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© L’Artilleur / Bernard Giovanangeli Éditeur, Paris, 2022.

ISBN : 9782810011292

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Du même auteur

Histoire, Géopolitique et Économie politique


Les ombres de la terre. Chroniques géopolitiques. Paris, 2020.
François le diplomate. La diplomatie de la miséricorde. Salvator, 2019.
La révolte fiscale. L’impôt : histoire, théories et avatars. Calmann-Lévy,
2019, avec Victor Fouquet. Prix Turgot 2020.
La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France.
Calmann-Lévy, 2018.
Le défi migratoire. L’Europe ébranlée. Éditions du Grenadier, 2016.
Géopolitique du Vatican. La puissance de l’influence. Puf, 2015.

Éducation
La non-mixité à l’école. Au-delà du tabou, pour une éducation innovante.
Éditions du Grenadier, 2019, avec Jean-David Ponci.
Rebâtir l’école. Plaidoyer pour la liberté scolaire. Éditions du Grenadier,
2017. Préface de Chantal Delsol, de l’Institut.
SOMMAIRE
Titre

Copyright

Du même auteur

Avant-propos et remerciements

Introduction - Le déclin d'un monde

L'école des réalistes


Primauté de la géopolitique

L'espace et la carte

La clef de la puissance

Correspondances géopolitiques

Le poète de l'action

De la Grèce à l'Atlantique
Frontières visibles, frontières culturelles

Le Code civil des Français : le droit romain pour le monde

Frontières maritimes

Une géopolitique critique

Partie 1 - L'Europe aux défis. Que reste-t-il de sa puissance ?

Chapitre 1 - Démocraties en guerre : comment porter l'épée ?

Le sentimentalisme, c'est la guerre

L'esprit de défense
Guerre civile européenne : la stasis allemande

Guerre des peuples ou guerres ethniques ?

Lettres d'Algérie

Banlieues en feu ?

Chapitre 2 - Les zones chaudes de l'Europe : l'épée en action


Typologie des guerres européennes

L'énergie, « le sang de la géopolitique »

L'Europe, carrefour de gazoducs

Guerre en Europe : l'arme psychologique des migrants

Les grandes routes vers l'Europe

Les migrants viennent par les réseaux

Une activité très lucrative


Les chemins du sud

La Manche, l'autre point de passage

La Baltique, une zone chaude de l'Europe

L'Ukraine, la pomme de discorde

Mer Noire : l'enjeu des frontières

Méditerranée orientale : la mer de tous les dangers

Djibouti : nid d'espions

Les drones, l'arme de demain ?


Programmes mondiaux

Les drones, nouvel avatar de la guerre aérienne

Partie 2 - Entre volonté de puissance et émiettement : l'Occident concurrencé

Caractéristiques des guerres civilisationnelles


Chapitre 3 - Les nouvelles puissances : les épées sorties

Les ingénieurs de l'âme : l'idéologie de la Chine communiste


« Le Parti de vient fort en se purgeant lui-même. »

Ingénieurs de l'âme humaine


Nature du communisme chinois
Des religions contrôlées
Conséquences de cette imprégnation communiste pour la présence mondiale de la Chine

Le réveil militaire
La guerre des monnaies

Le contrôle de la terre du milieu


L'effacement de la Russie ?

Pourquoi la Chine peut tomber

Chapitre 4 - L'émiettement : les proliférations de l'épée


La fin du sécularisme, le retour du paganisme

Indigénisme et vaudou
Le vaudou : un culte en essor

L'Église face à l'universalisme : remise en cause

La dissolution de l'Afrique

Infiltration criminelle dans le golfe de Guinée


Faux médicaments
Nigéria : le pays qui n'en finit pas de tomber

Sahel : l'impasse du terrorisme

Il faut quitter l'Afrique

Le « djihadisme d'atmosphère » en Europe et au-delà


Éthiopie : un pays fragilisé

Face au terrorisme
Chapitre 5 - L'Indo-Pacifique : l'émergence d'une zone centrale

L'océan Indien, une mer française

Les îles du canal du Mozambique


Les Terres australes françaises

Le pivot vers l'Est


Nouvelle-Calédonie : française, mais pour quoi ?

Nickel chrome
Le cœur de l'Indo-Pacifique

Mozambique : nouveau front islamiste


Une guerre urbaine de grande ampleur

Partie 3 - Géopolitique et entreprises : la guerre économique en action. L'épée économique


Chapitre 6 - Géoéconomie : la fortune de la France

Jacques Bainville : la puissance d'une nation passe par son économie

Le danger de l'État-providence

Quid de la souveraineté économique ?

Qu'est-ce qu'une « société stratégique » ?


Favoriser le développement dynamique des entreprises

La souveraineté économique : enjeu fondamental de la puissance

Les normes : tueurs en série d'une puissance

Pas de puissance sans bonne formation

La faillite du primaire
Le chômage : la faute de la mondialisation ?

Le choix du socialisme

Une faute collective

Un ennemi facile : la mondialisation

C'était mieux avant ?


Les fausses Trente glorieuses

La révolution du temps libre

Pourquoi la déprime ?

Les guerres de l'information :un outil essentiel

L'image de la guerre et la parole sur la guerre

Chapitre 7 - Entre local et global : l'économie face au monde


Tourisme : le monde est à vous

Les fruits de la productivité

Conséquences spatiales du tourisme


La fixation du typique

Le snobisme et la masse

Gommer les excès du tourisme de masse

Les explorateurs : le particularisme de l'universalisme

La mondialisation et le virus
La mondialisation, cause de l'épidémie ?

Comment l'Allemagne s'impose en Europe

Les Verts, l'arme utile de la subversion politique

La stratégie allemande du contrôle de l'énergie

Industrie pharmaceutique : illustration du mal français


Une régulation imposée qui nuit à l'industrie pharmaceutique

Comment relocaliser ?

La relocalisation du monde

Du made in monde au made in ici

La révolution du numérique
L'ère des robots

La transformation de la main-d'œuvre

Guerre des monnaies

Chapitre 8 - Interconnexions mondiales et criminalité : l'arme du crime

Criminalité et terrorisme
« Ça va péter » ?

Terroriste parce qu'ignorant ?

Terroriste parce que pauvre ?

L'espace-temps du terrorisme

Afghanistan 2021, exemple d'une victoire de l'insurrection et de la compréhension


de l'espace-temps du terrorisme

L'espace-temps de la violence en Afghanistan, 1973-2019

La compétition entre talibans et État islamique

Conclusion - Quel nouveau monde ? Dans les pas de Xénophon


Poète de la pensée et de l'action
Homme du sentiment, non du sentimentalisme

Réalité des frontières

Frontières chaudes, frontières froides

Le retour aux lieux : les points et les lignes

Table des cartes


Avant-propos et remerciements

Le présent ouvrage est issu des recherches conduites dans le cadre de la


revue de géopolitique Conflits. Il reprend des contributions qui ont été
publiées dans Conflits et dans d’autres sites et revues pour lesquels j’écris,
notamment l’Institut des Libertés. Ces contributions ont été mises à jour,
développées et retravaillées. C’est le monde tel qu’il est que nous essayons
de comprendre et notamment, au sein de celui-ci, la place de l’Europe dans
un espace mondial qui est en dissolution et reconstruction constante.
Les cartes du présent ouvrage ont été publiées dans Conflits. Elles ont
été retravaillées pour être publiées ici en noir et blanc. Ces cartes ont été
réalisées par Patrick Poncet (QualCity) et Séverine Germain (SG
Cartographie), à partir de conceptions et de cartons réalisés par Jean-Marc
Holz, professeur émérite à l’Université de Perpignan. Que chacun soit ici
remercié pour le travail fourni. La carte matérialise la pensée et dit parfois
beaucoup plus que de longs développements écrits.
Les cartes consacrées au terrorisme ont été réalisées par Daniel Dory et
Hervé Théry. Daniel Dory est chercheur et consultant en analyse
géopolitique du terrorisme. Il a notamment été maître de conférences HDR
à l’université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire
du gouvernement bolivien. Hervé Théry est géographe, directeur de
recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de Sao
Paulo. Tous deux sont membres du comité scientifique de Conflits. Les
textes de la fin de l’ouvrage analysant l’espace-temps du terrorisme et
l’insurrection victorieuse en Afghanistan sont de leur plume. Ils ont aussi
contribué à fournir matières et idées pour les analyses sur le terrorisme au
Sahel et dans la zone des trois frontières. Ces textes sont eux aussi parus
dans Conflits. Il va de soi que si nous faisons nôtre leurs analyses et leurs
démonstrations, ils ne sont nullement liés par les analyses faites par l’auteur
dans le reste de l’ouvrage, qui reste sous mon entière responsabilité.
L’objectif de cet ouvrage est donc de présenter de façon synthétique et
problématisée l’état du monde dans ces années 2020, sa dissolution et ses
transformations dans ses affrontements et ses rivalités. Les lecteurs
réguliers de Conflits y retrouveront de nombreux thèmes que nous
développons dans la revue, en les présentant ici de façon coordonnée et
réfléchie.
Si l’auteur porte seul la responsabilité des idées, analyses et propos
exposés, un tel ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le travail quotidien
effectué avec les équipes de Conflits. Que soit remercié Gil Mihaely, pour
son soutien et sa confiance, ainsi que Louis-Marie de Pontbriand et Guy-
Alexandre Le Roux pour l’aide apportée à la préparation de l’ouvrage, à
l’édification du plan et à la relecture. Remerciements aussi à Hervé
d’Argent et Tigrane Yégavian pour leurs conseils et leurs remarques affutés.
Enfin, l’ouvrage n’aurait pu exister sans le soutien de Bernard
Giovanangeli, éditeur fidèle depuis plusieurs années.
INTRODUCTION

Le déclin d’un monde

L’Europe a cru à l’universalisme. Elle a cru que les frontières


culturelles, religieuses, humaines, politiques étaient des chimères que l’on
pouvait ignorer. Elle a cru qu’en dehors de l’Europe 1 les autres étaient
d’autres soi-même, avec les mêmes volontés, les mêmes passions, les
mêmes objectifs. D’autres soi-même qui aspiraient, dans leurs désirs
secrets, à devenir comme les Européens. Elle a cru que l’on pouvait
exporter les valeurs et les idées, qu’il suffisait pour cela de coloniser,
autrefois, de démocratiser aujourd’hui, si besoin au moyen d’une guerre.
L’universalisme n’était pas exempt d’ambiguïté. En voyant dans l’autre un
être encore à l’état de nature, qu’il fallait « développer » pour le transformer
en homme complet et abouti, la pensée universaliste était porteuse de
guerres et de drames. La première période coloniale (1880-1960) fut une
tentative d’exportation des valeurs universelles. Puis, en dépit de l’échec de
celle-ci, les pays colonisateurs, notamment la France, continuèrent de
vouloir peindre le monde à leur image et à leur couleur. Ce fut la grande
époque des objectifs de développement, d’une colonisation intellectuelle à
laquelle des élites étrangères se prêtèrent, flattées d’entrer dans le monde
occidental, et y trouvant des conditions de vie bien meilleures que chez
elles. La modernisation devait suivre la voie de l’occidentalisation. Il y eut
un premier accroc en 1979 quand les mollahs iraniens affirmèrent vouloir
moderniser leur pays sans l’occidentaliser. Un accident de l’histoire
probablement, qui se prolongea avec Kadhafi et Saddam Hussein. Mais la
démocratie, qui n’était plus seulement un régime politique mais une
idéologie politique, devait être la plus forte. L’universalisme, si doucereux
et sirupeux dans son langage, provoqua des guerres sanglantes dont les
blessures n’ont pas encore fini de cicatriser. Yougoslavie (1991-2001),
Afghanistan (2001-2021), Irak (2003-), Syrie et Libye (2011-) pour les
principales. La démocratie devait être exportée à coups de bombes et ainsi
remodeler le visage et les peuples de ces pays, qu’ils le veuillent ou non. La
planification politique à l’échelle internationale échoua. Ces pays rejetèrent
l’Occident et ses valeurs universelles. Simultanément, d’anciens empires
abattus se réveillèrent en voulant peser sur la scène du monde : Russie,
Chine, Inde ; eux-aussi avec la modernité technologique mais sans les
valeurs occidentales. Même dans l’espace tenu par les Occidentaux,
l’universalisme était rejeté au profit d’un retour à l’indigénisme ;
l’Amérique latine et l’Afrique en furent les laboratoires. L’Afrique, qui
devait avancer à marche forcée à coups d’élections, de démocratie et
d’aides publiques au développement connaît un émiettement sans
précédent ; ce continent est probablement le principal tombeau de
l’universalisme. En Europe, l’assimilation et l’intégration des populations
extra-européennes deviennent de plus en plus complexes ; loin de vouloir
adopter les modes de vie européens elles souhaitent conserver leurs cultures
et leurs spécificités. Ainsi, nous avons un monde de plus en plus uni par la
mondialisation, de plus en plus technologisé et connecté mais également de
plus en plus émietté et diversifié parce que l’universalisme a échoué.
Le propre d’une idéologie est de ne pas reconnaître son échec et de ne
jamais déposer les armes : quand elle échoue, elle se radicalise. La fin de
l’universalisme signifie donc l’accélération de sa défense, d’où les
interventions passives ou actives en Syrie et en Libye, alors que l’échec de
l’Irak était patent. D’où le refus de voir le monde tel qu’il est, de penser les
empires renaissants, de comprendre les motivations et les idéologies qui
sous-tendent les actions des autres pays et des autres peuples. Reconnaître
l’échec de l’universalisme, c’est reconnaître l’échec de près de deux siècles
de politique mondiale. Pourtant, cette fin de l’universalisme est une bonne
nouvelle. Parce qu’il est un sentimentalisme et un idéalisme, il a conduit à
la guerre, il a abîmé des peuples, il a affaibli l’Europe. En posant
systématiquement le débat sur le terrain des valeurs et de la morale il a
empêché toute entente et toute conciliation. L’universalisme est une rupture
intellectuelle avec la vision classique de l’homme et des relations entre les
nations, fondée sur la nature humaine et les rapports de forces.
L’universalisme ne prend pas fin parce que ses idéalistes auraient reconnu
leur échec, il chute par l’action des peuples qui protègent leurs cultures et
leurs intérêts. Parce qu’il est né en Europe et qu’il a été exporté dans les
zones tenues par les Occidentaux, l’Europe est aux premières loges de sa
disparition. Les guerres extérieures et intérieures qu’elle connaît désormais
signent la fin de cette idée, même si beaucoup ne veulent pas l’admettre. Le
projet de l’Union européenne, fondée sur la dissolution des nations dans
une bureaucratie impériale est un échec, les nations, notamment
l’Allemagne, défendant leurs intérêts de puissance. Le nouveau siècle
débuté est donc en rupture avec les deux siècles passés du fait de cette
disparition de l’universalisme.
La fin du monopole du dollar, la mise en place d’une zone monétaire
chinoise, le combat contre les normes juridiques américaines, la volonté
chez certains de bâtir un empire islamique, le rejet des cultures européennes
pour la redécouverte des cultures locales sont autant de manifestations de la
fin de l’universalisme. Nous revenons ainsi au début du XIXe siècle, quand le
monde comptait plusieurs empires et que l’Europe ne l’avait pas encore
e
conquis, mais avec la technologie et la modernité technique du XXI siècle.
La fin de l’universalisme n’est donc pas un retour en arrière mais une
continuation de l’histoire.
L’école des réalistes
Pour la France et l’Europe, une autre voie était possible. Loin de
l’adhésion systématique à l’universalisme, l’école française d’économie
politique puis l’école de géographie ont proposé une étude réaliste des
échanges entre les nations. La vision mondiale portée par François Guizot,
Frédéric Bastiat ou encore Alexis de Tocqueville est une contestation de la
pensée des idéalistes et notamment de leur promotion du colonialisme.
Durant la période coloniale, le maréchal Lyautey 2 sut tenir compte des
différences culturelles des peuples et s’appuyer sur les spécificités du
Maroc pour assurer son développement économique sans porter atteinte à
son identité historique. Une vision partagée par son condisciple de Saint-
Cyr, Charles de Foucauld, lors de ses pérégrinations dans le Hoggar. L’école
française de géographie, initiée par Paul Vidal de La Blache, a ancré ses
recherches dans la primauté de l’étude du terrain géographique et de
l’occupation humaine ; une étude réaliste et critique qui n’a jamais cessé
d’exister en dépit de la prééminence du courant idéaliste. C’est ici que
l’analyse géopolitique est essentielle pour comprendre l’échec de
l’universalisme et le nouvel ordre du monde qui en advient.

Primauté de la géopolitique
Bannie de l’Université au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la
géopolitique est réapparue sur la scène médiatique et intellectuelle dans les
années 1980-1990. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et plus encore
le retour des empires au tournant des années 2000, la géopolitique est
devenue omniprésente. Elle est désormais matière du baccalauréat,
discipline d’écoles de commerce et d’instituts supérieurs. Elle a sa place à
la télévision et dans l’édition. Que cette méthode d’analyse soit restaurée et
réhabilitée ne peut que nous réjouir, mais à force de devenir populaire, à
force d’être un mot sans cesse utilisé, la géopolitique finit par s’affadir et
par perdre son sens. Trop souvent, la géopolitique est confondue avec les
relations internationales, ce qui est réducteur. Trop souvent aussi sont
oubliés des éléments pourtant essentiels de la géopolitique : la géographie,
l’étude des symboles, des représentations et des mentalités, la criminalité,
l’histoire même. À force d’être considérée comme la culture générale de
notre temps et le mantra médiatique des commentaires immédiats, elle perd
ce pour quoi elle a été construite : comprendre et expliquer.
L’objectif de ce livre est donc double : d’une part, redonner tout son
sens à la géopolitique en en montrant la richesse et la complexité, d’autre
part étudier la place particulière de l’Europe d’aujourd’hui dans un monde
tout à la fois uni et fragmenté. L’Europe qui a voulu croire à la fin de
l’histoire, à la disparition de la guerre, à la paix perpétuelle, se retrouve
désormais au centre des conflits. Elle avait oublié l’existence même de
l’épée, la voilà qui doit la reprendre et la brandir. Elle pensait que les autres
désiraient, comme elle, la paix et la stabilité, elle se retrouve face à des
régimes et des organisations qui ne peuvent vivre que de la guerre. Elle
croyait le monde similaire à elle-même, elle doit redécouvrir que l’autre est
différent et donc s’interroger sur ce qui fait son essence et son identité. Elle
voulait s’effacer pour vivre ; elle doit désormais choisir entre se redresser
ou mourir. Dans l’actualité immédiate des guerres, notamment celle
d’Ukraine, seuls les penseurs de l’intemporel éclairent l’inactuel de
« l’extrême contemporain 3 ». La puissance, l’énergie, la matière, le désir de
conquête, les luttes culturelles et ethniques reviennent à l’avant-scène et
dictent désormais de façon publique et officielle la marche du monde. Ce
qui était autrefois occulté parce qu’on ne voulait pas le voir est désormais
annoncé à la face de tous : le retour de la guerre de haute intensité, le
déploiement criminel des mafias, l’émergence de l’indigénisme, le rejet de
l’Occident. Souvent, certains phénomènes semblent contradictoires alors
qu’ils marchent de concert, comme le double mouvement d’émiettement et
d’unification du monde. L’épée, réalité la plus profonde de l’homme, est de
nouveau sortie du fourreau. Là réside l’utilité de la géopolitique : permettre
de comprendre ces phénomènes en les décryptant et en les analysant.

L’espace et la carte
Une bonne réflexion se fonde toujours sur plusieurs échelles : le terroir,
la ville, la région, le pays, le continent, le monde. À chaque échelle sa
problématique et sa complexité, le plus difficile étant ensuite d’en faire la
synthèse. Il est tout à fait possible de faire une géopolitique d’un quartier,
d’une ville, d’une région historique. Ce qui est essentiel dans la réflexion
c’est l’espace, la carte et la géographie. Comment analyser les guerres
comme celles qui se sont déroulées au Sahel et en Ukraine en ne prenant
pas en compte des réalités essentielles que sont le sable et la pierre, les
marais et les cours d’eau, les montagnes et les plaines, les températures et
les saisons ? On entend trop, dans les commentaires, une analyse
géopolitique d’idées qui sont dénuées de liens avec le territoire. On oublie
qu’une guerre est certes une question de missiles et d’armements de haute
technologie, mais aussi d’eau potable, de carburants et de moral des
troupes. À ceux qui veulent apprendre à faire de la géopolitique, on ne peut
que conseiller de se munir d’une carte Michelin ou IGN et d’apprendre à
lire les paysages, à en repérer l’organisation, le développement des villes à
travers le temps, la mise en valeur des finages, le déploiement des terroirs.
Vallée de l’Ill en Alsace, causses du Périgord, transition des Maures à
l’Esterel en Provence, sont autant d’écoles de la géopolitique, celles qui
réunissent les lieux et les hommes et qui comprennent comment ces
derniers ont mis en valeur leurs terres. À la suite de Paul Vidal de La
Blache, son créateur, et d’Emmanuel de Martone, son successeur, l’école
française de géopolitique est une pensée du volontarisme et de l’adéquation
entre le paysage et l’homme. C’est l’homme qui transforme les landes en
une forêt de pins, qui aménage cette zone insalubre qu’est la Camargue
pour en faire un parc naturel, qui canalise la Seine et transforme ce fleuve
capricieux qu’est la Loire en un jardin à la française 4. Aucun paysage n’est
plus géopolitique que les vignobles. Pierres déterrées et utilisées en murets,
terrasses de terre érigées sur des versants abrupts, vignes sélectionnées et
taillées, économie du vin organisée pour vendre à la grande ville où loin
dans le monde. Le vin est l’exemple parfait de cette adéquation entre le
local et le global, le terroir et la mondialisation. Ici, le terroir ne pourrait pas
exister sans la mondialisation et cette dernière ne serait rien sans les
multiples terroirs mondiaux qui contribuent à la colorer et à lui donner son
intensité. L’étude géo-historique des paysages permet de comprendre qu’il
n’y a pas de pays favorisés ou privilégiés. Il n’y a pas de pays chanceux et
d’autres bannis, il y a des lieux, parfois très hostiles, où les hommes ont su,
par leur intelligence et leur volonté, mettre en valeur les paysages, et
d’autres où la mise en valeur est faible voire déclinante. Rien ne
prédisposait la Suisse, pays enclavé, montagneux et coincé entre de grandes
puissances prédatrices, à être le pays développé qu’elle est aujourd’hui. Le
vignoble de Lavaux, avec sa déclivité plongeante dans le lac Léman, fruit
du patient et long travail des moines bénédictins, est l’archétype de cette
volonté appliquée de puissance et de développement qui a conduit à faire de
ce terroir un beau jardin. Là réside une des clefs essentielles de la
compréhension des rapports entre géopolitique et économie. Dans la guerre
intellectuelle que subit l’Europe et qui la désarme face à ses concurrents
s’est imposée l’idée que si l’Europe est développée c’est parce qu’elle a
appauvri l’Afrique. Selon cette vision marxiste, l’économie est un jeu à
somme nulle. Si l’Europe se développe ce ne peut être qu’en prenant à son
voisin africain. Outre que la thèse selon laquelle la révolution industrielle
est le fruit de la colonisation a été abondamment démontée par l’histoire
5
économique , un minimum de connaissance historique permet de se rendre
compte que l’Europe n’a pas attendu les années 1880 et la colonisation de
l’Indochine et du bassin du Congo pour édifier ses cathédrales, développer
ses universités ou créer son droit romain. Une telle falsification de l’histoire
fonctionne pourtant, comme sentiment perpétuel de culpabilité et de honte
de soi. S’est également imposée l’idée que toute inégalité serait
nécessairement injuste. Outre que la notion de justice a disparu de la pensée
politique, alors qu’elle est l’élément cardinal de la science politique jusqu’à
l’époque contemporaine, toute inégalité n’est pas nécessairement injuste et
6
toute inégalité n’est pas nécessairement mauvaise . Qu’il existe des
inégalités à travers le monde n’est pas, par nature, une atteinte à la justice,
et ne ressort en rien d’une quelconque responsabilité de l’Europe. Beaucoup
de pays demeurent pauvres ou sont retombés dans la pauvreté à cause de
décisions politiques mauvaises dont les conséquences négatives étaient
hautement prévisibles. C’est le cas du Venezuela dont la politique
e
communiste de « bolivarisme du XXI siècle » a logiquement conduit à la
ruine du pays, tout comme les décisions d’interdire l’importation d’engrais
et de contraindre le pays à se convertir au bio à marche forcée ont provoqué
une famine au Sri Lanka. Ce qui manque le plus aux pays d’Europe c’est
une volonté de puissance, non pas faite pour dominer les autres dans un
nouvel impérialisme, mais qui doit d’abord servir à exister et à se maintenir
en vie.

La clef de la puissance
La géopolitique est au service d’une vision de la puissance. Pour bâtir la
puissance, il y a l’espace, mais aussi la démographie et la ressource. Le mot
est presque banni, voire tabou. La puissance a mauvaise presse car elle est
confondue avec l’expansionnisme et l’impérialisme. Pourtant, elle est une
condition de la liberté des peuples et des États. Plus que jamais, la
puissance demeure l’épée du monde. La puissance est à la fois la potestas,
c’est-à-dire le pouvoir imposé et l’auctoritas, c’est-à-dire l’autorité, la
puissance qui émane de la compétence. La puissance, c’est aussi la
grandeur et la volonté de jouer un rôle sur la scène mondiale ; rôle qui nous
serait donné par l’histoire, la géographie, le destin. Non pas seulement une
puissance pour soi, mais aussi pour les autres.
La puissance se décline. Elle peut être militaire, économique, culturelle,
intellectuelle.
La puissance rend libre et incontournable. Si des pays et des peuples
peuvent renoncer à la puissance, il est rare en revanche qu’ils revendiquent
ouvertement l’impuissance et qu’ils en fassent une politique officielle. Un
pays impuissant peut-il continuer à exister ? N’est-il pas condamné à
disparaître, d’une façon ou d’une autre ? Seule la puissance maintient l’être,
c’est-à-dire la vie. Être puissant, c’est être libre, indépendant, souverain et
maître de son destin. La recherche de la puissance est un mobile
fondamental des États sans quoi ils n’existent pas. Charles de Gaulle disait
7
que « La France ne peut être la France sans la grandeur ». Grande dans
ses victoires et ses succès comme dans ses défaites et ses occupations,
comme si la grandeur accompagnait toujours le tragique. Puis Valéry
Giscard d’Estaing fut le premier à parler de « grande puissance moyenne »,
s’attirant les foudres de tous ceux pour qui l’idée de déclin était odieuse.
Dans la tradition française, être puissant est une nécessité.
Corolaire de la puissance, la peur du déclin rôde. Décliner, c’est devenir
impuissant, c’est perdre sa substance et sa raison d’être. Décliner, c’est
devenir normal. Il y a des sortes de pays qui ne peuvent exister qu’en
première division, d’où la puissance. Et quand ils passent par des phases de
déclin ils se remémorent leur âge d’or, ou supposé tel, afin de conjurer le
déclin. Quand certains, comme la Chine, sont revenus des années sombres,
l’évocation du temps de l’impuissance sert à maintenir la bride de la
grandeur et à désigner la voie à suivre pour ne pas retomber dans les affres
du déclassement. La Russie joue elle aussi cette partition, afin de ne plus
connaître les troubles des années 1990-2000. Comme la France du reste, qui
reste focalisée sur la Seconde Guerre mondiale comme pour mieux rejeter
l’effondrement de la défaite de 1940 et l’occupation qui a suivi.
La peur du déclin est à la fois un moteur et un danger. Moteur, si elle
permet de l’éviter en le regardant de face et en prenant les mesures
nécessaires pour le contourner. Danger, si elle paralyse en ne voyant que les
aspects négatifs et ne pouvant plus voir ce qui fonctionne et ce qui réussit.
C’est le cas souvent de la France qui parle de désindustrialisation comme si
l’industrie d’aujourd’hui devait être la même que celle des années 1950,
comme si le monde n’avait pas changé, rendant aujourd’hui impossible une
opération militaire autrement qu’en coalition. La puissance doit penser une
vraie modernité. Pas de puissance sans modernité, donc une sage et
dynamique progression. Le temps des lampes à huile et de la marine à voile
est terminé. La puissance, pour demeurer, doit savoir passer au nucléaire et
aux nouvelles technologies.
Mais pourquoi la France doit-elle être puissante ? Est-ce
pragmatiquement pour défendre ses seuls intérêts, pour se garder les
moyens d’intervenir à sa guise dans son environnement stratégique, pour
conserver l’ordre et développer la richesse du peuple français, pour
sécuriser son commerce, pour faire face à certaines menaces existentielles
du monde contemporain ? Est-ce plus idéologiquement pour rester dans la
course au progrès universel, pour offrir aux populations mondiales un cadre
de vie à l’occidentale, ou mieux, pour « sauver la planète » ? Ou alors est-ce
l’angoisse devant les puissances lointaines qui émergent et dont on se fait
une idée terrifiante ? Finalement, faut-il simplement être puissant pour ne
pas être moins puissant que son voisin qui pourrait nous dépasser ? N’est-ce
pas qu’une question élémentaire de survie ? « Qui a la force a souvent la
raison en matière d’État, et celui qui est faible peut difficilement s’exempter
8
d’avoir tort au jugement de la plus grande partie du monde » disait déjà le
cardinal de Richelieu.
Qu’est-ce que la puissance ? Un classement international, des capacités
militaires, des moyens économiques ou financiers, une influence
culturelle ? La France a de nombreux atouts. De tous les pays européens,
elle est peut-être la mieux dotée 9. Alors pourquoi cette conscience, voire
cette angoisse du déclin traverse ses élites ? La France collectionne les
bonnes cartes, mais elle ne les utilise pas. Comme un adolescent qui pense
qu’être libre consiste à disposer de toutes les possibilités et de n’en choisir
aucune, la France piétine et cherche une direction. Toute parée des attributs
de la puissance, elle se demande pourquoi elle est ainsi vêtue et même si tel
ou tel ornement ne serait pas à jeter.
Car être puissant n’est pas suffisant. S’il faut le rester pour survivre,
cela ne nous dit rien des raisons pour lesquelles nous voulons vivre, pour
lesquelles nous voulons que la France vive en tant que nation. La question
préliminaire à la puissance est bien celle de ce qu’elle se propose de
défendre. Un soldat ne se bat pas simplement pour avoir le dessus sur son
ennemi ; il combat d’abord pour défendre sa famille, sa terre, son pays,
peut-être un trésor plus grand pour lequel il est prêt à mettre sa vie en jeu.
Quel est notre trésor ? Y a-t-il un capital à protéger et à transmettre ? La
puissance est d’abord un vouloir. Nul ne peut être puissant s’il ne le veut
pas, nul ne peut être puissant s’il n’a pas quelque chose de plus grand que
lui à défendre et à protéger. Un patrimoine historique, culturel et religieux
auquel il tient et qu’il veut léguer à ses enfants. Nul n’est puissant pour lui-
même, ce serait alors folie et déraison, mais tout un chacun doit être
puissant pour les autres, c’est-à-dire pour s’inscrire dans le fil de l’histoire
et du temps, pour qu’une aventure commencée il y a plusieurs siècles ne
s’interrompe pas par notre faute. La puissance est ce qui permet de
demeurer, de surmonter le tragique de l’histoire et de ne pas disparaître dans
les défaites et les transformations politiques. La puissance est vie et c’est
parce que l’Europe a renoncé à celle-ci qu’elle est effarée de découvrir le
retour de la mort en son cœur, avec les guerres et les crises qui la frappent.

