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La vie devant soi, Emile Ajar, 1975

Extrait n°3 : la piqûre d’héroïne

On parlait surtout le juif et l'arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des
étrangers ou quand on ne voulait pas être compris, mais à présent Madame Rosa
mélangeait toutes les langues de sa vie, et me parlait en polonais qui était sa langue la
plus reculée et qui lui revenait car ce qui reste le plus chez les vieux, c'est leur
5 jeunesse. Enfin, sauf pour l'escalier, elle se défendait encore. Mais ce n'était vraiment
pas une vie de tous les jours, avec elle, et il fallait même lui faire des piqûres à la
fesse. Il était difficile de trouver une infirmière assez jeune pour monter les six étages
et aucune n'était assez modique. Je me suis arrangé avec le Mahoute, qui se piquait
légalement car il avait le diabète et son état de santé le lui permettait. C'était un très
10 brave mec qui s'était fait lui-même mais qui était principalement noir et algérien. Il
vendait des transistors et autres produits de ses vols et le reste du temps il essayait de
se faire désintoxiquer à Marmottan où il avait ses entrées. Il est venu faire la piqûre à
Madame Rosa mais ça a failli mal tourner parce qu'il s'était trompé d'ampoule et il
avait foutu dans le cul à Madame Rosa la ration d'héroïne qu'il se réservait pour le
15 jour où il aurait fini sa désintoxication.

J'ai tout de suite vu qu'il se passait quelque chose contre nature car je n'avais encore
jamais vu la Juive aussi enchantée. Elle a eu d'abord un immense étonnement et puis
elle a été prise de bonheur. J'ai même eu peur car je croyais qu'elle n'allait pas
revenir, tellement elle était au ciel. Moi, l'héroïne, je crache dessus. Les mômes qui
20 se piquent deviennent tous habitués au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le
bonheur est connu pour ses états de manque. Pour se piquer, il faut vraiment chercher
à être heureux et il n'y a que les rois des cons qui ont des idées pareilles. Moi je me
suis jamais sucré, j'ai fumé la Marie des fois avec des copains pour être poli et
pourtant, à dix ans, c'est l'âge où les grands vous apprennent des tas de choses. Mais
25 je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c'est une
belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du
même bord, lui et moi, et j'ai rien à en foutre. J'ai encore jamais fait de politique
parce que ça profite toujours à quelqu'un, mais le bonheur, il devrait y avoir des lois
pour l'empêcher de faire le salaud. Je dis seulement comme je le pense et j'ai peut-
30 être tort, mais c'est pas moi qui irais me piquer pour être heureux. Merde. Je ne vais
pas vous parler du bonheur parce que je ne veux pas faire une crise de violence, mais
Monsieur Hamil dit que j'ai des dispositions pour l'inexprimable. Il dit que
l'inexprimable, c'est là qu'il faut chercher et que c'est là que ça se trouve. La
meilleure façon de se procurer de la merde et c'est ce que le Mahoute faisait, c'est de
35 dire qu'on ne s'est jamais piqué et alors les mecs vous font tout de suite une piquouse
gratis, parce que personne ne veut se sentir seul dans le malheur. Le nombre des
mecs qui ont voulu me faire ma première piquouse, c'est pas croyable, mais je ne suis
pas là pour aider les autres à vivre, j'ai déjà assez avec Madame Rosa. Le bonheur, je
vais pas me lancer là-dedans avant d'avoir tout essayé pour m'en sortir.

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