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LE KEMALISME
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TEKIN ALP

LE KEMALISME

Préface du Président Edouard Herriot

PARIS

LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1937
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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservé pour tous pays


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PRÉFACE
DU PRÉSIDENT ÉDOUARD HERRIOT

Le beau livre de M. Tekin Alp prouve que se peuvent


heureusement concilier l'ardeur du sentiment et la séré-
nité du savoir.
Que l'auteur me permette d'abord de louer la vaste
culture qu'il met au service de son patriotisme. Pour
exposer l'œuvre kemaliste, il place la révolution turque
parmi ces mouvements universels qui transforment l'âme
des hommes et le caractère des institutions. Il montre
comment elle y participe et comment elle s'en distingue.
Ainsi apparaissent l'ampleur et l'originalité de cette
rénovation allumée dans la nuit sur le plateau d'Anatolie
comme un de ces feux de colline dont l'horizon tout
entier se trouve illuminé.
Sur ce fond de clarté se dessine la haute silhouette
du Réformateur : Mustapha Kamal à qui ses concitoyens,
en hommage de gratitude et de piété, ont décerné le
nom « d'Atatürk », Père de la Nation.
Certes, l'histoire offre peu d'exemples d'un Chef qui,
comme le Ghazi, se confond avec son peuple, lutte
pour lui, souffre pour lui et le conduit malgré les obsta-
cles à l'accomplissement de son noble destin.
En un bref espace d'années, c'est une immense
réforme qui s'accomplit. Cette révolution turque pré-
sente le caractère original de se poursuivre avec toute
la régularité d'un plan logique.
Elle ne connaît ni le déchaînement des passions
humaines, ni la destruction des richesses matérielles,
ni l'hostilité sanglante des partis ou des classes. Elle
se lève et se propage comme une aurore sur le Bosphore.
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L'Inkilap est une œuvre de l'esprit. L'homme qui


la dirige sait que la vie moderne ne peut trouver que
dans la science la solution des problèmes politiques
et sociaux. Il n'ignore pas non plus que les conducteurs
de peuples ne sauraient sans grave imprudence s'écarter
des chemins de la morale.
Cet ancien officier d'état-major, ce général en veston
nous apparaît comme une manière de philosophe kantien.
Mais de son éducation militaire et de sa carrière
de combattant victorieux il a conservé des principes
tactiques. Il considère qu'une œuvre décisive ne peut
être obtenue que par la collaboration ordonnée de la
masse. Il se fait le champion de la démocratie. Il tra-
vaille pour le peuple et par le peuple. Il veut qu'aux yeux
de ses sujets flamboie enfin cette colonne de feu qui
doit le conduire vers la Terre Promise. Il s'attache
à réveiller dans toutes les âmes la joie de vivre et la
foi en l'avenir de la Patrie.
Le peuple s'affranchira non seulement des influences
de la politique étrangère, mais encore du règne d'une
culture hétérogène qui, depuis des siècles, lui était
imposée.
Le peuple apprendra à lire et c'est un spectacle
bien émouvant que cette croisade de l'alphabet. A la
suite du Chef, tous les intellectuels s'en vont par les
villages et les hameaux, enseigner aux enfants comme
aux vieillards, les nouveaux signes de la pensée. Alors
se pourront dresser les jeunes Maisons du Peuple avec
leurs bibliothèques et leurs musées tout près de ces
colonnes ruinées et de ces pierres frontales d'où les
ans n'ont pas effacé l'élégant dessin des caractères grecs
ou latins.
Dans le même temps, la langue elle-même est refondue
au grand foyer de l'histoire. Elle se dépouille de tous
les éléments que la Perse et l'Arabie lui avaient infusés.
Elle sera désormais le moule simple et fidèle de la pensée
nationale.
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Parmi leurs archives, les historiens travaillent, du


sol déjà si souvent remué par les bergers et les guerriers,
les archéologues font surgir les témoins de la véritable
civilisation turque. Des doctes controverses s'engagent
qui établissent t o u t ce que les ancêtres ont apporté pour
constituer le commun patrimoine de la civilisation
occidentale.
Aux usages et aux principes de cette civilisation
occidentale, la nation turque se soumet d'un élan sou-
dain. Elle se convertit à l'Occident avec la même rapidité
qu'à Istanbul on passe de la côte d'Asie à la côte d ' E u -
rope. Miracle, dira-t-on. Bien plutôt œuvre voulue, pré-
méditée, fondée sur la logique et inspirée par l'amour
du Peuple.
Pour conduire et maintenir le peuple, il faut des
cadres. Dans toute démocratie se pose le problème des
élites. A t a t ü r k lui-même formera ces élites. Dans les
salles et les jardins de sa résidence, il s'entretient avec
ses fonctionnaires comme le sage antique conversait
avec ses disciples. Il fonde ainsi une manière d'École
des sciences politiques et sociales où s'élaborent p a r
consentement unanime la doctrine de l ' É t a t et les règles
de l'administration. E t la parole vivante du Chef enseigne
mieux que les règlements inertes.
Ceux qui d'ailleurs l'ont approché savent la puissance
de son regard, l'exactitude de sa parole, l'énergie d e
sa personne, la richesse de son savoir et l'ascendant de
son exemple. Il séduit, il persuade, il inspire confiance.
E t t o u t son peuple le suit.
De France, nous regardons avec sympathie grandir
la jeune république turque. Jadis, nous allions chercher
dans la vieille Turquie du Padischah, du Grand Vizir
et du Cheik-ul-Islam, les traits de l'exotisme traditionnel :
foules en caftan, avec la multitude des fez écarlates,
mouvantes apparitions des femmes voilées de mousse-
line et enveloppées dans leurs larges manteaux.
Aujourd'hui, nous savons qu'au bord de la mer bleue
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comme les turquoises ou toute blanche de soleil, plus