Correspondances géopolitiques
Thucydide a posé les fondements conceptuels de la géopolitique. Sa
Guerre du Péloponnèse contient toutes les réflexions et tous les concepts
qui structurent aujourd’hui la pensée géopolitique. Si sa postérité fut nulle à
l’époque médiévale et classique, il est désormais redécouvert, analysé,
critiqué et, de la mer Égée aux États-Unis, c’est une correspondance
intellectuelle qui se tisse.
De la géopolitique, Thucydide a posé tous les concepts. Le choc
terre/mer, l’opposition entre la thalassocratie (Athènes) et la puissance
continentale (Sparte), le réalisme et l’idéalisme, les alliances de revers (les
Perses), les idées magistrales qui échouent (expédition de Sicile), la lutte
entre le droit et la force (dialogue des Méliens), l’hubris impérialiste,
l’alliance de protection qui se mue en alliance de domination (ligue de
Délos), la guerre mondiale et l’engrenage des alliances, la confrontation des
cités et des empires, etc. À la fois acteur et observateur de la guerre du
Péloponnèse, Thucydide a légué à la postérité un chef-d’œuvre dont
l’immuabilité des conclusions lui donne une allure de bréviaire de la
géopolitique. Deux mille quatre cents ans plus tard, la finesse de sa pensée
est toujours aussi précieuse pour analyser les enjeux géopolitiques.
La guerre du Péloponnèse.

C’est par Thucydide et son continuateur Xénophon que nous


connaissons l’histoire de cette guerre. Tous les deux sont généraux, tous les
deux ont l’expérience des combats, même si Xénophon eut plus de succès
que Thucydide. Les deux ont connu l’exil et la rupture avec leur cité
d’origine, les deux ont pensé et réfléchi ce qu’ils ont vécu avant de poser
par écrit leurs combats. Puis Thucydide fut oublié. Il ne figure même pas, à
l’inverse de Xénophon, sur la fresque de L’École d’Athènes de Raphaël, lui
à qui on doit pourtant le grand discours de Périclès sur Athènes École de la
e
Grèce. C’est le XIX siècle qui l’a redécouvert, traduit et commenté. C’est au
moment où se développaient la géographie et l’histoire, où l’Europe
découvrait le monde, que Thucydide était lu et compris. Il semble être un
trésor grec enfoui de longs siècles durant et déterré à une époque qui
pourtant oublie ses classiques. Thucydide demeure aujourd’hui, et des
générations de géopoliticiens se sont abreuvées de son œuvre. Dès le
prologue, tout est dit :

Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens


est l’œuvre de Thucydide d’Athènes. L’auteur a entrepris ce travail
dès le début des hostilités. Il avait prévu que ce serait une grande
guerre et qu’elle aurait plus de retentissement que tous les conflits
antérieurs. Il avait fait ce pronostic en observant que, de part et
d’autre, les États entrant en lutte se trouvaient dans tous les
domaines à l’apogée de leur puissance. Il constatait d’autre part que
tout le reste du monde grec ralliait l’un ou l’autre camp. Ceux qui ne
prenaient pas immédiatement part, se disposaient à le faire. Et ce
fut, en effet, la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et,
avec elle, une partie du monde barbare. On peut dire que la majeure
partie de l’humanité en ressentit les effets.

Les cités sont à l’apogée de leur pouvoir et de leur richesse. Athènes


détourne le trésor de la ligue de Délos, d’une part pour financer la
construction du Parthénon, d’autre part pour accroître ses forces militaires.
Elle est alors touchée par la démesure et la tentation d’étendre son pouvoir
aux autres cités. La tentation impérialiste naît de la démocratie elle-même.
Mais c’est Corinthe qui déclenche la guerre, car elle se heurte partout aux
comptoirs athéniens. Avec le siège de Potidée, Corinthe accuse Athènes
d’avoir rompu injustement la trêve. Il y a la cause officielle de la guerre : le
conflit avec Corcyre, la question de Potidée, l’agression de Thèbes contre
Platée ; et il y a la cause véritable : la puissance athénienne qui inquiète les
Lacédémoniens. Sparte se fait défenseur des petites cités contre
l’impérialisme athénien puis, la victoire obtenue, c’est à son tour de céder
aux charmes de l’impérialisme, avant d’être détrônée par Thèbes. Cette
guerre est aussi une stasis, une guerre civile des cités grecques, incapables
de conjurer la division et de fonder un panhellénisme autour d’une
isonomia, une même loi. C’est Alexandre qui accomplira cette œuvre, en
renversant les Perses à son tour et en portant l’hellénisme jusqu’aux confins
de l’Inde.
Thucydide pense l’humanité, il cherche les moments décisifs dans
l’histoire pour comprendre le déroulement de l’action. La guerre est causée
par l’appétit du pouvoir. La cité voit fondre sur elle les catastrophes : la
peste, la famine, la défaite et la privation des libertés. Il y a, chez
Thucydide, une dimension poétique 10. Il se veut poète et donc créateur ; une
dimension qui apparaît dans la rédaction des grands discours. Avec eux, il
porte la parole des acteurs et il transmet les documents qui sont aujourd’hui
des documents d’histoire. La transmission et la paideia sont au cœur de son
œuvre.
11
Le dialogue des Méliens, selon les mots d’Olivier Battistini , illustre la
pensée politique de Thucydide. Se met à jour la nécessité de nature : il faut
dominer les autres chaque fois que l’on est le plus fort, il faut se placer dans
une praxis, une réalité qui découle de la situation du moment et du rapport
des forces. Toute action politique suppose d’analyser ces rapports de force
et d’agir en conséquence. Il n’y a pas d’absolu de justice, il n’y a pas
d’appel au droit ou à la morale ; seuls comptent les intérêts, parfois
obscurcis par les passions. Ce sont les intérêts qui tiennent la diplomatie et
les alliances politiques, non les sentiments. Thucydide s’inscrit comme le
père de l’école réaliste.
La force est là, bien sûr, qui exclut totalement l’idée de justice. Le
pouvoir, c’est imposer sa force. Face aux Méliens, les Athéniens refusent
les arguments de droit : « Il n’est possible de parler de justice qu’entre
égaux dans l’ordre de la force. » Vae victis, les Méliens n’ont d’autre choix
que de se soumettre. « La trahison s’en mêlant, les Méliens se rendirent à
discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et
réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent
l’île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons ». C’est la trahison qui
permet la prise de la cité. C’est une autre leçon de Thucydide : face à
l’adversité, la cité n’est jamais unie ; il y a toujours des traîtres prêts à se
sauver en ouvrant les portes à l’invasion.
Mais la nécessité et les intérêts ne gouvernent pas toujours les choix des
politiques. Il y a toujours des alternatives, entre la justesse et la folie, le
logos et les mythes politiques. Le politique, d’autant plus quand il doit
susciter l’adhésion du peuple, a le choix entre des conduites sensées et des
conduites folles, des conduites modérées et des conduites immodérées. Les
passions du peuple (le dème) conduisent parfois le politique à choisir
l’injuste plutôt que le juste, la folie plutôt que la raison. La force principale
du politique est donc la modération, qui est le produit de la sagesse.

Le poète de l’action
Si Thucydide parle des cités, il parle aussi des hommes. Son œuvre est
une succession de portraits de grands hommes dont l’action personnelle a
12
modifié le cours de l’histoire . Outre Périclès, on y retrouve Brasidas, le
général spartiate qui l’a vaincu, Thémistocle et Alcibiade, « le chasseur
pourpre ».
Alcibiade est le grand héros d’Athènes. Grand général et fin politique,
intelligent et conscient des dangers que court sa cité, il aurait pu sauver
Athènes. Mais il fut rejeté par les passions populaires. Accusé d’être à
l’origine de la mutilation des Hermès, il est jugé et condamné à mort par le
peuple alors qu’il est en train de conduire la périlleuse expédition de Sicile.
Alcibiade est obligé de fuir, comme Thucydide qui fut lui-aussi ostracisé. Il
passe à l’ennemi, chez Sparte, puis soutient les Perses. Celui qui aurait pu
sauver Athènes, victime des emportements populaires, est devenu son
contempteur. Platon tira un enseignement de cet épisode dramatique :
l’envie excite les passions et conduit les foules à éliminer les meilleurs,
ceux qui sont pourtant le plus à même de défendre les intérêts de la cité. La
démocratie sort affaiblie de cet épisode. Hormis l’expédition de Sicile
(415), les batailles se déroulent dans un espace géographique restreint qui
intensifie le drame. Puis le conflit se décale vers l’Orient, avec notamment
la bataille d’Aigos Potamos qui contribue à la victoire de Sparte. Quand
Thucydide dit que le monde entier a ressenti les effets de cette guerre, il est
bien conscient de l’étroitesse géographique du conflit. Les conséquences ne
sont pas spatiales, mais intellectuelles. Grecs et Perses, barbares et civilisés
furent concernés. Son prologue est prémonitoire tant les conflits mondiaux
sont aujourd’hui étudiés à l’aune des concepts mis en avant par Thucydide,
à tel point que la guerre froide et le conflit sino-américain d’aujourd’hui
peuvent être vus comme de nouvelles guerres du Péloponnèse.

De la Grèce à l’Atlantique
Soucieux de l’hégémonie continentale en Europe, Sir Halford
Mackinder (1861-1947) évoque dans une conférence de 1904 le « pivot
géographique de l’histoire ». La terre y est présentée comme un « océan-
monde » centré autour d’une masse continentale écrasante, un pivot fixe,
autour duquel s’articulent les grandes dynamiques géopolitiques des États
13
dominants . Cet immense territoire qu’il appelle l’« Île mondiale » a lui-
même un cœur stratégique, le Heartland, que Mackinder situe en Eurasie et
plus singulièrement en Russie « qui occupe dans l’ensemble du monde la
position stratégique centrale qu’occupe l’Allemagne en Europe ». À la
périphérie de ce Heartland, bien délimité par des barrières naturelles
(Volga, Arctique, vide sibérien, Himalaya, désert de Gobi), s’étendent les
coastlands (terres à rivages) qui forment un inner crescent (croissant
intérieur) composé de l’Europe occidentale, du Moyen-Orient, de l’Asie du
Sud et de l’Est. Au-delà des coastlands et des littoraux de « l’Île
mondiale », les deux systèmes insulaires ou offshore islands que sont les
archipels britannique et nippon bordent le Heartland, positions avancées du
troisième croissant des outlying islands (îles périphériques) qui
comprennent l’Amérique et l’Australie.
Le schéma géopolitique de Mackinder.

Pour Mackinder, l’histoire géopolitique mondiale est celle de la lutte


confrontant le Heartland aux trois autres croissants concentriques. Dès lors,
« qui tient l’Europe orientale tient la terre centrale, qui tient la terre
centrale domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le
monde ». Une reprise de la devise de Walter Raleigh qui disait au
e
XVII siècle : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le
commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde
lui-même. » Ce que craint Mackinder, c’est une alliance entre l’Allemagne
et la Russie qui donnerait vie à cette île mondiale. La révolution ferroviaire
et les possibilités d’acheminement qu’elle permet remettent en cause
l’hégémonie séculaire des puissances maritimes en recentrant sur les terres
les grandes routes commerciales. Ce qui avait fait l’hégémonie du Portugal,
de l’Espagne puis de l’Angleterre entre le XVe et le XXe siècle est renversé
par la révolution industrielle et celle des communications. La prééminence
géostratégique du Heartland n’est pas invariable dans la mesure où le
progrès technique est une donnée importante des grands mouvements
géopolitiques. L’Américain Nicholas Spykman (1893-1943) a repris et
complété les thèses de Mackinder. C’est lui qui théorise la doctrine
américaine de l’endiguement (containment), doctrine appliquée pendant la
guerre froide. Mais pour Spykman, le pivot stratégique du monde, l’espace
où s’affronte la puissance continentale (l’URSS) et maritime (les États-
Unis), est le Rimland, « région intermédiaire entre le Heartland et les mers
riveraines ». Reprenant la formule magique de Mackinder, il y substitue
« celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie ; celui qui domine
l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains ».
On retrouve là le choc terre/mer, l’affrontement des puissances, la
primauté de la force sur le droit et la volonté hégémonique de l’imperium
déjà théorisé par Thucydide. Les siècles passent, mais la pensée du Grec est
bien « un trésor pour toujours ».

Frontières visibles, frontières culturelles


L’autre tragédie de l’Europe est d’avoir nié la réalité des frontières.
Frontières climatiques, humaines, culturelles, juridiques, le monde en est
tout entier parcouru. La frontière délimite, elle indique le changement de
lieu, d’espace et bien souvent d’histoire. Elle permet de comprendre que
l’on passe vers un ailleurs. Il y a des frontières chaudes, objets de guerres et
de luttes, et des frontières froides qui, si elles n’engendrent pas de guerres
ne sont pas effacées pour autant. Ces frontières se manifestent dans
l’économie, ressurgissent parfois lors des votes, impriment à chaque fois la
profondeur et la marque de l’histoire. Nul ne peut se défaire de ses
frontières. Les frontières juridiques qui parcourent le monde et qui sont à la
fois l’image d’une influence politique et d’un rattachement religieux ou
culturel expriment la permanence de la frontière.

Les différents systèmes juridiques en vigueur dans le monde.

Le Code civil des Français : le droit


romain pour le monde
Le doyen Jean Carbonnier disait du Code civil qu’il est « la constitution
civile des Français ». Promulgué le 21 mars 1804, le Code civil des
Français a survécu aux révolutions et aux changements de régime, se
conciliant autant avec des républiques que des empires et des monarchies. Il
est la trame juridique et intellectuelle de la France, débutée sous l’Ancien
Régime et poursuivie après la Révolution. La promulgation du Premier
consul Bonaparte est l’achèvement d’un long processus d’unification du
droit initié sous Louis XIV. Conscient de la nécessité de cette unification,
Bonaparte réunit quatre rédacteurs renommés, deux qui viennent de pays de
droit écrit (Maleville et Portalis) et deux qui viennent de pays de droit
coutumier (Bigot de Préameneu et Tronchet). Le code auquel ils aboutissent
reprend une partie des articles de la Coutume de Paris, recueil des lois
civiles de l’Île-de-France qui a été codifié en 1510, et des articles du droit
écrit du sud de la France, qui reprennent des dispositions du Code de
Justinien. Ce faisant, le droit romain est au centre de ce nouveau texte, le
Code civil consacre la vision romaine du droit et le respect de la tradition
juridique sur le subjectivisme. Par les conquêtes de Napoléon, par la
colonisation, par l’attrait qu’il a eu sur les autres peuples, le Code civil des
Français est devenu l’un des codes civils du monde. Presque
monopolistique en Europe, majoritaire en Asie, en Afrique et en Amérique
latine, il est le code qui inspire le plus de législations et qui gouverne le plus
de populations. Son concurrent est la common law anglaise et, dans une
moindre mesure, le droit musulman.
Les écoles coraniques.

L’étude du droit est chose fondamentale car loin d’être une série
d’articles et de règlements de vie, le droit est d’abord l’expression d’une
vision de l’homme et d’une idée de l’anthropologie 14. Le droit exprime bien
le particularisme des peuples et des cultures. Diffuser le droit, c’est plus que
diffuser un code, c’est imposer ses valeurs, sa vision du monde, sa culture.
L’expansion du Code civil et de la common law est donc l’archétype même
de l’universalisme qui vise à faire entrer toute l’humanité dans une même
vision anthropologique. Cela a marché un temps, mais désormais ce
monopole du droit occidental, qu’il soit latin ou anglo-saxon, se fissure.
La guerre du droit remportée par Napoléon est-elle en train d’être
perdue par les Français et les Européens ? Imposant l’extra-territorialité de
leurs lois, les États-Unis diffusent leur code et leur philosophie du droit à
des pays qui, bien qu’ayant leur tradition séculaire, ne peuvent pas résister
avec suffisamment de vigueur à cette hégémonie. Les entreprises françaises
découvrent souvent cette guerre du droit à leurs dépens et quand il est trop
tard. C’est l’art de transformer Austerlitz en un nouveau Trafalgar, à moins
d’une contre-offensive vigoureuse pour maintenir la domination de
Justinien et du droit romain. Avec l’extra-territorialité, véritable arme de la
guerre économique, les États-Unis prennent le contrôle des entreprises
concurrentes et imposent leur domination sur le monde occidental, sous
couvert de respect du droit. C’est l’exemple même que le droit est toujours
porté par une puissance et l’expression d’une domination politique. Loin
d’être neutre, le droit est le résultat d’un rapport de force et témoigne de
ceux qui l’ont emporté sur ceux qui ont été vaincus. Si le droit américain
semble de plus en plus hégémonique, notamment en Occident, la Chine
développe elle aussi son extra-territorialité, instrument ultime de la
puissance et de la domination. Un troisième empire juridique s’exerce tout
au long du très grand Moyen-Orient, celui du droit musulman 15. Il s’agit
pour les États de faire valoir sa vision de l’islam, mais aussi d’étendre sa
puissance au-delà des frontières étatiques. Le droit devient ainsi un soft
power islamique pour des pays ayant peu de critères de puissance, comme
le Maroc, ou pour des États pétroliers qui veulent diversifier leurs réseaux
internationaux. Face à l’islamisme, le Maroc a utilisé ses centres malikites
de Fez et de Meknès comme des vecteurs d’influence juridique, proposant
même de former les futurs imams maliens et français. Mais la question
légale n’est pas seulement l’affaire des États, puisque certains courants de
pensée juridiques sont portés par des individus et des groupes : le salafisme,
par exemple, se passe de lien avec un État ; le Tabligh, principal
mouvement de reconversion à l’islam dans les quartiers européens islamisés
est certes d’origine indo-pakistanaise, mais le Pakistan n’en profite
nullement en termes d’influence internationale. Si la chaîne Al-Jazeera a
considérablement accompagné l’influence qatarie dans les populations
musulmanes par ses émissions sur le droit familial et conjugal, ce média est
désormais dépassé par « l’imam internet » qui est le principal vecteur de
droit auquel se réfèrent les croyants. Les innombrables sites internet sur le
droit et la pratique religieuse portent souvent la marque de l’Arabie saoudite
et du hanbalisme, mais les courants salafistes et fréristes sont eux aussi très
présents.

Frontières maritimes
Les frontières ne sont pas que terrestres. Dans l’espace, le cyber, les
fonds marins et la mer, des lignes tracent les disparités et distinguent les
16
possessions et les propriétés . Les frontières maritimes définies par la
convention de Montego Bay (1985) distinguent les eaux territoriales et les
zones économiques exclusives (ZEE) qui donnent à la France un immense
empire maritime dont elle ne fait pas grand-chose. La ZEE devient frontière
chaude et objet de litige quand des ressources sont découvertes dans ses
profondeurs, comme en Méditerranée orientale avec l’attrait du gaz et la
volonté de la Turquie de sortir de son cloisonnement imposé par les îles
grecques 17. Malgré elle, une île comme Castellorizo, parce qu’elle bloque
l’accès à la mer de la Turquie, engendre une tension politique majeure entre
Athènes et Ankara.
Les zones maritimes.

Une géopolitique critique


Si elle veut échapper aux dangers d’enfermement, de réduction et
d’affaiblissement qui la menacent, la géopolitique se doit d’être critique.
« Il ne faudrait pas que, en devenant populaire, la géopolitique se banalise.
Entre les mains des hommes politiques et des faiseurs d’opinions, entre café
du commerce et bureaux d’études, la voilà noyée dans l’océan inépuisable
18
des bons sentiments et en même temps instrumentalisée par les intérêts ».
Pour ce faire, une géopolitique critique, ou réaliste, doit reposer sur quatre
principes : le temps long, le terrain, le global et le soupçon.
Le temps long, là où les médias et les politiques privilégient l’émotion
et le rendement immédiats. Il faut au contraire s’inscrire dans la durée et ne
pas sous-estimer les héritages. Les géopolitiques de la mode sont
dangereuses. Ainsi est annoncé l’inéluctable déclin des États-Unis avant de
célébrer, le lendemain, leur toute-puissance. Sur la Chine, l’Union
européenne, la Russie, ce sont souvent les mêmes discours qui dominent, au
mépris parfois des réalités. Le temps long ne doit pas faire oublier
l’imprévu. Il y a certes des lignes de force, mais il y a aussi des personnes,
des hasards, des enchaînements non logiques qui sont à l’œuvre et qui
peuvent bouleverser l’histoire.
Le terrain. La popularité de la géopolitique s’accompagne
paradoxalement de son déracinement et l’arrache au terreau géographique
19
où elle a pris naissance . Attention toutefois à ne pas opposer géopolitique
20
du terrain et géopolitique des livres . Louis XVI n’a jamais vu l’océan
Indien, cela ne l’a pas empêché de préparer l’expédition maritime avec La
Pérouse. Beaucoup vont sur le terrain et ne voient rien, sauf ce qu’ils
voulaient voir avant de partir. Combien d’intellectuels sont allés « sur le
terrain », en URSS ou en Chine communiste, et n’ont vu que
développement et hommes heureux ?
Le global. Il s’agit de prendre en compte la globalité des rapports de
force (économie, politique, sociale, culture) et d’étudier leurs interactions.
Le soupçon. Enthousiasme, émotions et compassion sont autant de
leviers que manipulent les intérêts. La peur et le sentimentalisme conduisent
à la guerre, annihilent la raison et empêchent de penser la complexité du
monde. Il n’est pas sain de confondre les bons sentiments et le politique.
Celui-ci a bien évidemment des règles et des principes, mais il ne doit pas
être cornaqué par ceux qui veulent lui faire la morale et lui imposer leurs
sentiments.
Ces quatre piliers de la géopolitique critique permettent de définir une
méthode fondée sur le réalisme et l’empirisme qui suit quatre principes.
Le temps et l’espace. L’histoire et la géographie permettent de
comprendre le présent à la lumière du passé et d’anticiper l’avenir.
L’histoire révèle la permanence du temps long et le poids de l’expérience, la
géographie permet l’analyse multiscalaire du local au global. Elle donne
une compréhension des espaces dans lesquels les événements se déroulent.
Les reliefs, les climats, les végétations contraignent les actions humaines,
même si loin d’être enfermé dans un déterminisme géographique, l’homme
peut aussi transcender et développer les territoires qu’il peuple.
L’homme tout entier. Notre analyse anthropologique s’attache à
décrire les phénomènes humains sans négliger aucune des facettes de
l’homme : non pas seulement politique et économique, mais aussi sociale,
culturelle, artistique, spirituelle et même ses recoins plus sombres comme la
criminalité. L’homme n’est pas un pur esprit ; il mange, il aime, il croit. Il
fait des erreurs, il peut être fatigué, il peut se tromper. Négliger la
complexité de l’homme fait passer à côté des motivations de son action.
Le rôle des symboles. La puissance culturelle est un langage qui se
déploie à travers des symboles propres à une population : art, vêtements,
cinéma, architecture, design, rites et coutumes, linguistique et média. Le
symbole permet de comprendre la sociologie des peuples ; la puissance
culturelle manifeste la gloire des pays. Le château, le musée, l’œuvre
littéraire ou musicale, le patrimoine urbain et paysager forment la pensée
des peuples.
Puissance et rapports de force. Les États cherchent d’abord à défendre
leurs intérêts, combattant dans la guerre militaire et la guerre économique et
établissant des rapports de force et de puissance. Cet affrontement ne laisse
pas de place aux amis, éventuellement aux alliés, et autorise souvent les
alliances de revers et les renversements d’alliance.
Le monde d’aujourd’hui. Le monde d’aujourd’hui ressemble souvent
e
à un retour au XIX siècle, dans son émiettement et sa pluralité, la technique
et l’immédiateté en plus. Il est à la fois uni et en cours d’uniformisation, par
la mondialisation et les techniques globales, et aussi en voie de
désagrégation et d’émiettement, par le déploiement de l’indigénisme, le
rejet de l’Occident, le retour des cultures locales, la renaissance des empires
d’Asie. Ces deux phénomènes ne sont pas contradictoires. La
mondialisation a en effet ceci de particulier qu’elle dissout les cultures
faibles et qu’elle renforce les cultures fortes. Le réveil de l’indigénisme et
des identités n’est pas une opposition à la mondialisation, mais l’une de ses
conséquences : cela ne pourrait pas exister sans mondialisation. C’est la
volonté de nombreux peuples et États d’accéder au développement
technologique (la modernité), tout en rejetant l’occidentalisation (fin de
l’universalisme). Il y a donc à la fois un double phénomène d’unification et
d’émiettement. Car, plus il y a rapprochement et similitude, plus il y a
besoin de différenciation et de distinction. C’est une forme de désir
21
mimétique culturel qui aboutit à cet affrontement . C’est ce processus
d’union et d’émiettement que nous étudions dans cet ouvrage et notamment
la façon dont l’Europe y réagit. Le rejet de l’occidentalisation lui est
directement adressé, et d’une certaine façon plus qu’aux États-Unis, qui
vivent comme une île et qui ne sont pas le terreau originel de la culture
occidentale, mais son réceptacle et son développement. Dans les forces
déchainées dans une montée aux extrêmes qui visent à tuer ce qui est à
l’origine de l’Occident, c’est bien l’Europe qui est visée parce que c’est elle
la maison-mère, l’ombilic de cette culture et de cette civilisation. Les
islamistes ne s’y sont pas trompés qui, par leurs attentats, visent les
Européens et non pas, sauf exception majeure, les Américains. C’est donc
cette épée à double tranchant plantée dans le cœur de l’Europe qu’il nous
faut étudier, car c’est là que porte la guerre psychologique et intellectuelle
qui se joue désormais.
La guerre mondiale est éclatée certes, elle se fait par morceaux, en
Ukraine, au Yémen, au Soudan, elle se fait de façon plurielle, mais toujours
de manière ordonnée : il s’agit toujours de prendre le contrôle de la
22
puissance. Nous sommes dans une « guerre mondiale par morceaux »,
parce qu’il y a différents fronts géographiques, mais aussi différents fronts
thématiques et différents objectifs de guerre. Bien qu’étant morcelés, les
fronts de la guerre sont liés. Les trois fronts sont politique, pour le contrôle
de la puissance, identitaire, pour le contrôle de la culture, économique, pour
le contrôle des ressources. Or là aussi, ces trois fronts, politique, identitaire
et économique, passent au cœur de l’Europe. Décidément, alors même
qu’elle ne le voulait pas, alors même qu’elle souhaitait l’écarter de son
territoire, l’histoire a posé ses bagages dans cet isthme eurasiatique qu’est
l’Europe. La fin de l’universalisme oblige au renouveau de la culture
européenne.

