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Liam Alexander

Roman
Jour 1

« L’art lave notre â me de la poussière du quotidien. »


Pablo Picasso

Je suis le livre qui parle. Voici mon histoire, l’histoire qui raconte comment je suis
devenu un roman, ce roman que vous tenez à présent dans vos mains.
Le premier jour de ma naissance je n’étais encore rien, un cahier vide avec plusieurs
pages blanches sans importance puis un stylo s’est posé sur moi et j’ai ouvert les yeux.
Au-dessus de moi, un jeune garçon, à lunette sale et à la barbe mal rasée, se penchait
de temps en temps pour me regarder et reculait ensuite pour s’adosser sur sa chaise. Il
continuait de poser la pointe de son stylo sur moi en réfléchissant mais il ne trouvait
rien à écrire. Je restai donc sagement à ma place sur la table en bois où des papiers, des
livres et pleins d’autres objets s’y trouvaient.
D’abord, je vis mon oncle Robert le dictionnaire avec sa couverture blanche marbrée,
sa carrure corpulente et sa posture aristocratique. Au-dessus de lui, un roman était
ouvert à la page 56 et je pourrais tout de suite vous dire qu’il s’agissait de ma mère. Il y
avait aussi mon petit cousin, le carnet qui était triste et indigné à cause de son incapacité
à raconter des histoires mais uniquement des notes. Puis, un peu partout, des feuilles
blanches, qu’on appelle les Vagabonds Chétifs, traînaient une vie de bohème, sans
lendemain, si ce n’était de servir parfois le jeune garçon au-dessus de moi de brouillons
et de ratures.
Tout à coup, pendant que j’étais encore au milieu de mes observations, il se produisit
quelque chose d’inquiétant et de grave. Le jeune garçon dont je ne savais pas encore
grand-chose, après qu’il eut posé quelques mots sur une feuille blanche, se mit à
l’écrabouiller sans aucun état d’â me. Je pris peur, je fermai mes yeux et je me demandai
effaré : « Pourquoi le jeune garçon à lunette sale et à la barbe mal rasée s’en est-il pris au
pauvre Vagabond Chétif ? Serait-il un tortionnaire des livres et des papiers ? ». Je gardai
les yeux fermés car le jeune garçon ne s’arrêta pas au premier Vagabond Chétif mais il en
écrasa deux autres, déchira le troisième et les jeta tous à la poubelle.
Il se fit un long et grand silence dans la pièce. Quelque chose hantait le jeune garçon
assis sur la chaise. Si vous l’aviez vu comment il gesticulait et s’impatientait, vous auriez
dit voilà un écrivain en mal d’inspiration.
Sur ces entrefaites, l’écrivain en mal d’inspiration quitta son établi et je pus ouvrir
mes yeux de nouveau. Une immense bibliothèque couvrait les deux murs, un à ma droite
et l’autre à ma gauche au bout desquels une fenêtre rectangulaire, sur le mur en face,
accueillait la lumière du matin. De chaque cô té, des milliers de livres se tenaient debout
sur huit étages. Quoiqu’ils tournaient le dos, ils semblaient ne rien ignorer de l’horreur à
laquelle je venais d’assister. Ils restaient debout, tous, collés les uns aux autres, comme
une grande famille unie et solidaire afin de se soutenir, de se réconforter et de s’estimer.
Comme c’était joli à voir cette accolade unanime. Ils étaient ma famille, oui. Mes ancêtres
aussi. Certain avait le teint neuf et certain le teint jauni. C’était vraiment joli, oui, c’était
ma famille.
Néanmoins, moi qui naquit à l’horizontal sur une table en bois, je n’imaginais pas
comment il me serait possible un jour de me mettre debout comme les livres de la
bibliothèque. Pourvu que j’apprenne vite à marcher et me tirer de cet endroit menaçant
où les papiers étaient traités avec désinvolture.
Puis après de longues réflexions, je m’étais dit pour me rassurer : « Peut-être que le
jeune garçon n’était pas vraiment méchant. Peut-être que les Vagabonds Chétifs
n’étaient bon que pour les ratures, les brouillons et les poubelles. En tout cas jusqu’à
maintenant, le jeune garçon à lunette sale et à la barbe mal rasée n’avait témoigné à mon
égard aucune hostilité. Il avait seulement posé le stylo sur moi et certainement qu’il
devait s’exercer sur les feuilles blanches pour porter ensuite sur mes pages les formules
les plus fines et les mots les plus distingués. Il va sans dire que tous ces ouvrages dans la
bibliothèque témoignaient tout de même de son affection et de son intérêt aux membres
de ma famille. En serait-il l’auteur ? En serait-il le lecteur ? Que sais-je. Apprenons à le
connaître. Le voilà qu’il revient sur sa chaise.
« Ecrivez-moi quelque chose. »
Le jeune garçon en mal d’inspiration n’écrivit rien. Il ne me prêta même pas attention.
« Ecrivez-moi un mot, lui répétai-je, une phrase, un point ou même une virgule… ».
Le jeune garçon ne m’entendit pas. Il prit un paquet où il était écrit fumer tue, en
sortit une cigarette et après l’avoir allumée, il n’était toujours pas mort, il crachait
seulement de temps à autre un nuage de fumée â pre et plein de lassitude en portant à sa
bouche tantô t une tasse de café, tantô t un verre d’eau. Il posa sa tête sur la paume de ses
deux mains, jeta un long regard vague sur la fenêtre en face et brusquement, il reprit son
stylo en me fixant avec des yeux inquisiteurs comme si c’était moi qui m’opposais à sa
volonté de trouver le bon agencement des mots et des idées. Il écrivit : Voilà maintenant
une semaine que je suis confiné chez moi comme la moitié des habitants sur terre à cause
d’une pandémie nommé Corona. Je suis seul et je m’ennuie.
Ce fut les premiers caractères gravés sur moi. Je les comprenais, je les saisissais, je les
mémorisais comme s’ils m’avaient toujours appartenus et m’appartiendraient pour
toujours… Comme si jamais je ne pourrais les oublier.
Ainsi je sautai sur l’occasion pour encourager le jeune garçon.
« Ecrivez. Ecrivez encore. »
Mais aussitô t l’écrivain en mal d’inspiration reprit son stylo et ratura ma phrase d’un
trait.
Après avoir terminé sa cigarette, le jeune garçon se leva, prit un livre de la
bibliothèque, se rassit sur la chaise et se mit à feuilleter les pages sans les lire vraiment.
Sur la couverture, le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage y paraissaient : Joy Kenet -
Comment S’ennuyer dans la Vie sans se faire Chier.
La nuit tomba, l’écrivain quitta son établi avec un air encore plus égaré qu’au matin.
Reviendrait-t-il ou ne reviendrait-il pas ?
Le premier jour, le jeune garçon n’avait rien écrit.
Jour 2
La Rature

« La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse. »


Albert Einstein

Dés à présent, je peux vous expliquer une chose importante. Lorsque je dis les
neurons, c’est pour désigner les êtres-humains car c’est comme ça qu’on vous appelle et,
lorsqu’il s’agit des membres de ma famille, les romans, les cahiers, les carnets, les
journaux ou même les lettres, on dit les leutons.
Le 9 janvier 2020 les neurons de Chine avaient annoncés officiellement par les
autorités sanitaires chinoises et l’organisation mondiale de la santé la découverte d’un
virus, le Covid19. Cette maladie avait émergé dans la ville de Wuhan en décembre 2019
et s’était propagée dans le monde entier à une vitesse fulgurante. Pour limiter la
transmission, les dirigeants de bon nombre de pays avaient pris la mesure de confiner,
plus ou moins en même temps, d’interdire les sorties, les voyages et toutes les activités
pouvant rassembler les neurons.
Les informations dont je vous fais part me parvenaient constamment de la télévision
que le jeune garçon allumait dès son réveil et l’éteignait avant d’aller dormir. Quoique
j’étais posé sur la table en bois, je pouvais, moi le livre qui parle et n’ayant pour le
moment qu’une seule phrase raturée, voir au-delà des murs et de la pièce où je me
trouvais. Ce son télévisuel décomptait à longueur de journée les décès, le nombre des
nouveaux contaminés et rappelait les mesures barrières de manière qu’aucun neuron ne
devait s’approcher de son semblable de plus de deux mètres. Voilà pourquoi
probablement le jeune garçon avait écrit : Je suis seul et je m’ennuie.
Tard la nuit, dans les ténèbres obscures, un silence muselait les villes et les pays et
toutes mes pensés venaient à me questionner sur la journée d’hier et ma rencontre avec
le jeune garçon. Reviendra-t-il me rendre visite ou me laissera-t-il avec sa phrase raturée
pour tout le reste de mon existence ?
Dans ma solitude, je pris le temps d’analyser ma phrase raturée et je peux vous
assurer que lorsque je commençai à la regarder minutieusement de près, je compris très
vite qu’elle pouvait être dite de mille façons différentes. Comme dans un jeu de puzzle, je
voulus m’amuser à changer l’ordre des mots, à en prendre un au milieu pour le mettre
au début, à déplacer un verbe à la place d’un sujet… mais ma phrase était scellée,
enfermée par le long trait de la Rature. Je tentai de m’en débarrasser pour libérer mes
mots, mais la rature résistait comme une barrière de prison.
« S’il te plait, dis-je à la rature. Je veux jouer avec mes mots. Peux-tu les libérer pour
moi ?
La Rature ne voulut rien entendre de ma demande et elle répondit d’un air très
sérieux :
-Attendez-vous à d’autres ratures dans la vie et au lieu d’essayer de s’en défaire,
apprenez à les apprécier.
-Je veux jouer, insistai-je. Je veux jouer.
-Pour l’instant il faut apprendre.
-Apprendre quoi ? , demandai-je à la rature interrogatif.
-Apprendre que sans les ratures, tu te contenteras de la facilité, de la première phrase
venue, de la première idée or une première idée n’est pas toujours bonne. Il faut en avoir
cherché pleine d’autres et raturer la plupart d’entre elles pour enfin dire : « Tiens, voilà
une phrase, une belle phrase, voilà une idée au-dessus de toutes les autres que je serai
fière de porter toute ma vie ». Les ratures sont une chance. Dites-vous que plus vous
porterez de ratures en tant que cahier, plus vous aurez de mérite en tant que livre. Et
surtout ne vous en faites pas, les ratures disparaissent d’elle-même et un jour, je ne
serais pour vous qu’un lointain souvenir.
-Mais je veux jouer, moi. Je veux jouer. La nuit est longue et je m’ennuie, insistai-je
encore.
Mais La Rature était beaucoup trop sérieuse pour satisfaire ma demande.
J’étais tout de même propriétaire de mes pages, de mes mots, mais malgré cela je ne
pouvais me permettre toutes les libertés. La Rature resta et au lieu d’insister encore
auprès d’elle pour qu’elle libère mes mots, j’attendis le réveil du jeune garçon en
espérant cette fois-ci qu’il écrive quelques phrases satisfaisantes pour lui et
divertissantes pour moi.
A midi trente, comme il était affiché sur l’horloge au-dessus de moi, le jeune garçon à
lunette sale et à la barbe mal rasée vint s’installer sur la chaise. Il portait la même tenue
que la veille, un grand peignoir marron sale et délabré où trois trous, deux au niveau des
manches et un autre au bras, causés par les brû lures de cigarettes, témoignaient de sa
négligence. Tout en buvant son café, ses yeux à moitié fermés fixaient une machine
électronique où une lumière blanche aveuglante jaillissait par-dessus. C’était un
téléphone portable.
À l’aide de son pouce, il fit défiler, en moins d’une minute, plus de vingt images et
vidéos par lesquelles il fut obnubilé. Je restai donc à ma place sagement à attendre.
L’horloge afficha quatorze heures et le jeune garçon continua à m’ignorer deux heures
de plus jusqu’à seize heures moins le quart, il se pencha vers moi, me jeta un regard vide
et furtif comme si ma page blanche lui paraissait comme un trou béant où il voulait
s’empêcher de s’engouffrer. Je pris le temps de le contempler et voici la description que
j’avais réussi à faire de lui.
C’était un jeune garçon aux traits fins et inquiets. Derrière ses lunettes carrés, ses
yeux appuyés semblait dépaysés au milieu de sa tête ovale comme s’ils étaient en exil ou
méditatifs face à un avenir aveugle. Sur le bord libre de ses paupières, des cils longs et
remarquables s’apparentaient à un éventail ou une parure de paon. Près de sa bouche,
une petite tache noire, que certains appelleraient grain de beauté, ressemblait presque à
une mouche naufragée au milieu d’un océan d’épines ou de barbe rugueuse et rêche.
Parfois, je m’amusais à faire voler la mouche un peu où je voulais et je la remettais
ensuite à la place où elle était.
Tiens donc. Le jeune garçon à lunette sale et à la barbe mal rasée a pris son stylo et
s’est penché de nouveau sur moi.
« Ecrivez. Ecrivez, lui dis-je pour l’encourager. »
Il posa son stylo et il écrivit à la hâ te comme si les idées affluaient dans sa tête en
abondance. Au milieu du deuxième paragraphe, lorsque son téléphone portable lui fit un
signal comme il lui en envoyait une cinquantaine de fois par jours, il s’arrêta net et le prit
pour s’en informer. Il le désactiva à l’aide de ses empreintes et une vidéo apparut avec
une jeune fille aux fesses sincères et à la beauté ravageuse. Derrière un air de musique,
la fille dansait mais lorsqu’elle tourna le dos à la caméra, le jeune garçon parut défait et
balbutia presque à regretter sa vie d’écrivain sans inspiration : « Oh là là ! Comment elle
pourrait avoir des fesses pareilles ! ». Puis, à l’aide de son pouce, il glissa vers une autre
vidéo où une girafe mettait au monde son petit girafon. La troisième témoignait des
ravages de l’épidémie aux Etats-Unis… la quatrième montrait une foule de gens essayant
de s’accrocher à un avion en plein décollage pour quitter l’Afghanistan, pays en Asie
centrale tombé entre les mains des Talibans… la cinquième et la sixième deux filles se
challengeaient pour courber leurs dos à quatre pattes sur le lit en position de chien sur
TikTok. Dix minutes passèrent, puis vingt, puis trente… Le jeune garçon revint à son
texte, le relut et sans exprimer aucune émotion, se leva et quitta la pièce. Il alla dans la
salle de bain, se mit devant le miroir et souleva le haut de ses habits. « On voit mes os. Il
faut que je me mette au sport et m’entrainer à avoir de l’appétit », s’alarma-t-il.
Le deuxième jour, le jeune garçon n’avait presque rien écrit.
Jour 3

« La lumière est dans le livre.


Ouvrez le livre tout grand.
Laissez-le rayonner, laissez-le faire. »
Victor Hugo

Moi le cahier qui parle en deux jours j’ai pris des années. Les secondes sont pour moi
des semaines et les minutes sont des mois.
Ma première qualité est la mémoire car aussitô t que vous écrivez sur moi quelque
chose, je n’oublie jamais. Ma deuxième est l’immortalité. Si on me lègue un message, je le
porte pour l’éternité. Je suis un fin observateur. Je regarde tout, je m’interroge sur tout et
je suis le tout. Ma famille et moi sommes le plus grand trésor de l’humanité car sans les
livres, ni les neurons ni Dieu existeraient.
La nuit, pendant que le jeune garçon dormait, je me mis à examiner la pièce plus en
détail. Couché sur la table en bois, je scrutais cette immense bibliothèque à ma gauche et
l’autre à ma droite. J’eus le sentiment, avec mon petit format aux dimensions 21 x 29 cm,
d’être au milieu d’un immense théâ tre s’élevant sur huit étages et où sur chaque étage
des centaines de livres me tournaient le dos comme un publique désintéressé.
Je criai : « Il y a quelqu’un… »
Aucun membre de ma famille ne me répondit. Un grand silence régnait par là comme
dans le pays du jeune garçon bien que chaque jour, à vingt heures pile, des
applaudissements retentissaient et venaient rompre, une minute ou deux, le calme
pesant et lourd comme une masse de cadavre. Les neurons témoignaient par cette
habitude, qui consistait à se mettre à la fenêtre et à taper des mains, du soutien au corps
médicale héroïque et dévoué à sauver les malades du corona. Quoique cette heure ne fû t
ni tardive ni très matinale, parfaite en somme pour manifester sa solidarité citoyenne,
elle ne convenait pas au jeune garçon qui, à vingt heures, s’embarquait dans sa troisième
sieste de la journée. Les horaires se confondaient chez lui et le confinement, comme il se
l’était avoué une fois, lui avait déshorlogé énormément la tête.
Dans cette affreuse solitude, il fallait constamment se réinventer, s’adapter pour
tromper l’ennui. Malgré mes trois cents quatre vingt dix neuf pages vides, je cherchais à
me satisfaire de la seule qui était écrite et c’est alors là , qu’on essayant de jouer avec mes
mots, il se produisit quelque chose de fantastique, de parfaitement extraordinaire.
Dans l’obscurité de la nuit, le mot ‘’je’’ s’illumina d’abord. Il fut parcouru par une
lumière verte et bleue. Lentement, il s’échappa de ma feuille. Il volait en l’air comme une
luciole en forêt. Puis le mot ‘’suis’’ le suivit… et un autre… et tous les autres encore. Les
mêmes mots s’évadèrent des autres livres de la bibliothèque pour se joindre aux miens,
puis les ponctuations aussi. La langue s’unissait comme si elle était le même corps,
compacte, magnétique, aimanté par je ne sais quelle loi de la nature. Toutes les lettres
bougeaient dans le même sens, en même temps, formant une extraordinaire tornade
bioluminescente, dense et mouvante.
Je fus surpris par le grand nombre de ‘’je’’, de points et de virgules. Les livres en
étaient remplis. Dès lors je compris que les ouvrages racontaient plus au moins la même
chose. Par le ‘’je’’, les neurons parlaient d’eux-mêmes. Puis, il y avait les virgules pour les
respirations, les points pour les ruptures, les points d’exclamations pour l’étonnement et
les points d’interrogations pour les questionnements. Je dirai même que les
interrogations étaient bien plus supérieures aux exclamations. Les neurons
s’interrogeaient beaucoup et s’étonnaient peu.
La nuit entière fut un spectacle splendide et féerique mais à la première lueur du jour,
chaque mot, chaque ponctuation se précipita à rejoindre sa demeure et la pièce, peu à
peu, plongea dans cette lumière froide et hésitante de l’aube.
Quant à mon excitation, elle ne retombait pas. Je voulus écrire à mon tour. « Peut-être
que si j’apporte mon aide au jeune garçon en mal d’inspiration et obnubilé par son
téléphone, il s’investirait d’avantage à terminer ses phrases et ses paragraphes
inachevés », me dis-je.
Je commençai d’abord par choisir trois virgules pour prendre une grande respiration
à cause de la mission difficile qui m’incombait. Puis, je mis un point d’interrogation car je
me demandais ce que je pourrais bien raconter au jeune garçon. Et enfin, je posai le mot
‘’je’’, le ‘’suis’’, le ‘’le’’, le ‘’livre’’ et le ‘’parle’’.
Ma première phrase était comme ça :