rien n'existe de ce que croyaient y découvrir nos roman-
ciers ou nos diplomates. L ' a m a t e u r de couleur locale
doit renoncer au spectacle des derviches tourneurs, aux
solennités de Sélamlik, au défilé des eunuques et des
dignitaires.
Sur les ruines de l'Empire ottoman, du Califat e t
du Sultanat, s'est installée une république démocratique
e t laïque, un régime d'ordre et de progrès.
Grâce au livre de M. Tekin Alp, nous connaîtrons
mieux cette jeune république vers qui nous portent
nos sympathies spontanées et nos curiosités amicales.
Nous voulons espérer que de leur côté les démocrates
turcs n'oublieront pas le rôle historique de la France
aux yeux des peuples libres. Il nous plaît d'entendre
déclarer que « la première fenêtre ouverte en Turquie sur
l'Occident donnait sur la France ». Nous serons plus
heureux encore de savoir que cette fenêtre restera tou-
jours largement ouverte. Aux jardins du Rhône et de
la Seine fleurissent des roses qui peuvent s'unir aux
roses d ' I s t a n b u l en un v i v a n t et harmonieux bouquet.
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AVANT-PROPOS

Depuis longtemps je caressais le projet d'esquisser


à l'intention de l'étranger la véritable physionomie de
notre régime et de notre révolution. Mais la révolution
était toujours en marche. Elle avançait au galop. Ce
qu'on voyait un jour, devenait périmé le lendemain.
Il fallait donc attendre l'épanouissement définitif
de la révolution kemaliste et la stabilisation complète
du régime. C'est ce qu'il nous a été donné de constater
à l'occasion du I V Congrès du Parti républicain du
Peuple, qui s'est réuni à Ankara en mai 1935. A l'occa-
sion de ce Congrès, les dirigeants les plus autorisés
du Parti, ont proclamé solennellement que la révolution
kemaliste a atteint déjà son but principal et que désor-
mais on n'aura plus qu'à continuer dans la voie toute
de progrès, dont les lignes générales sont déjà complè-
tement réalisées.
En effet, si nous jetons un coup d'œil en arrière,
sur tout ce qui a été déjà réalisé par le régime kemaliste,
il ne nous sera pas difficile d'en saisir la véritable physio-
nomie à la lumière des faits, des œuvres déjà accomplies
et des résultats obtenus.
Je ne suis pas un professionnel de la plume, ni un
routier de la politique, mais un simple citoyen conscient
de son devoir et, comme tel, j'ai toujours essayé de
contribuer à faire connaître mon pays sous ses véritables
couleurs. Je n'ai jamais fait un travail de zélateur,
dans un but politique quelconque et me suis toujours
borné à exposer la réalité des faits, tels que je les ai
observés dans le milieu où je vis et dont je partage
naturellement les émotions et les réactions de toute sorte.
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Je crois utile de relever tout spécialement ce point,


parce que certains écrivains étrangers ont cru voir autre
chose dans mes écrits antérieurs, concernant les diffé-
rents mouvements du réveil de l'âme nationale turque.
Entre autres, René Pinon m'a fait plus d'une fois l'in-
signe honneur de me désigner comme le créateur (!)
du « Panturquisme » et l e qualifier mon livre sur le
« Turquisme », de « bréviaire de la politique pantou-
ranienne (1) ».
Si René Pinon avait eu l'occasion de prendre direc-
tement connaissance des ouvrages auxquels il fait allu-
sion, il aurait mieux compris, non seulement mon rôle
de simple observateur, mais aurait aussi saisi le véritable
sens du mouvement national turc, qu'il s'est trop
empressé de dénigrer. Je ne doute pas qu'entretemps,
mieux instruit par les événements, il a dû reconnaître
qu'il s'était grandement trompé en affirmant que le
« Nationalisme turc n'est qu'un déguisement des organi-
sations jeunes turques et que Mustafa Kemal n'est qu'un
simple insurgé et le continuateur des Enver, des Talat
et des Cemal » (Djemal).
Aujourd'hui, quinze ans seulement après l'apparition
de ces écrits, analogues à tant d'autres parus dans tous
les pays vers la même époque contre le mouvement
kemaliste (1920-1921), tout le monde sait que celui
qui s'est dressé contre les injustices des Lloyd George
et des Clemenceau, n'était pas un simple insurgé, mais
un héros national, qui s'est donné comme mission sacrée,,
la rédemption de son peuple et de son pays, non seule-
ment du joug étranger, mais surtout de l'asservissement
culturel, de l'avilissement moral, auquel il était condamné
depuis des siècles.
Dans le présent travail, comme dans les autres tra-
vaux que j'ai publiés jusqu'ici sur tout ce qui concerne
le réveil de l'âme nationale turque, je m'efforce d'observer

(1) René PINON, La Reconstruction de l'Europe politique, p. 263-264.


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et de saisir sur le vif les faits essentiels et les idées


dominantes, de les analyser et d'en tirer les conclusions
qui me paraissent les plus justes. Je me considérerai
heureux si j'y parviens en quelque mesure.

