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Copyright® 1975 by Wole Soyinka

© Éditions Hatier, 1986


© Éditions Hatier International - Paris 2002
Reproduction @EpubsFR interdite sous peine de
poursuites judiciaires

9782747308946 – 1re publication


Du même auteur
THÉATRE
Éditions Methuen, Londres
Madmen and Specialists
Camwood on the Leaves
The Jero Plays
The Bacchae of Euripides
A Play of Giants
Éditions Oxford University Press, 1963
A Dance of the Forests
The Lion and the Jewel
The Road
Kongi’s Harvest
The Swamp Dwellers
The Strong Breed
ROMANS
The Interpreters, Éditions André Deutsch, 1965
Season of Anomy, Éditions Rex Collings
POÉSIE
Idanre and other Poems, Éditions Methuen, Londres
Ogun Abibiman, Éditions Rex Collings
A Shuttle in the Crypt, Éditions Rex Collings et
Methuen, Londres
TÉMOIGNAGES
Éditions Rex Collings
The Man Died, 1972
Aké, The Years of Childhood, 1981
Éditions Methuen, Londres
Ibadan, The Penkelemes Years - A Memoir : 1946-1965
Œuvres disponibles en langue française
Aké, les années d’enfance, Belfond, 1984.
Cet homme est mort, Belfond, 1986.
Une saison d’anomie, Belfond, 1987.
Cycles sombres, Silex, 1987.
Les Interprètes, Présence Africaine, 1991.
La Route, Hatier, 1993.
Ibadan, les années pagaille. Mémoires : 1946-1965,
Actes Sud, 1999.
La Barrière de jacinthes, Zoe, 1999.
La Danse de la forêt, L’Harmattan.
Les Gens des marais suivi de Un sang fort et Les
Tribulations de frère
Jéro, L’Harmattan.
En signe d’affection à mon Père, Ayodele qui a récemment
dansé et a rejoint les Ancêtres.
Avertissement de l’auteur
Cette pièce a pour origine des événements qui se
déroulèrent à Oyo, ancienne cité Yoruba du Nigéria, en 1946.
Cette année là, les vies d’Elesin (Olori Elesin), de son fils et
de l’administrateur régional des Colonies se sont étroitement
mêlées ; les conséquences désastreuses de cette rencontre sont
exposées dans la pièce. Les modifications que j’ai apportées
ne concernent que des détails, la chronologie et, bien sûr, les
personnages. L’action a aussi été reportée à deux ou trois ans
en arrière, à l’époque de la guerre, pour des raisons
secondaires de dramaturgie.
Le récit des faits se trouve encore dans les archives de
l’Administration coloniale britannique. Cela a déjà donné
matière à une bonne pièce en yoruba, Oba Wàjà de Duro
Ladipo. Une société de télévision allemande a aussi commis
un film sur ce sujet.
L’inconvénient de ce genre de thèmes est qu’à peine sont-ils
employés dans une œuvre qu’ils sont classés comme « conflits
de cultures », étiquette préjudiciable qui, outre le fait qu’elle
est souvent appliquée à mauvais escient, présuppose une
égalité potentielle pour chaque situation donnée de la culture
étrangère et de l’autochtone, sur le sol de cette dernière. (Dans
le domaine du détournement de sens, le prix d’outre-mer pour
l’incompétence littéraire et pour le conditionnement mental
revient sans conteste au rédacteur de la couverture de l’édition
américaine de mon roman Season of Anomy, qui déclare sans
rougir que cette œuvre dépeint « le conflit entre les valeurs
traditionnelles et les nouvelles façons d’être, entre les
méthodes occidentales et les traditions africaines ! ») C’est à
cause de ce genre de mentalité perverse, que je crois
nécessaire de mettre en garde le producteur potentiel de cette
pièce contre une tendance réductrice, malheureusement
habituelle, pour l’orienter en revanche vers une tâche
beaucoup plus difficile et risquée, qui consiste à mettre à jour
ce qui constitue la trame, l’essence de la pièce.
Parmi les lectures possibles de la pièce, l’une des plus
évidentes consisterait à faire de l’Administrateur régional la
victime d’un cruel dilemme. Ce n’est pas de mon goût, et c’est
bien pourquoi j’ai évité tout dialogue ou situation qui
favoriserait cette interprétation. Aucune démarche en ce sens
ne devrait ressortir lors de la production. Le facteur colonial
n’est qu’un incident, un simple catalyseur. La confrontation
dans la pièce est dans une large mesure métaphysique,
contenue dans le véhicule humain qu’est Elesin et l’univers de
l’esprit Yoruba : le monde des vivants, des morts et de ceux
qui sont à naître ; et dans le passage sacré qui relie tout : la
transition. Pour extraire toute la signification de La Mort et
l’Écuyer du Roi, il faut intégrer à la mise en scène une
musique tirée de l’abysse de la transition.

W. S.
Les personnages
LE GRIOT : Chanteur de louanges.
ELESIN : Écuyer du Roi.
IYALOJA : « Mère » du marché.
SIMON PILKINGS : Administrateur régional.
JANE PILKINGS : Sa femme.
SERGENT AMUSA
JOSEPH : Domestique des Pilkings.
LA MARIÉE :
SON ALTESSE ROYALE, LE PRINCE
LE GOUVERNEUR
L’AIDE DE CAMP
OLUNDE : Fils aîné d’Elesin.
Musiciens, femmes, jeunes filles, danseurs du bal.

La pièce doit être jouée sans entracte. Pour les


changements de scène rapides, une structure de panneaux
mobiles est tout à fait appropriée.

Note de l’éditeur
Certains mots yoruba, signalés dans le texte par un
astérisque, sont expliqués dans un glossaire à la fin du livre.
Acte 1
Une allée sur un marché qui s’achève. On enlève les marchandises des
étals, on roule les nattes. Quelques femmes traversent le marché,
chargées de paniers et rentrent chez elles. On enlève les pièces de toile
d’un étal, on plie les morceaux d’étoffe exposés, et on les empile sur un
plateau. Elesin Oba entre par une allée devant le marché, poursuivi par
ses joueurs de tambours et ses griots. C’est un homme d’une très
grande vitalité qui parle, danse et chante avec une joie de vivre
contagieuse qui accompagne tous ses actes.

LE GRIOT.- Elesin Oh ! Elesin Oba ! Howu ! À quel rendez-


vous galant le jeune coq court-il avec tant de hâte qu’il en perd
la queue ?
ELESIN.- (Ralentit un peu, éclatant de rire.) Un rendez-vous où le jeune
coq n’a pas besoin de parure.
LE GRIOT. - O-oh ! Vous entendez ça, compagnons ? C’est
ainsi que va le monde. Lorsqu’un homme prend une nouvelle
femme, il oublie la fidèle mère de ses enfants.
ELESIN. - Lorsque le cheval sent l’écurie, ne tire-t-il pas sur la
bride ? Ce marché est le lieu où mon esprit a longtemps
souffert et maintenant les femmes rassemblent leurs
marchandises pour partir. Le jour, harcelé par Esu, s’est glissé
dans la marmite pendant que nous faisions ripaille. Nous
l’avons englouti avec le reste de la viande. J’ai négligé mes
femmes.
LE GRIOT. - Chacun sait cela. Mais ce n’est pas une raison pour
perdre des plumes en ce grand jour. Je sais que les femmes te
couvriront de soie damassée et d’alari* mais c’est quand le
vent froid lui souffle dans le dos que l’oiseau reconnaît ses
vrais amis.
ELESIN. - Olohun-iyo !
LE GRIOT. - Es-tu certain qu’il y aura quelqu’un comme moi de
l’autre côté ?
ELESIN. - Olohun-iyo !
LE GRIOT. - Loin de moi l’idée de dénigrer les habitants de cet
endroit, mais un homme est né pour son art ou il ne l’est pas.
Et je ne suis pas sûr que tu rencontreras mon père et alors, qui
chantera ces exploits sur un ton qui triomphera de la surdité
des anciens ? J’ai préparé mon départ ; dis seulement :
« Olohun-iyo, j’ai besoin de toi pour ce voyage », et alors je te
suivrai.
ELESIN. - On dirait une femme jalouse. Reste près de moi mais
uniquement de ce côté-ci. Je lègue ma renommée et mon
honneur aux vivants ; reste, et que le monde boive le miel sur
tes lèvres.
LE GRIOT. - Ton nom sera comme une baie sucrée que l’enfant
glisse sous sa langue pour donner un goût agréable à son
repas. Le monde ne la recrachera jamais.
ELESIN. - Venez donc. Ce marché est mon perchoir. Au milieu
des femmes, je suis un poussin entouré de cent mères. Je
deviens un souverain dont le palais est fait de tendresse et de
beauté.
LE GRIOT. - Elles aiment à te gâter mais prends garde. Les
mains des femmes rendent faibles les imprudents.
ELESIN. - Cette nuit, je m’endormirai la tête contre leur sein.
Cette nuit, mes pieds se mêleront à leurs pieds en une danse
qui n’est plus de ce monde. Mais la senteur de leur chair,
l’odeur de leur sueur, le parfum de l’indigo sur leurs
vêtements, c’est la dernière bouffée d’air que je désire humer
avant ma course vers mes illustres ancêtres.
LE GRIOT. - À leur époque, le monde ne s’écartait jamais de
son chemin, il en sera de même pour le tien.
ELESIN. – Les dieux ont dit Non.
LE GRIOT. - À leur époque, les grandes guerres se succédèrent,
les petites guerres se suivirent, les esclavagistes blancs vinrent
et repartirent, emportant avec eux le cœur, l’esprit et la force
de notre race. La cité tomba et fut reconstruite, la cité tomba et
notre peuple, épuisé, avança à travers monts et forêts pour
s’établir sur une nouvelle terre. Mais Elesin Oba, m’entends-
tu ?
ELESIN. -J’entends ta voix, Olohun-iyo.
LE GRIOT. - Notre monde n’a jamais été arraché à sa véritable
destinée.
ELESIN. – Les dieux ont dit Non.
LE GRIOT. - Il n’y a qu’une seule demeure pour le mollusque,
un seul abri pour la tortue, une seule coquille pour l’âme
humaine. Il n’y a qu’un seul monde pour l’esprit de notre race.
Si ce monde dévie de son cours et se fracasse sur les rochers
du néant, quel monde nous donnera asile ?
ELESIN. - Cela ne s’est pas produit du temps de mes ancêtres,
cela n’arrivera pas maintenant.
LE GRIOT. - Le jeune coq ne doit pas se montrer sans ses
plumes.
ELESIN. - Et l’oiseau qui dit « Pas Moi » ne restera pas
longtemps sans nid.
LE GRIOT. - (Interrompu dans son envolée lyrique.) L’oiseau qui dit :
« Pas Moi », Elesin Oba ?
ELESIN. - J’ai nommé l’oiseau qui dit « Pas Moi ».
LE GRIOT. - Respectons nos aînés, mais cet oiseau existe-t-il
vraiment ?
ELESIN. – Quoi ! Se pourrait-il qu’il n’ait pas frappé à ta
porte ?
LE GRIOT. - (Souriant.) Les énigmes d’Elesin ne sont pas
simplement une amande logée dans sa coque et sur laquelle on
se casse une dent, il la plonge aussi dans les braises
rougeoyantes et défie quiconque de l’en retirer avec les doigts.
ELESIN. - Je suis sûr qu’il est venu chez toi Olohun-iyo. T’es-tu
caché dans le grenier et as-tu envoyé un serviteur pour lui dire
que tu étais sorti ?
(Elesin exécute une danse brève, presque provocante. Le joueur de
tambour s’avance et accorde son rythme aux pas d’Elesin. Celui-ci
danse vers la place du marché en chantant l’histoire de l’oiseau qui dit
« Pas Moi », modulant habilement sa voix pour mimer ses personnages.
Il récite avec l’aisance du conteur né, communiquant sa joie et son
énergie à son entourage. D’autres femmes, dont lyaloja, se joignent à
eux.)

La mort est venue l’appeler.


Qui ne connaît son bruissement de roseaux ?
Murmure qui parcourt les feuilles au crépuscule
Avant que ne tombe le grand araba ? L’avez-vous
entendue ?
« Pas moi ! » jure le fermier. Il se prend la tête
Entre les mains, abandonne
Le produit d’une moisson épuisante
Et entame un bref dialogue avec ses jambes.
« Pas moi, s’écrie le chasseur intrépide, mais
Il se fait tard et cette lampe a bu toute son huile.
Je crois qu’il vaut mieux rentrer et reprendre la chasse
Un autre jour. » Il s’arrête et soudain se lamente :
« Oh, bouche stupide qui attire la malédiction
Sur ta propre tête ! Ta lampe a donc bu
Toute son huile ? »
Il n’ose plus avancer ou reculer.
Aller chercher des feuilles pour concocter de l’etutu*
En ces lieux ? Où courir retrouver
La sécurité du foyer ? Dix jours de marché ont passé
Mes amis et il est encore enraciné là-bas
Raide comme un socle d’Orayan.
La bouche de la courtisane était à peine assez ouverte pour
avaler un robo* à deux sous
Lorsqu’elle s’écria : « Pas moi. » Elle s’était parée
Pour rendre visite à mon ami le percepteur.
Maintenant elle envoie une messagère à sa place :
« Dis-lui que je suis malade. Le jour de mes règles est venu
Mais pas, je l’espère, celui de ma fin. »
Pourquoi l’élève pleure-t-il ?
Sa pauvre tête a été conçue pour recevoir
Les coups de mon ami le Mallam :
« Si tu étais en train de réciter le Coran,
Prêterais-tu l’oreille aux bruits parasites
Qui obscurcissent les arbres, toi, enfant de mauvais
augure ? »
Il ferme l’école avant l’heure
Court chez lui et se couvre d’amulettes.
Prenez par exemple mon parent, le bon Ifawomi.
Il a des mains de sculpteur, rudes
Et pures. Je les ai vues
Trembler comme les ailes mouillées d’un volatile
Un jour qu’il lança son opelé* usé par le temps
Sur les tablettes magiques. Tout cela parce que
Le Suppliant l’avait regardé dans les yeux et avait
demandé :
« As-tu entendu ce murmure dans les feuilles ? »
« Pas moi », fut sa réponse ; « Je deviens peut-être sourd.
Au revoir. » Et Ifa resta muet toute la journée.
Le prêtre ferma ses portes à double tour,
Calfeutra les fuites du toit ; mais attendez !
Ces précautions subites n’étaient pas dues à Fawomi
Mais à Osanyin, l’oiseau messager venu du cœur
De la sagesse d’Ifa. J’ignorais qu’un cerf-volant
Planait dans le ciel.
Et Ifa était devenu un poussin piaillant parmi
La couvée de Fawomi, la Mère Poule.
Ah, mais je ne dois pas oublier mon messager
Venu d’un palmier luxuriant, dont le grognement
Se changea en « Pas moi » tandis qu’il se soulageait derrière
Un buisson, au bord de la route. Il se demande si Elegbara
N’a pas jeté un sort sur ses parties charnues pour le faire
fienter
Près d’un buisson sacré. Écoutez-le
Murmurer des incantations pour conjurer le châtiment
Dû à une offense qu’il n’avait pas l’intention de commettre.
Si quiconque, ici,
Trébuche sur une outre de vin fermentant
Au bord de la route et entend, non loin de là,
Un flot d’incantations provenant d’une forme accroupie
Frère de Sigidi*, porte alors mon vin à la maison,
Dis à mon tambour que j’ai chassé
La peur de la maison et de la ferme. Garantis-lui
Que tout va bien.
LE GRIOT. - En ce temps qui est le tien, nous ne doutons pas de
la paix de la ferme et de la maison, de la paix des chemins et
du foyer, nous ne doutons pas de la paix de la forêt.
ELESIN.- La peur régnait aussi dans la forêt.
Dernièrement, on entendait « Pas moi », même dans le repaire
Des fauves, l’hyène ricanait bruyamment « Pas moi »,
Le lynx agitait violemment la queue et lançait des regards
féroces.
« Pas moi. » « Pas moi » devint le nom
De l’oiseau tourmenté, cet oisillon
Que la mort trouva niché parmi les feuilles
Lorsque le murmure annonçant son arrivée
La précéda dans le vent. « Pas moi »
A depuis longtemps déserté sa maison. À l’aurore
Je l’ai entendu gazouiller dans le séjour des dieux.
Ah ! compagnons du monde des vivants
Qu’il est étrange que même ceux
Que nous appelons immortels
Aient peur de mourir.
IYALOJA. - Mais toi, mari des multitudes ?
ELESIN. - Moi, lorsque cet oiseau qui dit « Pas moi » s’est
perché
Sur mon logis, je l’ai renvoyé à la recherche de son nid,
Dans le calme, sans crainte ni souci. J’ai déroulé
Ma natte de bienvenue pour qu’il la voie. L’oiseau qui dit
« Pas moi »
A repris son envol, heureux, vous n’entendrez plus sa voix
De votre vivant. Vous savez tous
Ce que je suis.
LE GRIOT. - Ce roc qui tourne ses filons mis à nu
Vers le chemin de l’éclair. Fringant pur-sang
Qui maintient son allure malgré l’apparition soudaine
D’une vipère sur son chemin.
ELESIN. - Ma bride est lâchée.
Je suis maître de mon destin. Quand viendra l’heure
Regardez-moi danser sur le chemin qui se resserre,
Suivre les traces illustres de mes glorieux précurseurs.
Mon âme est ardente. Je ne me détournerai pas de ma route.
DES FEMMES. - Tu ne prendras pas de retard ?
ELESIN. – La tempête décide où et quand elle entraîne
Les géants de la forêt. Lorsque l’amitié appelle,
L’ami véritable accourt.
DES FEMMES. - Rien ne te retiendra ?
ELESIN. - Rien. Comment ! On ne vous l’a pas encore dit ?
Je vais tenir compagnie à mon maître et ami.
Qui dit que la bouche ne croit pas à ses propos lorsqu’elle
affirme :
« Non, j’ai déjà goûté à tout cela » ?
Le monde n’est pas que jouissance
Là où je trouvais peu, je m’en contentais.
Là où il y avait abondance, je me rassasiais.
Les mains de mon maître et les miennes ont toujours
Tout partagé et, au logis ou à la fête sacrée,
La coupe était en bronze martelé, les viandes
Si délicates que nos dents nous accusaient de négligence.
Nous partagions les ignames les plus raffinés
De la récolte. Comme mon ami savait lire
Le désir dans mes yeux avant que j’en connusse la raison.
Quelles que fussent la rareté et la valeur d’un objet, il m’était
donné.
DES FEMMES. - La ville, la terre elle-même t’appartenaient.
ELESIN. - Le monde m’appartenait. Nos mains jointes
Formaient une charpente de confiance qui résistait
Au siège de l’envie et aux termites du temps.
Mais le crépuscule amène chauves-souris et rongeurs.
Leur donnerai-je l’occasion de souiller les poutres ?
LE GRIOT. - Elesin Oba ! N’es-tu pas l’homme qui
Regarda dehors par un jour de tempête,
Lorsqu’en boitant le dieu de la fortune passa, trempé
Jusqu’à la vermine qui raccordait ensemble
Ses guenilles ? Tu eus pitié
De ses blessures et tu lui souhaitas bonne chance.
Il répondit que la chance était sans entraves ce soir-là
Jusqu’à ce que tu l’aies capturée par un souhait venu du cœur
Qui maintenant te revient. Elesin Oba !
Je dis que tu es cet homme qui
Est tombé par hasard sur cette calebasse d’honneur.
Tu croyais que c’était du vin de palme et
Tu as bu son contenu jusqu’à la dernière goutte.
ELESIN. - La vie a une fin. Une vie qui transcendera
La renommée et l’amitié réclame un autre nom.
Quel ancien dirige sa langue vers son assiette
Et la lèche jusqu’à la dernière miette ? Il rencontrera
Le silence lorsqu’il appellera les enfants pour faire
La moindre course. La vie est honneur.
Elle s’achève lorsque l’honneur disparaît.
DES FEMMES. - Nous savons que tu es un homme d’honneur.
ELESIN. - Assez ! Cela suffit !
DES FEMMES. - (Troublées, elles chuchotent entre elles, se tournant
principalement vers lyaloja.)

Que se passe-t-il ? Avons-nous dit quelque chose pouvant


l’offenser ? Avons-nous manqué d’égards envers lui ?
ELESIN. – C’est assez, vous dis-je. Je ne veux plus rien
entendre de cette veine. J’en ai assez entendu.
IYALOJA. – Nous avons dû dire quelque chose de mal. (Elle
s’avance un peu.) Elesin Oba, nous implorons ton pardon avant
que tu ne parles.
ELESIN. - Je suis profondément offensé.
IYALOJA. - Notre indignité nous a trahies. Tout ce que nous
pouvons faire est d’implorer ton pardon. Corrige-nous comme
un bon père.
ELESIN. - En ce jour hors du commun…
IYALOJA.- On ne peut en supporter l’idée. Si nous t’offensons
maintenant, alors, nous avons mortifié les dieux. Nous
offensons le ciel lui-même. Père de nous tous, dis-nous où
nous avons fait fausse route. (Elle s’agenouille, suivie par les autres
femmes.)

