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Institut Diocésain de Formation, 2022-2023

Diocèse d’Avignon
« L’homme, être en quête de Dieu »
3ème week-end, 28-29 janvier

Dimanche 29 janvier (texte du cours)


La prière du Fils (Lc 11, 1-13)

Et il arriva, pendant que lui était priant quelque part, quand il eut fini, un de ses disciples lui
dit : "Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean l'a appris à ses disciples."
Or il leur dit :"Quand vous priez, dites
Père
Sanctifié soit ton nom
Vienne ton règne
Notre pain quotidien donne-nous chaque jour
Et remets-nous nos péchés, car nous aussi remettons à tout homme qui nous doit
Et ne nous fais pas entrer en tentation."

Et il leur dit
"Qui d'entre vous aura un ami et ira chez lui au milieu de la nuit et lui dira :"Ami, prête-moi
trois pains puisqu'un ami à moi m'est arrivé de voyage et je n'ai rien à lui servir."
Et celui-ci de l'intérieur répondra : "Ne me tracasse pas, déjà la porte est fermée, et mes
enfants et moi sont au lit. Je ne peux pas me lever et te donner."
Je vous dis, même si s'étant levé, il ne lui donne pas du fait qu'il est son ami ; s'étant
réveillé, du fait de son sans-gêne, il lui donnera ce dont il a besoin.

Et moi je vous dis :


Demandez et il vous sera donné.
Cherchez et vous trouverez.
Frappez et il vous sera ouvert.
Car celui qui demande reçoit,
et celui qui cherche trouve
et à celui qui frappe il sera ouvert.

Or quel père d'entre vous, auquel le fils demandera un poisson, lui accordera-t-il au lieu du
poisson un serpent ?
Ou aussi, auquel il demandera un œuf, lui accordera-t-il un scorpion ?
Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner des dons qui sont bons,
combien plus le Père du ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui lui demandent."

La prière de Jésus, prière du Fils, prière des fils de Dieu

1
Dans son évangile, Luc nous fait souvent regarder Jésus en prière, par 13 fois ; une prière
silencieuse ou exprimée, entre autres :
 Lors du baptême, 3,21
 Avant de choisir ses apôtres, 6 12
 Au Mont des Oliviers, 22,41
 Sur la croix, 23,34 ; 46

Au chapitre 9, il a montré l'effet de la prière ; alors que Jésus avait pris avec lui Pierre, Jean
et Jacques pour s'en aller prier sur la montagne, ceux-ci furent les témoins de son face à face
avec Dieu, les témoins de sa vivante relation avec son Père, c'est pourquoi ils ont vu Jésus
transfiguré. Ils ont contemplé la lumineuse présence de Dieu flamboyer sur le visage de
Jésus et irradier tout son être. Ensuite, lors du retour de mission des 72 disciples Luc nous a
fait entendre le contenu de la prière, la joie et l'action de grâces qui jaillissent du cœur de
Jésus : "Je te bénis, Père Seigneur du ciel et de la terre…» (10,17), Ici, Luc raconte
comment, répondant à la demande d’un disciple, Jésus leur partage sa prière de Fils.

"Alors que lui était en prière quelque part"

Cette indication, tout indéterminée qu'elle soit, nous est précieuse. Puisque Luc ne dit
pas où Jésus prie, c'est que l'endroit n'est pas primordial ; la scène ne se passe donc ni au
Temple, ni dans une synagogue qui sont les lieux habituels où prie le peuple juif ; ni au
désert, ni sur la montagne où ont eu lieu tant de rencontres mémorables avec Dieu, depuis
Moïse jusqu'à Jésus lui-même au jour de sa Transfiguration. Jésus ne choisit pas un endroit
privilégié, sacré, il prie n'importe où, car en tout lieu Dieu est présent, accessible à l'homme,
partout et sans cesse le Fils est proche du Père.

"Quand il eut fini"

