Vous êtes sur la page 1sur 60

Liam Alexander

Roman
Première partie
Jour Premier

« J’ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant. »


Pablo Picasso

Je suis le livre qui parle. Voici mon histoire. L’histoire qui raconte comment je suis
devenu un roman après avoir été un cahier.
Le premier jour de ma naissance, je n’étais encore rien, un cahier vide avec plusieurs
pages blanches sans importance puis un stylo s’est posé sur moi et j’ai ouvert les yeux.
Au-dessus de moi, un jeune garçon, à lunettes sales et à la barbe mal rasée, se
penchait de temps en temps pour me regarder et reculait ensuite pour s’adosser sur sa
chaise. Il continuait à poser la pointe de son stylo sur moi en réfléchissant. Il ne trouvait
rien à écrire. Sagement, je restai à ma place sur la table en bois où des papiers, des livres
et pleins d’objets étaient éparpillés un peu partout dans un grand désordre.
D’abord, je vis mon oncle Robert, le dictionnaire, avec sa couverture blanche marbrée,
sa carrure corpulente et sa posture aristocratique. Au-dessus de lui, un roman était
ouvert à la page 56 et je peux tout de suite vous dire qu’il s’agissait de ma mère. Il y avait
aussi mon petit cousin, le carnet, qui était triste et indigné à cause de son incapacité à
raconter des histoires, condamné à recueillir uniquement des notes. Puis, un peu
partout, des feuilles blanches qu’on appelle les Vagabonds Chétifs, traînaient une vie de
bohème, sans lendemain, si ce n’était à servir parfois le jeune garçon de brouillons et de
ratures.
Tout à coup, pendant que j’étais au début de mes observations, il se produisit quelque
chose d’inquiétant et de grave. Le jeune garçon dont je ne savais pas grand-chose encore,
après qu’il eut posé quelques mots sur une feuille blanche, se mit à l’écrabouiller sans
aucun état d’â me. Je pris peur, je fermai mes yeux et me demandai effaré : « Pourquoi le
jeune garçon à lunettes sales et à la barbe mal rasée s’en est-il pris comme ça au pauvre
Vagabond Chétif ? Serait-il un tortionnaire des livres et des papiers ? ». Je gardai les yeux
fermés car il ne s’arrêta pas au premier Vagabond Chétif mais il écrasa deux autres,
déchira le troisième et les jeta tous à la poubelle.
Il se fit un long et grand silence dans la pièce. Quelque chose hantait le jeune garçon
assis sur la chaise. Si vous aviez vu la façon dont il gesticulait et s’impatientait, vous
auriez dit : voilà un écrivain en mal d’inspiration.
Sur ces entrefaites, le garçon quitta son établi et je pus ouvrir mes yeux à nouveau.
Une immense bibliothèque couvrait les deux murs, un à ma gauche, l’autre à ma
droite, au bout desquels une fenêtre rectangulaire, en face de moi, accueillait la lumière
du matin. Des livres par milliers se tenaient debout sur huit étages. Quoiqu’ils me
tournaient le dos, ils semblaient ne rien ignorer de l’horreur à laquelle je venais
d’assister. Ils étaient tous collés les uns aux autres comme une grande famille unie,
solidaire afin de se soutenir et de se réconforter. Comme c’était joli à voir cette accolade
unanime. Ils étaient ma famille, oui, et mes ancêtres aussi. Certain avait le teint neuf et
certain avait le teint jauni. C’était vraiment joli, oui. C’était ma famille.
Néanmoins, moi qui naquit à l’horizontal sur une table en bois, je n’imaginais pas
comment il me serait possible un jour de me mettre debout comme les livres de la
bibliothèque. Pourvu que j’apprenne vite à marcher et me tirer de cet endroit menaçant
où les papiers étaient traités avec désinvolture.
Après une longue réflexion, je m’étais dit pour me rassurer : « Peut-être que le jeune
garçon n’était pas vraiment méchant. Peut-être que les Vagabonds Chétifs n’étaient bon
que pour les ratures, les brouillons et les poubelles ». En tout cas jusqu’à présent,
l’écrivain en mal d’inspiration n’avait témoigné à mon égard aucune hostilité. Il avait
seulement posé le stylo sur moi et certainement, il devait s’exercer sur les feuilles
blanches pour porter ensuite, sur mes pages, les formules les plus fines et les mots les
plus distingués. Il va sans dire que tous ces ouvrages dans la bibliothèque témoignaient
tout de même de son affection et de son intérêt pour les membres de ma famille. En
serait-il l’auteur ? En serait-il le lecteur ? Que sais-je… Apprenons à le connaître. Le voilà
qui revient sur sa chaise avec une mine aussi inexpressive que mes pages vides.
« Ecrit-moi quelque chose, lui dis-je en guise d’encouragement.
Il étendit sa main, se caressa la joue sans me prêter la moindre attention. Sa barbe
crissa sous ses doigts.
- Ecrit-moi un mot, une phrase, un point ou même une virgule…
Il ne m’entendit pas. Il prit un paquet où il était inscrit Fumer Tue, en sortit une
cigarette, l’alluma, aspira une grande bouffée et étonnement il n’était toujours pas mort.
Une fumée â pre et désagréable sortit de sa bouche. Elle flottait dans l’espace comme
un nuage de lassitude. Il posa sa tête sur la paume de ses deux mains, jeta un long regard
sur la fenêtre en face et brusquement, il reprit son stylo, en me fixant avec des yeux
inquisiteurs comme si c’était moi qui m’opposais à sa volonté de trouver le bon
agencement des mots et des idées. Il écrivit :

Voilà maintenant une semaine que je suis confiné chez moi à cause d’une pandémie
nommée Corona. Je suis seul et je m’ennuie.

Ce fut les premiers caractères gravés sur moi. Je m’emparai de chaque mot, je le saisis,
je le mémorisai pour ne jamais l’oublier. Je savais que cette phrase sera la mienne pour
toujours et je désirais tellement une autre que je sautai, sans attendre, sur l’occasion
pour encourager d’avantage le jeune garçon.
« Ecrit. Ecrit encore. J’aime quand tu écris.
Mais aussitô t, à ma grande déception, l’écrivain en mal d’inspiration reprit son stylo
et ratura d’un trait l’ensemble de mes mots.
Après avoir terminé sa cigarette, il se leva, prit un livre dans la bibliothèque, se rassit
sur la chaise et se mit à le feuilleter. Sur la couverture, je pouvais y voir le nom de
l’auteur et le titre de l’ouvrage : Joy Kenet – Comment S’ennuyer dans la Vie sans se faire
Chier.
La nuit tomba, l’écrivain me quitta avec un air plus égaré encore qu’au matin.
Reviendrait-t-il ? Je l’espère.
Le premier jour, le jeune garçon à lunettes sales et à la barbe mal rasée n’avait rien
écrit.
Jour deux

« La créativité, c’est l’intelligence qui s’amuse. »


Albert Einstein

Dès à présent, je peux vous expliquer une chose importante. Lorsque je dis les
neurons, c’est pour désigner les êtres humains car c’est comme ça qu’on vous appelle.
Tandis que les membres de ma famille, les romans, les cahiers, les carnets, les journaux
ou même les lettres, se nomment les leutons.
Le 9 janvier 2020, les neurons de Chine avaient annoncé officiellement, par les
autorités sanitaires chinoises et l’Organisation Mondiale de la Santé, la découverte d’une
nouvelle maladie infectieuse respiratoire causé par le coronavirus SARS-CoV-2. Ce virus
avait émergé dans la ville de Wuhan en décembre 2019 et s’était propagé dans le monde
entier. Afin de limiter la transmission, les dirigeants de bon nombre de pays avaient pris
la mesure de confiner, plus ou moins à la même période, d’interdire les sorties, les
voyages et toutes activités pouvant rassembler les neurons.
Les informations, dont je vous fais part ici, me parvenaient constamment de la
télévision que le jeune garçon allumait dès le réveil et éteignait avant d’aller se coucher.
On y faisait à longueur de journée le compte des décès, des nouveaux contaminés et des
hospitalisations. Aussi, on y insistait sur l’importance des mesures barrières de manière
qu’aucun neuron ne devait s’approcher de son semblable de plus de deux mètres. Voici
pourquoi, probablement, le jeune garçon avait écrit sur moi : Je suis seul et je m’ennuie.
Tard la nuit, lorsque l’écrivain cessa de gesticuler dans l’appartement, des pensées
venaient me questionner sur la journée d’hier et ma rencontre avec le jeune garçon. Qui
était-il ? Comment s’appelait-il ? Pourquoi avait-il l’air si exaspéré et dévasté derrière la
fraicheur de son jeune visage ? Reviendra-t-il me rendre visite ou me laissera-t-il avec sa
phrase raturée pour le reste de mon existence ?
Dans ma solitude, je pris le temps d’analyser ma phrase raturée et je peux vous
assurer que lorsque je me mis à la regarder minutieusement, je compris qu’une petite
phrase inoffensive, comme la mienne, pouvait être dite de mille façons différentes.
Cependant, comme dans un jeu, je voulus m’amuser à changer l’ordre des mots, à en
prendre un au milieu pour le mettre au début, à déplacer un verbe à la place d’un sujet…
mais ma phrase était scellée, enfermée par le long trait de la rature. Je tentai de m’en
débarrasser pour libérer mes mots, mais la rature résistait comme une barrière de
prison.
« Qu’essayez-vous de faire petit ? dit la Rature d’un air autoritaire. Vous voulez donc
m’échapper ?
-Je veux jouer avec mes mots. Peux-tu les libérer pour moi s’il te plaît ?
La Rature resta de marbre et ne voulut rien entendre de ma demande.
-Attendez-vous à d’autres ratures dans la vie et au lieu d’essayer de vous en défaire,
apprenez à les apprécier… et je n’accepte pas que vous me tutoyiez.
-Je veux jouer, répliquai-je. Je veux jouer.
-Pour l’instant il faut apprendre.
-Apprendre quoi ? demandai-je à la Rature, interrogatif.
-Apprendre que sans moi, Vous vous contenterez de la facilité, de la première phrase
venue, de la première idée or une première idée n’est pas toujours la bonne. Il faut en
avoir cherché beaucoup et raturer plusieurs d’entre elles pour enfin dire : Tiens ! Voilà
une phrase. Une belle phrase. Voilà une idée au-dessus de toutes les autres que je serai
fière de porter toute ma vie.
-Vous êtes sévère, m’insurgeai-je contre la Rature. Vous m’empêchez de jouer.
-On me le dit souvent. Je commence à avoir l’habitude avec les petits rebelles de votre
genre. Mais dites-vous que plus vous porterez de ratures en tant que cahier, plus vous
aurez de mérite en tant que livre. Et croyez-moi, lorsque tes lecteurs apprécieront ta
lecture, tu repenseras à moi comme un lointain souvenir en te disant : J’ai été bête de
détester mes ratures. Et je vous manquerai.
-Mais la nuit est longue et je veux jouer, moi.
Sauf que la Rature était tellement sérieuse et intransigeante que je finis par me
rendre à l’évidence et cessa de la supplier.
J’attendis le réveil de l’écrivain en mal d’inspiration en espérant cette fois-ci qu’il
parvienne à écrire quelques phrases satisfaisantes pour lui et divertissantes pour moi.
A midi trente exactement, comme il était affiché sur l’horloge au-dessus de moi, le
jeune garçon à lunettes sales et à la barbe mal rasée vint s’installer sur la chaise. Il
portait le même vêtement. Un grand peignoir marron foncé parsemé de tâ ches où trois
trous, deux au niveau des manches et un autre près du col, témoignaient des brû lures de
cigarettes. Tout en buvant son café, ses yeux, à moitié fermés, fixaient une machine
électronique d’où jaillissait une lumière aveuglante. C’était son téléphone portable.
A l’aide de son pouce, il fit défiler, en quelques minutes, sur sa machine électronique,
plus d’une cinquantaine d’images et vidéos par lesquelles il fut obnubilé. Je restai
sagement sur la table en bois à le regarder et à attendre.
L’horloge afficha quatorze heures. Le jeune garçon continua à m’ignorer deux heures
de plus. A seize heures moins le quart, il se pencha sur moi, me jeta un regard furtif
comme si ma page blanche lui paraissait comme un trou béant où il voulait s’empêcher
de s’engouffrer.
Je pris le temps de le contempler et voici la description que j’avais réussi à faire de lui.
C’était un jeune garçon aux traits fins et inquiets. Derrière ses lunettes carrées, ses
yeux appuyés semblaient dépaysés au milieu de sa tête ovale comme s’ils étaient en exils
ou méditatifs face à un avenir aveugle. Sur le bord libre de ses paupières, de longs cils
remarquables s’apparentaient à un éventail ou une parure de paon. Près de sa bouche,
une petite tache noire, que certains appelleraient grain de beauté, ressemblait presque à
une mouche naufragée au milieu d’un océan d’épines ou de barbe rugueuse et rêche. De
temps en temps, pour m’occuper, je m’amusais à faire voler la mouche un peu partout
dans la pièce et je la remettais ensuite à sa place.
Tiens donc. Le jeune garçon à lunettes sales et à la barbe mal rasée reprend son stylo
et se penche à nouveau sur moi.
« Ecrit. Ecrit, lui dis-je.
Il posa son stylo et écrivit à la hâ te comme si les idées affluaient dans sa tête en
abondance. Au milieu du deuxième paragraphe, lorsque son téléphone portable lui fit un
signal, comme il lui en envoyait une trentaine de fois par jours, il s’arrêta net et le prit
pour s’en informer. Il l’activa à l’aide de ses empreintes et une vidéo apparut avec une
jeune fille à la beauté ravageuse et aux fesses sincères.
Sur un air de musique, la fille dansait mais lorsqu’elle tourna le dos au jeune garçon, il
parut défait et balbutia presque à regretter sa vie d’écrivain confinée et sans
inspiration : « Oh mon dieu ! Comment elle peut avoir des fesses pareilles ». Puis,
toujours à l’aide de son pouce, dans un mouvement précis et répétitif allant de bas en
haut, il parvint à passer à une deuxième vidéo où une girafe mettait au monde son petit
girafon au milieu d’une forêt. La troisième témoignait des ravages de la pandémie aux
Etats-Unis et au Brésil. La quatrième montrait une foule de gens essayant de s’agripper à
un avion, en plein décollage, pour quitter l’Afghanistan, tombé entre les mains des
Talibans. Sur la cinquième, une fille, à quatre pattes, se défiait pour courber son dos sur
son lit en position de chien. La sixième de même. Dix minutes passèrent, puis vingt, puis
trente. Le jeune garçon revint à son texte, le relut et sans exprimer aucune émotion, se
leva et quitta la pièce. Il traina ses pas jusqu’à la salle de bain, se mit devant le miroir,
souleva le haut de ses habits en méditant sur son allure physique. Il resta silencieux sous
l’effet de la sécheresse de son corps pendant que les vidéos continuaient à défiler sous
mes yeux.
Une en particulier attisa ma curiosité. En bas de l’écran il était écrit : #CultreGénérale
#Oral #Français #Examen #Baccalauréat #Mdr.
Des garçons et des filles se succédaient dans une pièce et s’asseyaient sur une chaise
devant un professeur. Une petite table les séparait. Le professeur demanda à l’élève :
« Qui est Shakespeare.
L’élève répondit en bégayant.
- Shakespeare est un peintre comme Victor Hugo.
- Citez-moi une œuvre de Shakespeare.
- La Joconde.
Le professeur demanda à l’élève de quitter la salle et un deuxième, l’air désintéressé,
prit le relais.
- Qu’est ce que le capitalisme.
L’élève passa ses mains sur ses cheveux et dit :
- Le capitalisme… le capitalisme… c’est les habitants de la capitale.
- Et qu’est-ce que le communisme ?
L’élève repassa ses mains sur ses cheveux.
- Le communisme… le communisme… c’est les habitants de la commune.
Le décor changea et cette fois-ci, on y voyait un autre professeur devant une élève.
- Comment appelle-t-on le défaut de celui qui est avare ?
- La varicelle.
- Citez-moi le titre d’une fable de Jean de La Fontaine ?
- Le chat et le renard.
Le jeune garçon revint dans la pièce, prit dans sa bibliothèque deux romans, Au revoir
là-haut de Pierre Lemaitre, Le vielle homme et la mer d’Ernest Hemingway, et sortit avec
son téléphone portable à la main.
Jour trois

« La lumière est dans le livre.


Ouvrez le livre tout grand.
Laissez-le rayonner, laissez-le faire. »
Victor Hugo

Moi, le cahier qui vous parle, en deux jours j’ai pris des années. Chez les leutons, les
secondes sont des heures, les minutes sont des jours et les heures sont des mois.
Ma première qualité est la mémoire car dès que vous écrivez sur moi quelque chose,
je n’oublie jamais. Ma deuxième est l’immortalité. Si on me lègue un message, je le porte
pour l’éternité. Je suis un fin observateur. Je regarde tout, je retiens tout et je
m’interroge sur tout. Ma famille et moi sommes le plus grand trésor de l’humanité car
sans les livres, sans les mots, ni les neurons ni Dieu n’existeraient.
La nuit, pendant que le jeune garçon dormait, je me mis à examiner la pièce plus en
détail. Couché sur la table en bois, je scrutais l’immense bibliothèque à ma gauche et à
ma droite. J’eus le sentiment, avec mon petit format 21x29 cm, d’être au milieu d’une
ville géante s’élevant sur huit étages. Chaque étage regroupait des centaines de livres
comme des fenêtres de maisons qui me tournaient le dos.
- Il y a quelqu’un ? criai-je.
Aucun membre de ma famille ne me répondit. Un grand silence régnait par là comme
dans le pays de l’écrivain en mal d’inspiration bien que chaque jour, à vingt heures
exactement, des applaudissements retentissaient et venaient rompre, une minute ou
deux, le calme pesant et lourd comme une masse de cadavres. Les neurons témoignaient,
par cette habitude qui consistait à se mettre à la fenêtre et à taper des mains, du soutien
au corps médical héroïque et dévoué à sauver les malades du corona. Quoique cette
heure ne fû t ni tardive ni très matinale, parfaite en somme pour manifester sa solidarité
citoyenne, elle ne convenait pas au jeune garçon qui, à vingt heures, s’embarquait dans
sa troisième sieste de la journée. Les horaires se confondaient chez lui et le confinement,
comme il se l’était avoué une fois, lui avait déshorlogé énormément la tête.
Dans cette affreuse solitude, il fallait constamment se réinventer et s’adapter pour
tromper l’ennui. Malgré mes trois cents quatre vingt dix neuf pages vides, je cherchais à
me satisfaire de l’unique qui était écrite sur les quatre cent. Cette fois-ci, lorsque je
voulus jouer avec mes mots dépourvus de la Rature, il se produisit quelque chose de
fantastique et d’extraordinaire.
Dans l’obscurité de la nuit, le mot ‘’je’’ s’illumina d’abord. Il fut parcouru par une
lumière verte et bleue. Lentement, il s’échappa de ma feuille. Il volait en l’air comme une
luciole en forêt. Puis le mot ‘’suis’’ le suivit… et un autre après… et tous les autres encore.
Les mêmes mots s’évadèrent des autres livres de la bibliothèque pour se joindre aux
miens, puis les ponctuations aussi. La langue s’unissait comme si elle était le même
corps, compacte, magnétique, aimantée par je ne sais quelle loi de la nature. Toutes les
lettres bougeaient dans le même sens, en même temps, formant une extraordinaire
tornade bioluminescente, dense et mouvante.
Je fus surpris par le grand nombre de ‘’je’’, de points et de virgules. Les livres en
regorgeaient. Dès lors, je compris que les ouvrages racontaient plus au moins la même
chose. Par le ‘’je’’, les neurons parlaient d’eux-mêmes. Puis, il y avait les virgules pour les
respirations, les points pour les ruptures, les points d’exclamations pour l’étonnement et
les points d’interrogations pour les questionnements. Je dirais même que les
interrogations étaient bien plus supérieures aux exclamations. Les neurons
s’interrogeaient beaucoup et s’étonnaient peu.
La nuit entière fut un spectacle splendide et féerique mais à la première lueur du jour,
chaque mot, chaque ponctuation se précipita pour rejoindre sa demeure et la pièce, peu
à peu, plongea dans cette lumière froide et hésitante de l’aube.
Quant à mon excitation, elle ne retombait pas. Je voulus écrire à mon tour. Peut-être
que si j’apporte mon aide au jeune garçon en mal d’inspiration et obnubilé par son
téléphone, il s’investirait davantage pour terminer ses phrases et ses paragraphes
inachevés, me dis-je.
Je commençai d’abord par choisir trois virgules pour prendre une grande respiration
à cause de la mission difficile qui m’incombait. Puis, je mis un point d’interrogation car je
me demandais ce que je pourrais bien raconter au jeune garçon. Et enfin, je posai le mot
‘’je’’, le ‘’suis’’, le ‘’le’’, le ‘’livre’’ et le ‘’parle’’.
Voici ma première phrase de cahier autodidacte :

,,, ?
Je suis le cahier qui parle

Vers quatorze heures, le jeune garçon vint s’installer sur sa chaise. Il buvait sa tasse
de café en fumant sa cigarette. Sa barbe avait repoussé et ses cheveux noirs épais
tombaient un tantinet plus sur son front. Lorsqu’il jeta un regard sur moi, il fut dans un
étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par la parole. Il enleva ses
lunettes sales, s’approcha de moi en se frottant les yeux de stupéfaction.
J’avais mis toute ma bonne volonté pour écrire afin de donner au jeune garçon un
signe, une attestation de ma présence sauf que, par manque d’attention et de modestie,
par excès d’investissement et de frivolité de ma part, j’avais grossi les caractères de ma
phrase tellement, énormément, que le texte du jeune écrivain paraissait petit, faible et
maigre.
Son orgueil se révolta. Il prit le stylo et d’un trait, ratura l’ensemble du texte. « Suis-je
devenu fou ? se dit-il. Est-ce que je perds ma tête ? Pourquoi mon texte est-il désordonné
et insensé ? Qu’est-ce que c’est que ces mots inversés et incohérents ? Est-ce moi qui ai
écrit ça ? Non… peut-être… je ne sais pas… je ne sais plus. On est quel jour déjà ? Mardi
ou Mercredi ? ». Il prit son téléphone portable qui lui indiqua qu’on était dimanche.
Néanmoins, ma phrase continuait à l’interpeller. Il la lut trois fois, avec des
intonations plus ou moins différentes, comme s’il se questionnait sur l’endroit d’où elle
pouvait bien provenir. Sauf qu’avant même de tenter d’y répondre, une nouvelle fois son
téléphone retentit comme s’il lui envoyait un signal. Il le reprit et se détourna de moi
jusqu’au soir.
Quelques minutes avant d’aller se coucher, le jeune garçon fut pris d’un terrible
sentiment de culpabilité. Il marmonna : « Je n’ai rien écrit aujourd’hui. Je dois écrire ».
Après quelques instants, il prit son stylo et se mit à numéroter mes pages. Il arriva
jusqu’au chiffre 155 (Note Editeur : Le chiffre devra ici indiquer la page de fin du roman
après le dernier traitement de texte) et là encore, il n’alla pas jusqu’au bout. En somme,
c’était un garçon qui ne terminait jamais rien.
« Pourquoi désirez-vous écrire ? lui demandai-je.
Il ne me répondit pas. Décidément, il ne m’entendait jamais.
Cependant, sa conduite, son comportement et ses agissements laissaient entrevoir
une impatience chez lui de se prouver quelque chose, une volonté d’accomplissement
quoique fugitive mais quotidienne. Il désirait ardemment écrire, j’en avais la certitude,
mais quoi ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Il me fallait absolument trouver un moyen
habile pour réussir à conquérir son attention précaire. Je devais mener la guerre à cette
machine électronique, à ce téléphone portable qui monopolisait mon écrivain. Je le
pressentis. Qui était-il ce garçon ? Quel est son passé ? Quelle est sa psychologie ? Par
quoi est-il motivé au juste ? Il me fallait son mystère.
Avant qu’il aille se coucher, il prit un Vagabond Chétif, dessina un arbre sans feuille
au milieu d’une terre aride. Puis, il prit la feuille blanche, fit une suite de plis précis et
étrange jusqu’à ce qu’elle se métamorphosa en un avion en papier. Il ouvra la fenêtre,
recula de trois pas et lança le Vagabond Chétif qui fut content de voler au loin comme un
oiseau sous le regard assoupi et chagrin du jeune garçon.
Le troisième jour, le jeune garçon m’apprit à dessiner.
Jour quatre

« Ah ! Si je savais dire comme je sais penser ! Mais il est écrit là -haut que j’aurais des choses
dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas ».
Diderot

Ainsi, malgré mes efforts infructueux, malgré les ratures que le jeune garçon ne
cessait de porter sur moi, je décidai dans la nuit, après une longue méditation, de ne pas
me décourager et de me remettre sans attendre au travail.
Puisque ni l’écrivain en manque d’inspiration ni mon oncle Robert le dictionnaire ni
mon petit cousin le carnet ni ma mère ouverte à la page 56 ni aucun livre de la
bibliothèque ne m’adressèrent la parole ou ne me souhaitèrent la bienvenue dans ce
monde, je pris la résolution, ce quatrième jour, de ne plus me contenter de ma condition
de cahier à ratures, mais de m’élever au rang de livre digne des plus grands conteurs
d’histoires. C’était mon plus grand souhait et ma plus profonde ambition.
Sans attendre, je laissai de cô té ma première page et après l’avoir tournée, je
commençai à écrire sur la deuxième, puis la troisième et jusqu’au matin, je pus avancer
dans mon récit qui, l’espérais-je, saura conquérir un jour le cœur de mes futurs lecteurs.
Voici un extrait de ma prouesse littéraire :

Je !!!Suis !!!Le !!!Livre !!!Qui !!!Parle !!!


