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L’ANGE ABÎMÉ

de Sara Stridsberg

Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy

VERSION FINALE 06/07/2022

Commande de traduction de La Mousson d’été, rencontres théâtrales internationales

Pièce traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez


Centre international de la traduction théâtrale

1
DISTRIBUTION

LA FILLE
L’HOMME

2
La scène est vide.
Il n’existe que la lumière et l'obscurité qui disparaissent et réapparaissent. C'est le temps qui passe dans la
vie qui a été.
La fille est adulte.
L'homme est un peu plus âgé qu’elle, ou bien ils ont le même âge.
De temps en temps, une enfant traverse la scène, elle est dans un monde à elle.

3
SCENE 1

L'homme tient la jeune fille endormie dans ses bras, il regarde l'obscurité.
Au bout d'un moment, il commence à se déplacer dans la pièce, comme s'il cherchait à savoir ce qu'il allait
faire d'elle. Il la pose par terre et reste un moment à la regarder. Puis il la soulève de nouveau avant de la
reposer et de la laisser dormir. Il s'assied un peu à l'écart et la regarde. Il allume une cigarette. Elle se
réveille et s'approche de lui.

LA FILLE
Elle revient quand ?

L'HOMME
Qui ?

LA FILLE
Maman.

L'HOMME
Je ne sais pas. Plus tard.

LA FILLE
C’est quand plus tard ?

L'HOMME
Je ne sais pas.

LA FILLE
Personne ne sait ?

L'HOMME
Elle, elle doit le savoir.

LA FILLE
Ah bon ? Tu crois ?

4
L’HOMME
Je ne crois rien, j’espère. Elle me manque comme à toi. On est dans le même bateau.

LA FILLE
Ici c’est pas un bateau. C’est une maison d’été.

L’HOMME
T’as pas besoin de tout prendre au pied de la lettre.

LA FILLE
Je prends toujours tout au pied de la lettre.

L’HOMME
Oui.

LA FILLE
On ne peut pas l’appeler et lui demander ?

L’HOMME
On n’a pas de téléphone.

LA FILLE
Pourquoi on n’a pas de téléphone ?

L’HOMME
On n’en a pas besoin. Dans une maison d’été on n’a pas besoin de parler tout le temps au téléphone.

LA FILLE
Tous les autres ont le téléphone bien que ce soit l’été.

L’HOMME
On n’est pas comme tous les autres.

LA FILLE
Parfois on peut avoir besoin d’appeler.

5
L’HOMME
Je ne pense pas qu’il y ait de réseau aussi haut dans le nord.

LA FILLE
Et s’il arrivait quelque chose ?

L’HOMME
Ici il n’arrive jamais rien. C’est ça le problème. C’est pour ça qu’on s’ennuie autant. Si au moins il pouvait
arriver quelque chose. Une passion. Une catastrophe.

LA FILLE
Et s’il arrivait un truc horrible ?

L’HOMME
Comme quoi ?

LA FILLE
Si tu me laissais de nouveau.

L’HOMME
Je ne vais nulle part.

LA FILLE
Cette nuit t’es parti.

L’HOMME
Je suis juste sorti un moment. Je ne pars jamais loin.

LA FILLE
D’abord j’ai cru que tu avais pris la voiture. Mais elle était là. Tout était comme d’habitude. Il n’y avait que
toi qui avais disparu.

L’HOMME
C’est juste que je m’ennuie la nuit. Et quand je suis à la maison, tu dors profondément.

6
LA FILLE
Comment tu le sais ?

L’HOMME
Je te regarde quand tu dors.

LA FILLE
Tu me regardes ?

L’HOMME
Tu dors comme un petit prince. À poings fermés.

LA FILLE
Si tu me regardes, tu peux me réveiller. Je veux venir avec toi.

L’HOMME
Où ça ?

LA FILLE
Là où tu vas.

L’HOMME
Mais je ne sais jamais où je vais. En général je passe voir un des voisins qui ne dort pas non plus.

LA FILLE
Quelqu’un qui boit aussi ?

L’HOMME
Oui.

LA FILLE
Je veux venir avec toi. Moi aussi je veux voir ce qui se passe la nuit.

L’HOMME
Ok.

7
LA FILLE
C’est marrant la nuit ?

L’HOMME
Parfois. On essaie de disparaître à l’intérieur, de ne faire qu’un avec. Bien sûr, tu viens si tu veux.

LA FILLE
Alors tu me réveilleras la prochaine fois ?

L’HOMME
Certaines nuits sont tellement étoilées qu’on en a le vertige quand on est dans le jardin. L’univers est
tellement proche. Dans ces moments-là, on ne peut pas être seul avec soi-même.

LA FILLE
Je suis là, moi.

L’HOMME
Ça ne suffit pas.

LA FILLE
D’accord.

L’HOMME
T’es d’accord ?

LA FILLE
Je ne sais pas. Comment on sait si on l’est ?
(silence)
C’est bizarre que ce soit si beau ici la journée et si terrible la nuit.

L’HOMME
Je suis content que tu trouves ça beau ici. Je pensais que tu étais trop jeune pour la beauté.

LA FILLE
Ça doit être parce que je suis tellement souvent seule.

8
L’HOMME
Oui. Mais tu ne veux pas écouter Mozart.

LA FILLE
Je déteste Mozart. Dieu aussi.

L’HOMME
Pourquoi Dieu détesterait Mozart ?

LA FILLE
Je crois juste qu’il en a marre de lui.

L’HOMME
Parce que je joue le même morceau en boucle ?

LA FILLE
Sans doute.

L’HOMME
Je vais y songer.

LA FILLE
Les dieux en ont marre de beaucoup de choses en ce qui concerne les humains. C’est pour ça qu’ils vont
envoyer la foudre sur nous.

L’HOMME
Il n’y aura pas de foudre. On l’attend mais elle ne viendra pas.

LA FILLE
Mais maman, elle, elle va venir ?

L’HOMME
Maman va venir. Mais y aura pas d’Armageddon.

LA FILLE
Je me demande comment ce sera quand elle sera là.

9
L’HOMME
Ce sera pareil que maintenant, mais avec elle.

LA FILLE
Non, le monde est différent quand elle est là. Tout est pareil, la maison, l’herbe, le chemin en bas, la mer,
mais le monde, lui, il est différent. Ça devient un tout autre monde.

L’HOMME
C’est vrai. Toi et moi on ne peut pas faire apparaître ce monde nous-mêmes.

LA FILLE
Non, je ne sais pas comment l’expliquer.

L’HOMME
Je comprends ce que tu dis. Tu es bonne pour expliquer les choses insaisissables. Un jour ça te servira.

LA FILLE
J’aimerais que ça me serve maintenant, mais c’est pas le cas.

L’HOMME
Ne sois pas si impatiente. Ça peut faire mal.

LA FILLE
Tu me réveilles si tu sors ?

L’HOMME
Oui.

LA FILLE
J’ai pas peur de toi.

L’HOMME
Mais moi parfois j’ai un peu peur de toi.

10
LA FILLE
De moi ?

L’HOMME
Non, j’ai peur de moi-même.

11
SCÈNE 2

LA FILLE
Moi aussi j’ai un peu peur quand je suis avec toi, mais j’ai encore plus peur sans toi.

L’HOMME
Avant j’avais toujours peur. Maintenant plus du tout.

LA FILLE
Moi je crois que j’aurai toujours peur.

L’HOMME
Mais un beau jour il arrive une chose si terrible qu’on arrête d’avoir peur.

LA FILLE
Donc la chose terrible c’est la porte de sortie ?

L’HOMME
Après ça, peu importe qu’on fasse le bien ou le mal. On sait que tout ira mal de toute façon. Alors on
devient invincible. Un fantôme qui s’en fout de tout. Et on réalise qu’il est possible de faire n’importe
quoi.

LA FILLE
Tu n’as pas le droit de faire n’importe quoi. Quand maman n’est pas là, tu es tout ce que j’ai.