On a publié jusqu'ici à l'étranger un très grand


nombre d'ouvrages sur la nouvelle Turquie et sur son
créateur Atatürk. Des écrivains de tout premier ordre,
comme Herriot et le général Sherrill, s'y sont employés
avec la compétence et l'objectivité qui les caractérisent.
On s'est efforcé d'exposer et de décrire les œuvres
accomplies et les résultats obtenus par la révolution
turque. Parmi les multiples ouvrages qui ont été publiés
jusqu'ici, il y en a de très réussis à ce point de vue,
mais il faut avouer que l'esprit d'ensemble, l'idéologie
générale qui animent ce mouvement de renaissance,
ne sont pas encore suffisamment connus à l'étranger
et je dirais même que certains côtés de l'esprit et de
l'idéologie kemalistes sont méconnus et mal interprétés
dans certains milieux. De grands écrivains étrangers,
comme Claude Farrère, — qui passe pour connaître la
question, — ne se sont pas tout à fait rendu compte du
changement profond qui s'est opéré dans la mentalité,
dans la façon de voir et de sentir du Turc. Ils n'ont
pas compris que le Turc nouveau n'a rien de commun
avec celui qu'ils ont connu autrefois et qu'ils ont peut-
être aimé par goût de l'exotisme.
Voilà pourquoi j'ai cru utile d'exposer dans le présent
ouvrage le véritable caractère de l'esprit qui anime notre
révolution et préciser le véritable sens du régime qui
préside à nos destinées, présentes et futures.
On pourra peut-être attribuer à ce travail une certaine
subjectivité, mais en aucun cas, je pense, on ne pourra
lui dénier ses qualités principales : la sincérité et la
fidélité de présentation, l'interprétation exacte des réa-
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lités, ce qui ne peut être obtenu que lorsqu'on vit


soi-même les événements, lorsqu'on en ressent les réac-
tions les plus intimes et qu'on est en mesure de juger
les choses, non pas d'après des formules, très souvent
fallacieuses et élastiques, mais d'après leur sens réel
et d'après l'esprit qui y préside.
Dans mes études antérieures, sur le réveil de l'âme
nationale turque, je me suis permis certaines anticipa-
tions, qui, fort heureusement, se sont révélées exactes
par la suite. Sera-ce le cas pour le présent ouvrage ?
Peut-être pas dans la même mesure, parce que le Kema-
lisme s'est déjà suffisamment épanoui, l'âme turque ne
cache plus ses réactions dans son subconscient. Les
aspirations du peuple turc sont étalées au grand jour,
sous leurs couleurs les plus vraies. Mais n'oublions pas
que nos dirigeants ne cessent de proclamer que la
révolution, l' « Inkilap », n'est pas finie, que l'une des
six devises du « Parti Démocrate-Républicain » demeure
toujours le « Révolutionnisme ». Dans cet ordre d'idées
un coup d'œil à l'horizon vers lequel se dirige la marche
ascendante du Kemalisme est toujours utile et édifiant.
Si dans ce cas le terme d'anticipation peut être considéré
comme prétentieux, on peut faire la chose, sans se
soucier des mots. Il s'agit tout simplement de jeter
un coup d'œil vers l'avenir, de projeter un peu de
lumière sur la route vers laquelle s'avance, impétueux,
le Kemalisme triomphant.
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PREMIÈRE PARTIE

LA GENÈSE DU KEMALISME
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CHAPITRE PREMIER

LA RÉVOLUTION KEMALISTE

PAS DE RETOUR A LA BRUTE. — EFFERVESCENCE CONS-


CIENTE ET RÉFLÉCHIE. — UN PEUPLE ENTIER « A
RETOURNÉ SA PEAU ». — FACTEURS BIOLOGIQUES
A L'ÉTAT LATENT.

Le Kemalisme, cela va sans dire, est un mouvement


de renaissance et de rénovation. Mais c'est plutôt par
le terme révolution qu'il faut qualifier les changements
profonds qui se sont produits en Turquie dans l'espace
d'une douzaine d'années. Cependant, il ne faut pas
perdre de vue qu'il y a différentes sortes de révolutions.
D'ordinaire toute révolution, de quelque nature qu'elle
soit, est accompagnée de troubles, d'émeutes et de toutes
sortes d'agitations populaires, c'est ce que nous voyons
dans presque toutes les révolutions de l'histoire, dans
toutes celles qui se sont déroulées et se déroulent encore
sous nos yeux depuis la guerre mondiale. Du reste, le
sens étymologique du terme lui-même implique un bou-
leversement dans l'ordre social, un chambardement de
toutes les disciplines établies. Ainsi qu'il a été fort bien
expliqué par Reynolds (1), il dérive du latin « revolvere »
qui signifie retour au point de départ. Sous l'impulsion
vigoureuse d'un mouvement social ou d'une crise écono-
mique profonde, dit Hyppolite Taine, un coup d'État

(1) L'Europe tragique.


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ou un pronunciamento se produit en un point donné.


