lorsque l’enfant bute sur un mot, la tentation de la
devinette l’amène parfois à faire l’économie du déchiffrage et à lire arbre
plutôt que chêne, guidé par le contexte de la phrase. Systématiquement, il
faut lui rappeler ce qu’est l’acte de lire, et l’aider à segmenter le mot en
syllabes pour le déchiffrer. Il arrive aussi que l’enfant pense reconnaître
un mot en en déchiffrant seulement la première syllabe et se trompe. Il est
alors nécessaire de lui montrer la nécessité de lire l’intégralité du mot et
de tenir compte de la place de chaque lettre. Beaucoup de complexités du
français seront source d’erreurs au fur et à mesure qu’on avancera dans
l’année et il faudra les corriger sans délai. Ce sont par exemple les règles
positionnelles qui régissent la prononciation des lettres en fonction de
celles qui les entourent (la valeur [ʒ] du « s » entre deux voyelles, les
valeurs douces ou dures du « c » et du « g », ainsi que la prononciation de
tous les graphèmes complexes qui n’est pas la juxtaposition des sons de
chaque lettre). Un découpage syllabique incorrect conduit à une lecture
incorrecte : l’enfant lit par exemple « ban/ane » au lieu de « ba/na/ne ». Il
est important de renforcer la connaissance des frontières entre les syllabes
en construisant des listes analogiques (exemple : banc, rang, rangée, flan,
chanter, plan par opposition à banane, planer, cabane, panier). Les lettres
muettes donnent aussi souvent lieu à des erreurs (« ils jouent » par
opposition avec « le vent ») et nécessitent des explicitations.
4° Consolider les acquis. L’entraînement, la répétition, la régularité
garantissent les progrès. En ce qui concerne la lecture, c’est la répétition
qui permet l’automatisation du décodage nécessaire à la compréhension
et au plaisir de la lecture. Il est important de revenir avec l’enfant sur ce
qui a été fait antérieurement en classe pour consolider les acquis. Une
révision des correspondances graphophonémiques déjà étudiées
s’effectue automatiquement par le biais des textes proposés dans chaque
leçon, qui, devenant de plus en plus longs, en réutilisent une grande
partie. Mais un rappel périodique, incluant du matériel non significatif
(syllabes et pseudo-mots) n’est pas inutile. Au cas où le maître n’en
programme pas, ce sera à l’adulte qui suit le travail scolaire de l’enfant de
le faire.
En début de CP, des leçons à réviser
qui peuvent être très différentes
Si le maître suit une méthode strictement syllabique, le matériel proposé
pour la relecture à la maison sera simple et la tâche de l’adulte en sera
facilitée. Les premières leçons consisteront à redire le son des voyelles puis,
dès l’introduction des consonnes, l’enfant devra relire des syllabes, quelques
mots formés avec ces syllabes et des phrases courtes, l’ensemble ne
comprenant que des lettres dont les valeurs phonémiques ont été étudiées. Si,
par exemple, après avoir appris le son des voyelles, la première consonne
introduite est le « l » (comme c’est souvent le cas), la leçon pourra consister à
relire « le », « la », « Léo », « Léa a lu », « le li(t) 1 ». Il peut encore arriver
que le manuel utilisé en classe soit un manuel mixte proposant en début
d’année des textes qui ne sont pas déchiffrables à 100 % 2. Dans ce cas,
l’enseignement de la combinatoire en classe est différé ; il est alors demandé
à l’élève, pendant plusieurs semaines, de mémoriser le texte étudié et de
reconnaître la forme des mots. Cette démarche est très préjudiciable à
l’apprentissage 3 et elle est coûteuse pour l’enfant car reconnaître des mots est
un exercice difficile dont la réussite dépend de ses capacités de mémorisation.
Néanmoins, le choix du manuel appartenant à l’enseignant, il convient
d’accompagner au mieux l’enfant pour l’aider à faire ce qui lui est demandé
en classe, tout en lui apprenant véritablement à déchiffrer et ce, dès le début
de l’année.
Nous prendrons comme exemple le manuel Ribambelle qui, dans
l’enquête Formalect, de Jérôme Deauvieau, vient en cinquième position sur
les dix manuels les plus utilisés. Ce manuel est composé de plusieurs albums.
Si le maître commence l’année avec l’album Si j’étais… l’élève pourrait
devoir relire la phrase : « Si j’étais une libellule, je volerais jusqu’à la lune 4. »
Le guide pédagogique indique : 1° que « Si j’étais » étant le titre de l’album,
ce morceau de phrase a été rencontré et doit donc être reconnu par l’élève ; et
2° que les combinaisons syllabiques du « l » avec les différentes voyelles ont
été explicitement enseignées. Nonobstant, ce texte est illisible à ce stade de
l’apprentissage : d’une part, « Si j’étais » n’est pas lu, mais vaguement
reconnu. L’adulte peut le vérifier en proposant à l’enfant de lire « Si j’élais »
ou « Si j’éfais ». Si la substitution de lettre n’est pas découverte, c’est que
l’enfant n’a pas lu, mais récité par cœur.
D’autre part, dans le reste du texte, 12 correspondances
graphophonémiques sur 31 (soit plus de 38 %) sont encore inconnues, sans
compter l’apostrophe : n (rencontré deux fois), b, el, j (deux fois), v, r, ai, s
lettre muette (deux fois). Voici ce que l’enfant peut vraiment lire : (si j’étais)
u_e li__lule _e _ole___ _u__u’à la lu_e. Malgré tout, il énoncera la phrase
impeccablement.
Que peut faire l’adulte dans une telle situation ? Il faudrait enseigner 8
correspondances graphophonémiques pour rendre le texte lisible par l’enfant
(et même 10 si on veut aussi que « si j’étais » puisse être vraiment décodé). Il
n’est pas envisageable de faire cela en un soir, alors qu’on n’est même pas
sûr qu’il ait compris le principe alphabétique. Mais, malgré ce support
totalement inapproprié, il est cependant possible d’aider son enfant de façon
utile.

Vérifier que les lettres ou les syllabes


travaillées en classe ont été mémorisées
Tout d’abord, quelle que soit la méthode utilisée par le maître, nous
l’avons dit, l’adulte doit vérifier que les lettres ou les syllabes qui ont été
travaillées en classe sont bien acquises. Dans notre exemple, les deux élèves
fictifs doivent avoir appris à lire les syllabes composées de « l » suivi d’une
voyelle. Dans la méthode syllabique, ces syllabes font partie du matériel à
relire à la maison. Dans la phrase de Ribambelle, les syllabes « la », « li »,
« lu » et « le » apparaissent aussi, mais elles sont incluses dans des mots.
L’adulte a donc un petit travail supplémentaire : pour obliger l’enfant à lire
les syllabes, il faut les isoler du reste du texte, par exemple en découpant dans
une feuille de papier une petite fenêtre que l’on déplace sur la ligne de façon
que ne soient visibles que les deux lettres qui doivent être lues. On fera aussi
lire « lé » et « lo » qui ont été vues en classe.

S’assurer que l’enfant a bien compris


le principe de la combinatoire
En tout début d’année de CP, ce dont l’adulte qui supervise les leçons
doit s’assurer, c’est que l’enfant accède à la compréhension du principe
alphabétique et de la combinatoire. C’est pourquoi il ne doit pas en rester à la
simple relecture des syllabes étudiées en classe. Il doit s’assurer que celles-ci
n’ont pas été simplement photographiées ou retenues globalement mais que
l’enfant connaît les valeurs sonores de chacune des lettres et a compris
comment les phonèmes se combinent. On demandera donc à l’enfant
d’expliquer pourquoi « lo » se lit [lo] et « li » [li], etc. Si la justification n’est
pas satisfaisante, l’adulte doit revenir sur le son de chaque lettre en
l’allongeant et sur la fusion des phonèmes [lllll… ooo…], [lllll… iii…],
[lllll… aaa…], etc. 5. C’est très important et urgent car si le maître avance et
introduit de nouvelles consonnes alors que l’enfant n’a pas encore compris le
fonctionnement général du code, celui-ci va développer des stratégies
alternatives au décodage (deviner, mémoriser sur la base de quelques indices)
qui, si elles deviennent habituelles, l’empêcheront de progresser en lecture.
Il peut être utile de faire avec l’enfant un tableau récapitulatif des
graphèmes étudiés accompagnés de leur mot de référence pour en favoriser la
mémorisation.
Pour ce soir-là, notre élève exposé à la méthode syllabique aura terminé
son travail. Il faudra attendre la leçon suivante avec l’introduction d’une
deuxième consonne, par exemple le « v », pour vérifier la pleine
compréhension du principe alphabétique. On pourra alors interroger l’enfant
sur « la », « vi », « lo », « lu », « vu », en lui demandant toujours de justifier
sa réponse par le « son » de chaque lettre… C’est une règle générale en
pédagogie que de toujours demander aux élèves de justifier leurs réponses. À
ce moment clé de l’apprentissage de la lecture, cela est particulièrement
important.

En cas de méthode mixte, un compromis


est nécessaire
Pour ce qui est de l’élève soumis à la méthode mixte, après avoir relu les
syllabes, il n’a pas l’impression d’avoir fait le travail demandé par son maître.
Mais son travail, la lecture de la phrase, nous l’avons vu, est infaisable. Ce
n’est pas la peine de s’emporter contre l’enseignant car, à moins de changer
l’enfant d’école, enfant et parents vont devoir s’en accommoder toute
l’année. Pour ce premier soir, l’adulte peut expliquer à son enfant que le
maître a dit qu’il fallait relire la phrase mais qu’en réalité, il a bien
conscience que ses élèves ne savent pas encore suffisamment de choses pour
la lire vraiment et que ce qu’il demande c’est juste de la dire en montrant du
doigt chaque mot. On peut faire faire cela à l’enfant… C’est du global, mais
il faut un peu transiger et cela consolide la notion de « mot » à l’oral et à
l’écrit. Ce que l’adulte peut faire de plus, c’est essayer de voir si l’enfant est
capable de lire d’autres syllabes de la phrase quand on les isole dans la petite
fenêtre qui a été fabriquée (« ne » de « une » ou de « lune », « je », « vo » de
« volerais »), en exigeant toujours une justification de la réponse. On peut
aussi lui proposer d’apprendre une autre consonne présente dans la phrase,
ainsi que sa combinaison avec les différentes voyelles, ce qui lui permettrait
de décoder une plus grande partie de la phrase.

Quand le support de la leçon est un texte


composé en classe
Une situation proche est celle instaurée par des maîtres qui reprennent
certaines idées de Freinet, selon une méthode dite « naturelle 6 ». Ils
n’utilisent pas de manuel mais écrivent avec les élèves et sous leur dictée un
texte imaginé qui servira de support à la leçon de lecture. Le travail du soir
consiste surtout à relire l’ensemble du texte et à identifier des mots. Ce n’est
qu’ultérieurement que le découpage syllabique est enseigné. Bien sûr, là aussi
il faut faire ce qu’a demandé l’enseignant ; mais le texte a été lu tellement de
fois en classe que la plupart des enfants le connaissent par cœur. Comme
dans le cas du manuel de méthode mixte, pour que la séance de révision à la
maison soit profitable, il faut utiliser le support fourni par l’école comme
prétexte à des activités de décodage à la portée de l’enfant (décodage de
syllabes isolées).

Quelques suggestions pour faire réviser


une leçon qui contient des mots que l’enfant
ne peut pas décoder intégralement
Lui demander (s’il ne connaît pas le texte par cœur) de lire ce qu’il peut,
ce dont il se souvient, ce qu’il a repéré.
Bien lui expliquer que c’est une tâche de reconnaissance et de
mémorisation qu’on lui a donnée et non une tâche de lecture.
Pour alléger le travail de la mémoire, lui lire à haute voix plusieurs fois le
texte ou la phrase en pointant chaque mot lu.
Lire un mot du texte et lui demander de le retrouver ; orienter son
attention sur les lettres qu’il a déjà repérées et sur la composition du mot.
Lire une partie de la phrase ou du texte, et demander à l’enfant de
montrer où on s’est arrêté.
Et surtout, faire lire des syllabes isolées en vérifiant toujours qu’il
identifie bien le son de chaque lettre.
L’aider à identifier des mots du texte contenant les syllabes qu’on vient
de lui faire lire et trouver avec lui d’autres mots contenant ces mêmes
syllabes.
Si le manuel utilisé en classe propose des leçons de sons avec, pour un
seul phonème, plusieurs graphèmes ([o] au, eau, o, ô), réaliser avec lui
une fiche mémo contenant les graphèmes à mémoriser accompagnés de
mots référents.
Expliquer à l’enfant que pour former certains sons on utilise plusieurs
lettres inséparables (oi, ou, ch, on, ein, ai, etc.) et qu’il existe des lettres
muettes à la fin des mots.
Lui montrer de façon très explicite comment on s’y prend pour lire un
mot inconnu, en guidant le regard de la gauche du mot vers la droite, en
repérant les lettres qui forment la première syllabe, en traitant le mot
syllabe par syllabe, tout en gardant en mémoire le début du mot déjà
décodé.
Faire encoder (écrire sans modèle) des mots simples contenant une, puis
deux, puis trois ou quatre syllabes en utilisant une stratégie immuable
telle que :
je prononce le mot (par exemple domino) ;
je scande le mot en syllabes (do-mi-no) ;
je prononce la première syllabe (do) ;
j’analyse ce qu’elle contient (des phonèmes [dɔ]) ;
je fais correspondre les phonèmes avec les graphèmes et j’écris ma
première syllabe (do) ;
je m’apprête à écrire la deuxième syllabe à droite de la première et je
fais de même avec la deuxième syllabe ([mi] → mi) et avec la
troisième ([no] → no) ;
je relis le mot entier pour vérifier la justesse des correspondances
graphèmes-phonèmes (domino → [dɔmino]).
Si cette stratégie a été régulièrement pratiquée, l’enfant la réutilisera
spontanément en classe lors de la dictée de mots.

S’assurer dès le premier jour que l’enfant


lit pour comprendre
L’adulte qui supervise les leçons doit s’assurer en premier lieu que
l’enfant comprend le fonctionnement du code écrit. Sa deuxième
préoccupation doit être la compréhension de ce qui est lu. Dès les premières
leçons, il y a quelques mots et de petites phrases contenant les syllabes
étudiées. À partir du moment où l’enfant lit autre chose que des syllabes sans
signification ou des non-mots, on doit s’assurer qu’il met en œuvre, en plus
de ses compétences de décodage, ses compétences de compréhension. En
règle générale, l’enfant cherche spontanément du sens. Par exemple s’il vient
de décoder « la pi-le » il dira spontanément : « Ah oui ! La pile pour mettre
dans les voitures télécommandées ! » ou encore : « Une pile de Kapla ! »
Mais en début d’apprentissage, la compréhension est rendue
particulièrement difficile par la lenteur du décodage. L’enfant qui lit syllabe
par syllabe a souvent oublié le début d’un mot lorsqu’il arrive au bout,
surtout s’il y a plus de deux syllabes. Certains enfants ont besoin qu’on leur
dise explicitement qu’ils doivent retenir au fur et à mesure les morceaux du
mot qu’ils décodent. Si, malgré tout, l’enfant ne réussit pas à reconstituer la
forme sonore d’un mot ânonné, il faut faire recommencer le décodage, qui ira
certainement plus vite, en donnant, si nécessaire, un peu d’aide. En effet, il
faut avoir conscience de la difficulté de cette tâche multiple : l’enfant doit à la
fois retrouver dans sa mémoire les sons des lettres, les fusionner en syllabes,
mémoriser les syllabes au fur et à mesure pour finalement reconstituer la
prononciation du mot et accéder à sa signification. Si l’enfant ne réagit pas
clairement à la signification du mot lu, le parent devra s’assurer qu’il s’en est
bien fait une représentation mentale et ne s’est pas limité à énoncer des sons :
« Répète le mot que tu as lu », « Tu sais ce que c’est, une pile ? À quoi ça
sert ? Où est-ce qu’il y en a dans la maison ? » Et, bien sûr, si l’enfant ne
connaît pas la signification du mot lu, on en profite pour accroître son
vocabulaire. La vérification de la compréhension est encore plus nécessaire
lorsque le matériel lu se complexifie en phrases et en textes de longueur
croissante. Cette question sera traitée dans la cinquième partie de ce livre.
Une difficulté qui peut surgir à l’occasion du travail à la maison est que
l’enfant accepte volontiers d’exécuter les tâches prescrites par son enseignant
mais renâcle pour toute exigence supplémentaire venant des parents. Dans ce
cas, ce sera aux parents d’évaluer si, en s’en tenant à ce qui est demandé par
le maître, ils peuvent être certains que l’enfant décode vraiment, comprend ce
qu’il lit et a bien mémorisé tout ce qui lui a été enseigné. Dans le cas
contraire ils devront utiliser tout leur pouvoir de persuasion pour faire
accepter le nécessaire travail additionnel.
1. Dans beaucoup de méthodes les lettres muettes en fin de mot sont écrites en gris clair et les
élèves comprennent vite qu’ils n’ont, pour le moment, pas à s’en préoccuper.
2. Dans beaucoup d’écoles les enseignants utilisent le même manuel pendant plusieurs années par
manque de crédits pour le renouveler ou par habitude. Cette non-conformité aux instructions
officielles actuelles a été constatée dans l’enquête Formalect de J. Deauvieau et P. Gioia,
largement citée dans notre introduction.
3. Voir le chapitre 22 « Que penser des méthodes globales et mixtes d’apprentissage de la
lecture ? », ici.
4. Passons sur l’absurdité du texte ! L’intérêt des textes proposés aux enfants est pourtant un
argument donné en faveur des manuels à départ global.
5. Voir le chapitre 10 « Comment faire comprendre le principe alphabétique », ici.
6. Les adeptes de cette méthode encore en vigueur pensent entretenir la motivation des élèves en
leur faisant produire eux-mêmes les supports de lecture.
CHAPITRE 24

Comment inscrire la lecture dans


la vie des enfants ?

« Le temps de lire, comme le temps d’aimer, dilate le temps de vivre. »


Daniel PENNAC, Comme un roman (1992).

La lecture répond à des exigences sociales, scolaires et professionnelles.


Déterminante pour l’avenir des enfants, elle est la compétence de base pour
accéder aux autres apprentissages et avancer dans le parcours scolaire. Mais
lire n’est pas seulement un savoir-faire utile, c’est une activité qui participe à
l’épanouissement d’un être humain, donnant accès à une pensée structurée au
service du statut d’adulte et de citoyen. Lire, c’est enrichir ses capacités
langagières, ses connaissances, sa pensée et sa sensibilité. Lire permet de
s’ouvrir au monde et aux différentes civilisations, mais aussi d’éprouver le
sentiment d’appartenir à une histoire, à des valeurs, à une culture. Lire donne
l’occasion de s’émouvoir, de se reconnaître dans la vie d’un héros, de
changer d’identité en entrant dans la peau d’un personnage, de rêver et
d’imaginer. Le livre est une fenêtre sur le monde, un instrument
d’émancipation, un outil de socialisation ; il peut aussi tenir lieu de refuge et
a des vertus consolatrices. Primo Levi, dans son livre Si c’est un homme
(1987), évoque les déportés qui, au cœur de l’adversité, dans l’enfer
concentrationnaire, récitaient des vers de Dante. Il semble dire que survivent
les œuvres lues et que les hommes survivent avec ce souvenir.

Une situation préoccupante au niveau


national
Les constats sont éloquents. Selon une étude de la Direction de
l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) menée en 2018,
22,4 % des 710 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans qui ont effectué leur Journée
défense et citoyenneté (JDC) maîtrisent mal la lecture. Leur déchiffrage est
lent et leur compréhension de ce qui est lu, faible. Selon l’évaluation PISA 1,
entre 2000 et 2018, le score de la France en lecture a subi des fluctuations :
en 2000, il est de 505 ; il diminue et atteint son niveau le plus bas en 2006
avec 488 points pour revenir à 505 en 2012 mais il rechute encore en 2015 et
en 2018 où il s’établit à 493. Au total, il a diminué de 12 points sur cette
période. En compréhension de l’écrit, majeure de l’enquête 2018, le score
moyen de la France se situe légèrement au-dessus de la moyenne des pays de
l’OCDE. Après une hausse entre 2000 et 2009, ce score est resté stable ainsi
que la proportion d’élèves dans les bas niveaux, mais le pourcentage des
élèves les plus faibles a augmenté de presque 6 % pour passer de 15,2 à
20,9 % et les écarts de niveau entre les plus performants et les moins
performants sont très importants. La France stagne au niveau scolaire et les
résultats sont parmi les plus fortement corrélés des pays de l’OCDE avec le
niveau socio-économique et culturel des familles. En France, il n’y a pas eu
de « choc PISA », comme dans certains pays, dont l’Allemagne, qui se sont
relevés à la suite d’une prise de conscience du niveau préoccupant des élèves.
Dans l’enquête internationale PIRLS qui évalue tous les cinq ans les
compétences en compréhension de l’écrit des élèves de la quatrième année de
primaire (CM1), en 2021, la France obtient un score moyen de 514, inférieur
de 13 points à la moyenne européenne. 6 % des élèves ne maîtrisent pas les
connaissances élémentaires et sont en dessous du niveau bas. C’est à peu près
la même proportion que dans les autres pays de l’Union européenne mais il y
a moins d’élèves de niveau avancé et élevé en France que dans les autres
pays.
Souvent invisible, l’illettrisme est une réalité dans notre pays.
2,5 millions de personnes sont concernées, soit 7 % de la population
scolarisée en France et âgée de 18 à 65 ans 2. Parallèlement, plusieurs études
montrent que le temps consacré à la lecture baisse de plus en plus.

Un constat : le désintérêt des jeunes pour


les livres progresse
La baisse de la lecture chez les adolescents a été très importante au cours
des trente dernières années. Régulièrement, les enquêtes de l’OCDE montrent
que les filles ont de meilleurs résultats que les garçons en lecture, tout au long
de leur scolarité. Cette supériorité des filles est constatée dans tous les pays
de l’OCDE, à l’exception de la Corée. Le temps d’exposition aux livres en est
une des causes : davantage de filles que de garçons consacrent au moins
trente minutes par jour à lire par plaisir (questionnaire déclaratif, PISA 2018).
Une des raisons liées à la baisse du temps passé à lire est l’exposition
prolongée aux écrans et la fascination pour l’image au détriment du texte.
Des jeux vidéo addictifs captent l’attention des enfants, les isolent de leur
entourage, appauvrissent les relations interindividuelles, émoussent la
curiosité, entravent le développement de l’imaginaire et les éloignent
définitivement du monde des livres. Ne pourrait-on envisager à la maison la
mise en veille des appareils et des écrans au profit de moments partagés,
consacrés à la lecture, lors desquels la famille se plonge dans un livre
quelques minutes… ou quelques heures ?
La période de l’adolescence, avec son lot de tourments et d’inquiétudes,
détourne les jeunes des livres. En proie aux incertitudes liées à un contexte
sociétal et environnemental aux perspectives incertaines, ils privilégient
l’image. Ne devons-nous pas y voir un refus de l’intériorité et de la
fabrication d’images que suscite la lecture ? Le livre n’est-il pas un miroir qui
nous envoie un reflet de notre âme ?

À l’heure de la lecture numérique


Si la lecture des romans peut paraître menacée par le manque
d’endurance de l’adolescent à lire des textes longs, la multiplicité des
supports de lecture qui s’offre à lui par le canal numérique est indéniable.
L’adolescent d’aujourd’hui appartient à une génération qui est la première à
découvrir l’ensemble des supports de lecture et à multiplier les usages et les
pratiques de lecture diversifiées. Le transfert de la lecture du livre imprimé
vers celle des écrans pourrait traduire un regain d’intérêt à l’égard de l’écrit.
Toutefois, la navigation dans le texte électronique engendre des
difficultés sous-estimées ; souvent source de surcharge cognitive, elle
nécessite un apprentissage spécifique et un étayage de l’adulte tout au long de
la scolarité. Le lecteur doit développer des habiletés spécifiques simultanées :
examen visuel rapide du texte, traitement agile de contenus variés (textuels,
iconographiques, sonores), utilisation de liens aux niveaux multiples, maîtrise
des différents registres de lecture, saisie et traitement d’informations
fragmentées et discontinues, évaluation de l’adéquation du contenu à la
recherche menée. L’utilisation et la compréhension des hypertextes
nécessitent des stratégies spécifiques. À l’école primaire, le décodage des
mots est plus lent et plus sujet à erreurs sur écran que sur papier. Au collège
et au lycée, les professeurs documentalistes, et tous les enseignants dans leur
contexte disciplinaire, doivent veiller à travailler ces habiletés avec leurs
élèves, sous peine de renforcer la fracture numérique en plus de la fracture en
lecture.

L’endurance en lecture, condition du plaisir


de lire
En matière de lecture, les plus grandes inégalités se manifestent entre
ceux qui sont en mesure de lire avec plaisir un ouvrage entier et ceux qui
peinent, sous la contrainte ou la nécessité, à aller au bout de deux pages, et ne
manifestent ni endurance ni goût pour un exercice qui leur est pénible.
À l’école, l’endurance en lecture n’est possible que lorsque
l’automatisation complète des procédés de décodage allège la tâche cognitive
du lecteur. La lecture est alors fluente 3, le lecteur se déplaçant rapidement et
sans effort particulier dans le texte. Une absence de fluence place les élèves
faibles lecteurs et dyslexiques en grande difficulté. Plus sa lecture est lente,
hésitante et laborieuse, plus l’enfant rechigne à poursuivre une tâche qui
exige un énorme effort cognitif. La pédagogie de l’apprentissage de la
lecture, ayant pour but une lecture automatisée, est largement développée
dans cet ouvrage.
Au-delà de la classe de cours préparatoire, les obstacles sémantiques
rencontrés en lecture sont une autre source de déconcentration et d’abandon.
Lire longtemps sans se laisser distraire n’est pas donné à tous les écoliers.
Beaucoup « décrochent » face aux difficultés liées au sens des mots et à la
syntaxe. Combattre le déficit lexical à l’école s’avère crucial. Les dimensions
sémantique, morphologique et historique des mots doivent être enseignées
avec rigueur et régularité. Les activités spécifiques mettant en évidence le
fonctionnement des mots en réseaux faciliteront leur mémorisation.
L’enseignement de stratégies de compréhension, transférables à tous les
textes, doit contribuer à améliorer les capacités de concentration de ces
élèves : ils y apprennent à mieux utiliser leur mémoire de travail pour
identifier, enregistrer, rechercher et traiter les informations d’un texte ; ils
apprennent à s’autoriser des retours en arrière pour lever des ambiguïtés, à
s’appuyer sur le contexte pour accéder au sens d’un mot inconnu et à établir
des liens avec des textes connus. Le renforcement de ces compétences en
compréhension bénéficie à l’endurance en lecture. Une application sur
tablette privilégiant les lectures longues, « La machine à lire », a été conçue
par Alain Bentolila, universitaire linguiste, et expérimentée en 2016 dans
certaines écoles. Son objectif est d’accroître la capacité des élèves à lire des
textes de plus en plus longs. Le dispositif repose sur l’alternance entre des
phases d’écoute d’un livre et des phases de lecture, les premières étant
progressivement réduites tandis que les secondes s’allongent. La machine à
lire concerne prioritairement les élèves du CM1 à la 5e. Elle sera disponible
pour les écoles primaires à la rentrée 2023 et son utilisation devrait être
généralisée partout en France.
Les habiletés de déchiffrage et de compréhension ne sont cependant pas
suffisantes pour que le lecteur trouve une motivation intrinsèque à la lecture.
Le goût de la lecture n’est ni naturel, ni spontané. Il est bien sûr lié à
l’apprentissage en milieu scolaire, mais dépend aussi de la place donnée au
livre à l’école et à la maison.