L’HOMME
Toi aussi tu es tout ce que j’ai.

LA FILLE
Je t’ai et tu m’as, mais ça ne suffit pas. Pas pour nous.

L’HOMME
Mais tu n’es plus aussi petite que ça.

LA FILLE
J’aime pas être une enfant.

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L’HOMME
Tu détestes Mozart et tu n’aimes pas être une enfant. Comment tu peux savoir que tu n’aimes pas être
une enfant alors que t’as jamais été une adulte ?

LA FILLE
Oui, peut-être que c’est encore pire. Mais je crois pas.

L’HOMME
Tu es déjà suffisamment grande. Et tu comprends les choses. Je crois que tu comprends plus que ce que
tu dis. Tu fais semblant d’être une enfant parce que ça t’arrange.

LA FILLE
Je fais semblant que maman est là. Je fais semblant qu'elle est assise sur mon lit et qu'elle me regarde. Ça
me calme. Alors je peux m’endormir.

L'HOMME
On est obligé de parler de ta mère tout le temps ?

LA FILLE
Mais je pense tout le temps à elle. Et on n’a rien d'autre à se raconter. C’est même toi qui l’as dit.

L'HOMME
Si je meurs, faudra que tu appelles ta mère.

LA FILLE
Mais on n’a pas de téléphone.

L'HOMME
Faudra que tu ailles chez un voisin emprunter son téléphone.

LA FILLE
J’oserai jamais. Pourquoi tu dis ça ?

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L'HOMME
Je ne sais pas. En général on dit des choses juste pour obtenir une réaction. On veut quelque chose. Mais
moi, je ne veux rien. Je suis complètement vide.

LA FILLE
Tu vas mourir ?

L'HOMME
Je ne sais pas. Je ne suis ni vivant ni mort.

LA FILLE
Tu ne peux pas au moins vivre jusqu'à ce qu'elle revienne ?

L'HOMME
Si. Pour toi, je vais essayer.

LA FILLE
Elle revient quand ?

L'HOMME
Je ne sais pas. Mais je te le ferai savoir si j'entends quelque chose. Si je place mes doigts comme ça et que
je te regarde, tu redeviens toute petite. Oui, tu es minuscule. Comme avant. Tu n'y avais pas pensé à ça,
hein ? Tu vois, tu as oublié de penser à ta mère parce que tu regardais mes doigts.

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SCÈNE 3

LA FILLE
Tous les gens que j'aime boivent.

L'HOMME
Alors tu m'aimes quand même un peu ?

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Je te crois pas.

LA FILLE
Oui, je sais pas. Mais j’ai quand même pas envie que tu partes.

L'HOMME
Je ne vais nulle part.

LA FILLE
L'été a l’air toujours plus long que les autres saisons.

L'HOMME
L'été c’est comme la vie, c’est beaucoup trop long.

LA FILLE
Je suis d'accord.

L'HOMME
Les gens se plaignent que la vie est trop courte. Mais merde, qu'est-ce qu'ils foutent de leurs journées ?

LA FILLE
Où est maman ?

L'HOMME
En train de danser.

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LA FILLE
Ah.

L'HOMME
Je comprends qu’elle ne veuille pas danser avec moi.

LA FEMME
Pourquoi ?

L'HOMME
Dans les soirées, c’est tout le temps moi le plus saoul. Je suis toujours à la recherche de quelque chose
d'autre.

LA FILLE
Dans notre famille il y a toujours eu de grandes fêtes. C’est notre manière à nous de garder la notion du
temps, non ? Il y a le temps avant la fête où tout le monde patiente, puis la fête à proprement parler où ça
brille de partout, et enfin le temps après, où tout le monde est malade. Et puis ça recommence. À moi
aussi, les fêtes me manquent.

L'HOMME
Alors que c'est la seule que je veux.

LA FILLE
T’as dit quoi ?

L'HOMME
Les meilleures fêtes ne se terminent jamais.

LA FILLE
Ah ça non.

L'HOMME
On peut danser un peu ?

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LA FILLE
Non merci.

L'HOMME
Ta mère est tellement belle quand elle danse. Quand elle danse, on dirait qu’elle fait l'amour.

LA FILLE
Je ne sais pas ce que ça veut dire.

L'HOMME
Tu le sauras un jour. C'est la meilleure chose de la vie.

LA FILLE
Ah oui ? Pourquoi ?

L'HOMME
L’espace d’un instant, on sort de soi-même, on est projeté dans l'univers, puis on est renvoyé tout en bas.
C'est la même sensation que quand on nous pardonne.

LA FILLE
Je ne veux pas sortir de moi-même.

L'HOMME
T’es rigolote. Tu le sais, ça ?

LA FILLE
Peut-être, mais ça ne veut pas dire que je rigole pour autant.

L'HOMME
Non, bien sûr. Un jour, ça te servira.

LA FILLE
Quoi ?

L'HOMME
Ta façon d’être.

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LA FILLE
Je suis comment ?

L'HOMME
Tu le comprendras plus tard.

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SCÈNE 4.

L'HOMME
Ah mais t’es là.

LA FILLE
Oui, peut-être bien que oui. Il est étrange cet endroit.

L'HOMME
Mais beau aussi.

LA FILLE
C'est un château ?

L'HOMME
Oui, on peut dire ça. Le château du fond du monde.

LA FILLE
Quand j'étais petite, on vivait dans un château.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Les autres, eux, vivaient dans des immeubles ordinaires.

L'HOMME
On venait d'ailleurs. D'un autre monde.

LA FILLE
Mais en réalité c’était juste une maison ordinaire, non ? Même si elle avait des tours et une hauteur sous
plafond incroyable.

L'HOMME
On vivait dans une très belle maison. On l'appelait le château. Tout le monde ne peut pas vivre comme ça.
N’oublie jamais ça. Tu viens d'une famille spéciale.

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LA FILLE
Qu'est-ce qu'on a de spécial ? On n’a jamais rien eu de spécial ?

L'HOMME
C'est un don qu’on a reçu. On est au-dessus des autres. Un peu majestueux, tu vois.

LA FILLE
On est au-dessus et tout en bas à la fois ?

L'HOMME
Grandioses et éclatants.

LA FILLE
Exclus et damnés.

L'HOMME
Je suis un peu fatigué.

LA FILLE
Je peux me taire.

L'HOMME
Non, j'aime bien quand tu parles. Je suis content que tu sois venue. J'ai oublié de te le dire.

LA FILLE
Ok.

L'HOMME
Je ne devrais pas être ici. Mais c’est intéressant d'étudier les autres. On apprend des choses. C'est ce que
dit le médecin chef. Il me dit "Vous ne devriez pas être ici".

LA FILLE
Peut-être qu’il dit ça à tout le monde. T’y as pensé ?

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L'HOMME
J'essaie de ne pas trop penser.

LA FILLE
Si on se met la tête à l’envers, on arrête de penser. T’as déjà essayé ?

L'HOMME
J’ai bien peur que oui. À l’avenir, je crois que je vais essayer de ne pas trop me mettre la tête à l’envers.

LA FILLE
Ah bon.

L'HOMME
En ce moment, j’ai une place privilégiée. Je peux discuter avec le médecin chef quand je veux. Et à partir
de maintenant, je ne vais faire que m'élever.

LA FILLE
T’es fou, c’est ça ? C’est juste une question que je me pose. Ça ne me dérange pas que tu sois fou, c'est
juste que je sais pas trop ce que ça veut dire.

L'HOMME
Oui peut-être un peu. Mais ça va. C'est pas dangereux. En fait, je dirais plutôt que je prends de la hauteur.

LA FILLE
Ok. C’est bon à savoir.

L'HOMME
Tu t’en vas ?

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
J'aimerais que tu sois là tout le temps. Tu apprendrais plus de choses ici en une heure qu'en une année à
l'école, tu sais.

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LA FILLE
Mais je peux revenir. Et je peux t'apporter quelque chose dont tu as besoin. Si tu veux.

L'HOMME
Tu sais ce que tu pourrais m’apporter ?