1. Par « Europe », nous entendons l’Europe géographique, qui part de l’Atlantique et intègre
une partie de la Russie. L’Europe ne se limite pas à l’Union européenne, même si dans le
langage courant les deux termes sont parfois employés de façon synonyme. Par Occident, nous
entendons une aire civilisationnelle qui partage une histoire, une religion et une culture
commune. L’Occident comprend l’Europe, sauf la Russie, la Nouvelle-Zélande et l’Australie,
les États-Unis et le Canada. Dans les pays d’Amérique latine, pour les régions ou les villes où
les populations européennes sont nombreuses, nous sommes parfois autant en Occident que
dans les pays occidentaux eux-mêmes. Si l’Occident est né en Europe, c’est désormais aux
États-Unis qu’il a sa tête. Les autres membres de l’Occident sont liés et dépendants des États-
Unis. La dépendance de l’Europe à l’égard de Washington a commencé avec la Première Guerre
mondiale, s’est accentuée avec la Seconde et n’a cessé de croître depuis. Si la haine contre
l’Occident est bien souvent un anti-américanisme, elle peut aussi se manifester contre les pays
d’Europe, notamment la France et la Grande-Bretagne, perçus comme des puissances coloniales
et chrétiennes. C’est le cas du terrorisme islamiste qui frappe beaucoup plus l’Europe que les
États-Unis.
2. Arnaud Teyssier, Lyautey, Tempus, 2009.
3. Olivier Battistini, Thucydide l’Athénien. Le poème de la force, éditions Clémentine, 2013,
introduction.
4. Roger Dion, Histoire des levées de la Loire, réédition CNRS éditions, 2017. Un livre
essentiel pour comprendre comment se construit l’économie et le terroir d’un fleuve.
5. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, rééd. Albin
Michel, 2005. Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie (1930-1962),
Flammarion, 2005.
6. Jean-Philippe Delsol, Éloge de l’inégalité, Les Belles Lettres, 2019.
7. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1 : L’Appel, 1940-1942.
8. Richelieu, Testament politique, Perrin, 2017, p. 263.
o
9. Voir le n 17 « Indice Conflits de la puissance globale », avril 2018.
10. Olivier Battistini, Thucydide l’Athénien. Le poème de la force, éditions Clémentine, 2013.
11. Olivier Battistini, « Thucydide, penseur de l’impérialisme et de la puissance », Conflits
o
n 25, janvier 2020.
12. Thucydide est conscient que ce sont les hommes qui font l’histoire. Or aujourd’hui
l’analyse géopolitique a trop souvent tendance à oublier cela. On parle des États, de la Russie,
des États-Unis, de la Chine, etc. comme s’ils étaient des personnes avec puissance pensante et
agissante. C’est de l’anthropomorphisme administratif et l’on oublie les hommes qui font
l’action, prennent les décisions, décident.
13. Olivier Zajec, « La géopolitique anglo-saxonne face à l’Eurasie », Conflits.fr, 4 janvier
2020.
14. Le code civil français est lui-même l’héritier du droit romain et du droit canonique. Le droit
de l’Église a largement contribué à penser et à fabriquer le droit, notamment dans la méthode
d’enquête et le déroulement du procès. Cf. Franck ROUMY, « Les origines pénales et canoniques
de l’idée moderne d’ordre judiciaire », dans F. ROUMY – O. CONDORELLI – Y. MAUSEN –
M. SCHMOECKEL (éd.), Der Einfluss der Kanonistik auf die europäische Rechtskultur. 3 :
Strafund Strafprozessrecht (Norm und Struktur), Vol. 3 (4 Vol.), Böhlau, Köln ; Weimar ; Wien
2009, p. 313349.
o
15. Olivier Hanne, « Le droit islamique comme vecteur de puissance », Conflits, n 23,
septembre 2019.
16. François-Olivier Corman, Innovation et stratégie navale, Nuvis, 2021.
17. Yan Giron, Précis de la puissance maritime. Agir sur les océans, Bernard Giovanangeli
éditeur, 2020.
o
18. Pascal Gauchon, « Manifeste pour une géopolitique critique », Conflits, n 1, mars 2014.
19. Fabrice Balanche, « L’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie », Le
Figaro, 19 août 2021.
o
20. Jean-Baptiste Noé, « Le terrain ne ment pas ; pas toujours », Conflits, n 37, janvier 2022.
21. René Girard, Les origines de la culture, 2004.
22. L’expression est du pape François. Cf. Jean-Baptiste Noé, François le diplomate. La
diplomatie de la miséricorde, Salvator, 2019.
PARTIE 1

L’EUROPE AUX DÉFIS.


QUE RESTE-T-IL
DE SA PUISSANCE ?
CHAPITRE 1

Démocraties en guerre : comment porter


l’épée ?

Les démocraties ont un problème existentiel avec la guerre, elles


n’arrivent pas à la penser et à la concevoir, tout en la pratiquant. Alexis de
Tocqueville fut l’un des premiers à penser la guerre dans la démocratie, à en
comprendre la complexité pour cet état social qui prône l’égalité des
individus, à en comprendre la complexité et la variété. D’où le fait que les
démocraties européennes nient l’existence de la guerre, allant jusqu’à dire
que l’Europe c’est la paix et que le continent européen n’a pas connu de
guerre depuis 1945, du moins jusqu’à la guerre en Ukraine de 2022. La
démocratie vit de mythes, et celui de la paix compte parmi ses plus
puissants. Rien de ce qui peut remettre en cause cette construction du
monde et de la vie ne peut être accepté et évoqué, alors même que les
démocraties pratiquent abondamment la guerre, pour répandre leurs valeurs
et leur modèle politique. Trop souvent, la démocratie est perçue comme un
système politique qui reposerait sur le suffrage universel. Tocqueville a
montré que là n’est pas l’essence de la démocratie. Elle est d’abord un état
social qui repose sur l’égalité, s’opposant ainsi non pas à la dictature ou à la
tyrannie, mais à l’aristocratie, qui est un état social qui repose sur
l’inégalité. Ce faisant, démocratie et tyrannie ou dictature ne sont pas
incompatibles du moment que l’égalité des individus est respectée. Or la
guerre, parce qu’elle suppose une hiérarchie des grades et des fonctions,
parce qu’elle produit des valeurs comme l’honneur, le sacrifice, le sens du
devoir est par nature aristocratique et donc opposée à la société
démocratique.

« […] cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de cœur, cette


disposition à la pitié que l’égalité inspire, cette froideur de la raison
qui rend peut sensible aux poétiques et violentes émotions qui
naissent parmi les armes, toutes ces causes s’unissent pour éteindre
l’esprit militaire 1. » Il peut être admis « comme règle générale et
constante que, chez les peuples civilisés, les passions guerrières
deviendront plus rares et moins vives, à mesure que les conditions
seront plus égales 2 ».

Pour contourner ce problème, la Révolution a créé le mythe du peuple


en armes, de la guerre nationale et de la nation armée via le service
militaire, moyen de créer de l’égalité et donc de la démocratie dans une
structure qui lui était hostile. Le citoyen remplace le soldat et devenant lui-
même soldat par le service militaire et la mise en place du peuple en armes
accapare l’activité militaire au profit de la démocratie. Même si la réalité de
la guerre et des commandements fait exploser ces cadres et remet à
l’honneur les valeurs aristocratiques inhérentes au monde militaire 3.
Alors même qu’elles promeuvent la paix, les démocraties sont
génératrices de guerres. Parce qu’elles s’inscrivent dans une pensée
idéaliste, parce qu’elles défendent le sentimentalisme, elles conduisent à la
création de guerres, pour défendre ou pour exporter leurs valeurs, pour
propager leur message à travers le monde. Le colonialisme est fils de
l’esprit démocratique, raison pour laquelle il fut porté par les républicains
imbibés des Lumières 4 alors que les libéraux d’esprit aristocratique comme
François Guizot, Frédéric Bastiat et bien sûr Tocqueville furent toujours
5
farouchement opposés à l’idée coloniale . C’est que la démocratie ne peut
conduire la guerre que dans la masse et donc dans la lutte idéologique. Il lui
faut donc activer la guerre du bien contre le mal, la guerre contre des idées
et des valeurs néfastes, ce qui suppose la guerre idéologique, la seule à
même d’attirer de grandes foules derrière elle. Mais rien n’est plus difficile
ensuite que d’arrêter ces guerres et d’établir la paix. Comment en effet vivre
en paix avec le diable ? Si elle met du temps à entrer en guerre, la
démocratie, du fait de sa nature même, rend la paix très difficile à établir.
Alors que l’Union européenne croit qu’elle est en paix depuis 1945, elle est
au contraire en guerre perpétuelle : guerre froide et guerres coloniales,
guerres pour les valeurs (Balkans, Moyen-Orient), guerres civiles (Irlande,
Pays basque), guerres ethniques. Ce n’est pas 70 ans de paix que l’Europe a
connue, mais 70 ans de guerres variées dans l’intensité et dans le combat.
Certes nos capitales n’ont pas été bombardées, mais cela n’empêche
nullement la population d’être engagée dans ces guerres et de les subir
malgré tout.

Le sentimentalisme, c’est la guerre


Les pacifistes ont une grande part de responsabilité dans le
e
déclenchement des guerres du XX siècle : leurs refus d’armer leur pays, de
s’opposer aux puissances dangereuses, leur croyance naïve dans le fait que
si nous voulons la paix les autres la veulent aussi, ont contribué à
l’explosion de la force en Europe. Aujourd’hui, c’est le sentimentalisme en
géopolitique qui menace nos pays et qui conduit à son tour à la guerre. Bien
sûr que toute guerre est horrible et que personne ne se réjouit de savoir que
des villes sont bombardées et que des femmes et des enfants doivent
abandonner leur foyer pour se réfugier ailleurs, dans des conditions très
souvent difficiles. L’émotion compréhensible ne légitime pas pour autant le
sentimentalisme qui empêche toute analyse et qui se fait même vecteur de
guerre. La guerre en Ukraine a ainsi mis en avant des hommes politiques et
des influenceurs de gauche qui, jusqu’alors antimilitaristes, sont devenus les
plus ardents propagateurs de la guerre. Ils voulaient que la France
intervienne directement en Ukraine et que l’OTAN s’engage auprès de Kiev
dans une guerre frontale contre la Russie. Une position irresponsable et
dangereuse qui ne conduit qu’à l’extension du conflit. Surtout que s’ils
appellent à la guerre c’est essentiellement pour que d’autres qu’eux y
aillent.
Sentimentalisme également dans cette chasse aux Russes qui a vu des
chefs d’orchestre, des athlètes, des musiciens renvoyés sans coup férir de
leur poste, au mépris du droit du travail. Une sorte de vindicte populaire
primitive s’est emparée des esprits qui ont conduit à une chasse à l’homme
grégaire, montrant que l’archaïsme n’avait pas disparu de nos sociétés
technologiques. Comme si un ténor d’opéra ou un escrimeur paralympique
pouvait exercer la moindre influence sur les décisions politiques de
Vladimir Poutine. Ces réactions irréfléchies témoignent d’une puérilité dans
l’approche des sujets majeurs. On se demande aussi en quoi le fait de mettre
un drapeau ukrainien sur son profil Facebook peut aider en quoi que ce soit
les civils de Kiev.
Le sentimentalisme est marqué également par une absence totale de
prise de distance à l’égard des informations transmises. Tout ce qui vient du
Kremlin est ainsi jugé faux par nature alors que toutes les informations
transmises par Kiev sont gobées sans restriction aucune. Si la propagande
sévit en Russie, elle est aussi présente en Ukraine. Les sénateurs français
ont ainsi écouté avec beaucoup d’émotion l’ambassadeur d’Ukraine en
France faire l’éloge des soldats morts héroïquement sur l’île des serpents.
Les militaires ukrainiens eurent droit à des applaudissements et à une
minute de silence. Quand Moscou disait que ces soldats n’étaient pas morts,
mais avaient été faits prisonniers, ce ne pouvait être que propagande. Or
c’était bien le cas, ils réapparurent quelque temps après, libérés par
Moscou. Un navire militaire russe annoncé comme coulé par l’Ukraine
réapparut quelques semaines plus tard en Crimée. Beaucoup d’intox eurent
lieu aussi sur l’état des troupes. Rien que de très normal en temps de guerre,
mais la prudence élémentaire impose de prendre avec suspicion toutes les
informations, celles qui viennent de Moscou et celles qui viennent de Kiev.
Lors de son discours aux parlementaires français, Volodymyr Zelensky
a eu des mots très durs à l’encontre des entreprises françaises :

« Les entreprises françaises doivent quitter le marché russe. Renault,


Auchan, Leroy Merlin et autres, ils doivent cesser d’être les
sponsors de la machine de guerre de la Russie en Ukraine […] Ils
doivent arrêter de financer le meurtre d’enfants et de femmes, le
viol. »

Un discours chaudement applaudi par les parlementaires qui n’ont


probablement pas remarqué que Zelensky accusait les entreprises de crimes
de guerre. Demande a ensuite été faite d’organiser un boycott mondial de
Renault pour pénaliser la présence en Russie de l’entreprise. Pur
sentimentalisme là aussi qui ne voit pas les conséquences négatives pour la
France d’un tel retrait. Le groupe Mulliez réalise une partie importante de
son chiffre d’affaires en Russie, notamment via ses marques Auchan et
Leroy Merlin. Idem pour Renault, qui doit beaucoup à Lada et pour Total,
dont un tiers du gaz provient de Russie. Dans leur ignorance économique
crasse, beaucoup de parlementaires n’arrivent pas à comprendre qu’un
retrait de Russie entraîne des conséquences directes sur la France. Toujours
cette idée, fausse également, que l’économie doit être soumise au politique
et donc que les députés peuvent contraindre les lois du marché. Encore une
fois, le sentimentalisme rejoint la puérilité. C’est ne pas voir que les
entreprises françaises parties, ce sont probablement des entreprises
chinoises, voire allemandes ou américaines, qui prendront la suite.
Le sentimentalisme est non seulement coupé du passé, mais il est aussi
incapable de se projeter dans le futur. En diabolisant la Russie, on empêche
toute négociation possible et toute réintégration du pays dans l’ordre
européen. Comment conclure la paix, comment penser un réel et véritable
vivre ensemble quand l’autre a été diabolisé et présenté comme le pire
ennemi possible ? C’est ici la logique de l’idéalisme qui est à l’œuvre et qui
est le véritable moteur de la guerre.
Lors de la négociation du traité de Versailles, le président américain
Woodrow Wilson voulait fonder les États issus de la dislocation de l’Empire
d’Autriche sur le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », établissant
ainsi des frontières qui épouseraient les délimitations ethniques. Le
géographe français Emmanuel de Martonne lui opposa le principe de
« viabilité ». Sans renier le principe d’autodétermination, encore fallait-il
dresser des frontières qui soient viables pour les nouveaux pays, c’est-à-dire
qui tiennent compte des bassins d’emplois et des débouchés des transports.
C’est la vision de Martonne qui l’emporta ; l’Europe centrale et balkanique
lui devant une grande partie de ses frontières actuelles. Dans cette
controverse entre le président américain et le géographe français s’exprime
la fracture classique des relations internationales entre les idéalistes et les
réalistes.
Les idéalistes fondent leur vision du monde sur les valeurs et donc sur
la morale. Les grands principes moraux doivent fonder les liens entre les
États et les peuples : la liberté de circulation, la démocratie, les libertés
individuelles, etc. Les réalistes au contraire estiment que les relations
interétatiques reposent sur les rapports de force et les intérêts, principes que
résumait Charles de Gaulle dans sa relation avec les États-Unis : « Les États
n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». C’est au nom du réalisme que
de Gaulle reconnut la République populaire de Chine, estimant qu’il fallait
s’entendre avec elle pour contrer la puissance soviétique. Richard Nixon et
son célèbre conseiller Henry Kissinger firent de même. Les pays
démocratiques s’alliaient ainsi de facto avec la Chine communiste, estimant
que l’intérêt primait sur les idées morales.
L’historien grec Thucydide a été le premier, dans son Histoire de la
guerre du Péloponnèse, à voir et à analyser la différence d’approche entre
réalistes et idéalistes. De même, il comprit que l’idéalisme était davantage
belliciste que le réalisme, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour
une vision du monde axée sur le rapport de force et le conflit. En effet, il est
toujours possible de négocier des arpents de terre et des flux de gaz. En
revanche, on ne négocie pas les valeurs et les principes. Pire même, si on
croit ses idées justes et donc supérieures il est normal de vouloir les
propager chez les autres. Mais une fois commencée une guerre, comment la
finir ? Difficile de transiger sur les valeurs et de partager les idées.
L’idéalisme aboutit souvent à une guerre totale et donc sans fin quand le
réalisme cherche au contraire à faire advenir la conciliation et à éviter
l’humiliation. Après sa victoire contre la France durant la guerre de Sept
Ans, l’Angleterre conquit des territoires français, mais donna également à
Paris quelques îles dans l’océan Indien pour éviter que la France ne soit
humiliée. En 1944, Roosevelt souhaitait la « reddition sans condition » de
l’Allemagne quand Pie XII défendait au contraire que des éléments
6
négociables puissent l’être avec Berlin . Le raisonnement du pontife était
juste : si l’Allemagne n’a pas d’autre choix que la destruction totale,
l’armée se battra jusqu’au bout et fera bloc derrière Hitler. Il faut au
contraire négocier, accorder quelques victoires à l’Allemagne et dissocier le
principe nazi du peuple allemand afin que les Allemands non nazis puissent
déposer les armes dans l’honneur. Pie XII avait ainsi compris que si ce
conflit était une guerre idéologique contre le nazisme, on ne pouvait pas
punir tous les Allemands pour celui-ci, l’Allemagne comptant aussi des
résistants.
Tel est donc le drame de l’Europe actuelle : être plongée dans un
sentimentalisme puéril et infantilisant qui non seulement l’empêche
d’affronter les guerres véritables, mais la conduit à mener des guerres
étrangères dans lesquelles elle n’aurait pas dû intervenir. Tour à tour, les
pays européens se sont plongés dans des guerres qui furent des impasses 7 :
Afghanistan (2001), Irak (2003), Syrie et Lybie (2011), Sahel et maintien de
l’ordre en Afrique sont autant de missions et d’interventions qui se sont
révélées au mieux inefficaces et qui dans les pires des cas ont créé des
problèmes et ont déstabilisé les zones, causant plus de torts que de bien aux
populations.

L’esprit de défense
Quand la guerre survient, il est trop tard pour y faire face. La paix et la
liberté ont un coût, qui s’appelle la dissuasion. Investir dans une armée
nécessite un véritable investissement financier et culturel qu’il faut réaliser
en amont des guerres, pas pendant. C’est aussi un véritable « esprit de
défense » qu’il faut créer, qui repose sur un humus culturel qui seul donne
envie à des jeunes de s’engager dans l’armée et d’y faire carrière. Cet esprit
de défense passe par la connaissance de l’histoire de France, de ses batailles
victorieuses comme de ses défaites. Il suppose de disposer de lieux de
formation, écoles et lycées, de professeurs, de lieux de mémoire où est
marquée l’histoire militaire de la France, qui est l’histoire de sa survie et de
sa construction. Pour réconcilier la France de l’Ancien Régime et celle de la
Révolution, Louis-Philippe fit édifier à Versailles un musée de l’histoire de
France et une galerie des batailles où, de Tolbiac à Napoléon, s’écrit la
formation du pays. Certains se sont demandé si en cas de guerre l’armée de
terre disposerait d’assez de munitions. C’est une question importante certes,
mais vaine. La clef de l’esprit de défense n’est pas technique, mais
culturelle. Or dans les états démocratiques, la carrière des armes est
délaissée au profit d’autres carrières, plus rémunératrices et mieux perçues
par le corps social. Un délaissement des armes que Tocqueville avait déjà
compris : « Lorsque l’esprit militaire abandonne un peuple, la carrière
militaire cesse aussitôt d’être honorée, et les hommes de guerre tombent au
8
dernier rang des fonctionnaires publics ». De tous les pays d’Europe, la
France est le seul à disposer encore d’un véritable « esprit de défense » et
conséquemment à avoir une armée digne de ce nom. Si le rejet des valeurs
militaires est inhérent aux états sociaux démocratiques par rapport aux états
aristocratiques, il nous fragilise dans la lutte que nous menons contre les
9
Empires .
La véritable question posée par la guerre en Ukraine est de savoir si
nous, en cas de guerre, nous serions prêts à faire les sacrifices nécessaires
pour repousser l’adversaire et remporter la victoire. Pour parler simplement,
sommes-nous prêts à quitter le confort de nos habitations pour l’inconfort
de la boue et du sang ? Nous admirons le courage des Ukrainiens qui
défendent leur nation ? Combien de Français seraient prêts à mourir non
pour eux, mais pour quelque chose de plus grand qu’eux qui suppose un
effort collectif ? Un pays qui s’est claquemuré dans la peur deux ans durant
est-il apte à supporter l’épreuve du feu ? Ce type de guerre ne se mène pas
avec des attestations de sortie et des masques. La guerre n’est pas que
l’affaire des militaires, la vraie guerre, celle d’un pays attaqué, suppose que
les civils y participent aussi, au prix de leur vie. On loue beaucoup l’effort
et le sacrifice dans le sport, notamment quand le XV de France remporte le
Grand Chelem. Mais ces valeurs se dissipent quand il faut les appliquer à la
vie civile. Nous n’aimons pas la guerre et le meilleur moyen de l’éviter est
de s’y préparer, non d’en nier l’existence. C’est-à-dire d’accepter d’avoir
l’épée à la main.
Ce refus du port de l’épée a conduit à l’extension de l’OTAN en
Europe. Les pays ont délégué à l’Alliance atlantique le soin d’assurer leur
sécurité, moyennant le paiement d’une cotisation annuelle. C’est un choix
tout à fait rationnel au regard de la petitesse de certains pays : quelle armée
la Lettonie, l’Autriche ou la République tchèque pourraient bâtir ? Quelle
carrière offrir aux soldats et aux officiers dans un pays en paix ? Le choix
de l’OTAN est le choix logique et pertinent de pays qui n’ont pas les
moyens matériels et humains de porter l’épée et qui s’en remettent donc à
d’autres, via un tribut et une nouvelle forme de mercenariat, pour assurer
leur sécurité.

Guerre civile européenne : la stasis


allemande
Si l’Europe peut être en guerre à l’extérieur, elle peut aussi subir la
10
guerre sur son sol, cette « guerre civile européenne » qui a déjà frappé.
Cette guerre civile, c’est la division, le désordre des lois et des cités, la
stasis comme la nommaient les Grecs et que Thucydide a dépeint lors de
11
l’épisode de la stasis de Corcyre . Si l’on considère la Russie comme
européenne, la guerre contre l’Ukraine est un nouvel épisode de cette guerre
civile, comme le furent naguère les conflits mondiaux. Par les échanges
économiques, le commerce, les interactions juridiques, les nations
européennes ont cru éloigner d’elles la guerre et rendre tout conflit
impossible, parce que trop destructeur. L’histoire a donné raison à ceux qui
soutiennent que le commerce adoucit les peuples et empêche les guerres, le
continent européen n’ayant plus connu de grandes déchirures. Mais de
nouvelles tensions émergent néanmoins, conséquences de la politique
d’hubris menée par l’Allemagne et de sa volonté de faire de l’UE son
nouvel empire, lui assurant le contrôle des pays membres 12. L’euro étant un
deutsche mark par d’autres moyens, c’est la monnaie allemande qui
s’impose aux États membres, notamment à la Grèce et à l’Italie qui en
souffrent et qui voient leur économie affaiblie par la monnaie unique. Parce
qu’elle ne respecte plus la distinction des peuples, la construction
européenne crée de nouvelles tensions au sein même de la communauté, qui
peuvent à terme conduire à de nouvelles fractures européennes. Une Grèce
laminée par un alignement économique inconséquent, une Italie qui voit son
économie bridée et élimée par l’euro peuvent à terme se retourner contre
cette prétention germanique à étendre sa domination sur ces pays.
La destruction de l’économie italienne par l’euro a été analysée par
Charles Gave à travers l’évolution du taux de change et des rapports de
compétitivité entre l’Italie et l’Allemagne :

« La production industrielle en Italie était de 100 en 2000, au


moment de l’arrivée de l’euro. Elle était de 58,6 en 2020. C’est-à-
dire au niveau de 1975. Depuis 2000, l’Italie a donc perdu 41 % de
son appareil industriel, tandis que la production industrielle
allemande est montée de 11 % et que la croissance des deux indices
de production industrielle a été exactement la même pour
l’Allemagne et l’Italie de 1970 à 2000. La raison de ce désastre ?
Avant l’euro, la Banque centrale italienne ajustait sa monnaie en la
dévaluant afin de rester compétitive par rapport à l’Allemagne. La
variable d’ajustement pour compenser la mauvaise gestion de l’État
italien était le taux de change. Ce mouvement de dévaluation
perpétuelle protégeait les entrepreneurs italiens contre les turpitudes
de leurs politiques, de leurs fonctionnaires et de la mafia, qui dans le
fond étaient payées en lires tandis qu’eux, les entrepreneurs, étaient
payés en deutsche mark. De 1978 à 2000, les entrepreneurs italiens
(si l’on suit l’indice des actions de la Bourse de Milan) gagnent
deux fois plus que les rentiers locaux (représentés par le rendement
total d’une obligation à 10 ans italienne) et donc le système est
satisfaisant, la prise de risque est rémunérée.
À partir de l’arrivée de l’euro, renversement de tendance : depuis
2000, il a été trois fois plus rentable d’être un rentier qu’un
entrepreneur. Prendre des risques en Italie depuis cette date a donc
été complètement idiot. Ce qui est logique.
Nous avons déjà eu une première vague de décès des entrepreneurs
de 2008 à 2012, quand la production industrielle italienne tomba de
100 à 75, soit -25 %, en quelques mois, condamnés à mort qu’ils
furent par la grande crise financière qui tua tous ceux qui étaient
endettés. La deuxième vague s’est produite, la production
industrielle ayant déjà baissé de 32 % sur son plus haut récent. Ont
dû disparaitre une grande partie des survivants du premier carnage,
puisque cette fois-ci, c’est leur chiffre d’affaires qui a complètement
disparu, alors que leurs fonds propres étaient faibles et les marges
très basses.
Mais ce que les observateurs financiers ne semblent pas comprendre
c’est que la capacité d’une nation à rembourser ses dettes dépend
presque exclusivement des entrepreneurs qui sont les seuls à créer
de la valeur marchande. Or l’euro, dans les vingt dernières années, a
tué une grande majorité des entrepreneurs italiens (et français et
13
espagnols) . »

La volonté hégémonique de l’Allemagne exercée sur le continent


européen n’est pas une nouveauté. Le professeur Georges-Henri Soutou a
démontré comment ce projet est né dès les années 1930 et comment il s’est
poursuivi dans les années 1960-1980, l’idéologie nazie en moins 14. En
2022, l’Allemagne contrôle tous les postes clefs de l’Union européenne : la
commission, le parlement, la banque centrale, la monnaie. Elle a étendu son
influence sur les pays d’Europe centrale, qui se sont alignés sur sa politique.
Avec le départ du Royaume-Uni à la suite du Brexit elle est seule en scène
pour imposer sa puissance et son contrôle aux autres pays. Ayant opté pour
« le couple franco-allemand » qui est bien souvent une simple soumission à
l’Allemagne, la France ne joue pas le rôle de contre-puissance qui devrait
être le sien. C’est l’Allemagne toujours qui a laminé l’industrie nucléaire
française et européenne en imposant à ses voisins le choix de l’éolien et du
15
gaz , favorisant son secteur industriel au détriment d’une industrie
nucléaire qu’elle ne maitrise pas. Se lançant dans une véritable guerre
économique visant à saborder l’industrie nucléaire en faveur de l’éolien
16
allemand , Berlin a réussi à imposer ses vues et sa politique, à peine
timorée par les révélations des liens entre les ONG allemandes et les
entreprises gazières russes 17. La guerre économique se conjugue à une
guerre normative et financière qui affaiblit les membres de l’UE pour le
grand bénéfice de l’Allemagne. Lors de la crise migratoire de 2015, c’est
seule et en regardant son unique intérêt qu’Angela Merkel avait décidé
d’ouvrir ses frontières pour accueillir les bras des migrants dont l’industrie
18
allemande était censée avoir besoin , provoquant une crise majeure en
Europe qui a déstabilisé un grand nombre de pays, aussitôt accusés de
populisme quand les gouvernements dénonçaient cette politique
individualiste et solitaire.
La fascination pour l’Union européenne portée par un grand nombre de
dirigeants français s’accompagne toujours d’une soumission et d’un
alignement à l’égard de l’Allemagne. Aligner l’industrie française sur
l’industrie allemande, suivre la même voie monétaire, rouler dans sa roue
politique est vue comme la seule porte de salut pour affronter un monde
dangereux où les empires fleurissent. La dissolution de la France dans
l’Allemagne semble être perçue comme la meilleure politique à suivre pour
assurer la pérennité du pays. C’est remettre sur son piédestal le vaincu de
1945 et oublier le danger que représente pour la paix des nations d’Europe
une Allemagne puissante et armée. Par sa politique d’hégémonie et de
contrôle, l’Allemagne est en train de recréer une guerre civile européenne,
une stasis, qui menace l’intégrité de l’ensemble du continent.

Guerre des peuples ou guerres ethniques ?