Une politique volontariste en faveur


de la lecture, dès l’école maternelle
On sait que le milieu social joue un rôle non négligeable dans le
développement du goût de lire. Pour les élèves précarisés ou ne vivant pas
dans la culture de la lecture à la maison, l’entrée dans l’écrit en milieu
scolaire peut s’avérer plus délicate. La mission de l’école de la République,
dans un souci d’équité, est de favoriser la réussite scolaire des enfants dont la
famille est éloignée de la culture scolaire pour des raisons sociales, culturelles
ou linguistiques, et d’agir pour que chacun puisse s’ouvrir à la culture et
débuter sa vie de citoyen. De ce fait, la littérature de jeunesse a une place
primordiale à l’école. Les programmes officiels de 2002 préconisaient que les
ouvrages de littérature de jeunesse constituent la base culturelle de
l’enseignement de la langue écrite et qu’il était essentiel que les élèves
puissent accéder, très jeunes, à une culture littéraire par la fréquentation
régulière des livres de jeunesse et leur mise en réseau. Ils déclaraient que le
livre de jeunesse est un objet culturel nécessaire au développement de
l’enfant et aux apprentissages de l’élève à l’école maternelle. José Morais
(1998) souligne, pour sa part, que l’école maternelle donne un statut au livre,
qui deviendra un compagnon indispensable à la scolarité et à la vie de
citoyen. Plus récemment, les instructions officielles 4 insistent sur le rôle de
l’école maternelle qui est de préparer les enfants aux premières utilisations
maîtrisées de l’écrit en cycle 2, en leur offrant une fréquentation très régulière
de la langue de l’écrit, fort différente de l’oral de communication, l’enjeu
étant de les habituer à entendre du langage écrit afin d’en comprendre le
contenu. L’enseignant prend alors en charge des lectures offertes, oriente et
anime les échanges qui suivent l’écoute. La progressivité réside
essentiellement dans le choix de textes de plus en plus longs et éloignés de
l’oral ; si la littérature de jeunesse y a une grande place, les textes
documentaires ne sont pas négligés.
Pour favoriser la pratique de la lecture et donner toute sa place au livre,
plusieurs dispositifs ont vu le jour ces dernières années : le ministère de
l’Éducation nationale conçoit et assure la promotion de différents concours
nationaux (Les Petits Champions de la lecture) ; un « quart d’heure lecture »
a été instauré chaque jour à l’école et au collège ; une grande fête annuelle est
organisée dans les établissements scolaires 5. Enfin, le ministère apporte
un soutien renforcé aux associations œuvrant dans le domaine de la lecture 6.

Le rôle des parents pour développer le goût


de la lecture
Il ne faut pas sous-estimer l’impact du premier contact avec la littérature,
bien avant même l’âge de la lecture autonome, lorsque ce sont les parents qui
se font passeurs. Sans aucun doute, la contribution la plus décisive des
parents à l’avenir de l’enfant en tant que lecteur est de lui transmettre le goût
de la lecture et le conseil le plus important qu’on puisse leur donner est :
« Lisez pour vos enfants quand ils sont petits et continuez à lire avec eux,
même quand ils savent déjà lire, pour que la lecture ne soit pas qu’une tâche
scolaire mais un moment de plaisir. »
Trois facteurs ont été identifiés dans la petite enfance comme influant
favorablement sur la trajectoire de lecteur de l’enfant (Rodriguez et al.,
2009) :
Le premier facteur est la réalisation fréquente et régulière d’activités plus
ou moins directement orientées vers les apprentissages : l’enseignement
du nom des lettres mais aussi des activités moins directement liées au
décodage telles que chanter ou répéter une comptine, raconter ou lire une
histoire.
Le deuxième facteur est la qualité des interactions entre les parents et
l’enfant (Hirsh-Pasek & Burchinal, 2006). Des parents qui répondent aux
vocalisations et aux signaux de détresse du bébé, puis, quand l’enfant
grandit, qui prennent le temps de lui expliquer les choses et les
événements avec un vocabulaire exact et varié, qui sont réceptifs à ses
questionnements, qui l’aident patiemment à formuler sa pensée, ces
parents favorisent le développement linguistique de leur enfant et sa
réussite scolaire ultérieure.
Le troisième facteur est le fait de disposer de livres et de jouets adaptés à
l’âge de l’enfant, en particulier ceux qui favorisent le jeu symbolique et
développent la motricité fine (Tomopoulos et al., 2006). L’accès à ce
type de matériel permet des échanges avec l’adulte et est associé au
développement du langage. Par contre les jouets électroniques diminuent
les interactions verbales et sont à éviter.
À la maison, il est donc essentiel de faire en sorte que les livres soient
facilement accessibles aux enfants dès leur plus jeune âge. Omniprésents
dans l’environnement de l’enfant, ils aiguiseront sa curiosité. Attirés en
premier lieu par l’objet-livre, à ouvrir et refermer, avec mille pages à
feuilleter, ils ne tarderont pas à comprendre, en contemplant les illustrations,
que le livre contient des représentations d’objets et d’animaux connus, puis
des récits qui leur sont familiers.
Lire en présence de très jeunes enfants, entre 1 et 3 ans, est parfois une
gageure, tant ils sont jaloux de l’intérêt que nous portons, en leur présence, à
nos livres. Pourtant, le plaisir de lire est contagieux. Parler du plaisir que l’on
éprouve stimule l’envie d’accéder à ce plaisir. Lire pour son propre compte
en exprimant ce que l’on ressent attire immanquablement les enfants, qui
s’approchent et cherchent à partager ce plaisir et ces émotions. Cet
alignement de mystérieuses lignes noires exerce sur les petits une fascination
que nous sous-estimons.
La fréquentation d’une médiathèque de quartier est aussi l’occasion pour
les enfants de s’orienter très spontanément, dès le plus jeune âge, vers les
ouvrages de leur choix. Il convient de respecter, à tout âge, leurs goûts et
d’éviter de les guider systématiquement vers des lectures « sérieuses ». Lire
ne doit pas être assimilé à une corvée dont on s’acquitte pour satisfaire les
adultes.
Est-il encore nécessaire d’insister sur les vertus de la lecture auprès des
très jeunes enfants ? L’écoute d’un texte exerce la capacité à soutenir
l’attention, préalable à tous les apprentissages. Le lexique mental se
développe au contact de mots nouveaux ; des structures syntaxiques
diversifiées sont enregistrées. La familiarisation des enfants, le plus tôt
possible, avec l’organisation d’une histoire (début, aventures, fin, présence de
connecteurs logiques et temporels, concordance des temps) les aide à
structurer leur pensée. Le rappel du récit exerce leur expression orale, et les
entraîne à restituer la chronologie des événements et à en comprendre la
logique sous-jacente. Le livre-disque que l’enfant peut feuilleter et écouter de
façon autonome est une très belle invention. Mais il ne remplacera jamais la
lecture interactive par un adulte qui pose des questions sur les motifs et les
sentiments des personnages, commente les difficultés qu’ils rencontrent,
invite à faire des hypothèses sur la suite de l’histoire, rit et pleure avec son
jeune auditeur au rythme des aventures du héros.
Anne-Marie Chartier (2004), enseignant-chercheur à l’Institut national de
recherche pédagogique, affirme que les enfants qui aiment lire sont
généralement ceux à qui des adultes ont lu souvent et longtemps des histoires.
Sans cette médiation, les livres restent des objets silencieux et énigmatiques.
Elle nous conforte dans l’idée que les adultes qui lisent des livres aux enfants
sont des générateurs d’envie et déterminent ainsi leur rapport à la lecture.
Lors du rituel de la lecture du soir, les enfants se plaisent à entendre encore et
encore la même histoire. Il convient alors de ne pas déroger au texte écrit et
de leur expliquer, dès qu’ils sont en mesure de le comprendre, que l’on
n’invente pas lorsqu’on lit. Les enfants sont à la recherche de modèles et de
régularités pour mieux comprendre les mécanismes qui régissent le monde
qui les entoure ; ils sont sécurisés par des rituels gestuels ou verbaux qu’ils
reconnaissent et peuvent prédire. En écoutant une histoire qu’ils savent déjà
par cœur, ils cherchent à vérifier si les modèles qu’ils ont construits se
répètent dans le temps. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils repèrent aussitôt les
erreurs ou les oublis dans la lecture de l’adulte.
L’apprentissage de la lecture exige un effort important pour beaucoup
d’enfants. Mais il en va de la lecture comme des autres « vrais problèmes »
dont parle Alain dans ses Propos sur l’éducation : « Ils sont d’abord amers à
goûter ; le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l’amertume. » Le rôle des
éducateurs, parents et enseignants, est de soutenir l’enfant avec bienveillance
mais aussi avec exigence aussi longtemps que l’amertume n’a pas cédé la
place au plaisir.
1. Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) est une évaluation créée
par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui vise à tester les
compétences des élèves de 15 ans en lecture, sciences et mathématiques. Cette évaluation se
déroule tous les trois ans, avec une interruption en 2021 en raison de la pandémie de Covid-19.
Les résultats de PISA 2022 qui porte principalement sur la culture mathématique seront connus fin
2023.
2. « Information et vie quotidienne », Insee, enquête 2012.
3. La fluence en lecture est la capacité à lire avec aisance, rapidement, sans erreur et avec une
intonation adaptée. La fluence peut être mesurée par le nombre de mots correctement lus en une
minute. Ce nombre double de la fin du CP (65 en moyenne) à l’entrée en 6e (140 en moyenne). La
fluence continue ensuite à progresser, son niveau final dépendant du niveau d’études atteint : 185
en moyenne pour une personne ayant terminé ses études dans un lycée d’enseignement général ou
technologique ou ayant poursuivi des études universitaires, 145 en moyenne pour une personne
ayant un niveau de fin de collège ou étant entrée dans la vie active après un cursus en lycée
professionnel.
4. Bulletin officiel, 26 mars 2015.
5. Les Nuits de la lecture.
6. « Lire et faire lire », Labo des histoires.
QUATRIÈME PARTIE

Les difficultés d’apprentissage


du décodage et la dyslexie

« La peur de lire se soigne par la lecture, celle de ne pas comprendre par


l’immersion dans le texte. »
Daniel Pennac, Chagrin d’école (2007).
CHAPITRE 25

Pourquoi certains enfants ont-ils


du mal à apprendre à lire ?

Les difficultés du début de l’apprentissage de la lecture pèsent lourd dans


la scolarité d’un enfant : dès le CE1 l’écart intellectuel global se creuse entre
les bons et les mauvais lecteurs car l’accès à la culture écrite fait faire un
bond en avant énorme au développement intellectuel. Si beaucoup d’enfants
peinent au cours de leur apprentissage de la lecture, c’est qu’il y a de
nombreux obstacles à surmonter sur cette route, obstacles le plus souvent
méconnus des adultes pour qui l’acte de lire est devenu presque aussi
automatique que leur respiration. Ce chapitre analyse les difficultés que
n’importe quel élève peut rencontrer en raison de la complexité même de
l’apprentissage de la lecture et pose la question de la responsabilité des
méthodes d’enseignement dans leur origine et l’incapacité à les surmonter. Le
cas des enfants ayant des besoins éducatifs particuliers est évoqué dans les
chapitres ultérieurs.

Les difficultés conceptuelles à la maternelle


Les premiers obstacles sur le chemin de l’apprentissage de la lecture
relèvent de la conception de l’écrit et de ses rapports avec l’oral et avec les
réalités représentées par le langage. Avant même de pouvoir commencer
l’apprentissage formel de la lecture, l’enfant doit avoir compris que l’écrit ne
représente pas directement les objets et les événements mais que c’est un
symbolisme au deuxième degré. L’écrit représente les sons du langage oral,
qui représente lui-même les différents aspects du réel.
Ensuite il doit savoir que la lecture est une activité directionnelle et qu’on
lit de gauche à droite en respectant l’ordre des lettres, qui correspond à
l’ordre des sons de l’oral. Les activités de phonologie en maternelle qui,
lorsqu’elles sont bien faites, sont couplées avec l’enseignement des lettres
correspondantes visent à ce qu’en fin de grande section les élèves aient
compris la relation entre l’écrit et l’oral au niveau le plus fin, qui est celui de
la correspondance entre graphèmes et phonèmes. Beaucoup d’enfants
n’atteignent pas cet objectif.
On peut penser que le temps imparti à cet apprentissage est insuffisant au
regard de la difficulté conceptuelle que représente la prise de conscience de
réalités aussi abstraites que les phonèmes. Mais il faut aussi souligner
l’incohérence des pratiques pédagogiques qui, à certains moments, incitent
les élèves à l’analyse des mots oraux et écrits mais tout le reste du temps
encouragent (ou tout au moins autorisent) une identification globale
d’étiquettes-mots. Ainsi, certains jeunes élèves de CP n’ont pas encore
intégré le sens de la chaîne écrite et un grand nombre cherchent à identifier
les mots à partir d’indices partiels, voire d’une seule lettre connue, ou à partir
de la longueur du mot. L’entrée dans l’apprentissage de la lecture proprement
dit peut ainsi se trouver retardée parce qu’il est très difficile de rectifier des
conceptions erronées et des habitudes cognitives inappropriées. Le niveau des
enfants évalué au début du CP explique plus de la moitié des différences
entre enfants trouvées en fin de CP. C’est dire l’importance de l’école
maternelle.
Difficulté dans l’apprentissage des lettres
Il y a ensuite un ensemble de difficultés qui peuvent toucher la mise en
place du décodage par la procédure alphabétique. Distinguer des lettres dont
les formes présentent des différences minimes n’est pas facile. Pour s’en
rendre compte il suffit de s’essayer à cette tâche dans un alphabet étranger,
par exemple l’alphabet arabe. Les lettres sont des assemblages de traits dont
la réunion en une seule configuration requiert de l’attention (Valdois et al.,
2019). Ce n’est qu’avec la pratique que leur reconnaissance s’automatise
progressivement. Une erreur habituelle des enfants de CP est l’écriture ou la
lecture « en miroir », qui les amène à confondre les lettres symétriques « b »,
« d », « p », « q ». Lorsqu’elle est transitoire, cette difficulté reflète
simplement la programmation innée de notre cerveau pour reconnaître les
objets quelle que soit leur orientation, et en particulier pour considérer
comme identiques les objets symétriques. Il est donc particulièrement dur,
parce que antinaturel, d’apprendre à différencier ces lettres. Il vaut mieux
séparer leur apprentissage dans le temps plutôt que les présenter ensemble en
insistant sur leurs différences car celles-ci peuvent paraître insignifiantes aux
élèves. On peut aussi trouver des moyens mnémotechniques pour aider à les
distinguer 1 et surtout les faire écrire, ce qui ajoute un encodage kinesthésique
à l’encodage visuel.

Difficulté de compréhension du principe


alphabétique
Même si un enfant connaît le nom de toutes les lettres, cela ne lui permet
pas pour autant de lire. Le nom des lettres recèle même un piège pour les
débutants, car ce qui sert à décoder, c’est le son de la lettre et non pas son
nom. Le moment clé de l’apprentissage de la lecture est celui où l’enfant
comprend comment les sons des lettres (ou plus exactement les phonèmes
correspondant aux graphèmes) se combinent pour former des syllabes. Cela
ne vient pas tout seul, contrairement aux théories pédagogiques longtemps
dominantes. Le fonctionnement du code de l’écrit, que l’on appelle « principe
alphabétique », doit être enseigné explicitement. Il suffit pour cela que
l’enfant connaisse quelques consonnes et quelques voyelles. Mais il faut
parfois y passer beaucoup de temps car l’identification des phonèmes
correspondant aux graphèmes et leur fusion en syllabes sont des activités
cognitives d’un niveau élevé d’abstraction. Le caractère ardu de cette étape a
parfois été avancé comme justification des méthodes globales, mixtes ou
reposant sur la devinette, en particulier pour les élèves faibles. Mais esquiver
ce moment ne sert à rien. Il faudra bien finalement franchir cet obstacle pour
pouvoir progresser 2. Ce qui est réconfortant, c’est qu’une fois que l’enfant a
compris, sur quelques lettres seulement, comment le code fonctionne, la suite
de l’apprentissage du décodage n’est plus qu’un apprentissage associatif
classique entre graphèmes et phonèmes, reposant sur la répétition.

Lenteur des processus d’automatisation


du décodage
L’apprentissage de la lecture n’est cependant pas terminé avec
l’accession au décodage. En effet, celui-ci est au départ très lent, et pénible
pour l’élève, l’identification des mots passant par la recherche des
correspondances graphophonologiques successives. L’objectif terminal de
l’apprentissage est une lecture fluide, totalement automatisée, reposant sur la
reconnaissance instantanée des mots enregistrés dans la mémoire
orthographique du lecteur. Ce qui permet d’atteindre ce niveau de la lecture
experte, c’est de lire et de lire encore. Car les représentations orthographiques
des mots qui permettent de les lire d’un seul trait ne se constituent que par
leur rencontre répétée.
Contrairement à l’idée largement répandue selon laquelle la lecture serait
automatisée à la fin du cycle 2, les résultats d’une étude réalisée sur des
élèves entrant en 6e (Bonjour & Gombert, 2004) montrent que seulement
30 % d’entre eux ont atteint ce niveau d’une lecture rapide et sans erreur.
Parmi les 70 % de lecteurs lents, 56 % font peu d’erreurs d’identification des
mots mais ont une vitesse de lecture beaucoup trop lente, ce qui dégrade
forcément la compréhension de ce qu’ils lisent. Les 14 % restants lisent non
seulement lentement mais ils commettent aussi beaucoup d’erreurs. Ils ont,
de ce fait, d’importantes difficultés de compréhension généralisées à tous les
domaines de la scolarité.

En classe, un temps de lecture insuffisant


pour chaque élève
De nombreuses recherches pointent l’insuffisance du temps passé à lire
comme source principale des difficultés des élèves faibles. Sur la base
d’observations dans une vingtaine de classes de CP pratiquant une à deux
séances par jour d’enseignement structuré de la lecture 3, B. Suchaut
(Bougnères et al., 2014) a évalué d’une part le temps effectivement passé à
lire par chaque élève et d’autre part le temps nécessaire à un élève fragile
pour apprendre à lire. Il estime que, lorsque l’enseignement se fait en classe
entière, le temps d’engagement personnel de chaque élève ne dépasse pas
10 % de la durée de la séance de lecture. Étant donné que 200 heures sont
consacrées à la lecture sur toute l’année de CP 4, cela signifie que chaque
élève ne passe en réalité qu’une vingtaine d’heures à lire. Or le temps
d’engagement individuel total nécessaire à un élève fragile pour apprendre à
lire est estimé à une trentaine d’heures au minimum 5 qui se décomposent
comme suit : 3 heures pour atteindre le niveau de conscience phonémique
requis pour entrer dans l’apprentissage du code alphabétique ; 4 heures pour
comprendre le principe alphabétique ; 3 heures pour être capable de décoder
des syllabes et des non-mots réguliers composés d’un nombre restreint de
graphèmes ; 11 heures pour apprendre les correspondances
graphophonémiques fréquentes et lire plus de 20 mots par minute ; 2 heures
et demie pour parvenir à lire 30 mots d’un texte par minute ; 7 heures et
demie pour atteindre les 60 mots par minute (critère d’une lecture fluide qui
permet la compréhension) 6. Il manque donc au minimum une dizaine
d’heures d’engagement personnel en lecture aux élèves les plus faibles pour
qu’ils atteignent un niveau satisfaisant.
Il est très intéressant que l’on redécouvre aujourd’hui les idées avancées
autour de 1960 par le courant de la pédagogie de maîtrise : tout élève peut
arriver à une maîtrise satisfaisante des contenus enseignés si on lui laisse
suffisamment de temps. Le degré d’apprentissage dépend du temps passé à
apprendre. L’élève réussira si son temps effectif d’apprentissage est au moins
égal au temps qui est nécessaire pour lui, ce dernier étant variable d’un élève
à un autre.

L’importance du travail avec de petits


groupes d’élèves
Aussi bien dans les études de B. Suchaut que dans l’expérimentation de
S. Garcia et A.-C. Oller (2015), le fait de travailler en très petits groupes –
avec au maximum cinq élèves par adulte, si possible de niveau homogène –
permet de solliciter les élèves de façon intensive et de maximiser leur temps
d’apprentissage effectif. Ces travaux montrent qu’on pourrait faire beaucoup
mieux, avec une meilleure gestion des moyens humains existants, pour que
même les élèves les plus faibles apprennent à lire correctement. Mais le
succès de ces dispositifs vient aussi de la pédagogie utilisée, car accorder du
temps d’apprentissage supplémentaire ne sert à rien si on n’utilise pas les
moyens adéquats. En particulier pour les élèves faibles il a été amplement
démontré que l’on doit utiliser une méthode explicite, systématique et
progressive, ciblant les compétences pertinentes et amenant les élèves, par
des exercices bien adaptés à leur niveau, à produire un maximum de bonnes
réponses.
Parmi les hypothèses que l’on peut faire sur les raisons de l’efficacité très
limitée des dispositifs habituels de soutien, il y a le fait que les interventions
ne ciblent pas toujours les compétences pertinentes pour la lecture 7 et le fait
qu’elles interviennent trop tard, une fois que les difficultés sont déjà
installées. Il semble très important d’agir dès la grande section de maternelle
et en tout début d’année de CP, en particulier auprès des enfants dont la
conscience phonologique est insuffisamment développée.
1. Voir le chapitre 18 « Quelle progression pour enseigner les correspondances
graphophonémiques ? », ici.
2. Voir le chapitre 10 « Comment faire comprendre le principe alphabétique ? », ici.
3. Entraînement en conscience phonologique, puis enseignement du code alphabétique, puis
entraînement en fluence.
4. En CP 40 % du temps scolaire est consacré à l’enseignement du français, mais seulement deux
tiers de ce temps sont consacrés à la lecture, c’est-à-dire 200 heures sur toute l’année. B. Suchaut
pense que même si les activités de vocabulaire, grammaire, dictée, compréhension de textes lus
par le maître… ne manquent pas d’intérêt, ce sont les compétences directement en rapport avec la
lecture qui devraient être prioritaires au CP.
5. D’après d’autres études ayant produit des effets positifs significatifs en lecture, l’apprentissage
du code et l’entraînement complémentaire en phonologie souvent nécessaire pourraient nécessiter
jusqu’à 53 heures d’entraînement individuel.
6. À partir du moment où ils sont capables de lire 20 mots isolés en une minute, les élèves
gagnent en moyenne 4 mots lus par minute pour chaque heure d’engagement individuel.
7. Même sans parler de l’aide à dominante rééducative dispensée par les maîtres G, dont Sandrine
Garcia et Anne-Claudine Oller font une critique sévère tout à fait justifiée.
CHAPITRE 26

La dyslexie existe-t-elle ?

La dyslexie est une pathologie reconnue par l’Organisation mondiale de


la santé depuis 1991. Pourtant certains chercheurs contestent son existence
même et sa définition n’est pas stabilisée. Dans ce chapitre nous allons rendre
compte des modifications importantes qui ont été introduites en 2013 dans la
définition de ce trouble, des enjeux de ces changements et des imprécisions
qui subsistent encore.
La définition de la dyslexie longtemps acceptée et utilisée par les
praticiens en charge de la diagnostiquer était la suivante : « trouble
spécifique, durable et persistant de l’acquisition du langage écrit, apparaissant
chez un enfant d’intelligence normale (évaluée par des épreuves non
verbales), évoluant dans un environnement scolaire adéquat, et ne présentant
par ailleurs aucun trouble sensoriel, émotionnel, ni déficit socioculturel
majeur » (Rutter, 1989).
Cette définition a paru insatisfaisante à plusieurs points de vue. Tout
d’abord, elle était purement descriptive et ne spécifiait pas la nature du
trouble. Mais elle partait surtout de postulats contestables.

Deux critères qui posent problème


La définition de 1989 incluait l’idée que le trouble était inattendu étant
donné les capacités cognitives de l’enfant et un environnement éducatif de
bonne qualité. Il y a là deux présupposés contestables et la division tracée
entre les mauvais lecteurs dont les difficultés étaient prévisibles et les
dyslexiques avait des conséquences néfastes :
1° La définition postulait que l’intelligence était une condition nécessaire
à l’apprentissage de la lecture. C’est inexact, car beaucoup d’enfants
déficients intellectuels apprennent à lire et lisent aussi bien que les autres,
même s’ils peuvent avoir des difficultés de compréhension. Il n’y a donc
pas de raison pour attribuer l’échec en lecture d’un certain nombre de ces
enfants à leur faible niveau intellectuel. Mais la définition de la dyslexie,
impliquant qu’il était normal qu’un enfant de QI 1 faible échoue en
lecture, excluait d’emblée ces enfants de la rééducation orthophonique,
alors qu’il était tout à fait possible qu’ils souffrent du même type de
déficience que ceux qui étaient reconnus comme dyslexiques.
2° Cette définition incluait aussi une appréciation sur la qualité de
l’environnement éducatif des enfants. Ainsi, les enfants des milieux
défavorisés étaient moins souvent identifiés comme dyslexiques parce
qu’on imputait leurs difficultés aux facteurs socioculturels. Eux non plus
n’étaient donc pas pris en charge pour une rééducation spécifique. Il doit
pourtant y avoir autant de dyslexiques dans cette catégorie sociale que
dans les autres, si le trouble est bien, comme on le pense actuellement,
d’origine génétique.

Un manque persistant d’unanimité


sur la définition de la dyslexie
La définition de la dyslexie a été récemment révisée dans la dernière
édition des deux classifications internationales des maladies : le DSM-5 2,
paru en 2013, dont la version française est sortie en juin 2015, et l’ICD-11 3,
qui est entré en vigueur en janvier 2021. Le DSM-5 a apporté des
changements importants dont la plupart ont été repris par l’ICD-11, mais pas
tous. Preuve que la définition de ce trouble n’est pas encore stabilisée.

Les critères partagés


Le regroupement des différents troubles « dys » (dyslexie, dyscalculie,
dysorthographie, etc.) sous une seule entité : le trouble spécifique des
apprentissages. L’objectif de cette globalisation est d’éviter de passer à
côté de certaines difficultés présentes ou susceptibles d’apparaître
ultérieurement, étant donné l’association fréquente de plusieurs
difficultés d’apprentissage. En affirmant l’unicité des troubles
d’apprentissage, elle oriente les investigations vers la recherche de causes
communes.
L’apparition des difficultés à l’âge scolaire et leur persistance.
Les différentes manifestations des difficultés :
1. inefficacité ou lenteur et effort dans la lecture de mots ;
2. difficulté à comprendre le sens de ce qui est lu ;
3. difficultés d’orthographe ;
4. difficultés d’expression écrite ;
5. difficulté à comprendre le sens du nombre, les faits mathématiques
ou le calcul ;
6. difficultés de raisonnement mathématique.
La sévérité des difficultés : on considérera que l’enfant a un trouble des
apprentissages si son niveau à ces tests est « nettement en dessous » du
niveau attendu compte tenu de son âge.
Le retentissement de ces difficultés sur la réussite scolaire et
éventuellement sur la vie quotidienne de l’enfant.
L’impossibilité d’expliquer les difficultés de façon satisfaisante par une
déficience intellectuelle (QI < 70), une mauvaise acuité visuelle ou
auditive non corrigée ou par d’autres troubles neurologiques ou mentaux.
L’impossibilité d’expliquer les difficultés par un manque d’instruction,
ou des carences éducatives graves.

Les critères non partagés


Seul le DSM-5 inclut le critère d’une réponse insuffisante après six mois
de prise en charge individualisée avec une pédagogie adaptée ciblée.
Seul l’ICD-11 inclut un critère de discordance avec le QI. Le DSM-5 ne
faisant plus référence à la nécessité d’un QI élevé ou normal contrastant avec
les difficultés scolaires, il ouvre ainsi la possibilité d’une prise en charge
spécifique aux enfants d’un niveau intellectuel peu élevé mais ne relevant pas
du handicap intellectuel, ce que ne permet pas la définition de l’ICD-11.

