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Qu’importe ici, ou ailleurs…

Bernard Tellez

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Il y a toujours des gardes-chiourmes partout, des kapos, à cheval sur les


travailleurs de base et l’autorité supérieure, des petits chefs de mes deux. Issus du
rang, il ne leur manquait plus que la cravache pour se faire obéir. Dans le
microcosme de la vie qu’est le milieu du travail, ils jouaient le rôle de mouchards.
Abel Dubois s’en méfiait, en les détestant plus que les autres… Il aurait dû s’en
payer un, avant de partir, un de ces enfants de salaud… Enfin, il en sortait
indemne, ce n’était pas si mal… Il avait maintenant une petite retraite d’état, et si
tout le monde n’a pas un oncle d’Amérique, qui pense à vous, avant de mourir, par
le biais d’un notaire, les autres se montrèrent envieux de son héritage. Imaginez-
vous, quand on n’a plus besoin de travailler ! Ses adieux furent brefs, juste un salut,
comme on crache, par terre… Il n’offrit rien, même pas à Lili, la profiteuse.
– Je te dois maintenant un petit cadeau. Quand tu voudras, dit-elle, les jambes
fébriles, légèrement écartées, les seins dressés.
Il lui tapota les fesses :
-Dans un hôtel quatre étoiles, ou chez toi ? demanda-t-il, avec ironie. Fais-toi
jouir toute seule, ma belle, ou choisis le premier con venu… Tu m’as déjà assez fait
bander, pour rien !
Elle faillit en tomber des nues, stupéfaite, vexée. Il l’oublia… Quand ce fut le
tour du chef de centre, il avait l’air plus vexé encore que sa prétendue amie.
-Je m’y attendais, dit-il. Cela ne pouvait que finir ainsi, avec vous, un simple
vidage, à l’encontre de vos états de service, ou une occasion exceptionnelle, dans ce
genre…
Abel lui tourna le dos, mais avant de le quitter, il ne lui serra même pas la main.
Il sentit, en lui, dès lors, la remise en question de ce qu’il avait pu subir jusqu’ici…
Il venait de faire un serment, à lui-même, de ne plus jamais se coucher devant
personne. Le patron revint à la charge, voulut cependant arroser ça, à ses frais… Il
accepta, en souriant, par curiosité, pour voir quelle attitude le prétendu cadre
supérieur aurait jusqu’au bout… Combien de fois, suivant l’avis de ses mouchards,
ce dernier ne lui avait-il pas reproché de mal travailler, en menaçant
périodiquement de lui mettre un blâme ? Il avait souvent songé à démissionner.
Cela sentait le pourri, les œufs avariés, le tas d’ordures quotidiennes. Qu’est-ce qu’il
fichait là, depuis belle lurette, où rien ne l’intéressait ? Le « hic », c’était comment
trouver le même genre d’emploi, ailleurs, c’est à dire rien, auquel, plutôt mal que
bien, il s’était habitué ? On revient toujours, comme un chien, à sa niche. Après
chaque menace de blâme, la peur lui donnait un coup de fouet. Abel Dubois
travaillait, à l’arraché… Il aboyait, de temps en temps, puis ça se calmait. Cela durait
deux ou trois semaines, puis il se relâchait, il devenait flegmatique, perdait tout
intérêt… Comment résister à la routine, quand elle vous tient. ? Elle vous englue
dans la masse. On n’est plus bon qu’à sécréter de l’huile de fonctionnaire, ou de
rond-de-cuir. Au bout des trois semaines, c’était de la part de ses chefs, de
nouveaux avertissements. Abel Dubois constata qu’il bossait, avec assiduité, à peu
près dix-huit jours par mois, le temps qu’on le remît sur rail. Il était à bout…
Quand il démissionna, ce fut avec un « ouf », un râle, à bout de souffle, cela vint à

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point, comme pour un boxeur sauvé par le coup de gong… Ils arrosèrent ça, au
café du coin, puisque le patron y tenait… Le taulier, comme on l’appelait, n’était
quand même pas un mauvais bougre, mais ce n’était pas vraiment son travail, il n’y
pouvait rien, car il avait trop de responsabilités… Dans la boîte, ce qui primait,
c’était l’ordre et le rendement, avant tout. Le patron n’aurait jamais la chance,
comme Abel Dubois, de partir, une occasion unique, inattendue, comme s’il venait
de gagner au loto. Sa perspective de carrière de chef d’établissement, était devant
lui, il n’avait pas le temps de s’attarder à des détails. Il y avait certains microbes,
dans la boîte. Il fallait les éliminer, ou les faire fuir, comme des mouches, au « tu-
pu-nez », l’insecticide.

Marine vint aussi, au bistrot, pour les adieux. Elle était l’une des six cents
employés, et faisait partie du staff du patron, un rouage nécessaire, avec pas mal
d’importance, « cadre ». Le centre travaillait en continu, vingt-quatre heures, sur
vingt-quatre. Elle vint, avec Gilbert Taillard, chargé des relations publiques. En
compagnie d’une autre femme, aussi, dont je ne peux pas citer le nom, qui travaillait
à la comptabilité, qui avait du chien, comme on dit, la troisième affaire sentimentale
d’Abel. Ainsi il y avait Lili, X, qui jouait le rôle de caissière, et de comptable, au
bureau d’ordre, et Marine, la cochonne. À dire vrai, il n’avait jamais rencontré une
femme qui lui faisait des pipes, comme elle, en professionnelle. Cela avait lieu, le
plus souvent, à l’écart des autres, dans un recoin du dernier étage, ou chez elle, ou
dans sa voiture. Il se mettait à l’aise, pour jouir le mieux possible. Il lui caressait la
nuque, le dos. Il la baisa, plusieurs fois, avec envie… Ils prenaient leur temps,
durant le week-end, et forniquaient… Il faisait la sieste, chez elle, après un bon
repas. Comme il faisait de la peinture, il l’avait peinte sur un tableau : « La maja
nuda ». Cela ne valait pas Goya, mais il sentit qu’il avait du talent. Cela plut, à
Marine, aussi… Elle le baisa tendrement, pour le remercier. La femme jeune
encore, la quarantaine, se donna comme si elle avait eu vingt ans de moins, avec un
corps de jeune fille. Il n’en revint pas, et fut étonné d’éprouver un début de
sentiment, pour elle. Ainsi, il la troussait, à qui mieux-mieux, quand le besoin s’en
faisait sentir, lorsqu’elle l’invitait chez elle… Il lui relevait la jupe, descendait sa
culotte. Les mains à plat sur la table, devant les couverts non desservis, elle
attendait qu’il obtînt satisfaction, qu’il prît son dû.
– Cela t’a plu, lui demandait-elle ensuite, en se rajustant, et en s’installant pour la
vaisselle.
– Ouais ! Il disait toujours, ouais.
C’était quand même mieux que dans le cadre et l’ambiance du centre de tri, où
chaque jour, on était obligé d’assister au psychodrame de tel, ou telle. De quoi leur
fermer la bouche, en leur mettant le con dedans, comme une sucette, ou un
biberon. Il oubliait qu’il y en avait certaines, ou certains, aux dents plus crasseuses,
plus sales, et infectes, que les latrines, que les préposées au nettoyage récuraient, à
l’eau de javel, tous les jours. Ils sentaient la bibine, ils fleuraient un gaz carbonique

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impossible, un véritable chalumeau… Il se sentait quelque peu inférieur, à eux, car


il n’avait jamais su souder.

Ceux qui faisaient partie du personnel de base, les institutionnalisés, n’avaient pas
le temps de trop courir, en employés modèles et assidus, qu’ils étaient, à cause des
horaires. Le temps, le temps ! Il est toujours compté, quand on est sur orbite, si
long à vivre dans l’arène, dans l’ambiance du travail, là où on estocade le taureau, à
bout de forces, jusqu’à temps qu’il se laisse conditionner, qu’il s’habitue, qu’il n’ait
plus rien à dire… On le réserve à point, pour le lendemain, le surlendemain… C’est
une assuétude incontournable, un assassinat de longue durée, même si chacun ne
s’en aperçoit pas, ce qui prouve qu’il y en a qui n’ont pas d’âme, rien à bouffer, à
force de la mordiller. À croire aussi qu’ils n’avaient rien, au départ…
Il se sentait de plus en plus voué à Marine, elle l’avait conditionné. Il releva la
tête et se dégagea, à temps. Il n’était pas un moucheron qu’une araignée épeire
prend dans sa toile, il voulait garder le contrôle de ses décisions. Ce qu’il éprouvait
pour elle, n’était pas du véritable sentiment. Si l’occasion fait le larron, selon lui,
toutes ces années passées à la Lampe, comptaient pour du beurre. Un bagne moral,
que Marine adoucissait de ses complaisances… « Qu’as-tu fait de ton talent ? », se
demandait-il, parfois.

– De quoi !
– Vous me ferez quatre jours ! Corvée de chiottes ! déclarait, celui qui se disait
Kapo.
– Bien, mon capitaine ! Mon caporal, pardon !
« Autrefois, on faisait de la notion de travail, une vraie valeur, mais jamais pour
moi, car je suis né avec un poil dans la main, songea-t-il. »
Rien ne correspondait à ses motivations, mot tabou.
« J’ai passé un concours merdique, ce qui ma donné la possibilité d’avoir un
alibi »
Motivations ! Qui vous parle de motivations, d’aptitudes !
Ce n’était pas ce langage, lorsque l’on assistait aux AG, obligatoires, astreint à se
boucher les oreilles, ou à décrocher, sur un air de Bach : « Jésus, que ma joie
demeure ! », devant les propos du responsable syndical, qui résonnaient, dans la
salle, qui tâchait de convaincre, avec un vrai talent d’orateur, ce qui prouve qu’il y a
toujours le moyen de s’en sortir… Mais la mafia des syndicats, leur monopole, les
privilèges de la pensée contradictoire, lui tapaient sur les nerfs, d’être réduit à l’état
de mouton, sans avoir rien à dire, par désintérêt, d’opter pour une grève ou pas,
comme les autres, satisfaits, à l’heure de la pause, d’en rajouter, derrière un verre de
bière. Lui, pas… « Le mieux, c’est de se casser ! songeait-il… 1+1 = 3 ! ».
Et puis, de toute façon, il suffisait que la
moindre grève ou appel à la grève soit médiatisé, sinon, à quoi bon ! Une grève
de plus ou de moins, on s’en fichait, mais qu’elle fût prise derrière une caméra,

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visible sur le petit écran, à l’heure des informations régionales ! Une grève merdique
n’a pas de poids, même s’il s’y passe des choses…

– Mais pourquoi travaillez-vous, alors ? lui demandait-on.


– Pour gagner ma vie…
– N’oubliez jamais qu’il y en a des milliers qui se bousculent au portillon, pour
prendre votre place !
Ainsi, presque tous habitaient à la périphérie de la ville, et se choisissaient, entre
eux. Ils prenaient ce qui leur tombait sous la main. Lili, il n’avait jamais réussi à
l’avoir, mais elle acceptait enfin, s’offrait, parce qu’il avait du flouze, qu’il pouvait lui
assurer un bon standing de vie, qui sait, même ne plus travailler, qu’il l’avait
soupçonnée, un temps, d’avoir l’habitude de se masturber, de rester dans sa bulle,
ou d’être lesbienne. Marine vint, avec celui qu’elle lui avait préféré, ce Gilbert
Taillard, nouvel et jeune arrivant, dans la maison. Marine était la plus jeune des
trois, la seule à avoir un joli corps, sauf Lili peut-être. Mais il n’avait jamais vu Lili, à
poil. Il ne pouvait pas vraiment comparer, c’était du domaine de la fiction.
Naturellement, cela ne l’empêchait pas de se faire une idée. Aujourd’hui, si elle se
montrait nue, devant lui, il faudrait qu’elle s’active, qu’elle y mît du sien pour lui
tailler une pipe. C’était dans sa tête, il avait trop souffert à cause d’elle, parce qu’elle
lui faisait envie. Désormais, il était vacciné…
Marine vint, séduite, après lui, par Gilbert, jeune homme plein d’entrain, qui
voyait grand. « Au suivant ! », songea-t-il. Gilbert Taillard était venu chez eux, pour
y effectuer un stage très court, en tant que cadre supérieur. Il attendait des fonds
pour se lancer dans de grandes entreprises. Il fit croire, à Marine, qu’il l’associerait à
sa vie, à ses affaires. Mais cela faisait presque quatre ans que le patron l’avait
engagé, juste presque quatre que Marine l’avait quitté pour lui, ce m’as-tu vu.
- Vous pouvez en même temps fêter votre quatrième anniversaire », dit Abel, à la
jeune femme, au comptoir du café, qui rougit.
Cela la gênait de le revoir, une dernière fois, mais pourquoi est-elle venue ? Il la
voyait devenir presque pourpre, à chaque fois qu’il la croisait, dans les couloirs de
l’immeuble. A croire qu’elle avait mauvaise conscience de l’avoir quitté, un peu
désolée de s’être trompé au sujet de Gilbert, qui ne valait pas mieux que lui. Et puis
on a du mal à oublier ceux pour lesquels on a éprouvé du sentiment. C’est dur, d’un
commun accord, de se traiter en camarades, quand on se voit, et que l’on a eu des
rapports intimes. Mais Taillard était plus jeune, moins laid. Ce qui ne veut pas dire
qu’Abel fût vraiment laid… Il se trouvait le visage fade, un peu fané, défraîchi par
ces journées passées à l’ombre, dans cette atmosphère indigeste d’air conditionné,
qui fonctionnait, en continu, hiver comme été… Il avait les yeux bleus délavés, à
force de trier des lettres. Cela le défigurait, tant ce boulot était con. Il se sentit
rajeunir, depuis…

Le tour joué par Marine lui avait fait beaucoup de peine, sans parler de Lili… Où
trouver une personne aussi jolie, qui veuille de lui, avec de si belles jambes, une si

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belle cambrure, un sourire aussi gracieux ? Ils étaient bien ajustés l’un à l’autre,
quand il la prenait. Elle y prenait son pied, autant que lui. Qu’était-elle allée faire,
avec ce Gilbert Taillard, quelle idée l’avait prise ? L’attrait de la nouveauté, sans
doute… Était-il mieux fait de sa personne, avait-il de plus grosses couilles, avaient-
ils une intimité d’esprit plus proche, l’un de l’autre ? Il s’était posé des questions,
quand elle l’avait quitté, assez désemparé. Marine comblait une place dans sa vie,
dont il n’était pas vraiment conscient lorsqu’elle était là, elle l’avait préservé d’une
solitude, sans appel. Quand il rentrait chez lui, ça commençait de bouger autour de
lui. Parce qu’on le sentait seul, désormais, il était devenu vulnérable, avec sa
sensibilité d’écorché. Etait-ce un crime, à notre époque ? Il y avait de plus en plus,
de gens qui vivaient seuls… Et puis, il y avait de plus en plus de connards. Il fit
presque une déprime, il eut un mois de congé maladie qu’il alla passer dans une
clinique spécialisée. En sortant, il était encore plus con, avec les mêmes problèmes.
On les suspend au portemanteau, en entrant, puis ils reviennent, leur poids
s’accentue, leurs inextricables lacis, s’entremêlent, comme des vipères, ou des
couleuvres, dans leur nid. Il est dur de se mettre au diapason des autres, quand on
n’est pas fait pour ça ! Avec Marine, il ne s’était agi que de solitude, à deux, mais à
l’époque où elle l’avait mis, en rade, il ne s’imaginait pas avoir perdu un paradis.
Était-elle mieux, désormais, avec l’autre, qu’avec lui ?

Gilbert ne parlait plus de réalisations futures, par contre, il avait pris du ventre. Il
semblait un peu gêné, quand il le rencontrait. Que peut-il rester, au bout de quatre
années, d’un drame quelconque, et dérisoire ? Peut-être ne se sentaient-ils plus
gênés, en le voyant, ni l’un ni l’autre, et se moquaient-ils, en son absence ? La vie
avait repris son cours normal… On s’habitue. Le fait est que depuis quatre années,
il n’avait plus connu de femme, à part Lili qui lui tenait la dragée haute. Mais il en
avait pris son parti. Elle n’était plus baisable. Elle méprisait trop les gens de la
Lampe. Elle le lui avait, dit plusieurs fois :
– Laissez-moi tranquille…
En ce temps-la elle alla rejoindre le premier Lampier venu, plus jeune que lui,
pour lui montrer, à la rigueur, parce qu’il était plus jeune, qu’elle aurait préféré avoir
un coït, avec lui. Il la noya dans l’indifférence, comme tant d’autres. « Dommage ! »
songea-t-il… Mais ils n’avaient décidément rien en commun, sur le plan psychique
et culturel, à part son apparence physique alléchante qui l’attirait, dans le cadre sans
état d’âme, de la Lampe… Il la laissa tomber, trop peu confiant pour tenter une
nouvelle aventure, avec une autre. Avec Lili, il souhaitait un commencement de
quelque chose, se marier, avoir des enfants. Avec Marine aussi, un coin de ciel bleu,
dans les nuages, quand elle prenait son pied, et qu’il se soulageait en elle. Il fallait en
prendre son parti, jusqu’au jour où lui vint cet héritage inattendu. C’est bizarre à
dire, mais quand on se trouve libéré, on voit les choses autrement. C’est une autre
vie, dans la vie qui commence…
Ils burent un premier petit calva, un second verre de calva, un troisième verre de
calva. Avant qu’il commandât sa tournée, le patron les quitta. Il lui souhaita bonne