,,, ?
Je suis le livre qui parle

Le jeune garçon vint vers quatorze heures avec son café habituel, sa cigarette à la
bouche et son téléphone à la main. Il venait de se réveiller. Sa barbe commençait à
prendre des proportions d’homme de caverne et ses cheveux noirs bouclés et épais
tombaient de plus en plus sur son front. Lorsqu’il jeta un regard sur moi, il fut dans un
étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par la parole. Il enleva ses
lunettes, s’approcha de moi et se frotta les yeux de stupéfaction.
J’avais mis toute mon énergie pour écrire afin de donner au jeune garçon un signe,
une attestation de ma présence sauf que, par manque d’attention et de modestie, par
excès de mon investissement aussi, j’avais grossi les caractères de ma phrase tellement,
énormément, que le texte de l’écrivain en mal d’inspiration semblait petit, faible et
maigre. Son orgueil se révolta. Il prit le stylo et ratura ma phrase en se disant : « Suis-je
devenu fou ? Est-ce que je perds ma tête ? Pourquoi mon texte est-il désordonné et
insensé ? Enfin, ce n’est pas moi qui a écrit ces choses-là . Qu’est-ce que c’est que ces
mots à l’envers et incohérent ? Est-ce que c’est moi qui a écrit ça ? Non… peut-être… je
ne sais pas... je ne sais plus. On est quel jour déjà ? Mardi ou mercredi ? ». Le jeune
garçon prit sa machine électronique qui lui indiqua qu’on était dimanche.
Néanmoins ma phrase continuait à l’interpeller. Il la lut trois fois avec des intonations
plus ou moins différentes comme s’il se questionnait d’où elle pouvait bien provenir,
mais avant même de tenter d’y répondre, une nouvelle fois son téléphone lui envoya un
signal, il la reprit et se détourna de moi jusqu’au soir.
Quelques minutes avant d’aller dormir, le jeune garçon fut pris d’un terrible
sentiment de culpabilité. Il marmonna : « Je n’ai rien écrit aujourd’hui. Je dois écrire ».
Dix minutes passèrent et tout d’un coup, il prit son stylo et se mit à numéroter mes
pages. Il arriva jusqu’au chiffre 157 et là encore, il n’alla pas jusqu’au bout. En somme,
c’était un garçon qui ne terminait jamais rien.
« Pourquoi voulez-vous écrire ? De quoi voulez-vous parler ? », lui demandai-je. Mais
il ne me répondit pas.
Décidément, il ne m’entendait jamais.
Cependant, la conduite, le comportement et les agissements laissaient entrevoir une
impatience chez le jeune écrivain de se prouver quelque chose et une volonté
d’accomplissement quoique fugitive mais quotidienne. Il désirait ardemment écrire, j’en
avais la certitude, mais quoi ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Je me le demandais encore.
Il me fallait absolument trouver une façon intelligente et habile pour conquérir son
attention précaire. Je devais mener la guerre à cette machine électronique. Je le
pressentis. « Mais il faut que j’observe minutieusement ce garçon. Savoir qui il est.
Connaître son nom, son prénom, son identité, sa famille ? Qui est-il ? Quel est son passé ?
Quelle est sa psychologie ? ». Il fallait que je perce son mystère.
Avant d’aller se coucher, il prit un Vagabond Chétif, dessina un arbre sans feuille au
milieu d’une terre aride. Puis, il fit une suite de plis précis et curieux. La feuille blanche
se transforma en un avion en papier. Il ouvra la fenêtre, recula de trois pas et lança le
Vagabond Chétif qui vola au loin comme un oiseau sous le regard assoupi et chagrin du
jeune écrivain.
Le troisième jour, le jeune garçon avait dessiné mais n’avait rien écrit.
Jour 4

« Ah ! Si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là -haut que j’aurais des
choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas »
Diderot

Ainsi, malgré mes efforts infructueux et inefficaces, malgré les ratures que le jeune
garçon ne cessait de porter sur moi, je décidai dans la nuit, après une longue méditation,
de ne pas me décourager et de me remettre sans attendre au travail.
Puisque ni le jeune garçon ni mon oncle Robert le dictionnaire ni mon petit cousin le
carnet ni ma mère le Roman ouverte à la page 56 ni aucun livre de la bibliothèque ne
m’adressèrent la parole ou me souhaitèrent la bienvenue dans ce monde, je pris la
résolution, ce quatrième jour, de ne plus rester un cahier à rature mais de m’élever au
rang de livre digne des plus grands conteurs d’histoires. C’était mon plus grand souhait
et ma plus profonde ambition.
Sans attendre, j’ai laissé de cô té ma première page et après l’avoir tournée, j’ai
commencé à écrire sur la deuxième, puis la troisième et jusqu’au matin, j’ai pu avancer
dans mon récit qui l’espérais-je saura conquérir un jour le cœur de mes futurs lecteurs.
Voici un extrait de ma prouesse littéraire en tant que cahier autodidacte.

Je !!! suis !!! le !!! livre !!! qui !!! parle !!!
,,,,,,,,, ?,,,,,,,,,, ? Le suis-je ? ,,,,,,,,,, ?,,,,,,,,, ?
,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,, ? Qui parle ?,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,
,,,,,,,,,,,,,, Je suis le livre qui parle ,,,,,,,,,,,,,,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

J’avais ainsi écrit cette nuit-là quinze pages et si je n’ai pas voulu vous les montrer
toutes, c’est parce qu’après réflexion, j’avais trouvées quelques unes d’entre elles sans
intérêt. Les cinq dernières étaient remplies exclusivement de virgules. Elles
témoignaient de ces très longs moments de silences et de respirations angoissantes où
les mots se refusaient à moi. En somme, toute cette affaire d’écriture revenait au bout du
compte à se poser cette question : Dans quelle mesure ai-je décidé d’attendre
l’inspiration ?
En revanche, je dois vous avouer le caractère plaisant et exalté de l’écriture. Je ne sais
pas si tous les cahiers s’émeuvent de leur réalisation, mais quand j’ai réussi à produire
ce petit extrait que vous voyez au-dessus, l’émotion me submergea d’où le grand nombre
de points d’exclamations. Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais remplis des centaines de pages
de cette ponctuation aussi jolie dans l’expression que dans la forme.
Le matin, lorsque le jeune garçon vint s’asseoir devant moi, j’espérais qu’il lise le
début de mon roman et qu’il en apprécie le contenue.
« Posez cette machine électronique et regardez-moi », lui dis-je.
Fidèle à sa routine, il n’eut à mon égard, malgré mes prouesses littéraire, aucune
attention.
Après quelques instants, lorsque le jeune garçon a fini par prendre son stylo, je me
suis dit : « Tiens. Il va écrire ». Mais cela n’advint toujours pas. Il prit un Vagabond Chétif
et écrivit ceci :
Attestation de déplacement dérogatoire

Je soussigné, Liam Alexander, né le 29 juillet 1994, demeurant au 38 rue des Boulets,


Pairs 11ème, certifie que mon déplacement est lié au motif ci-dessous autorisé en application
des mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de
l’état d’urgence sanitaire.
Motif : Déplacement brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon
maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à la promenade, soit pour effectuer
des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent
autorisées.

Fait à : Paris Le : 28 mars 2020 à 11h38

Après avoir signé en bas de page, Liam Alexander prit le Vagabond Chétif et quitta son
domicile. C’était une routine pour lui de sortir avec cette attestation obligatoire depuis
que la police lui avait infligé une amende de 135 euros lors d’un contrô le.
-Si tu ne règles pas les 135 euros, lui avait expliqué le flic, le montant sera majoré et
passera à 375 euros.
-375 euros ! s’était insurgé Liam.
-Oui, c’est ce que je viens de dire, avait dit le flic sèchement. Une deuxième infraction
c’est 450 euros et une troisième tu risques la prison ferme pour six mois et une amende
de 3750.
-3750 euros et six mois de prison ? La France est passé communiste ou c’est notre
président Emmanuel Macron, l’ex banquier d’affaire, qui veut mettre tous ces citoyens à
découvert ? Si je sors monsieur l’agent, c’est pas pour m’amuser, c’est parce que chez
moi le ciel commence à me tomber sur la tête, avait rajouté Liam pour prolonger la
conversation car cela faisait longtemps qu’il n’avait pas discuté avec un vivant.
-J’applique la loi moi monsieur, je ne fais pas dans la politique. Tu as qu’à imprimer
ton attestation la prochaine fois et cocher les cases. C’est quand même pas compliqué ce
qu’on vous demande.
-Je n’ai pas d’imprimante.
-Eh ben tu copies. On t’a appris à copier des textes à l’école. Eh ben tu copies pareil et
tu signes en bas de pages avec l’heure et la date. Ou bien sinon il y a le téléphone. Tu vas
sur le site du ministère de l’intérieur et tu t’arranges. Tu screenshotes… et t’approches
pas trop de moi, c’est deux mètres de distance.
Le flic allongea son bras en tendant le papier où il avait souscrit l’amende. Liam le
récupéra en allongeant son bras aussi.
-La distance est passée à deux mètres maintenant ? s’était enquit Liam. C’était un
mètre ce matin. Ça change vite les mesures et à croire un type à la télé, il avait dit, sur
une chaîne d’infos, qu’on peut même se faire contaminer à deux cents mètre parce que le
corona est porté par le vent. Il a même ajouté qu’il fallait laver les légumes et les fruits et
tout ce qu’on achète de l’extérieur avec de l’eau de javel.
-Il doit certainement avoir raison, avait répondu le flic sans prêter réellement
attention aux paroles de Liam.
-Oui, il doit certainement avoir raison. L’année dernière, il faisait la météo sur Tv.2 et
cette année il est passé microbiologiste.
Le soir, Liam Alexander réapparut et vint se remettre sur sa chaise. Il se servit un
verre d’un liquide jaune. C’était du vin blanc comme il était écrit sur l’étiquette de la
bouteille. D’une traite, il but quatre verres et une fois qu’il arriva au cinquième, ses yeux
se mirent à le quitter tout doucement jusqu’à ce que sa tête s’effondra comme un
tonneau de peine sur moi.
Je ne saurais vous décrire par quelle empathie, par quelle tendresse je fus pris tout
d’un coup pour ce jeune garçon dont j’ai enfin pu connaître l’identité. Je pris conscience
de sa grande solitude et je voulus qu’on devienne ami.
Cependant, le trou de son oreille posé sur moi me parut noir et profond et long
comme un tunnel cheminant vers la lumière de sa conscience. Réussirai-je à enfin me
faire entendre de lui si je lui parle maintenant qu’il est tout près de moi ? me demandai-
je. Ma voix saura-t-elle comment lui parvenir clairement ?
« Je suis le livre qui parle, murmurai-je à tout hasard à son oreille. La nuit dernière,
j’ai pu écrire quinze pages. Voudrais-tu que je te les lise ? »
Liam gardait sa tête sur moi sans bouger, sans donner le moindre signe. Cependant, je
me suis surpris de le tutoyer tout d’un coup.
Je me mis à lui raconter mes écrits sans avoir la certitude qu’elles puissent lui
parvenir. Quelques instants après, il se réveilla et il dit :
« Quel beau rêve j’ai fait. Un rêve où un livre me parle. Cela ne m’est pas arrivé depuis
longtemps ».
Puis il se leva tout doucement à cause de l’ivresse qu’il lui vacillait les jambes et quitta
la pièce pour aller se coucher.
Pour la première fois Liam Alexander avait oublié sa machine électronique.
Le quatrième jour Liam Alexander n’avait encore rien écrit.
Jour 5
La page 56

“Je crains le jour où la technologie dépassera les capacités humaines.


Le monde risque alors de voir une génération de parfaits imbéciles.”
Albert Einstein

Cette nuit-là , lorsque je voulus faire jaillir quelques mots de mon texte dans la pièce,
ils refusèrent de quitter mes pages comme si une force extérieure et malveillante les
acculait. À cause des ondes électromagnétiques malveillantes, l’atmosphère était
légèrement aimantée. Plusieurs fois, il surgissait de la machine électronique une lumière
blanche aveuglante qui malmenait le repos de la nuit. Dans le jargon des neurons, ces
appels de phares sont appelés : Les notifications.
« Vous m’aveuglez. Eteignez votre lumière je vous prie », dis-je à la machine
électronique.
Et la lumière blanche redoubla d’intensité comme si elle cherchait à m’intimider. Puis,
une tête ronde et rouge effrayante apparut, munis de deux cornes. Elle me fixa avec des
yeux révulsés comme ceux des démons.
Voilà à quoi le démon ressemblait mais il était dix fois plus grand que ce portrait :

Emoji Démon

« C’est donc vous la machine électronique ? demandai-je au démon qui avait l’air bien
plus ridicule qu’inquiétant.
- Mdr, répondit le démon en se marrant pour se moquer de moi. Comment tu dis ça
déjà ? La machine électronique ? Quel crétin sui-là . On dit le smartphone, le téléphone
portable, le tél si tu préfères… mais machine électronique… Ptdr… T’es vraiment pas
balaise pour l’électronique toi. Et moi si tu veux tout savoir, je suis l’émoticô ne, pas la
machine électronique ni le téléphone. Tu captes ? L’émoticô ne ou l’émoji ou les deux si
tu préfères. Non, mais machine électronique ! Loool.
Et l’émoticô ne se marrait de plus belle et d’un coup il se transforma en tête jaune avec
des larmes rieuses qui lui coulait le long du visage.

Emoji rieur

« Pourquoi riez-vous ? demandai-je.


À ma question, l’émoticô ne eut un fou rire et se mit à tourner sur lui-même en
s’esclaffant. Il n’arrivait pas à tenir en place. Il se mit à sauter dans toute la pièce, à se
cogner la tête sur les murs comme une balle de ping-pong, à rouler des yeux, à
crier « Youpiii ! Happyyy !!! » et à tordre sans fin les éléments de son visage. Il riait
incessamment, sans délai, sans raison. Il se tapait au plafond pour cesser de rire mais il
n’y parvint pas. « Lol, lool, loool », s’emportait-il. « Je pars en sucette. Je pars en sucette »,
s’alarmait-il. Il perdait pied, échappait à son contrô le, fusait comme un éclair en se
heurtant aux parois de la bibliothèque. Pour peu que quelqu’un lui ouvre la fenêtre, il se
serait catapulté jusqu’aux étoiles et revenir dans la seconde qui suit tellement il était
concentré en surplus d’énergie et transpirait comme une cocote minute.
« Pourquoi riez-vous ? demandai-je une deuxième fois.
C’était la question qu’il ne fallait pas poser. Demandez à une créature curieuse comme
celle-ci pourquoi elle rit la fait rire d’avantage, ça la rend hilare, euphorique. Je me tus
donc et j’attendis que sa folie s’atténue, cesse.
Au bout de quelques instants, ses esprits se calmèrent et je lui demandai
curieusement :
« Qu’est ce que c’est qu’un émoticô ne ?
Il prit un air sérieux et dit :

Emoji lunette de vue

« J’aide les utilisateurs (car pour les téléphones portables les neurons sont tous des
utilisateurs) à exprimer leurs émotions et leurs états d’â mes lorsqu’ils n’arrivent pas à
les écrire ou qu’ils ont la flemme de prendre le temps de les verbaliser avec des mots.
Youpiii !
Et l’émoticô ne se remit à sursauter avec des cœurs rouges dans les yeux comme une
créature folle, irrationnelle, d’apparence avisée et bête à la fois, sincère et menteuse,
parfois angélique, parfois démoniaque avec laquelle on ne pouvait jamais savoir à quoi
s’attendre.
Je lui demandai encore :
« Et les utilisateurs expriment souvent leurs émotions avec des émoticô nes ? Et
pourquoi le font-ils ?
-Oh oui. Yes. Yes. A fond. A fond. Beaucoup. Beaucoup. Ils le font pour s’envoyer des
messages, pour donner de leurs nouvelles. Happyyy !
Et l’émoticô ne me fit un clin d’œil sans raison valable.

Emoji clin d’œil

-Quelle émotion donc Liam Alexander exprime-t-il le plus souvent ?


-Content, répondit l’émoticô ne. Toujours content. Youpiii ! Happyyy !
Je rétorquai étonné.
-Mais enfin ce garçon n’a jamais été content.
C’était donc peut-être pour cela que Liam Alexander n’arrivait pas à écrire ? me
demandai-je avant de poser une nouvelle question à l’émoticô ne.
-Mais si les neurons n’arrivent plus à traduire et verbaliser leurs émotions avec des
mots, si à chaque fois qu’ils souhaitent exprimer leurs sentiments ils font appel à vous, il
n’y aura plus de livre, plus de roman, plus d’histoire.
Puis en réfléchissant encore j’ajoutai comme si mes conclusions venaient à mesure
que je pensais à l’ampleur du problème.
-Et s’il n’y a plus de livre, plus de roman, plus d’histoire, que deviendrais-je ? Que
ferais-je de mes mots que j’aime tant, de mes points, de mes virgules et de mes points
d’exclamations ? Que deviendrait mon rêve de m’élever au rang de roman, de conteur, de
narrateur de belles histoires ?
Pour la première fois l’émoticô ne ne dit rien. Il m’entendait. Il me regardait d’un air à
la fois doux et neutre.