!!!!,,,,,,!!!!!! ?Le suis-je ?!!!!!!!,,,,,, !!!!
,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,?Qui parle ?,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,
,,,,,,,,,,,,,,Je suis le livre qui parle,,,,,,,,,,,,,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

J’avais ainsi écrit cette nuit-là quinze pages et si je ne vous les montre pas toutes, c’est
parce qu’après réflexion, j’avais trouvé quelques-unes d’entre elles sans intérêt. Les cinq
dernières étaient remplies exclusivement de virgules. Elles témoignaient de ces longs
moments de silences et de respirations angoissantes où les mots se refusaient à moi et
que j’ai trouvé bon de vous épargner. En somme, toute cette affaire d’écriture revenait
au bout du compte à se poser cette question : Dans quelle mesure ai-je décidé d’attendre
l’inspiration ?
En revanche, je dois vous avouer le caractère plaisant et exalté de l’écriture. Je ne sais
pas si tous les cahiers s’émeuvent de leur réalisation, mais quand j’ai réussi à produire
ce petit extrait que je vous ai montré, l’émotion m’a submergé, d’où le grand nombre de
points d’exclamations. Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais couvert mes centaines de pages
de cette ponctuation aussi jolie dans l’expression que dans la forme.
Le matin, lorsque le jeune garçon vint s’asseoir devant moi, j’espérais qu’il lise le
début de mon roman et qu’il en apprécie le contenu. Je ne voulais en aucun cas qu’il
pense que ce que j’écrivais, n’était pas sérieux. C’est très sérieux.
« Posez cette machine électronique et regardez-moi, ordonnai-je au jeune garçon qui
aspirait bruyamment des bouffées de cigarette en fronçant ces sourcils.
Fidèle à sa routine, il n’eut à mon égard, malgré mes prouesses littéraire, aucune
attention.
Après quelques instants, il prit son stylo. Tiens donc, il va écrire ! Mais cela n’advint
toujours pas. Il me poussa au fond de la table, prit un Vagabond Chétif et écrivit ceci :
Attestation de déplacement dérogatoire

Je soussigné, Liam Alexander, né le 29 juillet 1994, demeurant au 38 rue des Boulets,


Paris 11ème, certifie que mon déplacement est lié au motif ci-dessous, autorisé en
application des mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie du Covid19,
dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
Motif : Déplacement bref, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon
maximal d’un kilomètre autour du domicile, lié soit à la promenade, soit pour effectuer des
achats de premières nécessités dans les établissements dont les activités demeurent
autorisées.

Fait à : Paris Le : 28 mars 2020 à 11h38

Après avoir signé en bas de page, Liam Alexander prit le Vagabond Chétif et quitta son
domicile. C’était une routine pour lui de sortir avec cette attestation obligatoire depuis
que la police lui avait infligé une amende de 135 euros lors d’un contrô le.
« Si tu ne règles pas les 135 euros, lui avait expliqué le flic, le montant sera majoré et
passera à 375 euros.
-375 euros, s’était insurgé Liam.
-Oui, c’est ce que je viens de dire, avait répondu le flic sèchement. Une deuxième
infraction c’est 450 euros et une troisième tu risques la prison ferme pour six mois et
une amende de 3750.
-3750 euros et six mois de prison ? La France est passée communiste ou c’est notre
président Emmanuel Macron, l’ex-banquier d’affaire, qui veut mettre tous ses citoyens à
découvert pour renflouer les caisses de l’Etat ? Si je sors, monsieur l’agent, c’est parce
que chez moi le ciel commence à me tomber sur la tête, avait rajouté Liam pour
prolonger la conversation car cela faisait longtemps qu’il n’avait pas discuté avec un
vivant.
-J’applique la loi, moi, Monsieur, je ne fais pas dans la politique. Tu n’as qu’à imprimer
ton attestation la prochaine fois et cocher les cases. C’est quand même pas compliqué ce
qu’on vous demande.
-Je n’ai pas d’imprimante.
-Eh ben, tu copies. On t’a appris à copier des textes à l’école. Eh ben, tu copies pareil et
tu signes en bas de page avec l’heure et la date. Ou bien sinon il y a le téléphone. Tu vas
sur le site du Ministère de l’intérieur et tu t’arranges. Tu screenshotes… et t’approches
pas trop de moi, c’est deux mètres de distance.
Le flic allongea son bras en tendant le papier où il avait souscrit l’amende. Liam le
récupéra en allongeant son bras aussi.
-La distance est passée à deux mètres maintenant ? s’était enquis Liam. C’était un
mètre ce matin. Ça change vite les mesures et à croire un type à la télé, il avait dit, sur
une chaîne d’infos, qu’on peut même se faire contaminer à deux cents mètres parce que
le corona est porté par l’air et le vent. Il a même ajouté qu’il fallait laver les légumes et
les fruits et tout ce qu’on achète de l’extérieur avec de l’eau de javel.
-Il doit certainement avoir raison, avait répondu le flic sans prêter réellement
attention aux paroles de Liam.
-Oui, il doit certainement avoir raison. L’année dernière, il faisait la météo sur Tv2 et
cette année il est passé microbiologiste.
Le soir, Liam Alexander réapparut et vint se remettre sur sa chaise. Il se servit un
verre d’un liquide jaune. C’était du vin blanc comme il était écrit sur l’étiquette de la
bouteille. En quelques dizaines de minutes, il ingurgita quatre verres en contractant les
traits de son visage et une fois qu’il arriva au cinquième, ses yeux se mirent à le quitter
tout doucement jusqu’à ce que sa tête s’effondre comme un tonneau de peine sur moi.
Je ne saurais vous décrire par quelle empathie, par quelle tendresse, je fus pris tout
d’un coup pour ce jeune garçon dont j’avais enfin pu connaître l’identité. Je pris
conscience de sa grande solitude et je voulus qu’on devienne amis. Réussirai-je à me
faire entendre de lui maintenant que son oreille est colée à moi ? Ma voix saura-t-elle
comment lui parvenir ?
« M’entends-tu ? murmurai-je à tout hasard à son oreille et surpris à le tutoyer à
nouveau comme au premier jour de notre rencontre. Veux-tu qu’on soit amis ? La nuit
dernière, j’ai écrit quinze pages. Aimerais-tu que je te les lise ?
Hélas ! Il ne me donna aucun signe. Il émettait seulement des ronrons nasaux à faire
trembler la table comme si le flux d’air qu’il aspirait, coinçait dans son nez.
Cela dit, je ne perdis pas espoir. Je me mis à lui raconter mes écrits sans avoir la
certitude qu’ils lui parviennent. Je lui fis savoir aussi ma rencontre avec la Rature sévère
et imperturbable. Puis, quelques instants après, il se réveilla lentement et dit à son
cœur :
« Quel beau rêve j’ai fais. Un rêve où mon cahier me parle comme un livre.
Il se leva doucement à cause de l’ivresse qui lui vacillait les jambes et quitta la pièce
en raclant le sol avec ses pieds.
Pour la première fois, Liam Alexander avait oublié son téléphone portable et c’était
l’occasion parfaite de me le faire.
Le quatrième jour, le jeune garçon n’avait rien écrit.
Jour cinq
« Je crains le jour où la technologie dépassera les capacités humaines.
Le monde risque alors de voir une génération de parfaits imbéciles. »
Albert Einstein

Cette nuit-là , lorsque je voulus faire jaillir dans la pièce les mots de mon texte, ils
refusèrent de quitter mes pages comme si une force magnétique et malveillante les
acculait. L’atmosphère était aimantée. Plusieurs fois, il surgissait de la machine
électronique une lumière blanche aveuglante qui malmenait le repos de la nuit. Dans le
jargon des neurons, ces appels de phares sont appelés : Les notifications.
« Eteignez votre lumière, vous m’aveuglez, dis-je à la machine électronique sur un ton
autoritaire.
Comme si la machine cherchait à m’intimider, sa lumière blanche redoubla d’intensité
et à travers laquelle, une tête ronde et rouge effrayante, munie de deux cornes, apparut.
La tête me fixait avec des yeux révulsés comme ceux des démons.
Voilà à quoi le démon ressemblait mais il était dix fois plus grand que ce portrait :

Emoji Démon
(Note éditeur : illustration par des vrais têtes d’émoticô nes)

« C’est donc vous la machine électronique ? demandai-je au démon.


- Mdr, répondit-il en se marrant avec un air moqueur. Comment tu dis ça déjà ? La
machine électronique ? Quel crétin cui-là . On dit le smartphone ou le téléphone ou
le tél, si tu préfères, tu captes ? Mais machine électronique… Ptdr… T’es vraiment
pas balaise dans l’électronique, toi. Et moi, si tu veux tout savoir, chui l’émoticô ne.
Tu captes ? Ou l’émoji, si tu préfères. Non ! Mais machine électronique !
Looooooool.
Il continuait de rire encore plus fort jusqu’à ce que d’un coup, il se métamorphosa en
tête jaune avec des larmes rieuses qui lui coulait le long du visage.

Emoji rieur

- Pourquoi riez-vous ? demandai-je simplement.


A ma question, l’émoticô ne eut un fou rire et il se mit à tourner sur lui-même en
s’esclaffant. Il ne tenait pas en place. Il sautait dans toute la pièce, se cognait la tête
contre les murs et contre le plafond comme un ballon victime de rebonds rapides et
fulgurants. Puis, il s’arrêta devant moi en roulant des yeux et en criant : « Youpiii !
Happyyy ! ». Il tordait sans fin les éléments de son visage, riait incessamment, sans délai,
sans raison. Il frappa sa tête au sol pour cesser de rire mais il n’y parvint pas. « Lol,
répétait-il tout excité, lool, loool ». Il s’alarmait en suite : « Je pars en sucette. Je pars en
sucette ».
Il perdait pied, échappait à son contrô le, fusait comme un éclair en se heurtant aux
parois de la bibliothèque. Pour peu que Liam lui ouvre la fenêtre, il se serait catapulté
jusqu’aux étoiles tellement il était concentré en surplus d’énergie. Il finit par se fixer
devant moi avec des gouttes de transpiration le long de son visage rond.
- Drô le de personnage, fis-je consterné. Si vous m’expliquez la raison de vos rires,
peut-être que je serais en mesure de vous comprendre.
Apparemment, aucune approche ne venait à le calmer. Il riait d’avantage. Je le rendais
hilare, euphorique. Je me tus donc et j’attendis que sa folie cesse. Lorsqu’au bout de
quelques instants, ses esprits se calmèrent, je lui demandai curieusement :
- Qu’est-ce qu’un émoticô ne ?
Tout d’un coup, il prit un air vaguement sérieux et dit avec une voix pédante :

Emoji avec des lunettes de vue

- J’aide les utilisateurs – car pour les téléphones portables et les machines, les
neurons sont appelés les Utilisateurs – à exprimer leurs émotions et leurs états d’â mes
lorsqu’ils peinent à les écrire ou qu’ils ont la flemme de prendre le temps pour les
verbaliser avec des mots. Youpiii.
Et l’émoticô ne se remit à sursauter avec des cœurs rouges à la place de ses yeux.
Décidément, cette créature était folle et irrationnelle, d’apparence bête et quelques
fois avisée, tantô t angélique, tantô t démoniaque. En somme, on ne pouvait savoir à quoi
s’attendre avec elle.
Je lui demandai :
- Les utilisateurs expriment souvent leurs émotions avec des émoticô nes ?
Pourquoi le font-ils ?
- Oh oui. Yes. Yes, répéta l’émoticô ne. A fond. A fond. Beaucoup. Beaucoup. Ils le font
pour s’envoyer des messages et donner de leurs nouvelles. Happyyy !
Et il me fit un clin d’œil.

Emoji clin d’œil

- Quelle émotion donc Liam Alexander exprime-t-il le plus souvent ?


- Content, dit l’émoticô ne. Très content. Youpiii ! Happyyy !
Je rétorquai étonné :
- Mais enfin ce garçon n’a jamais été content.
C’était donc peut-être à cause de l’émoticô ne que Liam Alexander n’arrivait pas à
écrire ? dis-je à moi-même avant d’interroger une nouvelle fois la créature curieuse.
- Mais si les neurons ne prennent pas le temps à traduire et verbaliser leurs
émotions avec des mots, si, à chaque fois qu’ils souhaitent exprimer leurs
sentiments, ils font appel à vous, il n’y aura plus de livres, plus de romans, plus
d’histoires.
Puis, en réfléchissant encore, j’ajoutai comme si mes conclusions venaient à mesure
que je pensais à l’ampleur du problème :
- Et s’il n’y a plus de livres, plus de romans, plus d’histoires, que deviendrai-je ? Que
ferai-je de mes mots, de mes points, de mes virgules et de mes points
d’exclamation que j’aime tant ? Que deviendra mon rêve de m’élever au rang de
roman, de conteur, de narrateur de belles histoires ?
Pour la première fois, l’émoticô ne ne dit rien. Il m’écoutait avec attention en me
regardant d’un air à la fois doux et neutre.

Emoji visage neutre


En revanche, son calme ne dura que quelques secondes car s’il y avait bien une chose
qui pouvait le rendre fou, c’était de prendre le temps de la réflexion.
- Bordel. Grave bordel dans ma tête, s’exclama-t-il en se grattant la tête. Je n’ai jamais
pris le temps de penser à tout ça. Tu m’prends trop le cerveau avec tes questions, tes
livres et tes romans.
Et il se remit tantô t à sursauter tantô t à faire des clins d’œil tantô t à sortir sa langue
de sa bouche.
L’émoticô ne avait tout de même par moment un charme fou. Ses traits parfaitement
arrondis, son sourire captivant et ses sautes d’humeurs le rendaient très attractif. Je fus
pris de douceur pour lui.
- Pourquoi t’agites-tu autant ? Pourquoi ne tiens-tu jamais en place ? Tu sais, il y a
mieux à faire dans la vie que de faire l’idiot tout le temps.
L’émoticô ne parut triste comme si ses agissements n’étaient pas de son fait. Pour se
justifier, il s’approcha de moi avec un air grave et soucieux. Il tremblotait de peur.
- Je suis une marionnette. Je ne suis pas responsable de mes actes. Je m’excuse.
- Une marionnette ? Comment ça ?
- Chuuut ! Parle doucement. Il ne faut pas qu’on nous entende, murmura-t-il. Je vais
te dire un secret. Je suis enfermé. Je suis sous le contrô le de… de…
Et la tête jaune se mit à se donner des claques au visage pour faire taire sa bouche.
- Dites-moi. Le contrô le de qui ? de quoi ? me hâ tai-je à lui demander pour lui venir
en aide tellement j’avais de la peine pour lui.
- Je ne peux pas te dire. Il sera fâ ché contre moi. Je suis sous ses ordres maintenant.
Hier, j’étais comme votre ami Liam et aujourd’hui, j’habite un monde virtuel d’où
je ne peux plus échapper. Je suis à mille lieux de vous, assis sur mon canapé, avec
des lunettes sur les yeux et des oreillettes, isolé entièrement du monde extérieur.
Je me suis rendu esclave de… de…
L’émoticô ne giclait partout à se faire exploser la tête contre les murs tout en
continuant à me confesser son supplice.
- Je suis sous les ordres d’un monde que je croyais merveilleux mais il s’est avéré
cruelle et tyrannique. Je suis soumis à la dictature du divertissement. Si j’oublie ne
serait-ce que quelques minutes de me divertir, je perdrai mes économies, ma
maison, la sympathie de ma communauté et tous mes acquis virtuelles. Je suis
riche mais con, très con… con et schizo… schizo et drogué… schizo et timbré.
Youpiii ! Happyyy ! Je pars en vrille encore. Il faut que j’apprenne à me taire, me
divertir et fermer ma bouche.
Lorsque je convainquis l’émoticô ne de m’informer un peu plus en détail, une
fermeture éclair lui cousit la bouche. Il n’eut pas le temps de me révéler le nom de son
maître.

Emoji bouche fermé

Puis sa tête prit la forme d’une bombe.

Emoji Bombe
La bombe explosa et une créature curieuse et bizarre apparut. Elle n’était ni du
monde des neurons ni celui des leutons. Elle n’était ni de chair ni d’os non plus. C’était
une sorte de robot à l’allure humaine mais dont je voyais, à travers son teint transparent,
les cellules électriques et les composants de son cerveau où des calculs mathématiques
se faisaient de façons rapides et successives. Son visage était remplacé par un écran noir.
Il s’y projetait tantô t des images où des livres brû laient tantô t des vidéos où une foule de
gens furieux vandalisaient des musées ou des bibliothèques.
« Je suis le Roi, fit la créature. Prosterne-toi. Si mes utilisateurs m’adulent, les livres
doivent faire de même.
Et c’est alors là qu’il se produisit l’inattendu.
-Jamais, au plus grand jamais, vous vous accaparerez de l’â me de mon fils et des
livres, protesta une voix féminine éloquente et persuasive.
Je me mis à chercher l’origine de la voix et à ma grande surprise, j’appris qu’elle
provenait du roman posé sur la table en bois ouvert à la page 56. C’était ma mère qui
venait à mon secours et je n’avais aucun doute là -dessus.
- Oh vous, Roi Tyran, reprit-t-elle fermement. Vous êtes fourbe et grossier, indigne et
ingrat. Vous trompez les gens comme le magicien et vous ne cessez de voler de leur
temps sans jamais en être rassasié. Retournez de là où vous êtes, donnez du répit à ceux
qui veulent travailler et je vous défends de me menacer mon fils. Les livres ne se
prosternent jamais devant l’Intelligence Artificielle. Quelle est donc cette fâ cheuse
manie que vous avez à vouloir posséder tout le monde.
Le Roi Tyran rétorqua tout en continuant de projeter des images horrifiantes sur son
visage :
- Je ne me prive jamais de la soumission de mes esclaves. Vous êtes jalouse que je
gagne de jour en jour plus d’attention de mes utilisateurs pendant que vous perdez celle
de vos lecteurs ?
- N’avez-vous pas honte de le penser. Jalouse de vous ? Je suis le livre Monsieur, dit
ma mère fièrement. Je transmets, j’éduque et je renseigne les êtres sur eux-mêmes, alors
que vous, trompeur que vous êtes, vous recourez aux plus basses pratiques, aux plus
infâ mes techniques car à chaque fois qu’une personne fait appel à votre aide, vous
recueillez ses données afin de prédire ses comportements plus tard et de la persécuter
sans trêve avec vos notifications. Cessez vos notifications perfides, cessez vos
harcèlements sournois, laissez vos utilisateurs tranquilles, laissez-les s’ennuyer un peu
et jouir de ces moments où ils ont besoin que rien ne se passe pour se questionner, rêver
et se chercher dans le silence. Vous avez occupé avec votre rage de posséder le temps
tous les silences. Il n’y a plus de silence, plus.
- Assez. Assez, fit le Roi Tyran avec sa voix robotique dégoulinante de haine car il
n’avait pas l’habitude qu’on lui tienne tête.
Ma mère ne voulut pas s’arrêter sitô t et je compris qu’elle avait une dent, bien avant
ma naissance contre le Roi Tyran et son Intelligence Artificielle. Afin de le mettre en
difficulté, elle lui demanda :
- Décrivez-moi l’amour ?
Avec un air arrogant et fier, le Roi Tyran fit apparaître sur son écran noir un cœur
rouge pour décrire l’amour.

Emoji cœur
- C’est donc comme cela que vous décrivez l’amour ? Admettons. Admettons.
Décrivez-moi alors la passion.
Le Roi Tyran semblait en panne d’idée puis, ne trouvant rien pour décrire la passion,
il se contenta de changer la couleur de son cœur rouge en rose :

Emoji cœur rose

- C’est donc comme cela que vous décrivez la passion ? Admettons. Admettons,
s’offusqua ma mère légèrement. Décrivez-moi alors l’amitié.
Le Roi Tyran passa cette fois-ci du rose au blanc.

Emoji cœur blanc

Puis lorsqu’elle lui demanda de lui décrire l’affection, la tendresse et le désir, l’écran
noir ne put jamais afficher autre chose que son émoticô ne en cœur. Dès lors, la
supériorité de ma mère me sauta aux yeux. Je compris que les livres étaient un gisement
de lettres et de mots capables de donner aux émotions les plus variés et complexes, la
profondeur nécessaire et les nuances requises, tandis que le Roi Tyran les réduisaient
plus ou moins à la même chose.
Cependant, le Roi Tyran, malgré l’étroitesse de son esprit et de son imagination,
malgré son langage limité, pauvre et simpliste, il n’eut toujours pas la conviction de son
indigence. Il était tellement débordant de vanité, imbu de sa personne, qu’il ne pouvait
reconnaître ses faiblesses. Pour les déguiser, il se mit à afficher des têtes d’émoticô nes
en grand nombre pour nous tromper sur sa vraie nature laide et mesquine. Il cessa de
nous faire peur avec des images de livres ravagés par le feu. Il prit une voix gaie et
voulut montrer à ma mère sa panoplie abondante de têtes jaunes pour exprimer la
tristesse, la colère et la peur.
Tandis que le Roi Tyran se donnait en spectacle, ma mère l’arrêta net lorsqu’il illustra
la peur.
- Votre peur est très peu subtile, dit ma mère ouverte à la page 56 d’un air peu
convaincu. On appelle cela la frayeur. Mais que faites-vous pour exprimer les peurs
invisibles, celles parmi les plus répandues, les plus difficiles à démêler et décrire. Que
diriez-vous si je vous demande de m’exprimer la peur d’échouer, la peur de l’avenir ou la
peur de l’inconnu ? Quelle tête feriez-vous pour décrire la peur de décevoir, la peur de la
critique ou la peur d’être abandonné ou encore la peur de trahir ?
Le Roi Tyran eut énormément de difficulté à suivre. Pour cacher son malaise et le
déjouer, il voulut séduire ma mère, mais aussitô t, elle prit un air sérieux et distant pour
lui demander encore :
-Décrivez-moi le doute ?
Voyant que sa fourberie ne portait plus ses fruits, il prit un air indifférent et répondit :
- Connais pas.
- Décrivez-moi l’incertitude ?
- Connais pas.
- Décrivez-moi le scepticisme ?
- Le scep… quoi ? demanda le Roi Tyran narquois.
- Le scepticisme, répéta ma mère en articulant chaque lettre séparément afin de se
faire bien comprendre.
Ne pouvant plus paraître aussi ridicule et s’avouer vaincu, le Roi Tyran reprit son air
orgueilleux et prononça une formule magique :
- Ok Google.
Et Google répondit à la vitesse de l’éclair.
- Bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
- Définition du mot scepticisme, demanda le Roi Tyran.
Et Google répondit avec une voix robotique et suave.
- Scepticisme : doctrine, notamment des anciens philosophes sceptiques grecs, selon
laquelle l’esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale.
- Avez-vous compris maintenant ? ajouta ma mère au Roi Tyran.
- Comprendre quoi ? fit le Roi Tyran agacé.
- Comprendre que vous avez la possibilité de tout connaître et de tout savoir, que
vous avez accès à tous les trésors de la connaissance en un claquement de doigt et
malgré cela, vous restez bêtes et fainéants.
Et ma mère lui redemanda à nouveau :
- Que veut donc dire le scepticisme ?
Le Roi Tyran désarçonné semblait perdre le réseau et ne put répondre sans l’aide de
Google à la question.
- Avez-vous compris maintenant ?
- Comprendre quoi encore ? fit le Roi Tyran lassé qui ne savait plus quoi afficher sur
son écran noir.
- Comprendre, rétorqua ma mère, qu’en plus de votre fainéantise, vous perdez, au
même titre que vos utilisateurs, la mémoire. Vous ne retenez rien. Un jour viendra où
vous ne saurez plus si vous êtes roi ou robot ou émoticô ne ou un légume.
Et rapidement le Roi Tyran afficha sur son visage écran une courgette gigantesque et
se mit à rire de bon cœur en faisant le pitre.