Les avancées
Les conséquences positives de ces nouveaux textes sont une meilleure
coopération entre cliniciens, enseignants et parents et une identification plus
précise des difficultés, permettant des aides plus ciblées. Lorsque la
persistance de l’une au moins des difficultés répertoriées et son
retentissement sur les résultats scolaires de l’enfant sont avérés, un premier
bilan diagnostic effectue une évaluation au moyen de tests standardisés dans
les trois domaines académiques majeurs : lecture, expression écrite et
mathématiques. Un examen ultérieur détermine, pour chaque domaine, le
type précis de difficulté et l’aide spécifique à apporter à l’élève. Par exemple,
pour les difficultés en lecture, le bilan pour intervention précise s’il s’agit de
difficulté à lire les mots, d’un problème de vitesse de lecture ou encore d’un
problème de compréhension.
Par ailleurs, les deux textes, tout en excluant les enfants dont les
difficultés pourraient être expliquées par des carences éducatives extrêmes,
ne donnent pas plus de précisions sur la qualité du milieu social, ouvrant ainsi
la possibilité d’une prise en charge spécifique des troubles d’apprentissage
aux enfants de familles défavorisées.

Mais les critères de présence du trouble


restent arbitraires
Il reste que la critique centrale adressée à ces nouveaux textes, comme
aux précédents, est que la frontière entre la difficulté normale et l’état
pathologique est floue et que les critères pour affirmer la présence du trouble
des apprentissages restent très arbitraires, raison pour laquelle ils ne font pas
l’unanimité. Plusieurs études ont montré qu’en fonction de la définition et des
critères utilisés, variables d’un auteur à un autre, la proportion d’élèves
considérés comme dyslexiques change énormément.
Tout d’abord, le type d’épreuve utilisé pour le bilan diagnostic n’est pas
spécifié. Évaluera-t-on seulement l’exactitude du décodage et la fluence ou
également la compréhension ? Utilisera-t-on une, deux ou trois mesures
séparées, ou une mesure composite de la compétence lexique ? C’est au
choix.
Ensuite, le seuil de sévérité des difficultés n’est pas précisé. Qu’entend-
on par une performance « nettement au-dessous » du niveau attendu ? En
pratique, on considère le plus souvent que c’est un résultat qui se situe à un
écart-type et demi ou plus en dessous de la moyenne. Mais on pourrait tout
aussi bien décider par exemple de considérer comme dyslexiques les enfants
qui se situent à plus d’un écart-type en dessous de la moyenne, auquel cas on
trouvera 15 % d’élèves dyslexiques ; et si on fixe le seuil à 1,65 écart-type
au-dessous de la moyenne, il n’y aura plus que 5 % de dyslexiques. Que
penser des 10 % qui auront été ainsi éliminés ? S’agit-il d’enfants simplement
en retard ou de vrais dyslexiques non diagnostiqués ?
Le choix d’utiliser ou non le critère de discordance entre le niveau
intellectuel et le niveau lexique change aussi beaucoup les résultats. Di Folco
et al. (2021) ont appliqué les critères des deux classifications internationales
aux données de 35 000 élèves de 6e recueillies lors d’une étude de la DEPP 4
en 2007. Lorsqu’on utilise l’ICD-11, on trouve dans cette population 3,5 %
de dyslexiques. Avec le DSM-5, on en trouve 6,6 % (presque deux fois plus)
car se sont rajoutés des élèves dont le niveau de lecture n’est pas
suffisamment faible pour être en discordance avec leur faible niveau
intellectuel 5. L’application du critère de discordance entre QI et niveau de
lecture de l’ICD-11 a pour effet d’exclure la moitié des sujets diagnostiqués
comme dyslexiques par le DSM-5.
Un autre critère, commun aux deux classifications médicales mais qui est
discutable, est que les difficultés doivent avoir des répercussions sur la
réussite scolaire de l’élève. Or certains enfants qui parviennent, malgré leurs
difficultés en lecture, à avoir des résultats scolaires normaux ou même très
bons peuvent aussi relever d’un diagnostic de dyslexie et avoir besoin d’aide.
L’application de ce critère divise par deux le pourcentage d’enfants reconnus
comme dyslexiques.

Une pathologisation excessive


La fixation arbitraire du seuil de la dyslexie ainsi que la médicalisation
des difficultés d’apprentissage suscitent la méfiance d’un certain nombre de
scientifiques, qui mettent en doute l’existence même des pathologies de type
« dys ». Ainsi, la sociologue Sandrine Garcia (2013) défend la thèse selon
laquelle l’école a une lourde responsabilité dans la genèse des difficultés
d’apprentissage de la lecture à cause de méthodes d’enseignement
insuffisamment structurées. Elle critique les prises en charge des maîtres du
Rased (réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté) qui ne sont pas
toujours strictement centrées sur les compétences nécessaires à
l’apprentissage de la lecture, notamment les interventions en rééducation des
maîtres G qui ciblent le comportement et non les apprentissages. Elle
dénonce l’étiquetage comme « dyslexiques » d’enfants qui ont simplement
besoin de plus de temps pour apprendre et de méthodes explicites
d’enseignement du décodage. Sandrine Garcia pense qu’ayant échoué avec
ces enfants, l’école les renvoie dans le champ du handicap sans s’être
vraiment donné les moyens de leur apprendre à lire.
Dans une expérimentation menée au sein de plusieurs établissements avec
des élèves en difficulté, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller (2015) ont
démontré qu’une aide individuelle centrée sur l’enseignement systématique et
explicite du code, accordant ainsi plus de temps d’apprentissage à ces élèves,
avait permis à plusieurs d’entre eux d’échapper à l’orientation vers
l’enseignement spécialisé envisagée par les enseignants.
On peut suivre Sandrine Garcia sur une partie de son argumentation : il y
a sûrement plus d’enfants diagnostiqués comme dyslexiques qu’il n’y a de
vrais dyslexiques. Des études suggèrent en effet que certains enfants
considérés comme dyslexiques lisent comme des enfants plus jeunes et
auraient en réalité un simple retard d’apprentissage. Les raisons de cette
médicalisation abusive, pointées par S. Garcia, sont multiples : il est
indéniable qu’elle simplifie la vie des classes en excluant des enfants qui,
n’arrivant pas à suivre, deviennent souvent perturbateurs ; les orthophonistes
ont tout à gagner à l’inflation des dyslexies ; et même les parents, qui dans un
premier temps refusent le statut de handicapé pour leur enfant, y trouvent
finalement des avantages. Mais les mêmes études qui montrent que toutes les
difficultés d’apprentissage de la lecture ne relèvent pas de la dyslexie
trouvent aussi des enfants ayant un profil spécifique, caractérisé presque
toujours par une déficience des capacités phonologiques, tout
particulièrement dans les tâches de manipulation de phonèmes. Ceux-là
seraient les vrais dyslexiques ayant un trouble des fonctions cognitives dont
l’origine biologique, probablement en partie génétique, commence à être
connue.

Des bases biologiques de mieux en mieux


connues
L’origine biologique de la dyslexie se confirme de plus en plus et sera
certainement de mieux en mieux connue. Il y a déjà tout un ensemble de
données en histologie, en imagerie cérébrale anatomique et en imagerie
fonctionnelle qui mettent en évidence, chez les dyslexiques, des anomalies à
la fois de structure et de fonctionnement des aires du cerveau impliquées dans
le traitement des sons de la parole et la lecture. Dans la mesure où l’on sait
que les apprentissages modifient la connectivité du cerveau on peut, certes,
s’interroger sur le sens de la relation causale sous-tendant la corrélation entre
les particularités du cerveau des dyslexiques et leur trouble de la lecture.
Celles-ci pourraient en effet être, non pas la cause des difficultés
d’apprentissage de la lecture, mais leur conséquence. Cependant, de
nombreuses études montrent des anomalies très antérieures à l’apprentissage
de la lecture. Par exemple l’équipe finlandaise de H. Lyytinen qui a suivi des
enfants à partir de la naissance a trouvé des potentiels évoqués 6 anormaux en
réponse aux sons de la parole dès la première semaine de vie chez les enfants
des familles à risque de dyslexie qui ont rencontré sept ans plus tard des
difficultés dans l’apprentissage de la lecture (Leppänen et al., 2010).
On a aussi mis en évidence récemment, grâce à l’IRM de diffusion, chez
des enfants de maternelle futurs dyslexiques, une organisation défectueuse
des faisceaux de substance blanche qui relient entre elles les aires impliquées
dans la lecture. Il s’agit en particulier du faisceau arqué qui relie l’aire de
Broca (circonvolution frontale inférieure) qui commande la production de la
parole et l’aire de Wernicke (région pariéto-temporale) en jeu dans la
perception et la compréhension du langage. La mauvaise qualité des
connexions entre ces régions semble être caractéristique de la forme la plus
courante de dyslexie, la dyslexie phonologique (Habib, 2021).
On soupçonne depuis longtemps une origine en partie génétique de la
dyslexie. En effet les jumeaux monozygotes, identiques génétiquement,
concordent dans 70 % des cas pour la dyslexie alors que chez les jumeaux
dizygotes qui, comme des frères et sœurs ordinaires, ne partagent que la
moitié de leur patrimoine génétique, la concordance ne dépasse pas 45 %.
La composante héréditaire est confirmée par les résultats de trois études
publiées en 2022 qui ont comparé les génomes de très nombreux sujets tout-
venants et de dyslexiques (Gialluisi et al., 2021 ; Eising et al., 2022 ; Doust et
al., 2022) : elle expliquerait 20 à 25 % du risque de dyslexie ainsi que des
performances en lecture, orthographe et conscience phonologique. Plusieurs
dizaines de variations génétiques statistiquement associées à la dyslexie ont
été trouvées. Aucun des gènes identifiés n’est le gène de la dyslexie ; c’est
l’effet cumulé de plusieurs variations génétiques défavorables qui en accroît
le risque. Les variations génétiques associées à la dyslexie sont également
apparues liées à d’autres pathologies, en particulier le trouble de l’attention
avec hyperactivité (TDAH), qui accompagne très souvent la dyslexie.
Des dyslexiques dans toutes les langues
Un autre indice en faveur de l’étiologie biologique de la dyslexie est le
fait que l’on trouve partout des dyslexiques, quelle que soit la langue dans
laquelle s’effectue l’apprentissage de la lecture. Les études récentes de
neuroanatomie fonctionnelle suggèrent que ce sont les mêmes aires
cérébrales de l’hémisphère gauche (frontale inférieure, pariéto-temporale et
temporo-occipitale) qui sont sous-activées chez tous les dyslexiques,
indépendamment de la langue, même s’il y a quelques spécificités en
fonction du degré de régularité des correspondances graphèmes-phonèmes
(Richlan, 2020). La question de la dyslexie dans les langues non
alphabétiques est particulièrement intéressante. Bien que l’écriture
idéographique du chinois mette en relation les caractères écrits non pas avec
des sons mais directement avec des significations, les Chinois utilisent pour
lire en grande partie les mêmes aires cérébrales que les lecteurs des langues
alphabétiques. Mais ils utilisent également quelques autres aires. Les
dyslexiques chinois ont pour la plupart des déficits phonologiques, mais ils
ont souvent en plus des difficultés d’ordre visuo-spatial. Lors des tâches de
lecture, on trouve chez eux une moindre activation à la fois des aires
cérébrales qui traitent les informations phonologiques et de celles qui sont
chargées du traitement visuo-spatial (Zhang et al., 2023).
Même s’il ne faut pas oublier que la dyslexie est un trouble multifactoriel
et que de nombreuses conditions environnementales ont aussi une influence
(le milieu socioculturel, la langue devant être maîtrisée, la méthode
d’enseignement de la lecture…), on peut s’attendre à ce que sa définition et
ses critères de diagnostic intègrent à l’avenir la dimension biologique.
1. QI est le sigle de « quotient intellectuel » : le quotient intellectuel est le résultat quantitatif d’un
test portant sur les capacités intellectuelles abstraites. Malgré les critiques régulièrement adressées
à cette mesure, elle fournit des indications sur des capacités bien définies avec une marge d’erreur
connue et est fortement corrélée avec les résultats scolaires. Il serait beaucoup plus dangereux de
se fier à de simples intuitions quand il s’agit d’orienter un élève.
2. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. 5th edition (DSM-5) est un ouvrage de
référence publié par l’American Psychiatric Association. La cinquième édition est sortie en
français en juin 2015 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Elsevier-Masson).
3. International Classification of Diseases. 11th Revision est un ouvrage publié par l’Organisation
mondiale de la santé.
4. DEPP : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de
l’Éducation nationale.
5. Faute d’information sur la prise en charge précoce des difficultés, ce critère qui n’apparaît que
dans le DSM-5 n’a pas été retenu dans l’étude comparative.
6. Les potentiels évoqués sont des signaux électriques que l’on peut enregistrer à différents
niveaux du système nerveux central en réponse à des événements sensoriels, cognitifs ou moteurs.
CHAPITRE 27

Comment savoir si un enfant


est dyslexique ?

Il n’est pas facile de savoir, sur la seule base des performances lexiques
d’un enfant de CP, s’il éprouve des difficultés en lecture qui pourront être
dépassées par une aide pédagogique adaptée ou s’il est vraiment dyslexique,
c’est-à-dire porteur d’un trouble dont les effets peuvent être en partie
compensés mais qui l’accompagnera à vie. En effet, en début
d’apprentissage, tous les élèves font les mêmes types d’erreurs.

Un diagnostic trop tardif


C’est la persistance anormale des erreurs qui amène à envisager une
dyslexie mais ce diagnostic n’est porté que lorsqu’il y a un retard en lecture
d’un an et demi ou deux ans par rapport au niveau attendu. Pour un enfant au
développement intellectuel normal, entré au CP à 6 ans, il ne peut donc être
posé avant 8 ans. Cette façon de faire n’est pas satisfaisante car elle retarde la
prise en charge des jeunes dyslexiques alors même que l’on sait que les
interventions précoces sont les plus efficaces.
Une alternative consisterait à se baser sur l’écart entre les performances
de l’enfant et celles de la moyenne des sujets normo-lecteurs du même âge.
Mais, sur cette base, le diagnostic ne se ferait, au mieux, qu’en milieu de CP
et, quel que soit le seuil fixé pour considérer que l’écart relève de la
pathologie plutôt que de la simple difficulté, il serait en partie arbitraire.
On aimerait pouvoir anticiper les difficultés et intervenir avant que
l’enfant n’ait fait la dure expérience de l’échec. Or un certain nombre de
signes potentiellement annonciateurs de troubles de l’acquisition de la lecture
peuvent être observés dès la maternelle. Les parents et les enseignants
doivent y être attentifs afin d’orienter les enfants qui les manifestent vers des
personnes et des examens spécialisés.

Les signes d’alerte à la maternelle


Le retard de langage. En premier lieu, tout enfant présentant un retard de
langage doit être surveillé dès la petite section. Est considéré comme en
retard un enfant de 3 ans et demi ou 4 ans dont la parole est le plus
souvent inintelligible ou qui ne maîtrise pas la syntaxe de la phrase
simple (sujet-verbe-complément). Un certain nombre de problèmes
peuvent se régler entre 4 et 6 ans, mais en tout état de cause, un retard
simple doit avoir été compensé en grande partie à 5 ans. Ainsi, un enfant
de 5 ans qui parle de « la fonquiture sur le podoggan » au lieu de « la
confiture sur le toboggan » 1 doit être rapidement pris en charge par un
orthophoniste, à la fois pour améliorer son langage oral et pour diminuer
le risque très élevé de trouble de l’apprentissage de la langue écrite.
Les difficultés phonologiques. Il existe un large accord pour dire que les
compétences phonologiques sont très fortement impliquées dans
l’apprentissage de la lecture et que l’on trouve des déficiences dans ce
domaine chez presque tous les dyslexiques. Ces compétences sont
sollicitées dans certaines tâches à l’école maternelle et les enseignants
doivent s’attacher à repérer les enfants qui réussissent particulièrement
mal dans trois domaines : l’analyse de la parole, la mémoire verbale, la
dénomination des objets.
1° Les difficultés d’analyse de la parole. Les dyslexiques ont presque
toujours de très mauvais résultats aux épreuves de conscience
phonologique, particulièrement lorsqu’elles exigent la manipulation des
phonèmes. On pense que la plupart d’entre eux ne perçoivent pas
nettement les frontières phonétiques entre certains phonèmes proches, par
exemple entre [d] et [t], [b] et [d] ou encore entre [b] et [p]. Chez un
grand nombre d’enfants, ces anomalies de la perception des phonèmes
sont subtiles et ne sont pas détectables dans les situations ordinaires de
communication. Elles n’affectent pas l’acquisition du langage oral, mais
au moment de l’apprentissage de la lecture, les confusions phonétiques
gênent l’établissement de correspondances biunivoques entre graphèmes
et phonèmes. Certains signes peuvent alerter les enseignants de
maternelle : en moyenne et grande section, lorsqu’on commence à
sensibiliser les élèves aux propriétés formelles du langage, ces enfants ont
du mal à reconnaître les rimes, à repérer les syllabes, à distinguer les mots
qui ne diffèrent que par un phonème (table, sable, fable, câble). Il s’agit là
de difficultés qui doivent conduire les enseignants à recommander aux
parents de consulter un professionnel spécialisé car elles sont
potentiellement annonciatrices de problèmes ultérieurs lors de
l’apprentissage de la lecture. Certaines études montrent que c’est surtout
en situation de bruit ambiant fluctuant que les enfants présentant ce type
de difficulté ont du mal à discriminer les sons du langage. On peut
imaginer que pour eux la classe de maternelle où le bruit atteint 66 à
94 dB n’est pas une situation très bénéfique.
2° Les difficultés de mémorisation immédiate des stimuli verbaux. Les
dyslexiques ont du mal à retenir une séquence de chiffres comme un
numéro de téléphone et à répéter des non-mots comme [tribalméfo]. La
capacité de stockage de leur mémoire verbale à court terme est réduite.
Or, lorsque l’enfant commence à décoder des mots, cette mémoire est
sollicitée pour conserver une représentation exacte des phonèmes
correspondant aux lettres déjà identifiées, pendant la suite du décodage,
et pour fusionner ensuite tous les phonèmes. Bien que ce facteur
mnésique semble moins important que les difficultés de perception des
sons du langage, il pèse néanmoins sur les performances initiales en
lecture et on peut faire l’hypothèse que ce poids augmente à partir du
moment où, pour comprendre une phrase ou un texte, les enfants doivent
procéder à l’intégration des informations qu’ils contiennent. Un enfant
qui a une mauvaise mémoire immédiate du matériel verbal a souvent
aussi un retard dans le développement de son vocabulaire. Un lexique
pauvre, une difficulté à mémoriser les chants et les comptines doivent
attirer l’attention des enseignants de maternelle.
3° Les difficultés de dénomination rapide. La plupart des enfants
dyslexiques sont plus lents que les autres pour dénommer les couleurs, les
dessins, les lettres et les chiffres, même quand l’épreuve est répétitive. Ils
sont même encore plus lents que des enfants globalement retardés. Cela
traduit une difficulté pour retrouver en mémoire la représentation
phonologique de l’objet perçu et pour la traduire dans un programme
moteur permettant d’articuler ce nom. La rapidité de dénomination des
chiffres et des couleurs est un fort prédicteur de la réussite en lecture et
en particulier des habiletés phonético-phonologiques 2 requises pour la
lecture des non-mots. Si l’accès à la valeur phonologique des lettres est
ralenti, le risque d’oubli de certains phonèmes au moment de la fusion est
important. Le mot risque d’être incomplet ou déformé. Le même
problème se retrouve pour la compréhension des phrases : si l’accès aux
représentations phonologiques des mots est trop lent, l’intégration des
informations sémantiques et syntaxiques pour construire le sens de la
phrase est compromise. Selon les orthophonistes québécois, on pourrait
repérer des signes de cette déficience dès la petite enfance, dès 1 an
lorsqu’on demande à l’enfant d’imiter le cri d’un animal et dès 3 ans lors
de l’apprentissage des noms des couleurs.

Vers un diagnostic de plus en plus précoce


Lorsqu’on a des craintes pour un enfant de grande section de maternelle,
à cause d’antécédents familiaux de dyslexie ou à cause de productions
scolaires particulièrement faibles dans les domaines mentionnés ci-dessus, on
peut faire évaluer chez cet enfant les fonctions cognitives nécessaires à
l’apprentissage de la lecture au moyen de tests standardisés 3 appliqués par
des spécialistes (psychologues, neuropsychologues, médecins,
orthophonistes). Cette évaluation comportementale constitue actuellement la
méthode de dépistage la plus efficace. Cependant, les progrès des différentes
techniques d’étude de l’activité cérébrale pourraient, dès à présent, contribuer
au diagnostic des enfants dyslexiques en vue d’interventions rééducatives
précoces. En effet, l’IRM fonctionnelle met déjà en évidence chez des enfants
de 5 ou 6 ans de parents dyslexiques (à la différence d’enfants qui ne sont pas
à risque de développer une dyslexie) une hypoactivité des zones cérébrales de
l’hémisphère gauche impliquées dans la lecture (Raschle et al., 2012).
Plusieurs études utilisant l’enregistrement de potentiels évoqués 4
suggèrent même qu’un dépistage des enfants à risque serait possible dès la
naissance, les caractéristiques des réponses cérébrales aux sons de la parole
chez des nouveau-nés entre 3 et 5 jours et chez des bébés de 6 mois
permettant de prédire avec beaucoup d’exactitude les compétences en lecture
à l’âge scolaire (Leppänen et al., 2012).
La combinaison des mesures comportementales et cérébrales ainsi que les
informations familiales et génétiques permettent de prédire avec une
exactitude accrue la probabilité pour un jeune enfant de devenir dyslexique.
Cela rend possibles des interventions préventives beaucoup plus efficaces que
les remédiations mises en place une fois que les difficultés en lecture sont
évidentes.
1. De la fonquiture sur le podoggan. Comment débusquer la dyslexie, film conçu par Pierre
François, 1996, Arcis Production.
2. Phonétique : relatif aux sons du langage du point de vue de leur articulation ou de leur
réception auditive. Phonologique : relatif aux phonèmes du point de vue de leur fonction dans une
langue donnée.
3. Un test standardisé est une situation d’évaluation conçue de façon que tous les sujets soient
exactement dans les mêmes conditions : les consignes données sont identiques pour tous ; le
matériel utilisé dans le test est le même pour tous et il est présenté dans le même ordre ; la notation
des réponses est codifiée de telle façon que le résultat ne dépend pas de la subjectivité de
l’examinateur.
4. Les potentiels évoqués sont des signaux électriques que l’on peut enregistrer à différents
niveaux du système nerveux central en réponse à des événements sensoriels, cognitifs ou moteurs.
CHAPITRE 28

Y a-t-il plusieurs formes


de dyslexie ?

En s’appuyant sur le modèle des deux voies de lecture, on distingue


classiquement deux formes de dyslexie selon que les erreurs relèvent de
difficultés de la voie phonologique ou d’un mauvais fonctionnement de la
voie orthographique 1. Mais si l’on considère la grande variété des erreurs
commises par les dyslexiques, les diverses comorbidités associées à la
dyslexie, ainsi que la possible implication de plusieurs mécanismes
neuronaux, on est forcé de reconnaître que cette classification dichotomique
est loin de représenter la complexité de ce trouble et qu’elle est appelée à
évoluer.

Dyslexie phonologique et dyslexie


orthographique
(ou dyslexie de surface)
La dyslexie phonologique représente, selon les études, entre 30 et 60 %
des cas. Elle se manifeste dès le début de l’apprentissage par une persistance
anormale de difficultés de décodage : ces élèves ne maîtrisent pas les règles
de correspondance entre graphèmes et phonèmes. Ils décodent souvent
partiellement les mots et essaient de deviner le reste, ce qui occasionne
beaucoup d’erreurs, et ils sont tout particulièrement en difficulté pour
décoder les non-mots (par exemple « verdulin »). Par contre ils reconnaissent
les mots qu’ils ont précédemment photographiés mais leur lexique
orthographique reste réduit du fait de leur difficulté à décoder des mots
nouveaux.
La dyslexie orthographique, aussi appelée dyslexie de surface, concerne
10 à 30 % des lecteurs déficients. Elle s’observe un peu plus tard lorsqu’on
attend des élèves qu’avec la pratique du décodage se mette progressivement
en place la procédure orthographique de reconnaissance des mots, la lecture
devenant alors beaucoup plus rapide et fluide. Certains n’accèdent pas à cette
lecture automatisée et continuent indéfiniment à décoder lettre par lettre ou
syllabe par syllabe. Même après plusieurs rencontres avec un même mot au
sein d’un même texte, ils se comportent comme s’ils le découvraient. Leur
lecture est donc très laborieuse avec des répercussions néfastes sur la
compréhension. Faute de parvenir à mémoriser la forme orthographique des
mots, ils rencontrent les plus grandes difficultés avec les mots irréguliers qui
violent les règles de correspondance entre graphèmes et phonèmes.
Lorsqu’ils lisent, ils les régularisent et ils les écrivent phonétiquement.
Mais les frontières entre ces groupes ne sont pas nettes et même s’il y a
des cas extrêmes, la majorité des dyslexiques présentent des troubles des
deux voies. Dans la mesure où c’est la pratique du décodage phonologique
qui permet la constitution des représentations orthographiques des mots par
un mécanisme d’autoapprentissage, un déficit de la voie phonologique se
répercute obligatoirement sur la voie orthographique.

Une seule ou plusieurs causes ?


L’opinion dominante a longtemps été que les deux formes de dyslexie
renvoient à une seule et unique cause de type phonologique, dans la mesure
où, comme nous venons de le dire, les difficultés de lecture par la voie
orthographique sont considérées comme secondaires au trouble du décodage
par la voie phonologique (Sprenger-Charolles & Colé, 2013). L’un des
arguments en faveur de cette opinion est que lorsqu’on compare des enfants
dyslexiques de surface, non pas à des enfants de même âge chronologique,
mais à des enfants plus jeunes ayant le même niveau de lecture qu’eux, ils ne
leur sont pas significativement inférieurs pour la lecture des mots irréguliers
(qui ne peuvent être lus que par la voie orthographique). Ils pourraient donc
n’être que des lecteurs retardés. Par contre les enfants dyslexiques
phonologiques sont inférieurs pour la lecture de non-mots (qui ne peuvent
être lus que par la voie phonologique), même à des enfants plus jeunes de
même âge lexique. Pour eux, il s’agit d’une vraie anomalie.
Ces dernières années s’impose cependant le constat qu’il existe des
dyslexiques qui n’ont aucune difficulté à décoder par la voie phonologique,
ni à manipuler les unités sonores constitutives des mots. La diversité des
profils des mauvais lecteurs apparaît de plus en plus clairement. Dans une
recherche portant sur plus de 900 élèves de 6e, Sylviane Valdois et al. (2021)
identifient trois compétences dont le déficit contribue de façon indépendante
aux difficultés de lecture : la conscience phonémique, la dénomination rapide
automatisée 2 et l’empan visuo-attentionnel. La plupart des mauvais lecteurs
présentent un seul déficit : pour 20 % d’entre eux il porte sur la conscience
phonémique ; 18,2 % ont un déficit de l’empan visuo-attentionnel et 15,5 %
ont un trouble de la dénomination rapide automatisée. Certains enfants
présentent un double déficit, quelques-uns cumulent les trois difficultés mais
20 % n’en présentent aucune. L’auteur conclut que s’il est bien établi qu’un
certain nombre d’enfants dyslexiques ont un déficit en conscience
phonémique, on a probablement surestimé la prévalence de ce trouble et
sous-estimé le rôle des altérations du traitement visuel du matériel écrit dans
toutes les dyslexies et pas seulement celles qui touchent la voie
orthographique.

Des dyslexies d’origine visuelle ?