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chance, non sans lui avoir dit auparavant qu’il allait recevoir une nouvelle machine
pour les routages, et le courrier habituel, que le rendement allait s’intensifier, que le
centre allait peut-être changer de secteur, dans les années à venir, que le nombre de
clients augmentait, mais qu’il fallait subir la concurrence, non seulement en France,
mais aussi des Lampes étrangères, notamment allemandes, qu’il avait des soucis de
gestion, qu’il lui faudrait engager du personnel supplémentaire, après le départ des
vieux, à la retraite. Que le statut d’entreprise privé de service public ne suffisait
plus, qu’il fallait faire autre chose, peut-être vendre des chemises, et des parkas, à
l’effigie de la Lampe. Cela le fit frémir, ce qu’il aurait dû travailler, s’il était resté…
Le patron disait que l’entreprise ne pouvait que péricliter, qu’il faudrait davantage
de compressions de personnel pour subsister. D’abord se débarrasser des vieux
routiers, afin de rendre le personnel plus flexible, ouvert à toutes les éventualités,
voire ne pas les employer à l’année… Presque des journaliers, en quelque sorte,
disponibles à l’heure, et à la semaine… De moins en moins de mensualisés, des
employés de proximité, payés à la quinzaine, comme aux États Unis, ou en
Australie… Relancer la compétitivité, inclure le rendement, instaurer la loi des
stakhanovistes, sans carotte à l’appui, si ce n’est une pseudo-sécurité d’emploi, afin
d’en extraire le suc… Le jus de carotte, il n’y a rien de tel. Le patron voulait
remonter la Lampe, « new look », lui donner un sang neuf. C’était à cause des
employés comme lui, et tant d’autres, qu’on en était arrivé là… Abel Dubois
manqua lui lancer le contenu de son verre dans la figure, pour le rincer, voir sa
réaction, à l’occasion, lui taper dessus… Il partit à temps. Il pensa que l’entreprise
allait marcher, pas plus mal, ni mieux qu’avant. De toute façon, cela ne le
concernait plus. Il avait fait le pas qui le séparait de lui, et des autres. Mais il lui
aurait bien foutu son poing dans la gueule, pour voir s’il riait jaune, ou s’il avait les
larmes aux yeux… Combien, à qui on a coupé bras et jambes, qui se sont laissés
amputer, ou ligoter… Il suffisait de se soumettre, dans une hiérarchie de valeurs où
les plus cons avaient l’avantage.
Pierre et Marine s’en allèrent avec les autres, qui les suivirent, après le cinquième
verre. Tout le monde était un peu éméché. Il les vit aller reprendre le travail, avec
l’allure qu’ils avaient, déguisés en joyeux drilles. Bien entendu, il leur promit de
venir les revoir de temps en temps… Ce n’était pas rien, vingt-cinq ans passés à la
Lampe, dont cinq, au centre de tri. En sortant, dans le soir qui commençait à
tomber, il alla pisser contre un arbre, quelque part, où l’on ne le voyait pas…
En s’en allant, il se souvint que X, lui avait souri, sembla-t-il, avec une sorte de
regret, de remords. « Tiens, elle avait un cheveux blanc, une petite ride autour des
yeux », c’était étonnant. Il n’avait jamais pensé qu’elle pouvait ne pas être jeune
éternellement. Avec une larme, au coin de l’œil, elle lui fit une bise de ses lèvres
chaudes. Ils n’avaient aucune raison de s’en vouloir… Peut-être, depuis qu’il était
de l’autre côté de la barrière, était-elle assez naïve pour s’imaginer que l’amour avec
lui n’aurait pas échoué. Il lui apportait un plus qu’elle n’avait pas. Il lui promit de la
revoir. Elle lui avoua :

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– On peut recommencer, maintenant, si tu veux. C’est le manque d’argent, le


travail obscur qui nous a barrés, dans notre élan. Nous ne savions pas trop ce que
nous voulions. L’amour abolit les montagnes, brise le fer, les entraves, nous le
savons bien. Mais comment se fait-il que nous n’ayons pas su voir ? Notre
médiocrité nous a induits, à tout lâcher. Un amour véritable ne sait pas ce que c’est
que le renoncement, il se vit à fleur de peau…
– Plus facile à dire qu’à faire ! La preuve ? À quoi bon revenir sur le passé, quand
tout a raté. Non, crois-moi, X, on ne recommence pas sa vie, deux fois.
Il lui serra la main, se pencha pour lui faire une bise fade, comme leur amour,
et partit, sans se retourner. Il regagna son T1 bis, à l’autre bout de la ville. Il
s’étendit sur son lit, passa le restant de la journée, à rêvasser. Puis ce fut la nuit. Il
ferma les persiennes donnant sur l’allée piétonne de la résidence… « Pauvre X qui
s’imaginait que dans d’autres conditions, cela aurait pu réussir ? songea-t-il… L’ai-je
jamais sentie, perçue, comme un chardon ardent ? Elle était compatissante, certes,
jouait le jeu… Mais comment demander à quelqu’un, quelque chose qu’il n’a pas ? »

Au début, il avait hâte de changer d’habitation, dans une autre ville, une autre
région. Où pourrait-il bien aller vivre ? Le réchauffement climatique l’indisposait,
cela sentait pas mal l’asphyxie sociale, économique, partout, augmentée des
vicissitudes de subir et respirer un air absolument pollué. Il habitait dans le Midi de
la France, une grande ville… Le bouleversement climatique était constant, même
en Scandinavie, à Göteborg, en Suède, ou à Reykjavik, en Islande… Il lui arrivait
parfois d’être tourmenté par l’idée de monter un genre de Club Méditerranée, à
Tchernobyl, pour rire… Il était quasiment sûr qu’il y aurait des clients. « Anywhere
out of the world, n’importe où, hors du monde ! », comme écrivait Baudelaire.
N’était-il pas un homme heureux, libéré des contraintes et des soucis d’argent ?
Sans réaliser tout à fait son bonheur, il lui arrivait de songer qu’il y a toujours plus
malheureux que soi, que la vie qu’il avait menée jusqu’ici, le lui avait appris, avec
désagrément. Cela importait peu, tout de même, de revendiquer sa solitude, à perte.
Ici ou là, ou ailleurs, c’était du pareil au même, il connaissait trop les aspirations de
la nature humaine. Mais il y avait l’océan, sa vastitude, ses oiseaux de mer, une
porte ouverte, sur le grand bleu infini… Il aimait le bleu, il aimait le mouvement
des marées, les vagues déferlantes, la vie âpre et dure, fouettée par les vents… On
n’avait peut-être pas le temps de s’y voir mourir. Il fallait prendre une décision. Les
grandes villes, si rassurantes, il les abhorrait. « Ne parlons pas de la région
parisienne, songea-t-il, où j’ai vécu, comme tant d’autres. » Il ne se sentait pas de
nouveau la force et le courage d’affronter les aléas du métro, la promiscuité, le bruit
de la circulation, l’affleurement constant de la fourmilière humaine, malgré les
satisfactions culturelles qu’offre, en retour, la capitale, quoiqu’il pût vivre, comme
ceux d’en haut, et ne prendre jamais le métro… Le nombre des cons s’y trouvait,
multiplié par centaines, par milliers, voire par millions. Ainsi allait la vie… « Chacun
croit à son importance, je n’en ai pas… J’étais toujours été un individu, fier de
l’être, pour moi seul, de ne pas faire partie de la masse de ceux qui représentent.

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Mettre le cap, sur n’importe quelle destination, pourvu que je me sente libre ? En
Argentine, la Terre de feu, le Groenland ? En France, il ne me reste que l’Aubrac, et
encore ! Il fut un temps où les vaches y paissaient en liberté, les yeux en amandes,
et liquides, comme ceux de putains orientales… Désormais parquées derrière des
barbelés, elles sont devenues comme ceux qui les parquent ! » Il prenait conscience
que c’était trop tard pour tout, que l’on ne recommence pas sa vie… « Que vais-je
faire de tout cette masse d’argent ? songeait-il… Le donner aux pauvres ? Ils me
prendraient pour plus tarés qu’eux… Rendre service à notre époque, modifier le
vécu des gens, d’un quidam quelconque, d’un sans abri, c’est presque douteux ».
Il s’approcha de la fenêtre et vit des gens passer, dans l’allée piétonne, des petits
bourgeois.
– Qu’est-ce qui peut les intéresser, à part leur confort personnel ? Garde-toi
bien, se dit-il, en arpentant son flat, prêt à sortit dehors, à marcher au hasard des
rues… Il suffit de regarder autour de soi ! »

On n’échappait plus au monde d’aujourd’hui, on ne pouvait aller à l’inverse du


progrès, à l’encontre des taxes, dans un pays de haute technologie… « Nous les
occidentaux, les heureux de la planète, pour combien de temps ! La plupart croient
qu’ils n’en auront jamais assez ! Que vais-je faire de tout cet argent ? Il m’ennuie,
mais j’en suis content… Le brûler, le donner à une association ? Je ne suis pas venu
au monde pour ça ! »

Il sentit qu’il avait faim. C’était l’heure de se restaurer. Avec hâte de connaître le
petit restaurant de la place, à cinq minutes de chez lui, il bifurqua, revint par les rues
avoisinantes, sans prendre garde aux passants, aux véhicules qui roulaient sur la
chaussée, aux bouchons devant les sémaphores, il monta chez lui, pour rien, puis
descendit, sans prendre l’ascenseur. Il habitait un premier étage… Il s’éloigna en
longeant les allées de la résidence, bordées d’arbres, qu’il traversa jusqu’à la grille, à
code, qui en donnait accès, à l’autre bout, en empruntant le portillon, puis marcha
lentement le long d’une rue toute droite, bordée de villas, avec des jardins
entretenues, leurs haies de lauriers. Il tourna à droite, dans une rue qui descendait
vers la place, et longea le trottoir bordé d’immeubles locatifs, à loyers modérés,
jusqu’au centre commercial, où se trouvait la poste, le commissariat de quartier, au
coin, une librairie papeterie, la mairie annexe, le bureau de tabac, diverses banques,
un peu partout, avec, en face, de l’autre côté de la place, le supermarché, la
boulangerie… Il traversa la place, et lut : « À la table de Jean ». Il poussa la porte du
restaurant. Presque toutes les tables étaient occupées de dîneurs guindés, genre
cadres, en costumes et cravates, ou d’employés, qui mangeaient, tranquillement…
Quelqu’un se leva de sa chaise. Après avoir réglé l’addition, il quitta la table. La
serveuse, en un temps record, vint débarrasser les couverts, changea la petite nappe
en papier. Il la vit, mais ne s’aperçut pas vraiment, de ce qu’elle venait de faire, avec
prestesse… C’était une petite table pour une personne, au maximum deux, dans un
coin, près de la vaste baie vitrée coulissante, sous une verrière teintée, d’où l’on

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pouvait voir les platanes, sur la place… Il s’y installa, en s’asseyant, le dos tourné, à
la salle. Il n’aimait pas beaucoup voir tous ces gens manger, mastiquer. Leurs
regards, surtout, leurs visages, ressemblaient, avec leur état d’esprit caustique, à un
paysage qu’il n’aimait pas. Leur vécu, il n’en avait cure, leurs réactions, leurs voix
dont il percevait les propos… Il préférait, de loin, la vue sur l’avenue, parfois nue,
presque déserte, avec, en perspective, celle de l’embranchement du carrefour. Des
gens passaient, quand même, anonymes, avant d’attendre leur tour, au passage pour
piétons. Les véhicules ralentissaient, s’arrêtaient, redémarraient… Le feu tricolore
devint vert. Puis le même manège reprit, ralentissement, au feu orange, arrêt
immédiat, au feu rouge. Il songea qu’on aurait dû en rajouter d’autres, des bleus,
des blancs, des marrons, selon l’heure… Cela aurait fini par compliquer tout,
augmenter le cafouillage… Il s’aperçut enfin que la serveuse venait d’enlever
l’assiette, les couverts du monsieur qui venait de partir. Durant un temps assez
court, il réalisa qu’il ne l’avait pas vue partir, alors, s’éloigner, puis revenir vite pour
remplacer la nappe de papier pleine de vin rouge. Il se rendit compte aussi qu’elle
avait mis une assiette, et des couverts, propres, sur la nappe. Il se tourna vers elle, la
trouva jolie, rencontra son regard, en faisant sa commande : filets de hareng avec
des pommes à l’huile, le plat du jour, camembert, une demi-bouteille de côtes du
Rhône.
- Non, donnez m’en plutôt une entière. Si j’en laisse, vous me la garderez pour
demain, car j’ai l’intention de venir manger ici, tous les jours.
Elle acquiesça, en souriant, et marqua quelque chose, sur son carnet.
Dehors, la circulation était, par moments, interrompue, à l’embranchement des
deux artères qui se rejoignaient, au bout de la place. Quelques moments de silence,
d’immobilité, assez brefs, où on avait l’impression de mieux respirer, à ne voir rien
bouger… Puis des voitures passaient, très peu de taxis, des piétons avec des sacs à
provision, des jeunes filles, des employées, vêtues de robes courtes, colorées, ou en
jeans, des tenues dont la gaieté contrastait, avec leurs visages plutôt tristes. Elles
devaient retourner au turf, sans envie. Peut-être avaient-elles d’autres soucis, même
si on décelait en elles, l’envie de plaire, ce besoin de se mettre en valeur, dans leurs
formes, non pour certaines, les plus merdiques et renfrognées. Dans l’éclat du jour
terne, pour la saison, d’un temps de pluie, le ciel ombrageux s’assombrissait peu à
peu. Il ne pleuvait pas encore.

Ce spectacle de la rue, qu’il croyait connaître, en apparence, n’était-il là, qu’en


trompe l’œil ? Cela pouvait paraître intéressant, mais on s’en lassait vite. L’essentiel
paraissait de vivre libre, sans à priori, à l’égard de quiconque, ce qui est si difficile…
Que ne suggérait pas la démarche d’un piéton quelconque, son port de tête altier,
son regard, avec obligation de réagir selon, de lui rendre la pareille, à sa façon
d’être, et de voir ? Le mieux était d’opter, pour l’indifférence, de se protéger d’un
filtre, comme d’un pare-feu… On était tous frères, on s’aimait… La plupart des
femmes, des bourgeoises d’importance, sur ce sujet, étaient infailliblement
guindées, et illusoires, dans ce monde, où l’on rencontrait tant de visages différents,

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mais tant de pensées, à peu près identiques ? Parfois, la vue de certains regards
méprisants, de certaines attitudes pincées, pleines de prétention, de la part d’une
femme, lui donnait l’envie de l’apostropher, au passage, en lui demandant :
- Qui est-ce, qui vous baise ? »
Il aurait été mal reçu, surtout s’ils ne parlaient pas la même langue, s’ils ne
s’exprimaient pas dans le même langage… Les claques, il les craignait, à cause de
ses lunettes, il ne voulait pas se les faire casser. Il suffisait de les enlever… Non, il
n’avait jamais su être hautain, trop malléable, et humble, parce qu’il était né plouc,
sans savoir où il avait mis les pieds, en venant au monde. A la limite, certains
regards reprochaient à d’autres, le droit de vivre, pour rien, comme ça, même aux
animaux, les chiens, ou les chats, tout ce qui bouge, qui vit, tant ils étaient imbus
d’eux-mêmes…

Une fois son repas terminé, comme la serveuse passait près de lui, il lui demanda
l’addition.
– Ainsi, vous viendrez tous les jours ? lui demanda-t-elle.
– Pourrez-vous me retenir la même table ?
– Si l’on veut… Si vous y tenez, si vous souhaitez vous tenir à l’égard des autres,
je veux bien… Il faut aussi, qu’il n’y ait pas trop de monde… Parfois, c’est
difficile…
– Bon !
Elle vint lui rendre la monnaie. En tant que femme, c’était une belle plante, une
belle fille, comme on dit, avec un charme discret, qu’il aima.
Il régla, se leva et fit le chemin, en sens inverse, monta la côte qui menait jusqu’à
la résidence, à droite. Il songea qu’une bonne sieste lui ferait du bien. Il s’allongea
sur le lit, et s’endormit, avec des pensées, somme toute, assez moroses.

En s’éveillant, il resta pensif quelques instants. Qu’allait-il faire ? Il songea que


s’il voulait s’en sortir, il lui faudrait s’inventer une vie, une autre vie, fictive, ou
réelle… Il s’imagina, comme il l’avait été au début de sa carrière, professeur,
puisqu’il avait une licence de philosophie. Le plus simple était de prendre un stylo,
du papier, de s’asseoir derrière son ordinateur. Le reste viendrait, obligatoirement…
La perspective de s’inventer une histoire, et de s’insérer dedans, comme s’il pouvait
être un autre, dans d’autres circonstances, le chatouilla… Certes, il était plus facile
de prendre vie dans la fiction, que dans le monde réel… La journée avait fini par
tourner. Finalement, il n’avait pas plu. Il décida de se mettre au travail, de
commencer son histoire, quand il rentrerait, le soir, du restaurant. Avec ses effluves
de femme bien faite, plaisante à voir, la serveuse lui donnait aussi des idées… « Ce
qui compte, se dit-il, c’est de s’imaginer que l’on se trouve toujours ailleurs, d’avoir
constamment, un ailleurs, dans la tête. On peut s’approprier des aventures
fictives… ». Pour commencer un roman, il fallait bien planter le décor, se mettre
dans la peau des personnages…

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Il revint au restaurant, « Chez Jean », et prit place, à la même table. En faisant un


effort de concentration, il essaya d’oublier tous les chemins qu’il avait vus, toutes
les villes, toutes les rues, tous les gens, toutes les choses. Il voulut se donner
l’illusion qu’il se trouvait, dans ce monde, pour la première fois, qu’il retrouvait
cette étrangeté, qu’il lui arrivait parfois de saisir au vol, comme on happe un
éphémère, au passage. C’était comme s’il se trouvait à proximité d’un décor, où il
voyait des gens bouger, c’est-à-dire, comme s’il était à l’écart du spectacle, distancé,
n’y prenant plus part, n’étant plus acteur, ou figurant, comme eux, cependant
entouré de monde, mais pas, au monde. Les sardines vinrent, puis le vin.
– Voilà, lui dit la serveuse.
Elle lui versa, elle-même, du vin dans son verre. Il en profita pour jeter un œil au
passage, à l’échancrure de son corsage… Elle avait l’air d’avoir de beaux seins, la
peau lisse, avec le teint de ses bras, ce qu’il en pouvait voir, d’un beau brun,
satiné… Il but le vin, puis s’en servit un second verre. Cela allait mieux, une sorte
de gaieté l’envahissait… Elle revint le servir.
– Merci, dit-il…
– De rien…
Elle lui sourit. Elle avait environ trente-cinq ans. Elle avait une présence… Il
continua de penser à elle, au roman qu’il allait commencer d’écrire… Ferait-il d’elle,
son héroïne ?
– A demain, dit-il, après avoir payé l’addition, après avoir quitté la table et fini
son repas.
– Bonsoir, fit-elle, d’un air encourageant.
Il emprunta un autre chemin qu’à l’aller, car la résidence avait deux accès. Une
fois chez lui, il prit place devant son ordinateur, qu’il mit en marche, et écrivit, en
s’imaginant professeur :
« A huit heures moins cinq, la cloche du lycée sonna. Les élèves épars dans la
cour se groupèrent, en longue file, devant les classes. Les rayons du soleil étaient
pointus, l’air vif. Vers les remparts, vers l’océan, les sirènes annonçaient l’heure de
la marée. Les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle…
Des mouettes, et d’autres volatiles marins criaillaient… Tous s’entrecroisaient
vaguement autour du Vieux-Port. Dans la cour de récréation, chaque professeur de
lycée, avait son tempo, à lui. Certains arrivaient, la tête baissée, marchaient droit
jusqu’à la porte de la classe, l’ouvraient, en s’effaçant pour laisser entrer les élèves,
sans même les voir. D’autres s’avançaient lentement, en savourant, pendant
quelques secondes, cette prise de possession quotidienne. La cour se vidait. Les
portes claquaient, les unes après les autres ». Voilà, se dit-il… Il se leva de sa chaise,
alluma un petit cigare. Il fit quelques pas, dans le salon. L’ordinateur était toujours
allumé…
En tirant quelques bouffées, de son cigare, il revint s’asseoir.
« Christophe Davos, songea-t-il, le professeur sera… Je vais l’appeler Christophe
Davos… » Il continua à taper, sur l’écran de son ordinateur : « Il surgit par l’entrée
des professeurs, la serviette sous le bras, l’air plus farouche que jamais. Il marchait à

