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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires


320 | novembre-décembre 2010
Le développement durable

Quelles politiques de développement durable au


Mali et à Madagascar ?
Which sustainable development policies in Mali and Madagascar?

Pierre-Marie Bosc, Marie-Hélène Dabat et Élodie Maître D’hôtel

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/economierurale/2865
DOI : 10.4000/economierurale.2865
ISSN : 2105-2581

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2010
Pagination : 24-38
ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Pierre-Marie Bosc, Marie-Hélène Dabat et Élodie Maître D’hôtel, « Quelles politiques de développement
durable au Mali et à Madagascar ? », Économie rurale [En ligne], 320 | novembre-décembre 2010, mis
en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/
economierurale/2865 ; DOI : 10.4000/economierurale.2865

© Tous droits réservés


Quelles politiques de développement durable
au Mali et à Madagascar ?
Pierre-Marie BOSC • CIRAD, France, bosc@cirad.fr
Marie-Hélène DABAT • CIRAD, Burkina Faso, dabat@cirad.fr
Élodie MAÎTRE D’HÔTEL • CIRAD, France, elodie.maitredhotel@cirad.fr

Introduction analysons les trajectoires des politiques agri-


coles et rurales au Mali et à Madagascar
Ldesaconstitue
question du changement institutionnel
de nos jours un objet central
analyses sur le développement. Nous
ainsi que les modalités différenciées d’in-
sertion du référentiel du développement
durable. Enfin, la troisième partie avance des
étudions dans cet article l’insertion du réfé- éléments explicatifs de ces différences par
rentiel du développement durable dans les une analyse des jeux d’acteurs.
trajectoires des politiques agricoles et rurales
de deux pays du Sud, le Mali et Mada-
gascar, sous l’angle des changements insti- Analyse comparative des politiques
tutionnels que ce référentiel implique dans de développement durable
les processus de production et de mise en Notre analyse porte sur la mobilisation et
œuvre des politiques publiques. Le déve- l’appropriation des idées développées au
loppement durable peut être considéré niveau international sur le développement
comme un référentiel construit et véhiculé durable dans les processus de construction
au niveau international, que les pays peuvent des politiques nationales. Cette insertion
s’approprier en l’intégrant aux politiques peut donner lieu à la mise en place de poli-
nationales. C’est cette appropriation, qui tiques nouvelles qui cherchent à intégrer
repose sur des jeux d’acteurs particuliers, les différentes dimensions de la durabilité
que nous nous proposons d’analyser. Nous mais aussi à une modification des politiques
comparons dans ces deux pays, les formes préexistantes. Par « politique de dévelop-
particulières d’adaptation du référentiel du pement durable », nous désignons donc, à la
développement durable, en les situant dans fois, les nouvelles politiques qui se récla-
le temps long des trajectoires des politiques meraient directement du développement
agricoles et rurales. Nous montrons que durable et les politiques agricoles et rurales
l’appropriation du référentiel du dévelop- réaménagées.
pement durable a donné lieu à une recom-
position différenciée des modes publics 1. Méthodologie comparative retenue
d’intervention en milieu rural, et donc que Notre démarche repose sur la notion de
les politiques de développement durable, « comparabilité » (Sartori, 1994) appliquée
dans les discours comme dans les dispositifs, aux situations malgache et malienne. En
y recouvrent des expressions différentes. effet, ces deux pays partagent assez de points
Nous cherchons à analyser les facteurs qui communs pour rendre la comparaison
jouent un rôle dans la détermination de ces valable et sont marqués par des différences
expressions spécifiques. suffisamment perceptibles pour rendre la
Trois parties structurent cette étude. Une comparaison utile. Les caractéristiques qui
première partie présente le cadre général fondent ces points communs et ces diffé-
de notre analyse, tant du point de vue de la rences sont profondément significatives de
méthodologie retenue que des approches leurs modèles de développement et de la
mobilisées. Dans la deuxième partie, nous structure de leurs secteurs ruraux. Les études

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menées par deux équipes distinctes se réfé- marchés régionaux4. Des zones de productions
rent, de façon systématique et critique, à agricoles stratégiques ont historiquement
une même grille d’analyse dans le cadre du bénéficié du soutien direct des politiques
projet de recherche Propocid1. Après avoir publiques : au Mali les zones sud avec la
mis en évidence l’existence de divergences production de coton et nord à l’Office du
dans les formes que revêtent les politiques Niger avec la production de riz ; à Mada-
de développement durable à Madagascar et gascar les Hautes Terres et le Lac Alaotra
au Mali ; ensuite nous cherchons à identifier pour la production de riz. Cette concentration
les facteurs potentiellement explicatifs de ces des interventions publiques tend à créer des
divergences2. « zones marginales », oubliées des politiques.
Ces pays connaissent des processus de démo-
Points communs cratisation politique relativement récents et les
Dans ces deux pays, l’agriculture est un collectivités territoriales existent depuis peu
secteur d’activité dominant qui contribue à la de temps. Les niveaux de pauvreté sont élevés,
formation du Produit intérieur brut (PIB) à ce qui les rend fortement dépendants de l’aide
hauteur de 28 % à Madagascar et de 37 % au extérieure5. Leurs secteurs agricoles sont
Mali ; mais elle représente 72 % de la popu- importants en termes d’emploi mais peu
lation active à Madagascar et 79 % au Mali compétitifs. Les voies de diversification
(données FAOSTAT). L’isolement géogra- économique demeurent limitées par la faible
phique – insularité et enclavement – est attractivité des investissements et la place
renforcé par la faiblesse de leurs réseaux d’in- dominante de l’agriculture dans leur histoire
frastructures de communication. Les produc- économique et sociale.
tions agricoles vivrières, peu intensifiées et
fortement orientées par les demandes internes,
sont peu diversifiées ; la vulnérabilité alimen- Des différences
taire est forte, avec un recours structurel au Madagascar et le Mali présentent des diver-
marché international pour combler les déficits. gences structurelles à la croisée des enjeux
Les niveaux de productivité sont contraints par de durabilité. La structuration du monde
la fragilité des ressources naturelles3. Les paysan est limitée à Madagascar du fait de
secteurs agricoles sont engagés dans des la fragmentation des initiatives collectives
processus d’ouverture économique, notam- tandis que les organisations de producteurs
ment dans le cadre de l’intégration à des maliens contribuent depuis maintenant plus
de quinze ans aux processus d’élaboration
des politiques. En outre, si les deux pays
1. Projet ANR-06-PADD-016 « Production des poli- sont confrontés à des problématiques de
tiques autour du développement durable » financé par dégradation environnementale, leurs dota-
l’Agence nationale de la recherche au titre du
Programme « Agriculture et Développement
tions en capital naturel sont sensiblement
Durable ».
2. Nous renvoyons à la méthode des variations conco- 4. Union économique et monétaire Ouest africaine et
mitantes, dont l’intuition a été présentée par John Communauté économique des états d’Afrique de
Stuart Mill (1843) qui propose « d’interpréter les l’Ouest dans le cas du Mali ; Common Market for
variations qui affectent un objet social en les rame- Eastern and Southern Africa, Southern African Deve-
nant aux différences constatées dans le mode d’action lopment Community et Commission de l’Océan
de tel ou tel facteur, toutes choses étant égales par Indien, dans le cas de Madagascar.
ailleurs » (Frognier, 1994). 5. Madagascar se situe au 143e rang et le Mali au
3. Outre les aléas climatiques, la production agricole 173e rang sur 177 pays classés en matière d’Indice
doit faire face à une dégradation accélérée des de développement humain (IDH-PNUD) et l’Aide
ressources naturelles : érosion des sols et déforestation, publique au développement (APD) représente 13 %
désertification au Mali, réduction de la biodiversité à du PIB à Madagascar et 20 % au Mali (World Deve-
Madagascar. lopment Indicators).

