Vous êtes sur la page 1sur 10

DOCUMENTS ANNEXES

-1-
Souvenirs de Monsieur de Bionval
mon grand-père
_____

(transcription annotée d'après une copie manuscrite du texte original)

Préambule

Ce document m'est parvenu sous forme de vingt-quatre feuillets photocopiés d'un texte
manuscrit qui n'est lui-même, à n'en point douter, qu'une transcription de l'exemplaire
autographe original. J'en ignore la provance exacte ; mes proches n'ont guère pu me fournir
plus de précisions à son sujet. Il fut très probablement la propriété de Marc Mengin de
Bionval, avant de passer entre les mains de Marguerite Mac Leod, sa nièce, sous forme de
transcription, l'original étant resté propriété de ses héritiers (?).
Le personnage qui retrace l'histoire de ses parents, grand-parents et ancêtres plus
lointains, ainsi que ses propres souvenirs d’enfance, n'est autre que Marie Martin Philippe
Mengin de Bionval (1778 - † 1843). En est-il réellement le rédacteur ? Le titre qui figure en
tête de la version transcrite que je possède ne semblerait pas, à première vue, nous permettre
de trancher dans ce sens. Si ce titre était de la main même de l'auteur du manuscrit entier, et
non une mention rajoutée après coup, il y aurait lieu de penser que le rédacteur pourrait être
le petit-fils du narrateur, Marc Marie Martin Mengin de Bionval (1869 - † 1921), ou l'une de
ses deux soeurs (?). Ce ne semble pourtant pas être le cas. Il s'est en effet écoulé 25 ans entre
la mort du premier et la naissance du second ; il est d'autre part très peu probable que ces
souvenirs aient été transmis d'une génération à une autre, tant les anecdotes et les événements
relatés sont précis et riches en détails de toutes sortes. De plus, il n'y a pas lieu de douter de
leur authenticité ; de nombreux points sont en effet recoupés par des documents divers
retrouvés dans les fonds d'archives publiques ou des éléments bibliographiques. L'usage de la
première personne par le rédacteur dans son discours ne semble pas non plus obéir à un
quelconque artifice littéraire !
Après ces quelques remarques que je viens de formuler, il devient plus aisé d'avancer
une date assez précise de rédaction du manuscrit autographe original. L'auteur fait allusion à
la mort de sa mère en 1854. Cette date est erronée ; nous donnerons plus loin, dans la
transcription du texte, un éclaircissement sur la raison de cette erreur. Marie Salomon
Delahaye de Launay est en effet décédée à Provins, le 16 avril 1837. Son fils, le narrateur,
mourut quant à lui 6 ans plus tard, le 12 mai 1843. C'est donc très vraissemblablement entre
ces deux dates, vers la fin de sa vie, qu'il coucha par écrit ses souvenirs.

Dans la transcription de ce texte, j'ai tenu à respecter l'orthographe des noms propres
(de personnes et de lieux), même si elle peut varier d'une page ou d'un paragraphe à un autre !
J'ai également respecté les abréviations telles qu'elles figuraient dans le texte qui m'a servi de
référence.