Étant donné qu’il y a au départ de l’activité de lecture une analyse
visuelle des mots écrits, quelle que soit la procédure utilisée ensuite, il est
logique de penser que l’accomplissement de cette tâche peut être perturbé,
même en l’absence de tout problème identifiable par un ophtalmologue.
Une méta-analyse (Tafti et al., 2014) impliquant la comparaison de 324
élèves dyslexiques et 304 élèves tout-venants met en évidence plusieurs
sources de difficultés visuelles potentielles apparaissant dans les différentes
études : un dysfonctionnement de la voie visuelle magnocellulaire chargée de
transmettre de la rétine au cortex les informations à déroulement temporel
rapide ; des problèmes d’attention visuelle ; un masquage inefficace des
informations de la périphérie rétinienne rendant difficile la reconnaissance
des lettres à lire en vision centrale. Les résultats de la méta-analyse indiquent
que ces différentes caractéristiques visuelles sont associées de façon
consistante avec la dyslexie, sans toutefois en constituer une explication.
Selon les auteurs, l’un ou l’autre de ces dysfonctionnements est mis en avant.
Dehaene pense que chez certaines personnes, la source primaire de la
dyslexie pourrait être une anomalie de la perception de l’orientation et de
l’organisation spatiale entraînant une difficulté à reconnaître les lettres
comme invariantes à travers leurs différentes formes (majuscule, minuscule,
cursive) ainsi qu’à désapprendre l’invariance par symétrie, valable pour tous
les objets hormis les lettres (b ≠ d ; p ≠ q…).
Sylviane Valdois soutient, quant à elle, l’hypothèse d’un déficit visuo-
attentionnel. L’empan visuo-attentionnel serait réduit et l’attention visuelle
distribuée de façon anarchique. L’empan visuel représente le nombre
d’éléments distincts qui peuvent être traités simultanément en une fixation.
L’enfant dont l’empan visuo-attentionnel est réduit ne pourrait appréhender
qu’un petit nombre de lettres à la fois. La lecture des mots contenant des
graphèmes complexes constitués de plusieurs lettres et plus encore celle des
mots irréguliers qui exige de faire attention à toutes les lettres simultanément
serait particulièrement problématique. De plus, l’enfant contrôlerait mal la
répartition de son attention visuelle : lors du décodage par la voie
phonologique il ne parviendrait pas à en déplacer le foyer de façon ordonnée
à l’intérieur du mot à lire, ce qui entraînerait tout un assortiment d’erreurs
(inversions, omissions, etc.). Il ne la distribuerait pas non plus de façon
homogène sur l’ensemble des lettres d’un mot, certaines lui apparaissant
comme ressortant plus que d’autres. Lors de nouvelles rencontres avec le
même mot, les lettres saillantes ne seraient pas forcément les mêmes et, de ce
fait, l’enfant ne pourrait constituer des représentations orthographiques
stables des mots. Les deux procédures de lecture se trouveraient donc
affectées.
La théorie de la dyslexie visuo-attentionnelle s’est longtemps heurtée au
scepticisme des défenseurs de la théorie phonologique. Mais elle a
aujourd’hui acquis une place tout à fait centrale parmi les candidats proposant
une explication causale 3 de ce trouble. Valdois démontre en effet dans une
recherche longitudinale publiée en 2019 que les enfants qui, en grande
section de maternelle, identifient un plus grand nombre de chiffres
simultanément lisent mieux que les autres un an plus tard et cela,
indépendamment de leurs habiletés phonologiques, de leur connaissance du
nom des lettres et après contrôle des effets possibles de l’âge et du QI. Ces
résultats vont dans le sens d’une relation causale entre l’empan visuo-
attentionnel et l’apprentissage de la lecture.
Peut-on encore parler de la dyslexie,
au singulier ?
C’est Naama Friedmann, de l’Université de Tel-Aviv, qui a bousculé le
plus profondément la conception phonologique unitaire de la dyslexie. Sur la
base des différents types d’erreurs commises par les élèves, elle répertorie 19
sous-types de dyslexie. S’appuyant sur le modèle des deux voies de lecture,
elle pense pouvoir identifier à chaque fois l’étape précise du traitement où se
trouve le dysfonctionnement. D’après elle, ce ne sont pas les difficultés
phonologiques mais les difficultés de traitement des informations visuelles
qui ont un rôle décisif dans la plupart des dyslexies : seulement 2 des
19 types qu’elle distingue traduiraient des problèmes phonologiques : la
dyslexie de conversion graphèmes-phonèmes et la dyslexie profonde dans
laquelle il y a une atteinte des deux voies de lecture. La dyslexie la plus
fréquente résulterait du dysfonctionnement de la voie orthographique. La
dyslexie de conversion graphèmes-phonèmes viendrait en deuxième position.
Ensuite, les formes les plus courantes résulteraient de problèmes au niveau de
l’analyse visuelle des mots : la dyslexie positionnelle caractérisée par des
transpositions de lettres à l’intérieur des mots (« cirer » lu « crier ») et la
dyslexie attentionnelle dans laquelle les lettres migrent d’un mot à l’autre. La
dyslexie d’identification des lettres (en particulier la confusion entre lettres
qui se ressemblent) ainsi que la dyslexie de négligence (oubli ou erreur
portant systématiquement sur la première ou la dernière lettre des mots)
viendraient ensuite.
Un outil appelé Malabi (Potier Watkins et al., 2023), créé sur le modèle
des tests utilisés pour l’hébreu, a permis d’identifier sur des sujets français
quelques-unes des dyslexies sélectives de la classification de N. Friedmann :
trois cas de dyslexie attentionnelle, deux de dyslexie positionnelle, un cas de
dyslexie de surface et un de dyslexie phonologique. Ces formes de dyslexie
n’avaient pas été décrites en français et les élèves concernés n’auraient pas
été diagnostiqués comme dyslexiques avec les tests de dépistage couramment
utilisés en France.
L’identification de sous-types de dyslexie pouvant être adossée au
modèle des deux voies de lecture est une piste intéressante : d’un point de
vue théorique il est en effet logique de penser que les voies de la lecture
puissent présenter des dysfonctionnements à chacun des niveaux de
traitement ; et du point de vue de la remédiation, avoir une connaissance fine
des erreurs et du point de blocage qui en est responsable devrait permettre de
faire des choix didactiques plus éclairés. Toutefois les populations étudiées
sont encore peu nombreuses et la recherche future devra chercher à évaluer la
fréquence des différents types de dyslexie sélective.

Un tableau complexe et un foisonnement


de recherches
Les mécanismes des différentes formes de dyslexie sont encore mal
connus. L’importance des compétences phonologiques est incontestable mais
le déficit phonologique ne rend pas compte de tous les cas. L’existence de
dyslexies d’origine visuelle est de mieux en mieux établie mais on ne doit pas
tomber dans l’erreur du « tout-visuel » pour remplacer la théorie du « tout-
phonologique ». Il faut tenir compte d’autres facteurs.
Ziegler et al. (2020) ont par exemple montré qu’il est possible de simuler
les trajectoires d’apprentissage de la lecture et l’efficacité des remédiations
pour les sujets dyslexiques en prenant en compte trois compétences de
l’enfant au moment où il aborde cet apprentissage : les compétences en
orthographe, phonologie et vocabulaire. Ce modèle multifactoriel rend mieux
compte des résultats réels que les modèles alternatifs reposant sur un déficit
unique phonologique ou visuel ou sur un déficit global de l’efficience
cognitive.
D’autres idées intéressantes viennent de la prise compte des troubles
associés à la dyslexie. Certains auteurs se demandent si des déficits de la
mémoire à court terme ou de la mémoire de travail peuvent expliquer une
partie des difficultés des dyslexiques 4. D’autres explorent le lien entre le
déficit phonologique et les troubles sensori-moteurs souvent présents chez les
dyslexiques (Jover et al., 2013). L’existence de comorbidités dans des
domaines distincts suggère des mécanismes sous-jacents communs.
Pour Michel Habib (2021) le mécanisme commun pourrait résider dans
un déficit général du traitement des informations temporelles. Ce déficit
pourrait expliquer à la fois la dyslexie et les troubles qui lui sont
fréquemment associés, troubles du langage, de l’attention ou des
coordinations motrices. Son argument se fonde à la fois sur les difficultés des
dyslexiques pour traiter les informations temporelles et sur la découverte,
chez les sujets présentant ces différents troubles neurodéveloppementaux,
d’anomalies des faisceaux de substance blanche qui relient des aires chargées
de traiter des informations de nature différente et de les intégrer. Michel
Habib pense que la dyslexie, comme les autres troubles des apprentissages,
pourrait résulter du manque de synchronisation de l’activité des régions
impliquées dans ces apprentissages, par suite de leurs mauvaises
connexions 5.
Nos connaissances sur les causes et les mécanismes de la dyslexie
constituent encore un puzzle dont on n’arrive pas à mettre ensemble les
morceaux pour constituer un tout cohérent. Dans un souci d’efficacité de
l’aide à apporter aux enfants qui souffrent de cette pathologie, il faut
probablement se diriger vers une conception multifactorielle de la dyslexie,
prenant en compte l’hétérogénéité des processus en jeu et l’hétérogénéité
cognitive des dyslexiques.
1. La procédure phonologique repose sur la segmentation du mot écrit en graphèmes, la
conversion des graphèmes en phonèmes et l’assemblage des phonèmes pour reconstituer le mot
oral. C’est la procédure utilisée par le lecteur débutant. La procédure orthographique est celle du
lecteur expert qui reconnaît directement une suite de lettres comme un mot connu, car faisant
partie de son lexique orthographique. C’est la formation du lexique orthographique, qui permet
l’accélération de la vitesse de lecture et l’automatisation de la lecture. Voir le chapitre 1 « Que se
passe-t-il dans notre tête quand nous lisons un mot ? », ici, et le chapitre 3 « Y a-t-il des stades
dans l’apprentissage de la lecture ? », ici.
2. La dénomination rapide de stimuli visuels (voir chapitre 27, ici) et la lecture partagent un
mécanisme fondamental : la mise en relation de représentations visuelles avec des représentations
phonologiques et l’automatisation de ce couplage. Les déficits en dénomination rapide traduisent
une difficulté d’accès au lexique phonologique qui impacte l’activité de lecture.
3. La Direction générale de la santé a commandé à l’Unité fonctionnelle vision et cognition du
laboratoire Psychologie et Perception du CNRS la mise au point d’une batterie rapide d’évaluation
des capacités visuo-attentionnelles, de l’analyse et de la mémoire visuelle chez l’enfant de 4 à 6
ans. Ces tests (batterie EVA) devraient être proposés de manière systématique à tous les enfants de
grande section de maternelle, en complément de l’examen ophtalmologique déjà pratiqué.
4. Pour Martinez Perez et al. (2012), le déficit de la mémoire de l’ordre de présentation des
informations dans une série (mémoire de l’ordre sériel) pourrait être un déficit fondamental dans
la dyslexie.
5. Voir dans le chapitre 31, ici, les suggestions de remédiation faites par Michel Habib.
CHAPITRE 29

Comment aider les élèves


qui ont des difficultés d’analyse
1
visuelle des mots écrits ?

L’analyse visuelle des mots écrits constitue la première des opérations de


lecture. Elle est elle-même complexe car elle permet non seulement
d’identifier les lettres mais aussi de les rattacher aux mots auxquels elles
appartiennent et de tenir compte de leur position à l’intérieur des mots.
Certains sujets, en l’absence même de tout problème identifiable par un
ophtalmologue, présentent des troubles de ces traitements précoces.
Selon Naama Friedmann ces anomalies sont responsables de dyslexies
qu’elle appelle périphériques, par opposition aux dyslexies centrales causées
par des déficits qui se situent plus loin au niveau des voies phonologique et
orthographique de lecture. Elle considère qu’il s’agit de véritables types de
dyslexie et non pas de conséquences de perturbations générales de l’analyse
des informations visuelles car les sujets qui en sont affectés n’éprouvent pas
les mêmes difficultés avec un matériel visuel autre que les mots.
Sylviane Valdois défend elle aussi l’hypothèse de l’importance de
troubles d’origine visuelle dans la dyslexie, plus précisément de troubles de
l’attention visuelle.
Nous allons décrire dans ce chapitre ces difficultés et les aides proposées.
Difficulté à identifier les lettres isolées
Le sujet confond les lettres de forme proche : f/t ; n/r et n/m ; p/q ; b/d.
Certains considèrent même toutes les lettres constituées d’un trait vertical et
d’un cercle comme étant les mêmes. Inversement, la majuscule et la
minuscule d’une même lettre ayant des tracés très différents ne sont pas
reconnues comme la même lettre (exemple « A » et « a »). Cela occasionne
des substitutions de lettres, par exemple « fable » lu « table », « port » lu
« pont », et des omissions, « câble » lu « cale ».
On pourra aider l’enfant à effectuer les discriminations nécessaires entre
les lettres en utilisant d’abord des caractères de grande taille qui seront
réduits progressivement. Des activités d’appariement des majuscules et des
minuscules permettront de construire l’identité abstraite des lettres. Une
meilleure connaissance des lettres sera favorisée par une approche
multisensorielle – un encodage tactile et kinesthésique est mis en œuvre par
l’exploration de la forme de lettres en relief – et par l’écriture, d’abord en
copie puis de mémoire. Certains enfants, incapables d’identifier les lettres par
la vue, parviennent en effet à le faire lorsqu’ils les tracent avec le doigt. En
pratique on couplera ces activités avec la prononciation du nom et du son des
lettres.

Difficulté à rattacher les lettres aux mots


auxquels elles appartiennent
(dyslexie attentionnelle de N. Friedmann)
Les lettres migrent d’un mot à l’autre, en préservant leur position au sein
du mot et en général pour former un mot existant. Par exemple, si dans un
texte les mots « mont » et « sent » se suivent (dans une phrase telle que « le
mont sent la lavande »), l’enfant peut lire « sont » au lieu de « mont » et
« ment » au lieu de « sent ». Certains enfants dyslexiques se plaignent que
quand ils ouvrent un livre les lettres sautent dans tous les sens. Il faut les
aider à se concentrer sur le mot lu en cachant les mots qui sont autour. On
peut découper dans une feuille une petite fenêtre que l’enfant déplace de
façon à ne voir qu’un mot à la fois. Avec un ordinateur on peut présenter les
mots un à un. La lecture mot par mot produit des améliorations significatives
pour ce type de dyslexie. L’écriture en colonne est aussi une solution. Et pour
un texte écrit au tableau, on doit limiter le nombre de mots par ligne (5 à 8
mots). Un travail ludique sur l’importance de bien rattacher les lettres aux
mots auxquels elles appartiennent peut être mené à partir de l’ouvrage La Vie
des mots, l’ami des veaux (Le Goistre & Martin, 1994), un livre de
contrepèteries pour tous, à partir de 6 ans.

Difficulté à reconnaître la position


des lettres dans le mot
(dyslexie positionnelle de N. Friedmann)
L’ordre des lettres est modifié et aboutit en général à un nouveau mot qui
est soit plus fréquent (« cirer » lu « crier » ou « piler » lu « plier »), soit plus
simple phonologiquement (« arme » lu « rame », « tri » lu « tir », etc.). Des
facteurs autres que visuel (sémantique ou phonologique) interviennent donc
dans ces migrations.
Un certain nombre de tentatives de remédiation se sont avérées néfastes
ou inefficaces : espacer les lettres ou écrire chaque lettre dans une couleur
différente induit encore plus d’erreurs. Mettre des signes entre les lettres n’a
aucun effet. La seule consigne faisant diminuer les erreurs est de suivre avec
le doigt chaque lettre du mot. Certains orthophonistes suggèrent que le
matériel scolaire soit écrit verticalement afin que l’œil n’ait qu’un seul point
de fixation. L’utilisation d’un ordinateur qui peut présenter le mot à lire
segmenté graphème par graphème peut être bénéfique.
On peut aussi faire un travail classique sur la séquentialité 2, en
commençant avec un matériel non linguistique, même si en principe le
trouble touche spécifiquement les mots. Des étiquettes mobiles sont un
matériel indispensable. On pourra faire reproduire des séquences de dessins,
comparer des séquences identiques ou non. Ensuite on travaillera l’ordre des
mots de la phrase, puis des syllabes à l’intérieur du mot, et seulement après
l’ordre des graphèmes/phonèmes dans la syllabe. On fera composer (puis
relire) des syllabes, des mots simples, puis des mots plus compliqués à l’aide
de syllabes ou de lettres mobiles en minuscules et on les fera écrire ensuite.
L’activité d’encodage oblige l’enfant à prendre conscience de l’importance
de l’ordre des lettres. L’activité d’écriture, en copie ou de mémoire, consolide
la représentation orthographique des mots. On pourra aussi faire des
exercices sur les anagrammes (Chine, niche, chien).

Dyslexie de négligence
Certains dyslexiques distribuent leur attention dans l’espace de façon à la
fois trop diffuse et dissymétrique, généralement avec une négligence du côté
gauche : les lettres les plus à droite d’un mot, qui ne sont pas encore en train
d’être décodées, au lieu d’être inhibées, sont perçues trop clairement et
interfèrent avec le décodage du début du mot. Les premières lettres sont ainsi
soit omises, soit remplacées par d’autres. Ainsi, « cage » est lu « âge »,
« poule » est lu « roule » ou « foule », « table » est lu « câble ». Il y a
beaucoup moins d’erreurs sur les mots écrits verticalement. On obtient des
améliorations significatives quand on attire l’attention sur la région négligée,
par exemple en donnant la consigne de suivre le mot lettre à lettre avec
l’index gauche, en coloriant la première lettre ou bien en traçant une ligne
verte verticale avant la première lettre, ou encore en demandant à l’enfant de
taper avec l’index gauche à gauche de chaque mot.

Difficulté à répartir l’attention


sur l’ensemble des lettres formant
un mot (dyslexie visuo-attentionnelle
de S. Valdois)
L’enfant ne traite simultanément qu’un très petit nombre de lettres et il
contrôle mal la distribution de son attention sur l’ensemble des lettres d’un
mot. Cela gêne évidemment la constitution de représentations
orthographiques des mots car ceux-ci ne sont jamais vus en entier. Plus la
fenêtre visuo-attentionnelle est réduite et mal contrôlée, plus il y a des
chances pour que le décodage par la voie phonologique soit aussi perturbé car
il nécessite d’appréhender parfois des graphèmes complexes de trois lettres
ou plus (oin, ouill…) et de déplacer le foyer d’attention de façon ordonnée
sur les différentes unités sublexicales (phonèmes et syllabes) tout au long des
mots. L’enfant ayant ce type de trouble a une lecture très lente, par syllabes,
avec des erreurs portant sur l’identification des lettres, leur position spatiale,
des sauts de mots ou de lignes. Un outil d’évaluation de l’empan visuo-
attentionnel, Evadys, a été publié en 2017.
Plusieurs types d’exercices peuvent inciter l’enfant à traiter l’ensemble
d’une séquence de symboles ou de lettres. On utilise beaucoup la présentation
rapide de mots, de suites de lettres, de symboles ou de formes géométriques
sur des cartes (flashcards) ou à l’ordinateur. La difficulté doit toujours être
graduellement augmentée en commençant par des séquences de deux
éléments et en les allongeant progressivement. Si l’enfant n’est pas capable
de restituer toute la séquence, on peut lui demander quel était le premier
symbole, le dernier, quel symbole était répété, etc. Les mots ne doivent
contenir que des graphèmes connus de l’enfant. Les premiers mots doivent
être non seulement très courts mais faciles, puis on rend la tâche
progressivement de plus en plus difficile en augmentant le nombre de lettres
et en incluant des lettres muettes et des graphèmes qui ne se prononcent pas
toujours de la même façon. Dans ce type d’exercice, on peut aider l’enfant en
lui indiquant à l’avance par un cadre la longueur de la séquence afin qu’il se
prépare à porter son attention sur toute cette longueur.
En 2013, Sylviane Valdois et ses collaborateurs ont publié un outil
d’entraînement des capacités d’empan visuo-attentionnel, Coreva, validé par
une étude sur 30 enfants. Cet outil papier-crayon comprend des exercices de
comparaison, détection, recherche visuelle, catégorisation. Un logiciel,
intitulé Maeva, a ensuite été développé. Les exercices de Maeva sont basés
sur la présentation de suites de caractères appartenant à cinq familles
différentes : lettres, chiffres, figures géométriques ouvertes, figures
géométriques fermées, caractères japonais. Le nombre d’éléments à traiter à
chaque présentation varie de deux à sept. Il y a six types de tâches,
nécessitant le traitement visuo-attentionnel des suites de caractères
présentées : donner le nombre de familles vues ; confirmer ou infirmer la
présence d’une famille dans la suite présentée ; désigner les familles
présentes ; dénombrer les éléments d’une famille ; dénombrer les éléments de
plusieurs familles ; désigner les familles présentes et dénombrer les éléments
de chacune. L’algorithme adapte la difficulté des exercices proposés aux
performances de l’enfant. À l’issue d’un entraînement intensif pendant six
semaines à raison de quinze minutes par jour et cinq jours par semaine,
l’empan visuo-spatial des enfants ayant utilisé Maeva a augmenté et leur
niveau de lecture s’est amélioré significativement, comparativement aux
enfants du groupe contrôle (Lions, 2014 ; Zoubrinetzky et al., 2019).
Les jeux vidéo d’action sont aussi de bons candidats pour la rééducation
des troubles visuo-attentionnels : les événements s’y déroulent rapidement,
de façon imprévisible dans l’espace et dans le temps, avec la nécessité
d’alterner entre les stratégies globale et locale d’analyse de la scène. Ils
induisent une forte charge perceptive, cognitive et motrice. Ces jeux
développent donc la capacité à réagir rapidement à des informations visuelles
et auditives aléatoires et à distribuer efficacement les ressources
attentionnelles disponibles dans l’espace et dans le temps. Une étude
effectuée avec des enfants dyslexiques a montré que seulement douze heures
de pratique de ces jeux leur faisaient gagner plus d’un an d’âge lexique et les
faisaient progresser au moins autant que des séances pénibles de rééducation
(Franceschini et al., 2013). Néanmoins seuls quelques jeux vidéo
commerciaux présentent les caractéristiques nécessaires pour produire ces
effets bénéfiques. Le professeur Gori utilise « Rayman Raving Rabbids »
pour les enfants d’une dizaine d’années et « Space Invaders Extreme » pour
les enfants de 5 ans.
Dans le cadre du projet « Fluence 3 » dont l’objectif est de prévenir les
difficultés d’apprentissage de la lecture, quatre jeux éducatifs constituant le
programme « Évasion » ont été mis au point pour développer spécifiquement
les deux dimensions de l’attention impliquées dans la lecture : la quantité
totale de ressources attentionnelles disponibles et leur répartition dans
l’espace. Une expérimentation visant à évaluer l’efficacité de ce programme a
comparé en 2018-2019 deux groupes équivalents d’élèves de CP de
l’académie de Grenoble, le premier ayant utilisé Évasion, tandis que le
groupe contrôle recevait un entraînement de la compréhension orale en
anglais (Luciole). Les résultats obtenus ont été décevants : au post-test on n’a
pas trouvé de progrès plus important ni des capacités d’attention visuelle ni
de la lecture dans le groupe ayant utilisé Évasion par rapport au groupe
contrôle. Une version révisée du logiciel après analyse des causes de cet
échec, « Évasion 2 », a été appliquée à Mayotte en 2019-2020. Cette fois les
élèves du groupe Évasion ont eu de bien meilleurs résultats que ceux du
groupe contrôle en attention visuelle et ils ont aussi été plus performants en
lecture de texte, même si les effets restent modestes.
1. Ce chapitre s’appuie essentiellement sur les travaux de Naama Friedmann et sur ceux de
Sylviane Valdois pour la dyslexie visuo-attentionnelle (voir le chapitre 28 « Y a-t-il plusieurs
formes de dyslexie ? », ici).
2. On a en effet montré que le maintien de l’information « ordre sériel » était déficient chez les
enfants dyslexiques. Cette capacité à mémoriser l’ordre des informations verbales est sous-tendue
par un circuit cérébral spécialisé observé en IRM fonctionnelle (Martinez Perez et al., 2012)
3. Financé par l’État dans le cadre du Programme d’investissement d’avenir, le projet
« Fluence », auquel participent plusieurs laboratoires, a pour objectif de développer et d’évaluer
l’impact des logiciels éducatifs conçus pour améliorer la fluence en lecture. Trois logiciels
éducatifs ont été développés : 1° le logiciel Évasion, dont l’objectif est d’entraîner les dimensions
de l’attention visuelle impliquées en lecture ; 2° le logiciel Élargir, qui est un dispositif de lecture
répétée et assistée de textes de plus en plus longs ; 3) le logiciel Luciole, qui est un entraînement
contrôle améliorant l’apprentissage de l’anglais oral.
CHAPITRE 30

Comment aider les élèves


qui ont du mal à apprendre
à décoder ?

En l’absence de trouble de l’analyse visuelle du matériel écrit 1, les


difficultés d’apprentissage du décodage sont attribuables à un
dysfonctionnement de la procédure phonologique de lecture qui peut être
affectée à chacune de ses étapes. Nous examinons ci-après les différentes
difficultés ainsi que les aides spécifiques qui s’avèrent efficaces.

La difficulté à apprendre
les correspondances graphèmes-phonèmes
Les enfants qui rencontrent cette difficulté sont incapables de dire quel
son produit le graphème (lettre ou combinaison de lettres) qu’on leur montre.
Plusieurs méthodes ont été développées pour faciliter la mémorisation des
correspondances graphèmes-phonèmes. La méthode Borel-Maisonny associe
un geste à chaque phonème. Le geste est un moyen mnémotechnique qui
évoque la façon dont on articule le phonème et/ou la façon d’écrire le
graphème correspondant. Par exemple le son [o] est représenté par les doigts
formant un cercle, ce qui fait référence à la fois à la forme de la bouche
lorsqu’on le prononce et à la forme de la lettre « o ». Le son [m] est
représenté par trois doigts qui correspondent aux trois pieds du « m ». La
méthode des Alphas est particulièrement intéressante parce que, dans le cadre
d’un conte, elle matérialise le lien lettres-sons. Les personnages du conte, les
Alphas, ont à la fois la forme des lettres et une raison d’émettre leur son
spécifique. C’est ainsi que le « f » est une fusée dont le moteur fait « fffff ».
La difficulté porte parfois uniquement sur les consonnes
phonologiquement proches (p/b ; c/g ; t/d ; b/m ; d/n). Une méthode
prometteuse pour améliorer les discriminations entre phonèmes insiste sur la
prise de conscience des gestes articulatoires et sur leur mise en relation avec
les sons produits et avec leurs symboles graphiques. On attire l’attention de
l’élève sur ce qu’il fait pour produire les différents « sons » élémentaires, par
exemple en lui faisant observer dans un miroir les mouvements des lèvres
effectués pour produire [b] ou [p]. Chaque son est ensuite représenté par un
dessin de la bouche ou du conduit vocal et associé à la lettre correspondante.
Ensuite des blocs colorés peuvent être utilisés pour représenter le nombre,
l’ordre et l’identité des « sons » qui constituent un mot donné. Les blocs
colorés sont ensuite remplacés par des lettres. Mais il faut savoir que lorsqu’il
y a un véritable trouble de la perception des sons du langage, dont les
frontières ne sont pas nettes, celui-ci est très résistant aux méthodes de
remédiation.
Le plus souvent, ce qui pose problème, ce sont les lettres qui ont plusieurs
valeurs sonores en fonction de leur environnement (« c », « g » par exemple)
et les graphèmes complexes tels que ch, ou, on, eau, oin, ain… Il ne faut
jamais les enseigner en début d’apprentissage. On peut aider les élèves en
utilisant temporairement des codes couleur différents pour « c » selon qu’il se
prononce [k] ou [s] et pour « g » selon qu’il se prononce [g] ou [ʒ]. Dans le
cas des graphèmes complexes, ce qui est difficile pour l’élève c’est qu’il a
appris auparavant le son de chacune des lettres prises individuellement.
Maintenant il doit isoler non plus une lettre mais un groupe de deux ou trois
lettres et associer à cette configuration un nouveau phonème. On peut aider
les élèves en écrivant les graphèmes complexes d’une autre couleur, ou en les
entourant dans une bulle, ce qui leur confère une unité et les fait ressortir du
reste du mot.
Lorsqu’un élève a de la difficulté à utiliser le code graphophonologique
on peut s’appuyer aussi sur le code graphosémantique. L’élève peut utiliser
les morphèmes constitutifs des mots qu’il a enregistrés pour décoder de
nouveaux mots. On utilisera les familles de mots : connaître « neige » aide à
décoder « neiger », « enneigé », « déneiger »… On sensibilisera les élèves
aux affixes, par exemple « eur » qui désigne celui qui effectue une activité :
« danseur » peut aider à décoder « menteur », « skieur », « coiffeur 2 »…

La difficulté à segmenter les mots écrits


en syllabes
La première tâche du lecteur débutant est de déterminer, dans la suite de
lettres d’un mot écrit, ce qui constitue un segment prononçable, c’est-à-dire
ce qui correspond à une syllabe orale. En français la structure syllabique la
plus fréquente et aussi la plus simple consiste en une consonne « C » suivie
d’une voyelle « V » (CV) 3. Tant que le phonème vocalique est formé d’une
seule lettre, le découpage ne pose pas de problème et des mots tels que
« cube », « domino » ou même « locomotive » sont assez bien lus, même par
les faibles lecteurs. La difficulté apparaît lorsque la voyelle est un
digramme ou un trigramme ; les enfants ont tendance à prononcer séparément
les deux lettres du digramme ou à en oublier une lettre (« coude » lu « code »,
« lait » lu « lit »…).
Lorsque la voyelle est un digramme nasal (an, on, in, oin, ain…) c’est
encore plus compliqué : les élèves ne savent pas comment segmenter
« bandeau » par opposition à « banane », « montagne » par opposition à
« limonade », « pointe » par opposition à « moineau »… Il y a pourtant une
règle qui est que lorsque le « n » est suivi d’une consonne, il forme une
voyelle nasale avec ce qui précède, tandis que lorsqu’il est suivi d’une
voyelle, il commence une nouvelle syllabe. Mais cette règle n’est jamais
enseignée explicitement aux élèves car elle est compliquée. On compte sur
son apprentissage implicite par la fréquentation de l’écrit. Toutefois, chez les
enfants en difficulté de lecture, ce mécanisme est peu efficace. Il faut donc
mettre en place pour eux un apprentissage plus conscient, en utilisant des
listes analogiques de référence opposant les deux types de mots.
Il y a aussi des difficultés de segmentation pour les mots tels que
« réussir », de structure syllabique CV-V-CVC, qui peut être lu [ʁøsiʁ]
(reu/ssir), [ʁɛsiʁ] (ressir), [ʁysiʁ] (russir) ou pas lu du tout si l’enfant se rend
compte du non-sens.
La syllabe étant une unité visuelle très vite utilisée par les jeunes lecteurs
français, il est indispensable de faire un travail régulier de lecture et écriture
de syllabes de différentes structures. On peut aider les élèves en difficulté à
segmenter les mots en utilisant des couleurs ou en séparant les syllabes par
des traits ou des espaces, ou encore en présentant les mots à lire sur un
ordinateur syllabe par syllabe.