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grand pas. Il ne s’attendait pas à ce qu’une pareille chose lui arriva, à peine croyable,
d’autant qu’il dépassa la colonne, en oubliant, ce jour-là, qu’il avait la Terminale 3,
en première heure. A quoi pensait-il ? Face au fond de la cour vide, il fit volte-face,
claqua des doigts en montrant la porte ouverte. Les filles, et les garçons,
s’engouffrèrent littéralement, dans la classe, en se poussant du coude. Certains
pouffaient, d’autres toussaient. Les chaises grincèrent. L’élève chargé d’essuyer le
tableau noir, le fit, et mit des craies neuves. Il ne se passa rien, en apparence, mais
l’atmosphère de la classe n’était plus tout à fait celle de tous les jours ». Abel
Dubois s’arrêta de taper… « En tous cas, ce type ce ne peut pas être moi… Quel
âge lui donner ? Quarante, cinquante ans ? » Il se détourna. Christophe Davos, cela
ne pouvait pas être lui, non… Cependant, avec un petit effort… Il se mit à songer,
quelques secondes, et se retourna vers l’écran :
« La classe était éclairée par des fenêtres qui se faisaient face. Celles de gauche,
donnaient sur la cour, fermées, mais celles de droite, larges ouvertes, laissaient
entrer des bruits multiples, indistincts. On apercevait, aux maisons d’en face,
d’autres fenêtres béantes. L’une, entre autres, au deuxième étage, attirait l’attention
des élèves, filles, ou garçons, qui regardaient toujours. Ce matin encore, il y avait là,
une jeune femme, bien en chair, aux cheveux blonds roulés sur la nuque, qui
étendait ses draps de lit et les couvertures, sur la barre d’appui. On la voyait
disparaître, dans l’ombre de la chambre, pour reparaître, quelques instants plus tard.
– Je me la ferais bien, dit, l’un des élèves, du nom de Cottard.
Abel Dubois prit son stylomine, un cahier vierge, et écrivit, plus rapidement,
qu’en appuyant sur les touches de son ordinateur :
« Des mouches, entrées par la fenêtre, donnaient à l’air, une sonorité nouvelle.
– On se tait ! dit Christophe Davos… Mettez vos dissertations sur la table,
Guitton va venir les ramasser.
L’élève se leva, les posa sur le bureau de Christophe Davos, qui se trouvait assis,
normalement.
– Je vous prie de m’excuser de mon retard, dit-il. Bien !
Il se leva en observant toutes les têtes, d’un air farouche. Il s’arrêta, au passage,
sur une de ses bêtes noires, et prononça, avec satisfaction :
– Alors, à votre avis… L’inconscient, au sens psychologue, c’est quoi ?
Abel Dubois se sentait maintenant dans la peau de Christophe Davos, le
professeur…
Le garçon interrogé eut un moment d’hésitation, puis déclara :
– Quelqu’un qui ne se rend pas compte de ses actes, monsieur…
– Les conséquences de l’inconscience de ses actes ? Non, au sens psychologique.
Un autre répondit :
– C’est comme quelqu’un qui est dans le coma ?
La majorité de la classe rit.
– Ah vous vous surpassez, Deville !
On tapa à la porte. Une jeune fille entra.

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– Tiens, mademoiselle Lalou… Vous avez une demi-heure de retard. Malgré


tout, vous êtes plus exacte que d’habitude…
– Alice, monsieur, s’il vous plaît, répondit-elle. Appelez-moi par mon prénom. Je
déteste que l’on m’appelle, par mon nom de famille.
Le professeur Davos ne la lâcha pas :
– A quand remonte votre dernière visite, à mon cours, s’il vous plait ?
Christophe Davos se déplaça, alla consulter le carnet de présence, pour dire :
– A huit jours, pour être exact !
La jeune fille venait de s’asseoir.
– Selon vous, demande Davos, le professeur, à l’élève qui venait d’arriver, en
intruse, avec plus de vingt minutes de retard. Mademoiselle Alice, l’inconscient, ça
dit quoi ?
– Elle vient juste d’arriver, monsieur, dit un de ses camarades, au nom de
Cottard.
– C’est juste… Pensez-vous que mademoiselle Lalou, pardon, Alice, est
consciente, par son arrivée, de son sans-gêne absolu à perturber la classe, et le sens
du cours ?
La jeune fille, assise, tête baissée, releva la tête, et le fixa…
– Vous pourriez attendre, que je vous y autorise, avant de vous asseoir, annonça-
t-il, d’un ton sévère.
Comme l’élève ne bougeait pas :
– Savez-vous seulement pourquoi vous ne participez pas à mes cours ?
Aucune réponse. Devant son mutisme, il ajouta :
– Prenez la porte, mademoiselle, vous ne paraîtrez à mes cours, que lorsque vous
le saurez.

Abel Dubois réalisa qu’il avait tous ces dialogues, dans la tête, et sur le papier,
qu’il lui suffisait désormais de les transcrire, sur l’écran de son ordinateur. Il se mit à
ce travail nécessaire, puis tira deux ou trois feuilles de l’imprimante, avant
d’éteindre l’appareil. Qu’allait-il faire désormais ? Il brancha la télé, quelques
instants, puis l’éteignit aussi… Il alla au cabinet de toilettes, se lava les dents, puis se
déshabilla, en endossant son pyjama. Il se mit au lit, et continua de penser à son
roman… Il sentit toute la difficulté qu’il y avait à lier les éléments, entre eux, à les
souder, les uns aux autres… Un monde fictif, sorti de son imagination, pouvait être
aussi crédible qu’une réalité visible… « On continuera cela, demain… », songea-t-
il… Il finit par s’endormir.

Le lendemain, il se leva tard. En entrouvrant les persiennes de la loggia, en


montant le volet coulissant de la fenêtre, il fit face à un jour plutôt maussade. La
venue hypothétique du soleil avait du mal à percer le rideau nuageux. Il sortit,
marcha, quelques temps, aux alentours de la résidence, puis consulta sa montre, et
vit qu’il était midi passé. Il prit la direction du restaurant, comme la veille. Sur la

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place animée, se tenait un marché en plein vent, où des chalands faisaient la queue
devant les étals. Il traversa, poussa la porte vitrée. La serveuse l’accueillit.
– Bonjour, dit-elle, je vous ai gardé la même table.
La salle était pleine à craquer. Il n’y avait qu’une seule table de libre, la sienne.
– Donnez-moi le plat du jour, ce qui vous plaira, dit-il.
Elle le remercia d’un sourire.
– Des flageolets, avec des côtelettes de mouton. Cela vous va ?
– D’accord.
Il n’eut à attendre, qu’à peine. Elle revint :
– Comme hors d’œuvre ?
– Une salade niçoise, dit-il.
Il mangea de tout. La salle se vidait, à mesure. Il consulta sa montre. Il était plus
d’une heure cinquante.
La serveuse dit :
– Mon prénom est Mathilde. J’ai une fille de dix-sept ans, au lycée, en terminale,
dans la région de Charente maritime, à La Rochelle.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Alice.
– Alice ? Très joli prénom !
Elle ajouta :
– Au lycée Saint-Exupéry…
– Dans le quartier de Port Neuf ?
– Oui, à moins de deux cents mètres de l’océan Atlantique, avec vue sur la mer,
du réfectoire, le Phare du bout du monde, plus loin, Fort Boyard.
– Elle en a, de la chance !
– Comment s’appelle-t-elle, de son nom de famille ?
– Tournay… Alice Tournay, du nom de son père, navigateur. Je vais la voir, ou
elle vient me voir, de temps en temps…
– Comme c’est bizarre.
– Vous dites ?
– Rien… Je me parlais à moi-même.
La sienne, d’ « Alice », celle qui se permettait d’arriver en retard au cours de
philosophie de Christophe Davos, dans son roman, et brillait par ses absences,
s’appelait Alice Lalou…
Il parut pensif un instant, puis sourit :
– Eh bien, je suis bien content qu’elle habite La Rochelle. L’océan, c’est une
fenêtre ouverte, sans cesse, sur le grand bleu… Cela fait un moment que je ne me
suis pas rendu, à La Rochelle… Il faillit dire : « Je suis en train de commencer
d’écrire un livre, en amateur, qui devrait se passer en principe, à La Rochelle », mais
il se retint. Eh bien, à ce soir Mathilde…
Elle le raccompagna jusqu’à la porte.
– J’ai une barre, avec elle, songea-t-il…

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Sur la place, c’était toujours le même mouvement. On était à la fin mai, les arbres
avaient fleuri, notamment, ceux de la place, et plus loin, au bout de dix minutes de
marche, à pied, ceux qui ombrageaient les allées de la résidence. Il alluma un
cigarillo, en arrivant, s’assit dans son fauteuil, et songea à la petite chienne, une
épagneule tricolore, qu’il avait perdue, quelques temps, avant de prendre sa retraite.
Cela lui fit encore de la peine, de se sentir sans elle… Puis, il songea de nouveau à
Alice, l’héroïne de son roman, qu’il n’avait jamais vue, qu’il ne connaissait pas, dont
il sentait en lui l’idée d’une joliesse et d’un charme troublant… Presque la fille de
Mathilde, la serveuse du restaurant « chez Jean… » Cela le mit mal à l’aise, de ne
l’avoir jamais vue… Il finit par s’habituer, à cette idée, comme à la disparition de sa
chienne. Il brancha son ordinateur, et tapa quelques phrases supplémentaires, dont
les mots évoquaient une série d’images…
Le lendemain, il revint à « La table de Jean ». La serveuse Mathilde était là, elle le
servit. Il joua cartes sur table.
– Vous savez, Mathilde, si vous le souhaitez… Je ne veux pas trahir notre amitié
naissante, mais quels sont vos moyens pour vous rendre, à La Rochelle ?
– J’y vais par le train, avec changement à Bordeaux. Ma fille vient m’attendre
ensuite, à la gare. Autrefois, j’avais une voiture, mais c’est plus économique, de s’y
rendre en chemin de fer, malgré la demi-heure d’attente, à Bordeaux. Avec le TGV,
ça va vite…
– Je peux vous y amener, on peut y aller ensemble, par la route…
– Quand ?
– Ce week-end qui vient… Vous n’avez rien de prévu ?
– Généralement, le dimanche, je suis invitée, chez des amis…
Elle hésita un moment, ne répondit pas tout de suite, s’éloigna, lui apporta le plat
du jour. Elle paraissait avoir réfléchi.
– Vous avez quoi, comme marque de voiture ?
– Une Opel Astra. Il faut compter environ trois, quatre heures pour s’y rendre, à
cause des radars et de la limitation de vitesse.
– Quand ?
– Ce week-end, qui vient, si cela vous plait. Êtes-vous d’accord ?
– Je vous connais, à peine.
– Une raison de plus pour apprendre à mieux me connaître, à nous connaître…
Je ne vous mangerai pas. Vous m’êtes très sympathique. J’ai hâte de revoir La
Rochelle, de connaître votre fille.
– Elle vit seule, quand son père, un officier de marine, est en mer.
– Elle a des petits amis ?
– Oui, bien sûr, des camarades de classe. Ce qui me gêne, c’est qu’ils passent la
nuit, parfois, à boire, et à fumer des pétards… Pourvu qu’ils n’aient pas recours aux
drogues dures… Les jeunes, vous savez, c’est parfois difficile de les comprendre…
– De mon temps, je me droguais de « maxitom… » Ils l’ont sorti du
commerce… D’accord, pour ce week-end ?
– C’est un peu prématuré… D’accord, ajouta-t-elle, avec le sourire.

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Le dimanche arriva. Elle l’attendait, sur un banc de la place, à l’ombre d’un


platane. Elle le vit, et il lui fit signe de monter. Elle prit place. À peine était-elle
assise :
– Vous permettez que je vous fasse une bise ?
Elle se tourna vers lui. Il l’embrassa sur les deux joues. Il vit qu’elle avait un sac,
en forme de petite valise.
– Posez-le, sur le siège arrière, dit-il.
Il avait juste emporté son nécessaire de toilette.
– Ce n’est pas la période encore de se baigner, dit-il, en conduisant, vers
Bordeaux, après le premier poste de péage, mais parlez-moi des petites rues à
arcades, de La Rochelle, comme celles de l’Escale, ou des Merciers, du mail qui
mène au parc Delmas, du Vieux Port, de la tour Saint Nicolas, de la tour de la
Chaîne.
– J’ai quitté mon mari parce qu’il était frivole, volage… La vie de marin, c’est
une femme, dans chaque port.
– Et votre fille Alice ?
– Elle est très secrète… Elle semble vivre, en dehors de nous, avec des jeunes de
sa génération.
« C’est bien ce que je pensais… »
Il se souvint de ce qu’il avait écrit la veille. Il s’imaginait toujours être l’un des
professeurs d’Alice, son prof de philo… Il avait fait dire, à Christophe Davos, le
prof, en s’adressant aux élèves :
– En prévision du prochain cours… Vous chercherez comment les classiques,
puis Bergson, puis Freud, définissaient l’inconscient humain, et ce qu’il implique,
ou sous-entend, de l’idée de la liberté humaine…
Tout en conduisant, il se souvint qu’il avait écrit :
« Alice Lalou arriva en retard, comme à son habitude, confuse, cette fois :
– Excusez-moi, j’ai été retenue par la prof de math… Vous m’acceptez,
monsieur, puis-je m’asseoir ?
Il hésita avant de répondre, puis acquiesça d’un ton bref, et bourru :
– Oui !
Elle s’assit, près d’une table du fond.
– Alors, cette idée de l’inconscient, c’est quoi ? demanda-t-il, à l’ensemble de la
classe…
C’était le lendemain… Silence total des élèves. Il y avait comme un malaise, chez
eux.
– Je sens que Deville a quelque chose à nous dire… Toujours dans le coma,
Deville ?
Les élèves rirent, mais aucun ne leva le doigt, sauf Alice, qu’il encouragea à se
lever de sa chaise :
– Oui, je vous écoute.
Elle parla :

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– D’abord, les classiques, et Bergson… Pour eux, l’inconscient, ça n’existe pas.


C’est l’ensemble des souvenirs enfouis qu’un effort de mémoire suffit à rappeler,
dans l’instant. Le seul intéressant, à mon avis, c’est Racine… Phèdre ou Pyrrhus,
sous l’effet de la passion, sont déterminés par des forces qu’ils ne dominent pas. Ils
sont comme possédés. C’est Dieu qui agit, mais les forces que Dieu utilise sont les
mêmes que celles de l’inconscient freudien… À la fin du siècle dernier, il y a Freud,
l’idée était déjà dans l’air, notamment, avec Charcot… Freud appuie son analyse, et
sa recherche, à partir de son expérience clinique… La plupart des gens sont agis par
des forces qui les dominent. Ils sont prisonniers de désirs, de souvenirs refoulés,
d’un ensemble de pulsions qui se révèlent sous la forme de phantasmes, d’un vécu
qui apparaît comme une fatalité, quand ils sont confrontés à un point crucial, ce
que l’on appelle les névroses de destinées. Ils rencontrent les mêmes amours
malheureuses, les mêmes formes d’échec, à croire qu’ils n’en sortiront jamais, que
celles-ci sont inscrites dans leurs gènes. Au début Freud essaie de soigner les
malades, atteints de troubles, comme l’hystérie, ou les pseudo-paralysés… Freud,
par un travail d’écoute et d’analyse, parvient à briser les résistances du malade, à
faire surgir, à énoncer par lui, le souvenir refoulé, qui devient conscient, et le
symptôme disparaît…
– Et ça réussit à tous les coups ? demanda Cottard… C’est quoi, la
psychanalyse ?
– Difficile à définir, déclara Christophe Davos, c’est un autre que soi, celui qui
écoute, c’est déjà ça, c’est une projection vers l’extérieur… Suivre une
psychothérapie, ou faire une analyse, dans un sens large, c’est une thérapie pour
rendre l’esprit conscient, libérer l’âme, moins souffrante de ce qui la bloque, ou la
choque. Bien entendu, ce qui n’empêche pas d’être rétif, avec le psy, ou l’analyste,
par orgueil… Il faut vaincre l’orgueil, et accepter de se soumettre à l’écoute de
l’autre, même quand on est atteint par le désespoir, qui est une forme d’orgueil
déguisé… Être désespéré, c’est vouloir aussi échapper à la condition humaine, ou
prendre conscience, jour après jour, seconde après seconde, de l’idée que l’on vit,
de son incapacité à supporter l’existence, ou son existence, alors qu’il y a tant de
millions d’êtres qui meurent et naissent tous les jours, à chaque seconde, différents
de soi…
– Pensez vous qu’il soit utile d’avoir recours à un psy ?
– En principe, oui, en principe, non. Tout dépend si on se trouve bien dans sa
peau… Tous les gens ne sont pas des malades…
Il tourna son regard vers Alice :
Félicitations, mademoiselle, Alice ! Vous m’avez surpris ! Vous avez tenu le
cours, en haleine… Remarquable ! C’est une culture que vous avait parfaitement
digérée…
La jeune fille sourit, un peu troublée.

Après Bordeaux, ils prirent la direction Paris, Saintes, Rochefort, La Rochelle…

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– Votre fille Alice, vous attend, vous l’avez avertie ?