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

Figure 1. L’appropriation du référentiel du développement durable par les pays

Référentiel
Niveau international du développement durable

Niveau national MALI MADAGASCAR


(histoire, culture) (histoire, culture)
Jeux d’acteurs > réappropriation

Ré-aménagement Ré-aménagement
des politiques agricoles des politiques agricoles
et rurales et rurales
• Discours • Discours
• Actions • Actions

Source : les auteurs

différentes : Madagascar dispose d’un patri- l’approche du transfert politique, qui accorde
moine naturel riche6 tandis que les condi- une place centrale à l’analyse des jeux d’ac-
tions naturelles du Mali en font un pays teurs et définit le transfert comme un
aux ressources naturelles fragiles, en désé- « processus dans lequel la connaissance
quilibre écologique et fortement marqué sur les politiques, les arrangements admi-
par la récurrence des sécheresses. Enfin, nistratifs, les institutions et les idées d’un
restant fortement agricoles, les processus cadre politique sont utilisés dans la mise en
de diversification économique diffèrent. Au place de politiques, d’arrangements admi-
Mali, l’or est le premier secteur d’exporta- nistratifs, d’institutions et d’idées d’un autre
tion, mais l’activité minière ne génère pas cadre politique » (Dolowitz, Marsh 1996).
d’effets d’entraînement économique alors
qu’à Madagascar le textile et les services Le transfert considéré ici présente la parti-
résultent d’une volonté du Gouvernement cularité de se situer à l’interface de la sphère
d’attirer l’investissement étranger et amor- supranationale, où sont discutées et produites
cent une diversification réelle, bien que des idées, et de l’échelon national, où s’éla-
fragile. borent les politiques publiques. Les moda-
lités de mise en œuvre de ces idées vont
2. Présentation des approches théoriques dépendre des contextes nationaux et de jeux
mobilisées de pouvoirs entre acteurs, ce qui suppose
L’approche du transfert politique d’identifier les raisons et les acteurs de ce
Le référentiel du développement durable transfert mais aussi de repérer et d’apprécier
est considéré comme étant exogène aux l’importance de facteurs plus structurels.
pays analysés et nous étudions la façon dont
ils se l’approprient en donnant lieu ou non L’approche de la dépendance au sentier
à la mise en place de politiques de déve- La notion de dépendance au sentier renvoie
loppement durable particulières et/ou à un à l’idée d’un changement graduel, qui se
réaménagement des politiques agricoles et ferait suivant une même direction (North,
rurales (figure 1). Pour analyser ces 1990) avec alternance de périodes longues
processus d’appropriation, nous mobilisons de changements graduels et de périodes
courtes avec des changements plus radi-
6. Biodiversité de la faune et de la flore, forêt caux (Denzau, North ; 1994). Les longues
primaire, écosystèmes littoraux… périodes sont celles où le développement

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emprunte un même sentier ; les courtes central fort se maintient ensuite quelle que
périodes sont celles, au contraire, où un soit l’idéologie des régimes qui vont se
nouveau sentier peut être créé. Mahoney succéder pendant plus d’un siècle : moder-
(2001) propose un schéma séquentiel qui nisation de l’État sous la royauté jusqu’en
rend compte à la fois des phénomènes de 1896, colonisation et développement de
continuité et des ruptures institutionnelles. l’agriculture d’exportation jusqu’en 1960,
Nous caractériserons ces mécanismes en indépendance et diversification agricole de
nous référant à Pierson (2000) qui suggère 1960 à 1975, rupture socialiste et collecti-
d’identifier les facteurs qui induisent une visation des moyens de production de 1975
certaine continuité des processus politiques. à 1982.
Pour pouvoir comparer nos situations nous Pendant la période coloniale, l’État prend
décrirons succinctement les trajectoires de ainsi en charge de grands travaux d’aména-
construction et de mise en œuvre des poli- gement hydro-agricoles et impose une poli-
tiques agricoles et rurales (sur la période tique forestière interventionniste. Cette
longue) et les politiques de développement dernière exclut les populations de la gestion
durable (sur la période plus récente). locale des ressources naturelles par des
7
mesures conservationnistes . Les politiques
L’insertion du développement agricoles de l’État colonial ont eu tendance à
durable dans les politiques se maintenir après l’indépendance. Dans les
années 1980, la signature et la mise en place
1. Construction des politiques agricoles des premiers plans d’ajustement structurel
8

