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Carlo Rovelli

Relativité
Générale
L’ESSENTIEL

Idées, cadre conceptuel, trous noirs,


ondes gravitationnelles, cosmologie
et éléments de gravité quantique

Traduit de l’anglais par Marc Lachièze-Rey


Du même auteur aux Éditions Dunod :
Et si le temps n’existait pas ?
La naissance de la pensée scientifique : Anaximandre de Milet

Direction artistique (couverture) : Nicolas Wiel


Mise en pages : Lumina Datamatics, Inc.


c 2021 Adelphi Edizioni S.p.A. Milano

c Dunod, 2022 pour la traduction française
11, rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.dunod.com
ISBN 978-2-10-084993-2
TABLE DES MATIÈRES

Préambule .......................................................... 11

I Bases 13

1 Physique : une théorie des champs pour la gravité ......... 17


1.1 La relativité restreinte .................................... 18
1.2 Champs ..................................................... 22

2 Philosophie : que sont l’espace et le temps ? ................. 27


2.1 Espace et temps relatifs, comparés à newtoniens ... 27
2.2 L’idée d’Einstein : l’espace et le temps
newtoniens sont un champ physique ................. 30
2.3 L’indice d’Einstein : accélération par rapport
à quoi ? ...................................................... 32

3 Mathématiques : les espaces courbes .......................... 37


3.1 Surfaces courbes........................................... 37
3.1.1 Géométrie intrinsèque .......................... 37
3.1.2 La courbure de Gauss ........................... 40
3.1.3 Coordonnées générales ......................... 43
3.1.4 Le champ des repères et la métrique ......... 46
3.2 Géométrie riemannienne ................................ 53
3.2.1 Géodésiques ...................................... 60
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

3.2.2 Champs et dérivées dans les espaces de


Riemann ........................................... 62
3.2.3 La courbure de Riemann ....................... 67
3.3 Géométrie .................................................. 74
3.3.1 Géométrie lorentzienne ........................ 75

II La théorie 81

4 Les équations de base............................................. 83


4.1 Le champ gravitationnel................................. 83
4.2 Effets de la gravitation ................................... 85
4.3 Les équations du champ ................................. 86
4.4 La source dans l’équation de champ .................. 87
4.5 Les équations du vide .................................... 88

5 L’action.............................................................. 91

6 Symétries et interprétation ...................................... 95


6.1 Temps et énergie .......................................... 99

III Applications 103

7 La limite newtonienne ........................................... 105


7.1 La métrique dans la limite newtonienne ............. 105
7.2 La force de Newton ...................................... 106
7.3 La « dilatation du temps » en relativité
générale ..................................................... 107

8 Les ondes gravitationnelles ...................................... 113


8.1 L’effet sur la matière ...................................... 117
8.2 Production et détection.................................. 120

8
TABLE DES MATIÈRES

9 Cosmologie......................................................... 127
9.1 La géométrie à grande échelle de l’univers ........... 131
9.2 Les modèles cosmologiques de base ................... 135

10 Le champ créé par une masse ................................... 139


10.1 La métrique de Schwarzschild.......................... 139
10.2 Le problème de Kepler................................... 142
10.3 La déflexion de la lumière par le Soleil ............... 148
10.4 Les orbites proches de l’horizon........................ 151
10.5 La force cosmologique ................................... 155
10.6 La métrique de Kerr-Newman et l’entraîne-
ment de l’espace ........................................... 156

11 Les trous noirs ..................................................... 159


11.1 À l’horizon ................................................. 161
11.2 À l’intérieur du trou noir ................................ 166
11.3 Les trous blancs ........................................... 170

12 Éléments de gravité quantique ................................. 179


12.1 Bases empiriques et théoriques de la gravité
quantique ................................................... 180
12.2 Caractère discret : des quanta d’espace ............... 183
12.3 Superposition de géométries ............................ 188
12.4 Transitions : passage du trou noir au trou
blanc par effet tunnel, et grand rebond ............... 193
12.5 Conclusion : la disparition de l’espace-temps ....... 196

Index ..................................................................... 199

9
PRÉAMBULE

Il y a des chefs-d’oeuvre absolus, qui nous touchent intensément, comme


le Requiem de Mozart, l’Odyssée, la Chapelle Sixtine, ou le Roi Lear...
En saisir la splendeur peut demander un apprentissage, mais la récom-
pense est l’accès à une beauté pure. Mais peut-être aussi la possibilité
d’une vision nouvelle sur le monde. La Relativité Générale, le joyau
d’Albert Einstein, en fait partie.
Ce petit livre offre une introduction compacte à la relativité générale,
à sa structure conceptuelle et ses résultats de base.
L’accent est mis sur les idées, sans rentrer dans les détails. Les
principaux résultats sont dérivés dans leur forme la plus simple,
sans longues manipulations mathématiques. Certaines considéra-
tions originales sont incluses et certains sujets sont discutés d’un
point de vue difficile à trouver ailleurs. Un dernier chapitre intro-
duit des idées élémentaires sur la gravité quantique. Le livre peut
être utilisé pour apprendre les idées clés et les résultats de la relativité
générale, sans l’ambition de devenir pleinement expert sur ses vastes
ramifications.
Il peut également être utilisé en complément des nombreux
manuels1 , en offrant une clarté conceptuelle supplémentaire. Il pré-

1. Un bon étudiant motivé consulte de nombreux livres sur le même sujet. Deux classiques
que j’utilise toujours comme références sont la : Relativité Générale de Bob Wald orientée mathé-
matiquement, elle met l’accent sur la perspective géométrique et contient beaucoup de matériel
avancé ; et aussi Gravitation et cosmologie de Steven Weinberg, qui met l’accent sur la géométrie.
Parmi les manuels modernes, Espace-temps et géométrie de Sean Carroll et Introduction à la rela-
tivité générale de Lewis Ryder sont beaucoup plus complets que la simple introduction donnée
ici. Un bon texte orienté mathématiquement est Introduction to General Relativit, Black Holes and
Cosmology de Yvonne Choquet-Bruhat. En français, une belle introduction est Relativité générale :
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

sente la Relativité Générale telle que je la comprends aujourd’hui, ce


qui constitue à mon avis la meilleure perspective pour aborder ses
aspects quantiques.
Les étapes mathématiques simples entre les équations sont igno-
rées, et indiquées par le texte « [faites-le !] ». Le lecteur peut faire
confiance à l’auteur, comme le font souvent les physiciens lors-
qu’ils lisent des mathématiques ; ou travailler les étapes et acquérir
des compétences techniques. Cela pourrait permettre à un étudiant
d’acquérir une bonne expérience pratique de la technologie de la re-
lativité. Si vous aimez faire des exercices, il existe des livres d’exercices
de relativité générale 2 . Les textes en petits caractères sont quelque
peu marginaux par rapport aux sujets principaux.
La récente série de prix Nobel de physique pour la relativité gé-
nérale (ondes gravitationnelles en 2017, cosmologie en 2019, trous
noirs en 2020) témoigne de la vitalité et de la fécondité actuelles de
cette théorie extraordinaire, joyau d’Einstein. Ici, j’essaie de mettre
en lumière la beauté éclatante et la simplicité des idées sur lesquelles
elle est basée.

Cours et exercices corrigés par Aurélien Barrau. Je mentionne ici seulement les quelques livres que
je connais le mieux.
2. Par exemple Thomas A. Moore, A General Relativity Workbook, University Science Books,
Etats-Unis, 2012.

12
PREMIÈRE PARTIE
BASES
La relativité générale est notre meilleure théorie actuelle décrivant
(1) l’interaction gravitationnelle et (2) les aspects géométriques de
l’espace et du temps. Le fait que ces deux thèmes aillent ensemble
est un aspect caractéristique du contenu physique de la théorie.
La théorie a été développée par Albert Einstein, avec l’aide de
quelques amis, pendant une dizaine d’années, entre 1907 et 1917.
Elle trouve aujourd’hui de vastes applications en astrophysique et
cosmologie, et quelques applications technologiques, notamment
pour la technologie GPS (Global Positioning System), qui a changé
notre façon de voyager.
La théorie a fait des prédictions étonnantes. Celles-ci incluent
les trous noirs, les ondes gravitationnelles, l’expansion de l’univers,
le décalage gravitationnel vers le rouge et la dilatation du temps.
Elles ont toutes été spectaculairement confirmées par des expé-
riences et des observations. Jusqu’à présent, la théorie n’a reçu que
soutien et n’a jamais été prise en défaut. De nombreuses théories
gravitationnelles alternatives ont été étudiées, mais un siècle d’ob-
servations a constamment favorisé la relativité générale, excluant un
grand nombre d’alternatives. La dernière occurrence en a été la dé-
tection presque simultanée, en 2017, de signaux gravitationnels et
électromagnétiques émis par la fusion de deux étoiles à neutrons ;
cette détection a vérifié avec une précision d’une partie sur 1015 la
prédiction de la relativité générale, selon laquelle les deux signaux
se déplacent à la même vitesse, écartant un grand nombre d’autres
théories qui donnaient des prédictions différentes.
Le domaine de validité de la théorie est limité par le fait qu’elle
ne tient pas compte des effets quantiques. Ceux-ci sont attendus à
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

des échelles de l’ordre de la longueur



G
LPl = ∼ 10−33 cm, (0.1)
c3
appelée longueur de Planck (G est la constante de Newton,  la
constante de Planck et c la vitesse de la lumière [Vérifiez que LPl a bien
des dimensions d’une longueur]). Nous n’avons que peu de preuves
empiriques ou observationnelles indirectes sur ce régime, qui est
susceptible d’être crucial au centre des trous noirs à la fin de leur éva-
poration, et au tout début de l’univers. Le dernier chapitre du livre
mentionne des idées sur la façon dont la théorie peut être étendue
pour incorporer les phénomènes quantiques.
La théorie est basée sur une idée simple : la gravité est décrite par
une théorie des champs comme l’électromagnétisme ; mais ce champ
détermine aussi ce que nous appelons les propriétés géométriques de
l’espace-temps.
Les fondements de la théorie ont trois racines : en physique,
en philosophie et en mathématiques. Les trois chapitres suivants
examinent ces racines séparément.

16
1

PHYSIQUE : UNE THÉORIE


DES CHAMPS POUR
LA GRAVITÉ

La première racine de la relativité générale découle du succès empi-


rique spectaculaire de l’électromagnétisme Maxwell, aujourd’hui à la
base de nos technologies électrique et électronique.
La théorie de Maxwell est une théorie de champ. Cela signifie
que les interactions électriques et magnétiques ne sont pas comprises
comme des forces agissant à distance entre des charges (comme chez
Coulomb), mais plutôt comme des interactions locales, entraînées à
une vitesse finie par un champ : le champ électromagnétique.
La relativité générale fait de même pour la gravité : elle ne décrit
pas la gravité comme une force entre des masses, qui agirait à dis-
tance (comme chez Newton) ; mais comme une interaction locale
portée à vitesse finie par un champ : le champ gravitationnel.
La relativité générale est la théorie des champs du champ gravita-
tionnel, comme la théorie de Maxwell est la théorie des champs du
champ électromagnétique. La théorie de Maxwell a été la principale
source d’inspiration d’Einstein dans la construction de la relativité
générale.
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Le besoin d’une théorie de champ pour la gravité est apparu clai-


rement à Einstein en raison de la relativité restreinte. Je suppose le
lecteur familier avec les bases de la relativité restreinte, et dans la
section suivante, j’explique en détail pourquoi la relativité restreinte
implique que la gravité doit être décrite par un champ.

1.1. La relativité restreinte


Le sens physique de la relativité galiléenne
La mécanique newtonienne est invariante sous des transformations
galiléennes, telles que
x  = x − vt. (1.1)
Cela exprime le fait que la position et la vitesse sont des grandeurs
physiques relatives. C’est-à-dire que la position x et la vitesse v d’un
objet ne sont définies que par rapport à un autre objet (appelé, dans
ce contexte, le système de référence).
Dans l’équation (1.1), x est la « position » définie comme la dis-
tance à un objet de référence O, tandis que x  est la distance à un
deuxième objet de référence O , se déplaçant à une vitesse constante
v par rapport à O. La quantité t est le temps mesuré par une horloge.
L’invariance de la mécanique newtonienne résulte du fait que sa loi
fondamentale est
F = ma, (1.2)
où l’accélération a = d 2 x(t)/dt 2 ne change pas sous (1.1). En effet,
l’accélération par rapport à O est

a = d 2 x  (t)/dt 2 = d 2 /dt 2 (x(t) − vt) = d 2 x(t)/dt 2 = a.

Ainsi, si (1.2) est vraie pour la position x définie par rapport à O,


elle est également vraie pour la position x  définie par rapport à O .
Il s’ensuit qu’il est impossible de distinguer le mouvement recti-
ligne uniforme du repos, en utilisant des expériences mécaniques. La
position et la vitesse ne sont définies que par rapport à autre chose.

18
1. PHYSIQUE : UNE THÉORIE DES CHAMPS ...

Cela implique qu’il est impossible d’étiqueter les événements


spatio-temporels avec une variable de position spatiale préférée x.
C’est-à-dire que, étant donnés deux événements qui se produisent à
des moments différents, cela n’a aucun sens de dire qu’ils se produisent
« à la même position x », à moins de spécifier (explicitement ou im-
plicitement) un objet de référence par rapport auquel la position est
déterminée.
« Rester au même endroit », par rapport à un train en mouve-
ment, par rapport à la Terre, par rapport au Soleil, ou par rapport à la
Galaxie, ont des significations différentes. Une mère qui dit « arrête
de bouger » à son enfant, dans un train, ne signifie pas que l’en-
fant doit sauter du train et s’arrêter de bouger par rapport à la Terre.
« Rester au même endroit » n’a aucun sens, à moins de préciser par
rapport à quoi. Voir les deux premiers panneaux de la figure 1.1.
C’est la relativité galiléenne.

Le sens physique de la relativité restreinte


Les équations de Maxwell ne sont pas invariantes sous (1.1). Lorentz
et Poincaré ont réalisé qu’elles sont plutôt invariantes sous un
ensemble différent de transformations, telles que

x  = γ (x − vt), t  = γ (t − vx/c 2 ), (1.3)

quenous appelons aujourd’hui transformations de Lorentz. Ici γ =


1/ 1 − v2 /c 2 . Alors que la signification de x  était claire pour
Lorentz et Poincaré (c’est la distance d’un objet en mouvement),
la signification de t  est restée obscure jusqu’à Einstein.
En 1905, Einstein a clarifié cette signification en réalisant que si
t est le temps mesuré par une horloge se déplaçant avec l’objet de
référence O, alors une horloge identique, se déplaçant avec l’objet
O , mesurera t  plutôt que t. C’est-à-dire que des horloges identiques se
déplaçant les unes par rapport aux autres mesurent des temps différents.
C’est ce qu’a compris Einstein en 1905.

19
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

temps B

A C

espace
Structure de l’espace-temps intuitif
Deux événements (A et B) se déroulent au même point.
Deux événements (A et C) se déroulent au même moment.

Relativité galiléenne
« Au même point » n’a pas de signification absolue.
B se déroule au même point que A du point de vue de la Terre.
B’ se déroule au même point que A du point de la Galaxie.

C
A

Relativité restreinte
« Au même moment » n’a pas de signification absolue.
C se déroule au même moment que A du point de vue de la Terre.
C’ se déroule au même moment que A du point de la Galaxie.

Figure 1.1 La structure de l’espace-temps ; intuition non relativiste, relativité


galiléenne et relativité restreinte.

20
1. PHYSIQUE : UNE THÉORIE DES CHAMPS ...

Ce n’est pas une question de perspective ou de définitions. C’est


un fait physique. Considérons en effet deux horloges identiques sé-
parées puis rapprochées. Supposons que l’une des deux se déplace
de manière inertielle (sans accélération), entre la séparation et la
réunion : elle mesure la durée t entre la séparation et la réunion.
Supposons que l’autre horloge se déplace à une vitesse (éventuelle-
ment variable) v par rapport à la première. Lorsqu’elles seront de
nouveau réunies, la seconde sera en retard sur la première. Si le
carré de la vitesse v de la deuxième horloge est constant, la deuxième
horloge mesure la durée
1
t  = t < t. (1.4)
γ
t 
(Si la vitesse varie, selon v(t), alors t  = 0 dτ 1−v2 (τ )/c 2 < t.)
Entre deux événements donnés, la durée mesurée par une hor-
loge dépend du mouvement de cette horloge. Elle est maximale
pour l’horloge qui se déplace de manière inertielle entre les deux
événements.
Cette propriété des durées implique qu’il est impossible d’étique-
ter les événements spatio-temporels avec un temps unique t, qui
serait physiquement préféré. Cela veut dire que, étant donné deux
événements qui se produisent dans des endroits différents, cela n’a aucun
sens de dire qu’ils se produisent « au même temps t », à moins que nous
n’ayons spécifié (explicitement ou implicitement) un objet de référence
par rapport auquel le moment est déterminé.
Autrement dit, « arriver en même temps » a des significations
différentes, du point de vue d’un train en mouvement, du point de
vue de la Terre, du point de vue du Soleil ou du point de vue de la
Galaxie. Voir le troisième panneau de la figure 1.1. Demander ce
qui se passe « maintenant » sur Andromède est une question sans
signification. C’est la relativité restreinte.
Remarquez qu’il s’agit d’une extension de la relativité galiléenne,
de l’espace au temps : la relativité galiléenne est la découverte que
« être au même endroit » à des moments différents est une notion
mal définie ; tandis que la relativité restreinte est la découverte que

21
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

« se produire en même temps » en des lieux différents est une notion


également mal définie.

1.2. Champs
La relativité restreinte et la loi de Coulomb
Une conséquence de cette découverte est qu’il n’y a aucun sens
à dire qu’une force agit à distance instantanément : le terme
« instantanément », sans qualificatif, n’a aucun sens.
Cela peut sembler contredire la loi de Coulomb, qui stipule que
deux charges e et e , éloignées de r, agissent l’une sur l’autre avec une
force répulsive
e e
F= 2. (1.5)
r
[Avant de poursuivre la lecture, essayez de répondre vous-même à la ques-
tion suivante : comment cette loi peut-elle être compatible avec la relativité
restreinte ?]
Si la loi de Coulomb était une loi universelle, elle serait en contra-
diction avec la relativité restreinte. Mais ce n’est pas le cas : elle n’est
valable que dans la limite statique uniquement, où les charges ne
bougent pas ou se déplacent lentement l’une par rapport à l’autre.
Dans ce cas, elles définissent elles-mêmes le système de référence
dans lequel la loi s’applique.
Pour comprendre pourquoi la validité de la loi de Coulomb ne
peut être universelle, considérez ce qui se passe si nous enlevons ra-
pidement l’une des deux charges. L’autre cesse-t-elle immédiatement
de ressentir la force électrique ?
La réponse est bien sûr négative, car l’information ne voyage
pas plus vite que la lumière : la charge restante continue de res-
sentir la force pendant une durée t = r/c. Pendant ce temps, une
perturbation du champ électromagnétique traverse l’espace entre les
charges, à la vitesse de la lumière, et ce n’est que lorsqu’elle atteint la
deuxième charge que la force agissant sur elle se modifie. Ainsi, la loi

22
1. PHYSIQUE : UNE THÉORIE DES CHAMPS ...

de Coulomb est compatible avec la relativité restreinte uniquement


parce qu’elle est la limite statique, non relativiste, des interactions
portées par un champ électromagnétique. C’est cette observation
qui motive la relativité générale.

La relativité restreinte et la loi de Newton


Venons-en à la gravité. Selon la loi de Newton, deux masses m et m ,
séparées de r, agissent l’une sur l’autre avec la force d’attraction
m m
F =G . (1.6)
r2
S’il s’agissait d’une loi universelle, elle contredirait la relativité res-
treinte. En effet, que se passe-t-il si on éloigne rapidement l’une des
deux masses ? L’autre cesse-t-elle instantanément de ressentir la force
gravitationnelle ? Si la relativité restreinte est correcte, cela ne peut
être le cas, car l’information ne voyage pas plus vite que la lumière :
pendant un durée t = r/c, la masse restante continue à ressentir la
force. Pendant ce temps, une perturbation d’un champ gravitation-
nel doit traverser l’espace à la vitesse de la lumière, et ce n’est que
lorsqu’elle atteint la deuxième masse que la force gravitationnelle
sur celle-ci se modifie. Pour que cela soit possible, il doit exister un
champ qui décrit les degrés de liberté de ce qui voyage d’une masse
et l’autre.
La relativité restreinte implique donc que la loi de Newton (1.6)
n’est pas une loi universelle : il s’agit d’une limite statique, non re-
lativiste, valable uniquement lorsque les masses ne se déplacent pas
rapidement l’une par rapport à l’autre. En dehors de cette limite,
la gravité doit être décrite par une théorie des champs, capable de
rendre compte de la vitesse de propagation finie de l’interaction. La
relativité générale est une telle théorie des champs. Voir Figure 1.2
page suivante.

23
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Électromagnétisme Gravitation

ee mm
F= F =G
Limite statique r2 r2
loi de Coulomb loi de Newton

théorie de champs de
Théorie complète relativité générale
Maxwell

Figure 1.2 La logique qui a conduit Einstein à la relativité générale : la loi de


Coulomb est compatible avec la relativité restreinte, uniquement parce qu’elle est la
limite statique d’une théorie des champs : l’électrodynamique de Maxwell. De même,
pour être compatible avec la relativité restreinte, la loi de Newton doit être la limite
statique d’une théorie des champs : la relativité générale.

La structure de la relativité générale


La théorie de Maxwell est définie par (1) un champ : le champ élec-
tromagnétique ; (2) une loi de force : l’équation qui décrit comment
les charges se déplacent dans le champ, appelée équation de la force
de Lorentz ; et (3) des équations de champ, appelées équations de
Maxwell.
En parallèle, comme nous le verrons, la relativité générale est dé-
finie par (1) un champ : le champ gravitationnel ; (2) une loi qui
décrit comment les masses se déplacent sous l’action de ce champ,
appelée « équation géodésique » ; et (3) des équations de champ, ap-
pelées les équations d’Einstein. Voir figure 1.3 page suivante. C’est
la structure de la théorie que je vais décrire dans ce livre.

24
1. PHYSIQUE : UNE THÉORIE DES CHAMPS ...

Electromagnétisme Relativité générale

Potentiel de Champ gravitationnel


Champ
Maxwell Aa (x) gab (x)

Éq. d’une particule Force de Lorentz Eq. géodésique


de masse m. ẍ a = me Fba ẋ b ẍ a = −bc
a ẋ b ẋ c

Eqs de Maxwell Eqs d’Einstein


Équations de champ Rab − 12 Rgab + λgab
Da F ab = 4π J b
= 8πG Tab

Figure 1.3 Comparaison des structures de l’électromagnétisme et de la relativité


générale. Les quantités dans les équations seront définies et discutées dans les sections
suivantes : le champ gravitationnel gab dans la section 3.2 ; la connexion de Levi
Civita bca , construite avec les dérivées premières de g , dans la section 3.2.1 ; le
ab
tenseur de Ricci Rab , construit avec les dérivées secondes de gab , dans la section 3.2.3 ;
la constante cosmologique λ dans la section 4.3 ; et le tenseur d’énergie-impulsion
Tab dans la section 5.

Cependant, il existe un aspect de la gravité qui la rend très diffé-


rente de l’électromagnétisme. Le champ gravitationnel est également
lié à la structure géométrique de l’espace-temps. La découverte de ce
lien a été la contribution éternelle d’Einstein. Ce point est abordé
dans le chapitre suivant.

25
2

PHILOSOPHIE : QUE SONT


L’ ESPACE ET LE TEMPS ?

2.1. Espace et temps relatifs, comparés à


newtoniens
La nouveauté de la conception newtonienne de l’espace et du temps
Avant Newton, l’espace était compris comme la disposition relative
des choses dans le monde (« L’homme est ici, près de la fontaine ;
le cerf est là, parmi les arbres. »). Le temps était généralement com-
pris comme le décompte des changements dans le déroulement du
monde (« Jour, nuit, jour, nuit,... »). Il s’agit là de notions rela-
tionnelles d’espace et de temps. Elles sont utilisées dans le langage
courant et elles ont constitué la manière dominante pour com-
prendre ces notions dans la philosophie occidentale, depuis Aristote
jusqu’à Descartes.
Une conséquence de cette façon de comprendre l’espace et le
temps est qu’il n’y a pas d’espace sans choses, et qu’il n’y a pas de
temps si rien ne se passe. Parce que l’espace est un arrangement de
choses, et que le temps est un comptage d’événements.
Newton a rompu avec cette tradition. Il s’est rendu compte qu’en
plus de ces notions relationnelles d’espace et de temps (qu’il a appe-
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

lées « relatives »), il est pratique de supposer qu’il existe une sorte
d’entité spatialement étendue, qui existe par elle-même, même s’il
n’y a rien d’autre autour, et une sorte d’entité temporellement éten-
due, qui passe en elle-même, même si rien d’autre ne se produit. Il
a appelé « espace absolu » et « temps absolu » ces entités qui existent
par elles-mêmes indépendamment des choses. Nous les appelons
« espace newtonien » et « temps newtonien ».

Structure de l’espace newtonien


Newton a supposé que son espace avait la structure d’un espace
euclidien à trois dimensions (3d), sur lequel nous pouvons choi-
sir des coordonnées cartésiennes x i = (x, y, z). Il a supposé que son
temps avait la structure métrique de la ligne réelle, coordonnée par
une variable t. Les coordonnées cartésiennes de l’espace et de la va-
riable temps ont toutes deux une signification métrique. C’est-à-dire
qu’elles correspondent aux lectures des règles et des horloges. La lon-
gueur ds d’une tige dont les extrémités sont situées à x i et x i + dx i
est donnée par

ds2 = dx 2 + dy2 + dz 2 ≡ δij dx i dx j . (2.1)

Ici δij = diag[1, 1, 1] est la matrice identité 3x3. Dans le livre, la


convention de l’indice d’Einstein est sous-entendue : chaque couple
d’indices répétés, un enhaut et un en bas, est additionné. Par
conséquent, δij dx i dx j ≡ ij δij dx i dx j .
Il est important de noter que Newton n’a pas nié la pertinence
des notions traditionnelles « relatives » d’espace et de temps : il a sim-
plement supposé qu’à côté de ces notions, nous devrions également
postuler autre chose : l’existence de ces entités particulières que sont
l’espace newtonien et le temps newtonien.
Avertissement 1 : Ce qui est « absolu » en mécanique newtonienne,
comme en relativité restreinte, ce n’est pas la position ou la vitesse d’un
objet, c’est son accélération. La physique newtonienne exige que l’accé-
lération absolue soit définie. Par « espace newtonien » ou « espace-temps

28
2. PHILOSOPHIE : QUE SONT L’ESPACE ET LE TEMPS ?

de Minkowski », nous désignons des structures qui déterminent cette


accélération absolue.
Dans les écrits originaux de Newton, il y a une certaine ambiguïté pos-
sible sur la signification de la position et de la vitesse absolues, mais la
question a été entièrement clarifiée dans les développements ultérieurs de
la mécanique newtonienne. Par « espace newtonien », nous n’entendons pas
aujourd’hui un système de référence privilégié ; nous entendons la structure
qui détermine la classe des systèmes de référence qui sont inertiels.
Avertissement 2 : Il est parfois affirmé que les notions newtoniennes
d’espace et de temps sont instinctives et naturelles. Elles ne le sont pas.
Elles sont peut-être maintenant familières, après des siècles de succès de
la physique de Newton. Nous les apprenons à l’école. Mais elles ne sont
pas naturelles. Avant Newton, la compréhension dominante de l’espace et
du temps, tant dans l’usage courant que dans la tradition savante, était la
compréhension relationnelle.
La géométrie euclidienne, en particulier, n’était pas interprétée comme
la géométrie de l’espace, mais plutôt comme la géométrie des objets
idéalisés.

La structure de l’espace en relativité restreinte


La relativité restreinte est la découverte que l’espace newtonien et
le temps newtonien sont mieux décrits par une seule entité géomé-
trique à quatre dimensions, l’espace de Minkowski. Sa géométrie est
définie en donnant la quantité

ds2 = −dt 2 + dx 2 + dy2 + dz 2 ≡ ηab dx a dx b . (2.2)

Elle représente le carré d’une distance si elle est positive, et moins le


carré d’une durée si elle est négative. Ici ηab = diag[−1, 1, 1, 1] est
une matrice 4x4, la métrique de Minkowski.
Pour la discussion qui nous concerne ici, la différence entre
l’espace-temps newtonien et l’espace-temps de Minkowski n’est
pas pertinente : les deux ont la même nature. Le premier est
l’approximation du second pour des vitesses relatives lentes.

29
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Natures de l’espace-temps newtonien et de l’espace relativiste


La nature de ces deux espaces est longtemps restée assez obscure et a
donné lieu à de nombreux débats.
Newton caractérisait l’espace comme « sensorium Dei », quoi que
cela puisse signifier. De nombreux philosophes, tels que Leibniz,
Berkeley, Mach, etc., ont remis en question la pertinence de la
construction de Newton. Kant a tenté de la comprendre comme
une forme a priori, nécessaire à la connaissance. Einstein connaissait
bien ces philosophes et a été fortement influencé par leurs critiques
de la conception newtonienne. À l’âge de 16 ans, Einstein avait déjà
lu les trois œuvres majeures d’Emmanuel Kant. Si vous voulez faire
de la grande science, lisez de la philosophie.
L’espace et le temps newtoniens sont des « entités », dans le sens
où ils existent indépendamment de toute autre chose. Mais ils sont
très différents de toute autre entité physique du monde. Par exemple,
ils n’ont pas de dynamique, et on ne peut pas agir sur eux, même s’ils
déterminent la façon dont d’autres entités se déplacent... Ce sont des
bêtes étranges en effet.
Que sont-elles réellement ?

2.2. L’idée d’Einstein : l’espace et le temps


newtoniens sont un champ physique
La grande idée d’Einstein, à la base de la relativité générale, est que
l’espace et le temps newtoniens, ou de la relativité restreinte, sont
effectivement des entités réelles — comme Newton l’a correctement
compris — mais qu’ils ne sont pas les étranges entités non dyna-
miques que Newton a supposées. Ils sont plutôt l’un des champs
physiques existant dans le monde : ils sont le champ gravitationnel.
C’est le champ gravitationnel qui détermine la vitesse à laquelle
une horloge fait tic-tac, ou la séparation entre les extrémités d’une
règle (parce que les atomes et les parties mobiles de l’horloge inter-
agissent avec le champ gravitationnel). Par conséquent, ce que nous

30
2. PHILOSOPHIE : QUE SONT L’ESPACE ET LE TEMPS ?

appelons la géométrie de l’espace-temps — que lisent les règles et


les horloges — est la manifestation d’un champ physique réel et
dynamique : le champ gravitationnel.
Il s’ensuit que l’espace-temps de Minkowski, que décrit la mé-
trique de Minkowski ηab , n’est rien d’autre que le champ gravita-
tionnel dans une approximation où nous ne tenons pas compte de
sa dynamique.
Cette idée remarquable change l’ensemble des ingrédients de base
supposés constituer le monde physique, en réduisant l’espace et le
temps newtoniens à un champ physique. Voir la figure 2.1.
L’idée d’Einstein est de dépasser l’approximation où le champ
gravitationnel est décrit par l’espace de Minkowski, en remplaçant
la métrique fixe de Minkowski ηab par un véritable champ gab (x), qui
varie de point en point. Ceci implique de remplacer l’équation (2.2)
par l’équation
ds2 = gab (x) dx a dx b . (2.3)
Le champ gab (x) ne prend la valeur constante gab (x) = ηab que
lorsque la gravité peut être négligée. En général, c’est un véri-
table champ physique (à deux indices, symétrique), qui varie d’un
point à l’autre, régi par des équations de champ et interagissant

Descartes res extensa


 
Newton objets espace temps
 
Maxwell objets champs espace temps
 
relativité restreinte objets champs espace-temps
 
relativité générale objets champs

Figure 2.1 L’évolution de l’ontologie de la physique. Ce livre décrit la dernière


étape : l’identification de l’espace-temps physique avec un champ. Une étape supplé-
mentaire est la théorie quantique, où les objets et les champs sont également fusionnés :
tous les objets sont des aspects des champs (quantiques).

31
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

avec la matière. Le champ gab (x) décrit la géométrie variable de


l’espace-temps et constitue en même temps le champ gravitationnel.
Si l’espace de Minkowski n’est qu’une approximation valable
lorsque la gravité est négligeable, la géométrie de l’espace-temps
n’est en général pas minkowskienne. En particulier, la géométrie de
l’espace n’est pas euclidienne. En effet, puisqu’ils sont déterminés
par le champ gravitationnel, qui varie d’un point à l’autre, les as-
pects géométriques de l’espace et du temps doivent également être
variables, ou déformables. En présence de gravité, la géométrie de
l’espace-temps de Minkowski est déformée.
Einstein a eu la chance de trouver les mathématiques permettant
de décrire de tels espaces « courbes », non euclidiens et non min-
kowskiens, déjà largement développées par les mathématiciens, en
particulier dans une théorie mathématique élaborée par Bernhard
Riemann. L’équation principale de la géométrie riemannienne, que
j’illustre dans le chapitre suivant, est précisément l’équation (2.3).
Mais avant de conclure ce chapitre, voyons comment Einstein est
arrivé à l’idée extraordinaire que la géométrie de l’espace-temps n’est
rien d’autre que le champ gravitationnel.
De quels indices disposait-il ?

2.3. L’indice d’Einstein : accélération par rapport


à quoi ?
L’argument de Newton en faveur de l’existence d’un espace et d’un
temps absolus est basé sur l’observation de l’existence de forces
d’inertie. Les forces d’inertie sont dues à l’accélération du système
de référence. Accélération par rapport à quoi ? Réponse de Newton :
par rapport à la structure absolue de l’espace.
Pour Newton (et dans la relativité restreinte), les forces d’inertie
sont dues à l’accélération par rapport à la géométrie fixe de l’espace-
temps.

32
2. PHILOSOPHIE : QUE SONT L’ESPACE ET LE TEMPS ?

Le seau de Newton, I. Dans une page célèbre des Principia, Newton


affirme qu’une expérience avec un seau rempli d’eau prouve l’existence de
l’« espace absolu » qu’il postule. La surface de l’eau dans le seau devient
concave si l’eau tourne autour de l’axe du seau. Mais rotation par rapport à
quoi ? Est-ce la rotation par rapport à son récipient qui provoque la conca-
vité de la surface de l’eau ? Pas du tout — observe Newton — car si le seau
commence à tourner, l’eau est entraînée par la friction et tourne avec le
seau — après un certain temps seulement. Voir Figure 2.2. Pendant une
première période transitoire, le seau tourne par rapport à nous, mais l’eau
ne le fait pas encore. Pendant cette première phase transitoire, l’eau est en
rotation par rapport à son récipient, mais il n’y a pas encore de concavité.
La concavité apparaît plus tard, alors que l’eau n’est plus en rotation par
rapport à son récipient. Par conséquent, le mouvement relatif par rapport à
l’environnement (le seul vrai mouvement relatif ) n’a aucun effet ici. Ce qui
a un effet, c’est la rotation absolue de l’eau : rotation par rapport à l’espace

Phase 1 : Phase 2 :
L’eau ne tourne pas par rapport à l’espace absolu. L’eau tourne par rapport à ’espace absolu.
Elle tourne par rapport au seau. Elle ne tourne pas par rapport au seau.
La surface n’est pas concave. La surface est concave.

Figure 2.2 Argument de Newton pour l’existence de l’espace absolu : l’effet phy-
sique (la concavité de la surface de l’eau) est dû à la rotation par rapport à l’espace
absolu, et non à la rotation relative par rapport au récipient.

33
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

absolu. Puisqu’il a des effets physiques — soutient Newton — l’espace


absolu doit être réel. L’argument est sans faille.

L’espace et le temps de Newton sont donc les entités qui


déterminent ce qui accélère et ce qui n’accélère pas.
Einstein est cependant frappé par le fait que la gravité présente
une particularité remarquable à cet égard. Supposons que vous soyez
dans un vaisseau spatial en orbite autour de la Terre. Votre mou-
vement n’est pas inertiel car le vaisseau est attiré par la gravité et
accélère donc constamment vers le bas. Et si vous utilisez ce vaisseau
spatial comme système de référence, vous vous attendez à des forces
d’inertie, puisqu’il accélère. Par exemple, vous devriez sentir la force
centrifuge (apparente) due au fait que l’orbite est incurvée vers le
bas : les masses devraient accélérer vers le haut.
Or ce n’est pas le cas.
La raison en est que ces masses ressentent la même attraction
gravitationnelle, par la Terre, que le vaisseau spatial. Il s’agit d’une
accélération vers le bas. C’est un fait remarquable de la gravitation
que l’accélération vers le haut due à la force centrifuge et l’accéléra-
tion vers le bas due à l’attraction terrestre s’annulent exactement. De
sorte que, à l’intérieur du vaisseau spatial, les objets flottent libre-
ment et se déplacent en ligne droite, comme s’ils se trouvaient dans
un système inertiel.
Cela découle du fait que toutes les masses tombent de la même
façon, car la masse m disparaît dans la formule
1 1 GMm GM
a= F= = 2 , (2.4)
m m r2 r
qui donne l’accélération. Cela montre qu’elle est indépendante de
m, et donc la même pour tous les objets : pour le vaisseau spatial,
comme pour chaque objet qui s’y trouve.
La conséquence est spectaculaire : à l’intérieur du vaisseau qui
tombe, la physique est la même que dans un système inertiel se
déplaçant uniformément en l’absence de gravité.