Changeons d’échelle géographique pour analyser les conflits et les
tensions qui se déroulent dans un grand nombre de territoires urbains.
Beaucoup à cet égard parlent de crainte de « guerre civile » si les
populations extra-européenne venaient à se dresser contre les populations
européennes. Le terme de « guerre civile » est ici mal choisi. Il s’agit certes
une guerre « dans la cité », c’est-à-dire dans la ville, mais ce n’est pas une
guerre civile à proprement parler puisque le propre de la guerre civile est
d’opposer un même peuple contre lui-même ; c’est tout le sens de la stasis
de Corcyre. Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’un même peuple divisé,
mais d’un même pays dans lequel se trouvent plusieurs peuples qui sont
divisés entre eux. Ce n’est donc pas une guerre civile, mais une guerre des
peuples ou guerre ethnique. Le XXe siècle a connu plusieurs guerres de ce
type : Yougoslavie, Afrique du Sud, Pakistan et Inde au moment de la
partition, Algérie de l’indépendance dans la lutte entre les populations
européennes et les populations arabes et kabyles, Liban, Rwanda entre les
Tutsis et les Hutus. C’est une constante de l’histoire que lorsque plusieurs
peuples vivent sur un même territoire cela se termine souvent en
affrontement. La guerre ethnique est probablement la plus terrible des
guerres, car elle n’autorise aucune conciliation ni aucune entente. Il est
possible d’éteindre une guerre civile, par le pardon, l’amnistie, la
réconciliation. Il est quasiment impossible d’arrêter la mécanique mortuaire
de la guerre ethnique. Elle se termine soit par une partition territoriale
(Soudan, Yougoslavie), soit par l’éviction d’un peuple 19 (qui est soit
massacré, comme les fermiers blancs d’Afrique du Sud, soit chassé, comme
les Européens d’Algérie), soit par la domination du peuple fort sur le peuple
faible, ce qui n’empêche pas les perpétuelles révoltes (cas des Kurdes en
Turquie et des Irlandais avant l’indépendance). Meurtrière et sanguinaire, la
guerre ethnique varie d’intensité selon le champ des attaques et la haine qui
est développée entre les peuples qui se partagent le même territoire. C’est à
cette guerre des peuples que sont désormais confrontés un nombre
important d’États européens, même si, comme souvent pour la guerre,
demeure un refus de nommer les choses et une constance à nier l’existence
de celle-ci. Ici, l’épée est régulièrement portée, prenant des tonalités
différentes selon les populations frappées. La ville anglaise de Rotherham
(255 000 habitants) a connu ce type de guerre qui a abouti aux razzias de
jeunes filles, soumises par des gangs pakistanais qui en firent leurs esclaves
sexuelles 20. Les agressions sexuelles du Nouvel An de Cologne (2015)
s’inscrivent dans cette pratique du viol comme arme de guerre pour
terroriser et faire peur. Ce soir-là, ce sont plus de 1 000 femmes qui furent
agressées par des migrants venant essentiellement d’Afrique du Nord. Les
agressions se concentrèrent sur la grande place de Cologne, entre la
cathédrale et la gare, lieu symbolique et stratégique. Symbolique par la
présence de la cathédrale de Cologne, lieu des JMJ de 2005 et monument
majeur du catholicisme allemand. Des populations musulmanes qui s’en
prennent ici à de jeunes filles allemandes comme moyen de conquête et de
soumission. Stratégique, la présence de la gare permettant de venir et de
repartir facilement. Comme pour toute action terroriste, la date, le lieu, les
victimes sont toujours choisies avec soin. Ainsi des agressions du
18 juin 2021 à Paris sur l’esplanade des Invalides. Venus pour une fête
collective de fin d’année, des centaines d’étudiants et de lycéens se sont
retrouvés sur l’esplanade en début de soirée. Fête qui a tourné court avec
l’arrivée de bandes criminelles « de banlieue » venues elles pour razzier et
agresser. Les Invalides partagent avec la ville de Saint-Denis la même ligne
de métro (L13), qui permet donc une arrivée rapide des razzieurs sur le
terrain où ils souhaitent pratiquer leurs razzias. La géopolitique des lieux
explique les raisons de ces attaques ici, dans un schéma très classique
d’attaque de populations fixes par des populations mobiles. L’analyse
multiscalaire démontre ici toute sa pertinence ; il ne s’agit plus d’une guerre
à l’échelle continentale, mais à l’échelle urbaine, qui reprend néanmoins
tous les codes et les usages de la guerre de course. Ici, l’épée est portée au
cœur même de l’Europe, dans ses villes, contre ses populations civiles et
principalement contre sa jeunesse. Ni les lieux, ni les cibles, ni les dates ne
sont choisis au hasard.

Lettres d’Algérie
Tocqueville, toujours lui, est l’un des premiers à avoir analysé cette
guerre ethnique dans ses trois Lettres d’Algérie qu’il rédigea après avoir
21
visité la nouvelle colonie française . Si les circonstances de rédaction sont
différentes et s’échelonnent sur dix ans (1837-1847), la pensée
tocquevillienne s’est étoffée. C’est en Amérique qu’il a été confronté pour
la première fois à la pluralité ethnique d’un pays et qu’il comprit les
difficultés de faire cohabiter des peuples différents dans un même État.
Anglo-Américains, Indiens, Africains partagent certes les mêmes terres,
mais non les mêmes mœurs ni les mêmes coutumes. Tocqueville a compris
l’irréductibilité des Indiens à l’égard des Américains, qui refuseraient de se
fondre dans la nouvelle population et l’extrême danger que faisait courir
l’esclavage, funeste d’un point de vue économique et immoral d’un point de
vue chrétien 22.

« Les hommes répandus dans cet espace ne forment point, comme


en Europe, autant de rejetons d’une même famille. On découvre en
eux, dès le premier abord, trois races naturellement distinctes, et je
pourrais presque dire ennemies. L’éducation, la loi, l’origine, et
jusqu’à la forme extérieure des traits avaient élevé entre elles une
barrière presque insurmontable ; la fortune les a rassemblées sur le
même sol, mais elle les a mêlées sans pouvoir les confondre, et
chacune poursuit à part sa destinée. […] Du moment où l’on admet
23
que les Blancs et les Nègres émancipés sont placés sur le même
sol comme des peuples étrangers l’un à l’autre, on comprendra sans
peine qu’il n’y a plus que deux chances dans l’avenir : il faut que les
Nègres et les Blancs se confondent entièrement ou se séparent. […]
J’ai déjà exprimé plus haut quelle était ma conviction sur le premier
moyen. Je ne pense pas que la race blanche et la race noire en
viennent nulle part à vivre sur un pied d’égalité. […] Je suis obligé
d’avouer que je ne considère pas l’abolition de la servitude comme
un moyen de retarder, dans les États du Sud, la lutte des deux
24
races .

Lignes écrites en 1835 et malheureusement confirmées par l’histoire


tragique des États-Unis, de la guerre civile des années 1860 aux luttes pour
les droits civiques des années 1970. Le problème racial américain se trouve
être insoluble, oscillant entre période de calme et période de tempête,
aboutissant à une partition de fait, les peuples qui composent les États-Unis
vivant désormais dans des villes ou des quartiers différents. Sur ce point-là
aussi, les analyses de Tocqueville se sont révélées prophétiques. Parcourant
l’Algérie, Tocqueville y a retrouvé la pluralité ethnique observée aux États-
Unis, le pays étant composé de deux peuples, Arabes et Kabyles, auxquels
s’en adjoint un troisième, les colons français. Fort de son expérience
américaine, il comprend que la fusion est impossible et la cohabitation
délicate, anticipant dès 1837 le drame algérien qui conduisit 130 ans plus
tard à l’éviction des Européens. Arabes et Kabyles vivant de façon séparée,
la seule chose qui les unit est le Coran. Il invite donc les Français à prendre
conscience de cette réalité et à s’appuyer sur l’islam pour créer une
cohésion nationale, au lieu de chercher à leur imposer une loi extérieure et
uniforme : « il faut bien prendre garde surtout de nous livrer en Algérie à
ce goût de l’uniformité qui nous tourmente et penser qu’à des êtres
dissemblables il serait aussi dangereux qu’absurde d’appliquer la même
25
législation ». C’est une autre voie que suivirent les républicains durant la
période coloniale des années 1880-1960, la voie de l’universalisme, qui se
solda par un échec et le désengagement français. Le choix de
l’uniformisation, qui est celui de l’assimilation et de l’intégration, n’a
fonctionné nulle part, pas plus dans les colonies que désormais en France où
la loi du nombre rend la chose encore plus improbable. Si les analyses de
Tocqueville se sont révélées justes, les politiques suivies furent contraires à
ses préconisations et débouchèrent sur des échecs 26.

Banlieues en feu ?
La crainte de l’affrontement civil est aujourd’hui portée sur les zones
urbaines ayant échappé au contrôle serein de l’État central. L’analyse
géopolitique est là aussi utile pour comprendre ce qui s’y passe et éviter les
idées toutes faites sur un phénomène complexe. À cet égard, le terme de
« banlieue », utilisé presque comme un tic verbal, se révèle trompeur. D’un
point de vue étymologique, la banlieue désigne l’espace géographique sur
lequel s’exerce le « ban », c’est-à-dire un espace qui est sous le pouvoir et
l’autorité d’un suzerain. La « banlieue » est donc, d’un strict point de vue
étymologique, le territoire de 6 km autour d’une ville sur lequel l’autorité
de la ville s’exerce. En Île-de-France, la banlieue stricto sensu désigne
uniquement les communes limitrophes de Paris, ce qui correspond peu ou
prou à l’ancien département de la Seine. Désormais, du fait du
développement des moyens de transport, c’est l’ensemble de la région qui
est intégrée dans la banlieue parisienne, et même au-delà. Avec le train, des
villes comme Lyon, Angers, Lille, Bruxelles sont intégrées à la banlieue de
Paris, d’autant qu’il est souvent plus rapide de relier les gares entre elles
que certains quartiers parisiens à des villes de banlieue proprement dite.
Aux détours des années 1970 est apparue l’expression « jeune de
banlieue », façon délicate et détournée de désigner un problème sans le
nommer directement. Les banlieues brûlent et explosent, selon les titres des
journaux et, à partir des années 1980 et des années Mitterrand / Tapie
l’argent public a coulé à flot sur ces zones géographiques. En pure perte, les
multiples « plans banlieues » n’ayant jamais résolu aucun problème.
« Banlieue » est ainsi devenu synonyme de zones violentes et de gabegie de
l’État.
La banlieue n’a pas toujours été un espace répulsif. Quand
l’aménagement urbain crée les grands ensembles dans les années 1960-
1970, ceux-ci attirent les cadres et les classes moyennes désireuses de se
loger dans des espaces plus grands, plus salubres, plus verts et plus
confortables. On peut faire usage de la voiture, faire ses courses au
supermarché, disposer de parcs et d’espaces verts et d’appartement avec eau
courante, sanitaire intégré, pièce lumineuse. Deux films avec Jean Gabin et
Alain Delon illustrent cette modernité de la banlieue : Mélodie en sous-sol
(1963) et Le Clan des Siciliens (1969). Dans le premier, Gabin sort de
prison et se rend dans son pavillon de Sarcelles, qu’il découvre entouré
d’immeubles en construction. Les grues virevoltent et font avancer une ville
qui attire la population en ascension sociale. Delon, quant à lui, vit dans un
appartement miteux du centre de Paris, sans les commodités et la modernité
des immeubles en construction. Même scène, mais inversée, dans Le Clan
des Siciliens. C’est cette fois-ci Gabin qui habite dans un garage dépravé
des bords du canal Saint-Martin, et Alain Delon qui dispose d’un
appartement avec tout le confort moderne des années 1960. La banlieue est
alors très loin d’avoir l’image négative d’aujourd’hui. C’est à partir des
années 1980 que les choses changent, avec les problèmes posés par les
débuts de l’immigration de masse.
L’image négative de la banlieue est restée, oubliant que Neuilly-sur-
Seine, Versailles, Vincennes ou Caluire-et-Cuire sont tout autant des villes
de banlieues que La Courneuve ou Bron. Mais le problème de la violence et
de la criminalité ne touche plus uniquement la banlieue : ce sont désormais
les centres-villes qui sont concernés. À Lyon, des rodéos de scooter et des
trafics se déroulent place Bellecour et place de l’Hôtel de Ville. À Paris,
c’est l’esplanade des Invalides qui voit sévir les razzias. Rennes, Nantes et
Grenoble sont des villes où la criminalité a fortement augmenté, très
présente dans les centres-villes. Le même phénomène a été observé aux
États-Unis dans les années 1970-1980, ce qui avait abouti à un abandon des
centres-villes et à un développement des villes de banlieues. Si le terme de
« banlieue » demeure, le problème de la criminalité concerne désormais de
plus en plus les centres-villes. C’est bien un problème territorial qui entre
pleinement dans le champ de l’analyse géopolitique. En dépit des craintes
agitées depuis plusieurs décennies, notamment avec les émeutes de 2005 27,
il n’y a pas d’embrasement des banlieues ni de volonté de sécession par la
violence. L’épisode de 2005 demeure une exception, comme les attentats de
2015. « L’explosion des banlieues » demeure un mythe politique qui n’a
pour l’instant aucune réalité. Pour conduire une guerre de guérillas qui
pourrait conduire à une sécession territoriale, il faut que plusieurs facteurs
soient réunis, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui 28. Notamment une
conscience politique qui développe un projet de sécession, une capacité
militaire qui entraîne et encadre les soldats volontaires, un objectif
clairement défini, épaulé par une stratégie. Tout cela n’existe pas, ce qui ne
signifie pas que cela n’existera pas un jour. La guerre urbaine est mauvaise
pour le déploiement des trafics qui s’y pratiquent et nuit donc à
l’enrichissement des trafiquants. Ceux-ci n’ont donc aucun intérêt à se
livrer à des actions de guérillas. D’une certaine façon, c’est la confirmation,
dans le champ de la criminalité, que le commerce est facteur de paix et de
stabilité. C’est une chose de s’en prendre à de jeunes filles et de voler des
smartphones, c’en est une autre d’entrer dans un processus de guérilla, avec
les morts et les sacrifices que cela suppose. Les racailles n’ont pas encore la
densité des vietminh et des fellagas du FLN. C’est davantage à un
émiettement du territoire auquel nous assistons, avec des zones qui
échappent à l’ordre commun non par le fait d’une révolte militaire ou d’une
sécession politique, mais par la loi du nombre démographique qui provoque
des séparations de fait entre les populations, chaque groupe ethnique se
regroupant séparément. D’une certaine façon, ils n’ont pas intérêt à prendre
les armes pour obtenir une quelconque indépendance puisqu’ils disposent
déjà d’une grande autonomie dans les territoires qu’ils contrôlent de fait.
C’est une épée intérieure qui est plantée dans le flanc de l’Europe, pour une
guerre qui n’a pas encore de nom, mais qui menace sa sécurité et son
intégrité. Une guerre de l’intérieur, pour l’instant de basse intensité, qui
s’ajoute aux défis extérieurs de la guerre en armes, celle de haute intensité,
qui a pris une tournure nouvelle depuis le début des années 2020. Le retour
de la guerre a démontré l’utilité des choses basiques que beaucoup avaient
négligées. L’approvisionnement en eau potable et en carburant,
l’importance des matières premières, le poids historique et politique des
symboles. Autant de défis pour l’analyse géopolitique qui permettent de
prendre la mesure de l’éclatement de l’universalisme.

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2.


2. Ibid.
e
3. Les films de Pierre Schoendoerffer, notamment La 317 section et Le Crabe tambour sont
des exemples de cette dimension aristocratique de la guerre.
4. Bernard Lugan, Pour en finir avec la colonisation, Le Rocher, 2006.
5. Jean-Baptiste Noé, « Les penseurs libéraux face à l’abolition de l’esclavage et l’opposition à
la colonisation sous la Monarchie de Juillet », Russian journal of philosophical sciences,
Moscou, décembre 2020.
6. Pierre Blet, Pie XII et la Seconde Guerre mondiale, Perrin, 1997.
7. Tous les pays d’Europe n’ont pas succombé à cette tentation guerrière. Le Royaume-Uni
pour l’Irak et la Libye mais la France a refusé la guerre en Irak avant de reprendre son idéalisme
africain dans les années 2010.
8. De la démocratie en Amérique, « De la guerre en démocratie ».
9. Le fait que les États-Unis disposent encore d’un véritable sens de l’armée et que la carrière
des armes y soit bien perçue montre que ce pays est plus aristocratique que démocratique.
10. Ernst Nolte, La guerre civile européenne, 1917-1945, 2000.
11. Thucydide, III, 82. Corcyre est l’actuelle île de Corfou.
12. Christian Harbulot, J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la
France sur la question de l’énergie, EGE, mai 2021.
13. Charles Gave, « Il va se passer quelque chose en Italie (et dans l’Europe du Sud) », in
Institut des Libertés, 25 mai 2020.
14. Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie, Tallandier,
2021.
15. La Belgique a ainsi annoncé abandonner l’énergie nucléaire à partir de janvier 2022, soit
quelques semaines avant la guerre en Ukraine qui a révélé au grand public l’extrême
dépendance au gaz russe.
16. Margot de Kerpoisson, « Blitzkrieg énergétique : l’Allemagne en campagne contre le
o
nucléaire français », Conflits, n 37, janvier 2022.
17. Drieu Godefridi, « Des écologistes ont-ils été financés par le gouvernement russe ? »,
Contrepoints, 4 mars 2022.
18. Les chefs des industries allemandes ont rapidement annoncé que cette main d’œuvre ne
correspondait pas à leurs besoins. Cf. Jean-Baptiste Noé (dir.), Le défi migratoire. L’Europe
ébranlée, Bernard Giovanangeli, 2015.
19. Les Turcs parlent « d’ingénierie démographique ». L’expression « purification ethnique »
est plus juste.
20. Les viols furent commis du début des années 1970 au début des années 2010. Entre 1997 et
2013, ce sont 1 500 victimes qui ont été recensées. Essentiellement commis par des Pakistanais,
la police municipale et les services sociaux, bien qu’informés, refusèrent de poursuivre l’affaire
de peur d’être accusés de racisme. Les viols collectifs furent pratiqués dans des villes autres que
Rotherham, avec à chaque fois le même mode opératoire.
21. Deux lettres en 1837 et un rapport parlementaire en 1847.
22. Tocqueville fut un fervent partisan de l’abolition de la traite et de l’esclavage, participant à
la création d’association pour faire la promotion de l’abolition.
23. Si ce terme a aujourd’hui une connotation négative, il était d’usage neutre à l’époque de
Tocqueville. Nous laissons le texte tel quel comme élément d’un document d’archive.
24. « Des différents peuples qui composent les États-Unis », deuxième partie, chapitre 10.
25. Deuxième lettre d’Algérie, 1837. Le maréchal Lyautey suivit cette politique au Maroc, qui
donna de très bons fruits et permit une bonne entente entre les gouvernements marocain et
français.
26. En tentant la création d’un royaume arabe, Napoléon III opta pour la voie de la distinction
e
et de l’association, ce qui fut remis en cause par la III République. Cf. Jean-Baptiste Noé,
« Alexis de Tocqueville et Napoléon III : deux visions de l’esthétique du politique », in Olivier
Battistini (dir.) Napoléon. Le politique, la puissance, la grandeur, L’Artilleur/Bernard
Giovanangeli, 2021.
27. Émeutes d’octobre et novembre 2005 qui concernèrent plus de 280 communes.
28. Gérard Chaliand, Des guérillas au reflux de l’Occident, Passé Composé, 2020.
CHAPITRE 2

Les zones chaudes de l’Europe : l’épée


en action

L’Europe se croyait en paix, protégée par le cordon de l’universalisme.


Puisqu’elle voulait la paix, les autres devaient la vouloir aussi. Parce qu’elle
n’était pas une puissance belligérante 1, les autres ne devaient pas l’attaquer.
L’universalisme croyait en la paix perpétuelle. Bien sûr il fallait de temps
en temps intervenir, comme en Libye ou en Syrie, mais c’était pour protéger
les populations civiles 2 ; c’était, parfois, avec l’aval de l’ONU, donc ce
n’était pas vraiment une guerre. Ainsi est né le mythe de l’Europe en paix
depuis 1945. Un mythe profondément enraciné qui est surtout un
aveuglement. La guerre est effacée de l’ordre mental, à tel point que les
Européens sont victimes d’une amnésie collective qui leur fait refuser de
voir la réalité de la guerre, même quand elle est là. Certes, depuis 1945
l’Allemagne n’a pas envahi la France, ce qui est un progrès notable. Mais
depuis cette date, les pays d’Europe ont connu un nombre majeur de
guerres. Guerres coloniales tout d’abord, particulièrement meurtrières pour
la France, en Indochine et en Algérie. Des guerres coloniales qui
concernèrent aussi l’Angleterre, qui eut à subir la terrible révolte des Mau-
Mau (1952-1960) 3, la Belgique, le Portugal. Guerre froide avec l’URSS,
qui imposa des budgets militaires élevés, des déploiements de missiles, des
frictions importantes, des répressions dans les capitales d’Europe de l’Est.
Guerre civile au Royaume-Uni et en Espagne avec les séparatistes irlandais
et basques. Guerres idéologiques aboutissant à l’usage massif du terrorisme,
notamment en Italie 4 et en Allemagne avec les mouvements d’extrême
gauche. Guerres des Balkans (1991-2002), qui ont fracturé la Yougoslavie
et conduit à une épuration ethnique massive. Guerre d’Ukraine, débutant en
2014 avec les affrontements du Donbass et dont l’attaque de 2022 n’est que
l’un des épisodes, de plus grande intensité. Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, l’Europe n’a cessé d’être en guerre, de connaître des
attaques et des morts sur son territoire même 5. À cela s’ajoutent les
opérations militaires conduites en dehors du territoire européen, comme les
Malouines (1982), opération de grande envergure pour préserver l’intégrité
du territoire du Royaume-Uni. Comment un continent qui n’a donc pas
cessé d’être en guerre peut-il aboutir à cette idée fausse qu’il serait en paix
depuis 1945 ? Il y a là un refus de voir la guerre, de la reconnaître et de la
nommer. Refus, car l’idéologie politique veut que l’UE apporte la paix.
Reconnaître l’existence de la guerre, c’est donc reconnaître que l’UE a
échoué dans son projet politique de bâtir une paix perpétuelle. C’est aussi
reconnaître l’existence des nations puisqu’in fine ce sont elles qui font la
guerre et ce sont leurs hommes qui se battent pour leur drapeau. La guerre
crée les nations et façonne l’unité nationale, elle est la preuve que les
nations existent. L’universalisme cherchant à effacer les nations, il se doit
donc de vivre dans le mythe de la paix.

Typologie des guerres européennes


Dresser une liste commentée de l’ensemble des guerres passées et
actuelles de l’Europe serait fastidieux et inutile dans le cadre de cet essai.
Nous avons donc sélectionné un certain nombre de conflits, pour leur
importance ou leur spécificité, conflits qui touchent toujours l’Europe. Une
première typologie peut être dégagée. Il y a d’abord la guerre pour
l’énergie, notamment le pétrole, le gaz et l’alimentation 6. Il y a ensuite les
guerres conduites sur le sol même de l’Europe, avec des régions
particulièrement touchées : l’Ukraine, la mer Noire, la Baltique et cette
guerre psychologique particulière qu’est l’usage de la migration 7. La
Méditerranée est la troisième zone concernée par la guerre, où se recoupent
de nombreuses thématiques. Enfin, il y a les guerres de l’étranger proche, la
Syrie et le Karabagh notamment, et ce lieu si particulier qu’est Djibouti.
Chacune de ces zones et de ces guerres est ici illustrée par une carte
particulière, qui parle d’elle-même. Notre analyse ne consistera donc pas à
commenter les cartes, ce qui serait de la paraphrase, mais à dire des choses
en plus, qui pourraient ne pas apparaître sur la carte.

L’énergie, « le sang de la géopolitique »


L’expression « sang de la géopolitique » pour désigner l’énergie est
attribuée à Raymond Aron. Après le rêve de la paix perpétuelle, l’Europe
s’est bercée dans celui de la société immatérielle. Tout n’était que cloud,
numérique, distance. C’est l’une des vertus des confinements imposés aux
sociétés européennes que de leur avoir fait prendre conscience de la réalité
de la matière et de sa primauté. Manger, se chauffer, disposer d’énergie
demeurent des choses essentielles. Les pénuries qui ont suivi les
confinements, exacerbées par la guerre en Ukraine, ont remis au centre ce
qui est essentiel, à savoir la matière. L’économie, c’est de l’énergie
transformée. Sans énergie, il est impossible de vivre.

L’Europe, carrefour de gazoducs


L’Europe est au centre de gazoducs venant d’Afrique, d’Asie et de
Russie. Vivant depuis plusieurs décennies dans une abondance énergétique,
l’Europe a perdu la notion des pénuries et des manques. La fermeture des
8 9
centrales nucléaires , l’arrêt de plusieurs réacteurs conjugué aux tensions
sur le marché du gaz lui a fait redécouvrir la nécessité d’un accès à l’énergie
sûr et peu cher. La guerre en Ukraine a démontré le rôle essentiel de
l’énergie et a permis le retour du nucléaire, mettant un terme aux illusions
des « renouvelables » et de l’éolien. Beaucoup de pays comptent sur
l’énergie intermittente, type éolienne, mais dont la nature même de
l’intermittence fragilise l’approvisionnement. La seule solution est de se
rabattre sur des énergies non intermittentes, type gaz ou centrales à charbon,
10
dépendant ainsi des puissances étrangères . Pour des questions
idéologiques, l’Europe a fait le choix de sabrer son indépendance. Grâce
aux développements techniques et industriels, elle s’est mise à l’abri des
pénuries, fournissant à ses habitants un confort jamais atteint dans
l’histoire. Si cela rend la vie indubitablement plus agréable, le risque est
aussi de ne plus se rendre compte du prix des choses et de leur valeur.
Vivant dans l’abondance de nourriture, d’énergie, de matières premières, ne
craignant plus les famines ou les ruptures d’électricité, bon nombre
d’Européens finissent par croire à la présence naturelle de ces biens, sans
prendre conscience du travail nécessaire pour l’obtention de ceux-ci.
Principaux gazoducs alimentant l’Europe.

Le secteur énergétique allemand est aujourd’hui dépendant du gaz


11
russe , comme demain la Belgique si les réacteurs nucléaires cessent de
fonctionner. Si Nord Stream 2 est achevé il n’est pas encore pleinement en
activité et ne le sera probablement pas compte tenu de l’opposition des
Américains 12. Le gaz provenant d’Afrique arrive en trop petite quantité
pour satisfaire les besoins européens. Les gisements les plus prometteurs
sont donc ceux de la Méditerranée orientale, de l’Iran et, dans un avenir
plus lointain, du canal du Mozambique 13. Encore faut-il les mettre en place,
ce qui prend du temps et ne permet pas de palier le gaz russe à court
14
terme . L’Algérie a aussi fait des siennes à l’automne 2021 en coupant le
gazoduc qui alimentait le Maroc, alors que celui-ci approvisionne ensuite
l’Espagne. Alger profite de la faiblesse de l’Europe pour faire avancer son
point de vue sur le Sahara occidental en faisant pression sur Rabat et, à
travers son voisin, sur Madrid et Bruxelles. L’Algérie qui s’est par ailleurs
rapprochée de la Russie, toute heureuse de pouvoir contrecarrer les projets
français. En multipliant les accès au gaz, l’Europe se protège et évite d’être
trop dépendante d’un seul gisement et d’un seul fournisseur. La dépendance
énergétique est à double entrée : celui qui achète est tout autant dépendant
que celui qui vend, et qui a besoin de cette manne financière pour faire
tourner l’économie de son pays. C’est le cas de l’Algérie tout autant que de
la Russie. Cette double dépendance protège l’Europe. D’où l’utilité d’avoir
des entreprises énergétiques de classe mondiale, comme Total Énergies en
France et ENI en Italie. D’où aussi la nécessité de disposer d’un réseau
nucléaire performant, qui permet non seulement l’abondance, mais aussi
l’indépendance. Les développements technologiques récents allant vers une
plus grande miniaturisation et une modification du processus de production
nucléaire rendent aussi nécessaire la disposition de savants et d’ingénieurs
capables de travailler sur ces nouvelles technologies. Il en va de
l’indépendance des pays d’Europe et de leur maintien dans la compétition
mondiale.
Guerre en Europe :
l’arme psychologique des migrants 15
Structuré à l’échelle intercontinentale, opérant de l’Afrique vers
l’Europe, tenu par les mafias, le trafic de migrants est une activité
économique d’une grande rentabilité, et peu dangereuse pour ceux qui la
pratiquent. S’il est difficile de donner des chiffres précis d’une activité par
nature informelle, plusieurs enquêtes récentes d’Europol et d’Interpol
permettent de disposer d’une première idée de l’ampleur du phénomène.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime leur
nombre dans le monde à 20,7 millions. Ce chiffre ne tient pas compte des
48 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays 16.
Parmi ces près de 21 millions de réfugiés, beaucoup entrent dans les pays
étrangers grâce aux mafias. Le Haut-Commissariat estime ainsi que chaque
année ce sont 2,5 millions de personnes qui se mettent en route, ce qui
représente un gain de 7 milliards de dollars pour les trafiquants. Cette
activité criminelle très lucrative possède des formes et des offres différentes
en fonction des continents et de la demande des migrants. Ces routes
évoluent dans l’espace et dans le temps.
En 2016, Europol crée un Centre européen de lutte contre le trafic de
migrants. Cet organisme a pour but d’enquêter puis d’arrêter les groupes
criminels qui profitent des flux migratoires pour étendre leurs activités
illicites. L’organisme produit chaque année un rapport sur le bilan de
chacune de ses missions, ce qui permet de comprendre les relations entre
migrants et trafics 17. C’est ce rapport que nous allons étudier ici.

Les grandes routes vers l’Europe


Selon le rapport conjoint entre Interpol et Europol, il existe cinq grandes
routes pour rejoindre l’Union européenne :
La route de la Méditerranée occidentale. Celle-ci est terrestre et consiste
à rejoindre l’Espagne par les enclaves de Ceuta et de Melilla.
La route maritime de la Méditerranée centrale. Elle part de la Tunisie et
de la Libye pour déboucher en Italie par la Sicile.
La troisième voie, la plus empruntée, est à la fois maritime et terrestre.
Elle consiste à entrer en Europe par la Turquie puis à passer par la Grèce ou
la Bulgarie.
Les deux autres routes voient passer moins de monde. L’une dite
d’Europe de l’Est, où l’entrée se fait par la Pologne. La seconde est la route
du Nord, qui passe par la Russie et traverse les pays scandinaves.
Les réseaux de passeurs agissent en étant présents tout au long de la
chaine migratoire, du village africain aux villes portuaires du Maghreb puis
dans les villes européennes. Le Maghreb joue un rôle de pays de transition,
étant à la fois émetteur et récepteur de migrants internationaux.
Les réseaux sont implantés tout le long de ces routes. Ils contrôlent des
hôtels et des lieux de résidence, pour les haltes des migrants, ils enrôlent
des chauffeurs de taxis et de camions pour leur transport. Le rapport
d’Europol a identifié environ 250 points, dont 170 dans l’UE et 80 en-
dehors. Ces points sont des lieux nodaux d’où sont coordonnés les trafics.
Ces réseaux sont bien souvent des entreprises multinationales, avec des
membres présents en Europe sur les lieux d’arrivées et les villes étapes,
mais aussi dans les pays d’origine des migrants. Les réseaux sont
hiérarchisés. Ils comprennent des dirigeants, qui coordonnent les activités le
long d’un itinéraire donné. La plupart d’entre eux ont le même pays
d’origine que les migrants. À cela s’ajoutent des organisateurs, qui gèrent
les activités localement grâce à des contacts et des facilitateurs, qui aident
aux affaires courantes du trafic et s’occupent de trouver une clientèle. Les
organisateurs actifs en Europe ont souvent une bi-nationalité ou au moins
un permis de séjour. En dehors de l’UE, les passeurs soutiennent
généralement les mouvements de migrants avec la même origine ethnique.
Ceux-ci sont pour la plupart les chauffeurs, les membres d’équipage,
éclaireurs ou agents de recrutement.