LA FILLE
Non ?

L'HOMME
Ta charmante maman. C'est d'elle dont j'aurais besoin en ce moment.

22
SCÈNE 5

LA FILLE
T’es assis là, toi ?

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Tout seul ?

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Je passais juste. J'allais chercher du pop-corn.

L'HOMME
Ils font quoi les autres ?

LA FILLE
Ils sont en train de danser. T'as pas le droit de boire ?

L'HOMME
Non malheureusement.

LA FILLE
Je ne savais même pas que tu serais là.

L'HOMME
Je ne savais pas non plus, mais j’ai eu une petite permission.

LA FILLE
Ah bon. Du château ?

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L'HOMME
Oui, du château du fond du monde. Il va bientôt falloir que j'y retourne. Je peux te demander quelque
chose ?

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Ta mère a rencontré quelqu'un ?

LA FILLE
J'ai pas le droit de te le dire.

L'HOMME
Oui bien sûr. Mais tu viens de le faire.

LA FILLE
Je suis désolée.

L'HOMME
Ça ne fait rien.

LA FILLE
C'est vrai ?

L'HOMME
Retourne voir ta mère maintenant.

LE FILLE
Et toi, tu vas où ?

L’HOMME
Je vais rester ici un moment.

24
SCÈNE 6

LA FILLE
Tu as eu un bébé ?

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Il est arrivé quand ?

L'HOMME
Là. À l'instant. C'est une fille.

LA FILLE
Je croyais que tu attendais maman.

L'HOMME
Pas là.

LA FILLE
T’es content ?

L'HOMME
Bien sûr. J'ai cinquante ans. Bien sûr que je suis content d'être père. Maintenant qu’il ne me reste plus
qu'un bref instant avant l’immense obscurité.

LA FILLE
Comment elle s’appelle ?

L'HOMME
Hanna, mais ça, je te l'ai déjà dit.

LA FILLE
Non, le bébé. Comment elle s'appelle ?

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L'HOMME
Elle n'a pas encore de prénom.

LA FILLE
Elle est toute douce.

L'HOMME
Oui. Tu trouves qu’on devrait l’appeler comment ?

LA FILLE
Je sais pas. La Belle au bois dormant, peut-être. Ou Therese Törnqvist.
L'homme rit.
Ou peu importe. Elle pourrait avoir n’importe quel prénom. Tout lui irait. Elle a une tête à avoir un
prénom très spécial et en même temps totalement ordinaire.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Totalement ordinaire et pourtant c’est l’être le plus important du monde.

L'HOMME
Tu as des nouvelles de Therese Törnqvist ?

LA FILLE
Non.

L'HOMME
On perd toujours des amis en cours de route. C'est normal. Je ne suis pas sûr qu'on puisse l'appeler Belle
au bois dormant.

LA FILLE
Je peux la tenir ?

L'HOMME
Bien sûr. C'est ta sœur.

26
LA FILLE
C'est vrai ?

L'HOMME
Oui, vous avez le même père.

LA FILLE
Je rigolais. Je ne veux pas décider comment elle s’appellera. Mais tu promets que tu seras gentil avec elle?

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Tu ne la laisseras pas seule. Tu ne lui feras pas peur. Tu ne l’oublieras nulle part.

L'HOMME
Bien sûr que non, c'est un nouveau départ.

LA FILLE
Faut pas que tu boives maintenant que tu as un bébé. Ou alors, tu peux boire juste un tout petit peu. Mais
pas beaucoup. Faut pas être soûl. Faut pas faire de grandes fêtes.

L'HOMME
Non, je vais faire attention.

LA FILLE
J'ai toujours voulu un enfant. Depuis que je suis petite. Maintenant, j'ai l'impression d'en avoir un. Un tout
petit peu, du moins.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Mais elle n’est pas à moi. Je veux dire, je ne peux pas la prendre et m'en aller.

27
L'HOMME
Tu peux la prendre et t’en aller un moment. La promener dans son landau pour que sa mère puisse se
reposer.

LA FILLE
C’est vrai ?

28
SCÈNE 7.

LA FILLE
En fait, je n’avais pas envie de te la rendre. Je voulais la cacher dans mon sac et rentrer chez moi.

L'HOMME
Tu aimes être avec elle.

LA FILLE
Oui, j’en ai jamais marre d’elle. C'est bizarre.

L'HOMME
C’est pas bizarre. C'est ta sœur.

LA FILLE
Je rêverais qu'elle soit seulement à moi. Mais le dis pas à sa mère.

L'HOMME
Tu as le droit de rêver. Rêver ça ne fait pas de mal.

LA FILLE
Elle a déjà une mère.

L'HOMME
Oui, c’est vrai. Mais elle n'est pas là en ce moment. Alors tu peux être un peu sa mère.

LA FILLE
Elle revient quand ?

L'HOMME
Elle est tellement jeune. Elle a besoin de faire des choses. Je crois qu'elle est en train de découvrir le
monde.

LA FILLE
Et toi, tu es là.

29
L'HOMME
Tu peux être sa mère l’espace d’un instant. On peut faire semblant.

LA FILLE
Mais moi aussi faut que je m’en aille. Moi aussi, je suis jeune. En fait, je suis très jeune. Mais elle est
toujours tellement triste quand je pars. Ça me rend triste, moi aussi.

L'HOMME
Qu'est-ce que tu vas faire dehors ? Le monde existe encore ?

LA FILLE
Je ne sais pas.

L'HOMME
On a l'impression que tout s’est effondré.

LA FILLE
Peut-être que le monde s'arrête à cette porte. En tout cas, c'est ce que je pensais avant. Que maman
disparaissait dans le néant quand elle l'ouvrait. Qu'une fois qu'elle avait quitté la maison, elle n'existait
plus dans le monde. Imagine qu’elle ressente la même chose quand je pars ?

L'HOMME
Alors reste. Reste avec nous.

LA FILLE
Je peux rester encore un petit peu.

L'HOMME
Tu veux boire quelque chose ?

LA FILLE
Tu avais promis de ne pas boire quand tu t'occupes d'elle.

L'HOMME
Je sais, mais plus je bois, plus je deviens sobre. Y a donc aucun danger.

30
LA FILLE
Juste un petit verre alors. Ça me rend tellement soûle.

L'HOMME
Alors je vais essayer de trouver un verre de gnomes.

31
SCÈNE 8.

LA FILLE
Qu'est-ce que tu fais ?

L'HOMME
Je me change. C'est important de prendre soin de ses vêtements et de son apparence. De se couper les
cheveux, de se raser. Ça fait partie du programme.

LA FILLE
Tu t'es fait mal ?

L'HOMME
Ah ça ? Oui, je suis tombé dans un feu. Près de la mer. Mais maintenant ça va mieux, j'ai plus mal.

LA FILLE
Aïe. C’est la marque de la grille d’un barbecue ?

L'HOMME
Laisse tomber.

LA FILLE
Je vais essayer.

L'HOMME
En tout cas maintenant je suis à la maison. Enfin, chez moi. Je ne sais pas comment appeler cet endroit.

LA FILLE
Tu vis ici donc je pense que tu peux l'appeler ta maison.

L'HOMME
Ce serait mieux si tout n’était qu’une question de sémantique. Le problème c’est qu’après l'enfance on
n’a plus de maison. Même si on appelle ça comme ça.

LA FILLE
Comment s'est passé le voyage ?

32
L'HOMME
Comme tous les voyages.
Je voyage dans le travail. Je m’adapte au temps. C'est ce que je fais. Je m’adapte aux temps.

LA FILLE
Oui.
(Silence)

L'HOMME
Les premiers jours, on n’avait pas le droit d’aller plus loin que jusqu’au mât. Et on ne nous expliquait pas
l'idéologie derrière le programme. On se serait presque cru en Union soviétique.

LA FILLE
Je suis venue là-bas. Je sais tout ça.

L'HOMME
C’était bien quand tu étais là. C’est toujours bien quand tu es là.