Emoji visage neutre


En revanche, son calme ne dura que quelques secondes car s’il y avait bien une chose
qui pouvait le rendre fou, c’était de prendre le temps de la réflexion.
-Bordel. Grave bordel dans ma tête, s’exclama-t-il en se grattant la tête. Je n’ai jamais
pris le temps de penser à tout ça. Tu m’prends trop la tête.
Et il se remit tantô t à sursauter tantô t à faire des clins d’œil tantô t à sortir des cœurs
de sa bouche.
L’émoticô ne avait tout de même par moment un charme fou. Ces traits parfaitement
arrondis, son sourire captivant et ses sautes d’humeurs inattendues le rendaient très
attractif. Je fus pris de douceur pour lui.
-Pourquoi t’agites-tu autant ? Pourquoi ne tiens-tu jamais en place ? Tu sais, il y a
mieux à faire dans la vie que de faire l’idiot tout le temps.
L’émoticô ne parut triste comme si ses agissements n’étaient pas de son fait. Pour se
justifier, il s’approcha de moi avec un air grave et soucieux. Il tremblotait de peur.
-Je vais te dire une chose, murmura-t-il comme s’il ne voulait pas qu’on l’écoute. Je ne
suis qu’une marionnette enfermée dans la machine et les marionnettes ne sont pas
responsables de leurs actes. Je suis contrô lé par une force extérieure, une force invisible,
une force tellement puissante qu’elle finira par nous emporter tous autant que nous
sommes dans un monde où les utilisateurs ne seront plus que des avatars virtuels, des
émoticô nes, où les livres deviendront des appareils, des liseuses qui serait soumises à
cette même force invisible. Les livres virtuels seraient capables d’écrire sur commande
des histoires selon le goû t et les attentes de chaque lecteur. Ils parviendraient à savoir,
avant même que vous vous ayez à poser la question, ce qui vous émeut, ce qui vous fait
rire ou ce qui vous rend triste. Les livres virtuels écriront des histoires en un clin d’œil
avant même qu’un écrivain décide de se mettre au travail, avant même qu’il termine sa
première phrase, vous imaginez ? La machine connaîtra l’homme bien plus que ce qu’il
ne se connaît lui-même. Il n’y aura plus de mots sur papier, la langue sera remplacée par
des algorithmes programmés qui sauront fabriqués des œuvres d’arts virtuelles bien
plus fascinantes et majestueuses que celle de l’Homme…
-Mais quelle est cette force invisible ?
L’émoticô ne eut un long moment d’hésitation et dit :
-Je ne peux pas te le dire.
Et il se mit à se taper sa tête sur le plafond parce qu’il regrettait d’en avoir déjà trop
dit.
-Mais dis-le moi j’ai besoin de savoir.
Lorsque l’émoticô ne décida de nommer cette force invisible, une fermeture éclair lui
cousit la bouche tout d’un coup pour l’empêcher de parler.

Emoji bouche fermé

Puis sa tête prit la forme d’une bombe.

Emoji Bombe

La bombe explosa et une tête diabolique, bien plus horrifiante que la première, parut
au dessus de moi avec une couronne sur la tête. Elle suintait la colère, la méchanceté et
la condescendance comme une créature virtuelle plus vrai que nature, avide de pouvoir,
sans foi ni loi. Elle n’était ni du monde des neurons, ni des leutons, ni d’aucune autre
espèce. Elle n’était ni de chair ni d’os mais, comment dirai-je, de cellules électriques, de
fils conducteurs qui apparaissait à travers son teint jaunâ tre comme les composants
d’une ampoule.
« Assez. Assez de poser des questions, disait la créature d’un air menaçant. Je suis le
Roi. Prosterne-toi. Si mes utilisateurs m’adulent, les livres doivent faire de même.
Et c’est alors là qu’il se produisit l’inattendu. « Jamais au plus grand jamais vous vous
accaparerez de l’â me de mon fils et des livres », protesta une voix de femme éloquente et
persuasive.
Je me mis à chercher la provenance de la voix et à ma grande surprise, j’appris qu’elle
provenait du roman posé sur la table en bois ouvert à la page 56. C’était ma mère qui
venait à mon secours et je n’avais pas besoin qu’elle me le dise pour le savoir.
« Oh toi Roi Tyran, reprit-t-elle. Vous êtes fourbe et grossier, indigne et ingrat. Vous
trompez les gens comme le magicien et vous ne cessez de voler de leurs temps sans
jamais en être rassasié. Retournez de là où vous venez, donnez du répit à ceux qui
veulent travailler et je vous défends de menacer mon fils. Les livres ne se prosternent
jamais devant une créature artificielle. Quelle est donc cette fâ cheuse manie que vous
avez à vouloir posséder tout le monde ?
-Le roi ne se prive jamais de la soumission de ses esclaves, répondit le Roi Tyran.
Vous êtes jalouse que je gagne de jour en jour plus d’attention de mes utilisateurs
pendant que vous perdez celle de vos lecteurs ?
- N’avez-vous pas honte de le penser. Jalouse de vous ? Je suis le livre monsieur,
répondit fièrement ma mère. Je transmets, j’éduque et je renseigne mes lecteurs sur eux-
mêmes, alors que vous, trompeur que vous êtes, vous avez recours aux plus basses
pratiques, aux plus infâ mes techniques car à chaque fois qu’une personne recours à
votre aide, vous recueillez ses données afin de prédire ses comportements plus tard et
de la persécuter. Cessez vos notifications perfides, cessez vos harcèlements sournois,
laissez vos utilisateurs jouir de ces moments où rien ne se passe, où l’en s’ennuie, où
l’â me peut se taire pour quelques instants, où le silence permet à la conscience de rêver
ou de se questionner. Vous avez occupé, à cause de votre rage de posséder le temps, tous
les silences. Il n’y a plus de silence, plus.
-Assez. Assez, dit le Roi Tyran dégoulinant de haine et de colère car il n’avait pas
l’habitude qu’on lui tienne tête.
Ma mère ne voulut pas s’arrêter pour sitô t et je compris qu’elle avait une dent bien
avant ma naissance contre cette force invisible, cette puissance appelée Intelligence
Artificielle.
Pour mettre le Roi Tyran en difficulté, ma mère lui demanda :
-Décrivez-moi l’amour ?
Et avec un air arrogant et fier, le Roi Tyran se transforma en cœur rouge pour décrire
l’amour.

Emoji cœur

-C’est alors comme ça que vous parlez d’amour. Admettons. Décrivez-moi la passion ?
Le Roi Tyran semblait en panne d’idée puis, ne trouvant pas autre chose pour décrire
la passion, il se contenta de réponde ceci :

Emoji cœur rose


-C’est alors comme ça que vous décrivez la passion. Admettons, s’offusqua légèrement
ma mère. Décrivez-moi l’amitié.
Le Roi Tyran passa du rose au blanc.

Emoji cœur blanc

Puis lorsque ma mère lui demanda de lui décrire l’affection, la tendresse, le désir…, le
Roi Tyran ne put jamais trouver autre chose que son émoticô ne en cœur, dés lors la
supériorité de ma mère me sauta aux yeux. Je compris que les livres étaient un gisement
de lettre et de mots capables de donner aux émotions les plus complexes la profondeur
et la nuance nécessaire tandis que le Roi Tyran les réduisait plus ou moins à la même
chose.
Cependant le Roi Tyran n’eut toujours pas la conviction de son indigence, de
l’étroitesse de son imagination, de son langage limité, pauvre et simpliste. Il était
tellement débordant de vanité, imbu de sa personne, qu’il ne pouvait reconnaître ses
faiblesses. Ainsi, pour les cacher, il se remit à faire des têtes d’émoticô nes comme s’il
s’agissait d’un masque qu’il pouvait remettre et retirer à souhait pour tromper le monde
sur sa vraie nature laide et mesquine. Il reprit un air gai et voulut montrer à ma mère sa
nouvelle panoplie de tête jaune pour exprimer la tristesse, la colère et la peur.
Tandis que le Roi Tyran se donnait en spectacle, ma mère l’arrêta net lorsqu’il illustra
la peur.
-Votre peur est très peu subtile, dit ma mère ouverte à la page 56. On appelle cela la
frayeur. Mais que faites-vous pour exprimer les peurs invisibles, celles parmi les plus
répondues, les plus difficiles à démêler et décrire. Que diriez-vous si je vous demande de
m’exprimer la peur d’échouer, la peur de l’avenir ou la peur de l’inconnu ? Quelle tête
feriez-vous pour décrire la peur de décevoir, la peur de la critique, la peur d’être
abandonné ou encore la peur de trahir ?
Le Roi Tyran eut énormément de difficulté à suivre. Pour cacher son malaise et le
déjouer, il voulut séduire ma mère, mais aussitô t, elle prit un air sérieux et froid pour lui
demander encore :
-Décrivez-moi le doute ?
Voyant que sa fourberie ne portait plus ses fruits, il prit un air indifférent et répondit :
-Connais pas.
-Décrivez-moi l’incertitude ?
-Connais pas.
-Décrivez-moi le scepticisme ?
-Le scep… quoi ? demanda le Roi Tyran narquois.
-Le scepticisme, répéta ma mère en articulant chaque lettre séparément afin de se
faire bien comprendre.
Ne pouvant plus paraître aussi ridicule et s’avouer perdant, le Roi Tyran reprit son air
orgueilleux et prononça une formule magique :
-Ok Google.
Et Google répondit à la vitesse de l’éclair.
-Bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
-Définition du mot scepticisme, demanda le Roi Tyran.
Et Google répondit avec une voix robotique et suave.
-Scepticisme : doctrine, notamment des anciens philosophes sceptiques grecs, selon
laquelle l’esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale.
Le Roi Tyran parut fière de sa formule magique comme dans Ali Baba et les quarante
voleurs où seulement en disant : Sésame, ouvre toi, la porte du rocher s’ouvrait et donnait
accès à l’or et à toutes les richesses.
-Avez-vous compris ? rétorqua ma mère au Roi Tyran.
-Comprendre quoi ?
-Comprendre que vous avez la possibilité de tout connaître, de tout savoir, d’avoir
accès à tous les trésors de la connaissance en un claquement de doigt, mais malgré ça,
vous restez bêtes et fainéant.
Et ma mère redemanda de nouveau :
-Que veut donc dire le scepticisme ?
Le Roi Tyran désarçonné ne put répondre car malheureusement il ne retenait rien, il
avait déjà tout oublié.
-Avez-vous compris maintenant ?
-Comprendre quoi encore ? fit le Roi embêté et lassé.
-Comprendre qu’en plus de votre bêtise, vous perdez, au même titre que vos
utilisateurs, la mémoire. Vous ne retenez plus rien. Un jour viendra où vous ne saurez
plus si vous êtes Roi ou émoticô ne ou un légume.
Et aussitô t le Roi Tyran se transforma en courgette car toutes les occasions étaient
bonne pour lui pour faire le pitre.

Emoji courgette

(Ma mère s’était même amusée à inventer une nouvelle expression pour désigner les
pitres, les bouffons vantards, les hâ bleurs et les guignols. Si vous en voyez un la
prochaine fois devant vous, dites-lui : arrêtez de faire l’émoticô ne).
A mesure que le temps passait, le Roi Tyran faiblissait, sa voix s’enrayait et son
apparence perdait peu à peu de sa densité et de sa puissance. A plusieurs reprise, la
machine électronique signala la formule : Batterie faible. Et d’un coup, lorsqu’elle
s’éteignit, la créature virtuelle disparut comme si jamais elle n’avait existée.
-Reviendra-t-il ? demandai-je à ma mère. S’accaparera-t-il encore demain de toute
l’attention de mon ami Liam Alexander ?
Au tac au tac, ma mère rétorqua avec cet air soucieux que peuvent avoir les mamans à
apprendre à leur petit les secrets de la vie – Et je précise ici que les leutons comme moi
peuvent avoir des milliers de mamans contrairement aux neurons qui n’en ont qu’une.
-Les Rois Tyrans reviennent toujours, non parce qu’ils sont roi, mais parce qu’il y a
beaucoup trop d’esclaves.
-Esclaves ?! Liam Alexander est-il aussi esclave?
-Evidemment, comme tous les autres utilisateurs car comme les esclaves, ils ne sont
plus de condition libre, ils sont capturés, soumis à la puissance absolue du Roi Tyran qui
règne en maître sur les esprits et sur le monde. Il veut prendre le règne de Dieu. Ceux qui
vont le suivre périraient dans la bêtise, la niaiserie et la stupidité. Je ne sais comment
cela se produirait, mais ils périront. En revanche, ceux qui lutteront contre lui, garderait
la tête haute et pourront continuer dans cette grande marche de l’humain lettré qui tend
vers plus d’intelligence, plus de savoir et plus de sagesse.
-Liam fera partie desquels mère, les seconds ou les premiers ?
-Je ne sais pas fils. L’histoire nous le dira. Pour l’instant ni toi, ni moi, ni même les
lecteurs qui te liront un jour et qui arriveraient à ce stade de ton histoire, ne sauront pas
de quelle nature est ton ami, de quel moulage il est fait, par quel motivation il est pris.
Tout ce que je sais moi, c’est qu’il a une mère aimante, amoureuse de littérature et cela
fait quelques jours qu’elle ne vient plus me rendre visite. Elle m’a lu longtemps,
beaucoup, énormément. Cette bibliothèque lui appartient. Mais Liam, que sait-on de lui ?
Rien. Pas grand chose. Il a toujours été paumé, ne sachant que faire de sa vie et de son
temps… La voix de sa mère me revient là . Là voilà qu’elle le gronde pour se lever de son
lit le matin… Là voilà qu’elle le supplie pour chercher un métier… Là voilà qu’elle
l’injurie pour arrêter de fumer du cannabis… Là voilà qu’elle l’emmène chez le médecin
pour l’aider à en finir avec cette drogue qui lui trouble le cerveau… Le voilà qu’il la
gronde… Le voilà qu’il s’insurge contre elle… Le voilà qu’il laisse tomber ses études de
médecine pour un métier de serveur… Le voilà qu’il lui cause de la peine… Là voilà qui
pleure. La voilà … Le voilà … la tendresse d’une mère et l’ingratitude de son enfant…
-Mère ! Je ne voudrais pour rien au monde être un ingrat.
-Mais encore…
-Je ne serai pour rien au monde un cahier qui se laisse exister sans but, sans chercher
à apprendre et à comprendre les mystères de la langue et de la vie.
-Il y a ton oncle Robert pour t’aider pour la langue. Mais encore…
-Sans tenter chaque jour d’enrichir mes pages vides même si les circonstances iront
parfois à l’encontre de mes ambitions, même si mon écrivain manque d’inspiration.
-Mais encore…
-Je m’élèverai au rang de roman, du plus grand conteur d’histoire pour honorer ma
famille.
-C’est à soi-même d’abord qu’on se doit les honneurs. Mais encore…
-Je ne manquerai jamais de caresser les yeux de mes lecteurs le soir. Je les
accompagnerai dans leur solitude, je raviverai leurs â mes dans le chagrin, je les ferai rire
dans la tristesse.
-Mais encore…
-Je conquerrai les attentions fragiles et les concentrations fugitives. Je gagnerai sur le
Roi Tyran. Je donnerai des couleurs vives aux émotions, je les décrirai avec les nuances
qu’elles méritent. Je parlerai de ce que l’œil ne voit pas, de ce que les â mes ignorent, de
ce que les cœurs peinent à s’expliquer comme l’amour, la peur ou le doute. Je
dépeignerai avec les mots une atmosphère…
-Mais encore…
-Un univers…
-Mais encore…
-Un monde où chaque lecteur, enfant et adulte, s’y retrouverait. Je serai un voyage
qu’à aucun moment ils ne voudraient quitter. Je surprendrai ceux qui croient tout savoir
et je réconforterai ceux qui ne savent encore rien. Je prendrai chaque neuron par la
main, par ses yeux, pour lui faire faire un tour chez moi, pour qu’il sente les odeurs
vertigineuses de l’aventure et de l’imaginaire, pour recueillir ses pleurs et ses rires si
l’envie le prenait, pour lui chuchoter à l’oreille que je suis son plus fidèle ami car je serai
son livre, un livre ouvert rien que pour lui et qu’il pourra me fermer autant qu’il le
désire, je resterai son plus fidèle ami. Aussi, je lui rappellerai qu’avant de devenir un
roman, j’étais un pauvre cahier vide et que cela ne fait rien de se sentir vide car ceux qui
naissent rempli manquent d’ambition.
-Mais encore…
Les ‘’mais encore’’ de ma mère pouvait continuer pour trois vies encore tellement elle
voulait s’assurer sur ma destinée et je me surpris à couper court à ces questions
incessantes, peuplées d’affections et d’exigences.
-Cela suffit mère. Voudrais-tu m’épargner quelques ‘’mais encore’’ pour une autre
occasion ? J’ai peur que mes promesses changent un jour en découragement ou que mes
ambitions soient un peu trop grandes pour moi.
-Que cela suffit alors. Tes réponses me donnaient tellement chaud au cœur que je ne
pus m’arrêter et couper court à mes questions me prouve aujourd’hui que tu es déjà un
petit adulte.
-Et que penses-tu de cet extrait mère ?