-2-
Mr Mengin, mon bisaïeul paternel (1), était receveur des Tailles aux Andelys (Seine Inférieure).
Je n'ai rien su de sa femme (2). Il était fort âgé quand mon père s'est marié. Il a eu de mauvaises
affaires, mon grand-oncle paternel, M r de Cuisy (3) donna à mon père l'argent nécessaire pour payer ses
dettes. Mr Mengin de Bionval (4), mon grand-père, acheta une charge de secrétaire du Roi. Il épousa
Mlle de Cuisy (5), nièce de Mr de Cuisy, fermier général. Elle eut trois enfants, deux moururent en bas
âge, mon père qui était l'aîné, survécut. M me de Bionval resta veuve à 23 ans, elle ne voulut jamais se
remarier. Elle demeurait chez Mr de Cuisy, son oncle, dont elle tenait la maison.
En 1777, mon père épousa, le 15 8 bre, Mlle Delahaye de Launay (6) qui lui apporta en dot
400.000 Fr. Mr de Cuisy dota mon père de 450.000 Fr. en lui achetant une charge de conseiller à la cour
des Aides. Il avait 23 ans et ma mère 18½. Je suis né de ce mariage le 10 Octobre 1778. M r de Cuisy
mourut un ans après, il fit ma grand-mère sa légataire universelle. Sa fortune pouvait s'élever à 40.000
Fr. de rente.
Mon grand-père, Mr Delahaye de Launay (7), avait épousé Mlle Thoré (8). Il débuta dans les
Aides et gabelles. Mr Delahaye (9), le fermier général, le soutint dans cette carrière. Il y montra de
l'intelligence qui le fit distinguer. Néanmoins il voulut s'intéresser dans une raffinerie à Bercy qui fit de
mauvaises affaires. Il abandonna Paris pour entrer dans l'Administration des Hôpitaux qu'on organisa
pendant la guerre de Sept ans. Il resta plusieurs années en Allemagne. A son retour, après la paix,
Frédéric II, roi de Prusse, demanda à M r de Choiseul un financier pour se charger de l'administration
des impôts indirects de Prusse. Sept personnes furent envoyées à Berlin au nombre desquelles était mon
grand-père. Soit que le Roi ait eu des renseignements particuliers sur son compte, soit que sa
conversation et sa manière de voir lui plut, il ne voulut avoir affaire qu'avec lui. Ses compagnons de
voyage furent placés ou renvoyés avec des indemnités, mais il fut nommé Directeur des Impôts
indirects et conseiller des finances. Cette place valait 40.000.
Mon grand-père n'a jamais su un mot d'allemand. Tous ses travaux étaient traduits dans ses
bureaux. Il entrait à 2 h du matin dans son cabinet, travaillait jusqu'à 8 h. Il s'habillait, passait ½ heure
dans sa famille.
De 9h à 2h il donnait ses audiences et signait ses dépêches. Le Roi résidait à Posdam et M r de Launay à
Berlin. Quand le roi voulait travailler avec lui, il le faisait mander par un hussard à 3 ou 4 h du matin. Il
se retirait à 9h au moment où le Roi faisait ouvrir son appartement.
Mr de Launay avait eu trois filles nées en France. La cadette, M lle Fercy, mourut à Berlin ainsi
que ma grand-mère. Mlle de la Haye l'aînée épousa en 1776 M r Ducros de Belbéder, gentilhomme de
Dax, Lieutenant des gardes du Corps. Mon grand-père lui donna 100.000 Fr. de dot. Le Roi vit ce
mariage de mauvais œil, il ne permit pas à mon grand-père de quitter Berlin pour y assister. S'il avait
consenti à marier ses deux filles en Prusse, le Roi l'aurait comblé de faveurs. Quand il vit ce mariage, il
comprit que Mr de Launay ne restait à Berlin que pour y faire sa fortune et qu'il se transporterait en
France quand il le pourrait.
Le Roi avait souvent fait de très beaux présents à M r de Launay pour lui témoigner sa
satisfaction, depuis ce mariage il a paru jouir auprès du Roi de la même confiance, mais il n'a plus reçu
de présents.
L'année suivante, il maria Mlle de Launay avec mon père, il lui donna également
100.000 Fr.

(1) Il s'agit de Louis Martin Mengin, conseiller du Roi et receveur des tailles en l’élection d’Andely, Vernon et Gournay, né vers 1700-1702
et
mort à Rouen, sur la paroisse de Saint-Martin-sur-Renelle, le 8 avril 1780. Décédé âgé de près de 80 ans, il était encore en vie au
moment
de la naissance de son unique arrière-petit-fils, Marie Martin Philippe Mengin de Bionval (1778), l’auteur de ces mémoires.
(2) Françoise Bonnet, née à Crépy-en-Valois (paroisse Sainte-Agathe) le 18 mars 1698. Louis Martin Mengin, son cousin issu de germain,
l’avait épousée à Crépy-en-Valois (paroisse Saint-Thomas), le 18 mars 1728. Elle mourut neuf ans plus tard le 29 août 1737 aux
Andelys
(paroisse de Notre-Dame du Grand-Andely), ce qui explique que l’auteur de ces mémoires n’en ait pas entendu parler. Louis Martin
Mengin
s’était remarié en 1751 avec Marie Magdeleine Desroys du Roure qui mourut, elle aussi, quelques années plus tard (1759).
(3) Philippe Cuisy (ou de Cuisy), né Aux Andelys (paroisse Notre-Dame du Grand-Andely) le 11 mai 1691, mort à Paris (paroisse Saint-
Eustache) le 23 novembre 1779. fermier général.
(4) Gabriel Martin Mengin, seigneur de Bionval (1731 - † 1859).