34
2. PHILOSOPHIE : QUE SONT L’ESPACE ET LE TEMPS ?

Il en découle que l’effet de la gravité sur le vaisseau spatial peut


être vu simplement comme une redéfinition de la notion de système
inertiel : la gravité de la Terre a pour effet que le système inertiel,
celui dans lequel toutes les masses se déplacent sans accélérer, n’est
plus le système newtonien en mouvement uniforme par rapport aux
étoiles fixes, mais celui qui tourne autour de la Terre. C’est comme
si la gravité déterminait un nouveau système inertiel « vrai ».
Or, selon Einstein, le rôle de l’espace (newtonien) et du temps
(newtonien) n’était rien d’autre que de déterminer les systèmes
d’inertie. Mais si l’espace-temps newtonien et la gravité sont tous
deux l’« entité » qui détermine localement les systèmes inertiels, alors
ils sont la même chose.
Ce raisonnement spectaculairement astucieux a conduit Einstein
à sa plus belle idée, qui est le coeur de la relativité générale :
l’espace-temps newtonien et l’espace-temps de Minkowski ne sont rien
d’autre qu’une configuration particulière du champ gravitationnel. Pour
une configuration générale, la géométrie de l’espace-temps n’est pas
minkowskienne, elle est déformée, ou « courbe ».
Observation. Il existe une similitude entre cet argument d’Einstein,
et l’argument utilisé par Newton dans les Principia pour motiver la
gravitation universelle. Newton remarque qu’un corps en orbite subit la
même accélération qu’un corps qui tombe. Il en déduit que la cause de la
chute et la cause qui maintient les corps célestes en orbite doivent être les
mêmes : la gravitation universelle. Il formalise cet argument par ce qu’il
appelle la deuxième « règle de raisonnement » : les causes assignées à des
effets de même type doivent être, autant que possible, les mêmes. Einstein
observe qu’un référentiel local inertiel est déterminé par la structure
métrique de l’espace-temps, mais aussi par la gravité. Il en déduit que la
structure métrique de l’espace-temps et la gravité sont la même chose : les
causes assignées à des effets de même type doivent être, autant que possible, les
mêmes.

Le seau de Newton, II. Alors, pourquoi la surface de l’eau du seau de


Newton devient-elle concave ? Parce que l’eau est en rotation relative par
rapport au champ gravitationnel local. L’espace absolu de Newton est en fait

35
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

la configuration locale du champ gravitationnel. Mais le champ gravita-


tionnel varie. Nous verrons par exemple dans la section 10.6 que, au pôle
Nord, le cadre inertiel au sein duquel la surface de l’eau reste plate tourne
(lentement) par rapport aux étoiles fixes, parce que le champ gravitation-
nel local est affecté (« traîné ») par la Terre voisine en rotation. L’espace
newtonien est remplacé par un champ, qui est affecté par la matière de la
Terre.

Tout ce qui reste à faire est d’apprendre les mathématiques des


espaces courbes. C’est l’objet du chapitre suivant.

36
3

MATHÉMATIQUES :
LES ESPACES COURBES

3.1. Surfaces courbes


Les mathématiques qui se sont avérées efficaces pour décrire la gra-
vité ont évolué, à partir de celles construites par Carl Friedrich Gauss
pour décrire les surfaces courbes [Disquisitiones generales circa super-
ficies curvas", auctore Carolo Friderico Gauss, Societati regiae oblate
D.8. Octob 1827]. Je passe brièvement en revue cette théorie et la
belle découverte conceptuelle de Gauss qui a ouvert la porte à la
relativité générale.

3.1.1. Géométrie intrinsèque


La brillante découverte de Gauss est qu’il existe deux façons dis-
tinctes selon lesquelles une surface peut être courbée : elle peut avoir
une courbure « extrinsèque » ou « intrinsèque ». La compréhension
de cette distinction est la base de celle de la relativité générale.
La courbure extrinsèque est simple : nous disons qu’une surface
2d, immergée dans un espace euclidien 3d, possède une courbure
extrinsèque si elle n’est pas (une portion d’) un plan 2d. La définition
de la courbure intrinsèque, par contre, fut le coup de génie de Gauss.
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Surfaces intrinsèquement planes


Imaginez une feuille de papier plate, qui peut se plier mais pas s’éti-
rer, sur laquelle sont dessinées quelques figures géométriques (voir
figure 3.1, premier panneau). Celles-ci obéissent à la géométrie eu-
clidienne à deux dimensions. Imaginez que vous pliez le papier
(figure 3.1, deuxième panneau). Alors un segment de droite dessiné
sur le papier devient courbé, mais il reste encore le chemin le plus
court, parmi tous ceux qui peuvent être dessinés sur la surface, entre
ses extrémités. On appelle « droite » (intrinsèque) la ligne de plus
court chemin, sur la surface, entre deux points donnés ; et on appelle
« distance (intrinsèque) » la longueur de cette ligne. Il est évident que
ces « lignes droites » (intrinsèques) et les « distances » (intrinsèques)
entre points satisfont sur la feuille pliée les mêmes propriétés que les
lignes droites et les distances sur un plan 2d.
Imaginez par exemple un triangle dessiné sur la feuille. Ni les lon-
gueurs de ses côtés, ni les valeurs de ses angles ne changent lorsqu’on
plie le papier. Par conséquent, le triangle dessiné sur le papier plié sa-
tisfait aux propriétés standard des triangles euclidiens 2d : si un angle
est droit, les longueurs a, b, c de ses côtés satisfont au Théorème de
Pythagore a2 + b2 = c 2 ; la somme des trois angles est π. De même,
un cercle tracé sur le papier (l’ensemble des points à égale distance
intrinsèque r d’un point central) a un périmètre p qui satisfait en-
core p = 2πr. Et ainsi de suite : la géométrie euclidienne standard
s’applique.

c c
b
c
b a b
a
a

a2+b2 = c2 a2+b2 = c2 a2+b2 > c2

Figure 3.1 À gauche : un triangle sur une surface plane. Au centre : un triangle
sur une surface courbe. À droite : un triangle sur une sphère. La surface du panneau
central et la sphère sont toutes deux extrinsèquement courbes, mais la première est
intrinsèquement plate, tandis que la seconde est intrinsèquement courbe.

38
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Disons-le visuellement : si vous étiez une petite fourmi se dépla-


çant sur le papier plié, capable de mesurer les angles et les longueurs
des lignes sur la surface, mais incapable de regarder « à l’extérieur »
du papier, vous n’auriez aucun moyen de comprendre que la surface
sur laquelle vous résidez n’est pas un plan. La géométrie bidimen-
sionnelle, définie par les longueurs des lignes droites intrinsèques,
est la même que celle d’un plan. Cette géométrie est appelée « géo-
métrie intrinsèque ». C’est pourquoi nous disons que « la géométrie
intrinsèque de la feuille de papier pliée est plate », même si le papier
lui-même est en réalité courbé.

Surfaces intrinsèquement courbes


Ce qui est décrit ci-dessus n’est pas vrai pour une surface courbe gé-
nérique. Sur une sphère de rayon unitaire par exemple, la géométrie
intrinsèque définie par les longueurs des lignes n’est pas la géométrie
d’un plan.
Étant donnés deux points sur la sphère, la ligne la plus courte les
reliant, sur la surface, est une portion de « grand cercle ». Ceux-ci
sont les segments « intrinsèquement droits » de la sphère. Prenons
maintenant le pôle nord de la sphère, et deux points de l’équateur,
séparés d’un quart de la circonférence de l’équateur. Ils définissent
un triangle, formé par des portions de l’équateur et des deux méri-
diens. Il est immédiat de voir que la somme des angles de ce triangle
n’est pas π mais 32 π ! De même, l’équateur est un cercle de lon-
gueur p = 2π, à la distance intrinsèque r = π/2 du pôle Nord. Il ne
satisfait donc pas p = 2πr, mais plutôt p = 4r.
Ainsi, les lignes droites sur la sphère définissent une géométrie
intrinsèque qui diffère de la géométrie du plan 2d. Si vous étiez
une petite fourmi se déplaçant sur la sphère, capable de mesurer
les longueurs des lignes sur la surface mais incapable de regarder « à
l’extérieur » de la surface, vous pourriez comprendre que vous n’êtes
pas sur un plan : il suffirait de mesurer la longueur p de la ligne que
dessinent tous les points à la distance r d’un centre : si p = 2πr,
votre géométrie intrinsèque n’est pas plate. Lorsque la géométrie

39
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

intrinsèque n’est pas plate, on dit que la surface a une « courbure


intrinsèque ».
Ces exemples illustrent la différence entre courbure extrinsèque
et intrinsèque.

Géométrie intrinsèque
La « géométrie intrinsèque » d’une surface est la géométrie définie
par la longueur des lignes dessinées sur elle. Si cette géométrie est
la même que celle des lignes sur un plan, on dit que la surface est
« intrinsèquement plate », elle n’a pas de « courbure intrinsèque ».
Si, au contraire, la géométrie définie par ces lignes est différente de
la géométrie des lignes d’un plan, nous disons que la géométrie est
« intrinsèquement courbe », ou qu’il y a une « courbure intrinsèque ».
L’importance de cette intuition de Gauss est que de cette ma-
nière, nous pouvons parler de la « courbure » d’une surface en
utilisant uniquement la géométrie des distances sur la surface elle-
même, sans avoir besoin de regarder comment la surface est intégrée
dans un espace plus grand. C’est exactement ce que nous allons faire
en relativité générale.

3.1.2. La courbure de Gauss


Rendons les définitions ci-dessus quantitatives. Considérons un che-
min fermé sur la surface, commençant et se terminant au point p,
composé de lignes droites et encerclant une surface de petite aire A.
Imaginons de transporter parallèlement un vecteur le long de cette
courbe, c’est-à-dire de le transporter le long du chemin, en mainte-
nant constant l’angle avec chaque droite. Si la surface est plate, le
vecteur se retrouvera à l’arrivée avec la même orientation qu’au dé-
part. Mais en général, il aura tourné d’un angle α. Alors la courbure
de Gauss au point p est définie comme
α
K = lim . (3.1)
A →0 A

40
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Figure 3.2 La définition de la courbure par transport parallèle. L’aire du triangle


est A = θR 2 (calculé facilement par proportion avec l’aire de l’hémisphère). Le
vecteur revient tourné d’un angle α = θ.

Une sphère est uniforme, sa courbure est donc la même en tout


point. Elle vaut
1
K = 2, (3.2)
R
où R est son rayon. [Calculez-le. Vous pouvez utiliser un triangle
avec un sommet sur un pôle et deux sur l’équateur. Voir la figure 3.2.
Rapprochez ces deux sommets.] Sur une surface générale, par contre,
comme la surface de l’astéroïde de la figure 3.2, la courbure change
d’un point à l’autre, ce qui définit un champ K (x) sur la surface.
Une définition équivalente de la courbure est la suivante.
Considérons un petit cercle de rayon r et de périmètre P centré en
un point p de la surface : définissons la « courbure de Gauss » K de
la surface en p par
3 2πr − P
K= lim . (3.3)
π r→o r3
[Calculez K pour une sphère, en utilisant cette formule.]

Définition de Gauss. Dans son ouvrage fondateur de la géométrie dif-


férentielle, cité au début de ce chapitre, Gauss ne donne pas une définition
intrinsèque de la courbure de Gauss telle que celles données ci-dessus. Il

41
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

donne une définition qui utilise le plongement, et prouve qu’elle est indé-
pendante du plongement. La définition de Gauss est extrêmement belle :
tout point p d’une surface plongée dans R 3 détermine une direction
np perpendiculaire à en p ; étant donné une région R ⊂ , l’ensemble
des directions np , pour tous les p ∈ R, dessine une région R0 de la sphère
de rayon unitaire de toutes les directions possibles. La courbure de en
p est alors définie comme la limite, pour une petite surface, du rapport
des surfaces de R0 et de R. Gauss a appelé Teorema Egregium, ce qui signi-
fie « théorème remarquable, ou exceptionnel », le théorème affirmant que
cette courbure est indépendante de l’immersion. Ce théorème est la base
conceptuelle des mathématiques de la relativité générale : la courbure est
un concept indépendant de l’immersion.

La courbure voit le second ordre en distance


Considérons le voisinage d’un point x sur la surface. Jusqu’au pre-
mier ordre en fonction de la distance, la géométrie de la surface est
bien approximée par son plan tangent. En fait, cela constitue une
définition géométrique du plan tangent. Intuitivement : une surface
courbe (lisse) a toujours « l’air plate » si on se limite à une région
suffisamment petite. Ceci est familier : la surface de la Terre est sphé-
rique, mais on peut décrire une région suffisamment petite comme
plate. C’est pourquoi une carte plane d’une région pas trop étendue
reproduit la géométrie de la Terre de manière suffisamment fidèle.
La courbure de Gauss est la quantité qui mesure l’échelle à laquelle
cette approximation échoue.
Au second ordre en distance, en un point x où K (x) > 0, la géo-
métrie de la surface est approximée par la géométrie d’une sphère de
rayon R, liée à la courbure par (3.2). Par conséquent, K (x) est l’in-
verse du carré du rayon de la sphère qui approxime le mieux la sur-
face en x. Si K (x) < 0, la surface est approximée par l’hyperboloïde
de rayon R, c’est-à-dire la surface définie par x 2 + y2 − z 2 = R 2 .
Si la courbure est nulle, on dit que la surface est « (intrinsèque-
ment) plate ». Un cylindre est intrinsèquement plat.

42
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

3.1.3. Coordonnées générales


Pour décrire les surfaces courbes, Gauss introduit l’outil des co-
ordonnées générales. Considérons une surface bidimensionnelle
lisse (C ∞ ), , éventuellement incurvée, immergée dans l’espace
euclidien tridimensionnel familier. Soient X I = (X 1 , X 2 , X 3 ) =
(X , Y , Z ) les coordonnées cartésiennes de l’espace tridimensionnel.
Pour décrire une surface générique , nous pouvons procéder en
choisissant des coordonnées arbitraires x a = (x 1 , x 2 ) sur la surface,
puis en spécifiant cette dernière en donnant l’emplacement du point
de coordonnées x a dans l’espace euclidien. En d’autres termes, nous
donnons les trois fonctions de deux variables

: x a → X I (x a ). (3.4)

Par exemple, une sphère S2 de rayon unitaire peut être coordon-


née par des coordonnées polaires x a = (θ, φ), avec θ ∈ [0, π], φ ∈
[0, 2π] définies par les fonctions bien connues

X = sin θ cos φ, Y = sin θ sin φ, Z = cos θ. (3.5)

Les coordonnées x a sont arbitraires : nous pouvons les choisir dif-


féremment, d’innombrables autres manières. Par exemple, sur la
même sphère, nous pouvons choisir les coordonnées x̃ a = (z, φ) avec
z ∈ [−1, 1], liées aux précédentes par

z = cos θ. (3.6)

En fonction de ces coordonnées, les équations décrivant la sphère


sont les suivantes
 
X = 1 − z 2 cos φ, Y = 1 − z 2 sin φ, Z = z. (3.7)

En général, si l’on a affecté des coordonnées x a à une surface donnée,


on peut toujours la réécrire en termes de nouvelles coordonnées arbi-
traires x̃ a reliées aux précédentes par toute fonction lisse et inversible

x̃ a = x̃ a (x a ). (3.8)

43
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Pourquoi utiliser des coordonnées arbitraires ? Parce que sur une


surface courbe, rien ne sélectionne en général des coordonnées
préférées, ou une famille de coordonnées préférées, comme les co-
ordonnées cartésiennes le sont dans l’espace euclidien. Si la surface
présente une certaine symétrie (comme une sphère), il est pratique
d’adopter des coordonnées adaptées à cette symétrie (comme les co-
ordonnées polaires ci-dessus). Mais il n’existe pas de coordonnées
« naturelles » sur une surface arbitraire comme celle de l’astéroïde
bosselé de la figure 3.3. Pour pouvoir décrire des espaces courbes
arbitraires, nous devons vivre avec des coordonnées arbitraires.
Comme nous allons le voir, cette liberté de choix des coordon-
nées dans la description des espaces courbes joue un rôle majeur.
Elle a aussi été historiquement une source de grande confusion, en
relativité générale.

Différence entre coordonnées euclidiennes et coordonnées générales


Dans un espace euclidien, il existe des (familles de) coordonnées na-
turelles : les coordonnées cartésiennes. Elles expriment des distances
géométriques par rapport aux plans d’un système de référence ortho-
gonal. Mais une surface courbe arbitraire n’admet pas, en général,

Figure 3.3 Une surface incurvée : la surface de l’astéroïde Rosetta. Il n’existe pas
de coordonnées « naturelles » pour cette surface.

44
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

de telles coordonnées privilégiées. Les coordonnées arbitraires utili-


sées pour coordonner une surface courbe n’ont pas de lien avec des
distances.
Einstein a écrit que sa plus grande difficulté, dans sa construction
de la relativité générale, avait été sa lutte pour « comprendre la signi-
fication des coordonnées ». La difficulté conceptuelle était de séparer
la notion de coordonnée de la notion de distance.

Singularités des coordonnées. Une autre caractéristique complique


l’utilisation des coordonnées générales. C’est qu’il est souvent impossible
(ou peu commode) d’avoir des coordonnées qui couvrent toute la surface.
Il se peut que cela bloque quelque part.
Par exemple, les coordonnées polaires familières (θ, φ) d’une sphère se
comportent bizarrement aux pôles : tous les points (0, φ) pour différentes
valeurs de φ sont en fait le même point !
Un autre exemple joue un rôle important ci-dessous, pour les trous
noirs. Considérons une surface très simple : le plan. Nous pouvons la
coordonner avec les coordonnées cartésiennes X , Y qui toutes deux ∈
[−∞, ∞]. Ce sont de « bonnes » coordonnées qui couvrent la totalité du
plan. Mais choisissons plutôt les coordonnées x = X , y = Y − X1 . Les co-
ordonnées x, y se comportent mal à x = 0. En effet, la figure 3.4 montre
les droites d’égale valeur de y, dessinées dans le plan des coordonnées car-
tésiennes Y , X , et cela montre bien qu’elles se comportent mal à X = 0.

Y Y

X X

Figure 3.4 À gauche : les lignes de valeur constante de la coordonnée y, sur le


plan en coordonnées cartésiennes X , Y . À droite : les lignes de valeur constante de la
coordonnée cartésienne Y , sur le plan en coordonnées non cartésiennes x, y. La ligne
sombre est l’axe cartésien Y = 0, remarquez qu’il n’atteint x = 0 qu’à l’infini : en
partant des valeurs positives de x, quelque chose d’étrange semble se produire à x = 0,
mais ce n’est que l’effet d’un « mauvais » choix de coordonnées, alors que le plan
cartésien est très régulier.

45
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ce qui se passe précisément, c’est que la droite x = 0 n’est atteinte que


pour y → ∞, ce qui signifie qu’elle n’est jamais atteinte pour tout y fini.
C’est comme si ces coordonnées évitaient la ligne x = 0. En un sens, cette
ligne est expulsée de l’espace et envoyée à l’infini par l’utilisation de ces
« mauvaises » coordonnées.
La morale est que l’utilisation de coordonnées arbitraires nécessite
de toujours prendre garde à ce que certains phénomènes apparemment
étranges ne soient pas simplement des « artefacts » dus à un mauvais choix
de coordonnées : il n’y a évidemment rien d’étrange dans la géométrie du
pôle Nord, ou de l’axe y d’un plan. Nous verrons qu’une complication de ce
genre a troublé pendant plusieurs décennies tous les physiciens, y compris
Einstein, à propos de la nature des trous noirs.

Je présente maintenant les deux quantités fondamentales qui dé-


crivent la géométrie intrinsèque d’une surface, sans faire appel au
plongement.

3.1.4. Le champ des repères et la métrique


Le champ des repères
Puisque la surface est lisse, nous pouvons l’approximer en tout
point p par le plan tangent à p. Munissons ce plan tangent d’un
système de coordonnées cartésiennes Xpi = (Xp , Yp ), d’origine en p.
En projetant ces coordonnées sur la surface (orthogonalement au
plan), nous obtenons des coordonnées locales Xpi = (Xp , Yp ) sur un
voisinage de p. Elles sont appelées « coordonnées cartésiennes lo-
cales en p ». Étant donné des coordonnées générales arbitraires x a
sur , de valeurs xpa au point p, considérons l’application Xpi (x a ) de
ces coordonnées arbitraires aux coordonnées cartésiennes locales. Le
Jacobien de cette application, au point p, est la matrice deux par
deux 
∂X i (x a ) 
p 
eai =  . (3.9)
∂x  a a
a
x =xp
Nous pouvons répéter cette procédure en chaque point p de de
coordonnées x a , ce qui fournit un champ eai (x a ) sur la surface.

46
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Inversion
Si les quantités x a sont de bonnes coordonnées autour de p, le dé-
terminant du Jacobien, et donc le déterminant de la matrice 2x2
que forment les eai ne s’annule pas. On peut donc considérer la ma-
trice inverse, que l’on note eia (indices permutés). C’est bien sûr le
Jacobien de la transformation inverse : des coordonnées cartésiennes
vers les coordonnées arbitraires

∂x a (X i ) 
p 
eia =  . (3.10)
∂Xpi  i
Xp =0

Ce champ porte les mêmes informations que le précédent. Mais on


peut maintenant le voir comme les composantes d’un couple (e1 , e2 )
de champs de vecteurs tangents à la surface :
eia (x) = (e1 (x), e2 (x)). (3.11)
En chaque point, ces deux vecteurs forment une base, un repère
(ou cadre de référence) cartésien local. Ce repère est orthonormé,
car les deux vecteurs pointent dans les directions des coordonnées
cartésiennes locales. Voir la figure 3.5. C’est pourquoi on parle
d’un champ de repère, ou « repère mobile » ; ici un repère mobile
orthonormé. On l’appelle aussi « champ diadique » , ou diade.

Figure 3.5 Un repère mobile orthonormé, ou diade, est un choix de deux vecteurs
tangents orthonormés eia (x) = (e1 (x), e2 (x)), en chaque point de la surface. La
connaissance de ce champ sur la surface est suffisante pour déterminer sa géométrie
intrinsèque, sans avoir besoin de savoir comment la surface s’inscrit dans un espace à
trois dimensions.

47
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Le champ inverse, eai , est appelé corepère mobile orthonormé, ou


co-diade. L’un comme l’autre exprime la relation entre les coordon-
nées arbitraires x a en un point et les coordonnées cartésiennes X i en
ce point. Comme nous allons le voir, un champ de ce type décrit la
gravité.

Voici un exemple concret. Sur la sphère unité (à l’exception des pôles),


sur un petit voisinage d’un point générique de coordonnées (θ, φ), les co-
ordonnées X (θ  , φ  ) = θ  − θ et Y (θ  , φ  ) = sin θ(φ  − φ) sont clairement
des coordonnées cartésiennes locales. Par conséquent, un corepère (mobile)
orthonormé, ou co-diade, pour la sphère unitaire est donné par
⎛   ⎞
∂X  ∂X 
∂θ   ∂φ 
1 0
eai (θ, φ) = ⎝ ∂Y θ,φ ∂Y θ,φ ⎠ = . (3.12)
 
0 sin θ
∂θ θ,φ ∂φ θ,φ

(Ne pas confondre les coordonnées θ, φ où le champ est calculé avec les
coordonnées θ  , φ  dans le voisinage de ce point.)

La jauge SO(2)
La définition du repère conserve une certaine liberté, car les coor-
données cartésiennes ne sont pas uniques sur chaque plan tangent.
Pour un point p donné, de coordonnées x a , nous pouvons choisir
différentes coordonnées cartésiennes X̃ i . Deux d’entre elles sont re-
liées par X̃ i = Rji X j , où R est une matrice de rotation du groupe
SO(2). Il est clair qu’un changement de repère modifie la codiade
j
comme : eai → Rji ea . Et puisque nous pouvons choisir les systèmes
cartésiens arbitrairement en chaque point, c’est le champ de codiade
entier que l’on peut changer comme
j
eai (x) → Rji (x) ea (x). (3.13)

On appelle cela une transformation de jauge SO(2) de la (co)diade.


Notons que le terme diade est souvent utilisé pour désigner in-
différemment diade et codiade. Et que l’on abrège le plus souvent
« champ de diade » en « diade » tout simplement.

48
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

La diade capture la géométrie intrinsèque


J’en viens maintenant au point principal. Considérons un point de
la surface, de coordonnées x a , et un point voisin de coordonnées
x a + dx a . Quelle est la distance entre ces deux points ?
S’ils sont proches, nous pouvons travailler au premier ordre en
dx a . Le changement de coordonnées cartésiennes entre eux s’écrit

∂X i (x a ) a
dX i = dx = eai (x) dx a , (3.14)
∂x a
et leur distance ds s’exprime en fonction des coordonnées carté-
siennes, comme

ds2 = dX i dX i ≡ δij dX i dX j , (3.15)


i

où δij est la matrice identité, à savoir δii = 1 et δij = 0 si i = j, avec


la somme sur les indices répétés. La réunion des deux dernières
équations nous donne
j
ds2 = δij eai (x) eb (x) dx a dx b . (3.16)

Par conséquent, si nous connaissons la diade eai (x), nous pouvons


calculer la distance entre les points sur la surface. La diade déter-
mine les distances intrinsèques sur la surface, et caractérise donc
entièrement la géométrie intrinsèque de la surface.

La métrique
Il est pratique d’écrire (3.16) sous la forme

ds2 = gab (x) dx a dx b (3.17)


j
gab (x) = eai (x) eb (x) δij . (3.18)
Le champ gab (x) est appelé la métrique de Riemann, ou simplement
la « métrique » de la surface . Elle est manifestement symétrique

49
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

(gab = gba ). Par construction, son déterminant ne s’annule jamais,


et toutes ses valeurs propres sont positives (on peut facilement le
voir en diagonalisant la diade.) Il est facile de montrer qu’elle est
invariante sous la transformation de jauge SO(2) (3.13), car toute
l δ =δ .
métrique de rotation R satisfait Rki Rm il km
Comme nous allons le voir, gab (x) est le champ qu’Einstein a uti-
lisé pour exprimer la gravitation. Il s’est avéré par la suite que gab (x)
n’est pas suffisant pour décrire la gravité en général (par exemple en
présence de fermions), et que la diade eai (x) donne une description
plus complète.
L’intérêt du champ métrique, ou de la diade, est qu’ils capturent
la géométrie intrinsèque de la surface, sans aucune référence à la
façon dont celle-ci pourrait être plongée dans l’espace euclidien tri-
dimensionnel (nous verrons bientôt pourquoi cela est crucial pour
la physique). Ceci peut être vu explicitement comme suit.

Longueur d’une courbe


Rappelez-vous que la géométrie intrinsèque est la géométrie définie
par la longueur des courbes sur la surface. Étant donné une courbe
γ sur la surface, nous pouvons calculer sa longueur en utilisant la
métrique comme suit. Soit τ un paramètre arbitraire le long de la
courbe, de sorte que celle-ci soit exprimée par les deux fonctions
d’une variable
γ : τ → x a (τ ). (3.19)
Pour un déplacement infinitésimal dτ le long de la courbe, les
a
valeurs des coordonnées changent de dx a = dx d τ dτ ≡ ẋ dτ ; et la
a

longueur du déplacement vaut, en utilisant (3.17),


 
ds = gab (x(τ ))dx dx = gab (x(τ ))ẋ a dτ ẋ b dτ
a b

= gab (x(τ ))ẋ a ẋ b dτ. (3.20)

La longueur de la courbe est alors obtenue en intégrant cette


expression le long de la courbe

50
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

   
L[γ ] = gab (x(τ )) ẋ ẋ dτ ≡
a b gab ẋ a ẋ b dτ . (3.21)

Cette expression est invariante vis-à-vis d’un changement de coor-


données sur la surface [montrez-le !], ainsi qu’en cas de changement
de paramétrage de la courbe [montrez-le !]. Elle ne dépend que de
la courbe elle-même et de la géométrie de la surface, et pas des
coordonnées utilisées sur la surface ou sur la courbe.
Si nous connaissons le champ métrique gab (x) d’une surface,
nous connaissons la longueur de toute courbe sur cette surface. En
vertu de la définition même de la géométrie intrinsèque, le champ
métrique gab (x), ou le champ diadique eai (x) à partir duquel la mé-
trique peut être calculée, capture donc entièrement la géométrie
intrinsèque de la surface.
Puisque la courbure de Gauss K (x) ne dépend que de la géomé-
trie intrinsèque locale, et que celle-ci est entièrement déterminée par
la métrique, il doit être possible d’exprimer K (x) en fonction des
gab (x) et de leurs dérivées (première et seconde). C’est effectivement
le cas. Je ne donne pas ici la formule explicite, car elle sera donnée
au chapitre suivant, dans le cas général des espaces de dimensions
arbitraires, que nous aborderons bientôt.

Angles
La métrique permet également de calculer les angles entre vecteurs
de la surface. Un vecteur V , en un point x a de la surface, est un
vecteur de l’espace tangent en x a . Si ses composantes par rapport aux
coordonnées cartésiennes X i sont V i , ses composantes par rapport
aux coordonnées générales x a sont données par
V a ≡ eia (x)V i . (3.22)
Entre deux vecteurs de l’espace tangent en un point p, de longueurs
unité, et de composantes V i et W i en coordonnées cartésiennes X i ,
l’angle θ est donné par la géométrie élémentaire :
cos θ = V · W = δij V i W j . (3.23)

51
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

En utilisant les définitions de la métrique et de V a , cela donne

cos θ = gab (x)V a W b . (3.24)

Et la longueur |V |2 = δij V i V j d’un vecteur est

|V |2 = gab (x)V a V b . (3.25)

Champ diade et métrique inverse


En utilisant la diade, la définition de la métrique devient

eia (x)ejb (x)gab (x) = δij , (3.26)

ce qui montre explicitement que le champ diade représente deux


champs vectoriels eia (x) = (e1 (x), e2 (x)), qui définissent en chaque
point un repère orthonormé de l’espace tangent, comme dans la
figure 3.5. C’est-à-dire

ei (x) · ej (x) = δij . (3.27)

L’inversion de la matrice 2x2 gab donne une matrice appelée g ab (par-


fois appelée « métrique contravariante »), qui représente la même
information que gab . Ceci permet d’écrire, à partir de la dernière
équation :
g ab (x) eai (x) δij = ejb (x). (3.28)
Cela montre que les indices « spatiaux » a, b... peuvent être élevés et
abaissés de manière cohérente avec la métrique et son inverse, tandis
que les indices « internes » i, j... peuvent être élevés et abaissés de
manière cohérente avec le delta de Kroneker δij .
Remarquez que l’information métrique caractérisant la surface
(longueurs, angles...) est contenue dans le champ métrique (ou le
champ diade), et non dans les coordonnées. Les coordonnées car-
tésiennes X i sont définies de manière à donner immédiatement les
distances, mais ce n’est pas le cas pour les coordonnées générales x a :
celles-ci n’expriment aucune information métrique.

52
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Changement de coordonnées et géométrie invariante


Si nous changeons de coordonnées sur la surface, il est facile de
montrer que le champ diade change comme suit

∂x b j
eai (x) → ẽai (x̃) = e (x(x̃)) ; (3.29)
∂ x̃ a b
et le champ métrique change comme suit

∂x a ∂x b
gab (x) → g̃cd (x̃) = gab (x(x̃)). (3.30)
∂ x̃ c ∂ x̃ d
Deux métriques liées par cette transformation décrivent la même
surface, dans des coordonnées différentes. Par conséquent, ce qui
importe pour la géométrie de la surface n’est pas le champ gab (x),
mais plutôt la classe d’équivalence de ces champs sous l’équivalence
définie par (3.30). Ces classes d’équivalence sont appelées géomé-
tries à deux dimensions. Par exemple, une sphère (métrique) est une
géométrie bidimensionnelle, et elle peut être décrite par différents
gab (x).

3.2. Géométrie riemannienne


En 1853, Gauss a confié à un étudiant le sujet de thèse
(« Habilitationsschrift ») consistant à généraliser la construction ci-
dessus à des dimensions supérieures, en définissant et en étudiant
des « espaces courbes de dimensions supérieures ». Le nom de l’étu-
diant était Bernhard Riemann. Le résultat fut ce que nous appelons
aujourd’hui la « géométrie riemannienne » [B. Riemann, Über die
Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen, « Sur les hypo-
thèses qui fondent la géométrie », Abhandlungen der Königlichen
Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, vol. 13, 1867].
Ce sont ces mathématiques qu’Einstein a utilisées pour décrire la
gravité.
L’idée de Riemann était de définir uniquement la géométrie in-
trinsèque d’un espace. Si nous attribuons le champ métrique gab (x),

53
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

ou le champ diadique eai (x), à un espace muni de coordonnées x a ,


alors nous connaissons la géométrie intrinsèque de cet espace, car
cela suffit pour calculer la longueur de toute courbe à partir de
l’équation (3.17). Nous n’avons pas besoin de savoir comment il
peut être plongé dans un espace de dimension supérieure, car cette
information n’a aucune pertinence pour sa géométrie intrinsèque.
Nous pouvons donc considérer uniquement l’espace avec sa géomé-
trie intrinsèque, sans aucun plongement dans un espace de dimen-
sion supérieure. Une fois ceci compris, il est immédiat de généraliser
la construction de Gauss aux espaces de dimension supérieure.

Définition d’un espace riemannien


Considérons un espace de dimension d, sur lequel sont définies des
coordonnées générales x a = (x 1 , x 2 , ..., x d ), et un (co-)repère mo-
bile orthonormé eai (x), où l’indice i va de 1 à d. Pour d = 3, diade
devient « triade » ; et « tetrade » pour d = 4. On utilise également
l’expression allemande « champ de d-bein », qui donne 4-bein à 4 di-
mensions. Le champ métrique est immédiatement défini par (3.18),
et la distance intrinsèque ds entre deux points de coordonnées x a et
x a + dx a est définie par (3.17). Je la répète ici, car c’est l’équation de
base de la géométrie riemannienne : elle définit la géométrie à partir
de la métrique de Riemann

ds2 = gab (x) dx a dx b . (3.31)

Les coordonnées et la métrique définissent un espace de Riemann.


La longueur d’une courbe est définie par (3.21). La géométrie in-
trinsèque est définie par cette notion de longueur, sans référence
à aucun plongement de l’espace dans des dimensions supérieures.
Les coordonnées pouvant être modifiées arbitrairement, une géomé-
trie riemannienne est une classe d’équivalence de champs métriques
gab (x) sous la relation d’équivalence (3.30).

54
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Géométries de Riemann plates et courbes


Un espace riemannien de dimension d est dit « plat » si la géométrie
intrinsèque qu’il définit est la même que celle d’un espace euclidien
de dimension d. Dans ce cas, on dit que sa courbure est nulle. Il est
clair que dans ce cas, nous pouvons toujours trouver des coordon-
nées cartésiennes dans lesquelles le (co)repère mobile orthonormé
(par exemple co-diade) et la métrique ont la forme

eai (x) = δai , gab (x) = δab . (3.32)

En d’autres termes, un espace riemannien plat est la même chose


qu’un espace euclidien de dimension d. Mais en général, un espace
riemannien n’est pas plat : c’est un espace métrique où le théorème
de Pythagore ne s’applique pas, où la somme des angles des triangles
peut être différente de π et ainsi de suite, comme dans la géométrie
intrinsèque des surfaces courbes étudiées par Gauss, mais sans qu’il
soit nécessaire de plonger l’espace dans des dimensions supérieures.
Comme nous le verrons, l’espace physique dans lequel nous vi-
vons réellement est un espace de Riemann courbe : le théorème de
Pythagore ne tient pas dans notre univers. Il est légèrement violé (car
la courbure est faible) mais il est violé.
Bien sûr, ce n’est pas le théorème mathématique qui est faux : ce
sont ses hypothèses, à savoir les postulats d’Euclide, qui ne sont pas
satisfaits par l’espace physique réel.