– Je lui ai laissé un message, sur son répondeur, en lui disant que j’arrivais.
Impossible de l’avoir au téléphone, ce qui me permet de ménager la surprise.
Mathilde prit son portable, composa les dix chiffres code, ceux-ci s’affichèrent
sur l’écran. Elle attendit, écouta la sonnerie. Il était aux environs de midi.
Quelqu’un décrocha.
– Oui ?
– Allo, Alice… C’est maman… Je viens te voir, à La Rochelle, en compagnie
d’un ami. Tâche d’être là, vers les deux, trois heures… Je t’embrasse.
– A bientôt, répondit la voix d’Alice.
Il appuya sur l’accélérateur, et se mit sur la voie de gauche, mais resta prudent, à
cause des radars, sur l’autoroute. Le temps était au beau, le ciel d’un bleu pur. Le
soleil rayonnait sur la campagne alentour, visible sur la droite et la gauche, depuis la
voie, à grande circulation.
– Où habite-t-elle ? demanda-t-il.
– Rue Dupaty, près du parc Charruyer. En suivant les allées du mail, elle va
jusqu’au parc Delmas proche du lycée St-Ex. Cela lui fait faire un peu de marche, à
pied, à deux pas du Port de la Palice. Quand il pleut, elle prend l’autobus, ou part à
vélo. Comme elle feuilletait le journal local :
– Tiens, dit-elle, en lisant le journal local… Elle lut, à voix haute :
– Des paquets contenant un total de dix-huit kilos de cocaïne, soit un montant
estimé à la revente de plusieurs millions d’euros, ont été découverts, jeudi soir, par
un promeneur, échoués sur une plage du centre ville de La Rochelle. C’est fou…
Dès qu’ils sont sujets à être pris par un contrôle, cernés par des avisos, ils lâchent
tout dans l’océan, plutôt que d’être pris en flagrant délit. La douane française ne
pardonne pas…
– Qui ? demanda-t-il.
– Les contrebandiers, pardi !
– D’où viennent-ils ?
– Allez leur demander… Vous vous moquez de moi ? Comme s’il n’y en avait
pas assez comme cela, les problèmes sociaux, économiques, sans la drogue ! Je ne
peux certes pas vous répondre.
– Bien sûr. Quoique, de nos jours… Comment échapper à tout ça !
Il désigna, au passage, aux environs d’une petite ville, des immeubles en
construction, avec le spectacle des bulls, des tractopelles et des grues.
-Le béton, dit-il, la boulimie de construire, dans le bruit, d’un pays qui veut
prouver qu’il a toujours les moyens, sous la pression d’une dictature
démographique, sans précédent. Une société pleine de redevances et
d’interdictions. Une belle petite ville, ou une métropole qui pue la propreté, avec
tous ces types en jaune que l’on emploie, qui ont l’alibi d’un travail, à qui on donne
l’illusion de croire qu’ils peuvent encore servir à quelque chose. Le spectacle d’un
monde clos où tout paraît carrelé, prévu, sans futur… Je veux dire, sans espoir.
-Hola ! dit-elle.

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-Je sais. On étouffe, pour celui qui sait voir. On a franchi un seuil de saturation
où il paraît difficile d’aller plus loin. De quoi demain sera-t-il fait ? De quoi donner
la nausée, une nausée sempiternelle, indélébile.
-Ce n’est pas drôle, dit-elle. Ce que vous dites…
– Justement. Certains veulent se créer un paradis artificiel… Ne peuvent plus
vivre qu’à partir de paradis de pacotille.
– Sans retour ? Sans recours ?
– Tous ne sont pas ainsi. La preuve, parce qu’ils paient des impôts et travaillent
pour faire vivre les inutiles, ceux qui profitent du système… Je suis mal placé pour
en parler désormais…
– Tu plaisantes, j’espère ? dit-elle.
– Moi ! Pourquoi ?
Ils s’aperçurent qu’ils été passés du vouvoiement, au tutoiement…
– Il faut bien en payer le prix ! Tu penses que ta fille se drogue, en l’absence de
son père ?
Il employait toujours le tutoiement, sur un ton de confidence.
– Elle a de drôle de fréquentations. Une jeune fille, presque encore une
adolescente, livrée à elle-même… Ne m’en demande pas plus. De toute façon, elle
ne croit plus à nous, son père, et sa mère…
– Regrettable. Mais tu n’es pas son père.
– Oui, c’est comme ça, les enfants du divorce… Pas un qui ne soit pas touché,
qui n’en subisse les conséquences… Il leur faut s’inventer d’autres parents, ils ne
croient pas, en Dieu…
– L’assuétude à la drogue, d’après toi, sert de père ?
– Non, d’ailleurs !
– Je suis un enfant du divorce, dit-il… Je sais ce dont tu parles. Certes, on n’a
pas demandé à venir au monde, et quand j’avais son âge j’essayais d’échapper à la
condition humaine…
– Tu te droguais ?
– Pas vraiment… Il y a tant de moyens de se donner l’illusion d’y échapper,
comme Icare, qui croyait qu’il pouvait voler.
Comment rester sur ses paroles vaines, dérisoires ?
– Crois-tu que ta fille est heureuse ? Vous avez sabordé son enfance…
– Elle n’est pas malheureuse, sur le plan financier, mais pour le reste, c’est un
peu le désert affectif.
– C’est déjà ça… Ce n’est pas suffisant, on n’a plus le choix, quand les époux ne
s’entendent plus… Mais il faut penser aux enfants. Autrefois, les premiers divorcés
étaient montrés du doigt. L’époque évolue, certes. J’ai l’impression de connaître
déjà, ta fille, Alice, sans l’avoir encore vue…
Ils quittèrent l’autoroute A10, par la rocade périphérique, qui desservait La
Rochelle.
– Comme tu te trompes ! On ne peut jamais apprécier quelqu’un, tant que l’on
ne l’as pas apprécié de visu, vu de face, ou vu s’exprimer…

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– Si elle te ressemble, si tu l’as nourrie au sein ?


– Oui, et non… Elle tient aussi de son père.
– Rue Dupaty, il faut prendre la direction du parc Charruyer, avec ses allées
d’essences rares, le long des ruisseaux, ses canaux de drainages d’anciens fossés, son
parc animalier…
Il bifurqua, longea des rues. Ils arrivèrent enfin. La jeune Alice, habitait un
appartement, donnant sur l’étendue du parc, au deuxième étage. Ils sonnèrent, la
porte d’accès de l’immeuble s’ouvrit, avec un déclic. L’immeuble était pourvu d’une
librairie, au niveau de la rue commerçante. Mais le dimanche, les boutiques étaint
fermées… Il y avait même un coiffeur, au coin…
Ils prirent l’ascenseur pour monter, au second. Alice était déjà là, à les attendre
sur le seuil.
– Ma chérie !
Les deux femmes, la fille et la mère s’embrassèrent, en s’étreignant.
-Je te présente Abel, qui m’a amené te voir, dans sa voiture…
Elle lui serra la main.
– Entrez… Ne faites pas attention au désordre. J’ai essayé de ranger un peu,
mais… C’est si difficile.
L’appartement était meublé, avec goût.
– Tu sais, Abel avait hâte de te voir, de faire ta connaissance. Il connaît La
Rochelle…
La jeune fille sourit. Elle était plutôt jolie, charmante, avec un je ne sais quoi de
préoccupant, d’étrange, dans le visage. Un port de tête fier qui révélait son droit
d’être à la fois jolie, et belle, dans le futur, avec de la grâce dans les gestes, ses
attaches fines, la texture singulière de ses bras, qui faisaient penser à ceux d’une
poupée.
– Je vous emmène au restaurant, dit-elle.
– Non, c’est moi, dit Abel…
– Tu ne sais pas, dit Mathilde, la serveuse sur le bord de la place, « À la table de
Jean », la mère d’Alice : Abel souhaiterais habiter La Rochelle… À cause de l’océan.
Elle rit.
– Cela me fera un ami de plus !
Elle passa une veste en cuir, sur son jean. Ils sortirent. Elle était chaussée
d’escarpins.
Dehors, s’il ne pleuvait pas, le temps était à la pluie.
– Où voulez-vous allez ?
– Plutôt du côté de la Grosse Horloge, en prenant la rue du Palais, ou le long des
quais… Il doit bien y avoir un restaurant ouvert, à cette heure-ci.

Après avoir déjeuné au Perot-quais, dans la rue Saint-Jean du Perot, un charmant


restaurant, avec le concept du repas dans l’assiette, de rigueur, ils se promenèrent le
long du mail, l’une des plus belles promenades, à faire. En suivant le boulingrin, de
plus de huit cents mètres, bordé d’arbres et de maisons anciennes, qui partait de la

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place de la Concurrence, vers le Casino, la foule était dense, mais les classes sociales
avaient beau se côtoyer, elles ne se mélangeaient guère. La journée tourna. Il trouva
Alice, très jolie. Un amour de jeune fille. Il n’osa pas trop lui adresser la parole, à
cause de sa mère. Il fut temps de reprendre la route vers le Midi, et il l’embrassa,
appuya son regard sur elle. La jeune fille réagit à son insistance, comme si son
regard énigmatique, à double sens, dissimulait des choses qu’elle ne pouvait pas
dire… Elle leur souhaita « bonne route, bon retour. . » Mathilde embrassa sa fille.
– On se téléphone ?
Elle fit oui de la tête, et les regarda partir.
De retour vers le Midi, c’était le soir des rentrées dominicales. Le soleil se cachait
progressivement, vers l’ouest, plongeant des collines vers la mer, laissant place au
crépuscule. Puis ce fut la nuit, la conduite, en veilleuse, sur la route au trafic dense,
en code, phares allumés. File de gauche, file de droite, dans le ballet des
clignotants… Ils bifurquèrent, à Bordeaux, sans passer par le centre ville. .
Le soir, ils dînèrent, chez elle. Après avoir fini le repas, ils regardèrent un film, à
la télé, sans y fixer grand intérêt. Il se préparait à s’en aller, quand elle lui dit :
– Reste… Je me sentirai moins seule. Je me trompe rarement. Je crois que tu as
plu à ma fille. Et c’est un atout pour toi… Qui plait à la mère, plait à la fille…
Ils firent l’amour. Ils se prirent plusieurs fois. Ils oeuvraient de concert, en
éprouvant du désir, l’un pour l’autre. Il lui arriva de réaliser que si c’était à la mère
d’Alice qu’il faisait l’amour, celle dont il couvrait la peau et les formes, de mille
baisers, s’il baisait Mathilde, c’était à Alice, à qui il faisait l’amour aussi. Il ne pouvait
rien lui dire, sur ce point. La jeune fille avait un regard unique. Ils s’endormirent,
serrés et blottis l’un contre l’autre, dans les draps du lit. Mathilde se leva vers les
huit heures. Elle lui prépara du café, avec des toasts beurrés, avant de faire sa
toilette pour aller rejoindre son lieu de travail, au restaurant, sur la place. Il sentit
que son employeur devait l’exploiter. Elle lui avoua que son mari lui servait aussi
une pension, même sans qu’Alice vécût avec elle. Il revint chez lui. A midi, il fit des
courses, et décida de déjeuner, seul, chez lui.
Après avoir déjeuné, il s’approcha de son ordinateur, médita devant l’écran
allumé, puis commença à taper :
« Au sortir du lycée, sa serviette de cuir sous le bras, Christophe Davos marchait,
comme il faisait d’habitude, les épaules hautes, le torse, en avant. Parvenu, place
d’Armes, il s’arrêta net, juste en face du café de la Paix. Il se l’était promis, depuis le
matin :
– Je ne passerai plus, rue du Palais, songea-t-il. Celle-ci s’amorçait à cent mètres
de là, avec ses arcades des deux côtés, ses magasins, son Palais de Justice, quelque
part, un magasin de coiffure.
Il resta un instant sur place, puis marcha encore, et fit soudain ce qu’il n’avait
jamais fait. Il entra au café de la Paix, place de Verdun, entra dans ce site classé, et
s’assit sur la banquette, près de la devanture. Dans le décor assez somptueux du
bar, aux boiseries de style Napoléon, avec ses moulures, ses peintures florales, ses

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lustres ciselés, du plafond, ses grands miroirs muraux, il se sentit pris par l’ambiance
du lieu, et avisa le garçon :
– Donnez-moi un Ricard, dit-il, de la même voix qu’il prenait, pour parler à ses
élèves.
Il se voulait calme, fit un effort presque douloureux pour garder un visage
impassible, empêcher ses narines de frémir. Mais pourquoi, soudain, fut-il pris
d’une ridicule envie de briser d’un coup de poing, le marbre de la table, ou de
s’enfoncer les ongles, dans la chair ? Il avait revu, Maud, la coiffeuse, celle qu’il
avait connue, jadis, et cela remontait à des années… Elle était toujours là, à tenir
son magasin, à coiffer ses clientes… Le garçon ne s’aperçut de rien. Les joueurs de
belote, attablés dans l’ombre fraîche et odorante, lui lancèrent un coup d’œil
indifférent. Décidément, quelle attitude auraient-ils, s’ils se trouvaient face à face ?
– Et maintenant ? se demanda Abel Dubois, qui se leva, s’éloigna de l’appareil,
avant de revenir s’asseoir, et d’appuyer sur les touches de l’ordinateur :
« Christophe Davos contempla un moment la boisson trouble, dans le verre, que
le garçon venait de lui apporter, esquissa un geste qui voulait dire :
– Tant pis !
Il but le liquide alcoolisé, presque d’un trait.
– Encore un Ricard, garçon ! ajouta-t-il.
Il en boirait d’autres, il ferait bien des choses encore ! Il avait revu Maud… Son
regard fixe, sa pensée le ramenaient vers un seul point, qui tourmentait son esprit,
s’échappait par les portes larges ouvertes sur la place ensoleillée, courait sous les
arcades de la rue du Palais, dans la cour cimentée du lycée, jusqu’à cet immeuble de
l’Avenue Coligny, où il habitait, jadis… Il se sentait pris au piège… »
Abel Dubois cessa de taper :
C’était bien lui, Christophe Davos, mais c’était lui aussi, Abel Dubois… Il y avait
une similitude de situation entre les deux, à supposer qu’il fût, à La Rochelle, et
qu’il eût vu Maud, la coiffeuse ! Elle devait tenir toujours son salon de coiffure, rue
du Palais… Il fallait aller voir.
Le soir, il traversa de nouveau la place, retrouva Mathilde, qui lui servit un bon
repas. En sortant, il attendit, un moment, sur un banc de la place, que les lampes
éclairaient, pour la raccompagner chez elle, et passer la nuit…
– Tu sais, dit-il, je vais devoir m’absenter. Il faut que j’aille à La Rochelle, voir
quelqu’un, que j’ai connu, il y a longtemps… Elle est coiffeuse, elle doit avoir mon
âge… Pour savoir si elle y est toujours. Quand je l’ai connue, elle tenait un salon de
coiffure, rue du Palais…
Ces propos rendirent Mathilde perplexe.
– Ok, dit-elle, mais on ne revient jamais sur le passé, il y a toujours un danger,
s’il vous rattrape…
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas, moi ! Une idée qui me vient, comme ça ! À ta place, je n’irais
pas !

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– Je vais réfléchir, dit-il… J’ai commencé d’écrire un livre, sur La Rochelle…


Cela m’occupe et me fait passer le temps…
Et il feignit de s’endormir contre elle, dans l’odeur de son corps, de ses
cheveux… Mathilde ne fut pas lente à trouver le sommeil, mais lui ne dormait pas.
Il pensait à Maud… Mathilde avait raison, c’était dangereux de revenir à La
Rochelle… Il pensa à la jeune Alice, sa fille… Qu’avait-elle voulu dire, à cause de
son regard qu’il avait senti incertain ? « Elles cherchent toutes le père, songea-t-il,
l’idée que représente le père… » Il se laissa aller, lentement, à l’inconscience du
sommeil…

***
Ce matin-là, presque comme un automate, il poussa la porte du salon de coiffure.
Il avait passé la nuit, dans un hôtel de la Rochelle, près du Vieux-Port… Il mit un
certain temps à s’asseoir sur une chaise d’attente.
Il essayait de voir Maud, mais elle n’était pas dans le salon des hommes.
– C’est pour une coupe, demanda le garçon.
– Une coupe, oui, répondit Abel.
On lui mit un peignoir, une serviette autour du cou, et il n’eut plus que la tête à
émerger du peignoir bleu. La glace lui renvoyait son image, comme s’il avait l’air
dangereux. Était-elle mauvaise ? Il eut la vague impression que son visage lui
paraissait asymétrique, aussi ?
– Assez court ?
– Un peu, la taille, la nuque, basse, sans friction…
Un nouvel arrivant ferma la porte qu’Abel Dubois avait laissée entrouverte. Les
bruits de la rue s’atténuèrent. En même temps, semblaient naître des bruits
nouveaux, qui venaient de l’intérieur du salon. Entre le salon des femmes et des
hommes, il y avait une vitrine transparente qui montait jusqu’au plafond, où il
pouvait détailler à loisir le visage, le corps de Maud, masqué dans un peignoir léger.
Elle n’avait pas vraiment changé… Il reconnaissait chacun de ses gestes. Elle avait
les cheveux teints d’un blond roux, alors qu’ils étaient bruns, au naturel.
Il entendit sa voix, en réponse à celle de la cliente :
– Que me conseillez-vous ?
– Il faudrait les aviver un peu, en leur donnant un mouvement plus aérien, plus
léger, plus court, en taillant la nuque, un peu plus haut, hausser la frange, l’effiler,
en vue de mettre en valeur davantage votre regard, un peu le front. Et puis un petit
brushing aussi…
Il supposa que Maud allait se faire voir, en faisant irruption dans le salon des
hommes.
– Nuque basse, vous m’avez dit ?
– Oui, sans trop, rafraîchie, à peine, au rasoir…
Les sons du salon voisin lui arrivaient mélangés à d’autres, qu’il ne pouvait
démêler. Pourtant, parfois, il croyait reconnaître la voix de Maud, il ne cessait de

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voir tous ces gestes, à travers la vitre, ceux de cette femme qu’il avait tenue dans ses
bras. Le cliquetis des ciseaux, une odeur spécifique de parfum vaporisé.
La caisse se trouvait dans le salon homme, et servait pour les deux salons. Une
jeune ouvrière travaillait à côté de Maud, assez jolie, qu’il ne pouvait connaître, près
des séchoirs à cheveux, modernes, disposés ici, ou là. Une apprentie rinçait les
cheveux d’une cliente, qu’elle venait de laver, dans un bac. On entendit des pas.
Une cliente se leva, apprêtée, suivie de Maud… Une forme blanche légèrement
bleutée se dessina dans le miroir, c’était Maud, qui se tenait derrière la caisse,
encaissait les billets tendus par la cliente, rendait la monnaie.
Elle tournait presque le dos, de trois-quart. Abel Dubois voyait sa silhouette, sa
nuque. La cliente s’en alla, toute apprêtée. Maud ne disparut pas, tout de suite. Elle
jeta un coup d’œil indifférent, au salon des hommes, s’avança sur le seuil du
magasin, et elle resta un instant, à aspirer l’air et le soleil.
Au retour, elle arrêta son regard sur lui, le reconnut :
– Ma parole, c’est toi, Abel ? dit-elle, stupéfaite… Après tant d’années ?
Elle vint l’embrasser.
– Tu n’as pas changé, dit-il. C’est toujours toi, la Maud, d’il y a vingt ans !
– N’exagérons pas !
Ses yeux, à elle, souriaient…
– Ça, par exemple… J’ai fait ma vie, tu sais, en bien, en mal, au hasard… Je
m’arrête là, parce que j’ai beaucoup de travail. Reviens me voir, si tu veux, on
parlera… Aujourd’hui, j’ai trop de travail. Le soir plutôt, on ira manger quelque
part, où tu voudras.
– Ok, Maud. Tu te souviens ?
– De tout !
Il déclara :
– J’ai une petite à voir qui doit sortir du lycée… Il ne faut pas que je la rate.
– C’est ta fille ?
– Non, celle d’une amie… Elle suit des cours au lycée Saint-Exupéry.
Elle consulta sa montre :
– Il va être midi. Cela va être la sortie. Reviens me voir, cela me fera plaisir… J’ai
une fille, tu sais, moi aussi…
– Salut, Maud !
– A bientôt !
Le coiffeur tint une glace derrière sa nuque, pour le faire juger de son travail.
– Je vous fais une friction ?
– Non, ce n’est pas nécessaire.
Le garçon le sépara de son peignoir. Il se leva et paya l’addition.
– À votre service, dit le coiffeur.
– À bientôt. Merci !
Place d’Armes, un mariage avait lieu, à la Cathédrale Saint-Louis. Des taxis
commençaient à stationner. Des curieux faisaient la haie sur le perron de l’église,
une dizaine de voitures se suivaient au pas… Les gens du cortège descendaient, à

