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Cette autobiographie partielle de Sartre commence avec une reprise de sa généalogie et aborde très
rapidement le sujet de son père – son père qui est décédé en 1905 soit l’année même de la naissance
désastre. Par les mots qu’il emploie, on comprend que cette absence du père Eston traumatisme qui
a marqué Jean-Paul Sartre. Ainsi, il se qualifie lui-même de« fils d’un mort ». La figure paternelle est
donc absente, mais cette absence fait donc figure d’élément permanent dans l’enfance de l’auteur.
Elle devient une réalité presque palpable grâce au choix des mots employés pour décrire le
père : « Je le connais par ouï-dire, comme le Masque de Fer ou le chevalier d’Éon et ce que je sais de
lui ne se rapporte jamais à moi : s’il m’a aimé, s’il m’a pris dans ses bras, s’il a tourné vers son fils ses
yeux clairs, aujourd’hui mangés, personne n’en a gardé mémoire : ce sont des peines d’amour
perdues. Ce père n’est pas même une ombre, pas même un regard : nous avons pesé quelque temps,
lui et moi, sural même terre, voilà tout. »
Une autre matérialisation de cette absence est manifestée dans l’œuvre par le peu de fois où le mot
« père » est mentionné directement. D’ailleurs, le titre que Sartre avait attribué à son autobiographie
avant de la publier était Jean sans terre. Il s’agissait d’enjeu de mot signifiant « Jean sans père », dans
lequel il aurait usé d’astuce pour une fois encore ne pas écrire directement le mot « père », comme
s’il voulait chercher à l’évoquer sans jamais le rendre présent.
À la mort de son père, sa mère part habiter cheules grands-parents du petit Jean-Paul. La présence
de la grand-mère et le charisme du grand-père Charles exacerbent l’absence du père. Mais l’absence
Dejean-Baptiste est mise en scène de façon à être ressentie comme un soulagement. Anne-Marie, la
mère de Sartre, a la charge de prendre soin de son époux malade et mourant. Mais l’homme qu’elle
soigne, elle ne l’a a pas beaucoup connu « ni avant ni après le mariage, et[elle] devait parfois se
demander pourquoi cet étranger avait choisi de mourir entre ses bras ». Cette façon de présenter les
événements et le fait que Sartre souligne qu’elle ne l’avait pas réellement aimé laissent l’impression
que sa mort est perçue comme un soulagement. Plus encore, l’auteur va jusqu’à déclarer que
l’absence du père a été un atout pour lui :
« Delà vient, sans aucun doute, mon incroyable légèreté. Je ne suis pas un chef,
nin’aspire à le devenir. Commander, obéir, c’est tout un. Le plus autoritaire
commande au nom d’un autre, d’un parasite sacré — son père —, transmet les
abstraites violences qu’il subit. De ma vie je n’ai donné d’ordre sans rire, sans
faire rire ; c’est que je ne suis pas rongé par le chancre du pouvoir : on m’a pas
appris l’obéissance. »
L’orgueil
Dans son autobiographie, Sartre se confesse au lecteur et fait une description peu flatteuse
mais sincère de l’enfant qu’il a été. Il explique qu’il était sensible à l’admiration et à l’amour
des adultes. Il avoue qu’il était désireux d’être « idolâtré par tous ». D’une part, il en devient
tributaire : il recherche les moyens d’en être l’objet le plus possible, de devenir autant que
faire se peut le centre de l’univers des gens qui l’entourent. D’autre part, cette impression
qu’il a de mériter l’admiration des autres le rend encore plus orgueilleux et narcissique.
Le « je » prends une importance capitale chez le jeune Sartre. Le « je » le gonfle et
réciproquement, il gonfle le « je ». Ainsi, il ne ménage pas ses forces pour être l’objet de
l’amour et de l’admiration des adultes : il recopie des pages de livres et prétend en être
l’auteur, il apprend par cœur de longs passages pour donner l’impression de savoir bien lire.
Le fait que sa grand-mère découvre ses faux-semblants en fait des antagonistes. Il ne peut plus
la respecter, parce qu’elle ne lui voue aucun culte, à lui qui a la prétention d’être
indispensable à l’univers :
« Je respecte les adultes à condition qu’ils m’idolâtrent ; […] Je traite les inférieurs
en égaux : c’est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient
qu’ils soient dupes jusqu’à un certain point. […]Les bons pauvres ne savent pas que leur
office est d’exercer notre générosité ;ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs ; je
m’élance, je leur glisse dans la main une pièce de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau
d’un beau sourire égalitaire. Je trouve qu’ils ont l’air bête et je n’aime pas les toucher mais
je m’y force : c’est une épreuve ; et puis il faut qu’ils m’aiment : cet amour embellira leur
vie. »
L’orgueil qu’il ressent est également la source de quelques heurts psychologiques.