ELESIN. – N’avez-vous pas honte ? Même un œil


Voilé par une larme conserve ses facultés de vision.
Parce que mon esprit s’est élevé vers des sommets
Où même le plus courageux des hommes baisse les yeux
En y pensant, faut-il que mon corps, ici,
Soit considéré comme celui d’un vagabond ?
IYALOJA. - Écuyer du Roi, je suis plus déconcertée que jamais.
LE GRIOT. - Le père le plus sévère se déride lorsque l’enfant se
repent, Elesin. Lorsqu’on a peu de temps, on ne le passe pas à
prolonger des énigmes. Leurs épaules sont courbées par la
peur d’avoir irrémédiablement gâché ta journée. Parle
maintenant, avec des mots simples, et poursuivons la maladie
jusqu’à la maison des remèdes.
ELESIN. - Les mots ne coûtent rien : « Nous savons que tu es un
homme d’honneur. » Eh bien dites-moi, est-ce ainsi Qu’un
homme d’honneur doit paraître ?
Ne sont-ce pas les mêmes vêtements que ceux avec lequels Je
me suis joint à vous il y a plus d’une demi-heure ?
(Il hurle de rire et les femmes, soulagées, se lèvent et se précipitent
parmi les étals pour chercher de riches étoffes.)

UNE FEMME. - Les dieux sont bons. Une faute vite réparée est
vite oubliée. Elesin Oba, de même que nous joignons le geste à
la parole, que ton cœur nous pardonne totalement.
ELESIN. - Vous qui êtes le souffle et les auteurs de mon
existence
Comment oserais-je vous refuser mon pardon
Même si l’offense était réelle ?
IYALOJA. - (Dansant autour de lui, chante.)
Il nous pardonne. Il nous pardonne.
Quelle chose affreuse
Que le départ du voyageur
Qui laisse une malédiction derrière lui.
DES FEMMES. – Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
IYALOJA. - Richement, richement, vêtez-le richement
Le tissu de l’honneur est l’alari*
Sanyan* est le ruban de l’amitié
Les sandales de l’estime sont faites en peau de boa.
DES FEMMES. - Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
LE GRIOT. - Celui qui le doit, doit aller de l’avant
Le monde ne tournera pas à l’envers
C’est lui qui doit, d’un grand geste
Dépasser le monde.
DES FEMMES. - Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
LE GRIOT. - La gourde que tu portes ne doit pas te faire
manquer à ton devoir.
La gourde ne doit pas être déposée
Au premier carrefour ou dans un bosquet au bord de la route.
Une seule rivière peut connaître son contenu.
DES FEMMES. - Nous nous retrouverons tous au grand marché.
Nous nous retrouverons tous au grand marché.
Celui qui s’y rend de bonne heure fait les meilleures affaires
Mais nous nous retrouverons et reprendrons notre badinage.
(Elesin est debout, resplendissant dans de riches habits, une coiffe, un
châle, etc. Son écharpe est en alari rouge vif. Les femmes dansent
autour de lui. Tout à coup, son attention est attirée par quelque chose
en coulisse.)

ELESIN. - Le monde que je connais est bon.


DES FEMMES. - Nous savons que tu le laisseras ainsi.
ELESIN. - Le monde que je connais a la munificence
Des ruches après que les abeilles ont butiné.
Aucune richesse ne s’offre avec tant d’abondance
Même dans les rêves des divinités.
DES FEMMES. - Et nous savons que tu le laisseras ainsi.
ELESIN. - Je suis né pour le conserver ainsi. On n’entend
Jamais dire qu’une ruche se déplace. Une fourmilière
Ne quitte pas ses racines. Nous ne pouvons pas voir
La matrice du monde qui est encore plus grande :
Aucun homme n’aperçoit la matrice de sa mère,
Cependant, qui nie qu’elle ne soit là ? Autour
Du nombril du monde est lovée cette corde
Sans fin qui nous relie tous
À la grande origine. Si je m’égare,
Le lien qui m’y attache me ramènera aux racines.
DES FEMMES. - Le monde est entre tes mains.
(Ce qui l’avait distrait précédemment, c’est une belle jeune fille, qui
s’avance dans le passage par lequel Elesin a fait son entrée au début de
la pièce.)

ELESIN. - Je l’étreins. Et laissez-moi vous dire, femmes,


J’aime cet adieu que le monde a prévu,
À moins que mes yeux ne me trompent, à moins que
Nous ne soyons déjà séparés, le monde et moi,
Et que tout ce qui engendre le désir soit logé
Chez nos ancêtres infatigables. Dites-moi, amis
Suis-je encore sur terre dans le marché bien-aimé
De ma jeunesse ? Ou ma volonté aurait-elle
Dépassé la conscience de l’acte et suis-je arrivé
Parmi les illustres défunts ?
LE GRIOT. - Elesin Oba, pourquoi tes yeux s’arrondissent-ils
comme le rat palmiste quand son destin semblable à l’esprit de
son père se reflète dans l’œil du serpent ? Et toutes ces
questions ! Tu es debout sur cette même terre où toujours tu as
été. Cette voix que tu entends c’est la mienne, Oluhun-iyo, pas
celle d’un acolyte au ciel.
ELESIN. - Comment est-ce possible ? Toute ma vie
En tant qu’Écuyer du Roi, le fruit le plus juteux
Sur chaque arbre m’appartenait. J’ai vu,
J’ai touché, j’ai courtisé, rarement la réponse était non.
L’honneur de mon rang, la vénération
Que je pouvais lire dans les yeux des hommes ou des femmes
Encourageaient ma demande et
Dévastaient mes heures de sommeil.
Et ils me disent que mes yeux étaient ceux d’un épervier
Insatiable. Si vous fendiez un arbre en deux, un iroko,
Cachiez la beauté d’une femme au cœur de son tronc
Et le renfermiez, Elsein, voyageant non loin de là,
Installait son camp à côté de cet arbre
Parmi toutes les ombres de la forêt.
LE GRIOT. - Qui contesterait ta réputation, serpent en vadrouille
dans les passages sombres du marché ! Punaise qui livre
bataille sur une natte et que le vaincu félicite.
Surpris avec la propre sœur de son épouse, il s’exclama :
« Mais je me prosternais simplement comme il sied à un beau-
frère reconnaissant. » Chasseur qui transporte sa corne à
poudre sur ses hanches et tire tapi ou debout ! Guerrier qui ne
prend jamais l’excuse du lâche geignard : « Comment puis-je
aller me battre sans mon pantalon ? » Sans pantalon ou sans
chemise, qu’importe ! Okapi surgissant d’un camouflage de
feuilles ; avant qu’il ne frappe, la victime est déjà étendue à
terre. Un jour ils lui ont dit, Howu, un étalon ne se nourrit pas
de l’herbe qui pousse sous lui ; il répliqua : « C’est vrai mais il
peut se rouler dedans. »
DES FEMMES. - Ba-a-a-baO !
LE GRIOT. - Ah, mais écoutez. Vous savez que la larve ronge
les feuilles et que le scarabée mange la cola, la larve vit sur la
feuille et le scarabée qui mange la cola réside dans la noix ;
ignorons-nous de quoi se nourrit notre homme lorsque nous le
trouvons dans un cocon d’étoffes féminines ?
ELESIN. - Assez, assez, vous avez tous des raisons
De bien me connaître. Mais, si vous dites que cette terre
Est encore celle qui a donné naissance à ces chants,
Dites-moi qui était la déesse dont les lèvres m’ont laissé
découvrir
Les galets d’ivoire qui jonchent le lit du fleuve Oya.
Iyaloja, qui est-elle ? Je l’ai vue entrer
Dans ton échoppe. Je connais bien toutes tes filles.
Non, pas même Ogun-de-la-ferme, travaillant
De l’aube au crépuscule sur son carré d’ignames
Pas même Ogun, avec la meilleure houe
Qu’il ait jamais forgée sur son enclume, n’aurait pu façonner
Cette chute de reins, même s’il avait eu
La terre la plus riche entre ses doigts.
Son pagne ne dissimulait pas
Des hanches dont les ondulations faisaient honte à la rivière
Qui serpente autour des collines d’Ilesi. Ses yeux
Étaient des coquilles d’œufs fraîchement pondus
Luisant dans le noir.
Sa peau…
IYALOJA. - Elesin Oba…
ELESIN. - Quoi ? Où suis-je, que dites-vous ?
IYALOJA. - Encore parmi les vivants.
ELESIN. - Et cet éclat qui soudain
A illuminé ce marché que je pouvais me vanter
De bien connaître ?
IYALOJA. - Elle a déjà un pied dans la maison de son mari.
Elle est fiancée.
ELESIN. – (Irrité.) Pourquoi me dites-vous cela ?
(lyaloja se tait. Les femmes s’agitent, mal à l’aise.)

IYALOJA. - Nous ne voudrions pas t’offenser Elesin. Ce jour est


le tien et le monde entier t’appartient. Cependant, même ceux
qui quittent la ville pour s’établir ailleurs aiment qu’on se
souvienne d’eux pour ce qu’ils laissent en partant.
ELESIN. - Qui ne cherche pas à ce qu’on se souvienne de lui ?
La mémoire domine la Mort, elle est le défaut
De sa cuirasse d’orgueil. J’abandonnerai
Ce qui rend mon départ le rêve le plus pur
D’un après-midi. Ceux qui s’en vont ne doivent-ils pas réduire
leurs bagages ?
Que le voyageur chevronné
Débarrasse son trop lourd fardeau de tout
Ce qui peut profiter aux vivants.
DES FEMMES. - (Soulagées.) Ah ! Elesin Oba, nous savions que tu
étais un homme d’honneur.
ELESIN. - Alors, honorez-moi. Je mérite un lit d’honneur sur
lequel je puisse m’étendre.
IYALOJA. - Le meilleur t’appartient. Nous savons que tu es un
homme d’honneur. Tu n’es pas de ceux qui mangent et ne
laissent rien dans leur assiette pour les enfants. Est-ce que tu
ne l’as pas dit toi-même ? Tu n’es pas celui qui brise le
bonheur des autres pour le plaisir d’un instant.
ELESIN. - Qui parle de plaisir ? Oh, femmes, écoutez !
Compagnes des plaisirs. Nos actes doivent avoir un sens.
La sève du bananier jamais ne tarit.
Vous avez vu la jeune pousse qui croît
Tandis que l’ancienne tige commence à se flétrir.
Femmes, que mon départ soit semblable
À l’heure du crépuscule du bananier.
DES FEMMES. - Que veut-il dire, Iyaloja ? Ce langage est celui
de nos aînés, nous ne le comprenons que partiellement.
IYALOJA. - Je n’ose pas encore te comprendre, Elesin.
ELESIN. - Vous tous qui êtes devant l’esprit qui va affronter
La dernière porte s’ouvrant pour le passage,
Osez me libérer des regrets du départ. Mon souhait
Transcende l’effacement de la pensée
Par le tremblement des sens, l’espace d’un instant.
Faites-moi crédit. Et faites-moi honneur.
Je suis prêt pour le voyage qui dépasse
Les tourments du désert et du désir ardent.
Alors, laissez-moi voyager léger. Que la semence
Qui ne nourrira pas l’estomac au cours du chemin
Demeure. Qu’elle prenne racine
Dans la terre de mon choix, dans cette terre
Que je quitte.
IYALOJA. – (Se tournant vers les femmes.) La voix que j’entends est
déjà touchée par les doigts impatients de nos morts. Je n’ose
refuser.
UNE FEMME. - Mais Iyaloja…
IYALOJA. – Cette affaire n’est déjà plus entre nos mains.
LA FEMME. - Mais elle est promise à ton propre fils. Dis-le lui.
IYALOJA. - Mon fils veut ce que je veux. J’ai fait la demande
pour lui, on peut compenser cette perte. Mais qui portera
remède à la flétrissure des mains fermées, le jour où nous
devrions tous être charitables et radieux ? Vous m’incitez à le
lui dire ! Vous désirez que je l’accable en le lui dévoilant et
que, par cette révélation, j’aigrisse son désir et trouble par des
regrets les derniers instants de son esprit. Vous le suppliez, lui
qui est votre avocat pour l’autre monde. - N’entraîne pas ce
monde à la dérive de ton vivant ; préféreriez-vous que ce soit
ma propre main qui, par son sacrilège, arrache les amarres ?
LA FEMME. - Peu d’hommes osent braver la malédiction d’un
mari dépossédé.
IYALOJA. – Seules les malédictions des morts sont à craindre.
Les demandes de ceux qui sont au seuil de leur demeure
l’emportent, même sur celles du sang. Y faire obstacle est se
montrer impie.
ELESIN. - Que disent mes mères ? Plongerai-je dans l’inconnu
avec mon fardeau ?
IYALOJA. - Ce n’est pas nous, mais la terre elle-même qui dit
non. La sève du bananier ne tarit pas. Que la graine qui ne
nourrira pas le voyageur lors de son passage tombe et prenne
racine ici tandis qu’il s’avance au-delà de cette terre et de
nous. Oh ! toi qui remplis la maison de voix d’enfants, de
l’âtre jusqu’au seuil, toi qui maintenant franchis le golfe caché
et t’arrêtes afin de traverser du bon pied pour arriver dans la
maison où reposent les glorieux ancêtres, il est bon que tes
reins s’écoulent dans la terre que nous connaissons, que tes
dernières forces labourent à nouveau la matrice qui t’a donné
naissance.
LE GRIOT. - Iyaloja, mère des multitudes sur le foisonnant
marché du monde, comme ta sagesse te transfigure !
IYALOJA. – (Un large sourire, totalement rasserénée.) Elesin, même à Elesin,
même à l’extrémité étroite du passage, je sais que tu te
retourneras et pousseras un dernier soupir de regret pour la
chair apparue à ton esprit dans son envol. Ton œil a toujours
été vif. Ton choix a ma bénédiction. (Aux femmes :)
- Annoncez la bonne nouvelle à notre fille et apprêtez-la.
(Quelques femmes s’en vont.)

ELESIN. - Au début, ton regard était sombre.


IYALOJA. - Pas longtemps. C’est aux cris de ceux qui sont au
seuil du grand changement que nous devons prêter attention.
Et puis, y penser fait trembler l’esprit. Le fruit d’une telle
union est rare. Il n’appartiendra ni à ce monde, ni à l’autre. Ni
à celui qui est derrière nous. Comme si l’intemporalité du
monde des ancêtres et celle des êtres à venir avaient joint leurs
esprits pour arracher une descendance à l’être insaisissable de
passage… Elesin !
ELESIN. – Je suis là, qu’y a-t-il ?
IYALOJA. - As-tu entendu ce que je viens de dire ?
ELESIN. - Oui.
IYALOJA. - Les vivants doivent manger et boire. Lorsque
arrivera l’instant, ne change pas la nourriture qui est dans leur
bouche en fiente de rongeur. Ne leur fais pas goûter les
cendres du monde lorsqu’ils sortiront à l’aube pour respirer la
rosée.
ELESIN. - Ce soupçon est indigne de toi, Iyaloja.
IYALOJA. - Manger de la noix Awusa n’est pas aussi difficile
que de boire de l’eau après.
ELESIN. - Les eaux du fleuve amer sont de miel pour l’homme
Dont la langue a goûté à tout.
IYALOJA. - Nul ne sait quand les fourmis désertent leur maison,
elles laissent la fourmilière intacte. On ne voit jamais
l’hirondelle faire de trous dans son nid lorsque arrive l’époque
de la migration. Il y a toujours une multitude de gens derrière
celui qui prend congé. Il ne faut pas que la pluie traverse leur
toit ; la nuit, le vent ne doit pas traverser les murs.
ELESIN. – Je refuse de prendre cela pour une offense.
IYALOJA. - Tu veux voyager léger. Bien, la terre est à toi. Mais
prends garde que la semence que tu y laisses n’attire une
malédiction.
ELESIN. - Tu te trompes totalement sur ma personne, Iyaloja.
IYALOJA. - Je n’ai rien dit. Maintenant, il nous faut aller
préparer ta chambre nuptiale. Puis ces mêmes mains étendront
ton linceul.
ELESIN. – (Exaspéré.) Faut-il que tu sois si brusque ? (Se reprend.)
Tissez donc votre linceul, mais laisse les doigts de ma femme
sceller mes paupières avec de la terre et laver mon corps.
IYALOJA. - Prépare-toi Elesin.
(Elle se lève pour partir ; à cet instant, les femmes reviennent,
accompagnant la Fiancée. Le visage d’Elesin rayonne de plaisir. Il
frotte les manches de son agbada avec une confiance retrouvée et
s’avance pour aller à la rencontre du groupe. Alors que la jeune fille
s’agenouille devant lyaloja, les lumières s’éteignent lentement sur
scène.)
Acte 2
La véranda du bungalow de l’Administrateur régional. Un vieux
phonographe à manivelle joue un tango et, à travers les larges fenêtres
et les portes qui donnent sur la véranda à l’avant-scène, on aperçoit les
silhouettes de Simon Pilkings et de sa femme, Jane, qui dansent le tango
dans le salon, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la partie éclairée. Le
spectateur doit comprendre aussitôt qu’ils sont habillés pour un bal
costumé. La danse continue quelques instants puis la silhouette d’un
policier indigène surgit et grimpe les marches jusqu’à la véranda. Il
jette un coup d’œil furtif et observe le couple qui danse, réagissant avec
un étonnement devenu habituel. Tout à coup il se raidit, son expression
change et marque l’incrédulité puis l’horreur. Dans son excitation, il
renverse un pot de fleurs et attire l’attention du couple. Ils s’arrêtent de
danser.

PILKINGS. - Il y a quelqu’un ?
JANE. - Je vais arrêter le phonographe.
PILKINGS. - (S’approchant de la véranda) Je suis sûr d’avoir entendu
quelque chose tomber. (Le policier recule doucement, la bouche ouverte
tandis que Pilkings s’approche de la véranda.) Oh, c’est toi Amusa.
Pourquoi n’as-tu pas frappé simplement au lieu de frapper sur
ces objets ?
AMUSA. - (Bégaie, s’exprime difficilement et pointe un doigt tremblant en
direction de son costume.) Missié Pirinkin… Missié Pirinkin.
PILKINGS. - Qu’est-ce qui ne va pas ?
JANE. – (Apparaissant.) Qui est-ce, chéri ? Oh, Amusa…
PILKINGS. - Oui, c’est Amusa qui se comporte d’une façon très
étrange.
AMUSA. - (Son attention se porte vers Mme Pilkings.) Mamadame… vous
aussi !
PILKINGS. - Mais bon dieu, qu’est-ce qui ne va pas !
JANE. - Ton costume, chéri ; notre déguisement.
PILKINGS. - Bon sang, j’avais complètement oublié. (Il soulève son
masque au-dessus de sa tête et son visage apparaît. Sa femme fait de même.)
JANE. - Je pense que tu as choqué son bon gros cœur de païen,
tiens.
PILKINGS. – Ridicule, il est musulman. Allons Amusa, tu ne
crois pas à toutes ces bêtises, n’est-ce pas ? Je croyais que tu
étais un bon musulman.
AMUSA. - Missié Pirinkin, je vous en supplie, qu’est-ce que
vous faites avec ce costume ? Il appartient au culte des morts,
pas aux êtres humains.
PILKINGS. - Oh, Amusa, tu me déçois. Je ne jure que par toi au
club ; tu sais : « Dieu merci, Amusa ne croit pas aux idoles. »
Et maintenant, regarde-toi !
AMUSA. - Missié Pirinkin, je vous en prie. Retirez ça. C’est pas
bien qu’un homme comme vous touche cet habit.
PILKINGS. - Eh bien, je l’ai sur moi. Et qui plus est, Jane et moi
avons parié que nous allons remporter le premier prix au bal.
Maintenant reprends-toi et dis-moi pourquoi tu voulais me
voir.
AMUSA. - Je ne peux pas vous parler de c’taffaire tant que vous
aurez cet habit. J’peux pas.
PILKINGS. - Qu’est-ce que c’est encore que ces foutaises ?
JANE. - Il est vraiment sérieux Simon. Je pense qu’il va falloir
que tu arranges ça avec délicatesse.
PILKINGS. - Avec délicatesse, mon… ! Écoute Amusa, je trouve
que cette plaisanterie a assez duré, hum ? Un peu de bon sens.
Tu sembles oublier que tu es un officier de police au service
du gouvernement de Sa Majesté. Je t’ordonne de me dire tout
de suite ce que tu as à me communiquer sous peine de
sanction.
AMUSA. - C’est une histoire de mort, Monsieur
l’Administrateur. Comment peut-on dire du mal de la mort à
quelqu’un qui porte l’uniforme de la mort ? C’est comme dire
du mal du gouvernement à quelqu’un qui porte l’uniforme de
la police. S’cusez-moi, je reviens.
PILKINGS. – (Hurlant.) Assez !
(Tout à coup, Amusa tourne son regard vers le plafond et reste muet.)