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mesure, en faisant claquer les portières. Sur le seuil du Café de la Paix, un garçon
regardait, de loin, sa serviette à la main.
A midi, Abel Dubois se trouvait de nouveau, au café de la Paix, dans son coin, et
il attendit le passage des élèves qui sortaient du lycée. Il sentit la rumeur qui
grandissait, et attendit de voir passer Alice. Il sortit, à sa suite, lorsqu’il la vit, et lui
emboîta le pas. Il la suivait depuis une vingtaine de mètres, prêt à la rattraper,
quand il lança :
– Alice !
La jeune fille se retourna, étonnée, et presque pas vraiment étonnée, de le voir…
– Tiens, c’est vous ? Abel ? Où se trouve ma mère ? Qu’avez-vous fait de ma
mère ?
– Elle n’est pas là ! Je vous invite au resto. D’accord ?
– D’accord.
Pour justifier sa présence, en se joignant à elle, il dit :
– Je suis venu voir une amie que j’ai connue, et qui tient un magasin de coiffure,
rue du Palais, Chez Maud.
– Je vais rarement chez le coiffeur, dit-elle, sauf quand c’est vraiment
nécessaire… Mais je connais Maud. Sa fille est une camarade de classe.
Elle le dirigea dans un petit restaurant, qui ne payait pas de mine. On y mangeait
très bien. Tous deux burent du vin rosé, au repas.
– Il faut toujours se méfier, dit Abel, en plaisantant, (c’est Baudelaire qui
l’écrivit), de ceux qui ne boivent pas de vin. Vous êtes d’accord avec moi ?
– Absolument. Il dit aussi que n’importe quelle personne se définit, à partir de
son rire…
– Je crois qu’il a raison… Alors, Alice, ces études ? Ça marche ?
– Bien sûr !
– Mon père est souvent en mer, commandant d’un cargo, et je suis souvent
seule. Quand il est là, il me rend la vie impossible… Autant qu’il reparte sur les
océans, et me laisse libre.
Elle ajouta, en l’observant dans les yeux, comme si elle craignait sa réaction, ou
tentait de percer les secrets de sa pensée :
-Il a abusé de moi, quand j’avais treize, quatorze ans… J’étais complètement
formée. C’est pour cela que ma mère est partie. Elle nous a surpris, disons, dans
une situation équivoque qui ne laissait pas de doute. Elle voulait aller porter plainte,
à la police, mais ses griefs étaient trop subjectifs… J’ai commis l’erreur d’être, avec
mon père, contre elle… Pensez, voler son mari, à sa mère ! Cela a continué jusqu’à
ce qu’il me mît enceinte. J’ai dû sortir avec un camarade de classe. Je n’avais pas le
choix, en lui faisant croire que c’était lui, le père. Ses parents m’ont faite avorter.
Mon père ne m’a plus touchée. Il est reparti en mer, pour oublier, que j’étais
devenue sa chose… On m’a fait une réputation de pute, au lycée… J’ai eu de
mauvaises fréquentations. J’ai touché, à la drogue. Je me suis prostituée, avec
d’autres, dans un réseau pédophile… De vieux messieurs, venaient là, avec leurs

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femmes… Ce n’est pas si terrible qu’on le croit… Cela a duré un an, puis j’ai décidé
d’arrêter la drogue, et tout le reste…
– Sans blague ! Tu ne serais pas menteuse, par hasard ? Tous ceux qui se
droguent, le sont. Ils disent, je ne recommencerai plus !
– Je suis sincère… Je suis très forte, quand je décide quelque chose. Vous me
croyez ?
Elle ajouta :
– On ira jusque chez moi… Je n’ai pas cours, cet après-midi… Vous voulez
bien ?
– Pourquoi pas, si ce que tu me dis, est vrai ?
– Attention, dit-elle, en riant, je suis mineure, j’ai peut-être le sida ?
– Pourquoi pas ?
Il rit, lui aussi…
– Mon roman est en panne, celui que j’essaie d’écrire. C’est l’histoire d’un
professeur de philosophie, dont une des élèves tombe amoureuse, à en mourir. Il y
a l’idée du père, quelque part, de la mère aussi, divorcés… Elle est désemparée,
complètement, à l’abandon, avec de mauvaises fréquentations, des gens douteux
qui l’entourent… Elle marche à la neige, complètement désespérée. Le professeur
fait ce qu’il peut, pour la tirer de là, d’autant qu’elle sèche ses cours. Elle est même
menacée de renvoi, mais il intervient en sa faveur, lors de la réunion des
professeurs, pour statuer sur son sort… Il parvient, avec l’aide de la conseillère
pédagogique, une amie, à lui obtenir trois mois de prolongation. Un essai… Est-ce
ton cas ?
– Elle couche avec lui ?
– Oui.
– Si on commençait par là ? dit-elle, en ouvrant à clef, et en poussant la porte de
son appartement.
– Tu peux me tutoyer, tu sais !
Ils sont là, dans l’ombre du vestibule, elle n’a pas allumé. Elle laisse tomber à
terre sa veste de blue-jean, défait un à un les boutons de son chemisier, et se trouve
les seins nus, devant lui.
– N’aie pas peur, dit-elle… Tu veux bien ?
Elle se hausse un peu, et colle sa bouche à la sienne.
« C’est de la réalité, ou de la fiction ? » se demande-t-il.
Il approche lui aussi, ses lèvres des siennes. Elle s’enroule autour de lui. Il est
obligé de la porter vers le lit. Elle ôte son jean, et il défait sa braguette de pantalon.
Il a un bref moment d’hésitation, avec l’impression d’être prisonnier d’une pieuvre,
tandis qu’ils se déchirent de baisers, que l’impression se dissipe, que son sexe nu,
dressé trouve son chemin dans l’entrebâillement de ses cuisses pour atteindre
l’endroit du pubis où son sexe l’attend, disponible, vulnérable. Il est en elle. Elle
s’enroule toujours autour de lui.
– Tu es bien, demande-elle, d’une voix douce.
C’est chaud, étroit, humide et soyeux.

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« Elle ne manque pas de toupet, songe-t-il… Je pourrais être son père ».


Il pose un baiser sur son front.
– Je sais, à quoi tu songes, dit-elle… Oui je sais… On pourrait aller dans une
autre ville ? Tu me ferais passer, pour ta fille…
– Dans dix ans, je serai un vieillard.
– Tu en connais des couples qui tiennent plus de dix ans ? Regarde autour de
toi ! Regarde ma mère, et mon père. Lui, parti sur les mers, pour oublier qu’il vit,
ma mère, à faire un travail auquel elle n’était pas destinée… On s’habitue à tout,
même à une vie à vau-l’eau… À la perte d’un être cher… J’avais une petite chienne,
Lyka, que j’aimais plus que moi-même, elle a bercé mon enfance. Elle est morte,
empoisonnée. Qu’est-ce que tu trouves à dire à ça ? Par malveillance, mais je la
vengerai… Dis-moi, si on changeait de ville, tous les deux ?
– Si je ne t’aimais pas ?
– Je n’ai qu’à voir ton regard, pour que la lueur qui brille dans tes yeux, et que
j’entrevois, lorsque tu te tournes vers moi, me prouve le contraire. Tu n’as pas
d’attaches, ou très peu… Tu m’emmènerais où tu veux, en Amérique du sud, en
Scandinavie, en Asie, ou tout simplement, en France. Maintenant que je t’ai trouvé,
je ne te lâche plus… Je te suivrai partout, comme une chienne, si tu aimes les
chiens… Je te ferai une flopée de petits, si tu le souhaites, ou rien.
– Et ta vie ? Cela compte aussi. Il n’y a pas que moi…
– Si tu savais ce que je m’en fiche, de ma vie !
– Être si désenchantée, à ton âge ?
– Le spectacle des illusions des autres, me fait perdre les miennes.
– Et le travail, tes études, qu’en feras-tu ?
– Il ne s’agit pas de ça, mais de nous ? Est-ce que je serai encore, en vie, dans
cinq ou dix ans ? Et toi ?
– Choisis ! Fichons le camp d’ici !
– Quand ?
– Ce soir, maintenant, n’importe où ! Au hasard, comme sur une table de
roulette.
– Si ce hasard-là est toujours prémédité ?
– Tant mieux !
– Attends. Il faut que l’on réfléchisse. On verra ça. N’oublie pas que tu es
mineure…
– Juste pour quelques mois, encore.
Il se leva du lit, ouvrit son ordinateur, tomba sur certains cours, de philo, de
math…
– Mais nous, dit-il en se retournant, cela ne tiendra pas deux mois… Jamais les
gens n’accepteront qu’une jeune fille qui pourrait être ma fille, puisse vivre avec un
homme, de mon âge. Ici, comme ailleurs…
– Tu as peur ?
– Ce n’est pas ça… Toi, moi… Il faut que tu continues tes études, que tu
trouves ta voie. Tu es la seule à pouvoir le faire. Je ne te serais d’aucun secours.

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– Si, tu serais mon amant. Dans quelques mois, je serai majeure. Tu ne seras ni
pédophile, ni un père incestueux. Vis à vis de l’état civil, nous ne portons pas le
même nom.
– Si tu y tiens ! Tu as tort de le voir ainsi.
– Tu as peur de trop m’aimer, d’en perdre tes points de repère, monsieur
l’introverti ! Pense à ma chienne Lyka… Elle, au moins, elle était fidèle. Aime-moi,
comme un vieux chien…
– Ainsi, tu veux que je t’aime comme si tu étais ma fille ?
– Ne suis-je pas une femme, ne te l’ai-je pas prouvé, tout à l’heure ?
– C’est tant lié à l’instant, nous ? Je veux dire : ce qui nous préoccupe… Notre
bonheur est si fragile, et il en sera toujours ainsi !
– Tu n’as pas confiance en toi, en moi ?
– Qui peut l’avoir ?
– Conduis-toi, en homme…
– J’ai tant été échaudé par la vie,
– Et patati, et patata !
– … que je ne ressens plus rien. Même l’amour.
– Je t’en supplie ! Que veux-tu que je te dise de plus ?
Il s’approcha d’elle :
– Qu’es-tu capable de faire pour moi ?
– Ça !
Elle entrouvrit son slip qu’il avait remis, prit son sexe, et le mit dans sa bouche.
– Tu vois que tu ne seras jamais malheureux… Quand tu ne pourras plus faire
l’amour, tu auras au moins ça… Et j’irai jusqu’au bout.
– Tu crois me tenir par le sexe ?
– Idiot ! Autre chose… Je suis bien d’être avec toi, cela ne s’explique pas.
Il resta perplexe, et revint s’asseoir devant l’ordinateur.
– Alors, tu te décides ? Dis, oui !
– Où veux-tu que l’on aille ?
– Ailleurs…
– Tu n’es pas bien ici ?
– Non…
– Comme moi, dans ma ville, dans le Midi… Où irions-nous vivre ? Où aller
vivre ?
– Pour être en sécurité, il n’y a que Paris, se noyer dans la masse, dans
l’anonymat.
– Après La Rochelle, tu veux aller, à Paris ? Amsterdam, plus tôt. L’air y est
moins pollué.
– Nous y serions des étrangers.
– Non, Paris ! Tu veux que je poursuive mes études, tu me l’as dit.
– Attention… N’essaie pas de me piéger. J’ai le droit de revenir sur ce que j’ai
dit, et de remplacer ce que j’ai dit, par des points de suspension, ou des non-dits. Je
n’accepte pas d’être pris dans le cercle vicieux, un cercle infernal, celui d’aucune

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rhétorique, ou dialectique, appelle ça comme tu veux ! La logique, la promesse et


moi, ça fait deux ! Je peux revenir sur ce que j’ai dit, et le contredire, j’ai horreur de
me sentir piégé. J’ai tout fait, pour me rendre libre.
– Monsieur le libre-penseur, vous faites des faux témoignages !
– Parce que ce n’a pas d’importance ? Parce que je peux aussi bien te nier ? A
prendre, ou à laisser…
Elle sauta du lit, vint le rejoindre.
– Embrasse-moi.
Il le fit, et lui donna un baiser.
– Plus encore !
Il se dressa et lui donna un vrai baiser, de bouche, puis un baiser tendre, sur le
front.
– Tu vois ?
Quand il la lâcha, elle avait presque le vertige.
– Il serait peut-être temps d’aller dîner, dit-il. Tu as besoin de prendre des forces,
et du courage.
Ils revinrent au restaurant Perot-quais. Au hasard de la conversation, il lui
demanda :
– Qu’est-ce que tu sais faire d’autre, entre autres ? Quel est ton violon d’Ingres.
– Je suis musicienne. J’ai un premier prix de solfège et de violon. J’ai été
concertiste, violon solo, à la salle de l’Oratoire, rue Albert premier, à La Rochelle.
Schubert, Sonatine en ré majeur, pour violon et piano, Beethoven, en mi bémol,
numéro 3, Schuman, sonate opus 105, en la mineur…
– Il faut que tu t’orientes vers ce qui te plaît, si tu voulais te mettre au travail, et
décrocher un premier prix de violon, au conservatoire de Paris ? Je suis prêt à te
suivre, dans cette aventure… Je crois que le Conservatoire International de
Musique, se situe, dans le huitième arrondissement. Nous aurons la confirmation,
l’adresse exacte, sur le net… Et tes études, ton bac ? Il suffirait de se loger, dans les
environs.
***
Ils trouvèrent un appartement, rue des Dames, à la limite de la Place Clichy, près
du boulevard des Batignolles, dans le dix-septième, au dernier étage d’un immeuble,
où un luthier tenait boutique, au rez-de-chaussée. Elle alla faire réparer son violon,
dont l’âme était trop forte. Elle alla s’inscrire, au CIMP, du côté du boulevard de
Courcelles. Le conservatoire était quasiment neuf, avec des salles bien insonorisées.
Un jeune professeur s’attacha à elle, il trouvait qu’elle avait du talent.
L’après-midi, en dehors des cours, elle commença à aller jouer dans le métro
interurbain, station rue de Rome, où elle ne gênait personne. Il prit l’habitude de
l’accompagner, pour surveiller. Les gens qui passaient, s’arrêtaient parfois, un
instant, ils donnaient une pièce, ou un billet de cinq ou dix euros, pour le plaisir. Un
monsieur qui passait, qui l’écoutait jouer, lui dit :
– Bravo, formidable ! Vous n’allez pas moisir ici. »
Il lui tendit sa carte de visite :

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- Passez me voir ! Je m’occupe de vous ! ».


Un autre se dirigea vers Abel Dubois, et l’apostropha, d’un ton agressif :
– Vous n’avez pas honte de prostituer votre fille ! Je vous vois toujours, en sa
présence, à cet endroit, comme si ce qu’elle récolte, en obole, vous profite !
Il répliqua :
– Qu’es-ce que cela peut vous faire. Mêlez vous de vos affaires. Je suis là pour
surveiller, au cas où des gens comme vous, l’embêteraient. Je suis son père. Fichez
le camp, et n’y revenez pas, sinon je fais appel à un agent de sécurité, ou je vous
rentre dedans !
– T’as pas assez de couilles, mon gars !
– De quoi ? lui demanda Abel Dubois, sur un ton sec et dur, d’une voix blanche.
L’inconnu s’en alla, et n’insista pas, bredouilla des mots incompréhensibles, l’air
rageur.

***

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Selon son professeur de violon, Alice, avait l’oreille absolue.


Il lui avoua :
– C’est un don acquis, inné. La mémoire absolue des sons ne s’acquiert pas, on
l’a, ou on ne l’a pas. Ceux qui n’ont pas l’oreille absolue n’ont aucune chance de se
rappeler la hauteur d’un son. Un la a une valeur de quatre-cent quarante hertz.
Quand le diapason est à quatre-cent quinze, c’est comme si on le baissait d’un
demi-ton. Pour être violoniste de talent, il faut l’oreille absolue, soit un quotient, un
potentiel d’une personne sur dix mille. J’ai l’intention de la pousser autant que je
peux, car elle peut faire une carrière de soliste remarquable.
– Ne la poussez pas trop loin, sur le canapé.
– Croyez-vous que je sois là pour ça ? Je vais essayer de la faire engager, comme
premier violon, pour un concert que je donne, salle Pleyel. Si elle travaille, elle
risque de faire sensation.

Le concert eut lieu, quelques temps plus tard. Quand les musiciens de l’orchestre
la virent arriver, en répétition, dans la salle, ils crurent qu’ils avaient à faire, à une
gamine, venue comme une auditrice. En la voyant sortir son violon de sa boîte, ils
n’en revinrent pas. Elle était absolument inconnue. Elle plaqua quelques accords,
auxquels la grosse caisse répondit. Alors ce fut un délié époustouflant, qui
commença. Puis l’orchestre tout entier se mêla aux vibrations de l’instrument, avec
délicatesse et harmonie. Le chef d’orchestre n’en revenait pas. À la fin du morceau,
tout le monde applaudit.

Un soir, la voix stridente du téléphone se fit entendre, dans l’appartement. Abel


Dubois alla décrocher.
– Vous commencez à nous emmerder, tous les deux. Si ça continue, vous allez
au devant d’ennuis. On va vous mettre à l’amende. Salut !
– Qui est à l’appareil ?
La voix, à l’autre bout du fil, ricana.
– Quelqu’un qui vous veut du bien !
Aussitôt, on raccrocha.
Le soir de l’audition du concert, ils faillirent arriver, en retard. Les gens faisaient
la queue, au guichet. La salle se peuplait, l’acoustique était très bonne. Ce fut un
triomphe, les gens l’acclamaient. Elle partit, sans assister à l’ovation du public dans
la salle.
Il la retrouva dans un bar, à côté.
– Qu’est-ce que tu fais ? Viens recevoir les remerciements du public, pour le
plaisir que tu lui as donné.
La salle du bar était remplie de jeux de flipper, et elle jouait à son tour.
– À eux, tu crois que j’aurais su les émouvoir ? dit-elle, en désignant la faune de
ceux qui flippaient, alentour.
– Tu n’es pas raisonnable !