La difficulté à fusionner les phonèmes


en syllabes et les syllabes en mots
Lorsque la distinction entre le nom et le son des lettres n’est pas acquise,
l’élève peut penser qu’il lit alors qu’il dit le nom des lettres – « bol » est par
exemple lu [beoɛl] (bé-o-el). La fusion des phonèmes en syllabes doit être
travaillée uniquement à l’oral dans un premier temps. Ensuite l’entraînement
peut porter sur la lecture de syllabes écrites : l’élève prononce chaque
phonème puis les fusionne. Il faut commencer par les syllabes simples CV,
puis CVC, puis ajouter des syllabes incluant des groupes consonantiques avec
des aides visuelles à la segmentation (par exemple en entourant les lettres qui
appartiennent à la même syllabe). Les méthodes visant à faciliter
l’apprentissage des correspondances entre graphèmes et phonèmes proposent
aussi des moyens de faire comprendre la combinatoire. Par exemple dans la
méthode des Alphas, lorsque la fusée « f » tombe sur la tête de Monsieur
« o », cela fait « fffoooo ».
La difficulté à fusionner les différents phonèmes ou les différentes
syllabes obtenues par décodage phonologique peut être la conséquence d’une
mémoire phonologique à court terme déficiente : l’enfant a oublié le début du
mot lorsqu’il a terminé le décodage syllabe par syllabe. Il y a donc des
erreurs d’omission, des substitutions, des transpositions de lettres, en
particulier sur les pseudo-mots longs et sur les morphèmes autres que la base
dans les mots morphologiquement complexes. Les enfants qui ont une
mauvaise mémoire phonologique n’ont d’ailleurs pas seulement des
difficultés pour lire les mots longs mais aussi pour les répéter ou les
prononcer spontanément. La méthode Miskin pour l’apprentissage de la
lecture en anglais mise sur la rapidité du décodage des graphèmes et la
vitesse de prononciation des phonèmes successifs qui réalise presque
automatiquement leur fusion.

L’ordinateur au secours des enfants


en difficulté d’apprentissage du décodage
Actuellement les ressources des nouvelles technologies donnent des
moyens supplémentaires pour mettre en œuvre des remédiations efficaces :
l’ordinateur peut présenter un mot à lire, segmenté soit en syllabes qui
préservent la structure morphémique, soit en attaque et en rime, soit
graphème par graphème. Il peut aussi simuler la fusion des phonèmes. Et
surtout il peut assurer la nécessaire répétition que l’enseignant ne peut offrir à
chaque élève, répétition qui, de surcroît, est mieux acceptée de la part de la
machine et dans un cadre ludique.
De très nombreuses applications sont disponibles sur Internet. Mais leur
qualité didactique n’est pas garantie et beaucoup sont payantes : les
difficultés d’apprentissage de la lecture sont un marché juteux.
Deux logiciels d’aide à l’apprentissage du décodage basés sur
l’apprentissage des correspondances entre graphèmes et phonèmes et offrant
une progression allant du décodage de syllabes et de mots simples à des mots
de plus en plus compliqués sont actuellement en cours d’expérimentation
dans les écoles françaises.
GraphoGame a été développé par une équipe universitaire finlandaise.
Son efficacité a été démontrée dans différentes études en Finlande, en Suède
et en Angleterre. Ce logiciel est à présent accessible à tous les enfants
finlandais à l’école primaire. L’adaptation des séquences d’entraînement aux
particularités du français a été menée dans le cadre d’un projet de l’Agence
nationale pour la recherche lancé en 2014 et qui s’est terminé en
septembre 2017. Les résultats de deux expérimentations ont montré des
améliorations significatives de la lecture chez des enfants en difficulté (Ruiz
et al., 2017). GraphoGame (devenu aujourd’hui GraphoLearn) est disponible
gratuitement en téléchargement. Les utilisateurs, souvent orthophonistes ou
enseignants spécialisés, en donnent des avis très positifs.
ELAN pour la lecture 4, développé par l’éditeur Mazalab et le laboratoire
NeuroSpin de Stanislas Dehaene, est un jeu sérieux sur tablette pour
l’apprentissage ludique des fondamentaux de la lecture et de l’écriture. Il fait
partie des projets e-éducation soutenus par le ministère de l’Éducation
nationale dans le cadre des investissements d’avenir. L’élève doit trouver des
trésors qui ne lui sont accessibles que lorsqu’il réussit les épreuves du niveau
correspondant.
Ce jeu a été expérimenté auprès de 1 000 élèves de CP de l’académie de
Poitiers pendant l’année 2016-2017. Les résultats de cette expérimentation
montrent que les élèves qui ont eu la possibilité d’utiliser ELAN dès le début
du CP, trois fois par semaine, vingt minutes par jour, ont progressé un peu
plus en décodage que leurs camarades qui recevaient un enseignement basé
sur les mêmes principes mais sans activité sur tablette. ELAN semble avoir
surtout favorisé la compréhension sémantico-syntaxique : les élèves qui l’ont
utilisé atteignent un meilleur niveau que ceux du groupe contrôle.
Une nouvelle version d’ELAN, appelée « Kalulu », a été développée pour
les élèves de grande section de maternelle, début de CP et ceux qui peinent à
automatiser le décodage. Les leçons portent sur l’apprentissage des
correspondances graphèmes-phonèmes. Pour chaque graphème il y a trois
activités : cliquer sur la lettre pour en entendre le son et le voir prononcé par
un autre enfant ; voir et entendre la lettre dans un mot ; suivre le tracé de la
lettre sur l’écran pour en mémoriser la forme. Les résultats d’une étude ayant
suivi des élèves sur l’année de GS et de CP montrent que ceux qui ont
bénéficié du logiciel en grande section ont amélioré leur connaissance des
correspondances graphophonémiques et que ce bénéfice s’est maintenu au
début du CP alors qu’ils avaient arrêté d’utiliser Kalulu depuis plusieurs
mois. Bien que cet avantage n’ait pas perduré une fois l’apprentissage formel
de la lecture commencé (le groupe contrôle a vite rattrapé son retard), cela ne
remet pas en cause l’efficacité du logiciel pour l’apprentissage des
correspondances graphèmes-phonèmes. Kalulu continue d’être perfectionné
pour mieux répondre aux besoins des élèves de travailler spécifiquement sur
les correspondances qu’ils ne maîtrisent pas. Les logiciels ELAN et Kalulu
sont mis à la disposition du public gratuitement.
Intervenir dès les premières difficultés
C’est dès les premiers mois du CP que certains élèves se trouvent en
difficulté. Qu’ils soient reconnus plus tard comme dyslexiques ou pas, ces
enfants doivent tous être aidés immédiatement. Cette approche d’origine
américaine appelée « réponse à l’intervention » se déroule en trois étapes
(Ramus, 2018).
La première est l’enseignement dispensé à tous les élèves. On s’accorde
aujourd’hui pour dire qu’un enseignement structuré, systématique,
mettant l’accent sur la phonologie et l’apprentissage des correspondances
graphèmes-phonèmes est la meilleure prévention des difficultés
d’apprentissage de la lecture.
La deuxième étape concerne les élèves qui auront été repérés par
l’enseignant, dès le milieu du CP, comme rencontrant des difficultés. À
ce stade, il convient de ne pas se poser la question de l’origine des
difficultés. Ils doivent tous être pris en petits groupes homogènes pour
recevoir un enseignement basé sur les mêmes principes, mais encore plus
explicite, systématique et intensif. De telles interventions ont démontré
leur efficacité : 50 % des élèves rattrapent leur retard et se retrouvent au
niveau moyen de la classe. Ces élèves avaient seulement besoin de plus
de temps, de plus d’entraînements et d’exercices que les autres pour
assimiler les correspondances graphophonémiques et automatiser leur
lecture.
La troisième étape s’adresse aux élèves qui en fin de CP, malgré
l’enseignement intensif en petit groupe, n’ont pas encore atteint un niveau
de lecture satisfaisant. Les avis divergent quant à la démarche à adopter
pour ces enfants. La plupart des auteurs pensent qu’il faut continuer avec
le même type d’enseignement, en l’absence d’évidence montrant qu’une
autre approche pourrait être plus efficace. Mais à partir de ce moment les
interventions doivent viser de façon beaucoup plus précise les difficultés
particulières de chaque élève. Un plan d’accompagnement personnalisé
peut être mis en œuvre. C’est à ce niveau que les enseignants spécialisés
peuvent être sollicités.
Ce n’est que pour les élèves qui ne progressent pas suffisamment au
cours de cette troisième étape qu’il faut demander au milieu du CE1 des
bilans spécialisés (médical, orthophonique, neuropsychologique) qui
déboucheront éventuellement sur un diagnostic et une prise en charge en
dehors de l’école.
Ces préconisations vont dans le sens souhaité par Garcia et Oller (2015) 5.
À la condition que les enseignants soient correctement formés à la mise en
œuvre de ces trois étapes et que les compétences à atteindre pour les élèves
soient bien définies, l’adoption de ce schéma devrait permettre de donner une
aide précoce et adaptée à tous les élèves dans le cadre scolaire et d’éviter la
pathologisation excessive des difficultés du début de l’apprentissage de la
lecture sans retarder le diagnostic éventuel de dyslexie.
1. Les perturbations de l’analyse visuelle des mots font l’objet du chapitre 29, ici.
2. Voir le chapitre 19 « Quel est le rôle de la conscience morphologique dans l’apprentissage de
la lecture ? », ici.
3. Les structures syllabiques les plus fréquentes en français sont CV (54,9 %), CVC (17,1 %),
CCV (14,2 %) et VC (1,9 %).
4. ELAN est l’acronyme de « environnement ludique d’apprentissage basé sur les
neurosciences ».
5. Voir le chapitre 26 « La dyslexie existe-t-elle ? », ici.
CHAPITRE 31

Comment aider les élèves qui peinent


à acquérir une lecture fluide ?

Certains enfants continuent à décoder indéfiniment lettre à lettre ou


syllabes par syllabes sans parvenir à avoir une lecture fluide, automatisée. Ils
butent en particulier sur les mots irréguliers, qu’ils régularisent. Ces
difficultés peuvent trouver leur origine à différents niveaux de la voie
orthographique et il est important d’identifier l’étape déficitaire car la façon
de remédier aux difficultés est différente 1.

Pauvreté du lexique orthographique


L’enfant continue à lire par décodage phonologique parce que très peu de
mots ont une représentation dans sa mémoire orthographique. Cette pauvreté
du lexique orthographique se traduit par le fait qu’il est incapable de dire si
un mot est bien écrit ou pas et qu’il ne comprend pas les homophones tels que
« ver », « vert », « vers », « verre ». La cause la plus fréquente de la pauvreté
du lexique orthographique réside dans la faiblesse des mécanismes de
décodage phonologique : un enfant qui a du mal à décoder lit peu. Or la
constitution du lexique orthographique dépend de la pratique de la lecture.
Dans ce cas il faut continuer les remédiations de type phonologique ; il faut
faire pratiquer intensivement la lecture (même si les dyslexiques n’aiment pas
entendre ce conseil) ; il faut favoriser l’association entre la forme
orthographique des mots et leur forme phonologique, l’enfant regardant par
exemple un livre avec un adulte qui lit, tout en pointant les mots qu’il
prononce 2.
Il faut aussi faire un entraînement systématique pour que l’enfant
mémorise l’orthographe d’un certain nombre de mots que l’on aura
sélectionnés. À titre d’exemple, les 100 mots les plus fréquemment
rencontrés dans les livres et les mots outils peuvent être d’abord travaillés,
présentés en lettres minuscules de grande taille, en associant, si possible, des
pictogrammes pour l’accès au sens. Il faut inciter l’enfant à se faire une
image des mots dans sa tête. On les fait épeler, à l’endroit et à l’envers. On
les fait copier. On pose des questions sur leurs caractéristiques
orthographiques (nombre de lettres, hampe et jambage, repérage des voyelles,
irrégularités…), le mot étant visible puis caché. Ensuite, les mots travaillés
sont dictés. Il faut attirer l’attention sur les caractéristiques orthographiques
des mots indépendamment de leurs caractéristiques phonologiques, par
exemple demander quelle est la lettre qui précède le « u » dans « chaud ».
Un programme d’apprentissage de 10 mots par semaine s’est montré
efficace avec un certain pouvoir de généralisation à des mots ne faisant pas
partie de la liste de mots étudiés, mais dont l’enfant avait déjà probablement
mémorisé certaines caractéristiques orthographiques. Il y a par contre très peu
de répercussions positives sur le décodage par la voie phonologique.
L’Orthographe illustrée de Sylviane Valdois et al. (2003) est une
méthode visuo-sémantique ayant pour objectif d’enrichir les connaissances
orthographiques. Elle porte sur 200 mots. Chaque mot est associé à une
illustration qui constitue un moyen mnémotechnique pour retrouver sa forme
orthographique.
Dysfonctionnement de la connexion entre
le lexique orthographique et le lexique
phonologique ou défaillance du lexique
phonologique
Lorsqu’on lit par la voie orthographique, la suite de lettres du mot active
immédiatement la suite de sons constitutive de ce même mot à l’oral parce
que le lexique orthographique et le lexique phonologique sont connectés 3. Si
la connexion entre les deux lexiques est déficiente ou si le lexique
phonologique est défaillant, le lecteur ne peut accéder par cette voie à la
prononciation des mots lus 4. Il a donc tendance à utiliser systématiquement la
conversion graphophonologique, ce qui entraîne des erreurs de régularisation
des mots irréguliers et ralentit sa lecture en compromettant sa compréhension.
On peut lui suggérer de procéder autrement. En effet, dans ce cas de
figure, le lexique orthographique est fonctionnel, ce que l’on peut vérifier car
l’enfant est capable de dire si une suite de lettres est un mot correctement
orthographié ou non. La connexion entre le lexique orthographique et la
mémoire sémantique est également indemne, ce que l’on peut aussi vérifier
par la bonne compréhension, en lecture silencieuse, des mots écrits et en
particulier des homophones. La lecture peut donc suivre une route alternative
à celle qui est bloquée, une route qui va directement de la reconnaissance
visuelle du mot au niveau du lexique orthographique à sa signification dans la
mémoire sémantique. Le conseil donné par Naama Friedmann à ces enfants
est donc d’essayer de comprendre sans lire à voix haute. Mais en même
temps il faut aussi essayer de renforcer le décodage par la voie phonologique
qui permet de mémoriser la forme orthographique de nouveaux mots et
entraîner les habiletés morphologiques qui peuvent contribuer à une meilleure
identification des mots.
Dysfonctionnement des connexions entre
le lexique orthographique et les lexiques
phonologique et sémantique
Lorsque ce n’est pas seulement la connexion du lexique orthographique
avec le lexique phonologique qui est déficiente mais aussi sa connexion avec
la mémoire sémantique, l’enfant est toujours capable de dire si une suite de
lettres est un mot correctement écrit ou non puisque son lexique
orthographique est fonctionnel, mais il n’accède ni à la prononciation ni à la
compréhension des mots lus par la voie orthographique. Il utilise donc pour
lire uniquement la voie phonologique et il ne comprend ce qu’il lit qu’après
avoir eu accès à la prononciation. Dans ce cas, il faut essayer de renforcer les
connexions entre le lexique orthographique et les deux autres lexiques en
faisant des exercices qui associent le mot écrit, sa prononciation et sa
signification au moyen d’une illustration.

L’aide fournie par les nouvelles


technologies
Comme dans le cas de la dyslexie phonologique et de la dyslexie visuo-
attentionnelle, l’utilisation d’un ordinateur parlant est très utile aux
dyslexiques dont la voie orthographique est atteinte. Cela leur permet
d’obtenir la prononciation des mots qui posent problème avec un délai
minimal 5. L’activité de lecture n’est ainsi plus une source de frustration et
l’ordinateur n’est pas perçu comme un juge. La cooccurrence de la forme
parlée et de la forme écrite des mots contribue à renforcer l’association entre
orthographe et phonologie. On peut aussi décider d’inclure une illustration
pour favoriser l’accès à la signification. Ainsi, l’élève peut être confronté aux
quatre informations les plus importantes : orthographique, phonologique,
sémantique et morphologique.

Il n’y a pas de traitement miracle


de la dyslexie, mais la musique pourrait
aider
Il faut avoir conscience que, malgré les progrès possibles grâce à la
rééducation, l’enfant dyslexique reste handicapé pour l’ensemble de ses
apprentissages. Il faut donc prendre des mesures propres à lui assurer un
accès aux connaissances qui passe le moins possible par l’écrit. Il doit y avoir
pour cela un travail en collaboration incluant la famille, les enseignants et les
professionnels de santé.
Il faut être très prudent vis-à-vis de tous les traitements préconisés pour la
dyslexie et les troubles des apprentissages. De faux espoirs sont
périodiquement donnés avec l’offre de rééducations de tous ordres, auditives,
visuelles, motrices, de traitements médicamenteux, de suppléments
alimentaires et de psychothérapies. L’efficacité de la plupart de ces thérapies
n’a pas été étudiée scientifiquement et même les méthodes orthophoniques
classiques souffrent d’une absence regrettable d’évaluation.
Par contre, il ne faut pas s’interdire d’enrichir la vie de l’enfant
dyslexique avec des pratiques bénéfiques pour tous et potentiellement encore
plus utiles pour lui. Les effets positifs de la musique sur la connectivité
cérébrale ne sont plus à démontrer et on ne peut que regretter que cette
discipline n’ait pas une place de choix dans le cursus de tous les élèves.
Michel Habib 6 fait l’hypothèse que la dyslexie, ainsi que d’autres troubles de
l’apprentissage qui lui sont fréquemment associés, résultent de connexions
défectueuses entre des régions du cerveau chargées de traiter et d’intégrer des
informations de nature différente, sensorielles et motrices. Il recommande
donc, parallèlement avec les aides spécifiques dont nous avons parlé et avec
la rééducation orthophonique, l’utilisation d’outils de remédiation non
spécifiques tels que la pratique de la musique, du chant et de la danse qui
exercent les compétences rythmiques et développent les connexions entre les
systèmes cérébraux impliqués dans ces apprentissages.
L’efficacité de ces pratiques a déjà été démontrée dans plusieurs études :
des adultes dyslexiques qui pratiquent une activité musicale ont de meilleurs
résultats que des dyslexiques non musiciens en lecture et dans des tâches
phonologiques et de mémoire auditive. Une étude réalisée en Italie 7 a
comparé l’évolution de deux groupes d’enfants dyslexiques, au départ
équivalents, dont l’un a suivi un entraînement musical principalement centré
sur les rythmes et le traitement temporel, tandis que l’autre suivait un
entraînement en peinture axé sur le développement d’habiletés visuo-spatiales
et la dextérité manuelle. Il y avait pour chaque groupe deux séances
hebdomadaires d’entraînement d’une heure. Les résultats ont clairement
montré un effet plus important de l’entraînement musical sur les tâches de
lecture et de phonologie et sur la reproduction de rythmes.
Une étude clinique est en ce moment menée par le service de psychiatrie
de l’enfant de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris pour évaluer l’efficacité
d’un jeu sur tablette, Mila-learn, qui vise à soutenir l’apprentissage de la
lecture par des activités multisensorielles musicales et rythmiques. Le
recrutement est encore ouvert aux enfants dyslexiques entre 7 et 11 ans qui ne
sont pas suivis en orthophonie 8.
1. Le lecteur peut se référer au schéma des deux voies de lecture du chapitre 1, ici, pour mieux
comprendre les conséquences de blocages à différents niveaux de la voie orthographique ainsi que
les possibilités de compensation ou de remédiation.
2. Certains livres sont spécifiquement conçus pour aider les élèves en difficulté à automatiser la
lecture. Pour leur collection « Colibri », les éditions Belin ont demandé aux auteurs d’employer un
maximum de mots comportant un graphème particulier (« br » dans Brune ou « s » dans La
Console ensorcelée, par exemple).
3. Le lexique orthographique contient les représentations orthographiques (c’est-à-dire en tant que
suites de lettres) de tous les mots connus à l’écrit. Le lexique phonologique contient les
représentations phonologiques (c’est-à-dire en tant que suites de sons) de tous les mots connus à
l’oral.
4. L’enfant dont le trouble se situe au niveau même du lexique phonologique a de la difficulté à
produire les mots non seulement lorsqu’il lit, mais aussi lorsqu’il parle et lorsqu’il doit retrouver le
nom des objets (anomie).
5. C’est ce que fait le logiciel « Élargir » utilisant le principe du karaoké. Ce logiciel fait partie du
projet Fluence financé en partie par l’État dans le cadre du Programme des investissements
d’avenir.
6. Voir le chapitre 28, ici, l’hypothèse de Michel Habib d’un déficit général de traitement des
informations temporelles à la base de la dyslexie et de ses comorbidités.
7. Flaugnacco et al. (2015).
8. https://www.mila-learn.com/clinical-study. La participation à l’étude clinique suppose une
pratique du jeu pendant 8 semaines, 5 jours par semaine, 25 minutes par jour. La tablette est
fournie.
CHAPITRE 32

Est-il plus difficile d’apprendre à lire


en français que dans d’autres
langues ?

Il existe différents systèmes de transcription du langage oral à l’écrit.


Chacun présente des avantages et des inconvénients et des difficultés
spécifiques pour le maîtriser.

Différents systèmes d’écriture


Dans les systèmes qui utilisent des idéogrammes, tels que le chinois ou
les kanjis japonais, chaque signe correspond à un objet, une idée ou un
événement sans qu’il y ait de lien entre la forme écrite et la forme sonore 1.
Apprendre à lire consiste à apprendre à reconnaître des milliers de signes, ce
qui est un travail énorme pour la mémoire. Ainsi, la plupart des Japonais
peuvent en reconnaître environ 2 000 mais ne peuvent en écrire qu’à peu près
500.
Dans les autres systèmes, les signes écrits représentent les sons du
langage oral, ce qui permet de réduire le nombre de signes à apprendre. Les
systèmes syllabiques établissent une correspondance entre les signes écrits et
les syllabes. Les kanas japonais, par exemple, sont un ensemble de 48 signes.
Comme chaque signe correspond à un seul son, c’est un système assez facile
à apprendre pour les enfants.
La plupart des langues occidentales ont une écriture alphabétique, dans
laquelle les signes (lettres, graphèmes 2) représentent les plus petites unités
distinctives de la parole ou « phonèmes ». Ce système d’écriture est le plus
économe quant au nombre de signes. Il n’y a par exemple que 21 lettres en
italien 3, 26 en français et en anglais, 27 en espagnol 4, 30 en allemand 5. Mais
cette économie engendre des difficultés, dues, en premier lieu, au caractère
abstrait du phonème. Pour apprendre à lire et à écrire dans une langue
alphabétique, il faut être capable d’isoler à l’oral les phonèmes qui
correspondent aux graphèmes. Or, si les enfants parviennent aisément à
segmenter les mots en syllabes, ils apprennent beaucoup plus difficilement à
analyser ces dernières en phonèmes.

Des langues dont l’orthographe est plus


ou moins transparente
Selon les langues, la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes
est plus ou moins régulière. Il n’y a pas de langue totalement transparente
c’est-à-dire dans laquelle il y ait une seule façon de lire chaque graphème et
une seule façon d’écrire chaque phonème. Mais il y a des langues plus ou
moins transparentes et l’apprentissage de la langue écrite est plus facile pour
les premières. C’est le cas de l’italien et, à un degré un peu moindre, de
l’espagnol et de l’allemand. L’anglais et le français ont une orthographe
beaucoup plus opaque.
L’italien dispose de 21 lettres et de 33 graphèmes pour coder
25 phonèmes. Presque tous les phonèmes peuvent donc être codés par une
seule lettre et rares sont ceux qui peuvent être écrits de différentes façons. On
n’est pas loin de la correspondance parfaite.
En français, par comparaison, les 26 lettres ne permettent pas de coder, à
elles seules, les 36 phonèmes. Il faut donc faire appel à de nombreuses
combinaisons de lettres et à des accents. Les lettres « j », « k » et « v » sont
les seules à n’avoir qu’une seule prononciation. Inversement, il y a plusieurs
façons différentes d’écrire le même phonème. Avec 130 graphèmes pour 36
phonèmes, il y a en moyenne 3,6 orthographes différentes pour un même
phonème.
Mais c’est en anglais que l’orthographe est la plus irrégulière avec 1 120
manières de représenter 40 phonèmes, c’est-à-dire une moyenne de 28
orthographes différentes par phonème. C’est surtout la pluralité des
prononciations possibles pour les voyelles qui rend la lecture de l’anglais
difficile : par exemple, la lettre « a » se prononce très différemment dans
« cat », « was », « saw », « made » et « car ».

