Watergang est le deuxième livre de la sélection Premières Paroles que
je lis. En premier, j'ai lu Cave 72. Il y a un point commun avec Cave 72 : le roman s'écrit « devant » nous. Dans les deux cas, le lecteur lit le roman que l'un des personnages décide d'écrire. A part cela, Watergang est un peu l'antithèse de Cave 72. L'intrigue du roman de Fann Attiki est comme un fil qu'on déroule et qui révèle au fur et à mesure les différents nœuds qui le composent. Il y a des rebondissements. Dans le livre de Mario Alonso, point de petites étiquettes cachées qui se succèdent pour tenir le lecteur en haleine. " Il nous fallait un secret. Un nœud à défaire comme dans les histoires bien ficelées. Vous savez, ces histoires comme je n'en écrirai jamais, parce que, dans la vie, rien n'est bien ficelé." Il leur fallait un secret aux personnages. Il m'en fallait un aussi à moi lecteur. Mais aucun des personnages du livre n'en a trouvé un, moi non plus : "et surtout, il n'y a rien dans les tiroirs, rien dans les coffres en bois. Rien sous les matelas, rien dans les bahuts et les placards, rien dans la bibliothèque." Ne reste que le vide avec lequel on peut vivre quand même. "On a sorti la langue, on a aboyé sur les passants qui ne passaient pas, on a fait semblant de pisser sur des arbres qui n'avaient pas encore poussé." Est-ce que Mario Alonso a composé un livre avec des pages sur lesquelles aucun mot n'a été écrit ? Ses personnages choisissent de ne pas combler ce vide. Ils ne s'inventent pas des problèmes hors norme. Ils vivent, les problèmes plus habituels étant déjà là. Gare au lecteur qui va vouloir débusquer le décoiffant, qui va exiger que quelque chose se passe et que, si rien ne se passe, il faudra faire quelque chose. Mes ambitions de lecteur ont dû être revues à la baisse. Il a fallu bosser à me laisser aller sans rien attendre d'exceptionnel, m'abandonner à un inattendu modeste au détour d'une page. Cependant, le voyage en vaut la peine. S'agissait-il d'une coquetterie de ma part pour me dire que je ne pourrai ainsi qu'être agréablement surpris ? Peut-être... Mais au final, j'ai attendu jusqu'au bout en vain (et je pense qu'il n'y aura pas de suite à ce livre). J'ai appris à me dire qu'il n'y a pas de frustration à avoir. Un presque rien peut tout à fait être comblant. Un risque d'élévation est donc possible au bout du chemin. Il ne s'agit en aucune façon de revoir ses désirs à la baisse. Je perçois plutôt la lecture de Watergang comme un processus qui permet de distinguer dans nos vies ce qui est de l'ordre de l'essentiel et ce qui est de l'ordre du superflu.
Watergang est un roman polyphonique comme tant d'autres. Je pense
à Tandis que j'agonise de Faulkner. Comme dans ce dernier, chaque chapitre se centre sur un personnage qui s'exprime à la première personne du singulier. Le nom du chapitre correspond au personnage qui s'exprime. Il y a deux chapitres qui se suivent et qui parlent de la même rencontre. Ils sont associés à deux personnages. On a donc deux visions différentes d'un même épisode, pratiquement en simultané. C'est la seule fois dans le livre (les autres chapitres font un pas de côté, ajoutent, à chaque fois, à leur façon, une pierre à l'édifice narratif). Je me suis dit que là, c'était l'occasion qu'il se passe enfin quelque chose, que les nuances apportées par chaque protagoniste, les différences de perception sur le même événement, soient l'occasion de révéler un retournement de situation, de ménager un coup de théâtre : "J'aurais pu me laisser bercer longtemps par le mouvement si Zac n'avait pas été là. J'aurais pu. Mais Zac était là et il a vu la nuit quelque part qui menaçait déjà. Il s'est levé et ce fût fini." J'aurais aimé savoir ce que Zac avait dans la tête à ce moment-là, un truc auquel Paul était loin de s'imaginer de la part de son ami. Hélas, quand Zac prend la parole, il ne nous apprend rien. Pourquoi s'est-il levé ? Quelles étaient ses motivations ? Que ressentait- il ? De quelle nuit parle-t-il ? Il a vu la nuit quelque part qui menaçait et c'est tout. Malgré cette multiplicité de perspectives, le livre tourne autour d'un seul personnage : Paul. Ce qui est assez original c'est qu'il donne aussi la parole à des objets (Carnet), des personnages imaginaires (une « version » d'un proche que Paul fantasme), des personnages qui existent mais qui ne sont pas encore censés pouvoir parler (un bébé qui donne son point de vue), un élément de géographie (un territoire, un lieu, un paysage...), un aspect du récit (Action), un groupe de personnes, une couleur, le roman lui-même. Quel effet cela me fait-il ? J'ai trouvé cela plutôt artificiel. Comme je disais plus haut, il n'en profite pas pour tisser une trame bien retorse qui mettrait à jour, à mesure qu'elle se met en place, des rapports de force dissimulés. Ici dans Watergang, malgré la présence des marais asséchés, tout est transparent.