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– Tout à l’heure, quand nous sommes entrés, il y avait un type qui faisait
l’aumône, c’est pour lui que j’ai joué. Pas pour ceux qui sont venus payer leur
place…

Le lendemain, elle décida de revenir jouer dans le métro. Il vint la chercher, en


voiture, après être parvenu à se garer. Un véhicule qui partait, lui céda la place.
– Je te ramène chez toi, dit-il… Ou bien… Il n’acheva pas la phrase.
Sur le périphérique, un 4 x4 Toyota les suivait, en leur faisant des appels de
phare…
– Que veut-il, celui-là ? murmura-t-il.
Comme ils prenaient la direction de l’aéroport d’Orly ouest :
– Où vas-tu ? lui demanda-t-elle.
– Tu as un engagement pour le Philharmonique de Berlin. Sais-tu ce que cela
comporte ? Il va falloir te surpasser…
La voiture, derrière continua ses appels de phare, puis les doubla. Elle gagna un
peu d’allure, puis ralentit, sans prévenir…
– Il joue au con, ou quoi ? déclara-t-il, à propos du 4 x4.
Un doute lui traversa l’esprit. Il songea soudain à l’avertissement de l’un des soirs
précédents, le petit con qui lui avait téléphoné… « Il veut jouer au plus malin »,
pensa-t-il. Il accéléra et doubla, sur la file de gauche, prit de la vitesse, considéra le
conducteur de l’autre véhicule, dans le rétroviseur, sans parvenir à se faire une idée.
– Qu’est-ce qu’il veut, ce petit con, cet enfoiré ? dit-il.
– Comment ? demanda Alice, plongée dans ses pensées.
– Rien, je me parlais à moi-même.

Le trafic était dense, en direction de l’aéroport.


Le 4 x4 en profita pour reprendre de la vitesse, et doubler de nouveau. Ce fut
l’intention que manifestait le conducteur, mais cette fois, au passage, le bolide se
trouva à la hauteur de l’Opel. Au vu des usagers des autres véhicules, impuissants, il
obliqua plusieurs fois énergiquement, comme on assène des coups de butoir, à la
voiture de droite, qu’il se préparait à doubler. Il réitéra sa réaction, à plusieurs
reprises, sans chercher à prendre du champ, mais cherchant plutôt à se maintenir à
la hauteur de l’Opel, en la coinçant volontairement contre le contrefort du ballast,
tout en avançant. Le 4 x4, haut sur pattes, avançait comme un bélier en train de
buter et charger. Il cherchait à mâchurer la carlingue de l’autre véhicule de
tourisme, à droite, comme si une lutte, entre eux, était engagée. Abel Dubois tenait
le volant, avec force. Il essaya de se dégager en accélérant, tantôt en ralentissant,
mais ne le pût pas, coincé, en quelque sorte. Il raclait le contrefort de sécurité du
bord de l’autoroute. Ce raclement était gorgé de crissements, voire d’étincelles. Cela
dura longtemps, jusqu’à ce qu’une bretelle de raccordement se présenta à la vue du
conducteur.
– Il est fou, ce type !

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Le conducteur du 4x4 leur en voulait vraiment. Il escompta de la part des


automobilistes qu’ils auraient, au moins, l’idée de prendre les numéros
minéralogiques de la plaque d’immatriculation du véhicule fou, car n’importe quel
véhicule, dans la file, klaxonnait fort, derrière eux. Abel Dubois ne pouvait pas
accélérer, pour distancer le véhicule agresseur, ralenti par la pression que le
4 x4 exerçait sur la voiture, à cause des véhicules qui le précédaient, à dix mètres. Il
était pris dans un étau. Que faire ? Un autre véhicule tout terrain se présenta
derrière le 4 x4, un Range Rover, et klaxonna, lui donna à son tour, un coup de
butoir, de son pare-choc blindé. Le conducteur du Toyota, décrocha, tant bien que
mal, surpris, sans doute, et prit de la vitesse. Abel Dubois aurait du voir là, dans
l’incident, un nouvel avertissement, mais il continua à rouler en direction de
l’aéroport, sans s’arrêter. Il en resta troublé, Alice n’était pas rassurée. Ils furent
bientôt en vue du hall des départs. Abel Dubois gara la voiture dans un parking
payant, descendit, constata les dégâts. Alice descendit aussi. La voiture avait été
compressée, prise en écharpe. La tôle, sur les cotés, en avait pris un coup, emboutie
notamment sur les ailes, et les portières. Ils n’avaient pas d’autres ressources que de
prendre l’avion, en abandonnant le véhicule, dans cet état, sur le parking de
réservation. Abel Dubois se dirigea cependant vers le poste de police, de l’aéroport,
en signalant, et en faisant constater l’incident à la brigade d’intervention de la police
de l’air. L’un des policiers vint, avec un autre, et dressa un procès verbal, nota le
fait, l’heure, et le numéro d’immatriculation de la Toyota, qu’Alice leur donna. Elle
était plus ou moins choquée. Parmi les gens qui se rendaient à l’aéroport, et avaient
assisté à la scène, certains se portèrent témoins, spontanément.
– On va s’en occuper, dit le policier, vous pouvez prendre votre avion,
tranquilles. Avant tout, nous allons le signaler, pour retrouver le conducteur fou…
Alice et lui tirèrent leurs valises de la malle arrière, et se dirigèrent vers le hall des
départs. Attente à l’enregistrement des bagages. La jeune femme ne voulut pas se
séparer de son violon. Ils prirent place dans l’avion de ligne, de la Lufthansa.
Le Boeing décolla. Alice ne se sentait toujours pas rassurée. Il lui dit :
– Suis-je quelqu’un que l’on prend pour un autre, ou s’agit-il de toi ? Il y a
parfois des quiproquos, des erreurs, quand on vous prend pour quelqu’un qui vous
ressemble comme une goutte d’eau, ou un sosie… Comme si quelqu’un de
malencontreux tenait absolument à me prévenir que je m’appelle Arthur Adamov,
et toi, Angelina Jolie… Je te jure !
Ils gagnèrent Berlin, et le Philharmonic Orchestra, à l’opéra national « Unter den
Linden », près de la tour de Brandebourg, où l’orchestre jouait du Bach, et du
Beethoven. Ils flânèrent un peu le long de l’ « Avenue des Tilleuls », que coupait
autrefois la mur de Berlin, dans l’idée de se détendre, puis gagnèrent le lieu
mythique. L’opéra était plein. Alice salua, et le concert commença. Elle connaissait
tout, sur le bout des doigts, aussi bien Beethoven, que la Chacone, de Bach, qu’elle
avait l’intention de donner aussi. Le public applaudit, avec enthousiasme. On vint
porter des bouquets de fleurs dans la loge d’Alice.
– Retournons, à Paris, dit-elle… J’en ai assez vu.

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Puis, une fois à Paris :


– Retournons, chez moi, à La Rochelle.
Puis, à La Rochelle :
– J’en ai assez vu ! Allons, chez toi, dans le Midi.

Le danger venait de sa mère. Si Mathilde les surprenait ensemble, pardonnerait-


elle, ne pardonnerait-elle pas ? Abel savait qu’elle ne pardonnerait pas, qu’elle ne
pouvait pas pardonner.
« Le complexe d’Oedipe existe chez les femmes, comme chez les hommes,
songea-t-il. Ainsi, donc, Alice, tu m’as pris la place, tu t’ai de nouveau prise pour
moi ? »
Ils se rendirent ensemble à la « Table de Jean ». Mathilde se montra très surprise,
de les voir, la voix lui manquait pour s’exprimer, même si elle avait besoin d’une
explication. Ce qu’elle voyait, la laissait abasourdie, à en oublier les autres clients,
dans la salle, par leur présence, comme prise soudain de catalepsie, ou dépassée par
les évènements. C’était dur à supporter, pour elle. Dans la rumeur des voix, le bruit
des couverts, elle tremblait, du bout des doigts, comme un feuille agitée par le vent,
s’efforçait de servir d’autres clients, avec gêne, puis vint vers eux :
– Comment se fait-il que tu te trouves là, Alice ? demanda-t-elle. Même si je suis
contente de te revoir, qu’en est-il de tes études ? En terminale, en plus ! Ton père
est-il au courant ?
Alice haussa les épaules :
– J’ai repris mes activités de musicienne concertiste, sur les conseils d’Abel.
– À trois mois de passer ton bac ?
Elle ne répondit pas à la question, comme si elle ignorait ce que sa mère venait
de dire.

– Comprends-moi, maman, le bac, cela peut attendre ! Ça a marché, mais tout


n’a qu’un temps, j’en ai assez, aussi ! Désormais, si cela ne te dérange pas que je
vive avec Abel, sache quand même que nous avons de la difficulté à nous fixer. Il a
l’intention de me faire partir au bout du monde. J’ai un engagement pour le
Concert Music Bowl, à Melbourne.
– Vous avez du culot, d’être venus, ici, pour me narguer !
– Non, pas vraiment ! C’était pour te dire…
– Bon, on se quitte, dit Mathilde… On se reverra, une autre fois, quand j’aurais
moins de monde à servir… Je reviendrai vous voir, peut-être, à la fin du service, dit
Mathilde, assez désemparée, presque énervée.
– Elle le prend plutôt bien, déclara Alice, en songeant à l’état d’esprit de sa
mère…
Ils attendirent avant de partir, qu’il n’y eut plus personne, à part les deux
employés, dans la salle du restaurant. Mathilde en profita pour enlever les derniers
plats. Elle revint vers eux :

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– Ainsi, vous croyez que cela va marcher, comme sur des roulettes, tous les
deux ? Après avoir couché avec la mère, dit-elle, à l’intention d’Abel, il se fait sa
fille ! Cela m’est déjà arrivé, avec le père…
– Nous n’aurions pas dû venir, dit Abel, en songeant que cela te ferait de la
peine… Mais un humain n’appartient qu’à lui-même ! répliqua-t-il.
– C’est trop facile ! Vous êtes deux individus, sans morale, déclara-t-elle, d’un air
courroucé, à leur intention.
– Alice ne tenait pas à ce que tu l’ignores.
Elle ajouta, scandalisée :
– Elle n’est pas encore tout à fait majeure. Et si je portais plainte, pour
détournement de mineure ?
Alice se mit à rire. Elle considéra sa mère, avec défi :
– Le seize juin, c’est mon anniversaire. Et puis, devant une telle évidence, que
peux-tu y faire ? On s’aime…
– Tu te souviens de ton père ? Tu sais pourquoi je vous ai quitté ? Qu’est-ce que
je deviens, là-dedans ? Il a plus que l’âge d’être ton père, dit Mathilde, en désignant
Abel, des yeux. Tu n’as pas honte à t’afficher avec lui, pas d’appréhension, quand
on vous voit ensemble, de ce que les gens peuvent penser, ou dire ? Et tu n’as pas
de remords, ni de honte pour ta mère, tout le mal que tu m’as fait ?
– On ne s’en moque pas !
– C’est de la provocation, quoique vous en pensiez !
– Et vous, insinua-t-elle, en s’adressant à Abel, vous n’avez pas honte de vivre,
avec une jeune fille de son âge ?
– C’est ma fille. Je peux l’épouser, dit-il, si elle veut de moi. Nous nous
entendons bien. Je sens que l’on ne va pas moisir longtemps ici. On part toujours,
pour un ailleurs… On ne fait que ça, nous, on ne reste pas ! Désolé, Mathilde,
sincèrement…
– Ailleurs, ailleurs ! scanda Alice… Tu n’es pas fâchée, maman ? Essaie de nous
accepter tel que nous sommes.
– Je vous maudis, toi et lui !
Elle leur tourna le dos :
– Cela m’est impossible d’accepter, ou de pardonner ! lança-t-elle, comme si la
salle était encore pleine de clients.
Puis elle se retourna, d’un coup, leur fit face :
– Vous avez l’air vraiment d’être faits l’un pour l’autre. Quel couple ! dit-elle, en
ricanant. Je ne peux rien faire, mais je constate, c’est tout. À l’avenir, tachez de ne
jamais remettre les pieds, ici ! Cela me fait mal au cœur, d’être doublé par ma fille,
pour une histoire de cul !
– Mais encore ? demanda Alice.
– Tu n’as pas de cœur. Tu ne te rends pas compte, à quel point cela fait mal !
Enfin, face à la réalité d’une situation pareille, aussi évidente !
– On va fermer, vendre, ou louer mon appartement, dit Abel, et partir pour
ailleurs…

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– Ok ! Faites ce qu’il vous plaît ! Elle restera toujours ma fille, mais le cœur n’y
est plus.
– Au revoir…
Abel paya l’addition. Elle les raccompagna jusqu’au seuil.
– Faites attention, en traversant, dit Mathilde, de ne pas vous faire renverser par
une voiture… Bien du bonheur !
– Au revoir, maman !
– Salut, Mathilde !
Abel Dubois voulut mettre son appartement en vente, ou à louer, par
l’intermédiaire d’une agence, puis réfléchit. Il serait toujours temps de le vendre.
Ils roulèrent, au hasard, ils montèrent vers le nord. L’Opel avait été réparée. Le
conducteur fou du Toyota avait été localisé, cerné, appréhendé par la police, et mis
en cabane. Il habitait le quartier des Batignolles. Cet individu se donnait une
apparence de monsieur, comme il faut, se prenait vraiment pour quelqu’un
d’important, durant la semaine. Il travaillait dans une banque. Puis il devenait
soudain un individu frustré, quelqu’un qui se dédoublait, qui ne savait plus vraiment
ce qu’il faisait, comment nuire, sur tous les tons, en do dièse, en la majeur, ou en mi
bémol, un tueur en série qui se faisait appeler « Minos », comme dans le film de
Verneuil, Peur sur la ville. Un type normal, en apparence, qui voulait sortir de
l’anonymat, un schizo, qui menaçait Abel Dubois, au téléphone. Ceinturé le mec,
bon pour l’asile, avec les détraqués, dans le quartier des obsédés sexuels, à la Santé.
Il en avait pris pour vingt ans, vu ses antécédents. Ceux de la criminelle l’avaient
cuisiné, il avait résisté, avant de tout déballer, comme on rend son manger. Un
sodomite, qui violait ses victimes, notamment les putains de luxe, habituées à tous
les fantasmes, qu’il invitait dans des palaces. Il les obligeait, sous la contrainte : « Tu
baiseras, une dernière fois ! Deux cents euros pour une heure, tu te rends
compte ? » Puis il les étranglait, avec un lacet… On ne lui en demandait, pas tant. Il
parut même, en rajouter…

Ils ne surent jamais vraiment pourquoi ils s’arrêtèrent, à Fécamp, en Normandie.


Ils décidèrent de séjourner là, et de visiter la ville, et sa région. Durant la nuit
précédant leur arrivée, une grande orque s’était échouée sur la plage, des méduses
se hasardaient, parfois, dans les eaux normandes, les habitants se demandaient si le
réchauffement de la terre n’était pas lié à la centrale nucléaire de Paluel. Au départ,
ils avaient eu l’intention de passer seulement, quelques heures, à Fécamp, à
quarante kilomètres, au nord de Brest, tout juste, pour faire halte, en prenant une
chambre d’hôtel. Puis ils décidèrent de rester, plus longtemps.

L’attention d’Abel fut attirée par une librairie, toute droite, et haute, d’un vert
amande assez surprenant, sur la vitrine de laquelle était suspendu un
écriteau : « Librairie à vendre, pour cause décès. » Toute pimpante, avec ses stores
jaunes et blancs, sur le quai Maupassant, face à la mer, elle ressemblait à un guetteur

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insatiable, et s’appelait Les flamands roses. Quel beau nom pour une librairie, même si
on n’avait guère l’occasion de voir ces volatiles, sur les côtes de Normandie.
Ils demandèrent à la visiter. Ils aimèrent les murs hauts et blancs, le ficus qui en
occupait le centre, au rez-de-chaussée, dans une vasque, les longs panneaux avec les
livres bien classés, les tables en bois clair, où le propriétaire défunt entreposait ses
coups de cœur. Ils passèrent deux heures délicieuses, dans le petit salon de thé, du
premier étage. La vendeuse qui les fit visiter, avec les clefs, était charmante.
– Le propriétaire n’a presque pas d’héritier, dit-elle.
Comment pouvait-on être libraire au vingt et unième siècle ? Ce fut la question
qu’ils se posèrent… Cela paraissait si désuet, comme occupation…
Ils prirent le magasin, en gérance, avant de se décider à l’acheter. En quelque
sorte une promesse d’achat, non obligatoire, si la nostalgie d’un ailleurs, les
reprenait. S’ils devaient pousser plus loin…
– Une fois le dépaysement aboli, lorsqu’il prend du mou, lui avait dit Abel, il faut
s’arracher à la routine des gens, avant de subir leur maladie de sédentarité, ou la
manie de leurs tics, le va et vient de leurs activités dérisoires… L’attrait sécurisant
de l’habitude, d’avoir son chez soi, d’avoir fait son trou quelque part, se transmet
comme une ankylose.
– Nous serons toujours des étrangers, quelque part, dit Alice.
– Rester vierge devant la providence, tant qu’on le peut ! Laissons les, dans leur
merde, sans morale, si je peux m’exprimer ainsi. Aucun lieu ne veut que l’on s’y
attarde, jusqu’à ce que… Enfin, cela nous arrivera.
– Pierre qui roule n’amasse pas mousse, dit le proverbe. Anywhere out of the
world, n’importe où, hors du monde ! Mais jusqu’à quand ?
– Jusqu’à ce que nous ayons trouvé l’endroit idéal, pour y installer notre amour,
ou notre bonheur.
– Cela n’existe pas !
– J’ai fait un vœu : celui de ne me jamais laissé rattraper, par la routine.
– Et moi ? Si tant que l’on aura de l’argent, si tant que je voudrai de toi ? dit-elle,
en riant.
– Toi ? Ne te casse pas la tête, à ce sujet. Et laisse-moi tomber, sans regret,
lorsque cela te semblera utile. Je m’en sortirai… On s’en sort toujours, avant de…
Chaque lundi, Alice faisait le ménage, époussetait les volumes, à vendre, ou à
louer, nettoyait à l’éponge humide les feuilles du ficus caoutchouc. La librairie avait
ouvert, de nouveau. Le temps qui échappait aux soins, à la vente des livres, était
consacré à l’amour, ou à leurs rêveries, à deux… Ils avaient toujours un ailleurs,
dans la tête, une perspective indéfinie et multiforme qui donnait à l’imagination
l’occasion de se développer, de se nourrir d’elle-même… Ils voyageaient, en pensée,
autant qu’en actes. Alice se déguisait parfois, en vahiné, en princesse hindoue, en
danseuse orientale, avec danse du ventre à l’appui, sur une musique appropriée.
– Je fais partie de ton harem, je suis de tes nombreuses femmes, disait-elle,
toujours la même, mais sous de multiples apparences, je change de visage et de
corps, au gré de tes désirs…