Exemples d’espaces riemanniens


Pour spécifier un espace riemannien, il faut préciser les coordonnées (avec
leur domaine) et donner le champ eai (x), ou bien le champ métrique gab (x),
en fonction de ces coordonnées. Une façon pratique et courante de donner
gab (x) est d’écrire ds2 explicitement. Voici quelques exemples :

55
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Le plan : ds2 = dx 2 + dy2 . (3.33)


La sphère unité : ds2 = dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ≡ d2 . (3.34)
L’ellipsoide : ds2 = a dθ 2 + b sin2 θ dφ 2 . (3.35)
2 2 2 2
L’espace euclidien tridimensionnel : ds = dx + dy + dz . (3.36)
(3.37)
1 0
La première ligne signifie que gab (x, y) = , la seconde
0 1
1 0
gab (θ, φ) = , et ainsi de suite. La quantité ds écrite sous
0 sin2 θ
cette forme est appelée « élément de longueur ». Un avantage de cette no-
tation est que le changement de coordonnées est particulièrement simple.
Par exemple, supposons que nous voulions passer en coordonnées polaires
sur le plan :
x = r sin φ, y = r cos φ. (3.38)
Nous pouvons alors trouver la métrique du plan dans les coordonnées r, φ
en différentiant simplement (3.38)
dx = dr sin φ + r cos φ dφ, dy = dr cos φ − r sin φ dφ. (3.39)
En reportant directement dans (3.33), cela donne
Plan en coordonnées polaires : ds2 = dr 2 + r 2 dφ 2 . (3.40)

La métrique de la 2-sphère à partir du plongement


Une façon de dériver la métrique (3.34) de la sphère conventionnelle, éga-
lement appelée 2-sphère, est de commencer par la considérer comme la
surface définie par
X 2 + Y 2 + Z2 = 1 (3.41)
dans l’espace euclidien tridimensionnel, avec la métrique
ds2 = dX 2 + dY 2 + dZ 2 . (3.42)
Il est pratique de passer aux coordonnées polaires r, φ dans l’espace X , Y .
Cela donne
ds2 = dr 2 + r 2 dφ 2 + dZ 2 , (3.43)
et la 2-sphère de rayon unité est définie par r 2 + Z 2 = 1. En différentiant

cette relation, on obtient 2Z dZ = −2r dr, et donc dZ = −r dr/ 1 − r 2 .
Et finalement

56
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

r 2 dr 2 dr 2
ds2 = dr 2 + r 2 dφ 2 + = + r 2 dφ 2 , (3.44)
1 − r2 1 − r2
où r ∈ [0, 1]. Si nous changeons de coordonnées en introduisant r = sin θ,
nous obtenons (3.34).
Remarquez que les coordonnées (r, φ) dans (3.44) se comportent mal
sur l’équateur r = 1, où la composante grr (r, φ) de la métrique devient infi-
nie. Il s’agit d’un exemple de « singularité de coordonnées » : une divergence
de la métrique qui reflète un mauvais comportement des coordonnées,
et non quelque chose de particulier qui se produirait dans la géométrie
réelle de l’espace. Le problème peut être résolu en changeant simplement
de coordonnées (ici : r → θ).

La 3-sphère
La 2-sphère est un espace 2d homogène (tous les points ont les mêmes
propriétés) et isotrope (toutes les directions en tout point ont les mêmes
propriétés), de volume fini, et sans frontières. L’espace 3d homogène et
isotrope, de volume fini et sans frontières, est appelé « 3-sphère ».
Pour écrire la métrique de la 3-sphère, nous pouvons suivre la même
procédure que celle utilisée ci-dessus pour dériver la métrique de la 2-
sphère, mais dans une dimension supérieure. La 3-sphère est l’hypersurface
définie par
X 2 + Y 2 + Z2 + U2 = 1 (3.45)
dans un espace euclidien à quatre dimensions, de métrique

ds2 = dX 2 + dY 2 + dZ 2 + dU 2 . (3.46)

Il est pratique de passer aux coordonnées polaires r, θ, φ dans l’espace


X , Y , Z , ce qui donne
ds2 = dr 2 + r 2 d2 + dU 2 . (3.47)
(d2 est défini en (3.34)) et r 2 + U 2√= 1. En différentiant, on obtient
2U dU = −2r dr. Donc dU = −rdr/ 1 − r 2 . Et donc
r 2 dr 2 dr 2
ds2 = dr 2 + r 2 d2 + = + r 2 d2 . (3.48)
1 − r2 1 − r2
C’est la métrique de la 3-sphère unité, en coordonnées r, θ, φ.
Explicitement :

57
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

dr 2
3-sphère unité : ds2 = + r 2 (dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ). (3.49)
1 − r2
En termes de coordonnées toutes angulaires (en utilisant r = sin ψ) cela
devient
3-sphère unité : ds2 = dψ 2 + sin2 ψ (dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ), (3.50)
où ψ ∈ [0, π], θ ∈ [0, π], φ ∈ [0, 2π]. La métrique d’une sphère plus
grande est simplement obtenue en multipliant les composantes du tenseur
métrique par une constante positive a2 . C’est-à-dire
dr 2
3-sphère : ds2 = a2 + r 2 (dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ) , (3.51)
1 − r2
et la quantité a est appelée le rayon.
Une façon de visualiser la 2-sphère conventionnelle consiste à dessiner
deux disques égaux (l’hémisphère nord et l’hémisphère sud) collés par
leur frontière commune (l’équateur : un cercle). Une façon de visualiser
une 3-sphère est d’imaginer deux boules égales (les hémisphères nord et
sud) collées par leur limite commune (l’équateur : une 2-sphère). Voir la
figure 3.6.

Exercice : écrire la métrique de la quatre-sphère.

Figure 3.6 À gauche : une 2-sphère est obtenue en collant deux disques selon leur
frontière commune (un cercle). Au centre : une 3-sphère est obtenue en collant deux
boules par leur limite commune (une 2-sphère). À droite : l’univers décrit par Dante
est une 3-sphère.

58
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Les espaces homogènes


La 3-sphère est un espace isotrope homogène, de courbure constante po-
sitive. Un espace isotrope homogène à courbure nulle est bien sûr un
espace euclidien. Il existe également un espace isotrope homogène à cour-
bure constante négative : un hyperboloïde de Lorentz dans l’espace de
Minkowski à 4 dimensions. En répétant les mêmes étapes que ci-dessus,
on obtient
dr 2
3-hyperboloïde : ds2 = a2 + r 2 (dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ) . (3.52)
1 + r2
La métrique
dr 2
espace 3d homogène : ds2 = a2 + r 2 (dθ 2 + sin2 θ dφ 2 ) ,
1 − kr 2
(3.53)
où k peut prendre la valeur 1 (sphère), -1 (hyperboloïde) ou 0 (espace
euclidien), est la métrique 3d isotrope et homogène la plus générale. Ces es-
paces métriques jouent un rôle fondamental dans la cosmologie relativiste
moderne, comme nous le verrons plus loin.

Dante Alighieri
Pour autant que je sache, la première visualisation d’une 3-sphère se trouve
dans un poème du Moyen Âge, la Divine Comédie du plus grand poète ita-
lien Dante Alighieri. Dante dépeint l’univers comme formé de deux boules
collées par leur frontière commune : la première est centrée sur la Terre, et
délimitée par la sphère des étoiles fixes. Dans l’autre, Dieu siège au centre,
des sphères d’anges l’entourent, et elle est également délimitée par la même
sphère des étoiles fixes. Selon les mots de Dante, les deux boules « s’en-
tourent l’une l’autre », comme c’est précisément le cas pour une 3-sphère.
Voir la figure 3.6.

Brunetto Latini
Il est surprenant que Dante ait pu, au XIVe siècle, avoir l’intuition de
l’existence de cet objet mathématique, mais deux considérations rendent
ce fait un peu plus plausible. La première est que, avant Newton, l’idée
d’un espace infini avec la structure métrique de la géométrie euclidienne

59
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

n’était pas encore d’actualité (rappelons qu’Euclide décrivait la géométrie


des figures idéales, et non l’espace).
La seconde est plus intéressante, en relation avec les mathématiques
que je décris. La principale source de Dante était les livres de son profes-
seur Brunetto Latini. Ces livres décrivent avec précision la forme sphérique
de la surface terrestre, mais — chose surprenante — en termes non pas
extrinsèques, mais intrinsèques. Autrement dit, Brunetto n’écrit pas « La
Terre est comme une orange ». Il écrit : « Si un chariot roule dans une di-
rection et si rien ne l’arrête, il reviendra au point de départ ». La raison de
cette curieuse façon de décrire une sphère est — je suppose — de souligner
l’homogénéité de la physique à la surface de la Terre : une orange réelle a
toujours un « côté supérieur » où les choses tombent vers elle et un « côté
inférieur » où les choses tombent loin d’elle. Ce n’est pas le cas de la Terre,
comme Brunetto le savait bien. Si c’est de cette manière intrinsèque que
le jeune Dante a appris la géométrie de la sphère, il est moins surprenant
qu’il ait pu imaginer la géométrie intrinsèque d’une 3-sphère. Après tout,
une 3-sphère est simplement un espace où « si un cheval ailé vole dans une
direction et si rien ne l’arrête, il reviendra au point de départ après avoir
fait le tour de l’univers. ».

3.2.1. Géodésiques
Les lignes de plus court chemin entre deux points donnés, à savoir
les lignes « intrinsèquement droites », sont appelées « géodésiques ».
Elles jouent, en géométrie riemannienne, le même rôle que les
droites en géométrie euclidienne. Elles sont définies par le fait
que, parmi toutes les courbes ayant les mêmes extrémités, elles
minimisent (3.21).

L’équation géodésique
Les géodésiques satisfont une équation locale, appelée équa-
tion géodésique, qui joue un rôle central en relativité générale.

60
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Déterminons-la explicitement. Si nous faisons varier la courbe en


(3.21) (en gardant les extrémités fixes), sa longueur change comme
  
δgab ẋ a ẋ b + 2gab δ ẋ a ẋ b
δL[γ ] = δ gab ẋ ẋ dτ =
a b  dτ .
a
2 gab ẋ ẋ b

(3.54)
Il est commode de paramétrer la courbe γ avec un paramètre
τ égal à la longueur, c’est-à-dire de poser dτ = ds. Avec cette
paramétrisation,

|ẋ| = gab ẋ a ẋ b = 1, (3.55)

ce qui rend la racine carrée du dénominateur égale à l’unité. (Nous


n’aurions pas pu fixer cette paramétrisation avant de faire la va-
riation, tout en gardant aussi la condition que la variation δx c
disparaisse aux frontières). Puisque les variations du premier ordre
commutent, δ ẋ a = d/dτ (δx a ), nous pouvons intégrer la dérivée de
τ par parties, ce qui donne

1 d
δL[γ ] = ∂c gab ẋ a ẋ b − 2 (gcb ẋ b ) δx c dτ, (3.56)
2 dτ
∂g
où ∂c gab ≡ ∂xabc . Les termes limites de l’intégration par partie dispa-
raissent, car nous avons supposé que la variation δx c de la courbe
s’annule aux extrémités. Si la courbe d’origine est une géodésique,
c’est-à-dire une courbe de longueur minimale, cette variation doit
disparaître pour tout δx c (τ ). La parenthèse doit donc s’annuler, ce
qui donne

∂c gab ẋ a ẋ b − 2∂a gcb ẋ a ẋ b − 2gcb ẍ b = 0. (3.57)

Il est commode de diviser le deuxième terme en deux, en exploitant


la symétrie de ẋ a ẋ b et de faire passer le dernier terme de l’autre côté
de l’égalité :

∂c gab ẋ a ẋ b − ∂a gcb ẋ a ẋ b − ∂b gca ẋ a ẋ b = 2gcd ẍ d . (3.58)

61
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

En contractant avec l’inverse de la matrice gcd , nous pouvons réécrire


ce qui précède comme suit

ẍ d + ab
d ẋ a ẋ b = 0 (3.59)

où le champ ab
d est défini par


d = 1 g dc ∂ g + ∂ g − ∂ g

ab 2 a cb b ca c ab . (3.60)

En physique, ce champ est appelé « connexion de Levi-Civita »,


du nom du mathématicien italien Tullio Levi-Civita ; ou également
« symboles de Christoffel », du nom du mathématicien allemand
Elwin Bruno Christoffel. (Les mathématiciens utilisent ces déno-
minations de façon un peu différente.) Une géodésique, à savoir la
ligne de plus court chemin entre deux points, satisfait l’équation
géodésique (3.59), avec la paramétrisation qui satisfait (3.55).

Exercice : Écrivez les équations qui décrivent un parallèle et un


méridien sur une 2-sphère. Montrez explicitement si elles résolvent ou
non l’équation géodésique. Calculez leur longueur en utilisant l’équa-
tion de la longueur d’une géodésique. Étudiez le même problème pour
une 3-sphère.

3.2.2. Champs et dérivées dans les espaces de Riemann


Champs scalaires
Sur un espace de Riemann, on peut définir des champs scalaires
ϕ(x), qui associent un nombre réel à chaque point de l’espace.
Si nous utilisons un autre jeu de coordonnées x → x̃(x), le même
champ est évidemment exprimé par une fonction différente, reliée à
la précédente par
ϕ̃(x̃) = ϕ(x(x̃)). (3.61)

62
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Champs vectoriels
Si la définition des champs scalaires sur un espace de Riemann est
immédiate, celle des champs vectoriels est plus délicate. La raison
en est qu’un vecteur en un point p, d’une surface immergée dans
R 3 , appartient à l’espace Tp , tangent à en p. Cet espace tangent est
un plan dans l’espace R 3 dans lequel est plongée. Mais un espace
de Riemann est défini indépendamment de tout plongement. Alors,
qu’est-ce qu’un vecteur en un point de l’espace ?
La définition du champ vectoriel que l’on trouve couramment
dans les manuels de physique est un peu tordue. Je vais commencer
par deux exemples.
Premier exemple. Considérons les quantités wa (x) définies comme
les dérivées d’un champ scalaire :
∂ϕ(x)
wa (x) ≡ . (3.62)
∂x a
Il est facile de voir, en utilisant la règle de Leibniz pour la dérivation
[faites-le !], que dans des coordonnées différentes, cela donne

∂x b
w̃a (x̃) = a wb (x(x̃)). (3.63)
∂ x̃
Tout champ qui, sous un changement de coordonnées, se transforme
comme wa est appelé un champ vectoriel covariant. Il est indiqué par
un indice en bas.
Deuxième exemple. D’autre part, imaginons un flux de parti-
cules se déplaçant dans l’espace, avec en chaque point x une vitesse
a
va (x) = dxdt . Si nous changeons de coordonnées, la règle de Leibniz
donne maintenant [faites-le !]

∂ x̃ a b
ṽa (x̃) = v (c(x̃)), (3.64)
∂x b
ce qui est différent de (3.63) (les nouvelles coordonnées sont en haut
dans le Jacobien, pas en bas). Tout champ qui se transforme comme

63
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

va sous l’effet d’un changement de coordonnées est appelé un champ


vectoriel contravariant, et il est indiqué par un indice en haut.
Il est facile de voir, en utilisant les diverses règles de transfor-
mation, que si va (x) est un champ contravariant, alors va (x) ≡
gab (x)vb (x) est un champ covariant. Il est d’usage d’indiquer par la
même lettre les champs covariants et contravariants reliés de cette
manière. Ils ont, en un sens, la même information, si la métrique
gab (x) est connue.

Champs tensoriels
Par définition, un « tenseur » est un champ avec des indices en bas
(qui se transforment comme dans (3.63)) et des indices en haut (qui
se transforment comme dans (3.67)).

∂ x̃ a ∂x d c...
T̃ a... b... (x̃) = ... T̃ d ... (x(x̃)) ; (3.65)
∂x c ∂ x̃ b
La métrique gab est un tenseur : (3.30) est un cas particulier de
(3.65).
Une équation entre tenseurs est appelée une équation tensorielle.
Si une équation tensorielle est valable dans un système de coordon-
nées, elle le reste dans tous les systèmes de coordonnées, car puisque
la transformation d’un tenseur est linéaire, un tenseur qui disparaît
dans un système de coordonnées disparaît dans tous les systèmes de
coordonnées.
Attention : tous les champs avec indices ne sont pas des tenseurs.
Par exemple, le symbole de Christopher bc a n’est pas un tenseur.

La façon dont il se transforme sous un changement de coordonnées


peut être dérivée de la définition [faites-le !] et n’est pas donnée par
(3.65).
Un peu de mathématiques plus propres. La définition des champs
vectoriels (et des tenseurs) donnée ci-dessus (quantités avec des indices qui
se transforment d’une certaine manière sous un changement de coordon-
nées) est habituelle dans les manuels de physique. Je l’ai toujours trouvée

64
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

maladroite. Aussi, pour une fois, je préfère mentionner une définition plus
propre donnée par les mathématiciens.
Intuitivement, l’espace tangent est l’espace des « directions avec une
longueur » au point considéré. Pour rendre cette notion précise, le mathé-
maticien définit un vecteur (contravariant) v, en un point p, comme un
opérateur de dérivation agissant sur les champs scalaires ϕ(x) en p, qui me-
sure l’intensité de son changement selon une certaine direction. Sa forme
générale, en termes de coordonnées x a , est la suivante

a ∂ 

v≡v , (3.66)
∂x 
a
xp

où xp sont les coordonnées de p. L’ensemble de tous ces opérateurs de déri-


vation, au point p, forme un espace vectoriel, qui est par définition l’espace
tangent Tp à p. Les quantités va sont les composantes du vecteur v dans

la base des vecteurs e(a) ≡ ∂x∂ a x . Ces composantes se modifient, sous un
p
changement de coordonnées, comme
∂ x̃ a b
ṽa = v . (3.67)
∂x b
Cela découle facilement de la règle de Leibnitz [faites-le !].
Un vecteur « covariant » w est quant à lui un élément de l’espace Tp∗
dual de Tp , à savoir une application linéaire agissant sur Tp . Étant donné
des coordonnées x a , l’application s’écrit w(v) = wa va . Ainsi, un système
de coordonnées x a définit les composantes wa de tout vecteur covariant,
écrites avec des indices en bas.
Il est intéressant de remarquer que, dans ce langage, la métrique g peut
être vue comme une application g : Tp → Tp∗ . Elle constitue une identifi-
cation préférentielle de l’espace tangent avec son dual. En chaque point,
w = g(v) se décompose comme wa = gab vb . Et ceci définit un produit sca-
laire sur l’espace tangent : (v, v ) ≡ g(v)(v ), donc une norme |v|2 = (v, v).
Et cela définit donc encore la longueur d’une courbe quelconque γ , que
l’on obtient en intégrant (le long de la courbe γ ) la norme du vecteur
tangent à la courbe, γ̇ , lui-même défini comme l’opérateur de dérivation
γ̇ (ϕ) = dϕ(γ (t))/dt.
Un espace de Riemann n’est donc rien d’autre qu’un espace (une va-
riété) avec une identification canonique entre chaque espace tangent et son
dual.

65
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La dérivée covariante
Les tenseurs sont importants car une équation entre tenseurs vraie
dans un système de coordonnées est vraie dans tout autre système de
coordonnées. Une telle relation ne dépend donc pas d’un système de
coordonnées particulier.
Il est important de noter qu’en général, les dérivées des com-
posantes d’un tenseur ne forment pas un tenseur. Par exemple, les
∂va
quantités ∂a vb ≡ ∂x b ne sont pas les composantes d’un tenseur. Ceci
est dû au fait que la dérivée du tenseur transformé inclut éga-
∂ x̃ a
lement la dérivée du jacobien ∂x b , qui en général n’est pas une
constante. Cependant, un calcul explicite [faites-le !] peut montrer
que la quantité
Da vb ≡ ∂a vb + ac b c
v (3.68)
est bien un tenseur, que l’on appelle la « dérivée covariante » de va .
La dérivée covariante d’un tenseur covariant est définie avec un signe
moins :
c
Da wb ≡ ∂a wb − ab wc . (3.69)
Et la dérivée covariante d’un tenseur à plusieurs indices comporte
un tel terme pour chaque indice. Par exemple,
Da wb c ≡ ∂a wb c + ad
b d d b
w c − ac w d. (3.70)
La dérivée covariante est une notion indépendante des coordon-
nées. Si un champ tensoriel T b a = Da vb est la dérivée covariante
du champ vectoriel va dans un système de coordonnées, il l’est dans
tout système de coordonnées. Ce n’est pas vrai pour une relation
comme ∂a vb = Tab .
Si un vecteur a une dérivée covariante nulle le long d’un chemin
γ , ce qui s’exprime comme γ̇ a Da vb = 0, l’angle entre le vecteur et la
tangente au chemin reste constant le long du chemin. Ceci découle
directement du fait que cette équation ne dépend pas des coordon-
nées, et qu’elle est vraie en coordonnées localement cartésiennes.
Nous disons qu’un tel vecteur est « transporté parallèlement » le
long du chemin. Ce résultat clarifie la signification de bc a : il nous

indique comment transporter parallèlement les vecteurs.

66
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Un autre résultat qui découle immédiatement du fait que l’équa-


tion est indépendante des coordonnées, et vraie en coordonnées
localement cartésiennes, est

Da gbc = 0. (3.71)

3.2.3. La courbure de Riemann


Armés de ces outils, posons la question clé. Quand la géométrie in-
trinsèque est-elle définie par un champ métrique gab (X ) plat ? Il est
certain que le champ métrique constant

gab (X ) = δab (3.72)

définit une géométrie plate, car dans ce cas les distances sont données
par
ds2 = δab dX a dX b , (3.73)
ce qui signifie que les coordonnées X a sont les coordonnées car-
tésiennes d’un espace euclidien. Mais si nous introduisons de
nouvelles coordonnées x a , la métrique résultante

∂X c ∂X d
gab (x) = δcd (3.74)
∂x a ∂x b
est également plate, puisque la géométrie intrinsèque ne change pas
en changeant les coordonnées. Comment savoir si un gab (x) donné
définit une géométrie intrinsèque plate ?
Pour répondre à cette question, calculons le commutateur de
deux dérivées covariantes agissant sur un champ vectoriel [faites-le !].
On obtient
Da Db vc − Db Da vc = R c dab vd . (3.75)

R a bcd = ∂c bd
a − ∂ a + a e − a e .
d bc ce bd de bc (3.76)

67
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Puisque le côté gauche de (3.75) est un tenseur, le côté droit l’est


aussi, donc R a bcd est un tenseur (malgré le fait que bc
a n’est pas un

tenseur : il se transforme de manière beaucoup plus compliquée).


Maintenant : si l’espace est plat, on peut choisir des coordon-
nées cartésiennes globales. Dans ces coordonnées, gab (x) = δab , et la
quantité abc s’annule car elle est constituée seulement de dérivées

de la métrique, d’où R a bcd = 0. Or R a bcd est un tenseur : s’il s’an-


nule dans un système de coordonnées il s’annule dans tous les autres.
Nous avons donc trouvé un moyen de tester si l’espace est plat : il
doit satisfaire R a bcd = 0.
Riemann a pu montrer que R a bcd = 0 est non seulement néces-
saire mais aussi suffisant pour que l’espace soit plat. Autrement dit,
il est possible de mettre la métrique sous la forme (3.72) dans une
région, en changeant les coordonnées, si et seulement si R a bcd = 0
dans cette région. (En termes analytiques, R a bcd = 0 sont les condi-
tions d’intégrabilité pour résoudre (3.74) pour X a (x), lorsque gab (x)
est donné.)
On appelle R a bcd , défini dans (3.76), le tenseur de courbure de
Riemann, ou tenseur de Riemann. Il généralise la courbure de Gauss
à la géométrie intrinsèque des espaces de dimension arbitraire. C’est
le beau résultat de la thèse de Riemann.

Signification géométrique et propriétés de la courbure de Riemann


Le tenseur de Riemann est une grandeur importante. Une façon d’y
penser consiste à séparer les deux premiers indices des deux derniers.
Les deux derniers indices (qui sont antisymétriques, comme il res-
sort de la définition) déterminent localement un plan (par exemple
lorsque ces indices sont (c = 1, d = 2) ils déterminent le plan des
coordonnées x 1 et x 2 ). Les deux premiers indices définissent alors
une matrice de rotation infinitésimale. C’est le moment de se rap-
peler la définition (3.1) de la courbure en 2 dimensions : elle donne
l’angle de rotation d’un vecteur transporté parallèlement le long
d’une boucle, divisé par l’aire de cette boucle (dans la limite d’une

68
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

aire petite). En dimension supérieure, les deux derniers indices pré-


cisent la surface dans laquelle est localisée la boucle, tandis que les
deux premiers indices donnent la rotation infinitésimale que subit le
vecteur lorsqu’il est transporté parallèlement autour de cette boucle.
Nous verrons ci-dessous une équation qui exprime ce fait.
En un point x donné, il est toujours possible de choisir des co-
ordonnées dans lesquelles la métrique a la forme gab (x) = δab , mais
en ce point seulement. Il suffit de diagonaliser gab (x) et de mettre à
l’échelle les coordonnées de manière appropriée.
En fait on peut faire encore mieux en un seul point x donné :
il est toujours possible de choisir des coordonnées où le champ
métrique a cette forme euclidienne et aussi où toutes ses dérivées
premières s’annulent, si bien que les bc
a disparaissent. Ce sont les

coordonnées cartésiennes locales en ce point. Cela est possible car,


au premier ordre en distance, nous pouvons toujours approximer
la géométrie par l’espace tangent, et utiliser des coordonnées
cartésiennes sur celui-ci. La courbure n’est visible que dans les
dérivées secondes du tenseur métrique.

La déviation géodésique
Considérons deux géodésiques proches momentanément parallèles,
ce qui veut dire que la dérivée de leur distance est nulle. Dans un
espace plat, ce sont des lignes droites parallèles, et elles ne se rap-
prochent donc jamais. Dans un espace-temps riemannien, comme
une sphère, ce n’est évidemment plus vrai. Si on appelle δx a leur sé-
paration, ẋ a la tangente et Dvb /Dτ = dvb /dτ + ẋ a ac
b vc la dérivée

covariante le long de la géodésique, alors

D2 a
2
δx = R a bcd δx c ẋ b ẋ d . (3.77)

Cela montre que la courbure de Riemann capture précisément la
convergence des géodésiques dans l’espace courbe.

69
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Courbure de Ricci, scalaire de Ricci et identités de Bianchi


Un théorème énonce que la courbure de Riemann, ainsi que ses
seules contractions non nulles

Rab = R c acb , R = g ab Rab , (3.78)

sont les seuls tenseurs que l’on peut construire à partir de la métrique
et de ses dérivées premières et secondes. Le premier est appelé le
tenseur de Ricci, le second est appelé le scalaire de Ricci, du mathé-
maticien italien Gregorio Ricci-Curbastro. Comme nous le verrons,
ils jouent un rôle en relativité générale.
Enfin, un calcul explicite montre que le tenseur de Riemann
vérifie les identités différentielles
De R abcd + Dd R abec + Dc R abde = 0. (3.79)
Elles sont appelées les identités de Bianchi et sont l’analogue
de l’identité ∂e Fcd + ∂d Fec + ∂c Fde = 0, vérifiée par le tenseur de
Maxwell.

Formes différentielles
Les formes différentielles offrent un langage mathématique alternatif pra-
tique pour la relativité générale. Elles simplifient la notation, et offrent une
perspective mathématique utile. Je les présente ici par souci d’exhaustivité,
même si je ne les utiliserai pas beaucoup.
Un tenseur covariant Tabc... , avec ses p indices entièrement antisymé-
triques, est également appelé une p-forme différentielle, et notée de manière
compacte
1
T = Tabc... dx a ∧ dx b ∧ dx c ... (3.80)
p!
où dx a ∧ dx b ≡ dx a dx b − dx b dx a . La dimension d requiert 0 ≤ p ≤ d,
puisqu’il n’existe pas de tenseur entièrement antisymétrique avec plus
de d indices. Le produit extérieur V = T ∧ U , d’une p-forme avec une
(p + q) !
q-forme, donne le tenseur Vabc...def ... = T[abc... Udef ...] , antisymé-
p!q!
trique dans tous les indices. Par exemple le produit extérieur de T = Ta dx a
par S = Sa dx a s’écrit

70
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

F ≡ T ∧ S = (Ta Sb − Tb SA ) dx a ∧ dx b . (3.81)
L’opérateur différentiel d, défini par son action sur une p-forme,
(dT ) = (p + 1) ∂a Tbcd... dx a ∧ dx b ∧ dx c ∧ dx d ... (3.82)
transforme une p-forme en une p + 1-forme, et satisfait l’équation fonda-
mentale
d2 = 0 (3.83)
[montrez-le !]. Les fonctions scalaires sont des 0-formes et les vecteurs
covariants sont des 1-formes. En trois dimensions, les 2-formes sont
des vecteurs polaires et les opérateurs gradient, courbure et divergence
sont les opérateurs d agissant respectivement sur les 0-, 1- et 2-formes
[montrez-le !]. Ainsi, ce langage apporte de l’ordre dans la structure bizarre
du calcul vectoriel.
L’intégrale d’une p-forme T sur une surface p-dimensionnelle p
 
I= T≡ Tabc... dx a dx b dx c ... (3.84)
p p
ne dépend pas des coordonnées. C’est donc une quantité bien définie
géométriquement. Un théorème important généralise plusieurs résultats
similaires du calcul vectoriel en 3d :
 
dω = ω, (3.85)
 ∂
où ω est une p-forme,  une (p + 1)-surface et ∂ sa frontière.
Le champ de cotétrade eai définit les 1-formes
ei = eai dx a . (3.86)
Les 1-formes sont duales aux vecteurs, dans le sens où elles se contractent
avec des vecteurs pour donner un nombre : T (v)(x) ≡ Ta (x) va (x).
L’équation géodésique, en notation de formes, se lit
d i
e (ẋ) + ωi j (ẋ) ej (ẋ) = 0, (3.87)

où ωij est une 1-forme appelée la connexion de spin, définie par l’équation
dei + ωi j ∧ ej = 0. (3.88)
La connexion de spin définit une dérivée covariante sur des tenseurs à
indices internes
Da vi ≡ ∂a vi + ωi j vj , (3.89)

71
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

et un simple calcul montre que cette quantité se transforme elle-même


comme un tenseur.
En notation de forme, le tenseur de Riemann devient la forme de
courbure, la courbure de la connexion de spin, définie par

R ij = dωij + ωi k ∧ ωkj . (3.90)

Il est lié au tenseur de Riemann conventionnel par


ij
ebj Rcd = eai R a bcd . (3.91)
ij
La contraction Rai ≡ ejb Rab est donc liée au tenseur de Ricci par Rai =
δ ij ejb Rab .

Géométrie de Cartan
Le mathématicien Élie Joseph Cartan a défini une extension de la géomé-
trie riemannienne, aujourd’hui appelée géométrie de Cartan. Elle est définie
par deux champs indépendants ei et ωij . Puisqu’ils sont indépendants,
(3.88) ne tient pas. Au lieu de cela, nous pouvons définir une quantité,
appelée torsion par
T i = dei + ωi j ∧ ej . (3.92)
Les deux équations (3.92) et (3.90) définissent la torsion et la courbure.
Elles sont appelées première et deuxième équations de structure de Cartan.
Une géométrie de Cartan à torsion nulle est une géométrie de Riemann.
L’extension de la géométrie de Riemann à une géométrie de Cartan
est souvent envisagée lors de l’étude du couplage du champ gravitationnel
aux fermions, mais elle n’a jusqu’à présent joué aucun rôle direct dans les
applications physiques.

Calculer la courbure et les géodésiques avec des formes


Comme exemple simple de calcul avec des formes, calculons le tenseur
de Ricci de la sphère unité. La (co-)diade d’une sphère peut être prise
comme
e1 = dθ, e2 = sin θ dφ, (3.93)
ce qui donne (3.34). L’équation (3.88) s’écrit explicitement

72
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

de1 + ω12 ∧ e2 = 0, (3.94)


de2 + ω21 ∧ e1 = 0. (3.95)
Ce qui donne, en explicitant la valeur de la diade,
ω12 ∧ sin θ dφ = 0, (3.96)
cos θ dθ ∧ dφ + ω21 ∧ dθ = 0. (3.97)
La première équation donne ωθ12 = 0, la seconde, ωφ12 = − cos θ. C’est-à-
dire
ω12 = − cos θ dφ. (3.98)
La définition de la courbure conduit à
R 12 = dω12 + ω1k ∧ ωk2 = sin θ dθ ∧ dφ, (3.99)
tandis que le second terme disparaît. Nous voyons facilement que les com-
posantes diagonales de R ij disparaissent également. Enfin le scalaire de
Ricci est
ij sin θ
R = eia ejb Rab = e11 e22 R12
12
+ e22 e11 R21
21
=2 = 2. (3.100)
sin θ
Comme deuxième exercice, voyons si les méridiens ou les parallèles sont
géodésiques. Un méridien est donné par x a = (s, φo ), donc ẋ a = (1, 0).
D’où ei (ẋ) = (1, 0) et ω12 (ẋ) = 0, ce qui résout clairement l’équation
géodésique. Un parallèle est donné par x a = (θo , s/sin θo ) où le facteur
1/sin θo garantit que ds est la bonne longueur. Ainsi ẋ a = (0, 1/sin θo ).
Donc ei (ẋ) = (0, 1) et
ω12 (ẋ) = − cos θo / sin θo . (3.101)
L’équation géodésique s’écrit alors
e1 (ẋ) + ω12 (ẋ) ∧ e2 (ẋ) = 0 (3.102)
e2 (ẋ) + ω21 (ẋ)e1 (ẋ) = 0. (3.103)
La première équation s’annule identiquement. La seconde se réduit au
second terme, ce qui donne
− cos θo dφ ∧ sin θo dθ = 0, (3.104)
qui ne disparaît que lorsque cos θo sin θo disparaît, c’est-à-dire en θo = 0,
π/2 ou π. Cela signifie (correctement) que les seuls parallèles géodésiques
sont l’équateur et les deux parallèles dégénérés aux pôles Nord et Sud.

73
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

3.3. Géométrie
Considérons un espace 3d, muni d’un champ triade eai (x) et d’une
métrique gab (x). Les grandeurs géométriques peuvent être exprimées
comme suit.
Comme nous l’avons déjà vu, la longueur d’une ligne γ définie
par x a (τ ) est

  
dx a dx b
L[γ ] = gab dτ = ei (ẋ)ej (ẋ)δij dτ . (3.105)
γ dτ dτ γ

Le volume d’une région finie R est donné par


   
3 3 1
V [R] = det[g] d x = det[e] d x = ijk ei ∧ ej ∧ ek .
R R 3!
(3.106)
Considérons une surface S, immergée dans l’espace, munie des
coordonnées σ, τ et définie par les fonctions x a (σ, τ ). Les tangentes
à la surface sont
∂x a ∂x a
ẋ a = , x̂ a = . (3.107)
∂σ ∂τ
L’aire de la surface est donnée par l’intégrale de la racine carrée du
déterminant g (2) de la métrique induite sur la surface
 
A[S] = det g (2) dσ dτ
S 
= (gac gbd − gab gcd )ẋ a x̂ b ẋ c x̂ d dσ dτ
 
S

= i E i ẋ a x̂ b ẋ c x̂ d dσ dτ
Eab cd
S
≡ |E|, (3.108)
S

où la 2-forme
1
E i = Eab
i
dx a ∧ dx b = ijk ej ∧ ek (3.109)
2

74
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

est appelée le « champ électrique d’Ashtekar » , ou « champ élec-


trique gravitationnel ». On peut donc dire que « l’aire est la norme
du champ électrique gravitationnel ».

3.3.1. Géométrie lorentzienne


La géométrie riemannienne a la propriété d’être bien décrite par
un espace euclidien en chaque point. Ce sont les mathématiques
qu’Einstein a trouvées prêtes à l’emploi pour décrire les espaces
courbes. Mais ce n’était pas exactement ce dont Einstein avait be-
soin. Ce qu’il lui fallait, c’était une petite variante de la géométrie
riemannienne : une mathématique qui soit capable de décrire des
espaces-temps courbes. Il fallait qu’ils puissent être décrits en chaque
point par l’espace-temps de Minkowski.
Cela est facile à faire. Il suffit de remplacer (3.18) par
j
gab (x) = ηij eai (x) eb (x), (3.110)
où ηij = diag[−1, 1, 1, 1] est la métrique de Minkowski.
Un espace défini par la métrique (3.110) est appelé pseudo-
riemannien ou lorentzien. La différence avec un espace rieman-
nien est simplement le fait que la signature de la métrique est
(−, +, +, +) au lieu d’être (+, +, +, +) : en chaque point la ma-
trice gab (x) a une valeur propre négative et trois valeurs propres
positives.
En traitant des espaces lorentziens, nous devons prendre soin de
distinguer les indices internes i, j, ..., supérieurs et inférieurs, qui
sont élevés et abaissés avec la métrique de Minkowski comme nous
le faisons en relativité restreinte, à cause du signe moins de η00 .
Dans une géométrie lorentzienne, les intervalles peuvent être
temporels, spatiaux ou nuls, selon que (3.17) est négatif, positif ou
nul. Une ligne est temporelle, spatiale ou nulle selon que |ẋ|2 est
partout, respectivement, négatif, positif ou nul.
Les espaces lorentziens ont alors une structure intéressante de
cônes de lumière locaux : il y a un cône de lumière en tout point, et

75
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 3.7 Géométrie lorentzienne : il y a un cône de lumière local en chaque


point. La tangente à une ligne temporelle (en pointillé), nulle (en tireté) ou à une
ligne spatiale (continue) est, respectivement, à l’intérieur, sur ou à l’extérieur de ces
cônes.

ces cônes de lumière varient régulièrement d’un point à l’autre. Voir


Figure 3.7.
S’il n’y a pas de courbes temporelles fermées, cette structure défi-
nit un ordre partiel entre ses points, comme dans l’espace-temps de
Minkowski. Autrement dit, chaque point a un « futur causal » et un
« passé causal » (les deux régions qui peuvent être atteintes avec des
lignes temporelles), et une région qui n’est ni passée ni future (l’en-
semble de points dont la séparation avec le point donné est spatiale,
que l’on qualifie parfois de « présent étendu »).
Nous examinerons de véritables espaces lorentziens courbes dans
les chapitres suivants. Ci-dessous je liste quelques exemples de coor-
données sur l’espace-temps de Minkowski : elles seront toutes utiles
pour comprendre la physique relativiste générale.