Cette précision maintenant retient notre attention ! Lorsque Jésus était en prière, tout
entier engagé dans sa relation avec Dieu, les disciples l'ont sans doute regardé, contemplé ;
attentifs à son attitude qui rendait comme tangible son lien avec Dieu. Sentent-ils
confusément l'intensité particulière, la valeur infinie de sa prière ? Observant, admirant Jésus
en prière, les disciples aspirent à la partager, ils désirent prier comme Jésus, avoir part à sa
prière ; d'où la demande, à la fin de la prière, de "l'un des disciples" qui prend la parole au
nom de tous, pour exprimer leur désir commun : "Apprends-nous à prier comme Jean
l'appris à ses disciples".
Certes des prières, la Bible, la liturgie synagogale leur en offre beaucoup : prière
personnelle comme celle de Salomon ou prière du peuple transmise par le prophète Michée ;
prière d'homme ou de femme, de Moïse ou d'Esther et prière du couple Tobie et Sarra 1;
supplication ou bénédiction, appels au secours et cris de foi…Chaque geste, chaque moment
de la journée et la vie entière d'un juif sont accompagnés de prières. Les disciples les
connaissent, mais ils ont conscience, comme Paul, de ne pas prier comme il faut 2; d'autre
part, ils savent que Jean le Baptiste a appris à ses disciples à prier et ils souhaitent que Jésus
fasse de même. Sans doute, désirent-ils autre chose que des mots nouveaux ; ils ont soif
1
1 R 8,22 – Mi 7,18 – Ex 33,12 – Est 4,17 – Tb 8,5.
2
Ro 8,26
2
d'entrer dans la prière d'un autre - Jean Baptiste ou Jésus – dans le prolongement de leur
prière ; ils demandent d'entrer dans la relation personnelle de Jean ou de Jésus avec Dieu,
parce qu'ils la jugent meilleure et plus forte que celle qu'ils entretiennent eux-mêmes.
Cette prière reçue en commun serait caractéristique de leur groupe et mieux encore, elle
lui donnerait son identité, son unité ; en reliant les membres les uns aux autres et le groupe à
Dieu la prière forgerait leur communauté.
Après Jean Baptiste, Jésus entend leur désir et y répond.

"Quand vous priez, dites …"

Jésus n'élabore aucune explication sur la manière de prier, il ne leur donne pas une
leçon de prière ; il les fait prier, il les met en prière en priant devant eux. Remarquons que les
paroles que Jésus prononce ne sont pas neuves ; elles appartiennent au trésor de la prière de
son peuple (cf. encadré). Pourtant, quelque chose de neuf advient ; Jésus les renouvelle en
les faisant siennes, il leur communique ce qui habite l'intime de son cœur. En donnant à ses
disciples les mots de sa prière, Jésus les introduit dans le mouvement de sa propre prière, il
les emporte dans son mouvement vers le Père et les fait entrer dans sa relation filiale.

Abinu Malkenu:
"Notre père, notre roi".

Qaddish: "la sanctification"


"Que soit glorifié et sanctifié son grand Nom
dans le monde qu'il a créé selon sa volonté
qu'il fasse prévaloir son règne
en votre vie et dans vos jours
et dans la vie de toute la maison d' Israël
bientôt et dans un temps prochain
et dites: "Amen".

Shemone Esré: dix-huit bénédictions


Saint es-tu et merveilleux ton nom
Pardonne-nous, notre Père, car nous avons péché contre Toi
Efface nos péchés,
Délivre-nous par ton Nom.

Prière du Yom Kippour: jour des expiations


"Pardonne-nous nos péchés
comme nous les pardonnons à tous ceux qui nous ont fait souffrir.

3
"…Père"

« La désignation et l’invocation de la divinité sous le vocable de Père sont courantes dans le


Proche Orient ainsi que dans la plupart des religions de l’Antiquité : A Babylone et en
Assyrie, EL, le Dieu suprême du Panthéon est considéré comme le père de l’humanité, en
tant que créateur et le père des dieux autant qu’en Egypte, Amon est le père des dieux et du
Pharaon » (Cahier Ev 68 p.6).
De même, l’idée d'un Dieu Père n'est pas étrangère à la religion juive ; elle s'exprime de
diverses façons dans le premier Testament ; elle s'inscrit, par exemple, dans des noms
propres comme
Joab - le Seigneur est père
Abiel - mon père (est) Dieu …
Cette notion évoque le Dieu créateur, l'origine commune à tous les hommes :
"N'avons-nous pas un père unique, n'est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés ?" (Ml 2,10).
Dans la Bible, l'amour de Dieu est comparé à l'amour paternel ; son action, son attitude à
l'égard des hommes ressemblent à ce qu'un homme fait pour ses enfants : "Le Seigneur
reprend celui qu'il aime comme un père le fils qu'il chérit" (Pro 3,12).
D'autre part, le roi, le juste, l'orphelin sont considérés comme fils de Dieu et plus
encore le peuple à qui Dieu dit : " Je suis un père pour Israël, Ephraïm est mon premier-
né"(Jr 31,9).
Cependant, le nom de "Père" est attribué à Dieu parmi d'autres désignations :
rédempteur – roi – juge – berger – gardien – refuge… Il est plus souvent une dénomination
qu'une invocation. Et, s'il faut retenir comme précieuses ces citations, nous devons aussi être
attentifs au fait que la Bible se méfie de l'idée de Père appliquée au Seigneur, à cause des
ambiguïtés liées à ce titre, dans les religions païennes qui associent à la paternité divine les
thèmes de mariage, fécondation, procréation…toutes réalités qui ne conviennent pas
lorsqu'on parle du Dieu transcendant d'Israël.
En outre, c'est une chose que d'avoir la conscience, la conviction de l'amour paternel
de Dieu et de l'invoquer dans une prière collective ; c'en est une autre que de s'adresser à
Dieu avec le nom que lui donne Jésus. Car, sous le mot grec "Pater", il nous faut entendre,
non pas le vocable hébreu de la liturgie juive, mais l'original araméen "Abba", cité par Paul:
"la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils
qui crie – Abba" (Ga 4,6 – Ro 8,15). L'évangile de Marc transmet également cette
invocation, dans le récit de Gethsémani, sous sa forme primitive doublée de la traduction
grecque "Abba (Père), tout t'est possible, éloigne de moi cette coupe…" (Mc 14,36).
Quant à la signification de ce terme, on s'accorde pour y reconnaître une appellation
aussi affectueuse que respectueuse utilisée par les enfants : Papa chéri ou Père bien aimé.
"Le mot Abba employé par Jésus est la manifestation achevée du mystère de son identité et
de sa mission. A lui, qui avait reçu du Père en plénitude la connaissance de Dieu, appartenait
de droit le privilège messianique de le nommer ainsi familièrement, comme un enfant…Jésus
a donc parlé à Dieu comme un petit enfant à son père, avec la même simplicité, le même
confiant abandon."3

