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Jocelyne DEBAYLE

LECTURE ET LITTÉRATURE A L'ÉCOLE


PRIMAIRE : ENJEUX ET APPROCHES

Le plaisir d'apprendre est donc celui de reconnaître


P. Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1, p. 81.

DÉBATS SUR LA LECTURE ET LA LITTÉRATURE


Depuis les années soixante-dix, marquées notamment par un
colloque ministériel en 19791, de nombreux articles et ouvrages
consacrés à la lecture, des plus polémiques aux plus savants, ont vu le
jour, au point que l'on peut se demander s'il est nécessaire d'ajouter
encore à cette abondance de biens. Il apparaît toutefois que l'accent a
été mis surtout sur les processus, sur les manières de lire (faut-il privi-
légier la lecture rapide ? documentaire ? évincer la lecture à haute
voix ?…), sur les techniques (comment favoriser l'"acte lexique"?) et
sur les procédures (qu'est-ce que la compréhension ?). Ces orienta-
tions, parfois exclusives, n'ont pas été sans effet sur l'objet même de la
lecture et sur sa pédagogie ; la question du message et de sa valeur a
souvent été sous-estimée ou considérée comme non-pertinente. Les
discours et pratiques ont juxtaposé deux soucis, de manière domi-
nante : d'un côté une approche systématique, visant avant tout
l'"efficacité" de la lecture, de l'autre un essai pour "déscolariser" la
lecture par la promotion de la littérature de jeunesse et des bibliothè-
ques centres-documentaires, qui faisait confiance à la curiosité spon-
tanée de l'enfant, à condition de lui offrir un "milieu" attrayant.

1 Voir Apprentissage et pratique de la lecture à l'école. Actes du colloque de Paris


13-14 juin 1979, CNDP.

Spirale - Revue de Recherches en Éducation - N°9 1993 (5-18)


J. DEBAYLE

Cette double orientation a eu pour conséquence de s'attacher de


préférence, dans la classe, à des textes dits fonctionnels, à des sup-
ports considérés essentiellement soit pour leur fonction
d'"entraînement", soit pour leur vertu d'écrits "vrais". Parfois, des pra-
tiques pédagogiques sont restées identiques, seuls les objets ont chan-
gé. A titre d'exemple, un enseignant, dans une classe de CE2, avait
choisi de lire et commenter une fiche de réclames que l'on trouve dans
les boîtes à lettres, parce que c'est un écrit "authentique" ; le désintérêt
des élèves répondait à l'inanité du contenu et à l'absence de "projet".
L'école primaire, institution à l'intérieur d'une société qu'elle re-
flète et contribue à former, s'est trouvée prise entre l'attrait d'appro-
ches expérimentales ou se voulant scientifiques, et le désarroi lié aux
critiques des idéologies, se détournant de questions qu'elle s'était
longtemps posées : quels textes valent d'être lus ? pour quelle éduca-
tion du sujet ?
Bien des raisons ont sans doute contribué à cette mise entre pa-
renthèses, allant parfois jusqu'au rejet explicite. Les transformations
sociales ont conduit à un changement du système scolaire : avec l'ou-
verture du collège à tous, l'école primaire a dû redéfinir ses missions.
En même temps, la culture humaniste a été ébranlée par la critique
sociologique et même philosophique2 qui la privait de ses prétentions
à l'universalité.
Si on compare les Programmes et Instructions actuels de l'école
et du collège, on voit bien que l'enseignement du français est pris dans
une "logique", où l'école primaire est conçue comme une propédeuti-
que pour le collège. Elle a principalement en charge de développer les
"compétences dans le domaine de la langue". Cependant, au gré des
textes et recommandations, la littérature apparaît de manière feutrée
comme un enjeu de positions. Les Instructions de 1985 notent à pro-
pos de la lecture littéraire : "l'essentiel est de doter les débutants d'un
premier fonds, qu'il accroîtront ensuite d'eux-mêmes, à mesure qu'ils
étendront leurs connaissances et leurs goûts. En liaison avec les exer-

2 Par exemple H. Arendt, dans la Crise de la culture, met en cause le "philistinisme


cultivé" qui se saisit des objets culturels "comme d'une monnaie avec laquelle il acheta une
position supérieure dans la société ou acquit un niveau supérieur dans sa propre estime".