Coordonnées spatiales polaires


Un exemple trivial de changement de variable, dans une métrique lo-
rentzienne, consiste à écrire la métrique de Minkowski en coordonnées
spatiales polaires (t, r, θ, φ). Cela donne

76
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

Figure 3.8 Coordonnées de Rindler dans le quadrant de Rindler

ds2 = −dt 2 + dr 2 + r 2 dθ 2 + r 2 sin2 θdφ 2 = −dt 2 + dr 2 + r 2 d2 .


(3.111)

Coordonnées de Rindler
Sur un espace-temps à deux dimensions, avec les coordonnées de
Minkowski t, x, et la métrique ds2 = −dt 2 + dx 2 , il existe un analogue im-
portant de la description en coordonnées polaires pour un espace-temps :
les coordonnées τ ∈ [−∞, ∞], ρ ∈ [0, ∞] définies par

t = ρ sinh τ, x = ρ cosh τ . (3.112)

Elles sont appelées coordonnées de Rindler. Elles sont analogues à des


coordonnées
√ polaires, mais adaptées à la signature de Minkowski. ρ =
x − t est la distance invariante à l’origine. Les lignes à τ constant sont
2 2

les surfaces instantanées de simultanéité, pour des observateurs qui se dé-


placent avec une accélération constante le long des lignes à ρ constant. Les
droites à ρ constant et à τ constant sont tracées sur la figure 3.8. Dans ces
coordonnées, la métrique se lit [Calculez la !]

ds2 = dρ 2 − ρ 2 dτ 2 . (3.113)

Contrairement aux coordonnées polaires habituelles cependant, ces co-


ordonnées ne couvrent qu’une partie de l’espace-temps de Minkowski :
seulement le « quadrant de Rindler » x > |t|. Voir la figure 3.8. Notez
qu’une droite temporelle (telle que ρ = 1) ne croise le rayon lumineux

77
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

x = t que lorsque τ tend vers l’infini. Cette métrique ne couvre donc pas
tout l’espace-temps. La portion couverte est délimitée par deux lignes dis-
tinctes : le rayon lumineux nul sortant, x = t > 0, et le rayon lumineux
nul entrant, x = −t > 0. Ce rappel sera très utile lors de l’étude des trous
noirs.

Coordonnées nulles
Dans les espaces lorentziens, il est parfois utile d’utiliser des coordon-
nées nulles. Ce sont des coordonnées qui suivent les rayons lumineux.
Par exemple dans un espace-temps de Minkowski 2d, de métrique ds2 =
−dt 2 + dx 2 , on peut introduire les coordonnées nulles

U = t − x, V = t + x. (3.114)

Il est clair que U = constant et V = constant sont des lignes nulles, suivies
par des rayons lumineux. En les différenciant, et en insérant dans l’élément
de longueur, nous obtenons

ds2 = −dU dV . (3.115)

En 4 dimensions, la métrique de Minkowski peut s’écrire sous la forme

ds2 = −dU dV + r 2 d2 (3.116)

où r = r(U , V ) = (V − U )/2.
Les coordonnées nulles qui couvrent uniquement le quadrant de
Rindler sont données par

u = log U , v = − log(−V ). (3.117)

Dans ces coordonnées, la métrique se lit

ds2 = −ev−u du dv (3.118)

et les deux rayons lumineux t = x et t = −x sont poussés jusqu’à u → −∞


et v → ∞. Voir la figure 3.9.
Ces différents ensembles de coordonnées sur l’espace-temps de
Minkowski nous aideront à comprendre ce qui va se passer avec le trou
noir.

78
3. MATHÉMATIQUES : LES ESPACES COURBES

U u V v

0
=

U
=
u v
= 0
V

−∞
=
Figure 3.9 Les coordonnées nulles U , V couvrent l’espace-temps de Minkowski
complet. Les coordonnées nulles u, v couvrent uniquement le quadrant de Rindler (en
gris).

Parfois, on utilise également des coordonnées mixtes telles que v = (t +


x)/2, r, ou, alternativement, u = (t − x)/2, r. La métrique s’écrit alors

ds2 = −dv2 − 2dv dr + r 2 d2 , (3.119)

et
ds2 = −du2 + 2du dr + r 2 d2 . (3.120)
Des coordonnées analogues à celles-ci joueront également un rôle dans la
compréhension de la géométrie des trous noirs.

Coordonnées de rotation
Considérons une plate-forme tournant lentement avec une vitesse angu-
laire ω. Soit t, r, φ les coordonnées temporelles et spatiales polaires. La
métrique dans ces coordonnées est

ds2 = −dt 2 + dr 2 + r 2 dφ 2 . (3.121)

Si ϕ est une coordonnée angulaire sur la plate-forme en rotation, nous


avons
φ = ϕ − ωt. (3.122)

79
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Par conséquent, avec des coordonnées attachées à la plate-forme, la


métrique est

ds2 = −(1 − r 2 ω2 ) dt 2 + dr 2 + r 2 dϕ 2 − 2r 2 ω dϕ dt. (3.123)

Le terme non diagonal −2r 2 ω dϕ dt caractérise le cadre tournant : il in-


dique que ce cadre tourne par rapport à un cadre inertiel. (Le terme
de correction 1 − r 2 ω2 est une dilatation relativiste du temps, due au
mouvement par rapport au cadre inertiel.)

Nous sommes maintenant armés de toutes les mathématiques


dont nous avons besoin. Nous pouvons enfin passer à la physique.

80
DEUXIÈME PARTIE
L A THÉORIE
4

LES ÉQUATIONS DE BASE

4.1. Le champ gravitationnel


Le champ gravitationnel est décrit par une tétrade eai (x) (à comparer
avec le champ de Maxwell Aa (x)) ou, de manière équivalente, par la
métrique lorentzienne 4d
j
gab (x) = ηij eai (x) eb (x). (4.1)

La géométrie de l’espace-temps est déterminée par l’élément linéaire

ds2 = gab (x) dx a dx b . (4.2)


En chaque point p de l’espace-temps, de coordonnées xpa , la tétrade
détermine des coordonnées cartésiennes locales X i = eai (x)(x a − xpa ).
Elles définissent un référentiel local en « chute libre », où la physique
est identique à celle dans l’espace-temps de Minkowski jusqu’au se-
cond ordre en X i . C’est l’existence d’un tel système de référence qui a
mis Einstein sur la bonne voie pour trouver sa théorie. On la qualifie
de « principe d’équivalence ».

Puisque les coordonnées sont arbitraires, il est peu logique de leur


attribuer une dimension physique. Ainsi, nous voyons dans la dernière
équation que le champ gravitationnel gab (x) a la dimension naturelle d’une
longueur 2 (nous avons c = 1). Une convention différente peut également
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

être trouvée dans la littérature : avoir gab (x) sans dimension et insister
pour attribuer des dimensions aux coordonnées. Cela peut se justifier avec
les coordonnées orthonormées de la métrique de Minkowski. Cela l’est
beaucoup moins, par exemple, si l’on utilise des coordonnées polaires.

Une horloge se déplaçant le long d’une ligne temporelle finie γ :


τ → x a (τ ) mesure la quantité.
 
T= −gab ẋ a ẋ b dτ . (4.3)
γ

Dans une région petite par rapport à l’échelle de courbure, T est


le temps de Lorentz dans le cadre de l’horloge [montrez-le !]. Il est
proportionnel au nombre d’oscillations de tout petit oscillateur har-
monique, que l’on peut considérer comme une « horloge ». On
appelle T le « temps propre » le long de la ligne, à distinguer du
« temps coordonné » t.
La longueur d’une règle, posée sur une ligne spatiale finie γ est
 
L= gab ẋ a ẋ b dτ . (4.4)
γ

Cette quantité est proportionnelle au nombre d’atomes dans une


structure solide d’échelle plus petite que le rayon de courbure, que
l’on considère comme une règle. On l’appelle « longueur propre ».

Important. La relation des règles et des horloges avec gab (x) n’a pas be-
soin d’être postulée, comme on le dit parfois : elle découle de la dynamique
de ces dispositifs physiques, couplés au champ gravitationnel. En fait, les
tiges et les horloges ne sont que ces dispositifs qui se couplent à la gravité
en mesurant ds. Ce point est important sur le plan conceptuel : la géomé-
trie n’est pas un a-priori kantien, nécessaire à la conception du monde : la
géométrie est un épiphénomène du champ gravitationnel.

84
4. LES ÉQUATIONS DE BASE

4.2. Effets de la gravitation


Une particule massive (non soumise à des forces autres que la gra-
vité) se déplace le long d’une géodésique. C’est-à-dire que, dans la
paramétrisation de sa ligne d’univers x a (τ ) où |ẋ|2 = −1, l’équation
de son mouvement est l’équation géodésique

ẍ d + ab
d a b
ẋ ẋ = 0 (4.5)

(à comparer avec l’équation de la force de Lorentz ẍ d − me F d a ẋ a =


0). Je recopie ici la connexion de Levi Civita, définie dans (3.60),
par souci d’exhaustivité :

d 1  
ab = g dc ∂a gcb + ∂b gca − ∂c gab . (4.6)
2
Le deuxième terme de l’équation géodésique (4.5) peut être consi-
déré comme le « terme de force gravitationnelle », ou comme l’effet
de la géométrie de l’espace-temps sur le mouvement. Les deux
notions sont identifiées. Une particule se déplaçant le long d’une
géodésique est dite en « chute libre ». Si d’autres forces agissent sur
la particule, elles s’ajoutent à (4.5). Par exemple, si la particule est
chargée,
e
ẍ d + ab
d a b
ẋ ẋ − F d a ẋ a = 0, (4.7)
m
où Fab est le champ électromagnétique.
La trajectoire des rayons lumineux est simplement déterminée
par ds = 0. Autrement dit, les rayons lumineux (trajectoires des
fronts d’ondes électromagnétiques dans la limite des hautes fré-
quences) se déplacent le long de lignes nulles : leurs lignes d’univers
x a (τ ) vérifient

ds
= |ẋ| = gab (x) ẋ a ẋ b = 0. (4.8)

L’effet de la gravité sur tout autre système (en dehors des parti-
cules) peut être obtenu en remplaçant ηab par gab (x) et les dérivées
∂a par les dérivées covariantes Da dans les équations du mouvement

85
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

du système. Par exemple, l’interaction entre la gravité et l’électro-


magnétisme est donnée par les équations de Maxwell couplées à la
gravité

Da F ab = ∂a F ab + ad
a db b ad
F + ad F = 4π J b . (4.9)
L’interaction avec un champ de Dirac ne peut pas être écrite en
termes de métrique, elle nécessite la tétrade. Pour cette raison, le
formalisme de la tétrade, bien qu’historiquement plus tardif, est plus
fondamental. L’équation de Dirac en présence de gravité devient
jk
γ i eia (∂a ψ + ωa γj γk ψ) = 0, (4.10)
où les γi sont les matrices de Dirac. La notation peut être rendue
compacte comme suit
/ = 0.
Dψ (4.11)

4.3. Les équations du champ


Les équations de champ (à comparer avec les équations de Maxwell
∂a F ab = 4π J b ) sont les équations d’Einstein1 .

Rab − 12 Rgab + λ gab = 8πGTab . (4.12)

De nombreux livres proposent des « dérivations » de ces équations.


Celles-ci peuvent en éclairer certains aspects, comme le fait qu’elles se
singularisent par un certain nombre d’hypothèses. Mais si ces équations
avaient pu être simplement « dérivées », Einstein n’aurait pas mis des
années — avec une remarquable succession de propositions « fausses » —
avant de les trouver.

1. Einstein, Albert (1915), « Die Feldgleichungen der Gravitation », Sitzungsberichte der


Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin : 844-847 (sans λ). Einstein, Albert
(1917), « Kosmologische Betrachtungen zur allgemeinen Relativitätstheorie », Sitzungsberichte
der Preussischen Akademie der Wissenschaften : 142 (avec λ).

86
4. LES ÉQUATIONS DE BASE

En termes de tétrades, les équations d’Einstein s’écrivent


1
Rai − Reai + λ eai = 8π GTai . (4.13)
2
Deux constantes entrent dans ces équations : la constante de
Newton G, et la constante cosmologique λ. Leurs valeurs, actuel-
lement mesurées, sont
cm3 1
G ∼ 6, 67 × 10−8 , λ ∼ 1.11 × 10−56 . (4.14)
g s2 cm2
La première est à peu près connue depuis Newton, mais elle est au-
jourd’hui l’une des quantités fondamentales les moins précisément
mesurées en physique. La seconde n’a été mesurée qu’au cours de
la dernière décennie. Avant cette période, de nombreux théoriciens
(pas tous) s’attendaient, à tort, à ce qu’elle soit nulle ou négative.

Certains physiciens, notamment parmi ceux formés à la physique des


particules, pensent que la valeur « nue » de λ devrait être nulle, tandis que
sa valeur mesurée serait un effet purement quantique dû à des corrections
radiatives. Il n’y a aucune raison de s’attendre à cela. À cause de cette erreur,
beaucoup sont troublés par cette constante et prétendent, à tort, qu’elle re-
présente un mystère obscur, appelé « énergie noire ». La constante λ n’est ni
plus ni moins mystérieuse que la vingtaine d’autres constantes fondamen-
tales de la physique fondamentale actuelle. (Par exemple, dans une théorie
perturbative autour d’un espace plat, les corrections radiatives de la théorie
quantique des champs pour λ divergent comme une fonction polynomiale
de la coupure, à la manière de la masse du boson de Higgs.)

4.4. La source dans l’équation de champ


Le terme source Tab , dans le membre de droite des équations d’Ein-
stein, est le tenseur énergie-impulsion de la matière. Il s’agit d’un
champ qui décrit la densité, ainsi que le flux d’énergie et de quantité
de mouvement dans l’espace-temps. C’est l’analogue gravitationnel
du courant électromagnétique. La composante temps-temps (aux

87
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

indices supérieurs) du tenseur T oo donne la densité d’énergie, les


composantes temps-espace donnent le flux d’énergie et la densité de
quantité de mouvement, les composantes espace-espace donnent le
flux de quantité de mouvement. Voyons plus en détail comment ce
champ est défini.
Pour une particule unique se déplaçant le long de la ligne du
monde γ , c’est

T (x) = m dτ ẋ a ẋ b δ(x, x(τ )),
ab
(4.15)
γ

où δ(x, y) est la distribution delta de Dirac, définie par



d 4 x f (x) δ(x, y) = f (y). (4.16)

Autrement dit, T ab (x) est concentré le long de la ligne d’univers de


la particule, et il est proportionnel à mẋ a ẋ b = pa ẋ b . Dans le cas d’une
particule au repos, ẋ a = (1, 0, 0, 0), si bien qu’il n’y a ni quantité de
mouvement, ni flux d’énergie, et le tenseur d’énergie-impulsion a
pour seule composante T oo (x) ∼ m, concentrée sur la position de la
particule.
Le tenseur d’impulsion-énergie de l’électromagnétisme est
1
T ab = F ac F b c − g ab F cd Fcd , (4.17)
4
où, rappelons-le, les indices sont élevés et abaissés avec le tenseur
métrique. La recette générale pour calculer T ab et l’origine de ces
définitions se trouvent dans le chapitre suivant.

4.5. Les équations du vide


En relativité générale, une région où Tab = 0, c’est-à-dire sans ma-
tière, est appelée « vide ». En négligeant la constante cosmologique,
les équations d’Einstein s’y lisent comme suit
1
Rab − Rgab = 0. (4.18)
2
88
4. LES ÉQUATIONS DE BASE

En contractant avec g ab , nous obtenons R = 0. Réintégrant dans


(4.18), cela donne
Rab = 0. (4.19)
Autrement dit, en l’absence de matière, le tenseur de Ricci est nul.
Ce n’est pas une condition suffisante pour la platitude, si bien que,
en général, l’espace-temps peut être courbé même en l’absence de
matière. Et la matière ne suffit donc pas pour déterminer le champ
gravitationnel, comme les charges ne suffisent pas pour déterminer
le champ électromagnétique. Un espace-temps où le tenseur de Ricci
est nul partout est appelé espace-temps d’Einstein.
Ainsi : (Riemann=0)↔ espace plat. (Ricci=0)↔ espace vide.
Ces équations définissent la relativité générale. Elles sont suf-
fisantes pour prédire les ondes gravitationnelles, les trous noirs,
l’expansion de l’univers et le Big Bang, pour fonder la technologie
GPS et tout le reste.

89
5

L’ACTION

L’action d’Einstein-Hilbert
Toutes les équations dynamiques de la section précédente dé-
coulent d’un principe d’action. Quelques semaines, ou peut-être
même quelques jours, après qu’Einstein eut terminé les équations
de champ, David Hilbert, qui était en compétition avec Einstein
pour compléter la théorie, a trouvé une action à partir de laquelle les
équations d’Einstein peuvent être dérivées. Elle est très simple :

1 
S[g] = −g (R − 2λ) d 4 x, (5.1)
16πG
avec g = det(gab ). La dérivation des équations de champ à partir de
la variation de cette action est rapportée dans de nombreux ouvrages
et je ne la reproduirai pas ici.
Les mêmes équations de champ peuvent également être dérivées en no-
tation avec des formes, en considérant le champ de triade e et la connexion
de spin ω comme variables indépendantes, en écrivant l’action

S[e, ω] = ijkl R ij ∧ ek ∧ el (5.2)

où R ij est la courbure de ω, définie en (3.90). Ici, j’ai laissé tomber le terme


de constante cosmologique et la constante multiplicative globale, pour plus
de simplicité. Faire varier ω dans cette action donne l’équation (3.88), à
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

savoir la disparition de la torsion (c’est l’équation qui indique que ω est


la connexion de spin définie par e). La variation de e donne les équations
d’Einstein.
Il est possible d’ajouter un autre terme à l’action sans changer les
équations de champ :

1
S[e, ω] = ijkl R ij ∧ ek ∧ el + Rij ∧ ei ∧ ej . (5.3)
γ
Ce terme supplémentaire ne modifie pas la théorie classique mais a un
effet sur la théorie quantique, dans le cas de la gravité quantique à boucles,
comme nous allons le voir. La constante de couplage sans dimension γ est
appelée « paramètre de Barbero-Immirzi », ou « paramètre d’Immirzi ». Elle
est communément (mais pas toujours) supposée de l’ordre de l’unité.

Les actions de la matière


L’action d’une particule se déplaçant dans un champ gravitationnel
donné est extrêmement simple. Puisqu’une particule suit une géodé-
sique et qu’une géodésique est un extremum de la longueur, l’action
est simplement proportionnelle à la longueur 4d de la trajectoire,
qui elle-même se confond avec le temps propre le long de celle-ci. La
constante de proportionnalité est la masse, ce qui donne le couplage
correct avec le champ :

S = m ds. (5.4)

Explicitement


dx a (τ ) dx b (τ )
S[x] = m gab (x(τ )) dτ . (5.5)
dτ dτ
Remarquez que la trajectoire physique est un maximum de l’action
(comme cela est clair dans le cas de Minkowski) : la trajectoire iner-
tielle est la trajectoire où une horloge mesure la plus longue durée
entre deux points de l’espace-temps.
L’action de tout système interagissant avec la gravité s’obtient à
partir de l’action du système en relativité restreinte, en remplaçant

92
5. L’ACTION

les dérivées partielles par les dérivées covariantes, et la métrique de


Minkowski par le champ gravitationnel gab (x), ainsi qu’en rempla-
çant l’élément de volume d 4 X par l’élément de volume invariant

−g d 4 x, où g est le déterminant de gab .

La quantité −g d 4 x est appelée volume invariant, car elle ne change
pas lors d’un changement de coordonnées : l’élément de volume en co-
ordonnées, d 4 x, et le déterminant de la métrique se transforment comme
des puissances opposées du Jacobien de la transformation des coordonnées.
[Montrez-le !]

Par exemple, l’action du champ électromagnétique est la suivante



1 
S= d 4 x −g Fab Fcd g ac g bd (5.6)
4
et l’action d’un champ de Dirac

1 √
S= /
d 4 x e ψ̄ Dψ, (5.7)
4
où e est le déterminant de eai .
De manière générale, le tenseur d’impulsion-énergie Tab (x) d’une
composante de matière peut être calculé comme la dérivée de l’ac-
tion par rapport à la métrique. Si l’action de la matière est S[ϕ, gab ],
le tenseur du moment d’énergie peut être calculé comme
2 δS
T ab (x) = − √ . (5.8)
−g δgab (x)
C’est pourquoi il apparaît dans la partie droite des équations
d’Einstein.

Exercice : Déduisez les équations dynamiques du chapitre précédent


à partir de l’action donnée dans ce chapitre.

93
6

SYMÉTRIES
ET INTERPRÉTATION

Avant de commencer à utiliser les équations de la relativité géné-


rale pour décrire la nature, faisons une pause pour discuter de leur
interprétation. Celle-ci n’est plus controversée, mais elle est subtile,
et a mis du temps à être clarifiée. Pendant longtemps, les meilleurs
relativistes (y compris Einstein) ne savaient pas si les ondes gravita-
tionnelles étaient réelles ou des artefacts de jauge (Einstein a changé
d’avis deux fois à ce sujet), si la surface d’un trou noir était la fin du
monde (Einstein s’est trompé), si les équations admettaient des so-
lutions sans matière (Einstein a longtemps été convaincu à tort que
ce n’était pas le cas), etc. Soyons donc prudents.

La « signification des coordonnées »


Comme l’a dit Einstein lui-même, la difficulté est la « signification
des coordonnées ». Dans la physique antérieure à la relativité gé-
nérale, les coordonnées localisent les points et les événements, et
peuvent donner leurs distances par rapport à des objets de référence
fixes. Si je dis qu’un objet se trouve à la position de coordon-
nées cartésiennes X = 3, Y = 0, Z = 0, je dis que l’objet se trouve
à une distance d = 3 de l’origine, dans les unités que j’utilise.
En relativité générale, les coordonnées n’ont pas cette signification.
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Si je dis qu’un objet se trouve à la position de coordonnées géné-


rales x = 3, y = 0, z = 0, l’objet peut être à n’importe quelle distance
de l’origine des coordonnées. La distance est déterminée par gab (x),
et non par les coordonnées. Puisque je peux étiqueter les événe-
ments avec des coordonnées arbitraires, déclarer que, par exemple,
un événement se trouve aux coordonnées x = 3, y = 0, z = 0, t = 5,
n’apporte en soi aucune information.

Symétrie
D’un point de vue mathématique, la liberté de choisir les coordon-
nées se traduit par une sous-détermination de l’évolution dans les
équations de champ. Si gab (x) est une solution des équations d’Ein-
stein, il en va de même pour g̃ab (x) définie dans (3.30), que je répète
ici pour être complet :

∂x a ∂x b
gab (x) → g̃cd (x̃) = gab (x(x̃)), (6.1)
∂ x̃ c ∂ x̃ d
pour toute fonction lisse inversible x a (x̃). Il s’agit d’une symé-
trie de la théorie. On l’appelle covariance générale, ou invariance
par difféomorphisme, selon la façon dont on la considère (voir
ci-dessous).

La jauge
Si le changement de coordonnées x a → x̃ a (x) se réduit à l’iden-
tité antérieurement à un certain temps, on voit immédiatement
que le même champ gravitationnel peut évoluer dans le futur en
deux métriques différentes (gab et g̃ab ), en respectant les équations
d’Einstein dans les deux cas. Cela ne signifie pas que la théorie est
indéterministe. Cela signifie seulement que la symétrie (6.1) doit
être interprétée comme une invariance de jauge : c’est-à-dire que
les solutions des équations d’Einstein liées par (6.1) décrivent le
même espace-temps physique. Dans les applications, nous verrons
explicitement comment différentes métriques décrivent en fait la
même physique.

96
6. SYMÉTRIES ET INTERPRÉTATION

Ainsi, un espace-temps physique n’est pas décrit par un champ


gab (x) donné, mais plutôt par la classe d’équivalence de ces champs,
sous la transformation de jauge de type (6.1).
En présence de matière, la transformation définissant la classe
d’équivalence doit également concerner les champs de matière.
Par exemple, si la matière est décrite par le tenseur électromagné-
tique Fab , alors les histoires physiques du monde correspondent
aux classes d’équivalence des solutions (gab , Fab ) des équations de
champ couplées d’Einstein et de Maxwell, sous une transformation
de coordonnées commune sur gab et Fab .

L’indépendance du fond
L’invariance par difféomorphisme reflète le fait qu’en relativité géné-
rale, il n’existe pas d’« espace-temps de fond » fixe, par rapport auquel
les événements seraient localisés.
Ceci est dû au fait que la transformation (6.1) peut être interpré-
tée de deux manières différentes :
1. Covariance générale (ou « vision passive »). La carte x a →
x̃ a (x) peut être interprétée comme un changement de co-
ordonnées, c’est-à-dire comme un simple réétiquetage des
points : le point de coordonnées x a est étiqueté avec de
nouvelles coordonnées x̃ a . Interprétée de cette manière, la
symétrie (6.1) est appelée covariance générale.
2. Invariance par difféomorphisme (ou « vision active »).
Alternativement, la carte x a → x̃ a (x) peut être interprétée
comme définissant une application M , de la variété vers
elle-même. Dans ce cas, les coordonnées ne changent pas,
mais l’application envoie le point p de coordonnées x a
vers le point différent p̃ = M (p), de coordonnées x̃ a (x).
Vu de cette manière, les coordonnées n’ont aucune perti-
nence. Dans un langage indépendant des coordonnées, une
métrique riemannienne g attribue une distance dg (p, q) à

97
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

deux points quelconques. Et la distance définie par la mé-


trique transformée g̃ est

dg̃ (p, q) ≡ dg (M −1 (p), M −1 (q)). (6.2)

Remarquez que la distance entre les deux points p et q est


différente dans les deux cas :

dg̃ (p, q) = dg (p, q) (6.3)

alors que les deux métriques sont physiquement indiscer-


nables. Cela semble mystérieux au premier abord, et n’a rien
à voir avec les coordonnées.
La solution de cette apparente énigme est d’une impor-
tance majeure. Elle réside dans le fait que les points physiques
ne sont pas définis par eux-mêmes. Ils sont uniquement dé-
finis par les solutions des équations du mouvement, par les
champs, par les positions des particules et par la géométrie.
Autrement dit, les positions ne sont définies que par
rapport aux champs physiques dynamiques (y compris la
métrique). Ceci est profondément différent de ce qui se
passe en physique hors relativité générale, où nous suppo-
sons les points physiques de l’espace-temps bien définis (par
exemple par leurs distances par rapport aux axes d’un cadre
de référence) indépendamment des champs dynamiques.
Imaginez par exemple un espace compact dont la géométrie
est — disons — presque sphérique, à l’exception d’une bosse (une
montagne) au-dessus du point p. Imaginez ensuite un espace com-
pact dont la géométrie est presque sphérique, à l’exception d’une
bosse (une montagne) sur un autre point Q. Ces deux géométries
représentent la même configuration physique, car l’emplacement
de la bosse par rapport à la variété sous-jacente seulement, n’a au-
cune signification physique. Seul l’emplacement relatif des entités
dynamiques a une signification physique. Voir figure (6.1).

98
6. SYMÉTRIES ET INTERPRÉTATION

P P

Q Q

Figure 6.1 Un exemple simple d’indépendance du fond : deux métriques, avec


chacune une bosse à deux endroits différents, sont physiquement indiscernables, car en
relativité générale, l’emplacement est uniquement défini par la géométrie elle-même
(ainsi que par tout autre champ dynamique, s’il est présent). Par conséquent, le
point p du panneau de gauche doit être identifié au point Q du second : défini
par l’emplacement de la bosse.

6.1. Temps et énergie


Différentes notions de temps
La relativité générale est formulée en termes de champs. Ceux-ci
dépendent de coordonnées x a , qui peuvent inclure (ou non) une
coordonnée « temps » x 0 = t. Cette formulation semble identique à
celle des théories des champs autres que la relativité générale, comme
la théorie de Maxwell, mais la similitude est trompeuse. Alors que,
dans les équations de Maxwell, la coordonnée t indique la quantité
mesurée par une horloge, ce n’est pas du tout le cas dans les équa-
tions d’Einstein : la coordonnée t n’indique pas le temps mesuré par
une horloge. En général, elle n’indique rien de physique ou de mesu-
rable. Le « temps » mesuré par une horloge se déplaçant le long d’une
courbe γ : τ → γ a (τ ) entre deux événements est, je le rappelle, son
temps propre 

dγ a dγ b
T= gab dτ . (6.4)
γ dτ dτ
Puisque la durée propre (durée de temps propre) entre deux évé-
nements spatio-temporels dépend du chemin γ , il n’y a en général

99
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 6.2 Laquelle des deux horloges mesure le temps réel ? Laquelle mesure le
temps le plus long ?

aucun moyen de définir une coordonnée temporelle physique, que


l’on pourrait attribuer aux événements spatio-temporels.
La relativité générale traite donc l’évolution et la temporalité
d’une manière profondément différente de la physique pré-relativité
générale. Cette dernière considère l’évolution des variables physiques
au fil du temps, alors que l’évolution en relativité générale doit
être interprétée autrement : non pas comme une évolution des va-
riables physiques par rapport à une grandeur indépendante qu’on
appellerait « le temps ». Mais comme évolution relative des variables
physiques les unes par rapport aux autres. Et parmi ces nombreuses va-
riables physiques, il y a les différents temps propres mesurés par les
différentes horloges.
Exemple : Imaginez que vous tenez deux horloges identiques. Vous en
gardez une dans votre main. Vous lancez l’autre vers le haut : elle monte,
puis retombe à cause de la gravité. Puis vous la rattrapez à nouveau (figure
6.2). Ayant suivi deux trajectoires différentes, les deux horloges auront
mesuré des durées propres différentes. Soit T1 le temps propre mesuré

100
6. SYMÉTRIES ET INTERPRÉTATION

par l’horloge dans votre main, et T2 le temps propre mesuré par l’horloge
lancée. Question : la théorie nous dit-elle comment évolue T1 en fonction
du temps propre T2 , ou plutôt comment évolue T2 en fonction du temps
propre T1 ? La question n’a aucun sens car il n’existe aucun « temps réel ».
La théorie nous indique la relation entre ces deux grandeurs.

Exercice : Plus tard, nous calculerons exactement la différence entre T1


et T2 dans l’exemple. Mais les informations données jusqu’à présent sont
suffisantes pour répondre à la question : laquelle des deux durées propres T1
et T2 est la plus longue ?
Attention ! La relativité restreinte et la relativité générale donnent des
prédictions opposées !
Indice : laquelle des deux horloge suit une géodésique ?

L’énergie du champ gravitationnel


L’énergie est la quantité conservée, du fait de l’invariance d’une
théorie sous les translations temporelles. La relativité générale est
évidemment invariante sous toute translation d’une coordonnée
temporelle t. Mais en raison de l’invariance sous les transformations
de coordonnées, cette translation est une symétrie de jauge locale.
Or les générateurs des symétries de jauge locales sont toujours nuls.
Il s’ensuit immédiatement qu’en relativité générale l’énergie totale,
ainsi définie, est toujours nulle.
Cette conclusion peut paraitre surprenante à première vue. Mais
elle découle également d’une analyse canonique complète de la théo-
rie (que je ne présente pas ici) : pour toute théorie généralement
covariante, la densité hamiltonienne s’évanouit identiquement sur
toutes les solutions.
Une autre façon de voir le même résultat est de calculer la
composante temps-temps des équations d’Einstein, dans la jauge
g00 = 1, g0i = 0. Il est facile de voir que le membre de gauche de
ces équations n’a pas de dérivées secondes par rapport à la coor-
donnée temporelle [montrez-le !]. Il ne s’agit donc pas d’une équation

101
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

d’évolution, mais d’une contrainte sur les conditions initiales, qui


se constituent des champs et de leurs dérivées premières (comme
pour la première équation de Maxwell correspondante). Le membre
de droite de l’équation, cependant, est la densité d’énergie de la
matière. Le membre de gauche, fonction de la métrique et de ses
dérivées premières, représente la densité d’énergie du champ gravi-
tationnel (dans cette jauge). Il est toujours exactement égal, et de
signe opposé, à la densité d’énergie de la matière, de sorte que la
densité d’énergie totale est nulle en tout point.
Autre façon encore de considérer le même résultat : nous avons
vu que le tenseur impulsion-énergie de la matière, Tab , est obtenu
comme la variation de l’action de la matière par rapport à gab . Le
tenseur impulsion-énergie total est obtenu comme la variation de
l’action totale par rapport à gab . Or celle-ci est évidemment nulle
puisque c’est l’équation du mouvement.
Dans certaines conditions particulières, il est possible de défi-
nir des notions spécifiques d’énergie. Par exemple, on peut attribuer
une énergie globale à un système isolé entouré d’un espace suffi-
samment plat, en choisissant comme générateurs de transformations
temporelles les translations temporelles dans cet espace plat.
De même, une onde gravitationnelle faible peut être consi-
dérée comme une perturbation se déplaçant dans un espace de
Minkowski, et nous pouvons lui attribuer une énergie. Mais la perti-
nence de ces notions d’énergie, et d’autres notions similaires, ne tient
que dans des situations particulières. En général, la notion d’énergie
n’est tout simplement pas pertinente pour le champ gravitationnel.
Il s’agit d’une autre conséquence radicale de l’indépendance du
fond de la théorie, c’est-à-dire du fait qu’en relativité générale, les
événements physiques, décrits par les champs et les particules, sont
localisés uniquement les uns par rapport aux autres.

Les conséquences complètes de cette indépendance du fond


s’éclairciront par la suite, en utilisant la théorie de manière explicite.
Il est enfin temps de s’y mettre.

102
TROISIÈME PARTIE
APPLICATIONS
7

L A LIMITE NEWTONIENNE

7.1. La métrique dans la limite newtonienne


Considérons une situation physique statique, en physique newto-
nienne, où le potentiel newtonien est faible. Nous voulons voir à
quoi ressemble ce régime en relativité générale. Puisque tout est sta-
tique, nous pouvons trouver des coordonnées telles que le champ
métrique est indépendant de la coordonnée temporelle. Nous pou-
vons nous inspirer du cas de Maxwell, où un choix de la jauge permet
d’écrire le champ statique comme contenant uniquement la compo-
sante temporelle du potentiel de Maxwell Aa (x) = ((x), 0, 0, 0).
Cela suggère de décrire ce régime, de manière analogue, par seule-
ment la composante temporelle de gab (x) différant de celle dans la
métrique de Minkowski : en écrivant le champ sous la forme
⎛ ⎞
−(1 + 2φ(x)) 0 0 0
⎜ 0 1 0 0 ⎟
gab (x) = ⎜

⎟ (7.1)
0 0 1 0 ⎠
0 0 0 1
(La raison de l’insertion du facteur 2 sera bientôt claire). Comme
déjà mentionné, il est conventionnel d’écrire un champ gravita-
tionnel en utilisant explicitement la forme compacte (3.17), ce qui
donne pour l’équation (7.1)
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

ds2 = −(1 + 2φ(x)) dt 2 + dx 2 + dy2 + dz 2 . (7.2)


Voyons comment une particule, initialement au repos dans ces co-
ordonnées, se déplace selon cette métrique. La ligne d’univers d’une
particule au repos, disons à l’origine, est x a (τ ) = (τ, 0, 0, 0), donc
ẋ a = (1, 0, 0, 0), par conséquent l’équation géodésique se réduit à
ẍ a + oo
a
= 0. (7.3)
Considérons les composantes spatiales de cette équation, en limitant
l’indice a à l’espace. Puisque la métrique est indépendante du temps,
la connexion de Levi-Civita se réduit à
a 1
oo = g ab (−∂b goo ) = −ηab (∂b φ), (7.4)
2
où nous avons remplacé, dans la dernière égalité, l’inverse de la mé-
trique par la métrique de Minkowski parce que nous travaillons
au premier ordre, dans la limite du champ faible, par rapport à
Minkowski. Cela donne
x¨ = −∇φ. (7.5)
C’est précisément l’équation qui donne le mouvement d’une
particule dans un potentiel newtonien φ(x) ! Nous en concluons
immédiatement qu’une particule dans la métrique (7.2) se déplace
précisément comme une particule dans un potentiel newtonien
φ(x).

7.2. La force de Newton


Quelles sont les conditions que les équations d’Einstein imposent
à (7.2) ? Si l’on suppose un tenseur d’énergie-impulsion statique,
constitué de la seule composante T oo = ρ, la densité de matière, et
si l’on insère (7.2) dans les équations d’Einstein, on obtient avec un
peu de travail, à l’ordre linéaire dans le champ faible φ, au premier
ordre pertinent en 1/c, et en négligeant la constante cosmologique
(qui est petite)

106
7. LA LIMITE NEWTONIENNE

φ = 4πGρ, (7.6)
où  = ∂ 2 /∂x 2 + ∂ 2 /∂y2 + ∂ 2 /∂z 2 est l’opérateur de Laplace.
C’est précisément l’équation (de Poisson) satisfaite par le potentiel
newtonien ! Pour une masse M concentrée à l’origine, cela donne
le potentiel φ = −GM /r [Montrez que cela satisfait (7.6)] et donc
la force (1.6) entre deux masses. Ainsi, la relativité générale resti-
tue la gravitation universelle newtonienne complète, dans la limite
statique du champ faible.
Autour d’une masse M , le potentiel newtonien est φ = − GM r , où
r est la distance à la masse. Par conséquent, dans cette approxima-
tion, la géométrie de l’espace-temps autour de cette masse est donnée
par la métrique
2GM
ds2 = − 1 − c 2 dt 2 + dx 2 + dy2 + dz 2 , (7.7)
c2r
dans laquelle j’ai réintroduit c = 1 (d’une manière fixée par l’analyse
dimensionnelle). À la surface de la Terre, M = M⊕ et r = r⊕ , et cela
donne
2GM⊕ 2×6.67×10−8 cm3 /gs2 ×5.972×1024 kg
= ∼1.3×10−9 .
c 2 r⊕ (3×108 m/s)2 ×6, 371 km
(7.8)
Par conséquent, la correction à la métrique de Minkowski dans
notre environnement est de l’ordre du milliardième. Comme le
montrent les équations de ce paragraphe, c’est suffisant pour pro-
voquer la chute des corps : celle-ci correspond aux géodésiques de
cette métrique aussi légèrement altérée.