-3-
(5) Marie Jeanne Cuisy (1736 - † 1804).
(6) Marie Salomon Delahaye de Launay (1759 - † 1837).
(7)
(8) Marie Bertrand Thoré.
(9)

-4-
Sur ses entrefaites, une Mme Delahaye, tante de mon grand-père, vint à mourir. Elle avait mandé
son notaire avant sa mort pour recevoir son testament. Mon grand-père n'était que le neveu de son mari,
elle avait à sa mort hérité de toute sa fortune. N'aimant pas mon grand-père, elle voulait faire hériter
toute sa branche, à l'exclusion de celle de son mari. Elle dicta donc son testament dans ce sens, donnant
particulièrement à son propre neveu, Mr de Brierre, 700.000 Fr
Ce Mr de Brierre était cousin de M r de Launay. Celui-ci, qui l'aimait, l'avait fait venir en Prusse.
Il y était resté plusieurs années dans un fort bel emploi qu'il lui avait procuré dans son administration. Il
était revenu en France et il se trouvait présent quand M me de Launay dicta son testament ; quand il eut
entendu que sa tante lui léguait 700.000 Fr et que ses petites-cousines, ma tante et ma mère, étaient
déshéritées, il interrompit les paroles de M me de Lahaye, lui parla énergiquement en faveur des petites-
nièces de son mari, lui fit sentir l'injustice qu'elle commettrait en faisant passer dans sa branche une
partie de la fortune de son mari. Il lui présenta l'enfer qui s'ouvrait pour elle à sa mort, enfin il ajouta
que s'il ne parvenait pas à faire changer un aussi inique testament il partagerait avec ses petites-cousines
le legs qu'elle lui aurait fait. La bonne dame changea de résolution, elle donna 300.000 F à ses nièces et
300.000 F à Mr de Brierre.
Ce désintéressement lui fit beaucoup d'honneur. C'est ainsi que ma mère et ma tante ont eu de
leur chefs 400.000 Fr de fortune.
Mr de Launay continua d'habiter Berlin jusqu'à la mort de Frédéric. Mon père et ma mère allèrent
le voir en 1783. Le roi mourut en 1785.
Mr de Launay n'avait pas pu pendant 22 ans qu'il fut au pouvoir ne pas se faire des ennemis, ils
s'emparèrent de l'esprit du nouveau Roi, on lui demanda des comptes très minutieux de sa longue
gestion. Il vit bien que quand on aurait obtenu de lui tout ce qu'on avait besoin de savoir, on lui
donnerait pour retraite la forteresse de Spira où il terminerait ses jours. Il se confia à M r de Pons, notre
ambassadeur à Berlin. Il aimait et il estimait M r de Launay et il pensait bien que le dénouement que
prévoyait mon grand-père était certain. Dans une conjoncture aussi critique, il fallait être plus fin que
les espions qui l'entouraient. Il déposa chez M r de Pons son portefeuille et ses bijoux. Celui-ci envoya à
6h de Berlin ses chevaux et un homme sûr. M r de Launay sortit de Berlin en plein jour, n'ayant à côté de
lui que son secrétaire et son valet de chambre derrière sa voiture. Il rejoignit ainsi le relais préparé par
Mr de Pons et ce fut avec les chevaux de l'ambassadeur qu'il entra dans le royaume de Saxe, d'où il
arriva en France sans danger. La fortune qu'il rapporta de Prusse ne s'élevait pas à plus de 400.000 Fr,
fortune peu considérable pour un ministre qui avait été 22 ans dans un si bel emploi et qui avait reçu de
Frédéric de si belles gratifications. Il m'a assuré que c'étaient elles seules qui avaient composé sa
fortune. Il dépensait en représentations les 160.000 Fr que le Roi lui donnait. Quand il vint en Prusse il y
avait des droits excessifs sur toutes les marchandises qui entraient ou qui sortaient de Frankfort sur
l'Oder, à l'époque de la foire. Ces droits étaient une partie notable des revenus de la Couronne.
Quoique Frédéric ne fut pas financier, il sentait que les revenus de cette foire ne lui rapportaient
pas ce qu'il devait en tirer, sans pouvoir fixer ses idées à cet égard. Il entretenait souvent M r de Launay
sur ce sujet, mais comme cette matière des revenus était tout à fait hors de ses attributions, qu'il n'était
jamais venu à Frankfort, il était complètement étranger à ce qui pouvait s'y passer. Cependant, comme
le Roi avait une très grande confiance dans son habileté en finances, il lui dit un jour : "Conseiller, vous
irez à ma foire de Frankfort et vous me direz ce qui s'y passe". Il eut beau protester que c'était du temps
perdu, le Roi persista, Mr de Launay s'y rendit. Il revint sans avoir rien appris et sans savoir ce qu'on
pourrait faire de mieux que ce qui existait. Six mois après, le Roi l'y renvoya encore ; quand il revint il
confessa au Roi qu'il ne comprenait absolument rien aux opérations ni au régime financier de cette
foire. "Bon, dit le Roi, vous y retournerez encore à la fin je suis sûr que vous comprendrez et que vous
me ferez quelque chose de bien". M r de Launay vit bien que définitivement il fallait qu'il s'occupât
sérieusement de cette foire de Frankfort s'il ne voulait se résoudre à faire deux fois par an cet ennuyeux
voyage. Il prit des renseignements, il étudia le régime des taxes mises sur les marchandises. A son
troisième voyage, il dit au Roi qu'il essaierait de suivre un autre système pour lequel il lui demanderait
l'appui de quelques régiments et un certain nombre d'employés. "J'étais bien sûr, Conseiller, lui dit le
Roi, que vous arriveriez à trouver autre chose que ce qui est. Vous aurez tout ce que vous me
demanderez, je vous donne carte blanche pour tous les ordres que vous donnerez".
Mr de Launay alla s'établir à Frankfort quelques temps, avant l'ouverture de la foire, pour y
organiser son service. Il fut sévère mais juste. Les droits furent diminués des 2/3 ou des 3/4, mais aussi