et rurales sur le temps long contraint l’État malgache à restreindre son


Les deux pays ont connu une période colo- intervention. Toutefois, subsistera une relative
niale entre le début du xxe siècle et les prise de liberté à l’égard du dogme libéral
années 1960 au cours desquelles leur secteur car la libéralisation des filières vivrières n’a été
agricole sera un des principaux enjeux pour que partielle, et l’État réintervient de façon
la métropole qui mettra en œuvre des poli- récurrente dans le fonctionnement des
tiques fortement interventionnistes, voire marchés. La compréhension de cette réti-
dirigistes (politiques d’irrigation, d’intrants, cence à libéraliser renvoie à une longue tradi-
de prix, de commercialisation, de vulgari- tion de résistance des sociétés rurales par
sation, d’importation, d’exploitation de la rapport au pouvoir central, mais également à
forêt). Après les indépendances, ces poli- l’existence de pactes administratifs et écono-
tiques ont été prolongées sous des formes miques entre notables et riziers, et plus large-
diverses, avant d’être fortement remises en ment à une position idéologique d’essence
question à partir des années 1980 avec l’avè- nationaliste. Ces oppositions et ces conflits
nement de la période libérale. d’intérêt ont eu pour effet de maintenir les
dysfonctionnements des marchés et de
Madagascar, une libéralisation freinée perturber les efforts déployés pour relancer la
Dès la fin du XVIIIe siècle, soit avant la colo- production et les exportations (Duruflé, 1988).
nisation, le roi Andrianampoinimerina La même capacité de résistance accompagne
(1787-1810) met l’agriculture au centre de
son action politique, par des mesures d’amé- 7. À la suite du discours des naturalistes Humbert
nagement des rizières, de réglementations et Perrier de la Bâthie, discours en faveur de la
des systèmes d’irrigation, d’organisation « protection de la Nature » et « contre » l’Homme.
8. Entre 1980 et 1986, Madagascar a signé six
du travail collectif, de soutien de l’innova-
accords de confirmation avec le FMI. Les deux
tion technique, de distribution des terres et premiers ont été suspendus en cours d’exécution en
du capital ou encore de levée de l’impôt raison du non-respect des critères de performance ;
(Abe, 1984). Cette intervention d’un pouvoir les trois suivants sont allés à leur terme.

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

la seconde période de libéralisation en 1996 ; compromis institutionnalisé, qui va prendre


les gouvernements ayant choisi d’intervenir la forme d’un accompagnement de la libéra-
directement sur les marchés notamment sur les lisation des marchés par la mise en place
produits de base. d’institutions et de mécanismes de concerta-
tions entre acteurs. Ces modalités se retrou-
Le Mali, une libéralisation accompagnée vent illustrées dans le Programme de restruc-
Au cours du XIXe siècle en Afrique, des états turation des marchés céréaliers (PRMC).
se forment sur la base de groupes sociaux Entre 1981 et 2002, les plans d’ajustement
remplissant des fonctions particulières. Dans structurel contribuent à redéfinir les modalités
la région du Soudan, correspondant au Mali de l’intervention publique de manière géné-
actuel, le fonctionnement de l’État est celui rale (services publics et dévaluation en 1994)
d’une économie de contrôles et de prélève- et des mesures sectorielles vont toucher
ments plus ou moins forcés. Les premières progressivement l’agriculture via un intense
incursions du pouvoir colonial peuvent se processus de négociation illustré par le cas du
prévaloir de logiques comparables à travers coton dont la privatisation annoncée n’est
l’intervention militaire (contrôle des terri- pas encore effective en 2009. Au plan poli-
toires), des missions religieuses (contrôle tique, l’émergence et la consolidation du
des esprits) et celle des maisons de commerce mouvement démocratique à travers la révo-
(contrôle des produits locaux et diffusion lution de 1991 qui met fin au régime dirigiste
des produits de la métropole). Ce n’est qu’à de Moussa Traore (sous la présidence duquel
partir du début du XXe siècle que la logique de la libéralisation est engagée) accompagne
contrôle et de prélèvement commencera à cette phase de libéralisation économique. De
être contestée en France et donnera lieu à nouveaux acteurs collectifs émergent et se
de nouvelles orientations en matière de poli- renforcent dans les années 1990 : syndicats et
tique économique coloniale. Au Mali, nous mouvements paysans participent désormais
pouvons ainsi considérer que la mise en place à la gouvernance du secteur agricole ; les
des premières politiques agricoles s’est faite collectivités territoriales créées par les lois de
lors du premier quart du XXe siècle, avec la décentralisation sont désormais en charge
mise en place du Plan Sarraut (Sarraut, 1923) de la mise en œuvre des politiques de déve-
qui marque clairement une rupture dans la loppement. Ces changements marquent des
trajectoire de développement malienne (Egg ruptures fondamentales dans le fonctionne-
et al., 2008). Ce plan restera la référence ment politique et économique du pays, qui est
obligée des interventions de l’État colonial en train de passer d’un système centralisé et
entre 1930 et la fin des années 1950. dirigiste à un système politique pluraliste
(Marseille, 1984). À la suite de l’indépen- avec instauration de contre-pouvoirs, avec
dance, les logiques interventionnistes vont une économie dont le fonctionnement est
perdurer au Mali jusqu’aux années 80 à régulé par de nouvelles institutions (Bélières
travers le maintien d’une économie natio- et al., 2007).
nale administrée et ainsi marquer durablement
la fondation des politiques agricoles. À Synthèse
l’instar d’autres pays, le Mali s’engage alors Dans les deux pays, la période coloniale a
dans les politiques de libéralisation sous coïncidé avec un interventionnisme marqué
l’égide du Fond monétaire international dans un contexte de division internationale
(FMI) et de la Banque mondiale. Les mesures des productions agricoles opérée au sein de
de politique adoptées résultent d’intenses l’empire colonial français. Les politiques
négociations entre cadres maliens et repré- agricoles et rurales des états indépendants
sentants des bailleurs de fonds, et peuvent prolongeront les orientations de la période
donc être considérées comme un réel antérieure tout en les situant dans le nouveau

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RECHERCHES
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contexte des États Nations en construction. Insertion