L’orthographe du français, un héritage


historique encombrant
Il y a plusieurs causes aux difficultés de l’orthographe française :
1° Un alphabet inadapté hérité du latin qui ne permet pas de transcrire
tous les sons introduits sous l’influence des langues germaniques. La
difficulté touche surtout les voyelles. Contrairement à l’espagnol, en
français les six voyelles « a », « e », « i », « o », « u », « y » n’ont pas une
seule prononciation mais se lisent différemment en fonction des lettres
environnantes, ce qui permet de coder une quinzaine de sons vocaliques,
en particulier les nasales absentes des autres langues d’origine latine : [ɑ͂]
de « avant », [ɛ͂] de « brin », [ɔ͂] de « bon » et [œ͂] de « un ».
2° Les traces laissées dans les mots français par l’histoire du grec, du
latin ou d’autres langues. Le mot « orthographe » peut illustrer cette
idée : le premier « h », qui est muet, est là pour rappeler que « ortho »
vient du grec ὀρθός ([ɔʁθɔs], « droit »), qui s’écrit avec la lettre « θ »
(thêta) qui se prononce comme le « th » anglais, et non avec la lettre « τ »
(tau) qui code le phonème [t]. Le deuxième « h » qui change la
prononciation du « p » en [f] est aussi là pour rappeler l’origine grecque
de la racine « graphe » (γράφω [gʁafo], « écrire »). Mais il y a beaucoup
d’incohérences dans le marquage orthographique de l’étymologie des
mots : il y a de nombreux mots pour lesquels cette même lettre « φ » a été
transcrite par un banal « f », par exemple dans « feu » qui vient de φωτιά
([fotia]).
Il en va de même pour le codage du son [k] pour lequel on dispose en
français d’une surabondance de lettres : « k », « c », « qu » ou encore
« ch » et certains linguistes pensent que l’on aurait très bien pu supprimer
la lettre « k » de l’alphabet. La principale justification pour la conserver
est à nouveau de garder une trace de l’origine grecque de certains mots,
par exemple dans « kilo ». Mais alors, on ne comprend pas pourquoi on
n’a pas fait le même choix pour les mots « cinéma » et « céphalée » qui
viennent respectivement des mots grecs κίνηση ([kinεsε]),
« mouvement », et κεφάλι ([kεfali]), « tête », commençant par la lettre
Kappa.
C’est surtout au XVe siècle qu’on a ajouté un grand nombre de lettres
muettes pour marquer l’étymologie latine des mots, par exemple dans
« doigt » qui vient de digitum, « pouls » de pulse, « corps » de corpus,
etc. De temps en temps des erreurs ont été faites, telles que d’ajouter un
« p » à « dompter », ce qui n’a aucune justification étymologique puisque
le mot latin est domitare.
3° L’histoire de l’orthographe du français, qui s’est mise en place, selon
les mots, à des époques différentes et en utilisant des solutions
différentes. Par exemple, jusqu’au XVIIIe siècle, on a transcrit les sons [ɛl]
par « ell » et [ɛt] par « ett ». Depuis que l’usage de l’accent grave a été
introduit, il y a concurrence entre les deux orthographes. Ainsi, on écrit
« il appelle », « il jette » mais « il gèle », « il achète » ; « violet » fait au
féminin « violette » mais « discret » fait « discrète 6 ».
Dans de nombreux cas, l’absence de concordance entre l’orthographe et
la prononciation vient de ce que l’orthographe est restée figée sur une
prononciation ancienne. Ainsi, « oi » se prononçait [oj] (« o-y ») au
e
XII siècle ; puis [wa] s’est imposé partout à partir de la Révolution. De
même « ou » se prononçait [ou] (« o-ou ») et « eau » était une
triphtongue. L’orthographe des mots comportant les consonnes nasales
doubles « nn » et « mm » correspondait jusqu’au XVIIe siècle à leur
prononciation : « homme » se prononçait [õm] (le « h » étant hérité du
mot latin homo) et « femme » se prononçait [fãm]. « Année » se prononce
encore aujourd’hui de cette façon ([ãne]) dans la région toulousaine.
4° Le fait que le français écrit ne code pas uniquement des sons mais
aussi du sens, avec une prédominance de ce dernier sur la phonologie en
cas de conflit. L’évolution du français par simplification à partir du latin a
par exemple abouti à créer des homophones que l’on ne distingue que par
l’orthographe. Ainsi viridis a donné « vert », versus a donné « vers » et
vermis, « ver ». L’importance du codage de la morphologie se traduit
aussi par l’existence de nombreuses lettres muettes. Ne se prononcent
pas : les marques du pluriel (les petits chiens ; ils courent), les lettres
finales de nombreux mots (accord, fusil, plomb, vent, estomac, grand,
interdit, précis…). Un cas extrême est celui des mots qui s’écrivent de la
même façon mais se prononcent différemment parce qu’ils n’ont pas la
même nature grammaticale ni la même fonction dans la phrase. Un
exemple bien connu en français est : « Les poules du couvent couvent ».
On apprend plus vite à lire dans les langues
les plus transparentes
Une étude menée dans différents pays d’Europe (Seymour et al., 2003) a
permis d’évaluer l’impact du degré d’opacité de l’orthographe des différentes
langues sur les débuts de l’apprentissage de la lecture. Dans les langues les
plus transparentes (grec, finnois, allemand, italien, espagnol), dès le milieu de
la première année d’école élémentaire les élèves lisent déjà correctement plus
de 90 % des mots. Les élèves dont les langues sont relativement
inconsistantes, soit pour la lecture (le danois), soit pour l’écriture (le
portugais et le français), sont un peu moins performants : après le même
temps d’apprentissage, les élèves français déchiffrent correctement 79 % des
mots, les Portugais 73 % et les Danois 71 %. Le niveau particulièrement bas
des élèves anglophones (seulement 34 % des mots lus correctement) est en
accord avec l’absence de consistance de l’anglais à la fois en lecture et en
écriture.
Les caractéristiques de la langue déterminent également les stratégies de
lecture. En anglais, la prononciation des voyelles est moins irrégulière quand
on prend en compte les consonnes qui suivent. Le jeune lecteur anglais
développe de ce fait un mode de lecture qui ne s’appuie pas uniquement sur
les correspondances graphèmes-phonèmes mais aussi sur des unités plus
larges comme la rime et même la reconnaissance globale des mots. En IRM
fonctionnelle, cela se traduit par le fait que les lecteurs anglais activent plus la
voie de lecture lexico-sémantique tandis que les lecteurs italiens utilisent plus
la voie phonologique 7. La mise en place de plusieurs stratégies de lecture
simultanément prend forcément plus de temps que le développement de la
seule stratégie basée sur les correspondances graphèmes-phonèmes, ce qui
contribue au retard des apprentis lecteurs anglais. Pour ceux-ci, la maîtrise du
décodage dépend donc beaucoup plus de leurs connaissances en vocabulaire
que pour les élèves apprenant à lire des langues plus transparentes. De fait,
décodage et compréhension sont plus fortement corrélés chez les élèves
anglais.

Le français, une langue régulière pour


la lecture, mais irrégulière pour l’écriture
En français, l’inconsistance de l’orthographe ne peut être un argument en
faveur des méthodes globales d’apprentissage de la lecture. Elle est en effet
beaucoup moins forte en lecture qu’en écriture. Bien que certaines lettres
aient plusieurs prononciations possibles, il y a des règles qui établissent, en
fonction des lettres environnantes, quelle est la prononciation qui doit être
choisie. Ce sont les règles de correspondance complexe (par exemple « o »
suivi de « u » se lit [u] ; « o » suivi de « i » se lit [wa]) et les règles
contextuelles (par exemple celles qui déterminent la prononciation [s] ou [z]
de la lettre « s », [k] ou [s] du « c », [g] ou [ʒ] du « g »). Certaines règles ne
sont pas enseignées explicitement mais sont acquises par la fréquentation de
l’écrit. Par exemple on n’enseigne pas explicitement comment découper
différemment les syllabes dans les mots « banane » (ba-na-ne) et « bande »
(ban-de), ce qui entraîne des prononciations différentes de la suite de lettres
« a-n ». Mais la règle existe néanmoins : quand la lettre suivant le « n » est
une consonne, la suite « a-n » forme le son [ã]. Quand le « n » est suivi d’une
voyelle il forme avec cette voyelle une nouvelle syllabe.
Lorsqu’on tient compte de toutes les règles de correspondance entre
graphèmes et phonèmes, plus de 90 % des mots du français peuvent être
considérés comme réguliers car il n’y a qu’une seule façon de les lire. Par
exemple, « oiseau » ne peut être lu que [wazo]. Cette régularité entraîne une
utilisation plus importante de la voie phonologique qu’en anglais et justifie
l’apprentissage du décodage par conversion graphophonologique. Par contre,
le français est très irrégulier en écriture. On pourrait écrire « oiseau » de bien
des façons différentes, tout en respectant les règles de correspondance entre
phonèmes et graphèmes : « wazo », « ouazeau », « oizo », « wazau »,
« wasot », etc. C’est ce qui rend l’acquisition de l’orthographe si difficile.
Il y a actuellement une crise de l’orthographe. Certains réclament des
simplifications ; d’autres y sont opposés. Mais même entre les partisans de la
réforme, il n’y a pas d’accord quant à l’ampleur des changements à opérer. Il
sera donc très difficile de faire accepter par tous des aménagements
suffisamment importants pour être significatifs.
1. Un certain pourcentage de signes (20 % pour le chinois) comporte néanmoins une valeur
phonique.
2. Le graphème est l’unité écrite qui correspond à l’unité orale qu’est le phonème. Un graphème
peut être constitué d’une seule lettre (i, o, s, r…) ou de plusieurs lettres (an, ou, in, ch, ph, au,
eau…).
3. Dans l’alphabet italien les lettres « j », « k », « w », « x » et « y » n’existent pas, bien qu’elles
soient utilisées pour écrire les mots empruntés à d’autres langues.
4. Depuis 2010, « ch » et « ll » ne sont plus considérées comme une seule lettre mais comme des
combinaisons de deux lettres. L’alphabet espagnol est donc passé de 29 à 27 lettres. La « ñ » [ɲ]
est la lettre supplémentaire par rapport à l’alphabet français.
5. Les quatre lettres qui n’existent pas en français sont ä ([ɛ]), ö ([ø]), ü ([y]) et ß ([s]).
6. Les rectifications orthographiques du 6 décembre 1990 ont quand même simplifié la vie des
élèves en autorisant l’emploi du « è » dans la conjugaison de tous les verbes en « eler » et « eter »,
sauf appeler (rappeler) et jeter (et les verbes de la même famille).
7. Voir le chapitre 4 « En quoi l’apprentissage de la lecture modifie-t-il le cerveau ? », ici, à
propos du circuit dorsal et du circuit ventral de lecture.
CHAPITRE 33

Comment les enfants sourds


apprennent-ils à lire ?

L’apprentissage de la lecture repose sur la mise en correspondance des


sons du langage (les phonèmes) avec des lettres (les graphèmes). Or chez
l’enfant sourd la perception des sons du langage est mauvaise, voire
inexistante en cas de surdité profonde. On peut imaginer que l’apprentissage
de la lecture, déjà difficile pour beaucoup d’enfants qui entendent
normalement, leur pose encore plus de problèmes. De fait, en France 80 %
des sourds sont illettrés. Pour les autres, l’apprentissage est lent, requérant
trois fois plus de temps que pour un enfant entendant et, bien qu’un petit
nombre parvienne à une maîtrise de la langue écrite permettant de suivre des
études universitaires, il s’agit d’une infime minorité. Le niveau de lecture de
la plupart d’entre eux ne dépasse pas celui d’un élève de fin d’école primaire.

Les enfants sourds de parents entendants


plus désavantagés
Toutefois, la population des enfants sourds de naissance est hétérogène.
Du point de vue du développement linguistique, il faut distinguer ceux qui
sont nés de parents entendants (ce qui est le cas de plus de 90 % d’entre eux)
et ceux qui sont nés de parents sourds. Lorsque les parents ne sont pas sourds
eux-mêmes, les enfants sourds sont élevés dans un milieu ordinaire où ils ne
perçoivent que des fragments des échanges verbaux, identifiant surtout les
mots clés, et peu les mots fonctionnels. En conséquence, à l’entrée à l’école
élémentaire ces enfants ont un énorme déficit linguistique général : leur
vocabulaire est très réduit (autour de 200 mots contre 2 500 mots en moyenne
pour un enfant entendant) et leurs compétences morphosyntaxiques très
faibles. Ils sont donc très éloignés de la masse critique de connaissances
linguistiques nécessaire comme base pour l’apprentissage de la lecture.
Heureusement, la possibilité actuelle de poser des implants cochléaires
améliore beaucoup l’audition d’un grand nombre d’enfants sourds, avec des
conséquences positives pour l’apprentissage de la lecture, surtout lorsque
l’implant est posé très tôt, autour de 27 mois.

Les bénéfices de la langue des signes


Les enfants sourds nés de parents sourds ne connaissent pas la même
situation de privation linguistique. Ils sont d’emblée immergés dans un
environnement qui communique efficacement grâce à la langue des signes et
ils babillent déjà avec leurs mains à l’âge où les autres enfants babillent
vocalement. Leur développement linguistique ne diffère pas
fondamentalement de celui des enfants entendants. Les compétences acquises
en langue des signes (en vocabulaire et par là même sur le plan conceptuel et
en connaissance du monde) peuvent donc servir de base à l’apprentissage de
la langue écrite en tant que seconde langue. Ces enfants atteignent d’ailleurs
un niveau de lecture de deux ans supérieur à celui qu’atteignent les enfants
sourds de parents entendants. Contrairement à ce qu’on a pensé à une certaine
époque, la connaissance de la langue des signes n’est pas néfaste pour
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, bien au contraire : à tous les âges
il y a une corrélation positive entre le niveau des enfants en langue des signes
et leur niveau de lecture.

Les limites d’un apprentissage purement


visuel de la lecture
Mais comment peut-on apprendre à lire en l’absence de sensations
auditives ?
L’apprentissage de la lecture et la conscience phonologique sont
étroitement liés 1. Il est pratiquement impossible d’apprendre à lire une langue
alphabétique en l’absence de représentations des sons constitutifs des mots
parlés. Dans le cas des sourds, une telle entreprise consisterait à associer les
suites de lettres des mots écrits soit directement avec les concepts que ces
mots représentent, soit avec les gestes de la langue des signes qui désignent
ces concepts. Dans les deux cas, ce serait un apprentissage purement visuel
exigeant un énorme travail de mémoire, car la langue des signes n’a pas de
correspondance phonologique avec la langue écrite.
Certes les enfants sourds ont des ressources neuronales plus importantes
que les entendants pour traiter les informations visuelles, les aires cérébrales
normalement utilisées pour le traitement des sons pouvant être mobilisées
pour les traitements visuels. Ils possèdent donc de très bonnes capacités pour
mémoriser les mots visuellement et les reproduire correctement. Cela a été
démontré en particulier chez les sourds exposés très tôt à la langue des
signes. Mais le recours à la mémorisation visuelle se heurte à un plafond
quantitatif qui ne dépasse pas quelques milliers de mots alors que le français
usuel en compte entre 60 000 et 100 000. Cette situation est comparable à
celle de l’apprentissage des caractères chinois : alors que le dictionnaire en
recense 80 000, un élève en fin d’études secondaires n’en connaît en
moyenne que 5 000.

Les représentations phonologiques


des sourds
S’il est impossible d’apprendre à lire lorsqu’on n’a aucune représentation
mentale des phonèmes, comment les sourds qui y sont parvenus ont-ils
obtenu ces représentations ? Grâce à quelles fonctions, puisque l’audition est
défaillante ?
Il se trouve que, même si les personnes qui entendent normalement n’en
sont pas conscientes, l’audition n’est pas la seule source d’information sur les
sons de la parole. Nous recevons des informations sur le lieu et le mode
d’articulation des phonèmes en regardant les lèvres de la personne qui parle.
Dès le plus jeune âge la perception du langage est multimodale, comme le
montre le fait que les bébés sont sensibles dès l’âge de 3 mois aux
discordances que l’on peut introduire expérimentalement entre les phonèmes
entendus et les mouvements de la bouche du locuteur. La lecture labiale
permet donc aux enfants sourds de développer des représentations
phonologiques (Domínguez et al., 2019). Mais il reste des ambiguïtés car la
nasalité et la sonorité des phonèmes ne sont pas visibles. Ainsi « papa » et
« maman » ont une même image labiale et seule la recherche de sens en
fonction du contexte permet au labio-lecteur de décider entre « il marche très
vite » et « il mange des frites ». On estime que seulement 30 % des messages
oraux sont perçus correctement en utilisant la lecture labiale.

Le duo gagnant : lecture labiale + LPC


Pour lever les ambiguïtés de la lecture labiale, un codage effectué par des
mouvements de la main autour du visage, synchronisés avec la parole, a été
inventé : la langue parlée complétée (LPC). Des configurations de la main
facilement discriminables permettent de lever les ambiguïtés sur les
consonnes et les positions d’exécution de ces « clés » sur le visage permettent
de lever les ambiguïtés sur les voyelles. La LPC génère ainsi des
représentations phonologiques correctes des mots et permet au sujet sourd de
percevoir 95 % du message oral. Les enfants qui bénéficient tôt de ce
système ont un développement linguistique (perception de la parole, lexique,
morphosyntaxe) dans les limites de la normalité.
La LPC s’est d’abord développée dans les pays anglophones. Elle a été
introduite en France en 1977 et connaît depuis quelques années un
développement très important auprès des familles et des professionnels qui
prennent en charge les enfants sourds. Elle est en effet facile à apprendre pour
l’entourage et sa maîtrise est très bénéfique : les parents entendants peuvent
ainsi transmettre leur langue maternelle à leur enfant sourd et l’enfant peut
être intégré dans une classe normale avec l’aide d’un codeur. Les camarades
peuvent aussi apprendre le codage et communiquer avec l’enfant, dont
l’insertion sociale est améliorée.
La LPC ne résout pas tous les problèmes mais elle est d’une grande aide,
notamment pour l’acquisition de la langue écrite. Les enfants qui utilisent ce
code depuis leur petite enfance ont beaucoup moins de difficultés que les
autres enfants sourds pour apprendre à lire et à écrire.

Que fait le numérique ?


Il y a un manque d’outils pédagogiques évident pour l’enseignement de la
lecture aux enfants sourds. Quelques applications bilingues en français
langue des signes permettent aux enfants d’avoir accès à des histoires
traduites en langue des signes. Avec Storysign, application gratuite de
Hauwey, un avatar signe l’histoire tandis que chaque mot signé est surligné
en bleu. Cela favorise l’activité de lecture mais, au-delà de l’enregistrement
global d’un certain nombre de mots, cela ne permet pas vraiment à l’enfant
sourd d’apprendre à lire. En particulier, l’écriture, qui est encore plus
importante pour l’apprentissage de la langue écrite pour les sourds que pour
les autres enfants, n’intervient pas.
1. Voir le chapitre 8 « Est-il important de développer la conscience phonologique en
maternelle ? », ici.
CINQUIÈME PARTIE

La compréhension en lecture
et ses difficultés
CHAPITRE 34

Que se passe-t-il dans notre tête


quand nous comprenons ce que nous
lisons ?

Comprendre c’est appréhender le sens de quelque chose. Utiliser le mot


« quelque chose » signifie que le champ d’application de la compréhension
est très vaste. De fait, la compréhension accompagne toutes nos activités
mentales. On comprend (ou on ne comprend pas) un tableau, une œuvre
musicale, l’expression d’un visage, le comportement d’un animal, et bien sûr
on comprend (ou pas) un mot, une phrase, un discours, un texte, etc. La
compréhension résulte d’une interaction entre la chose comprise et celui qui
la comprend. Et c’est la raison pour laquelle tout le monde ne comprend pas
les choses de la même façon ; c’est aussi la raison pour laquelle il y a des
malentendus entre les gens parce qu’à partir de la même situation ils ont
compris des choses différentes. Le sens est quelque chose de construit sur la
base d’un donné qui interagit avec nos connaissances, nos émotions et toute
notre personnalité. Pour certains, le sens de quelque chose sera évident tandis
que pour d’autres qui n’ont pas les mêmes connaissances, la même histoire
personnelle, il ne pourra être découvert qu’après une recherche, avec un
effort, ou même il restera définitivement inaccessible.
Comprendre l’écrit et comprendre l’oral
Nous nous limiterons ici à la compréhension du langage. Une question
qui se pose est de savoir s’il y a une activité spécifique pour la
compréhension de l’écrit par rapport à la compréhension de l’oral. En
comparaison avec l’auditeur, le lecteur a certes une double tâche, décoder et
comprendre ; mais pour un bon lecteur dont le décodage est parfaitement
automatisé, les compétences en jeu et les étapes du processus de
compréhension sont les mêmes qu’à l’oral. Ce qui fait que la compréhension
de l’écrit est, malgré tout, en général, plus difficile que celle de l’oral, c’est
que le vocabulaire y est souvent plus recherché et la syntaxe plus compliquée.
À l’oral, l’auditeur bénéficie aussi d’un ensemble d’indices venant du
contexte paraverbal (l’intonation, la gestualité) et situationnel qui sont
absents à l’écrit. L’écrit a néanmoins un avantage : celui de la permanence du
message qui permet de revenir en arrière et de moduler la vitesse de lecture
en cas de difficulté de compréhension.

Les étapes du processus de compréhension


D’après Van Dijk et Kintsch (1983), la compréhension d’un texte se
construit à trois niveaux. Soit le texte suivant : « J’ai tout de suite compris
qu’il s’était passé quelque chose de grave. Il a sauté sur mon lit en se léchant
les babines d’une manière bizarre. Puis il s’est étiré et a sorti ses griffes
comme il fait toujours avant de se rouler en boule pour dormir. Inquiet, je me
suis levé et je suis allé voir Arthur dans son aquarium 1. »
1er niveau : une représentation mot à mot. Le premier niveau du
processus de compréhension consiste à traiter les mots et les relations
syntaxiques de chaque proposition, prise une par une, de façon à savoir
quels sont les objets en jeu et quelles relations ils entretiennent. On en tire
une représentation mot à mot : il a sauté sur mon lit ; il s’est léché les
babines ; il s’est étiré ; il a sorti ses griffes ; Arthur est dans son
aquarium ; je me suis levé ; je suis inquiet. Dans cette représentation qui
reste à la surface du texte, certaines informations ne sont pas disponibles,
par exemple on ne sait pas qui est désigné par le pronom « il », ni qui
s’appelle « Arthur », ni pourquoi celui qui parle est inquiet.
2e niveau : la représentation des idées et de leurs interrelations. Le
deuxième niveau établit des relations entre les propositions. Au fur et à
mesure de la lecture, chaque nouvelle information s’intègre à la
représentation mentale en voie de construction. Dans notre exemple,
l’intégration des propositions ayant pour sujet « il » conduit à l’idée qu’il
s’agit d’un chat et le lecteur peut aussi deviner qu’Arthur, qui est dans un
aquarium, est un poisson. La première et la dernière phrase peuvent alors
être intégrées, lorsque le lecteur mobilise ses connaissances sur
l’appétence des chats pour les poissons. Le sens global du texte apparaît :
la chose grave qui peut s’être produite est que le chat ait mangé le
poisson et c’est cette pensée qui inquiète celui qui parle et l’amène à aller
vérifier.
Pour comprendre un texte il est donc nécessaire de comprendre les mots
du texte mais cela ne suffit pas. Il faut intégrer des informations au fur et
à mesure de la lecture à plusieurs niveaux : au niveau de chaque phrase
puis au niveau de l’enchaînement des phrases, enfin au niveau du texte
entier.
3e niveau : le modèle de situation. Ce troisième niveau est facultatif mais
c’est le degré le plus abouti du processus de compréhension. Il consiste à
élaborer un modèle de situation qui est une représentation imagée dans
laquelle les données du texte sont enrichies des connaissances et des
réactions affectives du lecteur. Voici un exemple de modèle mental pour
le texte ci-dessus : dès le début, le lecteur est mis dans un état de tension
psychologique. Il imagine le jeune homme en pyjama lisant
tranquillement, couché sur son lit. Puis arrive le chat ; le lecteur se le
représente gros et noir. Il voit dans sa tête tout son manège, et dès le
début de la dernière phrase il partage l’état émotionnel du garçon, en
même temps qu’il l’accompagne en pensée de sa chambre à l’aquarium.
Arrivé à la fin du texte, le lecteur éprouve un mélange de sentiments :
inquiétude pour le poisson peut-être blessé dans son bocal, frustration de
ne pas savoir ce qui s’est passé, antipathie pour le félin soupçonné du
méfait.

Les compétences en jeu


On voit à travers cet exemple que la compréhension d’un texte met en jeu
de multiples compétences :
Des compétences intellectuelles générales. Le lecteur doit bien
évidemment concentrer son attention sur ce qu’il lit. Pour un bon lecteur,
il est en effet possible de lire, même à haute voix, de façon automatique
en pensant à autre chose. Nous avons tous l’expérience de nous
apercevoir, au cours d’une lecture, que nous avons laissé notre esprit
s’évader et que nous n’avons pas compris le dernier paragraphe ou même
la dernière page que nous avons pourtant lue. Le lecteur doit aussi se
souvenir de ce qu’il lit, pour en construire une représentation mentale qui
n’oublie pas des éléments importants. C’est un travail qui n’engage pas
seulement la mémoire mais aussi le raisonnement car il ne s’agit pas de
pouvoir répéter mot à mot, mais de faire le tri entre les informations
essentielles qui doivent être conservées et les détails qui peuvent être
oubliés.
Des connaissances linguistiques. Pour pouvoir comprendre un texte il
faut connaître la signification de la plupart des mots. Il suffit que 1 % des
mots soient inconnus dans un paragraphe crucial pour qu’il y ait un
problème de compréhension. Avec 5 % de mots inconnus on ne
comprend plus rien. Il faut aussi connaître la syntaxe de la langue pour
pouvoir déterminer la fonction des différents mots et leurs relations au
sein d’une phrase, ce qui permet de répondre aux questions : qui fait
l’action ? quelle est l’action ? quand a-t-elle lieu ? où ? comment ?
pourquoi ? Il faut connaître en particulier le sens des connecteurs
logiques, ces mots outils qui indiquent la nature des relations entre les
idées ou les événements (cause, conséquence, opposition, temps,
comparaison, etc.). Dans notre exemple il faut savoir interpréter l’accord
masculin de « je me suis levé » comme indiquant que celui qui parle est
un homme. C’est la seule indication que l’on ait pour nourrir la
représentation imagée du personnage humain.
Des connaissances du monde. Un texte qui porte sur un domaine familier
au lecteur est beaucoup plus facilement compris qu’un texte qui aborde
un sujet totalement inconnu. Pour comprendre le texte pris comme
exemple, il faut avoir une bonne connaissance des chats, en particulier de
leurs comportements de prédateurs, et savoir qu’on garde les poissons en
captivité dans des aquariums. Un enfant qui n’aurait pas ces
connaissances ne pourrait même pas identifier les deux protagonistes du
texte. Il est très difficile d’élaborer un modèle mental adéquat à partir
d’un texte qui porte sur un sujet peu familier car on évalue mal
l’importance relative des informations et on ne perçoit pas les
incohérences. Pour qu’un texte soit compréhensible il faut que la
proportion d’informations nouvelles ne soit pas trop importante.
Des compétences inférentielles. Dans les textes, de nombreuses relations
ne sont pas explicitées. Pour comprendre, il faut combler ces lacunes en
faisant des inférences, c’est-à-dire en déduisant ce qui est resté implicite.
Cela nécessite une attitude active du lecteur qui cherche à mettre en
relation les informations du texte avec ses connaissances. Dans le texte
pris comme exemple, les différents éléments de la description de l’animal
qui saute sur le lit doivent être mis en relation avec les connaissances du
lecteur sur les animaux domestiques, le conduisant par exemple à avoir la
certitude qu’il s’agit d’un chat et non d’un chien.
Il faut aussi faire des inférences pour identifier les référents des
anaphores. Une anaphore est un mot qui représente un mot antérieur et
désigne la même réalité que lui, le même référent, mais d’une autre façon.
L’anaphore peut être un nom, un pronom, un adverbe. L’identification du
référent peut être plus ou moins facile. Dans la phrase « Mets cette robe,
elle est jolie », l’interprétation du pronom « elle » ne pose pas de
difficulté particulière, le mot « robe » étant le seul référent possible et
apparaissant juste avant. Mais il y a des cas où l’identification du référent
d’une anaphore est beaucoup plus difficile et requiert la prise en compte
de plusieurs éléments. C’est le cas dans notre texte qui contient même des
anaphores (« il », « je », « Arthur ») dont les référents ne sont pas
explicités.
Des compétences d’autorégulation. Bien des traitements de bas niveau
nécessaires à la compréhension sont assurés par des processus
automatiques. Mais l’autoévaluation et la régulation de la compréhension
sont des activités très importantes gérées et contrôlées consciemment : se
rendre compte qu’on ne comprend pas, moduler sa vitesse de lecture en
fonction de sa compréhension, faire des retours en arrière quand on ne
comprend pas, chercher pourquoi on ne comprend pas, remettre en
question le modèle mental qu’on est en train de construire lorsqu’on
s’aperçoit qu’il n’est pas cohérent avec les nouvelles informations lues.
C’est principalement dans ces activités de haut niveau que les bons
« compreneurs » se distinguent des moins bons.
1. Adapté d’un texte de Bernard Friot (2007).
CHAPITRE 35

Pourquoi certains élèves


ne comprennent-ils pas ce qu’ils
lisent ?