L'ordre établi par les lois et les règles éthiques qui régis-
sent la société sont renversés, la période « d'anarchie
spontanée » commence. Durant cette période d'anarchie
spontanée, les instincts profonds de l'homme ou plutôt
de la masse, se déclanchent, instincts sanguinaires,
instincts rapaces : prendre, tuer, manger et jouir. Ces
instincts sont permanents. Tout homme les porte dans
sa chair, même sous la plus haute civilisation, sous la
plus raffinée des cultures. Tout peuple, disait Bismarck,
est en état de révolution latente qui éclate et monte
à la surface sous l'effet de certains facteurs. L'ordre est
détruit, les lois établies et les disciplines sociales sont
renversées et voilà la bête humaine en liberté provisoire.
L'homme revient ainsi à son état primitif, à son point
de départ. La société devient inorganique. La possibilité
naturelle de revenir à la brute que chacun de nous porte
en soi devient une réalité.
Faut-il citer des exemples de ce réveil de la brute ?
Faut-il faire le rappel de centaines de milliers d'êtres
tombés victimes des convulsions révolutionnaires ? Pour
nous en convaincre, il n'y a qu'à jeter un coup d'œil
sur les différents mouvements révolutionnaires qui se
sont déroulés sous nos yeux, sur ceux qui ont réussi
comme sur ceux qui ont échoué.
Il est évident qu'il n'y a rien de tel dans le mouve-
ment kemaliste. Il n'y a jamais eu une période de retour
à la brute, ou d'anarchie spontanée. La légalité n'a
jamais été interrompue ou mise en vacances, comme
c'est le cas dans tout mouvement révolutionnaire. Il
y a eu, il est vrai, pendant la période de renaissance
kemaliste, des événements et des incidents très sérieux,
tels que l'insurrection de Tcherkes Ethem et ses acolytes,
le soulèvement kurde, etc. Mais ce sont là des événements
en marge de la révolution kemaliste proprement dite.
Le mouvement de réforme et de régénérescence en lui-
même n'a pas imposé au peuple turc un grand nombre
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de victimes et de martyrs comme c'est le cas pour les


révolutions similaires.
N'empêche que, malgré son caractère calme et paci-
fique, la révolution kemaliste est d'une nature plus
profonde que bien d'autres dont l'Histoire garde le
souvenir. Elle a remplacé en Turquie la culture orientale
par la culture occidentale. Elle a substitué la mentalité
moderne à la mentalité archaïque et a réveillé dans l'âme
du peuple la conscience nationale qui était étouffée
par la conscience théocratique.
Paul Gentizon, dans son livre, Mustafa Kemal ou
l'Orient en marche, a très bien défini le caractère profond
de la révolution turque par ces termes : « Rien en
somme de ce qui s'est passé en Turquie de 1922 à 1928
n'a eu d'équivalent dans le monde. Un peuple entier
pour ainsi dire a « retourné sa peau. »
Dans le même ordre d'idées, je ne puis pas m'empê-
cher de rappeler ici mon entretien avec notre représen-
tant diplomatique dans une capitale européenne, où
j'avais fait une conférence sur l'œuvre kemaliste. Dans
cette conférence, j'avais dit, entre autres, sous une
forme métaphorique, que le peuple turc était passé
du stade oriental au stade occidental, avec la même
facilité qu'on passe à Istanbul de la côte d'Asie à la
côte d'Europe, qu'il avait substitué du jour au lendemain
la mentalité occidentale à la mentalité orientale enracinée
depuis de longs siècles. Notre diplomate, qui est un
esprit fin et éclairé, n'avait pu s'empêcher de craindre
que de pareilles affirmations ne pussent être accueillies
qu'avec scepticisme par des étrangers. En effet, prétendre,
comme dit Gentizon, qu'un peuple a retourné sa peau
du jour au lendemain, ce serait parler d'un miracle, et
de nos jours, on ne croit plus aux miracles. — Mais,
avais-je répliqué à notre diplomate, devons-nous nier
l'évidence, escamoter les faits et les réalités accomplies,
parce que ceux qui les ignorent se refuseraient à y
croire ? Nous n'avons qu'à les expliquer et à prouver
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que tout ce qui a l'apparence d'un miracle, n'est en


réalité, que la conséquence naturelle de certains facteurs
sociaux et psychologiques qui résidaient dans l'âme
nationale, dans le milieu turc, à l'état latent, et qui
étaient pour ainsi dire invisibles à l'œil nu.
Ainsi donc, ce qui s'est passé en Turquie dans l'espace
de douze ans, et qui, en apparence, tient du miracle,
ne constitue au fond que le même phénomène biologique
par lequel un être végétal ou animal passe, dans le cours
de son développement, d'un état à un autre. Les états
successifs par lesquels passe l'être en question et qui
constituent des métamorphoses n'ont rien de miraculeux.
Ce n'est que le développement naturel des facteurs
biologiques existants dans l'être à l'état latent.
Du reste, Atatürk lui-même, dans ses discours, aime
toujours faire ressortir dans des termes différents, que
les idées et les principes dont lui et son Parti poursuivent
la réalisation, constituent la quintessence des idéals
et des aspirations de la nation turque. Son plus grand
mérite, c'est d'avoir compris quelles étaient les véritables
aspirations du peuple, les véritables émanations de l'âme
nationale et, en même temps, quelles étaient les infiltra-
tions étrangères dont il fallait se débarrasser. Le peuple
l'a suivi comme un seul homme, parce qu'il n'a fait
autre chose que réaliser des aspirations nationales qui
existaient en lui à l'état latent.