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

cices de lecture sont présentés des textes divers (histoires, contes,


etc.), lus et commentés en classe. "Le maître a recours aux meilleures
œuvres accessibles à la jeunesse, dans un but d'initiation à la qualité
littéraire…"3. Les orientations générales de 1990, qui précisent les
instructions précédentes pour "une nouvelle politique des cycles", sont
plus laconiques. Elles mentionnent seulement pour le cycle 3 : "A
partir de textes littéraires 4, mais aussi d'énoncés de problèmes, de
documents technologiques ou autres et après lecture silencieuse,
l'élève doit pouvoir…". Enfin, la dernière publication du Ministère,
La Maîtrise de la langue à l'école, diffusée à la fin de 1992 et consti-
tuant pour les instituteurs un outil et des recommandations, tente de
restituer une place explicite à la littérature. En effet, pour le cycle des
approfondissements, elle fixe cette compétence : s'initier par la lec-
ture et l'écriture à la fréquentation des œuvres littéraires, pour la-
quelle elle propose deux pages de réflexion.
Dans les Programmes pour le collège5, si la "pratique raisonnée
de la langue" constitue le premier objectif, vient en second la "forma-
tion d'une culture" et le choix, argumenté, de privilégier les "textes
littéraires". Il est dit notamment qu'au contact des textes littéraires, le
jeune lecteur "développe son intelligence et son esprit critique. Il
commence, à son niveau, une réflexion sur les valeurs qui organise-
ront sa vie et lui donneront un sens. Apprentissage de la lecture et
formation d'une culture sont intimement liés". Des listes d'œuvres sont
proposées aux enseignants.
Si on replace les textes officiels de 1985 dans une perspective
historique, on voit que la mention d'une "initiation à la qualité litté-
raire" corrige en partie le discours précédent des Instructions relatives
à l'enseignement du français à l'école élémentaire (circulaire du
4 décembre 1972), qui recommandaient de suivre au plus près les in-
térêts et les goûts spontanés de l'enfant, ceux-ci permettant notamment
de faire un tri dans la production des éditeurs. Littérature et presse

3 Les passages en italique sont soulignés par nous.


4 Idem.
5- Édition Le livre de poche, CNDP, 1985, p. 28-29.

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enfantines y étaient nettement distinguées de la "littérature pour adul-


tes", qu'on mettait à l'écart, sans toutefois "l'exclure". On recomman-
dait la lecture hebdomadaire, par le maître, de textes répondant aux
critères évoqués, pour contribuer au développement de la sensibilité, à
la formation du goût et "même à l'éveil du sens littéraire". Entre
l'éveil et l'initiation, deux conceptions de l'éducation peuvent se mani-
fester.
Les Instructions de 1923 insistaient sur la double finalité de
l'enseignement de la lecture à l'école primaire : "il met entre les mains
de l'enfant l'un des deux outils — l'autre étant l'écriture — indispensa-
ble à la connaissance de la langue et de la littérature française"6. Dou-
ble finalité, où la seconde est explicitement renvoyée au collège par
les Instructions de 1972 et 1980, mais en partie réhabilitée par celles
de 1985.
A travers un parcours des textes officiels de ce siècle, on voit
donc à l'œuvre des luttes de position et la place de la littérature à
l'école primaire osciller du centre aux marges. Conçue comme une
initiation culturelle et esthétique, elle disparaît presque des discours et
sans doute des pratiques pendant plus d'une décennie, écho d'une crise
de l'école et de l'enseignement de la littérature. Cependant, après tant
d'âpres critiques, au cours des années quatre-vingt tout un courant
marqué par des publications pédagogiques s'est efforcé de rendre une
place à la notion de littérature et à son enseignement7. Il a permis de
lui redonner une légitimité, tout en renouvelant profondément le débat
sur les valeurs culturelles.
Dans le même temps, le développement des recherches en psy-
chologie cognitive, en précisant la complexité de la compréhension en
particulier inférentielle, a accordé une place prépondérante à l'élabora-
tion de la signification. La sémiotique narrative, de son côté, a apporté

6 Cité par A. M. Chartier et J. Hébrard dans Discours sur la lecture, BPI Centre
Georges Pompidou, 1989, p. 203.
7 On citera, à titre d'exemples les articles de F. Marcoin ; une publication scolaire de
professeurs de l'EN de Livry-Gargan, Le Fil d'Ariane (Nathan, 1980), recueil de textes issus
de la Bible, de la mythologie grecque et romaine, des contes, où l'accent était mis cependant
sur des méthodes d'analyse formelle ; Écrire des textes, sous la direction de M. O. Otten-
waelter, paru en 1988 (A. Colin-Bourrelier).