LA FILLE
Non, ça n'avait pas l'air d’une institution.

L'HOMME
J'ai dit institution ?

LA FILLE
Tu as pensé institution.

L'HOMME
Oui, c’est bien ce que je dis. Tu m’as toujours plus compris que moi-même. Et maintenant, tu arrives à lire
dans mes pensées.

LA FILLE
Mais j'étais triste aussi quand j'étais là-bas.

33
L'HOMME
Bah qui ne l’était pas ?

LA FILLE
J’étais triste de te faire du mal. Ils me le disaient tout le temps, ceux qui étaient là-bas comme toi.
Comment tu peux venir ici et frapper quelqu'un qui est déjà à terre ? Ils disaient tous la même chose.
Comme s’ils avaient répété ensemble. C'était la dernière chose que je voulais. Te faire du mal. Je n'ai
jamais voulu te faire de mal.

L'HOMME
Je sais. Je sais.

LA FILLE
C’est ça qu’ils disaient tout le temps. Ils disaient tout le temps exactement la même chose. Comme s'ils
avaient répété ensemble.

L'HOMME
Là-bas c'est comme ça, on apprend une nouvelle langue. Mais le problème c'est qu’après, quand on sort,
le monde, lui, il n’a pas changé. En fait c’est comme si on essayait de résoudre les problèmes du monde
entier en ne parlant qu’espagnol.

LA FILLE
Je me suis demandé comment allaient les autres.

L'HOMME
Ça dépend de qui tu parles. La plupart ont recommencé à picoler. Donc si tu leur demandes, ils sont de
nouveau au top.

LA FILLE
Et toi, comment tu vas ?

L'HOMME
C'est pas facile. Mais je ne bois pas quand je te vois. Après toutes tes visites là-bas, je ne pourrais plus
jamais faire ça.

34
LA FILLE
Y en a un qui est tombé amoureux de moi. Ou plutôt plusieurs. Y en a un qui m'appelle toujours pour
qu’on se voie.

L'HOMME
Évidemment qu'ils sont tombés amoureux de toi.

LA FILLE
Si je me souviens bien, là-bas on n'avait pas le droit de tomber amoureux. C'était une des règles.

L'HOMME
Oh là là, tout le monde tombait amoureux là-bas. C’était l’activité principale. Moi j'étais tout le temps
amoureux. Y avait rien d’autre à faire.

LA FILLE
En fait, j’aimais bien être là-bas. C'était agréable, d’une certaine façon. Oui, j'aimais même être enfermée.
Ne pas être obligée d’avoir une vie à moi. Et je ne voulais pas que tu sois seul.

L'HOMME
Évidemment qu'ils sont tombés amoureux de toi. Moi aussi, si je t'avais rencontrée là-bas.

LA FILLE
Mais on se connaissait déjà.

L'HOMME
Oui, on peut dire ça.

LA FILLE
Tu te souviens de la première fois qu’on s’est rencontrés ?

L'HOMME
Oui. Le 19 août 1974. Le matin.

LA FILLE
Oui.

35
L'HOMME
Je me souviens que j'étais terrifié à l'idée d'aller voir ta mère. Tout ce que je voulais c’était m'enfuir.

LA FILLE
Et après ?

L'HOMME
Et après j’y suis allé.

LA FILLE
J'étais toute petite, non ?

L'HOMME
Oui, minuscule. Tu étais arrivée un peu trop tôt.

LA FILLE
Ils t’ont dit que j'étais une fille.

L'HOMME
Ça, je ne m'en souviens pas. Ils ont dû me le dire, oui.
Une petite fille. C'était un peu effrayant.

LA FILLE
Que je sois une fille ?

L'HOMME
Oui, la première fois que j'ai changé ta couche, on aurait dit que tu avais une plaie entre les jambes. Mais
après, ça s'est bien passé. Je m'y suis habitué. C'est moi qui avais insisté pour t'avoir. Ta mère était
tellement jeune. Sûrement trop jeune. Et pourtant, tu es devenue son enfant. Mais moi je n'ai jamais été
très doué pour ces choses-là.

LA FILLE
Pour quelles choses ?

36
L'HOMME
L'amour.

LA FILLE
Ah ça. Non.

L'HOMME
Et tu étais très contente quand on a divorcé. Une enfant étrange.

LA FILLE
Un père étrange.

L'HOMME
Il n’y a que ta mère qui soit normale. Et elle n'est pas franchement normale non plus. Ou plutôt elle est
tellement normale qu'elle en devient effrayante. Elle, moi et toi, on était comme toutes les familles, une
petite constellation temporaire vouée à être dispersée par le vent.

LA FILLE
Mais tout était mieux quand tu n'étais pas là.

L'HOMME
Ça je peux imaginer.

LA FILLE
Puis j'ai commencé à venir chez toi. Ou plutôt, chez vous deux. Chez toi et Hanna.

L'HOMME
Oui. Tu as commencé à surgir comme le diable de sa boîte.

LA FILLE
À l'époque vous étiez heureux, quand j’ai commencé à venir chez vous.
Mais je n’avais pas de chambre à moi.
J'étais comme Boucle d'or qui dormait dans le lit des autres.

L'HOMME
Oui, je suppose qu’on l’était.

37
LA FILLE
Vous ne l’êtes plus ?

L'HOMME
Quoi ?

LA FILLE
Heureux.

L'HOMME
Personne n’a le temps d'être heureux. Tu as déjà rencontré quelqu’un d’heureux, toi ?

38
SCÈNE 9.

LA FILLE
Elle est où ?

L'HOMME
Qui ?

LA FILLE
Ma sœur.

L'HOMME
Elle n'est pas là ?

LA FILLE
Non, elle n'est pas là. Elle est nulle part. Elle passe toujours en courant.

L'HOMME
J'étais assis là à penser à quelque chose et puis tu es arrivée. Je pensais à ma mère. Elle te ressemble. Le
meilleur d'elle est en toi.

LA FILLE
Elle est où ?

L'HOMME
Qui ?

LA FILLE
Arrête. Ça me fait peur.

L'HOMME
Je rigole. Elle a déménagé.

LA FILLE
Comment ça, déménagé ?

39
L'HOMME
Elle et sa mère sont parties. Je pensais que tu le savais.

LA FILLE
Elles étaient là la semaine dernière. Personne ne m'a rien dit.

L'HOMME
Tout ça, ça peut changer très vite. La vie change tout le temps.
Tout le temps. C'est la seule garantie qu’on a. Aussi bien quand on est au paradis que quand on est en
enfer. La vie change tout le temps.

LA FILLE
Merde.

L'HOMME
Hanna est jeune. Elle va vivre sa vie maintenant. C'est bien. Moi, je suis vieux.

LA FILLE
Pas si vieux.

L'HOMME
J'ai encore peut-être une année ou deux devant moi.

LA FILLE
Une année ou deux ? Mais t’as seulement 57 ans.

L'HOMME
Seulement. Seulement. Faut être réaliste.

LA FILLE
Qu’est-ce que c'est grand ici. Il y a tellement de pièces. Je n'y avais jamais pensé.

L'HOMME
Oui.

40
LA FILLE
On dirait une église.

L'HOMME
Mais sans Jésus. Il n'y a plus que toi et moi.

LA FILLE
Faut que je puisse la voir.

L'HOMME
Appelle sa mère.

LA FILLE
Elle habitera chez toi parfois ?

L'HOMME
Non, impossible. C’est trop petit.

LA FILLE
On vient de dire que c'est grand ici. Comme une église.

L'HOMME
Je vais prendre un endroit plus petit.

41
SCÈNE 10.

LA FILLE
Je suis allée les voir. Chez elles.

L'HOMME
Elles vont bien ?

LA FILLE
Oui je crois.

L'HOMME
C’est bien.

LA FILLE
Même si c'était un peu bizarre sans toi. J’avais l’impression d’être une étrangère.

L'HOMME
Tu n'es pas une étrangère.