La meilleure définition de la révolution kemaliste


a été donnée par son auteur, par Atatürk lui-même. Dans
un discours prononcé à l'occasion de l'inauguration de
la faculté de droit d'Ankara, il a relevé les caractéristi-
ques de la révolution qui est son œuvre, dans ces termes :
« Qu'est-ce l'Inkilap (on traduit d'ordinaire ce mot
par révolution) turc ? En dehors du sens de révolution
qu'on lui attribue, ce terme désigne un changement
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plus vaste et plus profond à la fois. Il a changé soit


dans la forme, soit dans le fond, le lien qui rattachait
les uns aux autres les membres de la nation depuis
des siècles. Il les a réunis par le lien de la nationalité
turque en lieu et place du lien religieux et théocratique.
Si vous reculez dans vos souvenirs de six ans, vous
remarquerez que nous avons maintenant d'autres bases
et d'autres principes dans la forme de l'État, dans le
lien commun entre les membres de la nation, dans la
marche dans la voie de la civilisation, en un mot dans
tout ce qui concerne notre structure, notre organisation
et nos besoins nationaux. Ces grands changements, réali-
sés par notre nation dans un intervalle de six ans
seulement, représentent des mouvements grandioses,
plus sublimes et plus intenses que ce qu'on peut entendre
par le mot « révolution ». Nous avons vu d'autres nations
s'exalter dans la lutte pour la libération et pour le
relèvement, mais cette exaltation n'a rien de commun
avec l'effervescence consciente et réfléchie de la nation
turque. »
Par le terme effervescence consciente et réfléchie,
Atatürk a fait allusion au fait que, dans la révolution
turque, il n'y a pas de réveil d'instincts brutaux, comme
dans tous les autres mouvements similaires.
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CHAPITRE II

L'ESPRIT KEMALISTE

LE KEMALISME, TERME SCIENTIFIQUE. — PEUT-ON DÉFI-


NIR LE KEMALISME ? — D'ABORD LES ACTES, APRÈS
LES PAROLES. — LA COLONNE DE FEU. — LA LITTÉRA-
TURE MONDIALE SUR LE KEMALISME. — DANS LES
RUES D'ISTANBUL. — L'ÉMANCIPATION DE L'HOMME
AVANT CELLE DE LA FEMME. — IL N'Y A QUE L'ESPRIT
QUI COMPTE.

On a beaucoup parlé jusqu'ici dans la presse et


la littérature mondiales du régime « kemaliste ». En
effet, on ne pouvait pas faire mieux qu'identifier la
nouvelle Turquie avec son Chef Suprême. La nouvelle
Turquie ne pouvait être mieux caractérisée que par le
nom de son créateur. Mais le terme de Kemalisme n'a
pas été employé pour désigner un système déterminé,
dans un sens pour ainsi dire scientifique. On l'emploie
peut-être de temps à autre comme terme général, pour
condenser les mouvements de réforme, de progrès et de
régénérescence de la nouvelle Turquie. Mais on ne lui
a jamais attribué son véritable sens, le sens d'un système
déterminé, d'un régime fondé sur des idées et des prin-
cipes spéciaux et caractéristiques, comme c'est le cas
pour les termes similaires avec des terminaisons en
« ismes » tels que racisme, bolchévisme, socialisme,
communisme, solidarisme, fascisme, etc.
Il est vrai que, jusqu'ici, on n'a pas désigné un régime,
un système quelconque par le nom d'une personne. Le
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racisme, le fascisme et le communisme ont bien leurs


chefs respectifs, mais ces chefs n'ont pas réussi à impri-
mer leur propre nom aux régimes qu'ils ont réussi à
instaurer. Kamal Atatürk est le seul dont le nom serve
à désigner le régime dont il a doté son peuple, parce
qu'il est le seul homme d'État qui soit parvenu à balayer
d'un coup tout un passé de plusieurs siècles, « à retourner
la peau de son peuple » et à le doter du régime le mieux
adapté à son âme nationale, celle qui pendant des
siècles a été condamnée à dormir dans les limbes du
subconscient.
Désormais, il n'y a plus lieu d'hésiter à employer
le terme Kemalisme dans son véritable sens scientifique,
c'est-à-dire dans le sens d'un système et d'un régime
ayant leurs idées propres et leurs principes distinctifs
et caractéristiques. Ce terme a été consacré et pro-
clamé solennellement dans le programme adopté par le
I V Congrès général du Parti du Peuple qui s'est tenu
à Ankara le 9 mai 1935.
L'introduction du susdit programme se termine par
cette phrase lapidaire :
« Les lignes générales de nos projets qui s'étendent
non seulement à quelques années, mais aussi à l'avenir,
sont condensées ici. Tous ces principes qui constituent
la base de notre parti sont le Chemin du Kemalisme. »
Voilà donc le régime actuel de la Turquie nouvelle
définitivement baptisé. Kemalisme n'est plus un terme
vague, désignant seulement la réalité, c'est-à-dire les
mouvements de réformes fondamentales, les mouve-
ments de régénérescence ; mais l'idéologie même qui
préside aux destinées de l'État et de la Nation turque.
Il indique la voie que l'État et le Peuple turc comptent
suivre dans l'avenir pour atteindre à leur but idéal.
Ce but idéal n'est plus représenté comme autrefois
au temps du turquisme par un rêve, par une légende,
comme celle du « Kizil Elma » (la Pomme Rouge),
mais par un homme ou plutôt par un surhomme en
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chair et en os, d'un dynamisme et d'une vitalité incom-


parables. Dans le Kemalisme, il n'y a pas de place pour
le rêve, l'illusion ou même l'abstrait. Ce sont des réalités
surprenantes qui se suivent d'une façon ininterrompue
et qui convergent toutes vers le même but suprême
concret et pratique.

