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Enfants de tous les pays

Les refrains bien faits sont faciles. Ainsi, à l'été 1963, ce simplissime "Enfants
de tous pays et de toutes couleurs" , d'un angélisme consternant, chanté par
un grand type à guitare sèche, qui permet à la maison Pathé Marconi de remplir
ses caisses. Le jeune (25 ans) Enrico a-t-il la baraka ? Pas seulement.

D'abord, Enrico Macias est un Oriental, un Dalida, un exotique, un Georges


Guétary, comme on les aime encore dans les années 1960. Avec accent et
exubérance sudistes. Cette appartenance culturelle lui permet d'entraîner la
France vers ses penchants cosmopolites. Alors que tout Saint-Tropez s'exerce
à danser le letkiss, c'est à contre-courant qu'Enrico impose son " Semez
l'amour et donnez la vie" . Face au rock-yéyé montant, il arabesque, il vocalise.
Il joue sur du velours, quand d'autres sont occupés à inventer, par principe de
précaution, les chaussures à billes censées éviter les graves lésions aux
genoux prédites par un certain corps médical aux danseurs de twist à cela,
Johnny Hallyday rétorque : "Je l'ai déjà dansé pendant 2 000 heures et je
marche."

"On m'appelle l'Oriental, le Brun au regard fatal." La vraie histoire de Gaston


Ghrenassia (Enrico Macias) ne sera réécrite qu'en 1999, par lui-même, quand il
sortira ses racines de l'ombre : il fut, est et sera pour toujours l'élève et le
beau-fils de Cheikh Raymond Leyris, maître du maalouf constantinois,
expression musicale au coeur de la tradition judéo-arabe de l'Algérie. Mais, en
1963, Gaston devient chanteur français.

On a beau se soûler alors d'aventures modernistes, de reconstruction


prospère, le monde est méchant. La paix en Algérie, signée en 1962, n'efface
pas le souvenir des "oranges amères", Constantine la douce, et Cheikh
Raymond, personnalité respectée en ses terres, assassiné en pleine rue le 22
juin 1961 par le FLN. Cette mort symbolique précipite les juifs de Constantine
et la famille Leyris, Enrico compris, vers le Ville-d'Alger , bateau en partance
pour Marseille.

Sur le bateau, il a composé en français ce qui deviendra une sorte d'hymne


national des rapatriés d'Algérie : J'ai quitté mon pays , bientôt chanté à tue-tête
par la jeunesse française qui n'a rien à voir avec le film mais adorera brailler
" Soleil, soleil de mon pays perd u" , comme deux ans plus tard La Passionata,
la Passionata aaaaaaaa, avec Guy Marchand en toréro recomposé. Gaston
Ghrenassia s'essaie à la traduction du maalouf. Le résultat laisse à désirer. Et
puis le chanteur, qui rêve en judéo-arabe, est pour l'intégration positive : ce
n'est pas, se dit-il, en parlant l'arabe de Constantine qu'il parviendra à dire au
monde que le pardon est une vertu, que la race humaine est une. Sans compter
les préjugés. Le monde est méchant et Dieu n'a pas épargné les rapatriés, tous
enfouis dans le même sac sous l'appellation "pieds-noirs". Des juifs séfarades
installés en Algérie depuis quatre mille ans ou depuis leurs déboires en 1492
avec Isabelle la Catholique, reine d'Espagne, aux colons venus chercher
fortune au Maghreb dans le sillage de l'armée française. Tout ça finit par
former une communauté, transplantée certes, mais certaine du bonheur qu'il y
a à danser et à étaler ses couscous comme d'autres leurs ors.

Avec les maçons, les colons, les cafetiers, les agriculteurs, les médecins, les
tailleurs, les pâtissiers, les instituteurs (Enrico Macias), la France d'Algérie a
ramené une culture vieille comme une nouba : voici que débarquent sur les
rivages métropolitains forcément gris, même à Marseille, les fêtards du
francarabe, les "chéri-je-t'aime-chéri-je-t'adore" , les ciseleurs de sentiments
nord-africains : Line Monty, Reinette l'Oranaise, élève aveugle de Saoud
l'Oranais, mort en déportation, Lili Boniche... Et, dans un malheur commun,
tout cela roule, tourneboule, égraine des colliers de mandole, d'oud arabe et de
guitare flamenca. Poropompero et bamboula.

Le monde est méchant, et le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry,


instigateur de l'attentat du Petit-Clamart perpétré un an plus tôt contre le
général de Gaulle, a été fusillé au fort d'Ivry. Pierre Desgraupes, patron du
magazine de la RTF (en noir et blanc) "Cinq colonnes à la Une", rassure avec
sa pipe vissée au coin des lèvres. Son complice, Igor Barrère, présente un
reportage filmé dans un gala organisé à la Mutualité au profit des "pieds-
noirs". Vedette : Enrico Macias. Dès son apparition sur le petit écran, Gaston-
Enrico change de peau, il devient le pont, le passeur d'une communauté
endolorie.

Un beau gars, Enrico, brun, couleur de miel, cheveux frisés, abondants, une
tchatche imparable, des yeux bons. Jeune homme fou ayant inventé de coller
de la guitare dans un maalouf qui ne supportait aucune intervention exogène,
Gaston, le protégé de "Tonton Raymond", casse la baraque dès qu'il passe la
ligne de front, Lyon.

Chez Pathé, Enrico Macias pond des 45-tours : L'Oriental, La Femme de mon
ami , Adieu mon pays . On confie son sort à des paroliers rompus à l'exercice
de l'habillage. Ainsi Jacques Demarny (Dalida, Dario Moreno, Tino Rossi, Annie
Cordy) lui écrit-il, avec Pascal-René Blanc, une chanson qui va comme un gant
à son grand coeur : Enfants de tous pays . Puis, pendant que la France sera
occupée à s'américaniser (Steve McQueen est à la télé, Carrefour ouvre son
premier hypermarché), Demarny déclinera par le détail l'identité de son
client : Toi Paris, Les Gens du Nord , Non, je n'ai pas oublié , tubes entre les
tubes...

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