LA FILLE
Elle est tellement grande maintenant. Elle passe presque tout son temps dans sa chambre. Avant on
jouait, mais maintenant la seule chose qu’on peut faire c’est discuter et je ne sais pas quoi lui dire. Elle
non plus, je crois. Elle ne parle pas beaucoup. Donc on a regardé un film. C’est comme si elle était plus
âgée que moi.

L'HOMME
Ce qui existait entre vous avant, vous le retrouverez.

LA FILLE
Tu crois ?

L'HOMME
Non. Je ne sais pas. À une époque, j'essayais de l'appeler tous les soirs, puis j'ai arrêté. Ça s’est juste
éteint.

LA FILLE
Elle est devenue tellement silencieuse.

L'HOMME
Oui, c'est difficile de parler à quelqu'un qui ne dit jamais rien. Parfois, j'ai l'impression qu'elle et sa mère
n'ont jamais existé. Comme si une énorme vague les avait emportées loin d'ici.

LA FILLE
Mais elles vivent juste à côté. Si on était des oiseaux, on y serait en quelques secondes.

L'HOMME
Manifestement on n’en est pas. Mon nouvel appartement est joli, non ?

LA FILLE
Oui, très joli. Un peu plus petit que l’autre, mais aussi joli.

L'HOMME
J'ai même des fleurs. Devant toutes les fenêtres. C'est tellement joli que c'est comme un rêve.

42
LA FILLE
Tu vas être bien ici. J’en suis sûre.

L'HOMME
Tu ne veux pas venir vivre un peu avec moi ?

LA FILLE
Ici ?

L'HOMME
Non, sur la lune.

LA FILLE
Tu veux dire ici ? Que j'emménage ici avec toi ?

L'HOMME
Ça ne coûte rien de demander.

LA FILLE
Mais je suis adulte.

L'HOMME
Moi aussi. Mais ce n’est pas pour autant que je veux vivre seul. Tu veux vivre seule, toi ?

LA FILLE
Oui, je crois. Quand je vivais avec Johan, je me suis complètement perdue. Je ne pense pas que ce soit une
bonne chose pour moi.

L'HOMME
Non, l'amour n'est pas fait pour les faibles.

LA FILLE
En tout cas, après ça j'ai décidé de ne plus jamais être en couple. Donc pour l'instant, c'est comme ça.

L'HOMME
Je crois que je n'ai jamais aimé personne.

LA FILLE
Tu as quand même aimé ta mère. Tu as dit que tu avais voulu la protéger contre la mort.

L'HOMME
Oui, et regarde comment ça s'est passé.

LA FILLE
Pas très bien, c’est ça ?

L'HOMME
Non pas très bien. Maintenant, les choses peuvent se passer comme elles veulent, je m’en fous.

LA FILLE
Où est sa chambre ?

L'HOMME

43
Nulle part.

LA FILLE
Elle n'a pas de chambre ?

L'HOMME
Non, ça ne s’est pas fait, c’est tout.

LA FILLE
Elle n'a pas d’affaires ici ?

L'HOMME
Je ne crois pas. À moins qu'elle ait laissé quelques trucs.

LA FILLE
Mais elle est déjà venue ici ?

L'HOMME
Avec sa mère. Quelques fois.

LA FILLE
Mais si elle n'a pas de chambre, elle dormira où quand elle viendra ?

L'HOMME
Je ne crois pas qu'elle veuille venir ici. Elle a le droit d’aller où elle veut. Elle a le droit de faire tout ce
qu'elle veut.

LA FILLE
Tout ce qu'elle veut ?

L'HOMME
Je devrais faire quelque chose,
(pause)
mais c’est comme si elle n’était plus mon enfant.

LA FILLE
Pourquoi tu dis ça ?

L'HOMME
Je dis juste comment les choses sont. Ce n’est ni dangereux ni bizarre, c’est comme ça, c’est tout.

LA FILLE
Parfois j'aimerais que tu ne dises pas tout le temps comment les choses sont. Après c’est comme ça que
les choses deviennent.

L'HOMME
Ce n'est pas parce que ça fait mal que ce n'est pas vrai.

LA FILLE
Mais le problème c’est que tu ne dis pas comment les choses sont vraiment. C'est ton enfant. Quoi que tu
dises. Tu n’as pas le pouvoir de changer ça.

L'HOMME
Viens t'asseoir sur mes genoux un instant.

44
(Elle s'assoit sur ses genoux, le regard perdu dans le vide).

45
SCÈNE 11.

LA FILLE
Maintenant moi aussi je suis mère.

L'HOMME
Je sais. Et moi je deviens quoi alors ?

LA FILLE
Tu deviens grand-père.

L'HOMME
Je deviens grand-père. Je le savais bien sûr. Je voulais juste voir si tu suivais.

LA FILLE
Tu crois que tu seras quel genre de grand-père ?

L'HOMME
Je ne sais pas encore.

LA FILLE
On verra bien.

L'HOMME
Celui qui vivra, verra.

LA FILLE
Tout ça c’est tellement irréel. Il est aussi fragile que du verre. Et il sent tellement bon. Comme s'il sortait
tout droit d'un lac.

L'HOMME
Et puis il va grandir un peu.

LA FILLE
Ce sera bien quand il ne sera plus aussi fragile.

L'HOMME
Oui. Je n'ose même pas le tenir.

LA FILLE
Je crois que tu as un peu peur des tout petits.

L'HOMME
Oui, sans doute. Et puis je ne suis pas tout à fait sobre.

LA FILLE
C'est plus facile avec moi qui suis adulte.

L'HOMME
Oui. J’étais sur le point de dire que tu pourrais presque être ma mère.

LA FILLE
J'ai fait un rêve horrible. J'ai rêvé que je vous l'avais emprunté, à toi et Hanna.

46
L’HOMME
Ce n’était qu’un rêve. Comme Hanna et moi. Nous aussi on n’était qu’un rêve.

LA FILLE
Hanna me manque à moi aussi.

(Pause.)

L'HOMME
Tu as vraiment tout fait toute seule ? Avec l'enfant ?

LA FILLE
Oui, c'est ce que je voulais.

L'HOMME
De nos jours, on peut faire tout ce qu’on veut. Tant qu’on arrive à se débrouiller.

LA FILLE
Je me débrouille. Je me débrouille toute seule. Comme je l'ai toujours fait.

L'HOMME
Et tout s’est bien passé ?

LA FILLE
Aussi bien que possible. Je l’ai eu. Et puis maman est arrivée. Et si je meurs maintenant, ça n'aura pas
d'importance parce qu’il continuera à vivre. C'est lui qui va vivre maintenant. C'est ce que je ressens.

L'HOMME
Ta mère aussi était très heureuse quand elle a eu un enfant. Quand elle a eu un enfant. C’est bizarre,
non ? Tu trouves pas ? D’avoir un enfant tout à coup ?

LA FILLE
Oui, tout à coup on a un enfant. Tout à coup il est là. C'est génial. J’ai aussi reçu des aides de la ville.

47
SCÈNE 12.

L'HOMME
Tu as vu les filles sur l'autoroute en venant de l'aéroport ?

LA FILLE
Quelles filles ?

L'HOMME
Les prostituées. On dirait des oiseaux sur le bord de l'autoroute. C’est terrible. N'importe qui peut leur
faire n'importe quoi. Ici c'est le seul moyen de gagner de l'argent.

LA FILLE
T’as l'air heureux.

L'HOMME
C'est comme ça, que ça nous plaise ou non.

LA FILLE
C'est beau ici.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Mais c’est loin.

L'HOMME
C’était le but. J'adore le fait de ne pas comprendre la langue. Je ne comprends pas un mot de ce qu'ils
disent. Quand je suis assis dans un des cafés du coin, je les imagine en train de dire des choses
incroyables. Des choses très belles. Mais ils doivent probablement discuter des prix des loyers ici aussi.

LA FILLE
Probablement.

L'HOMME
Ici il y a tout. Tout ce dont j'ai besoin.

LA FILLE
Tu as la mer.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Tu as le ciel.