En vingt ans la proportion d’élèves ayant des difficultés en


compréhension de l’écrit à la fin de l’école primaire a beaucoup augmenté.
Aujourd’hui elle s’élève à près d’un élève sur cinq, et dans les zones
d’éducation prioritaire à près d’un élève sur trois. L’Insee signale que le lien
entre les compétences des élèves et leur origine sociale s’est renforcé,
témoignant d’un accroissement des disparités sociales. Si l’on veut aider ces
élèves, il faut comprendre pourquoi ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Il
faut tout d’abord déterminer si leurs difficultés sont spécifiques à la
compréhension du langage écrit ou si elles touchent aussi la compréhension
du langage oral.

Comprendre à l’oral et à l’écrit


Devant un enfant qui ne comprend pas un texte écrit, il faut commencer
par vérifier s’il comprend le même texte présenté oralement. Si ce n’est pas le
cas, il ne s’agit pas d’un trouble spécifique à la lecture. Il faut alors savoir s’il
s’agit d’une difficulté de compréhension du message contenu dans ce texte
particulier ou d’une difficulté de compréhension de la langue en général.
Dans le premier cas, l’enfant sera capable de comprendre un autre texte de
difficulté équivalente, présenté oralement, mais portant sur un sujet dont on
est sûr qu’il lui est familier. Mais si l’enfant ne comprend pas non plus ce
texte-là, il s’agit probablement d’une difficulté de compréhension de la
langue en général.

Des difficultés de compréhension dues


au décodage
Si un enfant comprend à l’oral un texte qu’il ne comprend pas lorsqu’il
doit le lire lui-même, c’est qu’il s’agit bien d’un problème de lecture. La
dispersion de l’attention, plus facilement maintenue à l’écoute qu’en lecture
autonome, l’absence, en lecture solitaire, des indices paraverbaux qu’un bon
lecteur fournit à ses auditeurs peuvent être en partie responsables de cette
différence. Mais elle est surtout imputable au manque d’automatisation de la
reconnaissance des mots écrits qui a des répercussions négatives sur la
compréhension.
Lorsqu’on lit, il y a deux activités à mener de front : le décodage et la
compréhension. Or, nos capacités intellectuelles étant limitées, il nous est
impossible d’accomplir correctement en même temps deux tâches nécessitant
de l’attention. L’une d’elles doit pouvoir s’effectuer de façon automatisée,
sans le recours à la conscience, pour que l’autre puisse recevoir toute
l’attention nécessaire. La compréhension n’étant pas automatisable, même si
certains traitements qui y participent le sont, c’est donc le décodage, qui est
une activité de bas niveau, qui doit être automatisé pour que le lecteur puisse
porter toute son attention sur le sens du texte.
La reconnaissance automatique d’un mot à partir de sa forme
orthographique ne devient possible qu’après un certain nombre de rencontres
lors desquelles ce mot est déchiffré par la voie phonologique. Ce nombre de
rencontres est variable d’un individu à un autre. De nombreux élèves, en
particulier ceux qui ne lisent qu’en situation scolaire, parviennent donc à la
fin du cycle 3 sans avoir mémorisé la représentation orthographique des mots
les plus fréquents. Ils continuent à décoder par la voie phonologique, peut-
être avec une bonne précision mais trop lentement pour accéder au sens d’un
texte écrit. En effet, s’il s’écoule trop de temps entre la lecture du premier et
du dernier mot d’une phrase, les informations ne sont pas retenues en
mémoire de travail et par conséquent elles ne sont pas traitées.
Pour d’autres élèves, le décodage, bien qu’apparemment fluide, exige
encore des ressources attentionnelles qui ne peuvent être consacrées à la
compréhension. Dans ce cas, les élèves comprennent à moitié ou mal.

Des difficultés de compréhension générale


du langage
Peut-on considérer qu’en dehors de ces difficultés, résultant de l’absence
d’automatisation de l’identification des mots, il existe des difficultés de
compréhension spécifiques à l’écrit ? Lorsqu’on compare la compréhension
orale et écrite de textes de difficulté équivalente, on trouve des résultats très
fortement corrélés. Megherbi et Ehrlich (2004) ont trouvé que, bien que les
mauvais « compreneurs » aient des performances légèrement meilleures à
l’oral (55 % de bonnes réponses) qu’à l’écrit (35 % de bonnes réponses),
elles restent toujours bien inférieures à celles des bons compreneurs (76 % de
bonnes réponses à l’écrit comme à l’oral). Les mauvais compreneurs qui
décodent bien sont donc des enfants qui ont des difficultés dans le traitement
du langage en général, oral comme écrit. Si leurs difficultés se manifestent
surtout lorsqu’ils lisent, c’est que les exigences d’abstraction sont plus
élevées, à cause de la plus grande sophistication du vocabulaire et de la
syntaxe de la langue écrite par rapport à la langue orale quotidienne et à cause
de son caractère synthétique en opposition à la redondance verbale et non
verbale de l’oral.

L’intégration des informations, problème


principal des mauvais compreneurs
Les compétences mises en jeu pour comprendre les textes sont très
nombreuses. Elles incluent des compétences cognitives générales, des
compétences linguistiques (lexicales et syntaxiques), des connaissances sur
les sujets traités dans les textes, des compétences textuelles (en particulier
pour construire la cohérence globale d’un texte) et des compétences
stratégiques (de régulation par le lecteur de son activité de lecture). La
faiblesse de chacune d’elles affecte la compréhension ; mais ce qui
différencie le plus les bons des mauvais compreneurs, ce sont les
compétences qui permettent l’intégration des informations du texte entier. En
général les mauvais compreneurs se montrent inférieurs aux bons
compreneurs dans trois domaines :
1° Pour effectuer les inférences permettant de combler l’implicite des
textes. Le raisonnement inférentiel est une difficulté pour beaucoup
d’élèves. Dans l’enquête de l’IFE, Lire-Écrire au CP (Bishop, 2019),
51 % des élèves de CE1 ne répondent pas à une question inférentielle
portant sur un texte déjà lu en début et en fin de CP. Même lorsqu’ils
possèdent les connaissances du monde nécessaires pour comprendre
l’implicite, les élèves échouent parce qu’ils ne les mobilisent pas. Ils ont
aussi des difficultés à inférer correctement les référents des anaphores.
Cela les empêche d’établir les connexions entre les différentes phrases
d’un texte.
2° Pour appréhender la structure des textes et en dégager l’essentiel.
Même s’ils savent ce que sont un titre et un paragraphe, les mauvais
compreneurs ne savent pas quelles sont leurs fonctions pour la
compréhension. Ils ne savent pas que les premières phrases d’un
paragraphe sont importantes pour en dégager l’idée principale. Lorsqu’ils
reformulent une histoire lue ils rappellent des mots du texte mais
expriment mal son sens profond, faute d’en avoir construit un modèle
mental global cohérent. Eux-mêmes ne sont pas capables de produire des
récits bien structurés causalement.
3° Pour contrôler leur activité de compréhension de façon active. Les
mauvais compreneurs ont tendance à penser que ce qui est le plus
important dans la lecture c’est le décodage et la compréhension mot à
mot. Ils contrôlent leur compréhension au niveau propositionnel, mais
peu au niveau interphrastique (cohérence locale) et encore moins au
niveau textuel (cohérence globale). Ils ont du mal à remettre en cause leur
interprétation initiale du sens d’un texte alors même que les nouvelles
informations lues l’exigeraient. Les bons lecteurs gardent au contraire
une interprétation longtemps ouverte. Les mauvais compreneurs sont peu
troublés lorsqu’on introduit une contradiction dans un texte. Très souvent
ils ne se rendent pas compte qu’ils n’ont pas compris. Ils disent qu’ils
aiment lire et, tant qu’ils n’ont pas de difficulté de décodage ni de
compréhension du vocabulaire, ils pensent qu’ils lisent bien.
Ces déficiences ne sont pas seulement associées à une mauvaise
compréhension. On a des arguments pour penser qu’elles en sont des facteurs
causaux. Tout se passe comme si les mauvais compreneurs abordaient les
textes avec une attitude relativement passive, sans avoir des exigences très
élevées en matière de cohérence, et peut-être même pour certains sans avoir
pour objectif de construire un modèle mental du texte, mais seulement de lire
des mots l’un après l’autre. À l’appui de cette hypothèse, l’observation que
ces enfants sont capables d’effectuer les inférences de connexion lorsqu’on
leur indique où ils peuvent trouver dans le texte les informations leur
permettant de les faire. Mais ils ne les font pas spontanément.

Le rôle de la fréquentation habituelle


des textes
Pourquoi les enfants mauvais compreneurs ne font-ils pas les traitements
que les bons compreneurs semblent accomplir sans effort ? La réponse vient
probablement à nouveau de l’équilibre entre activités cognitives automatisées
et non automatisées. Il n’y a pas que le décodage qui est automatisé chez le
bon lecteur. Il y a aussi des compétences métalexicales, métasyntaxiques et
métatextuelles 1 qui, après avoir été construites consciemment, ont été
progressivement intégrées au traitement automatique du langage à travers la
fréquentation régulière des textes. Ainsi ne reste-t-il à la charge de la
mémoire de travail que la gestion des aspects problématiques de la
compréhension, par exemple quand de nouvelles informations obligent à
changer de modèle de situation.
Chez l’enfant qui a été au contact de textes écrits depuis qu’il est tout
petit à travers la lecture régulière par l’adulte, les structures syntaxiques
complexes, les anaphores, les chaînes chronologiques et causales sont
devenues familières, et leurs traitements, à force d’être pratiqués avec l’aide
de l’adulte, ont été intériorisés et automatisés. Pour l’enfant qui n’a eu que
l’expérience de la communication orale courante, qui ne nécessite pas ces
traitements, il s’agit d’exigences nouvelles. Il doit les effectuer consciemment
et sa mémoire de travail, qui doit les gérer tous en même temps, est vite
débordée. On comprend que ce jeune lecteur lâche prise sur l’appréhension
globale du texte pour faire porter son attention sur ce qui lui paraît
maîtrisable, la signification des mots et de la phrase.

L’hétérogénéité de la population
des mauvais compreneurs
Lorsqu’on examine la population des mauvais compreneurs, on constate
qu’elle est très hétérogène. Certes beaucoup d’enfants sont limités par des
difficultés de traitement de haut niveau mais il y a aussi des enfants qui n’ont
pas de problème dans ce domaine et qui sont gênés par un manque de
vocabulaire ou par un manque de maîtrise des structures syntaxiques. On n’a
trouvé aucun déficit qui soit systématiquement associé aux problèmes de
compréhension (Cain & Oakhill, 2006). Par ailleurs, les compétences en
compréhension évoluent avec l’âge. Dans les études longitudinales (qui
suivent les mêmes enfants sur une longue période de temps), on constate que
certains enfants classés comme mauvais compreneurs à 8 ans sont dans la
norme à 11 ans tandis que d’autres suivent le chemin inverse. Tout cela invite
à ajuster finement les interventions pédagogiques aux faiblesses spécifiques
de chaque enfant.
Un point très important à souligner est que, même si les compétences
intellectuelles générales mesurées par le QI – et en particulier le QI verbal –
sont fortement liées à la compréhension, les compétences relatives aux
inférences, à la structure des textes et au pilotage de la compréhension se sont
avérées encore plus importantes. La relation causale entre l’intelligence et la
compréhension en lecture n’est d’ailleurs pas à sens unique. Ce n’est pas
seulement parce qu’un enfant est intelligent qu’il comprend ce qu’il lit ; c’est
aussi parce qu’il comprend ce qu’il lit qu’il devient plus intelligent. Prendre
la relation par cet autre bout a bien évidemment des conséquences
pédagogiques.
1. Le préfixe « méta- » indique une réflexion sur ce dont on parle. Savoir qu’à un mot oral
peuvent correspondre plusieurs mots écrits homophones (par exemple ver, vers, verre, vert, vair)
est une connaissance métalexicale. Les connaissances métasyntaxiques permettent par exemple de
savoir si une phrase est correcte ou pas. La connaissance du schéma narratif ou du rôle du titre
d’un texte sont des exemples de connaissances métatextuelles.
CHAPITRE 36

Comment aider les élèves


qui ont du mal à comprendre
ce qu’ils lisent ?

Jusqu’à une époque récente, on ne pensait pas que la compréhension dût


faire l’objet d’un enseignement. Il était admis que les bons élèves
comprenaient facilement et on considérait comme normal que les autres aient
des difficultés ; on évaluait la compréhension mais on ne l’enseignait pas.
Aujourd’hui, on est devenu conscient que comprendre s’apprend 1, mais la
place accordée à cet enseignement dans l’ensemble des activités du lire-écrire
est réduite 2 et la façon dont on travaille la compréhension à l’école n’est pas
toujours efficace : en général les enseignants aident bien les élèves à
comprendre les textes qu’ils leur proposent. Ils les aident à repérer les
personnages et à dégager la logique de l’enchaînement des faits en faisant les
inférences nécessaires. Mais tout se passe, ainsi que le signalent Cèbe et
Goigoux (2007), comme si l’objectif était de comprendre les textes étudiés
l’un après l’autre et non pas d’acquérir des stratégies transférables à tous les
textes. Il faut donc un enseignement beaucoup plus structuré de la
compréhension.
Ce chapitre s’appuie essentiellement sur les travaux de Maryse Bianco
(2010), qui recommande un enseignement explicite de la compréhension, et
sur les travaux de Roland Goigoux et de Sylvie Cèbe, qui offrent de
nombreuses ressources pour les enseignants. Les conditions d’un
enseignement efficace de la compréhension sont d’abord examinées, puis les
principales compétences qui doivent être enseignées.
Quelles sont les conditions d’un enseignement efficace de la
compréhension ?

Un enseignement précoce
Tout d’abord, pour être efficace, l’enseignement de la compréhension
doit débuter très précocement, dès la très petite section de maternelle, car les
enfants des milieux défavorisés arrivent déjà avec un retard de vocabulaire
(129 mots produits en moyenne) par rapport aux enfants de familles de classe
moyenne (613 mots produits en moyenne). Un enseignement centré sur la
compréhension des phrases peut débuter en moyenne section car à 4 ans
toutes les structures de base du langage sont acquises. Il y a déjà à la
maternelle des enfants en difficulté de compréhension. En particulier,
lorsqu’en grande section l’enseignant lit des textes de nature différente, les
élèves sont confrontés à la langue écrite oralisée dont la sophistication
lexicale et syntaxique est bien plus grande que celle de l’oral quotidien.
Lorsque les phrases comportent des tournures peu fréquentes, le repérage des
groupes de mots qui disent qui fait quoi, où et quand l’action se passe est
difficile. Les élèves sont très inégalement préparés à comprendre ces lectures.
Consolider la compréhension du langage par un enseignement spécifique,
orienté vers l’écrit dès avant le début de l’apprentissage systématique du
code, apparaît comme un des moyens de préparer une bonne entrée dans la
lecture et de lutter contre les inégalités scolaires d’origine sociale. La
précocité des interventions en compréhension pourrait être un facteur de
réussite important car les habitudes cognitives se forgent très tôt.
Un enseignement explicite et structuré
Il s’agit d’une alternative efficace au socioconstructivisme pédagogique,
lequel s’appuie trop exclusivement sur les échanges collectifs oraux et la
confrontation entre les différents points de vue pour apprendre à comprendre.
L’enseignement explicite et structuré de la compréhension repose sur les
principes suivants :
1° La compréhension fait l’objet d’un enseignement spécifique, identifié
comme tel.
2° Les différentes compétences de compréhension sont ciblées et
travaillées une par une au moyen d’exercices, avant d’être réutilisées lors
de la lecture de textes longs littéraires ou documentaires.
3° Les activités obéissent à une progression dans le niveau de difficulté.
4° Les élèves ont conscience de l’objectif précis des activités menées.
Par exemple : on apprend à se faire un film dans sa tête de ce que dit le
texte ; on apprend à identifier où se passe l’histoire, etc.
5° L’enseignant sert de modèle et rend visibles, par la pensée à voix
haute, les stratégies cognitives pertinentes. En début d’apprentissage il
utilise l’instruction directe, guidant étroitement l’activité intellectuelle de
l’élève par des directives très précises sur ce qu’il faut faire pour
comprendre. Ce guidage est progressivement allégé à mesure que l’élève
intériorise les opérations à effectuer jusqu’au moment où il peut prendre
en charge l’exécution de l’ensemble des opérations de compréhension de
façon autonome 3.

C’est efficace !
En France une expérimentation obéissant à ces principes a été menée
pendant trois années scolaires de la grande section de maternelle au CE1 dans
huit écoles qui obtenaient régulièrement des résultats inférieurs aux
moyennes nationales 4. Les activités s’effectuaient en petits groupes de six à
huit élèves, de niveau homogène. À l’issue de ce programme, centré à la fois
sur l’acquisition du décodage et sur la compréhension du langage, le niveau
scolaire des élèves en fin de CE1 était nettement supérieur à celui des élèves
du groupe contrôle, issus de classes présentant les mêmes caractéristiques,
mais n’ayant pas participé au programme. Aux évaluations nationales de CE2
les performances du groupe expérimental en compréhension de l’écrit étaient
semblables, voire supérieures, à la moyenne nationale, et la proportion
d’élèves encore en difficulté était de 12 %, ce qui est moins que la moyenne
nationale, alors que dans le groupe contrôle elle s’élevait à 25 % 5.
Quelles sont les principales compétences à développer dans le cadre d’un
enseignement de la compréhension de l’écrit ?

Enrichir le lexique
Étant donné les très grandes disparités de niveau linguistique entre
enfants d’origines sociales différentes dès l’entrée en maternelle, il est crucial
de tout mettre en œuvre pour permettre aux enfants de milieux défavorisés de
rattraper leur retard avant l’apprentissage formel de la lecture. C’est l’un des
objectifs de l’école maternelle, qu’elle n’a toutefois pas réussi à atteindre à ce
jour. Le vocabulaire de l’écrit étant plus sophistiqué que celui de la langue
orale, les enfants qui ne disposent que d’un vocabulaire très pauvre
rencontreront à l’écrit trop de mots inconnus pour saisir la signification de ce
qu’ils lisent. Ils en viendront à penser que lire consiste uniquement à
transformer les lettres en sons et perdront le projet même de comprendre.
Dans ce contexte, l’enrichissement du vocabulaire ne peut être laissé au
hasard des rencontres de nouveaux mots dans les textes et doit faire l’objet de
séances d’apprentissage structurées autour d’un thème 6. Les nouveaux mots
doivent être définis ; leur morphologie doit être décortiquée, ils doivent être
intégrés dans des champs lexicaux, mis en relation avec leurs synonymes,
leurs antonymes, les mots dérivés, les hyponymes et hyperonymes 7, etc. et
souvent réutilisés pour éviter une mémorisation par cœur superficielle. À
partir du moment où l’enfant sait lire, c’est au travers de la lecture qu’il va le
plus enrichir son lexique, ce qui en retour accroît ses capacités de
compréhension. Mais tant que la lecture n’est pas fluide, il faut continuer à
lire aux élèves, et ce d’autant plus que leurs capacités de décodage sont
faibles, afin qu’ils continuent à développer leur lexique.

Développer et activer les bases


de connaissances
Pour assurer une meilleure compréhension d’un texte portant sur un
domaine particulier, il faut activer avant la lecture les connaissances
pertinentes que les enfants possèdent déjà. Donner un titre au texte et le
commenter avec les élèves peut être suffisant. Mais si certaines
connaissances font défaut, il faut les apporter.
Ainsi, au cycle 3, on préparera par exemple la lecture de l’histoire
« Androclès et le lion » par la présentation de documents sur l’Empire
romain, l’esclavage, les jeux du cirque dans la Rome antique. On accroît ainsi
la culture des élèves et on leur donne les connaissances sans lesquelles ils ne
pourraient comprendre l’histoire.
En maternelle, on peut préparer tout spécialement les élèves les plus
fragiles à une lecture collective en leur racontant auparavant l’histoire à
grands traits. En effet, si le texte comporte trop d’éléments qui leur sont
inconnus, ils se dissipent parce qu’ils ne comprennent pas. S’ils disposent,
dès le début de la lecture, de points de repère dans l’histoire, ils seront mieux
préparés à participer au travail en grand groupe. Ils comprendront mieux et
seront plus attentifs.

Apprendre à combler les trous des textes


par des inférences
Dans les pratiques observées lors de l’enquête Lire-Écrire au CP (Bishop,
2019), les activités destinées à rendre explicite une information implicite
n’occupent que 3,5 % du temps alloué à la lecture. Dans près de la moitié des
classes de l’échantillon, elles ne sont jamais pratiquées. Or elles sont parmi
les activités qui font le plus progresser les élèves en compréhension.
Plusieurs types d’activités peuvent être menées avec les élèves.
Les élèves doivent tout d’abord prendre conscience de l’existence même
de l’implicite. Ils doivent savoir qu’un texte ne dit pas tout, que, pour
comprendre, il faut retrouver ce qui n’est pas dit, et que cela demande un
travail, assez semblable à celui d’un détective qui ne dispose que de quelques
indices pour retrouver l’auteur d’un forfait. Pour faciliter cette prise de
conscience, Goigoux suggère la technique d’expansion de texte : on propose
aux élèves de rajouter des phrases à un texte difficile contenant de l’implicite
pour le rendre compréhensible par des enfants plus jeunes. Cet exercice
oblige les élèves à mobiliser les connaissances permettant de remplir les trous
du texte.
Ensuite, il faut travailler les inférences sur des textes qui traitent de
thèmes familiers aux élèves. En effet, la première condition pour pouvoir
inférer ce qui n’est pas dit, c’est de bien connaître le domaine abordé dans le
texte. Mais cela ne suffit pas. On a en effet constaté que très souvent les
élèves échouent à comprendre l’implicite, même dans des textes qui traitent
de sujets qu’ils connaissent bien, parce qu’ils ne mobilisent pas leurs
connaissances.
Trois habiletés doivent être entraînées pour développer le raisonnement
inférentiel :
1. identifier les mots clés du texte qui indiquent le domaine de
connaissances pertinent ;
2. mobiliser les connaissances de ce domaine en extrayant des mots clés
toutes les informations qu’ils renferment ;
3. mettre en relation les informations explicites du texte et les
connaissances mobilisées.
Certaines activités ludiques, praticables dès la GS de l’école maternelle,
sont propices au développement des compétences en jeu dans le
raisonnement inférentiel (Espinoza & Popet, 2018) :
chercher la solution d’une devinette dont les indices sont donnés un par
un stimule l’habitude de tirer toutes les conséquences de chaque
information fournie et de vérifier la compatibilité des réponses auxquelles
on pense avec ce que l’on sait déjà ;
identifier dans une phrase absurde ce qui doit être modifié pour en faire
une phrase sensée nécessite de mobiliser les connaissances du domaine
évoqué par la phrase ;
compléter des phrases dont un mot est manquant par le mot adéquat ;
travailler sur des blagues en cherchant pourquoi elles sont drôles et en
explicitant l’implicite sur lequel elles reposent.
Un dispositif testé en formation depuis plusieurs années, « La grammaire
de la lecture pas à pas » (Bishop, 2019), consiste à arrêter la lecture du texte à
chaque nœud de compréhension et à poser une question inférentielle.
On trouve sur Internet un grand nombre d’activités destinées à
développer le raisonnement inférentiel. Un programme (payant mais de coût
modique) pour l’entraînement à la compréhension de l’implicite est présenté
par l’université de Rennes sur le site suivant : https://tacit.univ-rennes2.fr.
Les élèves adorent aussi les enquêtes de l’Inspecteur Lafouine (Souchard,
2016) 8.

Construire les relations de causalité


Dans la réalité, mais aussi dans les textes qui en parlent, les événements
sont organisés en chaînes causales : chaque événement « permet » ou
« conduit à » ou est « la raison d’ » un événement ultérieur. Comprendre un
texte, c’est construire un modèle mental cohérent des différentes chaînes
causales qui peuvent s’y croiser et pouvoir les retracer.
En ce qui concerne les textes narratifs, les relations causales s’établissent
entre les désirs, les motifs des différents personnages et leurs actions. Pour
les textes documentaires il s’agit de comprendre la relation entre des facteurs
physiques et les effets qu’ils produisent. Ces relations causales ne sont pas
toujours explicitement indiquées dans les textes par des connecteurs tels que
« parce que », « car » ou « c’est pourquoi ». Quelques verbes expriment
explicitement la causalité (causer, faire, entraîner, conduire à), de même que
certains noms (raison, facteur, résultat), certains adjectifs (responsable de) et
certaines prépositions (pour, à travers). Il est bien sûr très important
d’enseigner aux élèves à interpréter ces indicateurs linguistiques. Mais la
relation causale n’est souvent explicitée par aucun mot spécifique. La cause
et l’effet sont simplement juxtaposés. Par exemple, si un texte dit : « Le vent
a soufflé très fort. Des branches de l’arbre ont été cassées », le lecteur doit
construire la relation de causalité sans l’aide d’aucun marqueur linguistique,
en faisant uniquement appel à ses connaissances du monde. Les éducateurs,
qui font eux-mêmes ces liens sans s’en apercevoir, doivent prendre
conscience de la difficulté que représente pour les enfants cette simple
juxtaposition des énoncés cause et effet. Ensuite ils doivent les aider à
mobiliser leurs connaissances pour produire des inférences causales
explicites.
Il est particulièrement important pour la compréhension des textes
littéraires de développer le raisonnement causal appliqué aux situations
humaines. C’est pendant la période préscolaire que les enfants construisent
une théorie de l’esprit 9, comprenant progressivement les concepts de pensée,
de désir, d’intention, de croyance, de sentiment qui permettent d’expliquer les
comportements humains. Dans les échanges autour d’une histoire lue, il ne
faut donc pas se limiter à évoquer la succession chronologique des
événements mais aider l’enfant à percevoir les relations causales sous-
jacentes : il faut attirer l’attention sur le problème que rencontre le héros, sur
ce qu’il pense, ce qu’il croit, ce qu’il ressent, sur les moyens qu’il peut mettre
en œuvre pour atteindre son but et sur ce qui peut lui arriver dans la suite du
récit. Cette réflexion, menée dans le contexte du langage oral, contribue à la
bonne compréhension ultérieure des textes narratifs lus.
Un dispositif favorisant la compréhension du comportement des
personnages des histoires et de leurs péripéties a été mis au point par Marie-
France Bishop (2019) en collaboration avec des enseignants : les enfants
réalisent une affiche, nommée « Visibileo », qui constitue la trace du rappel
d’une histoire étudiée. Sur cette affiche, des images montrent les éléments les
plus importants de l’histoire (personnages et situations) ; les relations
causales entre ces éléments sont matérialisées par des flèches, tandis que les
pensées et les mobiles des personnages sont décrits dans des bulles. Visibileo
rend visibles les informations implicites, soutient la mémorisation, aide à
déterminer les mobiles des personnages, formalise le modèle de situation,
matérialise les liens logiques. Fabriquer un Visibileo peut aussi être une
occupation appréciée des enfants dans le cadre familial.