Peut-on brosser une esquisse du Kemalisme ? Peut-on


le définir en le plaçant dans le cadre des idées générales
qui ont régi les peuples, pendant ces siècles derniers, et
qui continuent à les guider encore ?
Au premier abord, rien de plus simple. Puisque le
mot d'ordre de Kamal Atatürk c'est l'acheminement
vers la civilisation occidentale, son œuvre ne peut qu'être
calquée sur certaines idées générales de cette civilisation
même.
Mais en réalité, tel n'est pas le cas. On se ferait
une fausse idée du Kemalisme en tant qu'idéologie
en se basant sur les termes et les expressions dont
se servent ses adeptes pour expliquer leurs idées et
leurs directives. Les dirigeants du Kemalisme n'ont
pas inventé une terminologie originale pour exprimer
leurs idées spéciales. Ils se servent des formules classiques
employées par tous les peuples depuis des siècles, mais
ces formules ne sont que des enveloppes, l'esprit et l e s
principes qu'ils renferment sont tout à fait différents.
C'est ce que Chukru Kaya, ministre de l'Intérieur,
dans un discours prononcé au Congrès de la Presse,
réuni récemment à Ankara sous sa présidence, a voulu
dire en s'écriant :
« Le Kemalisme ne peut pas être renfermé dans les
formules étroites de « droite ou de gauche ». »
De son côté, Receb peker, le secrétaire général du
Parti du Peuple, dans un discours prononcé devant le
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I V Congrès du Parti pour en analyser le nouveau


programme, a fait entre autres le procès des dogmes
démocratiques et a dit à ce propos :
« La démocratie, ce n'est pas un dogme ou un
précepte religieux, c'est un esprit, une âme et un sens.
Ce que l'on fait ne peut être utile et durable que si
on le fait passer par le tamis qui a nom cerveau, et si
on le met en harmonie avec le milieu. On ne plante
pas des orangers sur le mont Zigana. Nous ne sommes
pas de ceux qui disent : Telle nation a fait ceci, faisons
de même. Nous ne faisons que ce qui est conforme à
la situation de notre pays et ce qui convient à notre
nation. Dans les affaires nationales, nous préférons suivre
les chemins qui conviennent à notre peuple, plutôt que
d'imiter les autres et tâcher de plaire à ceux qui nous
voient du dehors. »
Plus loin, dans le même discours, l'éminent orateur
ajoute :
« Nous ne sommes pas de ceux qui barbouillent du
papier avant de se mettre à l'œuvre. Nous préférons
produire l'œuvre d'abord. Des personnes superficielles
nous reprochent de travailler sans plan ni programme,
mais elles ont perdu de vue que les meilleurs plans et
les meilleurs programmes ne sont pas toujours écrits ;
le plan cardinal, la source, le point de départ de tous
nos programmes, c'est l'énergie, la perspicacité conden-
sées dans le cerveau et dans l'âme des dirigeants spiri-
tuels. L'humanité a vu beaucoup de plans écrits. Mais
le grand plan cardinal n'est pas griffonné sur du papier.
L'idée de la création de la nouvelle Turquie a germé
dans le Grand Cerveau (celui d'Atatürk). C'était une
nouvelle étoile qui, au moment de son apparition, a produit
une lumière, une colonne de feu qui indiquait avec une
clarté éclatante les directives définitives de tout ce qui a
été fait jusqu'ici, de ce qui se fait actuellement et de ce qui
sera fait dans l'avenir. C'est là le plan dont émanent
tous les autres. »
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On ne peut pas être plus clair et plus précis. Le


Kemalisme ne réside pas dans des devises, des formules
transmises d'une génération à une autre, que les diffé-
rents pays et les différents peuples copient les uns des
autres, que chaque politicien et chaque homme d'État
interprète et applique à sa façon et au nom desquelles
on élabore et on met en application des plans et des
programmes diamétralement opposés et qui présentent
des aspects différents, à travers des périodes différentes.
La nouvelle Turquie n'est pas créée par des formules
caduques et surannées, qui ont vu le jour dans des
circonstances et dans des périodes différentes, mais par
un cerveau, par un génie vivant qui sait ce qu'il veut
et qui, dès le premier moment, a arrêté son plan, a
fixé la voie à suivre, l'idéal vers lequel convergent
désormais les aspirations et les efforts du peuple turc
tout entier.
Voilà pourquoi le régime, le système de la nouvelle
Turquie ne peut être défini par aucune formule, mais
simplement par le nom de son créateur et son réalisateur.
Le terme Kemalisme renferme donc toute l'histoire de
la nouvelle Turquie d'après-guerre, le programme d'ac-
tion de l'État et les aspirations du peuple turc vers
son idéal, tel que son chef le lui a fixé.

Peut-on comprendre ce qu'est le Kemalisme, en tant


que régime ou système spécial, en lisant les dizaines
d'ouvrages qui ont été publiés jusqu'ici sur les différents
aspects de la révolution turque et sur les progrès énormes
qu'elle a réalisés ?
Malheureusement, non. Parce que tout ce qui a
été dit et écrit jusqu'ici sur la révolution kemaliste
ne se réfère qu'aux faits matériels, à la chronique et
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à l'histoire des événements, ce qui est naturellement