L’usage politique des migrations : l’exemple de la Biélorussie.

Le rapport montre également que la polycriminalité liée au trafic de


migrants augmente. Certains des suspects impliqués dans des affaires de
trafic de migrants sont également impliqués dans le trafic de drogue, la
falsification de documents et la traite des êtres humains.
Trois types de liens ont été identifiés entre le trafic de migrants et les
autres délits : le premier maillon concerne les acteurs criminels, qui
s’orientent vers le trafic de migrants ou l’ajoutent à leurs activités. Le
deuxième lien fait référence à l’utilisation commune de certaines
infrastructures criminelles pour la réalisation de plusieurs trafics. Les
groupes impliqués dans le transport d’une marchandise peuvent utiliser le
même itinéraire et le même moyen de transport pour les migrants illégaux.
L’existence de ces routes communes est une incitation naturelle pour les
mafias à s’impliquer dans plusieurs trafics de marchandises. Troisième lien
possible, la situation dans laquelle plusieurs autres activités criminelles sont
menées à l’appui ou en relation avec le trafic de migrants, par exemple la
fraude documentaire et l’exploitation par le travail.
La coopération entre les groupes de trafiquants existe, mais elle est
généralement fondée sur une relation de besoin, en particulier lorsqu’un
réseau a le contrôle sur une partie d’une route migratoire. La coopération
peut être aussi plus régulière et peut prendre la forme de délégation d’une
activité dans une région donnée ou dans la fourniture de certains biens. Bien
qu’aucun conflit entre réseaux n’ait été signalé, la forte demande entraîne
une concurrence entre les groupes. Il a même été constaté un phénomène
d’oligopole, c’est-à-dire que, dans les lieux où les activités criminelles sont
largement concentrées, les réseaux criminels les plus importants tentent
progressivement de prendre le contrôle des réseaux plus petits.

Les migrants viennent par les réseaux


D’après les études d’Europol, plus de 90 % des migrants qui atteignent
l’Union européenne utilisent les services d’un réseau de passeurs au moins
une fois dans le voyage. Leurs recours sont parfois nécessaires, c’est
pourquoi les réseaux ont développé une large gamme d’offres qui permet de
répondre au besoin des migrants. Les services proposés par les réseaux sont
multiples : passage illégal de frontières terrestres ou maritimes, fabrication
et fourniture de documents de voyage et d’identité frauduleux, fourniture de
matériel, etc. En ce qui concerne le business model des réseaux criminels,
les migrants sont parfois directement ciblés par les passeurs, ou à l’inverse,
les migrants cherchent activement par eux-mêmes ces trafiquants pour
solliciter leur aide. Les rabatteurs sont souvent de la même nationalité que
les migrants. Le recrutement peut avoir lieu dans un certain nombre de lieux
susceptibles d’être fréquentés par ceux-ci. Les réseaux sociaux sont
également un outil largement utilisé pour diffuser des informations sur les
itinéraires, les services et les prix.
S’il y a cinq routes principales, comme établi plus haut, les passeurs ne
cessent de s’adapter aux évolutions, notamment les changements
climatiques (saisons) et les contrôles sur les routes. Celles-ci sont donc
évolutives, ce qui complique la tâche des gardes-frontières. Les hubs
proposant des infrastructures de transport telles les gares ferroviaires et
routières ou les aéroports sont essentiels pour les activités de trafic de
migrants. Ces hubs émergent souvent dans des zones où l’application de la
loi et de l’état de droit est faible. La présence d’une importante diaspora
peut également déterminer l’emplacement de ces points chauds.
La corruption est un autre facteur clé facilitant le trafic de migrants. Les
pots-de-vin sont largement utilisés, notamment à l’égard des agents de
douane, ainsi plus enclins à laisser passer les convois. Les mariages de
complaisance sont également un mode opératoire très utilisé pour entrer
illégalement dans l’Union européenne, et surtout pour régulariser le séjour
de ceux qui restent illégalement.
Les voyages par voie terrestre sont de loin le mode le plus utilisé, il
réduit les dangers auxquels les migrants font face. Dans la plupart des cas,
les déplacements à terre s’effectuent en voiture, bus, camion ou train. Le
rapport du European Migrant Smuggling Centre de 2020 montre un
développement ces dernières années de la route terrestre par les Balkans.
Les trajets sont réalisés à bord de voitures, bus ou camions immatriculés
dans un pays européen. Le véhicule est souvent devancé par un autre qui
doit servir de diversion à la police en cas de contrôle routier ou de voiture
bélier pour se frayer un chemin. Toujours selon le même rapport, 2020 est
l’année où on a vu se développer le phénomène des traversées en bateau
pneumatique de la Manche. C’est devenu selon les douaniers le premier
moyen utilisé par les migrants pour rejoindre le Royaume-Uni. Ce canot
pneumatique mesure généralement entre 8 et 12 mètres de long et peut
transporter une moyenne de 30 à 40 migrants. Début janvier 2022, on
comptait 600 départs par semaine de Calais vers l’Angleterre 18.

Une activité très lucrative


Le trafic de migrants est une véritable activité économique. Très
rentable pour les dirigeants, il entraîne de faibles coûts d’exploitation et
bénéficie d’un niveau élevé de demande. Les services achetés auprès des
trafiquants peuvent être payés à l’avance, à chaque étape du voyage ou à
l’arrivée à destination. Dans l’ensemble, il semble que l’argent soit envoyé
principalement des pays de destination. Dans certains cas, les migrants
peuvent passer plusieurs semaines ou mois dans les hubs de transit afin de
rembourser les passeurs pour leurs voyages ou économiser de l’argent pour
la prochaine étape. Divers modes de paiement sont également utilisés, les
deux plus courants étant les espèces et le Hawala. Ce dernier est le plus
largement utilisé par des réseaux criminels basés en Turquie, en Irak ou
d’autres régions du Moyen-Orient et d’Asie. Il est un mode de paiement
traditionnel, de transfert d’argent reposant sur une chaîne de communication
dans laquelle circule un mot de passe qui permet d’avoir accès à la somme
demandée.
En fonction du niveau de sophistication des réseaux, plusieurs méthodes
de blanchiment sont utilisées. Des coursiers sont généralement employés
pour transporter de grandes sommes d’argent au-delà des frontières, soit par
voie terrestre (par exemple dissimulée dans des pièces de véhicule) soit par
voie aérienne. Dans certains cas, les passeurs ou leurs proches possèdent
des entreprises légales telles que les concessions automobiles, des épiceries,
des magasins, des restaurants ou des entreprises de transport qui leur
permettent de blanchir les produits du crime et de donner une façade de
légitimité à leurs revenus.
Le rapport d’Europol fournit des éléments précis sur le coût des
voyages. Celui vers l’Union européenne est estimé entre 3 000 et 6 000 € en
2015. Dans son rapport de 2020, le Centre européen de lutte contre le trafic
de migrants estime quant à lui le prix du passage entre 8 000 et 9 000 €. À
ce prix-là, les clients obtiennent un visa britannique, un voyage en avion ou
ferry et sont ensuite conduits en voiture hors d’Espagne. Le Centre évoque
le démantèlement d’un réseau de passeurs officiant entre Le Mans et
Poitiers et qui assurait des traversées vers le Royaume-Uni en camion
frigorifique pour 7 000 €. Pour rembourser leurs dettes, les migrants
participent ensuite au trafic de drogue et à la prostitution, ce qui explique la
polycriminalité du réseau. Une autre façon de payer la somme due est de
participer à son tour au trafic de migrants. Ainsi, le crime nourrit le crime.

Les chemins du sud


L’essentiel des flux migratoires n’est pas du sud vers le nord, mais
s’effectue à l’intérieur même du sud. Un phénomène là aussi étudié par le
rapport Migrants smuggling networks (Europol) et celui de l’Office des
Nations unies sur la drogue et le crime Global study of smuggling of
migrants (UNODC) qui fournissent de nombreuses informations capitales.
Les migrants qui traversent le Sahara pour rejoindre l’Afrique du Nord
sont en grande majorité des jeunes hommes issus pour la plupart des pays
d’Afrique de l’Ouest (Mali, Niger, Côte d’Ivoire, Sénégal, Burkina Faso).
Au Mali, les mineurs représentaient 7 % des migrants observés entre 2016
et 2017. Ces enfants auraient pour la plupart été envoyés en Libye par leur
famille dans le but de gagner de l’argent à renvoyer dans leurs foyers. La
majorité des départs en Afrique de l’Ouest se font pour des raisons
économiques, à la différence des populations provenant de la Corne de
l’Afrique qui elles fuient les guerres internes (notamment Éthiopie et
Somalie).
Il existe deux routes en fonction des pays de départs : par le Niger ou
par le Mali. Le périple se poursuit ensuite en direction du Maroc, de
l’Algérie ou de la Libye. Les individus qui empruntent la route du Niger
sont en majorité des Nigériens, tandis que dans le cas du Mali les migrants
viennent en premier lieu de la Guinée, ensuite suivie du Mali, du Sénégal et
de la Gambie. En 2016, l’UNODC estime que plus de 380 000 personnes
ont migré de l’Afrique de l’Ouest vers le nord du continent. Le Maghreb
joue ainsi le rôle de glacis pour l’Europe. Il est à la fois émetteur et
récepteur de migrants. Silvio Berlusconi avait ainsi signé un contrat de
rétention avec la Libye de Kadhafi : celle-ci devait conserver les migrants
chez elle et éviter les passages à travers la Méditerranée en échange d’une
aide financière. Un contrat qui avait bien fonctionné, mais qui a volé en
éclats à la suite de l’opération de 2011.
Bon nombre de réseaux locaux profitent d’une situation migratoire qui
est pour eux une source de revenus. Le rôle des ethnies est déterminant dans
ces flux, car celles-ci sont organisées pour faciliter les voyages. Les
premiers déplacements au départ des pays s’effectuent bien souvent sans
aide des réseaux criminels. C’est une fois au Mali ou au Niger, du fait de
l’hostilité de la région à traverser (sécheresse, désert, conflits armés) que
l’aide des passeurs s’impose.
Le rapport de l’UNODC dresse le profil de ces passeurs. Les groupes
ethniques locaux nomades, tels que les Touaregs et les Toubou, sont
activement impliqués dans le trafic. Un partage du marché s’effectue selon
les zones d’influence. Les Toubous présents à l’est du Niger et au Tchad
contrôlent les flux vers la Libye, tandis que les Touaregs s’étendant du Mali
au Niger prennent part au trafic dans la région frontalière avec l’Algérie.
Les passeurs se réunissent dans les principaux points de passage, les routes
qu’ils créent sont souvent flexibles et leurs activités restent souvent
opportunistes. En Libye, il apparaît qu’une grande partie de l’activité
criminelle est bien mieux organisée que sur le reste du parcours. On
retrouve ici, par le rôle essentiel des ethnies toubous et touareg, les antiques
voies de passage, de circulation et de commerce, que celui-ci soit d’objets
ou d’hommes 19. Les Européens partis, les routes des trafics et de
l’esclavage se sont reconstituées et chaque ethnie a rejoué le rôle qui était le
sien avant leur arrivée. Ce que décrit ce rapport n’est guère différent des
descriptions des géographes français du début du XXe siècle, notamment
dans la Géographie universelle d’Élisée Reclus. On retrouve la même
géographie, les mêmes groupes humains, les mêmes trafics, comme si la
présence européenne et française, très brève, à peine 80 ans, ne fut qu’une
parenthèse déjà refermée.
La plupart des États d’Afrique de l’Ouest appartiennent à la
Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En
principe, l’espace CEDEAO est un espace de libre circulation, mais dans les
faits celle-ci est assez difficile. Les lois nationales de certains États
membres enfreignent les règles de la communauté. De plus, l’accès limité
aux visas voyage des autres pays membres, le manque d’information des
citoyens et la dangerosité de certaines frontières poreuses affectent la mise
en œuvre de la zone de libre circulation. Les visas de voyage sont soit très
coûteux soit très difficiles à obtenir. Certains passages frontaliers sont
même encore soumis à des péages informels dressés par les agents. Par
conséquent, un grand nombre de passages sont effectués irrégulièrement,
simplement en évitant le point de passage officiel.
Le niveau d’irrégularité impliqué dans le voyage semble augmenter au
fur et à mesure que les migrants se dirigent vers le nord. Au nord du Mali et
du Niger, il n’y a pas de bus et le terrain désertique est inhospitalier. Les
migrants doivent nécessairement compter sur la criminalité locale pour
pouvoir avancer sur la route. Une fois arrivés au Niger, bien souvent en bus,
ils sont approchés par des rabatteurs qui leur proposent un hébergement
dans un « ghetto » et un moyen de transport vers la Libye. Ces rabatteurs
sont des petites mains au service des « chefs de ghetto » qui les paient en
fonction du nombre de migrants rabattu. Ces chefs sont des chefs de
réseaux qui possèdent un ou plusieurs ghettos, complexes où sont logés les
migrants et stationnés des véhicules. Les préparatifs de voyage sont
effectués dans ces endroits. La Libye n’étant pas membre de la CEDEAO et
ne possédant que très peu d’accords bilatéraux avec les pays subsahariens
pour la délivrance de visa, la plupart des migrants qui se rendent dans ce
pays utilisent un réseau de passeurs, pour des services de falsification des
documents ou des passages illégaux de frontières.
Le Sahara est le lieu de nombreux dangers comme les enlèvements
contre rançon et la traite des humains. Ce voyage des migrants à travers le
Sahara est rendu aujourd’hui encore plus dangereux par la présence de
groupes armés opérant le long de cette route. Certains d’entre eux n’hésitent
pas attaquer les voitures des trafiquants avec l’intention d’enlever des
migrants pour demander ensuite une rançon. De plus, les migrants
introduits clandestinement à l’intérieur de la région manquent souvent
d’argent pour payer le voyage, ce qui les rend vulnérables à la traite à des
fins de travail forcé ou d’exploitation sexuelle. Des migrants interrogés par
les Nations unies en Libye ont également signalé que des détentions avaient
cours à la frontière du pays, et leurs libérations n’étaient effectuées que
contre le paiement d’une rançon. Le prix d’un trajet de bus entre Agadez au
Niger et Sabha en Libye était d’environ 500 € en 2017.

La Manche, l’autre point de passage


En 1999, le Pas-de-Calais reçoit l’afflux de migrants venus du Kosovo
désirant passer au Royaume-Uni. Afin de répondre à l’urgence humanitaire
et éviter que ces populations n’errent dans les rues, le gouvernement de
Lionel Jospin crée un camp d’accueil à Sangatte, chargé d’accueillir,
héberger et soigner les migrants. Le camp est très rapidement plein,
engendrant des tensions avec les populations locales et entre migrants et
passeurs. Le centre est fermé en 2002. Pour répondre à la question
migratoire et régler le sujet de la frontière entre les deux pays, les accords
du Touquet sont signés en février 2003.
Ces accords prévoient que le point de passage de la France vers le
Royaume-Uni est fixé à Calais, et non plus à Douvres, et que des policiers
français et anglais puissent intervenir sur le sol de l’autre pays. Les
personnes voulant se rendre en Angleterre sont ainsi contrôlées en France
par des policiers britanniques et celles qui souhaitent se rendre en France
sont contrôlées en Angleterre par des policiers français. Raison pour
laquelle la police française effectue des contrôles à la gare de Saint-Pancras
à Londres et la police britannique à la gare du Nord à Paris. En vertu de ces
accords, la France ne peut pas laisser des personnes traverser la Manche et
doit les retenir sur son territoire. Les personnes qui souhaitent se rendre en
Angleterre, mais qui n’obtiennent pas les papiers nécessaires pour cela, sont
donc contraintes de rester en France. Cela explique en partie le
développement de la jungle de Calais et les tentatives parfois désespérées
pour traverser la Manche.
Les accords du Touquet ont été complétés et amendés au cours des
dernières années. La France a notamment augmenté la surveillance de la
frontière en échange d’une compensation financière fournie par le
Royaume-Uni. En somme, Londres paie Paris pour garder sa frontière. Face
à l’afflux constant des migrants depuis 2015, les accords apparaissent sous-
dimensionnés et ne sont plus en mesure de répondre aux défis migratoires.
Qu’elles viennent d’Afrique ou d’Europe, ces migrations ne sont pas
spontanées. Il ne s’agit plus, sauf exception, de personnes individuelles
fuyant les guerres ou de réfugiés politiques cherchant l’asile, mais de
masses humaines orientées ou manipulées par des organisations bien peu
soucieuses du sort de ces individus. Elles sont soit créées, soit amplifiées
par les réseaux mafieux pour qui c’est une activité marchande très rentable.
Elles servent aussi à certains États comme arme de guerre et arme
psychologique afin de déstabiliser les pays d’Europe. La Turquie l’a
pratiquée au cours des années 2015-2016, contrôlant la densité des flux
contre des promesses d’assouplissement politique de la part de l’Europe. La
Biélorussie s’est livrée à ce jeu en 2021, facilitant la venue de migrants sur
son sol pour ensuite les envoyer en Pologne. Les réseaux mafieux ne sont
pas en reste. Les premiers à opérer cette pratique ont été les réseaux
kosovars, le Kosovo étant l’une des principales plaques tournantes du crime
organisé en Europe. Prostitution, ventes d’organes, travail à bas coût font du
migrant une donnée recherchée. La connexion opérée entre les mafias
italiennes et les groupes nigérians sont aujourd’hui redoutables. Les mafias
nigérianes sont fortement implantées dans le sud de l’Italie et au Royaume-
Uni. Le trafic de migrants présente de nombreux avantages pour elles : il est
lucratif, fiable, peu risqué. Du port de Lagos à celui de Tripoli, des quartiers
de la gare de Naples à l’entrée du tunnel sous la Manche, les organisations
criminelles sont en train d’étendre une toile de plus en plus serrée. Parfois
alliées, souvent rivales, elles savent s’adapter aux restrictions et contrôles
opérés par les forces de police. Le problème de la Manche ne pourra donc
pas se régler uniquement entre la France et le Royaume-Uni. C’est un
problème européen, qui prend racine au Moyen-Orient et en Afrique de
l’Ouest. Pour la plupart, les dirigeants européens n’ont pas intégré la
nouvelle donne migratoire et l’usage politique qui en est fait. Beaucoup
restent sur une vision humanitaire qui n’a plus cours aujourd’hui et n’est
plus adaptée à la situation du continent. Cette arme de guerre est redoutable,
car peu visible dans ses effets immédiats, mais lourde de conséquences
terribles pour les années à venir.

Tensions dans la Baltique.

La Baltique, une zone chaude de l’Europe


Point de friction entre l’Union européenne et la Russie, la Baltique est
redevenue une zone chaude en Europe. La présence de l’enclave de
Kaliningrad est à la fois une épine dans le pied des États baltes et une
fragilité de la Russie. La population russe y est nombreuse, près de 20 %
dans les pays baltes, et les liens commerciaux avec Moscou sont forts et
anciens. La peur d’une invasion militaire est non feinte, d’où la tenue
régulière d’exercices militaires de l’OTAN avec l’opération Lynx. Le
déploiement de missiles et la présence de ports de grande envergure
contribuent à faire de cette zone une région essentielle de l’Europe, au
même titre que la Méditerranée.

L’Ukraine, la pomme de discorde


Le conflit ukrainien n’est pas nouveau et n’a pas attendu 2022 pour être
d’actualité. Il a commencé au tournant des années 2000 avec les oppositions
entre gouvernements prorusses et pro-européens. L’attaque russe de
février 2022 est l’aboutissement d’une série de désaccords et de tensions
débutant en 2004. Depuis cette date, l’Ukraine est le théâtre et l’objet d’une
rivalité intense entre les États-Unis et la Russie où aucune des parties n’a
voulu céder à l’autre, estimant sa survie menacée. À la suite des élections
présidentielles de 2004, la victoire de Viktor Ianoukovytch fut contestée par
une partie de la population, estimant que l’élection avait été truquée. Ce fut
le début de la « révolution orange » qui aboutit à l’annulation de l’élection
et à la victoire de Viktor Iouchtchenko, opposant du président déchu. La
« révolution orange » fut la première confrontation directe entre les États-
Unis et la Russie, cette dernière accusant les Américains d’avoir financé les
manifestants et soutenu le changement de président. À partir de cette date,
la question ukrainienne fut un casus belli entre Moscou et Washington
parce qu’il s’y jouait pour les deux pays des intérêts vitaux.
Désireux de bloquer la Russie et de porter au maximum leur
hyperpuissance, les États-Unis étaient décidés à intégrer l’Ukraine dans
l’OTAN, en dépit de la promesse faite en 1991 20. Pour Moscou, une telle
intégration était inacceptable, d’une part parce que la Russie ne souhaitait
pas, pour des questions de sécurité stratégique, avoir l’Empire américain à
sa frontière, d’autre part parce que l’Ukraine, « petite Russie », berceau
historique et culturel de la Rus’, ne pouvait être détachée de la « grande
Russie ». S’ensuivent dix ans de luttes, de désinformation, de pression entre
les deux grands, qui aboutissent aux événements de 2014 et aux
manifestations violentes place Maïdan à Kiev. Alors que l’Ukraine devait
intégrer une union douanière russe, elle choisit finalement l’alliance avec
l’Union européenne. Chose inacceptable pour la Russie, car vue comme un
prélude à l’intégration dans l’OTAN. À ces confrontations extérieures
s’ajoutent des luttes internes. Le nouveau gouvernement ukrainien met en
place une politique « d’ukrainisation », limitant la pratique de la langue
russe, interdisant certains médias et pratiques culturelles russes. La
population russophone ukrainienne, majoritaire dans l’est du pays, fait alors
sécession, plongeant l’Ukraine dans une guerre civile et une partition de
fait. Cela aboutit à la sécession de la Crimée et d’une partie du Donbass. La
situation pourrit, alternance de moments de paix et de périodes de guerre de
tranchées et de bombardements : en dépit des accords de Minsk (2014) la
paix ne fut jamais installée. La volonté des États-Unis d’élargir l’OTAN
jusqu’à l’Ukraine avive les tensions, aboutissant à l’attaque russe de
février 2022 destinée d’une part à protéger les populations russes du
Donbass et passer d’une autonomie de fait à une indépendance de jure et
d’autre part à clore la question otanienne en évitant de façon définitive que
l’Ukraine n’intègre l’organisation.
La constitution historique de l’Ukraine.

La carte historique de l’Ukraine montre tout le drame qui se joue dans


ce pays qui n’a jamais connu de réelle unité nationale. Polonaise et
lituanienne pour la partie ouest de son territoire, ottomane et russe pour la
partie est, l’Ukraine a toujours été écartelée. La guerre de 2022 a contribué
à renforcer et à solidifier le sentiment d’unité nationale, preuve que les
nations se construisent par les épreuves et par les guerres. Que les
Européens n’aient pas pu faire appliquer les accords de Minsk et ensuite
que ni l’Allemagne ni la France n’aient pu trouver une solution avant le
déclenchement des hostilités témoigne de la faiblesse de l’Europe sur son
propre continent. Cette guerre montre aussi que l’Europe de la défense est
un mirage. L’armée européenne que certains voudraient bâtir existe déjà :
c’est l’OTAN. Pourquoi créer d’autres structures quand l’OTAN convient
parfaitement à la plupart des pays d’Europe ne disposant pas d’armée de
classe mondiale et ne souhaitant pas investir dans la mise en place de celle-
ci ? La tutelle et la protection américaine sont chose bien commode. Que
Washington continue à accorder de l’importance à l’OTAN montre qu’en
dépit du basculement stratégique vers l’océan Pacifique, l’Europe conserve
un grand intérêt à ses yeux.

Mer Noire : l’enjeu des frontières


La guerre en Ukraine, la montée en puissance de la Turquie,
l’importance d’une connexion aux réseaux de gaz et de pétrole ont remis en
scène la place et le rôle de la mer Noire. Ici s’exercent pleinement les
frontières maritimes, délimitant les espaces de commerce et la répartition
des richesses énergétiques et halieutiques. Plusieurs espaces majeurs la
bordent : le Caucase, l’Anatolie, les Balkans, la Russie, avec en son centre
la Crimée. Le Pont-Euxin antique retrouve toute son utilité géostratégique,
démontrant qu’une zone peut passer du froid au chaud selon les
circonstances géopolitiques.
Frontières et énergies en mer Noire.

Méditerranée orientale : la mer de tous


les dangers
La Méditerranée orientale est la mer de tous les dangers : trafics de
migrants, faillite des pays d’Afrique du Nord, enjeux énergétiques avec la
découverte de gisements gaziers de grande importance, guerres ouvertes, en
Libye et en Syrie, conflit palestinien non encore résolu, impérialisme turc à
tentation hégémonique et expansif, routes commerciales transitant par Suez.
Chypre, dont le nord est toujours occupé par la Turquie, pourrait être un
volcan endormi à possibilité de réveil. La Grèce, qui enferme la Turquie
dans un conflit obsidional, pourrait être l’objet de grandes manœuvres
destinées à l’affaiblir, afin de permettre à Ankara de retrouver un accès à la
Méditerranée et aux gisements de gaz.

Méditerranée orientale : la mer de tous les dangers.

La Méditerranée est l’ombilic de notre civilisation. Elle a vu naître les


Grecs, les Latins et les chrétiens. Des peuples innombrables se sont
abreuvés de son eau : Perses, Égyptiens, Hébreux, Celtes, Byzantins,
Normands… Les grandes cités ont fleuri sur ses littoraux, inventant l’art, la
culture, la politique, la guerre. Elle est la mère de filles innombrables dont
Rome, Alexandrie, Byzance et Carthage. Elle est la mère d’Ulysse et
d’Alexandre, de César et d’Octave, de Lépante et d’Agosta. Des colonnes
d’Hercule à Antioche, des dizaines de peuples, de traditions, de cultures,
mais une même civilisation comprise dans la romanité. Elle est la mer des
îles, des oliviers et de la vigne. Combien de crus s’accrochent à ses
restanques, combien de cépages brûlés par le soleil et par le sel, à Lérins, à
Pantelleria, à Céphalonie ? La Méditerranée est l’authentique berceau de
l’Europe et celui-ci est redevenu le lieu de tous les dangers. Les gisements
gaziers découverts excitent les convoitises et les appétits de puissance. On
découvre que la mer est aussi un lieu de frontières, que l’interprétation du
droit et des règlements internationaux suscite des controverses sans fin. Les
exercices maritimes retissent les alliances anciennes et la France redécouvre
l’importance d’une marine puissante et mobile pour calmer les clameurs
expansionnistes comme pour stopper les trafics. Les mafias recréent l’unité
de la mer. Du Nigeria où les femmes sont razziées aux marchés aux
esclaves de Tripoli, les connexions se font avec les passeurs de Naples et les
proxénètes de Paris. Cet islamisme que l’on refuse de comprendre qui renaît
et afflue au Caire, à Lunel, à Benghazi se retrouve en Méditerranée où
transitent les mercenaires et les soldats qui y trouvent leurs terrains de
chasse et de combats. Les enjeux de la Méditerranée entraînent des
conséquences au Mali et en Suède ; elle est la plaque tournante et le
carrefour de tous nos maux et de tous nos défis. L’Occident reste sur la
défensive. L’OTAN est présente certes et l’UE tente de se protéger du flot
migratoire, mais cela semble dérisoire au regard des enjeux essentiels qui
s’y jouent. Seule la France y affirme sa puissance, par sa présence militaire,
par sa capacité de projection. La marine française est la seule en Europe à
pouvoir mener ces actions. C’est peu pour assurer le contrôle d’une zone
aussi vaste, ce qui démontre une fois encore la vacuité du concept d’armée
européenne.
Gisements énergétiques en Méditerranée orientale.

Djibouti : nid d’espions


Possession française depuis 1862, la France a fait de cette enclave au
carrefour de la corne africaine et de la mer Rouge un lieu stratégique de sa
puissance. Rebaptisée tour à tour territoire d’Obock et dépendances (1885)
puis côte française des Somalis (1896) et enfin territoire des Afars et des
Issas (1967), la région est devenue la République de Djibouti lors de son
indépendance en 1977. Sa richesse repose sur le port, édifié par les Français
en 1888, et la ligne de chemin de fer qui le relie à l’Éthiopie. Djibouti s’est
imposé comme le port incontournable, celui qui ouvre vers l’océan Indien
et la mer Rouge et qui voit passer face à lui le trafic du canal de Suez.
Le sel a longtemps été un complément de revenu important, les salines
étant exploitées tout autour de la ville. Aujourd’hui, c’est le lac Assal qui
produit le précieux condiment. Culminant à 153 mètres sous le niveau de la
mer, il est le point le plus profond de l’Afrique et contribue à la spécificité
des paysages de la région. Aujourd’hui, Djibouti loue son territoire aux
armées étrangères qui souhaitent y installer une base. Européens, Asiatiques
et Américains s’y retrouvent. S’il s’agit d’en être, il est aussi utile d’y avoir
une présence pour conserver un droit de regard sur la ligne de commerce
qui transite par le canal de Suez (6 % du commerce mondial). Adversaires,
ennemis et alliés se retrouvent à Djibouti dans ce carrefour essentiel qui tire
son intérêt de sa situation géographique. Trois continents s’y chevauchent :
Afrique, Asie et Europe, des hydrocarbures, des mouvements politiques,
des repaires de pirates ; des rêves et des aventures aussi.
Djibouti : le rendez-vous des grandes puissances.

