Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
W. S.
Les personnages
LE GRIOT : Chanteur de louanges.
ELESIN : Écuyer du Roi.
IYALOJA : « Mère » du marché.
SIMON PILKINGS : Administrateur régional.
JANE PILKINGS : Sa femme.
SERGENT AMUSA
JOSEPH : Domestique des Pilkings.
LA MARIÉE :
SON ALTESSE ROYALE, LE PRINCE
LE GOUVERNEUR
L’AIDE DE CAMP
OLUNDE : Fils aîné d’Elesin.
Musiciens, femmes, jeunes filles, danseurs du bal.
Note de l’éditeur
Certains mots yoruba, signalés dans le texte par un
astérisque, sont expliqués dans un glossaire à la fin du livre.
Acte 1
Une allée sur un marché qui s’achève. On enlève les marchandises des
étals, on roule les nattes. Quelques femmes traversent le marché,
chargées de paniers et rentrent chez elles. On enlève les pièces de toile
d’un étal, on plie les morceaux d’étoffe exposés, et on les empile sur un
plateau. Elesin Oba entre par une allée devant le marché, poursuivi par
ses joueurs de tambours et ses griots. C’est un homme d’une très
grande vitalité qui parle, danse et chante avec une joie de vivre
contagieuse qui accompagne tous ses actes.
UNE FEMME. - Les dieux sont bons. Une faute vite réparée est
vite oubliée. Elesin Oba, de même que nous joignons le geste à
la parole, que ton cœur nous pardonne totalement.
ELESIN. - Vous qui êtes le souffle et les auteurs de mon
existence
Comment oserais-je vous refuser mon pardon
Même si l’offense était réelle ?
IYALOJA. - (Dansant autour de lui, chante.)
Il nous pardonne. Il nous pardonne.
Quelle chose affreuse
Que le départ du voyageur
Qui laisse une malédiction derrière lui.
DES FEMMES. – Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
IYALOJA. - Richement, richement, vêtez-le richement
Le tissu de l’honneur est l’alari*
Sanyan* est le ruban de l’amitié
Les sandales de l’estime sont faites en peau de boa.
DES FEMMES. - Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
LE GRIOT. - Celui qui le doit, doit aller de l’avant
Le monde ne tournera pas à l’envers
C’est lui qui doit, d’un grand geste
Dépasser le monde.
DES FEMMES. - Nous avons vraiment craint un moment
Que nos mains n’aient conduit le monde à la dérive,
Vers le néant.
LE GRIOT. - La gourde que tu portes ne doit pas te faire
manquer à ton devoir.
La gourde ne doit pas être déposée
Au premier carrefour ou dans un bosquet au bord de la route.
Une seule rivière peut connaître son contenu.
DES FEMMES. - Nous nous retrouverons tous au grand marché.
Nous nous retrouverons tous au grand marché.
Celui qui s’y rend de bonne heure fait les meilleures affaires
Mais nous nous retrouverons et reprendrons notre badinage.
(Elesin est debout, resplendissant dans de riches habits, une coiffe, un
châle, etc. Son écharpe est en alari rouge vif. Les femmes dansent
autour de lui. Tout à coup, son attention est attirée par quelque chose
en coulisse.)
PILKINGS. - Il y a quelqu’un ?
JANE. - Je vais arrêter le phonographe.
PILKINGS. - (S’approchant de la véranda) Je suis sûr d’avoir entendu
quelque chose tomber. (Le policier recule doucement, la bouche ouverte
tandis que Pilkings s’approche de la véranda.) Oh, c’est toi Amusa.
Pourquoi n’as-tu pas frappé simplement au lieu de frapper sur
ces objets ?
AMUSA. - (Bégaie, s’exprime difficilement et pointe un doigt tremblant en
direction de son costume.) Missié Pirinkin… Missié Pirinkin.
PILKINGS. - Qu’est-ce qui ne va pas ?
JANE. – (Apparaissant.) Qui est-ce, chéri ? Oh, Amusa…
PILKINGS. - Oui, c’est Amusa qui se comporte d’une façon très
étrange.
AMUSA. - (Son attention se porte vers Mme Pilkings.) Mamadame… vous
aussi !
PILKINGS. - Mais bon dieu, qu’est-ce qui ne va pas !
JANE. - Ton costume, chéri ; notre déguisement.
PILKINGS. - Bon sang, j’avais complètement oublié. (Il soulève son
masque au-dessus de sa tête et son visage apparaît. Sa femme fait de même.)