-5-
on ne pouvait vendre que des marchandises déclarées. La troupe cernait la ville, pas moyen de faire de
la contrebande, puis les droits étaient devenus si faibles qu'il y avait peu d'avantages à les frauder.
Tous les marchands se soumirent aux exigences de l'Administration. Quand on sut à Berlin
l'énorme réduction que Mr de Launay avait faite sur les droits, on plaisantait à la Cour sur les produits
de la foire de Frankfort, on ne lui épargna pas les épigrammes et les mauvais propos. Le Roi les
entendait en défendant son conseiller : "Laissons le revenir, nous le jugerons après" disait-il déjà avant
la fin de la foire qui dura 15 jours. Il circulait par la ville que jamais on n'avait vu arriver tant d'argent
dans la caisse des douanes. "Eh bien, disait le Roi, il paraît que mon Conseiller n'est pas encore si
maladroit que l'on aurait bien voulu me le faire croire". Il revint avec une recette 5 fois plus
considérable que toutes celles faites jusqu'alors. Il expliqua au Roi que ce qui avait nui à ses revenus
c'était l'élévation des tarifs qui donnait trop d'appâts à la fraude, qu'en diminuant les droits, il l'avait
anéantie. Le Roi le récompensa par un bon de 50.000F sur 245.000.
J'ai su depuis, étant en Allemagne, que le système de Mr de Launay était toujours suivi.
Pendant les années suivantes, pendant la remise des comptes, le Roi lui donnait ordinairement un
bon de 10, 12 ou 15.000 Fr. Il n'en a plus reçu depuis le mariage de sa première fille avec M r de
Belbéder.
Parmi le impôts indirects que M r de Launay administrait se trouvait celui sur le café. Pour être
plus certain de ne pas être fraudé dans les revenus, la Régie ne le vendait que brûlé. Cet impôt fort
productif était extrêmement vexatoire et excitait de vives plaintes. On tournait le Roi et son Conseiller
en ridicule. Cela importait peu à Frédéric. Il laissait dire et on le laissait faire. Il avait l'habitude de se
promener souvent à cheval dans Berlin, accompagné d'un seul hussard. Un jour, il vit de loin sur la
promenade des Tilleuls la foule qui regardait quelque chose. Il s'approche, on se retire, il tire sa lunette
et il se voit à quatre pattes, M r de Launay tournant un brûle café dont la broche était dans le derrière du
Roi. "Qu'on baisse ce dessin, dit-il, il est trop haut, on ne le voit pas bien" et il passa outre.
A ses grandes revues de la Plaine de Templow près de Berlin, il venait un grand nombre
d'étrangers. Il passait devant les équipages en se faisant rendre compte des personnes à qui ils
appartenaient. Il aperçut une voiture aux armes de son Conseiller, M r de Launay. Probablement, il
trouva fort singulier que son Conseiller vint passer à la revue le temps qu'il devait donner à ses affaires.
Il s'approcha et passa brusquement sa tête par la portière. Son étonnement fut grand de voir une jeune
femme seule qu'il ne connaissait pas. "Qui êtes-vous, Madame ?". "Je suis la fille de M r de Launay,
votre Conseiller des Finances". "Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer". Ma mère venait d'arriver à
Berlin, elle avait pris la voiture de son père pour voir la revue.
Mon père lui fut présenté, il lui demanda pourquoi le clergé qui, en France, est si riche contribue
si peu aux charges de l'Etat. "C'est qu'il ne secourt le Roi que par dons gratuits et ne donne que ce qui
lui plaît". "Mais le Roi de France qui protège également tous ses sujets pourrait bien obliger son clergé
à contribuer plus convenablement aux charges communes ?". "Sire, toutes les fois qu'en France on a
touché à l'encensoir, on s'en est toujours mal trouvé". Il ne poussa pas plus loin la conversation. La
révolution arriva quelques années après le retour de M r de Launay. Il avait placé une grosse partie de
ses fonds dans la Caisse d'Escompte qui lui fit éprouver une grande perte. Il plaça le reste dans les
rentes sur l'Etat, la réduction des 2/3 lui fit quitter Paris. Il se retira à Vitry-sur-Marne, son pays, où il
vécut jusqu'à sa mort, en 1806, à l'âge de 84 ans, ayant conservé toute sa tête jusqu'au dernier moment
et n'ayant pas une seule infirmité. Il avait contracté en Prusse l'habitude de se lever à 2 h du matin. Il l'a
conservée jusqu'au jour de sa mort. Vers 11h il dit à sa domestique qu'il se sentait fatigué, qu'il allait se
mettre au lit ; deux heures après, elle revint pour le prévenir que son dîner était servi. On s'aperçut que
la vie s'était retirée sans avoir remué de la place où il s'était posé.
La veille de sa mort, il fit venir de bonne heure son ami, M r Jacobi : "Cela ne peut pas aller loin,
lui dit-il, il faut bien que ça finisse. Je t'ai fait venir pour que tu m'aides à brûler mes papiers que je ne
veux pas laisser après moi". Ils passeront toute cette journée à détruire des autographes qu'on aurait eu
grand plaisir à retrouver. Depuis 2h du matin jusqu'à 8h il écrivait sur les finances. On n'a pas vu après
lui le plus petit papier, tout avait été consumé. Il avait une multitude de lettres de Frédéric II qui ont été
perdues. Sa fortune, suivant son testament ne se composait que de 2.200 en une inscription sur l'état de
sa maison et de son mobilier.
Ces 2.200 ne valaient pas alors 44.000
La maison et le mobilier ont été estimés 26.000
70.000