Emoji courgette
(Note : L’illustration de la courgette sera en grand format et prendra un plus de place
sur la page)

Pour désigner les pitres comme le Roi Tyran, les bouffons vantards, les hâ bleurs et les
guignols, ma mère m’apprit une nouvelle expression. Elle m’a dit : « A chaque fois que tu
en croises un dans ta vie et dieu sait qu’il y en a beaucoup chez les utilisateurs
chroniques de ces machines-là , dites-lui : Arrêtez de faire l’émoticô ne ».
Cependant, à mesure que le temps passait, le Roi Tyran faiblissait, sa voix s’enrayait et
son apparence perdait peu à peu de sa densité et de sa puissance. A plusieurs reprises, le
téléphone portable d’où provenait la lumière blanche, signala la formule : Batterie faible.
Et d’un coup, lorsqu’il s’éteignit, la créature disparut comme si jamais elle n’avait existé.
- Reviendra-t-il ? S’accaparera-t-il encore demain de toute l’attention de mon ami
Liam Alexander ? demandai-je à ma mère inquiet.
Au tac au tac, ma mère – et je précise ici que les leutons ont des milliers de mamans,
contrairement aux neurons qui n’en ont qu’une – me dit :
- Les Rois Tyrans reviennent toujours, non parce qu’ils sont rois, mais parce qu’il y a
beaucoup trop d’esclaves.
- C’est quoi un esclave mère ?
- L’esclave de nos jours est esclave du divertissement sans fond, des images, des
réseaux sociaux et de l’opinion qu’on a à son égard. Il consent à son esclavage et y
participe de plein gré. Ils comptent l’amour des gens avec des points et des chiffres
quitte à se vendre à eux comme un produit, comme du Cocacola ou du Macdonald’s,
quitte à laisser de cô té ses valeurs et son esprit critique car l’esclave moderne ne court
pas après sa dignité et sa valeur, il court après le succès.
Ma mère avait l’air de dire des choses importantes même si je ne parvenais que
moyennement à saisir la profondeur de ses pensés, mais ce qui m’importait, moi, à cet
instant précis, c’est de voir ce qu’elle pensait de mon texte.
- Voudrais-tu bien que je te montre ce que j’ai écrit, mère ?
- Assurément. Assurément, fils.
Je pris chaque mot de l’extrait que j’avais écrit pour Liam Alexander en tant que
cahier autodidacte et je le suspendus en l’air en le faisant rayonner avec une belle
lumière bleue et verte.

Je !!!Suis !!!Le !!!Livre !!!Qui !!!Parle !!!


!!!!,,,,,,!!!!!! ?Le suis-je ?!!!!!!!,,,,,, !!!!
,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,?Qui parle ?,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,
,,,,,,,,,,,,,,Je suis le livre qui parle,,,,,,,,,,,,,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
(Notre éditeur : peut- être on peut faire ici une mise en page créative et plus jolie)

- Oh ! s’exclama ma mère fièrement. Il est formidable, formidable, cet extrait. Tu en


feras d’autres et des beaux et des meilleurs. D’où te vient cet amour particulier des
points d’exclamations ?
- J’aime m’émouvoir, mère. Je veux être un jour un roman qui émeut plus qu’il
n’interroge.
- Toutefois, tu n’es pas ébranlé par l’indifférence de ton écrivain ? me demanda-elle.
- Il est vrai que ce n’est pas le meilleur écrivain sur qui on peut tomber, mais pour
l’instant j’apprends à m’en contenter car j’ai de l’espoir pour nous.
- J’aime t’entendre le dire, fils. Un jour un livre a dit : Les plus chanceux, ce ne sont pas
ceux qui trouvent le meilleur du meilleur, mais ce sont ceux qui se contentent du
meilleur qu’ils croisent sur leur chemin et en tire le meilleur.
- Pour rien au monde, je n’accepterai d’être un cahier qui se laisse exister sans but,
sans apprendre, sans chercher à saisir le mystère de la langue et de la vie.
- Il y a ton oncle Robert qui peut t’aider pour le vocabulaire. Mais encore…
- Pour rien au monde, je passerai mon temps à flâ ner sans tenter chaque jour
d’enrichir mes pages vides ne serait-ce que d’un mot, même si les circonstances iront
parfois à l’encontre de mes ambitions, même si mon écrivain manque d’inspiration.
Sous la présence de ma mère et ses encouragements, des nouvelles idées affluaient
dans ma tête et je ne parvenais plus à me taire.
- Mais encore, me dit-elle pour m’appuyer.
- Je veux m’élever au rang de roman pour raconter la plus belle histoire à mes
lecteurs.
- Mais encore…
- Je veux honorer ma famille et mes ancêtres.
- C’est à soi-même d’abord qu’on se doit les honneurs, rectifia-t-elle. Mais encore…
- Je veux caresser les yeux de mes lecteurs le soir. Je veux les accompagner dans leur
solitude. Je veux raviver leurs â mes dans le chagrin et les faire rire dans la tristesse.
- Mais encore…
- Je gagnerai sur le Roi Tyran. Je conquerrai les attentions fragiles et fugitives de Liam
et mes lecteurs. Je donnerai avec mes mots les couleurs nécessaires aux émotions, je les
décrirai avec les nuances qu’elles méritent. Je peignerai avec mes phrases une
atmosphère.
- Mais encore…
- Un univers…
- Mais encore …
- Un monde où chaque lecteur, enfant et adulte, s’y retrouverait. Je serai un voyage
qu’à aucun moment ils ne voudraient quitter. Je prendrai chaque neuron par la main, par
ses yeux, pour lui faire faire un tour chez moi afin qu’il sente les odeurs vertigineuses de
l’aventure et de l’imaginaire. Je recueillerai ses pleurs et ses rires si l’envie le prenait de
rire ou de pleurer. Je lui chuchoterai à l’oreille que je suis son plus fidèle ami car je serai
son livre, un livre ouvert rien que pour lui et qu’il pourra fermer ou laisser de cô té
autant de fois qu’il le désire, je resterai son plus fidèle ami.
- Mais encore…
- Aussi, je lui rappellerai qu’avant de devenir un roman, j’étais un cahier vide et que
cela ne fait rien d’être vide à ses débuts car ceux qui naissent remplis manquent
d’ambition.
- Mais encore.
Les mais encore de ma mère pouvaient continuer pour trois génération encore
tellement elle voulait s’assurer sur ma destinée.
- Ça suffit, mère, pour aujourd’hui. Voudrais-tu bien m’épargner quelques mais encore
pour une autre fois ? J’ai peur tout d’un coup que mes promesses changent un jour en
découragement ou que mes ambitions soient un peu trop grandes pour moi. Et si Liam
Alexander ne revient pas ? Et si le Roi Tyran vient à le détourner à jamais de moi ? Et s’il
ne trouve jamais d’inspiration ? Et s’il me jette comme les Vagabonds Chétifs à la
poubelle ?
Ma mère se mit à sourire doucement, comme si mes inquiétudes lui prouvaient
davantage l’ampleur et la sincérité de mes ambitions.
- Si tous les livres de cette bibliothèque que tu vois ici venaient à te raconter combien
de fois leurs auteurs ont failli arrêter d’écrire, fils. Si tous les romans du monde venaient
à te confier combien de fois leurs écrivains ont failli ne jamais commencer, tu serais
extrêmement surpris. Arme-toi de patience. L’écriture n’est pas une affaire d’une
journée ou même d’une année, l’écriture est une affaire de toute une vie car l’écriture,
c’est la vie, ou plus encore que la vie parce qu’elle arrive souvent à tromper la mort.
Et elle ajouta :
- Parfois il vient à l’auteur une idée, puis deux, puis il revient à la première qu’il rature
pour en inventer une troisième. Il n’écrit pas, l’auteur, il récrit, constamment,
perpétuellement. Il marche sur les épines du doute que le sommeil retire de ses pieds
une à une puis, il se relève le lendemain matin pour se remettre à marcher dans son
champ d’épines. Il tente de l’arroser goutte à goutte, mot à mot, en espérant le voir
fleurir un jour et lorsqu’il y arrive, il sourit, il jubile, il se hâ te à y inviter ses lecteurs sans
jamais leur montrer le plat de ses pieds en sang.
Lorsque le jour commença à chasser la nuit, ma mère voulut me quitter.
- Je dois retourner m’occuper de mes lecteurs, me dit-elle.
- Tes lecteurs ? fis-je interloqué.
- Oui mes lecteurs, fils. Tu verras par toi-même quand tu seras un beau et grand
roman, quand tu seras en plusieurs exemplaires comme moi et les livres de la
bibliothèque. Tu seras ici et ailleurs en même temps. Tu ouvriras tes yeux dans les
quatre coins du monde parce qu’il y en aura toujours quelqu’un à l’autre bout de la terre
qui te lirait et dont tu dois t’en occuper.
- Au revoir, mère. Au revoir, dis-je difficilement à cause de l’émotion qui immobilisait
ma voix.
Et ma mère partit en restant à cô té de moi comme je l’avais connue le premier jour,
ouverte à la page 56.
Jour dix

« Il nous faut, autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent.
Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantô mes »
Guy de Maupassant

Entre le cinquième et le dixième jour, Liam Alexander vint seulement deux fois dans
la pièce. La première, il récupéra sa machine électronique et la deuxième il prit un livre
dans la bibliothèque. Il portait toujours le même peignoir marron sur lui et sa peine sur
son visage.
Quelquefois je l’entendais parler tout seul et d’autres fois il marmonnait en
s’adressant à la télé ou plus exactement aux intervenants qui venaient y faire la mise au
point sur les dégâ ts causés par la pandémie. L’économie s’effondrait, le chô mage
flambait, la détresse battait son plein, disait-on sur les chaînes d’infos. Les entrepreneurs
craignaient la faillite, les employés de plusieurs secteurs, restauration, évènementiel,
tourisme et bien d’autres, perdaient leurs emplois. L’état et ses mesures
gouvernementales venaient à leur secours, chô mage partiel, retardement des
remboursements des crédits et des dettes, aide aux auto-entrepreneurs… etc. Les
premiers intervenants laissaient place à d’autres. « Faut-il porter le masque ou pas ? ».
Le Ministère De la Santé est clair là -dessus. « Pas de masque, pas besoin ». Le Président
de la République Emmanuel Macron faisait son allocution ce soir pour dresser un bilan
et annoncer les nouvelles. Liam Alexander attend avec impatience. Le Président affirme
et confirme que le confinement durera encore un mois de plus. « On en est déjà à un
mois », s’alarmait Liam. « La fermeture des écoles sera maintenue, reprend le Président.
Le télétravail aussi. Les attestations de déplacement de même ». Que personne ne sorte
de chez lui plus d’une heure. On s’alimente, on achète le paracétamol si la fièvre du
Corona nous prend et on attend chez soi même si on perd le goû t et l’odorat. On appelle
le médecin si d’autres symptô mes apparaissent. On évite de se rendre aux urgences sauf
si on est pris d’essoufflements, de difficulté respiratoire. « Les hô pitaux craquent,
constate un médecin. On est à bout ».
A vingt-deux heures Liam vint s’installer sur sa chaise. Il voulait écrire. Il n’avait
presque plus la même tête que je lui avais connue. Ses joues se creusaient de jour en
jour, son teint pâ lissait et sa barbe prenait des proportions d’homme des cavernes.
Il prit un Vagabond Chétif, m’écarta légèrement vers la droite et posa la feuille
blanche à la place que j’avais toujours occupée. Il se mit à écrire une lettre.

A l’attention du docteur Christian Mouchard

Cher Docteur,
Je suis Liam Alexander, le fils de votre amie Laila Yamine. Sans vouloir vous faire de la
peine, ma mère est morte, elle est morte il y a plus d’une semaine en contractant le virus
pendant son service à l’hôpital Saint-Antoine où, comme vous le savez, elle travaillait.
J’ai longtemps cherché votre carte de visite dans mes affaires, j’ai cru l’avoir perdue, puis
en fouillant tous les coins et les recoins de la maison, j’ai fini par la retrouver derrière mon
lit. Je me souviens de cette soirée où vous êtes venu dîner à la maison et avec beaucoup de
gentillesse, vous m’aviez proposé de me venir en aide pour mettre fin à ma consommation
de cannabis et mes insomnies. « Ecrivez-moi une lettre, m’aviez-vous dit, si ça ne vous
chante pas de vous rendre dans mon cabinet. Je déteste qu’on me SMS ou qu’on me
TEXTOTE. Toutes les maladies du futur surviendront à cause de la langue qui se perd de
jour en jour. Le plus difficile pour un psychanalyste comme moi, c’est de devoir soigner des
malades qui ne savent même plus parler »
Le cannabis, docteur, je n’y touche plus ou, pour être tout à fait franc, j’en consomme
davantage en cette période de confinement. Il m’aide à surmonter mes insomnies. Quant à
mon état actuel, je suis sujet à des crises de paniques et à des cauchemars où je me vois
mourir. Je suis victime, je crois, d’une peur aiguë que je ne parviens pas à contrôler.
Vous vous souvenez, il y a un an, de la discussion que vous avez eue avec ma mère à
propos du grand écrivain français Guy de Maupassant ? Vous aimiez beaucoup parler de
littérature avec ma mère et j’aimais à vous entendre communiquer cette passion.
Souvenez-vous de cette nouvelle de Maupassant Le Horla où l’auteur décrit une créature
invisible dont il ne sait pas si elle est réelle ou le fruit d’un trouble psychiatrique ? Je n’irai
pas jusqu’à vous dire ça, mais il n’en demeure pas moins que le personnage torturé, décrit
par l’écrivain et qui n’est autre, je le crois, que Maupassant lui-même, a quelques troubles
et manies que j’ai peur de contracter.
J’ai perdu tous mes repères, docteur. Je me surprends à me demander : qui suis-je ? Où
suis-je ? Que m’arrive-t-il ? Pour combien de temps on en a encore de cette situation, de cet
isolement, pour combien de mois, pour combien d’années ? Je me surprends à avoir peur de
la vie et de la mort en même temps. Je ne sais plus où me mettre, quoi penser, quoi faire
pour que mes angoisses cessent pour de bon. Dans la solitude et l’ennui, j’ai fait
connaissance avec moi-même et ce n’est ni agréable ni beau, ce que j’ai pu voir.
Parallèlement à ça la dépression me guette, le mal-être m’habite. Je ne mange presque
plus et je pense à ma mère.
Ma mère a été enterrée sans rituel, sans toilette mortuaire, sans funérailles. Je n’ai
même pas pu la prendre dans mes bras, lui dire au-revoir là-haut, accompagner son
agonie, lui demander pardon pour le fils ingrat, que j’étais parfois, m’excuser de l’avoir
accusée et rendue responsable de la fugue lâche de mon père lorsque j’avais six ans.
A cause de l’épidémie, le monsieur des pompes funèbres et le service hospitalier ont été
stricts là-dessus. Ils avaient des consignes des hautes instances, du Haut Conseil de la Santé
publique qui leur imposait le principe de précaution. Dès que les médecins ont constaté son
décès, ils ont procédé à la mise en bière, ils ont fermé le cercueil, aucune cérémonie n’était
permise. Etant moi-même contaminé, je ne pouvais me rendre au cimetière. J’ai assisté à
l’inhumation de ma mère par visio-conférence sur Zoom. Par visio-conférence, Docteur,
vous imaginez mon deuil, l’impossible consolation de ma perte, de ma reconstruction. Et
tous ces gens présents pendant l’inhumation, ses collègues pour la plupart, appliquant les
gestes barrières, deux mètres les uns des autres, sans pouvoir se prendre dans les bras, sans
pouvoir se toucher, sans pouvoir se consoler, masqués de la tête au pied, fantomatiques, à
attendre sous la pluie en noir comme si les anges pleuraient sur eux et sur moi.
Que me reste-t-il après ça ? Rien, Docteur. Cette première vague a tout emporté, les
morts et les vivants. Tout a été vite, rapide, soudain et brutal.
Ces dernières paroles, c’était il y a deux semaines. Elle allait au travail et elle m’a dit
cette curieuse phrase en me voyant assis dans son bureau en train de lire La Promesse de
l’Aube de Romain Gary. « Tu ressembles vachement à ton père ; Ah bon, avais-je répondu. Je
dois me faire du souci alors ». Et j’ai continué ma lecture. Elle a passé sa main sur mes
cheveux en ajoutant : « Dorénavant, tu peux prendre ce bureau. Et, ces livres dans ma
bibliothèque que j’ai accumulés tout au long de ma vie, veilleront sur toi. Il n’y a pas
meilleure conseillère que la littérature ». Et elle est partie comme si elle savait que sa fièvre
de la veille n’était pas anodine, sans se plaindre de la journée apocalyptique qui l’attendait,
les morts, les malades, les malheurs, les chagrins qui s’entassaient par dizaines, par
centaines, par milliers à l’hôpital comme des montagnes de cadavres partis sans adieux.
Avant de quitter le domicile, je l’ai entendu fredonner Padam Padam d’Edith Piaf. Elle
était déjà un peu essoufflée mais elle se refusait à le croire comme ces soldats de guerre qui,
trop héroïques, ne se rendent compte de leurs blessures qu’après coup.
A l’hôpital Saint-Antoine, une infirmière et deux de ses collègues médecins ont succombé
aussi, après avoir été contaminés pendant leur service par la Covid-19, à la maladie et je ne
sais combien de familles sont endeuillées à l’heure où je vous parle. Certainement
beaucoup, vous me diriez. Je n’ai pas les chiffres. Je ne trouve même pas les mots pour vous
écrire, alors imaginez pour compter…
On a envoyé les soignants de ce pays comme des soldats à l’abattoir, sans masque, sans
matériel, sans cartouches, sans artillerie. Enfin, si… Lorsqu’ils étaient en pénurie de blouse,
on leur a demandé de combattre avec des sacs-poubelles. Lorsqu’il manquait de personnel,
on leur disait de faire des heures supplémentaires. Sans parler du manque de respirateurs,
d’anesthésiants et de lits. Cent mille lits fermés en 20 ans. Mais bon, ce n’est qu’après
cinquante ans qu’on écrit les erreurs de nos histoires passées.
J’espère que vous vous portez bien. J’ai essayé maintes fois de vous appeler à votre
cabinet. Je tombe sur votre boîte vocale.
Amicalement,
Liam.