3
Jeremias, Les Paroles de Jésus
4
La communauté chrétienne primitive n'aurait pas eu l'audace d'invoquer Dieu ainsi, car
cette façon de s'adresser à Dieu pouvait paraître, aux oreilles des Juifs, trop intime et trop
peu déférente, si Jésus "qui ne pouvait avoir de tels scrupules" ne lui avait pas enseigné à le
dire. Aujourd'hui encore, nous osons dire ce que Jésus nous a appris.
Les mots connus sont comme de vieilles outres que le vin nouveau de la prière fait
éclater ; ces mots, dans la bouche de Jésus, sont bien une prière nouvelle, la prière de la
Nouvelle Alliance que nous recevons de lui; il nous faut la présence du Fils pour nous
l'apprendre.
Quant aux demandes qui suivent, qu'elles concernent Dieu lui-même, son nom et son
règne ou qu'elles expriment les besoins des hommes (pain – pardon - force dans la tentation),
elles sont toutes à relier à ce titre initial de Père, dans son acception la plus intime et la plus
confiante.

"Sanctifié soit ton Nom"

Pour un Sémite, le nom est caractéristique de la personne ; il n'est pas un ornement


mais il exprime l'identité, l'être profond ainsi que la mission de celui qui le porte.
L'expression du psaume 4 "Saint est son nom" reprise dans le Magnificat, peut se comprendre
de la manière suivante : "Il est Dieu ", car le nom 'Saint' est synonyme de 'Dieu'. Ici Jésus
prie pour que soit sanctifié le Nom de son Père, le Nom de Dieu ; il emploie un passif divin
pour souligner que Dieu est à l'œuvre dans cette action. Et, de même que Dieu seul peut
diviniser, rendre divin, de même le Saint seul peut sanctifier, rendre saint. Rendre saint ou
divin, c'est à dire faire devenir ce qu'Il est ou encore révéler ce qu'Il est, révéler qui Il est. On
remarquera la traduction de la TOB "Père, fais-toi reconnaître comme Dieu " qui va dans ce
sens : fais connaître que tu es Dieu, révèle à tous qui tu es : un Dieu Père.
Il est nécessaire que Dieu lui-même fasse connaître encore et toujours son visage que
l'homme ne cesse de défigurer, à cause du soupçon originel. Dieu a promis de le faire, par
son prophète Ezéchiel "je sanctifierai mon grand nom que les hommes ont profané et les
nations sauront que je suis le Seigneur " (36,20). Les hommes méconnaissent, déshonorent
Dieu et son Nom en le soupçonnant d'être ce qu'il n'est pas : un tout-puissant impassible, un
Dieu indifférent ou un tyran capricieux, un Très Haut très lointain…
La prière de Jésus s'inscrit dans cette promesse de Dieu ; avec Jésus est venu le temps
de l'accomplissement de la prophétie d'Ezéchiel. Jésus nous apprend à demander que Dieu
dévoile son nom, son être de Père, l'amour paternel dont il entoure les hommes et son désir
que les hommes vivent comme ses enfants.
C’est bien à Jésus qu’il revient de faire connaître le véritable visage de Dieu ; en effet,
nous l’avons entendu dire quelques versets plus haut, qu’il est le Fils, le seul qui connait le
Père et celui qui veut révéler ce Père (10, 22).
Et ce jour-là, grâce à Jésus, Dieu change de nom ! Au lieu du tétragramme
imprononçable confié à Moïse, YHWH, au lieu de ce "grand nom" auréolé de mystère, ce
langage simple, ce mot d’enfant, ABBA, va désormais dire tout à la fois sa majesté, sa
proximité, sa tendresse. Dans ce nom, Dieu fait resplendir sa gloire et la douceur de son cœur
de Père. Et si l'on entend bien ce que dit le psaume : "Ta splendeur est chantée par la bouche
4
Psaume 111,9
5
des tout-petits"5, Abba est le nom – le petit nom – qui convient à Dieu puisque c'est aux tout-
petits que le Père préfère révéler son mystère ; Jésus a chanté cela avec une allégresse
émerveillée.6