7.3. La « dilatation du temps » en relativité


générale
Jusqu’à présent, nous avons retrouvé la physique connue, comme
une limite de la relativité générale. Venons-en maintenant à la
première prédiction véritablement nouvelle de la théorie.

107
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

altitude

t temps

Figure 7.1 Le temps passe plus vite en altitude : deux horloges égales sont séparées
et maintenues à des altitudes différentes. Lorsqu’elles sont remises ensemble, celle du
bas retarde par rapport à l’autre.

À la surface de la Terre, le potentiel gravitationnel vaut φ = gh,


où g ∼ 9.8m/s2 et h est l’élévation verticale. Par conséquent, la
métrique est, approximativement,

ds2 = −(1 + 2gh) dt 2 + dx 2 + dy2 + dz 2 . (7.9)

Prenez deux horloges égales. Gardez-en une au niveau du sol et éle-


vez la seconde à l’altitude h, pendant une valeur t de la coordonnée
temporelle. Ramenez-la ensuite au niveau du sol et comparez les in-
dications des deux horloges. Voir la figure 7.1. Pendant l’intervalle t,
la durée propre Tdown mesurée par l’horloge au sol est t, car à h = 0
la métrique est celle de Minkowski. Mais ce n’est pas le cas pour
l’horloge supérieure : elle indique le temps propre
 t
Tup = (1 + 2gh)dt 2 ∼ (1 + gh) t > Tdown . (7.10)
0

Ce résultat est assez spectaculaire : une horloge tourne plus vite si


elle se trouve à une altitude plus élevée. La différence relative entre
les durées mesurées est de
T Tup − Tdown gh
= = 2. (7.11)
T Tdown c

108
7. LA LIMITE NEWTONIENNE

À h = 1m, cela donne


T 9.8m/s2 × 1m
= ∼ 10−16 . (7.12)
T (3 × 108 m/s)2
Cela signifie que si une horloge est maintenue 1 mètre plus haut
qu’une autre pendant cent jours (∼ 107 s), l’horloge inférieure retar-
dera de ∼ 1ns par rapport à elle.
Les meilleures horloges actuelles ont une précision supérieure à
10−16 et cet effet a été largement vérifié en laboratoire : le « temps
passe » plus vite pour la tête que pour les pieds.
L’intuition d’Einstein, selon laquelle la gravité peut être comprise
comme une modification de la géométrie de l’espace-temps, conduit
à une prédiction physique immédiate, aujourd’hui vérifiée en labo-
ratoire : les horloges tournent plus lentement si elles se trouvent plus
bas dans le potentiel gravitationnel.

La gravité newtonienne comme effet de la dilatation du temps


Un moment de réflexion sur les résultats des sections 7.1 et 7.3
conduit à une interprétation assez spectaculaire. Une masse soumise
à la force gravitationnelle suit une géodésique, dans un espace-temps
dont la seule différence avec celui de Minkowski réside dans une mo-
dification locale de g00 , c’est-à-dire une modification de la « vitesse
locale » à laquelle le temps s’écoule (par rapport à la vitesse à laquelle
il s’écoule ailleurs.) Par conséquent, en relativité générale, nous pou-
vons dire que les choses tombent vers un objet massif parce que sa
masse ralentit le temps dans son voisinage.

Le niveau des effets gravitationnels


Si la correction à la métrique de Minkowski est d’ordre 10−9 (équation
(7.8)), pourquoi l’effet sur les horloges n’est que d’ordre 10−16 (équation
(7.12)) ? La raison est liée à la liberté de choix des coordonnées. Si
la correction φ(x) à la métrique de Minkowski était constante dans
l’espace, cela se réduirait à un changement trivial de coordonnées,

109
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

sans aucun effet physique. Ce qui compte ici est le gradient de φ(x) et,
multiplié par le déplacement h considéré, cela donne la valeur la plus faible.

Exercice : Lancer une horloge vers le haut


La figure 6.2 montre une horloge, projetée vers le haut avec une vitesse
initiale vo . La valeur qu’elle indique est comparée à celle d’une horloge qui
est restée dans vos mains. Calculez le mouvement de l’horloge en utilisant
la mécanique newtonienne élémentaire ; puis la différence entre les temps
mesurés par deux horloges (i) selon la relativité restreinte et (ii) selon
la relativité générale. Pourquoi obtenez-vous des signes opposés ? Qui a
raison ?

Exercice : le GPS
Le système de positionnement global (GPS) fonctionne avec des hor-
loges de précision embarquées à bord de satellites en orbite autour de la
Terre. Une horloge embarquée tourne plus vite que les horloges terrestres,
en raison de la dilatation du temps indiquée par la relativité générale étu-
diée dans ce chapitre. Mais comme une horloge en orbite se déplace par
rapport à la Terre, elle tourne aussi plus lentement à cause de la dilatation
temporelle de Lorentz. Les deux effets, de signes opposés, dépendent dif-
féremment de l’altitude. Il pourrait donc y avoir une altitude où les deux
effets s’annulent. Trouvez cette altitude !
Solution. A une distance r du centre de la Terre, un satellite a une ac-
célération gravitationnelle a = GM /r 2 . En supposant son orbite circulaire,
cette accélération est compensée par l’accélération centrifuge a = v2 /r.
Donc GM /r 2 = v2 /r si bien que la vitesse à l’altitude r est v2 = GM /r.
La dilatation temporelle cinématique, donnée par la relativité restreinte
comme (1.4), vaut
 1 v2 1 GM
TRR /T = 1 − γ = 1 − 1 − v2 /c 2 ∼ 2 = . (7.13)
2c 2 rc 2
La dilatation temporelle gravitationnelle est donnée par la relativité géné-
rale ; mais pas par la formule (7.10), car un satellite orbite en dehors de
l’approximation où le potentiel newtonien est gh. Le potentiel newtonien
est plutôt φ = GM /r. Par conséquent, (7.10) devient

110
7. LA LIMITE NEWTONIENNE

 t
GM
Tup = (1 + 2φ)dt 2 ∼ (1 + φ)t = 1 − t > Tdown
0 r
(7.14)
GM
= 1− t,
R
où R est l’altitude de l’horloge inférieure, soit ici le rayon de la Terre. Il
s’ensuit que
Tup − Tdown GM GM
TRG /T = = 2 − 2. (7.15)
Tdown rc Rc
Les deux dilatations temporelles s’équilibrent lorsque
1 GM GM GM
− = 2 − 2. (7.16)
2 rc 2 rc Rc
ce qui donne
3
r = R. (7.17)
2
Le rayon de la Terre étant de ∼ 6000km, l’altitude de l’orbite où la
dilatation temporelle disparaît est de h = r − R ∼ 3000km. Sur des orbites
plus basses, la vitesse orbitale est plus élevée, et l’effet cinématique (rr) est
donc plus fort, tandis que l’effet gravitationnel (relativité générale) est plus
faible, car la différence de potentiel est moindre. Les horloges tournent
donc plus lentement. Sur les orbites supérieures, elles tournent plus vite.

Exercice : Le GPS sans la relativité générale


Les satellites du système américain GPS orbitent à un rayon de R ∼
26 600 km. Calculez le temps qu’il aurait fallu au système, pour accumuler
une erreur de localisation de 3 km sur la Terre, s’il avait été mis en place
avant la découverte de la relativité générale, et donc en ignorant les effets
de cette dernière.
Solution. Les signaux du GPS se déplacent à la vitesse de la lumière. Ils
couvrent donc une longueur l = 3 km en un temps  T = l/c ∼ 10−5 s.
La correction relativiste est la suivante :
GM GM
T /T = 2
− 2 ∼ 10−9 (7.18)
R⊕ c Rc

111
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Donc T = T /10−9 ∼ 104 s : moins de trois heures. La compréhension


de la relativité générale a joué un rôle clé dans la construction des systèmes
de navigation tels que le GPS.

Exercice : L’horloge au centre de la Terre


Une horloge est placée au centre de la Terre. Calculez son retard par
rapport à une horloge placée à la surface de la Terre, après une année.

112
8

ONDES LES
GRAVITATIONNELLES

Le chapitre précédent a étudié la limite newtonienne de la RG, qui


correspond à la solution de Coulomb des équations de Maxwell.
Nous étudions maintenant les ondes gravitationnelles, qui corres-
pondent à la solution des ondes électromagnétiques des équations
de Maxwell.
Einstein a été confus quant à la réalité des ondes gravitationnelles.
Il a d’abord pensé qu’elles étaient réelles, par analogie avec l’électro-
magnétisme. Plus tard, il a changé d’avis et s’est convaincu qu’il n’y
avait pas d’ondes gravitationnelles (nous verrons pourquoi). Puis il
a de nouveau changé d’avis et décidé qu’elles étaient bien réelles.
La communauté scientifique est elle aussi restée longtemps perplexe,
au cours des décennies suivantes. La discussion fut réglée dans les
années 1960, principalement grâce aux travaux de Felix Pirani et
Hermann Bondi1 . Les preuves indirectes de la réalité de ces ondes
n’ont cessé de croître dans les années 1970. La recherche pour les
détecter directement a commencé peu après et a duré plus de trente
ans.
1. H. Bondi, F. A. E. Pirani, I. Robinson (1959). « Les ondes gravitationnelles dans la
relativité générale III : les ondes planes exactes ». Proc. Roy. Soc. A. 251 (1267) : 519-533
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La détection directe des ondes gravitationnelles a finalement été


réalisée en 20152 . Elle a conduit au prix Nobel en 2017, couronnant
une saga longue d’un siècle.

Les ondes électromagnétiques


Rappelons brièvement la théorie des ondes électromagnétiques, qui
constitue un bon modèle pour les ondes gravitationnelles. Le champ
électromagnétique est décrit par le potentiel Aa . Il obéit, en l’absence
de charges, à l’équation de champ

∂a F ab = 0, (8.1)

où Fab = ∂a Ab − ∂b Aa . En insérant ceci dans l’équation, on obtient

∂ a ∂a Ab − ∂b ∂a Aa = 0. (8.2)

Cette équation peut être simplifiée en utilisant l’invariance de jauge


de la théorie. Les champs Aa et

Ãa = Aa + ∂a λ (8.3)

sont jauge–équivalents (ce qui veut dire qu’ils sont reliés par une
transformation de jauge et donc physiquement équivalents). En sé-
lectionnant λ de manière appropriée, nous pouvons donc choisir
une jauge où ∂a Aa = 0, ce qui réduit l’équation à

∂ a ∂a Ab = 0. (8.4)

C’est l’équation d’onde pour chaque composante de Ab = (Ao , A).


Nous n’avons pas exploité entièrement l’invariance de jauge, car
nous pouvons encore fixer Ao = 0. Avec la condition de jauge, cela
donne div A = 0. Par conséquent, les équations pertinentes sont

∂ a ∂a A = 0, div A = 0. (8.5)

2. Abbott, Benjamin P. ; et al. (LIGO Scientific Collaboration and Virgo Collaboration)


(2016). « Observation d’ondes gravitationnelles provenant d’une fusion de trous noirs binaires ».
Phys. Rev. Lett. 116 (6) : 061102

114
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

La première est résolue par toute combinaison linéaire d’ondes


planes de la forme (partie réelle de)

A(x, t) =  eik·x−ωt , (8.6)


où  est un vecteur de polarisation constant, et avec la condition
ω2 = |k|2 . La seconde implique que

 · k = 0, (8.7)
ce qui exprime que la polarisation de l’onde est transversale par
rapport à la direction de propagation. Par exemple, une onde se
propageant dans la direction z a deux composantes :
A(x, t) = (x , y , 0) sin(k(z − t)). (8.8)
Remarquez que l’onde reste inchangée si nous la faisons pivoter d’un
angle π le long de l’axe de propagation. C’est une façon de dire
qu’elle a un spin 1.
Nous pouvons maintenant revenir à la gravité, en utilisant les
ondes électromagnétiques comme modèle.

Les ondes gravitationnelles linéaires


Les équations d’Einstein prédisent des ondes planes de faible am-
plitude : de petites ondulations de la géométrie perturbant l’espace-
temps plat. En supposant la métrique presque plate, nous pouvons
écrire
gab (x) = ηab + hab (x), (8.9)
où η est la métrique de Minkowski et les entrées de la matrice
hab sont petites par rapport à l’unité. À partir de maintenant, nous
négligerons les termes quadratiques, ou d’ordre supérieur, dans hab .
Une transformation de jauge (6.1) conserve la forme (8.9),
si x̃ a (x) = x a + λa (x) avec λ petit. Au premier ordre en λ, elle
transforme la métrique selon

h̃ab = hab + ∂a λb + ∂b λa . (8.10)

115
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

(Comparez avec (8.3).) Il n’est pas difficile de montrer que l’uti-


lisation de cette transformation de jauge permet d’amener hab à
satisfaire les trois conditions de jauge

∂ a hab = 0, ηab hab = 0, hoa = 0. (8.11)

En insérant (8.9) dans les équations d’Einstein du vide, et en


éliminant tous les termes quadratiques en hab , nous obtenons une
équation aux dérivées partielles du second ordre. À l’ordre linéaire
en h, nous avons
a 1
bc = ηad (∂b hdc + ∂c hdb − ∂d hbc ). (8.12)
2
Et le tenseur de Riemann se réduit alors à
1
R a bec =∂e bc
a
−(e↔c)= ηad (∂e ∂b hdc +∂e ∂c hdb −∂e ∂d hbc )−(e↔c),
2
(8.13)
soit
1
R a bac = (∂ d ∂b hdc − ∂ d ∂d hbc − ηda ∂c ∂b hda + ∂c ∂ d hbd ). (8.14)
2
Et en utilisant la condition de jauge, les équations du vide, sans
constante cosmologique, Rab = 0 se réduisent à l’équation d’onde

∂ d ∂d hab = 0. (8.15)
Cette dernière est résolue par des combinaisons linéaires d’ondes
planes
hab (x, t) = ab eik·x−ωt (8.16)
où, comme ci-dessus, ω2 = |k|2 ; tandis que ab est symétrique, n’a
que des composantes spatiales, est sans trace (ηab ab = 0) et transver-
sal (ka ab = 0). Par exemple, une onde se déplaçant dans la direction
z est de la forme
⎛ ⎞
0 0 0 0
⎜ 0 + × 0 ⎟
hab (x, t) = ⎜ ⎟
⎝ 0 × −+ 0 ⎠ sin(k(z − t)). (8.17)
0 0 0 0

116
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

Les éléments de métrique, pour les deux polarisations respective-


ment, sont donc
 
ds2 = −dt 2 + 1 + + sin(k(z − t)) dx 2
 
+ 1 − + sin(k(z − t)) dy2 + dz 2 (8.18)

et

ds2 = −dt 2 + dx 2 + dy2 + dz 2 + 2× sin(k(z − t)) dx dy. (8.19)

Il s’agit de deux ondes gravitationnelles planes. Un moment de ré-


flexion montre que la seconde est juste la première tournée de 45
degrés autour de l’axe z, et chacune d’entre elles se retransforme en
elle-même pour une rotation de π/2. C’est une façon de dire que
ces ondes sont de spin 2.
Remarquez que si les (8.8) sont des solutions exactes des équa-
tions de Maxwell, ces ondes ne sont que des solutions approxima-
tives des équations d’Einstein. Cela implique que (8.18) et (8.19)
décrivent des ondes réelles uniquement si les amplitudes (sans di-
mension) × et + sont petites. Si les amplitudes sont grandes, des
effets non linéaires non négligeables s’installent.

8.1. L’effet sur la matière


Quand une onde électromagnétique plane atteint l’emplacement
d’une charge, celle-ci oscille de haut en bas, déplacée par le champ
électrique oscillant. Que se passe-t-il quand une onde gravita-
tionnelle arrive là où se trouve une masse ? Calculons cela, et
préparez-vous à une surprise.
Prenons une masse initialement immobile, à l’origine. Donc ẋ a =
(1, 0, 0, 0). Son équation géodésique est donc

ẍ a + oo
a
= 0. (8.20)

Il est immédiat de voir que oo a disparaît pour une onde gra-

vitationnelle, car toutes les composantes hoa de h disparaissent.

117
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Par conséquent, ẍ a = 0, la particule ne se déplace pas ! Ce ré-


sultat surprenant est d’abord déroutant : qu’est-ce qu’une onde
gravitationnelle si elle ne déplace pas une masse ?
Il n’est pas étrange que tout le monde ait été dérouté pendant si
longtemps par les ondes gravitationnelles !

La solution de l’énigme
La solution de l’énigme consiste à rappeler que les coordonnées ne
signifient rien en relativité générale. Le fait que les coordonnées
restent constantes n’a aucune signification physique. Tout objet en
mouvement peut être décrit par des coordonnées qui ne changent
pas : il suffit de définir les coordonnées à partir de l’objet lui-même.
Pour comprendre ce qui se passe, nous devons considérer deux
masses. Supposons une masse à l’origine (x = y = z = 0), et une
masse aux coordonnées y = z = 0, mais avec x = L = 0. Alors même
si aucune des deux masses ne se déplace dans ces coordonnées, leur
séparation change. Elle est en effet donnée par
 L 
√ L
D= gxx dx = 1 + + sin(k(z − t))L ∼ L + + sin(ωt).
o 2
(8.21)
La distance physique, géométrique, entre les deux particules oscille
avec le temps !
Considérons par exemple une règle, et deux masses libres de se
déplacer près d’elle. La règle est (approximativement) rigide, si bien
que les contraintes gravitationnelles (autrement dit, les forces de
marée) ne la déforment pas beaucoup. La distance entre ses deux
extrémités reste la même. Mais les masses sont écartées par la gravité
et se déplacent par rapport à la règle.
Est-ce la règle qui s’étire et se comprime alors que les masses ne
bougent pas, ou bien la tige reste-t-elle immobile alors que les masses
bougent ?
La question n’a aucun sens !

118
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

Il n’y a pas de notion absolue de « mouvement » en relativité géné-


rale. Il faut se référer à quelque chose ! Les deux images de la figure
8.1 sont deux façons de décrire la même réalité physique : que la
règle et les masses se déplacent l’une par rapport à l’autre. La dif-
férence, sur la figure, réside uniquement dans la manière dont le
mouvement est représenté par rapport au fond de la page du livre :
dans la nature, il n’y a pas de fond similaire.

La logique des antennes gravitationnelles actuelles


De manière équivalente, imaginez que nous envoyons des impul-
sions lumineuses depuis une masse vers la seconde, où est placé
un miroir qui réfléchit ces impulsions. Imaginez que nous chro-
nométrions le temps de parcours aller-retour des impulsions (en
mesurant le temps propre d’une des masses, entre le départ et le
retour de l’impulsion lumineuse). D’après l’équation du rayon lumi-
neux ds = 0, nous voyons que la « vitesse de la lumière », exprimée
dans les coordonnées que nous utilisons, varie avec le temps :
dx 1
= 1 − + sin(k(z − t)). (8.22)
dt 2
temps

temps

Figure 8.1 L’effet d’une onde gravitationnelle sur deux masses à côté d’une règle.
À gauche : les masses ne bougent pas et la règle, qui mesure la distance, oscille. À
droite : la règle garde sa forme et les positions des masses oscillent. Ces deux images
représentent la même réalité physique : le mouvement des masses par rapport à la tige.
Étudiez l’image avec soin : si elle vous est claire, l’indépendance du fond vous est claire.

119
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Nous verrons donc que le temps de parcours oscille. Cela ne dépend


pas des coordonnées utilisées.

Action d’une onde sur un cercle de masses


Enfin, remarquez que dans (8.18) la variation de gxx et la variation
de gyy sont en opposition de phase (à cause du signe moins dans
la seconde). Cela signifie que lorsque la direction x se rétracte, la
direction y se dilate, et vice versa. Un anneau de particules dans le
plan x − y se déplacerait (par rapport à un panneau rigide) comme
dans la figure 8.2 lorsqu’une onde gravitationnelle en provenance
de la direction z les frappe : elle produira un ovale qui oscille,
en phases opposées, dans les directions perpendiculaires. L’effet de
l’onde (8.19) est le même, mais pivoté de 45 degrés [montrez-le !].

8.2. Production et détection


Le dipôle électromagnétique
Pour engendrer une onde électromagnétique, il faut une distribution de
charges variant dans le temps. De manière générale, toute distribution
y
+

x
y
×

Figure 8.2 Le mouvement d’un anneau de particules sous l’effet d’une onde
gravitationnelle se déplaçant perpendiculairement au plan du papier. En haut : la
polarisation +. En bas : la polarisation ×. Remarquez que les deux sont tournées
de 45 degrés l’une par rapport à l’autre.

120
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

isolée de charges ρ(x, t) peut être développée dans un développement


multipolaire. Les termes les plus bas sont la charge totale

q(t) = ρ(x, t) d 3 x, (8.23)

puis le dipôle 
i
d (t) = ρ(x, t)x i d 3 x. (8.24)
Une variation temporelle de q(t) produirait une onde à symétrie sphérique,
mais la conservation de la charge interdit la variation de q(t). Par consé-
quent, il n’existe pas d’ondes électromagnétiques à symétrie sphérique et,
à l’ordre suivant, les ondes électromagnétiques sont dipolaires. Elles sont
générées par un dipôle d i (t) variant dans le temps. Un dipôle oscillant est
par exemple produit par des charges se déplaçant de haut en bas dans une
antenne.

Le quadripôle gravitationnel
Une onde gravitationnelle est produite par une distribution variable
de masse-énergie. Une distribution d’énergie ρ(x, t) peut elle aussi
être soumise à un développement multipolaire. Les termes les plus
bas sont l’énergie totale et le dipôle. La conservation de l’énergie
interdit à l’énergie totale de varier dans le temps. Mais la conserva-
tion de la quantité de mouvement interdit également au dipôle de
varier, car sa dérivée temporelle s’identifie précisément à la quantité
de mouvement totale. Par conséquent, les ondes gravitationnelles ne
sont générées que par l’ordre suivant de l’expansion : le quadripôle

q (t) = ρ(x, t)x i x j d 3 x.
ij
(8.25)

Un quadripôle oscillant peut être produit par deux masses reliées


par un ressort oscillant, ou bien par deux masses en orbite l’une
autour de l’autre. L’onde émise a une structure quadripolaire, qui se
reflète dans la façon dont son passage affecte les masses, comme le
montre la figure 8.2 : remarquez en effet que le dipôle d’un groupe
de masses se déplaçant comme dans la figure est constant.

121
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Question (difficile) : Deux petites masses en orbite l’une autour


de l’autre suivent des géodésiques. Dans son référentiel local, chacune
est en chute libre, a une accélération nulle et n’émet donc aucun
rayonnement. Pourquoi les deux masses émettent-elles un rayonnement ?
C’est l’une des premières sources de confusion concernant l’émission
gravitationnelle. Conseil : dessinez les lignes de Faraday d’une charge
électrique tombant sur la surface de la terre, en tenant compte de la
vitesse finie de propagation de l’information.

À partir de la version linéarisée de ses équations, Einstein a dé-


rivé une formule pour la valeur de la perturbation hij de la métrique
de Minkowski, à une distance r d’un quadripôle variable. Cette for-
mule, analogue à une contrepartie électromagnétique similaire, est
appelée la formule du quadrupole d’Einstein :
2G
hij (r, t) = Ïij (t − r/c), (8.26)
rc 4
où j’ai rétabli les unités physiques. Le double point indique la déri-
vée seconde en temps, et Iij = qij − 13 δij δlm qlm . Je ne donne pas la
dérivation de cette formule. Il n’est pas difficile de montrer, à par-
tir d’elle, que la puissance rayonnée par une distribution d’énergie
variable, c’est-à-dire sa luminosité gravitationnelle, vaut
G ... ...ij
P=  I ij I , (8.27)
5c 5
où les crochets indiquent une moyenne temporelle.
Le facteur 5cG5 est extrêmement faible. C’est pourquoi il faut des
systèmes extrêmement relativistes pour produire un rayonnement
gravitationnel significatif.
Les seules ondes gravitationnelles détectées jusqu’à présent ont
été produites par les derniers instants de la fusion de trous noirs et
d’étoiles à neutrons.

122
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

Fusion de trous noirs


Deux objets orbitant l’un autour de l’autre constituent un qua-
dripôle variable et émettent ainsi des ondes gravitationnelles. Si
les deux objets sont très massifs, proches et rapides, l’émission de-
vient considérable. En raison de la perte d’énergie par l’émission
d’ondes gravitationnelles, les deux objets perdent de l’énergie et se
rapprochent donc. Leur orbite devient une spirale : ils tombent l’un
vers l’autre.
Les dernières étapes de ce processus sont catastrophiques : la
diminution de l’énergie entraine celle du rayon des orbites képlé-
riennes, tandis que fréquences et vitesses augmentent. Le résultat
est que l’émission d’ondes gravitationnelles s’amplifie. Il y a une
dernière explosion violente jusqu’à la collision des deux objets.
Les ondes émises par ce processus ont une forme caractéristique :
l’onde augmente progressivement en fréquence et en intensité, don-
nant un « gazouillis » caractéristique : une augmentation finale rapide
en fréquence et en amplitude.

La détection
Les détecteurs actuels d’ondes gravitationnelles comparent les dis-
tances entre un point central et deux masses, placées aux extrémités
des deux bras orientés à angle droit. Les masses, suspendues, sont
libres de se déplacer dans le plan horizontal. Lorsqu’une onde arrive
de la verticale, les longueurs des deux bras oscillent en opposition de
phase, comme quatre masses perpendiculaires l’une à l’autre dans la
figure 8.2.
La difficulté de la mesure est due à la petitesse de l’amplitude
des ondes arrivant sur la Terre : h ∼ 10−21 . Cela veut dire que nous
devons mesurer une variation relative de longueur d’une partie sur
1021 . Pour ce faire, on utilise un interféromètre. Ce dernier compare
les phases de deux faisceaux laser voyageant le long des deux bras,
chacun entre le point central et une des deux masses-test. Au pas-
sage d’une onde gravitationnelle, les deux axes de l’interféromètre

123
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Hanford, Washington (H1) Livingston, Louisiana (L1)

1.0
0.5
0.0
-0.5
-1.0 L1 observed
Strain (10-21)

H1 observed H1 observed (shifted, inverted)

1.0
0.5
0.0
-0.5
-1.0 Numerical relativity Numerical relativity
Reconstructed (wavelet) Reconstructed (wavelet)
Reconstructed (template) Reconstructed (template)

0.5
0.0
-0.5 Residual Residual
Frequency (Hz)

512

Normalized amplitude
256

128

64

32
0.30 0.35 0.40 0.45 0.30 0.35 0.40 0,45
Time (s) Time (s)

Figure 8.3 Le signal de la première onde gravitationnelle, mesurée par les deux
détecteurs LIGO. L’image montre la forme de l’onde détectée (« Strain » est la com-
posante pertinente de hij ), celle attendue à partir des calculs numériques, et une
représentation des évolutions de la fréquence et de l’intensité. Remarquez l’allure
caractéristique du « gazouillis » [chirp en anglais].

changent de longueur en opposition de phase. L’interféromètre


mesure la différence de phase relative, qui oscille avec la fréquence
de l’onde. Le détecteur LIGO est formé par deux interféromètres de
ce type (la restriction aux détections coïncidentes permet de filtrer le
bruit).
Le 14 septembre 2015, les deux interféromètres LIGO ont capté
un signal d’une durée de 0,2 seconde, produit par deux trous noirs,
respectivement d’environ 30 et 35 masses solaires, qui ont fusionné
en un seul trou noir de 62 masses solaires. [Où est passée la masse
manquante ?] La fréquence du signal observé, qui correspond à la
fréquence orbitale divisée par un facteur 2 [pourquoi ce facteur 2 ?],

124
8. LES ONDES GRAVITATIONNELLES

est passée de 35 Hz à 250 Hz pendant les 0,2 secondes. Les deux


trous noirs orbitaient à ∼ 350 km l’un de l’autre, et leur vitesse
orbitale est passée de 30% à 60% de la vitesse de la lumière.
La fusion a eu lieu il y a environ un milliard d’années en temps
cosmique (voir plus loin pour sa définition) : l’onde gravitationnelle
n’a cessé de se propager depuis. La puissance émise par les ondes
gravitationnelles, pendant les dernières millisecondes de la fusion,
était 50 fois supérieure à la puissance combinée de toute la lumière
émise par toutes les étoiles de l’univers observable.

Exercice : À partir des données indiquées, estimez l’ordre de


grandeur du quadripôle des deux trous noirs et sa dérivée seconde
(facile, à partir de la fréquence), et utilisez l’équation (8.26) pour
estimer l’amplitude de l’onde qui atteint la Terre. Comparez avec
les données mesurées par LIGO, indiquées dans 8.3. Est-ce que ça
correspond ?

Question : D’où provient l’énorme énergie rayonnée par les ondes


gravitationnelles ?

125
9

COSMOLOGIE

La cosmologie moderne est l’étude de l’histoire de l’univers à très


grande échelle. Il s’agit d’un domaine florissant et en plein essor :
au cours des dernières décennies, nous avons été en mesure de re-
constituer de manière assez crédible l’évolution des degrés de liberté
à grande échelle de l’univers que nous observons, pour environ les
13 derniers milliards d’années.
Ce domaine a été initié par un article remarquable publié par
Albert Einstein en 1917, qui a lancé à lui seul la cosmologie mo-
derne [Einstein, Albert (1917), « Kosmologische Betrachtungen zur
allgemeinen Relativitätstheorie », Sitzungsberichte der Preußischen
Akademie der Wissenschaften : 142]. Cet article est étonnant par
l’incroyable mélange entre ses intuitions et idées étonnantes, et ses
erreurs flagrantes.

Intuitions et idées étonnantes...


La première idée est d’étudier la structure à grande échelle de l’uni-
vers, avec l’intuition correcte que celle-ci est largement dominée par
la gravité.
La deuxième idée est que c’est une bonne approximation de l’uni-
vers que de considérer que la distribution de la matière est uniforme.
Sa distribution n’est évidemment pas strictement uniforme dans
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

l’univers, puisqu’il y a des étoiles et des espaces interstellaires vides,


des galaxies et des espaces intergalactiques vides, des amas de galaxies
et des espaces vides entre eux... Et, à l’époque, il n’y avait aucune in-
dication d’uniformité à grande échelle. Mais l’intuition d’Einstein
s’est avérée correcte : on retrouve une uniformité aux plus grandes
échelles, si bien que le modèle homogène fournit une approximation
au premier ordre correcte de la dynamique de l’univers.
Troisième grande idée d’Einstein, puisque la géométrie de l’es-
pace est courbe, l’univers peut avoir un volume fini sans aucune
frontière. Il existe en effet des géométries riemanniennes qui ont
un volume fini et aucune frontière. L’exemple le plus évident est la
sphère en deux dimensions. Son analogue en trois dimensions est la
3-sphère, tridimensionnelle, que nous avons déjà rencontrée dans la
section 3.2.
Sur la base de ces notions, l’idée d’Einstein était de traiter l’échelle
de la géométrie homogène de l’espace (le rayon a(t) de la sphère)
comme une quantité dynamique, en utilisant les équations de la re-
lativité générale pour étudier sa dynamique : celle du plus grand
degré de liberté de l’univers.
Tout cela s’est avéré d’une extrême clairvoyance. Mais l’article
contient des erreurs.
... erreurs flagrantes ...
L’article contient deux erreurs, de natures différentes.
L’application immédiate des équations d’Einstein à un univers
uniforme dans son ensemble indique que, si la constante cosmo-
logique est égale à zéro, l’univers ne peut rester immobile : il se
contracte ou se dilate. La raison n’est pas difficile à comprendre :
c’est la même que celle pour laquelle une pierre ne peut rester im-
mobile dans l’air : soit elle tombe, soit (si elle a été lancée) elle se
déplace vers le haut.
En 1917, l’expansion de l’univers n’avait pas encore été observée,
et on ne la soupçonnait pas non plus. Mais elle était prédite par

128
9. COSMOLOGIE

la théorie d’Einstein, de sorte qu’il aurait dû s’arrêter là et publier


une prédiction spectaculaire, qui aurait été confirmée une dizaine
d’années plus tard : que l’univers n’est pas statique à grande échelle.
Au lieu de cela, il commet sa première erreur : il ne croit pas en
sa propre théorie et perd ainsi l’occasion d’une grande prédiction
correcte. Plus tard, il se serait dit (il semble que ce ne soit qu’une
légende) qu’il regrettait cette erreur comme étant la plus grande de
sa vie.
Au lieu de croire en sa théorie, il essaie de la rafistoler. Et là, il
commet sa deuxième erreur, encore plus incroyable. Pour modifier
sa théorie et la forcer à être en accord avec la stationnarité de l’uni-
vers qu’il supposait (à tort), Einstein introduit le terme de constante
cosmologique +λgab dans les équations (4.12). Le raisonnement
est le suivant : si la densité de la matière et la constante cosmo-
logique sont correctement calibrées, les équations admettent une
solution statique. Le terme cosmologique (comme nous le verrons
en détail dans la section 10.5) donne naissance à une force répul-
sive capable d’équilibrer l’attraction newtonienne. Mais il y a un
problème : Einstein ne remarque pas que cet équilibre est instable.
L’univers ne peut être décrit par cette solution, car les fluctuations et
la non-homogénéité l’en auraient déjà éloigné.
La raison de cette instabilité est si simple qu’il est surprenant
qu’Einstein ne l’ait pas remarquée : la force newtonienne devient
plus forte lorsque les masses se rapprochent, tandis que la répul-
sion cosmologique devient plus forte lorsqu’elles s’éloignent. Si elles
peuvent se compenser à l’équilibre, la moindre perturbation les
éloigne, ce qui rend l’équilibre instable. Avec ou sans constante cos-
mologique, la relativité générale prédit ainsi que l’univers est en
expansion ou en contraction. Comment le grand Einstein a-t-il pu
ne pas remarquer cette instabilité évidente ? Pourtant, c’est arrivé.
Peut-être était-il distrait ou amoureux.

129
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

... et autres intuitions spectaculaires


Cependant, même s’il ne rend pas l’univers statique comme il l’au-
rait souhaité, le terme cosmologique qu’Einstein introduit dans les
équations s’avère être un autre coup de génie. Cette introduction est
tout à fait pertinente ! Le fait que la constante cosmologique n’est
pas nulle a maintenant été mesuré, plus d’un demi-siècle plus tard !
Einstein a donc correctement deviné l’existence de cette influence
cosmologique, dont nous savons maintenant qu’elle existe réelle-
ment. Mais il l’a fait pour une mauvaise raison : en pensant que
cela entraînerait un univers statique, ce qui n’est pas vrai. Il a donc
manqué une prédiction des plus spectaculaires de sa propre théo-
rie : que l’univers ne peut être statique à grande échelle. Mais il a du
même coup introduit une amélioration correcte de ses équations.
Formidable !

Georges Lemaître
Le premier à comprendre toutes les implications cosmologiques de
la relativité générale, et à entrevoir des preuves de l’expansion dans
les données astronomiques sur les décalages vers le rouge des galaxies
(appelées « nébuleuses » à l’époque), fut Georges Lemaître.
Aujourd’hui, les preuves de l’expansion sont accablantes.
À partir de la vitesse d’expansion observée, les équations de la re-
lativité générale nous permettent de calculer l’âge de l’univers, et
son évolution passée complète depuis un état initial très petit et
comprimé que Lemaître appelait l’« atome primitif » et que nous
appelons aujourd’hui le « Big Bang ».
Lemaître s’est également rendu compte que la physique de
cet atome primitif était susceptible d’impliquer des effets quan-
tiques. Aujourd’hui, il est communément admis que l’étude de ce
qui se passe autour du Big Bang nécessite une gravité quantique.
J’aborderai cette question dans le dernier chapitre. Pour l’instant,
décrivons la géométrie à grande échelle de l’univers et les équations
qui la régissent.