-6-
Il a donné à Mme des Glageux, sa petite-fille, sa maison et son mobilier : l'inscription des 2.200 a
été partagée entre ma mère et ma tante. Nous avons toujours douté, ma mère et moi, que M r de Launay
n'eut que le revenu. Nous avons pensé qu'il avait plus de fortune, en considérant la vie qu'il menait. Il
avait trois domestiques, une table bien servie, donnantassez souvent à dîner à 2 ou 3 amis. Ce qui nous a
paru le plus raisonnable à penser c'est qu'il avait déposé dans les mains de M me de Belbéder une somme
à fonds perdus dont elle a hérité à sa mort.
Je fit consulter son testament à Paris. Il fut établi qu'ayant dépassé la quantité disponible par ses
dons antérieurs, son testament était nul et que, par conséquent, M me Mengin et Mme de Belbéder
devaient se partager sa fortune ce qui aurait privé M me des Glageux du legs qui lui avait été fait. Je
rendis compte à ma mère. J'avais ses pouvoirs. Elle me donna ordre de délivrer son legs à M me des
Glageux et, à ce sujet, elle lui écrivit : "On m'a fait connaître mes droits, ils te priveraient du legs que t'a
fait mon père, c'est peut-être la seule occasion de ma vie où je pourrai te témoigner toute mon affection,
je ne veux pas la laisser échapper, je donne ordre à mon fils de te délivrer mon legs".
Nous partîmes pour Vitry, Mme des Glageux et moi, pour aller régler toutes les affaires de cette
succession, je délivrai tous les legs faits par mon grand-père. Ils étaient nombreux. Il n'avait pas oublié
un nommé Curé, son perruquier, homme jovial qui, en le coiffant, et le rasant lui contait les nouvelles
de la ville. Il lui avais fait un legs ainsi exprimé : "Je donne à Curé, mon perruquier, que j'aime et
j'estime 100F et mes perruques". M r de Launay était mort avant Pâques. Tous les ans ce Curé lui
fournissait une perruque pour cette époque. Il se présenta à M r Jacobi, l'exécuteur testamentaire, en lui
demandant pour son legs 124F. "Vous vous trompez, lui dit Mr Jacobi, il ne vous revient que 100F". "Je
vous demande pardon, reprit le malin perruquier, M r de Launay ne m'a-t-il pas donné 100 F et ses
perruques ? Il m'a commandé, comme de coutume, une perruque pour Pâques. J'ai fait la perruque, je ne
l'ai pas livrée, mais je peux vous la présenter et je réclame le prix de la perruque, et puisque toutes les
perruques me sont données, je garderai le perruque quand vous me l'aurez payée".
Cette question originale me fut soumise. Je la décidait en faveur de Curé en admirant la subtilité
de sa logique.
Mon grand-père ne m'avait légué que sa bibliothèque qui était de peu de valeur. Je remarquai
parmi ses bagues et bijoux en petite quantité un cachet en cornaline gravée. Je témoignai à ma cousine
le désir de l'avoir. Elle voulut en référer à son mari. Je trouvait cela naturel. Revenu à Paris, des
Glageux m'écrivit qu'il avait fait estimer le cachet par un bijoutier, qu'il valait 30 F et que je pouvais
l'avoir à ce prix. Je lui répondis que j'avais eu le désir de posséder cette bagatelle qui avait appartenu à
mon grand-père, mais que je ne voulais pas la payer. Je trouvais un peu singulier que le mari de M me
des Glageux à qui ma mère venait de faire un cadeau de 12 à 13.000 F voulut me faire payer un bijou
qu'il me faisait plaisir de posséder.
Avant de passer à un autre membre de la famille, il faut que je consigne ici une anecdote de
Frédéric II que je tiens de Mr de Launay. Je ne sache pas qu'elle ait été rapportée dans la biographie de
ce souverain.
En 1778 ou 79, l'Amérique du Nord s'était révoltée contre le gouvernement anglais. La France
protégeait les Américains et le Roi de Prusse recevait d'assez fortes sommes de l'Angleterre pour qu'il
restât neutre dans la querelle.
Frédéric II n'aimait pas les Anglais, quoi qu'il reçût leur argent. Un jour, il apprit que les
Américains avaient remporté un avantage sur les troupes anglaises. "Eh bien, dit-il, en présence de ses
courtisans, à Mr le Chevalier Mitchell, Ambassadeur d'Angleterre à Berlin, on dit que les Américains
ont battu les troupes du Roi d'Angleterre ?" "Il faut cependant espérer, Sire, qu'avec l'aide de Dieu nous
en triompherons". "Avec l'aide de Dieu, dit le Roi, je ne vous connaissait pas cet allié-là". "C'est
pourtant celui qui nous coûte le moins". "Il vous sert comme vous le payez !".