JANE. - Oh ! Amusa. Quelles raisons y a-t-il d’avoir peur de ce


costume ? Tu l’as vu quand on l’a confisqué le mois dernier
aux hommes de l’egungun* qui semaient le désordre en ville.
Tu as toi-même participé à l’arrestation des chefs du culte. Si
le juju ne t’a pas fait de mal à ce moment-là, comment
pourrait-il t’en faire maintenant ? Et simplement en le
regardant ?
AMUSA. - (Sans baisser les yeux.) Madame, j’arrête les meneurs qui
font du bruit et sèment le désordre mais moi je touche pas
egungun. Egungun lui-même, je touche pas. Je me trompe pas.
J’arrête les meneurs qui font du bruit mais je traite egungun
avec respect.
PILKINGS. - C’est sans espoir. On va tout simplement finir par
manquer la meilleure partie du bal. Quand ils sont comme ça il
n’y a rien à faire. Autant cogner sur un mur de briques. Laisse
ton message par écrit sur ce bloc, Amusa, et va-t’en. Viens
Jane. Tu vois bien qu’en restant, nous blessons sa grande
sensibilité.
(Amusa attend qu’ils s’en aillent puis écrit sur le calepin avec quelque
difficulté. Des bruits de tambours en provenance de la ville se font
entendre. Amusa écoute, fait un geste comme s’il voulait rappeler
Pilkings mais change d’avis. Il finit d’écrire son message et s’en va.
Quelques instants plus tard, Pilkings apparaît, prend le bloc et lit.)

PILKINGS. - Jane !
JANE. – (De la chambre.) J’arrive, chéri, je suis presque prête.
PILKINGS. - Là n’est pas la question, écoute ça.
JANE. - Qu’est-ce que c’est ?
PILKINGS. - Le rapport d’Amusa. Écoute : « Je dois signaler que
l’information suivante m’est parvenue : un grand chef, à savoir
Elesin Oba, doit donner la mort ce soir du fait d’une coutume
du pays. Comme c’est une affaire criminelle, j’attends les
ordres au poste. Sergent Amusa. »
(Jane entre dans la véranda tandis qu’il lit.)
JANE. - T’ai-je bien entendu dire « donner la mort » ?
PILKINGS. - À l’évidence, il veut dire commettre un crime.
JANE. - Tu veux dire, un crime rituel ?
PILKINGS. - Probablement, tu crois en être venu à bout mais
c’est toujours quelque part prêt à ressurgir des profondeurs.
JANE. - Oh ! Est-ce que ça veut dire que nous n’irons pas au
bal ?
PILKINGS. - Non-on. Je vais faire arrêter cet homme. Et toute
personne concernée, même de loin. Il se peut que cela ne soit
rien, simplement une rumeur.
JANE. - Vraiment ? Je croyais que tu trouvais que l’on pouvait
se fier aux rumeurs que colporte Amusa.
PILKINGS. – C’est exact. Mais qui sait ce qui a pu lui faire peur
récemment. Regarde l’attitude qu’il a eue ce soir.
JANE. – (Riant.) Tu dois admettre que sa petite logique tenait
debout. (Prend une voix grave.) Comment peut-on dire du mal de la
mort à quelqu’un qui porte l’uniforme de la mort ? (Elle rit.) De
toute façon, tu ne peux pas aller au poste dans cette tenue.
PILKINGS. - Je vais envoyer Joseph avec des ordres. Bon sang,
quelle satanée affaire !
JANE. - Mais tu ne crois pas que tu devrais d’abord aller parler
à cet homme, Simon ?
PILKINGS. - Est-ce que tu veux aller au bal, oui ou non ?
JANE. - Chéri, pourquoi t’emportes-tu ? J’essayais simplement
de raisonner. Cela semble un peu injuste d’enfermer un
homme, un chef pour, simplement euh… Comment dit-on déjà
en termes juridiques, sur l’affirmation non corroborée d’un
sergent.
PILKINGS. - Bien, la décision est vite prise. Joseph !
JOSEPH. - (De l’intérieur.) Oui maître ?
PILKINGS. - Tu as raison, bien sûr, je m’emporte. Probablement
à cause de ces fichus tambours. Tu entends comme ils ne
cessent de battre.
JANE. - Je me demandais quand tu le remarquerais. Crois-tu
qu’il y ait un rapport avec cette histoire ?
PILKINGS.- Qui sait ? Ils trouvent toujours une excuse pour faire
du bruit… (Pensivement.) Même si…
JANE. - Même si…
PILKINGS. – C’est différent, Jane. Je ne crois pas avoir encore
entendu ce son-là auparavant. Il y a quelque chose
d’inquiétant.
JANE. - Je croyais que tous les tambours de brousse faisaient le
même bruit.
PILKINGS. - Ne te moque pas de moi. C’est peut-être sérieux.
JANE. - Excuse-moi. (Elle se lève et passe ses bras autour de son cou. Elle
l’embrasse. Le domestique entre, recule et frappe.)

PILKINGS. - (D’une voix lasse.) Oh, entre Joseph ! Je ne sais pas où


tu vas chercher toutes tes idées éléphantesques sur le tact.
Viens ici !
JOSEPH. - Patron ?
PILKINGS. - Joseph, es-tu chrétien ?
JOSEPH. - Oui, patron.
PILKINGS. – Est-ce que le fait de me voir dans cette tenue
t’embarrasse ?
JOSEPH. - Non, patron, cela n’a aucun pouvoir.
PILKINGS. - Enfin, un peu de bon sens ! Maintenant, Joseph,
réponds-moi sur l’honneur d’un chrétien. Qu’est-ce qui doit se
passer cette nuit en ville ?
JOSEPH. - Cette nuit monsieur ? Vous voulez dire ce chef qui va
se tuer ?
PILKINGS. – Quoi ?
JANE. - Qu’est-ce que tu entends par se tuer ?
PILKINGS.- Tu veux dire qu’il va tuer quelqu’un, C’est cela ?
JOSEPH. - Non maître. Il ne tuera personne et personne ne le
tuera. Il mourra, tout simplement.
JANE. - Mais pourquoi, Joseph ?
JOSEPH. - C’est une loi d’ici, une coutume. Le roi est mort le
mois dernier. Ce soir, ce sont ses funérailles. Mais avant qu’on
puisse l’enterrer, Elesin doit mourir afin de l’accompagner au
ciel.
PILKINGS. - Je semble être destiné à affronter cet homme plus
souvent qu’aucun des autres chefs.
JOSEPH. - Il est le premier écuyer du roi.
PILKINGS. – (Sur un ton résigné.) Je sais.
JANE. - Simon, que se passe-t-il ?
PILKINGS. - Il fallait que ce soit lui !
JANE. - Qui est-ce ?
PILKINGS. - Tu ne te souviens pas ? C’est le chef avec lequel je
me suis querellé il y a trois ou quatre ans. J’ai aidé son fils à
s’inscrire dans une faculté de médecine en Angleterre, tu te
souviens ? Il a fait tout ce qu’il a pu pour l’en empêcher.
JANE. - Oh ! je me souviens maintenant. Un jeune homme très
fin ! Quel était son nom déjà ?
PILKINGS. - Olunde. Je n’ai pas répondu à sa dernière lettre,
maintenant que j’y pense. Le vieux païen voulait qu’il reste
pour perpétuer une tradition familiale quelconque.
Honnêtement, je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il
faisait toutes ces histoires. Il a littéralement fallu que je fasse
sortir ce garçon qu’on tenait pratiquement reclus et que je le
mette dans le premier bateau. Un garçon très intelligent,
vraiment brillant.
JANE. - Je le trouvais trop sensible, tu sais. Le genre de
personne qui pourrait très facilement se tourner vers la poésie,
le romantisme.
PILKINGS. - Il va devenir un docteur de premier ordre. Il s’est
promis de l’être. Et s’il a besoin de mon aide, je serai heureux
de la lui apporter.
JANE. – (Après une pause.) Simon.
PILKINGS. – Oui ?
JANE. - Ce garçon était son fils aîné n’est-ce pas ?
PILKINGS. - Je n’en suis pas sûr. Qui peut savoir avec ce vieux
bouc ?
JANE. - Est-ce que tu sais, Joseph ?
JOSEPH. - Oh oui madame. Il était le fils aîné. C’est pourquoi
Elesin a bel et bien maudit le maître. Le fils aîné n’est pas
censé voyager à l’extérieur du pays.
JANE. - (Gloussant.) Est-ce vrai Simon ? T’a-t-il maudit d’une
belle façon ?
PILKINGS.Au dire de tout le monde, je devrais être mort
aujourd’hui.
JOSEPH. - Oh non, le patron est un homme blanc. Et bon
chrétien.
Le juju de l’homme noir ne peut pas toucher le maître.
JANE. - S’il était son fils aîné, cela signifie qu’il serait l’Elesin
du prochain
roi. C’est une fonction héréditaire n’est-ce pas, Joseph ?
JOSEPH. - Oui, madame. Et si cet Elesin était mort avant le roi,
son fils aîné aurait dû prendre sa place.
JANE. - Cela expliquerait pourquoi le vieux chef était tellement
furieux que tu fasses partir le garçon.
PILKINGS. – Eh bien, je suis d’autant plus content de l’avoir
fait.
JANE. - Je me demande s’il savait.
PILKINGS. – Oui ! Oh, tu veux dire Olunde ?
JANE. - Oui, est-ce que c’était pour cela qu’il était si déterminé
à partir ? Je ne resterais pas si je savais que j’étais prisonnier
d’une coutume aussi horrible.
PILKINGS. – (Songeur.) Non, je ne crois pas qu’il le savait. Tout au
moins, il ne la pas montré. Mais on ne pouvait pas vraiment
savoir avec lui. Il était plutôt discret tu sais, contrairement à la
plupart d’entre eux. Il n’a pas beaucoup parlé, pas même à
moi.
JANE. - Ne sont-ils pas tous assez réservés, Simon ?
PILKINGS. - Les indigènes d’ici ? Bonté divine ! Ils ouvrent la
bouche et te débitent tous leurs secrets de famille avant que tu
puisses les arrêter. Tiens, l’autre jour…
JANE. - Mais Simon, est-ce qu’ils révèlent quoi que ce soit ? Je
veux dire, quoi que ce soit qui compte vraiment. Cette histoire
par exemple, nous ne savions pas qu’ils pratiquaient encore
cette coutume, n’est-ce pas ?
PILKINGS. - Oui, tu dois avoir raison sur ce point. Tous des
bâtards, rusés et fourbes.
JOSEPH. - (Froidement.) Est-ce que je peux y aller, patron ? Je dois
laver la cuisine.
PILKINGS. - Quoi ? Oh, tu peux y aller, j’ai oublié que tu étais
encore là. (Joseph s’en va.)
JANE. – Simon, il faut absolument que tu fasses attention à ce
que tu dis. Par ici, « bâtard » n’est pas une banale grossièreté.
PILKINGS. - Écoute, depuis quand es-tu devenue anthropologue
de profession ? J’aimerais bien le savoir.
JANE. - Je ne prétends pas m’y connaître. J’ai simplement
entendu des domestiques se quereller. C’est comme ça que je
sais qu’ils considèrent ce mot comme une souillure.
PILKINGS. – Je croyais que le système familial élargi se
chargeait de tout cela. Famille élastique, pas de bâtards.
JANE. – (Hausse les épaules.) Agis à ta guise.
(Silence étrange. Le tambourinement s’accroît en volume. Tout à coup
Jane se lève, nerveuse.)

Ces bruits de tambours, Simon, crois-tu que cela pourrait


vraiment avoir un lien avec ce rite ? Cela n’a pas cessé de la
soirée.
PILKINGS. - Demandons à notre guide indigène. Joseph ! Une
minute seulement. (Joseph entre à nouveau.) Que signifient ces
bruits de tambours ?
JOSEPH. - Je ne sais pas patron.
PILKINGS. - Qu’est-ce que cela signifie, ce « je ne sais pas » ?
Cela ne fait que deux ans que tu es converti. Ne me dis pas que
tous ces boniments sur l’eau bénite ont effacé ta mémoire
tribale.
JOSEPH. - (Visiblement choqué.) Patron !
JANE. - Voilà, tu as réussi !
PILKINGS. - Qu’est-ce que j’ai fait ?
JANE. - Ne t’occupe pas de cela. Écoute Joseph, dis-moi
simplement ceci : le tambour a-t-il un lien avec la mort ou
quelque chose qui y a trait ?
JOSEPH. - Madame, c’est ce que j’essaie de dire. Je ne suis pas
sûr. Cela ressemble à la mort d’un grand chef et puis cela
ressemble au mariage d’un grand chef. Ça m’rend perplexe.
PILKINGS. – Oh, retourne à la cuisine. Tu es vraiment d’une très
grande utilité.
JOSEPH. - Oui, maître. (Il s’en va.)
JANE. - Simon…
PILKINGS. - D’accord, d’accord, je ne suis pas d’humeur à
entendre un sermon.
JANE. - Ce n’est pas de mes sermons dont tu dois te soucier,
mais des sermons des missionnaires qui t’ont précédé ici.
Lorsqu’ils font des convertis, ils les convertissent réellement.
Parler de boniments à propos d’eau bénite à Joseph, c’est
comme insulter la Vierge devant un catholique. Il va nous
remettre sa démission demain, tu m’entends.
PILKINGS. Allons, tu es ridicule.
JANE. - Vraiment ? Combien veux-tu parier que demain nous
n’aurons plus de maître d’hôtel ? Tu as vu sa tête ?
PILKINGS. - Je suis plus préoccupé par le fait de savoir si, oui
ou non, il nous manquera un chef indigène demain. Bon Dieu !
Écoute ces tambours. (Il marche de long en large, indécis.)
JANE. - (Se levant.) Je vais me changer et préparer quelque chose à
manger.
PILKINGS. - Comment ?
JANE. - Simon, il est évident que nous ne pouvons pas aller au
bal.
PILKINGS. - C’est ridicule. C’est la seule chose un peu amusante
que le club européen soit parvenu à organiser en un peu plus
d’un an. Manquer ce bal, jamais de la vie ! C’est une occasion
extraordinaire. Cela n’arrive pas tous les jours.
JANE. - Tu sais qu’il faut mettre un terme à cette affaire. Et tu
es le seul qui puisse le faire.
PILKINGS. - Je n’ai pas à empêcher quoi que ce soit. S’ils
veulent se jeter du haut d’une falaise ou s’empoisonner à cause
d’une coutume barbare quelconque, qu’est-ce que cela peut me
faire ? S’il s’agissait d’un crime rituel ou de quelque chose
comme ça, ce serait mon devoir d’intervenir. Je ne peux pas
surveiller tous les suicides potentiels dans cette province. Et en
ce qui concerne cet homme, crois-moi, c’est un bon débarras.
JANE. - (Rit.) Je te connais Simon. Quand tu auras fini de faire le
brave, il faudra bien que tu fasses quelque chose pour
empêcher cela.
PILKINGS. (S’adresse à elle en riant.) Et supposons qu’après tout, il ne
s’agisse que d’un mariage. J’aurais l’air d’un bel idiot si
j’interrompais ce chef au cours de sa nuit de noces. Il se met à
marcher d’un pas qui montre qu’il est en colère, ralentit.) Et
qui peut dire ce
que ces chefs font au cours de leur nuit de noces de toute
façon ? Il prend le bloc et écrit rapidement dessus.) Joseph ! Joseph !
Joseph ! (Quelques instants plus tard, Joseph apparaît avec un air boudeur.) Tu
m’as entendu t’appeler ? Pourquoi diable n’as-tu pas
répondu ?
JANE. - Je n’avais pas entendu, patron.
PILKINGS. - Tu ne m’avais pas entendu ? Alors comment se
fait-il que tu sois là ?
JOSEPH. - (D’un air buté.) Je n’avais pas entendu, patron.
PILKINGS. - (Fait un effort pour se contrôler.) Nous reparlerons de tout
cela demain matin. Je veux que tu portes ce message au
Sergent Amusa immédiatement. Tu le trouveras au poste.
Prends ta bicyclette et fais vite. Je veux que tu sois de retour
dans vingt minutes exactement. Vingt minutes, c’est clair ?
JOSEPH. - Oui, patron. (S’en allant.)
PILKINGS. - Oh… euh… Joseph.
JOSEPH. - Oui, patron ?
PILKINGS. - (Les dents serrées.) Euh,… oublie ce que je viens de dire
à l’instant. L’eau bénite, ce n’est pas des bêtises, c’est moi qui
en disais.
JOSEPH. - Oui, patron. (Il s’en va.)
JANE. - (Passant la tête à la porte.) Tu l’as trouvé ?
PILKINGS. - Trouvé qui ?
JANE. - Joseph. Est-ce que tu ne l’appelais pas ?
PILKINGS. - Ah, oui, il a fini par venir.
JANE. - Tu avais l’air désespéré. C’était à propos de quoi ?
PILKINGS. - Oh, rien. Je voulais simplement m’excuser auprès
de lui, lui affirmer que l’eau bénite, ce n’est pas vraiment des
bêtises.
JANE. - Oh ! Et comment l’a-t-il pris ?
PILKINGS. - Qu’est-ce que j’en ai à foutre ! Tout à coup j’ai eu
la vision de notre Révérend Macfarlane en personne, rédigeant
une autre lettre de protestation au Gouverneur au sujet de mon
langage inconvenant envers ses ouailles.
JANE. - Oh, maintenant, je crois qu’il a renoncé en ce qui te
concerne.
PILKINGS. - On ne sait jamais. Et de toute façon je voulais
m’assurer que Joseph ne « perdrait » pas mon message en
chemin. Il avait suffisamment l’air de celui qui part en
croisade contre les hérétiques pour faire une chose pareille.
JANE. - Quand tu auras fini d’exagérer, viens manger quelque
chose.
PILKINGS. - Non, range ça. On peut encore aller au bal.
JANE. - Simon…
PILKINGS. - Remets ton costume. Il n’y a pas à s’inquiéter. J’ai
donné l’ordre à Amusa d’arrêter cet homme et de l’enfermer.
JANE. - Mais ce poste est à peine sûr, Simon. Ses amis auront
tôt fait de l’aider à s’évader.
PILKINGS. - Ah ! Ah ! mais j’ai pensé à tout. Te ne vais pas le
faire incarcérer dans la cellule du poste. Amusa l’emmènera
aussitôt ici et l’enfermera dans mon bureau. Et il restera avec
lui jusqu’à notre retour. Personne n’osera venir ici pour
l’inciter à faire quoi que ce soit.
JANE. - Très ingénieux. Je vais me préparer.
PILKINGS. – Hé !
JANE. - Oui, chéri.
PILKINGS. – J’ai une surprise pour toi. Je voulais la garder
jusqu’à ce que nous soyons vraiment au bal.
JANE. - Qu’est-ce que c’est ?
PILKINGS. - Tu sais aue le Prince fait un voyage dans les
colonies. Eh bien, il n’a débarqué que ce matin dans la capitale
mais il est déjà à la résidence du Gouverneur. Il va honorer le
bal de sa présence en fin de soirée.
JANE. - Oh ! Simon ! ce n’est pas possible !
PILKINGS. Mais, si, on l’a invité à remettre les prix et il a
accepté. Il faut reconnaître que le vieux Engleton est vraiment
le meilleur secrétaire du club que nous ayons jamais eu. Il est
efficace, ce type.
JANE. - C’est vraiment sensationnel !
PILKINGS. - Les autres provinciaux vont être fichtrement
envieux.
JANE. - Je me demande en quoi il va venir.
PILKINGS. - Oh, je ne sais pas. En armure peut-être. De toute
façon, ce ne sera certainement pas aussi bien que ça.
JANE. - Eh bien, c’est une chance. Si nous devons être
présentés, je n’aurai pas besoin de commencer à chercher une
paire de gants. Tout est cousu.
PILKINGS. – (Riant.) C’est vrai. On peut faire confiance à une
femme pour penser à cela. Bien, allons-y.
JANE. – (Sortant.) J’en ai pour une seconde (S’arrête.), maintenant je
comprends pourquoi tu as été si nerveux pendant toute la
soirée. Je trouvais que tu ne prenais pas cette affaire en main
avec ton assurance habituelle - au début, au moins.
PILKINGS. – (De nettement meilleure humeur.) Tais-toi, femme et mets
tes affaires.
JANE. - D’accord Chef, j’arrive.
(Pilkings se met à fredonner le tango sur lequel ils dansaient
auparavant. Il commence à exécuter quelques pas de danse. Les
lumières s’éteignent progressivement.)
Acte 3
Immédiatement, un brouhaha confus, composé de voix de femmes,
s’élève à l’arrière-plan. Les lumières s’allument progressivement et on
voit sur le marché la devanture d’une échoppe de tissus qui a été
transformée. Le sol qui mène jusqu’à l’entrée est couvert de riches
velours et d’étoffes tissées. Les femmes viennent sur la scène, entraînées
vers l’arrière par l’avance déterminée du sergent Amusa et de ses deux
gardiens de la paix qui ont déjà sorti leurs bâtons et s’en servent pour
repousser les femmes. Cependant, au bord du sol recouvert de tissu, les
femmes s’arrêtent avec détermination et empêchent les hommes de
progresser davantage. Elles commencent à se moquer d’eux, sans pitié.