Identifier les référents des anaphores 10


Dans les textes, on rencontre à tout instant des reprises anaphoriques
destinées à éviter de fastidieuses répétitions. Identifier les chaînes
référentielles 11 qui parfois s’entrecroisent dans les textes est essentiel pour la
compréhension. Mais c’est difficile car les anaphores ont comme particularité
ne pas avoir de référent fixe. On ne peut leur attribuer un référent précis que
si l’on sait qui parle, de quoi on parle, où et quand. Nous envisagerons ici
seulement les reprises anaphoriques les plus fréquentes qui utilisent des
pronoms à la troisième personne et des noms.
Soit le texte suivant : « Noam se promenait avec son chien dans la forêt.
Tout à coup, un lièvre sortit d’un buisson. Aussitôt, l’épagneul se lança à la
poursuite de l’animal. Le garçon l’appela en vain. Mais deux heures après,
son fidèle ami arrivait à la maison, tout essoufflé. »
Dans cette histoire les enfants peuvent avoir du mal à identifier les
personnages car, en plus d’une reprise pronominale, il y a des reprises
nominales pour chacun d’eux. Les enfants peuvent penser que chaque
nouveau nom introduit un nouveau personnage.
Pour s’assurer de la bonne compréhension de ce texte par les élèves il
faut d’abord leur fournir les connaissances qui leur manquent : un épagneul
est un type de chien. Ensuite, il faut rendre explicites pour eux les règles que
les adultes et les bons lecteurs utilisent sans même s’en apercevoir pour
déterminer si un nom introduit un nouveau personnage ou pas, en particulier
l’utilisation des articles définis et indéfinis. Mais on s’appuie aussi sur
d’autres indices : un nouveau nom est interprété comme désignant un
personnage déjà connu :
s’il en est un synonyme, ou s’il désigne une catégorie à laquelle celui-ci
appartient (le chien et l’épagneul ; Noam et le garçon ; le lièvre et
l’animal) ;
si le nouveau nom se rapporte à une caractéristique ou une activité
typique de la catégorie à laquelle appartient ce personnage (le chien
comme ami fidèle de l’homme) ;
si le nouveau nom se rapporte à une caractéristique du personnage déjà
évoquée dans l’histoire.
Si on ne trouve aucune de ces relations entre le nouveau nom et les
personnages déjà introduits, alors il s’agit d’un nouveau personnage.
On voit que la compréhension des anaphores nominales repose sur
plusieurs compétences : la richesse du vocabulaire, la connaissance des
propriétés caractéristiques des objets et de leur organisation en classes
emboîtées, ainsi que la maîtrise des règles d’utilisation des articles. Au cours
de la lecture d’une histoire, il faut faire relever toutes les différentes façons
utilisées par l’auteur pour désigner chaque personnage et demander aux
élèves de dire pourquoi ils pensent que telle anaphore renvoie à tel
personnage. On peut aussi chercher avec eux d’autres façons de se référer à
un personnage à partir de ce qu’on sait de lui.
Godbout et al. (2016) proposent d’enseigner aux élèves une stratégie
explicite simple en quatre points pour identifier les référents des anaphores :
1. j’identifie le mot de substitution (l’anaphore) ;
2. je cherche le référent auquel ce mot renvoie en m’appuyant sur le sens
et sur les marques de genre et de nombre ;
3. je relis la phrase en y insérant le mot référent ;
4. je vérifie si cela a du sens dans le contexte.

Enseigner aux élèves à autoréguler leur


compréhension
Les mauvais compreneurs n’ont pas conscience de leurs difficultés de
compréhension aussi longtemps qu’ils ne butent pas sur un mot inconnu.
Mais la compréhension des textes ne s’épuise pas dans la compréhension des
mots isolés car il faut comprendre les phrases et les relations entre les
phrases. Ces élèves, qui abordent les textes avec passivité, ont besoin d’un
enseignement explicite pour devenir capables de savoir quand ils
comprennent et quand ils ne comprennent pas, de préciser ce qu’ils
comprennent et ce qu’ils ne comprennent pas, et de savoir ce qu’ils peuvent
faire pour améliorer leur compréhension. Les activités qui se sont révélées
utiles pour faire progresser les élèves dans le contrôle de leur activité de
compréhension sont les suivantes :
L’entraînement à se poser des questions face à un texte (Viola, 2000) :
après lecture du texte on demande aux élèves de sélectionner des
informations importantes et de poser des questions commençant par
« Qui », Que », « Quoi », « Quand », « Où », « Comment »,
« Pourquoi ». Cette activité incite les élèves à une lecture plus active.
L’entraînement au résumé (Anderson & Hidi, 1988) : résumer est une
double tâche très difficile, à la fois un tri et une reformulation.
Reformuler est une très bonne activité car c’est en redisant ce qu’ils ont
lu, avec leurs propres mots, que les élèves révèlent ce qu’ils ont compris
et en prennent conscience eux-mêmes. Cela leur permet aussi d’établir,
avec l’aide du maître, des correspondances entre le registre de la langue
orale qu’ils maîtrisent et celui de la langue écrite avec laquelle ils doivent
se familiariser. Le résumé nécessite des opérations supplémentaires : il
faut hiérarchiser les informations, éliminer les détails et sélectionner les
informations principales. Résumer favorise la mémorisation de ce qui est
essentiel.
L’entraînement à la détection d’incohérences (Sylvestre & Baillé, 2006).
L’élève qui détecte une incohérence montre d’une part qu’il a créé un
modèle mental de ce que dit le texte et d’autre part qu’il considère qu’une
nouvelle information est incompatible avec ce modèle mental. C’est donc
qu’il contrôle sa compréhension.
L’entraînement à la flexibilité de l’interprétation. C’est le complément de
la détection des incohérences : une fois qu’on a détecté une incohérence
entre une nouvelle information et la représentation mentale formée, il faut
accepter d’abandonner cette dernière pour un nouveau modèle, capable
d’intégrer la nouvelle information. Par exemple, si on lit : « Pierre, le
cartable à la main, marchait, inquiet, vers l’école », la première hypothèse
est que Pierre est un élève qui craint d’être grondé parce qu’il n’a pas fait
un devoir ou qu’il ne sait pas sa leçon. La suite du texte, « Il craignait de
ne pas parvenir à tenir sa classe de 4e », oblige à changer totalement le
modèle de situation imaginé : Pierre est un professeur qui craint d’être
chahuté. Les mauvais compreneurs ont beaucoup de mal à changer de
modèle mental pour intégrer de nouvelles informations et préserver la
cohérence de l’interprétation. Pour rendre leur fonctionnement plus
flexible il faut les faire travailler sur des textes tels que ci-dessus afin de
mettre en évidence la première interprétation et d’identifier l’indice qui
doit les alerter et provoquer le basculement vers une autre représentation.
Les histoires drôles sont aussi des supports intéressants pour travailler la
flexibilité cognitive (Espinoza & Popet, 2018). Beaucoup d’histoires
drôles reposent en effet sur la pluralité des significations que peut avoir
un mot. Le début du texte amène le lecteur ou l’auditeur à sélectionner
une des significations, au point qu’il oublie totalement qu’il en existe une
autre. Comprendre la chute de l’histoire nécessite que la pensée soit
flexible car il faut abandonner la signification jusqu’alors privilégiée et
activer mentalement celle qui avait été délaissée.
On trouve sur Internet de nombreux sites consacrés à la compréhension
de l’écrit, tels que le site du ROLL (Réseau des observatoires locaux de la
lecture) qui propose des ateliers de compréhension de textes. Le groupe
académique départemental de prévention de l’illettrisme de l’Indre a
également édité des documents intitulés « Je lis, je comprends » pour tous les
niveaux.
De nombreuses expérimentations sont faites actuellement dans le
domaine de l’enseignement de la compréhension, avec des résultats
encourageants à court terme. Quelques outils numériques sont disponibles.
« Tacit » est probablement le plus intéressant. Il s’adresse aux élèves du CE1
au lycée. C’est un logiciel payant pour lequel les classes prennent un
abonnement annuel. Il propose des textes courts sur lesquels des questions
sont posées. Les élèves sont d’abord évalués pour créer des groupes de
besoins pouvant bénéficier d’étayages différents tels que l’indication des
mots indices ou l’ajout d’une question orientant la réflexion vers l’inférence à
faire. Il y a une alternance entre séances individuelles et séances collectives
de mise en commun pour analyser les erreurs. Au fil des séances une liste de
stratégies efficaces est élaborée. Ce logiciel a été expérimenté en 2016-2017
dans une vingtaine de classes de cycle 2 et de cycle 3. Les résultats en
vocabulaire et compréhension des informations explicites et implicites sont
au bénéfice des élèves qui ont utilisé Tacit, par rapport aux groupes contrôles.
Les enseignants expriment des avis très positifs sur cet outil : ils commentent
que les stratégies apprises avec le logiciel sont réutilisées dans les autres
matières et en particulier dans la résolution des problèmes mathématiques,
qui est améliorée. Le logiciel simplifie beaucoup le travail de différenciation
et les élèves sont motivés car ils voient leurs progrès.
Pour cette expérimentation comme pour les autres, on n’a pas encore
assez de recul pour savoir si les bénéfices observés se maintiennent à long
terme.
1. Ce n’est qu’en 2002 puis en 2015 que la compréhension est présentée dans les instructions
officielles comme un objet à enseigner avec des indications méthodologiques.
2. L’enseignement de la compréhension ne représente que 16 % du temps consacré à la lecture
(Bishop, 2019).
3. L’enseignement explicite se caractérise par son déroulement en trois temps :
– le modelage : face à une tâche, l’enseignant ne laisse pas tâtonner les élèves. Il leur indique la
réponse attendue et montre comment il y parvient en raisonnant à voix haute et en expliquant ce
qu’il faut faire, où, quand, pourquoi et comment. L’enseignant est un modèle pour l’élève ;
– la pratique guidée : les élèves pratiquent avec l’enseignant la stratégie que celui-ci a montrée ;
– la pratique autonome : les élèves mettent en œuvre tout seuls la stratégie enseignée (Gauthier et
al., 2013).
4. Programme de prévention PARLER (Bressoux & Zorman, 2009).
5. Ce travail a donné lieu à la publication par Maryse Bianco et ses collègues, aux éditions La
Cigale, d’une série de guides « clés en main » pour l’enseignement de la compréhension de la
langue en moyenne section de maternelle, en grande section et en CP. À partir de textes adaptés à
chaque niveau, les activités amènent les élèves à élaborer des représentations mentales des
situations décrites par les mots, à raisonner de façon logique, à comprendre l’implicite et à
contrôler leur compréhension.
6. Pour un enseignement structuré du vocabulaire aux cycles 1, 2 et 3, voir le diaporama de la
conférence de Micheline Cellier, le 13 mars 2015, à l’ESPE de Melun :
https://docplayer.fr/39918239-Enseignement-et-apprentissage-du-vocabulaire-a-l-ecole-
primaire.html.
7. Un exemple explique plus clairement qu’une définition les notions d’hyperonymie et
d’hyponymie : « animal » est un hyperonyme de « chien » ; « chien » est un hyponyme de
« animal ».
8. Beaucoup de fiches-enquêtes pour le cycle 3 se trouvent sur Internet.
9. La théorie de l’esprit renvoie à la capacité d’attribuer des états mentaux à autrui et à soi-même.
Sur le développement de la théorie de l’esprit chez l’enfant, voir Thommen (2007).
10. Une anaphore est un mot qui représente un mot antérieur et désigne la même réalité que lui, le
même référent, mais d’une autre façon.
11. On appelle « chaîne référentielle » l’ensemble des termes anaphoriques qui renvoient tous à
un même élément premier introduit dans le texte.
ÉPILOGUE

Conseils pour choisir une méthode


ou un manuel d’apprentissage
de la lecture

Nous reprenons ici les principales idées développées dans ce livre sous
forme de conseils aux parents et aux enseignants lorsqu’ils doivent choisir
une méthode d’apprentissage de la lecture ou un manuel. Il est en effet
recommandé, surtout aux enseignants débutants, de suivre un manuel. Voici
les principaux critères qu’ils doivent prendre en compte lors de ce choix.

Un enseignement explicite du principe


alphabétique et de la combinatoire 1
Le fonctionnement du code alphabétique doit être enseigné dans les
premières leçons sous ses deux aspects :
la correspondance graphème/phonème : on commence par les voyelles,
puis on introduit quelques consonnes que l’on réussit à faire entendre
seules (f, r, s…) ;
la combinatoire : dès l’introduction de la première consonne on enseigne
comment elle se combine avec chacune des voyelles étudiées
précédemment pour former des syllabes. Les combinaisons consonne-
voyelle (par exemple fa) et voyelle-consonne (af) sont toutes deux
enseignées, de telle sorte que l’élève comprenne qu’on lit de gauche à
droite et donc que l’ordre des lettres change la prononciation.
Toutes les correspondances graphèmes-phonèmes doivent être enseignées
une à une et toutes les combinaisons possibles pour former des syllabes
doivent être étudiées.

Une progression du simple au complexe 2


Il n’y a pas un bon ordre unique pour l’apprentissage des
correspondances entre graphèmes et phonèmes car on doit tenir compte de
plusieurs facteurs entre lesquels on peut faire des arbitrages différents.
Néanmoins, le respect de la progression du simple au complexe entraîne
quelques règles générales. Les voyelles et les consonnes que l’on peut
entendre seules doivent être apprises en premier. Les graphèmes réguliers,
comme « v » ou « j », qui n’ont qu’une seule prononciation doivent être
introduits avant les graphèmes dont la prononciation obéit à des règles
particulières (« c », « g » par exemple). Les graphèmes et les mots fréquents
doivent venir avant les graphèmes et les mots rares. Les graphèmes simples
(par exemple « o », « t ») doivent précéder les digrammes (« on », « tr »). Les
trigrammes (« oin », « ion », « str ») et les graphèmes les plus complexes tels
que « ouill », « aill », « euill » doivent être présentés en dernier. Cette règle
admet néanmoins quelques assouplissements, l’introduction rapide de
digrammes très fréquents étant souvent jugée nécessaire pour élargir le
lexique déchiffrable par l’élève.
Pas ou très peu de mots à mémoriser
par cœur
Moins il y en a, mieux c’est.

Une entrée graphémique


L’entrée graphémique (par les lettres) est celle de la méthode
traditionnelle qui enseigne à l’élève la valeur phonémique de chaque lettre ou
groupe de lettres. Lorsqu’une lettre a plusieurs valeurs phonémiques, on
enseigne d’abord la plus fréquente et seulement plus tard les autres valeurs.
Cela est préférable à l’entrée phonémique (par les sons) qui met d’emblée
l’élève face aux différentes façons d’orthographier un même son 3. Les
méthodes à entrée phonémique violent le plus souvent la règle de la
progressivité des apprentissages.

Des textes à lire qui ne contiennent


que des mots que les élèves peuvent décoder
eux-mêmes par la procédure alphabétique
L’apprentissage du décodage doit se faire, au départ, sur des supports très
épurés : lettres, syllabes, mots isolés 4. À ce stade, il n’y a pas de possibilité
d’inclure des textes – tout juste quelques phrases simples quand les voyelles
et les premières consonnes ont été apprises. Par la suite, le manuel ne doit
contenir que des textes 100 % déchiffrables par l’élève au moment où ils sont
présentés, ce qui signifie que toutes les correspondances graphophonémiques
utilisées dans les mots du texte doivent avoir été enseignées préalablement.
L’utilisation de textes complexes ne respectant pas cet impératif confronte
l’élève débutant à des mots qu’il ne sait pas encore décoder, ce qui l’incite à
les deviner en se servant du contexte. Or il faut absolument éviter que les
élèves prennent l’habitude de deviner au lieu de décoder 5.

Des supports le plus souvent différents pour


l’apprentissage du décodage et pour
les activités de compréhension
Il est indispensable de travailler les deux compétences, décodage et
compréhension.
En début d’apprentissage il est très difficile d’élaborer des textes avec de
vraies histoires qui soient entièrement déchiffrables par les élèves. Très peu
de manuels en proposent. Léo et Léa réussit cela très bien, mais c’est une
vraie performance. Les textes répondant à cette exigence restent de toute
façon simples en début d’apprentissage et insuffisants pour le travail de la
compréhension. Il faut donc compléter par la lecture par l’adulte de textes
plus intéressants et relativement complexes, choisis parmi les albums et les
livres de la littérature de jeunesse 6.

L’association de l’apprentissage
de l’écriture à celui de la lecture
On apprend aussi à lire en écrivant 7, les compétences de décodage se
trouvant renforcées par les activités inverses d’encodage. L’acquisition de
l’écriture manuscrite cursive étant au programme du CP, les manuels
scolaires prévoient pratiquement tous des activités de ce type parallèlement
aux leçons de lecture. Ce n’est pas le cas des méthodes destinées aux parents.
Il est donc souhaitable qu’ils complètent chaque leçon de lecture en
demandant à l’enfant d’écrire des mots simples, constitués de syllabes déjà
étudiées et comprenant la lettre de la leçon en cours. Selon la motivation du
moment, l’enfant pourra choisir d’écrire à la main ou d’utiliser des lettres
mobiles, par exemple celles d’un jeu de scrabble, ou encore d’écrire sur le
clavier de l’ordinateur. Il faut néanmoins veiller à ce que l’écriture
manuscrite ne soit pas délaissée.

Des révisions périodiques systématiques


Tout apprentissage repose sur la mise en place de nouveaux circuits de
neurones dans le cerveau. Cela ne se fait pas en une seule fois. Il faut toujours
répéter un certain nombre de fois pour apprendre et lorsqu’un savoir-faire
doit être automatisé, comme c’est le cas pour le décodage, de très nombreuses
répétitions sont nécessaires. Dans les manuels d’apprentissage de la lecture,
celles-ci sont en partie automatiquement assurées par les textes proposés qui
intègrent des mots contenant les nouveaux graphèmes étudiés tout en
permettant de réviser les plus anciens. Des révisions périodiques sur un
matériel simplifié (syllabes, non-mots et mots isolés) sont toutefois utiles
pour vérifier qu’aucune des correspondances graphophonémiques
considérées comme acquises n’a été oubliée en chemin.
1. Voir le chapitre 10 « Comment faire comprendre le principe alphabétique ? », ici.
2. Voir le chapitre 18 « Quelle progression pour enseigner les correspondances
graphophonémiques ? », ici.
3. Voir le chapitre 17 « Faut-il partir des lettres pour enseigner les sons correspondants ou partir
des sons pour enseigner les lettres qui les codent ? », ici.
4. L’objection du manque d’intérêt de ces supports n’est pas recevable car l’intérêt ne réside pas
dans le contenu des textes mais dans la compréhension, par l’élève, des principes de la
combinatoire et dans la mémorisation des premières correspondances graphophonémiques.
Beaucoup d’enfants ont pour ces activités une vraie motivation.
5. Voir le chapitre 16 « Faut-il inciter les élèves à deviner les mots à partir du contexte lorsqu’ils
ont du mal à les décoder ? », ici.
6. Il est important de bien choisir les lectures faites aux enfants car il y a pléthore sur le marché et
la qualité des ouvrages est très inégale.
7. Voir le chapitre 12 « Faut-il lier l’apprentissage de l’écriture à celui de la lecture ? », ici.
Conclusion

Les résultats obtenus dans les épreuves de lecture par les élèves français
dans le cadre des évaluations internationales (PISA) et nationales (Journée
défense et citoyenneté) sont très préoccupants. Or, pendant de nombreuses
années, l’apprentissage de la lecture a cristallisé de manière exacerbée tous
les conflits que suscitent les pédagogies à l’œuvre aujourd’hui dans notre
système éducatif.
Ces conflits se sont exercés au détriment de la recherche d’efficacité de
l’apprentissage de la lecture au cycle II (CP, CE1, CE2). Force est de
constater qu’un nombre important d’élèves voient leur scolarité compromise
par une insuffisante automatisation des procédures de décodage et les
difficultés de compréhension qui en découlent dans tous les domaines
disciplinaires enseignés. En particulier, ceux qui sont issus de milieux
défavorisés ont été, et continuent d’être, largement pénalisés. Un nombre
beaucoup trop élevé d’élèves d’origine populaire subissent un réel préjudice :
exclus de l’intérieur, tout au long de la scolarité obligatoire, ils deviennent
décrocheurs et quittent le système scolaire après la 3e. Les difficultés liées à
l’apprentissage de la lecture sont d’un coût scolaire et humain extrêmement
élevé. La recherche d’efficacité dans ce domaine constitue donc un enjeu
sociétal fort.
Les progrès de la recherche sur les processus en jeu dans l’apprentissage
de la lecture ont amené à réévaluer les différentes méthodes utilisées
jusqu’alors. Les travaux de la psychologie cognitive ont mis en évidence
plusieurs points essentiels qui doivent se traduire en pratiques efficaces dans
la classe. Une formation professionnelle des enseignants qui intègre ces
nouvelles données ainsi qu’une solide formation à la recherche demeurent les
conditions essentielles pour améliorer l’efficacité de l’enseignement de la
lecture.
Un motif d’espoir est de constater, lors des colloques, le bouillonnement
des recherches sur l’enseignement du décodage et de la compréhension.
Chercheurs et enseignants travaillent aujourd’hui en équipe pour produire et
tester des dispositifs pédagogiques appuyés sur des hypothèses théoriques. Il
faut encourager l’activité de ces réseaux. En effet, il ne s’agit pas d’appliquer
par un processus descendant les résultats des recherches en laboratoire à la
salle de classe mais de travailler dans une configuration circulaire (Bishop,
2019) : au départ, il y a les besoins des enseignants et les difficultés des
élèves dont les chercheurs proposent des interprétations théoriques en termes
de fonctionnement cognitif des élèves ou de transmission des connaissances ;
à partir de ces théorisations, chercheurs et enseignants imaginent ensemble de
nouveaux scénarios d’enseignement qui sont mis à l’épreuve dans les classes,
et dont l’évaluation contribue en retour à modifier les théories.
Une autre raison d’être optimiste réside dans la constatation des efforts
très importants qui sont déployés pour faire aimer la lecture. En partenariat
avec le ministère de la Culture, le ministère de l’Éducation nationale se
mobilise pour susciter l’envie de lire chez les enfants et les jeunes, avec pour
objectif de former de bons lecteurs aimant la lecture sous toutes ses formes.
Pour favoriser la pratique de la lecture, donner toute sa place au livre et
associer les parents, plusieurs dispositifs ont vu le jour ces dernières années.
Mais la formation de lecteurs qui continueront à lire quand ils seront
adultes et donneront à leurs propres enfants l’envie de lire est l’affaire de
tous. L’école ne peut à elle seule satisfaire à tous les besoins, et même si
l’Éducation nationale reste une actrice majeure dans la prévention de
l’illettrisme et l’apprentissage de la lecture, celui-ci doit se faire de manière
complémentaire à l’école et à la maison. Partager en famille des moments de
complicité avec son enfant, éveiller son intérêt et sa curiosité pour le contenu
des livres renforcent les apprentissages de l’école. Le secret du goût de la
lecture réside dans l’équilibre entre l’effort et le plaisir ; avant de lire de
manière autonome, l’enfant aura plaisir à écouter lire. Lire des histoires à un
jeune lecteur qui peine encore à avoir une lecture fluente, échanger avec lui
sur leur contenu pour enrichir sa compréhension réconcilieront l’enfant avec
la lecture. Parents, enseignants, collectivités territoriales, associations devront
conjuguer leurs efforts, chacun dans leur champ d’intervention respectif, pour
développer le goût de lire.
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Remerciements

Nous tenons à remercier M. le professeur Stanislas Dehaene, qui a


accueilli favorablement cet ouvrage et qui nous a encouragées dans notre
projet de publication. M. Yves Cristofari, inspecteur général de l’Éducation
nationale, a eu la gentillesse de lire le manuscrit. Mme Anne Popet et M. José
Santuret, collègues de l’université de Reims (INSPÉ), ont fait des suggestions
qui ont amélioré sa rédaction. Nous leur en sommes très reconnaissantes. Nos
enfants et nos petits-enfants ont été notre première source d’inspiration et nos
sujets d’observation privilégiés. Ils nous ont fourni plusieurs exemples cités
dans ce livre. Nous adressons aussi des remerciements à Miss Patel,
professeur à la Bristish International School de Washington, pour nous avoir
accordé un entretien très éclairant sur les méthodes phoniques
d’apprentissage de la lecture utilisées dans les écoles anglaises. Nous devons
enfin une mention particulière à nos époux, pour qui nous avons été moins
disponibles pour échanger sur leurs propres travaux.
SOMMAIRE

Avant-propos

Introduction

Première partie - Les processus cognitifs et les mécanismes cérébraux de la lecture


et de son apprentissage

Chapitre 1 - Que se passe-t-il dans notre tête quand nous lisons un mot ?
Chapitre 2 - Est-il exact de dire que « lire, c'est comprendre » ?

Chapitre 3 - Y a-t-il des stades dans l'apprentissage de la lecture ?


Chapitre 4 - En quoi l'apprentissage de la lecture modifie-t-il le cerveau ?
Chapitre 5 - Quels sont les rapports entre le développement du langage oral et l'apprentissage
de la lecture ?

Chapitre 6 - Faut-il des méthodes d'apprentissage de la lecture différentes pour des enfants au profil
cognitif différent ?

Deuxième partie - Les activités préparatoires à la lecture à l'école maternelle


Chapitre 7 - Faut-il encourager le traitement global des mots chez l'enfant de maternelle ?

Chapitre 8 - Est-il important de développer la conscience phonologique en maternelle ?


Chapitre 9 - Est-il judicieux d'enseigner le nom des lettres aux jeunes enfants ?

Chapitre 10 - Comment faire comprendre le principe alphabétique ?


Chapitre 11 - Comment peut-on savoir si un enfant est « mûr » pour apprendre à lire ?
Chapitre 12 - Faut-il lier l'apprentissage de l'écriture à celui de la lecture ?

Troisième partie - L'apprentissage formel de la lecture et son enseignement à l'école élémentaire


Chapitre 13 - Pourquoi les enseignants sont-ils encore aussi attachés aux méthodes mixtes à départ
global ?
Chapitre 14 - Les méthodes syllabiques nuisent-elles à la motivation des élèves pour la lecture ?

Chapitre 15 - La pratique du déchiffrage nuit-elle à la compréhension des textes lus ?


Chapitre 16 - Faut-il inciter les élèves à deviner les mots à partir du contexte lorsqu'ils
ont du mal à les décoder ?

Chapitre 17 - Faut-il partir des lettres pour enseigner les sons correspondants ou partir des sons pour
enseigner les lettres qui les codent ?
Chapitre 18 - Quelle progression pour enseigner les correspondances graphophonémiques ?

Chapitre 19 - Quel est le rôle de la conscience morphologique dans l'apprentissage de la lecture ?


Chapitre 20 - Est-il bon d'entraîner les élèves à ne lire qu'avec les yeux ?

Chapitre 21 - Faut-il inciter les élèves à lire toujours plus vite ?


Chapitre 22 - Que penser des méthodes globales et mixtes d'apprentissage de la lecture ?

Chapitre 23 - Comment les parents peuvent-ils aider leur enfant de CP à apprendre à lire ?
Chapitre 24 - Comment inscrire la lecture dans la vie des enfants ?

Quatrième partie - Les difficultés d'apprentissage du décodage et la dyslexie


Chapitre 25 - Pourquoi certains enfants ont-ils du mal à apprendre à lire ?

Chapitre 26 - La dyslexie existe-t-elle ?


Chapitre 27 - Comment savoir si un enfant est dyslexique ?

Chapitre 28 - Y a-t-il plusieurs formes de dyslexie ?

Chapitre 29 - Comment aider les élèves qui ont des difficultés d'analyse visuelle des mots écrits ?

Chapitre 30 - Comment aider les élèves qui ont du mal à apprendre à décoder ?
Chapitre 31 - Comment aider les élèves qui peinent à acquérir une lecture fluide ?

Chapitre 32 - Est-il plus difficile d'apprendre à lire en français que dans d'autres langues ?
Chapitre 33 - Comment les enfants sourds apprennent-ils à lire ?

Cinquième partie - La compréhension en lecture et ses difficultés


Chapitre 34 - Que se passe-t-il dans notre tête quand nous comprenons ce que nous lisons ?

Chapitre 35 - Pourquoi certains élèves ne comprennent-ils pas ce qu'ils lisent ?


Chapitre 36 - Comment aider les élèves qui ont du mal à comprendre ce qu'ils lisent ?
Épilogue - Conseils pour choisir une méthode ou un manuel d'apprentissage de la lecture

Conclusion

Bibliographie

Remerciements
www.odilejacob.fr

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