Elles seront toutefois fortement remises en du référentiel international
cause durant la période libérale qui s’ouvre du développement durable
dans les années 80. Concernant les marchés
céréaliers, l’histoire récente des politiques Nous définissons le « référentiel interna-
publiques des deux pays montre un mouve- tional » comme constituant un ensemble
ment vers plus d’autonomie des acteurs d’idées et de valeurs, une façon de se repré-
privés qu’accompagne un souci de régula- senter le fonctionnement de la société, qui
tion des marchés, en associant notamment tend à dominer les modèles de dévelop-
les grands commerçants céréaliers ou les pement poursuivis et à orienter fortement
riziers. C’est le cas du secteur du riz à Mada- les choix politiques, en étant véhiculé par
gascar et de celui des céréales au Mali, deux les instances internationales et légitimé
secteurs stratégiques pour lesquels l’État par la mobilisation de travaux scientifiques
résiste à laisser faire le seul marché. Ces auxquels les groupes d’intérêt peuvent se
évolutions récentes contribuent à redessiner référer pour l’imposer. L’émergence et la
les rôles respectifs de l’État et des acteurs consolidation du référentiel du dévelop-
privés selon des modalités spécifiques résul- pement durable au niveau international
tant de processus de négociation. sont brièvement rappelées dans l’encart
suivant.

Construction du référentiel du développement durable


au niveau international
Le développement durable est pour la première fois évoqué en 1980 par l’Union internationale pour
la conservation de la nature, mais sa « maturation » est antérieure. Dans la seconde moitié du
XXe siècle apparaissent, dans les pays développés, les premières préoccupations environnementales.
En 1972, le Club de Rome remet en cause le modèle de développement économique poursuivi qui
conduit à une sensible dégradation des ressources naturelles : la publication du rapport « Halte à
la croissance » pointe les problèmes de viabilité écologique et va donner lieu à l’organisation de la
Conférence de Stockholm qui peut être considérée comme le premier « Sommet de la Terre ». Par
ailleurs, à cette même période, au problème de viabilité s’ajoute un problème d’équité, avec une
prise de conscience de l’augmentation de la pauvreté dans les pays en voie de développement. À
la fin des années 80, le développement est donc abordé à la fois au travers de ses dimensions
économiques, sociales et environnementales (idée des trois piliers). Le développement durable est,
selon la définition proposée en 1987 par le rapport Brundtland, un développement « qui répond
aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre aux leurs ». Le concept de développement durable va se consolider et être consacré en 1992,
lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED) plus
connue sous l’appellation « Sommet de la terre » (Déclaration de Rio sur l’environnement et le
développement et adoption de l’Agenda 21) : la définition Brundtland, alors axée prioritairement
sur la préservation de l’environnement, sera modifiée par la définition des trois piliers qui doivent
être conciliés dans une perspective de développement durable. Aux trois piliers et selon les auteurs,
et les courants de pensée, des composantes sont progressivement ajoutées et très diversement prises
en compte comme par exemple les dimensions institutionnelles, culturelles ou encore la question
complexe de la gouvernance. L’émergence de cet enjeu coïncide avec la montée des processus de
démocratisation et de participation des acteurs de la société aux processus politiques. En 2002, le
Sommet mondial pour le développement durable a entériné ces principes par la « Déclaration de
Johannesburg ».

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

Des référentiels d’origines et de philo- • Le deuxième programme (1997-2002)


sophies contrastées, et plus ou moins relève d’une autre philosophie9, plus dans
compatibles peuvent être amenés à la lignée du rapport Bruntland et des
coexister. Peut-on considérer que le réfé- Agenda 21 locaux, où les différents piliers
rentiel du développement durable se surim- de la durabilité sont mis en perspective :
pose au référentiel de la libéralisation ou planification concertée décentralisée,
bien doit-on se questionner sur sa capa- gestion communautaire des ressources
cité à s’y substituer ? Les trajectoires des naturelles et valorisation de la biodiver-
deux pays sont, à cet égard, différenciées et sité via la promotion d’activités créa-
éclairantes. trices de revenus. L’approche écologique
est globale et met en avant l’aménage-
1. Madagascar ou la prégnance ment du territoire comme vecteur de dura-
de la composante environnementale bilité (Méral, 2008). La cohérence avec la
L’appropriation du référentiel du dévelop- politique de développement agricole et
pement durable est précoce à Madagascar. rural se renforce lors du lancement du
Dès 1984, ce pays fait figure de précurseur Plan d’action pour le développement rural
du développement durable, abordé initia- en 1999 (PADR)10. Ces initiatives s’ins-
lement sous l’angle environnemental. Le crivent dans le cadre de la décentralisation
pays a adopté dès 1984 une stratégie natio- (1996) et dénotent une appropriation
nale pour la conservation et le développe- croissante du référentiel du développe-
ment durable mais la prise en compte de la ment durable.
durabilité ne sera effective qu’au début des
années 1990, avec l’adoption d’une charte • L’élection d’un nouveau président de la
environnementale et le lancement du Plan République en 2002, combinée à la montée
d’actions environnementales (PAE) soutenu en puissance au niveau international des
par un consortium de bailleurs de fonds questions environnementales, marque un
(Banque mondiale, USAID, GTZ...). Trois retour des approches sectorielles et des
agences d’exécution sont alors créées pour démarches centralisées matérialisées dans
le mettre en œuvre : l’Office national de le troisième programme environnemental
l’environnement (ONE), l’Association (2003-2008). Ces orientations du PAE
nationale des aires protégées (ONAP) et seront complétées par des mesures en
l’Association nationale d’actions environ- faveur du paiement des services environ-
nementales (ANAE). La création d’un nementaux et l’annonce d’une extension
ministère de l’Environnement viendra considérable des superficies en aires proté-
renforcer cette approche sectorielle. Le gées suite au Sommet de Durban en 2003.
PAE malgache est composé de trois
programmes environnementaux dont la
succession révèle les relations entre la poli- 9. Cette phase d’élargissement d’une vision
tique environnementale et la politique de jusqu’alors « éco-centrée » peut être interprétée
comme étant liée à l’influence du référentiel inter-
développement rural.
national des années 1990 et constituant un effet à
• Le premier programme (1991-1996) se retardement de la conférence de Rio (l’éco-centrage
caractérise par une démarche centralisée étant davantage d’inspiration nationale). De la
de la gestion de l’environnement et des même façon, le retour à une vision éco-centrée
ressources naturelles : zonage des aires peut être considéré comme résultant du référentiel
international des années 2000 et constituant un
protégées à partir de critères scientifiques effet de la conférence de Durban.
sans concertation avec les acteurs locaux 10. Fortement appuyé lui aussi par la Banque
et stigmatisation de l’agriculture comme mondiale au travers du Projet de soutien au déve-
principale source de dégradation. loppement rural (PSDR).