"Vienne ton Règne"

Après la révélation du Nom du Père, Jésus demande qu'advienne le Règne du Père. Ce


désir de son cœur filial confirme la mission qu'il a reçue de Dieu :" J'ai été envoyé pour
annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu (4,43). Jésus a annoncé ce Règne par ses
paroles et ses gestes ; il a proclamé son approche imminente, il en a donné des signes
concrets à travers les guérisons libératrices qu'il a réalisées. Et c'est après avoir parlé du
Règne de Dieu au désert où des foules l'avaient suivi que Jésus leur avait partagé le pain reçu
de Dieu, le pain de sa vie filiale et fraternelle. Il signifiait par-là que Dieu accueille et
rassasie tous les hommes à la table de son Royaume, comme un père nourrit ses enfants
parce qu'il sait ce dont ils ont besoin.7
Le Royaume d'un Dieu Père, sa proclamation et sa venue, telle est la tâche à laquelle
Jésus a voué toute sa vie. Il y a déjà associé tous ses disciples puisque, après avoir envoyé les
Douze proclamer le Royaume de Dieu et guérir (9,2), il envoie les 72 disciples soigner et
annoncer : "le Royaume de Dieu s'est approché de vous" (10,9-11). Le Règne de Dieu est
donc là lorsque les hommes sont nourris, guéris et pardonnés (on voit esquissée la suite du
Notre Père). Et si le Royaume progresse et s'instaure tel que la prière de Jésus le dessine, si
le pain est partagé, si le pardon grandit, si les hommes, délivrés de leurs divisions,
fraternisent et se reconnaissent fils d'un même Père, alors c'en est fini du pouvoir du diable.
C'est pourquoi nous pouvons comprendre la scène qui prolonge l'enseignement du Pater.
Que se passe-t-il tout de suite après (v.14-20) ? On voit Jésus chasser un démon qui
rend un homme sourd et muet ; les foules scandalisées s'en indignent et l’accusent : "C'est
par Béelzéboul qu'il chasse les démons". Quel est le lien entre ces deux scènes ? La parole
est rendue à un homme tout de suite après que la juste Parole au sujet de Dieu a été donnée
aux disciples, la Parole du Fils à son Père. Ici et là, Jésus est l'Acteur principal ; héraut du
Royaume, c'est lui qui exécute une délivrance éclatante en ouvrant les oreilles et la bouche
du sourd-muet ; c'est lui aussi qui, auparavant, a réalisé une délivrance invisible, une
guérison non moins réelle du cœur des disciples, en mettant sur leurs lèvres le vrai Nom de
Dieu, afin qu'ils l'appellent "Père" et non plus " Maître omnipotent".
Et c'est alors que la calomnie la plus injurieuse qui soit – une injure qui se révèlera
meurtrière – est portée contre Jésus, le Fils du Père est accusé d'être fils du diable, agent du
démon !
Ainsi les deux scènes se correspondent ; le Notre Père inaugure le Royaume que Dieu
se plait à donner aux hommes ses enfants et, "par le doigt de Dieu ", l'exorcisme rend
tangible son approche : "le Royaume de Dieu est venu jusqu'à vous (11,20).

"Notre pain quotidien donne-nous chaque jour"