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Ils aimaient voir tous les deux, serrés, le soir descendre sur le port, l’un près de
l’autre, le regard posé sur les mouettes et les bateaux. Il lui racontait plein
d’histoires, et l’imagination comblée, elle avait du mal, ensuite, à défaire les livres
qui encombraient l’arrière-boutique.
Ils habitaient, au dessus de la librairie, un logement modeste, un peu enchanteur.
Du seuil de la large baie, leur vision panoramique sur le port, la ville, et la mer, ne
s’éteignait jamais, avec les lumières, les éclats du phare qui tournaient, revenaient,
périodiquement, inondaient la baie de ses éclairs. Ils ne fermaient jamais
complètement les volets rongés par le sel et les embruns, et se trouvaient réveillés
très tôt, le matin, par le premier rayon de soleil qui se reflétait sur la mer, et
caressait le plancher d’un jaune pâle, avant de jaillir et de s’élargir, chaud, et doré.
Parfois, tard dans la nuit, Alice lisait, une lampe allumée à son chevet. Il dormait,
elle tournait les pages, avec soin, sans faire de bruit. Elle ne se sentait pas toute
seule, dans la chambre, en sa présence, face à la mer qui grondait, à marée haute,
rendue furieuse, durant ces soirs où la tempête sifflait comme le souffle d’une
sorcière édentée, dont le ricanement résonnait par le faîte et le conduit de la
cheminée.
Abel se réveilla. Le bruit du vent contre la toiture était infernal. En voyant Alice
lire, il eut une pensée pour le roman qu’il avait commencé d’écrire, en sourit, l’esprit
ailleurs, avec dérision.
« On commence une multitude de choses, sans les finir. Ce qu’Alice, ce
personnage de début de roman, qualifiait de névrose de destinées, ou névrose
d’échec. Mais ce que je découvrais, alors, m’a permis de la rencontrer. Ainsi se
trouve-t-on face à face, avec le destin, et c’est à nous de faire un choix, même si la
force ou l’induction de l’inconscient, nous pousse vers les mêmes amours
malheureuses, les mêmes situations d’échec. On en revient toujours au même point,
motivé par des pulsions, des forces contradictoires, qui nous dominent. J’envie les
esprits simples, qui ne se posent pas de problèmes. Pour eux, blanc, c’est blanc,
noir, c’est noir, et ils ne diront jamais : 1+1 = 3. L’inextricable lacis des pensées ne
les effleure même pas, ils les ont rejetées d’emblée. Je les plains, car ce n’est pas la
vie, dans sa totalité. Si j’étais philosophe, je finirais par la haïr sous toutes ses
formes, au profit d’une métaphysique de l’esprit. Certes, je n’en suis pas loin,
puisque je n’agis pas, ou presque pas… Heureusement, il y a Alice… »
Il ferma les yeux, parut songer, un instant… Tout était bien ainsi, hélas, dans son
cas… Il se rendormit…

Un jour, une femme distinguée amena sa fille, à la librairie. La gamine devait


avoir treize ou quatorze ans, hostile, froide, le regard baissé, le genre d’adolescente
étonnée de découvrir sa sexualité, tracassée par ses premières règles, qui devait se
masturber, sans doute, les yeux fixés aux lacets de ses baskets. La mère insinua
qu’elle ne savait plus quoi en faire. L’enfant ne travaillait plus à l’école, n’avait pas
d’amies, ne souriait plus, à la maison. La mère semblait inquiète et désespérée.

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Alice choisit, pour la gamine, Le Grand Meaulnes, d’Alain Fournier. La petite le


prit, ne dit rien, pas un mot…
– A croire que j’ai mis au monde une autiste, dit la mère.
– Pensez-donc ! On l’est tous, plus ou moins, répondit Alice.
– Comment t’appelles-tu, demanda Alice, à la gamine :
– Dorothée…
– Eh bien, Dorothée, à bientôt !
La gamine glissa le livre dans la poche de son parka. C’était un jour de grosse
pluie, à ne pas mettre un canard dehors. L’adolescente rejoignit sa mère, qui payait,
à la caisse.
Deux jours plus tard, la gamine revint, s’adressa à Alice, et lui demanda, sans rien
ajouter :
– Un autre, comme celui-là.
Alice hésita, sur le choix, entre Jane Eyre, les sœurs Brontë et Les hauts de Hurlevent.
Elle lui confia les hauts de Hurlevent. L’adolescente repartit sans un mot, bouche
cousue, le livre dans la poche, les yeux sur ses lacets. Elle avait presque oublié de
payer, car elle revint à la librairie, se dirigea vers la caisse. Elle partit, ensuite,
rapidement, cela paraissait urgent, comme si elle était prise d’un besoin pressé. Puis
il y eut Moderato cantabile, de Duras, la Symphonie pastorale, de Gide… Dorothée osa
enfin regarder Alice dans les yeux, un jour de soleil, pour la première fois. Elle avait
compris, elle la remerciait.
Puis elle revint, une fois par semaine, et lui sourit, enfin, détendue. Sa mère vint
seule, l’un des jours suivants, et dit qu’elle s’était fait une copine, au collège, que la
moyenne de ses notes avait monté d’un point. C’était un début.
– Je vous remercie, dit-elle, de votre aide.
C’est dans ces moments-là qu’Alice se félicitait d’être devenue libraire, d’avoir
abandonné momentanément ses études, et la musique, grâce à Abel…
– Je ne crois pas que je te rends vraiment service, dit-il…
Chaque fois qu’Abel avait rendez-vous avec le comptable, ils parlaient de
couverture de stock, de qualités de stock. Abel avait tendance à abhorrer tous les
contrôleurs de gestion, les banquiers, ce qui ne lisaient pas et prétendait faire la loi,
dans les librairies. Il leur faisait sentir qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Ce petit jeu
l’amusait, par dérision, parfois, malaisément, avec un sourire adéquat… Il n’aimait
pas les éditeurs qui faisaient de la cavalerie, en publiant n’importe quoi, pour
combler leurs déficits, ou engraisser leurs chiffres d’affaires. Les cartons qu’ils
ouvraient, Alice et lui, chaque lundi, en se coupant les doigts, contenaient, pour la
plupart, des livres inutiles, et mal écrits. Parfois, quelques coups de cœur…

Abel, ou Alice, ouvraient la librairie, dès neuf heures. Alice faisait le ménage,
remettait les volumes droits, sur les étagères, rétablissait l’ordre alphabétique,
alignait ses préférés, sur les tables…

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Les jours allongeaient, avec la venue de la belle saison, le soleil montait plus haut,
dans le ciel et frappait de sang et d’or, les falaises. Les flèches du Palais de la
Bénédictine brillaient plus fort, les arbres déployaient leurs feuilles, dans leurs tiges,
encore roulées comme du papier à cigarette, mais certaines se dépliaient. La jetée en
bois fendait la mer, s’élançait, luisait et grinçait, léchée par les vagues. Les mouettes
craillaient, rendues agressives par la faim, et guettaient les bateaux qui rejetaient des
débris de poisson, elles piquaient dans l’eau, en essaim, et remontaient, le bec
chargé de viscères.
De la baie vitrée, au hasard, lorsque l’un ou l’autre montait, au premier, son
regard s’attardait sur l’horizon bleu, avant de buter sur la haute grue qui tournait
comme une girouette, et chargeait un long cargo gris et rouge, le Wisconsin. La grue
ressemblait à un héron perché qui s’activait, haut sur patte, un oiseau blessé qui ne
s’envolerait jamais.
– Il faudra partir, dit Abel, pour un ailleurs, un jour… Ne me demande pas
quand, ni pourquoi, je ne te dirai rien. Notre amour commence à exister, parce que
chacun offre à l’autre le fond de ses pensées, ses secrets les plus verrouillés…
Sinon, ce n’est pas de l’amour, l’échange des peaux, le va et vient des organes, le
désir immédiat… Et partir, tout quitter, c’est vouloir ne pas s’attarder, ne pas
prendre racine dans un décor quelconque, ne pas s’imbiber de l’habitude des autres,
même si on se sent détroussé, volé, quand on en change, comme après le passage
d’un cambrioleur…
– Je suis née de parents qui sont restés effarés, dit Alice, devant la vie qu’ils
s’étaient faite. J’ai grandi en entendant leurs cris, leurs plaintes, leur fureur, leur
douleur, les mains plaquées sur les oreilles pour ne pas écouter, être en plus, dans
cette tourmente infinie. Puis mon père s’est occupé de moi… Je me suis accrochée
à un troisième larron, un jeune comme moi, pour aspirer un peu d’air frais,
d’amour, d’émerveillement, mais il est mort, très jeune. J’ai été accueillie par sa
famille… Rien n’est normal, Abel ! La vie n’a aucune loi, quand l’amour la
déserte… L’amour ment, dissimule, vous force à tout donner, puis s’en va, repu,
ennuyé, à la recherche d’autres cœurs à dévaliser… On s’y laisse prendre, au lieu de
s’accrocher à des bouts de bois, qui flottent, à une ville qu’on apprend à détester. À
des étrangers de passage, qui pansent vos blessures, avec des petits riens, pas
méchants, du tout.
Le dénouement a eu lieu, à La Rochelle… Il était parti en barque, avec des
pêcheurs. Ils ont fait naufrage. On a retrouvé son corps déchiqueté, sur le rivage,
comme une épave, une dépouille… Ses parents m’on aimé, en vain… Après ça,
comment croire à la vie ?
Je me suis construit un abri, une bulle, un bunker, j’ai réappris à respirer, tout
doucement, j’avais quinze ans… « Anne, ne vois-tu rien venir ? » Je me suis repliée
sur moi-même, avec des petits riens, justement, des petits bonheurs de rien du tout,
quand le vrai bonheur, effrayant, qui semblait une évidence, m’avait déserté. Je ne
veux plus rien de grand, d’immense, de légitime, de toutes les justifications, de
toutes les interprétations que l’on peut donner, et pourtant, il y a toi, Abel ! Même

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si tu es presque vieux, je me réjouis de ta présence, elle me réchauffe le cœur, j’ai


trouvé le père que je n’ai pas eu. Pourvu que je puisse passer mes bras autour de
ton cou, de tes épaules, de mes rêves, et de te sentir contre moi, de te tenir, avec
des mains vaines, toi, avec lequel je partirai, où tu voudras…

La librairie se peuplait de nouveaux clients, ne désemplissait pas, en été. On la


prenait pour sa fille. Certains jeunes auxquels elle plaisait, lui faisaient des avances,
lui donnaient rancard, dans des boîtes, mais elle n’y allait jamais. Elle était, pour
eux, inaccessible. C’était parce qu’elle était ainsi, qu’ils lui tournaient autour.
Certains attardaient leurs mains sur elle, baladeuses. Ils commençaient à trouver
son comportement étrange. « Pas touche ! » disait-elle… La plupart des gens qui
venaient, réclamaient surtout des guides, des cartes de voyage, des atlas, des cartes
postales, des livres de cuisine, des bricolages… Dorothée, l’enfant sauvée par les
livres, avait demandé, à Alice, de lui préparer des livres à lire sous la tente, en
vacances, dans son camping.
Ils allèrent au restaurant, le soir… En présence d’autres, il lui parlait, comme à sa
fille… Les tables, en terrasse, étaient si proches l’une de l’autre, l’air marin, si
porteur de sons, qu’ils durent subir la conversation de deux filles qui parlaient des
hommes. L’une avait rompu, à deux heures de l’après-midi, avec son copain, et
couchait deux heures plus tard avec l’ami de sa sœur. Elle sortait d’une histoire
d’amour qui avait duré deux ans et demis, avec le sentiment d’avoir été flouée, et
voulait prendre sa revanche. Elle était à peu près du même âge qu’Alice. Les
bretelles de sa robe légère tombaient sur ses épaules, laissant entrevoir un décolleté
rond et doré. Elle réclamait de l’homme, de la chair fraîche, du plaisir immédiat, et
paraissait vengée, momentanément, en roucoulant, de s’être fait le petit ami de sa
sœur…

Un soir, ils durent essuyer une échauffourée, en présence d’un groupe de jeunes
qui ne comprenaient pas, pourquoi elle traînait, avec ce vieux schnock, son père ?
Abel prit le plus menaçant, par le bras, et lui asséna un coup de tête. Celui-ci
s’abattit, à la renverse, sur le sol, et se releva, étourdi par le coup. Les autres
n’insistèrent pas…
– Fichez le camp ! lança-t-il.
Depuis quelques jours, le soleil plombait les toits, les humains marchaient en
cherchant l’ombre, en rasant les murs…
Ils se levèrent tôt, ce matin-là, prirent leur vélo pour pédaler jusqu’à la plage
prêts à se jeter à l’eau. Celle-ci était un lac bleu, plat comme la paume des mains, et
ils s’y baignèrent. Ils apercevaient les bateaux de pêche, au loin. Ils nagèrent à en
perdre le souffle, puis firent la planche, en contemplant les falaises sombres et
menaçantes, pas encore colorées et touchées par la grâce du soleil qui les fardait de
nuances dorées et rouges, les rendaient plus aimables, plus coquettes, en fin de
journée. Tant de gens devaient s’y être baignés, depuis…

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Ce matin là, à sept heures, il n’y avait pratiquement personne sur les falaises, sauf
un vieux monsieur qui promenait son chien, sur la jetée. Il semblait ahuri et
dégoûté, de les voir, en gesticulant, comme s’ils l’offensaient, en se baignant si tôt.
– À descendre ! murmura Abel. Il n’a plus rien à faire dans ce monde, sinon à
épier ce que font les autres ! Sa pensée, son attitude me font mal, et je le tue, en
pensée !
– Nous partirons avant l’automne, d’ici peu, ajouta-t-il, en s’épongeant le corps.

Ils revinrent, à Paris, un peu magnétisés par son emprise. L’air de la capitale était
empli de mots, de phrases, de non-dits, avec cette sensation particulière de se sentir
plus intelligents, malgré le bruit… Ils se promenaient, par hasard, dans la rue, du
côté des quais, en début de matinée… Tout se passa très vite. Ils se trouvaient,
devant une grande surface dédiée au bricolage, avec des articles, à prix cassés. Il y
avait là, des gens douteux, le regard alléché, des chefs d’entreprise français, à la
recherche de sans-papiers, bradés, eux aussi… Une trentaine d’ouvriers étrangers,
qui ne parlaient pas vraiment le français, mais qui avaient des mains et des bras, un
savoir-faire, une main d’œuvre à bon marché, de toutes origines, la plupart issus
d’Europe de l’Est, ou du Maghreb. Ils se tenaient immobiles, près de l’entrée
principale, adossés au parapet. Des sacs de sport gisaient, par terre, à leurs pieds.
Alice et Abel avancèrent vers eux, intrigués, et inquiets… Soudain, sans avoir pu
articuler le moindre mot, ils virent des bâches, à l’arrière de deux camionnettes
noires, se soulever, une dizaine d’hommes et de femmes surgir de l’intérieur des
véhicules, en hurlant, armés de matraques et de revolvers :
– Police ! Contrôle d’identité !
A priori, personne n ‘avait su qu’ils étaient là, attendant le moment propice. Une
armé de pigeons, effrayée, s’envola… Des hommes se mirent à courir, dans tous les
sens, à crier, dans leurs langues, aux plus proches d’eux… C’était la fuite, la
débandade. Mais le filet était tendu, dans les rues adjacentes, les rues barrées, et les
policiers leur ordonnèrent de rester calmes. Dans la rafle, sans appel, ils se sentaient
pris, comme eux, aussi… Alice et Abel s’efforçaient de rester à peu près sereins,
mais se virent, eux aussi, assaillis de toutes parts… Rien, dans leur attitude, ne
trahissait la moindre intention délictuelle, ils se promenaient, ils passaient… En
quelques secondes, le piège fut bouclé, tous ceux se trouvaient à cet endroit, furent
encerclés. Quelques uns avaient pu s’enfuir, en traversant la rue assez vite, pour
rejoindre les bords de Seine, et disparaître. Ils entendirent des crissements de
pneus. Des clients sortis du magasin se massèrent autour d’eux, sans bouger, le
regard rempli d’une expression d’effroi et de fascination, à la fois.
– Calmez-vous ! Be cool ! lança une voix, qui portait un brassard de police, à
l’épaule.
Alice se trouva près d’un homme qui devait avoir une dizaine d’années de plus
qu’elle, brun, le visage émacié, le regard dur, avec des yeux qui semblaient

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questionner, demander pourquoi, et juger. Il la saisit par le bras, lui dit de ne pas
bouger, dans un français correct, marqué par un accent étranger :
– Si vous vous enfuyez, ils vous rattraperont, vous pourrez être envoyé en
prison, expulsée, interdite de territoire.
– Je suis française, dit Alice.
– Nous sommes français, dit Abel.
L’homme les regarda fixement, avec une certaine perplexité. Les policiers leur
dirent qu’ils voulaient vérifier la régularité de leur présence, parmi les autres, sur le
sol français. Il songea que de contrôler l’identité de quelqu’un, c’est déjà délégitimer
sa présence, émettre un doute sur sa véritable origine, mais cette pensée
s’évanouit…
– D’où venez-vous ?
Ils dirent qu’ils étaient ensemble.
– De Fécamp, en Normandie.
Ils exigèrent de voir leurs papiers. Ils les leur tendirent. Abel hocha la tête, sans
parvenir à émettre d’abord, le moindre son.
– Ça par exemple ! dit-il, enfin.
– Nous faisons notre travail… Vous vous trouviez là, par hasard ? Sachez qu’il
n’y a jamais vraiment, de hasard, ici, comme ailleurs…
Alice se sentit nerveuse. L’homme qui se tenait à ses côtés, se présenta sous le
nom de Youri Stakalovichi, et refusa de donner sa nationalité.
– Je parle le français, dit-il.
– Qu’est-ce que vous êtes venus faire en France ? demanda le policier.
– Du tourisme.
Il ouvrit son sac de sport. On pouvait voir qu’il y avait pêle-mêle des outils, une
perceuse, du petit matériel.
– Et vous visitez Paris, avec un sac à outils ?
Le policier n’attendit pas sa réponse pour lui faire passer les menottes, en
ordonnant qu’on le fit entrer, sous la pression de deux acolytes, la tête la première,
dans le fourgon.
– Pour vous c’est bon ! Vous pouvez partir, dit-il, à Abel, et Alice… Il y a
erreur…
Ils se faufilèrent dans la cohue des gens figés, restés sous contrôle.
Ils restèrent à proximité, en dehors du cordon de police.
Des hommes criaient, tentaient de se débattre, gesticulaient, maîtrisés. Soudain, il
n’y eut plus personne à attendre d’être interrogé, sur le carré. Les portières
claquèrent, les camionnettes démarrèrent… Les cars de police, à l’appui,
s’éloignèrent.
Ils en restèrent stupéfaits, puis s’éloignèrent, de nouveau.
– Tu crois que l’on va s’en sortir ? demanda-t-il. Que notre pays, va s’en sortir ?
Elle ne répondit pas. Il ajouta :
– J’en doute.

