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Objet d’étude : Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

Molière, Le Malade imaginaire

Parcours : "Spectacle et comédie".

Textes complémentaires :

Molière, Les Fourberies de Scapin


"Scène du sac (III,2)

SCAPIN
Cachez-vous; voici un spadassin qui vous cherche. (en contrefaisant sa voix) «Quoi! jé n'aurai
pas l'abantage dé tuer cé Géronte? et quelqu'un, par charité, né m'enseignera pas où il est?» (à
Géronte avec sa voix ordinaire) Ne branlez pas. «Cadédis! jé lé trouberai, sé cachât-il au
centre dé la terre.» (à Géronte, avec son ton naturel) Ne vous montrez pas. (tout le langage
gascon est supposé de celui qu'il contrefait, et le reste de lui) «Oh! l'homme au sac!»
Monsieur. «Jé té vaille un louis, et m'enseigne où put être Géronte.» Vous cherchez le
seigneur Géronte? «Oui, mordi, jé lé cherche.»
Et pour quelle affaire, monsieur? «Pour quelle affaire?» Oui. «Jé beux, cadédis! lé faire
mourir sous les coups dé vaton.» Oh! monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des
gens comme lui; et ce n'est pas un homme à être traité de la sorte. «Qui? cé fat dé Géronte, cé
maraud, cé vélître?» Le seigneur Géronte, monsieur, n'est ni fat, ni maraud, ni bélître; et vous
devriez, s'il vous plaît, parler d'autre façon. «Comment, tu mé traites, à moi, avec cette
hautur?» Je défends, comme je dois, un homme d'honneur qu'on offense. «Est-ce que tu es des
amis dé cé Géronte?» Oui, monsieur, j'en suis. «Ah! cadédis, tu es dé ses amis: à la vonne
hure.» (donnant plusieurs coups de bâton sur le sac)«Tiens, boilà cé qué je té vaille pour lui.»
(criant comme s'il recevait les coups de bâton) Ah! ah, ah, ah, monsieur! Ah, ah, monsieur,
tout beau. Ah, doucement. Ah, ah, ah! «Va, porte-lui cela dé ma part. Adiusias.» Ah! diable
soit le Gascon! Ah!

GÉRONTE, mettant la tête hors du sac


Ah! Scapin, je n'en puis plus.

SCAPIN
Ah! monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.

GÉRONTE
Comment! c'est sur les miennes qu'il a frappé.

SCAPIN
Nenni, monsieur, c'était sur mon dos qu'il frappait.

GÉRONTE
Que veux-tu dire? J'ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
SCAPIN
Non, vous dis-je; ce n'est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.

GÉRONTE
Tu devais donc te retirer un peu plus loin pour m'épargner...

SCAPIN, Lui remettant la tête dans le sac


Prenez garde; en voici un autre qui a la mine d'un étranger. (cet endroit est de même que celui
du Gascon, pour le changement de langage et le jeu de théâtre) «Parti, moi courir comme une
Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti diable de Gironte.» Cachez-vous
bien. «Dites-moi un peu, fous, monsir l'homme, s'il ve plaît, fous safoir point où l'est sti
Gironte que moi cherchair?» Non, monsieur, je ne sais point où est Géronte. «Dites-moi-le,
fous, franchemente; moi Ii fouloir pas grande chose à lui. L'est seulemente pour lui donnair un
petite régal sur le dos d'un douzaine de coups de bâtonne, et de trois ou quatre petites coups
d'épée au trafers de son poitrine.» Je vous assure, monsieur, que je ne sais pas où il est. «Il me
semble que ji fois remuair quelque chose dans sti sac.» Pardonnez-moi, monsieur. «Li, est
assurémente quelque histoire làtetans.» Point du tout, monsieur. «Moi l'afoir enfie de tonner
ain coup d'épée dans sti sac.» Ah! monsieur, gardez-vous en bien. «Montre-le-moi un peu,
fous, ce que c'être là.» Tout beau, monsieur. «Quement, tout beau!» Vous n'avez que faire de
vouloir voir ce que je porte. «Et moi, je le fouloir foir, moi.» Vous ne le verrez point. «Ah!
que de badinemente!» Ce sont hardes qui m'appartiennent. «Montremoi, fous, te dis-je.» Je
n'en ferai rien. «Toi, ne faire rien?» Non. «Moi pailler de ste bâtonne dessus les épaules de
toi.» Je me moque de cela. «Ah! toi faire le trôle.» (donnant des coups de bâton sur le sac, et
criant comme s'il les recevait) Ahi, ahi, ahi. Ah! monsieur, ah, ah, ah, ah! «Jusqu'au refoir:
l'être là un petit leçon pour Ii apprendre à toià parlair insolentemente.» Ah! peste soit du
baragouineux! Ah!

GÉRONTE, sortant sa tête du sac


Ah! je suis roué!

SCAPIN
Ah! je suis mort!

GÉRONTE
Pourquoi diantre faut-il qu'ils frappent sur mon dos?

SCAPIN, Lui remettant la tête dans le sac


Prenez garde; voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (Contrefaisant la voix de
plusieurs personnes) « Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout.
N'épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout.
Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. A gauche. A
droite. Nenni. Si fait. » (à Géronte, avec sa voix ordinaire) Cachez-vous bien. « Ah !
camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. »
Hé !
messieurs, ne me maltraitez point. « Allons, dis-nous où il est.
Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. » Hé ! messieurs, doucement. (Géronte met
doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin) « Si tu ne nous fais trouver
ton maître tout à l'heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton.»
J'aime mieux souffrir toute chose que de découvrir mon maître. «Nous allons t'assommer.»
Faites tout ce qu'il vous plaira. «Tu as envie d'être battu?» Je ne trahirai point mon maître.
«Ah! tu en veux tâter? Voilà...» Oh! (comme il est près de frapper, Géronte sort du sac, et
Scapin s'enfuit) GÉRONTE, Seul Ah! infâme! ah! traître! ah! scélérat! C'est ainsi que tu
m'assassines?