Lorsque Liam termina d’écrire son papier, il prit une enveloppe où il introduisit le
Vagabond Chétif. Dans ma famille de leuton, quand un Vagabond Chétif est à l’intérieur
d’une enveloppe, il n’est plus Vagabond Chétif mais une lettre que nous appelons La
Messagère Bavarde.
La Messagère Bavarde porte souvent des textes administratifs, des publicités sans
intérêt, des mauvaises nouvelles, comme le paiement des impô ts, la taxe foncière,
l’augmentation du prix du gaz, l’échéancier des factures d’eau et d’électricité…etc. Si on
dit d’elle Messagère c’est parce qu’elle informe, et si on ajoute Bavarde c’est parce qu’elle
ne peut s’empêcher dans les plus malheureuses nouvelles qu’elle annonce de répéter à
chaque fois des formules faussement distinguées, machinales, codifiées comme Veuillez
croire, Madame, Monsieur, à mes plus sincères salutations ou encore Veuillez croire en mes
respectueux sentiments, Je vous prie d'agréer, Madame, Monsieur, l'assurance de ma
considération. Ainsi pour la faire taire jusqu’à l’adresse du destinataire, les neurons lui
réservent un traitement particulièrement vengeur.
Après que Liam eut inscrit mot pour mot l’adresse du docteur Christian Mouchard, la
Messagère Bavarde fit une tête dégoû tée et mécontente car elle savait indubitablement
ce qui l’attendait. Le jeune garçon à lunettes sale et à la barbe cavernesque la porta prés
de sa bouche, sortit sa langue et la remplit de quantité de salives baveuses jusqu’à ce
qu’elle s’écria en colère :
« Madame, Monsieur, contesta la Messagère Bavarde. Sans vouloir paraître impolie, je
proteste et je demande qu’on m’épargne des salives infectes comme celle-ci. L’odeur du
tabac mélangé à celle de l’alcool me donne à vomir et je souhaite que… »
Et avant que la Messagère Bavarde ait eu le temps de terminer sa phrase, sa bouche
se ferma d’un coup sec lorsque Liam ferma l’enveloppe.
« Bouche cousue… Bouche cousue… », me moquai-je d’elle.
La pauvre Messagère Bavarde n’était pas du tout ravie qu’on lui ferme sa bouche, elle
prenait un air dépité comme une poule mouillée trempée sous la pluie n’ayant ni le droit
de roucouler ni de se plaindre.
Cependant, sur l’extrémité gauche de sa bouche, il lui restait une petite ouverture
d’où elle grommelait plaintive, sans arrêt, des paroles difficilement compréhensibles. Je
l’interrogeai :
- Pourquoi commenciez-vous toutes vos phrases avec Madame, Monsieur ? Je ne suis
pas Madame, je suis Monsieur, le livre est masculin, n’est-ce pas ?
J’aimais parfois dire de moi livre et non cahier car ce dernier était un nom trop
réducteur pour mes hautes ambitions.
- Madame, Monsieur, articula péniblement la Messagère Bavarde. Si j’oublie de dire
Madame, les neurons me traitent de sexiste, et si j’oublie de dire Monsieur, ils me
traitent de féministe radicale. Veuillez, Madame, Monsieur,…
- Sexiste ? Féministe radicale ? dis-je interrogatif en l’arrêtant, moyennant quoi elle ne
se serait jamais arrêtée. Que signifient ces mots-là ?
La Messagère Bavarde parut outrée de mon ignorance sur des sujets aussi d’actualité.
- Madame, Monsieur. Le sexisme, c’est de considérer les femmes inférieures aux
hommes. Le féminisme radical, c’est de considérer que les hommes ont plus de pouvoir
que les femmes. Veuillez, Madame, Monsieur, accepter mes salutations respectueuses.
Et voyant que je ne comprenais toujours pas, elle ajouta :
- Savez-vous que les neurons sont en train de modifier la langue française, on appelle
cela l’écriture inclusive. Par exemple, je ne peux plus dire ‘’les citoyens’’ mais il faudrait
écrire ‘’les citoyen.ne.s’’ ou à la place de dire ‘’les Français sont mécontents’’, il faudrait
écrire ‘’les Français et les Françaises sont mécontent.e.s’’, ainsi le masculin ne l’emporte
plus sur le féminin.
Je fus étonné de voir La Messagère Bavarde inclure des points entre les lettres et non
comme je l’avais appris, à la fin des phrases.
- Etes-vous certaine qu’on doit mettre des points au milieu des mots ? lui dis-je
étonné. Les points sont des ruptures, c’est ce que j’ai appris, n’est-ce pas ?
- Madame, Monsieur. Je vous confirme que les points sont des ruptures et toutes les
Messagères Bavardes sont surprises par ses ruptures nombreuses que les neurons
introduisent depuis quelque temps dans nos textes. Il faudra vous y préparer. Un jour,
on ne dira plus de vous Livre mais aussi Livresse.
Je me mis à rire car pour la première fois je m’imaginais femme et cela me plaisait
beaucoup.
Par ailleurs, mon seul souci fut ce mal de tête que j’avais eu soudain car je ne savais
comment m’y prendre dorénavant en tant que cahier, rêvant d’une carrière de roman,
pour écrire mes textes et en même temps, lors de mes créations littéraires et artistiques,
rendre justice à ces neurons en rupture entre eux et avec l’héritage que leurs ancêtres
leur avaient légué. Veulent-ils se couper du passé ? Chercheraient-ils à le corriger ?
Je demandai, inquiet, à la Messagère Bavarde en fixant la grande bibliothèque devant
moi.
- Les neurons vont-ils modifier l’orthographe de tous mes ancêtres ?
- Madame, Monsieur. Les neurons sont capables de tout et c’est pour cela qu’il n’y a
que vous qui puissiez les ramener à la raison. Si j’avais autant de pages vides que vous,
autant de possibilités de me remplir de mots, de textes et de raisons, je serais allée au
combat pour expliquer, instruire, car il en va de notre avenir et celui de nos ancêtres et
ça me rend triste de voir les femmes et les hommes en rupture, mais voyez-vous, je ne
suis limitée qu’à un recto-verso et je ne peux aller bien loin avec ça.
La Messagère Bavarde parut triste. Pour la réconforter, j’essayai de lui démontrer par
quoi elle m’était supérieure car il est bien beau d’avoir des pages vides et nues, encore
faut-il un écrivain inspiré qui m’aide à les vêtir.
-Regardez-vous. Vous êtes belle avec votre texte. Liam vous a choisie pour aller voir
son docteur, pour lui venir en aide et lui porter secours. Et puis ce timbre postal dont il
vous a orné, vous donne droit à voyager, à sortir de cette pièce, à aller voir un peu du
dehors. N’est-ce pas là une grande chance que le destin vous offre par ces temps durs du
confinement ? Ah ! Le voyage, le voyage…
Et je me mis à rêver de voyage aussi. Je m’imaginai un roman avec une belle
couverture marbrée comme celle de mon oncle Robert le dictionnaire, traduit en des
dizaines de langues, visitant les villes, les pays et le monde entier, racontant la plus belle
histoire à mes lecteurs, l’histoire de ma vie. Dans mon songe, des mains, vos mains, vos
doigts caressent mes pages et vos yeux au-dessus de moi, oui, ce sont des vô tres dont je
vous parle, me viennent par centaines. Ils tournent autour de moi comme la terre tourne
autour du soleil. J’ai le cœur chaud tout d’un coup et votre peau sur moi me réconforte
comme ces matins où lorsque vous étiez enfant, et que vos parents venaient vous
remettre une deuxième couverture pour vous soulager du froid d’hiver. Vos regards, oui,
vos regards me fixent de loin, de très loin, ils me paraissent comme des milliers d’étoiles
qui scintillent selon que vous me regardez ou que vous clignez des yeux. J’entends :
Madame, Monsieur… Madame, Monsieur… La Messagère Bavarde interrompt mon rêve.
Je la regarde et je lui demande :
« Excusez-moi, j’étais ailleurs et c’est bien beau parfois de divaguer un peu. Dites-moi,
que savez-vous du voyage ? Qu’avez-vous appris de vos aventures ?
-Madame, Monsieur. Je suis la lettre et je ne puis rien t’apprendre sur le véritable
voyage. Le mien ne dure qu’une fois car, arrivée à destination, on me jette à la poubelle.
Veuillez, Madame, Monsieur, accepter mes…
J’insistai :
-Mais vos ancêtres ont voyagé avant que vous n’ayez à voyager à votre tour. Que vous
avaient-ils dit sur le voyage, que vous avaient-ils appris ?
-Madame, Monsieur. Rien, répondit la Messagère Bavarde. On n’apprend rien des
voyages dont on ne revient pas.
-Et si vous reveniez, que diriez-vous ?
-Il faudrait alors que je me perde comme ces lettres qui ne parviennent pas au
destinataire et que le postier doit remettre à l’expéditeur.
-Perdez-vous alors. Perdez-vous bon dieu. Le véritable voyage ne serait-il pas de
perdre le message que vous portez pour en épouser un autre en cours de route ? Quel
est l’intérêt de se munir d’un timbre postal s’il vous réduit à vous rendre à une
destination où vous savez au préalable le sort fatal qui vous attend ? La magie du voyage
c’est de ne pas savoir où l’on va, de ne pas connaître la destination, de ne porter aucun
message en soi. L’aventure véritable, c’est de partir sans rien en se faisant mille et une
idées sur les mystères à découvrir car, je le dis comme je le pense, voyager c’est d’abord
se perdre.
La Messagère Bavarde réfléchit longuement :
-Effectivement, me dit-elle, mais il me faudrait une longue vie comme la vô tre pour
m’aventurer dans ces mirages-là . Je ne suis que la lettre, je pars d’un point A à un point
B. Je dois accomplir une mission précise et souvent urgente, je le dois. Je ne peux être
comme vous car nous ne sommes pas les mêmes, mais continuez à parler car j’aime
vous entendre philosopher.
Vous remarquerez que La Messagère Bavarde ne commence plus ses phrases par
Madame, Monsieur, car à trop converser avec un rêveur comme moi, un artiste en
recherche d’idées neuves, d’idéaux et assoiffé de liberté, elle en oublia la conformité, la
servitude et les cloisons dans lesquelles les neurons l’avaient enfermée.
Puis elle ajouta comme si elle s’interrogeait en même temps :
- Avez-vous imaginé une seule seconde ce qui se passerait si les lettres décidaient de
manquer à leur devoir ? Avez-vous imaginé ce qui arriverait si toutes les lettres se
mettaient à voyager et à parcourir le monde en se rendant à des fausses adresses ? Ainsi,
la lettre de Bernard, habitant à Mulhouse, se retrouve chez Christelle à Nice ou à
Bordeaux. La lettre d’Emmanuel le Parisien franchit les frontières et se retrouve de
l’autre cô té de la Méditerranée chez Wamba le Congolais. La lettre du Ministère des
finances en Corée du Nord sur l’avis d’imposition de Chin-Hae l’ingénieur se retrouve à
Ourzazate, dans le sud marocain, chez Mohamed le serrurier. Le communisme se
mélange au capitalisme, le capitalisme au fascisme et le fascisme à la démocratie… Avez-
vous pensé aux conséquences de tout ça ? Avez-vous pensé à moi, lettre de Liam
Alexander destiné au docteur Christian Mouchard, si je m’amusais à me rendre chez un
coiffeur ou un restaurateur ou un journaliste. Comprendraient-ils quelque chose à la
souffrance de ce jeune garçon, à son mal-être, à son deuil difficile ? Non, un médecin
n’est pas un journaliste, un journaliste n’est pas un juge et un juge français n’est pas un
juge chinois, australien ou africain.
La Messagère Bavarde avait le mérite de sa sagesse. Elle tenait à maintenir l’ordre des
choses, l’ordre du monde, à ne jamais faillir à sa mission, même si cela la réduisait à une
vie courte, à un seul voyage.
Toute la nuit, nous conversâ mes, nous abordâ mes des sujets fort intéressants. Elle
m’apprit l’existence de ce pays des lettres en souffrance, ce vaste entrepô t à Libourne, à
quelques kilomètres à l’est de la ville de Bordeaux, où chaque année des centaines de
milliers de Messagères Bavardes se retrouvent enfermées comme des orphelines à cause
de ces expéditeurs qui, parfois distraits, se trompent sur le numéro d’une rue, le nom
d’un boulevard, d’une ville, d’un département. Ou d’autres fois, par négligence, oublient
de coller un timbre postal sur leurs courriers ou d’inscrire leurs propres adresses sur le
dos de la lettre.
« Y a-t-il beaucoup de distraits et de négligents parmi nous ? demandai-je
curieusement à la Messagère Bavarde.
Il y avait qu’à regarder Liam Alexander, vous me diriez, qui à ce moment précis était
assis sur sa chaise, happé comme à son habitude par son téléphone, étourdi par le Roi
Tyran au point que son esprit semblait ne plus lui appartenir, au point que sa conscience
semblait ne plus habiter son corps.
-Combien y a-t-il de ces lettres en souffrance ? m’enquis-je.
-Elles sont bien plus nombreuses de nos jours que tu ne peux croire, répondit la
Messagère Bavarde. Chaque continent compte des centaines de pays de lettres en
souffrance et leurs nombres se multiplient à grande vitesse. Ce n’est pas que les neurons
sont devenues distraits, ils l’ont toujours été, mais ils le sont davantage aujourd’hui et
plus négligents qu’hier vis-à -vis de nous. Ma famille et moi sommes victimes de la plus
grande injustice. Il fut un temps où nous n’étions pas les Messagères Bavardes, comme il
vous plaît de m’appeler, mais les Messagères d’Amour, les Messagères d’Amitié. Nous
avions des noms nobles et charmants car les neurons jadis écrivaient des lettres comme
on écrivait des livres. Ils nous lisaient et nous relisaient. Ils nous parfumaient aussi. Ils
nous gardaient secrètement chez eux comme des bons souvenirs de leurs amours passés
au lieu de nous jeter à la poubelle. Nous tenions le rang des correspondances intimes des
plus grands écrivains. On pouvait en apprendre autant sur Flaubert en lisant ses lettres
qu’à lire Madame Bovary. Autant à en apprendre sur Céline en lisant ses
correspondances qu’à lire Voyage au bout de nuit. Autant à en apprendre sur Victor
Hugo qu’à lire Les Misérables.
La Messagère Bavarde me fit part longuement de sa déchéance. Elle fut l’une des
premières victimes de ce Roi Tyran bête et rusé. Elle m’expliqua comment les neurons
avaient délaissé les lettres en les remplaçant par des mails, les correspondances par les
SMS et les lettres d’amours parfumées par les émoticô nes et les cœurs rouges. Je crains
hélas le jour où , à cause de la technologie, il n’y ait plus de roman comme il n’y ait plus
de lettres parfumées.
Lorsque le jour commença à se lever, Liam prit sa lettre en se plaignant d’un mal de
tête terrible. Il traina ses pieds jusqu’à l’interrupteur, éteignit la lumière et avant de
fermer la porte, la Messagère Bavarde se hâ ta de me prévenir :
- Demain j’irai voir le docteur Mouchard, je lui transmettrai le message de Liam et je
mourrai au fond d’une poubelle. Si vous deveniez livre, si vous deveniez roman un jour,
je vous prie de ne pas m’oublier, je vous prie de vous souvenir de moi. Prenez une page
ou deux pour raconter à vos lecteurs notre petite rencontre.
- Assurément, assurément.
Et la Messagère Bavarde disparut au tournant du couloir.
Jour quinze

« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas
être assez poète pour appeler à vous ses richesses »
Rainer Maria Rilke

Le jour onze, douze, treize et quatorze, Liam allait et venait dans l’appartement
comme un animal en cage. Il ne s’occupait à rien. Il passait son temps à regarder la rue
des Boulets par la fenêtre d’où il apercevait, plus souvent que d’habitude, des
regroupements de pigeons à la recherche de nourriture. Il les enviait. Puis d’autres
oiseaux, plus rares dans les villes ceux-là , des moineaux, des merles, des fauvettes à tête
noire, des pinsons et des troglodytes, chantaient toute la journée pour délimiter leurs
territoires et attirer les femelles. Le malheur des uns faisait le bonheur des autres. La
nature reprenait ses droits avec la disparition de la cacophonie humaine et de la
pollution.
Vers ce temps-là , où presque la terre entière vivait sous cloche entre le mois de mars
et mai 2020, les neurons assistaient à des phénomènes peu communs. On vit, dans les
rues en Espagne, des paons et des chèvres. Au Japon, un cerf emprunta un souterrain
dans la ville de Nara. Au Chili, un puma s’aventura dans les rues. En France et en
Belgique, les canards se dandinaient en couple ou en famille. Les sangliers visitaient
Barcelone et les renards se baladaient à Londres. On parla même d’apparition de
dauphins à Venise, de zèbres et de poneys dans une commune du Val-de-Marne à une
dizaine de kilomètres de Paris.
Quant à Liam Alexander, depuis quatre jours, il s’intéressait à un oiseau en particulier
qui occupait la terrasse de la maison inhabitée en face car de nombreux Parisiens
avaient fait le choix de quitter la ville pour se confiner ailleurs, dans les campagnes ou
dans le sud de la France. « C’est un Jardinier de Macgregor, s’étonna Liam, on n’en trouve
qu’en Nouvelle-Guinée ». Pourtant, l’oiseau était là , à Paris, décidé à impressionner les
filles car s’il y a bien une espèce prête à tous les efforts pour séduire les femelles, c’était
bien celle-ci. Liam le surnomma TiwTiw le séducteur.
TiwTiw était de taille minuscule, 26 centimètres au mieux, couleur brun-olive,
sombre dessus, un peu plus clair sur la face et le cou. Sa crête formait une zone jaune
orangée sur la nuque et son bec noirâ tre lui servait d’instrument de travail. Afin de
trouver compagnie et s’accoupler, le Jardinier de Macgregor besognait d’arrache-pied,
toute la journée, pour construire son œuvre d’art, sous le regard ébahi de Liam
Alexander qui ne le quittait plus des yeux. Plus l’œuvre est impressionnante, plus
TiwTiw a des chances d’aboutir à sa parade nuptiale très originale. C’est la règle chez ces
oiseaux là , les mâ les séduisent et les femelles se refusent.
Le petit oiseau entreprit sa construction. Il se mit d’abord à nettoyer l’endroit où sa
structure architecturale allait prendre forme. Il avait choisi une tige d’une plante
défeuillée comme base, colonne vertébrale de sa tonnelle. Puis, chaque jour, il faisait
près de deux cent voyages et revenait avec une brindille, au bout de son bec, qu’il avait
longtemps cherchée dans le parc du quartier ou dans les jardins des voisins et qu’il
déposait délicatement autour du mâ t.
Quoique le premier jour, la structure verticale de TiwTiw n’augmenta que de
quelques millimètres, à vingt heures, lorsque les voisins sortirent par les fenêtres pour
applaudir le personnel soignant comme de coutume, l’artiste volant, doué d’un talent
d’imitateur de bruits de toutes sortes et de voix humaines qui lui sert à effrayer ses
ennemis, prit les encouragements à son compte comme tout artiste narcissique et
gourmand des adulations, et leur fit la révérence en compilant des suites de sons. Il avait
tout un répertoire de mélodies. Il claqua du bec pour s’applaudir à son tour, gazouilla
quelques chants et des voix d’enfants qu’il avait retenus tout au long de sa vie et ses
voyages, et à la fin, lorsque les applaudissements cessèrent, il fit le son des ambulances
qui, dans cette grande crise épidémique, parcouraient en grand nombre la ville pour
intervenir auprès des malades du corona et transporter ceux en phase critique à
l’hô pital.
TiwTiw devint le divertissement principal de Liam. Il rompait son ennui. Il posait une
chaise devant la fenêtre et observait avec fascination, parfois dix heures de suite, la
façon dont il s’évertuait à poser des baies, des pelures de fruits et de la sève gluante en
guise de décoration à l’extrémité des brindilles, comme on suspend les boules au sapin
de Noël.
En quatre jours, le sapin n’était qu’aux premières fondations. L’œuvre d’art du petit
oiseau, à ses débuts, ne pouvait attirer aucune femelle, mais l’assiduité et la
persévérance avec lesquelles TiwTiw la construisait, la rigueur qu’il y mettait, reçurent
de la part de Liam le respect et l’admiration. Il alla au marché, acheta des myrtilles et des
framboises fraîches, revint se poser devant sa fenêtre et comme un religieux priant le
ciel de le guérir de la solitude, comme un pauvre faisant l’aumô ne de l’amitié, il
suspendit sa main là -haut, l’ouvrit, les fruits apparurent, l’oiseau les vit, hésita puis
n’hésita plus et vint se poser dessus pour picorer à sa faim.
L’oiseau était pour Liam ce que le soleil est pour le prisonnier, il enchantait sa vie et
celle de son voisinage. Son répertoire musical, son imitation de voix et de bruit étaient
d’une richesse incroyable. Ils venaient rompre le poids du silence qui durait depuis
maintenant un peu plus d’un mois. Il était capable d’imiter le souffle du vent, les
froufrous des feuilles, le torrent de la pluie, les irruptions des rivières et les cascades
déchainées.
Son goû t pour le détail méritait l’admiration. Il était en mesure de changer dix fois la
position d’une brindille ou une sève par une autre, plus appropriée selon lui, plus belle,
plus capable de recevoir les admirations des femelles. Tout son art n’était adressé que
pour elles, comme si c’était la seule chose qui comptait pour lui, recevoir leurs éloges,
puis leurs consentements.
Le jour quinze, Liam Alexander, pris de passion pour l’oiseau, décida de le dessiner. A
l’aide d’un crayon, en quelques heures, avec une aisance à laquelle je ne m’attendais
point. Assis sur sa chaise devant la fenêtre, il fit de lui un portrait saisissant. On y voyait
le Jardinier de Macgregor cette fois-ci avec une brindille au bout de son bec qu’il
s’apprêtait à déposer sur sa construction accomplie, grande de trois mètres, comme on
dépose la dernière brique d’un édifice, la dernière poutre métallique d’un monument, le
dernier coup de pinceau d’un tableau ou le point final d’un livre.
En revanche, dans le dessin, la construction de l’oiseau n’avait rien d’une tonnelle
pour une parade nuptiale. On y voyait un arbre effrayant, doté de grandes branches
capricieuses et tordues, comme on en trouve dans les romans fantastiques.
Lorsque la nuit tomba, Liam vint s’asseoir en face de moi. Il semblait habité par
l’envie d’écrire mais, là encore, l’inspiration se refusait à lui. Il n’écrivit rien, non pas
parce qu’il manquait d’idées mais c’était qu’il ne prenait jamais vraiment le temps pour
qu’elles viennent.
Pour s’occuper, Liam décida, pour la première fois depuis le décès de sa mère, d’aller
fouiller dans ces affaires. Après quelques instants, il revint avec trois albums photos qu’il
déposa sur sa table de bureau. Il se saisit du premier album, l’ouvrit et le passa en revue.
Chronologiquement, son passé défilait sous ses yeux.
Le voilà qu’il se voit naître d’abord et téter le sein de sa mère couchée dans un lit
d’hô pital. Il tourne la page. Sa mère rit avec le vomi de son enfant sur son visage. La voilà
qu’elle lui fait prendre son premier bain, puis il se regarde dormir dans ses bras. Elle
semble lui chanter une berceuse. Quelques photos après, ses cheveux poussent, ses yeux
s’éclaircissent, ses joues s’empourprent. Il passe de ses premiers six mois à sa première
date d’anniversaire. Sa mère souffle sa première bougie. Elle lui fait goû ter la crème
chantilly, il en raffole. Il plonge ses petites mains dans le gâ teau aux chocolats, il en fout
partout sur son visage, sur ses habits et sur sa mère. Là où Liam voit son père, il ne
s’attarde pas, il tourne la page. Il assiste d’abord à ses premiers pas sur les genoux puis,
quelques pages après, sur ses pieds dodus. Sa mère lui tient les mains pour qu’il ne
tombe pas. Elle le relâ che, il tombe, il pleure, se relève et avance. Il met le premier album
de cô té et ouvre le deuxième.
Il est à la crèche. Il dessine et joue avec de la pâ te à modeler. Puis, il se voit dans une
forêt avec ses camarades assis en cercle derrière lui. Il fixe l’appareil photo avec un air
innocent en mangeant son goû ter. Sur une autre image, ses mêmes camarades sont sur
scène, déguisés pour les fêtes de fin d’année scolaire.
Sur son lit d’enfant, la mère de Liam est allongée à cô té de lui. Elle tient un livre dans
ses mains. Il semble écouter l’histoire qu’elle lui raconte. Il s’apprête à dormir puis il
ferme ses yeux en s’agrippant avec ses petits bras à un ouvrage, comme s’il s’agissait de
son doudou. L’ouvrage en question porte le titre Les Grandes Espérances de Charles
Dickens.
Sous un soleil radieux, Liam Alexander a cinq ans. Il porte une casquette et se prend
en photo avec un singe à la place Jemaa El-Fna à Marrakech. Il passe chez sa grand-mère
à Casablanca qui fume une cigarette sur le balcon. La grand-mère le prend dans ses bras,
l’embrasse. Elle le nourrit de ses mains ridées et généreuses pleines de graines de
semoules. Elle l’aide à construire son châ teau de sable au bord de mer. Elle l’assiste,
l’encourage, ils se baignent ensemble, tous, la grand-mère, la mère et l’enfant. Liam
creuse un trou dans le sable de mer et se met dedans. Sa grand-mère le couvre pour ne
laisser de lui que la tête.
Liam retourne chez lui à Paris. Il grandit de photo en photo. Il passe de ses dessins
gribouillis de ses trois ans, à des dessins plus précis et maîtrisés. Il reproduit les
personnages de dessins animés, Tommy Jerry, Popeye, Pikachu et les Power Rangers.
L’automne chasse l’été, l’hiver chasse l’automne, le printemps arrive, le père disparaît
de l’album familial et revient à la fin du troisième album non pas sur une photo cette
fois-ci, mais sur un article du magazine Télérama. Le prix Goncourt 2002 a été discernée à
Laurent Alexander pour son roman Les Amours Orgueilleux, titre l’article. Liam s’empare
de l’article découpé, l’écrabouille et le jette à la poubelle. Il met de cô té les trois albums
photos, aspire bruyamment une bouffé d’air par le nez et reste silencieux longtemps
comme sous l’effet de la sécheresse.
Après trois verres d’alcools et dix cigarettes, le jeune garçon me reprit pour écrire. Il
attendit longtemps qu’une phrase vienne à lui, elle ne vint pas et tomba en sanglot.