L'HOMME
Oui. J'ai tout.

LA FILLE
C’est agréable.

L'HOMME

48
Et ici, Harry peut nager autant qu'il veut.

LA FILLE
Et c’est ce qu’il veut. C'est la seule chose qu’il veut.

L'HOMME
S’il en a marre de la piscine, y a juste à aller à la mer et la mer, on ne s’en lasse jamais. Quand elle est
venue ici, elle ne s’est pas baignée une seule fois. Elle est restée assise, enroulée dans des couvertures, à
regarder dans le vide.

LA FILLE
Tu sais bien qu’elle n'aime pas le soleil.

L'HOMME
Tout le monde aime le soleil !

LA FILLE
Non, pas elle. Le soleil, ça la rend malade. Elle aime l'obscurité, elle tire toujours les rideaux.

L'HOMME
Elle n’aime rien.

LA FILLE
C’est peut-être juste qu'elle n'aime pas les mêmes choses que toi. Quand elle était là, tu lui as demandé
ce qu'elle voulait faire ?

L'HOMME
Oui, j’ai dû lui demander. Ou bien je l'ai fait ?

LA FILLE
Je connais plein de choses qu'elle aime.

L'HOMME
Comme quoi ?

LA FILLE
Les filles. La poésie. La télé.

L'HOMME
Non, je ne la connais pas. Pas comme je te connais, toi. Et toi et moi, on ne se connaît pas très bien non
plus. Certaines personnes se tiennent la main toute leur vie. Pas moi. Je suis pas comme ça.

LA FILLE
On dirait une vieille chanson. Certaines personnes se tiennent la main toute leur vie. En tout cas, elle est
venue ici. C'est peut-être le début de quelque chose.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Je suis tout le temps inquiète pour elle. J’ai peur qu’elle n’ait pas la force.

(Silence).

49
L'HOMME
C’est bientôt la fin.

LA FILLE
De quoi ?

L'HOMME
De la vie.

LA FILLE
Il reste quand même encore un peu de temps, non ? Et elle, elle a toute la vie devant elle, tant qu'elle en
a la force.

L'HOMME
Oui. Mais pour moi c'est fini.

LA FILLE
T’es sûr ?

L'HOMME
J'en parle depuis tellement longtemps.

LA FILLE
Mais tu ne le fais jamais. Moi, c'est pour elle que je m'inquiète.

L'HOMME
Moi aussi.

LA FILLE
Bon.

L'HOMME
Si vous pouviez être là quand je le ferai. Vous seriez installées ici au rez-de-chaussée, toi et ta sœur, en
train de dîner et de regarder la mer. Et moi, je m'endormirais simplement, en toute sécurité.

50
SCÈNE 13.

L'HOMME
Vous êtes venus.

LA FILLE
Oui, on vient toujours. Et toi, tu es de retour.

L'HOMME
Je suis trop vieux pour vivre à l'étranger.

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
C’est beau chez moi, non ?

LA FILLE
Oui. Ici aussi.

L'HOMME
À la campagne, la beauté qui nous entoure est gratuite. Le ciel se déroule comme un immense spectacle.
J'ai appris le nom de tous les types de nuages qui existent. Tu sais combien il y en a ?

LA FILLE
Aucune idée. Mais je sens que tu vas me le dire.

L'HOMME
Une dizaine d’espèces et tout un tas de sous-espèces. Plus tard je lui apprendrai. Il est sorti ?

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Il peut venir habiter ici quand il veut. Pour que tu puisses aller travailler et t’amuser. Ici, il y a tout ce
qu'un enfant peut souhaiter.

LA FILLE
Il ferait quoi toute la journée ?

L'HOMME
Il regarderait la télé. Il irait voir les vaches. On ferait un tour en voiture. Toi et moi on a beaucoup bougé
en voiture quand tu étais petite. On allait rendre visite aux gens.

LA FILLE
Oui, mais ce n'était pas très drôle.

L'HOMME
Non, peut-être pas. Peut-être pas pour toi.
(Pause.)
Pourquoi tu ne m'as pas dit qu'elle était malade ?

51
LA FILLE
Elle ne voulait pas.

L'HOMME
Mais je suis son père.

LA FILLE
Tu crois que tu l’es toujours ?

L'HOMME
C'est toi qui as dit que je le serai toujours.

LA FILLE
Elle voulait que personne ne le sache. Mais tout le monde le sait de toute façon. Pas besoin de diagnostic
pour le savoir. Et je ne crois pas aux diagnostics. Ils ne sont là que pour camoufler les choses.

L'HOMME
C'est peut-être vrai.

LA FILLE
Parfois, je me dis qu'elle va s'en sortir. Y a personne comme elle. Donc elle est obligée de s’en sortir.

L'HOMME
J’aimerais pouvoir faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Elle ne veut pas me voir.

LA FILLE
Ça va peut-être passer. Elle peut changer d'avis.

L'HOMME
Tout finit par passer.

LA FILLE
Sauf la mort. Si elle meurt, ça ne passera pas.

L'HOMME
Je mourrai avant.

LA FILLE
Oui, t’es obligé.

L'HOMME
Maintenant raconte-moi quelque chose sur ta mère.

LA FILLE
Elle danse à Buenos Aires.

L'HOMME
S'il te plaît, dis-lui qu'elle a été l'amour de ma vie. Je crois que j'ai oublié de le lui dire.

LA FILLE
D'accord. T’as bu ?

L'HOMME
Comment j’arriverais à supporter tout ça sinon ?

52
LA FILLE
Pour moi tout était pire quand je buvais.

L'HOMME
Je suis content que tu aies arrêté. Il faut que tu prennes soin de toi. Maintenant que le monde est en train
de sombrer, peu importe qui boit et pourquoi.

LA FILLE
Tu crois que le monde est en train de sombrer ?

L'HOMME
Ouais. C'est à cause de ce temps. (Pause.) C’est pas bon signe.

LA FILLE
Tu dis toujours ça. Peut-être que c'est juste toi qui sombres.

L'HOMME
On n’a pas envie de sombrer seul. Est-ce qu'Ivar est mort ?

LA FILLE
C’est qui ?

L’HOMME
Tu ne te souviens pas d’Ivar ? Celui qui voulait toujours danser avec ta mère.

LA FILLE
Tout le monde voulait danser ma mère. Moi aussi.

53
SCÈNE 14.

LA FILLE
C'est quoi cette maison ?

L'HOMME
C’est la maison où on garde les morts.

LA FILLE
Ah.

L'HOMME
Tu le savais. C'est pour ça que tu n’as pas emmené Harry.

LA FILLE
Oui, je le savais. Je faisais semblant c’est tout. Tu as dit tout à l'heure que c'était autorisé.
Je vais m'occuper de lui maintenant.

L'HOMME
C'est ce que tu fais depuis toujours.

LA FILLE
Je me suis aussi occupée d’elle. Mais ça n’a rien changé.
(Pause.)
Quand elle était petite, je faisais comme si c’était mon enfant. Maintenant elle n’est plus l’enfant de
personne.

L'HOMME
C'est bien de n'être l'enfant de personne. On devrait naître comme ça. Sans nombril.

LA FILLE
Maintenant, je n'ai plus besoin d’avoir peur. C’est bien.

L'HOMME
Oui, dans la mesure où quelque chose peut être bien maintenant.

LA FILLE
J’avais tout le temps tellement peur. Parfois, je me disais que j'aimerais qu'elle le fasse pour ne plus à
avoir aussi peur.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Et elle peut enfin dormir. C'est ce qu'elle voulait. Même quand elle était petite, elle n’arrivait pas à
dormir.

L'HOMME
Non.

LA FILLE
Je me demande où elle est maintenant.

54
L'HOMME
Partie. Elle est partie. Elle n'est plus là, c’est tout.

LA FILLE
Non, elle est juste un peu en arrière dans le temps. C'est là qu'elle est. Dans ce qui a été. Si elle n’est pas
là maintenant, ce n'est qu'une question de temps. C'est juste qu’on ne peut pas revenir à ce qui a été. Le
temps est une rivière, et on ne peut pas nager à contre-courant.