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RECHERCHES
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Tableau 1. Les politiques relevant du développement durable à Madagascar


Conception Sectorielle Intégrée Sectorielle Intégrée ?
de la durabilité 1991-1996 1997-2002 2003-2007 depuis 2008
Politiques PAE 1 PAE 2 PAE 3 MAP
Aires naturelles (1957) PADR DSRP
Acteurs Bailleurs (BM) Bailleurs (PNUD, FID, Bailleurs (BM) Bailleurs
Agences nationales BM) Agences nationales Associations,
Agences nationales Associations ONG
Groupes locaux conservationnistes Agences nationales
Secteur privé
Pouvoir locaux
Approche Centralisée Décentralisée, Centralisée Décentralisée ?
participative
Source : les auteurs

Le développement durable perd alors de sa sociaux et écologiques du développement


substance puisque le développement rural agricole. Enfin, à l’instar d’autres pays, l’ob-
est relégué au second plan. jectif de réduction de la pauvreté fait son
entrée dans la politique générale de l’État
Cependant, l’inscription récente du déve- malgache en 2002 (Document stratégique de
loppement durable comme axe politique réduction de la Pauvreté, DSRP), puis son
structurant du Madagascar action plan remplacement par le MAP en 2008, qui
(MAP, 2006), évite l’écueil de leur ancrage envisage des réformes accélérées et mieux
sectoriel « environnement » et pourrait coordonnées pour « initier une croissance
bien modifier les modes d’élaboration des rapide, réduire la pauvreté et s’assurer que
politiques sectorielles11. le pays se développe en réponse aux défis de
Ainsi, la démarche du développement la mondialisation »12.
durable à Madagascar a été portée par le La réappropriation du référentiel du déve-
secteur de l’environnement. D’une part, loppement durable dans les politiques natio-
l’agriculture n’a pas été éludée car les poli- nales semble se caractériser actuellement
tiques forestières et de protection de la par une volonté de rupture avec les pratiques
nature se sont positionnées en référence par sectorielles de l’action publique, focalisées
rapport à une agriculture résiduelle dans sur l’environnement (tableau 1). La traduc-
ces espaces (exclusion, intégration, tolé- tion en action publique reste incertaine.
rance aux abords...). D’autre part, le pays a
connu plusieurs générations de politiques de 2. Mali, prégnance des composantes
économiques et sociales
développement rural qui montrent progres-
sivement une attention particulière aux ques- Au Mali, l’insertion du référentiel du déve-
tions de durabilité. Si pendant des décennies loppement durable dans les politiques natio-
l’intensification était la référence centrale, on nales s’est faite plus tardivement et selon
s’est progressivement orienté vers la gestion des modalités différentes. Toutefois, rappe-
sociale de l’eau, des approches territoriales lons que la préoccupation pour un envi-
et l’utilisation de techniques « agro-écolo-
giques ». Ces évolutions dénotent une 12. Le MAP inclut huit engagements : (1) gouver-
nement responsable ; (2) infrastructures reliées ;
volonté de prendre en charge de façon (3) transformation de l’éducation ; (4) développe-
concomitante les aspects économiques, ment rural et révolution verte ; (5) santé, planifica-
tion familiale, et lutte contre le VIH/SIDA ; (6)
11. Rédigé avant la crise politique qui voit en 2009 économie à forte croissance ; (7) l’environnement ;
le départ du président Ravalomanana. (8) solidarité nationale.

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

ronnement fragile et soumis à de forts aléas nouvelles formes d’intervention qui


climatiques engendrant une insécurité combinent plus qu’elles n’opposent
alimentaire endémique qui remonte à la secteur public et secteur privé à travers
grande sécheresse des années 1972-1973. une mobilisation des sociétés civiles au
Le développement durable est abordé au Nord. Ces mouvements ont soutenu l’ap-
Mali par des actions sectorielles, au travers prentissage de l’action collective et ont
de ses composantes environnementales contribué à préparer les changements
(plans de lutte contre la désertification démocratiques des années 1990. Dans
années 1975-1980, lois sur la gestion des cette période, le Mali, avec huit autres
ressources naturelles années 1985-1995) et états africains, crée le Comité inter-états
sociales (cadres stratégiques de réduction de de lutte contre la sécheresse au Sahel
la pauvreté à partir des années 2000). Au (CILSS) dont les actions vont s’orienter
Mali, plus qu’à Madagascar, on note un vers la lutte contre la désertification, et
décalage entre les discours et les actions être fortement appuyées par certains
relevant du développement durable. Ainsi, bailleurs de fonds. Ces préoccupations
certainement dans une volonté d’affichage ne touchent pas que les zones septentrio-
et une recherche de légitimité sur la scène nales réputées plus vulnérables aux aléas
internationale, le pays a signé près d’une climatiques mais concernent aussi les
trentaine de conventions internationales se zones sud, où se concentre depuis l’in-
référant au développement durable et depuis dépendance le développement du coton.
2002 les textes faisant référence au déve- Il ne s’agit pas, dans ces zones, de
loppement durable, foisonnent. Les respon- répondre uniquement à l’aléa climatique
sables administratifs maliens évoquent un mais de se préoccuper de manière globale
« verdissement » des textes politiques du maintien des capacités productives
(Gabas et al., 2008). Les politiques se des zones cotonnières. Cette question est
construisent dans des cadres stratégiques qui récurrente et interroge sérieusement le
insistent particulièrement sur les dimen- modèle technique en vigueur (Bosc et
sions économiques et sociales auxquelles est Hanak-Freud, 1995). En effet, dès 1986
ajoutée une dimension environnementale. Si un important projet de lutte anti-érosive
l’on obtient un affichage en terme de dura- est mis en place avec comme objectif le
bilité, très peu d’actions mises en place maintien du potentiel productif du coton
peuvent à ce jour être considérées comme (Baffes et Baghdadli, 2007). L’environ-
relevant du développement durable et l’ana- nement, qui apparaît dans la constitution
lyse historique des interventions publiques malienne en 1992 est de plus en plus
permet de soutenir la thèse d’une émer- considérée : en 1995 est élaborée une loi
gence séparée de chacun des trois piliers du de Gestion de ressources naturelles
développement durable. (GRN) qui reconnaît officiellement et
promeut l’existence de pratiques coutu-
• Les années 1970 voient émerger les ques- mières anciennes.
tions environnementales comme une prio-
rité du fait des sécheresses, de la vulné- • Les années 1990 sont celles de l’émergence
rabilité des sociétés rurales aux aléas du thème de lutte contre la pauvreté, qui
climatiques, mais également de problèmes s’installe dans le discours politique à la suite
avérés d’érosion des sols limitant le du « Consensus de Washington ». Les
potentiel productif. La question de la actions de lutte contre la pauvreté vont
sécurité alimentaire se trouve projetée au constituer un point de passage obligé des
cœur des préoccupations internationales. politiques maliennes et vont s’insérer dans
Des crises climatiques émergent de le cadre de la définition des Objectifs du