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

des analyses utiles sur les mécanismes de l'interprétation. Ainsi, tout


en reconnaissant l'importance de la diversité des textes et supports
dans l'apprentissage, que les travaux sur les typologies textuelles ont
mis en évidence, on peut penser, comme Umberto Eco, "qu'un texte
narratif présente, outre quelques problèmes spécifiques, tous les pro-
blèmes théoriques de tout autre texte8", ce qui justifierait un intérêt
particulier pour les romans, contes ou nouvelles, ou à tout le moins
qu'on ne les renvoie pas aux frontières de la classe, où les enfants sont
laissés à leurs libres découvertes. Se pose alors, à l'enseignant con-
vaincu de l'importance de la lecture littéraire, la question du choix des
textes et des modalités de transmission. En effet, il n'y a à ce niveau ni
propositions ministérielles de listes d'ouvrages, comme pour le col-
lège ; ni tradition d'enseignement universitaire spécialisé pour définir
des méthodes9 ; la formation initiale et continue est disparate, large-
ment laissée à l'initiative de chacun10. En fait, l'instituteur, qui choisit
ses textes et ses démarches, sciemment ou non, met en jeu toute sa
conception personnelle de la culture et du rôle de l'école dans la for-
mation de l'enfant.
A lui aujourd'hui11 d'exercer des choix dans des discours multi-
ples, tant qu'ils sont conformes au cadre large qui lui est imposé, au-

8 Lector in fabule, Grasset, 1985, p. 90. Cette proposition était déjà avancée par
R. Barthes en 1975 (Pratiques n°5).
9 On sait que le nouveau recrutement, au niveau de la licence, ne modifiera guère ces
données, car les étudiants de Lettres à choisir cette voie sont rares, du moins pour le moment.
10 On rappellera toutefois qu'en 1985 le Ministre de l'Éducation, J.-P. Chevénement,
avait instauré, pour le concours de recrutement des enseignants de l'école maternelle et élé-
mentaire, une épreuve de français avec un programme comportant l'étude de deux œuvres
littéraires et deux questions de langue. Dans la formation en deux ans était prévue l'étude
d'auteurs, dont une liste était indiquée. Ce point souleva de vives critiques et fut, dans les
faits, largement ignoré.
11 Jadis, il était officiellement guidé. En 1890, par exemple, le ministre de l'Instruc-
tion publique Léon Bourgeois donnait des conseils dans une circulaire : "D'excellents maîtres,
inquiets de l'étendue des programmes, n'osent pas s'abandonner, eux et leurs élèves, au plaisir
de ces belles lectures faites en commun, de peur de prendre sur un temps à leur gré trop limi-
té. D'excellents élèves se reprochent comme des heures perdues celles qu'ils passeraient avec
délice à lire les pages immortelles de notre littérature. Il faut à tout prix les désabuser. Il n'y a
pas de temps mieux employé, il n'y a pas d'exercice plus profitable à leur apprentissage intel-
lectuel et moral". Le ministère proposait des listes d'auteurs pour constituer un fonds commun

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trement dit d'exercer sa liberté12. Quelques-uns font part, dans ce do-


maine, d'initiatives intéressantes13.

ÉCOLE ET CULTURE
Si l'on considère que l'école doit transmettre une culture et que
la culture est liée aux œuvres d'art qui "sont des objets culturels par
excellence"14, on doit s'interroger sur les notions de valeur et de criti-
que pour les textes littéraires, au même titre que pour l'art en général,
sans négliger cependant l'âge d'un lecteur qu'on souhaite initier, mais
non rebuter.
Alors quels textes choisir avant tout pour des lectures en com-
mun ? Ceux qu'on tiendra, autant qu'il est possible, pour des œuvres
d'art, qui se caractérisent par leur "durée au monde", selon l'expres-
sion d'H. Arendt, leur séparation des "procès de consommation et
d'utilisation". Et, de manière plus pratique, ceux qui relient le passé et
le présent. Ainsi l'enfant construit une double référence, avec des tex-
tes du passé, qui créent des liens entre plusieurs générations, ouvrent à
une dimension historique ; avec des textes contemporains, qui don-
nent accès à une communication avec la culture des adultes et du
monde où il vit — des textes-passeurs.
La littérature, en effet, pour tout lecteur, constitue une expé-
rience singulière, M. Kundera15 rappelle que dans le "tourbillon de la
réduction" où l'homme aujourd'hui se trouve pris, le roman lui offre,
pour y résister, l'appel du jeu, l'appel du rêve, l'appel de la pensée,
l'appel du temps. En tant qu'expérimentation de situations fictives,