Molière, L’école des femmes


Texte 1 : Acte I, Scène 1

II faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que nous n'avons
rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables.
Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs, si
vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que
par des goûts et des passions satisfaites ; je dis des goûts, parce qu'on n'est pas toujours
assez heureux pour avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter
des goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui
demander quelque chose [...].
Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d'heureux ? Je
n'ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu'elles ont faits aux
hommes ; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus parce qu'ils ont besoin des
autres, qu'ils aiment à raconter leurs malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes et du
soulagement. Les gens heureux ne cherchent rien, et ne vont point avertir les autres de leur
bonheur ; les malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus. [...]
On connaît donc bien plus l'amour par les malheurs qu'il cause, que par le bonheur
souvent obscur qu'il répand sur la vie des hommes. Mais supposons, pour un moment, que les
passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis qu'elles seraient encore à désirer,
parce que c'est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs ; or, ce n'est la
peine de vivre que pour avoir des sensations et des sentiments agréables ; et plus les
sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de
passions, et je le répète encore : n'en a pas qui veut.
Marivaux, L’île des esclaves
Scène 6
Dans cet extrait, Trivelin s'est retiré pour un moment, les valets prennent le rôle des maîtres
dans une parodie de scène d'amour à la façon des maîtres. Arlequin, pour tromper son ennui
et s'amuser un peu, prétend faire la cour à Cléanthis. Tous deux se promènent donc après
avoir éloigné leurs anciens maîtres. Ce jeu donne à la scène une tonalité comique. Mais à
l'intérieur de la pièce, cet amusement prend une dimension politique et morale particulière.

[...]

ARLEQUIN, à Iphicrate : Qu'on se retire à dix pas.


Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur.
Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis : Remarquez-vous, Madame, la clarté
du jour ?
CLEANTHIS : Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.
ARLEQUIN : Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.
CLEANTHIS : Comment ! Vous lui ressemblez ?
ARLEQUIN : Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à
tête avec vos grâces ? (A ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !
CLEANTHIS : Qu'avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.
ARLEQUIN : Oh ! ce n'est rien : c'est que je m'applaudis.
CLEANTHIS : Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien
que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes galant ; vous vous
promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voilà assez, je vous
dispense des compliments.
ARLEQUIN : Et moi je vous remercie de vos dispenses.
CLEANTHIS : Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ;
heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez
pas.
ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux : Faut-il m'agenouiller, Madame,
pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?
CLEANTHIS : Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires ; levez-vous.
Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela
est étrange.
ARLEQUIN, riant à genoux : Ah ! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons
que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
Beaumarchais, Le mariage de Figaro
Acte V, Scène 3
L'auteur nous livre ici le plus long monologue de toute l'histoire du théâtre français. Sur le
conseil de sa mère, Figaro se rend au jardin où ont lieu les rendez-vous, pensant que
Suzanne l'a trahi.
Au travers de ce long monologue, Figaro philosophe. En étudiant la composition de ce
monologue, on mettra valeur le réquisitoire social ainsi que le rôle de la scène dans
l'évolution du personnage de Figaro.

FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.

Extrait étudié à partir de (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir...

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer
à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je
l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de
la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte,
vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous
croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier !
Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de
plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule
obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on
n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On
vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot
métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus
bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs
mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé !
J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à
peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et
pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis
une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je
crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se
plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de
l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et
voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait
lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant
avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes joues creusaient, mon terme était échu :
je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je
m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas
nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de
l’argent, et sur son produit net : aussitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont
d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je
voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent,
quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont
d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est
point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il
se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme
il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun
de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans
Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la
presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la
politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des
autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement,
sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un
écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile.
Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille : on me supprime, et me
voilà derechef sans emploi ! — Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place,
mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne
me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en
ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour
elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à
comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme
chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour
le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer lorsqu’un dieu
bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis,
laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop
lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur
passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son
épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un
abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en
s’échauffant.) On se débat : C’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous :
eh ! mais, qui donc ? (Il retombe assis.) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-
il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de
parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai
jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir
si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage
informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune
homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre,
maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par
nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ;
musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis
l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me
donnes de tourments !… J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise.
(Il se retire près de la première coulisse à sa droite.)

Eugène Ionesco (1912-1994), Rhinocéros (1959).


[Au début de la pièce, deux amis se retrouvent, dans une ville où une étrange maladie, "la
rhinocérite", transformera peu à peu les habitants, sauf Bérenger, en rhinocéros. Cette
transformation constitue une image de la montée du nazisme ou d'autres formes de totalitarisme.]

JEAN, l'interrompant. — Vous êtes dans un triste état, mon ami.


BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous
bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en
faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)
JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé !
(Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre
poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. — Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de
la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la
glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend
aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose1 vous menace, mon
ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable,
votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds
sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger
étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches.
(Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière
blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...

1. Cirrhose : maladie du foie.

Sujets de dissertation :
Sujet 1 :

La comédie Le malade imaginaire est-elle un spectacle de pure fantaisie ?

Sujet 2 :

En quoi la comédie-ballet dans Le malade imaginaire met-elle en balance le genre comique et


le genre dramatique ?

Sujet 3 :
Dans la biographie qu’il consacre à Molière, Georges Forestier écrit à propos du Malade
imaginaire : « Molière et Charpentier transfigurèrent en apothéose, bouffonne et sublime à la
fois, la satire conventionnelle des médecins. » Vous expliquerez en quoi cette phrase éclaire
les enjeux du Malade Imaginaire.

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