AMUSA. - Je dis, vous femmes, pour la dernière fois, laissez-


moi passer. J’suis ici en mission officielle.
UNE FEMME. - En mission officielle, toi, eunuque d’homme
blanc ? Une affaire officielle est en cours là où tu veux aller et
c’est une affaire que tu ne comprendrais pas.
UNE AUTRE FEMME. – (Tire subitement sur le bâton du policier.) Celui-ci
ne trompe personne vous savez. C’est celui que vous avez
dans votre pantalon officiel qui compte. (Elle se penche très bas,
comme si elle voulait regarder sous son large short. Le policier gêné serre les
jambes rapidement. Les femmes poussent de grands cris.)

UNE FEMME. - Tu veux dire qu’il n’y a rien du tout là-dessous ?


UNE FEMME. - Oh, j’ai bien vu quelque chose. Tu sais cette
clochette dont se sert l’homme blanc pour appeler ses
serviteurs…
AMUSA. - (Il parvient à conserver une certaine dignité pendant toute cette scène)
J’espère que vous, les femmes, savez qu’empêcher un officier
d’faire son devoir est une infraction grave contre la loi.
UNE FEMME. - Empêcher ? Il dit qu’on l’en empêche. Espèce
d’idiot, puisqu’on te dit qu’il n’y a rien à empêcher ici.
AMUSA. - Moi, j’ordonne : maintenant vous dégagez la route.
UNE FEMME. - Quelle route ? Celle que ton père a construite ?
UNE FEMME. - Tu es policier, non ? Alors tu sais ce que les
juges appellent « violation de domicile » (Désignant les marches dont
Crois-tu que ce genre de chemin soit
les tissus marquent la limite.)
construit pour n’importe quels pieds ?
UNE FEMME. - Va-t’en et dis à l’homme blanc qui t’a envoyé de
venir lui-même.
AMUSA. - Si je m’en vais, j’reviendrai avec des renforts. Et
nous reviendrons avec des armes.
UNE FEMME. - Oh, je comprends maintenant. Avant qu’ils ne
mettent leurs shorts, l’homme blanc leur ôte leurs armes.
UNE FEMME. - Quel toupet ! Vous voulez dire que vous êtes
venus ici pour montrer votre puissance aux femmes et vous
n’avez même pas d’arme.
AMUSA. - (Criant par-dessus les rires.) Pour la dernière fois, j’vous
préviens , femmes, dégagez la route.
UNE FEMME. - Jusqu’où ?
AMUSA. - Jusqu’à cette case. Je sais, il est là.
UNE FEMME. - Qui ?
AMUSA. - Le chef qui se donne le nom d’Elesin Oba.
UNE FEMME. - Espèce d’ignorant. Ce n’est pas lui qui se donne
le nom d’Elesin Oba, c’est son sang qui le dit. C’est ainsi que
son père fut nommé avant lui et que son fils le sera après lui.
Et cela, en dépit de tout ce que ton homme blanc fera.
UNE FEMME. - N’est-ce pas le même océan qui baigne ce pays
et celui de l’homme blanc ? Dis à ton homme blanc qu’il peut
cacher au loin notre fils aussi longtemps qu’il le voudra.
Lorsque son temps viendra, ce même océan le ramènera.
AMUSA. - Le Gouvernement dit ce genre de chose devoir
cesser.
UNE FEMME. - Qui les fera cesser ? Toi ? Ce soir, notre mari et
notre père se montrera plus grand que les lois des étrangers.
AMUSA. - Je dis personne montrera rien ce soir. C’est de
l’ignorance et criminel de montrer ce genre de chose. IYALOJA.
– (Entrant sur scène, sortant de la case. Elle est accompagnée par un groupe de
jeunes filles qui viennent d’apprêter la mariée.)

Que se passe-t-il, Amusa ? Pourquoi viens-tu là troubler la joie


des autres ?
AMUSA. - Madame Iyaloja, j’suis bien content que vous êtes là.
Vous me connaissez. J’aime pas les ennuis mais le devoir c’est
le devoir. J’suis ici pour arrêter Elesin à cause de ses intentions
criminelles. Dites à ces femmes qu’elles arrêtent
d’m’empêcher d’faire mon devoir.
IYALOJA. Et toi ? De quel droit empêches-tu le chef de nos
hommes d’accomplir son devoir ?
AMUSA. - De quel devoir il s’agit, Iyaloja ?
IYALOJA. – Quel devoir ? Quel genre de devoir un homme doit-
il rendre à sa nouvelle épouse ?
AMUSA. - (Stupéfait, regarde tour à tour les femmes et l’entrée de la case.)
Iyaloja, est-ce que vous appelez ça mariage ?
IYALOJA. - Tu as des femmes, n’est-ce pas ? Quoique l’homme
blanc t’ait fait, il ne t’a pas interdit d’avoir des femmes. Et s’il
l’a fait, lui au moins est marié. Si tu ne sais pas ce qu’est un
mariage, va lui demander qu’il te l’explique.
AMUSA. - C’est pas mariage.
IYALOJA. - Demande-lui en même temps ce qu’il aurait fait si
quelqu’un était venu le déranger la nuit de ses noces.
AMUSA. - Iyaloja, je dis ça c’est pas mariage.
IYALOJA. - Tu veux voir l’intérieur de la chambre nuptiale ? Tu
veux voir toi-même comment un homme pénètre une vierge ?
AMUSA. - Madame…
UNE FEMME. - Peut-être que ses femmes attendent encore qu’il
apprenne.
AMUSA. - Iyaloja, faites dire à ces femmes, qu’elles m’insultent
pas moi encore une fois. Si j’entends c’te genre d’insulte
encore une fois…
UNE JEUNE FILLE. - (Se frayant un chemin à travers l’assemblée.)
Qu’est-ce que tu feras ?
UNE JEUNE FILLE. - Il a perdu l’esprit. C’est à nos mères que tu
parles, le sais-tu ? Pas à un quelconque villageois illettré que
tu peux rudoyer et terroriser. Et d’abord comment oses-tu
pénétrer en ces lieux ?
UNE JEUNE FILLE. - Quel culot ! Quelle impertinence !
UNE JEUNE FILLE. - Vous avez été trop gentilles avec eux.
Maintenant montrons-leur ce qu’il en coûte de toucher aux
mères de ce marché.
DES JEUNES FILLES. - Tes supérieurs n’osent pas entrer dans le
marché quand les femmes l’interdisent.
UNE JEUNE FILLE. - T’as pas encore appris ça, espèce de
bouffon en kaki amidonné ?
IYALOJA. - Mes filles…
UNE JEUNE FILLE. - Non, non, Iyaloja, laisse-nous nous occuper
de lui. Il ne reconnaît plus sa mère, nous allons lui apprendre.
(D’un geste vif elles s’emparent des matraques des deux policiers. Elles
commencent à les entourer.)

UNE JEUNE FILLE. - Alors ? Nous avons vos matraques ?


Alors ? Qu’est-ce que vous allez faire ?
(D’un geste aussi rapide, elles font tomber les casques des policiers.)

UNE JEUNE FILLE. - Bougez si vous l’osez. Nous avons vos


casques, qu’est-ce que vous comptez faire ? Est-ce que
l’homme blanc ne vous a pas appris qu’il fallait ôter son
chapeau devant les dames ?
IYALOJA. - C’est une nuit de noces. C’est une nuit de joie pour
nous. Paix…
UNE JEUNE FILLE. - Pas pour lui. Qui lui a demandé de venir ?
UNE JEUNE FILLE. – Est-ce qu’il ose se rendre à la Résisdence
sans invitation ?
UNE JEUNE FILLE. - Pas même là où les serviteurs mangent les
restes.
LES JEUNES FILLES.- (À tour de rôle, avec un accent très britannique.) Tiens
donc, mais c’est Monsieur Amusa. Vous a-t-on invité ? (Jouant
entre elles. Les femmes plus âgées les encouragent par leurs gloussements.)

- Votre carton d’invitation, je vous prie ?


- Qui êtes-vous ? Avons-nous été présentés ?
- Rappelez-moi votre nom.
- Excusez-moi, je n’ai pas très bien saisi votre nom.
- Puis-je vous débarrasser de votre chapeau ?
- Si vous insistez. Puis-je prendre le vôtre ?
(Elles échangent les casques des policiers.)
- C’est très aimable à vous.
- Je vous en prie. Désirez-vous vous asseoir ?
- Après vous.
- Je n’en ferai rien.
- Je me permets d’insister.
- Vous êtes très aimable.
- Et comment trouvez-vous cet endroit ?
- Les indigènes sont assez corrects.
- Amicaux ?
- Dociles.
- Vous ne les trouvez pas un tout petit peu agités ?
- Oh, un tout petit peu agités.
- On pourrait même dire, difficiles ?
- En fait, on pourrait être tenté de dire difficiles.
- Mais vous en venez à bout, n’est-ce pas ?
- Oh ! Oui-i. Assurément. J’ai un tâcheron assez fidèle du
nom d’Amusa.
- Il est loyal ?
- Tout à fait.
- Sacrifierait sa vie pour vous, en somme !
- Sans hésiter.
- J’en ai eu un comme ça autrefois. J’avais une confiance
totale en lui. Bien sûr, la plupart d’entre eux sont des
menteurs.
- Je n’ai jamais vu un indigène dire la vérité.
- Est-ce que le temps est orageux par ici ?
- Il fait doux pour la saison.
- Mais les pluies peuvent encore arriver.
- Elles sont en retard cette année, n’est-ce pas ?
- Elles sont à l’heure africaine.
- Ah ! Ah ! Ah !
- Ah ! Ah ! Ah !
- L’humidité me ronge.
- Autrefois c’était le whisky.
- Ah ! Ah ! Ah !
- Ah ! Ah ! Ah !
- Quel est votre handicap, mon vieux ?
- Non ! il y a des tournois, ici ?
- Un terrain de golf splendide, vous l’apprécierez.
- Je commence déjà à apprécier.
- Et un Club exclusivement européen.
- Vous avez su maintenir l’honneur du drapeau.
- On fait de notre mieux pour notre vieux pays.
- C’est un plaisir de le servir.
- Un autre whisky, mon vieux ?
- Vous êtes vraiment trop aimable.
- Mais pas du tout. Où est ce « boy » ? (Criant tout à coup.)
Sergent !
AMUSA. - (Se met vivement au garde à vous.) Oui, patron !
(Les femmes éclatent de rire.)

UNE JEUNE FILLE. - Faites sortir vos hommes.


AMUSA. – (Se rend compte de la supercherie, enrage d’avoir perdu la face.)
J’vous avertis…
UNE JEUNE FILLE. - Bon d’accord, enlevez-lui son short ! (Elles
s’avancent lentement.)

IYALOJA. - Mes filles, s’il vous plaît.


AMUSA. - (Sur la défensive.) La première qui m’touche…
IYALOJA. - Mes enfants, je vous en prie…
UNE JEUNE FILLE. - Alors dis-lui de quitter ce marché. C’est la
maison de nos mères. On ne veut pas de celui qui mange les
restes des blancs à la fête que leurs mains ont préparée.
IYALOJA. - Tu les as entendues, Amusa. Tu ferais mieux de
partir.
DES JEUNES FILLES. - Allez !
AMUSA. - (Amorçant sa retraite.) Nous partons maintenant, mais
vous pas dire qu’on ne vous a pas prévenues.
UNE JEUNE FILLE. - Allez !
UNE JEUNE FILLE. - Avant que nous ne fassions les trois
sommations légales. Tu devrais tout connaître sur ce sujet.
AMUSA. – Allons-y. (Ils partent précipitamment.)
(Les femmes se frappent la paume avec la tranche de l’autre main en
signe d’émerveillement.)
DES FEMMES. - Est-ce qu’ils vous enseignent tout cela à
l’école ?
UNE FEMME. - Et dire que j’ai presque empêché Apinke d’y
aller.
UNE FEMME. - Vous les avez entendues ? Vous avez vu
comment elles ont imité l’homme blanc ?
UNE FEMME. - Les voix, c’était tout à fait ça. Eh bien, il y a des
choses merveilleuses dans ce monde !
IYALOJA. - Nos aînés l’ont bien dit. Il se peut que Dada soit
faible mais son jeune enfant est vraiment intrépide.
UNE FEMME. - La prochaine fois que l’homme blanc viendra au
marché, je mettrai Wuraola à ses trousses.
(Une femme entonne un chant euphorique et commence à danser
joyeusement. « Tani l’awa o l’ogbeja ? Kayi ! A l’ogbeja. Omo kekere
l’ogbeja1. » Le reste des femmes la rejoint, certaines d’entre elles
portant les filles sur leur dos comme des nourrissons, d’autres dansant
autour d’elles. La danse devient générale, l’excitation augmente. Elesin
apparaît, vêtu d’un simple pagne. Il a dans les mains une pièce de
velours blanc vaguement pliée qu’il tient comme si elle contenait un
objet délicat. Il s’écrie.)

ELESIN. - Oh vous, mères des belles épousées !


(La danse s’arrête. Elles se tournent et le voient ainsi que l’objet qu’il a
dans la main. Iyaloja s’approche et lui prend doucement le tissu.)

Prends-le. Il ne s’agit pas simplement de la trace du sang


d’une vierge, mais de l’union de la vie et de la semence du
passage. Mon flot de vie, le dernier sorti de cette chair, est uni
à la promesse d’une vie future. Tout est prêt. Écoutez ! (On
entend un battement de tambour régulier dans le lointain.)
Oui. Il est presque temps. On a tué le chien du Roi. Le cheval
favori du Roi est sur le point de suivre son maître. Mes frères,
les chefs connaissent leur tâche et la font bien. (Il écoute à
nouveau.)
(La mariée apparaît et reste timidement debout à côté de la porte. Il se
tourne vers elle.)

Notre mariage n’est pas encore totalement accompli. Lorsque


la terre et le passage s’unissent, le mariage n’est consommé
que lorsqu’il y a des grains de terre sur les paupières de celui
qui passe. Reste à mes côtés jusqu’à ce moment.
Mes fidèles tambours, rendez-moi un dernier service. C’est ici
que j’ai choisi de prendre mon départ, au milieu de la vie, dans
cette ruche qui contient tout le fourmillement du monde dans
son espace restreint. C’est ici que j’ai connu l’amour et les
rires à l’extérieur du palais. Même la nourriture la plus raffinée
finit pas lasser lorsqu’on la mange plusieurs jours de suite ; au
marché, nous ne sommes jamais blasés. Écoutez ! (Ils écoutent les
tambours.) Ils sont allés quérir le cœur du cheval favori du Roi.
Bientôt, il courra dans son écrin de rafia avec le chien à ses
pieds. Ensemble ils chevaucheront les épaules des valets du
Roi à travers les artères de la ville. Ils savent que c’est ici que
je les attendrai. Je le leur ai dit. (Son regard semble se voiler. Il se passe
la main devant les yeux comme s’il cherchait à mieux y voir. Il sourit faiblement.)
Cela s’annonce bien. Je viens à l’instant de ressentir l’ardent
désir de mon esprit. Le cerf-volant se dirige vers les grands
espaces et le vent le pousse.
Le moins que le cerf-volant puisse dire n’est-il pas : « Merci,
le plus vite sera le mieux. Mais attends un peu mon esprit.
Attends. Attends l’arrivée du messager du roi. Amis, savez-
vous que le cheval est conçu pour ce destin unique, porter une
charge, c’est-à-dire l’homme, sur son dos. Sauf cette nuit, cette
nuit seulement où l’étalon immaculé chevauchera triomphant
sur le dos de l’homme. Du temps de mon père, je fus le témoin
de cette étrange vision. Peut-être le verrai-je aussi ce soir pour
la dernière fois. S’ils arrivent avant que les tambours ne
résonnent pour moi, je lui dirai de faire savoir à l’Alafin que je
le suivrai rapidement. S’ils arrivent après que les tambours
auront retenti, eh bien, cela ira car je serai parti en avant. Nos
esprits accorderont leurs pas au cours du grand passage. (Il
écoute les tambours et semble tomber dans un état de semi-
hypnose. Ses yeux scrutent le ciel mais il est en quelque sorte
hébété. Sa voix manque un peu de souffle.) La Lune est repue,
une lueur émanant de son ventre plein remplit le ciel et l’air
mais je ne parviens pas à savoir où se situe ce portail que je
dois franchir. Mes fidèles amis, faisons se toucher nos pieds
une dernière fois, conduisez-moi à cet autre marché entouré de
bruits si doux qu’ils sont duvets sur ma peau et cependant font
que mes membres frappent la terre comme un pur-sang.
Chères mères, laissez-moi pénétrer en dansant dans le passage
tout comme j’ai vécu sous vos toits.
(Il s’avance progressivement au milieu d’elles. Elles lui font un
passage, les tambours jouent. Sa danse est constituée de mouvements
solennels et royaux ; chaque geste que fait son corps est empreint d’une
finalité solennelle. Les femmes se joignent à lui, leurs pas sont une
version un peu plus souple que les siens. Les femmes, exhortées par le
griot, entonnent un chant funèbre : « Ale le le, awo mi lo ».)

LE GRIOT. - Elesin Alafin, entends-tu ma voix ?


ELESIN. - À peine, mon ami, à peine.
LE GRIOT. - Elesin Alafin, entends-tu mon appel ?
ELESIN. - À peine, mon roi, à peine.
LE GRIOT. - Ta mémoire est-elle fidèle, Elesin ?
Ma voix sera-t-elle un brin d’herbe
Qui chatouillera l’aisselle du passé ?
ELESIN. – Ma mémoire n’a pas besoin d’un coup d’aiguillon.
Mais que désires-tu me dire ?
LE GRIOT. - Seulement ce qui a été prononcé.
Seulement ce qui concerne les dernières volontés de notre père
à tous.
ELESIN. - Cela est enfin comme une graine d’igname dans mon
esprit.
C’est la saison des pluies passagères,
C’est le moment de récolter la moisson.
LE GRIOT. - Si tu ne peux pas venir, ai-je dit, jure
Que tu le diras à mon cheval favori.
Je continuerai ma course et franchirai seul les portes.
ELESIN. - Le message d’Elesin ne sera lu
Que lorsque son cœur loyal aura cessé de battre.
LE GRIOT. - Si tu ne peux venir, Elesin, dis-le à mon chien.
Je ne peux pas rester trop longtemps
Le gardien de la porte.
ELESIN. - Un chien ne dépasse pas la main qui le nourrit.
Un cheval qui désarçonne son cavalier
Ralentit puis s’arrête. Elesin Alafin
Ne confie à aucun animal le soin de transmettre des messages
Entre un roi et son compagnon.
LE GRIOT. - Si tu te perds, mon chien suivra à la trace
Le chemin caché qui mène à moi.
ELESIN. - Le carrefour aux sept chemins ne sème le trouble
Que chez l’étranger. L’Écuyer du Roi
Est né dans le sérail.
LE GRIOT. -Je connais la méchanceté des hommes. S’il y a
Un poids sur le pan de ta ceinture, un poids tel
Qu’aucun homme ne puisse la soulever ; si ta ceinture est
enterrée
Par des esprits du mal qui cherchent à nous séparer dans nos
derniers…
ELESIN. - Ma ceinture est faite d’alari* d’un pourpre profond ;
Il n’y a pas de longe. L’éléphant
Ne traîne pas de longe derrière lui. Il n’est pas encore
Couronné le Roi qui enchaînera un éléphant :
Pas même toi, mon ami et mon Roi.
LE GRIOT. - Et cependant, cette crainte ne me quittera pas
Les ténèbres de cette nouvelle demeure sont profondes :
Tes yeux humains suffiront-ils ?
ELESIN. - Que la nuit tombe devant nos yeux
Même si elle est très noire, nous ne perdrons pas notre chemin.
LE GRIOT. - Ne reconnaîtrai-je pas maintenant que je suis allé
là où les merveilles ont une fin ? L’éléphant mérite mieux que
ce que nous disons : « J’ai aperçu quelque chose. »
Si nous voyons le dompteur de la forêt, disons simplement
Que nous avons vu un éléphant.
ELESIN. - (Il a la voix de quelqu’un qui s’assoupit.)
Je me suis libéré de la terre et maintenant
Tout devient sombre. D’étranges voix guident mes pas.
LE GRIOT. - La rivière n’atteint jamais une hauteur telle qu’elle
recouvre
Les yeux d’un poisson. La nuit, fût-elle la plus sombre,
N’empêche pas l’albinos de trouver son chemin. Un enfant
Rentrant à la maison ne réclame pas qu’on le prenne par la
main.
Le masque regagne le bois sacré avec grâce à la fin du jour…
Avec grâce. Avec grâce, le masque rentre
En dansant avec grâce à la fin de la journée…
(La transe d’Elesin semble s’intensifier, ses pas sont plus lourds.)