Le roman raconte donc l'histoire de Paul, un garçon de 12 ans, qui va
devenir écrivain. Il est assez atypique. Sa mère, sa sœur sont souvent décontenancés par sa façon d'être (il passe son temps dans les marais, il dort les yeux ouverts...). On va découvrir au fur et à mesure que ce qui travaille l'adolescent est sa difficulté à comprendre le départ de son père alors qu'il était tout petit. Ce père n'aura droit à son premier chapitre, son droit à la parole, que très tard dans le livre. Paul revit cette histoire qui le ronge de l'intérieur (sans arriver à poser des mots dessus alors qu'il se rêve écrivain) à travers celle de sa sœur qui attend un enfant non assumé par le géniteur, dont on se demande d'ailleurs s'il s'agit bien du géniteur. C'est somme toute une histoire assez classique. Mais cela ne veut pas dire qu'elle est inauthentique, facile à dépasser. Pourquoi serait-ce le cas ? Pourquoi devrait-on relativiser un malheur banal ? Pour qui est-il commun ? Quand je lis Watergang, j'apprends l'empathie, pas une empathie sélective qui se tourne seulement vers les situations qui en valent la peine, ce qui n'est pas de l'empathie. Quand je me tourne vers autrui et ses ressentis, je mets de côté mon propre système de valeurs. J'entends ce qui est important pour l'autre. Tout au long de ma lecture, j'ai donc été tenté de trouver autre chose de plus croustillant à me mettre sous la dent. Mario Alonso éprouve-t-il notre capacité à ne pas assouvir bêtement nos pulsions de voyeur ? J'ai pensé à un meurtre : "Un jour, Paul a fait savoir avec le plus grand sérieux qu'il tuerait quelqu'un.", un inceste : "[Je] monte m'allonger contre Birgit. Ses mains plongent dans mes cheveux.","Et si on disait que j'étais le père ?", une relation homosexuelle qui n'arrive pas à être appréhendée de la sorte : "Nous avons décidé aussi d'embrasser le même jour la même fille. Ce que nous avons fait, sans y trouver de satisfaction particulière. Juste histoire de. Une autre fois, nous avons essayé de nous embrasser nous-mêmes. Ce qu'on a fait, sans véritable goût pour ça non plus. Histoire de." En réalité, il ne se passera pas grand-chose mais cette absence signifiera beaucoup, elle produira un vertige. Un vertige à questionner, pour se faire peur et pour être heureux. "Il ne nous racontera pas, la vie d'ici ne se raconte pas. Il nous fera simplement parler à tour de rôle et ce sera suffisant.", "Écrire un livre où seront consignés des tas de trucs qui sont des trucs de Middelbourg. Des trucs comme par exemple Hier Birgit m'a donné son téléphone. Des phrases déterminantes qui auront cet à-pic, ce vertige.", "Je ne suis pas très doué pour l'aventure. C'est Paul qui tient les manettes. Et l'aventure, ce n'est pas son fort.", " Je pourrais très facilement tuer des gens et les manger, voyez-vous. Mais je peux aussi arrêter quand je veux de dire des conneries et parler de ce qui fâche vraiment.", "Mon roman déplaira. Parce qu'il renverra chacun à sa propre impuissance.", "Il ne se passera rien, mais rien ne se passera tout à fait normalement."