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RECHERCHES
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Tableau 2. Les politiques relevant du développement durable au Mali


Conception de Sectorielle, avant 2006 Intégrée
la durabilité Environnemental Social depuis 2006
Politiques CILSS CSLP LOA
Loi GRN PDES
CSDR
Acteurs CILSS CSA CNOP
Bailleurs (coopération Bailleurs (coopération Associations, ONG
bilatérale européenne) multilatérale) Bailleurs (BM, AFD)
Administrations
Approches Centralisée Décentralisée
Participative
Source : les auteurs

millénaire pour le développement (OMD). paux bailleurs (Gabas et al., op. cit.). Les
La recherche de la sécurité alimentaire reste textes officiels actuels, comme par exemple
la toile de fond des politiques. La création en ceux du Projet pour le développement
2004, du Commissariat à la sécurité alimen- économique et social (PDES) ou de la Loi
taire (CSA) marque cependant la volonté du d’orientation agricole (LOA) ou de la
Gouvernement malien de prendre ses Consultation sectorielle de développement
distances par rapport aux bailleurs (rupture rural (CSDR) tendent à allier les dimen-
de l’accord sur le PRMC) et affirme ainsi sions sociales et économiques du dévelop-
une certaine reprise en main des politiques pement. Si l’intégration entre les trois
dans une optique de souveraineté nationale dimensions du développement durable
(Egg et al., op. cit.) commence à apparaître dans les textes poli-
tiques, leur traduction intégrée et opéra-
• La question de la durabilité économique se tionnelle fait encore défaut (tableau 2).
pose à nouveau pour le coton, qui fait vivre Jusqu’à présent, le développement
plus de 30 % de la population malienne, et durable a toujours fait l’objet au Mali d’une
dont l’avenir est fortement compromis. Dans approche segmentée, la situation est d’autant
le contexte de la crise du coton vont se plus marquée que les bailleurs de fonds,
mettre en place des projets de financement très présents, s’inscrivent dans des axes
de coton biologique et équitable. Si les sectoriels et que les structures administra-
préoccupations environnementales et tives restent assez cloisonnées. Il ne faut
sociales sont présentes, le problème de la toutefois pas négliger la difficulté qu’il y a
rentabilité économique reste posé. à élaborer une politique intégrée de déve-
loppement durable prenant en compte ces
Bien que le Mali ait ratifié les grandes trois piliers ou à coordonner des politiques
conventions internationales se référant au segmentées, en situation de dépendance
développement durable, allant même jusqu’à financière vis-à-vis des bailleurs de fonds.
créer des « bureaux » chargés de suivre ces
conventions, la conception du développe- 2. Synthèse
ment durable qui ressort des textes officiels Dans les deux cas, l’insertion du référentiel
met davantage l’accent sur les aspects du développement durable est fortement liée
économiques et sociaux du développement, à la présence des bailleurs de fonds et donne
au travers essentiellement de la lutte contre lieu à des évolutions chaotiques, tiraillées,
la pauvreté qui est la préoccupation majeure souvent peu coordonnées et n’étant pas à
tant des autorités nationales que des princi- même de donner lieu ni à une refonte des

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

politiques agricoles et rurales ni à la mise en (affichage d’une volonté d’obtenir un déve-