IYALOJA. – C’est la mort de la guerre qui tue le téméraire,


C’est par la mort de l’eau que le nageur disparaît
C’est la mort du marché qui tue le négociant
Et la mort de l’indécision éloigne l’oisif
L’usage du coutelas émousse son tranchant
Et ceux qui sont beaux connaissent la mort de la beauté.
Il faut un Elesin pour mourir par la mort de la mort…
Seul Elesin… meurt de l’inconnaissable mort de la mort
Avec grâce, avec grâce, l’Écuyer regagne les écuries,
À la fin du jour, avec grâce…
LE GRIOT. - Comment dirai-je ce que mes yeux ont vu ?
L’Écuyer galope devant le messager, comment dirai-je ce que
mes yeux ont vu ? Il dit qu’un chien peut être dérouté par les
nouveaux parfums d’êtres qu’il n’a jamais imaginés, aussi
doit-il précéder le chien au ciel. Il dit qu’un cheval peut
trébucher sur d’étranges rochers et devenir boiteux, aussi
court-il au ciel, devant le cheval. Il dit qu’il vaut mieux ne
faire confiance à aucun messager qui peut défaillir à la porte
extérieure ; oh ! comment dirai-je ce que mes oreilles ont
entendu ? Mais m’entends-tu encore Elesin, entends-tu celui
qui t’est fidèle ?
(Dans ses mouvements, Elesin semble rechercher la direction du bruit,
danse, mais ne fait qu’entrer davantage en transe.)

Elesin Alafin, je ne sens plus ta chair. Les tambours changent


maintenant mais tu es loin devant le monde. Il n’est pas encore
midi dans le ciel, laisse ceux qui le prétendent commencer leur
propre voyage vers leur foyer. Alors pourquoi te précipites-tu
comme une jeune mariée impatiente ?
Pourquoi cours-tu afin d’abandonner ton Olohun-iyo ?
(Elesin est maintenant complètement plongé dans une profonde transe.
Il n’y a plus aucune manifestation indiquant qu’il ait encore conscience
de ce qui l’entoure.)

La voix profonde du gbedu* t’ensevelit-elle donc, comme le


passage d’éléphants royaux ? Ces tambours qui ne souffrent
pas de rivaux ont-ils bloqué l’accès de tes oreilles transformant
ma voix en vent, comme une simple feuille qui flotte dans la
nuit ? Ta chair est-elle allégée, Elesin, ce morceau de terre que
j’ai glissé dans tes sandales pour te garder plus longtemps a-t-
il été tamisé entre tes pieds ? Les tambours de l’autre monde
s’accordent-ils avec les nôtres à l’osugbo* ? Y a-t-il des sons
que je ne peux pas entendre, des bruits de pas t’encerclent-ils
broyant la terre tels les gbedu qui roulent comme le tonnerre
autour du dôme du monde ? Les ténèbres se groupent-elles
dans ta tête, Elesin ? Y a-t-il maintenant un rayon de lumière
au bout du passage, une lumière que je n’ose regarder ? Est-ce
qu’il révèle à qui appartenaient les voix que nous avons
souvent entendues, les attouchements souvent ressentis et la
sagesse qui nous venait soudain à l’esprit lorsque les plus
sages se couvraient la tête et murmuraient : « C’est
impossible » ?
Elesin Alafin, ne crois pas que j’ignore pourquoi ta bouche est
pâteuse, pourquoi tes membres sont engourdis comme de
l’huile de palme dans le froid de l’harmattan. Je te rappellerais
volontiers mais lorsque l’éléphant se dirige vers la jungle, sa
queue offre une trop faible prise pour le chasseur qui voudrait
lui faire rebrousser chemin. Le soleil qui se dirige vers la mer
ne prête plus attention aux prières du fermier. Lorsque la
rivière commence à avoir le goût du sel de l’océan, on ne sait
plus quelle divinité invoquer, le dieu des rivières ou Olokun.
Aucune flèche ne regagne la corde de l’arc, l’enfant
n’emprunte pas le même passage que celui qui lui a donné
naissance. Elesin Oba, m’entends-tu ? Tes paupières sont
brillantes comme celles d’un courtisan, est-ce à dire que tu
vois le sombre valet et le maître de la vie ? Et verras-tu mon
père ? Lui diras-tu que je suis resté avec toi jusqu’aux derniers
instants ? Ma voix restera-t-elle un moment dans tes oreilles,
te souviendras-tu d’Olohun-iyo, même si la musique de l’autre
monde surpasse en adresse celle des humains ? Mais te
connaîtront-ils là-bas ? Ont-ils des yeux pour juger de ta
valeur ? Ont-ils un cœur pour t’aimer, sauront-ils quel pur-
sang caracole vers eux dans un somptueux équipage
d’honneur ? S’ils ne le font pas, Elesin, si quiconque là-bas
coupe ton igname avec un petit couteau, ou verse ton vin dans
une petite calebasse, fais demi-tour et reviens vers des mains
qui seront heureuses de t’accueillir. Si le monde n’était pas
plus grand que les souhaits d’Olohun-iyo, je ne te laisserais
pas partir…
(Il semble s’effondrer. Elesin continue à danser, complètement en
transe. L’hymne funèbre se fait de plus en plus fort. La danse d’Elesin
ne perd pas sa souplesse mais ses gestes deviennent, si possible, encore
plus pesants. Les lumières baissent peu à peu sur cette scène.)
1 « Qui dit que nous n’avons pas de défenseur ? Silence ! Nous avons nos
défenseurs. Les petits enfants sont nos champions ! »
Acte 4
Un masque. Un côté de l’avant-scène représente une partie
d’un large couloir qui fait le tour de la grande salle de la
Résidence, se prolongeant à l’arrière et sur les côtés au-delà
du champ de vision. Il s’en dégage cet air de décadence, de
mauvais goût, que l’on trouve dans ces postes clefs de l’empire
qui sont très éloignés. Les couples, revêtus de déguisements
variés, sont alignés le long des murs, regardant fixement dans
la même direction. L’invité d’honneur est sur le point de faire
son entrée. On aperçoit une partie de l’orchestre de la police
locale avec son chef d’orchestre blanc. Enfin, le Prince fait
son entrée. L’orchestre joue maladroitement « Rule
Britannia », commençant longtemps avant qu’il n’apparaisse.
Les couples s’inclinent et font la révérence lorsqu’il passe
devant eux. Il porte, ainsi que ses compagnons, des habits
européens du XVIIe siècle. Suivent le Gouverneur et sa
compagne habillés de façon identique. Lorsqu’ils atteignent
l’extrémité de la salle où se trouve l’estrade de l’orchestre, la
musique cesse. Le Prince s’incline en direction des invités.
L’orchestre attaque une valse de Vienne et le Prince ouvre le
bal cérémonieusement. Après quelques mesures, le
Gouverneur et sa compagne font de même. D’autres suivent
dans l’ordre dicté par le protocole. L’exécution de la valse par
l’orchestre n’est pas de la plus haute qualité. Un peu plus tard,
le Prince apparaît à nouveau en dansant et est installé dans un
coin par le Gouverneur qui procède alors à la sélection des
couples qui passent en dansant afin de les présenter, se frayant
parfois un chemin parmi les danseurs pour taper sur l’épaule
de l’heureux couple élu. Beaucoup font des efforts désespérés
pour s’assurer qu’ils sont reconnus malgré leur costume. Le
rituel des présentations touche bientôt Pelkings et sa femme.
Le Prince est complètement fasciné par leur costume et ils
montrent les adaptations qu’ils y ont apportées, ôtant leur
masque afin de faire voir comment l’egungun apparaît
normalement puis présentent les différents systèmes de
boutons à pression, etc. Ils font une démonstration des figures
de danse et des sons gutturaux émis par l’egungun, harcèlent
les autres danseurs qui sont dans la grande salle, Madame
Pelkings jouant le rôle de « modérateur » des élans enragés de
Pelkings. Tout le monde s’amuse beaucoup, plus
particulièrement le Cercle Royal qui mène les
applaudissements.

À ce stade, un valet en livrée entre avec un message sur un


plateau et est intercepté presque distraitement par le
Gouverneur qui prend le message et le lit. Après des
toussotements de politesse, il parvient à excuser les Pelkings
auprès du Prince et à les prendre à part. Avec délicatesse, le
Prince offre sa main à la femme du Gouverneur et la danse
reprend. Tandis qu’ils sortent, le Gouverneur donne un ordre à
son aide de camp. Ils parviennent dans le couloir latéral et le
Gouverneur remet le message à Pelkings.
LE GOUVERNEUR. - Comme vous voyez, c’est écrit « urgent »
sur l’enveloppe. J’ai pris la liberté de l’ouvrir car, à l’évidence,
son Altesse appréciait beaucoup ce divertissement. Je ne
voulais pas l’interrompre si cela n’était pas vraiment
nécessaire.
PILKINGS. - Oui, oui, bien sûr, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - La situation est-elle aussi mauvaise que ce
qui est dit ? De quoi s’agit-il ?
PILKINGS. - D’une étrange coutume qu’ils ont, Monsieur le
Gouverneur. Il semble que, parce que le Roi est mort, un chef
important doive se suicider.
LE GOUVERNEUR. – Le Roi ? N’est-ce pas la même personne
que celui qui est mort il y a presque un mois ?
PILKINGS. - Oui, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Ils ne l’ont pas encore enterré ?
PILKINGS. - Ils prennent leur temps pour ce genre de choses,
Monsieur le Gouverneur. Les cérémonies précédant
l’enterrement durent presque trente jours. Il semble que ce soir
soit la dernière nuit.
LE GOUVERNEUR. - Mais quel rapport y a-t-il avec les femmes
du marché ? Pourquoi se révoltent-elles ? Nous avons
supprimé cette taxe qui suscitait des réactions, n’est-ce pas ?
PILKINGS. - Nous ne savons pas encore si elles se révoltent
vraiment, le sergent Amusa a parfois tendance à exagérer.
LE GOUVERNEUR. - Il a l’air assez désespéré. Cela se sent, en
dépit de son style plutôt bizarre. De toute façon, où est cet
homme ? J’ai demandé à mon aide de camp de l’amener ici.
PILKINGS. - Il doit errer dans le labyrinthe des vérandas. Je vais
aller le chercher moi-même.
LE GOUVERNEUR. - Non, non, restez ici. Que votre femme aille
le chercher. Cela ne vous dérange pas, chère amie ?
JANE. - Pas du tout, Votre Excellence. (Elle sort.)
LE GOUVERNEUR. - Vous auriez dû me tenir informé Pilkings.
Vous vous rendez compte du désastre si ces choses s’étaient
produites pendant que son Altesse était là.
PILKINGS. - Je n’étais pas au courant de toute cette affaire,
jusqu’à ce soir, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Il faut être attentif à tout, Pilkings, être
attentif à tout. Si nous laissions tous passer ces petites choses
sans y prêter attention, qu’adviendrait-il de l’empire, hein ?
Dites-moi ? Où serions-nous tous ?
PILKINGS. – (À voix basse.) En train de dormir en paix à la maison,
sans doute.
LE GOUVERNEUR. – Que dites-vous, Pilkings ?
PILKINGS. - Cela ne se reproduira pas, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Il ne faut pas que cela se reproduise,
Pilkings. Il ne le faut pas. Où est ce fichu sergent ? Il faudrait
que je retourne auprès de son Altesse aussi vite que possible
afin de lui donner une explication plausible sur ma conduite un
peu brusque. Vous en vient-il une à l’esprit, Pilkings ?
PILKINGS.- Vous pourriez lui dire la vérité, Monsieur le
Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Je pourrais ? Non, non, non, non, Pilkings,
c’est impossible ! Comment ! Aller lui dire qu’il y a une
émeute à trois kilomètres ? Cette colonie de Sa Majesté est
censée être sûre, Pilkings.
PILKINGS. - Oui, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Ah, les voilà. Non, il ne s’agit pas de notre
police indigène. S’agit-il des meneurs de l’émeute ?
PILKINGS. - Monsieur le Gouverneur, ce sont mes officiers de
police.
LE GOUVERNEUR. - Oh, je vous demande pardon, messieurs.
Vous avez l’air un peu… enfin, ne manque-t-il pas quelque
chose à leur uniforme ? Il me semble qu’autrefois ils avaient
des ceintures colorées. Si je me souviens bien, je l’avais
recommandé moi-même lorsque j’étais nouveau dans le
service. Un peu de couleur attire toujours les indigènes, oui, je
me souviens avoir mis cela dans mon rapport. Alors, alors, où
en sommes-nous ? Faites votre rapport, Sergent.
PILKINGS. - (S’approche d’Amusa et murmure entre ses dents.) Et ne
recommence pas avec toutes ces bêtises, cette superstition,
Amusa, ou je te mets trente jours d’arrêt, nourri avec du porc !
LE GOUVERNEUR. - Qu’est-ce que c’est ? Que vient faire le porc
là-dedans ?
PILKINGS. - Monsieur le Gouverneur, je lui disais simplement
d’être bref. Je suis sûr que vous attendez son rapport avec une
vive impatience.
LE GOUVERNEUR. - Oui, oui, oui bien sûr. Allons parlez, mon
brave. Hé, est-ce qu’on ne leur a pas donné des chapeaux
colorés de Fez, avec ces choses qui bougeaient, oui, des glands
roses…
PILKINGS. - Monsieur le Gouverneur, je pense que si on lui
permettait de faire son rapport, on pourrait peut-être apprendre
qu’il a perdu son chapeau dans l’émeute.
LE GOUVERNEUR. - Ah ! oui, en effet. Je ferais mieux de dire
cela à son Altesse. Perdu son chapeau dans l’émeute, ah ! ah !
Il dira probablement : « Bien, du moment qu’il n’a pas perdu
la tête. » (Rit tout seul.) N’oubliez pas de m’envoyer un rapport
sans tarder demain matin, mon petit PILKINGS.
PILKINGS. - À vos ordres, Monsieur le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR. - Et quoi que vous fassiez, ne vous laissez pas
déborder. Gardez la tête froide et soyez attentif à tout Pilkings.
(Il s’éloigne en direction de la grande salle.)

PILKINGS. - Oui, Monsieur le Gouverneur.


AIDE DE CAMP. - Aurez-vous besoin de moi, Commandant ?
PILKINGS. - Non merci, Bob. Je pense que son Excellence a
davantage besoin de vous que moi-même.
AIDE DE CAMP. - Nous avons un détachement de soldats qui
vient de la capitale, Commandant. Ils ont accompagné Son
Altesse jusqu’ici.
PILKINGS. - Je doute que nous en arrivions là, mais, merci, je
m’en souviendrai. Oh, pourriez-vous envoyer une ordonnance
avec mon manteau ?
AIDE DE CAMP. – À vos ordres, Commandant. (Il s’en va.)
PILKINGS.- Eh bien, Sergent.
AMUSA. - Commandant… (Fait un effort, se fige, les yeux au plafond.)
PILKINGS. - Oh, non, cesse-donc !
AMUSA. - J’peux pas contre la mort au culte des morts. Cet
habit avoir pouvoir de mort.
PILKINGS. - Bien allons-y. Tu es déchargé de toute autre
mission, Amusa. Je t’attends demain matin à la première
heure.
JANE. - Veux-tu que je vienne, Simon ?
PILKINGS. - Non, cela n’est pas nécessaire. Si je peux revenir ici
un peu plus tard, je le ferai. Autrement, demande à Bob de te
raccompagner à la maison.
JANE. - Sois prudent Simon ; je veux dire, fais preuve
d’adresse.
PILKINGS. – Bien sûr. Vous deux, venez avec moi. (Tandis qu’il se
retourne pour partir, l’horloge de la Résidence commence à sonner. Pilkings
regarde sa montre puis se retourne, frappé de stupeur, pour fixer sa femme du
regard. Visiblement la même pensée la saisit. Il avale sa salive avec difficulté. Une
ordonnance apporte son manteau.) Il est minuit. Je ne m’imaginais pas
qu’il était si tard.
JANE. - Mais… ils ne comptent sûrement pas les heures de la
même manière que nous. La lune ou quelque chose…
PILKINGS. - Je n’en suis pas si sûr.
(Il se retourne et se met brusquement à courir. Les deux gardiens de la
paix le suivent eux aussi en courant. Amusa, qui a gardé les yeux fixés
au plafond pendant l’entretien, attend jusqu’à ce que les derniers bruits
de pas ne soient plus audibles. Il salue tout à coup, mais sans regarder
une seule fois dans la direction de la femme.)

AMUSA. - Bonne nuit, Madame.