très intéressant ; mais l'esprit nouveau, qui a donné
successivement naissance aux élans impétueux vers le
progrès et la civilisation, les réactions de l'âme nationale
qui ont affranchi le peuple d'une oppression séculaire,
n'ont pas été mis suffisamment en relief.
Ainsi, par exemple, en parcourant la littérature
relative à la révolution kemaliste, on a l'impression
que le plus important, dans cette révolution, c'est la
suppression du fez et du voile et d'autres réformes
saillantes de ce genre. Le changement de mentalité
et d'état d'âme de tout un peuple passe souvent inaperçu.
On parle bien de l'émancipation de la femme, mais
l'émancipation de l'homme échappe à la description.
On constate bien que les fantômes voilés qui circulaient
dans la rue et lui imprimaient un air triste et mystérieux,
se sont mués d'un coup en fées gracieuses, répandant
charme et gaîté sur leur passage ; mais on ne remarque
pas que des millions d'hommes qui, jusqu'ici, marchaient
dans la vie d'un air résigné et indolent, ont changé
du jour au lendemain de physionomie.
Plus de trace de l'expression fataliste de ces yeux
sans éclat, tournés vers l'au delà. Les rues d'Istanbul
ne sont sillonnées que par des physionomies exprimant
l'énergie et la vitalité, des yeux reflétant la joie de
vivre, l'aspiration vers le progrès, le bonheur et le bien-
être. Ceux qui veulent bien se rendre compte du change-
ment qui s'est opéré dans la nouvelle Turquie, ne doivent
pas regarder simplement le chapeau qui a remplacé le
fez traditionnel. Le changement du couvre-chef ne peut
avoir que la valeur et l'importance d'un symbole. Il
faut fixer son regard quelques centimètres plus bas que
le couvre-chef. Les yeux, protégés par la visière du
couvre-chef occidental, ne sont plus les mêmes qu'il
y a trois lustres. La vivacité a succédé à la résignation
et au fatalisme oriental. L'expression générale de la
physionomie aussi est tout à fait différente. L'expression
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d'indolence a cédé la place à l'énergie, à la gaîté et à


la bonne humeur.
Ainsi donc, les écrivains étrangers qui caractérisent
principalement le Kemalisme, par l'émancipation de
la femme, se trompent énormément. Avant l'émancipa-
tion de la femme, il faut faire cas de l'émancipation de
l'homme. La première n'est autre chose que la consé-
quence naturelle de la seconde. Un homme obsédé par
des préjugés pseudo-religieux, par une mentalité obs-
curantiste qui domine tous les faits et gestes de sa vie
publique et privée, pouvait bien s'accommoder d'une
femme sans culture, sans individualité, bonne seulement
pour ses fonctions charnelles et les travaux de ménage.
Un homme émancipé, conscient de sa dignité individuelle
ne peut avoir pour compagne qu'une femme ayant le
même niveau culturel et intellectuel, la même mentalité,
les mêmes aspirations et les mêmes façons de vivre, de
sentir, de penser et d'agir.

Ce n'est là qu'un exemple entre mille, prouvant la


nécessité d'analyser le Kemalisme, non pas sous sa
forme apparente et superficielle, mais en prenant comme
base l'esprit qui a présidé à la création de son œuvre.
C'est à la lumière de l'analyse de cet esprit du Kemalisme
qui s'est déjà transformé en réalités, que nous pourrons
comprendre d'une façon plus claire et plus précise les
aspirations réelles de la nouvelle Turquie et prévoir
ses réalisations futures.
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CHAPITRE III

MOUVEMENTS DE RÉFORME
AVANT LE KEMALISME

L A RÉSIGNATION, CARACTÉRISTIQUE DU RÉGIME OSMANLI.


— LA LUTTE A OUTRANCE, CARACTÉRISTIQUE D E LA
RÉVOLUTION KEMALISTE. LA PÉRIODE DU TANZI-
MAT. LA PÉRIODE CONSTITUTIONNELLE. LE

TURQUISME DE ZIA GÖK ALP. — MONOTHÉISME


NATIONAL. L E KEMALISME RÊVÉ PAR ZIA G Ö K ALP.
— LE P O È M E K I Z I L E L M A « L A T E R R E P R O M I S E ». —

A N K A R A , LA T E R R E P R O M I S E .

A quel moment faut-il placer le début du Kemalisme?


Ceux qui confondent le Kemalisme avec les autres
mouvements de réforme, qui se sont attaqués plus ou
moins énergiquement aux bases morales et culturelles
de l'ancien régime ottoman, reculent jusqu'au Tanzimat,
ce mouvement de libéralisme timide, indolent et apa-
thique, inauguré par Rechid Pacha, par son hatti-chérif
de Gulhané du 3 novembre 1839. Il n'y a pas de doute
que ce mouvement de réforme a eu des effets considé-
rables sur l'émancipation du peuple turc dans la vie
sociale et culturelle. Si les réformes politiques sont res-
tées lettre morte, les progrès sociaux et culturels ont
continué d'une façon lente, mais efficace. Voici dans
quels termes le célèbre orientaliste et turcologue hongrois
Vambéry s'exprime à ce sujet en 1896 dans son livre,
La Turquie d'aujourd'hui et d'avant quarante ans :
« Je dus me poser à chaque instant cette question :
Est-ce possible, sont-ce bien là les Turcs de 1856, et
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comment toutes ces transformations ont-elles pu s'opé-