La présence à Djibouti permet ainsi aux forces françaises de se déployer


dans l’océan Indien, notamment pour lutter contre la piraterie somalienne
(Ponant, 2008), voire d’intervenir dans les pays du Golfe. C’est une
illustration posthume de la théorie des points d’appui développée par
François Guizot. La puissance est d’abord présence et influence et non pas
contrôle acharné de vastes territoires. Si les rêveries d’Arthur Rimbaud et
d’Henri de Monfreid hantent encore le golfe d’Aden, les réalités
géopolitiques d’aujourd’hui font de Djibouti l’un des leviers essentiels de la
puissance française. Capacités de projection et forces de déploiement,
sécurisation des routes commerciales et points de débouchés de l’Afrique
de l’Est, Djibouti permet à la France de décentrer son regard et de lui
rappeler qu’elle est aussi une puissance maritime et asiatique. L’arrivée de
la Chine renforce l’intérêt stratégique de la ville. Tout à sa volonté d’édifier
son collier de perles et ses routes de la soie maritimes et terrestres, elle ne
peut pas faire l’impasse du territoire d’Obock. La présence chinoise
démontre l’importance de ce lieu duquel la France aurait tort de partir.
Djibouti est pour elle un point d’appui vers l’océan Indien, seule puissance
européenne à y disposer de territoires en propre. Elle est la base de laquelle
il est ensuite possible de se projeter dans le canal du Mozambique et dans
les terres australes. Djibouti démontre que la géopolitique est certes faite
d’espaces, mais aussi de points et de nœuds à contrôler. Les techniques ont
beau évoluer, les intérêts géographiques demeurent et les rivalités de
puissance s’exercent sur des points précis du globe.

Les drones, l’arme de demain ?


La guerre est confrontée à deux courants parallèles qui semblent
s’éloigner toujours : d’un côté une extrême sophistication des armements,
qui sont à la fois plus puissants et plus onéreux, de l’autre un
développement de l’armement basique et rudimentaire qui peut faire de
nombreux dégâts. Les terroristes exercent leurs crimes avec des couteaux à
huitres et des canifs. Armes rudimentaires et facilement accessibles qui
permettent néanmoins de provoquer des dégâts psychologiques et
médiatiques majeurs, ce qui est précisément recherché. Les États-Unis
disposent de l’arme nucléaire, de porte-avions en quantité, de missiles
dernier cri et ils sont vaincus par des éleveurs de chèvres en 4x4 Toyota et
en kalachnikovs. La France est l’une des armées les mieux dotées du
monde, mais elle est mise en échec par des Touaregs. En Irak, à Erbil, deux
militaires français des forces spéciales ont été blessés en octobre 2016 par
un drone volant piégé ayant explosé une fois au sol. Un simple drone que
l’on peut acheter en magasin et qui, doté d’une caméra ou d’un explosif,
peut provoquer de grands ravages. Faire usage d’un missile de plusieurs
milliers d’euros pour détruire un drone agile de quelques centaines d’euros
était inefficace et même ridicule. Les forces françaises ont dû développer
leur force de contre opposition à ces drones redoutables, difficilement
détectables et ravageurs. L’entreprise française Cilas a ainsi développé un
fusil à drone qui brouille les connexions entre le conducteur et son appareil,
provoquant la chute de ce dernier. C’est une réponse au retard de la France
en matière de drones, retard soulevé par un rapport de la Cour des
21
comptes :

« La France a tardé à tirer les conséquences de l’intérêt des drones


dans les opérations militaires modernes. L’effet conjugué des
mésententes entre industriels, du manque de vision prospective des
armées et des changements de pied de pouvoirs publics a eu pour
conséquences, dommageables et coûteuses, de prolonger la durée de
vie des matériels vieillissants. Il a également conduit à l’acquisition
de matériels américains aux conditions d’utilisation contraignantes
et restrictives. »

Il existe plusieurs types de drones, qui ont chacun leur intérêt


stratégique.
Les micro-drones, de quelques kilos, qui peuvent surveiller des zones à
150 mètres d’altitude et éventuellement exploser au-dessus d’une
manifestation ou d’un groupement de personnes. Les mini drones capables
de voler jusqu’à 4 000 mètres qui peuvent interagir avec le champ de
bataille. Les drones de troisième catégorie MALE (Medium Altitude Long
Endurance) qui peuvent mener des missions de renseignement de longue
durée et emporter de l’armement. Certains d’entre eux peuvent être
transformés en bombe volante en emportant des munitions. La France a
armé ses drones MALE Reaper en 2019 lors des opérations de survol du
Sahel. En 2020, ils ont réalisé 58 % des frappes aériennes. Moins coûteux
que des avions de chasse, plus faciles à manier et plus difficiles à détecter,
ils ne remplacent pas les aéronefs classiques, mais les complètent utilement.
Développés au cours des années 2000, les drones ont désormais des succès
médiatiques et stratégiques à leur actif. En novembre 2019, des
infrastructures pétrolières d’Aramco ont été ciblées par des drones sans
qu’il soit possible de les intercepter. En janvier 2020, c’est avec un drone
que le général iranien Soleimani est assassiné. Des succès d’estime qui ont
fait prendre au sérieux leur usage.
Depuis 2020, la Turquie brille par le bon usage de ses drones qui
additionnent plusieurs succès. En Syrie d’abord où ils aidèrent à gagner
plusieurs batailles. En Libye, où le général Haftar fut vaincu par les drones
turcs, alors que tout lui prédisait la victoire. Le drone turc est alors entré
dans l’histoire et beaucoup ont compris l’usage stratégique qu’il était
possible d’en faire. De nouveau lors de la guerre du Karabagh en
septembre 2020. La victoire de l’Azerbaïdjan repose en partie sur l’usage
des drones d’Ankara, qui lui ont permis d’éliminer un grand nombre de
positions stratégiques arméniennes, sans que les troupes adverses puissent
répliquer. Le drone apporte aujourd’hui une véritable rupture stratégique en
donnant un avantage certain aux armées qui en font usage, avec une
maximisation des dégâts et une diminution des dommages et des morts pour
les armées utilisatrices.
22
En plus de la Turquie, Israël et l’Iran développent également ce type
de machine, dont le Hezbollah s’est emparé. Peu chers et très efficaces, les
drones ont tout de l’arme idéale. Ils évitent les pertes chez l’attaquant et ils
les multiplient chez l’attaqué. Étant donné leur faible prix, il est possible
d’en posséder en grand nombre, multipliant l’effet destructeur. La Chine
travaille ainsi sur des essaims de drones qui viendraient attaquer les cibles
visées. Même si elle s’est aujourd’hui lancée dans la course, l’Europe a
longtemps été en retard sur les drones. Soit par désintérêt, soit parce que
l’outil industriel n’a pas répondu, étant accaparé par d’autres programmes.
Le drone venant concurrencer l’avion, il remet en cause le rôle du pilote et
l’intérêt de cette arme. La question lancinante, même si la réponse est pour
l’instant négative, est de savoir si on pourra un jour disposer d’avion sans
pilote, des sortes de super drones, de longue portée et de frappes fortes, qui
pourraient bouleverser le champ militaire. Que ce soient des pays non
européens qui développent la technologie des drones et qui pensent leur
stratégie d’utilisation témoigne de la perte d’influence des Européens, là
aussi un signe de la fin de leur universalisme. Désormais, dans ce domaine
précis, ce sont des pays extra européens qui ouvrent la voie, obligeant les
pays d’Europe à se positionner par rapport à eux.
L’utilisation des drones à des fins militaires.

Programmes mondiaux
95 pays disposent aujourd’hui d’un programme militaire opérationnel
en matière de drones. Outre les pays sus-nommés, on trouve des États
d’Amérique latine et d’Europe, ainsi que l’Algérie et l’Égypte. Mais le
drone échappe aussi au monopole de la puissance étatique : un certain
nombre de groupes terroristes ou mafieux ont fait récemment usage de
drones lors de leurs activités. C’est le cas des cartels de la drogue au
Mexique, de Boko Haram au Nigéria, du PKK en Turquie, d’Al-Qaida au
Pakistan et des talibans en Afghanistan. Les drones sont de plus en plus
utilisés dans les frappes militaires, soit à des fins d’éliminations ciblées, soit
pour des attaques de soldats ou de civils. Ce n’est donc plus une arme
anecdotique, mais un objet essentiel des stratégies militaires.
Le drone est aussi l’objet d’un combat juridique entre les États-Unis et
l’Europe 23. Ils sont à la fois le symbole d’une course technologique où
l’Europe essaie de trouver sa place et le symptôme d’une Union européenne
qui peine à changer de modèle. Comme le soulignaient Dimitri Uzunidis et
Michel Alexandre Bailly en 2005, alors que les États-Unis ont une politique
d’inspiration schumpétérienne, faisant du progrès technique un rôle central,
l’UE a une politique dite smithienne n’attribuant à la technologie qu’un rôle
important 24. Le commissaire européen Thierry Breton a beau vouloir doter
l’UE « d’outils nécessaires pour s’affirmer dans la défense de ses intérêts et
de ses valeurs 25 », l’Europe est à la traîne, tant du point de vue de
l’industrie que de celui de la stratégie. Mais elle est aussi en retard en
matière juridique, dépendant encore des États-Unis. L’extraterritorialité des
lois américaines permet d’étouffer économiquement tous les concurrents de
l’Amérique 26. Dans cet arsenal agressif, deux instruments juridiques sont
redoutables, les normes ITAR et le Cloud Act. Les normes ITAR permettent
aux États-Unis de bloquer toutes ventes d’armes faites à l’étranger dès lors
qu’elles ont été fabriquées avec des composants américains. Cette
27
contrainte à l’exportation, dont Dassault Aviation a fait les frais , n’est pas
la seule. Comme l’a rappelé la Cour des comptes dans son rapport
précédemment cité :

« En dehors de considérations logistiques liées à l’entreposage des


matériels, l’acquisition de ces Reaper s’est accompagnée de
contraintes importantes :
– En matière d’emploi, le déploiement en-dehors de la bande
sahélo-saharienne étant soumis à autorisation des Américains ; ainsi,
pour rapatrier un vecteur aérien de Niamey à Cognac […] un accord
américain préalable, attendu de longs mois, a été nécessaire ;
– En matière de maintenance, exclusivement réalisée par l’industriel
américain ;
– En matière de formation, qui, au-delà du coût, a créé une
dépendance au système de formation américain, très encombré par
ailleurs pour les besoins propres de l’armée de l’air américaine.

Par ce biais, les États-Unis imposent leurs standards et ont mis les
Européens à leur merci. Le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act –
le Cloud Act – oblige les prestataires de service et opérateurs numériques
américains à divulguer les informations personnelles de leurs utilisateurs à
la demande des autorités, sans devoir passer par les tribunaux, ni même en
informer les utilisateurs, et ce, même lorsque les données ne sont pas
stockées sur le territoire national. Le Cloud Act est une atteinte au secret des
affaires et expose les entreprises à des risques d’espionnage industriel. En
réponse à l’hégémonie américaine, le gouvernement français a lancé une
procédure « ITAR free » : C’est « une stratégie de gestion de la norme
ITAR développée par l’industrie de défense. Elle vise à réduire la
dépendance de l’armement français aux réglementations américaines 28 ».
Comme le souligne ce rapport de l’École de guerre économique, privilégier
des composants européens suppose la mise en place d’une véritable
stratégie du « made in Europe ». Cela concerne de nouveaux
investissements dans la recherche, le rachat d’entreprises stratégiques et une
concentration sur les programmes de coopération européenne. L’entrée de
MBDA dans le capital de la start-up Kalray (2018) ou la signature d’un
partenariat entre l’Agence française de l’innovation de la défense et les
groupements industriels GICAN et GICAT (juin 2020) témoignent de cette
volonté d’indépendance.
Les drones, nouvel avatar de la guerre
aérienne
La guerre du Haut-Karabagh (2020) a mis en évidence une nouveauté
majeure sur le plan de la conflictualité dans la troisième dimension. Alors
même que l’aviation et les hélicoptères y ont très peu servi, en raison de
leur vulnérabilité aux défenses anti-aériennes et de leur rapport
coût/efficacité, voire de la crainte d’une escalade avec la Turquie, le rôle
des drones s’est avéré déterminant 29.
Plutôt que de s’ajouter à l’arme aérienne, les UAV (unmanned aerial
vehicles) s’y sont substitués, jouant les rôles qui étaient jusqu’alors confiés
à celle-ci. Présentant l’avantage d’être moins détectables par les défenses
anti-aériennes que les avions et moins coûteux que ces derniers, la trentaine
de drones à la disposition de l’armée azérie a servi à effectuer des frappes
contre des véhicules peu blindés et à servir à l’appui-feu, en plus de remplir
des fonctions ISR (pour intelligence, surveillance, reconnaissance,
autrement dit des missions de renseignement militaire). En combinant
drones « senseurs », chargés de missions ISR, et drones « effecteurs »,
servant à la désignation d’objectifs et à des frappes aériennes, l’Azerbaïdjan
a fait remplir à ces systèmes d’armes la totalité des fonctions classiques
confiées aux avions, à moindres frais : la perte éventuelle de drones est bien
moins onéreuse. Il s’agit, dès lors, d’un équipement conçu comme
« consommable ».
L’un des éléments clés de la victoire azerbaïdjanaise est l’efficacité de
son « complexe de reconnaissance-frappe ». Si les forces armées françaises
devraient compter un millier de drones armés d’ici 2024, leur emploi de
MALE Reaper et d’Eurodrone reste essentiellement stratégique, quasi
exclusivement pour des opérations de haute valeur ajoutée. A contrario,
l’Azerbaïdjan a fait un usage tactique d’armes moins coûteuses,
« consommables », au profit de ses unités de première ligne.
Un tel constat implique par ailleurs de repenser la défense sol-air (DSA)
et la lutte anti-drones (LAD). De fait, dans les armées françaises, la défense
sol-air a pâti des coupes drastiques liées à la fin de la guerre froide et au
contexte de contrainte budgétaire. Les environnements des opérations
extérieures (opex) se caractérisant par une supériorité aérienne française,
ces opérations ont favorisé l’abandon des systèmes de défense sol-air à
courte et moyenne portée, au point que la spécialisation dans la DSA n’est
e
plus l’apanage que d’un seul régiment français, le 54 d’artillerie.
Auditionné à l’Assemblée nationale en octobre 2019, le chef d’état-major
des armées (CEMA), le général François Lecointre, a souligné le « choix »
fait « il y a quinze ans d’abandonner la capacité de défense sol-air
d’accompagnement », avant de reconnaître que « le phénomène drone
change la donne ». Pour ce faire, la France fait depuis 2014 l’acquisition de
moyens mobiles de lutte anti-drones (MILAD) et de fusils brouilleurs
destinés à équiper forces terrestres, aériennes et navales tant en métropole
que sur un théâtre d’opération extérieure. Toutefois, cela ne fera pas tout : il
s’agira également d’arriver à la supériorité par la saturation de l’espace
aérien. Cela pose d’emblée la question de la guerre de haute intensité 30.
Les drones posent aussi la question du retard de l’Europe, tant sur le
plan matériel que sur le plan stratégique, notamment par rapport aux
grandes puissances mondiales. C’est la preuve que la puissance est d’abord
une question de volonté et de vision. Avec la fin de l’universalisme, les
Européens sont contraints de repenser et de revoir leur vision stratégique et
leur vision du monde s’ils ne veulent pas être dépassés par leurs
concurrents.

1. Quoique… L’Occident ne se perçoit pas comme une puissance belligérante, bien qu’il ait
provoqué de nombreuses guerres depuis le début des années 2000. Mais c’est toujours avec la
bonne conscience que ces guerres doivent servir au maintien de l’ordre. Ce sont des guerres de
pacification : pour installer la démocratie ici et là, pour combattre l’État islamique, pour
éradiquer le terrorisme. De bonne guerre en sorte, des guerres pour la démocratie et les valeurs
de l’Europe et de l’Occident. Le concept de « guerre juste » n’est plus employé : il a une
connotation trop classique, trop chrétienne aussi. Donc la chose est entendue : si on fait la
guerre pour restaurer l’ordre démocratique ce n’est pas vraiment une guerre. Du maintien de
l’ordre au mieux, de la réintégration dans l’ordre international bien souvent. Ainsi, personne ne
veut dire qu’il fait la guerre. Ni les Russes, qui parlent « d’opération spéciale » en Ukraine, ni
les Occidentaux, qui oublient et effacent de leur mémoire les guerres qu’ils ont pu mener et
connaître. La guerre serait-elle le dernier sujet tabou ? La chose à faire, mais à ne pas dire ?
Surtout, ne pas voir que l’épée est sortie.
2. Un choix d’intervention particulièrement sélectif par ailleurs. Pourquoi intervenir en Libye et
pas au Yémen, un conflit qui a engendré, selon l’ONU, un drame humanitaire immense ?
Pourquoi intervenir au Sahel, mais pas en Éthiopie ou au Mozambique, où les groupes
islamistes sont eux aussi très nombreux ? Pourquoi condamner la Syrie d’Assad, mais pas le
Venezuela de Chavez et de Maduro ou le Cuba des frères Castro ? Qu’est-ce qui justifie cette
sélection émotive des conflits et le choix d’intervenir ou de laisser dans l’oubli ?
3. Révolte racontée notamment par Joseph Kessel dans La Piste fauve. Le nombre de morts
officiel est de 12 000. En comptant les civils, certaines estimations montent jusqu’à
100 000 morts.
4. La guerre menée par les Brigades rouges a culminé en 1978 avec l’enlèvement et l’assassinat
de l’ancien Président du conseil, Aldo Moro.
5. La France a conduit plus d’opérations extérieures depuis 1991 que durant la période de
guerre froide.
6. Nous ne faisons pas entrer les questions énergétiques dans la guerre économique à
proprement parler, même si cela en recoupe une partie. La guerre économique en tant que telle
est étudiée dans la troisième partie.
7. La « guerre contre le terrorisme » n’étant pas une guerre, nous ne l’étudions pas ici, mais en
troisième partie, où un chapitre spécifique lui est consacré.
8. Notamment en Belgique (qui a annoncé en janvier 2022 la sortie du nucléaire pour l’année
2025, or celui-ci fournit 40 % de son électricité), en Allemagne et même en France.
9. À la mi-mai 2022, 29 réacteurs sur 56 étaient à l’arrêt en France, soit pour des questions de
révision soit pour des problèmes de corrosion.
10. Le président Macron a fait volte-face en annonçant en janvier 2022 le retour d’un
programme nucléaire qu’il avait pourtant mis à l’arrêt entre 2017 et 2019. Le Royaume-Uni a
lui aussi annoncé la construction de 7 centrales nucléaires afin de croître en indépendance
énergétique.
11. Pour l’Allemagne, les volumes de gaz russe ne peuvent être remplacés aux mêmes
conditions. À moyen terme, il n’y a pas d’alternative au gaz russe ; conclure des contrats avec
d’autres pays ne peut se faire en quelques semaines, d’autant que les contrats russes étaient aussi
favorables à l’Europe car nous avions des contrats long terme, donc moins cher, et la Russie
réinvestissait une partie non négligeable des devises qu’elle recevait pour la livraison de ses
hydrocarbures dans l’achat d’obligations européennes : autrement dit c’est un fournisseur qui
nous permettait de vivre à crédit. Sans la Russie, il faut aller acheter du gaz sur le marché spot à
des prix moins favorables. Dans tous les cas, les Européens auront moins d’énergie et ils
devront la payer à un tarif plus élevé.
12. Il avait commencé à être mis en activité peu de temps avant le déclenchement de la guerre
en Ukraine. Celle-ci a stoppé net tous les projets et a mis un terme (provisoire ?) à Nord Stream
2.
13. En juin 2022, l’Algérie fournissait 8 % des importations de gaz européennes et le Nigéria
2 %. En 2007, avant le premier volet des sanctions, le gaz russe représentait 38 % du gaz naturel
importé dans l’UE. Toujours en 2007, la part du pétrole russe représentait elle aussi près de
40 %.
14. Raison pour laquelle l’UE a conclu un accord avec l’Azerbaïdjan afin de pouvoir
s’approvisionner auprès de Bakou. Les questions sur la guerre au Karabagh et le soutien à
l’Arménie ont été évacuées face à la nécessité de l’approvisionnement énergétique.
15. Dans notre ouvrage collectif Le défi migratoire. L’Europe ébranlée, nous avons été parmi
les premiers a montrer le rôle des mafias dans le trafic de migrants, notamment lors de la crise
migratoire de l’été 2015 et la dimension commerciale de ces trafics. Si ces faits sont désormais
acceptés par tous, tel n’était pas le cas en 2015 où beaucoup niaient cette réalité. (Édition
Bernard Giovanangeli, 2015).
16. HCR – Aperçu statistique (unhcr.org)
17. Migrants smuggling networks.
18. Raison pour laquelle les magasins Décathlon ont cessé de vendre des canots pneumatiques
dans leurs magasins localisés en bordure de la Manche.
19. Bernard Lugan, Histoire de l’Afrique, Ellipses, 2020.
20. Promesse qui est l’objet d’un contentieux historique, aucun document formel n’ayant été
signé. Les Américains expliquent que cette promesse a été faite à l’oral et qu’elle n’en est pas
vraiment une, quand les Russes estiment que les Américains ont trahi leur résolution. Voir à ce
sujet l’article qu’Alexis Feertchak a consacré à ce dossier : « L’OTAN a-t-elle promis à la
Russie de ne pas s’étendre à l’Est ? », Le Figaro, 8 mars 2022.
21. Cour des comptes, « les drones aériens : une rupture stratégique mal conduite »,
février 2020.
22. Israël a également fourni des drones à l’Azerbaïdjan.
23. Nous reprenons ici les analyses développées par Ysens de France dans « Le drone, symbole
o
d’un combat juridico-économique entre l’UE et les États-Unis », in Conflits, NS n 11,
« Comment dominer le ciel de demain », octobre 2020.
24. Dimitri Uzunidis et Michel Alexandre Bailly, « Politiques de recherche et innovation
militaire : Schumpeter versus Smith aux États-Unis et en Europe », Innovations, Cahiers
o
d’économie de l’innovation, n 21, 2005-1, p. 45.
25. Thierry Breton, Repenser notre sécurité : vers l’autonomie stratégique de l’Europe –
discours au Parlement européen, 25 juin 2020.
26. Ali Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Actes Sud, 2019.
27. Le blocage par les Américains de la vente de Rafale équipés de missiles de croisière Scalp à
l’Égypte dont un composant – une puce électronique – était soumis à la norme ITAR
28. École de guerre économique, Le secteur français de l’industrie de la défense face aux
risques informationnels, dir. Christian Harbulot, p. 16.
29. Olivier Cigolotti et Marie-Arlette Carlotti, Haut-Karabagh : dix enseignements d’un conflit
o
qui nous concerne, Rapport d’information n 754, Sénat, juillet 2021.
30. Alban Wilfert, « La guerre du Haut-Karabagh : quels enseignements pour la France ? », in
o
Conflits, NS n 14, Armée de terre. Le saut vers la haute intensité, novembre 2021.
PARTIE 2

ENTRE VOLONTÉ DE PUISSANCE


ET ÉMIETTEMENT : L’OCCIDENT
CONCURRENCÉ
L’Occident a longtemps eu le monopole de la puissance, qui a
contribué à lui faire croire au mirage de l’universalisme. Un monopole de
moyenne durée à l’échelle de l’histoire, qui a débuté au XVIIIe siècle avec la
victoire contre les Turcs et qui s’est terminé au début du XXIe siècle avec le
retour de la Chine. Ce monopole était technologique, militaire, intellectuel,
religieux aussi, le christianisme se répandant sur tous les continents.
L’Occident avait la puissance et disposait également d’un pouvoir de
subversion majeur : l’attirance, puisque les autres aires civilisationnelles
voulaient lui ressembler. Pour le Japon de Meiji et la Turquie de Kemal, la
puissance chez eux passait par la copie du modèle occidental.
Modernisation était synonyme d’occidentalisation. Cette puissance
intellectuelle a commencé à s’éroder avec la propagation du marxisme à
partir des années 1930. Certes, le marxisme est une idéologie proprement
occidentale, née et développée dans le cerveau d’Occidentaux mais cette
doctrine porte en elle-même une telle haine de l’Occident que bien
qu’occidentale elle pouvait être utilisée contre lui 1.
Le deuxième coup au monopole de la puissance fut porté par le réveil
de l’islam et des intellectuels musulmans qui furent les premiers à
développer un discours anti-occidental cohérent et à proposer un autre
modèle de société. La révolution iranienne de 1979 est à cet égard un
tournant majeur, car pour la première fois un pays s’émancipait de
l’Occident en s’appuyant sur son propre système de pensée et non plus sur
une pensée venue de l’Occident comme le furent les mouvements
d’indépendance. Enfin, le début du XXIe siècle fut un autre moment avec
l’émancipation et le développement de pays qui peuvent prétendre à la
puissance mondiale : la Russie et la Chine. Eux aussi le firent en
développant une pensée qui se veut opposée au monde occidental et
indépendante de lui. C’est ce que Samuel Huntington a notamment appelé
le « choc des civilisations », ouvrage très souvent cité tout en étant rarement
lu.

« Modernisation ne signifie pas nécessairement occidentalisation.


Les sociétés non occidentales peuvent se moderniser et se sont
modernisées sans abandonner leur propre culture et sans adopter les
valeurs, les institutions et les pratiques occidentales dominantes. Il
se peut même que la seconde soit impossible : quels que soient les
obstacles que les cultures non occidentales dressent contre la
modernisation, ils ne sont rien comparés à ceux qui sont dirigés
contre l’occidentalisation. […] La modernisation renforce les
cultures et réduit la puissance relative de l’Occident.
Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne
et moins occidental 2. »
Il fut l’un des premiers à comprendre, dès la fin des années 1990,
l’échec de l’universalisme, qu’il voyait notamment se manifester
aux États-Unis dans les rapports de plus en plus exacerbés entre les
différentes communautés ethniques. Si les États-Unis n’étaient pas
capables de développer un universalisme en leur sein, alors il serait
encore moins probable de pouvoir le porter à l’échelle mondiale. Ce
que Tocqueville a pressenti dans les années 1830, Huntington l’a vu
en action dans les années 1980-1990 : la modernisation se faisant,
3
mais sans adhérer à l’occidentalisation . C’était bien la fin de
l’universalisme : « La modernisation se distingue de
l’occidentalisation et ne produit nullement une civilisation
universelle, pas plus qu’elle ne donne lieu à l’occidentalisation des
sociétés non occidentales 4. »

Caractéristiques des guerres


civilisationnelles
L’Occident, comme l’Europe, est d’abord un concept intellectuel,
culturel et historique, qui s’inscrit dans une géographie dont les frontières et
les contours demeurent flous. C’est « une frontière mentale 5 », un monde
incarné dans des lieux tout en étant en même temps spirituel et intellectuel.
S’il est difficile de définir ce qu’est l’Occident de façon positive, il est en
revanche possible de le définir de façon négative, c’est-à-dire en disant ce
qu’il n’est pas : ni Asie, ni Afrique, ni Inde, etc. Cette démarche
intellectuelle suppose néanmoins d’être capable de reconnaître l’autre, de le
comprendre et d’en dessiner les contours et les spécificités, ce que sont bien
incapables de faire ceux qui se rattachent encore à l’universalisme.
Incapables de comprendre les autres, ils ne peuvent pas non plus
comprendre qui ils sont et quelle est la spécificité de leur être. Huntington
définit les guerres de civilisation comme des affrontements entre des États
de civilisation différente, ou entre groupes différents présents au sein des
États. La finalité de ces guerres est le contrôle du sol et l’élimination du
groupe qui n’est pas membre de leur civilisation. La purification ethnique
est souvent la conséquence de ces conflits. Par conséquent, ces guerres ne
peuvent pas avoir de fin négociée ou partagée puisque la fin de la guerre ne
6
peut être que la disparition complète du groupe culturel que l’on combat .
Tant qu’un morceau de ce groupe subsiste, la paix n’est qu’une parenthèse,
la guerre attendant un prétexte pour pouvoir repartir. Ce sont donc des
conflits longs, très difficiles à résoudre autrement que par l’expulsion d’un
groupe. Il n’y a pas de concession possible, pas d’entente et pas de vie en
commun. Ces guerres provoquent des morts, mais aussi de nombreux
réfugiés qui partent vers d’autres zones ou d’autres pays, déstabilisant ainsi
d’autres régions. Tout en étant des guerres locales, ce sont des guerres
mondialisées dans le sens où leurs conséquences concernent une grande
partie du monde. Huntington estime que la religion est la différence
fondamentale qui existe entre les peuples et que ces guerres de civilisation
sont donc in fine des guerres de religion ; la langue, l’ethnie, la culture
pouvant intervenir, mais étant secondaires par rapport à la religion. Sur ce
point, son analyse nous semble erronée. Nous pensons au contraire que la
religion n’est pas l’élément central de ces guerres, mais que c’est l’ethnie
ou le peuple qui est premier. Des peuples différents ayant la même religion
peuvent très bien se livrer à des guerres de civilisation, comme c’est très
souvent le cas en Afrique. La religion peut servir de catalyseur et de « cause
noble » et positive, mais en réalité c’est bien l’ethnie ou le peuple qui est la
cause première de la guerre 7. La guerre de civilisation ancre dans l’esprit
des populations que seule la guerre peut résoudre une crise ou un conflit. La
réconciliation et le pardon sont choses impossibles ; en cas de paix le conflit
ne peut être que gelé, en attendant de repartir dès qu’une opportunité se
présente. Lors de ces guerres, les radicaux finissent toujours par déborder
les modérés et par ravir la direction des affaires. Les modérés sont rejetés,
car considérés comme trop mous et trop conciliants. Mais ils peuvent
ressurgir en fin de combat, à condition qu’ils n’aient pas été éliminés, quand
les extrémistes ont montré leur inefficacité et leur impasse, et quand les
populations en ont assez de la violence. La conscience identitaire ravive le
problème posé par les diasporas. Dans les guerres étatiques, le conflit
bouillonne du haut vers le bas. Dans les guerres de civilisation, il
bouillonne du bas vers le haut. Les diasporas peuvent alors être des
éléments subversifs et déstabilisants. Avec les moyens de communication
modernes, télévision et courriel, les diasporas se sentent beaucoup plus
proche de leur pays d’origine qu’auparavant. C’est une façon de resserrer
les liens et de maintenir des contacts entre les populations. On est désormais
émigrés sans l’être vraiment, membre d’une diaspora tout en continuant de
disposer de liens étroits avec le pays d’origine. Les universalistes ne veulent
pas reconnaître l’existence des guerres de civilisation parce qu’ils ne
reconnaissent pas les différences culturelles existantes entre les peuples et
les ethnies. Cela les rend donc particulièrement mal armés pour affronter les
conflits et les dangers du monde contemporain et notamment l’émergence
des nouvelles puissances.