JANE. - Je pense que tu as choqué son bon gros cœur de païen,
tiens.
PILKINGS. – Ridicule, il est musulman. Allons Amusa, tu ne
crois pas à toutes ces bêtises, n’est-ce pas ? Je croyais que tu
étais un bon musulman.
AMUSA. - Missié Pirinkin, je vous en supplie, qu’est-ce que
vous faites avec ce costume ? Il appartient au culte des morts,
pas aux êtres humains.
PILKINGS. - Oh, Amusa, tu me déçois. Je ne jure que par toi au
club ; tu sais : « Dieu merci, Amusa ne croit pas aux idoles. »
Et maintenant, regarde-toi !
AMUSA. - Missié Pirinkin, je vous en prie. Retirez ça. C’est pas
bien qu’un homme comme vous touche cet habit.
PILKINGS. - Eh bien, je l’ai sur moi. Et qui plus est, Jane et moi
avons parié que nous allons remporter le premier prix au bal.
Maintenant reprends-toi et dis-moi pourquoi tu voulais me
voir.
AMUSA. - Je ne peux pas vous parler de c’taffaire tant que vous
aurez cet habit. J’peux pas.
PILKINGS. - Qu’est-ce que c’est encore que ces foutaises ?
JANE. - Il est vraiment sérieux Simon. Je pense qu’il va falloir
que tu arranges ça avec délicatesse.
PILKINGS. - Avec délicatesse, mon… ! Écoute Amusa, je trouve
que cette plaisanterie a assez duré, hum ? Un peu de bon sens.
Tu sembles oublier que tu es un officier de police au service
du gouvernement de Sa Majesté. Je t’ordonne de me dire tout
de suite ce que tu as à me communiquer sous peine de
sanction.
AMUSA. - C’est une histoire de mort, Monsieur
l’Administrateur. Comment peut-on dire du mal de la mort à
quelqu’un qui porte l’uniforme de la mort ? C’est comme dire
du mal du gouvernement à quelqu’un qui porte l’uniforme de
la police. S’cusez-moi, je reviens.
PILKINGS. – (Hurlant.) Assez !
(Tout à coup, Amusa tourne son regard vers le plafond et reste muet.)
PILKINGS. - Jane !
JANE. – (De la chambre.) J’arrive, chéri, je suis presque prête.
PILKINGS. - Là n’est pas la question, écoute ça.
JANE. - Qu’est-ce que c’est ?
PILKINGS. - Le rapport d’Amusa. Écoute : « Je dois signaler que
l’information suivante m’est parvenue : un grand chef, à savoir
Elesin Oba, doit donner la mort ce soir du fait d’une coutume
du pays. Comme c’est une affaire criminelle, j’attends les
ordres au poste. Sergent Amusa. »
(Jane entre dans la véranda tandis qu’il lit.)
JANE. - T’ai-je bien entendu dire « donner la mort » ?
PILKINGS. - À l’évidence, il veut dire commettre un crime.
JANE. - Tu veux dire, un crime rituel ?
PILKINGS. - Probablement, tu crois en être venu à bout mais
c’est toujours quelque part prêt à ressurgir des profondeurs.
JANE. - Oh ! Est-ce que ça veut dire que nous n’irons pas au
bal ?
PILKINGS. - Non-on. Je vais faire arrêter cet homme. Et toute
personne concernée, même de loin. Il se peut que cela ne soit
rien, simplement une rumeur.
JANE. - Vraiment ? Je croyais que tu trouvais que l’on pouvait
se fier aux rumeurs que colporte Amusa.
PILKINGS. – C’est exact. Mais qui sait ce qui a pu lui faire peur
récemment. Regarde l’attitude qu’il a eue ce soir.
JANE. – (Riant.) Tu dois admettre que sa petite logique tenait
debout. (Prend une voix grave.) Comment peut-on dire du mal de la
mort à quelqu’un qui porte l’uniforme de la mort ? (Elle rit.) De
toute façon, tu ne peux pas aller au poste dans cette tenue.
PILKINGS. - Je vais envoyer Joseph avec des ordres. Bon sang,
quelle satanée affaire !
JANE. - Mais tu ne crois pas que tu devrais d’abord aller parler
à cet homme, Simon ?
PILKINGS. - Est-ce que tu veux aller au bal, oui ou non ?
JANE. - Chéri, pourquoi t’emportes-tu ? J’essayais simplement
de raisonner. Cela semble un peu injuste d’enfermer un
homme, un chef pour, simplement euh… Comment dit-on déjà
en termes juridiques, sur l’affirmation non corroborée d’un
sergent.