5
Psaume 8,3
6
Lc 10,21 Tu as caché ces choses aux sages et tu les as révélées aux enfants
7
Lc 12,30
6
Le nom de Père donné à Dieu autorise les demandes qui lui sont adressées ; celles-ci
s'enchaînent, s'appellent l'une l'autre, liant inséparablement ce qui revient à Dieu aux besoins
des hommes. Et Jésus demande en notre nom le pain qui nous est nécessaire. Or, au chapitre
suivant, Jésus recommande de ne pas s'inquiéter de la nourriture : "Ne cherchez pas ce que
vous mangerez" (12,22). Il n'y a là qu’une apparence de contradiction ; en effet, au chapitre
12, le souci de la nourriture est situé à sa juste place par rapport à la recherche du Royaume
et dans le Notre Père, la demande du Royaume entraîne la demande du pain. La mention du
Royaume, ici et là, jette une lumière nouvelle sur la réalité du pain : celui-ci reste le fruit de
la terre et du travail des hommes mais il doit être regardé comme le don de Dieu, le don qui
résume tous les autres, le don qui condense tous les bienfaits de Dieu8 .
Le plus important est la venue du Royaume et sa recherche, ce qui n'annule et ne
diminue en rien la nécessité du pain ; et justement, lorsque l'homme travaille pour plus de
justice, de paix et de fraternité, lorsque l'homme œuvre en vue du Royaume que Dieu fait
venir et croître, le besoin de pain est pris en compte dans ce travail, et le partage du pain y
trouve nécessairement sa place.
Dans le Royaume de Dieu, tous les fils reçoivent la part de pain qui leur est
indispensable. Aussi Jésus nous apprend-il à demander chaque jour le pain, pour nous
conduire à reconnaître dans ce pain, symbole de tout ce qui fait vivre, un don de Dieu, le don
du Père à ses fils, en même temps qu'un pain communautaire, un pain nécessaire pour
construire la fraternité.
A la table du Royaume, à la table du Père, ce pain demandé ensemble, ce pain que le
Père partage à tous ses enfants, fait de nous des fils et nous rend frères. Telle est l'efficacité
du don de Dieu.

De quel pain s’agit-il ? Voyons les différentes traductions trouvées dans les Bibles :
Notre pain de demain, donne-le-nous aujourd’hui
Notre pain quotidien donne-nous chaque jour
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour

On parle de ‘crux’ pour la traduction de ce mot unique : en effet, ce mot ‘epiousios’


n’est employé nulle part ailleurs dans le NT. (On l’a découvert plus tard dans un papyrus du
5ème s. après JC, où il signifie ‘une ration journalière’). Si bien que les Pères de l’Eglise
disaient que les évangélistes avaient inventé ce terme pour exprimer la prodigieuse richesse
de sens de ce pain dans la prière de Jésus.
La Vulgate le traduit par deux mots différents :
En Mt : supersubstantiel ; en Lc : quotidien.
Origène traduit : le pain nécessaire à la vie.

Ajoutons encore que cette demande nous met sur le chemin du Magnificat ; elle nous
conduit à nous reconnaître comme l'affamé que Dieu comble de biens ; et, dans la ligne des
Béatitudes, à accepter d'être le pauvre, heureux d'attendre avec confiance le pain que Dieu
son Père lui donnera.

"Remets-nous nos péchés…"

8
C'est le sens du psaume 136,25 dans lequel la litanie des merveilles de Dieu, de la création à l'entrée en Terre Promise, s'achève
en un dernier don : "à toute chair il donne le pain."
7
Après le pain, voilà que le pardon est demandé à notre Père car, comme le pain, le
pardon refait nos forces ! Jésus le sait, lui qui est venu proclamer et apporter le pardon de
Dieu.9 Le fils prodigue qui se meurt de faim (il n’a pas de pain), va vers son père en
reconnaissant son péché.
Jésus est venu avec le pardon libérateur ; il le dit dès sa première prédication dans la
synagogue de Nazareth, reprise au livre d'Isaïe 10. Ensuite lors de sa première action publique
en faveur du paralytique, il lui dit :"tes péchés sont pardonnés".11
Jésus est mort en confiant au Père ce pardon qui remplit son cœur et c'est sa dernière
parole : "Père, pardonne leur…" Jésus Ressuscité, enfin, est revenu porteur du pardon, un
pardon sans limites, offert à tous les hommes et qu'il appelle ses disciples à annoncer parmi
toutes les nations12.
Entre temps, Jésus a mis en scène le pardon dans les paraboles de la miséricorde ; il a
dit la joie du Père qui aime pardonner et qui invite à fêter le retour du pécheur pardonné, que
celui-ci soit brebis retrouvée ou fils revenu.
Au cœur de la mission de Jésus, le pardon est aussi le signe du Père, comme déjà dans
le Premier Testament, il caractérisait Dieu, le Dieu libérateur et miséricordieux. A la suite de
Jérémie qui a désigné le pardon comme signe de reconnaissance du Seigneur Dieu, le signe
de la Nouvelle Alliance :" Tous me connaîtront parce que je vais pardonner" (31,34), Jésus
n'a cessé de révéler ce Père des miséricordes ; c'est bien au pardon redonné à l'infini que
nous découvrons que Dieu est Père.
Jésus nous apprend à demander à Dieu de faire resplendir le pardon qui est sa plus
grande œuvre, la merveille de son amour ; le pardon que Dieu se plait à donner.