130
9. COSMOLOGIE

9.1. La géométrie à grande échelle de l’univers


Dans la section 3.2, nous avons dérivé la métrique (3.51) d’une
3-sphère de taille a. Si a dépend de t et que nous ajoutons la co-
ordonnée temporelle t, nous obtenons la métrique Lorentzienne 4d

dr 2
ds2 = −dt 2 + a2 (t) + r 2 d2 . (9.1)
1 − r2
C’est la métrique étudiée par Einstein dans son article de 1917. Elle
est déterminée par une seule fonction a(t). L’espace-temps qu’elle
décrit est un espace 3d homogène et isotrope de rayon a qui varie
dans le temps t. On peut imaginer chaque galaxie immobile dans ces
coordonnées. Ce qui change au cours de l’expansion, c’est la distance
entre les galaxies, donnée par la métrique qui évolue.
Pour une masse immobile dans ces coordonnées, le temps t est
égal au temps propre. Ainsi les horloges qui ne bougent pas dans
ces coordonnées (appelées coordonnées « comobiles ») restent syn-
chronisées et mesurent un temps propre commun, que l’on peut
appeler « temps cosmique ». La possibilité de définir le temps cos-
mique est perdue si l’on sort de l’approximation d’homogénéité.
(Évidemment, c’est une approximation : Andromède entrera bien-
tôt en collision avec la Voie Lactée et la « durée écoulée depuis le Big
Bang » sera différente pour les deux galaxies, quand elles entreront
en collision.)
De manière plus générale, nous pouvons considérer la métrique,
dépendante du temps, qui décrit un espace 3d homogène générique :

dr 2
ds2 = −dt 2 + a2 (t) + r 2 d2 . (9.2)
1 − kr 2
où k = 0, ±1.
La taille réelle de l’univers est inconnue : il existe des preuves
observationnelles qu’il est bien plus grand que la partie que nous
pouvons observer. Il s’avère que l’approximation d’un espace à la
3-géométrie plate est suffisamment bonne dans la cosmologie

131
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

actuelle et nous utilisons donc souvent k = 0. Cela signifie que l’es-


pace (mais pas l’espace-temps) est bien approximé par un espace
plat.

La loi de Hubble-Lemaître
En supposant que k = 0, la distance entre deux galaxies, séparées de
r en coordonnées comobiles varie comme

D = a(t)r. (9.3)

Si l’univers est en expansion, leur « vitesse relative » vaut


dD ȧ(t)
V= = ȧ(t)r = D, (9.4)
dt a(t)
si bien le rapport V /D entre vitesse et distance, pour deux ga-
laxies quelconques, est indépendant de la distance qui les sépare.
La constante de proportionnalité

H= (9.5)
a
est appelée la constante de Hubble-Lemaître, du nom de l’astro-
nome Edwin Hubble. C’est une quantité directement mesurable car
la vitesse relative des galaxies par rapport à nous peut être évaluée
à partir du décalage Doppler de leurs raies spectrales, tandis que la
distance peut être déterminée par un certain nombre de méthodes
indirectes. (Celles-ci représentent un succès remarquable de l’astro-
nomie observationnelle.) La constante de Hubble-Lemaître a pour
valeur actuellement mesurée

H ∼ 72km/s/Mpc. (9.6)

Elle est donnée dans les unités particulières qu’affectionnent les as-
tronomes : kilomètres par seconde par mégaparsec (un parsec vaut
∼ 3 × 1018 cm, ou ∼ 3, 2 années-lumière. C’est la distance d’une
étoile dont la parallaxe, c’est-à-dire son mouvement apparent dû à

132
9. COSMOLOGIE

l’orbite de la Terre, est d’une seconde). C’est le taux d’expansion de


l’univers actuellement mesurée. La relation

V = HD (9.7)

est appelée la loi de Hubble-Lemaître. Son intérêt vient de ce que H


est indépendant de la distance de la galaxie observée.

L’équation de Friedmann
En supposant que la matière est uniformément distribuée avec une
densité ρ(t), et stationnaire dans les coordonnées comobiles, et en
insérant cette métrique dans les équations d’Einstein, nous obtenons
l’équation différentielle suivante pour a(t) :

ȧ2 k λ 8
2
+ 2 − = πGρ. (9.8)
a a 3 3
Cette équation, originellement dérivée par Alexander Friedmann,
est appelée équation de Friedmann1 . Elle régit la dynamique à
grande échelle de la géométrie de l’univers.

La densité d’énergie
Pour résoudre l’équation de Friedmann, nous devons savoir com-
ment la densité d’énergie ρ évolue en fonction du facteur d’échelle,
à savoir avec l’expansion de l’univers. Cela peut être déterminé à
partir des termes de pression dans Tab et d’autres composantes des
équations d’Einstein, ou plus directement comme suit.
Pour la matière ordinaire (que les cosmologues qualifient de
« poussière »), l’énergie totale ρV contenue dans une région de vo-
lume V ∼ a3 reste constante lorsque V varie, donc ρ = ρm /a3 avec
ρm constante dans le temps.

1. Friedmann, A. (1922). « Über die Krümmung des Raumes ». Zeitschrift für Physik. 10
(1) : 377-386. Traduction anglaise dans : Friedmann, A. (1999). « Sur la courbure de l’espace ».
Relativité générale et gravitation. 31 (12) : 1991-2000.

133
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Pour le rayonnement électromagnétique, il existe un effet sup-


plémentaire, car l’expansion de l’espace-temps étire les longueurs
d’onde des ondes électromagnétiques. Pour voir comment l’énergie
électromagnétique évolue, un raccourci simple consiste à considé-
rer que le nombre de photons reste constant, dans une région de
coordonnées comobiles constantes dont le volume augmente avec
l’expansion. Mais chaque photon possède une énergie E = hν, avec
une fréquence ν qui évolue comme 1/a avec l’expansion. Cela en-
gendre un facteur supplémentaire de 1/a pour le rayonnement, ce
qui donne ρ = ρg /a4 , avec ρg constant dans le temps. En résumé,
l’équation de Friedmann est la suivante

ȧ2 kc 2 λ 8 ρm ρg
+ 2 − = πG + 4 . (9.9)
a2 a 3 3 a3 a

En en prenant la dérivée temporelle, on obtient


4 2ρg ρm λ
ä = − πG + 2 + a. (9.10)
3 a3 a 3
Le premier terme du membre de droite, négatif, fait décélérer
l’expansion. Le second, positif, la fait accélérer. Tant que a est suffi-
samment petit, le premier terme domine et l’expansion de l’univers
décélère, sous l’effet de l’attraction gravitationnelle. Lorsque a de-
vient suffisamment grand, le second terme l’emporte et l’expansion
s’accélère.

L’âge de l’univers
Les données astrophysiques indiquent que, pendant la majeure par-
tie de la vie passée de l’univers, a est resté suffisamment petit pour
que la décélération domine. Cela implique que le taux d’expansion
était plus faible qu’aujourd’hui dans le passé, et donc que l’univers
ne peut pas avoir eu une vie plus longue que H −1 = a/ȧ, ce qui
donne, étant donnée la valeur de H ,
1
TH < ∼ 14 milliards d’années. (9.11)
H
134
9. COSMOLOGIE

En raison des différentes puissances du facteur d’échelle dans


l’équation de Friedmann, l’expansion de l’univers a d’abord été
dominée par le rayonnement dans une phase précoce, puis par
la matière, et enfin par la constante cosmologique. Nous sommes
maintenant dans une phase d’expansion dominée par la matière,
mais l’effet de la constante cosmologique est déjà détectable et a été
décelé.

Platitude
Les données indiquent que le terme k est petit. Cela signifie que
l’univers est beaucoup plus grand que la partie que nous observons
directement. Cela ne signifie pas nécessairement que k = 0 et que
l’univers est spatialement plat : déduire que l’univers est plat par
la petitesse actuelle de ce terme reviendrait à faire la même erreur
que de déduire que la Terre est plate simplement parce que nous ne
parvenons pas à détecter sa courbure à notre échelle habituelle.

9.2. Les modèles cosmologiques de base


Expansion dominée par la matière et le rayonnement
En faisant abstraction des termes cosmologique, de rayonnement,
et de celui en k, et en supposant que la seule source pertinente de
gravitation est la matière, l’équation de Friedmann se réduit à

ȧ2 8 ρom
= πG . (9.12)
a2 3 a3
Elle est résolue par
2
a(t) = ao t 3 . (9.13)
Il s’agit d’une expansion qui décélère. La constante a0 peut être choi-
sie arbitrairement, en redimensionnant les coordonnées spatiales. Il
est conventionnel d’utiliser des coordonnées comobiles, qui donnent
la distance physique maintenant. De sorte que a(maintenant) = 1.

135
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Exercice : montrez que, pour un univers dominé par le rayonne-


1
ment, a(t) = ao t 2 .

L’univers de De Sitter
Si, au contraire, nous négligeons tous les termes à l’exception du
terme cosmologique, l’équation devient

λ
ȧ = a (9.14)
3
qui se résout facilement par

λ
t
a(t) = a0 e 3 . (9.15)

Cette solution cosmologique avait été trouvée par Willem de Sitter


et elle est appelée l’espace-temps de De Sitter2 . L’élément de mé-
trique de l’espace-temps de Sitter s’écrit

λ
2 2 2 t
ds = −dt + e 3 (dr 2 + r 2 d2 ), (9.16)

en coordonnées comobiles. Les rayons lumineux sont régis par ds =


0, ce qui donne, dans ces coordonnées, une « vitesse de la lumière »

dr λ
− t
=e 3 . (9.17)
dt
Un rayon lumineux, émis au temps t depuis l’origine, arrive, au
temps +∞, au rayon
 ∞ λ  
− 3 t 3 − λ3 t
r= e dt = e , (9.18)
t λ

2. De Sitter, W. (1917), « On the relativity of inertia : Remarks concerning Einstein’s latest


hypothesis », Proc. Kon. Ned. Acad. Wet. 19 : 1217-1225.

136
9. COSMOLOGIE

qui est fini. Il existe donc des galaxies auxquelles nous ne pourrons
jamais envoyer un « bonjour ». Pire que cela, ce rayon diminue avec
le temps. Ainsi, au fur et à mesure que le temps passe, nous allons
devenir de plus en plus enfermés dans notre propre galaxie.
Il semble aujourd’hui que cette géométrie pourrait décrire l’uni-
vers dans un futur lointain. Mais nous sommes loin d’en être
certains : les opinions sur l’avenir cosmologique de l’univers n’ont
cessé de changer au cours des dernières décennies, et rien ne nous
assure que nous avons aujourd’hui la réponse définitive.

L’histoire cosmique
Ce que les données indiquent avec un certain degré de confiance,
c’est que l’univers a traversé une phase dominée par le rayonnement,
puis une phase dominée par la matière, et semble se diriger vers une
phase de de Sitter. Avant ces phases, les choses sont beaucoup plus
incertaines.
Il semble y avoir des indices indirects que l’univers aurait éga-
lement pu connaitre une phase de Sitter à ses débuts, bien que
tout le monde n’en soit pas convaincu. Cette phase hypothétique,
appelée « inflation », aurait été générée par un champ scalaire très
hypothétique appelé « inflaton » (ou un ensemble de tels champs).
Celui-ci serait resté pendant un certain temps dans un état d’éner-
gie potentielle élevée, qui aurait agi à la manière d’une constante
cosmologique transitoire.
À un stade encore plus précoce, la relativité générale classique
échoue parce que les effets quantiques devaient dominer, comme
l’avait soupçonné Lemaître. Il existe deux idées principales à propos
de ce qui a pu se passer dans cette phase quantique : une véri-
table naissance quantique de l’univers, ou bien un rebond cosmique
quantique à la fin d’une phase antérieure de contraction. J’aborderai
brièvement ces deux idées dans le dernier chapitre.

137
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Voici ce que nous savons de la ligne du temps cosmique :

Effet
dominant gravité constante cosmologique
Inflation ? rayonnement matière
la dynamique quantique
?
? ?
Transitions 10-32 10-1000 47 K 380 K 1G 9.8 G 13.8 G
seconde ? secondes années années années années années
Événements Big Bang ou formation formation des formation des maintenant
majeurs rebond des noyaux atomes et galaxies
cosmique atomiques fond diffus
cosmologique

138
10

LE CHAMP CRÉÉ
PAR UNE MASSE

10.1. La métrique de Schwarzschild


La métrique (7.7) est une solution approximative des équations
d’Einstein. En raison de la complication de ses équations, Einstein
ne s’attendait pas à ce qu’une solution exacte correspondante puisse
être trouvée. Il a été très surpris lorsque, seulement quelques se-
maines après avoir publié ses équations, il a reçu une lettre d’un
jeune fonctionnaire de l’armée allemande contenant une solution
exacte de ses équations (avec λ = 0). Elle avait été trouvée par Karl
Schwarzschild :
2GM 2 2 1
ds2 = − 1 − c dt + dr 2 + r 2 dθ 2 + r 2 sin2 θdφ 2 .
c2r 2GM
1− c2 r
(10.1)
Cette métrique résout l’équation d’Einstein exactement lorsque λ =
0, comme on peut le vérifier explicitement par un calcul labo-
rieux mais simple. [Faites-le !]. Cette métrique est une description
du champ gravitationnel autour d’un corps massif sphérique sta-
tique, meilleure que l’approximation newtonienne étudiée dans le
chapitre 7. Elle prédit plusieurs effets relativistes, qui ont donné la
première preuve de la justesse de la théorie au début du XXe siècle.
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

De plus, elle a ouvert la porte à notre compréhension des trous noirs,


que je discute dans le chapitre suivant.
En utilisant la notation d2 ≡ dθ 2 + sin2 θ dφ 2 pour la mé-
trique d’une sphère unitaire, et des unités dans lesquelles G = c = 1,
la métrique de Schwarzschild s’écrit
2M dr 2
ds2 = − 1 − dt 2 + 2M
+ r 2 d2 . (10.2)
r 1− r

Examinons-en le contenu physique et géométrique. Sa différence


avec la métrique de Minkowski (3.111) est double.

Les masses ralentissent le temps


Premièrement, la composante métrique goo est modifiée par une cor-
rection qui devient plus forte au fur et à mesure que l’on s’approche
du centre, où se trouve la masse. Nous avons déjà vu ce que cela si-
gnifie : les horloges ralentissent à l’approche d’une masse. Autrement
dit, les masses ralentissent les horloges dans leur voisinage. De ma-
nière remarquable, ce ralentissement des horloges a pour effet que
les masses (qui suivent des géodésiques dans l’espace-temps courbé)
tombent les unes vers les autres.

Les masses étirent l’espace radialement


La deuxième différence concerne la composante grr de la métrique.
Il s’agit d’une composante spatiale, si bien que sa modification re-
présente un changement de la géométrie spatiale. Étudions cela
plus en détail. grr détermine la longueur des lignes radiales. D’après
grr = 1/(1 − 2M /r) ∼ 1 + 2M /r > 1, nous voyons que la longueur
des lignes radiales augmente, en comparaison avec l’espace euclidien,
à mesure que nous nous approchons du centre.
Quelle est la géométrie résultante ? Un modèle 2d simple en
donne une bonne intuition : celle de la géométrie 2d d’un enton-
noir, tel celui de la figure 10.1. Un moment de réflexion montre

140
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

Figure 10.1 Un entonnoir. Par rapport à un espace plat en 2d, les distances
radiales sont étendues, et plus encore à l’approche du centre.
que la différence entre la géométrie intrinsèque de l’entonnoir et la
géométrie intrinsèque d’un plan est précisément le fait que la dis-
tance radiale augmente, par rapport à celle dans le plan, à mesure
que l’on s’approche du centre. La distance entre le cercle de rayon r1
et le cercle de rayon r2 est supérieure à r2 − r1 , ce qui est la distance
entre deux cercles concentriques de ce type sur un plan.
La géométrie spatiale autour d’une masse est donc un analogue
tridimensionnel de l’entonnoir : la distance géométrique entre deux
sphères, de coordonnées radiales r et r + dr, qui ont des aires
géométriques de 4πr 2 et 4π(r + dr)2 , n’est pas dr, mais plutôt

1
ds = dr > dr. (10.3)
1 − 2GM
r
Par conséquent, la distance entre la sphère de rayon r1 et la sphère
de rayon r2 est de
 r2 
1
D= dr > r2 − r1 . (10.4)
r1 1 − 2GMr
Elle est plus grande que la distance entre deux sphères concentriques
équivalentes dans l’espace tridimensionnel euclidien. L’espace autour
d’une masse est comme un entonnoir tridimensionnel.

141
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

10.2. Le problème de Kepler


Pour étudier les effets relativistes de la gravité, considérons le mou-
vement d’une particule de masse m dans le champ gravitationnel
d’une masse M  m. Ce mouvement ne dépend pas de m, car les
particules suivent des géodésiques indépendamment de leur masse ;
fixons donc, pour simplifier, m = 1.
Pour commencer, passons en revue le même problème en phy-
sique newtonienne, en utilisant une technique que nous pourrons
ensuite appliquer au cas relativiste.

Le problème de Kepler en gravité newtonienne


Puisque le potentiel newtonien est sphériquement symétrique, le
moment angulaire est conservé. Cela implique que la particule reste
dans le plan défini par son rayon et sa vitesse. Sans perte de généra-
lité, nous pouvons adapter les coordonnées polaires en attribuant à
ce plan la valeur θ = π/2. Le moment cinétique conservé est alors
donné par la quantité (rappelons que nous avons m = 1)
L = r vtangentiel = r 2 φ̇. (10.5)
L’énergie totale est également conservée et elle est donnée par
1 GM
E = v2 − . (10.6)
2 r
Si l’on utilise v2 = ṙ 2 + (r φ̇)2 et la conservation du moment angu-
laire, cela donne
1 L2 GM
E = ṙ 2 + 2 − . (10.7)
2 2r r
Ceci montre que le mouvement radial est analogue à celui d’une
particule à une dimension, r, dans un potentiel effectif.
L2 GM
V= − . (10.8)
2r 2 r
Le second terme est le potentiel gravitationnel qui détermine la
force gravitationnelle. Le premier terme est un potentiel effectif

142
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

(dépendant du moment
 cinétique)
 qui détermine la force centrifuge.
V a un minimum dV /dr r=r = 0) à

L2
r∗ = (10.9)
GM
À ce rayon, il existe une orbite où le rayon reste constant, une or-
bite circulaire. La variation de l’angle dans le temps est directement
donnée par l’intégration de (10.5) :
L G 2M 2
φ(t) = 2 t = t, (10.10)
r∗ L3
ce qui donne une vitesse angulaire
G 2M 2
ωφ = . (10.11)
L3
Les orbites des planètes du système solaire ne sont pas circulaires,
mais sont proches de l’être. Nous pouvons les étudier comme des
perturbations des orbites circulaires. Le rayon n’est plus constant,
mais reste proche de r∗ . Nous pouvons approximer la dynamique
en développant le potentiel autour du minimum et en ne gardant
que le terme quadratique. Autour de r∗ nous avons V (r) = Vmin +
1 2
2 ω (r − r∗ ) , avec
2


2 d 2 V  G 4M 4
ω = = . (10.12)
dr 2 r=r∗ L6
Le mouvement du rayon est donc une oscillation harmonique, de
vitesse angulaire
G 2M 2
ωr = . (10.13)
L3
Remarquez que cette fréquence est la même que (10.11).
ωr = ωφ . (10.14)
Par conséquent, le rayon oscille exactement une fois pendant une or-
bite complète. Celle-ci se referme donc, et le périhélie reste constant

143
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

à la même position angulaire. Ces orbites fermées sont bien sûr des
ellipses képlériennes.
Étudions maintenant le même problème en relativité générale.

Le problème de Kepler en gravitation einsteinnienne


Pour trouver les orbites d’un corps dans le champ gravitationnel
d’une masse sphérique, nous pouvons intégrer l’équation des géo-
désiques avec la métrique de Schwarzschild. Mais il existe un moyen
plus simple qui utilise les intégrales du mouvement, comme nous
l’avons fait dans le cas newtonien. Décrivons le mouvement de
la particule en paramétrisant sa trajectoire sous la forme x a (τ ) =
(t(τ ), r(τ ), θ(τ ), φ(τ )). La quadrivitesse est alors ẋ a = (ṫ, ṙ, θ̇ , φ̇).
L’action d’une particule massive se déplaçant dans la métrique de
Schwarzschild est donnée par (5.4), égale au temps propre le long
de sa trajectoire, soit
  
S = ds = gab ẋ a ẋ b dτ (10.15)
 
2GM 2 2 1
= − 1− 2 c ṫ + ṙ 2 + r 2 θ̇ 2 + r 2 sin2 θ φ̇ 2 dτ.
rc 1− 2GM
2
rc
(10.16)

où j’ai gardé G et c explicites pour conserver la trace des tailles des


différents termes. Comme dans le cas newtonien, la physique est
à symétrie sphérique, nous pouvons donc supposer sans perte de
généralité que le mouvement est dans le plan θ = π/2. Cela donne
  
2GM 2 2 1
S= − 1− c ṫ + ṙ + r φ̇ dτ ≡ L dτ,
2 2 2
rc 2 1 − 2GM
rc 2
(10.17)
où L est un lagrangien. Puisque l’action ne dépend pas de φ, nous
avons conservation du moment angulaire

∂L r 2 φ̇
L=− =− . (10.18)
∂ φ̇ L
144
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

De même, le lagrangien ne dépend pas de t et nous avons donc la


quantité conservée
2GM
∂L 1 − rc2 2
E= =− c ṫ. (10.19)
∂ ṫ L
Nous pouvons toujours choisir la paramétrisation de l’orbite telle
que dτ 2 = −ds2 . Elle implique
L = −1, (10.20)
et donc
L = r 2 φ̇. (10.21)
Nous avons donc la même conservation du moment angulaire que
dans le cas newtonien, ainsi que la même fréquence de rotation
angulaire
L
ωφ ≡ φ̇ = 2 ; (10.22)
r
et
2GM
E = − c2 − ṫ. (10.23)
r
En utilisant ces deux équations, nous remplaçons ṫ et φ̇ dans (10.20)
et nous obtenons
E 2 /c 2 ṙ 2 L2
− + + 2
= −c 2 . (10.24)
1 − 2GM
rc 2
1 − 2GM
rc 2
r

ce qui donne, après un peu d’algèbre,


1 2 GM L2 GML2 E 2 − c 2
ṙ − + 2− 2 3 − = 0. (10.25)
2 r 2r c r 2
Cette équation montre que le mouvement de r est analogue au
mouvement d’une particule dans un potentiel effectif
GM L2 GML2
V =− + 2− 2 3 , (10.26)
r 2r c r
plus le terme constant non pertinent Vo = −(E 2 − c 2 )/2. Voir
la figure 10.2. Remarquez que ce potentiel effectif est égal au

145
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

r
r*

Figure 10.2 Le potentiel effectif d’une particule massive autour d’une masse
centrale. En gris clair, le potentiel newtonien.
potentiel effectif newtonien (10.8), plus un terme ajouté, terme qui
correspond à une force d’attraction
3GML2
F =− . (10.27)
c2r 4
L’effet relativiste de la gravité sur un objet en orbite autour d’une
masse centrale M se résume à cette force attractive supplémentaire.

Les effets de la correction relativiste à la force


Étudions les caractéristiques de cette force gravitationnelle relati-
viste. Premièrement, elle dépend de L2 , et donc de la vitesse radiale.
Cela signifie que c’est une force de type magnétique : elle n’est pas
ressentie par une masse sans vitesse angulaire. Deuxièmement, elle
est inversement proportionnelle à c 2 , donc c’est un effet relativiste
et elle est petite pour les vitesses non relativistes. Troisièmement,
elle est proportionnelle à r −4 , ce qui signifie qu’elle devient
importante — en fait, dominante — à petit rayon. Dans le système
solaire, la planète ayant le plus petit rayon et la plus grande vitesse
angulaire est Mercure. On peut donc penser que Mercure est la pre-
mière planète où l’effet de cette force relativiste a une chance d’être
détecté.

146
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

Examinons l’effet de cette force sur l’orbite. En répétant ce que


nous avons fait dans le cas newtonien, nous trouvons qu’il existe
une orbite circulaire au minimum local du potentiel, c’est-à-dire au
rayon r∗ satisfaisant à

dV  GM L2 3GML2
= − 3 + 2 4 = 0. (10.28)
dr r=r∗ r∗2 r∗ c r∗

La dérivée seconde du potentiel en ce point r∗ vaut



2 d 2 V  GM 3L2 12GML2
ωr = = −2 + 4 − , (10.29)
dr 2 r=r∗ r∗3 r∗ c 2 r∗5
ce qui donne, en utilisant l’égalité (10.28),

L2 6GML2 6GM
ωr2 = 4
− 5
= ωφ2 1 − 2 (10.30)
r∗ 2
c r∗ c r∗
L’effet relativiste rompt donc l’égalité newtonienne entre ωφ et ωr .
Pendant une oscillation complète du rayon, c’est-à-dire pendant le
temps Tr = 2π/ωr , l’angle change d’une quantité
2π 6πGM
φ = ωφ /Tr = ∼ 2π + . (10.31)
1− 6GM c 2 r∗
c 2 r∗

(au premier ordre en c −2 ). Par conséquent, à chaque orbite, le


périhélie avance (toujours au premier ordre en c −2 ) de l’angle
6πGM
δφ ∼ . (10.32)
c 2 r∗

Le premier test de la relativité générale


Pour Mercure, le rayon de l’orbite est de r ∼ 55 × 106 km et la masse
du Soleil donne GM /c 2 ∼ 1.45 km, ce qui donne δφ ∼ 0.104.
Mercure fait 415 révolutions par siècle, ce qui donne une précession
du périhélie de
φ ∼ 43"/par siècle. (10.33)

147
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

C’est en excellent accord avec la différence constatée avec la prédic-


tion newtonienne,

φmesured ∼ (42" ± 1 )/par siècle. (10.34)

Cette précession avait déjà été mesurée avant qu’Einstein n’ait


complété sa théorie. La découverte que cette dernière rendait préci-
sément compte de la partie non comptabilisée de la valeur mesurée
de la précession fut le premier triomphe de la relativité générale,
et donna à Einstein une grande confiance dans la théorie qu’il
développait.
Dans sa longue recherche d’équations de champ, Einstein a recalculé cette
précession plusieurs fois, avec chaque formulation provisoire de ses équations
de champ. Lorsqu’il a trouvé les équations de champ conduisant à la va-
leur correcte (non pas en utilisant la métrique de Schwarzschild, qu’il n’avait
pas encore, mais la solution approximative ds2 = −(1 − 2M /r)dt 2 + (1 +
2M /r)dr 2 + r 2 d2 ), il s’est convaincu que c’étaient les bonnes.

10.3. La déflexion de la lumière par le Soleil


La première prédiction spectaculaire de phénomènes nouveaux
(parmi de nombreux autres) par la relativité générale fut la déviation
de la lumière par le Soleil.
Pour comprendre et calculer cette déviation, le plus simple est
d’utiliser le principe de Fermat : un rayon lumineux suit la trajec-
toire qui extrémise le temps de parcours entre la source et le point
d’arrivée. (La raison est simple : la lumière est une onde, et c’est la
trajectoire le long de laquelle les interférences sont constructives et
non pas destructives).
Si la lumière émise par une étoile passe près du Soleil, elle sonde
la géométrie de l’espace-temps altérée par la masse du Soleil. Nous
avons vu, en analysant la métrique de Schwarzschild, qu’une masse
produit deux effets géométriques dans son voisinage : le ralentisse-
ment du temps et la courbure de la géométrie spatiale qui étire la
direction radiale. Ces deux effets « ralentissent » tous deux la lumière

148
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

qui passe près du Soleil, par rapport à ce qui se passe à plus grande
distance. Par conséquent, pour minimiser le temps de parcours, un
rayon lumineux doit se maintenir à une certaine distance de l’étoile.
Mais pas trop, car sinon son chemin deviendrait trop long. Mettons
cela en équation.
Dans des coordonnées arbitraires, la vitesse de la lumière n’est pas
c, mais elle est donnée par l’équation ds = 0. Comme la majeure par-
tie de la trajectoire de la lumière qui passe près du Soleil est presque
radiale, adoptons l’approximation d = 0. Cela donne
2GM 1
ds2 = − 1 − c 2 dt 2 + dr 2 = 0, (10.35)
rc 2 1− 2GM
rc 2

d’où l’on déduit


dr 2GM
v(r) = =c 1− . (10.36)
dt rc 2
C’est la vitesse de la lumière près du Soleil, dans ces coordonnées :
la lumière ralentit près de l’étoile.
Simplifions maintenant la trajectoire du rayon : faisons le aller
tout droit (dans ces coordonnées) jusqu’au point le plus proche du
Soleil ; puis, après un angle aigu α, ressortir tout droit à nouveau,
comme sur la figure 10.3. Le temps que met la lumière pour aller de
l’étoile (très éloignée) jusqu’au point de déviation, à une distance b
du centre du Soleil, est de

`
`
s b
r

Figure 10.3 Déflexion de la lumière par le Soleil. L’étoile blanche représente la


position apparente de l’étoile dans le ciel.

149
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

 0  0  0
ds ds ds
τ= =  =  .
∞ v(r) ∞ 2GM
c 1 − rc2 ∞ c 1− √ 2GM
b2 +s2 c 2
(10.37)
En développant pour de petits c −2 , on obtient
 0
ds 2GM
τ= 1+ √ . (10.38)
∞ c b2 + s 2 c 2
La variation du temps de transit total par rapport à b est le double
de la variation de τ
  
dτ  2GM 0 2b 4GM 0 1
 = 3 ds 3 = dx
db velocity c ∞ (b2 + s2 ) 2 bc 3 ∞ (1 + x 2 ) 32
4GM
=− 3 . (10.39)
bc

(La dernière étape est (d/dx) x/ 1 + x 2 = (1 + x 2 )−3/2 .) En aug-
mentant b, l’effet relativiste diminue le temps de parcours de cette
quantité.
D’un autre côté, l’accroissement de b augmente également la dis-
tance parcourue. Celle-ci peut être estimée simplement (voir figure
10.3) par L ∼ b sin α ∼ b α, donc franchie en un temps T ∼ bα/c ;
si bien que la variation du temps de parcours due au changement de
longueur est 
dT  α
 = . (10.40)
db length c
D’après le principe de Fermat, le rayon que suit la lumière est celui
où la variation totale s’évanouit, c’est à dire
 
dT dT  dT  4GM α
=  +  = − 3 + = 0. (10.41)
db db velocity db length bc c

Il en résulte
4GM
α= . (10.42)
c2b

150
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

Pour une étoile dont la trajectoire passe très près de la surface du


Soleil, b est le rayon du Soleil, soit 7 × 105 km, tandis que GM /c 2 ∼
1, 45 km, ce qui donne

α ∼ 1.75". (10.43)

Telle était la prédiction d’Einstein. En 1919, une expédition fut me-


née par Arthur Eddington pour mesurer cette déviation pendant une
éclipse (sans éclipse, les étoiles proches du Soleil ne sont pas visibles
dans le ciel clair du jour). Elle a confirmé la réalité de cette déviation,
propulsant Einstein vers une gloire mondiale instantanée.
Exercice : En fait, Einstein avait eu de la chance. Quelques années
auparavant, il avait prédit une déviation moitié moindre que la valeur
(10.42), parce qu’il avait utilisé la métrique (7.7) au lieu de la bonne.
Une expédition destinée à vérifier cette prédiction (erronée) n’avait rien
pu mesurer à cause du ciel nuageux pendant l’éclipse. Cette heureuse
mésaventure lui a donné le temps de corriger la prédiction, avant le test.
Montrez pourquoi la métrique (7.7) ne donne que la moitié de l’effet.

10.4. Les orbites proches de l’horizon


Pour une masse donnée M , le rayon
2GM
rS = (10.44)
c2
est appelé rayon de Schwarzschild. Lorsque le rayon de l’orbite est
grand par rapport au rayon de Schwarzschild, les seuls effets rela-
tivistes sont les petites corrections aux orbites de Kepler, étudiées
dans la section précédente. Plus près du rayon de Schwarzschild, des
choses intéressantes se produisent.
À plus courte distance du rayon de Schwarzschild, les effets re-
lativistes sont beaucoup plus forts. Pour les étudier, reconsidérons
le potentiel effectif (10.26). Son tracé, représenté sur la figure 10.2

151
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

montre qu’il existe un second extremum, absent dans le cas new-


tonien : il représente une situation où la force redevient attractive,
surmontant la force centrifuge due au moment angulaire. Les deux
extrema se situent aux rayons

c 2 L2 ± c 4 L4 − 12c 2 G 2 L2 M 2
r± = . (10.45)
2c 2 GM
Pour un moment angulaire L suffisamment grand, la racine carrée est
positive et le potentiel a deux extrema, comme le montre la figure
10.2. Le plus grand extremum (à r+ ) est un minimum, qui déter-
mine l’orbite circulaire stable de Kepler considérée ci-dessus. Mais il
existe un second extremum (à r− ), qui correspond à un maximum.
Il s’agit d’une orbite circulaire inférieure instable.

L’orbite stable minimale


Le rayon de l’orbite képlérienne stable diminue avec L2 , mais si L2
est trop petit, l’argument de la racine carrée devient négatif et le po-
tentiel n’a pas de minima. (La figure 10.2 n’est plus qualitativement
correcte.) Cela se produit lorsque L2 = 12G 2 M 2 /c 2 . Pour cette va-
leur de L2 , le rayon du minimum et celui du maximum sont égaux,
avec la valeur
6GM
r = 2 = 3rS . (10.46)
c
Conséquence importante, il n’y a pas d’orbites stables en dessous
du rayon 6GM c2
, soit trois fois le rayon Schwarzschild. Lorsque la
matière en spirale atteint ce rayon, toute nouvelle perte d’énergie,
même minimale, a pour conséquence que la matière plonge dans
le trou, car aucune orbite stable n’est plus possible. L’existence de
cette orbite stable minimale, dans les disques d’accrétion des trous
noirs astrophysiques, a été observée. Elle constitue l’un des signes
évidents indiquant que les objets que nous voyons dans le ciel sont
effectivement bien décrits par ces mathématiques.

152
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

Les orbites de la lumière


Avant de conclure cette section, étudions également la trajectoire de
la lumière. Nous pouvons répéter la même analyse que ci-dessus,
avec la seule différence qu’au lieu de ds2 = −1 nous avons ds2 = 0,
qui est l’équation du rayon lumineux (4.8). Cela donne un potentiel
effectif légèrement différent :
L2 GML2
V= − . (10.47)
2r 2 c2r 3
Par rapport au potentiel effectif des particules massives, celui de la
lumière n’a pas le terme newtonien. Voir figure 10.4.

Il est parfois affirmé que, dans la limite non relativiste, la lumière est
attirée par la matière. Ce n’est pas correct : dans la limite non relativiste,
2
le terme relativiste GML
c2 r 3
devient nul, et seul le terme centrifuge subsiste.
Cela donne des rayons lumineux droits.

Le potentiel effectif a maintenant un maximum (voir figure 10.4)


à
3GM
r= = 1.5 rS . (10.48)
c2
Cela signifie que la lumière peut graviter autour d’une masse, à une
fois et demie son rayon de Schwarzschild. Les rayons lumineux sont
très déformés par la forte attraction de la masse, dans la région située
juste en dehors du rayon de Schwarzschild.
Vr

r
r

Figure 10.4 Le potentiel effectif pour un rayon lumineux autour d’un trou noir.

153
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

L’existence d’une orbite lumineuse (instable) à 1,5 rS nous per-


met de reconnaître visuellement les trous noirs dans le ciel. Un rayon
lumineux situé juste à l’extérieur de cette orbite la suit pendant un
certain angle (qui peut être supérieur à 2π), puis s’en éloigne ensuite.
Imaginez que vous observiez l’horizon depuis un point éloigné sur
le plan θ = π/2. La lumière émise depuis n’importe quelle source
lumineuse située sur ce plan peut nous atteindre de différentes ma-
nières : directement, ou après avoir fait une fraction de tour auprès
de l’horizon, ou bien un tour complet, ou bien n tours. En dehors du
premier cas, nous voyons toutes les images de la source à une faible
distance de l’horizon. Cela signifie qu’une fraction considérable de
la lumière émise depuis n’importe où dans le plan nous apparaît
concentrée en provenance de deux points situés à faible distance
de l’horizon, de part et d’autre de celui-ci : ces deux points nous
apparaissent donc particulièrement lumineux. Ceci est vrai pour
tout plan, de sorte que nous nous attendons à voir un cercle de lu-
mière (appelé « anneau photonique ») à faible distance de l’horizon,
comme dans l’image de gauche de la figure 10.5.
Cette prédiction a été vérifiée de manière spectaculaire par la pre-
mière observation astronomique directe d’un trou noir, obtenue par
le télescope Event Horizon en 2019, illustrée dans l’image de droite
de la figure 10.5.

Figure 10.5 À gauche : l’anneau de photons prédit par la théorie (simulation). À


droite : la première image réelle d’un trou noir, obtenue en 2019 par l’Event Horizon
Telescope.

154
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

Dans le chapitre suivant, nous arrivons à rS : nous étudions ce


qui se passe à ce rayon, et à l’intérieur de celui-ci : la physique des
trous noirs. Avant de conclure ce chapitre, j’ajoute toutefois deux
brèves sections : sur l’effet d’une masse à très grande distance, où le
terme cosmologique des équations d’Einstein devient pertinent, et
sur le champ d’une masse chargée et en rotation.

10.5. La force cosmologique


Une solution exacte des équations d’Einstein avec constante cosmo-
logique est
2M λ 2 1
ds2 = − 1 − − r dt 2 + dr 2 + r 2 d2 .
r 3 1− 2M
r − λ3 r 2
(10.49)
La différence avec le cas de Schwarzschild est que le potentiel new-
tonien − Mr est modifié par l’ajout du terme − λ6 r 2 . Cela détermine
une force répulsive, par unité de masse (du corps d’épreuve),
λ
Fλ = r. (10.50)
3
Cette force est faible, car λ est petit, mais elle augmente avec la
distance. Elle ne se manifeste donc qu’à de grandes distances — en
fait, cosmologiques —, d’où le nom de la constante.
Ainsi, la gravité est attractive à petite distance mais devient répul-
sive à grande distance. Le point d’équilibre (instable) d’un corps de
masse M se situe à
GM λ
= r (10.51)
r2 3
c’est-à-dire 
3 3GM
r= . (10.52)
λ
Cette force (et non pas une mystérieuse « énergie du vide quan-
tique », ou une « énergie sombre ») est la raison pour laquelle l’ex-
pansion de l’univers s’accélère actuellement. (Voir le commentaire à
la fin de la section 4.3.)