à l'enseignement primaire et secondaire. Voir A. M. Chartier, J. Hébrard, op. cit. p. 191,


195....
12 Voir Recherches pédagogiques n° 47, Janvier 1971, p. 25 : "La liberté de choix
des maîtres et des élèves entre des livres, des journaux, des revues, des collections très divers
est ici le point essentiel". Et dans La maîtrise de la langue à l'école (1992, p. 106) : "On ne
saurait en ce domaine fixer un programme".
13 Par exemple, S. Martin. Voir ses articles dans la revue Le Français aujourd'hui.
14 Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard Folio, p. 271.
15 L'Art du roman, Gallimard, 1986, p. 31.

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

l'expérience littéraire devient expérience de la vie16, compréhension


du monde et des autres à travers une intrigue et le déploiement des
possibilités de la langue. Elio Vittorini, dans Conversation en Sicile,
nous rappelle ce qu'elle peut être dans l'enfance : "C'est une chance
que d'avoir lu quand on était enfant. Et c'est double chance que d'avoir
lu des livres sur les anciens temps et les anciens pays, surtout des li-
vres d'histoire, des livres de voyage et les Mille et une Nuits. On peut
même se souvenir de ce que l'on a lu comme si on l'avait en quelque
sorte vécu, et l'on a en soi, outre sa propre enfance, l'histoire des
hommes et le monde entier…".
Or, cette intimité de la lecture, dans laquelle s'éprouve l'indivi-
du, comme toute expérience esthétique requiert aussi la communica-
tion avec autrui, permet l'apprentissage d'un "consensus ouvert", selon
la belle expression de Hans Robert Jauss.
On proposera deux exemples de lecture, historiquement et cultu-
rellement distants, pour essayer de montrer comment cette expérience
peut se construire aussi, à l'école primaire, dans l'espace public de la
classe, par l'explicitation des points de vue et le dialogue17. En effet,
on accède au livre de manière privée, mais chacun déplie ses impres-
sions pour les mettre à l'épreuve du texte et de l'autre, apprenant à
sortir de la pure subjectivité.
Certains textes constituent un fonds commun, qui dépasse les
particularismes, les époques. Dans le fait qu'ils ont été transmis, on
voit qu'ils ont été une source d'enseignement ou d'enchantement,
même s'ils ont connu des périodes d'oubli. Ainsi la tradition n'est pas
simple respect passéiste, mais s'éprouve comme "l'entretien ininter-
rompu, à travers les générations, des auteurs et du public"18. L'Odys-
sée fait partie de ce patrimoine culturel. Pour en lire des extraits au

16 D. Sallenave, Le don des morts, Gallimard, 1991, p. 119.


17 On peut entendre ce terme dans son acception courante, mais aussi dans celle que
lui attribue M. Bakhtine : "Une compréhension authentique, active, contient déjà l'ébauche
d'une réponse. [...] La compréhension est une forme de dialogue ; elle est à l'énonciation ce
que la réplique est à la réplique dans le dialogue." (Le marxisme et la philosophie du lan-
gage).
18 Paul Bénichou, L'Écrivain et ses Travaux, Corti, 1967.