Mme de Bionval, après la mort de M r de Cuisy, jouissait d'une très belle fortune. Elle passait les
étés dans deux belles terres à Orgères dans la Beauce et à Villiers en Normandie. Mon père était
conseiller à la Cour des Aides jouissant de 40 à 45.000 F de rente. Il ne se trouvait pas assez riche ; il
voulait faire des affaires. Il acheta successivement le Château-Trompette à Bordeaux, 7 millions, la terre
de Montrunai 1.500.000Fr, une habitation à St Domingue et prit un intérêt dans les corsaires de la Mer
Rouge. Jeune, confiant, sans expérience des hommes et des affaires, il fut dupe des intrigants, toute sa
fortune s'évanouit. Il eut recours à celle de sa mère qui eut la faiblesse de s'engager de plus de 700.000.

-7-
Les propriétés furent vendues. Elle eut beaucoup de peine à conserver encore 300.000. Toutefois,
n'ayant plus de confiance dans son fils, elle me fit deux donations, l'une de 300.000 F r et l'autre d'une
maison à Paris, rue de Cléry, qu'elle avait vendue viagèrement sur deux têtes. On verra plus tard que j'ai
bien peu joui des bienfaits de ma grand-mère.
On était en 1791, la dépréciation des assignats marchait à grands pas. M me de Bionval et ma mère
comprirent que le meilleur moyen de sauver leur fortune était de la placer en biens fonds. Elles
achetèrent en commun la terre de Courtavent près de Noyon-sur-Seine, 900.000 F. La fortune de ces
deux dames n'était que de 600.000 qu'elles payèrent à M r Morel de Vindé, leur vendeur. Elle devaient
300.000 Fr. Mr de Vindé, bien loin de presser son remboursement, les engageait à ne pas vendre, il
voyait que tous les jours les assignats perdaient de leur valeur, il leur conseillait d'attendre pour obtenir
un plus haut prix des terres qu'elles vendaient. Quant à lui, le conseil était parfaitement désintéressé. Il
avait épousé une jeune femme sans fortune, il vendait son bien propre pour acheter des domaines
nationaux sous le nom de sa femme et sous le sien. Le gouvernement recevait en paiement des assignats
sans égard à leur valeur intrinsèque, ainsi il se libérait également soit en payant avec des assignats
perdant 20 % soit qu'il perdissent 50 ou 60 %. Il eut été bien avantageux pour ma mère et M me de
Bionval d'user des facilités de M r de Vindé. Craintives, mal conseillées, elles firent des ventes pour se
libérer sans aucun avantage.
Le régime de la Terreur surprit ces dames dans leur terre. Elles n'eurent pas trop à se plaindre des
habitants, elles ne furent pas arrêtées. Ma mère avait la tête vive. Elle ne pouvait pas rester à la
campagne sans s'y occuper activement, elle fit valoir les terres encloses dans le parc et dans les vastes
parterres. Cette exploitation marchait comme vont toutes celles qui sont conduites par des femmes du
monde. Cette manière de vivre déplaisait à ma grand-mère qui était une femme de 50 à 55 ans fort
tranquille. Depuis fort longtemps elle avait chez elle une amie intime, M me Florat et sa fille "Fillette" de