JANE. - Oh. (Elle hésite.) Amusa… (Il sort sans paraître avoir entendu.)
Pauvre Simon… (Une silhouette surgit de l’ombre, il s agit d’un jeune homme
noir habillé à l’occidentale, vêtu d’un costume strict. Il jette un regard furtif dans la
grande salle, essayant de reconnaître les silhouettes des danseurs.) Qui est là ?
OLUNDE. - (Apparaissant à la lumière.) Je ne voulais pas vous faire
peur, Madame, je cherche l’Administrateur.
JANE. - Attendez une minute… Est-ce que je ne vous connais
pas ? Si, vous êtes Olunde, le jeune homme qui…
OLUNDE. - Madame Pilkings ! Quelle chance. Je suis venu ici
pour voir votre mari.
JANE. - Olunde ! Laissez-moi vous regarder. Quel beau jeune
homme vous êtes devenu. Distingué mais solennel. Mon Dieu,
depuis quand êtes-vous de retour ? Simon ne m’en a pas parlé.
Mais vous semblez être en pleine forme, Olunde. Vraiment !
OLUNDE. - Et vous aussi, vous êtes…, vous avez l’air d’être en
pleine forme aussi, Madame Pilkings. D’après ce que je peux
voir de vous.
JANE. - Oh, cela. Ça a fait sensation, je vous assure, et pas
toujours d’une manière agréable. Vous n’êtes pas choqué
j’espère ?
OLUNDE. Pourquoi le serais-je ? Mais n’avez-vous pas un peu
chaud là-dedans. Votre peau doit avoir du mal à respirer.
JANE. - Eh bien, je dois admettre que j’ai un peu chaud mais
c’est pour une bonne cause.
OLUNDE. - Quelle cause, Madame Pilkings ?
JANE. – Tout ceci. Le bal. Et Son Altesse qui est là en personne
et tout ça.
OLUNDE. - (Doucement.) Et c’est la bonne cause pour laquelle vous
profanez un masque ancestral ?
JANE. - Oh ! vous êtes choqué en fait. Comme c’est décevant.
OLUNDE. - Je ne suis pas choqué, Madame Pilking. Vous
oubliez que j’ai passé quatre ans parmi votre peuple. J’ai
découvert que vous n’avez aucun respect pour ce que vous ne
comprenez pas.
JANE. - Oh ! Alors vous êtes revenu avec l’esprit querelleur.
C’est dommage Olunde. Je suis désolée. (Un silence gêné s’instaure.)
J’en déduis donc que vous n’avez pas trouvé votre séjour en
Angleterre positif dans l’ensemble.
OLUNDE. - Je ne dis pas cela : j’ai trouvé que votre peuple était
tout à fait admirable en de nombreux points, leur conduite et
leur courage dans cette guerre par exemple.
JAN. - Ah ! oui, la guerre. Ici, bien sûr, c’est un peu lointain.
De temps en temps, nous avons un exercice de défense
passive, simplement pour nous rappeler que nous sommes en
guerre. Et lorsqu’un convoi passe, c’est sans s’arrêter, en route
vers l’inconnu ou en manœuvres. Mais attention, il y a parfois
un peu d’émoi, comme ce bateau qu’on a fait sauter dans le
port.
OLUNDE. - Ici ? Vous voulez dire que c’était une action menée
par l’ennemi ?
JANE. - Oh ! non. La guerre n’est pas venue aussi près. Le
capitaine l’a fait lui-même. En fait, je n’ai pas très bien
compris. Simon a tenté de m’expliquer. Il fallait faire sauter le
bateau parce qu’il était devenu dangereux pour les autres
bateaux et même pour la ville. Des centaines de personnes
habitant sur la côte seraient mortes.
OLUNDE. - Il était peut-être chargé de munitions et avait pris
feu. Ou bien de ces gaz mortels qu’ils ont expérimentés.
JANE. - Quelque chose comme cela. Le capitaine s’est fait
sauter avec. Volontairement. Simon a dit que quelqu’un devait
rester à bord pour allumer la mèche.
OLUNDE. - Cela devait être une mèche très courte.
JANE. - (Hausse les épaules.) Je n’y connais pas grand-chose. Je sais
seulement qu’il n’y avait pas d’autre moyen de sauver des
vies. Pas le temps de faire quoi que ce soit d’autre. Le
capitaine a pris la décision et l’a mise à exécution.
OLUNDE. - Oui… Te veux bien le croire. J’ai rencontré des
hommes comme cela en Angleterre.
JANE. - Oh, mais que dis-je ? A-t-on idée de vous accueillir
avec des nouvelles aussi morbides ? Et défraîchies en plus.
C’était il y a au moins six mois.
OLUNDE. - Je ne trouve pas cela morbide du tout. Je trouve que
c’est plutôt encourageant. C’est un commentaire positif sur la
vie.
JANE. - Quoi ?
OLUNDE. - L’abnégation de ce capitaine.
JANE. - C’est stupide. On ne devrait jamais sacrifier sa vie
délibérément.
OLUNDE. - Et les personnes innocentes aux alentours du port ?
JANE. - Oh ! Qu’est-ce qu’on en sait ? De toute façon cette
histoire était probablement exagérée.
OLUNDE. - C’était un risque que le capitaine ne pouvait pas
prendre. Mais s’il vous plaît, Madame Pilkings. croyez-vous
qu’il vous serait possible de trouver votre mari ? Il faut que je
lui parle.
JANE. - Simon ? Oh ! (Elle réalise maintenant tout ce que la présence
d’Olunde signifie.) Simon est… Il y a un petit problème en ville.
On l’a envoyé chercher. Mais… Quand êtes-vous arrivé ?
Simon sait-il que vous êtes là ?
OLUNDE. - (Très grave tout à coup.) J’ai besoin de votre aide,
Madame Pilkings. Je vous ai toujours trouvée un peu plus
compréhensive que votre mari. S’il vous plaît, trouvez-le pour
moi, et lorsque vous l’aurez trouvé, il faudra que vous
m’aidiez à lui parler.
JANE. - J’ai bien peur de ne pas… très bien vous suivre. Est-ce
que vous avez déjà vu mon mari ?
OLUNDE. - Je suis allé chez vous. Votre serviteur m’a dit que
vous étiez ici. (Il sourit.) Il m’a même dit comment je pourrais
vous reconnaître, vous et Monsieur Pilkings.
JANE. - Alors vous devez savoir ce que mon mari est en train
d’essayer de faire pour vous.
OLUNDE. - Pour moi ?
JANE. – Pour vous. Pour votre peuple. Et dire qu’il ne savait
même pas que vous rentriez ! Mais comment se fait-il que
vous soyez là ? Ce soir même, nous parlions de vous. Nous
vous croyions encore à 7 000 km d’ici.
OLUNDE. - On m’a envoyé un télégramme.
JANE. - Un télégramme ? Qui ca ? Simon ? L’affaire
concernant votre père n’a commencé que ce soir.
OLUNDE. – Un parent me l’a envoyé il y a quelques semaines,
et il ne disait rien au sujet de mon père. Tout ce qu’il disait
était : « Notre Roi est mort. » Mais j’ai compris qu’il fallait
que je rentre au pays tout de suite afin d’enterrer mon père.
J’ai compris cela.
JANE. - Eh bien, grâce à Dieu, vous n’aurez pas à subir ce
supplice.
Simon va tout arrêter.
OLUNDE. – C’est pour cela que je veux le voir. Il perd son
temps. Et comme il m’a tant aidé, je ne veux pas qu’il encoure
la haine de notre peuple. Surtout pour quelque chose qui n’en
vaut pas la peine.
JANE. - (S’assied, bouche bée.) Vous… vous, Olunde !
OLUNDE. - Madame Pilkings, je suis rentré pour enterrer mon
père. Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai réservé mon passage
pour le retour. En fait, nous avons eu de la chance. Nous avons
voyagé dans le même convoi que votre Prince, aussi
disposions-nous d’une excellente protection.
JANE. – Mais ne croyez-vous pas que votre père a aussi le droit
à toute la protection dont il peut disposer ?
OLUNDE. - Comment puis-je vous faire comprendre ? Il est
protégé. Personne ne peut entreprendre ce qu’il fait ce soir
sans la plus profonde protection que l’esprit puisse concevoir.
Que pouvez-vous lui offrir à la place de sa tranquillité d’esprit,
à la place de l’honneur et de la vénération de son peuple ? Que
penseriez-vous de votre Prince s’il avait refusé de risquer sa
vie au cours de ce voyage ? Cette tournée dans les colonies ?
Ces manifestations patriotiques autour du drapeau ?
JANE. - Je vois. Alors vous n’avez pas fait qu’étudier la
médecine en Angleterre ?
OLUNDE. - Voici encore une autre erreur que commettent les
gens de votre peuple. Vous croyez que tout ce qui semble
sense nous l’avons appris de vous.
JANE. - Pas si vite Olunde. Vous avez appris à argumenter, cela
je le vois, mais je n’ai jamais dit que vous disiez des choses
sensées. Quelque habileté que vous mettiez à la présenter, cela
n’en reste pas moins une coutume barbare. C’est même pire,
c’est féodal. Le roi meurt et un chef de clan doit être enterré
avec lui. Comment pouvez-vous devenir partisan d’un système
féodal ?
OLUNDE. - (Agite la main vers l’arrière-plan. Le Prince repasse, exécutant un
Et
pas différent et tous les invités se courbent et font la révérence quand il passe.)
cela ? Même en plein milieu d’une guerre dévastatrice,
regardez. Comment appelleriez-vous cela ?
JANE. - Une thérapie dans le style britannique. Une façon de
garder un esprit sain au milieu du chaos.
OLUNDE. - D’autres appelleraient cela décadence. De toute
façon, cela ne m’intéresse pas vraiment. Vous, les races
blanches, savez comment survivre. J’en ai la preuve. Selon les
lois de la logique, et de la nature, cette guerre devrait se
terminer par une annihilation mutuelle de toutes les races
blanches, par la destruction à tout jamais de leur soi-disant
civilisation et par un retour à un état primitif dont l’équivalent
n’a jusqu’alors existé que dans votre imagination, lorsque vous
pensez à nous. C’est ce que je croyais au début. Puis, j’ai
compris peu à peu que votre plus grand art est celui de la
survie. Mais ayez au moins l’humilité de laisser les autres
survivre à leur manière.
JANE. - Par un suicide rituel ?
OLUNDE. – Est-ce pire qu’un suicide de masse ? Madame
Pilkings, comment appelez-vous ce que leurs généraux
demandent à ces jeunes gens au cours de cette guerre ? Bien
sûr, vous avez aussi maîtrisé l’art d’appeler les choses par des
noms qui ne les décrivent que vaguement.
JANE. - Que vous dites ! Vous et votre façon diffuse et
tortueuse de conduire une conversation.
OLUNDE. - Madame Pilkings, quoi que nous fassions, nous
n’insinuerons jamais qu’une chose est le contraire de ce
qu’elle est réellement. Dans vos bulletins d’informations, des
défaites meurtrières étaient en permanence décrites comme des
victoires stratégiques. Non, attendez, ce n’était pas simplement
dans les bulletins d’informations. N’oubliez pas que pendant
tout ce temps, j’étais en service dans des hôpitaux. Des hordes
de vos blessés transitaient par ces services. Je leur ai parlé. J’ai
passé de longues soirées à leur chevet tandis qu’ils révélaient
l’horrible réalité de cette guerre. Je sais maintenant comment
on fait l’histoire.
JANE. - Mais sans doute que, dans une guerre de ce type, pour
le moral de la nation, on peut s’attendre…
OLUNDE. - À ce qu’un désastre qui dépasse l’entendement
humain soit présenté comme un triomphe ? Non. Je veux dire,
n’est-on pas en deuil dans les familles des morts pour qu’un tel
blasphème soit toléré ?
JANE. - (Après une courte pause.) Je peux peut-être vous comprendre
maintenant. L’époque que nous avions choisie pour vous
n’était pas celle qui nous montrait sous notre meilleur jour.
OLUNDE. - N’allez pas croire que cela n’était dû qu’à la guerre.
Avant même qu’elle n’ait commencé, j’ai eu tout mon temps
pour étudier votre peuple. Je n’ai rien vu, en fait, qui vous
donne le droit de juger les autres peuples et leurs coutumes.
Rien du tout.
JANE. - (Hésitant.) Était-ce un problème racial ? Je sais qu’il y a
une certaine discrimination.
OLUNDE. - Ne simplifiez pas les choses à ce point, Madame
Pilkings. À vous entendre, on dirait que je n’avais rien
emporté avec moi lorsque je suis parti.
JANE. - Oui… Peut-être, et pour dire la vérité, ce soir même,
Simon et moi avons reconnu que nous n’avions jamais su
vraiment ce que vous aviez emporté.
OLUNDE. - Je ne le savais pas non plus. Mais je l’ai découvert
là-bas. Je suis reconnaissant envers votre pays pour cela. Et je
ne l’abandonnerai jamais.
JANE. - Olunde, s’il vous plaît,… promettez-moi quelque
chose. Quoi que vous fassiez, n’abandonnez pas ce que vous
avez commencé. Vous voulez être docteur. Mon mari et moi
sommes sûrs que vous serez un excellent médecin, humain et
compétent. Ne laissez personne vous faire abandonner vos
études.
OLUNDE. – (Vraiment surpris.) Bien sûr que non. Quelle drôle
d’idée ! J’ai l’intention de repartir et de poursuivre mes études
jusqu’à leur terme, lorsque l’enterrement de mon père sera
terminé.
JANE. - Oh, s’il vous plaît… !
OLUNDE. - Écoutez. Sortons. On ne peut rien entendre avec
cette musique.
JANE. - Qu’est-ce que c’est ?
OLUNDE. - Les tambours. Entendez-vous le changement de
rythme ?
Écoutez !
(On entend les tambours encore distants, mais plus distincts. Il y a un
changement de rythme, il augmente en crescendo et, tout à coup, cesse.
Après un silence, commence une nouvelle mesure, lente et sonore.)

OLUNDE. - Voilà. C’est fini.


JANE. - Vous voulez dire qu’il est…
OLUNDE. - Oui, Madame Pilkings, mon père est mort. Sa
volonté a toujours été exceptionnelle. Je sais qu’il est mort.
JANE. - (Crie.) Comment pouvez-vous être aussi inhumain !
Aussi inhumain ! Aussi insensible ! Vous annoncez la mort de
votre père comme un chirurgien qui regarde une chose
étrange… le corps d’un étranger ! Vous n’êtes qu’un sauvage
comme tous les autres.
AIDE DE CAMP. - (Surgissant.) Madame Pilkings, Madame Pilkings.
(Elle éclate en sanglots.) Est-ce que ça va, Madame Pilkings ?

OLUNDE. – Ça va aller maintenant. (Il se tourne pour sortir.)


AIDE DE CAMP. - Qui êtes-vous ? Et qui diable vous a demandé
votre avis ?
OLUNDE. - Vous avez raison, personne. (S’en allant.)
AIDE DE CAMP. - Bon Dieu ! M’avez-vous entendu vous
demander votre nom ?
OLUNDE. - J’ai une affaire qui m’appelle.
AIDE DE CAMP. – Tu vas en avoir des affaires dans un instant
espèce de nègre insolent. Réponds à ma question !
OLUNDE. – Il faut que je m’occupe d’un enterrement. Excusez-
moi. (S’en allant.)
AIDE DE CAMP. - J’ai dit « arrête » ! Garde !
JANE. - Non, non, ne faites pas cela. Ça va maintenant. Et pour
l’amour du ciel, n’agissez pas aussi sottement. C’est un ami de
la famille.
AIDE DE CAMP. - Bon, il ferait bien d’apprendre à répondre aux
questions polies lorsqu’on le lui demande. Dès que ces
indigènes revêtent un costume, ils ont une très haute opinion
d’eux-mêmes.
OLUNDE. - Puis-je m’en aller maintenant ?
JANE. - Non, non, ne partez pas. Il faut que je vous parle. Je
suis désolée à propos de ce que j’ai dit.
OLUNDE. - Ce n’est rien, Madame Pilkings. Et il me tarde de
partir. Je n’ai pas pu voir mon père auparavant. Il m’était
interdit, à moi son héritier et successeur, de poser mon regard
sur lui à compter de l’instant où le roi était mort. Mais
maintenant… J’aimerais toucher son corps tant qu’il est
encore chaud.
JANE. – Vous le ferez. Je vous promets de ne pas vous retenir
longtemps. Seulement, il ne m’était pas possible de vous
laisser partir ainsi. Bob, je vous remercie.
AIDE DE CAMP. - Si vous êtes sûre…
JANE. - Naturellement, je suis sûre. Il s’est produit quelque
chose qui m’a bouleversée, mais maintenant, ça va. Je vous
assure.
(L’aide de camp s’en va à regret.)
OLUNDE. - Je ne dois pas rester longtemps.
JANE. – S’il vous plaît. Je vous promets de ne pas vous retenir.
Simplement, oh ! vous avez pu constater ce qui nous arrive ici.
L’aide de camp croyait être utile et c’est ainsi que nous
réagissons tous. Mais je ne peux pas retourner au milieu de
tout ce monde maintenant et si je reste seule, quelqu’un
viendra me chercher. S’il vous plaît, dites quelque chose
pendant quelques instants puis vous pourrez partir.
Simplement pour que je puisse me ressaisir.
OLUNDE. – Que voulez-vous que je vous dise ?
JANE. – Votre acceptation stoïque, comment pouvez-vous
l’expliquer ? C’était tellement anormal. Je ne comprends pas
du tout cela. Je ressens un besoin de comprendre.
OLUNDE. - Mais vous l’avez expliqué vous-même. Mes études
médicales peut-être. J’ai vu la mort trop souvent. Et les soldats
qui revenaient du front mouraient sans cesse entre nos mains.
JANE. – Non. Il doit y avoir autre chose. Je sens que cela a un
rapport avec tout ce que nous ne comprenons pas vraiment
chez votre peuple. Vous pouvez au moins me l’expliquer.
OLUNDE. - Toutes ces choses en font partie. Et de toute façon,
mon père est mort dans mon esprit depuis presque un mois.
Depuis l’instant où j’ai appris la mort du roi. Cela fait si
longtemps que j’ai le cœur en deuil que je ne peux l’imaginer
vivant. Au cours du voyage en bateau, je me suis concentré sur
les devoirs qui m’incombent en tant qu’être qui doit accomplir
les rites funèbres sur son corps. Je n’ai cessé de les répéter
mentalement comme lui-même me l’avait appris. Je ne veux
pas commettre d’erreur, faire quelque chose susceptible de
mettre en péril le bien-être de mon peuple.
JANE. - Mais il vous avait renié. Lorsque vous êtes parti, il a
juré publiquement que vous n’étiez plus son fils.
OLUNDE. - Je vous ai dit que c’était un homme d’une volonté
exceptionnelle . Parfois, c’est une autre manière de dire entêté.
Mais dans notre peuple, on ne renie pas un enfant comme cela.
Même si j’étais mort avant lui, j’aurais quand même été
enterré comme son fils aîné. Mais il faut que je m’en aille.
JANE. - Merci. Je me sens plus calme. Je ne dois pas vous
empêcher d’accomplir votre devoir.
OLUNDE. - Bonne nuit, Madame Pilkings.
JANE. - Soyez le bienvenu au pays. Elle lui tend la main. Tandis qu’il la
prend, on entend des pas qui approchent dans l’allée. Un peu plus tard, on entend
aussi une femme qui sanglote.)

PILKINGS. – (Hors scène.) Gardez-les ici jusqu’à mon retour. (Il


apparaît, marchant à grandes enjambées, réagit à la vue d’Olunde mais se tourne
vers sa femme.) Grâce à Dieu, tu es encore là.
JANE. - Simon, qu’est-il arrivé ?
PILKINGS. - Plus tard, Jane, s’il te plaît. Est-ce que Bob est
encore là ?
JANE. - Oui, je crois. Je suis sûre qu’il doit être là.
PILKINGS. - Essaie de le faire venir ici aussi discrètement que
possible. Dis-lui que c’est urgent.
JANE. - D’accord. Oh ! Simon, tu te souviens…
PILKINGS. – Oui, oui, je vois qui c’est. Fais venir Bob ici. Elle
sort en courant.) Au début j’ai cru que je voyais un fantôme.

OLUNDE. - Monsieur Pilkings, j’apprécie ce que vous avez


essayé de faire. Je veux que vous me croyiez. Je peux
seulement vous dire que cela aurait été un très grand désastre
si vous aviez réussi.
PILKINGS. – (Ouvre la bouche plusieurs fois, la referme.) Qu’… est-ce que
vous dites ?
OLUNDE. - Un désastre pour nous, pour tout le peuple.
PILKINGS. – (Soupire.) Je vois, hum…
OLUNDE. - Et maintenant, il faut que j’y aille. Je dois le voir
avant qu’il ne refroidisse.
PILKINGS. – Oh ! Ah… euh… mais, cela fait un choc de vous
voir. Je veux dire, euh ! croire que pendant ce temps-là vous
étiez en Angleterre et j’en remerciais le ciel.
OLUNDE. - Je suis venu par le bateau-courrier. Nous avons
voyagé avec le convoi du Prince.
PILKINGS. - Ah ! Oui ; a-ah ! hum… euh bien… !
OLUNDE. - Bonne nuit. Je vois que vous êtes choqué par toute
cette affaire. Mais vous devez savoir maintenant qu’il y a des
choses que vous ne pouvez pas comprendre ou empêcher.
PILKINGS. - Oui. Un instant s’il vous plaît. Il y a des policiers
armés par là et ils ont l’ordre de ne laisser passer personne. Je
suggère que vous attendiez un peu. Je vais euh… oui, je vais
vous donner une escorte.
OLUNDE. - C’est très aimable à vous. Mais pourriez-vous
arranger cela rapidement ?
PILKINGS. - Bien sûr. En fait, oui, ce que je vais faire c’est
envoyer Bob avec quelques hommes, euh ! Là-bas. Vous
pourrez y aller avec eux. Le voilà qui arrive. Excusez-moi un
instant.
AIDE DE CAMP. - Quelque chose ne vas pas, commandant ?
PILKINGS. – (Le prend à part.) Écoutez Bob, le cellier situé dans
l’annexe désaffectée de la résidence, vous savez, là où l’on
détenait les esclaves avant de les conduire à la côte…
AIDE DE CAMP. – Ah ! Oui, nous l’utilisons comme débarras
pour le mobilier détérioré.
PILKINGS. - Mais il y a encore les barreaux ?
AIDE DE CAMP. - Oh, oui, il sont presque intacts.
PILKINGS. - Allez me chercher les clefs, s’il vous plaît. Je vous
expliquerai plus tard. Et je veux une garde renforcée autour de
la résidence cette nuit.
AIDE DE CAMP. - C’est déjà fait. Le détachement de la côte…
PILKINGS. - Non, je ne veux pas qu’ils soient aux portes de la
résidence. Je veux que vous les déployiez au pied de la colline,
loin de la salle principale de façon à pouvoir faire face à
n’importe quelle situation bien avant que le bruit n’atteigne la
maison.
AIDE DE CAMP. - Oui, bien sûr.
PILKINGS. - Je ne veux pas que son Altesse soit alarmée.
AIDE DE CAMP. – Pensez-vous que l’émeute viendra jusqu’ici ?
PILKINGS. - C’est peu probable mais je ne veux pas prendre de
risque. Je leur ai fait croire que j’allais enfermer cet homme
dans ma maison, ce que j’avais prévu de faire au départ. Ils
sont probablement en train de l’envahir maintenant. J’ai pris
une route détournée jusqu’ici ; aussi je pense qu’il n’y a aucun
danger. Du moins pas avant l’aube. Personne ne doit quitter les
lieux bien sûr. J’entends, les employés indigènes. Ils vont vite
se rendre compte qu’il se passe quelque chose et ils ne savent
pas tenir leur langue.
AIDE DE CAMP. - Je vais donner des instructions
immédiatement.
PILKINGS. – Je vais emmener le prisonnier avec moi. Deux
policiers resteront avec lui pendant toute la nuit. À l’intérieur
de la cellule.
AIDE DE CAMP. - À vos ordres, Commandant. (Il salue et s’en va au
pas de course.)

PILKINGS. - Jane, Bob revient dans un instant avec un


détachement.
Reste avec Olunde jusqu’à son retour s’il te plaît. (Il lui lance en
plus un regard en signe d’avertissement.)

OLUNDE. – S’il vous plaît Monsieur Pilkings…


PILKINGS. - Désolé, mon vieux, d’avoir à jouer mon rôle
d’officier, mais nous avons une crise sur les bras. Elle est en
rapport avec l’histoire de votre père si vous voulez savoir. En
plus, elle se produit alors que nous avons Son Altesse ici. Je
suis responsable de la sécurité c’est pourquoi vous ferez ce
que je vous dirai de faire. J’espère que c’est compris. (Il sort en
marchant rapidement, dans la direction d’où il est apparu la première fois.)

OLUNDE. - Que se passe-t-il ? Cela ne peut pas être dû


simplement au fait qu’il n’a pas réussi à empêcher mon père
de se tuer.
JANE. - Honnêtement je ne sais pas. Est-ce que cela aurait pu
créer une émeute ?
OLUNDE. - Non. S’il avait réussi, il est plus probable que cela
aurait pu la déclencher. Peut-être y avait-il d’autres facteurs. Y
avait-il une querelle de chefs ?
JANE. - Pas à ma connaissance.
ELESIN. - (Un cri d’animal venant de l’extérieur de la scène.) Laissez-moi !
M’avoir couvert de honte n’est-il pas suffisant ! Homme
blanc, ôte ta main de mon corps !
(Olunde, debout, reste figé sur place. Jane, comprenant enfin, essaie de
l’entraîner.)

JANE. - Rentrons, il commence à faire froid ici.


PILKINGS. - (Hors scène.) Emmenez-le !
ELESIN. - Rends-moi le nom que tu m’as volé, toi, fantôme du
pays de ceux qui n’ont pas de nom !
PILKINGS. - Emmenez-le ! Je ne peux pas me permettre de
tolérer du vacarme ici. Vite ! Bâillonnez-le !
JANE. - Oh, mon Dieu ! Rentrons. S’il vous plaît, Olunde.
(Olunde ne bouge pas.)