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J. DEBAYLE

cours moyen, se pose la question, comme pour beaucoup d'autres œu-


vres, de l'édition à choisir : traduction savante comme celle de Victor
Bérard, adaptation de celle de Leconte de Lisle (École des Loisirs),
nouvelle traduction (Casterman), adaptation (par exemple, Mythes et
légendes de la Grèce antique, Grund), qui rend l'approche plus acces-
sible. Ainsi, c'est dans cette version que le Fil d'Ariane propose l'épi-
sode du Cyclope, qui "fut dans l'antiquité et qui reste de nos jours la
plus populaire de toutes les aventures d'Ulysse"19. On a souvent sou-
ligné à quel point l'Odyssée était proche du roman d'aventures. C'est
particulièrement vrai sous cette forme, qui transpose à la troisième
personne le récit du héros à Alkinoos, et efface l'aspect poétique de la
langue. Cette banalisation ne réduit pas cependant la force de l'intri-
gue. L'action dramatique met en scène un personnage audacieux, véri-
table conquérant guidé par sa curiosité, plus forte que le danger pro-
bable, et dont l'esprit permet de vaincre une situation désespérée.
C'est la puissance de la logique et du langage triomphant de la
force physique "aveugle", le défi de l'homme social, fier de sa civili-
sation20, lancé au monstre isolé, qui ne respecte ni l'hospitalité ni les
dieux. La lecture du passage donne une "configuration"21 à des af-
frontements primitifs, terrifiants (le géant, l'enfermement dans la ca-
verne, l'attente de la dévoration…) ; la raison d'Ulysse force le di-
lemme apparemment insoluble : tuer le Cyclope par ruse, c'est s'en-
fermer avec lui dans la caverne, close d'"un roc infranchissable", et
donc se condamner à mort. La progression du récit pose problème à
des enfants de Cours Moyen22. Si on leur demande, en arrêtant la lec-
ture, d'imaginer quelle ruse peut trouver Ulysse pour sortir de la ca-
verne, ils ne peuvent envisager une stratégie en plusieurs phases (dans
le texte, enivrer d'abord Polyphème, puis l'aveugler…), ni même gar-
der en mémoire l'impossibilité de tuer le géant pour s'échapper, d'utili-

19 Note de Jean Bérard dans l'édition de la Pléiade.


20 C'est cette organisation primitive que commente Platon dans Les Lois (III, 680).
21 Cette notion est définie par P. Ricœur comme l'opération qui permet par la mise en
intrigue d'organiser une série d'événements en une totalité intelligible.
22 Ce texte a été lu dans la classe de Martine Ceysset (CM1-CM2), maître formateur
à l'école de la Source à Versailles.

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

ser un objet, l'épieu poli et aiguisé, préparé selon un projet. Leurs so-
lutions s'apparentent non à la recherche d'un problème (sauf excep-
tion), à la recherche d'une logique de l'enchaînement des actions, mais
à la mise en œuvre "automatique" de clichés narratifs d'ordre magi-
que. Par exemple, des enfants proposent : Ulysse tue le Cyclope en lui
tirant des flèches dans l'œil, le brûle en lui lançant une bûche enflam-
mée ou même se contente de lui dire qu'il a douze bateaux.
Le troisième voyage de Sindbad, au thème proche, offre une in-
trigue moins cohérente, plus proche de ces versions enfantines spon-
tanées et sans doute plus directement accessible.
Le calcul logique qu'opère le récit homérique est loin d'être fa-
cile à comprendre pour des enfants. Il les oblige, en s'identifiant au
héros, à s'arracher à la fascination de la terreur pour suivre l'élabora-
tion d'un plan qui affronte l'impossible et à reconnaître le chemine-
ment du sens. De là viennent sans doute l'importance de ce passage et
les nombreux motifs qu'il paraît avoir engendrés de Gargantua man-
geant les pèlerins au Petit Poucet poursuivi par l'ogre.
Mais d'autres aspects que l'intrigue rendent le texte intéressant :
description de l'île et des paysages, du mode de vie des Cyclopes,
confrontation de mœurs et religions, usages de la langue (dire et ne
pas dire, peser et prévoir le pouvoir des mots, avec l'extraordinaire
recours au pronom indéfini : Personne, prophétiser et jeter des malé-
dictions), complexité du personnage d'Ulysse, à la fois cause de la
mort de la moitié de ses compagnons et de la survie des autres, pous-
sant le risque jusqu'à ses limites extrêmes.
Avec un texte tout différent, la Soupe à la souris (1977)23, un
écrivain contemporain, Arnold Lobel, montre qu'on peut aborder avec
de jeunes enfants une initiation littéraire, partager le plaisir du texte et
constituer des références pour d'autres lectures.
Ce court album, accompagné d'illustrations, raconte les aventu-
res d'une souris qui aime les livres. Surprise par une belette, la souris
cherche comment échapper à sa marmite. Pour cela, elle va inventer
des histoires (ou s'inspirer de sa lecture ?), qui seront les épices de la