l'âge de ma mère. Elles ne sympathisaient pas très bien ensemble. M me Florat et sa fille avait tout
pouvoir sur l'esprit de Mme de Bionval. Elles lui firent comprendre qu'elle serait beaucoup plus
heureuse en vivant à Provins, où elles avaient des amies, qu'en restant à Courtavent sous le
commandement de sa belle-fille.
Mme de Bionval allait souvent à Provins qui n'était éloigné que de 4 ou 5 lieues. On lui avait
choisi une joli petite maison à la ville haute, elle quitta un jour Courtavent avec ses deux amies pour
aller passer un mois à Provins. De là, elle écrivit bien poliment à ma mère qu'elle y resterait dans la
maison qu'elle venait d'y acheter. De plus, elle la priait de faire procéder au partage des terres de
Courtavent, afin que chacun eut son revenu bien distinct.
Ce fut un rude coup pour ma mère qui voyait s'évanouir la puissance qu'elle croyait exercer sur sa
belle-mère. Il fallut bien s'y résigner et même ne pas se bouder. Cependant, elle conserva toujours une
forte rancune contre "Fillette" qu'elle savait avoir été l'âme de ce petit complot.
Mme Floret était une excellente femme amie d'enfance de ma grand-mère. Jeune, elle perdit sa
fortune, Mme de Bionval la retira chez elle. Son affection pour moi était extrême. Je la tutoyait et je ne
l'appelais par amitié que "ma vieille". Sa fille était d'un caractère aigre, haute en couleurs, ne
dissimulant pas assez le chagrin qu'elle éprouvait d'être restée fille. Elle mourut d'une maladie aiguë 3
ou 4 ans après son arrivée à Provins. M me Floret continua d'habiter avec M me de Bionval jusqu'à sa
mort qui arriva en 1854, elle mourut d'une attaque de paralysie en quelques heures de temps. Je l'ai
beaucoup regrettée. C'était une personne de mœurs douces, peu communicative, et d'un abord sévère.
Elle m'en imposait beaucoup quand j'étais enfant. Elle n'aimait pas le bruit. J'étais fort turbulent. Quand
mes jeux l'importunaient, elle me disait : "Mon petit-fils, voilà un fauteuil qui vous tend les bras".
Souvent, elle m'y oubliait et je m'y endormait, elle était alors très fâchée d'avoir prolongé si longtemps
la pénitence ! J'étais à Bordeaux quand cet événement arriva, je n'avais pas assez confiance dans la
gestion de mon père pour lui confier ma procuration. Je la confiai à M r Flayon, ancien notaire de ma
mère à Noyon et juge au Tribunal de cette ville. J'avais été obligé par suite des mauvaises affaires dans
lesquelles mon père s'était trouvé de m'engager pour de très fortes sommes à prendre sur les biens que
Mr de Bionval m'avait substitués. Il fallut tout vendre. Mon père, pour tirer quelque chose de la vente
des terres dont tout le produit allait passer à payer ses dettes, fit insérer dans les conditions de la vente
aux enchères qu'il était réservé 2 sols par livre en sus du prix ou 10 %. Le montant des ventes s'éleva à
100 ou 120.000 Fr., il se fit donc payer à mon insu pendant que j'étais absent 10 à 12.000 Fr. J'aurais pu
trouver très mauvais que Mr Flayon ait eu la faiblesse de consentir à semblable finesse, je préférai ne