155
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

10.6. La métrique de Kerr-Newman


et l’entraînement de l’espace
La métrique de Schwarzschild décrit l’espace-temps autour d’une
masse qui n’est pas en rotation. Il a fallu attendre longtemps avant
de découvrir la métrique de l’espace-temps autour d’une masse en
rotation. La voici. Pour être complet, je donne la métrique d’une
masse en rotation M avec un moment angulaire J = ac 2 M , et aussi
une charge électrique Q. La voici :
dr 2 
ds2 = ρ 2 + dθ 2 − 2 (dt − a sin2 θ dφ)2
 ρ
sin θ 2
2
+ ((r + a2 )dφ − a dt)2 , (10.53)
ρ2

ρ 2 = r 2 + a2 cos2 θ,  = r 2 − 2GM r + a2 + Q 2 G. (10.54)
Cette métrique est appelée métrique de Kerr-Newman, du nom
du mathématicien néo-zélandais Roy Kerr et du relativiste améri-
cain Ted Newman. Elle résout les équations couplées d’Einstein et
de Maxwell (avec λ = 0). Remarquez que cette métrique n’est pas
diagonale. Elle possède un terme gtφ qui ne disparaît pas.

L’entraînement de l’espace
Pour illustrer l’effet d’un corps en rotation, considérons cette mé-
trique au pôle Nord de la Terre. La charge totale de la Terre est
négligeable (Q = 0) et, au pôle Nord, nous pouvons écrire cos θ = 1.
Fixons la valeur du rayon au rayon terrestre, et considérons la mé-
trique 3d résultante, en coordonnées t, θ, φ. Ne conservons que le
second ordre en θ, et utilisons R = ρθ. Nous obtenons
2
2GM 2 a 2GMa
ds2 = 1− +R dt 2 −dR 2 −R 2 dφ 2 +2R 2
dt dφ,
ρ2 ρ4 ρ4
(10.55)
où ρ est une constante, proche du rayon terrestre. La parenthèse
dans le terme en dt 2 est une petite modification de la dilatation

156
10. LE CHAMP CRÉÉ PAR UNE MASSE

du temps gravitationnel standard. Les deuxième et troisième termes


donnent la métrique standard du plan en coordonnées polaires. Le
terme intéressant est le dernier. Que représente ce terme ? Il suffit de
se reporter à l’équation (3.123), et à la discussion qui l’entoure, pour
que sa signification devienne transparente : il indique que le cadre
défini par ces coordonnées est en rotation par rapport à un cadre
inertiel, avec une vitesse angulaire
2GM
ω= a. (10.56)
c2ρ 4
Puisque la métrique est stationnaire (indépendante du temps) dans
les coordonnées t, r, θ, φ, le cadre inertiel tourne par rapport au
cadre stationnaire. Les étoiles fixes sont stationnaires dans le cadre
stationnaire. Par conséquent, un cadre inertiel au pôle Nord tourne
par rapport aux étoiles fixes !
La Terre est une sphère qui tourne avec la vitesse angulaire ω⊕ =
1/jour. Son moment cinétique est de l’ordre de J⊕ ∼ r⊕2 M⊕ ω⊕ ,
donc a⊕ = J /(M⊕ c 2 ) = r 2 ωe /c 2 , si bien qu’un cadre de référence au
pôle Nord tourne avec une vitesse angulaire
rs 1.5cm
ω∼ ω⊕ ∼ 1/jour ∼ 2 × 10−8 /jour (10.57)
r⊕ 6.000km
En d’autres termes, un cadre situé au pôle Nord, et fixe par rapport
aux étoiles fixes, tourne en réalité par rapport à un cadre inertiel à
cette (très petite) vitesse angulaire.

Le seau de Newton, III. Rappelez-vous l’argument du seau de


Newton : la concavité de l’eau, dans un seau en rotation, signale une ro-
tation absolue. D’où l’existence de l’espace absolu. Le résultat ci-dessus
montre que l’eau est concave lorsqu’elle tourne par rapport à la valeur lo-
cale du champ gravitationnel, qui est lui-même affecté par la grande masse
de la Terre en rotation. L’espace de Newton est le champ gravitationnel.

157
11

LES TROUS NOIRS

Il se passe quelque chose d’étrange avec la métrique de


Schwarzschild, à la valeur du rayon
2GM
rS = = 2m. (11.1)
c2
Dans cette section, j’utilise G = c = 1, et j’indique la masse du trou
noir en minuscule, soit m. Le rayon de Schwarzschild est donc juste
rS = 2m.
À ce rayon, la composante goo de la métrique devient zéro, et
la composante grr devient infinie. En d’autres termes, les horloges
semblent s’arrêter ; tandis que la distance entre la sphère d’aire 4πrS2
et la sphère située à une distance infinitésimale de coordonnées dr de
celle-ci semble infinie. Einstein pensait que le monde s’arrêtait là :
pas d’espace-temps avec r < 2m.
Il avait tort.
Toujours dans les années 1970, le physicien Steven Weinberg,
lauréat du prix Nobel, a écrit dans son livre sur la relativité générale
que la question pourrait bien n’être qu’académique, car la solution
de Schwarzschild n’est valable qu’à l’extérieur d’une masse sphérique.
Le rayon de Schwarzschild de la Terre est de rS ∼ 1 cm, donc pour
avoir un régime où cette question serait pertinente nous devrions
atteindre une densité comparable à la concentration de la masse en-
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

tière de la Terre dans environ 1 cm3 ! Il semblait peu probable qu’une


telle chose puisse exister dans l’univers.
Aujourd’hui, nous en savons davantage. Une discussion ap-
profondie, au cours des années 1960, a permis de clarifier les
phénomènes que la théorie prédit autour de r = rS , conduisant à
la compréhension de la géométrie et de la physique des horizons. Au
début, il avait été soupçonné que ces particularités de la métrique de
Schwarzschild n’étaient que des artefacts de sa symétrie. Mais Roger
Penrose a développé des méthodes mathématiques et a prouvé un
théorème1 qui a fini par convaincre la communauté des chercheurs
que l’effet n’était pas une conséquence de la symétrie, mais qu’il était
générique, un travail reconnu par le prix Nobel 2020.
Au cours des dernières décennies, un grand nombre d’objets ont
été découverts dans le ciel, où ces phénomènes se produisent ef-
fectivement : nous les appelons trous noirs, et ils abondent dans
l’univers. Ceux observés jusqu’à présent ont des masses allant de
quelques masses solaires à un milliard de masses solaires, mais des
trous noirs de masses différentes pourraient aussi exister. De très
petits trous noirs auraient par exemple pu avoir été produits dans
l’univers primordial.
Les preuves d’existence, dans le ciel, d’objets qui sont bien dé-
crits par les mathématiques des trous noirs sont abondantes : elles
proviennent en premier lieu des rayons X énergétiques émis par les
« disques d’accrétion », que forme la matière qui tombe en spirale
dans le noir trou ; de la détection des ondes gravitationnelles en-
gendrées par les fusions de trous noirs ; et même, aujourd’hui, de
l’imagerie directe par radiotélescope des environs immédiats d’un
grand trou noir.
L’un des arguments les plus frappants en faveur de l’existence de
ces objets provient de l’observation des étoiles en orbite autour du
trou noir central de notre galaxie. Une simple analyse newtonienne

1. Penrose, R « L’effondrement gravitationnel et les singularités de l’espace-temps », Physical


Review Letters, vol. 14, no. 3. (1965) pp. 57–59

160
11. LES TROUS NOIRS

de leurs orbites képlériennes indique que la masse de l’objet autour


duquel elles gravitent avoisine 4 millions de masses solaires, concen-
trée en 125 UA (Unités astronomiques : la distance Soleil-Terre). Et
la localisation coincide assez bien avec celle de la puissante source
radio compacte Srg A*, dont la taille apparente est elle-même infé-
rieure à une UA, et sans aucun mouvement propre détectable. Cela
indique une masse de 4 millions de masses solaires, concentrée dans
une région plus petite que l’orbite de la Terre. Il est difficile d’imagi-
ner qu’un un tel objet puisse être décrit par autre chose qu’un trou
noir. Reinhard Genzel et Andrea Ghez ont reçu le prix Nobel 2020
pour ces observations.

11.1. À l’horizon
Reconsidérez l’exemple à la fin de la section 3.1.3, illustré dans
la figure 3.4. Il illustre ce qui se passe avec les coordonnées de
Schwarzschild. Dans l’espace-temps physique réel, il existe une sur-
face r = rS , mais les coordonnées de Schwarzschild l’évitent, tout
comme les coordonnées y, x de l’exemple évitaient la ligne X = 0.
Plus précisément, cette surface n’est atteinte que lorsque t → ∞.
Inversement, la droite entière (r = rS , t, θ, φ) de la métrique de
Schwarzschild, avec des valeurs fixes de θ et φ, correspond à un point
unique de l’espace-temps physique, comme tous les points de coor-
données polaires (0, φ), pour toutes les valeurs de φ, représentent le
même pôle nord.
Pour voir que c’est le cas, il faut passer à de meilleures coordon-
nées, semblables aux « bonnes » coordonnées cartésiennes X , Y de
l’exemple de la section 3.1.3.

Coordonnées de Painlevé-Gullstrand
Un meilleur système de coordonnées est obtenu simplement en
changeant la coordonnée temporelle, en définissant

√ r/2m − 1
t∗ = t + 2 2mr + 2m ln √ . (11.2)
r/2m + 1
161
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

t t

r r
2m 2m

Figure 11.1 À gauche : les lignes de coordonnée t constante, vues dans les coordon-
nées r, t∗ . La ligne sombre représente une trajectoire en chute libre. Remarquez qu’elle
ne traverse r = rS qu’à t = ∞. À droite : la même trajectoire dans le plan des
coordonnées de Schwarzschild r, t. Remarquez que dans ces coordonnées, la trajectoire
n’atteint jamais r = 2m.

On les appelle les coordonnées de Painlevé-Gullstrand. Voir la figure


11.1. Elles nous permettent de décrire la région de l’espace-temps à
r = 2m, et au-delà. On obtient facilement

2m/r
dt = dt∗ − dr. (11.3)
1 − 2m/r
En remplaçant dans la métrique de Schwarzschild, on obtient la
belle formulation

ds2 = −dt∗2 + (dr + 2m/r dt∗ )2 + d2 . (11.4)

Ce sont de meilleures coordonnées (pas encore les meilleures,


comme nous le verrons plus tard) pour comprendre ce qui se passe
à r = 2m. Étudions cette région.

Les cônes de lumière au rayon de Schwarzschild


Dans ce but, étudions les trajectoires radiales (d = 0) nulles (ds =
0) de la lumière. Elles sont données par

dt∗2 = (dr + 2m/rdt∗ )2 . (11.5)

Il existe deux solutions à cette équation, correspondant respective-


ment aux rayons lumineux entrants et sortants :

162
11. LES TROUS NOIRS

dr 

= ±1 − 2m/r. (11.6)
dt
Pour de très grands r, on a
dr
∼ ±1. (11.7)
dt∗
C’est le résultat standard de Minkowski : la lumière voyage le long de
rayons sortants r = t et de rayons entrants r = −t : le signe + donne
les rayons sortants, le signe - donne les rayons entrants. Lorsque
le rayon r diminue, dtdr∗ diminue. Pour les rayons entrants, le signe
de dtdr∗ reste toujours négatif. C’est ce qui est attendu : les rayons
entrants ont un rayon décroissant. Mais pour les rayons sortants, le
signe de dtdr∗ change à r = 2m. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que pour r < 2m les rayons « sortants » sont vers
l’intérieur, dans le sens où ils se déplacent vers une valeur de r plus
petite.
Autrement dit, supposons que l’on éclaire pendant un instant
une sphère de rayon constant r. Deux fronts lumineux quittent la
sphère et s’en éloignent : un vers l’extérieur et un vers l’intérieur. Ils
sont représentés par deux rayons nuls dans le plan (r, t∗ ). Si r est
supérieur à 2m, l’un des rayons se déplace vers les grandes valeurs de
r et l’autre vers les petites. Mais si r est inférieur à 2m, les rayons se
déplacent tous deux vers des valeurs de r plus petites ! (Si la sphère
était constituée de matière, elle se déplacerait également vers une
valeur de r plus petite, restant entre les deux rayons). La gravité est
si forte que la lumière ne peut pas s’échapper : la gravité l’oblige à
tomber à l’intérieur, quoi qu’il arrive.
Ce phénomène est résumé dans la figure 11.2. Elle illustre claire-
ment de nombreuses caractéristiques de la solution de Schwarzschild
étendue, en montrant la forme des cônes de lumière lorsque nous
nous déplaçons à travers l’horizon. Puisque la matière ne peut se dé-
placer que dans des directions temporelles, nous voyons sur l’image
que, à l’intérieur de r = 2m, il est impossible de rester à une valeur
fixe du rayon r : toute matière est forcée de tomber à l’intérieur :

163
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

t
*

2m r

Figure 11.2 Cônes de lumière dans les coordonnées t∗ , r.

la gravité est si forte que cela est impossible. Il est encore moins
possible d’en sortir. La lumière elle-même ne peut éviter de tomber
vers des valeurs de r plus petites.

Des horizons piégés


À l’intérieur du trou noir, l’aire de tout front lumineux émis par
une 2-sphère r = constant, t = constant se réduit. De manière géné-
rale, on qualifie de « piégée » une région où ceci est vrai pour toute
2-sphère. Penrose a introduit, et défini précisément, cette idée de ré-
gion piégée. Et il a prouvé que, une fois qu’une région piégée s’est
formée, il est impossible, selon la relativité générale et si la densité
d’énergie est positive, d’éviter l’effondrement vers une singularité.
La limite de la région piégée de la métrique de Schwarzschild est
la surface 3d r = 2m. Il s’agit d’une surface nulle. La lumière peut
se déplacer le long de cette surface. Un front lumineux peut en fait
rester sur r = 2m, en conservant la même superficie.
Cette surface tridimensionnelle r = 2m est la limite du trou noir.
On l’appelle l’« horizon » du trou noir. La raison de cette appellation
est que tant que les choses restent stationnaires de cette manière, un
observateur extérieur ne peut pas voir quoi que ce soit au-delà de
l’horizon, comme nous ne pouvons rien voir au-delà d’un horizon
sur Terre. La lumière émise par les objets à l’intérieur du trou noir y
tombe et n’en sort pas.

164
11. LES TROUS NOIRS

Évidemment, cela ne signifie pas qu’il n’y a rien au-delà de l’ho-


rizon : cela signifie seulement que pour voir ce qui s’y trouve, nous
devons y aller (traverser l’horizon).

L’horizons des événements


La surface r = 2m possède une autre propriété intéressante, en plus
d’être un horizon piégé. Elle constitue l’intérieur de la région de
l’espace-temps à partir de laquelle un rayon lumineux peut s’échap-
per à l’infini. Techniquement, cela s’exprime de la manière suivante :
c’est la limite du passé de l’infini (nul) futur. (L’infini nul futur est
l’ensemble des directions dans lesquelles la lumière peut s’échap-
per ; son passé est la région d’où la lumière peut s’échapper). De
manière générale, la limite du passé de l’infini nul futur est appelée
un « horizon des événements ». Par conséquent, l’horizon piégé de
Schwarzschild, à r = 2m, est également un horizon des événements.
Pour la solution de Schwarzschild, l’horizon piégé et l’horizon des
événements coïncident, mais ce n’est pas vrai en général. Un exemple
simple où ils ne coïncident pas est le suivant. Supposons qu’à un mo-
ment donné, de la matière tombe dans un trou noir, faisant passer sa
masse de m à m + m. Un point, situé juste à l’extérieur de r = 2m
peu avant la chute de la matière dans le trou, peut se trouver à l’ex-
térieur de l’horizon piégé. En effet la lumière émise par ce point se
déplace vers un rayon croissant, mais aussi à l’intérieur de l’hori-
zon des événements, car lorsque le trou noir devient plus grand, ce
rayon lumineux se retrouve à l’intérieur du rayon r = 2(m + m) et
ne s’échappe donc jamais.
Il existe une différence conceptuelle importante entre les notions
d’« horizon piégé » et d’« horizon des événements ». La première ne
dépend que du présent (la lumière tombe vers un rayon plus pe-
tit), tandis que la seconde dépend de ce qui se passe dans le futur.
L’emplacement d’un horizon des événements dépend de l’état futur
(ou lointain) complet du champ. Au contraire, pour savoir où se
trouve un horizon piégé, il suffit de regarder la région du trou noir.

165
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La solution de Schwarzschild n’est qu’une approximation : elle


ne tient pas compte des effets quantiques. Nous ne savons pas vrai-
ment ce qu’il peut advenir d’un trou noir dans un avenir lointain. Il
est possible que les rayons lumineux qui y sont tombés s’échappent
finalement. Si c’est le cas, un vrai trou noir n’a pas d’horizon des
événements. Mais la surface r = 2m reste un horizon piégé. Les ho-
rizons des événements sont donc moins importants que les horizons
piégés.

Les coordonnées d’Eddington-Finkelstein


Un autre ensemble simple de coordonnées couvre toute la région
à l’extérieur et à l’intérieur du trou noir. Il peut être joliment écrit
en utilisant des coordonnées mixtes v, r, analogues à celles utilisées
dans (3.119) pour l’espace de Minkowski. Dans ces coordonnées, la
géométrie de Schwarzschild s’écrit très simplement

ds2 = (1 − 2m/r) dv2 − 2dv dr + r 2 d2 . (11.8)

La relation avec les coordonnées de Schwarzschild est donnée par le


changement de variable

t = v − r − 2m log |r/2m − 1|. (11.9)

Exercice : Dérivez (11.8) à partir de (10.2) en utilisant ce


changement de variable.
Une ligne de valeurs constantes pour v, θ, φ est un rayon
lumineux radial venant de l’infini et tombant dans le trou noir.

11.2. À l’intérieur du trou noir


Qu’y a-t-il à l’intérieur d’un trou noir ?

166
11. LES TROUS NOIRS

La forme de l’intérieur
L’intérieur d’un trou noir est décrit par l’élément linéaire (11.4)
avec r < 2m. Nous pouvons oublier le changement de coordonnées
(11.2) et revenir aux coordonnées de Schwarzschild. Par conséquent,
pour r < 2m, l’élément de métrique de Schwarzschild (10.2) décrit
l’intérieur du trou noir : c’est seulement la frontière entre les deux
régions qui est mal décrite par ces coordonnées.
Comme les composantes métriques gtt et grr changent de signe à
r = 2m, r devient une variable temporelle et t une variable spatiale
à l’intérieur du trou noir. Ceci n’a aucune signification physique
particulière : il s’agit seulement d’une dénomination arbitraire des
coordonnées locales.
Les symétries de la métrique sont différentes à l’intérieur et à l’ex-
térieur. L’indépendance des coefficients de la métrique vis-à-vis de la
variable t a une signification différente à l’extérieur et à l’intérieur.
À l’extérieur, cela dénote une symétrie de translation temporelle :
l’espace-temps y est statique. À l’intérieur, il s’agit d’une symétrie
de translation dans une direction spatiale. La dépendance de la mé-
trique par rapport à la variable temporelle r, à l’intérieur, signifie
que la métrique n’y est plus indépendante du temps. Les surfaces
r = constant, sont des surfaces de genre espace, avec une métrique 3d
(définie positive) donnée par
2m
ds2 = − 1 dt 2 + r 2 d2 . (11.10)
r
C’est la métrique d’un cylindre 3d : une sphère (bidimension-
nelle)
 de rayon
 r multipliée par une droite d’élément métrique
2GM
r − 1 dt . Au fur et à mesure que le temps passe, r diminue.
2

La sphère rétrécit tandis que la longueur du cylindre augmente.


Telle est la géométrie intérieure d’un trou noir : un long cy-
lindre, avec un rayon qui diminue dans le temps et une longueur
qui augmente dans le temps. Au fur et à mesure que le temps passe
(r diminue), le cylindre devient de plus en plus long et étroit. Voir

167
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 11.3 La géométrie de l’intérieur du trou noir : une surface à temps constant
(constante r) est un cylindre tridimensionnel formé par une 2-sphère multipliée par
une ligne. Au fur et à mesure que le temps passe (r diminue), le cylindre devient plus
long et plus étroit.

la figure 11.3. En un sens, l’écoulement externe du temps « nourrit »


l’allongement du cylindre interne à travers l’horizon.

En chute
Que se passe-t-il en pénétrant dans le trou noir ?
Traverser l’horizon n’implique aucune difficulté : localement,
l’espace-temps est toujours plat, et donc un point sur l’horizon est,
localement, complètement normal. Que se passe-t-il ensuite ?
La chute est une chute libre, de sorte qu’un petit vaisseau in-
terstellaire en chute ne ressentirait aucune force. Cependant, la
courbure augmente à mesure qu’il se rapproche du centre. (Les
composantes de la métrique de Schwarzschild, comme le poten-
tiel de Newton, croissent comme 1/r lorsque r → 0, leurs dérivées
premières comme 1/r 2 et leurs dérivées secondes, et donc la cour-
bure, comme 1/r 3 ). Plus la courbure est grande, plus la région dans
laquelle l’espace-temps peut être approximé par Minkowski se res-
treint. Lorsque le rayon de courbure devient de l’ordre de la taille du
vaisseau spatial, les mouvements inertiels de ses différentes parties ne
respectent plus la géométrie du vaisseau spatial : en d’autres termes,
il subit des forces « de marée » qui le déforment. Comme l’attraction
vers le centre est plus forte aux petits rayons, l’intérieur du vaisseau
accélère plus que l’extérieur, si bien que les forces de marée l’étirent

168
11. LES TROUS NOIRS

radialement. Comme ces forces divergent avec r → 0, le vaisseau, ou


toute structure, est détruit avant d’atteindre le centre.
Combien de temps ce processus prend-il ?
Considérons le cas d’un objet qui tombe radialement, avec un
moment angulaire nul. Une trajectoire radiale en chute libre est ca-
ractérisé par dt = 0. La valeur maximale du temps propre, entre le
franchissement de l’horizon et le centre, est donnée par
  0  0
dr πGm
T = ds = −grr (r) dr =  = 3 .
2m 2m c 1 − 2GM c
c2 r
(11.11)
Pour un trou noir stellaire, le rayon de Schwarzschild est de
l’ordre du kilomètre, et cela donne environ une microseconde. Pas
beaucoup de temps pour apprécier la vue !
Mais pour les plus grands trous noirs détectés à ce jour, le rayon
de Schwarzschild peut être un milliard de fois fois supérieur à celui
d’un trou noir stellaire, et la chute peut durer des heures. Par consé-
quent, un physicien pourrait en principe pénétrer dans l’horizon,
et effectuer toutes sortes de mesures et de détections à l’intérieur. Il
est vrai qu’il mourrait très probablement bientôt, écrasé dans la pe-
tite région r, mais nous mourrons tous de toute façon, même sans
pénétrer à l’intérieur d’un horizon.

Vers le centre
L’ordre de grandeur de la courbure est, comme nous l’avons vu,
de GM /c 2 r 3 . La courbure atteint une valeur planckienne, à savoir
GM c3
∼ G lorsque
2
c r 3

3 G M
2
r∼ . (11.12)
c5
Lorsque le rayon atteint cette échelle, les effets quantiques sont sus-
ceptibles de devenir pertinents. Ils ne peuvent plus être négligés et
la relativité générale classique ne s’applique plus. Remarquez que
(11.12) indique que cela peut se produire à un rayon bien plus grand

169
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

que la longueur de Planck. J’aborderai ces effets quantiques dans le


dernier chapitre.
On lit souvent que la relativité générale prédit une « singula-
rité » au centre du trou ; quoi que cela signifie, ce n’est pas pertinent
pour le monde naturel. En effet, la nécessité d’appliquer la méca-
nique quantique change la donne, avant qu’une telle « singularité »
hypothétique puisse être atteinte.

11.3. Les trous blancs


Les équations d’Einstein sont invariantes sous une inversion tempo-
relle t → −t : si l’on filme une solution de l’équation d’Einstein et
que l’on projette le film en arrière en t, on obtient une autre solution
des équations d’Einstein.
La métrique de Schwarzschild (10.2) ne change pas en rempla-
çant t par −t, donc l’extérieur d’un trou noir est invariant sous
la symétrie de retournement du temps. Mais il n’en va pas de
même pour l’horizon, ni pour l’intérieur d’un trou noir. L’inversion
temporelle de la métrique du trou noir (11.4) donne la métrique

ds2 = −dt∗2 + (dr − 2m/r dt∗ )2 + r 2 d2 . (11.13)
C’est une extension de l’extérieur différente de (11.4) : alors que
(11.4) est une extension vers le futur, (11.13) est une extension vers
le passé, appelée un trou blanc. Sa structure en cônes de lumière
est simplement la version inversée de la figure 11.2 : voir figure
11.4. En coordonnées mixtes u, r, la région formée par l’intérieur
et l’extérieur du trou blanc est donnée par
ds2 = (1 − 2m/r) du2 + 2du dr + r 2 d2 , (11.14)
à comparer avec (3.120) et (11.8). Les lignes de u, θ, φ constants
sont les rayons lumineux radiaux qui sortent du trou blanc.
Puisque la métrique de Schwarzschild est invariante sous t → −t
à l’extérieur de l’horizon d’un trou blanc, elle s’identifie à celle de
l’extérieur d’un trou noir. L’extérieur d’un trou blanc se comporte

170
11. LES TROUS NOIRS

t
*

2m r

Figure 11.4 Cônes de lumière du trou blanc dans les coordonnées t∗ , r.

exactement comme celui d’un trou noir : il a une masse, il est at-
tractif, les choses peuvent tourner autour de lui, etc. Ce n’est qu’à
l’horizon lui-même que les choses diffèrent.

Les emplacements relatifs du trou noir et du trou blanc par rapport à l’extérieur
Ce qui précède est déroutant au premier abord. Comment les choses
peuvent-elles différer en arrivant à l’horizon, si tout est identique
à l’extérieur de l’horizon ? La réponse est que la métrique (10.2)
peut être prolongée vers deux régions distinctes : l’une dans le futur,
l’autre dans le passé.
La clé est de se rappeler qu’une ligne r = 2m en coordonnées
de Schwarzschild, pour des θ et φ fixes et un t arbitraire, ne re-
présente qu’un point unique dans l’espace-temps physique. C’est
un point où se rencontrent deux limites nulles de la géométrie de
Schwarzschild externe. La coordonnée temporelle de Schwarzschild,
t, passe à moins l’infini à la frontière avec le trou blanc, et à plus
l’infini à la frontière avec le trou noir. Ces infinis ne sont que des
pathologies de la coordonnée : la géométrie est régulière aux fron-
tières de la région externe de Schwarzschild. La région externe de
Schwarzschild est donc délimitée par deux horizons. L’un est à grand
t positif, l’autre à grand t négatif. Voir la figure 11.5.

L’emplacement des deux extensions de la métrique de Schwarzschild


externe devient plus clair en évoquant les coordonnées de Rindler dans

171
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Trou noir

Extérieur

Trou blanc

Figure 11.5 L’extérieur du trou peut être continué dans deux directions : vers
un trou noir, à travers la surface r = 2m, t = +∞ ; et vers un trou blanc, à
travers la surface r = 2m, t = −∞. Les lignes droites grises sont des surfaces
t = constant. La ligne pointillée est une surface à rayon constant. Remarquez que
toutes les sphères r = 2m, pour toute valeur arbitraire finie t, représentent en fait
la même sphère unique dans l’espace-temps, indiquée ici par le point reliant les deux
horizons (lignes en gras).

l’espace-temps de Minkowski, illustrées dans la figure 3.8. Celles-ci ne


couvrent qu’un quadrant de l’espace de Minkowski : le quadrant de Rindler
x > |t|. Ce quadrant est délimité par deux lignes nulles qui se rencontrent
à l’origine. Les deux lignes nulles sont respectivement à τ = ±∞. Et la
ligne entière ρ = 0 en coordonnées de Rindler, pour tout τ arbitraire fini,
représente un point unique dans l’espace-temps de Minkowski : le point
où les deux lignes nulles du quadrant se croisent. C’est exactement la
même situation que pour les deux frontières de la géométrie extérieure
de Schwarzschild. Comparez 3.8 et 11.5.

172
11. LES TROUS NOIRS

Schwarzschild et Rindler
La similitude entre les espaces-temps de Schwarzschild et de Rindler
est plus qu’une analogie. En effet, il s’avère que, près de r = 2m, la
métrique de Schwarzschild (réduite au plan t, r) est précisément la
métrique de Rindler ! Pour s’en convaincre, il suffit d’écrire
r = 2m + x, (11.15)
et de supposer que nous observons la métrique pour x  2m, c’est-
à-dire très près de r = 2m. Nous pouvons alors développer
1 − 2m/r = 1 − 2m/(2m + x)
= 1 − 1/(1 + x/2m) ∼ 1 − (1 − x/2m) = x/2m,
(11.16)
de sorte que la métrique de Schwarzschild (avec d2 = 0) se lit
comme
x 2m 2
ds2 = − dt 2 + dx . (11.17)
2m x
Un changement de variables x = ρ 2 /(8m) = et t = 4mτ nous donne

ds2 = dρ 2 − ρ 2 dτ 2 , (11.18)
qui est précisément la métrique de Rindler. C’est-à-dire qu’au voisi-
nage de l’horizon, si nous ne regardons que les coordonnées radiales
et temporelles, la métrique de Schwarzschild s’identifie précisément
à une métrique de Rindler.
Ceci est physiquement compréhensible de la manière suivante.
Imaginez que vous restiez à une très petite distance de l’horizon.
Pour vous y maintenir sans tomber, vous avez besoin de fusées,
car vous n’êtes pas en chute libre : vous avez besoin d’une accélé-
ration constante. En première approximation, toute métrique est
plate. Par conséquent, en première approximation, vous accélérez
uniformément dans une métrique plate, ce qui est précisément la si-
gnification physique des coordonnées de Rindler : ρ = constant est
la ligne d’univers d’un objet en accélération constante et les lignes
τ = constant sont les surfaces de simultanéité changeantes de cet
observateur accéléré.

173
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

L’extension maximale
Les coordonnées qui couvrent à la fois l’extérieur, le trou noir, et le
trou blanc, ont été trouvées par Martin Kruskal et Georges Szekeres.
Il s’agit de coordonnées nulles (sans dimension) u, v qui vont de
−∞ à +∞, avec les coordonnées angulaires habituelles θ, φ. Nous
pouvons arriver à ces coordonnées en deux étapes. Introduisons
d’abord les coordonnées nulles
u = t − r − 2m log |r/2m − 1|, v = t + r + 2m log |r/2m − 1|.
(11.19)
Celles-ci ne couvrent que l’extérieur du trou noir (elles divergent
sur r = 2m), mais elles mettent la métrique de Schwarzschild sous la
forme simple
2m
ds2 = − 1 − du dv + r 2 d2 , (11.20)
r
où r = r(u, v) est compris comme la fonction de u et v implicite-
ment définie par
v − u = 2r + 4m log |r/2m − 1|. (11.21)
Il est maintenant immédiat d’étendre l’espace-temps au-delà de u =
−∞ et au-delà de v = ∞. Il suffit de définir
U = −e−u/4m , V = ev/4m . (11.22)
Dans ces coordonnées, la métrique s’écrit
32m3 − r
ds2 = e 2m dU dV + r 2 d2 , (11.23)
r
où r = r(U , V ) est maintenant compris comme la fonction de U et
V définie (implicitement) par
r
UV = (2m − r) e 2m , (11.24)
où r est la coordonnée-rayon de Schwarzschild. La coordonnée-
temps de Schwarzschild t est lié à ces coordonnées par
v−u
t = 4m arctanh . (11.25)
v+u

174
11. LES TROUS NOIRS

Pour comprendre ce qui se passe ici, rappelons que la métrique de


Minkowski peut être mise sous la forme (3.116), qui est l’analogue de
(11.23). Le changement de coordonnées (11.22) est le même que celui
considéré dans (3.117), et la métrique (3.118) est l’analogue de (11.20).
Dans les deux cas, les coordonnées u, v ne couvrent qu’une portion limitée
de l’espace-temps, délimitée par des surfaces lumineuses, alors que les coor-
données U , V couvrent l’espace-temps entier. Pour sortir du quadrant de
Rindler, nous devons « traverser » U = ∞ (qui n’est rien d’autre que v = 0
ou x = t), ou bien « traverser » V = ∞ (qui n’est rien d’autre que u = 0 ou
x = −t.) De même, pour entrer dans le trou noir ou le trou blanc, nous de-
vons traverser les horizons respectifs, où les coordonnées de Schwarzschild
divergent.

Les diagrammes de Carter-Penrose


Pour comprendre la totalité de la géométrie étendue que recouvrent
ces coordonnées, dessinons l’espace à 2 dimensions formé par les di-
rections radiale et temporelle. Chaque point représente une sphère
de rayon r. Une façon commode de dessiner un espace lorent-
zien consiste à tracer des lignes de coordonnées nulles toujours à
±45 degrés, afin que les cônes de lumière ne soient pas déformés,
et à comprimer l’espace-temps infini en une région finie. Cela est
toujours possible : l’image résultante reproduit très imparfaitement
les distances, mais reproduit fidèlement les relations causales. Ces
diagrammes d’espace-temps sont appelés « diagrammes de Carter-
Penrose », ou « diagrammes de Penrose », ou encore « diagrammes
conformes », car une déformation qui respecte les angles et la struc-
ture du cône de lumière à 45 degrés est appelée « transformation
conforme ». Ceci est facilement réalisé en définissant les coordonnées
Ũ ∈ [−π/2, π/2] et Ṽ ∈ [−π/2, π/2] par

U = tan Ũ , V = tan Ṽ , (11.26)

et en les représentant sous forme de coordonnées cartésiennes d’un


plan euclidien à 2 dimensions. L’espace-temps entier est alors re-
présenté par un carré. Cependant, comme la géométrie devient

175
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

r=0

Trou noir

Extérieur

2m
r=
t=0
Extérieur

r=
2m
Trou blanc

r=0

Figure 11.6 L’extension maximale de la géométrie de Schwarzschild : l’espace-


temps de Kruskal. À l’extérieur du trou, sont représentées des lignes de coordonnée-
rayon de Schwarzschild constante, et de coordonnée-temps de Schwarzschild constante ;
à l’intérieur du trou noir, des lignes de coordonnée-rayon de Schwarzschild constante.

dégénérée à r = 0, nous devons nous limiter à la région des r posi-


tifs. Cela donne l’espace de la figure 11.6, qui montre l’emplacement
relatif de la région du trou blanc, de la région du trou noir et de
l’extérieur.
Curieusement, cette géométrie comporte une deuxième région
extérieure, séparée de la première. Cette seconde région possède un
infini asymptotique distinct.
En raison des phénomènes quantiques, se rapprocher de r = 0
doit nous faire quitter le domaine de validité de la relativité gé-
nérale classique ; nous devons donc nous limiter aux régions de r
positif. Notez que les deux régions r = 0 sont des régions spatiales
(dans Minkowski r = 0 est une ligne de temps). La géométrie for-
mée par le trou noir et le trou blanc, en plus des deux régions
extérieures, est la plus grande extension possible de l’espace-temps
de Schwarzschild en tant que géométrie (pseudo-) riemannienne.
La théorie quantique pourrait l’étendre davantage, au-delà de
r = 0.
176
11. LES TROUS NOIRS

Trous noirs physiques formés par une étoile effondrée


La plupart des trous noirs que nous voyons dans le ciel ont pro-
bablement été formés par l’effondrement d’une étoile, lorsque la
chaleur de la fusion nucléaire a cessé d’être suffisante pour engendrer
la pression qui contrebalance la gravité.
Seul l’extérieur de l’étoile est décrit par une partie de l’espace-
temps de Schwarzschild étendu exploré ci-dessus, car la solution
de Schwarzschild, avec Tab = 0, ne s’applique pas à l’intérieur de
l’étoile, où la géométrie est plus simple.
La figure 11.7 illustre le diagramme conforme d’un espace-temps
avec une étoile qui s’effondre. Au début, il n’y a que l’étoile et l’exté-
rieur. Lorsque l’étoile entre dans le rayon r = 2m, un horizon et une
région piégée sont formés, c’est-à-dire un trou noir.
À l’intérieur du trou noir, le futur atteint la région r = 0. Encore
une fois : au voisinage de r = 0, nous quittons le régime de va-
lidité de la théorie classique. La géométrie du trou noir créé par
l’effondrement d’une étoile évolue nécessairement vers une région
quantique.

r=0

Trou noir
2m
r=

Extérieur
Ét
r=

oi
0

le

t=0
Exterior
r=
m2

White hole

r=0

Figure 11.7 La partie de l’espace-temps de Kruskal qui est pertinente pour la


géométrie autour d’une étoile qui s’effondre. La ligne pointillée représente la surface de
l’étoile.