1. Phénomène typique pour la théologie de la libération en Amérique latine. Une idéologie née
dans les universités et les séminaires européens, propagée en Amérique par des prêtres et des
évêques européens ou d’origine européenne, mais s’adressant au « peuple » indigène et sud-
américain, que ces intellectuels connaissaient à peu près aussi bien que les Germanopratins les
provinces françaises.
2. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1996, p. 103.
3. La défense du multiculturalisme et de la diversité est un facteur de dissolution des peuples et
des nations. Il est capital qu’un peuple soit uni. Si un peuple est désuni et se fractionne en de
multiples groupes ethniques et culturels, il devient une assemblée de peuples variés et cesse
d’exister comme groupe humain cohérent et conscient d’une appartenance collective. Nier sa
culture, c’est conduire sa société à la ruine. Un peuple se définit par sa culture et sa religion, non
par des principes politiques : république ou démocratie. Les principes politiques sont seconds et
même secondaires, ce qui est premier, c’est la culture.
La primauté de la culture est le fondement de la réflexion de Samuel Huntington. Il ne croit pas
qu’un peuple puisse se constituer autour d’un projet politique, mais autour d’un projet culturel.
Force est de constater que cela explique l’échec de l’URSS : le projet politique a été dépassé par
le projet culturel des peuples, consistant notamment au rejet de l’Empire soviétique. La force de
la Chine aujourd’hui, bien que communiste, est d’être unie autour d’un même projet culturel,
dont font les frais les autres peuples, comme les Tibétains et les Ouïghours.
4. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1996, p. 17.
5. Olivier Kempf, « L’Occident, une frontière mentale », Egeablog, 23 octobre 2011.
6. La guerre du Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie est à cet égard une guerre de
civilisation, comme l’est la situation perpétuellement tendue au Kurdistan ou en Éthiopie. La
guerre d’Algérie (1954-1962) est un cas archétypal de ce qu’est une guerre de civilisation, ce
n’était pas une guerre coloniale comme le pensaient les partisans de l’Algérie française. Elle ne
pouvait prendre fin que par l’élimination de l’un des groupes humains, ce qui fut chose faite en
1962 avec l’expulsion des Européens.
7. Cela est notamment visible dans le cas du terrorisme où la question religieuse est secondaire
(cf. chapitre 9).
CHAPITRE 3

Les nouvelles puissances : les épées sorties

Le retour de la Chine est la grande nouveauté des années 2010, de celles


qui bouleversent l’ordre du monde et qui rebattent les cartes de l’échiquier
mondial. Nombreuses sont néanmoins les erreurs commises à l’égard de la
Chine, que nous allons essayer de démonter ici.
La première erreur est de parler de naissance de la Chine ou de
nouveauté chinoise eu égard à sa puissance. Ce que vit la Chine aujourd’hui
est un retour à sa puissance d’autrefois, non une naissance. Fait
remarquable par ailleurs dans l’histoire tant il est rare qu’un empire déchu,
occupé et fragmenté ait pu se redresser et reprendre son rang. La Chine
d’aujourd’hui occupe la place qui était la sienne aux XIVe-XVe siècles. La
puissance, pour elle, n’est pas chose nouvelle. Ses décennies de déclin,
d’occupation et d’effacement semblent donc être une parenthèse eu égard à
son renouveau d’aujourd’hui.
Deuxième erreur : penser que la Chine n’est plus communiste. Elle
aurait ainsi bu le communisme pour devenir une puissance capitaliste
comme les autres. La Chine est et reste communiste et Xi Jinping, dans ses
discours, se présente comme le successeur de Mao.
Troisième erreur : croire la Chine invincible. Les opérations des routes
de la soie sont couteuses et nécessitent la mobilisation de capitaux très
importants. La Chine ne pourra pas toujours tout contrôler, du Pacifique à
l’Eurasie, de l’Afrique à l’océan Indien. Elle est certes aujourd’hui présente
partout, portée notamment par sa grande puissance démographique, mais
outre que sa population vieillit, un tel empire économique et financier coûte
cher et ne peut être tenu sur le long terme.

Les ingénieurs de l’âme : l’idéologie


de la Chine communiste
L’idéologie communiste demeure la permanence de l’idéologie
chinoise. Nous faisons nôtre à cet égard l’analyse de John Garnaut 1, fin
connaisseur du PCC et de son idéologie. En retirant la notion de « parti
communiste » à « Chine », les observateurs ont voulu effacer la présence du
communisme en Chine et nier les liens profonds entre l’action de la Chine
et l’idéologie communiste. Il fallait, au nom de l’universalisme, normaliser
la Chine en en faisant une puissance occidentale comme les autres, où la
part de l’idéologie n’existerait pas. Une pratique qui s’explique
probablement par la fascination que le maoïsme a exercé sur la jeunesse
occidentale dans les années 1960-1970. Cette jeunesse étant ensuite passée
aux affaires, elle n’a jamais renoncé à sa défense du maoïsme et n’a jamais
reconnu ses torts dans le soutien apporté à ce régime sanguinaire. Refusant
la repentance pour s’être compromis avec ce régime et cette idéologie, ses
partisans ont effacé les crimes de Mao pour faire oublier l’idéologie qui les
sous-tendait. D’où l’idée que la Chine ne serait pas communiste et qu’elle
ne serait pas mûe par une idéologie particulière. John Garnaut note que
l’idéologie du PCC repose sur cinq fondements historiques essentiels :

1/ Le communisme n’a pas bénéficié d’une conception immaculée


en Chine. Il a plutôt été greffé sur un système idéologique existant :
le système dynastique chinois classique.
2/ La Chine avait une vénération inhabituelle pour le mot écrit et
l’acceptation de sa valeur didactique.
3/ Le marxisme-léninisme a été interprété par Mao et ses
compagnons révolutionnaires par le truchement crucial de Joseph
Staline.
4/ Le communisme, tel qu’interprété par Lénine, Staline et Mao, est
une idéologie totale. Au risque d’être politiquement insensible, elle
est totalitaire.
5/ Xi Jinping a revigoré l’idéologie à un point que nous n’avions pas
vu depuis la Révolution culturelle 2.

L’idéologie chinoise actuelle repose sur ce que John Garnaut appelle


« une cosmologie dynastique ».

« Mon travail de journaliste et d’écrivain dans la Nouvelle Chine,


pour utiliser le langage du parti, m’a permis de constater que
l’idéologie officielle du communisme coexiste avec une idéologie
officieuse de la vieille Chine. Les pères fondateurs de la RPC sont
arrivés au pouvoir en promettant de répudier et de détruire tout ce
qui concernait le sombre passé impérial, mais ils n’ont jamais
vraiment changé le papier peint mental. Mao et ses camarades ont
grandi avec les récits de la Chine impériale. Ils n’ont jamais cessé
de les lire. Le Rêve des manoirs rouges, Les Trois Royaumes, les
classiques chinois racontent tous l’ascension et la décadence des
dynasties. C’est le métarécit de la littérature et de l’historiographie
chinoises, aujourd’hui encore. Mao en particulier était obsédé,
comme me l’a expliqué Li Rui, ancien secrétaire de Mao. Il m’a dit :
« Il ne dormait que sur un tiers du lit et les deux autres tiers de son
lit étaient couverts de livres, tous des livres chinois reliés par des
fils, des livres anciens chinois. Ses recherches portaient sur les
stratégies des empereurs. C’était comment gouverner ce pays.
C’était ce qui l’intéressait le plus. »
« Et les révolutionnaires fondateurs ont transmis ces mêmes récits à
leurs enfants. La fille du principal propagandiste de Mao, Hu
Qiaomu, m’a raconté que son père n’avait élevé la voix sur elle
qu’une seule fois : lorsqu’elle lui a avoué qu’elle n’avait pas terminé
le Rêve des demeures rouges (qui compte d’ailleurs un million de
caractères). Hu Qiaomu était furieux. Il lui a dit que le président
Mao avait lu le livre 25 fois.
Voici donc ma première observation sur l’idéologie, l’idéologie au
sens large, en tant que système cohérent d’idées et d’idéaux : les
familles fondatrices de la RPC sont imprégnées du système
dynastique 3. »

« Le Parti de vient fort en se purgeant lui-


même 4. »
La purge du parti est une nécessité pour qui veut maintenir l’héritage de
Staline et du marxisme afin de rester fidèle à la nature révolutionnaire et
d’empêcher une restauration capitaliste. « La purge était le mécanisme
permettant au Parti communiste chinois d’atteindre une « unité » toujours
plus grande avec la « vérité » révolutionnaire telle qu’interprétée par Mao.
[…] On entend beaucoup dire que Xi et ses pairs reprochent à Gorbatchev
l’effondrement de l’État soviétique, mais leurs griefs remontent en fait bien
plus loin. Ils en veulent à Khrouchtchev. Ils lui reprochent d’avoir rompu
avec Staline. Et ils jurent qu’ils ne feront jamais à Mao ce que
5
Khrouchtchev a fait à Staline . »
Aujourd’hui, Xi Jinping revendique sa filiation avec Mao et se présente
comme le véritable successeur de la révolution conduite par le Grand
Timonier.

Le langage de Xi sur la « pureté du parti », la « critique et


l’autocritique », la « ligne de masse », son obsession de « l’unité »,
ses attaques contre les éléments du « libéralisme occidental
hostile », le « constitutionnalisme » et d’autres variantes de la
« subversion » idéologique, tout cela, c’est du marxisme-léninisme
tel qu’interprété par Staline et par Mao. C’est le langage que les
princes rouges profonds parlaient lorsqu’ils se réunissaient et, à
l’occasion, lorsque je les interviewais et que je m’incrustais dans
e
leurs réunions à l’approche du XVIII Congrès du Parti. Et c’est
ainsi que Xi a parlé après le XVIIIe Congrès du Parti 6 : « Rejeter
l’histoire de l’Union soviétique et du Parti communiste soviétique,
rejeter Lénine et Staline, et rejeter tout le reste, c’est s’engager dans
le nihilisme historique, et cela brouille nos pensées et sape les
organisations du parti à tous les niveaux 7. »

Les purges ne sont pas des accidents ni des questions de désaccords


personnels, elles sont des nécessités afin de préserver la pureté de la
révolution et de poursuivre le chemin de l’histoire dans une course
dialectique et inévitable : « L’histoire doit être poussée le long de son cours
dialectique. […] L’histoire va toujours de l’avant et elle n’attend jamais
8
ceux qui hésitent . »
La lutte perpétuelle est l’essence du maoïsme, c’est la solution à la
putréfaction et au déclin qui ont toujours menacé les empires. Le processus
de purification est sans fin, car il y aura toujours des obstacles à la
révolution, des capitalistes et des contre-révolutionnaires qui se mettront sur
le chemin de la régénération. D’où la nécessité d’interdire la liberté de culte
et de réduire les libertés offertes aux chrétiens, d’où la répression à Hong
Kong et sa réintégration dans la Chine continentale, d’où aussi la volonté de
prendre Taïwan. Cette dialectique est dans la nature même du maoïsme, qui
demeure la matrice de la Chine d’aujourd’hui.

Ingénieurs de l’âme humaine


« La production d’âmes est plus importante que la production de chars.
[…] C’est pourquoi je lève mon verre à vous, écrivains, les ingénieurs de
9
l’âme humaine ». Ces propos de Staline sont probablement la définition la
plus juste de ce qu’est un régime totalitaire. Nous sommes ici au cœur des
objectifs des idéologies constructivistes : produire des hommes en étant des
10
ingénieurs de l’âme humaine . Le but n’est pas de persuader, mais de
conditionner. Il ne s’agit pas d’avoir une réflexion rationnelle et de
permettre le débat d’idées, mais de conditionner les masses, notamment
avec la littérature et l’art, pour les conduire à réagir selon des réflexes
pavloviens 11. L’entourage de Mao a créé le terme « lavage de cerveau »,
traduction littérale de xinao, qui signifie « laver le cerveau ». Lors du
Forum de Pékin sur la littérature et l’art, qui s’est tenu en octobre 2014, le
président Xi a plaidé pour un retour au principe du stalinisme et du
maoïsme selon lequel l’art et la littérature ne devaient exister que pour
servir la politique : « L’art et la littérature sont l’ingénierie qui façonne
l’âme humaine ; les travailleurs artistiques et littéraires sont les ingénieurs
de l’âme humaine 12. »
Un art qui est également au service du patriotisme, valeur excellente
défendue par Xi Jinping : « Parmi les valeurs fondamentales du socialisme
aux caractéristiques chinoises, la plus profonde, la plus fondamentale et la
plus durable est le patriotisme. Notre art et notre littérature modernes
doivent prendre le patriotisme comme muse, en guidant le peuple à établir
et à adhérer à des vues correctes de l’histoire, de la nation, du pays et de la
culture 13. »
Et John Garnaut d’analyser :

Pour Lénine, Staline, Mao et Xi, les mots ne sont pas des véhicules
de la raison et de la persuasion. Ce sont des balles. Les mots sont
des armes pour définir, isoler et détruire les adversaires. Et la tâche
de détruire les ennemis ne peut jamais prendre fin. Pour Xi, comme
pour Staline et Mao, il n’y a pas de point final dans la quête
perpétuelle d’unité et de préservation du régime. Xi utilise le même
modèle idéologique pour décrire le rôle des « travailleurs des
médias ». Et des professeurs d’école. Et des universitaires. Ils sont
tous des ingénieurs de la conformité idéologique et des rouages de
la machine révolutionnaire. Parmi les nombreuses choses que les
dirigeants modernes de la Chine ont faites, y compris superviser la
plus grande poussée de libéralisation du marché et de réduction de
la pauvreté que le monde ait jamais connue, ceux qui ont remporté
les batailles politiques internes ont conservé l’aspiration totalitaire
d’ingénierie de l’âme humaine afin de la conduire vers une
14
destination utopique toujours plus lointaine et changeante .

L’idéologie communiste est toujours présente en Chine, n’en déplaise à


ceux qui refusent de le voir :

Pendant longtemps, nous avons tous été rassurés en pensant que


cette aspiration idéologique n’existait que sur le papier, un objet de
pure forme, tandis que les 1,4 milliard de citoyens chinois se
consacraient à la construction de familles et de communautés, à la
recherche de connaissances et de prospérité. Mais c’est bien plus
qu’un simple discours. Depuis 1989, le parti s’est reconstruit autour
de ce que le projet de loi sur la sécurité nationale appelle la
« sécurité idéologique », notamment en se défendant contre
« l’infiltration culturelle négative ». Propagande et sécurité, wen et
wu, le livre et l’épée, la plume et le fusil, sont à nouveau
inséparables. Les dirigeants du Parti doivent « oser montrer leurs
épées » pour s’assurer que « les politiciens dirigent les journaux 15 ».

Cette volonté de susciter l’adhésion des masses et de développer une


voie chinoise propre, opposée à l’universalisme occidental, est patente dans
16
l’instruction politique du Bureau général du Comité central , envoyée en
avril 2013 à toutes les organisations de haut niveau du parti. Ce document
no 9, intitulé « Communiqué sur l’état actuel de la sphère idéologique », fait
de « la diffusion de la pensée sur le front culturel la tâche politique la plus
importante. » Il demande aux cadres de susciter la « ferveur des masses » et
de mener une « lutte intense » contre les « fausses tendances » suivantes :

1/ La démocratie constitutionnelle occidentale : une tentative de


saper le leadership actuel.
2/ Les valeurs universelles des droits de l’homme : une tentative
d’affaiblir les fondements théoriques de la direction du parti.
3/ La société civile : un outil politique des forces occidentales anti-
chinoises qui démantèle les fondements sociaux du parti au pouvoir.
4/ Le libéralisme : des efforts dirigés par les États-Unis pour
« changer le système économique de base de la Chine ».
5/ L’idée occidentale du journalisme : attaquer la vision marxiste de
l’information, tenter de « creuser une ouverture par laquelle
infiltrer notre idéologie ».
6/ Nihilisme historique : tenter de saper l’histoire du parti, nier
l’inévitabilité du socialisme chinois.
7/ Remise en question de la réforme et de l’ouverture : on ne discute
17
plus pour savoir si la réforme doit aller plus loin .

John Garnaut d’analyser : « Le point essentiel de l’idéologie du parti


communiste, le fil ininterrompu qui va de Lénine à Xi en passant par Staline
et Mao, est que le parti se définit et s’est toujours défini comme étant en
lutte perpétuelle avec les forces hostiles du libéralisme occidental 18. »
L’analyse établie par John Garnaut en 2017 a été confirmée par le discours
de Xi Jinping réalisé en juillet 2021 pour le centenaire du PCC. Il a rappelé
à cette occasion combien forte était la Chine et combien grandes étaient ses
ambitions. Cette allocution, qui n’est pas sans rappeler son premier discours
en tant que chef de l’État (17 mars 2013), met particulièrement l’accent sur
l’importance du communisme chinois comme le ciment unificateur de la
nation, de l’État et du peuple. Depuis l’ouverture à l’économie de marché
par Deng Xiaoping en 1978 l’Occident a souvent limité sa vision de celui-ci
à cet aspect de mythe unificateur. Il était commun il y a quelques années
encore de considérer que la Chine allait suivre la même voie que celles des
pays occidentaux : après la libéralisation économique, la libéralisation
démocratique. D’une part la fameuse libéralisation économique n’est pas
celle que l’on croit, d’autre part la démocratisation – au sens compris dans
nos démocraties occidentales – n’est pas près d’advenir et est même
dénoncée par le Parti comme une perversion de la politique. En Chine, le
Parti est roi et sous l’impulsion de Xi Jinping celui-ci revigore un
communisme qu’il n’a jamais ni dénoncé ni oublié.

Nature du communisme chinois


La prise de parole du président de la RPC fut avant tout une ode à
l’idéal socialiste, le centenaire du Parti en fut un bon prétexte. Dès
janvier 2013 Xi Jinping affirmait aux membres du comité central que « la
19
supériorité de [leur] système socialiste apparaîtra de plus en plus ». En
juillet 2021 il clamait « que seul le socialisme peut sauver la Chine et que
seul le socialisme lui permet de se développer 20. » L’erreur consistant à
croire qu’une rupture violente s’est opérée en 1978 en Chine fut
probablement l’une des plus répandues chez les Occidentaux. Le
capitalisme chinois demeure fortement contrôlé par l’État, donc par le Parti,
et il est, dans les mots de Xi Jinping, au service de l’édification d’une
société socialiste accomplie. C’est ce qu’analyse Alice Ekman dans son
ouvrage Rouge vif. L’idéal communiste chinois. Elle montre que la « Chine
21
n’a jamais tourné le dos à son identité communiste » et que la présidence
actuelle marque une réaffirmation de celle-ci. Ceci passe par l’obédience
marquée et répétée de la doctrine du Parti aux penseurs et principes
fondamentaux du socialisme. Ainsi le marxisme est « l’âme et le drapeau
du Parti » et l’action contemporaine du Parti doit s’ancrer dans le
« marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong, la théorie de Deng
Xiaoping, la pensée importante de la « Triple Représentation » et le concept
de « développement scientifique » et « appliquer sur toute la ligne la pensée
sur le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère 22 ». Cette volonté de
retour à une pureté idéologique est visible à travers de multiples exemples :
les cadres du Parti suivent des campagnes d’autocritiques et d’éducation, la
propagande d’héritage maoïste et léniniste s’intensifie, la campagne de lutte
anti-corruption comprend une dimension de lutte permanente contre les
ennemis de l’intérieur, infidèles à l’idéal rouge. Dès 2013, les universités et
les écoles accordent une place croissante à l’enseignement de la doctrine du
Parti ; en octobre 2017, Xi Jinping insiste sur l’importance de leur « travail
23
auprès des intellectuels non communistes » et les membres du PCC ne
peuvent pas adhérer à une religion. Pourtant, en dépit de ces faits,
nombreux sont ceux en Europe qui refusent de voir et qui continuent de
penser que le communisme chinois n’est qu’une façade 24. L’ouverture
économique impulsée à partir de 1978 avec la création des zones
économiques spéciales a été trop vite perçue comme l’écroulement du
communisme en Chine. Cette conception de l’inadéquation radicale entre la
Chine de Mao et l’économie de marché à laquelle s’est greffé l’espoir de
voir la Chine se moderniser puis s’occidentaliser n’a pas été
fondamentalement ébranlée par les répressions d’avril et juin 1989. Le
message était pourtant clair : la Chine communiste refusait le sort de
l’URSS. C’est aujourd’hui un leitmotiv majeur du discours officiel : le
communisme garantit l’unité nationale et l’URSS a chu de l’avoir
abandonné. Ainsi, dans la perception occidentale, après l’illusion des
années 1970-1980, a succédé une attente curieuse. Pour beaucoup, il était
évident que le communisme n’était qu’un ciment nécessaire à l’unité
nationale qui allait s’effriter, un ensemble de rites et de symboles destinés à
fédérer sans autres conséquences. Dans son discours de juillet 2021, Xi
Jinping rappela que le premier objectif du Parti était de parvenir à « une
société de moyenne aisance ». Désormais que cet objectif était atteint il
fallait viser le second, celui de ce centenaire, qui est l’édification « d’un
25
grand pays socialiste moderne dans tous les domaines ». Or l’adéquation
entre le Parti, le peuple et l’État est totale : « L’État c’est le peuple et le
peuple c’est l’État […]. Toute tentative de séparer le Parti communiste du
26
peuple chinois, voire de les opposer l’un à l’autre, est vouée à l’échec ».
Le contrôle de la population passe notamment par la mise en place du
Système de crédit social (SCS), qui permet de profiler, ficher et noter
chaque citoyen. Dans une note de juillet 2019, Emmanuel Dubois de
Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More, défend en effet qu’il
est en premier lieu question d’un système « visant à mesurer et élever le
27
niveau de vertu des citoyens chinois », selon la vieille recette alliant
récompenses et punitions. Les fondements de la légitimité d’un tel système,
qui s’impose comme la négation théorique et pratique d’un droit à une vie
privée face à l’État, sont divers. Le SCS est une synthèse entre le légisme et
le confucianisme, en effet « les légistes font du châtiment et des
récompenses le fondement de la gouvernance du Prince, les confucéens
insistent sur les rites et l’éducation ». Cet héritage, dans le contexte d’une
pensée marxiste explique comment d’un système supposé majorer les
performances économiques d’une société, à l’instar du « scoring » en
Occident, on glisse à un système de gouvernance intégral. En des termes
plus simples, Emmanuel Dubois de Prisque lors d’un entretien accordé à
Conflits avançait que « Le SCS manifeste la parfaite disparition de la
distinction entre le domaine public et le domaine privé […] 28 ».
Les Chinois ont retourné les promesses d’internet à l’avantage de leur
contrôle politique. Ce qui devait être un moyen de coopérations, d’échanges
et de libres discussions est devenu un outil de contrôle, de persuasion et
d’embrigadement.

En l’espace de cinq ans, avec l’aide de la science du Big Data et de


l’intelligence artificielle, Xi Jinping a fait passer Internet d’un
instrument de démocratisation à un outil de contrôle omniscient. Le
voyage vers l’utopie est toujours en cours, mais nous devons
d’abord passer par une dystopie cybernétique afin de vaincre les
forces de la contre-révolution. L’audace de ce projet est à couper le
souffle. Et ses implications le sont tout autant. Le défi pour nous est
que le projet de contrôle idéologique total de Xi ne s’arrête pas aux
frontières de la Chine. Il est emballé pour voyager avec les
étudiants, les touristes, les migrants et surtout l’argent chinois. Il
circule par les canaux de l’internet en langue chinoise, s’insinue
dans tous les grands médias et espaces culturels du monde et, d’une
manière générale, suit le rythme des intérêts de plus en plus
mondiaux de la Chine, voire les anticipe 29.
Dans cette perspective il est intéressant de se pencher sur les deux
vastes domaines que sont chacun l’art et les religions.

Des religions contrôlées


L’usage de l’art et la perception des religions en Chine est une fois de
plus révélateur de la centralité du communisme en Chine, non seulement
comme pratique politique, mais aussi comme pensée idéologique. En
premier lieu, l’art est perçu comme un vecteur de la bonne parole au profit
du Parti, il n’a de place significative que dans cette dimension. C’était la
pensée de Mao, c’est aussi celle de Xi Jinping. « Les personnes qui
travaillent dans les secteurs artistiques et culturels doivent continuer de
produire des chefs-d’œuvre qui glorifient le Parti, la mère patrie, le peuple
et ses héros » affirmait ce dernier en août 2018 30.
Les religions traditionnelles bénéficient d’un vif regain d’intérêt de la
part de la population chinoise et le Parti tente de s’accommoder au mieux
de cette tendance. En revanche, les religions « étrangères » sont perçues
comme le foyer potentiel d’ingérences de puissances étrangères ; tout est
fait pour renforcer le contrôle du Parti sur celles-ci. Le cas des catholiques,
environ 11 millions de pratiquants en Chine, est intéressant du fait de leur
grande division entre ceux qui sont inscrits à l’Association patriotique
catholique de Chine, affiliée à l’État qui ne reconnait pas l’autorité du
Vatican et ceux qui exercent dans une clandestinité relative 31. En somme la
fin de l’ère de la Révolution culturelle a permis un léger degré de tolérance,
voire une très fragile acceptation de la pratique et du développement de ce
que le Parti nomme les cercles religieux. Il ne nie pas cependant avoir
l’espoir de conduire ceux-ci à accepter les valeurs du socialisme au
détriment de leurs croyances, le point le plus important demeure que « la
« foi » marxiste est incompatible avec la pratique d’une religion 32 ». Pour
avoir cru à une entente possible avec la Chine communiste, le Saint-Siège
s’est brûlé les ailes et a échoué dans sa politique de conciliation 33. La
répression religieuse à l’égard des catholiques est désormais importante :
interdiction faite aux enfants d’entrer dans les églises, interdiction de la
prière en famille, surveillance des prêtres non affiliés à l’Église officielle,
surveillance des fidèles. Les Chinois catholiques sont, du fait de leur
appartenance religieuse, soumis à un malus dans leur SCS.