rer ? Je m'étonnais de l'aspect intérieur de la ville, de la
masse de constructions en pierre qui avaient remplacé
les anciennes maisons de bois, de l'animation des rues,
dans lesquelles fiacres et tramways se croisaient, alors
qu'autrefois les animaux de selle étaient seuls employés
et lorsque le sifflet strident de la locomotive se mêla
aux sons mélancoliques des minarets du Sultan Ahmed
et d'Aya Sofia, tout ce que je voyais et entendais me
semblait une vivante protestation contre ce vieil adage :
la bidaat fil Islam. « Il n'y a rien à réformer dans
l'Islam. » Mon étonnement s'accrut naturellement encore
lorsque je pénétrais dans l'intérieur des maisons et que
je pus apprécier les hommes, non seulement d'après
leurs extérieurs, mais encore d'après leur manière de
penser ! La classe des efendis (la classe supérieure ins-
truite de Constantinople) me parut complètement trans-
formée dans sa conduite, sa manière de voir et son
commerce avec les étrangers.
« Non seulement dans son aspect extérieur, mais
encore dans son aménagement intérieur l'ottoman actuel
décèle une forte inclination vers les mœurs et les habi-
tudes de l'Occident. Les meubles européens ont mainte-
nant pris la place des sofas alignés le long des trois
murs de la pièce... Un peuple peut en effet s'assujettir
aux influences étrangères, pour ce qui est du domaine
de la vie intellectuelle, si toutefois il est persuadé de
leur utilité et de leur avantage, mais il renonce plus
difficilement aux mœurs et aux habitudes, qui sont
passées dans le sang. On ne peut priser assez les nom-
breux sacrifices que malgré tout les Ottomans ont fait
à ce point de vue. J'ai trouvé toute la Société turque,
depuis le plus grand jusqu'au plus petit, même le monde
des Mollahs (la classe sacerdotale) pénétrée de la nécessité
d'une union avec la civilisation occidentale. Les opinions
peuvent différer quant au mode d'assimilation, quelques-
uns veulent imprimer à la civilisation étrangère un
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caractère national, d'autres au contraire sont partisans


de notre culture intellectuelle, telle qu'elle est, et pros-
crivent toute espèce d'adaptation.
« Les femmes des harems aussi, « ces boulevards
« de l'obscurantisme », ont considérablement changé.
Oui ! je le répète, la vie actuelle des femmes en Turquie
me semble avoir été en quarante ans complètement
transformée et on ne peut contester que ce revirement
a été produit par une conviction intime autant que
par une impulsion extérieure. »
Mais faire mention du Tanzimat à propos du Kema-
lisme, ce serait faire abstraction du règne d'Abdul-
Hamid II, pendant lequel les principes du gouvernement
théocratique furent complètement restaurés, après que
le mouvement de réforme, inauguré par le hatti-chérif,
eût été mis au rancart. Ce serait oublier qu'à la suite
des défaites infligées par l'armée russe aux troupes du
Sultan Rouge, le traité de San-Stéfano (1878) et le
traité de Berlin conclu quatre mois plus tard, consa-
crèrent l'asservissement de la Turquie aux volontés et
aux caprices des grandes puissances, ce serait aussi
faire abstraction du fameux décret de Mouharrem
(20 décembre 1881), par lequel la Turquie livra à l'Eu-
rope, sous forme de contrôle financier, les principaux
revenus de l'Empire et perpétua l'esclavage financier
et économique, sous des formes plus ou moins accen-
tuées, jusqu'au Traité de Lausanne.

La période constitutionnelle qui commence en 1908


par le coup d'État du comité Union et Progrès ne
peut pas être considérée comme un régime ou un mou-
vement précurseur du Kemalisme. La période consti-
tutionnelle a inauguré évidemment une série de réformes
d'importance capitale. A ce titre, cette période occupera
certainement une place d'honneur spéciale dans l'histoire
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contemporaine du peuple turc. D'autant plus que, préci-


sément pendant cette période, il y a eu un mouvement
très sérieux de réveil national turc. L'inoubliable Zia
Gôk Alp, ce sociologue hors ligne, a créé le mouvement
turquiste, qui a fait école et a contribué au réveil de
la conscience nationale, chez une grande partie de l'élite
intellectuelle turque. Le mouvement de simplification
de la langue turque s'est rapidement répandu, la litté-
rature turque, qui n'était qu'une parodie des littératures
arabe et persane, commença à prendre peu à peu un
caractère national turc. Mais ce mouvement très appré-
ciable en soi ne peut pas être identifié avec le Kemalisme.
Voici, en substance, dans quel sens s'exprime Ismet
Inönü sur cette question :
« Notre révolution n'est pas la continuation ou une
phase de l'évolution des mouvements de réformes qui
se sont produits de temps à autre à l'époque des Osman-
lis... Les événements qui se sont produits pendant les
dernières cinquante années prouvent que les efforts pour
les réformes et le relèvement déployés par les patriotes
et les zélateurs de cette période péchaient par la b a s e .
Ces idéalistes ont porté leurs efforts sur une structure
ou un organisme qui n'appartenait pas à la nation
turque... Ceux qui ont connu l'ordre osmanli se rappel-
lent très bien que ce régime n'aurait en aucune façon
pu tolérer aucune des doctrines, ni aucun des principes
mis en avant par notre révolution.
« Par ordre et régime osmanli, j'entends l'ensemble
des dirigeants et des institutions de l'époque ainsi que
les lois qui régissaient alors la société. L'ordre osmanli
était enfermé dans un cercle entouré de murs impéné-
trables qui le tenaient à l'écart des progrès sociaux
et scientifiques des derniers siècles. Les réformistes osman-
lis ont travaillé et se sont évertués à l'intérieur de ce
cercle. Toutes leurs tentatives de réforme, même celles
qui ont réussi, n'ont pas dépassé les limites des susdits
murs... Notre lutte pour l'indépendance, dirigée dès le
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