Une larme tomba sur moi comme une perle éphémère pleine d’amertume.
« Mon ami, pourquoi pleures-tu ? fis-je inquiet à Liam. Est-ce la larme du doute ou la
larme de la déception ?
Il ne me répondit pas et une nouvelle goutte me tomba dessus.
-Est-ce la larme de la tristesse ou la larme du désespoir ?
Et une nouvelle goutte me tomba dessus et je me surpris à pleurer à mon tour.
Lorsque la larme suivante vint s’écraser sur moi, je l’interrogeai :
- Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
La larme me sourit avec ses deux petits yeux globuleux quémandeurs de câ lins et me
répondit :
- Je suis la larme. Je viens du pays de l’incompréhension et mon humeur est toujours
joyeuse.
Et la Larme mourut.
Une autre vint se poser sur moi à qui je posai la même question.
- D’où viens-tu, toi ?
Comme la première Larme, la deuxième me sourit et me répondit la même chose:
- Je viens du pays de l’incompréhension et mon humeur est toujours joyeuse.
Et elle mourut à son tour. La troisième vint lui succéder, puis la quatrième, jusqu’à la
dixième, elles me répondirent toutes pareilles. Lorsque la onzième se posa sur moi, je lui
dit :
-Les larmes sont-elles donc toutes identiques ?
La Larme me regarda avec son sourire habituel et me répondit :
-Je suis la même larme à qui tu poses la même question depuis le début.
Aussitô t qu’elle mourut, la même Larme revint se poser sur moi à nouveau.
- Tu ne meurs donc pas ? lui demandai-je curieusement. Je croyais que vous étiez
plusieurs larmes au pays de l’incompréhension et que chacune était là pour exprimer
une émotion différente.
La Larme répliqua :
- C’est ce que tout le monde croit mais je suis la même larme qui meurt et qui reprend
le relais depuis tout à l’heure. Les êtres humains pensent avoir plusieurs larmes mais en
vérité, chacun n’en a qu’une qui lui est fidèle, le console et l’accompagne toute sa vie.
Je ne m’attendais pas à cette découverte et encore moins de voir qu’une si petite
chose liquide et transparente pouvait être autant travailleuse et délicate.
- Pourquoi m’as-tu fait pleurer aussi ? Je ne suis pas malheureux, vous savez ?
La Larme me regarda fièrement et me dit :
- Si je suis belle et je brille comme la petite goutte d’eau, c’est pour séduire. Si je coule
le long de la joue, c’est pour danser. Si je gémis, c’est pour chanter. Grâ ce à mes dons, ma
silhouette, ma danse et ma voix je plais aux â mes sensibles qui, dès lors qu’elles me
voient apparaître, s’émeuvent de mon spectacle et pleurent à leur tour car c’est en
pleurant avec autrui, qu’on essuie quelques gouttes amères de son chagrin.
C’était le cas de le dire. La Larme disait vrai car, moi le livre qui vous parle, j’avais
essuyé ce jour-là tellement de larmes de Liam que deux de mes pages en étaient
parfaitement trempées.
En me voyant pleurer, la Larme parut contente de son exploit. De toutes mes
rencontres, elle sut particulièrement me plaire et j’avais tellement de chose à apprendre
d’elle. J’ajoutai :
- Pourquoi viens-tu du pays de l’incompréhension ? Et pourquoi as-tu l’humeur
joyeuse ?
- S’il n’y a pas d’incompréhension je ne peux monter aux yeux et si je ne suis pas
joyeuse je ne peux soulager les malheureux.
- Les soulager, de quoi ?
- De ce qu’ils peinent à comprendre dans la vie, c’est-à -dire beaucoup de choses.
Donc, les neurons pleurent de ce qu’ils ignorent, me fis-je comprendre à moi-même.
Mais qu’est ce qu’ils ignorent au juste ?
-Si le nouveau-né pleure beaucoup, expliqua la Larme, c’est parce qu’il ignore tout,
absolument tout de la vie et en premier lieu le fait de respirer. Ses pleurs diminuent au
fur et à mesure qu’il grandit. Lorsqu’il devient enfant, il pleure déjà moins que lorsqu’il
fut bébé. Une fois adulte, il pleure plus rarement. Vois-tu ? Plus on comprend, moins on
pleure, mais on continue à pleurer quelquefois quand même. Et si un jour il n’y a plus de
larme, il n’y aura plus de vie car cela voudrait dire que les êtres humains auront tout
compris, or ce n’est pas la compréhension qui nous maintient en vie mais
l’incompréhension, le mystère de ce qui nous reste à découvrir. Vois-tu ? La vieillesse,
par exemple, a très peu de larmes, elle sanglote de l’intérieur et meurt de ne plus
pouvoir pleurer.
Cependant une autre question me vint :
- Et est-ce qu’il arrive à la larme de pleurer aussi ?
- Bien sû r, les larmes pleurent. Elles pleurent lorsqu’elles ne parviennent pas à faire
pleurer les autres. Il arrive que des êtres humains voient leur semblable pleurer et
malgré tout, passent leurs chemins sans être séduits par la silhouette, la danse et la voix
de leurs larmes. Le malheureux alors, le triste, le souffrant, le laissé-pour-compte, le
malade solitaire dans son lit d’hô pital, l’orphelin, le réfugié de guerre, la femme battue,
l’innocent condamné, finissent, à force de pleurer seuls, sans témoin, par faire pleurer
leurs larmes et il y a pas plus triste au monde qu’une larme qui pleure.
- Et que dites-vous des heureux qui pleurent ?
- Oh ceux-là !!!! s’exclama la Larme, ceux-là je les aime beaucoup ! La larme de
l’heureux est la larme du rêveur, de l’ambitieux, du combattant, de celui qui n’aime pas
être vaincu. Lorsque l’artiste est récompensé, lorsque l’étudiant est diplô mé, lorsque le
sportif bat les records, une rivière de larme le submerge. Il lève ses bras au ciel et crie de
joie « je l’ai fait, je l’ai fait ! », sans y croire vraiment et c’est justement parce qu’il n’y
croit pas qu’il pleure car que l’on soit gagnant ou perdant dans la vie, on pleure puisque
l’existence est une marée de larme et d’incompréhension de nos exploits comme de nos
peines.
Et la Larme mourut. Cette fois-ci, elle ne revint pas. Elle retourna se cacher au fond
des yeux de Liam qui à ce moment précis essuyait, à l’aide de ses manches de son
peignoir sale et négligé, les empreintes que la danse de la Larme lui avait laissées sur ses
joues.
Deuxième partie
« Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer
entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit.».
André Gide

Torturé par la voix de la conscience, Liam ne put ensuite trouver le sommeil. Voilà
maintenant seize jours qu’il tente d’écrire, sans résultat, et peut-être bien qu’il essaye
depuis plus longtemps, sans résultat. Soudain, il se leva pour chercher un livre dans la
bibliothèque, il était indiqué 1h05 sur l’horloge au-dessus de sa tête. Il choisit un roman
au hasard dans la troisième rangée en haut à gauche. Lorsqu’il revint s’asseoir et se mit à
lire, un bruit à l’extérieur l’interpella. Il se leva, alla à la fenêtre donnant sur la grande
rue et jeta un regard curieux. Une jeune demoiselle marchait seule dans ce gouffre noir,
silencieux, inanimé, comme une nomade perdue dans un désert envahi par le soir. Liam
fut pris d’une envie dévorante de l’interpeller.
« Eh, toi ! Eh, toi, là -bas, cria Liam après elle.
- Ehh, Toiii, là -baaaas ! répéta l’écho de la nuit.
L’inconnue ne se retourna pas mais sa démarche, sa tenue, son apparition clandestine
eurent sur le cœur de Liam Alexander les battements de l’enchantement.
La jeune femme portait une robe jaune à quatre volants, cintrée, à épaules basses et
manches gonflées. Sa longueur dépassait largement ses chevilles. Sa silhouette, dont on
ne pouvait percevoir ni les jambes ni les pieds, avait l’air de glisser comme si l’inconnue
portait des patins à glaces invisibles sur un bitume gelé. Qu’auriez-vous fait si vous étiez
à la place de Liam ? Comment auriez-vous réagi si demain, isolé dans votre domicile
depuis plusieurs semaines, votre regard rencontrait, au milieu de la nuit, une créature
habillée comme une femme bourgeoise du dix-neuvième siècle ? Liam ne fit rien. Il
décida de reprendre sa lecture et aussitô t, les bruits des pas résonnèrent à nouveau.
Cette fois-ci, ce n’était pas la femme sous la fenêtre mais un vieux monsieur habillé en
veste et pantalon noir. Il s’écriait en pressant le pas : « Emma… Emma… Attendez-moi je
vous prie », tout en essayant de remettre son nœud papillon droit.
La lumière des réverbères se reflétait sur la partie supérieure de la tête de l’homme à
moitié chauve, elle luisait sous les feux des projecteurs comme une pièce d’or. Ses
vêtements apprêtés et son allure soignée donnèrent à penser à Liam que cet homme, à la
poursuite de la jeune demoiselle, revenait ou se rendait à une fête, mais laquelle ? Les
festivités n’étaient plus de ce monde depuis bien longtemps, les célébrations étaient
bannies, les retrouvailles traquées et le pire, ceux qui s’aventuraient à enfreindre les
ordres étaient dénoncés et montrés du doigt comme la cause de la prolifération du virus.
Lorsque l’inconnu au costume noir disparut boulevard Voltaire, une calèche apparut,
elle prenait le sens inverse. Les trots des deux chevaux et la beauté de leurs crinières
enchantaient l’â me agonisante de Paris.
Les deux bêtes étaient de couleur noire et n’appartenaient à aucune espèce connue
puisque lorsqu’elles arrivèrent à hauteur de Liam, il fut stupéfait de découvrir des points
blancs et scintillant visibles sur leurs pelages comme une robe noire constellée de perles
et d’étoiles. La calèche passa mais les rires des voyageurs cachés derrière les rideaux de
la voiture restaient suspendus au cœur de la rue. Qu’auriez-vous fait à présent ?
Qu’auriez-vous pensé de ces apparitions successives et inattendues ? Une fête est au
bout de la rue ou peut-être est-elle un peu plus loin. Mais quelle direction auriez-vous
prise, celle de la femme poursuivie par le monsieur ou celle de la calèche ?
Liam décida d’enfreindre les règles, les ordres, la pandémie et le confinement. Il
chaussa à la hâ te ses claquettes par-dessus ses chaussettes et sortit dans la nuit avec son
peignoir négligé parsemé de taches. Sa barbe volumineuse et ses cheveux décoiffés lui
donnaient toutes les qualités et l’allure d’une bête sauvage. Il se figea au beau milieu de
la route, regarda à droite puis à gauche en se demandant laquelle des deux directions le
conduirait vers ces inconnus curieusement habillés comme des fantô mes déguisés et
rebelles.
Dans cette aventure coupable mais excitante à bien des égards, l’esprit de Liam fut
embrouillé par la peur. C’était une peur nouvelle qui le renvoyait presque à ces instincts
primitifs de l’homme préhistorique pour qui le dehors était synonyme de danger et de
vigilance. Il se surprit à penser cela. Il voulut rebrousser chemin et rentrer chez lui mais
il se ravisa en se disant à lui-même : « Je suis à Paris. Je connais ma ville. Et ce quartier
est le mien. Pourquoi ai-je peur ? ». Sauf que Paris n’était plus Paris. Elle paraissait à
Liam comme un vaste cimetière vertical, debout, où chaque maison était le cercueil de
milliers de vivants qui ne savaient quand ils seraient déterrés. « Je dois rentrer. Je n’ai
nulle part où aller. En plus de ça, je n’ai pas d’attestation de sortie », se dit-il comme un
enfant en proie à la culpabilité.
Chaque journée à l’isolement avait effacé de sa mémoire les souvenirs de la liberté et
les fragments du passé insouciant. L’air qu’il respirait à présent, le sol sur lequel il
marchait, devenaient suspicieux car il avait vu et revu, à la télévision et sur les réseaux
sociaux, ces nettoyeurs couverts de la tête au pied désinfectant les villes à l’aide de
grosses machines qui projettent de l’eau sous forte pression. Les gares, les aéroports, les
hô pitaux, les sous-sols, les toits, les façades se faisaient décontaminer jour et nuit en
Asie, tout y passait.
Dans l’incertitude et l’effroi, Liam décida de rentrer chez lui et c’était à ce moment
même qu’il entendit les trots des chevaux retentir à nouveau. Il s’arrêta net et vit la
calèche au loin se rapprocher de lui, elle n’était conduite par personne. Ces bêtes au
pelage étoilé connaissaient leur chemin mieux que les hommes, ils n’avaient besoin ni de
guide ni de carte routière. Ils arrivèrent devant Liam, s’arrêtèrent et la porte de la
voiture s’ouvrit. Personne n’était à l’intérieur. Liam eut un long moment d’hésitation :
« Devrais-je monter ? demanda-t-il à son cœur. Où est-ce qu’ils vont m’emmener ? ».
Sous les yeux encore légèrement enflés du jeune garçon à cause des pleurs qui
l’avaient submergé, les deux chevaux échangèrent un geste d’affection entre eux. Celui
de gauche tendit sa tête à son camarade, lequel répondit par une caresse à l’aide de son
cou, Liam se retourna, la fenêtre de sa maison au quatrième étage lui parut comme une
cellule insalubre, il mit son pied droit à l’intérieur de la voiture, s’appuya dessus pour
monter, prit place et la porte se referma. Lorsque les chevaux emboitèrent le pas, une
musique de fond se fit entendre, c’était une berceuse.
L’intérieur de la voiture était d’un confort et d’une beauté fascinante. Une grande
bougie, suspendue au plafond, assurait l’éclairage, elle pointait sa mèche vers le bas. Sa
cire ne se consumait pas et sa flamme, malgré les sursauts répétitifs de la calèche, ne
vacillait point, elle se maintenait droite défiant la loi de la gravitation. « Une
dinguerie ! », s’exclama Liam stupéfait qui de toute sa vie n’avait jamais vu une bougie se
tenir à l’envers.
Devant lui, une petite fenêtre, d’où il pouvait percevoir les oreilles des chevaux
avançant sur le long boulevard, séparait le papier peint en deux décors contraires. Sur sa
droite, il était dessiné un soleil et sur la gauche, une lune. Le tableau s’anima. Le soleil
traversait de haut en bas, se couchait et réapparaissait une nouvelle fois en haut brillant
et éclatant comme le jour. Quant à la lune, statique au milieu, passait d’un léger éclairage
en forme de croissant jusqu’à sa forme pleine et décroissait en suite.
Néanmoins, malgré la beauté des lieux, la peur de Liam ne se dissipa point. Pendant
que son regard se fascinait devant la bougie, la lune et le soleil, ses fesses, ses mains,
posées sur le siège doux et onctueux, ne parvenaient pas à trouver la sérénité du
voyageur. Il était comme ces animaux enfermés dans le zoo ou ces chats domestiques
qui, une fois mis dehors, peinent à se familiariser avec les joies de la liberté.
« Un instant ! Un instant ! », cria Liam en apercevant la femme à la robe jaune
poursuivie par le monsieur au nœud papillon. La calèche, qui les avaient rattrapés,
s’arrêta.
« Où est-ce que vous allez Madame… Y a-t-il u...
La dame coupa Liam sans lui laisser le temps de terminer sa phrase et dit d’un air
vaguement théâ tral :
- A la fête, mon cher, à la fête.
- La fête ?! Quelle fête ? Est-ce une soirée déguisée ?
La femme s’esclaffa :
- On est tous déguisés de nos jours, mon cher, les uns par amour des apparences
mondaines et les autres, comme moi, pour tromper l’ennui et cacher leurs peines.
La femme était bien dans son rô le, pensa Liam, car la façon dont elle s’exprimait était
plus appropriée aux planches de théâ tre qu’autre chose.
- N’ayez crainte, ajouta-t-elle. La calèche vous conduira à destination. Il n’y a pas plus
sû r que ces deux chevaux au monde. Les bêtes ont cette supériorité sur les hommes,
c’est qu’elles tiennent parole, elles ne déçoivent jamais.
Le temps de leurs échanges, l’homme à moitié chauve réussit à rattraper la dame. Il la
prit amicalement par le bras tout en déclinant son identité à Liam.
- Bonsoir. Gustave, dit-il avec un sourire assuré, Gustave Flaubert.
Décidément, pensa Liam, le monde perd la tête.
- Et vous Madame, vous êtes ? demanda Liam.
- Emma. Emma Bovary. Et vous ?
Liam réfléchit un cours moment et s’apprêtant au jeu des deux inconnus déguisés, il
trouva bon de répondre en voyant son peignoir délabré et son état négligé :
- Ferdinand. Louis Ferdinand Céline.
Et les deux écrivains échangèrent une poignée de mains.
- Bon, dit Flaubert à Liam, pourriez-vous nous faire place à vos cô tés car je suis épuisé
de courir après Emma. Vous devez le savoir certainement autant que moi Ferdinand, les
personnages que nous créons peuvent parfois s’avérer indomptables.
- Je ne suis pas une bête, s’insurgea Emma Bovary contre Flaubert, je suis une â me
sensible et vous me faites souffrir. Ai-je droit de demander des comptes ? demanda-t-elle
à Liam en le prenant à parti. Est-ce qu’un personnage peut demander à son auteur des
explications ?
-Oui, assurément, bien sû r, répondit Flaubert, mais montez je vous prie, le chemin est
long et on aura largement le temps de débattre à ce sujet.
Les deux montèrent, se mirent en face de Liam et la calèche reprit son chemin. Tout
au long du voyage, Emma Bovary et Gustave Flaubert, se renvoyaient des reproches
comme un vieux couple. Quand Emma reprochait à Gustave de l’avoir soumise à un
destin tragique, lui, expliquait combien le travail sur la création de son personnage,
l’écriture du roman était laborieux et comment la justice française l’avait trainé au
tribunal pour outrage à la morale publique, religieuse et aux bonnes mœurs. Lorsque
Liam voulut s’interposer pour appeler le vieux couple à la raison, Emma sauta dans une
colère noire en l’accusant du doigt :
- Ah non Ferdinand ! Ah non ! Il ne peut y avoir un arbitrage entre l’écrivain et
l’écrivé. C’est une affaire privée.
Liam se tut net et Flaubert sortit un carnet de sa poche tout en souriant de
contentement en se parlant à lui-même :
- Parfois nos personnages nous sortent de ces choses… EPOUSTOUFLANTES.
Et il nota le mot L’ÉCRIVÉ dans son carnet et leva sa tête. L’écrivain et le personnage
se regardèrent et le cœur d’Emma, confus, s’adoucit. Elle posa sa tête sur l’épaule de
Flaubert comme une petite fille qui demande à être rassurée par son papa.
- J’ai tort de m’en prendre à vous mon Gustave chaque soir. Mon destin tragique, c’est
moi qui en suis responsable. Ce n’est aucunement vous qui m’aviez poussée à me
suicider à l’arsenic. C’est la désillusion que je m’étais faite de l’amour et du romantisme
et des hommes. A trop vouloir fuir la réalité mièvre et insatisfaisante, elle nous rattrape.
J’ai trouvé dans l’adultère toutes les platitudes du mariage.
- L’adultère ! répéta Liam sans porter de jugement moral dans sa voix. Vous avez donc
trompé votre mari Charles Bovary ? Sur la vie de ma mère, je savais que ça allait arriver.
Moi, la dernière fois que j’étais en Normandie, je m’étais fait chier, mais chier à un tel
point que je m’étais dit, si moi aussi j’y habitais, je me serais foutu en l’air avec du
poison. Rouen, ce n’est pas très enthousiasmant comme ambiance.
Puis il se tourna vers Flaubert qui regardait par la fenêtre si on était arrivé à
destination, à la fête.
- Et quelle était la suite de l’histoire ? Vous m’excuserez monsieur Flaubert, je m’étais
arrêté au début de l’intrigue parce que mon prof de terminale m’avait dégoû té de la
littérature.
- Eh bien la suite, elle est devant vous. On finit tous par mourir de quelque chose.
Emma est morte de désillusions. Quant à moi, sujet à des crises nerveuses, après
lesquelles je restais écrasé de lourds sommeils, je fus foudroyé le 8 mai 1880 par une
congestion du cerveau. Je perdis connaissance sur le divan turc de mon cabinet sans me
voir mourir.
Et il se mit à rire comme s’il se moquait de sa propre mort.
-La veille de mon décès, j’avais dit à ma femme de chambre que j’allais partir pour
Paris le dimanche pour deux mois. J’avais terminé mon livre Bouvard et Pécuchet. J’étais
assez content du résultat et je me devais une longue période de repos. J’allais visiter mes
amis, Emile Zola, les Goncourt, Daudet et bien d’autres mais mon heure avait sonné.
Maupassant vint le premier à ma rescousse. Il crut d’abord à une léthargie mais lorsqu’il
avait vu le sang sur mon cou en un collier noir, le constat était clair et il prit la peine
d’envoyer un télégraphe à mes amis en deux mots : Flaubert mort.
La porte de la calèche s’ouvrit. Un type se tenait dans l’encadrement. Il s’écria en
direction de Flaubert:
- Belle mort, coup de massue enviable et qui m’a fait souhaiter pour moi et pour tous
ceux que j’aime cet anéantissement d’insecte écrasé sous un doigt géant.
Le monsieur prit Flaubert dans ses bras avec une poigne que seules les plus sincères
amitiés connaissent, puis il tendit sa main vers Liam pour se présenter :
- Bonsoir. Zola. Emile Zola.
Liam resta ébahi car il s’agissait réellement de Zola. Autant le physique de Flaubert et
celui d’Emma lui étaient inconnus et donc douteux, autant le visage de Zola lui paraissait
exactement ressemblant à une grande affiche du journal L’Aurore que sa mère avait
acheté et encadré où l’on voyait le visage de l’écrivain, mis en arrière-plan d’un article
écrit de sa propre plume, et titré J’Accuse.
Liam ne parvenait pas à s’expliquer cette apparition fortuite et contraire à toute
logique. Il resta immobile sans comprendre dans quel monde il s’était aventuré. « Ils se
déguisent bien, les gens, de nos jours », se dit-il pour s’assurer que son esprit n’avait pas
sombré dans une quelconque hallucination folle.
- Prêt pour la fête ? fit Emma enjoué.
- Comme il te plaira, lui répondit Flaubert avec des yeux révélateurs de son amour
indéfectible et soumis à tous les caprices de son personnage.
Les trois quittèrent Liam qui, au lieu de les suivre, resta figé car il vit au loin, devant la
porte d’entrée à la fête supposée, celui par qui tous ces doutes ne pouvaient plus avoir
lieux d’être.
« On est de son enfance comme on est d'un pays. »
Antoine de Saint-Exupéry