Je !!! suis !!! le !!! livre !!! qui !!! parle !!!
,,,,,,,,, ?,,,,,,,,,, ? Le suis-je ? ,,,,,,,,,, ?,,,,,,,,, ?
,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,, ? Qui parle ?,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,
,,,,,,,,,,,, Je suis le livre qui parle ,,,,,,,,,,,,,,,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

-Oh, s’exclama ma mère, il est formidable. Formidable cet extrait. Tu en feras d’autres,
et des beaux et des meilleurs. Tu es un émotif toi, un sensible, tes points d’exclamations
me le prouvent. Tu aimes à jubiler de tes exploits sans trop te congratuler bassement. Tu
n’es pas ébranlé par l’indifférence de ton écrivain, tu n’es pas affecté par ce monde régi
par l’intelligence artificielle. Tu t’étonnes encore des choses simples, tu t’émeus du peu
que la vie a pu t’offrir jusque-là . Grande qualité que celle-ci. Un auteur un jour a dit : les
plus chanceux ce ne sont pas ceux qui ont le meilleur du meilleur, mais ce sont ceux qui
se contentent du meilleur qu’ils croisent sur leur chemin.
-Et si Liam Alexander ne revient pas ? Et s’il ne se remet pas au travail ? Et s’il n’écrit
jamais plus rien sur moi ? Et si le Roi Tyran vient à le détourner à jamais de mes pages ?
Ma mère se mit à sourire doucement comme si mes inquiétudes lui prouvaient
d’avantage l’ampleur et l’infaillibilité de mes ambitions.
-Si tous les livres de cette bibliothèque que tu vois ici venaient à te raconter combien
de fois leurs auteurs ont failli arrêter d’écrire, si tous les romans du monde venaient à te
confier combien de fois leurs écrivains ont failli ne jamais commencer, tu serais surpris.
Arme-toi de patience, l’écriture n’est pas une affaire d’une journée ou même d’une
année, l’écriture est une affaire de toute une vie car l’écriture c’est la vie, ou plus encore
que la vie parce qu’elle arrive quelque fois à tromper la mort.
Et elle ajouta :
« Parfois il vient à l’auteur une idée, puis deux, puis il revient à la première qu’il
rature pour en inventer une troisième. Il n’écrit pas l’auteur, il récrit, constamment,
perpétuellement. Il marche sur les épines du doute que le sommeil retire de ses pieds
une à une puis, il se relève le lendemain matin pour s’y remettre à marcher dans son
champ d’épine, il tente de l’arroser goute à goute, mot à mot, en espérant le voir fleurir
un jour et lorsqu’il y arrive, il sourit, il jubile, il se hâ te à y inviter ses lecteurs sans jamais
leur montrer le plat de ses pieds en sang.
-Et moi le cahier dans tout ça, comment devrai-je m’y prendre ?
-La meilleure façon de s’y prendre, c’est de recueillir la parole de l’écrivain sans trop
le juger car il arrive souvent à l’écrivain d’aller chercher des choses du cô té de la folie,
mais ne le juge pas, car c’est d’une première folie suivit d’une autre qu’apparaissent à
terme les plus étonnantes leçons de sagesses.
Lorsque le jour commença à chasser la nuit, ma mère voulut me quitter.
-Je dois retourner dans ma maison, me dit-elle.
-Ta maison ? fis-je interloqué.
-Oui ma maison. Le maison dont je te parle n’est pas celle que tu crois, notre plus
grande maison c’est celle que chacun de nous à en soi.
-Au revoir mère. Au revoir, dis-je difficilement à cause de l’émotion qui immobilisait
ma voix.
Jour 10

« Il nous faut, autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantô mes »
Guy de Maupassant

Entre le cinquième et le dixième jour, Liam Alexander vint seulement deux fois dans
la pièce. La première fois il récupéra sa machine électronique et la deuxième il prit un
livre dans la bibliothèque. Il portait toujours le même peignoir marron sur lui et sa peine
sur son visage.
Quelquefois je l’entendais parler tout seul et d’autrefois il marmonnait en s’adressant
à la télé ou plus exactement aux intervenants qui venaient y faire la mise au point sur les
dégâ ts causés par la pandémie. L’économie s’effondrait, le chô mage flambait, la détresse
battait son plein, disait-on sur les chaînes d’infos. Les entrepreneurs craignaient la
faillite, les employés de plusieurs secteurs, restauration, évènementiel, tourisme et bien
d’autres, perdait leurs emplois. L’état et ses mesures gouvernementales venaient à leurs
secours, chô mage partiel, retardement des remboursements des crédits et des dettes,
aide aux auto-entrepreneurs… etc. Les premiers intervenants laissaient la place à
d’autres. « Faut-il porter le masque ou pas ? ». Le ministère de la santé est clair là -dessus.
« Pas de masque, pas besoin ». Le président de la République faisait son allocution ce
soir pour dresser un bilan, pour annoncer les nouvelles. Liam Alexander attend avec
impatience. Le Président affirme et confirme que le confinement durera encore un mois
de plus. « On en est déjà à un mois », s’alarmait Liam. « La fermeture des écoles sera
maintenue, reprend le président. Le télétravail aussi. Les attestations de déplacement de
même ». Que personne ne sorte de chez lui plus d’une heure. On s’alimente, on achète le
paracétamol si la fièvre du Corona nous prend et on attend chez soi. On appelle le
médecin si d’autres symptô mes apparaissent. On évite de se rendre aux urgences sauf si
on est pris d’essoufflements, de difficulté respiratoire. « Les hô pitaux craquent, constate
un médecin. On est à bout ».
A vingt deux heures Liam vint s’installer sur sa chaise. Il voulait écrire. Il n’avait
presque plus la même tête que je lui avais connue. Ses joues se creusaient de jour en
jour. Son teint paraissait pâ le. Il marmonnait encore en serrant ses dents comme s’il se
parlait à lui-même sans avoir le contrô le sur son esprit. Il devenait inquiétant à regarder.
Il prit un Vagabond Chétif, m’écarta légèrement vers la droite et posa la feuille
blanche à la place que j’avais toujours occupé. Il se mit à écrire une lettre.

A l’attention du docteur Christian Mouchard

Cher Docteur,

Je suis Liam Alexander, le fils de votre amie Laila Yamine. Sans vouloir vous faire de la
peine, ma mère est morte, elle est morte il y a plus d’une semaine en contractant le virus
pendant son service à l’hôpital Saint-Antoine où, comme vous le savez, elle travaille.
J’ai longtemps cherché votre carte de visite dans mes affaires, j’ai cru l’avoir perdue, puis
en fouillant tous les coins et les recoins de la maison, j’ai fini par la retrouver derrière mon
lit. Je me souviens de cette soirée où vous êtes venu dîner à la maison et avec beaucoup de
gentillesse, vous m’aviez proposé de me venir en aide pour mettre fin à ma consommation
de cannabis, mes insomnies et mes crises de panique. « Ecrivez-moi une lettre, m’aviez-vous
dit, si ça ne vous chante pas de vous rendre dans mon cabinet. Je déteste qu’on me SMS ou
qu’on me TEXTOTE. Toutes les maladies du futur surviendront à cause de la langue qui se
perd de jour en jour. Le plus difficile pour un psychanalyste comme moi, c’est de devoir
soigner des malades qui ne savent même plus parler »… Le cannabis, je n’y touche plus
docteur ou, pour être tout à fait franc, j’en consomme d’avantage en cette période de
confinement. L’insomnie et la panique sont là, elles sont revenues plus aiguës, plus
insurmontables, plus incompréhensibles qu’il y a un an.
Vous vous souvenez de la discussion que vous avez eue avec ma mère à propos du grand
écrivain français Guy de Maupassant ce soir-là ? Vous aimiez beaucoup parler de
littérature avec ma mère et j’aimais à vous entendre communiquer cette passion.
Souvenez-vous de cette nouvelle de Maupassant Le Horla où l’auteur décrit une créature
invisible dont il ne sait pas si elle est réelle ou le fruit d’un trouble psychiatrique ? Je n’irai
pas jusqu’à vous dire ça, mais il n’en demeure pas moins que le personnage torturé, décrit
par l’écrivain, a quelques troubles et manies que j’ai peur de contracter.
Mon monde s’effondre chaque jour, Docteur. J’ai perdu tous mes repères. Je me
surprends à me demander qui suis-je ? Où suis-je ? Que m’arrive-t-il ? Pour combien de
temps on en a encore de cette situation, de cet isolement, pour combien de mois, pour
combien d’années ? Je me surprends à avoir peur de la vie et de la mort en même temps. Je
ne sais plus où me mettre, quoi penser, quoi faire pour que mes angoisses cessent pour de
bon. Dans la solitude et l’ennui, j’ai fait connaissance avec moi-même et ce n’est ni
agréable ni beau ce que j’ai pu voir.
Parallèlement à ça la dépression me guette, le mal-être m’habite.
Ma mère a été enterrée sans rituel, sans toilette mortuaire, sans funérailles. Je n’ai
même pas pu la prendre dans mes bras, lui dire au-revoir là-haut, accompagner son
agonie, lui demander pardon pour le fils ingrat que j’étais parfois. A cause de l’épidémie, le
monsieur des pompes funèbres et le service hospitalier ont été stricts là-dessus. Ils avaient
des consignes des hautes instances, du Haut Conseil de la Santé publique qui leur imposait
le principe de précaution. Dès que les médecins ont constaté son décès, ils ont procédé à la
mise en bière, ils ont fermé le cercueil, aucune cérémonie n’était permise. Etant moi-même
contaminé, je ne pouvais me rendre au cimetière. J’ai assisté à l’inhumation de ma mère
par visio-conférence sur Zoom. Par viseo-conférence, Docteur, vous imaginez mon deuil,
l’impossible consolation de ma perte, de ma reconstruction. Et tous ces gens présents
pendant l’inhumation, ses collègues pour la plupart, appliquant les gestes barrières, deux
mètres les uns des autres, sans pouvoir se prendre dans les bras, sans pouvoir se toucher,
sans pouvoir se consoler, masqués de la tête au pied, fantomatiques, à attendre sous la
pluie en noir comme si les anges pleuraient sur eux et sur moi.
Que me reste-t-il après ça ? Rien, Docteur. Cette première vague a tout emporté, les
morts et les vivants. Tout a été vite, rapide, soudain et brutal. Je ne savais pas qu’à
cinquante et un ans on pouvait mourir, je pensais avoir encore le temps pour me rattraper,
pour me montrer capable de grande chose dans la vie, pour redonner le sourire à ma mère.
Trop tard.
Ces dernières paroles c’était il y a deux semaines. Elle allait au travail et elle a été
surprise de me retrouver tôt le matin à son bureau, en train d’écrire. « Tu vas t’y mettre
mon grand, m’avait-elle dit avec des étoiles dans les yeux. Dorénavant, tu peux prendre ce
bureau. Et, ces livres dans ma bibliothèque que j’ai accumulés tout au long de ma vie,
veilleront sur toi à ma place. Il n’y a pas meilleure conseillère que la littérature ». Et elle est
partie comme si elle savait que sa fièvre de la veille n’était pas anodine, sans se plaindre de
la journée apocalyptique qui l’attendait, les morts, les malades, les malheurs, les chagrins
qui s’entassent par dizaine, par centaine, par millier à l’hôpital comme des montagnes de
cadavre partis sans adieux.
Avant de quitter le domicile, je l’ai entendu fredonner Padam Padam d’Edith Piaf. C’était
une romantique ma mère, tantôt rêveuse tantôt mélancolique.
A l’hôpital Saint-Antoine, une infirmière et deux de ces collègues médecins ont succombé
aussi, après avoir été contaminés pendant leur service par la Covid-19, à la maladie et je ne
sais combien de familles sont endeuillées à l’heure où je vous parle. Certainement
beaucoup, vous me diriez. Je n’ai pas les chiffres. Je ne trouve même pas les mots pour vous
écrire alors imaginez pour compter…
On a envoyé les soignants de ce pays comme des soldats à l’abattoir, sans masque, sans
matériel, sans cartouches, sans artilleries. Enfin, si… Lorsqu’ils étaient en pénurie de blouse,
on leur a demandé de combattre avec des sacs-poubelles. Lorsqu’il manquait de personnel,
on leur disait de faire des heures supplémentaires. Sans parler du manque des respirateurs,
d’anesthésiants et surtout de lits. Cent mille lits fermés en 20 ans.