place de politiques intégrées. Les actions loppement économique qui soit viable et
relevant du développement durable restent vivable) alors que le transfert a également
avant tout sectorielles, avec une accentuation concerné les instruments de ces politiques à
marquée sur l’environnemental à Madagascar Madagascar (mise en place d’outils utilisés
et sur le social au Mali, et une tendance à la dans d’autres contextes, comme par exemple
segmentation et au cloisonnement des actions le PAE ou le paiement des services envi-
mises en place. Malgré des intentions affi- ronnementaux). De ce fait, le décalage entre
chées, les deux pays se trouvent confrontés le discours affiché et les actions entreprises
aux difficultés de mettre en place des poli- est plus grand au Mali qu’à Madagascar.
tiques cohérentes de développement Dans le cas du Mali, le transfert correspond
13
durable . Cette difficulté est accrue, dans à une recherche de légitimité sur la scène
les deux pays, par l’importance du jeu des internationale et parfois même à une condi-
bailleurs de fonds dans les processus poli- tionnalité des bailleurs de fonds internatio-
tiques. Au-delà de ces points de ressem- naux (transfert coercitif). Dans le cas de
blance, l’insertion du référentiel du déve- Madagascar le transfert est davantage volon-
loppement durable dans les politiques taire, et lié à une préoccupation du Gouver-
maliennes et malgaches diffère sensiblement, nement de générer des actions respectueuses
et notamment du point de vue de la tempo- de l’environnement, ce qui peut s’expli-
ralité du transfert, du contenu du transfert et quer, d’une part, par l’exceptionnelle
de la façon d’appréhender la durabilité. richesse de ressources naturelles (ces
Si l’on prend comme critère de compa- ressources étant menacées dans leur biodi-
raison l’apparition du vocable de la durabi- versité), d’autre part, par la présence de
lité dans les textes politiques, l’insertion du cadres administratifs et d’experts malgaches
référentiel du développement durable s’est dans le fonctionnement des communautés
faite de manière plus précoce à Madagascar épistémiques internationales.
qu’au Mali, sans pour autant donner lieu à La façon dont le développement durable
une inflexion pérenne des politiques agri- est perçu constitue un point intéressant de
coles et rurales ou à la mise en place d’une comparaison entre le Mali et Madagascar.
politique de développement durable qui L’accent est porté davantage sur l’environ-
fasse référence aux trois piliers de manière nemental à Madagascar et sur le social au
intégrée. Si l’on prend comme critère la Mali. Par ailleurs, e développement durable
mise en place d’actions concernant les piliers est souvent appréhendé comme étant en lien
de la durabilité, il est plus difficile de diffé- avec le développement agricole et rural alors
rencier les deux pays, qui se caractérisent par qu’il est plutôt déconnecté du secteur rural à
une antériorité des actions environnemen- Madagascar. Par exemple, l’intégration d’une
dimension environnementale dans les poli-
tales (bien que motivées par des enjeux
tiques doit être l’occasion de maintenir un
différents) par rapport à l’apparition du
potentiel productif au Mali, en restant sur
discours sur la durabilité.
des considérations de production agricole,
Dans le cas du Mali, il semblerait que le alors qu’à Madagascar domine l’opportunité
transfert se soit limité aux objectifs généraux de valoriser une richesse naturelle. Ces façons
des politiques de développement durable d’aborder le développement durable renvoient
en partie à des milieux écologiques diffé-
13. Sauf entre 1997 et 2002 à Madagascar où il y a
rents. Les milieux fragilisés et déséquilibrés
eu des tentatives d’intégration des différentes
composantes de la durabilité et convergence, sur le au Mali poussent le pays à protéger son agri-
terrain, des actions de développement durable et de culture de conditions naturelles sensibles pour
développement rural. maintenir un potentiel productif. À l’inverse,

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Tableau 3. Dissemblances des politiques de développement durable au Mali et à Madagascar


Madagascar Mali
Temporalité du transfert Précoce (1984) Tardive (2002)
Contenu du transfert Instruments de politique Objectifs généraux

Décalage entre discours et actions Faible Important


Type de transfert Volontaire Coercitif
Perception de la durabilité
Focalisation sur dimension(s) Environnementale Socio-économique
Lien durabilité/développement rural Faible Important
Source : les auteurs

les milieux écologiques sont riches à Mada- la situation de dépendance pour élaborer
gascar, ce qui permet au pays de valoriser son des politiques et l’intégration des objectifs
potentiel naturel au-delà de l’agriculture du développement durable aux politiques
(écotourisme14, services environnementaux, constitue en quelque sorte une difficulté
MDP...). supplémentaire15. Cette difficulté est toute-
fois moindre à Madagascar, du fait d’une
certaine émancipation du Gouvernement
Les jeux d’acteurs malgache vis-à-vis des bailleurs traditionnels
Éléments explicatifs des différences (France et États-Unis), et d’une volonté de
observées
diversification vers d’autres bailleurs (Asie).
Dans cette partie, nous proposons des Cependant, au Mali la rupture du
éléments d’explication des différences de Programme de restructuration des marchés
formes des politiques de développement céréaliers traduit une recherche d’autonomie
durable au Mali et à Madagascar par une du Gouvernement.
analyse comparative des jeux d’acteurs qui
conduisent à leur élaboration et à leur mise Milieu associatif, milieu intellectuel
en œuvre (tableau 3). À Madagascar, le milieu associatif conser-
vationniste est particulièrement actif et
1. Le jeu des intérêts des acteurs influent depuis la période coloniale, ce qui
des politiques
explique en partie que le développement
Les bailleurs de fonds durable ait été assimilé dans un premier
Dans les deux pays, la présence des bailleurs temps à une pérennisation des actions de
implique une certaine complexité des conservation et qu’il y ait déconnexion,
processus politiques accrue par l’irruption du voire même opposition, entre les secteurs de
référentiel du développement durable. En l’agriculture (registre nourricier) et de l’en-
effet, la construction des politiques vironnement (registre conservationniste).
publiques dépend de l’existence de finan- Cette orientation sur l’environnement est
cements extérieurs : les gouvernements défi- accrue par la reconnaissance dont bénéficient
nissent leurs politiques par rapport à des les experts nationaux et certains cadres tech-
cadres stratégiques souvent imposés par les niques administratifs (et notamment du
bailleurs car le respect de ces orientations ministère de l’Environnement) auprès des
constitue une conditionnalité des finance-
ments. Il y a donc une difficulté inhérente à 15. On peut considérer que la difficulté va croissante
de la construction des politiques agricoles, à celle
14. Développement du concept bush and beach des politiques de développement rural, à celle des
cher au ministre de l’Environnement. politiques de développement durable.

ÉCONOMIE RURALE 320/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2010 • 35