"…car nous aussi remettons à tout homme qui nous doit"

Pour éclairer cette expression, revenons au discours qui suit les Béatitudes, dans lequel
Jésus dit : "Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux…pardonnez et vous
serez pardonnés" (6,36-37). Il y a dans cette formule une logique – un ordre - qui nous
convient car il nous est demandé d'agir comme le Père, de lui ressembler avant de recevoir
son pardon. Alors que la phrase de la prière de Jésus nous déconcerte en nous faisant
entendre : " Pardonne-nous comme nous pardonnons". Certes le pardon de Dieu est mis à la
première place, mais qu'en est-il de la suite ?
Il est impossible et dérisoire que nous nous donnions en exemple à Dieu ; l'expression
"comme nous pardonnons" n'est donc pas une comparaison encore moins une condition, une
transaction. Parce qu'elle indique une réalité effective, indubitable : "nous remettons » ; elle
implique une nécessité, une exigence, un impératif à observer.
Cependant, nous avons, dans un premier temps, scindé, décomposé la phrase de la
prière ; il nous faut maintenant retrouver l'unité de son mouvement :

"Remets-nous nos péchés, car nous aussi remettons à tout homme qui nous doit"

9
« Pain et pardon sont les deux grands dons du salut » J.Jeremias
10
Lc 4,18 L’Esprit du Seigneur est sur moi ; il m’a consacré pour annoncer la bonne nouvelle du pardon
11
Lc 5,20
12
Lc 24,47Il est écrit que seraient proclamés en son nom conversion et pardon des péchés à tous les hommes.
8
Demander le pardon est la démarche primordiale, fondamentale : nous nous reconnaissons
pécheurs et appelons le pardon –" pardonne-nous ’’ ; cependant, de ce pardon reçu, s'ensuit
une conséquence, qui semble naturelle au dire de Jésus – "nous pardonnons". La demande de
pardon nous situe à notre juste place devant Dieu, de pécheurs pardonnés et l'exigence du
pardon dit notre responsabilité par rapport aux autres. Il y a donc entre le pardon reçu et le
pardon à donner une parenté, une continuité –celle de la Source et de l’eau. Le pardon
vraiment demandé et profondément accueilli contient en lui-même un dynamisme, une
puissance de pardon.
Le comportement du fils aîné dans la parabole du Père miséricordieux est le contre-
exemple de l'affirmation précédente. Ce fils, campé dans sa justice, assuré de sa fidélité,
ignore qu'il a besoin d'être pardonné, aussi se montre-t-il incapable d'accueillir son jeune
frère et de lui pardonner ses errances.
Frères de Jésus, véritable Fils aîné, celui-ci nous associe à sa tâche d'annonceur du
pardon ; confiants, heureux d'être pardonnés nous-mêmes, nous rendons témoignage à ce
pardon en pardonnant à notre tour. Pardonner est notre premier devoir pour être à l’image de
Dieu : Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux (6, 36)
Et fils du même Père… dans cette prière la demande du pardon complète celle du pain.
Pardon et pain sont signes du Père ; le pardon fraternel qui découle du pardon premier est
aussi le signe de son Règne. A la table du Père où les fils partagent le pain, ils échangent le
pardon. Le cœur qui se nourrit des pardons renouvelés laisse déborder ce pardon sur ses
frères.

"Ne nous fais pas entrer en tentation"

On entend parfois cette remarque à propos de la prière du Pater : puisque la tentation