177
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Trous blancs en explosion


Le retournement temporel d’une étoile qui s’effondre est représenté
sur la figure 11.8. Remarquez que si le trou noir débouche sur une
région quantique, le trou blanc émerge d’une région quantique.
Alors que nous avons de nombreuses preuves que la géométrie de
la figure 11.7 décrit des phénomènes réels dans notre univers, nous
n’avons jusqu’à présent aucune preuve directe qu’il en est de même
pour la géométrie de la figure 11.8. Ainsi, les trous blancs physiques
restent seulement hypothétiques pour le moment. Mais il en fut de
même pour les trous noirs pendant longtemps, après tout.
La géométrie du trou noir à partir de l’effondrement d’une étoile
se termine par une région quantique. La géométrie du trou blanc
émerge d’une région quantique. On peut soupçonner que les trous
blancs pourraient émerger de la même région quantique que celle
par laquelle se terminent les trous noirs. J’évoquerai cette possibilité
dans le dernier chapitre, consacré à la gravité quantique.

r=0
2m
r=

t=0
Exterior
Exterior
se

Éxterieur
r=
lo
2m
xp
ie
0
r=

r=
qu

2m
le
oi

White hole
Ét

Trou blanc
r=0

Figure 11.8 La partie de l’espace-temps de Kruskal qui est pertinente pour la


géométrie autour d’un trou blanc explosif. La ligne en pointillé représente la surface
de la matière qui explose.

178
12

ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ
QUANTIQUE

Ce dernier chapitre donne un aperçu du beau problème ouvert de la


gravité quantique.
Le domaine de validité de la relativité générale classique est limité
par le fait que la théorie ne prend pas en compte les phénomènes
quantiques. L’échelle des effets quantiques est régie par la constante
de Planck . En combinant  avec la constante de Newton G et la
vitesse de la lumière c, on obtient d’autres grandeurs, aux dimensions
de longueur, durée, énergie et masse, appelées longueur de Planck,
temps de Planck, énergie de Planck, masse de Planck et densité de
Planck.

 
G G
LPl = 3
∼ 10−33 cm, TPl = , ∼ 10−44 s, (12.1)
 c c5

c 5 c
EPl = ∼ 1019 GeV , MPl = ∼ 20μg, (12.2)
G G
c5
ρPl = ∼ 1093 g/cm3 . (12.3)
G 2
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Ces constantes fixent l’échelle du phénomène de la gravité


quantique. Elles jouent toutes un rôle dans ce chapitre.
Actuellement, aucune théorie quantique de la gravité n’a encore
donné lieu à des prédictions véritablement nouvelles et confirmées
empiriquement. Le problème reste donc ouvert. L’une des approches
bien développées, pour l’élaboration d’une telle théorie, est la gravité
quantique à boucles, à la quelle je ferai des références ci-dessous.

12.1. Bases empiriques et théoriques de la gravité


quantique
Bases empiriques
La base empirique de la gravité quantique est solide : il s’agit de
l’immense ensemble de faits qui soutiennent la relativité générale
classique et la mécanique quantique. Une théorie de gravité quan-
tique doit être cohérente avec ce vaste domaine de faits — à savoir
la théorie quantique et la relativité générale dans leurs domaines
de fiabilité — et doit être cohérente sur le plan interne, et suffi-
samment bien définie pour être prédictive et testable. Tout cela est
loin d’être facile : nous ne baignons pas dans une abondance d’alter-
natives possibles. Les théories qui s’approchent de cet objectif sont
rares.
En outre, nous disposons également d’informations empiriques
qui nous permettent de pondérer — ou de défavoriser — certaines
alternatives. Il y a encore quelques années, l’impression générale était
que les phénomènes de gravitation quantique étaient trop loin de
notre portée expérimentale. Ce sentiment s’est atténué fortement,
pour un certain nombre de raisons :
• L’énergie atteinte par les accélérateurs de particules
(∼104 GeV ) est loin de l’énergie de Planck (EPl ∼1019 GeV ),
mais certaines expériences de physique des particules ont
testé des phénomènes à des énergies bien plus élevées, non
loin de EPl . Par exemple, l’attrayante théorie SU (5) de

180
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

Georgi–Glashow a été désavouée, en montrant l’absence


de désintégration des protons dans la durée de vie qu’elle
prévoyait (1030 −1031 ans) : l’expérience super-Kamiokande
a fixé une limite à ∼1033 ans. La désintégration du pro-
ton est un phénomène à une échelle de ∼1016 GeV , soit
seulement trois ordres de grandeur en dessous de EPl . Super-
Kamiokande n’est pas un collisionneur, comme les accéléra-
teurs de particules : une batterie de détecteurs y entourent un
grand nombre de protons sous forme d’un réservoir d’eau.
La collision de particules n’est pas le seul moyen d’étudier les
hautes énergies.
• Il y a quelques années, des théories de gravité quantique qui
brisent l’invariance de Lorentz ont été vigoureusement explo-
rées. Cela a donné lieu à une recherche astronomique d’effets
astrophysiques qui violeraient cette invariance de Lorentz, et
cela a fini par exclure largement de tels phénomènes, à des
énergies bien supérieures à EPl , diminuant ainsi la plausibilité
de ces hypothétiques théories de gravité quantique.
• Certaines communautés de chercheurs s’attendaient à ce que
des particules supersymétriques soient observées au LHC
(le Large Hadron Collider à Genève), mais celles-ci ont été
largement exclues à l’échelle du LHC. Ce rultat ne falsifie
pas complètement les pistes de recherche en gravité quan-
tique poursuivies par ces communautés, comme la théorie
des cordes, car la supersymétrie pourrait être réalisée à des
énergies encore plus élevées. Mais il réduit la probabilité que
ces programmes puissent aboutir, en vertu de la même lo-
gique (bayésienne) selon laquelle un résultat positif aurait
augmenté cette probabilité.
• Si elle réussit, l’expérience d’intrication induite par la gravité,
décrite ci-dessous en 12.3, écartera de nombreuses idées sur
le fait que la géométrie ne puisse être que classique, au moins
macroscopiquement.

181
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

• La cosmologie quantique à boucles, mentionnée ci-dessous


en 12.4, explore la possibilité de calculer des effets qui
pourraient être observables dans le fond diffus cosmologique.
• La phénoménologie observationnelle de la possible transition
entre les trous noirs et les trous blancs, illustrée ci-dessous
dans 12.4, est explorée. Cela inclut la matière noire, les
rayons gamma, les sursauts radio rapides, et autres.
Nous ne disposons pas encore de preuves empiriques directes d’un
phénomène de gravitation quantique, mais la gravité quantique n’est
définitivement pas déconnectée des observations.

Base théorique
Nous nous attendons à ce que le champ gravitationnel présente des
propriétés quantiques dans le domaine approprié, comme tous les
champs physiques. Mais les théories quantiques des champs qui
décrivent efficacement la physique non gravitationnelle reposent
sur l’existence d’une structure métrique fixe de l’espace-temps.
Celle-ci intervient dans pratiquement toutes les équations d’une
théorie quantique des champs conventionnelle. Si nous prenons en
compte les propriétés relativistes de la gravité, cette structure devient
elle-même un champ quantique dynamique. Par conséquent, la mé-
trique fixe utilisée dans la construction conventionnelle de la théorie
quantique des champs n’est plus disponible. Il s’ensuit que la plupart
des méthodes classiques de la théorie quantique des champs ne sont
pas appropriées à la gravité. Cette difficulté est appelée le problème
de l’« indépendance du fond » de la gravité quantique.
En termes plus simples, la relativité générale n’est pas une théo-
rie des champs sur une géométrie de l’espace-temps, mais plutôt
une théorie de la géométrie de l’espace-temps elle-même. Et la
gravité quantique n’est pas une théorie quantique des champs sur
une géométrie de l’espace-temps, mais plutôt la théorie quantique
de la géométrie de l’espace-temps elle-même. Voyons ce que cela
implique.

182
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

Les caractéristiques distinctives de toute théorie quantique sont


au nombre de trois :
1. Caractère discret. De nombreuses variables physiques ne
prennent que des valeurs discrètes lors des interactions. Le
champ électromagnétique, par exemple, interagit via des
photons discrets.
2. Superposition quantique. Les états quantiques génériques
ne correspondent pas à des configurations classiques, mais
peuvent inclure des « superpositions linéaires » de celles-
ci. Cela se manifestent par le phénomène d’interférence
quantique.
3. Probabilité. La théorie ne donne pas de prédictions pré-
cises des événements, mais seulement des amplitudes de
probabilité pour ceux-ci.
Je donne ci-dessous quelques exemples simples et illustratifs où ces
caractéristiques apparaissent, lorsque l’on considère les propriétés
quantiques de la géométrie.

12.2. Caractère discret : des quanta d’espace


En électromagnétisme, les photons sont une manifestation carac-
téristique de la discrétisation quantique : en un sens, ils montrent
que le champ électromagnétique est « granulaire » à petite échelle.
De même, le champ gravitationnel est granulaire à petite échelle, et
puisque le champ gravitationnel est l’espace-temps, cela signifie que
l’espace-temps est granulaire à petite échelle. La quantité qui carac-
térise la discrétisation gravitationnelle quantique de l’espace est la
longueur de Planck LPl .
Pour illustrer cette granularité, considérons une région R de l’es-
pace physique euclidien à 3 dimensions. Sa géométrie est décrite par
un champ gravitationnel plat, constant, de triade eai . Pour être plus
concret, imaginons une région ayant la géométrie d’un tétraèdre,
dont nous appellerons A = 1, 2, 3, 4 les quatre sommets. (D’autres
géométries donnent les mêmes résultats).

183
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

La géométrie classique du tétraèdre


La géométrie (y compris la taille) du tétraèdre est déterminée par
les longueurs de ses six côtés, qui sont à leur tour des fonctions
du champ gravitationnel. Une paramétrisation géométrique com-
mode évite les inégalités que ces longueurs doivent satisfaire. Elle est
donnée par les quantités

1
EAi =  i jk ej ∧ ek , (12.4)
2 τA

où τA est le triangle opposé au sommet A. Ces quantités EAi décrivent


la géométrie. Ce sont quatre vecteurs normaux aux faces, dont la
longueur de chacun est égale à l’aire de la face respective. En effet, il
est facile de voir que l’aire du triangle τA est donnée par

j
AA = |EA | ≡ δij EAi EA . (12.5)
Comparez avec (3.108) et (3.109) : EAi est le flux du champ
électrique gravitationnel à travers la face.
La géométrie du tétraèdre ne change pas si l’on effectue une ro-
j
tation de la triade, ce qui donne EAi → Rji EA , où R est une matrice
de rotation. Et il est facile de vérifier (par le théorème de Gauss) que
[montrez-le !]
EAi = 0. (12.6)
A
Et le volume du tétraèdre vaut [montrez-le !]
√ 
2 j
V= ijk EAi EB ECk , (12.7)
3
où A, B et C sont trois quelconques de ses sommets, ordonnés dans
le sens des aiguilles d’une montre. L’équation (12.6) implique que le
choix des sommets n’a pas d’importance !

Géométrie quantique
Dans une théorie quantique, le champ tétrade devient un opérateur
quantique, et donc les quantités Eai sont des opérateurs quantiques.

184
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

Puisque ce sont des vecteurs se transformant dans la représentation


vectorielle de SU (2), on peut s’attendre à ce qu’ils agissent sur un
espace de Hilbert qui porte une représentation du groupe SU (2).
C’est exactement ce qui se passe dans la gravité quantique à boucles :
les opérateurs Eai sont des générateurs de SU (2) qui satisfont les
relations de commutation de SU (2) :
j ij
[EAi , EB ] = c δAB ik Eak , (12.8)
où c est une constante de la dimension d’un carré de longueur, donc
proportionnelle à L2Pl . On l’écrit conventionnellement sous la forme

c = 8πγ L2Pl . (12.9)


On peut montrer que les relations de commutation (12.8) re-
produisent ( fois) les crochets de Poisson de la théorie classique,
lesquels peuvent être dérivés via une analyse canonique détaillée de
l’action (5.3). (Je ne le montre pas ici.) Cette dérivation nous permet
d’identifier γ avec le paramètre de Barbero-Immirzi introduit dans
(5.3). Par conséquent, ces relations de commutation sont un ansatz
de quantification conventionnel, comme
[q, p] = i, (12.10)
qui reproduisent ( fois) les crochets de Poisson classiques et
constituent l’ansatz de quantification de base pour la mécanique
quantique, à la Dirac.
Les relations de commutation (12.8) définissent une théorie
quantique de la géométrie. Voyons ce qu’elles impliquent.

Analyse spectrale des opérateurs de surface et de volume


L’équation (12.8) montre que, pour chaque A, les opérateurs EAi
sont proportionnels aux générateurs J i de SU (2), les opérateurs de
moment angulaire bien connus

185
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

EAi = 8πγ L2Pl J i . (12.11)


Par conséquent, l’opérateur de surface est donné par
A2A = (8πγ L2Pl )2 J i J i = (8πγ L2Pl )2 L2 , (12.12)
où L2 est le Casimir de SU (2), à savoir l’opérateur bien connu
du moment angulaire total. Cet opérateur a un spectre discret, et
ses valeurs propres sont j(j + 1) avec j = 0, 1/2, 1, 3/2, 2, .... Nous
obtenons donc le résultat important que l’opérateur d’aire a pour
valeurs propres
8πGγ  2

A= j(j + 1) = 8πγ L Pl j(j + 1). (12.13)
c3
Comme l’indique cette formule, la longueur de Planck donne
l’échelle de la taille minimale des quanta d’espace physique.
Les espaces propres, qui diagonalisent les opérateurs d’aire, se
constituent des quatre représentations VjA de SU (2), une pour
chaque triangle A. Un calcul simple montre que l’opérateur de vo-
lume commute avec les opérateurs d’aire [Faites-le !] L’opérateur de
volume agit donc sur l’espace de dimension finie
H = ⊗A VjA . (12.14)
Il peut être diagonalisé dans chacun de ces espaces de dimension
finie, où il possède également un spectre discret, puisque ce sont des
espaces de Hilbert de dimension finie.
Les spectres discrets des opérateurs de surface et de volume
rendent compte du caractère discret de l’espace physique. Ils signi-
fient que cet espace ne peut pas être divisé à l’infini. Les valeurs
mesurables minimales d’aire et de volume sont finies et se situent
à l’échelle de Planck. La longueur de Planck exprime donc la
divisibilité finie de l’espace physique.

Les quanta d’espace


Un « quantum d’espace » élémentaire est caractérisé par les nombres
quantiques discrets des aires de ses faces et de son volume.

186
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

Remarquez que, pour un tétraèdre, ces quantités sont au nombre


de cinq seulement, alors que la géométrie classique du tétraèdre est
définie par six quantités. Il n’y a pas de sixième observable géomé-
trique indépendante, qui commuterait avec l’aire et le volume. Donc
les six quantités qui caractérisent la géométrie classique ne peuvent
pas être toutes spécifiées précisément.
La situation est la même que pour le moment angulaire en mé-
canique quantique élémentaire : le moment angulaire classique est
donné par trois quantités (Lx , Ly , Lx ) mais seules deux peuvent être
diagonalisées ensemble, par exemple (Lz , L2 ). Par conséquent, à
l’échelle ∼ , les composantes du moment cinétique sont discrètes
mais jamais toutes spécifiées précisément. De la même manière, la
géométrie à l’échelle de Planck est discrète mais jamais entièrement
spécifiée précisément.

Les réseaux de spins


En gravité quantique à boucles, les états quantiques de l’espace-
temps sont décrits par des éléments d’un espace de Hilbert, dont la
base est donnée par les réseaux de quanta d’espace décrits ci-dessus.
Les quanta d’espace forment les neuds n du réseau, tandis que les
liens l relient les neuds adjacents qui partagent une face. Neuds et
liens forment un « graphe » , et les états quantiques de cette base
s’écrivent sous la forme

|ψ = |, jl , vn , (12.15)

où les jl sont les nombres quantiques de l’aire de chaque face l, tandis


que les vn sont les nombres quantiques du volume de chaque neud
n, et que  code les relations d’adjacence. La relation intuitive entre
le graphe et les quanta d’espace est représentée dans la figure 12.1.
Ces états sont appelés réseaux de spins.
Ce sont des états de base de la géométrie quantique, comme
les états à n photons sont des états de base de l’électromagnétisme
quantique.

187
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Figure 12.1 Le graphe d’un réseau de spins et les quanta d’espace qu’il représente.

La différence réside dans le fait que les états-photons vivent sur


un espace-temps de fond, alors que les états du réseau de spin
définissent eux-mêmes l’espace physique. Cela se reflète dans les
nombres quantiques correspondants. Les nombres quantiques d’un
photon sont les valeurs propres de son moment, lequel est la trans-
formée de Fourier de sa position dans l’espace physique de fond.
Mais les nombres quantiques d’un état-réseau de spin sont les va-
leurs propres de l’aire et du volume des quanta d’espace de l’état
lui-même.1

12.3. Superposition de géométries


Considérons maintenant un deuxième aspect de la gravité quan-
tique : la superposition des géométries. Un état quantique générique
de l’espace-temps n’est pas un état de réseau de spins : c’est
une superposition quantique de ceux-ci, comme dans toute théo-
rie quantique. Les géométries de l’espace-temps peuvent être en
superposition quantique.

1. Voir par exemple, C. Rovelli, Quantum gravity (Cambridge UP 2004) et C. Rovelli, F.


Vidotto, Covariant loop quantum gravity (Cambridge UP 2014).

188
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

J’illustre ce phénomène en discutant une expérience de labora-


toire proposée.2 L’expérience vise à mesurer un effet gravitationnel
quantique, non relativiste, où les géométries de l’espace-temps
seraient mises en superposition quantique, de manière à ce que
l’on puisse observer une interférence quantique entre ces géomé-
tries. C’est ce qu’on appelle l’intrication gravitationnelle, ou QGEM
(Quantum Gravity induced Entanglement of Masses) ; ou encore ef-
fet BMV (de Bose et al., Marletto et Vedral). Je la décris dans une
version simple.

L’expérience d’intrication gravitationnelle


L’expérience est réalisée avec deux nanoparticules munies de spin et
de masse m. Chacune des deux nanoparticules est mise dans un état
de superposition quantique de deux positions différentes (comme
dans l’expérience classique de Stern et Gerlach) ; elles sont ensuite
toutes deux recombinées après une durée T . Voir la figure 12.2.
Cela génère quatre branches distinctes de l’état quantique, pen-
dant la durée T . L’idée de l’expérience est d’arranger les positions de
telle sorte que, dans l’une de ces quatre branches, les deux particules
soient maintenues à une petite distance d, de sorte que chacune res-
sente le champ gravitationnel de l’autre. Chaque particule engendre
une légère déformation de la géométrie de l’espace-temps dans son
voisinage. Dans chaque branche, cette géométrie peut être décrite
approximativement par la formule du champ faible (7.2). Celle-ci
donne ici
21 (x) 22 (x)
ds2 = − 1 + + dt 2 + d x 2 , (12.16)
c2 c2
où les deux termes sont les potentiels newtoniens des deux par-
ticules. Considérons le temps propre, le long de la trajectoire de

2. S. Bose et al., « Spin Entanglement Witness for Quantum Gravity », Phys. Rev. Lett. 119,
240401 (2017). C. Marletto, V. Vedral, « Gravitationally Induced Entanglement between Two
Massive Particles is Sufficient Evidence of Quantum Effects in Gravity », Phys. Rev. Lett. 119,
240402 (2017).

189
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

1 2

1L 1R 2L 2R

t d

1L 1R 2L 2R

1 2

Figure 12.2 Le cadre de l’expérience d’intrication induite par gravité.


chacune des particules. Dans chacune des branches, il est affecté par
le potentiel propre de la particule elle-même, et par le potentiel dû
à l’autre particule. Le potentiel propre est toujours le même, mais
le potentiel dû à l’autre particule dépend de la distance d entre les
particules :
22 (x) 2Gm
2
=− 2 . (12.17)
c c d
La distance d entre les particules est petite dans une seule des
branches, et nous pouvons ignorer ce terme dans les trois autres.
Le résultat est que, dans la branche où les particules sont proches, le
temps propre
   T 
2Gm
−ds2 = dt 1 − 2 (12.18)
0 c d
écoulé pendant le lapse de temps-coordonnée T est plus court que
dans les autres branches, d’une différence (comparer avec (7.10))
Gm
δT = T. (12.19)
c2d
190
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

L’état quantique d’une particule évolue avec une phase


exp{imc 2 T /}. Par conséquent, lorsque les branches se re-
combinent, la branche où les particules sont maintenues proches est
déphasée des autres, d’un déphasage
mc 2 δT Gm2 T
δφ = = . (12.20)
 d
Imaginons que les deux particules se trouvent toutes deux dans la
valeur propre + de Lx , et qu’elles soient divisées selon les valeurs
propres de Lz . L’état divisé est l’état tensoriel

|ψ = (|+ + |−) ⊗ (|+ + |−)


= | + + + | + − + | − + + | − −. (12.21)

Si la branche où les deux particules sont proches est la dernière, après


un temps T l’état est devenu

|ψ(T ) = | + + + | + − + | − + + eiδφ | − −. (12.22)

Si δφ = π, il s’agit d’un état maximalement intriqué (la trace de


|ψ(π)ψ(π)| sur le premier état de l’espace des particules donne
l’identité sur le second [montrez-le !]). Ce fait peut être détecté en
mesurant les spins dans des configurations répétées et en vérifiant
les inégalités de Bell. Si leur violation est bien vérifiée, il s’ensuit
que les deux particules ont été intriquées sous l’effet du potentiel
gravitationnel.
Il n’est pas possible d’intriquer deux degrés de liberté quantiques
s’ils n’interagissent qu’avec un médiateur classique. Une telle dé-
tection d’intrication serait donc une indication solide du caractère
quantique du champ gravitationnel : il était dans une superposition
quantique lorsque les particules l’étaient.
Le point clé de l’expérience est qu’elle révèle une superposition
de géométries. En fait, l’intrication se produit uniquement parce
que la géométrie de l’espace-temps est différente dans les différentes
branches : dans chacune, elle est donnée par (12.16), mais d est dif-
férent dans chaque branche. Par conséquent, si cet effet est vérifié, il

191
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

peut être considéré comme une preuve que la géométrie peut être en
superposition.

Analyse non relativiste


L’effet d’intrication gravitationnelle est non relativiste, comme le
montre clairement la disparition de c dans les formules : il reste
vrai dans la limite où c → ∞. En fait, il peut également être
obtenu à partir de la mécanique quantique non relativiste, en consi-
dérant la gravitation comme une action instantanée à distance.
La branche où les particules sont proches possède une énergie
potentielle newtonienne supplémentaire

Gm2
δE = − , (12.23)
d
et l’état non relativiste évolue avec la phase φ = e−iET / . Cela
donne, pareillement, (12.20). Bien sûr, dans la nature, l’interaction
n’est pas instantanée, et est transmise par le champ gravitationnel :
cette connaissance est nécessaire pour tirer la conclusion ci-dessus.
Cette expérience ne teste donc pas le régime de gravité quan-
tique relativiste. La détection de l’intrication induite par la gravité
implique que l’espace-temps est dans une superposition de géomé-
tries quantiques, uniquement en conjonction avec le fait (énoncé
par la relativité générale) que le potentiel gravitationnel newtonien
est une manifestation de la géométrie dynamique de l’espace-temps.

La masse de Planck
Remarquez que (12.20) peut être écrit sous la forme

m2 cT
δφ = . (12.24)
m2Pl d

La deuxième fraction est un facteur sans dimension qui caractérise


le cadre de l’expérience. La première fraction montre que l’effet est
régi par la masse de Planck mPl : c’est cette dernière qui fixe l’échelle

192
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

à laquelle les particules de masse m peuvent générer des superposi-


tions d’espace-temps observables dans des expériences d’interférence
comme celle-ci.
La technologie actuelle nous permet d’amener des nanoparticules
de masse m ∼ 10−11 g en superposition quantique. Et il pourrait
être possible de les maintenir à une distance d ∼ 10−4 cm. En in-
sérant ceci dans (12.20), on constate que pour obtenir δφ ∼ π, il
faut T ∼ 1s. Cela pourrait ne pas être complètement hors de por-
tée du laboratoire dans un avenir proche. Si tel est le cas, il pourrait
être possible de détecter un effet de la superposition quantique des
géométries en laboratoire dans les années à venir.

12.4. Transitions : passage du trou noir au trou


blanc par effet tunnel, et grand rebond
L’évolution quantique de la géométrie doit être décrite par des am-
plitudes de transition. En gravité quantique à boucles, l’amplitude
de transition entre des états-réseaux de spin est donnée par une ex-
pression basée sur les représentations unitaires du groupe SL(2, C).
Je ne m’étendrai pas sur ce sujet ici. J’illustre plutôt une application
de l’idée que l’évolution de la géométrie peut être donnée par des
amplitudes de probabilité quantiques.

L’avenir lointain des trous noirs


Dans le chapitre 11, nous avons laissé deux problèmes ouverts : ce
qui se passe aux stades tardifs d’un trou noir, lorsque la géomé-
trie entre dans un régime quantique ; et ce qui se passe au stade
précoce d’un trou blanc, lorsque la géométrie émerge d’une région
quantique. La relativité générale classique ne peut pas répondre à
ces questions car la courbure devient planckienne à ces stades, et la
théorie classique n’est plus fiable.
À la fin de la section 11.2, nous avons vu que cela se produit
lorsque la courbure atteint la valeur de Planck, ce qui se produit
pour une valeur du rayon

193
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

 
3 G 2 M M
r∼ = 3
LPl . (12.25)
c5 MPl
De même, une étoile en effondrement entre en régime quantique
lorsque la densité atteint l’ordre de la densité de Planck, ce qui se
produit à cette même valeur du rayon, car courbure et densité y sont
du même ordre de grandeur (à un facteur c 2 près). Pour un trou
noir macroscopique M  MPl , et donc r  LPl , si bien que l’étoile
et le trou noir entrent dans un régime quantique avec des rayons
beaucoup plus grands que la longueur de Planck LPl . Une étoile qui
atteint cette densité est appelée « étoile de Planck ».
Que se passe-t-il ensuite ?
Une possibilité qui a été étudiée récemment est que le stade tardif
d’un trou noir puisse passer, par effet tunnel quantique, au stade
précoce d’un trou blanc.
L’espace-temps complet, incluant la transition, peut alors être
représenté par le diagramme de Carter-Penrose (Figure 12.3 page
suivante). La région blanche du diagramme satisfait les équations
d’Einstein du vide classique. (À première vue, cela est surprenant,
car cette région ne peut pas être immergée globalement dans la
métrique de Schwarzschild étendue : mais elle peut être intégrée lo-
calement [H. Haggard, C Rovelli, Phys. Rev. D (2015) 92.104020.
arXiv :1407.0989].) La région gris foncé est la région où la courbure
est planckienne et où la gravité quantique est donc pertinente. Dans
cette région, les équations classiques d’Einstein sont violées, et nous
devons utiliser les amplitudes de transition quantiques pour calculer
la probabilité que la transition se produise, en fonction de la géomé-
trie de la limite de la région de transition (ou plutôt des paramètres
qui la caractérisent).
Les calculs utilisant les amplitudes de transition selon la gra-
vité quantique à boucles indiquent effectivement que la probabilité
de transition devient significative vers la fin de l’évaporation de

194
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

étoile en
rebond
ho
riz
on
espace

du
externe

tr
trou

ou
blanc

bl
région de

an
étoile de

c
Planck transition
quantique

ir
no
trou
noir ou
tr
espace
du

externe
n
effondrement rizo
étoile en ho

Figure 12.3 La transition du trou noir au trou blanc.

Hawking du trou noir. Il est donc possible que les trous noirs se
transforment en trous blancs vers la fin de leur évaporation3 .

Cosmologie quantique
Comme nous l’avons vu au chapitre 9, la cosmologie très pri-
mordiale est une autre situation physique qui nous fait sortir du
domaine de validité de la théorie classique. L’application de la gra-
vité quantique à boucles à la dynamique cosmologique est appelée
« cosmologie quantique à boucles ». Une certaine approximation de
la dynamique quantique (que je ne passe pas en revue ici) conduit
à une équation de Friedmann effective, modifiée à forte densité : au
lieu de (9.8), on obtient

3. Voir par exemple E. Bianchi et al., Class. Quant. Grav. 35 (2018) no.22, 225003. arXiv :
1802.04264, et ses références.

195
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

 
ȧ2 8 ρ
= πG 1 − ρ (12.26)
a2 3 ρmax
où √
3
ρmax = ρPl (12.27)
32π 2 γ 3
est une constante de l’ordre de la densité de Planck ρPl 4 . La
constante cosmologique et le terme en k de l’équation de Friedmann
sont négligeables dans l’univers primordial.
Le deuxième terme dans la parenthèse est la correction quan-
tique. Il ne devient important que lorsque la densité est extrême-
ment élevée, ce qui se produit dans l’univers très primordial, lorsque
la petitesse du facteur d’échelle comprime l’énergie de la matière.
Dans ce cas, ce terme contrecarre l’attraction gravitationnelle et agit
comme un terme répulsif, permettant au facteur d’échelle de rebon-
dir. L’implication est que le Big Bang pourrait avoir subi une phase
de contraction préalable de l’univers, suivie d’un « Grand rebond », à
l’échelle où la densité est devenue planckienne. Cela aurait pu laisser
des traces mesurables dans le « Fond diffus cosmique ».

12.5. Conclusion : la disparition de


l’espace-temps
Les quelques exemples ci-dessus ne donnent qu’un petit aperçu, par-
tiel, de la vaste recherche actuelle sur la gravité quantique. J’espère
qu’ils peuvent au moins faire entrevoir la beauté de ce domaine de
recherche encore très ouvert.
Lorsqu’elle est associée à la découverte de la nature quantique de
toutes les variables physiques, l’intuition éternelle d’Einstein, selon
laquelle la géométrie de l’espace-temps est une manifestation d’un
champ dynamique, montre sa pleine radicalité.

4. Voir par exemple I. Agullo, P. Singh, « Loop Quantum Cosmology : A brief review », in
100 Years of General Relativity (World Scientific 2017), arXiv :1612.01236.

196
12. ÉLÉMENTS DE GRAVITÉ QUANTIQUE

Rappelez-vous la distinction, abordée dans la section 2, entre les


notions traditionnelles relationnelles d’espace et de temps, et les nou-
velles notions d’espace et de temps, que Newton avait introduites
en tant qu’entités indépendantes. La gravité quantique fait ensuite
évoluer les notions newtoniennes d’espace et de temps, qu’Einstein
avait reconnues comme manifestation du champ gravitationnel, en
variables quantiques. Et cela montre que, non seulement la géomé-
trie euclidienne fixe, mais la notion même d’une géométrie de fond
continue, n’est qu’une approximation.
En ce sens, l’espace et le temps disparaissent de la structure
conceptuelle de la physique. Ils suivent le même sort que l’« orbite
de l’électron » dans le message que Heisenberg envoya à son ami
Pauli à son retour de Helgoland, en 1925, avec la clé de la théorie
quantique dans sa poche : « Tout est encore très vague et peu clair
pour moi, mais il semble que les électrons ne se déplacent plus sur
des orbites ». En gravitation quantique, « tout est encore très vague
et peu clair pour nous, mais il semble que l’espace-temps n’existe
plus. »
Mais le champ gravitationnel est toujours là, en tant que champ
quantique, avec ses quanta, et ses amplitudes de transition calcu-
lables entre ses états.
De même, et de façon cruciale, les anciennes notions relation-
nelles d’espace et de temps conservent tout leur sens : nous pouvons
dire que deux événements sont adjacents, et nous pouvons compter
les séquences d’événements similaires : c’est ce que fait une horloge.
Mais il n’y a pas d’horloge privilégiée dans la théorie, ni de sens à
une localisation autre qu’une contiguïté entre quanta de matière et
quanta d’espace.
La beauté éclatante de l’intuition d’Einstein est toujours une
source de connaissance et d’émerveillement.

197
INDEX

absolue, 157 coordonnées de Rindler, 77


Ashtekar (Abhay), 75 cosmologie quantique à boucles,
astéroïde, 41 195
Astéroïde Rosetta, 44 courbure de Gauss, 40, 41, 68
covariance générale, 97
Barbero-Immirzi, paramètre, 185
Barrau (Aurélien), 12
Dante Alighieri, 59
Berkeley (George), 30
de Sitter, 136
Bose (Satyendranath), 189
densité de Planck, 179, 194, 196
boucle, 68
diadique, 47
Brunetto Latini, 60
diagrammes conformes, 175
Carroll (Sean), 11 diagrammes de Carter-Penrose, 175
Cartan (Élie Joseph), 72 dilatation du temps, 107
champ électrique gravitationnel, dipôle, 121
75, 184 Divine Comédie, 59
champ vectoriel contravariant, 64 divisibilité de l’espace physique,
champ vectoriel covariant, 63 186
Choquet-Bruhat (Yvonne), 11
Christoffel (coefficient de), 62 effet BMV, 189
Christoffel (symboles de), 62 Einstein (Albert), 31, 34, 75, 127,
chute libre, 83 129, 151, 196
connexion de Levi-Civita, 62 énergie de Planck, 179
connexion de spin, 71 entraînement de l’espace, 156
constante cosmologique, 87, 135, équation de Friedmann, 133, 135
137 équation de structure, 72
constante de Newton, 87 espace newtonien, 28, 197
coordonnées espace relationnel, 197
d’Eddington-Finkelstein, 166 espace tangent, 52, 63, 65, 69
coordonnées de étoile de Planck, 194
Painlevé-Gullstrand, 161 étoiles à neutrons, 15, 122
RELATIVITÉ GÉNÉRALE

fermions, 72 Large Hadron Collider, 181


fond diffus cosmologique, 182 Leibniz (Gottfried Wilhelm), 30
force de Newton, 106 Lemaître (Georges), 130, 132,
formes différentielles, 70 137
formule du quadrupole, 122 Levi-Civita (Tullio), 62
Friedmann (Alexandre), 195 ligne d’univers, 85, 88, 106
funnel, 141 ligne du temps cosmique, 138
futur causal, 76 LIGO, 124
limite newtonienne, 105
Gauss (Carl Friedrich), 37, 41 lisse, 43
gazouillis, 123 local, 83
Genzel (Reinhard), 161 loi de Coulomb, 22
géométrie de Cartan, 72 loi de Hubble-Lemaître, 132
Georgi–Glashow (théorie de), 181 longueur de Planck, 16, 179
Ghez (Andrea), 161 longueur propre, 84
Global Positioning System, 15 loop quantum gravity, 188
gravité quantique à boucles, 193, lorentzien, 75
195
Mach (Ernst), 30
Hilbert (David), 91 Marletto (Chiara), 189
horizon piégé, 165 masse de Planck, 179
horizon des événements, 165 masse du Higgs, 87
Hubble (Edwin), 132 Maxwell (James Clerk), 17
hyperboloïde, 42 métrique, 49
métrique contravariante, 52
Immirzi, paramètre, 185 métrique riemannienne, 49
indépendance du fond, 102
infini nul, 165 Newman (Ted), 156
inflaton, 137 Newton (Isaac), 27, 28, 30, 35,
interféromètre, 123 157, 197
invariance par difféomorphisme, Nobel, 12, 114, 160, 161
97 nombres quantiques, 186, 188

Jacobien, 46, 47, 63, 93 paramètre d’Immirzi, 92


paramètre de Barbero-Immirzi,
Kepler (Johannes), 144 92
Kerr (Roy), 156 passé causal, 76
Kruskal (Martin), 174 Penrose (Roger), 160

200
INDEX

périhélie, 147 Stern et Gerlach (expérience de),


Poincaré (Henri), 19 189
potentiel effectif, 142, 145 Szekeres (Georges), 174
potentiel newtonien, 105, 107
présent étendu, 76 tangent, 51, 65
précession, 147 temps coordonné, 84
principe d’équivalence, 83 temps cosmique, 125
Principia, 33 temps de Planck, 179
pseudo-riemannien, 75 temps newtonien, 28, 197
temps propre, 84, 99
quadripôle, 121 temps relationnel, 197
quanta d’espace, 183 tenseur de courbure de Riemann,
quantités d’espace physique, 186 68
quantitatif d’espace, 186 tenseur de Ricci, 70, 72
Quantum Gravity induced Teorema Egregium, 42
Entanglement of Masses, 189 tetrade, 54
rayon de Schwarzschild, 153, 159, théorème de Pythagore, 38, 55
169 torsion, 72
référentiel local, 35 transformations de Lorentz, 19
relativité galiléenne, 19 triade, 54
repère mobile, 47 trou blanc, 170, 172, 178, 193
réseaux de spins, 187 univers dominé par le
Ricci-Curbastro (Gregorio), 70 rayonnement, 136
Riemann (Bernhard), 32
Rindler (Wolfgang), 173 Vedral (Vlatko), 189
Ryder (Lewis), 11 vide, 88
volume, 74
scalaire de Ricci, 70
Schwarzschild (Karl Siegmund), Wald (Bob), 11
139, 151, 152, 162 Weinberg (Steven), 11, 159
seau de Newton, 33
sensorium Dei, 30 C ∞ , 43
singularité, 57, 164, 170 SU (5), 180
singularités des coordonnées, 45 d-bein, 54
spin, 117 3-sphère, 57

201

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