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Ils marchaient depuis longtemps déjà, ballottés dans la cohue de la foule


parisienne, quand ils firent halte à une terrasse de café :
– J’ai toujours rêvé d’aller en Pologne, dit-il… Cela te plairait-il ?
– Pour Chopin, pour Rubinstein, bien sûr… J’aimerais aussi entrer dans la vie de
ce peuple, sentir son cœur qui bat, lui qui a tant souffert, depuis des siècles…
– Idée factice ! Quel peuple ne souffre pas ? La réalité du monde…
Au lieu d’ajouter quoi que ce fût, il se mit à rire, et la prit par le bras.
– Viens !
Ils hélèrent un taxi, et se rendirent à l’ambassade de Pologne, pour obtenir plus
de renseignements. Il donna, son adresse, celle qu’il avait encore, dans le Midi.
Alice était désormais majeure, cela ne posa aucun problème… Puis il changèrent
d’avis, au cas où, et se rendirent à l’ambassade de Finlande…
– Nous pourrions peut-être faire halte, seulement, à Hambourg, sans pousser
plus loin, prononça-t-il…
– Comme tu veux… À toi de choisir.
– Ou monter plus haut, peut-être, aussi, en Scandinavie, à la limite de la Finlande
et de la Suède ? En mer Baltique. Je veux t’offrir ce voyage.
– Comme tu voudras.
Ils partirent pour Stockholm. À l’aéroport, ils eurent le choix pour un petit avion
de ligne, qui atterrissait à Mariehamn, par un temps de ciel bleu magnifique. La
capitale du territoire finlandais autonome d’Äland, (prononcer O-Land), était
pourvue d’une piste qui n’accueillait pas plus de cinquante mille voyageurs par an.
Äland se dressait comme la porte d’entrée de l’archipel finlandais de Turku, le plus
étendu d’Europe, plaque tournante de la mer Baltique, dans sa position centrale au
milieu de la Mare Nostrum du Nord, sur l’axe de l’ancienne route viking entre la
Scandinavie et la Russie. Ils quittèrent l’avion, et prirent un ferry, trois heures de
bateau pour rejoindre Mariehamn, à quatre-vingt milles nautiques de Stockholm.
Avec sa législation particulière sur le plan territorial, son statut dérogatoire et
spécifique, dans l’Union Européenne, les navires faisaient escale, dans l’archipel, en
duty-free. Mariehamn était devenu un port important, permettant de vendre aux
passagers des produits détaxés, notamment, de l’alcool, du tabac. Ceux-ci en
profitaient pour se saouler et faire bombance, à bord des ferries. Viking Line avait
trouvé urgent de baser son siège social, et ses emplois associés, dans la ville, à
Mariehamn.
De l’archipel des Älands, que pouvaient-ils dire, à l’amorce des milliers d’îles qui
le composaient ? De quoi être bercé par le va et vient des vagues, le roulis, le ressac
d’une mer sur lequel le ferry avançait, tant que le dieu Thor, le Dieu des tempêtes
n’était pas entré en colère et n’avait pas surgi. Un roulis régulier et paisible berçait
les voiliers scintillants, sur la mer Baltique. Dès qu’ils abordèrent l’archipel, l’herbe
très verte, l’extrême humidité des sous-bois, révélèrent l’évidence d’une pluie assez
fréquente, mais la journée était relativement ensoleillée, la température assez
clémente, pour convenir parfaitement aux cyclistes nombreux. C’étaient déjà les
soirs d’été. Les bars du moment se remplissaient de jeunes touristes, à la mode

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marine, dont les rires raisonnaient dans l’air doux, en murmures prolongés. Leurs
ondes vocales se répercutaient sur les murs, pour rejoindre la côte voisine, en
traversant la Baltique, vers l’ouest de la Suède, et la partie continentale de la
Finlande.
Le voyage en mer leur parut quand même, assez long.
Du point de départ de Mariehamn, un bus traversait l’île, sur une quarantaine de
kilomètres, à travers une zone sauvage, une nature à l’état pur. Mariehamn
construite sur une péninsule rocheuse, avec son port Ouest qui accueillait les
ferries, et son port Est réservé aux bateaux de plaisance. En longeant le bord de la
route, et les panneaux rouges et jaunes, un élan galopait, dégingandé, puis d’autres,
hauts sur pattes, apparaissaient, et le suivaient, sur des talus fleuris d’épilobes, à
travers des forêts sombres tapissées de mousses et de lichens. À l’orée de champs
de luzerne bien carrés, des chevreuils, ou des cerfs, broutaient. Les maisons, en
bois, d’un rouge sombre, avec leurs fenêtres blanches, garnies de rideaux en
dentelles, défilaient dans ce paysage, décorées de délicates maquettes de bateaux, de
trolls grimaçants, en bois peint, les intérieurs éclairées de veilleuses aux abats jours
satinés, ornées de minuscules plantes vertes. Ils croisèrent des moulins à vent,
vestiges d’une époque lointaine, et arrivèrent à Längnäs, un petit port, au bout
d’une heure.
Juste un quai où ballottaient quelques voiliers, au bout d’un arrêt de bus désert,
sur un parking désert. Ils descendirent, avec quelques quidams, à peine. Sous le
quai, sensibles à leurs chants et pépiements, ils sentirent que des hirondelles
rustiques faisaient leurs nids. Trois vieux bateaux de pêche stagnaient fixés à
l’appontement du quai. Un ferry arriva, prit quelques passagers, et s’éloigna. Les
coques des bateaux de pêche rouillées, ou d’une couleur délavée, grinçaient
légèrement dans leurs chaînes, et leurs haubans. Leurs accastillages s’agitaient en
tous sens, sous une brise légère. Ils faisaient penser aux légendes marines, à la
Baltique foudroyée, déchaînée, en hiver, aux banquises fracturées, aux pêches
miraculeuses d’antan, celles des morue, des harengs, aux trafics, en tous genres.
Autour de Längnäs, des îlots déserts étaient coiffés de quelques bouleaux. Des
eiders passaient, en flottant sur la mer, la tête rentrée sous l’aile. Des harles bièvres
se suivaient, à la queue leu leu, avant de disparaître vers un ponton vermoulu. Des
goélands, postés aux sommets d’arbres secs, avaient l’air d’observer, dans le
voisinage des sternes arctiques, omniprésentes, qui s’envolaient dans une insulte, à
tout ce beau monde, leurs ailes à contre jour sur le miroir métallique de la mer
Baltique.
Encore l’arrivée d’un ferry. Ils le virent ralentir, en douceur, se ranger
perpendiculairement au quai. La lourde porte avant du bateau s’ouvrit, béante, et
toucha délicatement le quai. Des gens descendirent, comme des nains débarquant à
Lilliput, parmi lesquels, un couple danois dont l’homme enfourcha sa moto qui
démarra, des religieuses en tailleurs bleus poussant fermement leurs bicyclettes, des
hommes d’affaires, en costume sombre, attaché-case à la main, qui discutaient dans
une langue inconnu. Suivirent quelques automobiles, un camping-car, un petit

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camion frigorifique. Sur le pont du bateau, un barbu viking, aux yeux clairs,
regardait la scène, du débarquement, l’air blasé. Engoncé dans sa gabardine de cuir
épaisse, il était sorti de sa cabine de pilotage, et mâchouillait une chique effroyable
de tabac en petits paquets, qu’il glissait d’un doigt expert entre ses lèvres et ses
mâchoires. Il observait des hommes d’équipage en train d’empiler des cartons de
marchandises, sur le bord du quai, qu’un livreur rangeait dans sa
camionnette. Quelques minutes plus tard, devant le quai, de nouveau, désert, les
goélands changèrent de poste d’observation, les sternes arctiques disparurent,
momentanément, vers le fond de l’horizon, les harles bièvres traversèrent l’eau, en
sens inverse, quand les remous concentriques s’atténuèrent. L’eau redevint d’un
bleu métallique, presque étale, avec un léger clapotis, régulier, la retombée d’infimes
vaguelettes presque figées, sous un silence de plomb qui retomba sur Längnäs,
perturbée, à peine, par le cri fragile des hirondelles, les prises de bec des sternes, qui
revenaient de loin, le cliquetis, les grincements de chaînes, des voiliers. Les trois
chalutiers, après le départ du ferry, avaient des grincements nostalgiques, en vrais
témoins d’une vie passée…

Le lendemain, ils prirent un nouveau ferry qui flânait entre les îles désertes, dans
un vent frais, serein, un vent scandinave, ni trop fort, ni trop froid, sous un ciel
d’un bleu serein. À l’arrière du bateau, ils étaient plusieurs, accoudés au bastingage,
à laisser glisser leur regard sur la surface bleue de la Baltique, au repos, sans brume,
à l’horizon. Des rochers roses émergeaient, ça et là, des îles. Une île, puis une autre,
une autre encore… Des cormorans, des goélands filaient au ras de l’eau… Des
guillemots tentaient de suivre les cormorans, dans leur vol, et les mouettes de
rejoindre les goélands, en quête de nourriture. Le moteur changea de régime, le
ferry ralentit. De nouveau, un quai minuscule, des hangars, à bateaux, quelques
silhouettes. Ils s’arrêtèrent trois minutes, le temps de faire descendre une voiture,
une poignée de piétons.
Le soleil frôlait les îles, dans un ciel mauve de fin d’après-midi. Mais au long des
nuits d’été, rares étaient les étoiles qui s’imposaient dans les nues. Les îlots, les
rochers, fouettés par la mer, en longues vagues lascives, baignaient dans une
lumière orangée, fixe, inébranlable.
Le bateau freina encore sa course, pour la dernière escale, l’archipel le plus
éloigné des Älands. Une île de trois cents habitants. Ils débarquèrent avec des
autochtones, une camionnette, une moto. La bourgade avait un bureau de poste,
quelques bateaux, un bras de mer, des goélands qui braillaient, autour d’un poisson
mort. D’anciennes baraques de bois vermoulu, leurs pontons bancals,
revendiquaient encore leur droit à la vie, comme un défi, mais s’affaissaient dans
l’eau. De vieilles périssoires pourrissaient sur la rive. Paysage qui rappelait un temps
révolu, les dernières morues disparues, les quelques phoques rescapés des
massacres, réfugiés, sur des hauts fonds, au large. Ils passèrent la nuit chez
l’habitant, moyennant finance.

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Aux heures de la nuit, claire, et sans lune, il n’y avait pas un souffle de vent, les
eaux de la Baltique étaient toujours aussi calmes, les îles se succédaient, multiples,
dissemblables. Entre les arbres, quelque fois, ils découvraient encore une cabane en
bois, avec un ponton. Des gens avaient habités là, autrefois, bravant les rigueurs de
l’hiver. Certaines îles étaient minuscules, d’autres mesuraient deux, ou trois
kilomètres de long, couvertes de forêts où se cachaient les élans. Ils aimaient voir
ces animaux se déplacer d’île en île, en traversant les bras de mer, à la nage, à leur
rythme, nageant, parfois, sur une dizaine de kilomètres, en battant l’eau de leurs
pattes avant, seule la tête dépassant des flots.

A quatre heures du matin, le jour était d’une pâleur presque crépusculaire, dans
un vent léger, au ciel bleu roi, au va et vient des vagues qui venaient mourir dans
leur clapotis incessant, sur les rivages. Des bouleaux éclairés par une lumière lilas,
trempaient leurs pieds dans une anse bordée d’une délicate frange de roseaux. Un
pinson se posa sur une branche, entouré d’une profusion de moustiques. La
clairière apparut, à travers les branches et les ronces, au milieu d’un énorme rocher
de granit rose. Ils firent un feu de bois, dans l’espace découvert, mangèrent du
poisson pêché frit.
De l’autre côté de l’île, la mer se jetait à l’assaut des rochers, le vent était vif,
surprenant. Sur le haut de la plage, parmi les galets patinés de lichens, entre les
pierres lisses et rondes, une vie minuscule, dérisoire, s’activait, celle des arachnides
se déplaçant, avec lenteur, dans le dédale des galets, des bêtes, des insectes
rampants. Au dessus, indifférent à cette vie de termites, le ballet incessant des
goélands et des mouettes, au dessus des pins et des bouleaux, qui volaient sur place,
se croisaient et se touchaient, piquaient, un instant, planaient sur quelques mètres,
passaient et repassaient, en frôlant le sommet des arbres. Dissimulés dans le confort
rassurant des grandes herbes, des élans étaient venus passer une nuit d’été
scandinave, dans un ciel assombri entre minuit et quatre heures du matin. Partout
des lichens, sur les rochers, des arbres depuis le cœur de l’île, jusqu’au ras des flots.
Sur la mince couche d’humus, à la fois éponge et terre nourricière, les végétaux
s’accrochaient, à la vie.
A quelques encablures du rivage, la mer redevenait agressive, et reprenait ses
droits. Des dizaines d’oiseaux encadraient l’embarcation, qui repartit, et ondulait
parmi les îles. Les oiseaux de mer nageaient, plongeaient, ressortaient avec un
minuscule poisson, frétillant dans le bec, s’envolaient sur quelques mètres, se
posaient, faisaient gicler l’eau avec leurs pattes, et dévoraient leur proie.

L’aigle de mer hantait les lieux… On ne voyait jamais arriver le pygargue, à


queue blanche. Sa silhouette surgissait d’on ne savait où, et s’imposait d’emblée
dans le paysage, accaparant le regard de sa suprématie. Le grand prédateur se jouait
du suroît. Ses rémiges frémissantes s’écartaient, se refermaient, tels d’habiles doigts
de plume. Des macreuses et des harles apeurés s’envolaient, au ras de l’eau. Le
rapace descendait jusqu’à frôler le rivage, avec son bec massif de charognard, ses

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yeux scrutateurs, l’éventail immaculé de sa queue. Ses serres étaient sans merci, les
autres oiseaux se hâtaient aussitôt de s’éloigner. De son poste de guet, de sa tour de
contrôle sur un rocher proéminent, avec la vue panoramique sur son domaine vital,
la mer bleu agitée, ses îles et ses îlots à perte de vue, il imposait sa terreur aux
rochers battus par les flots, il régnait tel la statue du Commandeur, dans
l’éclaboussement du soleil nocturne, en seigneur des lieux qui restait des heures
immobiles, à l’affût.
La Baltique virait au bleu de cobalt. Derrière un cormoran aux ailes, en croix, sur
les ombres allongées des îles, le soleil se mourrait lentement, là-bas, vers la Suède, le
moment de repartir était venu, à Mariehamn, et ses deux ports, comme à l’aller, sur
le ferry, direction Stockholm…
– Cela t’a plu ?
– Super.
– Plus que tout, c’est l’air qui fait du bien, les grands espaces, on dit la force
tellurique du sol et de la mer, le caractère sauvage, intouchable d’une nature, à l’état
brut, le pygargue monstrueux de cruauté, avec ses deux mètres cinquante
d’envergure. L’homme ne pourra rien faire contre la latitude inviolée et la puissance
de vie qui émane de ces lieux, il préfère les grosses agglomérations, où la densité de
vie est multipliée par mille, où l’on vit, en sécurité, comme des manchots, avec
l’instinct grégaire des pingouins. Peut-être parce que l’on a peur du chaud, ou du
froid, de l’angoisse et de la frayeur des premiers hommes ?
– De tout, mais il n’y a pas que ça.
– Quoi, alors ?
– Il suffit d’un rien pour que le monde artificiel que l’homme a construit depuis
des milliers d’années, le fruit de son génie s’effondre… Et pourtant…
– C’est son défi qu’il tient sans cesse, et revendique. Sans ce défi, et les dons de
son génie, nous n’en serions pas là. Ce goût de tenter le Diable, comme un pari, un
pacte fait avec la création, sans lui demander son avis. Comment respecter la
nature, s’il s’agit de sa survie ? Les choses alors n’avanceraient pas. Il voudra
toujours imposer sa loi, peut-être ce qui le perdra. Mais la terre a besoin de
l’homme… C’est par une suite d’erreurs, de hasards contradictoires qu’il a trouvé sa
voie, qu’il s’est donné d’autres perspectives, ou que d’autres civilisations ont
disparu. Mais peu à peu, l’homme n’a presque plus droit à l’erreur, son défi face à la
création qu’il utilise, serait fallacieux, un attrape-nigaud impensable…
Ils prirent l’avion à Stockholm, direction la France, en retour.
– Nous repartirons dit-il. Mais il est temps de se ressourcer un peu, dans le Midi.
– Toi aussi, dit-elle, tu ne me demandes pas mon avis.
Il en rit. Pour se faire pardonner, il la regarda profondément, lui fit un baiser, à
peine, sur la joue.
– J’ai un roman à terminer, que j’avais commencé d’écrire, dit-il… L’un de mes
personnages principaux s’appelait Alice, je lui avais donné ce prénom, avant même
que ta mère nous mît en présence, que je fis ta connaissance… À croire qu’il y a

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prédestination, dans mes écrits, que je peux voir, au travers ! N’oublies pas que tu
as tes études à reprendre, ton bac, à passer, toi, dit-il. La môme !
– Bien, monsieur ! Tu décides pour moi, dit-elle, en se recroquevillant, contre
lui…
– Tu m’en veux ?
– Non, puisque j’ai trouvé enfin un père, et un amant… Elle s’empressa
d’ajouter :
– Plus que cela !
Elle s’écarta, l’observa :
– Je sais, dit-elle, en la regardant dans les yeux… Dans dix ans, tu seras un
vieillard, tu me l’as déjà sorti ! Je peux donc ne pas être étonnée, et savoir où j‘en
suis, où je vais…
Il s’efforça de rire en même temps qu’elle, mais par condescendance, ou pudeur,
un peu, en recul… Son regard, un peu railleur, avait presque un ton grave, dans la
lumière dense …

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