Lorsque Liam termina d’écrire son papier, il prit une enveloppe où il introduisit le
Vagabond Chétif. Dans ma famille de leuton, quand un Vagabond Chétif est à l’intérieur
d’une enveloppe, il n’est plus Vagabond Chétif mais une lettre que nous appelons La
Messagère Bavarde.
La Messagère Bavarde porte souvent des textes administratifs, des publicités sans
intérêt, des mauvaises nouvelles comme le paiement des impô ts, la taxe foncière,
l’augmentation du prix du Gaz, l’échéancier des factures d’eau et d’électricité… Si on dit
d’elle Messagère c’est parce qu’elle informe, et si on ajoute Bavarde c’est parce qu’elle ne
peut s’empêcher dans les plus malheureuses nouvelles qu’elle annonce de répéter à
chaque fois des formules faussement distinguées, machinales, codifiées comme veuillez
croire, Madame, Monsieur, à mes plus sincères salutations ou encore cordialement, bien à
vous, Veuillez croire en mes respectueux sentiments, Je vous prie d'agréer, Madame,
Monsieur, l'assurance de ma considération… Ainsi pour la faire taire jusqu’à l’adresse du
destinataire, les neurons lui réservent un traitement particulièrement vengeur.
Après que Liam eut inscrit mot pour mot l’adresse du docteur Christian Mouchard, la
Messagère Bavarde fit une tête dégoutée et mécontente car elle savait indubitablement
ce qui l’attendait. Le jeune garçon à lunette sale et à la barbe cavernesque la porta prés
de sa bouche, sortit sa langue et la remplit de quantité de salives baveuses jusqu’à ce
qu’elle s’écria en colère :
« Madame, Monsieur, contesta la Messagère Bavarde. Sans vouloir paraître impolie, je
proteste et je demande qu’on m’épargne des salives infectes comme celle-ci. L’odeur du
tabac mélangé à celle de l’alcool me donne à vomir et je souhaite… »
Et avant que la Messagère Bavarde ait le temps de terminer sa phrase, sa bouche se
ferma d’un coup sec lorsque Liam Alexander ferma l’enveloppe.
« Bouche cousue… Bouche cousue… », me moquai-je d’elle.
La pauvre Messagère Bavarde n’était pas du tout ravie qu’on lui ferme sa bouche, elle
prenait un air dépité comme une poule mouillée trempée sous la pluie n’ayant plus le
droit de roucouler ni de se plaindre.
Cependant sur l’extrémité gauche de sa bouche, il lui restait une petite ouverture
d’où elle grommelait plaintive sans arrêt des paroles difficilement compréhensibles. Je
l’interrogeai :
-Pourquoi commenciez-vous toutes vos phrases avec Madame, Monsieur ? Je ne suis
pas Madame, je suis Monsieur, le livre est masculin, n’est-ce pas ?
J’aimais parfois dire de moi livre et non cahier car ce dernier était un nom trop
réducteur pour mes hautes ambitions.
-Madame, Monsieur, articula péniblement la Messagère Bavarde. Si j’oublie de dire
Madame, les neurons me traitent de sexiste, et si j’oublie de dire Monsieur, ils me
traitent de féministe radicale. Veuillez, Madame, Monsieur,…
-Sexiste ? Féministe radicale ? répétai-je interrogatif en l’arrêtant moyennant quoi
elle ne se serait jamais arrêter. Que signifient ces mots-là ?
La Messagère Bavarde parut outrée de mon ignorance sur des sujets aussi d’actualité.
-Madame, Monsieur. Le sexisme c’est de considérer les femmes inférieurs aux
hommes, le féminisme radical c’est de considérer que les hommes ont plus de pouvoir
que les femmes. Veuillez, Madame, Monsieur, accepter mes salutations respectueuses.
Et voyant que je ne comprenais toujours pas, elle ajouta :
-Savez-vous que les neurons sont en train de modifier la langue française, on appelle
cela l’écriture inclusive. Par exemple, je ne peux plus dire ‘’les citoyens’’ mais il faudrait
écrire ‘’les citoyen.ne.s’’ ou à la place de dire ‘’les français sont mécontents’’, il faudrait
écrire ‘’les français et les françaises sont mécontent.e.s’’, ainsi le masculin ne l’emporte
plus sur le féminin.
Je fus étonné de voir La Messagère Bavarde inclure des points entre les lettres et non
comme je l’avais appris, à la fin des phrases.
-Etes-vous certaine qu’on doit mettre des points au milieu des mots ? lui dis-je
étonné. Les points sont des ruptures, c’est ce qu’on m’avait toujours appris, n’est-ce
pas ?
-Madame, Monsieur. Je vous confirme que les points sont des ruptures et toutes les
Messagères Bavardes sont surprises par ses ruptures nombreuses que les neurons
introduisent depuis quelque temps dans nos textes, il faudrait vous y préparer. Un jour,
on ne dira plus de vous Livre mais aussi Livresse…
Je me mis à rire car pour la première fois je m’imaginais femme et cela me plaisait
beaucoup.
Par ailleurs, mon seul souci fut ce mal de tête que j’avais eu soudain car je ne savais
comment m’y prendre dorénavant en tant que cahier, rêvant d’une carrière de roman,
pour écrire mes textes et en même temps, lors de mes créations littéraire et artistiques,
rendre justice à ces neurons en rupture entre eux et avec l’héritage que leurs ancêtres
leur avaient légués. Veulent-ils se couper du passé ? Chercheraient-ils à le corriger ?
Je demandai inquiet à la Messagère Bavarde en fixant la grande bibliothèque devant
moi.
« Les neurons vont-ils modifier l’orthographe de tous mes ancêtres ?
-Madame, Monsieur. Les neurons sont capables de tout et c’est pour cela qu’il n’y a
que toi qui puisses les ramener à la raison. Si j’avais autant de pages vides que toi, autant
de possibilités de me remplir de mots, de textes et de raisons, je serai allée au combat
pour expliquer, instruire, réclamer justice car il en va de notre avenir et celui de nos
ancêtres, mais voyez-vous, je ne suis limitée qu’à un recto-verso et je ne peux aller bien
loin avec ça.
La Messagère Bavarde parut triste. Pour la réconforter, j’essayai de lui démontrer par
quoi elle m’était supérieure car il est bien beau d’avoir des pages vides et nues, encore
faut-il un écrivain inspiré qui m’aide à les vêtir.
-Regardez-vous comment vous êtes belle avec votre texte. Liam t’a choisi pour aller
voir son docteur, pour lui venir en aide et lui porter secours. Et puis ce timbre-postal
dont il vous a orné, vous donne droit à voyager, à sortir de cette pièce, à aller voir un peu
du dehors. N’est-ce pas là une grande chance que le destin vous offre par ces temps durs
du confinement ? Ah ! Le voyage, le voyage…
Et je me mis à rêver de voyage aussi. Je m’imaginai un roman avec une belle
couverture marbrée comme celle de mon oncle Robert le dictionnaire, traduit en des
dizaines de langues, visitant les villes, les pays et le monde entier, racontant la plus belle
histoire à mes lecteurs, l’histoire de ma vie. Dans mon songe, des mains, vos mains, vos
doigts caressant mes pages et vos yeux au-dessus de moi… oui, ce sont des vô tres dont je
vous parle, me venaient par centaines. Ils tournent autour de moi comme la terre tourne
autour du soleil. J’ai le cœur chaud tout d’un coup et votre peau sur moi me réconforte
comme ces matins où lorsque vous étiez enfant, et que vos parents viennent vous
remettre une deuxième couverture pour vous soulager du froid d’hiver. Vos regards…
oui, vos regards me fixent de loin, de très loin, ils me paraissent comme des milliers
d’étoiles qui scintillent selon que vous me regardez ou que vous clignez des yeux.
J’entends : Madame, Monsieur… Madame, Monsieur… La Messagère Bavarde interrompt
mon rêve. Je la regarde et je lui demande :
« Excusez-moi, j’étais ailleurs et c’est bien beau parfois de sortir de soi-même. Dites-
moi, que savez-vous du voyage ? Qu’avez-vous appris de vos aventures ?
-Madame, Monsieur. Je suis la lettre et je ne puis rien t’apprendre sur le véritable
voyage, le mien ne dure qu’une fois car arrivée à destination, on me jette à la poubelle.
Veuillez, Madame, Monsieur, accepter mes…
J’insistai :
-Mais vos ancêtres ont voyagé avant que vous ayez à voyager à votre tour. Que vous
avaient-ils dit sur le voyage, que vous avaient-ils appris ?
-Madame, Monsieur. Rien, répondit la Messagère Bavarde. On n’apprend rien des
voyages dont on ne revient pas.
-Et si vous reveniez, que diriez-vous ?
-Il faudrait alors que je me perde comme ces lettres qui ne parviennent pas au
destinataire et que le postier doit remettre à l’expéditeur.
-Perdez-vous alors. Perdez-vous. Le véritable voyage ne serait-il pas de perdre le
message que vous portez pour en épouser un autre en cours de route ? Quel est l’intérêt
de se munir d’un timbre postal s’il vous réduit à vous rendre à une destination où vous
savez au préalable le sort fatal qui vous attend ? La magie du voyage c’est de ne pas
savoir où l’on va, de ne pas connaître la destination, de ne porter aucun message en soi,
la véritable aventure c’est de partir sans rien en se faisant mille et une idées sur les
mystères à découvrir car, je le dis comme je le pense, voyagé c’est d’abord se perdre.
La Messagère Bavarde réfléchit longuement :
-Effectivement, me dit-elle, mais il me faudrait une longue vie comme la vô tre pour
m’aventurer dans ces mirages-là . Je ne suis que la lettre, je pars d’un point A à un point
B, je dois accomplir une mission précise et souvent urgente, je le dois. Je ne peux être
comme vous car nous ne sommes pas les mêmes, mais continuez à dire car j’aime à vous
entendre philosopher.
Vous remarqueriez que La Messagère Bavarde ne commence plus ses phrases par
Madame, Monsieur, car à trop converser avec un rêveur comme moi, un artiste en
recherche d’idées neuves, d’idéals et assoiffé de liberté, elle en oublia la conformité, la
servitude et les cloisons dans lesquelles les neurons l’avaient enfermée.
Puis elle ajouta comme si elle s’interrogeait en même temps :
-Avez-vous imaginé une seule seconde si les lettres décident de manquer à leur
devoir ? Avez-vous imaginé si toutes les lettres se mettent à voyager et à parcourir le
monde en se rendant à des fausses adresses ? Ainsi, la lettre de Bernard, habitant à
Mulhouse, se retrouve chez Christelle à Nice ou à Bordeaux… La lettre d’Emmanuel le
parisien franchit les frontières et se retrouve de l’autre cô té de la Méditerranée chez
Wamba le congolais… La lettre du ministère des finances en Corée du Nord sur l’avis
d’imposition de Chin-Hae l’ingénieur se retrouve à Ourzazate, dans le sud marocain, chez
Mohamed le serrurier… Le communisme se mélange au capitalisme, le capitalisme au
fascisme et le fascisme à la démocratie… Avez-vous pensé à cela ? Avez-vous pensé à
moi, lettre de Liam Alexander destiné au docteur Christian Mouchard, si je m’amusais à
me rendre chez un coiffeur ou un restaurateur ou un journaliste, comprendraient-ils
quelque chose à la souffrance de ce jeune garçon, à son mal-être, à son deuil difficile ?
Non, un médecin n’est pas un journaliste, un journaliste n’est pas un juge et un juge
français n’est pas un juge chinois, australien ou africain.
La Messagère Bavarde avait le mérite de sa sagesse. Elle tenait à maintenir l’ordre des
choses, l’ordre du monde, à ne jamais faillir à sa mission même si cela la réduisait à une
vie courte, à un seul voyage.
Toute la nuit, nous conversâ mes, nous abordâ mes des sujets fort intéressants, elle
m’apprit l’existence de ce pays des lettres en souffrance, ce vaste entrepô t à Libourne, à
quelques kilomètres à l’est de la ville de Bordeaux, où chaque année des centaines de
millier de Messagères Bavardes se retrouvent enfermées comme des orphelines à cause
de ces expéditeurs, qui parfois, distraits, se trompent sur le numéro d’une rue, le nom
d’un boulevard, d’une ville, d’un département, ou d’autres fois, par négligence, oublient
de coller un timbre postal sur leurs courriers ou d’inscrire leurs propres adresses sur le
dos de la lettre.
« Y a-t-il beaucoup de distraits et de négligents parmi nous ? demandai-je
curieusement à la Messagère Bavarde.
Il y avait qu’à regarder Liam Alexander, vous me diriez, qui à ce moment précis était
assis sur sa chaise, happé comme à son habitude par son smartphone, étourdi par le Roi
Tyran au point que son esprit semblait ne plus lui appartenir, au point que sa conscience
n’habitait plus son corps…
-Combien y a-t-il de ces lettres en souffrance ? m’enquis-je.
-Elles sont bien plus nombreuses de nos jours que tu ne peux croire, répondit la
Messagère Bavarde. Chaque continent compte des centaines de pays de lettres en
souffrance et leurs nombres se multiplient à grande vitesse. Ce n’est pas que les neurons
sont devenues distraits, ils l’ont toujours été mais ils le sont davantage aujourd’hui et
plus négligents qu’hier vis-à -vis de nous. Ma famille et moi sommes victimes de la plus
grande injustice. Il fut un temps où nous n’étions pas les Messagères Bavardes comme il
vous plait de m’appeler, mais les Messagères d’Amour, les Messagères d’Amitié. Nous
avions des noms nobles et charmants car les neurons jadis écrivaient des lettres comme
on écrivait des livres. Ils nous lisaient et nous relisaient. Il nous parfumait. Ils nous
gardaient secrètement chez eux comme des bons souvenirs de leurs amours passés au
lieu de nous jeter à la poubelle. Nous tenions le rang des correspondances intimes des
plus grands écrivains. On pouvait en apprendre autant sur Flaubert en lisant ses lettres
qu’à lire Madame Bovary, autant à en apprendre sur Céline en lisant ses
correspondances qu’à lire Voyage au bout de nuit, autant à en apprendre sur Victor
Hugo qu’à lire Les Misérables…
La Messagère Bavarde me fit part longuement de sa déchéance. Elle fut l’une des
premières victimes de ce Roi Tyran bête et rusé. Elle m’expliqua comment les neurons
avaient délaissé les lettres en les remplaçant par des mails, les correspondances par les
SMS et les lettres d’amours parfumées par les émoticô nes et les cœurs rouges. Je crains
hélas le jour où , à cause de la technologie, il n’y ait plus de roman comme il n’y ait plus
de lettres parfumées.
Lorsque le jour commença à se lever, Liam prit sa lettre en se plaignant d’un mal de
tête terrible. Il traina ses pieds jusqu’à l’interrupteur, éteignit la lumière et avant de
fermer la porte, la Messagère Bavarde se hâ ta de me prévenir :
-Demain j’irai voir le docteur Mouchard, je lui transmettrai le message de Liam et je
mourrai au fond d’une poubelle. Si vous deveniez livre, si vous deveniez roman un jour,
je vous prie de ne pas m’oublier, je vous prie de vous souvenir de moi. Prenez une page
ou deux pour raconter à vos lecteurs notre petite rencontre.
-Assurément, assurément.
Et la Messagère Bavarde disparut au tournant du couloir.
Jour 15

« Les enfants sont sans passé et c'est tout le mystère de l'innocence magique de leur sourire. »
Kundera

Le jour onze, douze, treize et quatorze, Liam allait et venait dans l’appartement
comme un animal en cage, il ne s’occupait à rien, il passait son temps à regarder la rue
des Boulets par la fenêtre d’où il apercevait, plus souvent que d’habitude, des
regroupements de pigeons à la recherche de nourriture. Il les enviait. Puis d’autres
oiseaux, plus rares dans les villes ceux-là , des moineaux, des merles, des fauvettes à tête
noire, des pinsons et des troglodytes, chantaient toute la journée pour délimiter leurs
territoires et attirer les femelles. Le malheur des uns faisait le bonheur des autres. La
nature reprenait ses droits avec la disparition de la cacophonie humaine et de la
pollution.
Vers ce temps-là , où presque la terre entière vivait sous cloche entre le mois de mars
et mai 2020, les neurons assistaient à des phénomènes peu communs. On vit dans les
rues en Espagne, des paons et des chèvres. Au Japon, un cerf emprunta un souterrain
dans la ville de Nara. Au Chili, un puma s’aventura dans les rues. En France et en
Belgique, les canards se dandinaient en couple ou en famille. Les sangliers visitaient
Barcelone et les renards se baladaient à Londres. On parla même d’apparition de
Dauphin à Venise et de Zèbre, de Poney dans une commune du Val-de-Marne à une
dizaine de kilomètres de Paris.
Quant à Liam Alexander, depuis quatre jours, il s’intéressait à un oiseau en particulier
qui occupait la terrasse de la maison inhabitée en face car de nombreux parisiens
avaient fait le choix de quitter la ville pour se confiner ailleurs, dans les campagnes ou
dans le sud de la France. « C’est un Jardinier de Macgregor, s’étonna Liam, on n’en trouve
qu’en Nouvelle-Guinée ». Pourtant, l’oiseau était là , à Paris, décidé à impressionner les
filles car s’il y a bien une espèce prête à tous les efforts pour séduire les femelles, c’était
bien celle-ci. Liam le surnomma TiwTiw le séducteur.
TiwTiw était de taille minuscule, 26 centimètres au mieux, couleur brun-olive,
sombre dessus, un peu plus clair sur la face et le cou. Sa crête formait une zone jaune
orangée sur la nuque et son bec noirâ tre lui servait d’instrument de travail. Afin de
trouver compagnie et s’accoupler, le Jardinier de Macgregor besognait d’arrache pied,
toute la journée, pour construire son œuvre d’art, sous le regard ébahi de Liam
Alexander qui ne le quittait plus des yeux. Plus l’œuvre est impressionnante, plus
TiwTiw a des chances d’aboutir à sa parade nuptiale très originale, c’est la règle chez ces
oiseaux là , les mâ les séduisent et les femelles se refusent.
Le petit oiseau entreprit sa construction. Il se mit d’abord à nettoyer l’endroit où sa
structure architecturale allait prendre forme. Il avait choisi une tige d’une plante
défeuillée comme base, colonne vertébrale de sa tonnelle. Puis, chaque jour, il faisait
près de deux cent voyages et revenait avec une brindille, au bout de son bec, qu’il avait
longtemps cherchée dans le parc du quartier ou dans les jardins des voisins et qu’il
déposait délicatement autour du mâ t.
Quoique le premier jour, la structure verticale de TiwTiw n’augmenta que de
quelques millimètres, à vingt heures, lorsque les voisins sortirent par les fenêtres pour
applaudir le personnel soignant comme de coutume, l’artiste volant, doué d’un talent
d’imitateur de bruits de toutes sortes et de voix humaines qui lui sert à effrayer ses
ennemis, prit les encouragements à son compte comme tout artiste narcissique et
gourmand des adulations, et leur fit la révérence en compilant des suites de sons. Il avait
tout un répertoire de mélodie. Il claqua du bec pour s’applaudir à son tour, gazouilla
quelques chants et des voix d’enfants qu’il avait retenu tout au long de sa vie et ses
voyages, et à la fin, lorsque les applaudissements cessèrent, il fit le son des ambulances
qui, dans cette grande cirse épidémique, parcouraient en grand nombre la ville pour
intervenir auprès des malades du Covid19 et transporter ceux en phase critique à
l’hô pital.
TiwTiw devint le divertissement principal de Liam, il rompait son ennui, il posait une
chaise devant la fenêtre et l’observait avec fascination, parfois dix heures de suite,
comment il s’évertuait à poser des baies, des peaux de fruits et de la sève gluante en
guise de décoration à l’extrémité des brindilles comme on suspend les boules au sapin
de noël.
En quatre jours, le sapin n’était qu’aux premières fondations, l’œuvre d’art du petit
oiseau, à ses débuts, ne pouvait attirer aucune femelle mais l’assiduité et la persévérance
avec lesquelles TiwTiw la construisait, la rigueur qu’il y mettait, reçurent de la part de
Liam le respect et l’admiration. Il alla au marché, acheta des myrtilles et des framboises
fraîches, revint se poser devant sa fenêtre et comme un religieux priant le ciel de le
guérir de la solitude, comme un pauvre faisant l’aumô ne de l’amitié, il suspendit sa main
là haut, l’ouvrit, les fruits apparurent, l’oiseau les vit, hésita puis n’hésita plus et vint se
poser dessus pour picorer à sa faim.
L’oiseau était pour Liam ce que le soleil est pour le prisonnier, il enchantait sa vie et
celle de son voisinage. Son répertoire musical, son imitation de voix et de bruit étaient
d’une richesse incroyable, ils venaient rompre le poids du silence qui durait depuis
maintenant un peu plus d’un mois. Il était capable d’imiter le souffle du vent, les
froufrous des feuilles, le torrent de la pluie, les irruptions des rivières, les cascades
déchainées. Son goû t pour le détail méritait l’admiration. Il était en mesure de changer
dix fois la position d’une brindille ou une sève par une autre, plus appropriée selon lui,
plus belle, plus capable de recevoir les admirations des femelles. Tout son art n’était
adressé que pour elles comme si c’était la seule chose qui comptait pour lui, recevoir
leurs éloges, puis leurs consentements.
Le jour quinze, Liam Alexander pris de passion pour l’oiseau, décida de le dessiner. A
l’aide d’un crayon, en quelques heures, avec une aisance à laquelle je m’attendais point,
assis sur sa chaise devant la fenêtre, il fit de lui un portrait saisissant. On y voyait le
Jardinier de Macgregor cette fois-ci avec une brindille au bout de son bec qu’il s’apprête
à déposer sur sa construction accomplie, grande de 3 mètres, comme on dépose la
dernière brique d’un édifice, la dernière poutre métallique d’un monument, le dernier
coup de pinceau d’un tableau, le point final d’un livre.
En revanche, dans le dessin, la construction de l’oiseau n’avait rien d’une tonnelle
pour une parade nuptiale. On y voyait un arbre effrayant, doté de grandes branches
capricieuses et tordues, comme on en trouve dans les romans fantastiques.
Lorsque la nuit tomba, Liam vint s’asseoir en face de moi, il semblait habité par l’envie
d’écrire mais, là encore, l’inspiration se refusait à lui, il n’écrivit rien non pas parce qu’il
manquait d’idées mais c’était qu’il ne prenait jamais vraiment le temps pour qu’elles
viennent.
Pour s’occuper, Liam décida, pour la première fois depuis le décès de sa mère Leila,
d’aller fouiller dans ses affaires. Il revint avec trois albums photos. Il se saisit du premier,
l’ouvrit et le passa en revue. Chronologiquement, son passé défilait sous ses yeux. Il se
vit d’abord naître, puis téter le sein de sa mère couchée dans un lit d’hô pital. Il tourna la
page et voilà que sa mère rit avec le vomi de son enfant sur le visage. Le voilà qu’il dort
auprès d’elle, la voilà qu’elle lui fait prendre son premier bain. Ses cheveux poussent, ses
yeux s’éclaircissent, ses joues s’empourprent. Il passe de ses premiers six mois à sa
première date d’anniversaire. Sa mère souffle sa première bougie. Sa mère lui fait goû ter
la crème chantilly. Il met sa main, pleine de chocolat, dans sa bouche, il en fout partout,
sur sa mère, sur ses habits, sur son visage jusqu’au pied. Là où Liam voit son père, il ne
s’attarde pas, il tourne la page. Il assiste à ses premiers pas, sur les genoux puis quelques
pages après sur ses pieds dodus. Sa mère lui tient les mains pour qu’il ne tombe pas, il
tombe, il pleure, il se relève et il avance. Il met le premier album de cô té et il ouvre le
deuxième. Le voilà à la crèche… le voilà en sortie scolaire, il fixe l’appareil photo avec un
air innocent en mangeant son goû ter à cô té de ses camarades assis en cercle dans une
forêt. Sur une autre photo, ses mêmes camarades sont sur scène, déguisés pour les fêtes
de fin d’année scolaire… Couché dans son lit, il joue avec son doudou, il s’apprête à
dormir, il se caresse le visage avec l’étiquette de son jouet… Sous un ciel découvert, sous
un soleil radieux, Liam a cinq ans, il porte une casquette à l’envers et se prend en photo
avec un singe à la place Jemaa EL-Fna à Marrakech. Puis de Marrakech, il passe à
Casablanca chez sa grand-mère qui fume une cigarette dans le balcon. Là voilà qu’elle le
prend dans ses bras. Là voilà qu’elle l’embrasse. Là voilà qu’elle le nourrit de ses mains
pleines de graines de semoules de son Couscous. Liam retourne chez lui à Paris, il
grandit de photo en photo, il passe de ses dessins gribouillis de ses trois ans, à des
dessins plus précis, plus maîtrisés. Il reproduit les personnages de dessins animés,
Tommy Jerry, Popeye, Pikachu, les Power Rangers… La photo d’après, il se maquille pour
Halloween, il se regarde dans le miroir pendant que sa mère le photographie. La tête du
Clown est extrêmement réussie… L’automne chasse l’été, l’hiver chasse l’automne, le
printemps arrive, le père disparaît des photos et Liam passe au dernier album. Liam a
douze ans, le père revient, des dizaines de gens font la queue dans une libraire pour
attendre sa dédicace. Prix Goncourt 2007 a été discerné à Laurent Alexander pour son
roman Les Amours Orgueilleux titre l’article du journal. Liam s’empare de l’article
découpé, l’écrabouille et le jette à la poubelle. Il ferme l’album sans l’avoir parcouru
jusqu’à la fin, le met de cô té et jette son regard dans le vide… Il me reprit, se remit à
vouloir écrire. Il attendit qu’une phrase arrive, elle n’arriva pas. Il tomba en sanglot.
« Mon ami, fis-je inquiet, pourquoi pleures-tu ?
Une larme tomba sur moi comme une perle éphémère pleine d’amertume.
-Est-ce la larme du doute ou la larme de la déception ?
Liam ne me répondit pas et une nouvelle goutte me tomba dessus.
-Est-ce la larme de la tristesse ou la larme du désespoir ?
Une nouvelle goutte me tomba dessus et je me surpris à pleurer à mon tour.
Lorsque la larme suivante vint s’écraser sur moi, je l’interrogeai :
-Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
La larme me sourit avec ces deux petits yeux globuleux quémandeurs de câ lins et me
répondit :
-Je suis la Larme. Je viens du pays de l’incompréhension et mon humeur est toujours
joyeuse.
Et la larme mourut.
Une nouvelle larme vint se poser sur moi à qui je posai la même question.
- D’où vient-tu ?
Comme la première larme, la deuxième me sourit et me répondit la même chose:
-Je viens du pays de l’incompréhension et mon humeur est toujours joyeuse.
Et elle mourut à son tour. La troisième vint lui succéder, puis la quatrième, jusqu’à la
dixième, elles me répondirent toutes pareilles. Lorsque la onzième se posa sur moi, je lui
demandai :
-Les larmes sont-elles donc toutes identiques ?
La larme me regarda avec son sourire habituel et me dit :
-Je suis la même larme à qui tu poses la même question depuis le début.
Aussitô t qu’elle mourut, la même larme revint se poser sur moi de nouveau.
-Tu ne meurs donc pas ? lui demandai-je curieusement. Je croyais que vous étiez
plusieurs larmes au pays de l’incompréhension et que chacune était là pour exprimer
une émotion différente.
La larme répliqua :
-C’est ce que tout le monde croit mais je suis la même larme qui meurt et qui reprend
le relais depuis tout à l’heure. Les êtres-humains pensent avoir plusieurs larmes mais en
vérité, chacun n’en a qu’une qui lui est fidèle, le console et l’accompagne toute sa vie.
Je ne m’attendais pas à cette découverte là et encore moins de voir qu’une si petite
chose liquide et transparente pouvait être autant travailleuse et délicate.
-Pourquoi m’as-tu fait pleurer aussi ? Je ne suis pas malheureux, vous savez… ?
La larme me regarda fièrement et me dit :
-Si je suis belle et je brille comme la petite goutte d’eau, c’est pour séduire. Si je coule
le long de la joue, c’est pour danser. Si je gémis, c’est pour chanter. Grâ ce à mes dons, ma
silhouette, ma danse et ma voix je plais aux â mes sensibles qui, dès lors qu’elles me
voient apparaître, s’émeuvent de mon spectacle et pleurent à leurs tours car c’est en
pleurant avec autrui, qu’on essuient quelques gouttes amères de son chagrin.
C’était le cas de le dire. La Larme disait vrai car, moi le cahier qui vous parle, j’avais
essuyé ce jour là tellement de larmes de Liam que deux de mes pages en étaient
parfaitement trempées.
En me voyant pleurer, la Larme parut contente de son exploit. De toutes mes
rencontres, elle sut particulièrement me plaire et j’avais tellement de chose à apprendre
d’elle. J’ajoutai :
-Pourquoi viens-tu du pays de l’incompréhension ? Et pourquoi as-tu l’humeur
joyeuse ?
- S’il n’y a pas d’incompréhension je ne peux monter aux yeux et si je ne suis pas
joyeuse je ne peux soulager les malheureux.
- Les soulager, de quoi ?
-De ce qu’ils peinent à comprendre dans la vie, c’est-à -dire beaucoup de choses.
Donc, les neurons pleurent de ce qu’ils ignorent, me fis-je comprendre à moi-même.
Mais qu’est ce qu’ils ignorent au juste ?
-Si le nouveau né pleure beaucoup, expliqua la larme, c’est parce qu’il ignore tout,
absolument tout de la vie et en premier lieu le fait de respirer. Ses pleurs diminuent au
fur et à mesure qu’il grandit. Lorsqu’il devient enfant, il pleure déjà moins que lorsqu’il
fut bébé. Une fois adulte, il pleure plus rarement. Vois-tu ? Plus on comprend, moins on
pleure, mais on continue à pleurer quelque fois quand même. Et si un jour il n’y a plus de
larme, il n’y aura plus de vie car cela voudrait dire que les êtres humains auront tout
compris, or ce n’est pas la compréhension qui nous maintient en vie mais
l’incompréhension, le mystère de ce qui nous reste à découvrir. Vois-tu ? La vieillesse,
par exemple, a très peu de larmes, elle sanglote de l’intérieur et meurt de ne plus
pouvoir pleurer.
Cependant une autre question me vint :
-Et est-ce qu’il arrive à la larme de pleurer aussi ?
-Bien sû r, les larmes pleurent. Elles pleurent lorsqu’elles ne parviennent pas à faire
pleurer les autres. Il arrive que des êtres humains, voient leur semblable pleurer et
malgré tout, passent leurs chemins sans être séduit par la silhouette, la danse et la voix
de leurs larmes. Le malheureux alors, le triste, le souffrant, le laissé pour compte, le
malade solitaire dans son lit d’hô pital, l’orphelin, le réfugié de guerre, la femme battue,
l’innocent condamné, finissent, à force de pleurer seuls, sans témoin, par faire pleurer
leurs larmes et il y a pas plus triste au monde qu’une larme qui pleure.
-Et que dites-vous des heureux qui pleurent ?
-Oh ceux-là !!!! s’exclama la larme, ceux-là je les aime beaucoup ! La larme de
l’heureux est la larme du rêveur, de l’ambitieux, du combattant, de celui qui n’aime pas
être vaincu. Lorsque l’artiste est récompensé, lorsque l’étudiant est diplô mé, lorsque le
sportif bat les records, une rivière de larme le submerge, il lève ses bras au ciel et crie de
joie « je l’ai fait, je l’ai fait ! », sans y croire vraiment et c’est justement parce qu’il n’y
croit pas qu’il pleure car que l’on soit gagnant ou perdant dans la vie, on pleure puisque
l’existence n’est qu’une vaste incompréhension.
Et la larme mourut. Cette fois-ci elle ne revint pas. Elle retourna se cacher au fond des
yeux de Liam qui à ce moment précis essuyait, à l’aide de ses manches de son peignoir
sale et négligé, les empreintes que la danse de la larme lui avait laissées sur ses joues.
Jour 16

« Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer
entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit.».
André Gide

Torturé par la voix de la conscience, Liam ne put ensuite trouver le sommeil. Voilà
maintenant seize jours qu’il tente d’écrire, sans résultat, et peut-être bien qu’il essaye
depuis longtemps, sans résultat. Soudain, il se leva pour chercher un livre dans la
bibliothèque, il était indiqué 2h47 sur l’horloge au dessus de sa tête. Il choisit un roman
au hasard dans la troisième rangée en haut à gauche. Lorsqu’il revint s’asseoir et se mit à
lire, un bruit à l’extérieur l’interpella. Il se leva, alla à la fenêtre donnant sur la grande
rue et jeta un regard curieux. Une jeune demoiselle marchait seule dans ce gouffre noir,
silencieux, inanimé, comme une nomade perdue dans un désert envahi par le soir. Liam
fut pris d’une envie dévorante de l’interpeller.
« Eh, toi ! Eh, toi, là -bas, cria Liam après elle.
-Ehh, Toiii, là -baaaas ! répéta l’écho de la nuit.
L’inconnue ne se retourna pas mais sa démarche, sa tenue, son apparition clandestine
eurent sur le cœur de Liam Alexander les battements de l’enchantement.
La jeune femme portait une très belle robe jaune à quatre volants, cintrée, à épaules
basses et manches gonflées. Sa longueur dépassait largement ses chevilles. Sa silhouette,
dont on ne pouvait percevoir ni les jambes ni les pieds, avait l’air de glisser comme si
l’inconnue portait des patins à glaces invisibles sur un bitume gelé. Qu’auriez-vous fait si
vous étiez dans ce cas ? Comment auriez-vous réagi si demain, isolé dans votre domicile
depuis plusieurs semaines, votre regard rencontrait, au milieu de la nuit, une créature
habillée comme une femme bourgeoise du dix-neuvième siècle ? Liam ne fit rien. Il
décida de reprendre sa lecture et aussitô t, les bruits des pas résonnèrent de nouveau.
Cette fois-ci ce n’était pas la femme sous la fenêtre mais un vieux monsieur habillé en
veste et pantalon noir. Il s’écriait en pressant le pas : « Emma… Emma… Attendez-moi je
vous prie », tout en essayant de remettre son nœud papillon droit.
La lumière des réverbères se reflétait sur la partie supérieure de la tête de l’homme à
moitié chauve, elle luisait sous les feux des projecteurs comme une pièce d’or. Ces
vêtements apprêtés et son allure soignée donnèrent à penser à Liam que cet homme, à la
poursuite de la jeune demoiselle, revenait ou se rendait à une fête, mais laquelle ? Les
festivités n’étaient plus de ce monde depuis bien longtemps, les célébrations étaient
bannies, les retrouvailles traquées et le pire, ceux qui s’aventuraient à enfreindre les
ordres étaient dénoncés et montrés du doigt comme la cause de la prolifération du virus.
Lorsque l’inconnu au costume noir disparut boulevard Voltaire, une calèche apparut.
Elle prenait le sens inverse. Les trots des deux chevaux et la beauté de leurs crinières
étreignaient l’â me de Paris comme une symphonie inespérée venue rhabiller son agonie.
Les deux bêtes étaient de couleur noire et n’appartenaient à aucune espèce connue
puisque lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de Liam, il fut stupéfait de découvrir des points
blancs et scintillant visibles sur leurs pelages comme une robe noire constellée de perles
et d’étoiles. La calèche passa mais les rires des voyageurs cachés derrière les rideaux de
la voiture restaient suspendus au cœur de la rue. Qu’auriez-vous fait à présent ?
Qu’auriez-vous pensé de ces apparitions successives et inattendues ? Une fête est au
bout de la rue ou peut-être qu’elle est un peu plus loin. Mais qu’elle direction auriez-
vous prise ? Celle de la femme poursuivie par le monsieur ou celle de la calèche ?
Liam décida d’enfreindre les règles, les ordres, la pandémie et le confinement. Il
chaussa à la hâ te ses claquettes par dessus ses chaussettes et sortit dans la nuit avec son
peignoir négligé parsemé de tâ ches. Sa barbe volumineuse et ses cheveux décoiffés lui
donnaient toutes les qualités et l’allure d’une bête sauvage. Il se figea au beau milieu de
la route, regarda à droite puis à gauche en se demandant laquelle des deux directions le
conduirait vers ces inconnus curieusement habillés comme des fantô mes déguisés et
rebelles.
Dans cette aventure coupable mais excitante à bien des égards, l’esprit de Liam fut
embrouillé par la peur. C’était une peur nouvelle qui le renvoyait presque à ces instincts
primitifs de l’homme préhistorique pour qui le dehors était synonyme de danger et de
vigilance. Il se surprit de penser cela. Il voulut rebrousser chemin et rentrer chez lui
mais il se ravisa en se disant à lui-même : « Je suis à Paris. Je connais ma ville. Et ce
quartier est le mien. Pourquoi ai-je peur ? ». Sauf que Paris n’était plus Paris, elle
paraissait à Liam comme un vaste cimetière vertical, debout, où chaque maison était le
cercueil de milliers de vivants qui ne savaient quand ils seraient déterrés. « Je dois
rentrer. Je n’ai nul part où aller. En plus de ça, je n’ai pas d’attestation de sortie », se dit-il
comme un enfant en proie à la culpabilité.
Chaque journée à l’isolement avait effacé de sa mémoire les souvenirs de la liberté et
les fragments du passé insouciant. L’air qu’il respirait à présent, le sol sur lequel il
marchait, devenait suspicieux car il avait vu et revu à la télévision et sur les réseaux
sociaux, ces nettoyeurs couverts de la tête au pied désinfectant les villes au karsher. Les
gares, les aéroports, les hô pitaux, les sous-sols, les toits, les façades se faisaient
décontaminer jour et nuit en Asie, tout y passait.
Dans l’incertitude et l’effroi, il décida de rentrer chez lui et c’était à ce moment même
qu’il entendit les trots des chevaux retentir de nouveau. Il s’arrêta net et vit la calèche au
loin se rapprocher, elle n’était conduite par personne. Ces bêtes au pelage étoilé
connaissaient leur chemin mieux que les hommes, ils n’avaient besoin ni de guide ni de
carte routière. Ils arrivèrent devant Liam, s’arrêtèrent et la porte de la voiture s’ouvrit.
Personne n’était à l’intérieur. Liam eut un long moment d’hésitation :
« Devrais-je monter ? se demanda-t-il. Où est-ce qu’ils vont m’emmener ? ».
Sous les yeux encore légèrement enflés du jeune garçon à cause des pleurs qui
l’avaient submergé, les deux chevaux échangèrent un geste d’affection entre eux. Celui
de gauche tendit sa tête à son camarade, lequel répondit par une caresse à l’aide de son
cou, Liam se retourna, la fenêtre de sa maison au quatrième étage lui parut comme une
cellule insalubre, il mit son pied droit à l’intérieur de la voiture, s’appuya dessus pour
monter, prit place et la porte se referma. Lorsque les chevaux emboitèrent le pas, une
musique de fond se fit entendre, c’était une berceuse.
L’intérieur de la voiture était d’un confort et d’une beauté fascinante. Une grande
bougie, suspendue au plafond, assurait l’éclairage, elle pointait sa mèche vers le bas. Sa
cire ne se consumait pas et sa flamme, malgré les sursauts répétitifs de la calèche, ne
vacillait point, elle se maintenait droite défiant la loi de la gravitation. « Une
dinguerie ! », s’exclama Liam stupéfait qui de toute sa vie n’avait jamais vu une bougie se
tenir à l’envers.
Devant lui, une petite fenêtre, d’où il pouvait percevoir les oreilles des chevaux
avançant sur le long boulevard, séparait le papier peint en deux décors contraires. Sur sa
droite, il était dessiné un soleil et sur la gauche, une lune. Le tableau s’anima. Le soleil
traversait de haut en bas, se couchait et réapparaissait une nouvelle fois en haut brillant
et éclatant comme le jour. Quant à la lune, statique au milieu, passait d’un léger éclairage
en forme de croissant jusqu’à sa forme pleine et décroissait en suite.
Néanmoins, malgré la beauté des lieux, la peur de Liam ne se dissipa point. Pendant
que son regard se fascinait devant la bougie, la lune et le soleil, ses fesses, ses mains,
posées sur le siège doux et onctueux, ne parvenaient pas à trouver la sérénité du
voyageur. Il était comme ces animaux enfermés dans le zoo ou ces chats domestiques qui
une fois mis dehors, peinent à se familiariser avec les joies de la liberté.
« Un instant ! Un instant ! », cria Liam en apercevant la femme à la robe jaune
poursuivie par le monsieur au nœud papillon. La calèche, qui les avaient rattrapés,
s’arrêta.
« Où est-ce que vous allez Madame… Y a-t-il u...
La dame coupa Liam sans lui laisser le temps de terminer sa phrase et répondit d’un
air vaguement théâ tral :
-A la fête mon cher ami, à la fête.
-La fête ?! Quelle fête ? Est-ce une soirée déguisée ?
La femme esclaffa de rire
-On est tous déguisés de nos jours mon cher, les uns par amour des apparences
mondaines et les autres, comme moi, pour tromper l’ennui et cacher leurs peines.
La femme était bien dans son rô le, pensa Liam, car la façon dont elle s’exprimait était
plus appropriée aux planches de théâ tre qu’autre chose.
-N’ayez crainte, ajouta-t-elle. La calèche vous conduira à destination. Il n’y a pas plus
sû r que ces deux chevaux au monde. Les bêtes ont cette supériorité aux hommes, c’est
qu’ils tiennent parole, ils ne mentent pas.
Le temps de leurs échanges, l’homme à moitié chauve réussit à rattraper la dame. Il la
prit par le bras tout en déclinant son identité à Liam.
-Bonsoir. Gustave, dit-il avec un sourire assuré, Gustave Flaubert.
Décidément, pensa Liam, tout le monde perd la boule.
-Et vous Madame, vous êtes ? demanda Liam.
-Emma. Emma Bovary. Et vous ?
Liam réfléchit un cours moment et s’apprêtant au jeu des deux inconnus déguisés, il
trouva bon de répondre en voyant son peignoir délabré et son état négligé :
-Ferdinand. Louis Ferdinand Céline.
Et les deux écrivains échangèrent une poignée de main.
-Bon, répondit Flaubert à Liam, pouviez-vous nous faire place à vos cô tés car je suis
épuisé de courir après Emma. Vous devez le savoir certainement autant que moi : Les
personnages que nous créons peuvent parfois s’avérer indomptables.
-Je ne suis pas une bête, s’insurgea Emma Bovary contre Flaubert, je suis une â me et
vous me faites souffrir. Ai-je droit de demander des comptes ? demanda-t-elle à Liam en
le prenant à parti. Est-ce qu’un personnage peut demander à l’écrivain des explications ?
-Oui, assurément, bien sû r, répondit Flaubert, mais montez je vous prie, le chemin est
long et on aura le temps de débattre à ce sujet.
Les deux montèrent, se mirent en face de Liam et la calèche reprit son chemin. Tout
au long du voyage, Emma Bovary et Gustave Flaubert, se renvoyaient des reproches
comme un vieux couple. Quand Emma reprochait à Gustave de l’avoir soumise à un
destin tragique lui, expliquait combien le travail sur la création de son personnage,
l’écriture du roman était laborieux et comment la justice française l’avait trainé au
tribunal pour outrage à la morale publique, religieuse et aux bonnes mœurs. Lorsque
Liam voulut s’interposer pour appeler le vieux couple à la raison, Emma sauta dans une
colère noire en l’accusant du doigt :
-Ah non Ferdinand ! Ah non ! Il ne peut y avoir un arbitrage entre l’écrivain et l’écrivé.
C’est une affaire privée.
Liam se tut net et Flaubert sortit un carnet de sa poche tout en souriant de
contentement en se parlant à lui-même :
-Parfois nos personnages nous sortent de ces choses… EPOUSTOUFLLANTES.
Et il nota le mot L’É CRIVÉ dans son carnet et leva sa tête. L’écrivain et le personnage
se regardèrent et le cœur d’Emma, confus, s’adoucit. Elle posa sa tête sur l’épaule de
Flaubert comme une petite fille qui demande à être rassurée par son papa.
-J’ai tort de m’en prendre à vous mon Gustave. Mon destin tragique, c’est moi qui suis
responsable, ce n’est aucunement vous qui m’aviez poussée à me suicider à l’arsenic,
c’est la désillusion que je m’étais faite de l’amour et du romantisme et des hommes. A
trop vouloir fuir la réalité mièvre et insatisfaisante, elle nous rattrape. J’ai trouvé dans
l’adultère toutes les platitudes du mariage.
-L’adultère ! répéta Liam sans porter de jugement moral dans sa voix. Vous avez donc
trompé votre mari Charles Bovary ? Sur la vie de ma mère, je savais que ça allait arriver ;
Et, moi, la dernière fois que j’étais en Normandie, je m’étais fait chier, mais chier à un tel
point que je m’étais dit, si moi aussi j’y habitais, je me serais foutu en l’air avec du
poison. Rouen, c’est pas très enthousiasmant comme ambiance.
Puis il se tourna vers Flaubert qui regardait par la fenêtre si on était arrivé à
destination, à la fête.
-Et quelle était la suite ? Vous m’excuserez monsieur Flaubert, je m’étais arrêté au
début de l’intrigue parce que mon prof de terminale m’avait dégoû té de la littérature.
-Eh bien la suite elle est devant vous. On finit tous par mourir de quelque chose,
Emma est morte de désillusions. Quant à moi, sujet à des crises nerveuses, après
lesquelles je restais écrasé de lourds sommeils, je fus foudroyé le 8 mai 1880 par une
congestion du cerveau. Je perdis connaissance sur le divan turc de mon cabinet sans me
voir mourir.
Et il se mit à rire comme s’il se moquait de sa propre mort.
-La veille de mon décès, j’avais dit à ma femme de chambre que j’allais partir pour
Paris le dimanche pour deux mois. J’avais terminé mon livre Bouvard et Pécuchet, j’étais
assez content du résultat et je me devais une longue période de repos. J’allais visiter mes
amis, Emile Zola, Goncourt, Daudet et bien d’autres mais mon heure avait sonné.
Maupassant vint le premier à ma rescousse. Il crut d’abord à une léthargie mais lorsqu’il
avait vu le sang sur mon cou en un collier noir, le constat était clair et il prit la peine
d’envoyer un télégraphe à mes amis en deux mots : Flaubert mort.
La porte de la calèche s’ouvrit. Un type se tenait dans l’encadrement. Il s’écria en
direction de Flaubert:
-Belle mort, coup de massue enviable et qui m’a fait souhaiter pour moi et pour tous
ceux que j’aime cet anéantissement d’insecte écrasé sous un doigt géant.
Le monsieur prit Flaubert dans ses bras avec une poigne que seules les plus sincères
amitiés connaissent, puis il tendit sa main vers Liam pour se présenter :
-Bonsoir. Zola. Emile Zola.
Liam resta ébahi car il s’agissait réellement de Zola. Autant le physique de Flaubert et
celui d’Emma lui étaient inconnus et donc douteux, autant le visage de Zola lui paraissait
exactement ressemblant à une grande affiche du journal L’Aurore que sa mère avait
acheté et encadrés où l’on voyait le visage de l’écrivain, mis en arrière plans d’un article
écrit de sa propre plume, et titré J’Accuse. Liam ne parvenait pas à s’expliquer cette
apparition fortuite et contraire à toute logique. Lorsque Zola prit Flaubert et Emma en
direction de la fête prétendue, Liam resta immobile sans comprendre dans quel monde il
s’était aventuré. « Il se déguise bien les gens de nos jours », se dit-il à lui même pour
s’assurer que son esprit n’a pas sombré dans une quelconque folie.
La fête n’avait rien d’une soirée déguisée. Les doutes de Liam se dissipèrent lorsqu’il
vit au loin Victor Hugo seul dehors. La dégaine de l’écrivain, cette main droite qu’il avait
l’habitude de mettre à l’intérieur de son veston, entre les deux boutons du milieu,
comme pour s’assurer du pouls de son cœur, sa barbe blanche fournie, son regard
perçant, sage et lumineux, étaient ressemblant à un tel point que l’esprit du jeune garçon
ne l’appelait plus à l’incertitude. Bien plus que cela, Liam fut saisi de tout son cœur
devant la posture solide comme un roc, douce comme le velours de son auteur préféré,
avec ce regard qu’il avait l’habitude de jeter vers l’horizon sur les photos qu’on avait
prises de lui comme un hameçon qu’on lancerait par dessus la barque, pour pécher les
beautés et les émerveillements cachés au-delà de ce que veut bien nous montrer
l’horizon de la vie. « A quoi pouvait-il bien penser Hugo ? se demanda Liam. Et qu’est-ce
qu’il pourrait bien attendre debout et seul comme ça? ». Liam avança vers lui, un frisson
de froid glacé lui parcourut l’échine, il demanda en bégayant :
« Vous êtes bien Victor Hugo l’auteur des Misérables ?
-Oui, c’est moi, répondit Hugo avec une voix grave et paternelle. Je suis bien content
qu’un si jeune garçon s’intéresse à mon travail, répondit-il d’une simplicité exempte de
toute prétention.
Liam, qui avait si peur d’approcher son idole, trouva dans la voix d’Hugo une
intonation si fraternelle, si vraie qu’il fut d’abord surpris puis rassuré.
-Savez-vous ? répliqua Liam. De tous les hommes sur terre, si on m’avait demandé,
lequel choisirai-je de rencontrer en premier, j’aurais répondu sans hésitation Hugo.
Victor leva sa main et la posa sur la joue du jeune garçon en signe d’affection.
-Vous avez l’air si triste, mon garçon, si contrarié. Qu’avez-vous ?
Le jeune garçon mélancolique qui tout juste sortit de ses longues journées solitaires
et confinés eut le sentiment que le regard d’Hugo, fixé sur lui, le déshabillait comme le
soleil de l’aube déshabille la nuit.
-Rien, rien je crois, répondit Liam contrarié. C’est juste que je suis en train de vivre un
rêve éveillé alors qu’il y a moins d’une heure, j’étais chez moi, seul, emprisonné, malade
de moi-même, entrain d’essayer d’écrire vainement tout en pensant à ma mère, paix à
son â me…
-Ah la vie, mon garçon ! La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime, dit
Hugo en baissant sa tête à son tour.
L’écrivain avait perdu lui aussi sa fille Léopoldine à cause d’une noyade malheureuse
lors d’une virée sur la Seine, c’était peut-être pour ça qu’Hugo prit soudainement cet air
abattu, pensa Liam qui connaissait cette anecdote malheureuse dans la vie de son idole
et qui avait lu plusieurs fois le poème Demain dès l’Aube que l’auteur avait composé à la
mémoire de sa fille. Au lieu d’épiloguer là -dessus, ce qui aurait été inconvenant, Liam
changea de sujet et dit :
-Vous aussi vous avez été conduit ici par une calèche ? demanda Liam qui devenait
d’un coup bavard. Car, voyez-vous cela fait plus d’un mois que je ne sors plus de chez