L'HOMME
Je n'ai jamais pensé comme ça.

LA FILLE
Combien de temps on doit rester, avant de s’en aller ?

L'HOMME
On part quand on en a fini.

LA FILLE
Je n'en aurai jamais fini avec elle.

L'HOMME
Alors c’est eux qui finiront par nous jeter dehors.

LA FILLE
J'aimerais bien qu’on me jette dans la neige. Comme elle. Elle suivait des inconnus chez eux, elle les
laissait lui faire du mal, et après ils la jetaient dehors dans la neige.

L'HOMME
Merde.

LA FILLE
Pourquoi on fait ce genre de trucs ?

L'HOMME
Je ne sais pas. Je ne suis pas une femme.

LA FILLE
Non, tu n’es pas une femme. Je me demande qui tu es.

L'HOMME
Moi aussi.

LA FILLE
Je ne suis pas sûre de vouloir le savoir. Peut-être que je ne te comprendrais pas plus si je le savais. Ou
plutôt, que je n’ai pas envie de te comprendre plus.

L'HOMME
La dernière fois que je l'ai vue, elle était blonde. Maintenant on dirait que c’est quelqu’un d’autre. Sa tête
est tellement grosse. Elle n'était pas aussi grosse avant. Mais c'était il y a longtemps.

LA FILLE
Elle a l’air d’avoir beaucoup souffert. Comme si une tempête avait ravagé son corps. On dirait un ange
abîmé.

55
L'HOMME
Arrête de regarder.

LA FILLE
Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?

L'HOMME
Je ne sais pas. Je ne sais pas.

LA FILLE
Une fois je lui ai demandé ce que la mort signifiait pour elle. Les psys disaient que c'est ce qu’on devait
faire. Parler de ce qui se passe après. Être concret. Comment ils prévoient de le faire. Les conséquences.
Comment tu imagines la mort, je lui ai demandé.

L'HOMME
Et qu'est-ce qu'elle a répondu ?

LA FILLE
Elle a dit : on s'endort, on meurt, quelqu'un nous trouve.

L'HOMME
Et c'est ce qui s'est passé.

LA FILLE
On s'endort, on meurt, quelqu'un nous trouve.

L'HOMME
Je la comprends. On ne peut rien lui reprocher.

LA FILLE
Maintenant je vais dire quelque chose d'horrible.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Si elle avait été mon enfant, elle ne serait pas morte.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Comment ça oui ?

L'HOMME
Oui c’est vrai.

LA FILLE
T’es d’accord ?

L'HOMME
Je n'ai rien à dire à ce sujet. C'est comme ça. Pourquoi je m'opposerais si c'est vrai ?

56
LA FILLE
Parfois j'aimerais que tu ne dises pas tout le temps ce qui est vrai, mais c’est ce que tu fais.

L'HOMME
Je dis les choses comme elles sont. C'est tout ce que j'ai à te donner. Rien d'autre.

LA FILLE
On fait quoi maintenant ?

L'HOMME
Il y a du soleil. On sort.

57
SCÈNE 14 B.

LA FILLE
Reviens.

L'HOMME
Quoi ?

LA FILLE
Reviens.

L'HOMME
Tu lui parles maintenant ?

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Ne fais pas ça. Si on ne fait pas attention, ils nous emmènent avec eux.

LA FILLE
Elle a juste disparu.

L'HOMME
Laisse-la partir.

LA FILLE
Je ne suis pas sûre d’en être capable.

L'HOMME
C'est comme ça.

LA FILLE
Si elle n’était pas ton enfant, je me demande qui elle était.

L'HOMME
Peut-être qu'il n'y a pas d'enfants. Peut-être qu'il n'y en a jamais eu.

LA FILLE
Je lui ai demandé pourquoi elle ne voulait pas te voir. Elle n'a jamais répondu.

L'HOMME
Peut-être qu'il n'y a pas de réponses.

LA FILLE
Ça ne veut pas dire qu’il faut arrêter de demander. C'est ce que je regrette le plus, de ne pas lui avoir posé
davantage de questions. Et toi t’es tellement silencieux. Tu parles tout le temps, pourtant on dirait que tu
ne dis jamais rien. Pourquoi tu n'as même pas demandé où sera la tombe ?

L'HOMME
De toute façon je n’irai pas dessus.

LA FILLE
Pourquoi ?

58
L'HOMME
Parce qu’elle n’y est pas.

59
SCÈNE 15.

L'HOMME
J'ai vendu la maison et tout mis au garde-meubles.

LA FILLE
Et tu habites où maintenant ?

L'HOMME
Nulle part.

LA FILLE
Tu habites bien quelque part.

L'HOMME
Oui bien sûr. Pour l'instant, je suis chez un ami. C'est beau ici. C'est le principal.

LA FILLE
Tu as passé ta vie à déménager.

L'HOMME
Oui, et à chaque fois, il a fallu que je m’emmène avec moi. J'ai reçu beaucoup d'argent pour la maison,
moi qui n'en ai jamais eu. Qu'est-ce que je vais en faire maintenant ?

LA FILLE
Tu as vraiment vendu la maison ?

L'HOMME
Oui, sinon j’en parlerais pas.

LA FILLE
On dirait que tu planifies de te suicider, si tu n'as plus d'endroit où habiter.

L'HOMME
La mort viendra avec ou sans mon consentement.

LA FILLE
J'ai toujours eu peur que tu te suicides, mais tu ne l’as jamais fait. Je ne devrais peut-être pas te poser
cette question mais pourquoi tu ne l’as jamais fait ?

L'HOMME
Voyons, ma chérie. Les narcissiques ne se suicident pas.

LA FILLE
Pourquoi ils ne le font pas ?

L'HOMME
Nous sommes beaucoup trop égocentriques.
(Pause)
T’as entendu qu'Ivar était mort ?

LA FILLE
Je ne sais pas qui c’est.

60
L'HOMME
Celui qui voulait toujours danser avec ta mère.

LA FILLE
Ah lui. Ça a l’air de te faire plaisir.

L'HOMME
Je n’ai plus la force d’avoir une voiture. Je n’irai plus nulle part. Tu la veux ?

LA FILLE
J'ai pas mon permis.

L'HOMME
Tu l’auras peut-être bientôt. Tout va tellement bien pour toi. Tout va dans ton sens.

LA FILLE
Sauf toi. Tu ne vas pas dans mon sens. Je me suis toujours inquiétée pour toi.

L'HOMME
Ça ne me semble pas être une bonne chose.

LA FILLE
Et ça ne l’est pas non plus.

L'HOMME
Bientôt tu n’auras plus à t’inquiéter.

LA FILLE
Je me rappelle de toi il y a vingt ans. De l'homme que tu étais. J'avais l'impression que tu avais tout. Toi et
Hanna dans ce grand appartement. L'enfant. Tous vos amis. Les gens allaient et venaient. Votre maison
était toujours ouverte. J'aimais être là, avec toi et Hanna.

L'HOMME
Moi aussi.

LA FILLE
Et puis t’as commencé à disparaître. Tu ne rentrais plus à la maison la nuit.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Je pense que tu t’es enfermé dans ta propre solitude.

L'HOMME
Effectivement. Je me suis enfermé dans ma propre solitude. Mais ce n'est pas franchement réconfortant
de savoir que c'est entièrement ma faute.

LA FILLE
Tu allais où quand tu partais comme ça ?

L'HOMME
Il y avait un bar juste en face. L’été, je pouvais voir nos fenêtres ouvertes depuis la terrasse. Je m'asseyais
là et je regardais les lumières de l'appartement.

61
J'avais toujours envie de rentrer, mais je n’y arrivais pas.

LA FILLE
Même si tout t'attendait à la maison ?

L'HOMME
Oui, je ne savais pas quoi en faire.
(Silence).
C'est fou que j'aie pu appartenir à tout ça si longtemps. Que je sois quand même arrivé jusque-là.