précède le péché, pourquoi ne pas demander que nous soit épargnée la tentation avant de
demander le pardon des péchés (ne nous laisse pas entrer en tentation et si nous succombons
… pardonne-nous !)
Or Jésus ne dit pas cela ; la demande concernant la tentation est bien à sa place en dernier
lieu ; car la tentation peut pervertir chacune des demandes précédentes. Nous allons chercher
à le comprendre.
En abordant les tentations de Jésus, nous devons dire que la tentation n’ést pas d’abord
une incitation à faire le mal mais une épreuve – le même mot signifie épreuve et tentation –
une épreuve pour la foi. Il y a tentation lorsque l'homme est conduit à ne plus faire confiance
en Dieu, à douter de Lui, de sa présence, de son appui. C'est le sens de l'épisode de Massa 13,
durant l'Exode où les fils d'Israël "mirent Dieu à l'épreuve en disant : "le Seigneur est-il au
milieu de nous ou non ? " (Ex 17,7). Dans la situation éprouvante où il se trouve, le peuple
isolé dans un désert hostile, soupçonne Dieu de vouloir sa perte, sa mort ; le peuple de Dieu
se défie de lui. Défiance, soupçon, suspicion, c'est bien la confiance qui est mise en échec, la
foi qui est mise à mal.
L'épreuve du peuple éclaire la demande que Jésus nous apprend à faire. La tentation
atteint notre relation à Dieu et à Jésus ; elle affaiblit, elle blesse notre attachement, notre
fidélité. La tentation serait donc cette situation dangereuse où notre foi pourrait défaillir, où
nous risquerions d'être séparés de Dieu parce que le doute nous aurait fait dire : "Tu m'as
13
Le nom Massa signifie épreuve
9
abandonné, tu n'es pas notre Père". C'est pourquoi Jésus nous commande de prier pour que
cette épreuve nous soit épargnée ; pour que, dans une situation douloureuse, nous ayons la
force de tenir : "Eloigne de nous l'épreuve où la souffrance, la peur pourraient nous cacher
ton visage, où la méfiance pourrait obscurcir, effacer en nos cœurs ton amour de Père. Ne
nous laisse pas venir en ce lieu, ce Massa, où nous serions tentés de croire que tu ne nous
aimes pas."
A lui Jésus, pourtant, les épreuves n'ont pas manqué ; mais rien ne l'a détourné de
Dieu, jamais rien n'a entamé sa confiance, sa fidélité ; même l'angoisse de Gethsémani ne l'a
pas fait douter du Père, de son invisible présence ; et jusqu’à la croix il est inséparable de son
Père..
Cependant, la tentation ne se réduit pas à croire que Dieu n'est pas Père ; elle touche à
toutes les demandes de la prière, elle les pervertit. En effet, non seulement nous courons le
risque d'oublier son nom de Père, de douter qu'il puisse faire advenir son Règne et
d'accueillir tous ses enfants à sa table, mais nous risquons encore de croire à la fatalité du
mal et de l'égoïsme, à la ténacité de la rancune entre nous. En Jésus, Dieu peut-il vraiment
rendre frères ces hommes qui n'en finissent pas de s'opposer, de se combattre, de se
détruire ?
La tentation, cette circonstance où la foi est mise à l'épreuve aboutit, nous l'avons vu, au
contraire de la foi. Parce que nous doutons de la paternité de Dieu, il nous est impossible de
croire au partage du pain et à l'échange du pardon, qui sont largement démentis par
l'expérience. De là, on comprend que, quelques pages plus loin, l'évangéliste revienne sur cet
obstacle, cette impossibilité apparente.
Après avoir raconté l'histoire de l'homme riche et du pauvre Lazare – récit qui illustre la
difficulté de partager le pain – Luc rapporte un dialogue entre Jésus et ses disciples au sujet
du pardon qu'il faut redonner 7 fois par jour. Pain et pardon se suivent comme dans la prière
enseignée par Jésus. Or, après ces deux épisodes, les apôtres disent au Seigneur "augmente
en nous la foi"(17,5). Curieuse demande ! Ne lui aurions-nous pas demandé qu'il fasse
grandir en nous l'amour, la considération, la clémence ? Faut-il donc avoir la foi pour
pardonner toujours ? Faut-il croire pour partager ? Les disciples font à Jésus cette requête
d'augmenter leur foi, parce qu'ils lui reconnaissent le pouvoir d'ajouter de la foi là où elle
leur manque. Ils le reconnaissent comme étant lié à la Source de la foi.
"Augmente en nous la foi" rejoint "ne nous fais pas entrer en tentation" ces demandes,
positive et négative, se ressemblent, elles se complètent. Celle-ci est adressée au Père, celle-
là à Jésus ; l'une et l'autre expriment un même besoin, un même désir.
Mais ce surplus de foi souhaité, sollicité auprès de Jésus, ne pouvons-nous voir qu'il a été
donné aux disciples, par avance, dans la prière que Jésus leur a apprise ? En effet, ces paroles
sur les lèvres de Jésus disent la foi de son cœur filial, son désir que vienne le Règne du Père,
sa certitude que Dieu rassasie ses enfants et les comble de sa grâce. Sur les lèvres des
disciples, sur nos lèvres, cette prière nous façonne un cœur de fils et de frère. Avec sa propre
prière Jésus ouvre à ses disciples sa propre relation à Dieu et ressource leur relation avec le
Père. En faisant nôtres les mots que nous dit Jésus, nous avons part à sa connaissance du
Père, nous recevons sa force de pardon pour pardonner, sa fidélité dans la tentation. En
partageant ainsi sa foi filiale, Jésus augmente et approfondit la foi de ses disciples.

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Jésus nous apprend à demander comme il faut, comme il le fait lui-même ; la prière qu'il
nous donne nous met en marche avec lui, pour travailler comme lui au Royaume de Dieu,
pour bâtir la fraternité qu'il a vécue. Sur ce chemin d'Exode vers le bel avenir que Dieu notre
Père ébauche pour nous, la tentation souvent nous assaille, elle brise notre élan ; c'est alors
que la foi reçue du Père, la foi accrue, transfigurée par Jésus nous soutient pour repartir.