PILKINGS. - Bien, la décision est vite prise. Joseph !
JOSEPH. - (De l’intérieur.) Oui maître ?
PILKINGS. - Tu as raison, bien sûr, je m’emporte. Probablement
à cause de ces fichus tambours. Tu entends comme ils ne
cessent de battre.
JANE. - Je me demandais quand tu le remarquerais. Crois-tu
qu’il y ait un rapport avec cette histoire ?
PILKINGS.- Qui sait ? Ils trouvent toujours une excuse pour faire
du bruit… (Pensivement.) Même si…
JANE. - Même si…
PILKINGS. – C’est différent, Jane. Je ne crois pas avoir encore
entendu ce son-là auparavant. Il y a quelque chose
d’inquiétant.
JANE. - Je croyais que tous les tambours de brousse faisaient le
même bruit.
PILKINGS. - Ne te moque pas de moi. C’est peut-être sérieux.
JANE. - Excuse-moi. (Elle se lève et passe ses bras autour de son cou. Elle
l’embrasse. Le domestique entre, recule et frappe.)
PILKINGS. - Bob ?
AIDE DE CAMP. - Il y a un groupe de femmes qui montent la
colline en chantant.
PILKINGS. - (Se tournant vers Iyaloja.) Si vous voulez des ennuis…
JANE. - Simon, je crois que c’est ce à quoi Olunde faisait
référence dans sa lettre.
PILKINGS. - Il sait fichtrement bien que je ne peux pas me
permettre d’avoir un attroupement ici. Bon sang, je lui ai
expliqué que ma situation était délicate. Je pense qu’il est
temps de lui faire quitter la ville. Bob, envoyez une voiture
avec deux ou trois soldats pour aller le chercher. Je pense que
plus tôt il fera ses adieux à son père et partira, mieux cela
vaudra.
IYALOJA. - Épargne ta peine, homme blanc. Si c’est le fils de
ton prisonnier que tu veux, Olunde, celui que jusqu’à ce soir
nous connaissions comme le fils d’Elesin, il viendra bientôt
lui-même faire ses adieux. Il a envoyé les femmes devant,
alors, laisse-les entrer.
(Pilkings demeure indécis.)
- Mon enfant.
(La jeune femme prend un peu de terre, pénètre calmement
dans la cellule et ferme les yeux d’Elesin. Elle répand alors un
peu de terre sur chaque paupière et ressort.)
Maintenant, oublions les morts, oublions même les vivants.
Ne tournons notre esprit que vers ceux qui sont à naître.
(Elle sort, accompagnée par la mariée. L’hymne funèbre
devient plus fort et les femmes continuent à se balancer. Les
lumières s’éteignent progressivement.)
Glossaire
Alari : Riche étoffe tissée aux couleurs vives.
Egungun : Masque d’ancêtre.
Etutu : Rites conciliatoires ou remède.
Gbedu : Tambour royal au son grave.
Opelé : Chapelet utilisé en divination Ifa.
Osugbo : Service du culte secret des Yoruba ; le lieu de
rencontre.
Robo : Friandise à base de pépins de melon broyés, frits en
très petites boules.
Sanyan : Étoffe tissée de grande valeur.
Sigidi : Figurine sculptée, trapue, investie des pouvoirs d’un
incube.
Dans la même collection
Le Lieutenant de Kouta, de Massa Makan Diabaté
(roman)
Le Coiffeur de Kouta, de Massa Makan Diabaté (roman)
Le Boucher de Kouta, de Massa Makan Diabaté (roman)
Au bout du silence, de Laurent Owondo (roman)
Histoire pour toi, de Arlette Rosa-Lameynardie (roman)
L’Espagnole, de Nicole Cage-Florentiny (roman)
Nègre blanc, de Didier Destremau (roman)
Ecce Ego, de Pierre Mumbere Mujomba (roman)
Anacaona, de Jean Métellus (théâtre)
La Parenthèse de sang, de Sony Labou Tansi (théâtre)
La Mort et l’Écuyer du Roi, de Wole Soyinka (théâtre)
La Tortue qui chante, de Sénouvo Agbota Zinsou
(théâtre)
Pays mêlé, de Maryse Condé (nouvelles)
La Clé des Songes, de Béatrice Tell (conte)
Anthologie africaine d’expression française, de Jacques
Chevrier (volume I : le roman et la nouvelle)
Anthologie africaine d’expression française de Jacques
Chevrier (volume II : la poésie)