moi, je tente d’écrire mais rien ne me vient, même pas un mot, même pas une phrase.
Ecrasé par l’insomnie et le chagrin, j’ai pris ce soir un livre dans la bibliothèque de ma
mère pour tenter d’oublier, me distraire, puis j’ai entendu les trots de deux chevaux en
bas de ma fenêtre. Ils étaient tellement beaux et étonnants. Ils avançaient dans la nuit
sans guide, sans voyageur. Je suis monté dans la calèche et voilà que je suis devant vous.
Bizarre, non ?
- Rien de si étonnant, mon garçon, rétorqua Hugo. Chaque homme dans sa nuit s’en va
vers sa lumière.
Pendant que Liam continuait son entretien avec Hugo, il remarqua que certains
invités arrivaient à pied du bout de la rue pour se joindre à la fête clandestine, pendant
que d’autres venaient au bord des calèches ou de voitures anciennes, plus étonnantes les
unes que les autres. De l’extérieur, la porte d’entrée par laquelle accédaient les nouveaux
arrivants, n’avait rien d’extraordinaire. Liam reconnut très bien l’endroit. C’était une
librairie de quartier, assez grande, où il allait seul pour acheter quelques ouvrages ou
d’autrefois accompagnés de sa mère lorsqu’il était petit. La librairie avait pour nom Le
bal des grands esprits, c’était écrit en grandes lettres au-dessus de la porte. A cause des
mesures sanitaires, depuis le début de l’épidémie, les dirigeants de la nation avaient
donnés pour ordre de fermer tous les commerces dit ‘’non essentielle’’ et curieusement,
au pays de la culture, toutes les librairies du pays en faisaient parties.
-Désirez-vous qu’on rejoigne la troupe ? dit Hugo en voyant les yeux ronds de Liam
qui se fascinait devant les accoutrements et les attitudes divertissantes des invités
comme un enfant devant un dessin animé.
-Oui, oui, bien-sû r, mais avant ça, j’aimerai continuer à vous parler Monsieur Hugo. Je
ne veux pas que le bruit des festivités à l’intérieur m’empêche de vous entendre et ainsi
tirer quelques précieux enseignements de votre part car voyez-vous, il n’arrive qu’une
seule fois dans une vie de croiser une personne de votre calibre.
-De mon calibre ! s’étonna Hugo en souriant. Quelle drô le de façon vous avez à
employer les mots. Dites-moi, mon garçon… Dites … Que voulez-vous savoir ?...
-Et bien dans mes rêves les plus fous, il m’est arrivé de vous inviter plusieurs fois
dans mon imaginaire comme ils nous arrivent à tous quelques fois, lorsque nous nous
retrouvons seuls. Je me rappelle de m’être demander : quel question poserai-je à Hugo si
par des circonstances surnaturelles je me retrouvai face à lui.
-Je vous écoute, mon garçon.
Liam réfléchit un instant non pas parce qu’il essayait de se rappeler de sa question
mais pour la reformuler dans sa tête de peur qu’elle paraisse, une fois dite, outrageuse
ou plate et sans importance.
-Comment avez-vous pu être à la fois romancier, dramaturge et poète ? Comment
avez-vous réussi votre grande carrière artistique et à la fois parlementaire en faveur de
nombreuses avancées sociales ? Vous avez été un combattant de la paix, de la liberté et
sensible plus qu’aucun autre à la misère humaine et à la justice. Vous avez été un fervent
opposant au second Empire de Napoléon III et exilé pendant vingt ans loin de la France.
Où est-ce que vous avez trouvé ce courage ? Par quel mystère avez-vous atteint la
grandeur, le savoir, la bonté et la sagesse ? ça fait beaucoup pour une seule vie, conclut
Liam maladroitement.
Il n’eut pas fallu longtemps à Hugo pour lui répondre.
-Eh bien j’ai vécu, mon garçon, j’ai vécu la vie que j’ai exigée de moi-même. Je te donne
pour conseil ces deux forces qui sont les principaux moteurs de tout homme : croire et
aimer.
Et il continua :
-J’ai rencontré un jour dans la rue un jeune homme très pauvre qui AIMAIT. Son
chapeau était vieux, son habit était usé un peu comme vous. Il avait les coudes troués.
L’eau passait à travers ses souliers, et les astres à travers son â me ; Puis une autre fois,
j’ai vu un autre jeune homme qui CROYAIT. Son â me était rêveuse, ses yeux étaient
enjoués. Il avait les écrivains comme modèle et les livres comme amis. Les échecs
incessants le bâ tissaient et les malheurs faisaient l’éducation de son intelligence. Il s’est
mis à écrire et réécrire jusqu’à ce que son œuvre devint claire et grande car il trouvait
dans l’encre noire son salut et sur la feuille blanche le miroir limpide de la consolation ;
Et si vous arrivez à employer ces deux forces en même temps dans votre travail, c’est-à -
dire si vous croyez en ce que vous aimez faire et aimez ce dont vous croyez nécessaire
pour vous, vous ne serez en manque ni de mots ni d’inspiration, mon garçon, mais plus
en manque de temps pour écrire et dire tout ce que vous aurez à dire.
Croire et aimer, répéta Liam à lui-même comme pour retenir une leçon.
-Et cela ne suffit pas pour autant mon garçon. Joignez à l’amour et à la croyance,
quelque soit le travail que vous désirez accomplir, le motif de vous rendre utile à autrui
et à la société et à votre environnement. Il est là le véritable secret.
Cependant, une autre question vint à Liam. Il se demanda même avant de la formuler
comment elle a pu lui échapper jusqu’à ce stade de la discussion.
-Vous a-t-il déjà arrivé, monsieur Hugo, au cours de votre enfance, d’entendre parfois
les livres littéralement vous parler ? Quand j’étais petit, jusqu’à l’â ge de onze ans, ma
mère me lisait des histoires le soir. C’était mon plaisir le plus fou. Lorsqu’elle voyait que
je m’étais endormi, elle quittait la chambre discrètement et fermait la porte derrière elle.
Je n’étais en faite ni endormi ni tout à fait éveillé et le plus étonnant, c’est que le livre
prenait le relais et se mettait à me raconter la suite, avec une voix venue d’ailleurs
comme un chant divin. Le jour suivant, lorsque ma mère reprenait le cours de l’intrigue
là où elle avait laissée, je réécoutais ce que le livre m’avait déjà raconté la veille et je lui
demandais gentiment de commencer une nouvelle histoire. Ça la mettait en rogne, elle
se fâ chait énormément jusqu’au jour où elle comprit que j’avais une sorte de ‘’don’’, de
‘’compétence surhumaine’’ si je puis reprendre ces mots, comme un joueur d’échec qui
ayant beaucoup jouer, comme un cinéphile qui ayant énormément regarder de film,
anticipe les coups de théâ tres, les rebondissements, les révélations et le dénouement
finale. Quant à moi, je ne trouvais rien de surhumain là -dedans à cette époque car depuis
que j’ai trois ans, j’écoute des histoires et à force, j’ai développé une amitié étroite avec
les livres de ma petite bibliothèque de chambre. J’avais pour habitude de mouiller les
papiers de mes livres, les faires sécher et le soir, lorsque je les frottais avec mes doigts
comme on frotte un tissu d’un vêtement avant de l’acheter, je les entendais craquer et ce
bruit m’aidait à m’assoupir jusqu’au jour où un Génie est apparut, il a jaillit du livre,
comme dans Aladin et La Lampe merveilleuse. Mais mon génie à moi, contrairement à
Aladin, n’offrait ni abondance matérielle ni nourriture appétissante à manger. Il ne
m’avait pas dit ces paroles comme dans le conte d’Aladin dans les milles et une nuits : Me
voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main. Il n’était
pas non plus d’une figure hideuse et d’un regard épouvantable. Mon génie à moi m’avait
dit : Me voici prêt à t’instruire comme ton ami et de tous ceux qui prennent les livres
comme leurs meilleurs amis. Désirez-vous une histoire pour ce soir ou une réponse à une de
vos questions ? Etant enfant, ça tombait bien. J’avais beaucoup de questions à lui poser et
grâ ce aux réponses éclairées qui m’en faisaient, j’avais le sentiment que mon génie était
le plus grand des génies parce qu’il m’offrait des leçons et de l’imagination capable de
bâ tir des palais bien plus vaste que ceux des Milles et une nuits. Alors parfois, je lui
demandais une histoire et d’autres fois je lui posais une question du genre : C’est quoi le
bonheur ? Pourquoi le chiffre zéro ressemble à un œuf ? Pourquoi maman est triste ?
Est-ce que le père Noël va m’offrir une voiture électrique cette année ? Est-ce que les
chats sont les femelles des chiens ?...
-Ah l’enfance, rétorqua Hugo d’un air nostalgique, de telles innocences dans de telles
ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont
possibles qu'à l'enfance et aucune immensité n'approche de cette grandeur des petits ;
-Et puis il était beau mon génie, vous savez, continua Liam. Son visage, son buste et
toutes les parties de son corps étaient faites de livres empilés les uns sur les autres. Sur
l’extrémité de sa tête, un grand livre était ouvert comme un éventail pour évoquer
l’aspect de sa chevelure ébouriffée. Les doigts de ses mains étaient en plume d’oie et ses
deux yeux portaient chacune une horloge où les aguilles s’agitaient, tourbillonnaient un
coup en arrière, un coup en avant, dans un mouvement irrégulier et fantasque. Sa longe
barbe s’apparentait à une robe en soie tellement fine et légère qu’on aurait dit qu’elle
était conçu avec des milliers de ruban de marque-page, couleur or, qu’on retrouvent
dans les éditions chics et très distingués de La Pléiade
Hugo écoutait Liam avec attention.
-Après l’â ge de onze ans, mon génie n’est plus revenu. La grâ ce avait disparut d’un
coup depuis le jour où mon professeur de français avait noté ma dicté en négatif. Il
m’avait mis -8. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais tout de suite pensé, lorsque le
professeur m’a rendu la feuille de mon examen, à l’ascenseur de mon immeuble. Avant
cette malheureuse dictée, à chaque fois que je montais dans cet ascenseur qui allait de 1
à 5, j’imaginais sur les boutons de sélection des étages le chiffre 56, c’était une sorte de
chiffre qui m’était venue comme ça, une obsession si je puis dire. J’avais une fois dit à ma
mère : Un jour, je construirai un ascenseur qui monte jusqu'au 56 ème étage, il montera
comme une fusé et on sera tellement haut qu’on aura l’impression de voler. Mais rien
n’était plus pareil après ce -8. C’était tellement inconcevable pour moi ce chiffre que
j’avais perdu tout intérêt pour l’école et je me mettais dans une crise noir à chaque fois
devant l’ascenseur car ma mère ne comprenait pas pourquoi je refusais d’y monter.
Depuis ce jour, je n’ai plus repris l’ascenseur et je n’ai plus jamais retrouvé le même
bruissement craquant et apaisant des feuilles séchées de mes livres.
-Et qu’avait-il répondu le génie à votre question ?
-Laquelle monsieur Hugo ?
-Et bien celle qui touche au mot bonheur. Qu’avait-il répondu ton génie ?
-Je ne me souviens pas, répondit Liam déçu de lui-même, mais je ne cesse d’essayer de
me rappeler des leçons qu’il m’avait enseignées, je ne cesse de prier le ciel pour qu’il
revienne depuis que ma mère est décédé, depuis que ma solitude me contraint à
réfléchir afin d’élucider les mystères de mon passé. J’aimerai le retrouver car voyez-vous
Monsieur Hugo, je n’arrive pas à écrire mais je réfléchis tout de même. La chose est que
rien ne vaut l’enfance. Tout ce que les adultes tentent d’accomplir en dehors de l’enfant
qu’ils étaient, cet â ge où l’homme à toute sa valeur et sa singularité, est source
d’angoisse, de trouble et d’insatisfaction. On sait très petit ceux pourquoi nous sommes
nés et ceux pourquoi nous sommes fait. Il ne faut accomplir dans la vie ce qu’il y a en
dedans de nous et non ce que le dehors dépeint et prédestine pour notre avenir, même si
cela ne pousse à bien des sacrifices et entraine les railleries parfois de nos plus proches
amis ; J’ai su ce pourquoi je voulais vivre lorsqu’à terme d’une longue formation de
comptable à l’université je me suis vu inutile à ma condition lors de mon premier mois
d’embauche. J’ai très vite pressenti la longue carrière d’esclave qui m’attendait étant
donné les horaires accablants et l’inutilité de mes tâ ches auxquels la hiérarchie me
soumettait. Qu’allais-je faire de moi-même ? Qu’aillais-je devenir si je démissionnais ?
Que penserai ma mère de ma fuite ? Peu importe, me disais-je, je démissionne et l’avenir
me dira ce qu’il adviendra. Au bout de quatre ans à bosser en tant que livreur, boulanger,
gardien de musé, distributeur de tracte publicitaire, à sauter d’un métier l’autre, une
révélation vint à moi pendant que je me rendais, sur mon vélo, au 19 ème arrondissement
pour une livraison de sushi. C’était un souvenir d’enfance que j’avais longtemps oublié.
-Des sushis ! s’étonna Hugo.
-Oui des sushis. C’est une sorte de nourriture asiatique à base de poisson.
-Bien. Bien. Continue. Quel était donc ce souvenir qui vous était venu au bord de votre
engin ?
Liam reprit son souffle et continua :
-J’avais quatre, cinq ans lorsqu’un soir, je me suis levé en pleine nuit pour aller faire
pipi et dans le trouble du sommeil, à travers mes yeux à moitiés fermés, j’ai appris que
mon père ne dormait pas. Il m’est apparu au loin, comme dans un songe, à travers la
porte entrebâ illée de son bureau, assis à écrire ses romans et à parler à son manuscrit
comme un fou qui entame la discussion avec un arbre qu’il voudrait faire pousser ou une
fleur dont il aimerait voir épanouir les pétales. Après des mois et des mois de travail, le
manuscrit a fini par lui répondre. Mon père avait le don des dieux, avais-je pensé, il
insufflait l’â me par ses écrits à son cahier comme le peintre à sa toile, comme le musicien
à son violon. Je vous le raconte monsieur Hugo, comme je l’ai vécu. C’était tellement
fascinant, tellement prenant de voir ce cahier, dans mon souvenir d’enfant, gesticulé sur
la table du bureau comme si des contractions lui soulevaient le ventre, comme s’il allait
accouché de je ne sais quelle créature. J’ai été saisi à un tel degré que j’ai fini par me
faire pipi dessus, sans me rendre compte, et c’est maintenant, à mon â ge, que j’ai
compris que depuis toujours, ma véritable vocation était de devenir écrivain, comme
mon père, parce qu’on ne se pisse pas dessus comme ça sans raison.
-Il est vrai qu’uriner dans sa culotte en voyant son père à la besogne peut être le
symbole de quelques vagues leçons à en tirer, affirma Hugo.
Liam ne parvenait plus à se taire et continuait le récit de ses souvenirs car son
interlocuteur était d’une telle générosité, d’une qualité tellement supérieure au commun
des mortels qu’il trouva à travers son écoute ininterrompue et attentive les réponses à
ses plus intimes questionnements existentiels.
-Mais de quelle créature le manuscrit de mon père allait-il accoucher ? Je retournai,
les nuits suivantes, à moitié endormi pour voir. Mon père naviguait entre la réalité et la
fiction et moi, tout juste levé de mon lit, entre le rêve et le réel. J’attendais
silencieusement derrière la porte entrebâ illée…
Liam s’arrêta, ravala sa salive à cause de l’émotion qui montait en lui et condamnait
sa voix.
- Accouche, accouche donc, mon garçon. J’attends la fin.
- C’est toute la difficulté, Monsieur Hugo, de s’en rappeler parce que le sommeil
m’avait gagné la nuit et lorsque mon père m’a retrouvé endormi près de la porte de son
bureau, il a compris que je le scrutais et je n’ai jamais pu voir la fin de cet histoire
puisqu’après ce jour, la porte, à mon grand regret, était systématiquement fermée. Alors,
j’ai frotté les feuilles séchées de mon livre, mon géni est apparu et je lui ai posé la
question : Quelle créature, le manuscrit de mon père, cache-t-il ? ; Il me répond : Le géni
de l’enfance ; Le génie de l’enfance ! Mon père a-t-il aussi un géni comme moi ? ; Oui,
répond mon géni. Ton père, lui aussi, avait un géni lorsqu’il était petit comme toi, mais il
l’a perdu de vue comme il t’arrivera à un certain â ge quand les adultes se précipiteront à
t’enseigner la vie tandis qu’eux n’ont parvenus qu’à s’en éloigner ; Tu me quitteras, fais-
je inquiet ; Non Liam, je serais toujours là sans que tu parviennes à me voir ni à
m’entendre car c’est toi même qui me laissera mourir au fond de ton être et c’est qu’en
accomplissant l’œuvre de ta vie comme ton père que je réapparaitrai. ; Voilà tout ce dont
je me suis rappelé à bord de mon vélo, monsieur Hugo. J’ai livré les sushis, j’ai mis mon
vélo en vente le lendemain et avec mes minces économies, j’ai décidé de me donner une
année pour écrire afin de retrouver à mon tour le géni de mon enfance. La pandémie est
survenue, j’ai perdu ma mère et me voilà , après plus d’un mois d’atroce solitude, dans
ma nuit à parler avec vous, sans avoir encore rien écrit.
- Vos souvenirs peuvent donner naissance à un joli conte pour enfant, dit Hugo.
-Pour adulte aussi parce que si les contes pour enfants nous apprennent, par le
parcours initiatique, à grandir et ainsi parvenir à sortir de la naïveté de l’enfance pour
affronter les épreuves de la vie, l’adulte lui n’est pas complet une fois pour toute à
l’heure où il a un travail, une famille et des responsabilités qu’ils honorent, mais que le
mal qui le ronge, cet distance qu’il ressent envers lui-même, l’oblige de nouveau à faire le
chemin inverse, pour retrouver l’enfant que l’école, la société ou les parents avaient
assassinés. L’enfant, monsieur Hugo, est bien supérieur à l’adulte parce que chaque
enfant est créateur de son propre monde, fraichement nouveau, où il trouve toute sa joie
tandis que l’ensemble des adultes sont les créateurs d’un seul monde où aucun d’eux ne
s’y plait.
-En voilà une idée, mon garçon, pour écrire, rétorqua Hugo. Et rien ne vaut la
puissance d’une idée dont l’heure est venue.
-Oui, dit Liam en esquissant un grand sourire. Oui, monsieur Hugo. En voilà une idée,
mais il me manquait vous, il me fallait un interlocuteur de votre rang, de votre écoute,
qui fasse émergé en moi ces trouvailles inespérés.
- Vous voilà donc fixez, mon garçon. Il est temps de nous joindre aux autres, la fête
nous appelle.
-La fête nous appelle.
Lorsque Hugo et Liam pénétrèrent tous les deux à l’intérieur de la librairie, une porte,
dans l’arrière boutique, s’ouvrit sur un monde fabuleux qui ne ressemblait à rien de
connue.
Jour 17