Les deux versions de la prière du Seigneur

Nous venons de lire la version de Luc qui est la plus courte ;


Celle de Mt que l’Eglise a retenue dans sa liturgie développe l’invocation initiale :
Notre Père qui es aux cieux.
Il ajoute une dernière demande :
Mais délivre-nous du Mauvais.
Il parle de dette au lieu de péché.
Il est impossible de penser que Luc aurait raccourci la prière qu’il a reçue de la Tradition.
On peut développer, amplifier, mais on n’abrège pas, on ne réduit pas les paroles de Jésus.

Alors, pas de panique !


 Nous nous souvenons que Jésus n’a rien écrit, rien dicté, mais il a confié sa Parole à la
mémoire et plus encore à la fidélité, au cœur de ses disciples. C’est avec confiance que
nous accueillons les deux formules de cette prière sans que les différences nous
déroutent !
 La prière de Jésus nous reste toujours inaccessible, même lorsqu’il nous donne lui-
même les mots pour y entrer.

Une remarque finale

Pour dire la prière de Jésus, il nous faut sa Présence.


On le voit dans la liturgie de l’Eucharistie ; cette présence nous est signifiée, elle nous est
donnée sous les espèces du pain et du vin devenues son Corps et son Sang (sa Personne et sa
Vie en langage biblique) ; mais tout autant dans la Parole qui atteste sa Présence : cette
Parole -Présence que nous acclamons à la fin de l’Evangile : Louange à Toi Seigneur Jésus !
Le Notre Père trouve donc sa place après la consécration, après que Jésus a réalisé la
plénitude de sa présence au milieu de nous.

Paraboles et commandements
La réponse à la question posée à Jésus par ses disciples se prolonge par deux paraboles
que sépare une série d'injonctions. Le tout, situé ici, fonde la possibilité de la prière et la
justifie. Les paraboles se ressemblent ; les phrases liminaires ont la même composition : "qui
d'entre vous aura un ami" correspond à "quel père d'entre vous (aura) un fils". Les situations
évoquées sont comparables : un souhait exprimé se trouve comblé - trois pains ou un poisson
et un œuf. Dans les deux cas, la conclusion tirée par Jésus comporte un paradoxe : l'ami
donne à cause du "sans-gêne" et le père donne malgré qu'il soit "mauvais"… Le don est bien
réel en dépit de l'imperfection soit de la motivation, soit du donateur. Ces comparaisons
contiennent une grande et bonne nouvelle : notre attitude humaine peut être une parabole de
celle de Dieu. Entre notre agir et celui de Dieu il n'y a pas d'incompatibilité, pas
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d’hétérogénéité ; mieux encore notre manière d'agir peut nous permettre de découvrir la
manière de Dieu. Il est seulement incontestable que ce que nous faisons petitement, à cause
de notre imperfection, Dieu, Lui, est capable de le faire infiniment, à la perfection.
Bonne nouvelle aussi au sujet de Dieu ; voyons-la, comme un négatif de photo, dans ce
que Jésus dit de nous : "Vous qui êtes mauvais" ! Comment nous étonner de cette déclaration
de Jésus alors qu'il a refusé, pour lui-même, le qualificatif de "bon" : "personne n'est bon
sinon Dieu seul" (18,19). Non, Jésus ne soutient pas une vision pessimiste de l’homme ; à
travers nous, il porte un beau regard sur Dieu qui seul est parfaitement bon,"excellent"14.
Jésus affirme ici la seule bonté de Dieu, l'Unique donateur.

"Combien plus le Père du ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui lui demandent."

L'homme est capable d'imiter Dieu puisqu'il lui ressemble. Nous pouvons donner à nos
amis, à nos enfants des dons qui sont bons, des dons qui font vivre, ni scorpions ni serpents
qui mènent à la mort. A côté de ces dons qui sont bons mais limités, il y a le don qui contient
tous les biens nécessaires à l'homme, le Don des dons qu'est l'Esprit Saint.
Et nous pouvons revenir à l'oracle d'Ezéchiel qui a éclairé le début de ce parcours :
"Je sanctifierai mon grand nom…
je vous purifierai de vos souillures
je répandrai sur vous mon esprit"

Il nous permet de dire maintenant que l'Esprit Saint est le don par lequel Dieu
accomplit toutes ses promesses. Jésus peut nous prescrire de demander, de chercher, de
frapper ; ces sentences expriment la confiance qui habite son cœur et peut animer notre
prière. Nous pouvons prier sans crainte d'être importun, avec la certitude d'être entendu et
exaucé. Notre prière peut être constante, insistante, infatigable. Notre Dieu est le Dieu fidèle,
la tendresse de notre Père est inlassable.

14
Lc 6,35
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