ELESIN. - Ôte ta main d’albinos de sur moi, espèce de… (Bruits


de lutte. Sa voix est étouffée tandis qu’on le bâillonne.)

OLUNDE. - (Doucement.) C’était la voix de mon père.


JANE. - Oh ! Pauvre orphelin, pourquoi es-tu rentré au pays ?
(Il y a une explosion de rage soudaine hors scène et on entend des pas
énergiques qui remontent l’allée en courant.)

PILKINGS. - Espèces d’imbéciles, courez après lui !


(Immédiatement, Elesin, menottes aux poignets, vient à pas lourds vers
Jane et Olunde, suivi quelques instants plus tard par Pilkings et les
policiers. Elesin, confronté à ce qui a l’apparence d’une statue de son
fils, s’arrête, figé. Olunde regarde au loin par-dessus sa tête. Les
policiers essaient de se saisir de lui. Jane crie à leur endroit.)

JANE. - Laissez-le ! Simon, dis-leur de le laisser.


PILKINGS. - D’accord, vous, restez à côté (Il hausse les épaules.)
Peut-être est-ce aussi bien. Cela va peut-être aider à le calmer.
(Pendant quelques secondes, ils gardent la même position. Elesin
s’avance de quelques pas, comme s’il doutait encore.)

ELESIN. - Olunde ? (Il remue la tête, l’inspectant de part en part.) Olunde !


(Il s’affaisse lentement aux pieds d’Olunde.) Oh, fils, que la vision de ton
père ne te rende pas aveugle !
OLUNDE. – Il bouge pour la première fois depuis qu’il a entend sa voix, baisse
lentement la tête pour le regarder.) Je n’ai plus de père, mangeur de
restes.
(Il s’éloigne lentement par le chemin que son père avait emprunté en
courant. Les lumières s’éteignent sur Elesin sanglotant, visage contre
terre.)
Acte 5
Une large porte métallique avec des barreaux faisant presque toute la
largeur de la cellule dans laquelle Elesin est prisonnier. Ses poignets
sont enserrés dans d’épais bracelets métalliques, enchaînés l’un à
l’autre. Il est debout contre les barreaux et regarde dehors. Assise par
terre à l’extérieur de la cellule, se trouve sa jeune épouse, les yeux
continuellement baissés. On peut voir, à l’intérieur de la cellule, les
silhouettes des deux gardes, attentifs au moindre mouvement d’Elesin.
Pilkings, maintenant en uniforme de police, entre sans bruit et l’observe
un moment, puis il tousse ostensiblement et s’approche. Il s’appuie
contre les barreaux, dans un coin, le dos tourné à Elesin. Visiblement, il
essaie de partager son état d’âme. Quelques instants de silence.

PILKINGS. - Vous semblez fasciné par la lune.


ELESIN. - (Après une pause.) Oui, être fantomatique. Ton frère
jumeau, là-haut, occupe mes pensées.
PILKINGS. - C’est une belle nuit.
ELESIN. - Vraiment ?
PILKINGS. - La lumière sur les feuilles, la paix de la nuit…
ELESIN. - La nuit n’est pas en paix, Monsieur l’Administrateur.
PILKINGS. - Non ? J’aurais dit qu’elle l’était.
ELESIN. - Est-ce que tranquille veut dire en paix pour toi ?
PILKINGS. - Eh bien, c’est presque pareil. Il y a naturellement
une différence subtile…
ELESIN. - La nuit n’est pas en paix, être fantomatique. Le
monde n’est pas en paix. Tu as détruit la paix du monde à tout
jamais. Le monde ne dort pas cette nuit.
PILKINGS. - C’est encore une bonne affaire, si le monde doit
perdre une nuit de sommeil pour une vie humaine sauvée.
ELESIN. – Tu ne m’as pas sauvé la vie, Officier. Tu l’as
détruite.
PILKINGS. - Allons…
ELESIN. - Et pas seulement ma vie, mais les vies de beaucoup
d’autres. L’accomplissement du travail de la nuit n’est pas
encore achevé. Ni cette année, ni la suivante ne le verront. Si
je te voulais du bien, je prierais pour que tu ne restes pas assez
longtemps sur notre terre pour voir le désastre que tu as
déclenché sur nous.
PILKINGS. - Eh bien, j’ai fait ce qui me semblait être mon
devoir. Je ne regrette rien.
ELESIN. - Non, dans la vie, les regrets viennent toujours plus
tard. (Quelques instants de pause.)
Tu attends l’aube, homme blanc. Je t’entends te dire à toi-
même : « Plus que tant d’heures jusqu’à l’aube et le danger
sera passé. Tout ce que je dois faire c’est de le garder en vie
cette nuit. » Tu ne comprends pas tout, mais tu sais que cette
nuit est celle où ce qui devait s’accomplir doit s’accomplir. Je
vais tranquilliser ton esprit davantage, être fantomatique. Ce
n’est pas pendant toute la nuit mais à un instant de la nuit et
cet instant est passé. La lune était mon messager et mon guide.
Lorsqu’elle atteignit un certain passage dans le ciel, elle
effleura l’instant pour lequel ma vie entière a été honorée.
Même moi, je ne connais pas le passage. Je suis resté debout,
ici, et j’ai scruté le ciel pour apercevoir cette porte, mais je ne
peux la voir. Les yeux humains ne sont d’aucune utilité pour
une quête de cette nature. Mais dans la maison d’Osugbo, ceux
dont l’esprit montaient la garde reconnurent l’instant et
m’avertirent de me préparer, par la voix des tambours sacrés.
Je les entendis et j’abandonnai toute pensée terrestre. Je
commençai à suivre la lune vers la demeure des dieux…
Serviteur du roi blanc, c’est alors que tu as pénétré en
profanateur dans le lieu que j’avais choisi pour mon départ.
PILKINGS. - Je suis désolé, mais nous envisageons tous notre
devoir de façon différente.
ELESIN. - Je ne te blâme plus. Tu m’as volé mon fils aîné et tu
l’as envoyé dans ton pays afin de le façonner un peu à ton
image. Avais-tu tout prévu à l’avance ? Il y a des moments où
tout semble faire partie d’un projet plus large. Celui qui doit
suivre mes pas m’est enlevé, envoyé au-delà de l’océan. Puis,
à mon tour, on m’empêche d’accomplir mon destin. Avais-tu
déjà tout prévu auparavant, ce projet qui consiste à faire dévier
notre monde de son cours, à trancher le cordon qui nous relie à
la grande origine ?
PILKINGS. - Vous ne le croyez pas vraiment. De toute façon, si
telle était mon intention pour votre fils, il semble que j’aie
échoué.
ELESIN. - Tu n’as pas échoué devant la chose la plus
importante, être fantomatique. Nous savons que le toit couvre
les chevrons, que le tissu couvre les souillures ; qui aurait cru
que la peau blanche couvrait notre futur, nous empêchant de
voir la mort que nos ennemis nous avaient préparée ? Le
monde est à la dérive et ses habitants sont perdus. Autour
d’eux, il n’y a rien, que le néant.
PILKINGS. - La manière de voir de votre fils n’est pas aussi
lugubre.
ELESIN. - Mais rêves-tu donc, homme blanc ? N’étais-tu pas
présent à ma rencontre avec la honte ? N’as-tu pas vu le
monde se renverser et le père tomber devant son fils en
demandant pardon ?
PILKINGS. - C’était dans le feu de l’action. Je lui ai parlé et… Si
vous voulez savoir, il voudrait se couper la langue pour avoir
prononcé de telles paroles.
ELESIN. - Non. Ce qu’il a dit ne doit jamais être effacé. Le
mépris de mon fils a enlevé un peu de ma honte devant toi. Tu
as pu m’arrêter dans mon devoir mais je sais maintenant que
j’ai donné naissance à un fils. À une époque, je me défiais de
lui car il recherchait la compagnie de ceux que mon esprit
savait être les ennemis de notre race. Maintenant, je
comprends. On devrait chercher à percer les secrets de ses
ennemis. Il vengera ma honte, homme blanc. Son esprit te
détruira, toi et les tiens.
PILKINGS. - Ce genre de propos est plutôt malvenu. Si vous ne
voulez pas que je vous réconforte…
ELESIN. - Non, homme blanc, je ne veux pas que tu me
réconfortes.
PILKINGS. – Comme vous voudrez. En tout cas, votre fils vous
fait part de son affection. Il vous demande pardon. Lorsque je
lui ai demandé de ne pas vous mépriser, sa réponse fut celle-
ci : « Je ne peux pas le juger, et si je ne peux pas le juger, je ne
peux pas le mépriser. » Il veut venir vous dire au revoir et
recevoir votre bénédiction.
ELESIN. - Au revoir ? Retourne-t-il dans ton pays ?
PILKINGS. - Ne croyez-vous pas que c’est ce qu’il a de mieux à
faire ? Je lui ai conseillé de partir dès l’aube, et il pense aussi
que c’est ce qu’il a de mieux à faire.
ELESIN. - Oui, cela vaut mieux, en effet. Et même si je ne le
croyais pas, j’ai perdu la place d’honneur de père. Ma voix est
brisée.
PILKINGS. - Votre fils vous honore. Autrement, il ne
demanderait pas votre bénédiction.
ELESIN. - Non. Même un pur-sang n’est pas sans pitié pour le
gazon qu’il frappe du sabot. Quand viendra-t-il ?
PILKINGS. – Dès que la ville sera un peu plus calme. Je le lui ai
conseillé.
ELESIN. - Oui, homme blanc, je suis sûr que tu l’as conseillé.
Tu nous conseilles dans nos vies, te fondant sur l’autorité de
quels dieux, je l’ignore.
PILKINGS. - (Il ouvre la bouche pour répondre, puis il semble changer d’avis. Il
Avant que je ne vous
se tourne pour partir, hésite et s’arrête à nouveau.)
quitte, puis-je vous demander juste une chose ?
ELESIN. - J’écoute.
PILKINGS. - Je désire vous demander d’accéder à la sérénité de
votre cœur, puis de me dire si vous ne trouvez pas qu’il y a de
grandes contradictions dans la sagesse de votre propre race ?
ELESIN. - Sois plus explicite, homme blanc.
PILKINGS. - J’ai vécu parmi vous assez longtemps pour
apprendre un ou deux proverbes. L’un d’entre eux m’est venu
à l’esprit ce soir quand j’ai pénétré sur le marché et que j’ai vu
ce qui se passait. Vous étiez entouré par ceux qui vous
encourageaient avec des chants et des louanges. J’ai pensé, ne
sont-ce pas ces mêmes gens qui disent : « L’ancien,
sinistrement, s’approche du ciel et vous lui demandez
d’emporter là-bas vos salutations, croyez-vous vraiment qu’il
fasse le voyage de grand cœur » ? Après cela, je n’ai pas
hésité.
(Une pause. Elesin soupire. Avant qu’il ne puisse parler, on entend un
bruit de quelqu’un qui court.)

JANE.– (À l’extérieur.) Simon ! Simon !


PILKINGS. - Qu’est-ce que c’est… (Il sort en courant.)
(Elesin se tourne vers sa nouvelle femme, la regarde fixement pendant
quelques instants.)

ELESIN. - Ma jeune épouse, as-tu entendu l’être fantomatique ?


Tu es assise et sanglotes, le cœur silencieux, mais tu ne dis
rien de cela. D’abord, j’ai blâmé l’homme blanc, puis j’ai
blâmé les dieux de m’avoir abandonné. Maintenant, je sens
que je veux te blâmer pour le mystère de ma volonté qui a été
sapée. Mais le blâme est une étrange offrande qu’un homme
puisse faire à un monde qu’il a profondément trompé ainsi
qu’à la nation innocente. Oh, jeune mère, j’ai pris
d’innombrables femmes dans ma vie mais tu étais plus qu’un
désir charnel. J’avais besoin de toi comme de l’abysse que je
devais traverser, j’ai rempli ton corps de terre et y ai jeté ma
semence à l’instant où je préparais ma traversée. Tu étais le
dernier don des vivants pour leur émissaire dans le pays des
ancêtres, et peut-être ta chaleur et ta jeunesse m’ont-elles
apporté de nouvelles intuitions de ce monde et lesté de plomb
mes pieds de ce côté-ci de l’abysse. Car, je te le confesse, ma
fille, ma faiblesse ne venait pas simplement de l’abomination
de l’homme blanc qui a surgi violemment alors que déjà je
disparaissais, il y avait aussi le poids du désir sur mes
membres attachés à la terre. Je m’en serais débarrassé. Déjà,
mon pied avait commencé à se soulever mais c’est alors que le
fantôme blanc est entré et que tout fut profané.
(On entend les voix de Pilkings et de sa femme qui approchent.)
JANE. - Oh, Simon, tu vas la laisser entrer, n’est-ce pas ?
PILKINGS. - J’aimerais vraiment que tu cesses de te mêler de
cela.
(Ils apparaissent. Jane est en robe de chambre. Pilkings a un billet à la
main auquel il se reporte de temps en temps.)

JANE. - Pour l’amour du ciel Simon, je ne suis pas à l’origine


de cela. Je dormais tranquillement, enfin, j’essayais, quand le
serviteur l’a apporté. Ce n’est pas ma faute si on ne peut pas
dormir tranquille, même chez le gouverneur.
PILKINGS. - Il aurait agi de même si nous avions dormi à la
maison, alors n’élude pas la question. Il sait qu’il peut te
persuader, autrement, il ne commencerait pas par t’adresser la
pétition.
JANE. - Sois juste, Simon. Après tout, il pensait à ton propre
intérêt. Il est reconnaissant, tu sais, tu sembles l’oublier. Il a le
sentiment de te devoir quelque chose.
PILKINGS. - Je voudrais simplement qu’ils laissent cet homme
tranquille cette nuit, c’est tout.
JANE. - Fais-lui confiance Simon. Il a donné sa parole que tout
se déroulerait dans le calme.
PILKINGS. - Oui, et c’est aussi ce qui me déplaît. Je n’aime pas
qu’on me menace.
JANE. - Te menace ? (Prend le billet.) Je n’ai vu aucune menace.
PILKINGS. - Elle est là, cachée, mais elle est là. La seule
solution pour empêcher une émeute demain. Quel aplomb !
JANE. – Je ne pense pas qu’il te menace, Simon.
PILKINGS. - Il sait se servir des mots, c’est vrai. Ça ne me
surprendrait pas qu’il ait frayé avec des communistes ou des
anarchistes là-bas. Sa façon de s’exprimer est trop bonne pour
être honnête. Bon sang ! Si seulement le Prince n’avait pas
choisi cette époque pour nous rendre visite.
JANE. - Mais, de toute façon, Simon, qu’est-ce que tu as à
perdre ? Tu ne tiens pas à avoir une émeute sur les bras, tant
que le Prince est là.
PILKINGS. - (Allant vers Elesin.) Voyons ce qu’il en dit. Chef Elesin,
il y a encore une autre personne qui veut vous voir. Comme ce
n’est pas l’une de vos proches parentes, je ne me sens pas
vraiment obligé de la laisser venir. Mais votre fils l’a envoyée
avec un message alors, c’est à vous de décider.
ELESIN. - Je sais qui cela doit être. Eh bien, elle a découvert ta
cachette. Ce n’était pas difficile. L’odeur infecte de ma honte
est tellement forte qu’il n’y a pas besoin d’être un chien de
chasse pour la suivre.
PILKINGS. - Si vous ne voulez pas la voir, vous n’avez qu’à le
dire et je la renverrai.
ELESIN. - Pourquoi ne voudrais-je pas la voir ? Qu’elle vienne.
Je n’ai plus de trous dans mes guenilles de honte. Tout est mis
à nu.
PILKINGS. - Je vais la faire venir. (Il sort.)
JANE. – (Elle hésite puis se rend auprès d’Elesin.) S’il vous plaît, essayez
de comprendre. Tout ce que mon mari a fait était pour le
mieux.
ELESIN. – (Il la fixe étrangement du regard comme s’il essayait de comprendre
qui elle est.) Vous êtes la femme de l’Administrateur régional ?
JANE. - Oui, je m’appelle Jane.
ELESIN. - C’est ma femme qui est assise là-bas. Voyez comme
elle est immobile et silencieuse. J’ai affaire avec votre mari.
(Pilkings revient avec lyaloja.)

PILKINGS. - La voilà. Mais d’abord, je veux votre parole


d’honneur que vous n’essaierez pas de faire une bêtise.
ELESIN. - Honneur ? Homme blanc, as-tu dit que tu voulais ma
parole d’honneur ?
PILKINGS. - Je sais que vous êtes un homme honorable.
Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne recevrez rien
d’elle.
ELESIN. – Mais je suis sûr que vous l’avez fouillée comme
vous n’oseriez jamais toucher votre propre mère. Et il y a vos
deux lézards qui roulent des yeux même quand je me gratte.
PILKINGS. - Je resterai assis sur ce tronc d’arbre et je
surveillerai jusqu’à votre façon de cligner des yeux.
Cependant, je veux quand même votre parole d’honneur que
vous ne lui laisserez rien vous donner.
ELESIN. - Tu possèdes déjà mon honneur. Il est enfermé dans ce
bureau où tu rangeras ton rapport sur les événements de cette
nuit. Même l’honneur de mon peuple, tu l’as déjà pris. Il est
attaché avec ces papiers de dupe qui vous ont rendus maître de
ce pays.
PILKINGS. – D’accord. J’essaie de faciliter les choses mais si
vous devez faire intervenir la politique, alors nous emploierons
la manière forte. Madame, je veux que vous restiez derrière
cette ligne et que vous ne vous approchiez pas davantage de la
porte de cette cellule. Garde ! (Ils se mettent au garde à vous.) Si elle
dépasse cette ligne, sifflez. Viens, Jane. (Ils sortent.)
IYALOJA. – Comme le lézard se pavane avec audace devant le
pigeon quand c’était à l’aigle lui-même qu’il nous avait promis
de se confronter.
ELESIN.- Je ne te demande pas de me prendre en pitié, Iyaloja.
Tu as un message pour moi, sinon, tu ne serais pas venue.
Même s’il s’agit de la malédiction du monde, je t’écouterai.
IYALOJA. - Tu t’es montré tellement audacieux envers le
serviteur du roi blanc qui a pris ton parti contre la mort. Il
faudra que je dise à tes frères les chefs, lorsque je rentrerai,
comme tu t’es montré brave dans ton combat contre lui. En
particulier, avec des mots.
ELESIN. - Je mérite bien ton mépris.
IYALOJA. - (En colère tout à coup.) Je t’avais prévenu, si tu dois
laisser une semence derrière toi, assure-toi qu’elle ne sera pas
souillée par la malédiction du monde. Qui es-tu pour créer une
nouvelle vie alors que tu n’as pas osé ouvrir la porte vers une
nouvelle existence ? Mais qui es-tu donc, pour te montrer si
audacieux ? (La Mariée éclate en sanglots et Iyaloja l’aperçoit. Son mépris
augmente à vue d’œil lorsqu’elle se retrourne vers Elesin.) Oh,
toi, vaniteuse
tige de bananier, comme tu te révèles creuse ! La vigueur est
partie dans la tige mère, que se passera-t-il pour la nouvelle
pousse ? Comment s’accordera-t-elle avec la terre qui la
porte ? Qui es-tu pour que nous soyons maudits à cause de
toi ?
ELESIN. – Mes facultés m’ont abandonné. Mes charmes, mes
incantations , ma voix même manquaient de force lorsque je
les prononçais pour appeler les puissances qui devaient me
conduire au-delà de la terre, dans le monde de ceux qui sont
dépourvus de chair. Tu l’as vu, Iyaloja. Tu m’as vu lutter pour
recouvrer ma volonté et l’ôter au pouvoir de l’étranger, dont
l’ombre se profilait dans l’encadrement de la porte, et qui me
laissait me débattre et avancer à l’aveuglette dans un
labyrinthe jusqu’alors inconnu. J’avais perdu toute sensation
lorsque le contact de l’acier froid s’est fait sentir sur mes
poignets. Je ne pouvais rien faire pour me sauver.
IYALOJA. - Tu nous a trahis. Nous te nourrissions de douceurs
identiques à celles qui, nous l’espérions, t’attendaient de
l’autre côté. Mais tu as dit : « Non, je dois manger les restes du
monde. » Nous disions que tu étais le chasseur qui abattait la
proie, c’est à toi que revenaient les meilleures parties du
gibier. « Non, as-tu dit, je suis le chien du chasseur et je
mangerai les entrailles du gibier et les excréments du
chasseur. » Nous disions que tu étais le chasseur qui rentrait
chez lui triomphant, un buffle abattu pesant sur ses épaules ; tu
as dit : « Attendez, il faut d’abord que je dégage ce terrier de
grillons avec mes orteils. » Nous disions que tienne était la
porte par laquelle nous repérons le pivert lorsqu’il descend de
l’arbre, que pour toi était la bénédiction du vin du crépuscule,
le doux murmure qui fait sortir les esprits de la nuit afin de
voler leur repas avant que ne vienne la lumière du jour. Nous
disions que c’était à toi que revenait tout le vin dont le fardeau
fait trembler le pivert comme une rafale soudaine sur son
perchoir. Tu as dit : « Non, je me contente de boire la lie de
chaque calebasse quand les buveurs en ont fini. » Nous disions
que la rosée à la surface de la terre était là pour que tu te laves
les pieds au long des pentes de l’honneur. Tu as dit : « Non, je
marcherai dans les vomissures des chats et dans les crottes de
souris, je me battrai avec eux pour les restes du monde. »
ELESIN. - Assez ! Iyaloja ! Assez !
IYALOJA. - Nous t’appelions notre chef et vois comme tu nous
as trompés. Il ne faut pas se mettre sous le nez ce qu’on n’a
pas l’intention de manger.
ELESIN. - Assez, assez ! Ma honte est assez grande.
IYALOJA. - Attends. Je suis venue ici avec un fardeau.
ELESIN. - Tu as fais plus que le décharger.
IYALOJA. - Je voudrais pouvoir te prendre en pitié.
ELESIN. - Je n’ai besoin ni de ta pitié, ni de celle du monde. J’ai
besoin de compréhension. Même moi, j’ai besoin de
comprendre. Tu étais présente lors de ma défaite. Tu as
provoqué le renouveau de mes attaches à la terre, tu as
contribué à nouer le cordon.
IYALOJA. - Je t’avais mis en garde. La rivière qui gonfle sous
nos yeux ne nous entraîne pas dans sa crue.
ELESIN. - Qu’étaient les mises en garde à côté du frais contact
de la terre vivante entre mes doigts ? Qu’étaient les mises en
garde à côté du renouveau des braises affamées éternellement
logées dans le cœur de l’homme ? Mais, même cela, même
accablé de mille autres tentations pour s’attarder encore un
peu, l’homme pourrait les vaincre. C’est lorsque la main
étrangère pollue la source de la volonté, lorsqu’une force
violente plus étrange fait voler en éclats la calme résolution de
l’esprit ; c’est alors que l’homme est conduit à commettre
l’horrible perfidie de la délivrance, à commettre en pensée
l’innommable blasphème de voir la main des dieux dans la
rupture extérieure de son monde. Je sais que c’est cette pensée
qui m’a tué, elle a sapé ma puissance et m’a changé en enfant
dans les mains d’étrangers innommables. J’ai tenté de
prononcer mes incantations à nouveau, mais ma langue est
retombée, impuissante. J’ai palpé des charmes cachés et le
contact était humide, il n’y avait plus d’étincelle pour trancher
les liens de vie qui devraient s’étendre à l’extrémité de chaque
doigt. Ma volonté était noyée dans les crachats d’une race
étrangère, et tout cela parce que j’avais commis ce blasphème
de la pensée : que la main des dieux pourrait avoir dicté
l’intervention d’un étranger.
IYALOJA. - Explique cela comme tu voudras, j’espère que ton
esprit trouvera la paix. Le rat palmiste a abandonné sa cause
légitime, il est arrivé au marché et a commencé à se lamenter :
« De grâce sauvez-moi ! » Sont-ce des mots qu’il convient
d’entendre dans la bouche d’un masque ancestral ? « Un
animal sauvage est à mes trousses » n’est pas un langage qui
convienne à un chasseur.
ELESIN. - Puisse le monde me pardonner !
IYALOJA. - J’ai dit que j’étais venue avec un fardeau. Il
s’approche des portes qui sont si bien gardées par ces chacals
dont les crachats couvriront ta nourriture et ta boisson à
compter de ce jour. Mais d’abord, dis-moi, toi qui fus un jour
Elesin Oba, dis-moi, toi qui connais si bien le cycle du
bananier, est-ce que c’est la tige mère qui se flétrit pour donner
la sève à la jeune pousse ou ta sagesse voit-elle cela dans
l’autre sens ?
ELESIN. -Je ne vois pas ce que tu veux dire, Iyaloja.
IYALOJA. - T’ai-je demandé de comprendre ? J’ai posé une
question. Quel tronc se flétrit pour donner sa sève à l’autre : la
tige-mère ou la jeune pousse ?
ELESIN. - La tige-mère.
IYALOJA. - Ah alors tu sais donc cela. Il y a des spectacles dans
ce monde qui disent autre chose. Il y en a qui choisissent de
renverser le cycle de notre être. Oh, toi, écorce vide que le
monde autrefois saluait comme un être rempli de sève, te dirai-
je ce que les dieux ont exigé de toi ?
(Dans son agitation, elle dépasse la ligne indiquée par Pilkings et l’air
se remplit de coups de sifflet stridents. Les deux gardes se précipitent et
posent leurs mains sur Elesin pour le protéger. Iyaloja s’arrête,
étonnée. Pilkings arrive en courant, suivi de Jane.)