23 Arnold Lobel, La soupe à la souris, L'École des loisirs, 1978 (New-York, 1977)

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J. DEBAYLE

soupe. On pense aux Mille et une nuits, où Scheherazade diffère ainsi


son exécution. Les histoires racontées sont "minimalistes", teintées
d'humour par le caractère banal ou absurde des situations : un désa-
grément trouve sa résolution après quelques obstacles. On découvre, à
la fin, que ces récits n'ont pas seulement pour but de retarder
l'échéance fatale, mais par la force de la séduction et de l'imagination,
de ruser avec l'adversaire, de lui échapper et de le punir sans cruauté.
Les illustrations, très peu colorées (bleus, sépia, gris), souli-
gnent les attitudes ou événements, donnent une figure aux personna-
ges, ajoutant une note d'humour par un détail ou une expression.
Dans une classe de CE1 ou CE 2, on peut commencer par la dé-
couverte du livre, l'observation de la couverture. Sur l'illustration, les
enfants remarqueront-ils la présence du livre à côté de la marmite ? Le
titre peut donner lieu à différentes interprétations, hypothèses, limitées
cependant par l'image. La souris, dans la marmite, a l'air d'être à une
tribune d'orateur. La quatrième de couverture, les pages de garde (no-
tamment la notice biographique), le sommaire illustré contiennent des
informations qui préparent la réception. Le début de l'histoire sert de
cadre aux quatre récits faits par la souris ; il maintient en suspens le
sort du personnage principal, dont la vie est en danger.
Le récit-cadre s'apparente à la fable, où les personnages antago-
nistes sont présentés en action. Il ne contient pas de difficultés de
compréhension, mais demande au lecteur un "pacte" d'imagination, de
fantaisie : des histoires doivent donner "bon goût" à la soupe, et l'ac-
ceptation de cette métaphore est une question de vie ou de mort pour
le héros, d'entrée dans le pouvoir de la fiction pour le lecteur. La sou-
ris ne consent pas à être "la souris de la soupe" (p. 8), évocation du
titre et d'expressions d'"enfance", comme la soupe à la grimace ou le
dindon de la farce.
La première histoire, "Les abeilles et la boue", met en scène une
souris, comme la narratrice, et qui, comme elle, est en butte à une ir-
ruption désagréable alors qu'elle se livre à une activité tranquille (elle
"se promenait"). Pour elle aussi, il s'agit d'échapper aux importuns,
véritable occupant, en mettant en œuvre son esprit d'invention pour se
tirer d'affaire. Elle sait utiliser l'occasion (le marécage) ; la fiction,

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

comme recours à la métaphore (le rapprochement terme à terme entre


les parties du corps et les pièces de sa maison), fait preuve là encore
de sa puissance d'action sur le monde raconté.
Dans "Les deux grandes pierres", on retrouve le monde et la
structure de la fable : une expérience se transforme en sagesse. Varia-
tion moins aventureuse, par définition, des "Deux pigeons" de La
Fontaine ? Les personnages principaux n'appartiennent plus au monde
animal, mais minéral. Ici, il n'y a pas d'événements. L'élément dyna-
mique est la curiosité d'une des pierres, limitée par sa nature même à
poser des questions. Le récit est composé en deux essais parallèles,
avec des répétitions et variations : les pierres font appel à deux média-
teurs, qui n'ont pas le même "point de vue" sur les choses : l'oiseau, la
souris. L'oiseau suscite le désir et la frustration (il voit de haut, un
paysage autre, "une vue magnifique"), la souris la satisfaction (un
paysage semblable, connu, jugé également magnifique).
Un petit conte d'A. Massepain24 peut être comparé sur le thème
de la connaissance du monde et du point de vue.
L'histoire suivante, "Les grillons", reprend le thème de l'irrup-
tion brutale d'autrui dans un monde calme (ici, la souris "fut réveil-
lée") : thème du bruit (déjà les abeilles sur la tête de la souris faisaient
un bourdonnement assourdissant), du malentendu. Le dialogue est
fondé sur le "bruit" dans la communication, le comique de répétition.
La solution n'est pas dans l'échange, dans le discours toujours frag-
menté (les grillons n'entendent pas des énoncés mais des mots) ; elle
est dans le rapport de force de la voix, qui impose un message stéréo-
typé (p. 40 : l'expression "Allez-vous en !" est intégrée à l'image).
"Le buisson d'épines" est un récit au premier abord absurde : la
narratrice est-elle à court d'inspiration ou pratique-t-elle le nonsense à
la manière de Lewis Carrol ? En fait, il met en scène, à la fin, l'exem-
ple d'une communication réussie (entraide, effort de compréhension,
offrande), alors même que la situation, étrangère à notre monde de
référence, défie les lois de ce qui nous paraît habituel, vraisemblable
ou conventions narratives. Les deux personnages sont immédiatement