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Tu es adulte maintenant, t'as pas besoin d'un père. T’as peut-être jamais été une enfant.

LA FILLE
Si, je l'ai été, mais je n'ai jamais vraiment été ton enfant. C’est ça que tu veux dire ?
(Pause).
Alors qu'est-ce que j'étais pour toi, si je n’ai pas été ton enfant ?

L'HOMME
Je ne sais pas. On attend toujours que les enfants grandissent. Comme les arbres. On a peur que ça se
passe mal pour eux et puis c’est ce qui arrive.

62
SCÈNE 16.

L'HOMME
Tout à l’heure je me suis dit un truc. Les gens ici pensent peut-être que tu es ma petite amie.

LA FILLE
Franchement, je ne pense pas qu’ils le pensent.

L'HOMME
Non, quand on y pense, peut-être pas.
(Silence).
Il n’y a pas beaucoup de choses ici. De belles choses. Tu as vu les fleurs ?

LA FILLE
Oui, c'est moi qui les ai apportées.

L'HOMME
Ah, c’est toi ?

LA FILLE
Quelqu'un d'autre est venu ?

L'HOMME
Non, je ne crois pas. Et je ne crois pas que quelqu'un viendra non plus.

LA FILLE
Je ne savais pas de quoi tu avais besoin, alors j'ai apporté des fleurs.

L'HOMME
C'est gentil. Elles sentent bon. Comme ma grand-mère.

LA FILLE
Tu aimais ta grand-mère ?

L'HOMME
Oui beaucoup. Ma grand-mère était merveilleuse.

LA FILLE
Moi je n'ai jamais rencontré la mienne.

L'HOMME
Tant mieux pour toi.

LA FILLE
J’aurais bien aimé. Je crois que j'aurais su plus de choses sur toi.

L'HOMME
Tu lui ressembles. Je te l'ai dit des centaines de fois. Mais sans sa noirceur.

LA FILLE
Je sais. C'est pour ça que tu m'aimes autant.

L'HOMME

63
Ce ne sont pas des fleurs pour des obsèques quand même ?

LA FILLE
Non.

L'HOMME
Comment tu le sais ?

LA FILLE
Comment je sais quoi ?

L'HOMME
Quel genre de fleurs c’est.

LA FILLE
C'est moi qui les ai achetées. Et comme tu n’es pas mort, ça ne peut pas être des fleurs pour des
obsèques.

L'HOMME
Mais bientôt t’en apporteras.

LA FILLE
Oui.

L'HOMME
Car mon temps est écoulé.

LA FILLE
Oui, je crois oui.

L'HOMME
Enfin, je m’apprêtais à dire.

LA FILLE
Je savais que tu dirais ça.

L'HOMME
Oui, tu en as toujours su plus sur moi que moi-même.

LA FILLE
Oui, c'est pénible. Mais tu m'as appris ce que personne d'autre ne m'a appris. Ni maman, ni personne. Tu
m’as appris ce que j'avais besoin de savoir pour pouvoir vivre. Tu as toujours dit les choses comme elles
étaient, même si ça faisait mal. Et il n'y a aucune école qui enseigne ça.
(Pause).

L'HOMME
Tu peux rester encore un peu ?

LA FILLE
C'est toi qui as dit qu’on devait s’éloigner des morts avant qu'ils nous emmènent avec eux.

L'HOMME
J'ai dit ça ? Je n'aurais jamais dû dire ça.

64
LA FILLE
Je reste avec toi maintenant. Si ça t’aide.

L'HOMME
Ça m’aide. Qu’est-ce qu’on fait en attendant ?

LA FILLE
Maintenant ?

L'HOMME
Oui, vu qu’il n'y aura pas d’après.

LA FILLE
On peut discuter un peu.

L'HOMME
Oui, on peut discuter un peu, même si je vais mourir et que toi, tu vas vivre.

LA FILLE
On peut quand même discuter un peu. C’est ce qu’on a toujours fait.

L'HOMME
Je préférerais t'emmener avec moi. Là où je vais.

LA FILLE
Mais tu ne peux pas.

L'HOMME
Il y a tellement de choses qu'on ne peut pas faire. La vie n'est qu'une série d’interdictions. Et maintenant,
il faut mourir.

LA FILLE
C'est ce qu'ils font parfois en Inde. Ou plutôt c’est ce qu'ils faisaient avant.

L'HOMME
Oui, cette fois on aurait dû y aller, et rester. Comme ça, j'aurais pu t'emmener avec moi.

LA FILLE
Tu plaisantes ? Et à la place, j'ai eu une sœur.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Ma sœur est la plus belle chose que tu m'aies jamais donnée.

L'HOMME
Je sais.

LA FILLE
Tu sais ?

L'HOMME
Oui.

65
LA FILLE
C'est ce que je dis à tout le monde. Je dis qu'elle était fragile et belle comme une petite planète.

L'HOMME
Oui.

LA FILLE
Dans un sens, c'est plus facile maintenant que vous êtes tous au paradis. Ou plutôt Le paradis. Tu
comprends ce que je veux dire.

L'HOMME
Oui, c'est la seule chose qui soit bien quand on meurt. Il est trop tard pour tout. De temps en temps je te
regarderai de là-haut pour voir comment tu t'en sors. Je veillerai à ce que tu ne t’amouraches pas de
quelqu'un.

LA FILLE
C'est déjà fait.

L'HOMME
Ah bon ? Je pensais que ce genre de choses ne t’intéressait pas.

LA FILLE
J'ai changé d'avis.

L'HOMME
C’est bien.

LA FILLE
Il m'attend dehors.

L'HOMME
Quel chanceux. Être dehors à attendre quelqu'un qui va venir.

LA FILLE
Comme quand on attendait maman.

L'HOMME
Oui. Ta charmante maman. Comme quand on l’attendait.

LA FILLE
On était comme ça. On l'attendait.

L'HOMME
Tu penses qu'elle viendra à l'enterrement ?

LA FILLE
Si je lui demande, elle viendra.

L'HOMME
Tu le feras ?

LA FILLE
Si tu veux.

66
L'HOMME
Je serais très heureux qu'elle vienne. Et si vous pouviez jouer Mozart pour moi.

LA FILLE
D'accord. Il est temps de se dire au revoir. Au revoir, papa.

(Musique).

67
EPILOGUE.

Peut être dit, mais peut aussi n’être qu’un écho silencieux.

LA FILLE
Personne d'autre n'est venu.

L’HOMME
Non.

LA FILLE
Il n’y a que nous ici, comme toujours.

L’HOMME
Juste nous et la musique.

(Silence.)

L’HOMME
T’entends pas ?

LA FILLE
Bien sûr que si. Tu la mets toujours très fort.

L’HOMME
Ah bon ? Oui, peut-être. Et si personne ne vient ? Quel fiasco.

LA FILLE
Ils viendront.

L’HOMME
Schubert est une pièce où on peut se cacher. Quand on y est, le monde n’existe plus. On est libéré de
tout.

LA FILLE
Ta mère est là ? Dans la musique ?

L’HOMME
Oui, peut-être. Je n'y ai jamais pensé. (Pause). Je me souviens de la musique à son enterrement. Tant
qu’on l’entendait, ma mère pouvait revenir. Je n’arrêtais pas de me tourner vers la sortie au cas où elle se
tiendrait soudain là avec son manteau. J'ai attendu jusqu’à ce que tout le monde soit parti, mais elle n'est
jamais venue.

Pause.

LA FILLE
Tu te sens comment maintenant ?

L’HOMME
Je ne ressens pas grand-chose. Mais c'est comme ça que ça doit être. Maintenant, il ne va plus rien se
passer. Maintenant même moi je ne peux plus rien gâcher.

FILLE
Tant mieux.

68
L’HOMME
Un peu décevant tout ça, non ?

LA FILLE (crie)
Ah regarde, elle est là.
Regarde. C'est maman.
Maman !

Tout s'arrête, le monde s'arrête.

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