PILKINGS. - Qu’est-ce qui se passe ? Ont-ils tenté quelque


chose ?
UN GARDE. - Elle a dépassé la ligne.
ELESIN. – (La voix brisée.) Laissez-la. Elle ne voulait rien faire de
mal.
IYALOJA. - Oh ! Elesin, vois ce que tu es devenu. À une époque,
tu n’avais nul besoin d’ouvrir la bouche pour donner des
explications parce que des boucs puants aux mains et aux
pieds galeux avaient perdu la raison. Et c’était un homme
brave en vérité, celui qui osait poser la main sur toi parce
qu’Iyaloja était passée d’un côté à l’autre de la terre.
Maintenant, regarde le spectacle de ta vie. J’en suis affligée
pour toi.
PILKINGS. – Vous feriez sans doute mieux de partir. Je ne crois
pas que votre visite lui ait fait beaucoup de bien. Je veillerai à
ce que vous ne puissiez pas le revoir. De toute façon, nous
allons l’emmener ailleurs avant l’aube ; alors il est inutile de
revenir.
IYALOJA. - Nous l’avions prévu. D’où le fardeau que j’ai traîné
ici pour le déposer au pied de tes grilles.
PILKINGS. - Qu’est-ce que vous dites ?
IYALOJA. - Notre fils n’a-t-il rien expliqué ? Demandez à celui-
là. Il sait ce que c’est. Au moins nous espérons que l’homme
que nous connaissions autrefois sous le nom d’Elesin Oba se
souvient de serments moins importants qu’il n’a pas besoin de
briser.
PILKINGS. - Savez-vous de quoi elle parle ?
ELESIN. - Rends-toi aux grilles, être fantomatique. Et, quoi que
tu y trouves, apporte-le moi.
IYALOJA. - Pas encore. Il se traîne derrière moi, marche au pas
lent et fatigué des femmes. En dépit de sa lenteur, Elesin, il y a
longtemps qu’il t’a dépassé. Il court loin devant ta volonté
paresseuse.
PILKINGS. - Que dit-elle, là ? Mon Dieu ! Faut-il que vous vous
exprimiez toujours par énigmes ?
ELESIN. - Il viendra, homme blanc, il viendra. Dis à tes
hommes, à l’entrée, de le laisser passer.
PILKINGS. - (Hésitant.) Il faudra que je voie ce que c’est.
IYALOJA. – Tu le verras. Avec passion.) Mais il ne peut pas se
soustraire à ce serment-là. Homme blanc, tu as un roi ici, un
visiteur de ton pays. Nous savons qu’il est là. Dis-moi, s’il
venait à mourir, laisseriez-vous son esprit errer sans repos à la
surface de la terre ? L’enterreriez-vous ici parmi ceux que vous
ne considérez pas même comme des êtres humains ? Dans ton
pays, n’avez-vous pas de cérémonies pour les morts ?
PILKINGS. - Si, mais nous ne demandons pas à nos chefs de se
suicider pour tenir compagnie à nos rois.
IYALOJA. - Enfant, je ne suis pas venue ici pour t’aider à
comprendre. (Désigne Elesin.) Voici l’homme dont
l’entendement amoindri nous a placés sous ta coupe. Mais
demande-lui, si tu le désires. Il connaît la signification du
passage du roi. Il n’est pas né d’hier. Il connaît le péril que
notre race encourt lorsque notre père mort, qui part comme
intermédiaire, attend et attend encore et comprend qu’il est
trahi. Il sait quand le passage étroit s’est ouvert et il sait qu’il
n’y restera pas pour les retardataires qui traînent leurs pieds
dans la fiente et les vomissures, dont les lèvres exhalent la
puanteur des restes du repas des hommes inférieurs. Il sait
qu’il a condamné notre roi à errer dans le vide du mal avec des
êtres qui sont les ennemis de sa vie.
PILKINGS.- Oui, euh… mais attendez…
IYALOJA. - Ce que nous demandons est peu de chose. Qu’il
libère notre roi pour qu’il puisse continuer seul son chemin
vers sa demeure. Le messager arrive, porté par des femmes.
Laisse-le transmettre un message grâce au cœur enfermé dans
son écrin. C’est le moindre de ses serments, le plus facile à
tenir.
(L’aide de camp arrive en courant.)

PILKINGS. - Bob ?
AIDE DE CAMP. - Il y a un groupe de femmes qui montent la
colline en chantant.
PILKINGS. - (Se tournant vers Iyaloja.) Si vous voulez des ennuis…
JANE. - Simon, je crois que c’est ce à quoi Olunde faisait
référence dans sa lettre.
PILKINGS. - Il sait fichtrement bien que je ne peux pas me
permettre d’avoir un attroupement ici. Bon sang, je lui ai
expliqué que ma situation était délicate. Je pense qu’il est
temps de lui faire quitter la ville. Bob, envoyez une voiture
avec deux ou trois soldats pour aller le chercher. Je pense que
plus tôt il fera ses adieux à son père et partira, mieux cela
vaudra.
IYALOJA. - Épargne ta peine, homme blanc. Si c’est le fils de
ton prisonnier que tu veux, Olunde, celui que jusqu’à ce soir
nous connaissions comme le fils d’Elesin, il viendra bientôt
lui-même faire ses adieux. Il a envoyé les femmes devant,
alors, laisse-les entrer.
(Pilkings demeure indécis.)

AIDE DE CAMP. - Que fait-on pour l’invasion ? Nous pouvons


encore les arrêter loin d’ici.
PILKINGS. - De quoi ont-elles l’air ?
AIDE DE CAMP. - Elles ne sont pas nombreuses et elles semblent
calmes.
PILKINGS. - Pas d’hommes ?
AIDE DE CAMP. - Hum, deux ou trois au maximum.
JANE. - Honnêtement, Simon, je ferais confiance à Olunde. Je
ne pense pas qu’il te trompe sur leurs intentions.
PILKINGS. - Il ne vaudrait mieux pas. Bon, laissez-les entrer
Bob.
Dites-leur de bien se tenir. Puis faites activer Olunde pour
qu’il vienne. Assurez-vous qu’il emporte ses bagages car je ne
veux pas qu’il retourne en ville.
AIDE DE CAMP. - À vos ordres. (Il sort.)
PILKINGS. – (À lyaloja.) J’espère que vous comprenez que s’il se
produit quoi que ce soit, cela retombera sur vous. Mes
hommes ont ordre de tirer au premier signe de désordre.
IYALOJA. - Pour éviter une mort, tu es prêt à en provoquer
d’autres. Ah ! Grande est la sagesse de la race blanche ! Mais
n’aie crainte. Ton prince dormira en paix. Et il en sera de
même, enfin, pour le nôtre. Nous ne te troublerons pas
davantage, serviteur du roi blanc. Laisse simplement Elesin
tenir son serment et nous rentrerons chez nous, et rendrons
hommage à notre roi.
JANE. - Je lui fais confiance, Simon, pas toi ?
PILKINGS. - Peut-être.
ELESIN. - N’aie pas peur, être fantomatique. Je dois envoyer un
message à mon roi et après tu n’auras plus rien à craindre.
IYALOJA. - Olunde l’aurait fait. Les chefs lui ont demandé de
prononcer les paroles sacramentelles mais il a dit non, pas tant
que tu vivrais.
ELESIN. - Même des profondeurs où mon esprit a sombré,
j’éprouve de la joie d’apprendre qu’on m’a laissé cela.
(Les femmes entrent, entonnant l’hymne funèbre « Ale le le », se
balançant d’un côté à l’autre. Sur leurs épaules, elles portent un objet
assez long qui ressemble à un coffre cylindrique, recouvert de tissu.
Elles le posent à l’endroit où lyaloja se tenait auparavant et forment un
demi-cercle autour de celui-ci. Le griot et le joueur de tambour sont
debout à l’intérieur du demi-cercle mais le tambour ne joue pas. Le
joueur de tambour psalmodie les invocations du griot.)

PILKINGS. – (Tandis qu’elles entrent.) Qu’est-ce que c’est encore que


ça ?
IYALOJA. - Le fardeau que tu as créé, homme blanc, mais nous
l’apportons en paix.
PILKINGS. - J’ai demandé ce que c’était.
ELESIN. - Homme blanc, il faut que tu me laisses sortir. J’ai un
devoir à accomplir.
PILKINGS. - Il n’en est pas question.
ELESIN. - Ci-gît le messager de mon Roi. Laisse-moi sortir afin
que je puisse effectuer ce qu’on exige de moi.
PILKINGS. - Vous ferez ce que vous avez à faire à l’intérieur ou
vous ne le ferez pas du tout. Je n’ai pas l’intention de
m’engager davantage dans cette affaire.
ELESIN. - Le fidèle qui allume une bougie dans vos églises pour
transmettre un message à son Dieu, penche la tête et s’adresse
à la flamme dans un murmure. N’ai-je pas vu cela, être
fantomatique ? Sa voix ne s’adresse pas au monde. Mes mots
ne sont pas destinés à toutes les oreilles. Ils ne sont même pas
destinés aux porteurs de ce fardeau. Ce sont des mots que je
dois prononcer secrètement, tout comme mon père me les
avait murmurés à l’oreille et moi, à l’oreille de mon fils aîné.
Je ne peux pas les crier au vent et au Ciel immense de la nuit.
JANE. - Simon…
PILKINGS. - Ne te mêle pas de cela, s’il te plaît !
IYALOJA. - Ils ont abattu le cheval favori du Roi et abattu son
chien. Ils les ont portés dans ces endroits vitaux qui constituent
le centre de la terre, recevant des prières pour leur Roi. Mais le
cavalier a choisi de rester en arrière. Est-ce trop demander que
de laisser son cœur parler au cœur du messager qui attend ?
(Pilkings lui tourne le dos.) Qu’il en soit ainsi. Elesin Oba,
vois comme même le peu qui te reste t’est refusé. (Elle fait un
geste en direction du griot.)

LE GRIOT. - Elesin Oba ! Te t’appelle ainsi pour la dernière


fois. Souviens-toi lorsque je t’ai dit : « Si tu ne peux pas venir,
préviens mon cheval. » (Pause.) Comment ? Je ne t’entends
pas ? J’ai dit si tu ne peux pas venir, murmure à l’oreille de
mon cheval. Ta langue est-elle déracinée, Elesin ? Je n’entends
pas de réponse. J’ai dit : « S’il y a des rochers que tu ne peux
pas escalader, monte sur mon cheval, cet étalon noir
immaculé, te le fera franchir. » (Pause.) Elesin Oba, autrefois
tu avais une langue acérée comme un bâton de tambour. J’ai
dit : « Si tu te perds, mon chien me fraiera un chemin. » La
mémoire me fait défaut mais je crois que tu as répondu : « Mes
pieds ont trouvé le chemin, Alafin. »
(Le chant funèbre s’intensifie.)

Et enfin, j’ai dit : « Si des mains funestes te retiennent, dis


simplement à mon cheval qu’il y a un poids sur le pan de ton
sarrau. Je n’ose pas attendre trop longtemps. » (Le chant
funèbre s’intensifie.) Ci-gît le plus rapide messager qu’un roi
ait jamais eu, alors libère-moi et donne-moi la commission qui
est dans ton cœur. Ici gisent la tête et le cœur du favori des
dieux, murmure à son oreille. Oh ! Mon compagnon si tu étais
venu à temps, on ne dirait pas que le cheval a précédé le
cavalier. Si tu étais venu à temps, nous ne dirions pas que le
chien est parti devant et a laissé son maître loin derrière. Si tu
avais tendu ta volonté pour couper le fil de la vie à l’appel des
tambours, nous ne dirions pas que ta seule ombre est apparue
dans le passage et a pris la place de son propriétaire au
banquet. Mais le chasseur, chargé d’un buffle abattu, est
demeuré immobile pour prendre racine avec ses orteils dans le
terrier d’un grillon. Que reste-t-il maintenant ? Si nous
manquons de chauves-souris, nous devrons prendre un pigeon
pour l’offrande. Prononce les mots par-dessus ton ombre qui
devra maintenant agir à ta place.
ELESIN. – Je ne peux pas m’approcher. Ôtez le tissu. Te
transmettrai mon message, en silence, de cœur à cœur.
IYALOJA. - (Elle s’avance et enlève la couverture.) Ton messager Elesin,
regarde le compagnon favori du roi.
(Le corps d’Olunde est enroulé dans une natte, la tête et les pieds
dépassant à chaque extrémité.)

Ci-gît l’honneur de ta maison et de ta race. Parce qu’il ne


supportait pas de voir l’honneur s’envoler, il l’a arrêté avec sa
vie. Le fils s’est révélé être le père, Elesin, et il ne reste plus
pour ta bouche que la bouillie des nourrissons.
LE GRIOT. - Elesin, nous avions remis entre tes mains les rênes
du monde, cependant tu l’as regardé passer par-dessus le bord
du cruel précipice. Tu étais assis, les bras croisés, tandis que
des étrangers diaboliques faisaient dévier le monde de son
cours et l’envoyaient se fracasser au-delà de la barrière du
néant. Tu grommelais, « un seul homme ne peut pas faire
grand-chose », tu nous as laissés nous débattre dans un futur
aveugle. Ton héritier s’est chargé du fardeau. Quelle sera la
fin ? Nous ne sommes pas des dieux pour pouvoir le prédire.
Mais cette jeune pousse a versé sa sève dans la tige-mère et
nous savons que ce n’est pas ainsi que va la vie. Notre monde
s’effondre dans le néant des étrangers, Elesin.
(Elesin est resté debout, immobile comme un rocher, les doigts raidis
sur les barreaux, les yeux fixés sur le corps de son fils. L’immobilité les
saisit tous et chacun est paralysé, y compris Pilkings qui s’est retourné
pour voir. Soudain Elesin se passe un bras autour du cou et, avec la
boucle de la chaîne, s’étrangle, la tire rapidement mais de manière
irrévocable. Les gardes se précipitent pour l’arrêter mais quand ils
interviennent, ils ne peuvent plus que le mettre à terre. Pilkings s’est
précipité vers la porte au même moment et se bat avec la serrure. Il se
précipite à l’intérieur, s’embrouille dans les menottes et les détache,
place le corps en position assise en essayant de le ranimer. Les femmes
continuent leur chant, indifférentes à l’événement.)

IYALOJA. - Pourquoi fais-tu tous ces efforts ? Pourquoi t’épuiser


dans des tâches pour lesquelles personne, pas même l’homme
allongé ici ne te remercierait ? Il a enfin franchi le passage
mais, oh ! avec quel retard. Son fils se régalera de viande et lui
jettera les os. Le passage est obstrué par les excréments de
l’étalon du Roi. Il arrivera couvert de fiente.
PILKINGS. - (D’une voix lasse.) Est-ce que c’était ce que vous
vouliez ?
YALOJA. - Non, enfant, c’est ce que tu as engendré, toi qui
joues avec la vie des étrangers, qui usurpes même le costume
de nos morts et qui crois cependant que la tache de la mort ne
restera pas sur toi. Les dieux n’exigeaient que le vieux
bananier sans vigueur mais tu as abattu la pousse remplie de
sève pour nourrir ton orgueil. Voici ta nourriture, abondante à
l’excès. Fais donc ripaille. (Elle crie à son endroit tout à coup,
en voyant que Pilkings est sur le point de fermer les yeux
d’Elesin, qui a le regard fixe.) Laisse-le ! Aussi grande qu’ait
pu être sa dette, son corps n’est pas la charogne d’un mendiant
abandonnée sur la route. Depuis quand les étrangers revêtent-
ils des habits de deuil avant que l’affligé ne pleure sa perte ?
(Elle se tourne vers la mariée qui est restée immobile pendant toute la
scène.)

- Mon enfant.
(La jeune femme prend un peu de terre, pénètre calmement
dans la cellule et ferme les yeux d’Elesin. Elle répand alors un
peu de terre sur chaque paupière et ressort.)
Maintenant, oublions les morts, oublions même les vivants.
Ne tournons notre esprit que vers ceux qui sont à naître.
(Elle sort, accompagnée par la mariée. L’hymne funèbre
devient plus fort et les femmes continuent à se balancer. Les
lumières s’éteignent progressivement.)
Glossaire
Alari : Riche étoffe tissée aux couleurs vives.
Egungun : Masque d’ancêtre.
Etutu : Rites conciliatoires ou remède.
Gbedu : Tambour royal au son grave.
Opelé : Chapelet utilisé en divination Ifa.
Osugbo : Service du culte secret des Yoruba ; le lieu de
rencontre.
Robo : Friandise à base de pépins de melon broyés, frits en
très petites boules.
Sanyan : Étoffe tissée de grande valeur.
Sigidi : Figurine sculptée, trapue, investie des pouvoirs d’un
incube.
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