Mali, Madagascar : politique de développement durable

décideurs politiques et des communautés civile sont également marquées par l’exis-
épistémiques internationales dans lesquelles tence d’asymétries de pouvoir qui ont
ils sont insérés. tendance à se maintenir, et qui expliquent
par exemple l’attention privilégiée que reçoi-
Organisations du monde paysan vent les conservationnistes à Madagascar
Le Mali se caractérise quant à lui par un depuis la période coloniale (emprunt d’un
niveau de structuration du monde paysan même sentier) et les producteurs agricoles au
plus élevé qu’à Madagascar. En 2005, Mali depuis la révolution de 1991, signifi-
d’importantes concertations paysannes ont cative d’un basculement du rapport de force
donné naissance à la Loi d’orientation agri- en faveur des classes populaires (rupture
cole (LOA), qui a pour but affiché de institutionnelle, création d’un nouveau
promouvoir une « agriculture durable ». Il sentier).
semblerait que les producteurs et leurs
organisations, représentés au niveau Effets de coordination
national par la Coordination nationale des Madagascar se caractérise par une tradi-
organisations paysannes se soient emparés tion ancienne d’intervention publique en
du référentiel du développement durable milieu rural ayant accompagné la construc-
pour orienter le jeu politique vers la défense tion de l’État malgache. Les premières poli-
de la production agricole. Dans leur stra- tiques agricoles et environnementales ont
tégie, ils ont bénéficié de l’appui des été mises en place dès le XVIIIe siècle. Les
bailleurs de fonds pour lesquels la lutte mesures environnementales ont vite acquis
contre la pauvreté en milieu rural reste la une certaine autonomie, ce qui peut expli-
priorité des interventions. quer que la dimension environnementale
occupe aujourd’hui une place primordiale
2. Le poids du passé dans les politiques malgaches de dévelop-
L’étude sur le temps long des trajectoires pement durable mais aussi que la durabilité
des politiques malgaches et maliennes, met ne soit pas conçue comme étant en lien
en évidence des éléments explicatifs des direct avec le développement agricole et
formes revêtues par les politiques de déve- rural. Il est moins coûteux au Gouverne-
loppement durable. Ces éléments renvoient ment malgache de concevoir le dévelop-
à l’existence et au maintien d’asymétries de pement durable comme relevant principa-
pouvoir, à des effets de coordination et à lement du domaine environnemental que
des dynamiques lentes d’évolution des de chercher à refondre les politiques envi-
mentalités. ronnementales et agricoles.
Au Mali, nous avons vu que les inter-
Asymétries de pouvoir ventions publiques en milieu rural, plus
Nous venons de voir que les relations entre récentes, avaient toujours été orientées préfé-
bailleurs et gouvernements façonnaient le rentiellement vers les secteurs stratégiques
déroulement des jeux politiques. L’em- que sont la production de riz et de coton. Par
preinte des bailleurs reste primordiale au ailleurs, la question environnementale s’est
Mali, ce qui explique partiellement que le structurée à partir d’un problème de dimi-
Gouvernement multiplie les affichages en nution du potentiel productif agricole. La
terme de développement durable (volonté de prise en compte de ces deux éléments liés
faire bonne figure sur la scène internationale) aux trajectoires permet de mieux
sans que cela ne corresponde réellement à comprendre qu’au Mali le développement
une priorité de développement ni que cela ne durable soit abordé au travers du dévelop-
donne lieu à des actions. Les relations entre pement agricole et rural et soit en lien direct
gouvernements et représentants de la société avec la production primaire.

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Évolution lente des mentalités quand à la cohérence effective des poli-


L’évolution lente des mentalités des acteurs tiques : l’enjeu à Madagascar porte sur
relève d’une logique de dépendance au l’élaboration de politiques sectorielles qui
sentier. Les décideurs politiques et les soient en mesure de décliner le MAP ;
cadres administratifs continuent à conce- l’enjeu au Mali porte sur l’élaboration de
voir les politiques comme relevant essen- politiques agricoles dans le cadre de la
tiellement d’interventions sectorielles et LOA qui soient capables de davantage
de fait la mise en place d’une politique intégrer les enjeux sociaux et environne-
intégrée de développement durable s’avère mentaux. Il est sans doute trop tôt pour
impossible. Ceci renvoie en partie aux prendre la mesure des effets de ces réamé-
trajectoires de l’intervention publique en
nagements récents de politiques en termes
milieu rural et à une lente évolution des
d’effectivité. Toutefois, la prise en compte
façons de percevoir ces interventions
des enjeux liés à la décentralisation devrait
(visions sectorielles héritées du passé de
l’intervention). permettre de réintroduire la question du
développement durable sous un autre
angle, celui de sa mise en œuvre au niveau
Conclusion local. S’il est difficile voire impossible
L’insertion du référentiel du développe- de construire au niveau national une poli-
ment durable dans les politiques malgaches tique cohérente de développement durable,
et maliennes répond à des processus com- le jeu des acteurs locaux, en prise directe
plexes, dans lesquels s’expriment une mul- avec les problèmes sociaux et environne-
titude d’acteurs et d’intérêts. Méthodolo- mentaux concrets, peut être un moyen de
giquement, l’exercice d’analyse de cette prendre en compte les différentes dimen-
insertion est rendu encore plus difficile sions de la durabilité de manière plus inté-
par le caractère mouvant du référentiel grée. On est cependant en droit de se
international qui évolue en même temps demander si les politiques de développe-
qu’il influence les référentiels nationaux. ment rural durable sont orientées vers les
Nous avons cherché à décrypter quelque bons leviers de développement dans ces
peu cette complexité par l’analyse des deux pays. Les enjeux de durabilité de
jeux d’acteurs clés. Notre analyse montre l’agriculture à Madagascar sont étroite-
que le développement durable est appré- ment connectés au traitement qui sera
hendé en lien direct avec le développe-
donné aux problématiques d’érosion et de
ment agricole et rural au Mali, alors qu’il
fertilité des sols qui ne sont pas pour autant
est raisonné en relative déconnexion des
au cœur des politiques de développement
thématiques agricoles et rurales à Mada-
gascar. Nous mettons aussi en évidence durable ; tandis que les céréales sèches
la difficulté à mettre en place une poli- n’ont pas fait l’objet de toutes les attentions
tique qui intègre de manière cohérente les des politiques agricoles au Mali en com-
trois piliers du développement durable et paraison du riz irrigué et du coton, alors
en cela, les situations de ces pays ne dif- que la crise alimentaire actuelle montre
fèrent guère des pays développés. Les toute la gravité de les avoir négligées. ■
orientations stratégiques récentes des deux
pays marquent la volonté d’élaborer une Nous remercions Johny Egg, Jean-François Bélières
politique cohérente de développement et Philippe Méral pour les précieux éléments
durable : la loi d’Orientation agricole du qu’ils ont apportés à cet article, par leurs connais-
Mali et le Madagascar action plan. Dans sances respectives des terrains Mali et Mada-
les deux cas cependant, l’incertitude reste gascar (NDA).

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Mali, Madagascar : politique de développement durable

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