La fête n’avait rien d’une soirée déguisée. Toutes les suppositions du jeune garçon se
dissipèrent lorsqu’il vit au loin Victor Hugo seul dehors. La dégaine de l’écrivain, cette
main droite qu’il avait l’habitude de mettre à l’intérieur de son veston, entre les deux
boutons du milieu, comme pour s’assurer du pouls de son cœur, sa barbe blanche
fournie, son regard perçant, sage et lumineux, étaient ressemblants à un tel point que
Liam fut saisi de tout son cœur devant la posture solide comme un roc, douce comme le
velours, de son auteur préféré. Hugo avait ce même regard qu’il avait l’habitude de jeter
vers l’horizon sur les photos qu’on avait prises de lui, comme un hameçon qu’on
lancerait par dessus la barque pour pêcher les beautés et les émerveillements cachés au-
delà de ce que veut bien nous montrer l’horizon de la vie. A quoi peut-il bien penser
Hugo ? se demanda Liam. Et qu’est-ce qu’il peut bien attendre debout et seul comme
ça ? Liam avança vers lui, un frisson de froid glacé lui parcourut l’échine, il demanda en
bégayant :
« Vous êtes bien Victor Hugo l’auteur des Misérables ?
-Oui, c’est moi, répondit Hugo avec une voix grave et paternelle. Je suis bien content
qu’un si jeune garçon s’intéresse à mon travail, répondit-il d’une simplicité exempte de
toute prétention.
Liam, qui avait si peur d’approcher son idole, trouva dans la voix d’Hugo une
intonation si fraternelle, si vraie qu’il fut d’abord surpris puis rapidement rassuré.
-Savez-vous ? répliqua Liam. De tous les hommes sur terre, si on m’avait demandé,
lequel je choisirais de rencontrer en premier, j’aurais répondu sans hésitation Hugo.
Victor leva sa main et la posa sur la joue du jeune garçon en signe d’affection.
-Vous avez l’air si triste, mon garçon, si contrarié. Qu’avez-vous ?
Le jeune garçon mélancolique qui, tout juste sorti de ses longues journées solitaires et
confinées, eut le sentiment que le regard d’Hugo, fixé sur lui, le déshabillait.
-Rien, rien, je crois, répondit Liam contrarié. C’est juste que je suis en train de vivre un
rêve éveillé alors qu’il y a moins d’une heure, j’étais chez moi, seul, emprisonné, malade
de moi-même, en train d’essayer d’écrire vainement tout en pensant à ma mère, paix à
son â me…
-Ah la vie, mon garçon, la vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime, dit Hugo
en baissant sa tête.
L’écrivain avait perdu lui aussi sa fille Léopoldine à cause d’une noyade malheureuse
lors d’une virée sur la Seine, c’était peut-être pour ça qu’Hugo avait pris soudainement
cet air abattu, pensa Liam qui connaissait cette anecdote malheureuse dans la vie de son
idole et qui avait lu plusieurs fois le poème Demain dès l’Aube que l’auteur avait composé
à la mémoire de sa fille. Au lieu d’épiloguer là -dessus, ce qui aurait été inconvenant, Liam
changea de sujet et dit :
-Vous aussi vous avez été conduit ici par une calèche ? demanda Liam qui devenait
d’un coup bavard. Car, voyez-vous, ça fait plus d’un mois que je ne sors plus de chez moi,
je tente d’écrire mais rien ne me vient, même pas un mot, même pas une phrase. Ecrasé
par l’insomnie et le chagrin, j’ai pris ce soir un livre dans la bibliothèque de ma mère
pour tenter d’oublier, me distraire, puis j’ai entendu les trots de deux chevaux en bas de
ma fenêtre. Ils étaient tellement beaux et étonnants. Ils avançaient dans la nuit sans
guide, sans voyageur. Je suis monté dans la calèche et voilà que je suis devant vous.
Bizarre, non ?
- Rien de si étonnant, mon garçon, rétorqua Hugo. Chaque homme dans sa nuit s’en va
vers sa lumière.
Pendant que Liam continuait son entretien avec Hugo, il remarqua que certains
invités arrivaient à pied du bout de la rue pour se joindre à la fête clandestine, pendant
que d’autres venaient au bord des calèches ou de voitures anciennes, plus étonnantes les
unes que les autres. Il vit le personnage du Petit prince accompagné de son auteur
Antoine de Saint-Exupéry, suivit de Lewis Carroll qui tenait de sa main droite la petite
Alice, héroïne du livre Alice au Pays des Merveilles, puis Les Frères Grimm qui peinaient
énormément à organiser une troupe, aussi nombreuse et excitée qu’une colonie de
vacance d’enfant, où des figures comme Cendrillon ou Le petit Chaperon rouge en
faisaient partie.
De l’extérieur, la porte d’entrée par laquelle accédaient les nouveaux arrivants qui
défilaient sans cesse, n’avait rien d’extraordinaire. Liam reconnut très bien l’endroit.
C’était une librairie de quartier, assez grande, où il allait souvent avec sa mère pour
acheter des ouvrages depuis qu’il était petit. La librairie avait pour nom L’odeur du
temps, comme il était écrit en grandes lettres au-dessus de la porte. A cause des mesures
sanitaires, depuis le début de la pandémie, le gouvernement français avaient donnés
pour ordre de fermer tous les commerces dit ‘’non essentiel’’ et curieusement toutes les
librairies du pays en faisaient partie.
- Désirez-vous qu’on rejoigne la troupe ? dit Hugo en voyant les yeux ronds et
éberlués de Liam devant les accoutrements et les attitudes divertissantes des invités
comme un enfant devant un dessin animé.
- Oui, oui, bien sû r, mais avant ça, j’aimerais continuer à vous parler Monsieur Hugo.
Je ne veux pas que le bruit des festivités à l’intérieur m’empêchent de vous entendre et
ainsi tirer quelques précieux enseignements de votre part car voyez-vous, il n’arrive
qu’une seule fois dans une vie de croiser une personne de votre calibre.
- De mon calibre ! s’étonna Hugo en souriant. Quelle drô le de façon vous avez à
employer les mots. Dites-moi, mon garçon… Dites … Que voulez-vous savoir ?
- Et bien dans mes rêves les plus fous, il m’est arrivé de vous inviter dans mon
imaginaire comme il nous arrive à tous quelquefois, lorsque nous nous retrouvons seuls.
Je me rappelle m’être demandé : quelle question poserais-je à Hugo si par des
circonstances surnaturelles je me retrouvais face à lui ?
- Je vous écoute, mon garçon.
Liam réfléchit un instant non pas parce qu’il essayait de se rappeler sa question mais
pour la reformuler dans sa tête de peur qu’elle ne paraisse, une fois dite, outrageuse ou
plate et sans importance.
- Comment avez-vous pu être à la fois romancier, dramaturge et poète ? Comment
avez-vous réussi votre grande carrière artistique et à la fois parlementaire en faveur de
nombreuses avancées sociales ? Vous avez été un combattant de la paix, de la liberté et
sensible plus qu’aucun autre à la misère humaine et à la justice. Vous avez été un fervent
opposant au Second Empire et exilé pendant vingt ans loin de la France. Où est-ce que
vous avez trouvé ce courage ? Par quel mystère avez-vous atteint la grandeur, le savoir,
la bonté et la sagesse ? ça fait beaucoup pour une seule vie, conclut Liam
maladroitement.
Il ne fallut pas longtemps à Hugo pour répondre.
- Eh bien j’ai vécu, mon garçon, j’ai vécu la vie que j’ai exigée de moi-même. Je te
donne pour conseil ces deux forces qui sont les principaux moteurs de tout homme :
croire et aimer.
Et Hugo continua :
- J’ai rencontré un jour dans la rue un jeune homme très pauvre qui AIMAIT. Son
chapeau était vieux, son habit était usé un peu comme vous. Il avait les coudes troués.
L’eau passait à travers ses souliers, et les astres à travers son â me.
» Puis une autre fois, j’ai vu un autre jeune homme qui CROYAIT. Son â me était rêveuse,
ses yeux étaient enjoués. Il avait les écrivains comme modèles et les livres comme amis.
Les échecs incessants le bâ tissaient et les malheurs faisaient l’éducation de son
intelligence. Il s’est mis à écrire et réécrire jusqu’à ce que son œuvre devint claire et
grande car il trouvait dans l’encre noire son salut et sur la feuille blanche le miroir
limpide de la consolation.
» Si vous arrivez à employer ces deux forces en même temps dans votre travail, c’est-à -
dire si vous croyez en ce que vous aimez faire et aimez ce que vous croyez nécessaire
pour votre accomplissement, vous ne serez en manque ni de mots ni d’inspiration, mon
garçon, mais plus en manque de temps pour écrire et dire tout ce que vous aurez à dire.
Croire et aimer, répéta Liam à lui-même comme pour retenir une leçon.
- Et cela ne suffit pas pour autant mon garçon. Joignez à l’amour et à la croyance, quel
que soit le travail que vous désirez réaliser, le motif de vous rendre utile à autrui. Là est
le véritable secret.
Cependant, une autre question vint à Liam. Il se demanda même avant de la formuler
comment elle a pu lui échapper jusqu’à ce stade de la discussion.
- Vous est-t-il déjà arrivé, Monsieur Hugo, au cours de votre enfance, d’entendre
parfois les livres littéralement vous parler ? Quand j’étais petit, jusqu’à l’â ge de onze ans,
ma mère me lisait des histoires le soir. C’était mon plaisir le plus fou. Lorsqu’elle voyait
que je m’étais endormi, elle quittait la chambre discrètement et fermait la porte derrière
elle. Je n’étais en fait ni endormi ni tout à fait éveillé et le plus étonnant, c’est que le livre
prenait le relais et se mettait à me raconter la suite, avec une voix venue d’ailleurs
comme un chant divin. Le lendemain, lorsque ma mère reprenait le cours de l’intrigue là
où elle l’avait laissée, je réécoutais ce que le livre m’avait déjà raconté la veille et je lui
demandais gentiment de commencer une nouvelle histoire. Ça la mettait en rogne, elle
se fâ chait énormément jusqu’au jour où elle a compris que j’avais une sorte de ‘’don’’, de
‘’compétence surhumaine’’, si je puis reprendre ces mots, comme un joueur d’échecs qui
ayant beaucoup joué, comme un cinéphile qui ayant énormément regardé de films,
anticipe les coups de théâ tre, les rebondissements, les révélations et le dénouement
final. Quant à moi, je ne trouvais rien de surhumain là -dedans à cette époque car depuis
que j’ai trois ans, j’écoute des histoires et à force, j’ai développé une amitié étroite avec
les livres de ma petite bibliothèque de chambre. J’avais pour habitude de mouiller les
papiers de mes livres, les faires sécher et le soir, lorsque je les frottais avec mes doigts
comme on frotte un tissu d’un vêtement avant de l’acheter, je les entendais craquer et ce
bruit m’aidait à m’assoupir jusqu’au jour où un génie est apparut. Il a jailli du livre,
comme dans Aladin et La Lampe merveilleuse.
» Mais mon génie à moi, contrairement à Aladin, n’offrait ni abondance matérielle ni
nourriture appétissante à manger. Il ne m’avait pas dit ces paroles comme dans le conte
d’Aladin dans les Milles et Une Nuits : Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et de tous
ceux qui ont la lampe à la main. Il n’était pas non plus d’une figure hideuse et d’un regard
épouvantable. Mon génie à moi m’avait dit : Me voici prêt à t’instruire comme ton ami et
tous ceux qui prennent les livres pour leurs meilleurs amis. Désirez-vous une histoire pour
ce soir ou une réponse à une de vos questions ?
» Etant enfant, ça tombait bien. J’avais beaucoup de questions à lui poser et grâ ce aux
réponses éclairées qu’il me faisait, j’avais le sentiment que mon génie était le plus grand
des génies parce qu’il m’offrait des leçons et de l’imagination capable de bâ tir des palais
bien plus vastes que ceux des Milles et Une Nuits. Alors parfois, je lui demandais une
histoire et d’autres fois je lui posais une question du genre : C’est quoi le bonheur ?
Pourquoi le chiffre zéro ressemble à un œuf ? Pourquoi maman est triste ? Est-ce que le
père Noël va m’offrir une voiture électrique cette année ? Où est-ce qu’il est mon père ?
Est-ce que les chats sont les femelles des chiens ?...
- Ah l’enfance, rétorqua Hugo avec douceur, de telles innocences dans de telles
ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont
possibles qu'à l'enfance et aucune immensité n'approche de cette grandeur des petits.
- Et puis il était beau mon génie, vous savez, continua Liam. Son visage, son buste et
toutes les parties de son corps étaient faites de livres empilés les uns sur les autres. Sur
l’extrémité de sa tête, un grand livre était ouvert comme un éventail pour évoquer
l’aspect de sa chevelure ébouriffée. Les doigts de ses mains étaient en plume d’oie et ses
yeux portaient chacun une horloge où les aiguilles s’agitaient, tourbillonnaient un coup
en arrière, un coup en avant, dans un mouvement irrégulier et fantasque. Sa longe barbe
s’apparentait à une robe en soie tellement fine et légère qu’on aurait dit qu’elle était
conçue avec des milliers de rubans de marque-page, couleur or, qu’on retrouve dans les
éditions chics et distinguées de La Pléiade
Hugo écoutait Liam avec attention.
- Après l’â ge de onze ans, mon génie n’est plus revenu. La grâ ce avait disparu d’un
coup depuis le jour où mon professeur de français avait noté ma dictée en négatif. Il
m’avait mis -8. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais tout de suite pensé, lorsque le
professeur m’a rendu la feuille de mon examen, à l’ascenseur de mon immeuble. Avant
cette malheureuse dictée, à chaque fois que je montais dans cet ascenseur qui allait de 1
à 5, j’imaginais sur les boutons de sélection des étages le chiffre 56, c’était une sorte de
chiffre qui m’était venu comme ça, une obsession si je puis dire. J’avais une fois dit à ma
mère : un jour, je construirai un ascenseur qui monte jusqu'au 56 ème étage, il montera
comme une fusée et on sera tellement haut qu’on aura l’impression de voler. Mais rien
n’était plus pareil après ce -8. C’était tellement inconcevable pour moi ce chiffre que
j’avais perdu tout intérêt pour l’école et je me mettais dans une crise noire à chaque fois
devant l’ascenseur car ma mère ne comprenait pas pourquoi je refusais d’y monter.
Depuis ce jour, je n’ai plus repris l’ascenseur et je n’ai plus jamais retrouvé le même
bruissement craquant et apaisant des feuilles séchées de mes livres.
- Qu’avait-il répondu, le génie, à votre question ?
- Laquelle, Monsieur Hugo ?
- Eh bien celle qui touche au mot bonheur. Qu’avait-il répondu votre génie ?
- Je ne me souviens plus, fit Liam déçu de lui, mais j’essaie de me rappeler des leçons
qu’il m’avait enseignées. Je ne cesse de prier le ciel en ce moment pour qu’il revienne
depuis que ma mère est décédée, depuis que je suis contraint à l’isolement, depuis que
j’ai décidé d’écrire mon roman. Grâ ce à la solitude, j’ai eu longuement le temps de
m’entretenir avec moi-même, de remonter loin dans mon passé, de refaire tout le
parcours depuis le jour de ma naissance et je n’ai pas trouvé de période aussi heureuse
et riche que mon enfance, cet â ge où l’homme a toute sa valeur et sa singularité.
J’aimerais retrouver mon génie, Monsieur Hugo, car il est le seul à pouvoir me sortir de
ma paralysie mentale et de la tiédeur de mes sensations. Je dois guérir mon être adulte,
cet être qui raisonne trop et s’émerveille peu. Mon enfant intérieur sait pour quoi il est
né et ce pour quoi il est fait, il me l’a dit quelques temps avant de vous rencontrer, il
n’était jamais en panne d’inspiration, lui, car à l’aube de ma vie, j’écrivais mieux que moi.
Devant Hugo, Liam sentit se cristalliser des pensés qui existaient à l’état latent en lui
et continuait dans son monologue tellement le besoin de les extériorisés était grand.
- J’ai su ce à quoi je voulais dévouer mon existence lorsqu’au terme d’une longue
formation de comptable, je me suis vu inutile lors de mon premier mois d’embauche. J’ai
très vite pressenti la longue carrière d’esclave qui m’attendait et la platitude des tâ ches
auxquelles la hiérarchie me soumettait. Contre la volonté de ma mère, j’avais décidé de
démissionner et au bout de quatre ans, à charbonner en tant que livreur, cassier, gardien
de musée, distributeur de tracts publicitaires, à sauter d’un métier l’autre pour gagner
ma vie, une révélation est venue à moi pendant que je rendais, sur mon vélo, au 19ème
arrondissement pour une livraison de sushis…
- Sushis ?! intervint Hugo.
- Oui des sushis, confirma Liam
- Bien. Bien. Continuez. Continuez. Qu’elle était donc cette révélation qui vous est
venue à bord de votre engin ?
- Sur le chemin, j’ai failli être percuté par une bagnole. Elle était vraiment à deux
doigts de me renverser à pleine vitesse. Je me suis arrêté pour reprendre mes esprits et,
assis sur un banc, un souvenir d’enfance a refait surface dans ma vie.
» Le souvenir le voici : J’avais quatre, cinq ans, lorsqu’un soir, je me suis levé en pleine
nuit pour aller faire pipi et dans le trouble du sommeil, à travers mes yeux à moitiés
fermés, j’ai appris que mon père ne dormait pas. Il m’est apparu au loin, comme dans un
songe, à travers la porte entrebâ illée de son bureau, assis à écrire ses romans et à parler
à son manuscrit comme un fou qui entame la discussion avec un arbre qu’il voudrait
faire pousser ou une fleur dont il aimerait voir s’épanouir les pétales. Après des mois et
des mois de travail, le manuscrit a fini par lui répondre. Mon père avait le don des dieux,
avais-je pensé, il insufflait l’â me par ses écrits à son cahier comme le peintre à sa toile,
comme le musicien à son violon. Je vous le raconte monsieur Hugo, comme je l’ai vécu.
C’était tellement fascinant, tellement prenant de voir ce cahier, dans mon souvenir
d’enfant, gesticuler sur la table du bureau comme si des contractions lui soulevaient le
ventre, comme s’il allait accoucher de je ne sais quelle créature. J’ai été saisi à un tel
degré que j’ai fini par me faire pipi dessus à quatre ans, sans me rendre compte, et c’est
maintenant, à mon â ge, que j’ai compris que depuis toujours, ma véritable vocation était
de devenir écrivain, comme mon père, parce qu’on ne se pisse pas dessus comme ça sans
raison.
- Il est vrai qu’uriner dans sa culotte en voyant son père à la besogne peut être le
symbole de quelques vagues leçons à en tirer, affirma Hugo.
Liam ne parvenait plus à se taire et continuait le récit de ses souvenirs car son
interlocuteur était d’une telle générosité, d’une qualité tellement supérieure au commun
des mortels qu’il trouva par son écoute attentive les réponses à ses plus intimes
questionnements existentiels.
- Mais de quelle créature le manuscrit de mon père allait-il accoucher ? reprit Liam. Je
retournai, les nuits suivantes, à moitié endormi pour voir. Mon père naviguait entre la
réalité et la fiction et moi, tout juste levé de mon lit, entre le rêve et le réel. J’attendais
silencieusement derrière la porte entrebâ illée…
Liam s’arrêta, ravala sa salive à cause de l’émotion qui montait en lui et condamnait
sa voix.
- Accouchez, accouchez donc, mon garçon. J’attends la fin.
- C’est toute la difficulté, Monsieur Hugo, de s’en rappeler, parce que le sommeil
m’avait gagné la nuit et lorsque mon père m’a retrouvé endormi près de la porte de son
bureau, il a compris que je le scrutais et je n’ai jamais pu voir la fin de cette histoire
puisqu’après ce jour, la porte, à mon grand regret, était systématiquement fermée. Alors,
j’ai frotté les feuilles séchées de mon livre, mon génie est apparu et je lui ai posé la
question :
» Qu’elle créature le manuscrit de mon père cache-t-il ?
Le génie me regarde avec ses yeux en horloge et me répond :
- Le génie de l’enfance.
- Le génie de l’enfance ! Mon père a-t-il aussi un génie comme moi ?
- Tout le monde a un génie, Liam, mais il est plus difficile de le retrouver lorsqu’on est
adulte, c’est pour cela qu’il y a l’art.
- C’est quoi l’art ?
- L’art, répond mon génie, est une formidable invention des adultes qui permet à ne pas
perdre son enfance de vue. Ton père lui aussi, lorsqu’il était petit, avait un génie comme
ami et quand il est devenu grand, comme il t’arrivera un jour, il ne l’a plus retrouvé
parce que les adultes ont une fâ cheuse manie, ils enseignent la vie au petit tandis qu’eux
ne sont parvenu qu’à s’en éloigner. Alors, ton père écrit pour guérir, pour redevenir
enfant.
- Tu me quitteras donc quand je serai grand ?
- Point du tout, s’esclaffe mon génie, je ne peux te quitter puisque je suis à toi
éternellement. En revanche, tu risques de ne plus m’entendre, de ne plus me voir, et c’est
quand tu t’y attendras le moins que tu me verras à nouveau, plus prés de toi que ta veine
jugulaire, il suffit de le vouloir et d’en rêver.
» Voilà tout ce dont je me suis rappelé grâ ce à cet accident à bord de mon vélo, Monsieur
Hugo. J’ai livré les sushis, j’ai vendu mon vélo, et avec mes minces économies, j’ai décidé
de me donner une année pour écrire afin de retrouver le génie de mon enfance.
Soudainement, la pandémie du corona est survenue et j’ai perdu ma mère.
Hugo ne souffla mot jusqu’à ce que Liam interrompe le silence en lui disant :
- J’ai pour projet d’écrire une sorte de conte, je crois.
- Un conte pour enfant, affirma Hugo.
- Pour adulte aussi, parce que si les contes pour enfants nous apprennent à grandir et
ainsi parvenir à sortir de la naïveté de l’enfance pour affronter les épreuves de la vie,
l’adulte, lui, n’est pas complet une fois pour toute à l’heure où il a un travail, des
responsabilités et une famille, mais le mal qui le ronge, cette distance qu’il ressent
envers lui-même, l’oblige à nouveau à faire le chemin inverse pour retrouver l’enfant
que l’école, la société et les parents avaient assassinés.
- En voilà une bonne idée, mon garçon, pour écrire, rétorqua Hugo. Et rien ne vaut la
puissance d’une idée dont l’heure est venue.
- Effectivement, dit Liam en esquissant un grand sourire, effectivement, Monsieur
Hugo, en voilà une idée mais il me manquait vous. Il me fallait un interlocuteur de votre
rang qui fasse émerger en moi ces trouvailles inespérées.
Liam souffla un bon coup et dit sur un ton apaisé :
- Hier j’étais rebelle et rancunier, je pensais que tout le monde me devait de l’amour.
Aujourd’hui, je suis sage et je veux donner tout l’amour à ma personne. Mon enfant
intérieur est ma plus grande consolation.
- Vous parlez de la rancune à l’encontre de votre père, je suppose ? Il vous a quitté
lorsqu’il a trouvé le génie de son enfance lorsque vous étiez petit, ajouta Hugo comme
s’il s’agissait d’un constat inexorable.
- Il est parti quelque temps après, oui, sans laisser un mot. Ma mère me disait que
c’était à cause de sa crise de la cinquantaine mais je m’en moque aujourd’hui. Vous êtes
là , vous, Monsieur Hugo.
Le grand écrivain mit la main sur l’épaule du jeune écrivain à en devenir et dit :
- Vous voilà donc fixé, mon garçon. Il est temps de nous joindre aux autres. La fête
nous appelle.
Lorsque Hugo et Liam pénétrèrent tous les deux à l’intérieur de la librairie, une porte,
dans l’arrière-boutique, s’ouvrit sur un monde fabuleux qui ne ressemblait à rien de
connu.
« Tout roman est une devinette du monde. »
Gabriel Garcia Marquez