La maturité de l'homme, c'est d'avoir retrouvé le sérieux qu'on avait au jeu quand on était
enfant.
Nietzsche

Le matin suivant, Liam vint s’installer sur sa chaise, il prit son stylo et se mit à me
raconter le voyage au bord de la calèche, sa rencontre avec Flaubert, Hugo, Zola et
Madame Bovary et les souvenirs des échanges qu’il avait gardés d’eux. La journée, il
écrivait et le soir, il quittait son appartement défiant les interdictions et les mesures
sanitaires pour retrouver la fête et le monde du rêve. C’est de ce vaste monde là que
toute l’inspiration lui venait, ce vaste monde de l’imaginaire.
Lorsque Hugo et Liam pénétrèrent tous les deux à l’intérieur de la librairie, une porte,
dans l’arrière boutique, s’ouvrit sur un monde fabuleux. Le lieu ressemblait à une
gigantesque sale de théâ tre de huit étages. Les écrivains du monde entier et les
personnages de leurs romans se préparaient à s’installer sur leurs sièges. « Serais-je à la
cérémonie des oscars de la littérature ? se demanda Liam. Serais-je aux prix Nobel de la
littérature ? ». Il ne parvenait à y répondre car l’union de tous ces génies au même
endroit, au même moment, était un événement que nulle cérémonie dans le monde ne
pouvait égaler.
Au milieu du brouhaha, des rires et des palabres, Liam, dans sa tenue sale et négligée,
suivait Hugo qui de temps en temps s’arrêtait pour échanger quelques poignées de
mains avec les invités. Il reconnut Alexandre Dumas et Edmond Dantès, le héros du
roman Le Conte de Monte-Cristo, puis Stendhal et Julien Sorel, personnage principal du
Rouge et le Noir, et enfin Maupassant qui vint acclamer son admiration pour l’auteur des
Misérables et du Dernier jour d’un condamné.
Pendant qu’Hugo échangeait les politesses coutumières à ce genre d’événement, Liam
balayait du regard le décor de cet endroit majestueux enrichi avec art et symétrie. La
démesure était de taille comme si ce lieu avait été construit spécialement pour y
recevoir les plus grands esprits du globe.
Le haut plafond était en pierres précieuses multicolores, il était d’une beauté inouïe,
les émeraudes, les rubis, les saphirs, les agates offraient leurs couleurs gracieuses et
rencontraient toutes les palettes des émotions. Chacun pouvait y voir l’évocation de
formes différentes à travers la fresque comme si cette œuvre qui surplombait le décor
n’était pas figée et déterminée, mais variable et multiple. Selon que les visiteurs se
trouvaient au niveau de la scène ou au niveau de la porte d’entrée, selon qu’ils
avançaient de haut en bas ou de la gauche vers la droite, selon qu’ils étaient tristes ou
heureux, joyeux ou malheureux, leurs esprits ne concevaient pas deux fois la même
vision comme si l’œuvre en pierre précieuse se recréait à l’instant même où on la
regardait selon nos propres projections, nos plus intimes constructions psychiques et
mécanismes mentaux.
Liam pensa d’abord que l’œuvre en pierre était conçue pour replonger expressément
les invités dans ces émerveillements oubliés de l’enfant naïf d’où venait en réalité la
naissance de toutes leurs créations. Cet enfant que Liam était autrefois, dépourvu de
tout paradigme mental, de tout sens critique, capable de projeter mille et une formes,
des têtes de monstres, des navires échouant entre les vagues, des masques de héros
surpuissants, des grands yeux de Clown, une poule à sept pattes, une baleine avec des
pattes d’araignées, à travers de simples salissures d’une assiette, les jeux d’ombres dans
sa chambre la nuit, les poutres inclinées, les tâ ches noires sur la peinture blanche des
murs ou le chevauchement des nuages. Cet enfant refit surface chez tous les artistes si
bien que tous levaient la tête au ciel. Lorsque Liam se figura, par le jeu des couleurs
suspendues au plafond, un tableau de Gustave Klimt, Le Baiser, qu’il avait vu une fois sur
la couverture d’un magazine, Victor Hugo, quant à lui, vit des yeux qui lui évoquèrent le
regard perdu de sa fille Léopoldine.
« Ma Fleur, ma fleur », s’écria un petit bonhomme avec des yeux tout rond
d’étonnement en montrant du doigt le plafond à un grand monsieur. « Un mouton, un
mouton. Un baobab, un baobab », recommença-t-il plus fort. Tous les regards se
tournèrent vers lui. Liam le reconnut tout de suite. C’était Le Petit Prince accompagné
d’Antoine de Saint-Exupéry.
Alors vous imaginez la stupéfaction de Liam devant ces milliers d’écrivains du monde
entier accompagnés des personnages qu’ils avaient créés, sa jouissance devant ce
parterre d’invités plus étonnants les uns que les autres, avec leurs costumes de scène
loufoques et farfelus comme ceux des enfants déguisés pour les fêtes de fin d’année
scolaire et leurs états d’â mes instables car il y en avait un en particulier dans la salle de
très instable, il courait ou plus exactement il marchait en courant dans tous les sens
entre les rangées comme un fou monstrueusement hideux, repoussant et inquiétant.
Pendant qu’une femme le poursuivait tout en essayant de l’appeler à la raison, il
continuait de bousculer tout le monde, de bondir entre les sièges. « Comment s’appelait-
il déjà ce monstre ? hésita Liam tout en assistant à la course poursuite. ça ne peut être
que Frankenstein et la dame (l’auteure donc de ce monstre), comment se nomme-t-elle
déjà ? Ah ça me revient ! Mary Shelley ».
Cette écrivaine anglaise du dix neuvième siècle n’était pas la seule en difficulté dans la
pièce pour calmer les troubles, les égarements et les humeurs fantasques de son
personnage comme si finalement tous les créateurs étaient dépassés par leurs créations
au même titre que Dieu vis à vis du genre humain.
Hugo et Liam s’installèrent au premier rang. Jean Valjean, figure emblématique du
roman Les Misérables, avait pris place déjà . Flaubert, Zola et Emma Bovary se
préparaient à s’asseoir à leur tour. Quatre sièges seulement les séparaient de Liam
qu’Emma reconnut de loin en souvenir du petit voyage dans la calèche. Elle lui fit un
petit signe pour le saluer et s’installa sur son siège à son tour.
Un gigantesque rideau rouge dissimulait la scène. Des bruits de tambour se firent
entendre pour annoncer le début de la cérémonie. L’acoustique de la salle était tellement
parfaite que Liam eut la sensation que le son de l’instrument soulevait sa cage
thoracique. Tout était conçu dans les plus infimes détails pour une immersion parfaite,
pour stimuler les cinq sens des spectateurs. Les sièges brodés en or donnaient à chacun
l’impression qu’il était le roi, les mains sur le velours s’y abandonnaient et le corps y
trouvait le plus agréable confort. Quoique des invités fort agités comme Frankenstein ou
encore le Joker, ce personnage mentalement instable et détraqué, fruit de l’imaginaire de
Bill Finger, Jerry Robinson et Bob Kane, refusèrent de prendre place, ils n’eurent des
invités présents ni mépris ni déconsidération. Ce grand événement était une sorte de
récréation entre enfant où aucuns des personnalités illustres n’auraient osées congédier
une autre. Ça débordait de partout et c’était bien comme cela.

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