-8-
rien dire, mais je fus plus circonspect dans mes pouvoirs. Je les retirai à mon retour de Bordeaux. Cette
succession représenta environ 240.000 Fr. Mme de Bionval, de son consentement, avait assuré 1.200 Fr.
de rente à Mme Floret. Le capital de cette rente était 12.000 Fr. Si elle eut exigé qu'il fut placé cette
somme aurait mis la succession à zéro. Ma mère l'ayant retirée chez elle, elle me fit remise de la rente
viagère. C'est la seule chose que j'ai retiré de la succession de M r de Bionval qui m'avait substitué toute
sa fortune. Les mauvaises affaires que mon père ne cessait de faire étaient tellement graves et
compromettantes que, pour l'en tirer, j'ai tout compromis et n'ai rien revu de ce qui m'avait été donné. Je
parlerai plus tard de la maison de la rue de Cléry dans laquelle je me suis retiré qu'en soutenant un
procès dispendieux pour ne pas attaquer la mémoire de mon père qui l'avait vendue sans aucun droit.
Après la mort de Mr de Bionval, ma mère retira chez elle à Provins où elle était venue habiter
Mme Floret, Piévet le valet de chambre et Lescure sa femme de chambre. Cette dernière passa d'abord
au service d'une Mme Hébert. A la mort de cette dame, elle fut recueillie par ma mère.
Quand Mr de Bionval eut quitté Courtavant, ma mère continua à faire valoir ses terres. Elle eut le
malheur, en 1851, de perdre Sécuyer, son homme d'affaires. Elle sentit qu'elle n'avait pas la force de
conduire seule la gestion de sa terre, elle la vendit 375.000 Fr à Mr Bignon. Ce fut après cette vente
qu'elle vint à Provins, en 1852 pour y vivre auprès de sa belle-mère. Elle acheta cette maison 8.000 Fr.,
ensuite les terrains pour 3.000 Fr. environ. On l'a vendue à sa mort 11.500 Fr. quoi qu'elle valut
davantage.
Je suis né le 10 octobre 1778. Ma mère habitait alors une maison rue du Grochanet. Elle ne vint
demeurer rue de Cléry chez M. de Bionval qu'après la mort de M r de Cuisy dont elle occupa les
appartements. J'avais été mis en nourrice à Draveil chez la concierge du château qui appartenait à M. de
Belbéder, j'y pris la petite vérole, ma mère se faisait donner des nouvelles, mais elle défendit bien qu'on
m'amenât à Paris avant que je fusse complètement guéri. Je fus retiré de nourrice à 18 mois et confié à
ma bonne Mme Badoux. Elle avait 40 ans, elle ne s'en donnait que 36 parce qu'on avait su que ma mère
ne voulait pas d'une personne qui avait 40 ans. Cette bonne fille m'aimait beaucoup. Elle a toujours eu
pour moi les soins les plus tendres. De la rue de Cléry, nous passâmes rue de Bondy, ma grand-mère
venait de vendre sa maison 100.000 Fr. viagèrement sur deux têtes. Ce fut de la maison de la rue de
Bondy que je fus envoyé à 7 ans en pension, rue de Charonne cher M r Sirnut. J'y étais avec mon cousin
de Belbéder du même âge que moi. J'y restai deux ans, ma mère me retira pour me mettre chez M r
l'Abbé Moret, suisse du Canton catholique de Lausanne. Ce pensionnat situé rue de Sèvres, alors hors
de Paris, était sur un pied militaire, un frère de l'Abbé Morel avait été Capitaine de Dragons, il nous
montrait l'exercice, nous étions en uniforme, nous montions la garde pendant et après les récréations,
avec une consigne pour le maintien de l'ordre. La consigne était parfaitement suivie. Il était alors dans
l'usage de punir par les verges la plus petite infraction. le maître tenait un cahier où il inscrivait par un
point les fautes de chaque élève. Quand dans un jour on avait 4 points, on avait le soir "la verge au cul"
expression de l'Abbé Morel. Je n'ai jamais été tant fustigé que dans ce pensionnat. J'y ai vu commencer
la Révolution par l'incendie de la fabrique de Réveillon, manufacturier de papiers peints dans le Fg S t
Antoine, au printemps 89. Au mois de juillet, la prise de la Bastille. Vers le mois de septembre, on nous
mena en promenade au Fg St Antoine, le château de la Bastille était en pleine démolition.

La disette se fit sentir à Paris à la fin de l'année, cependant des mesures avaient été prises pour
que Paris fut approvisionné. Comme nous étions hors des barrières et que notre boulanger était dans
Paris, nous étions obligés de nous lever à 5 h du matin au mois de novembre-décembre pour aller à Paris
chercher notre pain. Nous y allions en personne parce que les boulangers n'avaient pas la permission de
fournir leurs pratiques qui habitaient hors Paris. Ces promenades étaient pour nous un grand
divertissement.
Nous n'étions que 30 et quelques chez l'Abbé Moret qui n'en voulait pas un de plus grand nombre
; il mangeait avec nous et nous servait, la nourriture était bonne, saine et abondante. On me retira de ce
pensionnat au commencement de janvier 1790 pour m'envoyer à Rebaix chez les Bénédictins où était
depuis 2 ans mon cousin de Belbéder. La veille de mon départ, ma mère me conduisit avec mon père
dans sa loge au Français. Nous vîmes une des premières représentations de "Charles IX" de Chénier.
Talma faisait le rôle de Charles IX.

-9-
J'entrai au collège de Rebaix le 6 janvier 1790. J'y fus conduit par mon père qui partit le
lendemain.

- 10 -

Vous aimerez peut-être aussi