Le style de Mario Alonso est à la fois simple (on a vraiment l'impression
que ce sont des ados qui parlent) et imagé. Nathalie de la médiathèque m'a dit qu'elle trouvait l'écriture très poétique. En effet, une autre réalité se cache derrière celle qui est donnée d'emblée par les mots jetés sur la page. Ce n'est pas si difficile de l'appréhender. Mario Alonso ne nous abandonne pas complètement. "Je reprends possession de la pierre de Lieve. Je tiens dans ma main tout le watergang. Lieve me rassemble, tout éparpillé autour d'elle, elle fait un petit tas de moi, me récupère. Elle caresse mes os, les soupèse avant de les poser les uns sur les autres, redresse mon corps, l'articule comme il était. Elle l'embrasse, lèche mes yeux, me mange. Je ne cours plus dans les polders mais à l'intérieur de Lieve." Ainsi, si l'intrigue est transparente, les mondes vers lesquels Mario Alonso nous emmène sont riches de sens. Comme pour les poésies, j'ai envie de me redire certaines phrases, j'ai envie de mûrir avec, de les interpréter différemment selon ce que je traverse dans ma vie. Finalement, il est vrai de penser que Mario Alonso a écrit avec ses mots un livre rempli de pages blanches. Le lecteur ajoute aussi son encre invisible. Le roman s'écrit « devant » et « avec » nous. Quand Paul arrivera à poser des mots sur le fait qu'il a été abandonné par son père, il ne voudra plus être écrivain. A la place, il sera amoureux. Il ne saura pas pourquoi son père l'a abandonné. Personne ne sait. "Comment expliquer que Julia et moi nous nous soyons séparés ?" Cela fait partie des questions sans réponse. Ce sont des questions auxquelles une quantité importante de réponses peuvent être apportées. Mohammed Mbougar Sarr l'explique très bien dans La plus secrète mémoire des hommes : "Chaque être doit chercher sa question pour toucher du doigt l'épais mystère au cœur de son destin : ce qui ne lui sera jamais expliqué, mais qui occupera pourtant dans sa vie une place fondamentale. Des hommes meurent sans avoir trouvé leur question. D'autres l'identifient tard dans le cours de leur vie." En ce qui me concerne, je peux dire aujourd'hui que je n'ai pas encore trouvé Ma question. Par contre, ce que sais c'est que Watergang a posé en moi un jalon, une façon de saisir mon environnement et la place que j'y occupe (on pourrait dire d'ailleurs que Watergang est un roman géographique, tant il s'intéresse aux paysages et à la façon dont ses derniers modèlent nos existences, davantage que les biens matériels : "Ce que personne ne sait, et que je sais, c'est que nous n'avons pas besoin de maison. Nous naissons dans notre propre maison jusqu'à ce que nous la quittions définitivement. Là où je dors, je suis chez moi. J'ai un lit, des fenêtres, une cave et un grenier, un jardin, un chemin qui y mène, et des arbres alignés où les oiseaux vont. Là où je dors, il y a un oiseau qui va et vient en chantant, car lui aussi il a une maison. Sa maison est son chant. C'est le matin, et je l'entends." On dirait des phrases tout droit sorties du psaume 22 ("Le seigneur est mon berger...). Mais un psaume agnostique ancré dans notre monde, un psaume qui nous demande d'occuper ce monde ici et maintenant. Cette citation ne me quitte pas, surtout quand je me crois obligé de changer les gouttières de ma maison parce qu'elles ont une sale tronche : occupe-toi d'abord de ta maison/corps Cyril ! Est-ce que j'ai aimé ce livre ? Je pense que oui, de plus en plus en tout cas. Au départ, quand je l'ai refermé, ce n'était pas gagné. Mais il travaille en moi, c'est indéniable. Je n'ai pas encore lu tous les romans du prix Premières Paroles. Je ne peux pas être catégorique mais il y a de fortes chances que ce ne soit pas le livre que je vais défendre. Cependant, je suis presque sûr que si ce livre est plébiscité par le jury, je ne vais pas chercher à convaincre bec et ongles les membres qu'ils font fausse route. Je m'inclinerai bien bas devant le talent de Mario Alonso qui avance simplement mais avec beaucoup d'élégance dans les polders de nos tréfonds.