Une gigantesque salle de théâ tre se tenait sur huit étages. Dès que Liam y pénétra, ses
narines sentirent une forte odeur de papier patiné par le temps. Les écrivains et les
personnages de roman se préparaient à s’installer sur leurs sièges. « Serais-je à la
cérémonie des oscars de la littérature ? se demanda Liam. Serais-je au prix Nobel des
auteurs ? ». Il ne parvenait pas à y répondre car l’union de tous ces artistes de génies au
même endroit, au même moment, était un événement que nulle cérémonie dans le
monde ne pouvait égaler.
Au milieu du brouhaha, des rires et des palabres, Liam, dans sa tenue sale et négligée,
suivait Hugo qui, de temps en temps, s’arrêtait pour échanger quelques poignées de
mains avec les invités. Il reconnut Alexandre Dumas et Edmond Dantès, le héros du
roman Le Comte de Monte-Cristo, puis Stendhal et Julien Sorel, personnage principal du
Rouge et le Noir, et enfin Maupassant qui vint dire son admiration pour l’auteur des
Misérables et du Dernier jour d’un condamné.
Pendant qu’Hugo échangeait les politesses coutumières à ce genre d’événement, Liam
balayait du regard le décor de cet endroit majestueux enrichi avec art et symétrie. La
démesure était de taille, comme si ce lieu avait été construit spécialement pour y
recevoir les plus grands esprits du globe.
Le haut plafond était en pierres précieuses multicolores, il était d’une beauté inouïe.
L’or noir, les émeraudes, les rubis, les saphirs, les agates offraient leurs couleurs
gracieuses et racontaient toutes les palettes des émotions. Chacun pouvait y voir
l’évocation de formes différentes à travers la fresque, comme si cette œuvre qui
surplombait le décor n’était pas figée et déterminée, mais variable et multiple. Selon que
les visiteurs se trouvaient au niveau de la scène ou au niveau de la porte d’entrée, selon
qu’ils avançaient de haut en bas ou de la gauche vers la droite, selon qu’ils étaient tristes
ou heureux, joyeux ou malheureux, leurs esprits ne concevaient pas deux fois la même
vision, comme si l’œuvre en pierre précieuse se recréait à l’instant même où on la
regardait, selon nos propres projections, nos plus intimes constructions psychiques et
mécanismes mentaux.
Liam pensa d’abord que l’œuvre en pierre était conçue pour replonger expressément
les invités dans ces émerveillements oubliés de l’enfance, d’où venait en réalité la
naissance de toutes leurs créations. Cet enfant que Liam était autrefois, dépourvu de
tout sens critique, de toute raison figée, capable de projeter mille et une formes, - des
têtes de monstres, des navires échouant entre les vagues, des masques de héros
surpuissants, des grands yeux de Clown, une poule à sept pattes, une baleine avec des
pattes d’araignées, - sur de simples salissures d’une assiette, les jeux d’ombres dans sa
chambre la nuit, les poutres inclinées, les taches noires sur la peinture blanche des murs
ou le chevauchement des nuages. Cet enfant refit surface chez tous les artistes si bien
que tous levaient la tête au ciel. Lorsque Liam se figura, par le jeu des couleurs
suspendues au plafond, un tableau de Gustave Klimt, Le Baiser, qu’il avait vu une fois sur
la couverture d’un magazine, Victor Hugo, quant à lui, vit des yeux qui lui évoquèrent le
regard perdu de sa fille Léopoldine.
« Ma Fleur, ma fleur », s’écria un petit bonhomme avec des yeux tout ronds
d’étonnement en montrant du doigt le plafond à un grand monsieur. « Un mouton, un
mouton. Un baobab, un baobab », recommença-t-il plus fort. Tous les regards se
tournèrent vers lui. Liam le reconnut tout de suite. C’était Le Petit Prince accompagné
d’Antoine de Saint-Exupéry.
Alors vous imaginez la stupéfaction de Liam devant ces milliers d’écrivains du monde
entier accompagnés des personnages qu’ils avaient créés, sa jouissance devant ce
parterre d’invités, plus étonnants les uns que les autres, avec leurs costumes de scène
loufoques et farfelus, comme ceux des enfants déguisés pour les fêtes de fin d’année
scolaire, et leurs états d’â mes instables aussi car il y en avait un en particulier dans la
salle de très instable, il courait ou plus exactement il marchait en courant dans tous les
sens entre les rangées comme un fou monstrueusement hideux, repoussant et
inquiétant. Pendant qu’une femme le poursuivait tout en essayant de l’appeler à la
raison, il continuait de bousculer tout le monde, de bondir entre les sièges. Comment
s’appelait-il déjà ce monstre ? hésita Liam tout en assistant à la course poursuite. Ça ne
peut être que Frankenstein et la dame (l’auteure donc de ce monstre), comment se
nomme-t-elle déjà ? Ah ça me revient : Mary Shelley.
Cette écrivaine anglaise du dix-neuvième siècle n’était pas la seule en difficulté dans
la pièce pour calmer les troubles, les égarements et les humeurs fantasques de son
personnage, comme si finalement tous les créateurs étaient dépassés par leurs créations
au même titre que Dieu vis-à -vis du genre humain.
Hugo et Liam s’installèrent au premier rang. Jean Valjean, figure emblématique du
roman Les Misérables, avait pris place déjà . Flaubert, Zola et Emma Bovary se
préparaient à s’asseoir à leur tour. Deux sièges seulement les séparaient de Liam,
qu’Emma reconnut de loin en souvenir du petit voyage dans la calèche. Elle lui fit un
petit signe pour le saluer et s’installa sur son siège à son tour.
Un gigantesque rideau couleur or dissimulait la scène. Des bruits de tambour se firent
entendre pour annoncer le début de la cérémonie. L’acoustique de la salle était tellement
parfaite que Liam eut la sensation que le son de l’instrument soulevait sa cage
thoracique. Tout était conçu dans les plus infimes détails pour une immersion parfaite,
pour stimuler les cinq sens des spectateurs. Les sièges brodés en or donnaient à chacun
l’impression qu’il était le roi, les mains sur le velours s’y abandonnaient et le corps y
trouvait le plus agréable confort. Quoique des invités fort agités comme Frankenstein ou
encore le Joker, ce personnage mentalement instable et détraqué, fruit de l’imaginaire de
Bill Finger, Jerry Robinson et Bob Kane, refusèrent de prendre place, ils n’eurent des
invités présents ni mépris ni déconsidération. Ce grand événement était une sorte de
récréation d’enfant où aucunes des personnalités illustres n’auraient osé en congédier
une autre. Ça débordait de partout et c’était bien comme cela.
Que fais-je ici au milieu de ces grands hommes ? dit Liam à son cœur. Je ne suis ni
écrivain ni personnage de roman. Je ne suis rien, et voilà que tout ce monde s’invite à
moi, dans ce théâ tre caché derrière les murs de ma librairie de quartier. Me voilà enfin
sorti de ma solitude, la voilà la fête. Mais qui suis-je moi pour m’asseoir parmi tous ces
gens qui ont tant écrit et qui ont bercé, par leurs histoires, leurs contes et leurs fables,
les belles années de mon enfance ? Je les reconnais, oui… le voilà , Romain Gary,
accompagné de sa mère, au deuxième rang, qui crie sa joie à toute l’assemblée et
acclame la réussite de son fils. La voilà , Alice revenue de ces pays des merveilles, et
Lewis Carroll à ses cô tés. Le voilà , Pinocchio au loin, assis au premier étage, et qui
brandit ses petites mains en ma direction comme pour rappeler l’enfant en moi que
j’avais abandonné. Tolstoï se prépare à s’asseoir lui aussi à la première rangée avec Anna
Karénine. Hemingway titube comme un colosse ivre et heureux. Gabriel Garcia Marquez
se fait malmener par une jeune femme d’une beauté ravageuse comme ces femmes des
îles des Caraïbes aux grands yeux amandes, à la longue chevelure et au caractère
naturellement arrogant. « Fermina, ma beauté, la supplie-t-il. La fête va commencer.
Reste auprès de moi ». Liam reconnut l’écrivain colombien et Fermina Daza, le
personnage central du roman L’Amour aux temps du choléra.
A droite de Liam, quatre sièges était encore libres. Qui viendra les occuper ? se
demanda-t-il. Louis Ferdinand Céline peut-être ? Ça sera merveilleux…
Comme si les souhaits de Liam étaient des ordres, Céline apparut. Il avait le dos
courbés et les yeux caves. Cependant, il était le seul à n’être accompagné de personne.
Lorsqu’il se posa sur le siège, Liam lui posa la question :
« Vous n’avez pas invité Bardamu, Monsieur Céline ? Toutes les personnes ici sont
accompagnées de leurs personnages. Pourquoi êtes-vous venu seul ? Pourquoi êtes-vous
l’unique personne à déroger à la règle ?
Céline, avec son regard d’acier, se tourna vers Liam et répondit avec franchise :
- Je suis venue accompagner de la NUIT. Ne la voyez-vous pas ? Mais fou celui qui s’y
engouffre, mon ami, car, même mort, elle vous suit. On y demeure dans le soir pour
l’éternité.
La mère de Liam aimait beaucoup Céline et son roman Voyage au bout de la nuit.
Selon elle, c’était le plus grand écrivain du vingtième siècle car il était l’un des premiers à
rompre avec la langue académique, le français classique, pour y introduire dans la
langue écrite, l’émotion de la langue parlée de la rue, ce qui était fort révolutionnaire à
l’époque.
- Entendez-vous le bruit du métro ? dit Céline à Liam. Il ne cesse de bourdonner dans
ma tête depuis ma blessure à la guerre de 14, depuis que cette balle métallique s’est
introduite dans mon crâ ne. Où est mon cher Jean ? s’écria Céline en bondissant de son
siège et en se mettant dessus pour chercher du regard Jean dans la salle.
- Jean ? Qui est Jean ? fit Liam qui vit chez l’écrivain du voyage une certaine démesure
captivante.
- Vous me demandez qui est Jean…
Et Céline se mit à rire à tue-tête.
-Jean, notre grand poète, Jean De la Fontaine.
Céline se mit à crier dans toute la salle comme un fou furieux et exalté de sa folie.
-Jean ! Mon cher Jean ! Où êtes-vous ?
Justement, La Fontaine venait d’arriver. Il pénétra dans la salle accompagnée de tout
un zoo d’animaux qui le poursuivait. Un corbeau se tenait sur son épaule pendant que le
renard, dressé comme un chien, le collait au pied. Le loup et l’agneau le devançaient. La
cigogne jouait des claquettes avec son bec. La Fontaine sortit une boîte à insectes, prit un
ver de terre et la lui lança. La cigogne bondit du sol à l’aide de ses ailes et rattrapa en l’air
la petite bestiole.
- Il a le syndrome de Noé, mon Jean, s’amusa Céline à dire à Liam. Il ne va nulle part
sans ses compagnons. Et la tortue, où est ta tortue ? s’écria encore Céline en taquinant
l’auteur des fables pour qui il avait le plus grand respect et la plus grande admiration.
- Elle est derrière moi la tortue, répondit La Fontaine, elle arrive, elle se hâ te avec
lenteur.
Et une très grande tortue entra sous les rires, les éclats et l’ovation de toute la salle.
Liam pensa à TiwTiw et dit encore une fois à son cœur : Il me manque.
Les bruits des tambours retentirent à nouveau et les invités comprirent qu’il était
temps de s’installer sur leurs sièges.
Que se cachait-il derrière le rideau ? Liam se le demandait bien. Et pourquoi se
trouvait-il là au milieu de ces invités ? Il ne parvenait toujours pas à répondre à cette
question. Il fixa le gigantesque rideau couleur or qui se mit à remuer
- Bonsoir Liam Alexander, fit le rideau avec une voix chaleureuse et qui n’était autre
que la barbe du génie d’enfance du jeune garçon et à travers lequel une bouche, aussi
grande qu’une mâ choire de baleine, lui annonçait la bienvenue.
Les yeux de Liam s’écarquillèrent et son cœur se mit en émeute.
- Mon Génie, s’écria-t-il. Tu es devenu si grand que ça ?
- Oh, je sais. Je sais, fit le rideau. J’ai grandi comme toi, j’ai pris de l’ampleur et du
poids. Reconnais-tu tout ce beau monde venu à ta fête ce soir ? Ce sont les écrivains de ta
bibliothèque, les auteurs que je te lisais petit et que j’ai continué à te lire après tes onze
ans lorsque tu n’arrivais plus à me voir.
- Oui, je les reconnais, je les reconnais, s’extasia Liam. Mais où est Blanche Neige et où
sont les sept nains ?
Blanche Neige et les sept nains répondirent à l’unisson :
- Nous sommes là . Nous sommes là .
Effectivement, lorsque Liam se retourna, il les vit aux troisièmes étages tout contents
de lui faire des signes de main et de tête.
- Où est la Belle au Bois Dormant et La Belle et La Bête ? demanda encore Liam.
- Nous voilà . Nous voilà .
Et là encore Liam les reconnut lorsqu’il les repéra en haut au huitième étage.
- Où est Ali Baba et les quarante voleurs ?
Et Ali Baba et les quarante voleurs assurèrent leur présence à leur tour.
- Et où es-tu mon Génie ? Je ne te vois pas. Montre toi un peu à moi.
Le Génie se mit lentement sur ses pattes parce qu’il était devenu tellement
gigantesque, comparé à la taille que Liam lui avait connue petit, qu’il arrivait
difficilement à se mettre débout dans ce théâ tre trop limité pour ses dimensions
majestueuses et son fort gabarit.
Par ailleurs, l’aspect du Génie était le même. Il avait toujours un grand livre ouvert en
haut de sa tête, des cheveux ébouriffés, et des yeux en horloges où les aiguilles
tournoyaient de temps à autre puis s’arrêtaient à sa guise.
- Alors, fit le grand Génie. Aimes-tu la surprise que je te fais ce soir ?
- Et comment, dit Liam, et comment ne pas aimer ? Je ne pensais pas que tu
réapparaitrais si tô t et encore moins dans ce lieu majestueux. Es-tu bien là ? Car je crois
rêver.
Le Génie se mit à rire et afin d’assurer à Liam sa présence, il approcha sa tête puis ses
longs doigts en plume d’oie et commença à lui chatouiller le cou, les oreilles et le nez.
- Alors, ne suis-je pas plus près de toi que ta veine jugulaire ? dit le Génie.
Liam, qui depuis la mort de sa mère et l’anéantissement de son monde terrestre,
n’avait eu aucun moment de joie sincère, se divertissait enfin, se tortillait sur son siège et
s’esclaffait en disant :
- Arrête. Je suis très chatouilleux. Arrête, je t’en prie.
Toute la salle riait aussi parce que le rire de Liam avait la vertu de déclencher les rires
des autres.
- Le jeune garçon pour qui nous sommes réuni tous ici ce soir, continua le Génie en
s’adressant à la salle, s’appelle Liam Alexander, et si vous êtes là c’est parce que chacun
d’entre vous a participé, de près ou de loin, à la construction de sa personne, son
caractère, sa culture, son intelligence et son imaginaire. Je l’ai connu tout petit et c’est à
lui que revient ma naissance. Voudriez-vous savoir comment cela s’est produit ? Eh bien,
lorsqu’il était encore un petit enfant, Liam était fort agité. Sa mère courait les médecins
et les hô pitaux pour trouver remède à ses insomnies. Personne n’y parvint sauf vous,
oui, messieurs, dames. Vos fables, vos contes, vos histoires, vos mots eurent sur Liam, à
l’â ge d’un an et demi exactement, avant même qu’il interagisse consciemment avec le
monde extérieur, les effets apaisants auxquels nul médicament ou traitement n’aurait su
remédier.
Liam avait oublié ce détail de son passé et le Génie, qui n’ignorait rien du jeune
garçon, lui fit, en ce grand soir, la révélation.
- Sa mère, continua le Génie, découvrit que son petit enfant avait autant besoin de son
sein que de sa voix. Ses petites oreilles avaient faim comme son ventre. Le jour, elle
l’alimentait tantô t de laits, tantô t de fruits et de légumes écrasés et le soir, afin de l’aider
à s’endormir, elle lui lisait des histoires, prises au hasard, mais en y mettant tout son
talent de grande conteuse. Un bébé est trop petit pour comprendre de toute façon,
pensait la mère, autant lire à haute voix mes bouquins d’adultes et par la même occasion
aider mon fils à fermer les yeux. Mais détrompez-vous, Liam comprenait tout. Bébé, il
connut des auteurs comme Charles Dickens ou encore Stefan Zweig. Sa petite tête
saisissait les mystères de la langue déjà , car cette dernière n’est rien d’autre qu’une suite
de bruit qui pense comme les notes de musique, n’est-ce pas ? Chaque mot est avant tout
un son et c’est grâ ce aux sons que produisent les mots que Liam décelait toutes leurs
significations. Le mot chuchoté, ne chuchote-t-il pas déjà ? Le mot guerre, n’évoque-t-il
pas le bruit des obus et la peur de la mort ? La phrase le soleil scintillant, ne rappelle-t-
elle pas l’approche de l’été qui brille dans nos yeux? Ainsi, à trois ans, prenant les livres
pour ses jouets et ses meilleurs amis, il humectait leurs papiers avec de l’eau fraîche, les
laissaient sécher et le soir, les frottait avec ses petits doigts doux et innocents, jusqu’au
jour où je me suis vu naître.
Et le Génie prononça sa fameuse phrase :
- Me voici donc revenu pour t’instruire, mon Liam, comme ton ami, et tous ceux qui
prennent les livres pour leurs meilleurs amis. Désirez-vous une histoire pour ce soir
ou une réponse à une de vos questions ?
Avant toute autre chose, Liam voulut d’abord rendre hommage à son Génie :
- Je te remercie de m’avoir sorti de ma perdition et du silence de mon désespoir.
J’ai pensé, pas plus tard qu’hier, mettre fin à mes jours. Je trouvais que ma
présence dans ce monde n’avait rien d’utile, rien de glorieux. Des idées sombres
me cognaient la tête, l’enterrement de ma mère dans des circonstances
inhumaines ont infesté mon cœur de chagrin, et le but que je m’étais fixé se
refusait à moi parce que la feuille de papier, sur laquelle je voulais déposer mes
écrits, restait vide, et je me suis avoué vaincu, à mon grand regret, car je n’ai
aucun talent.
- Aucun talent ! fit le Génie outré. Tu es mauvais juge de toi-même et c’est bien là
le…
Avant que le Génie n’ait le temps de terminer sa phrase, un homme se leva au
quatrième rang en s’écriant :
- Peu importe que vous ayez du talent ou pas. Essaie encore. Echoue encore. Echoue
mieux.
- Bien dit, bien dit, fit le poète chanteur Jacques Brel qui reconnut le dramaturge
irlandais Samuel Beckett, en ajoutant en direction de Liam : le talent ça n’existe pas. Le
talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose.
Puis une autre voix s’éleva dans la salle :
- Nul Besoin de se presser. Nul besoin de briller, ajouta Virginia Woolf.
Puis une autre venant de Marcel Proust :
- Le talent n’est qu’un instinct religieusement écouté, un instinct perfectionné et
compris.
Puis une quatrième venant de Friedrich Nietzsche :
- Le génie réside dans l’instinct.
Ainsi, dans ce grand théâ tre, les voix des écrivains se répondaient avec entrain et
vivacité. Ils n’étaient pas auteurs pour rien, pensa Liam, ils avaient le talent, bien plus
que n’importe qui, pour guider et prendre part à l’épreuve suprême qui conduit l’â me et
l’esprit humain à destination. Même Louis Ferdinand Céline qui paraissait, selon ses
écrits et les portraits désavantageux qu’on avait faits de lui de son vivant, un homme peu
aimable et nihiliste, chuchota à l’oreille de Liam avec énormément de bienveillance et
d’amour :
- Trouvez votre musique intérieure. Ayez votre propre style. Il est là le vrai talent.
Tout homme qui possède son alphabet est un écrivain qu'il ne faut pas méconnaître.
Quant à votre solitude et votre désespoir, fécondez-les, et une fois que vous les aurez
confiés à votre feuille de papier, sortez. Aventurez-vous. Partez bordel. Sautez par delà
les murs de la laideur. Allez voir des danseuses, il y a que la beauté du geste qui compte
et qui fait bander. Bandez. Bandez bordel. Avec votre jeunesse, permettez-vous mille
soixante trique seconde et……… Regardez moi ça. Non, mais regardez cette impératrice
qui passe ! fit Céline, la langue jusqu’à par terre, à Liam, en lui signalant la jeune
demoiselle qui traversait le paysage et qui n’était autre que la magnifique
Badroulboudour, la fille du sultan, qu’Aladin avait réussi à épouser. C’est à se faire rô tir
les yeux des beautés pareilles, conclut Céline sous l’emprise du charme de la jeune fille.
Pendant que Céline continuait à suivre subrepticement des yeux Badroulboudour, le
Génie reprit la parole et dit à propos de Liam :
- D’où viennent ces influences qui ont changé la confiance de notre jeune garçon en
découragement ? interrogea le Génie l’assemblée en mettant sa main au niveau de
son cœur et en sortit un petit cahier. Voyez-vous ce cahier entre mes mains ? C’est
le cahier de notre Liam où il écrabouillait déjà , à l’â ge de six ans, ses premiers
écrits. Entendez ces prophéties de l’enfance.
Et le grand Génie se mit à lire quelques phrases.
» Maman m’a acheté un Pyjama à carreaux noir et blanc, mais il me manque les
pions pour qu’on joue aux échecs.
» Papa dit que l’argent ne fait pas le bonheur mais quand il reçoit les impô ts, il
râ le.
» Quand papa quitte maman, elle laisse pousser les poils de ses jambes. Je veux
que mon papa revienne, parce que quand je passe mes mains sur les jambes de
maman c’est comme si je marchais sur un champ de cactus.
» Mamie n’a plus de dents et je ne comprends pas pourquoi maman dit qu’elle a
des paroles mordantes.
» Ma maîtresse m’a demandé quel métier je veux faire quand je serai grand. J’ai
répondu : écrivain comme papa parce qu’avec les livres on se sent jamais seul.
» Quand maman embrasse papa sur la bouche je préfère tourner la tête et je ne
dors pas bien après.
» Maman n’a pas de zizi. Demain lorsqu’on ira au marché, je vais lui en acheter.
Alors que le Génie dévoilait les écrits d’enfance de Liam, certains invités se
muselèrent d’étonnement pendant que d’autres riaient à en crever. Le jeune garçon fut
rempli de joie et était le premier à s’amuser de ces exploits purs et tout en éclats.
Quelques instants après, il se leva de son siège et dit à son Génie sur un ton pressé et
enthousiaste :
- Je dois rentrer chez moi. Je dois rentrer. Je veux écrire. Je veux écrire.
Le grand Génie fut content de la décision de Liam et arracha une plume d’oie de sa
main droite et la lui tendit :
- Je t’offre cet instrument des plus anciens. Chaque fois que des mots te viennent, pose
les sur ton cahier à l’aide de cette plume, son encre est sans fin et sa vertu est infini, car
la bête dont elle provient a une histoire des plus courageuses et étonnantes.
Liam s’empara de la plume d’oie pendant que son Génie retirait de son œil gauche
l’horloge qui s’y logeait :
- Je t’offre cette horloge en plus de la plume d’oie. Les aiguilles qui tournent là -dessus
ne sont pas des heures et des minutes, ce qui s’écoule, c’est ta vie. Mets-là devant toi, sur
le lieu de ton travail et chaque matin, si l’envie de réaliser ton but ne te vient pas,
regarde là bien. Tu verras que les aiguilles de ta vie ne s’arrêtent jamais et qu’il ne faut
les laisser tourner davantage dans le vide, ainsi, l’envie d’écrire les pages de ton histoire
te viendra.
Et enfin le grand Génie prit le livre posé sur sa tête comme un roi qui retire sa
couronne. Il devint chauve et moins beau mais cela lui importait peu.
- Je mets ce livre sur ta tête. A chaque fois que tu voudrais faire appel à moi, frotte ses
feuillets avec tes doigts, comme lorsque tu étais petit, et je réapparaitrais pour
t’instruire ou te raconter une histoire.
A cette preuve de générosité toute la salle se leva en hommage au Génie.
La fête toucha à sa fin et lorsque Liam se dirigeait vers la porte de sortie, presque tous
les écrivain ou leurs personnages venaient à lui pour écrire quelques mots avec sa plume
d’oie sur le grand livre que son Génie lui avait offert. On y voyait des phrases, signées par
le nom de l’écrivain et le personnage ou l’un des deux, comme ceci :
» Tout est permis en dedans – Céline.
» C'est déjà vendre son â me que de ne pas savoir la réjouir – Camus
» On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux – Saint-
Exupéry et Le Petit Prince.
» Si le monde n'a absolument aucun sens, qui nous empêche d'en inventer un ? –
Lewis Carroll et Alice.
» Les mots noirs sur le papier blanc, c’est l’â me toute nue – Maupassant.
» Plutô t que de penser à ce que tu n'as pas, pense à ce que tu peux faire avec ce que tu
as – Hemingway.
» Va à ton but et que ton but soit le chemin à ceux qui désirent revenir à eux-mêmes –
Nietzsche et Zarathoustra.
» Soyez régulier et ordonné dans votre vie comme un bourgeois, ainsi vous pourrez
être emporté et original dans votre œuvre – Flaubert.
» La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en
ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve – Rû mi.
» Aux moments de crise, ce n'est pas contre un ennemi extérieur qu'on lutte, mais
toujours contre son propre corps – George Orwell
» La solitude est une tempête de silence qui arrache toutes nos branches mortes –
Khalil Gibran
» N’imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient un singe – Hugo.
Troisième partie
« Ceux qu’on a vu danser ont été pris pour des fous par ceux qui n’entendaient pas la musique »
Nietzsche