24 Elle est ronde toute ronde, Magnard jeunesse, 1982.

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J. DEBAYLE

capables d'entrer en relation, grâce à la capacité de l'interlocuteur d'ac-


cepter la singularité de l'autre et d'une situation, où un rosier sauvage
pousse dans le fauteuil d'un salon.
Par ces récits, la souris n'a pas seulement réussi, en charmant la
belette, à gagner du temps, mais à se jouer d'elle, à lui échapper et à la
punir. Ainsi la "morale de la fable" fait-elle l'éloge du pouvoir de
l'imagination sur les événements du monde raconté, de l'esprit sur la
force, de la puissance de séduction et de persuasion du récit. Mais elle
met aussi en jeu la face cachée de la parole, son rapport problémati-
que à la vérité, le sens caché sous les mots. La souris, maître de ce jeu
de fictions, "finit tranquillement de lire son livre", pendant que la be-
lette, à la recherche des ingrédients, prend l'histoire au pied de la let-
tre, à ses dépens. L'enfant y verra-t-il une invitation à sa propre forma-
tion ?

Les éléments de lecture, proposés ici comme illustrations, ne vi-


sent également pas à formuler les significations qu'il conviendrait de
communiquer. Ils se veulent des possibilités de "réplique"25 d'un lec-
teur adulte qui tente de comprendre pourquoi et comment il succombe
au charme d'un texte, qui peut être lu par ou avec des enfants.
Cet espace de compréhension, il est selon nous nécessaire de le
déployer pour donner l'occasion d'un "partage de la lecture"26 dans les
classes. Il permet non seulement de constituer et d'enrichir les réfé-
rences culturelles des enfants, mais aussi de les initier à l'exercice du
jugement du goût, activité critique qui permet à notre univers senso-
riel, subjectif de "s'ajuster à un monde non subjectif et "objectif" que
nous avons en commun et partageons avec autrui. Juger est une im-
portante activité — sinon la plus importante, en laquelle ce partager
— le-monde-avec-autrui se produit"27. Travail de lecture, d'intelli-
gence, de liaisons, c'est aussi un exercice de la parole. Car si le goût

25 Voir note 17.


26 Pour reprendre le titre de l'article de D. et F. Marcoin dans Pour une sociologie de
la lecture, Éditions du Cercle de la Librairie.
27 H. Arendt, La crise de la culture, p. 282 et sqq.

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LECTURE ET LITTÉRATURE À L'ÉCOLE PRIMAIRE

n'est pas démontrable en ce qu'il ne relève pas d'un jugement de véri-


té, il exige, comme le dit Kant, cité par H. Arendt, de "courtiser le
consentement de l'autre", d'user de persuasion. En ce sens, la faculté
de juger, c'est-à-dire "de voir les choses non seulement d'un point de
vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent
présents"28, inclut les jugements de goût et rapproche ainsi l'activité
culturelle et les facultés politiques.
On a souvent opposé une culture humaniste, jugée passive, à
une éducation active, qui fait de l'enfant un citoyen dans la cité que
serait l'école. Or l'exercice du goût, par l'effort de compréhension de
la pensée de l'autre, écrivain et lecteurs autre que soi (ou plus généra-
lement artiste et public), exige le développement de la pensée et du
langage. Il prépare à accepter d'autres textes, d'autres expériences an-
térieures, en trouvant des cadres et des concepts dans les expériences
antérieures. Il contribue sans doute ainsi à former les facultés indivi-
duelles et politiques de l'homme à venir, en préservant sa liberté, car
l'art n'est jamais réductible à une certitude ou à une vérité. Ce peut
être un enjeu pour ne pas retarder l'enseignement de la littérature à
l'école.

Jocelyne DEBAYLE
IUFM VERSAILLES

28- Idem.

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