Tout ce qui vient lui disputer sa place de centre de l’attention des adultes est perçu comme un
adversaire. Lorsque le personnage de M. Simonnot fait son apparition, il ressent une jalousie
intense envers cet homme qui incarne avec la plus grande authenticité les qualités qu’il
falsifie. Surtout, M. Simonnot est indispensable à l’univers en cela qu’il semblait être aimé de
tous et que son absence se faisait toujours remarquer. Ainsi il explique que sa « jalousie ne
connut plus de bornes le jour où on lui apprit que M. Simonnot […] était par-dessus le
marché de l’univers. »
Il découvre ensuite que, bien que sa famille manifeste de l’admiration pour son
intelligence, ils ne peuvent lui cacher sa laideur. Il explique qu’il en a fait la découverte un
jour qu’il devait se faire couper les cheveux. Il réalise qu’il ne jouit d’aucun privilège qui
justifie qu’il soit le centre d’un quelconque monde. Un constat qu’il fait encore lorsqu’il est
complètement ignoré par les autres dans le jardin d’enfants :
« Je m’enfuis, j’allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En
vain. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours : j’étais horriblement naturel.
Je ne m’en suis jamais remis. »
Le rapport à la mort
Quelque temps avant la mort de sa grand-mère, Sartre déclare avoir eu des visions de la
mort. Il la voit comme une présence constante dans son existence. Il évoque des moments où
il est face à des phénomènes qui la symbolisent : une vieille femme folle et vêtue de noir, une
cave obscure qu’il décrit comme un trou de ténèbres, et des apparitions qu’il est seul à voir les
nuits avant de pouvoir dormir. Elle semble le persécuter dans toutes ses lectures, attendant
qu’il lise pour lui « sauter à la gorge ». L’enfant se sent donc en proie à une influence néfaste,
il croit être la victime de la persécution de la grande faucheuse.
« Je vis la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait
son mufle au carreau, je la voyais mais je n’osais rien dire. Quai Voltaire, une fois, nous la
rencontrâmes, c’était une vieille dame grande et folle, vêtue de noir, elle marmonna sur mon
passage : “Cet enfant, je le mettrai dans ma poche”. »
Pourtant, les manifestations de la mort les plus réelles ne lui font ressentir aucun
effroi, ni aucune peine. Les tombes ne l’inquiétaient pas, les enterrements non plus. Et
lorsqu’il suit jusqu’au cimetière le corbillard de sa grand-mère décédée, il ne ressent nulle part
la présence de la mort, et il émet la pensée que décéder, ce n’est pas toujours mourir. La
névrose de l’enfant continue de prendre de l’ampleur et à ses sept ans il voit la mort partout.
Et Sartre fait sa propre psychanalyse. Il estime que cette peur de mourir lui vient du fait que
lui, enfant gâté par un don providentiel, se singularisait par sa profonde inutilité. S’il a peur de
mourir, c’est parce qu’il a le sentiment de ne pas vivre, de ne rien accomplir :
« J’étais un épanouissement fade en instance perpétuelle d’abolition. En d’autres
termes, j’étais condamné, d’une seconde à l’autre on pouvait appliquer la sentence. Je la
refusais, pourtant, de toutes mes forces, non que mon existence me fût chère mais, tout au
contraire, parce que je n’y tenais pas : plus absurde est la vie, moins supportable la mort. »
L’année de ses neuf ans, cette idée se modifie en l’esprit de Sartre, qui se considère
alors en relation avec la Mort. En effet, il explique « La Mort était mon vertige car je
n’aimais pas vivre ». Il décide qu’il ne serait ni apprécié, ni compris de son vivant, mais qu’il
connaîtra une reconnaissance et une prospérité posthumes, comme les « grands hommes
illustres ». À partir de ce moment, il ne voit plus la mort comme la fin de la vie, mais comme
une fin à poursuivre – une mort qui parachèverait de faire de lui le récipiendaire d’une
immense gloire :
« Jen’écrirais pas pour le plaisir d’écrire mais pour tailler ce corps de gloiredans les
mots. À la considérer du haut de ma tombe, ma naissance m’apparutcomme un mal
nécessaire, comme une incarnation tout à fait provisoire quipréparait ma transfiguration »