Me voici redevenu enfant comme je le fus il y a bien longtemps, je m’émerveille


aujourd’hui du peu et ce peu devient le tout. Les adultes se ressemblent tous. Les enfants
sont enfants chacun à leur façon. Je suis unique car je suis l’homme enfant.
Après une longue nuit passée dehors, malgré les interdictions de sorties en ces temps
de pandémie, j’ai refait la rencontre de mes contes, de mes fables et des auteurs que
j’avais lus auparavant, des personnages qui habitaient depuis tout ce temps mon
inconscient. Ils m’invitaient à ma fête. Ah la fête ! C’était la plus belle fête que mon â me
ait pu connaître.
Le Génie de mon enfance est revenu. Il m’a offert un de ses doigts et c’est de cette
plume d’oie que j’écris ces mots que vous lisez, ces mots qui m’ont tant résisté. Son œil
en horloge veille sur moi, je le vois déposé sur ma table en bois et les aiguilles tournent.
Elles tournent et c’est ma vie à travers elles qui s’écoulent. Ce matin, j’ai humecté à l’eau
fraîche les feuillets du livre que mon Génie m’a offert qui, à l’heure où je vous parle,
sèchent encore. Lorsqu’en fin d’après-midi, je passerai mes doigts sur ce livre, mon
Génie surgira autant de fois que j’aurais besoin de lui pour m’instruire ou me raconter
une de ses histoires.
Je suis assis sur la chaise de mon bureau et je continue à écrire. Je regarde autour de
moi et je me rends compte que les écrivains et les personnages, que j’ai rencontrés hier,
sont ici dans chaque livre de ma bibliothèque qui, comme la salle de théâ tre où j’ai été
conduit par une calèche la veille au soir, s’élève sur huit étages.
« Tu as trouvé enfin quoi écrire, me susurre mon cahier, joignez votre histoire à la
mienne et faisons de notre union la naissance de quelque chose de nouveau.
J’entends mon cahier et je lui réponds après m’être excusé vis-à -vis de lui à cause de
ma surdité d’adulte qui m’empêchait, depuis tout ce temps, de l’entendre :
- De même que dans la nature le masculin et le féminin doivent se mêler pour que soit
engendré un être nouveau, un écrivain a besoin de son cahier et son cahier de même
pour que naissent l’œuvre.
- Voudrais-tu que je te raconte l’histoire de la Rature, de la Larme, du Roi Tyran et de
la Messagère Bavarde ? me demande mon cahier.
- Je t’en prie raconte car enfin je peux t’entendre.
Mon cahier me raconte ses histoires jusqu’à la fin de l’après-midi que je retranscris, à
l’aide de ma plume, sans me poser de question.
Je demande après lui :
- Voudrais-tu que je te raconte les miennes à mon tour ?
- Je t’en prie raconte, me répond le cahier, car enfin tu as des choses à me raconter.
Mon cahier me prête son oreille, ma solitude se dissipe tout entière et sa présence
m’assure que l’ennui ne reviendra plus jamais. Il me dit :
- Il est vrai que tu t’es entretenu avec Victor Hugo, Céline et Flaubert ?
- Oui, puisque je te le raconte. Et toi, il est vrai que tu as conversé avec la rature, ma
larme, ma lettre et mon téléphone portable ?
- Oui, puisque je te le dis.
Aussitô t dit, aussitô t mon cahier et moi nous entamâ mes une relation de confiance et
d’amitié.
Je dis à mon cœur en toute discrétion :
- Ce foutu téléphone a été la source de mes impatiences et de ma paresse. Je dois m’en
défaire.
- Oui, tu le dois, répond mon cahier. Le Roi Tyran t’a causé bien des ennuies. Ecris car
j’aime quand tu portes toute l’attention à moi.
L’encre de ma plume coule à flot. Je me sens emporté par le simple plaisir de la
narration. Mon état s’apparente à ce moment où sous un grand soleil chaud, je creusais à
l’â ge de cinq ans, sans m’occuper des passants, le sable de la mer. La voilà , ma mère qui
me crie au loin : « Viens manger. Viens, il est l’heure de déjeuner. Arrête de jouer ». Je
l’ignore de bon cœur car je suis occupé à creuser mon trou et rien ne peut me détourner
de ce plaisir qui consiste à atteindre l’eau de mer comme l’eau d’un puits ou le secret de
la terre.
Je continue d’écrire et je me demande. A quel moment ai-je cessé de creuser les trous
sous le soleil chaud ? A quel moment, ai-je arrêté de me rouler dans le sable de peur de
salir ma peau ? J’y repense et je me dis : cet été, promis, je recommencerai à creuser des
trous sans m’occuper des passants. Je ne tiendrai plus compte de la serviette de plage
puisque le sable de mer, sur mon corps tout juste sorti de l’eau, adorait se rouler sur le
sable chaud. Hélas ! A trop entendre les adultes m’enseigner la vie, j’ai désappris les plus
précieux plaisirs à cause de leurs leçons de misères.
- Tu m’emmèneras voir la mer ? dit mon cahier.
- Oui, je t’emmènerai même si la pandémie nous l’interdit, même si le soleil risque de
te brû ler car j’apprends qu’à force de suivre les hommes, je me suis tué. Tu verras cet été
comment ils seront allongés sur leurs serviettes, les adultes, comme des momies,
pendant que les enfants jouent et s’amusent. Tu verras qui de l’adulte et de l’enfant est
supérieur à l’autre et qui des deux embrasse le cœur de la vie. T’es-tu déjà demandé
pourquoi les enfants retiennent notre attention alors que les adultes sont repoussants ?
- Dis. Dis. Ecris-le sur moi.
Je reprends ma plume et j’écris :
- Les enfants sont en vérité avec eux-mêmes et celui qui est vrai, attire les regards et
attise la curiosité. L’adulte a tout à apprendre de l’enfant qui l’a délaissé car nul n’est
supérieur à l’adulte responsable qui redevient enfant. Par là , je veux dire qu’ils ne faut
surtout pas redevenir un enfant quelconque mais bien l’enfant qu’on a été, celui qui en
nous-même a préexisté, comme si on recommençait à creuser le puits dans la sable à
nouveau et, dans cette eau retrouvée au fond du trou, nous nous regardons dans son
miroir en criant à sa mère qui nous appelle à déjeuner : « Viens voir maman, viens voir.
J’ai trouvé un trésor au fond de la terre là où nous retournons tous après la mort ». La
mère vient et dit : « Ne crie pas fort. Tu es un adulte maintenant et nos voisins penseront
que tu es fou. Les trésors n’existent que dans les contes ». Alors la mère retourne à sa
serviette pendant que moi je continue à regarder mon reflet sans m’occuper ni des
passants ni du soleil chaud qui risque de me causer des insolations. A cinq ans, je me
voyais grand et cet été, lorsque nous irons à la plage, je recreuserai et me reverrai petit à
travers le miroir de mon puits car c’est cela le plus grand trésor.
- Mais pourquoi les enfants retiennent l’attention ? me redemande mon cahier qui
était tout content de se salir d’encre noire comme j’aimais me salir de sable de mer.
-Parce qu’il ne s’occupe ni des passants, ni de l’insolation, ni de ce que dit leurs mères.
Ils creusent, ils jouent pendant que les adultes les regardent jouer en se retenant de le
faire. Ils les envient, ils sont fascinés devant leur liberté totale et sans concession. Sais-tu
pourquoi les adultes se retiennent de jouer ?
- Pourquoi ? dit mon cahier.
- Parce qu’ils pensent.
- A quoi pensent-ils ?
- Ils pensent à ce que pensent d’eux les autres et à chaque fois qu’ils désirent
retourner jouer dans le sable, à creuser des trous ou construire des châ teaux, l’autorité
de la mère revient. Ils la réentendent les retenir : « Viens. Viens, il est l’heure de
déjeuner. Arrête de jouer. Et ne crie pas fort. Tu es un adulte maintenant et nos voisins
penseront que tu es fou. Les trésors n’existent que dans les contes », et ils se retiennent
en pensant encore.
-Et à quoi pensent-ils encore ?
-Ils pensent à leur bonheur ravagé et se posent continuellement cette même
question : que dois-je faire pour me rendre heureux ? Alors, ils vont voir des psys quand
ils vont très mal ou ils se contentent de leurs téléphones en visitant des pages de coach
de développement personnel. Mais ce dont ils ont besoin - et c’est ce que j’ai mis
longtemps à comprendre, - c’est le dépouillement personnel car le vrai développement
personnel c’est d’acquérir la connaissance de soi qui permet de savoir ce qui doit être
ignoré des autres et défait de notre personne, c’est-à -dire l’autorité de la mère, de
l’école, de la société et le jugement des momies allongées sur leurs serviettes de plage.
- Pourquoi les neurons se jugent-ils tant ? dit mon cahier.
J’écris sur lui pour lui répondre et à travers l’encre noire qui se diffuse sur son papier,
mon ennuie se noient toute entière. J’écris comme je dessinais autrefois.
- Ils se jugent parce que l’école leur a enseigné le jugement. Les élèves assis au
premier rang jugent ceux de derrière et pensent qu’ils sont cancres, et ceux de derrière
jugent ceux de devant et envient le rang qu’ils ont gagné aux yeux du professeur qui les
encensent.
- Et de quoi se jugent-ils encore ?
- Des notes.
Et je m’arrête d’écrire. Mon cahier se soucie et s’enquit de moi.
- Qu’as-tu ? Pourquoi fais-tu cette mine distante et froide.
- Je repense à l’école, à ma dictée et à toutes ses années passées sans parvenir à
surmonter cette peur qui m’oblige à prendre les escaliers de mon immeuble car j’ai
horreur de l’ascenseur. J’ai eu un professeur de français qui une fois m’a mit -8.
- Et pourquoi donc ?
- Parce qu’il nous dictait La Chèvre de Monsieur Seguin et moi, comme j’aimais
beaucoup le dessin, au lieu d’écrire, j’ai dessiné la chèvre et Monsieur Seguin. Quand il
nous a distribué les notes par ordre alphabétique, il a sauté la lettre A de mon nom. J’ai
pensé d’abord qu’il m’avait oublié mais la chose, c’est qu’il m’a laissé en dernier, pour
appuyer son autorité et acclamer ces grandes leçons pour se donner du pouvoir devant
toute la classe. Il a prit ma feuille d’examen et l’a brandit devant les élèves. « Voilà un
cancre, avait-il dit, voilà un élève qui se croit malin et qui ne fait pas la différence entre la
dictée et le dessin ». Mes camarades riaient de moi et dans la cours de récré, on s’est mis
à m’appeler la chèvre en bêlant devant ma face.
Je m’arrête d’écrire et je repense à mon Génie. Je frotte les feuilles de mon livre que
j’avais humecté d’eau fraîche, ce matin. J’entends les craquements du papier. Mon Génie
apparaît en s’extasiant :
- Me voici prêt à t’instruire comme ton ami et tous ceux qui prennent les livres pour
leurs meilleurs amis. Désirez-vous une histoire pour aujourd’hui ou une réponse à une de
vos questions ?
-Mon Génie ! J’ai perdu le plaisir d’écrire et je veux comprendre la raison à mon
découragement ?
Cela dit, le Génie était chauve et borgne, il lui manquait un doigt mais ne manquait pas
moins d’envergure et de sagesse. Il dit :
- La peur du jugement, voici une mauvaise herbe qu’il faut vite arracher. Faisons une
dictée de dessin,
- Une dictée de dessin ! Ça n’existe pas, mon Génie.
- Eh bien qu’importe qu’elle existe ou pas, Liam, on l’invente.
Mon Génie s’amuse à prendre la posture d’un professeur de classe. Il me lit à haute
voix un texte que je retranscris en dessin. L’exercice ne me déplaît point mais, en même
temps que je dessine, les railleries de mes camarades s’intensifient à l’intérieur de moi.
Je tente difficilement de les chasser mais les ricanements persistent. J’abandonne et je
comprends par moi-même pourquoi il m’arrive souvent d’abandonner. Je manque de
confiance et je cherche l’approbation d’autrui. Mais qui sont ces autres dont je me
soucie ? Ce professeur de mon école et ces camarades de classe que sont-ils devenus à
présent ? Ne sont-ils pas ces mêmes momies sur leurs serviettes de plage qui
s’empêchent d’exister par eux-mêmes et qui se soucient du regard de l’autre ? Promis, je
creuserai le trou sur le sable de mer cet été sans m’occuper des passants.
- Dicte-moi, dicte mon Génie. J’aimerai reprendre mon dessin car l’école n’est rien
qu’une institution génératrice de momies.
Mon Génie reprend la dictée et je me remets à dessiner sur mon cahier qui se prend à
cœur joie d’apprendre à dessiner. Je peaufine mon portrait puis je le brandis fièrement.
- Voici mon dessin d’aujourd’hui.
Le Génie de mon enfance tombe à la renverse en riant. Il se tient le ventre à ne plus
s’arrêter de rire.
- Qu’as-tu dessiné Liam ?
- Le portrait de mon professeur de français qui se fait tirer par une laisse.
- Et quel est cet animal qui le traine ?
- La chèvre. La chèvre de monsieur Seguin.
Mon Génie s’esclaffe, se tord et je me marre aussi.
- Veux-tu bien me noter ? dis-je en prenant soudainement un air sérieux.
J’attends avec empressement la sentence du Génie de mon enfance. Va-t-il me mettre
la moyenne ou saura-t-il, avec une bonne note, me guérir de mon -8 pour de bon et de
ma peur du jugement ?
Le Génie réfléchit un instant. Il reprend des airs de professeur grave et intransigeant
en faisant les cents pas en me jetant tantô t des regards étroits tantô t des regards
inflexibles. Quoique ma confiance en lui soit absolue, mon cœur tressaille et le temps
s’étend. J’attends. Qu’elle note va-t-il m’accorder ? Il s’informe une dernière fois de mon
dessin gribouiller sur mon cahier et s’écrit :
« Je donne -44.
Mon cahier surenchérit :
- Non. Je donne -71.
- Qui dit mieux ? ajoute mon Génie qui se croit dans une salle de vente aux
enchères en s’adressant à moi.
Amusé, je lève ma main à mon tour et je dis :
- Je donne -202.
- Qui dit mieux ? Qui dit mieux ? Trois, deux, un. Adjugé, s’écrit le Génie. L’œuvre de
Liam Alexander, où il est sujet de son professeur de français se faisant trainer par la
chèvre de monsieur Seguin, s’est faite acheter à moins 202. Un record, un séisme dans le
monde des arts. Quel talent ! Quel talent !
Et je rie de moi-même, de mon professeur, de mes anciens camarades de classe, de
mes années d’école et de l’insignifiance des notes.
Je prends congé de mon Génie et je me remets au travail.
- J’ai envie d’écrire d’avantage, dis-je à mon cahier.
- Ecris. Ecris donc. Mais à quel sujet ?
- Sur ce bonheur si simple qui me vient et que je pensais si difficile à atteindre il y a
quelques jours.
- C’est quoi le bonheur ? me demande mon cahier.
- Le bonheur, c’est de redevenir libre comme je le fus à mes quatre ans. C’est de
mettre mes plaisirs et mon besoin d’accomplissement au-dessus de mon besoin
d’approbation. C’est de prendre de la valeur à mes yeux et cesser de s’acharner
pour gagner l’estime d’autrui. C’est de ne consentir qu’à mon bonheur et ne
permettre à aucun de venir le troubler. C’est d’admettre le poids de la vie tout en
étant serein. C’est de pleurer la mort de ma mère en sachant bien qu’après les
larmes, vient le deuil, et qu’après le deuil, arrive l’oubli, car l’esprit sain se
régénère de lui-même pour nous sortir du chagrin. C’est de changer le monde en
changeant d’abord ma personne en me procurant la satisfaction pure et simple de
voir ma personne changer. C’est de redéfinir les lois de l’univers car je suis
l’univers. C’est d’apprendre à mieux connaître les hommes pour mieux sentir leur
misère et pour mieux les apprivoiser. C’est de réapprendre à parler à ma
conscience car je sais maintenant ce qui m’a longtemps causé les malheurs.
- Qu’est-ce donc, Liam ?
- L’histoire intime et fausse que je me racontais, voilà la première source de mes
plus grandes peines. Tout ne tient qu’aux discours intérieurs qu’on bavarde à notre
conscience et sur lequel nous avons tout le pouvoir de narration. Nous sommes ce que
nous pensons quotidiennement à propos de nous. Ce ne sont pas les événements
extérieurs qui définissent notre existence ou façonnent nos vies, mais l’interaction
quotidienne et la nature des échanges qu’on suggère à notre cerveau. L’art de se penser
est l’art suprême, certain l’appelle philosophie moi je le nomme : Littérature cérébrale.
- Quelle est l’histoire que tu te racontes à présent, Liam ? demande mon cahier.
- Voici une première histoire que je susurre, à cet instant, à ma conscience :
» Je suis l’homme enfant. L’enfant que j’étais éduque l’homme que je suis et l’homme
que je suis, nourrit, par l’expérience, la raison et la mémoire, mon enfant.
» Voici une deuxième, une sorte de schéma narratif de l’être accompli : Nous naissons.
Nous grandissons. Nous mourons. Nous renaissons. Nous nous élevons. Nous
transmettons. Nous vieillissons. Nous partons.
» Voici une troisième encore: Je pense donc je suis. Je suis donc je peux tout. Je peux
tout donc personne ne peut rien contre moi.
- Que peux-tu, Liam ?
- Tout, mon cher cahier. Absolument tout. Je suis un peu comme toi. J’ai été un livre
mal écrit car de mauvais auteurs ont écrit sur moi et aujourd’hui, j’ai effacé leurs
proses mal conçues dont ils m’ont sali. A présent, je suis nu à nouveau comme tes
centaines de pages où il ne tient qu’à moi d’écrire ma poésie, selon la musique de
mon humeur et les rimes de ma nouvelle vie.
- Ecris donc. Ecris encore. Ecris comme il te vient.
Je réfléchis un instant et je dis à mon cahier :
- Veux-tu bien qu’on aille demain se recueillir près de la tombe de ma mère ?
J’aimerai lui raconter l’histoire de la Larme et ma rencontre avec Hugo.
- Nous irons demain.
« L'essentiel est d'être ce que nous fit la nature, on n'est toujours que trop ce que les hommes
veulent que l'on soit ».
Rousseau

Maman !
Te rappelles-tu de ce temps où tu venais à mon chevet pour me lire de ta belle voix
des histoires ? Me voilà maintenant au pied de ta tombe pour te lire à mon tour la
mienne.
Le deuil de ta voix m’est impossible comme le deuil de ton sein qui m’a nourrit
lorsque j’étais petit, ne sachant ni comment marcher, ni comment parler, ni comment
faire les nœuds de mes lacets que je défaisais exprès pour te voir t’accroupir, et me
servir comme mon esclave aussi souvent que je voulais apparaître à tes yeux roi.
Ce matin, je suis allé chez mon coiffeur pour me faire beau comme tu aimais me voir.
Il m’a regardé. Il ne m’a pas reconnu. « tu sors d’Alcatraz, m’a-t-il dit, tu dois me payer
double tarif avec tous tes poils. Tu risques de me niquer la tondeuse ». J’ai ri et je l’ai
vanné à mon tour : « et toi, tu t’es mis enceinte mon salaud ? Ton ventre est à douze mois
de grossesse. Il faut se mettre au régime ». Et il a ri aussi en m’expliquant qu’à cause des
deux mois et demi de confinement, et du manque d’activité, il n’avait pas vu la graisse
venir.
Il m’a demandé si je voulais qu’il me fasse la coupe habituelle, tu sais celle que j’aimais
faire avec le brushing, et plaqué à la cire, pour séduire les filles. J’ai répondu : « fais moi
une coupe propre, digne d’une visite à ma mère au cimetière ».
Le coiffeur n’a pas pu s’empêcher de pleurer. Il m’a fait ses condoléances, tout en
continuant de me passer sa tondeuse sur le dos du crâ ne, en me parlant de sa mère
cancéreuse en Algérie et de toutes les mères aussi. Il m’a dit : « les mères c’est tout ce
qu’on a de plus cher au monde », et il disait vrai. Il disait vrai, tu sais… je ne me remets
pas de ta perte maman et j’ai pleuré aussi.
Te rappelles-tu la fois où tu es passé dans le salon pendant que je me coupais les
cheveux. Tu as fixé le coiffeur et tu lui a dis : « gare à toi ! Si tu rates la coupe de mon fils,
je viens faire scandale. C’est mon unique fils, je n’en ai pas deux. Applique-toi sinon je te
kidnappe ». Mon coiffeur m’a raconté pour la dixième fois cette histoire. Il a ri encore
plus que d’habitude lorsque je lui ai dit que tu étais médecin. « Médecin, s’est-il étonné,
les mères arabes même si elles sont ministres, même si elles président la banque
Rothschild, quand il s’agit de leurs fils, elles deviennent plus dangereuses et racailles que
nos généraux ». J’ai ri en même temps que je pleurais et quand j’ai voulu le payer les
trente euros du service, il n’a pas voulu les prendre, alors je les ai dépensé chez madame
Fleur, celle que tu aimais aller voir pour acheter tes orchidées.
C’est dingue comme elle a grossi Madame Fleur aussi. Elle fait des crises d’angoisses
maintenant avec le climat de terreur qui court dans nos télés et nos radios.
Apparemment, elle n’a trouvé que l’alcool pour calmer ses états d’â mes. Toutes les roses
de son magasin ont fanées à cause de la fermeture. Elle était bien remontée contre l’état,
le gouvernement et la France toute entière. Elle avait le moral tellement à zéro qu’au
moment où je lui avais dit que tu nous avais quitté, elle est resté de marbre puis elle a dit
: « je pris Dieu pour qu’il me prenne aussi, je suis fatigué ».
Tu sais que moi aussi j’ai failli devenir fou comme Madame Fleur à cause de
l’isolement et la solitude et ta mort. J’ai contacté ton ami psychiatre, le docteur Christian
Mouchard, qui d’ailleurs n’a toujours pas répondu à ma lettre. Mais aujourd’hui ça va
mieux, beaucoup mieux, grâ ce à Hugo et le Génie de mon enfance.
Après cette longue expérience d’enfermement ma chère maman, j’ai appris qu’il n’y a
que deux façons de vivre sa vie. L’une c’est de considérer que notre esprit est un poids et
s’y soumettre comme un esclave ne sachant ni comment ni où ils nous emmènent, l’autre
c’est de le dompter comme un animal en lui indiquant le chemin et la destination, peu
importe les difficultés et les circonstances.
J’ai ouvert la porte de notre maison à un ami, c’est un Jardinier de Macgregor, il
s’appelle TiwTiw. Ce matin, il a été chassé par les voisins qui sont revenus de la
campagne après les deux mois et demi de confinement, et qui n’ont rien compris à son
œuvre qu’il construisait sur leur balcon à l’aide de brindilles et de sèves. Ils ont pris sa
tonnelle pour de la saleté, du vandalisme et ils l’ont détruite en un coup de balai. Quand
TiwTiw a vu ça, il revenait tout juste d’un cinquante millième voyages, il survolait les
immeubles avec une petite branche dans son bec et ne sachant pas où la mettre, il est
venu dans notre balcon et je peux te dire qu’on ne se quitte plus maintenant. Lui, passe
sa journée à chercher des brindilles pour construire son œuvre et moi, les mots.
J’ai écrit quelques lignes sur mon cahier, maman, que j’aimerai te lire :

Je suis le livre qui parle. Voici mon histoire. L’histoire qui raconte comment je suis devenu
un roman après avoir été un cahier.
Le premier jour de ma naissance, je n’étais encore rien, un cahier vide avec plusieurs pages
blanches sans importance puis un stylo s’est posé sur moi et j’ai ouvert les yeux.
Au-dessus de moi, un jeune garçon, à lunettes sales et à la barbe mal rasée, se penchait de
temps en temps pour me…
« Demain, et demain, et demain ! C’est ainsi que, à petits pas, nous nous glissons de jour en jour
jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de notre destinée. »
William Shakespeare

- Bonjour le Sourire. Tu es beau et ravissant. Il y a quelques jours, j’ai interrogé la


Larme. Elle était bien bavarde et intéressante, peux-tu en faire autant ?
Le Sourire eut l’air content mais il ne dit rien. Il se contenta de s’étirer de plus en plus
sur le visage de Liam qui lisait, au pied de la tombe, ses écrits à sa mère.
- Pourquoi ne dis-tu rien ?
Le Sourire me sourit encore mais cette fois-ci, il ne voulut pas me laisser sans réponse
parce qu’il n’aimait pas qu’on se trompe sur son compte. Il me dit en s’étirant davantage
pour me montrer l’ampleur de sa beauté :
- Contrairement à la Larme, le Sourire parle peu car tout le monde comprend
lorsqu’on sourit mais moins souvent lorsqu’on pleure.
- Pourquoi es-tu si rare ? Pourquoi ne te montres-tu pas plus souvent ? demandai-je
au Sourire.
- Ce ne sont pas les sourires qui sont rares, mais les gens heureux, dit le Sourire.
Et il s’étira encore.
En tant que cahier qui allait devenir un livre, la question du bonheur devint
essentielle pour moi et il n’y avait pas mieux que le Sourire pour m’éclairer là -dessus :
- Comment pourrai-je les rendre heureux ? fis-je sur un ton émerveillé car le Sourire,
sur les lèvres de mon ami Liam, me séduisait beaucoup.
Le Sourire devint grand et majestueux comme s’il se multipliait. Il ne se contenta plus
de se poser seulement sur les lèvres de Liam, mais aussi sur ses yeux jusqu’à ses oreilles.
Le Sourire réfléchit un instant et me dit :
- Pour les rendre heureux, parle leur de moi car chacun a un sourire au fond de lui qui
dort, et pour le réveiller, il suffit de m’évoquer.
Le Sourire avait raison. Rien que de le regarder, je me mis à rire aussi, et un sentiment
agréable me submergea, suivit de fou-rire.
- Que m’arrive-t-il ? demandai-je au Sourire. Je ne puis m’arrêter de rire.
Le Sourire saisit de fou-rire aussi ne put formuler la moindre phrase tellement il riait.
- Mais pourquoi nous rions ? lui dis-je difficilement.
A ma question, mes rires s’intensifièrent au même rythme que le Sourire et je compris
qu’il n’y avait aucun moyen de mettre fin à mes rires tant que le Sourire riait.
- Mais pourquoi Liam rit-t-il aussi ? demandai-je au Sourire en continuant à me
marrer.
Pour me répondre cette fois-ci, le Sourire n’était pas seul mais, à estimer comme ça, je
dirais qu’ils étaient au moins dix ou onze Sourires à m’expliquer.
- Il n’y a pas de raison à rire, dirent les Sourires rieurs et enjoués, si ce n’est qu’à
chaque fois qu’on sourit, on donne naissance à dix autres sourires, au même titre que
lorsqu’on s’empêche de le faire, on les tues.
Je me fis la promesse d’écrire avec Liam sur les Sourires car je ne voyais pas une autre
façon de toucher au bonheur, si ce n’est de rire sans raison, de temps en temps sur soi, et
plus souvent de la vie.

Vous aimerez peut-être aussi