Conséquences de cette imprégnation


communiste pour la présence mondiale
de la Chine
Si le communisme sinisé est la colonne vertébrale du PCC et de la
Chine actuelle, il n’y a pas de prétention au sein de l’élite dirigeante à
exporter un tel modèle. Dans ses relations avec l’extérieur et dans sa
projection mondiale, la Chine ne cherche pas à se faire l’avant-garde de la
révolution et à étendre le soleil rouge du marxisme, comme avait tenté de le
faire l’URSS en son temps. Pour paraphraser Léon Gambetta au sujet de
l’anticléricalisme on pourrait dire que, pour la Chine « le communisme
n’est pas un article d’exportation. ». Si la pensée communiste est
structurante pour la politique intérieure, elle n’est pas déterminante dans la
politique extérieure. L’action internationale de la Chine repose surtout sur
sa puissance économique et sur l’attrait de celle-ci pour des pays en
situation de détresse économique. L’attractivité de la Chine repose surtout
sur ses performances et, auprès de certains États, sur l’efficacité de son
système de gouvernance, elle ne concerne pas sa culture. Malgré un
activisme qui s’intensifie, la création de centaines d’instituts Confucius, une
production intensive d’écrits, de films et de séries, l’influence culturelle de
la Chine demeure limitée. Cela tient de ce qu’elle provient de l’État et ne
correspond pas aux attentes des populations étrangères, au cinéma ses seuls
succès à l’international sont soit des films d’auteur (Still Life, Lion d’or de
Venise 2006), soit de grosses productions (Wolf Warrior) copiant de bout en
bout les codes du cinéma américain 34. En matière d’influence culturelle, la
différence s’apprécie souvent lorsqu’on pose la question de savoir si vous
préféreriez vivre en Chine ou aux États-Unis. Il va sans dire que ces
derniers ont une longueur d’avance non négligeable. Toutefois, Xi Jinping
estime qu’il est temps pour la Chine de s’affirmer après s’être redressée
silencieusement. Son action diplomatique est de plus en plus agressive et
s’inscrit en opposition croissante avec les États-Unis, rival tout désigné en
sa qualité de première puissance mondiale subissant un ralentissement pour
certains, une inévitable décadence pour d’autres. Convaincus de la
supériorité en leur propre système les Chinois font preuve d’un activisme
qui vise à maximiser l’intérêt de leur nation : développer son économie,
étendre son influence, assurer le respect de ses frontières, l’intégrité de son
territoire, etc. Elle sait jouer au sein des instances internationales en sa
qualité de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies
depuis 1971, de membre de l’OMC depuis 2001 ou en faire fi si nécessaire.
L’exemple de la ratification de l’UNCLOS (Convention des Nations unies
sur le droit de la mer) et son non-respect lorsqu’il s’agit du conflit qui
l’oppose à ses voisins en mer de Chine du Sud en est une bonne illustration.
En Asie centrale elle concurrence la Russie et s’étend par l’entremise de ses
routes de la soie, qui sont autant de promesses d’investissements et de flux
financiers pour les pays concernés. En promettant la construction de ports,
d’autoroutes, d’aéroports et d’infrastructures internationales à des pays qui
n’ont pas les moyens de se les payer, la Chine fait office de tutelle agréable
à laquelle les pays concernés se soumettent bien volontiers. Idem en
Afrique, où Pékin a de plus le bon goût de ne pas émettre d’avis sur la
démocratisation et le respect des droits de l’homme. La Chine joue la carte
de l’impérialisme sans l’universalisme, ce qui semble plaire à un grand
nombre d’États. Dans l’océan Indien, elle étend son collier de perles,
prenant le contrôle des ports en Birmanie et à Ceylan. Ces deux pays en état
d’asphyxie économique, pour des raisons différentes, voient dans la Chine
leur planche de salut financière qui leur permettra d’éviter la faillite et la
famine. La Chine s’étend certes parce qu’elle a envie de s’étendre et qu’elle
s’en donne les moyens, mais aussi parce qu’un grand nombre de pays font
appel à elle, estimant qu’il sera plus facile de négocier avec Pékin qu’avec
Washington, et que, surtout, les questions de morale politique ne seront pas
abordées. Le regard porté sur la Chine est toutefois en train de changer,
passant de l’admiration béate dans les années 2000 à un début de
35
scepticisme et d’inquiétude depuis la fin des années 2010 .

Le réveil militaire
Possédant l’idéologie, la vision, la volonté de projection et de
domination et la puissance de feu économique, il ne manque plus à la Chine
que la puissance militaire. C’est ce à quoi elle travaille désormais, en
développant une marine de plus en plus moderne et puissante, capable de se
projeter dans sa mer proche et d’y porter les ambitions de Pékin. La montée
en puissance de la marine chinoise est visible dans tous les domaines, sous-
marins, frégates, porte-avions, etc., et l’ensemble de ses bâtiments devrait
passer de 220 en 2010 à 425 en 2030. Entre 2005 et 2020, l’érosion de la
puissance américaine est patente. La présidence d’Obama a, à cet égard,
marqué un net reflux, qui s’est combiné avec l’arrivée de Xi au pouvoir et
sa volonté de déployer une puissance maritime. Les ambitions en mer de
Chine ne cessent de se redresser, que ce soit pour prendre le contrôle des
ports et des détroits, pour étendre son collier de perles ou pour s’assurer le
contrôle de certaines îles, plus ou moins grandes. La grande interrogation
est bien évidemment Taïwan, que Pékin ne cesse de considérer comme
chinoise et dont la prise de contrôle a été mainte fois énoncée. La Chine
osera-t-elle franchir le détroit et débarquer à Taïwan ? Si sa marine est
puissante sur le papier, c’est une chose de pouvoir aligner des vaisseaux,
c’en est une autre de les coordonner et de conduire de vraies opérations de
guerre avec eux. Un débarquement est certes possible, mais une prise de
contrôle totale de l’île l’est beaucoup moins. Adepte de la stratégie de
l’étouffement, comme avec Hong Kong, il est probable que la Chine prenne
Taïwan sans combattre, mais en rendant sa prise inévitable et inéluctable.
Le temps demeure le plus grand allié de Pékin, même si la date limite fixée
pour la prise est celle de 2049, centenaire de la proclamation de la RPC.
Les ambitions navales de la Chine.

La guerre des monnaies


Moins spectaculaire, mais tout aussi efficace et retorse est la guerre des
monnaies conduite par la Chine afin de briser le monopole du dollar et
d’imposer sa monnaie, le renminbi, dans la zone asiatique. Le « roi dollar »
fut détrôné au cours de l’été 2021 avec la prise de Kaboul par les talibans.
Des « éleveurs de chèvres 36 » ont mis en déroute la première armée du
monde, dont le budget global représente 40 % de toutes les dépenses de
défense au monde. Cette déroute a accéléré la sortie du dollar de la Chine,
dont elle avait préparé les possibilités depuis 2008 par un certain nombre de
mesures :

Création d’un nouvel IMF contrôlé par la Chine, situé à Pékin et qui
a offert des parts de capital à tous ceux qui voulaient souscrire (103
membres, dont la Grande-Bretagne et l’Allemagne, mais pas le
Japon ou les États-Unis, qui ont refusé) et qui traitera de tous les
problèmes touchant à de nécessaires ajustements structurels en cas
de besoin.
Création d’un marché à terme du pétrole coté en yuan, à Shanghai,
qui permet à quiconque d’acheter du pétrole iranien ou vénézuélien
en yuan, sans avoir à passer par le dollar. Et cela pour une raison
très simple : depuis le début du siècle, la Justice américaine a décidé
d’utiliser le dollar américain comme une arme de sa diplomatie.
Depuis le début des années 2000, quiconque utilise le dollar dans
des transactions entre pays tiers est devenu susceptible d’être traduit
en justice aux États-Unis si ces transactions ne sont pas conformes à
la loi américaine, ce qu’a appris la BNP à ses dépens (amende de 9
milliards d’euros). Et donc, dans toute transaction en dollar entre
deux parties, même ayant lieu en dehors des États-Unis, trois
personnes sont au courant, les deux parties et la CIA, ce qui est
encore une fois une perte de souveraineté inacceptable.
Réintroduction en catimini de l’or dans les transactions
internationales. Si un pays se retrouve avec des excédents
importants en yuan, il ne peut pas les réinvestir en Chine puisque le
compte capital de la Chine est fermé. Qu’à cela ne tienne, ce pays
peut acheter des obligations du gouvernement chinois et si ce pays
ne veut pas des obligations, la banque centrale chinoise lui rachètera
ses yuans en or 37.
La marine militaire chinoise.

Disposant de cette volonté et de la plupart des outils financiers, il ne


restait plus à la Chine qu’à avoir une bourse mondiale où pouvaient
s’effectuer les transactions financières. Shanghai ne pouvant pas jouer ce
rôle, il fut dévolu à Hong Kong, dont il fallait néanmoins retirer les derniers
éléments anglais pour supprimer la dichotomie « un pays, deux systèmes »
afin de faire rentrer la cité dans le système chinois.

La Chine a déjà préparé tous les outils pour que le pétrole et le


commerce international puissent se faire en renminbi dans sa zone
et non plus en dollar : marché à terme du pétrole coté en RMB à
Shanghai et dont les balances pourront être réglées en or, nouveau
FMI, nouvelle banque mondiale à Pékin et à Shanghai, ouverture du
marché obligataire chinois aux étrangers, stabilisation des taux de
38
change asiatiques contre le RMB, etc . Nous sommes donc en train
d’assister à un basculement des modes de paiement pour les besoins
énergétiques du monde. Le monde consomme environ 100 millions
de barils par jour et il est de bon ton pour les utilisateurs de garder
environ trois mois de stocks. À 70$ le baril 39, ce stock « vaut » dans
les 600 milliards de dollars, dont la valeur peut être doublée sans
problème pour prendre en compte les produits finis. Si les achats ne
se font plus en dollars, mais en RMB, c’est un nombre majeur de
dollars utilisés dans les fonds de roulement de l’industrie pétrolière
qui vont se retrouver sur le marché. Et comme chacune des banques
centrales dans le monde essaie d’avoir en dollars au moins trois
mois d’importations de pétrole, on peut rajouter encore au minimum
500 milliards de dollars au stock mondial de dollars excédentaires,
auxquels il faut rajouter aussi le déficit commercial des États-Unis
qui a approché les 1000 milliards de dollars en 2021 40.

La défaite militaire des États-Unis en Afghanistan a fragilisé leur


position mondiale et donc remis en question le dollar comme monnaie de
réserve.

Pour que la monnaie de réserve garde sa position privilégiée, il faut


que le reste du monde ait confiance en cette monnaie, ce qui veut
dire que les politiques monétaires et budgétaires en préservent la
valeur, ce qui n’est plus le cas aux États-Unis tant la banque centrale
fait n’importe quoi et tant les dépenses étatiques sont hors de
contrôle là-bas. À défaut, il faut que la puissance qui émet la
monnaie de réserve soit dominante militairement, mais les États-
Unis n’ont plus gagné une seule guerre depuis 1946, leurs dernières
aventures s’étant achevées en déroute en Irak, en Libye, en
Afghanistan… 41

Depuis la crise des subprimes de 2008, la Chine organise un « serpent


monétaire » asiatique afin de faire converger la plupart des monnaies d’Asie
vers le renminbi. Pour cela, il lui fallait disposer des outils et places
monétaires nécessaires, ce qui fut chose faite notamment avec la prise de
Hong Kong en janvier 2021, pendant que le monde regardait vers
Washington et la manifestation du Capitole. C’était ne pas voir que les
quatre grandes monnaies asiatiques étaient en train de converger vers la
monnaie chinoise.

De 1996 à 2002, pendant la « crise asiatique », les taux de change


varient du simple au double en quelques mois, la panique la plus
totale règne.
Deuxième période, de 2002 à 2007 et donc avant le déclenchement
de la grande crise financière, une certaine stabilité prédomine, qui
laisse place à un nouvel effondrement en 2008-2009. La volatilité
des taux de change a néanmoins baissé de moitié, d’une période à
l’autre.
Depuis 2010, la stabilité est presque totale entre ces quatre
monnaies 42 et le Yuan, ainsi que d’une monnaie à l’autre, et toutes
ces monnaies sont restées impavides en 2020, alors même que nous
étions en pleine crise du Covid. Et la volatilité baisse à nouveau de
moitié entre elles sur la période précédente 43.

Et Charles Gave de conclure : « Le but de la Chine est donc très clair :


elle ne cherche pas à transformer le yuan en monnaie de réserve, bien au
contraire. Elle cherche simplement à sortir le dollar d’Asie 44. »
Le contrôle de la terre du milieu
La « terre du milieu » chère aux géopolitologues anglo-saxons s’est
déplacée vers le sud de l’Eurasie ; elle comprend aujourd’hui les pays en
« stan ». Avec le départ des États-Unis et l’isolement de la Russie à la suite
de la guerre en Ukraine, la Chine peut combler le vide stratégique et
resserrer son emprise sur le cœur de l’Eurasie. La perte de l’Amérique est le
gain de la Chine 45. La Chine a été le moteur économique de l’Asie centrale
pendant près de 15 ans, en investissant 125 milliards de dollars dans des
projets d’investissement et de construction, principalement au Pakistan et
au Kazakhstan. Elle a construit des pipelines, des routes et des voies ferrées
d’est en ouest, brisant ainsi l’étau nord-sud de l’infrastructure soviétique
vieillissante de la région. De nouvelles voies de transit ont permis d’ouvrir
le commerce dans des régions éloignées et enclavées. Le China-Europe
Railway Express, par exemple, relie 92 villes de Chine à 22 pays d’Europe
en 12 à 15 jours. Près de 500 000 conteneurs ont traversé les vastes
étendues de la steppe d’Asie centrale en 2020 46.

De l’imposant hôtel Peking Palace de Nur-Sultan, la capitale du


Kazakhstan, au grand bâtiment de l’Assemblée nationale du
Tadjikistan, en passant par un gigantesque complexe touristique
dans la ville légendaire de Samarkand, en Ouzbékistan, et les vastes
tours de refroidissement des nouvelles centrales électriques du
Pakistan, les investissements chinois transforment l’horizon. Moins
bénéfique, il a également entraîné des tas de dettes, tous les pays
d’Asie centrale, à l’exception de l’Afghanistan, étant profondément
endettés auprès des banques chinoises. Cela a exacerbé le
ressentiment à l’égard de l’influence croissante de la Chine et les
craintes de perte de souveraineté nationale, qui se sont durcies
depuis le lancement de l’initiative Belt and Road en 2013 47.
C’est à l’Université Nazarbayev du Kazakhstan que Xi Jinping a
annoncé pour la première fois en septembre 2013 le projet de construction
d’une « ceinture économique de la route de la soie » s’étendant de la Chine
à l’Europe en passant par l’Asie centrale. En 2015, un « corridor
économique Chine-Pakistan » reliant Kashgar, dans l’extrême ouest de la
Chine, aux ports de Gwadar et de Karachi, sur la mer d’Oman, a été ajouté.
« Cette vision ne se limite pas à l’ouverture de nouveaux corridors
d’exportation et à l’importation de pétrole, de gaz et de minéraux. Pékin a
calculé qu’une meilleure connectivité transformerait les régions frontalières
sous-développées en zones commerciales viables et créerait un réseau
régional de dépendance économique, étendant sa portée stratégique à
48
travers l’Eurasie . »
Pékin considère que le développement économique est la clef de la
stabilité régionale, tant au Xinjiang que dans les États fragiles de l’Eurasie.

L’effacement de la Russie ?
À l’heure où ce livre est écrit, et alors que la guerre en Ukraine se
poursuit, il n’est pas possible de prévoir la place que pourra prendre
Moscou dans l’échiquier du monde. Mise au ban de l’Occident par des
mesures de sanctions et de rétorsions, la Russie, par son attaque de
l’Ukraine, a perdu en quelques heures la crédibilité et l’honorabilité qu’elle
avait patiemment tissées en vingt ans en Europe de l’Ouest. L’armée russe
s’est montrée moins puissante que ce que beaucoup pensaient.
L’impossibilité de prendre Kiev en 48 heures a quelque peu effacé le
souvenir du retrait de Kaboul par les Américains à l’été 2021. Comme quoi,
l’équilibre des forces mondiales est fragile et l’échiquier peut vite se
renverser. Mais cette guerre a surtout ravivé la guerre des monnaies et
renforcé l’indépendance stratégique de la Chine et son empire financier. En
faisant du dollar la monnaie de la mondialisation et des transactions
financières, les États-Unis ont également exporté leur droit, puisque toute
transaction en dollar pouvait faire l’objet d’un jugement au DoJ 49. Les
affaires Alstom et BNP en France, avec les amendes majeures infligées, en
ont été la démonstration. L’invasion de l’Ukraine a été l’accélératrice de
cette guerre des monnaies que se livrent les États. D’autres signes
s’inscrivent dans cette guerre des monnaies : la Chine qui achète le gaz et le
pétrole russe en yuan ; l’Inde qui a ouvert des négociations avec la Russie
pour le payer en roupie ; l’Arabie Saoudite, qui a proposé aux Chinois
d’acheter leur pétrole en yuan. Reste à voir si ces tendances iront jusqu’au
bout, mais si tel devait être le cas ce serait une redéfinition complète de la
mondialisation. Il n’y aurait plus un monopole américain, poursuivi par le
monopole du « roi dollar » et de la prééminence du droit américain via
l’extra-territorialité, mais un duopole, avec la monnaie chinoise et
désormais le droit chinois qui s’exporte lui aussi. Entre ces deux empires,
l’Europe et la Russie, à qui la seule place laissée semble être de devoir
choisir leur camp. La Chine, dépecée et partagée par les Européens au cours
du XXe siècle prend désormais sa revanche en redevenant l’Empire du
Milieu, c’est-à-dire l’Empire autour duquel tout tourne : regards, attentions,
monnaies, armée. Mais cet empire est plus fragile qu’il n’y parait et pourrait
tout aussi bien s’effondrer avant même d’avoir connu la suprématie.

Pourquoi la Chine peut tomber


Faisons un peu de prospective géopolitique pour expliquer pourquoi la
Chine peut tomber d’ici 2049. En 1985, Friedrich Hayek était reçu par le
maire de Paris, Jacques Chirac, pour recevoir la médaille d’or de la ville.
Lors du discours de réception, il annonça la disparition de l’URSS au cours
des années 1990, ce que bien évidemment personne ne crut à l’époque. Pour
beaucoup, c’est l’URSS qui devait gagner, et les États-Unis être vaincus.
L’analyse de Friedrich Hayek reposait sur deux éléments : un de
philosophie politique et un d’analyse des faits. Premièrement, le respect des
libertés fondamentales est indispensable au développement des pays. Sans
liberté de conscience, sans propriété privée, sans liberté d’expression et
liberté d’innovation, il ne peut pas y avoir de développement.
Deuxièmement, l’URSS manque de ressources : elle ne produit pas assez et
elle a épuisé les ressources dont elle dispose. Et une société sans ressources
est condamnée à disparaître. La Chine d’aujourd’hui est dans la même
situation que l’URSS de 1989 : elle ne tolère pas les libertés et elle a épuisé
ses ressources. Sa chute à moyen terme est donc possible.
Les chiffres officiels dont nous disposons sur la Chine sont faux, que ce
soit la production agricole et industrielle ou le développement économique.
Ce qui est normal puisque ce sont des chiffres officiels, c’est-à-dire fournis
par des agences gouvernementales dont la survie des dirigeants dépend de
50
la bonne santé des chiffres fournis . Il est donc impossible de connaître la
réalité économique de la Chine qui, contrairement aux États-Unis et aux
pays d’Europe, ne fournit pas de statistiques fiables. Prenons donc avec
grande prudence les chiffres de croissance et de développement. Et
souvenons-nous de l’URSS qui expliquait que sa production agricole ne
cessait de croître alors que le pays était de plus en plus dépendant des
ventes alimentaires des États-Unis.
Autre fragilité, la démographie. La politique de l’enfant unique va
provoquer une chute brutale de la population et un vieillissement très
important que le pays n’a pas la capacité de gérer. La démographie est une
science têtue, dont les effets se font irrémédiablement sentir qu’on les
accepte ou qu’on les refuse.
La dégradation environnementale est un autre sujet de faiblesse de la
Chine. Pour une fois, suivons les données officielles qui, bien que
probablement minorées, décrivent une réalité inquiétante. C’est dire. Ainsi,
selon le ministère de la Protection de l’environnement, 500 000 personnes
meurent prématurément chaque année à cause de la pollution de l’air ; 16 %
des sols du pays, dont 1/5 de terres arables, sont pollués et plus de 50 % des
cours d’eau ont disparu. Nous sommes-là face à des dégâts
environnementaux majeurs, directement responsables de la mort de milliers
de personnes. Les ressources chinoises sont fortement dégradées, ce qui
obère à terme le développement du pays. À cela s’ajoute l’intense pollution
des grandes villes. Enfin, il y a l’absence des libertés fondamentales, ce qui
là aussi empêche un développement sain de la Chine.
Le développement économique et social n’est pas la conséquence de la
réunion de bonnes conditions matérielles. Il ne suffit pas de disposer de
capitaux et de ressources pour produire un développement dans un pays.
Raison pour laquelle par ailleurs l’aide au développement est une impasse.
Le développement est d’abord une question d’esprit, c’est-à-dire
d’innovation, d’inventivité ; esprit qui ne peut se développer que dans des
sociétés où le droit respecte les libertés fondamentales, notamment la
propriété privée et la liberté d’expression. Sans environnement juridique
stable, il ne peut pas y avoir de développement. Mais là aussi, le droit n’est
pas une succession d’articles et de codes. Il ne suffit pas de donner en
partage le Code civil à la Chine pour que celle-ci établisse un régime
juridiquement sûr. Le droit est une idée, une philosophie, qui ensuite se
décline dans les codes et les articles. L’idée fondamentale du droit que nous
connaissons en Europe, c’est le respect de la primauté de la personne, être
social et de relation. Quand le groupe l’emporte sur la personne, les libertés
ne sont pas respectées et l’innovation est détruite. Or on n’importe pas une
philosophie du droit comme on copie des brevets ou des sacs Louis Vuitton.
Il ne suffira pas à la Chine de faire une razzia chez Dalloz rue Soufflot à
Paris pour établir un système juridique sûr et respectueux des personnes.
C’est un changement d’esprit fondamental qui est nécessaire.
Sans liberté économique il ne peut pas y avoir de développement
humain. Et la liberté économique fonctionne nécessairement avec la liberté
politique. Deng Xiaoping a cru que la Chine pourrait conserver le
communisme et le parti unique et ne prendre que la liberté économique à
l’Occident. Ce faisant, il a montré qu’il n’avait pas compris les fondements
intellectuels du développement humain. Xi Jinping semble l’avoir compris :
il a accru les contrôles intellectuels et resserré l’idéologie du parti. Ce
faisant, il condamne la Chine à aller dans l’impasse économique.
Début 2014, le PCC a imposé un examen idéologique à tous les
journalistes. Des résultats de cet examen dépendent la conservation de la
carte de presse. Les journalistes qui n’ont pas intégré le discours officiel du
Parti sont donc exclus de la profession. Xi Jinping a également fait main
basse sur l’armée, qui est devenue un organe au service du Parti. Dès 2012,
il en a pris le contrôle, ce que n’avait pas fait Hu Jintao, ce qui lui est bien
utile en cas de troubles et de manifestations. Mais l’armée est gangrénée par
la corruption et le népotisme, ce qui la fragilise grandement. Enfin, la lutte
contre la corruption est surtout un moyen d’épuration politique. Le Comité
central pour l’inspection disciplinaire du parti communiste chinois a
longtemps été dirigé par Wang Qishan (2012-2017), un proche de Xi
Jinping, qui est aujourd’hui vice-président de la RPC. Ce Comité
sélectionne soigneusement les personnes qui font l’objet d’une attaque
anticorruption. Il y a certes des corrompus, mais il y a aussi des opposants
politiques que le pouvoir cherche à éliminer en les faisant condamner. La
lutte anti-corruption est un bon alibi pour éliminer les opposants politiques
sous couvert du respect du droit.
L’autre risque est la guerre externe. Quand un pays ne dispose plus des
ressources indispensables à son développement, il peut aller les chercher à
l’extérieur, soit par le commerce soit par le vol et la razzia. La razzia a
commencé avec le projet des nouvelles routes de la soie, qui est un moyen
de faire main basse sur l’Eurasie, et les investissements en Afrique, moyen
51
de prendre les richesses de ce continent . La guerre externe n’est pas
toujours larvée, elle peut aussi être directe. Les régimes totalitaires ont
besoin de la guerre, pour arriver au pouvoir et pour s’y maintenir. C’est par
la guerre civile que Mao a pu prendre le pouvoir. Si la Chine venait à être
trop fragilisée, les dirigeants pourraient être tentés par une fuite en avant
pour restaurer leur légitimité. La répression contre les Ouïgours, les
Tibétains et les chrétiens, les purges continuelles au sein du PCC, les
affrontements réguliers contre l’Inde le long de la frontière de l’Himalaya
sont autant de guerres larvées qui maintiennent le parti en éveil et qui
assurent la pérennité du régime chinois. Jusqu’à quand ?

1. Australien, John Garnaut fut correspondant en Chine pour The Age et The Sydney Morning
Herald (2007-2013). Il a ensuite travaillé pour le gouvernement australien auprès du Premier
ministre Malcolm Turnbull puis comme conseiller en politique chinoise. C’est notamment lui
qui a piloté la politique du gouvernement australien en réponse aux ingérences de la Chine en
Australie. Lors d’un séminaire gouvernemental tenu en août 2017, il a prononcé un discours sur
l’état de la Chine et l’idéologie du PCC, discours qu’il a rendu public après la fin de ses
fonctions au sein du cabinet. Le discours a été publié en janvier 2019 sur le site Sinocism, dirigé
par Bill Bishop. La revue Conflits a publié une traduction française de ce discours en
juillet 2021. C’est cette version française dont nous reprenons des extraits ici.
2. John Garnaut, « Les ingénieurs de l’âme : l’idéologie communiste dans la Chine de Xi
Jinping », traduction française de Conflits, 9 juillet 2021.
3. John Garnaut, op. cit.
4. Staline, Petit Cours sur l’histoire des bolcheviks. Livre de chevet de Mao, lu par tous les
cadres du PCC.
5. John Garnaut, op. cit.
6. Celui-ci s’est tenu en novembre 2012. C’est au cours de celui-ci que Xi Jinping est devenu
Secrétaire général du Parti communiste chinois, succédant à Hu Jintao (2002-2012).
7. John Garnaut, op. cit.
e
8. Xi Jinping, Discours à l’occasion du 95 anniversaire du PCC, 2015.
9. Discours prononcé par Staline chez l’écrivain Maxime Gorki en préparation du premier
congrès de l’Union des écrivains soviétiques, octobre 1932.
10. Raison pour laquelle Friedrich Hayek démontre, dans La route de la servitude, pourquoi les
régimes totalitaires rencontrent un écho favorable chez les ingénieurs et les intellectuels. Étant
habitués à manipuler des objets et des concepts, ils en viennent assez aisément à vouloir
manipuler et fabriquer les êtres. Nous verrons plus loin que la gestion de l’épidémie de
coronavirus comme la mise en place du système de crédit social correspond à cette volonté
d’être « des ingénieurs de l’âme humaine ».
11. Le même phénomène est aujourd’hui à l’œuvre dans l’idéologie de l’écologisme avec le
conditionnement orchestré sur la jeunesse sur toutes les questions qui concernent le climat et
l’écologie.
12. Xi Jinping, Discours au Forum de Pékin sur la littérature et l’art, octobre 2014.
13. Xi Jinping, op. cit.
14. John Garnaut, op. cit.
15. Xi Jinping, Conférence nationale sur le travail de propagande, 9 août 2013. Cité par John
Garnaut.
16. À l’époque dirigé par Li Zhanshu, un des bras-droit de Mao.
17. Cité par John Garnaut.
18. John Garnaut, op. cit.
19. Alice Ekman, Rouge vif. L’Idéal communiste chinois, L’Observatoire, Paris, 2020, p. 35.
20. Xi Jinping, « Notre nouvelle marche », juillet 2021.
21. Alice Ekman, op. cit., p. 13.
22. Xi Jinping, « Notre nouvelle marche », juillet 2021.
23. Alice Ekman, p. 105.
24. Un aveuglement commencé dès les années 1960 quand les jeunes intellectuels français se
rendaient en Chine et n’y voyaient ni la propagande chinoise ni l’oppression marxiste.
25. Xi Jinping, « Notre nouvelle marche », juillet 2021.
26. Xi Jinping, « Notre nouvelle marche », juillet 2021.
27. Emmanuel Dubois de Prisque, « Le système de crédit social. Comment la Chine évalue,
récompense et punit sa population », Institut Thomas More, 2019.
28. Emmanuel Dubois de Prisque, « La Chine Big Brother : surveiller et punir », Conflits,
juillet 2019.
29. John Garaut, op. cit.
30. Alice Ekman, op. cit., p. 97.
31. Valérie Niquet, La Puissance chinoise en 100 questions. Un géant fragile ?, Tallandier,
Paris, 2017, p. 68-69.
32. Alice Ekman, op. cit., p. 113.
33. Jean-Baptiste Noé, François le diplomate. La diplomatie de la miséricorde, Salvator, 2019,
« La Chine, dialogue ou fourvoiement ? », p. 173.
34. Valérie Niquet, op. cit, p. 239-241.
35. C’est notamment le cas en Afrique où l’attrait pour la Chine a quelque peu évolué au cours
des quinze dernières années, même si l’implantation de Pékin est de plus en plus importante.
36. Pepe Escobar, « Afghanistan : l’OTAN vaincu par des éleveurs de chèvres », Conflits.fr,
18 août 2021.
37. Charles Gave, « La prise de contrôle de Hong Kong par la Chine », Institut des Libertés,
28 septembre 2020.
38. Charles Gave, « L’été de toutes les surprises », Institut des Libertés, 5 septembre 2021.
39. Prix en septembre 2021.
40. Charles Gave, « L’été de toutes les surprises », Institut des Libertés, 5 septembre 2021.
41. Charles Gave, ibid.
42. Bath thaïlandais, won coréen, dollar de Taïwan, dollar de Singapour.
43. Charles Gave, « Le soleil se lève à l’Est », Institut des Libertés, 25 janvier 2021.
44. Charles Gave, ibid.
45. Tom Miller, « La perte de l’Amérique est le gain de la Chine », Gavekal,
16 décembre 2021.
46. Tom Miller, op. cit.
47. Tom Miller, op. cit.
48. Tom Miller, op. cit.
49. Department of Justice, basé à New York.
50. Les mensonges répétés lors de la crise du covid et la rétention d’information lors des débuts
de l’épidémie ont démontré le caractère mensonger du régime chinois. Le refus de celui-ci de
transmettre des informations à l’OMS et de laisser se conduire une enquête indépendante dans le
laboratoire de Wuhan témoigne de l’absence de transparence et de coopération internationale du
gouvernement chinois, ce qui, étant communiste, est dans sa nature même.
51. Notamment les terres arables. La Chine étend sa domination des terres en Ukraine et en
Europe.
CHAPITRE 4

L’émiettement : les proliférations de l’épée

Le monde du XXIe siècle, c’est le XIXe siècle, la technologie en plus. D’un


côté il y a une intégration de plus en plus forte et une uniformisation des
modes de vie, des pratiques culturelles, des formes architecturales ; de
l’autre il y a aussi un émiettement et une désagrégation qui dissout certains
États et qui donne au monde actuel un aspect fragmenté et parcellaire. Dans
ce nouveau monde, l’Europe a du mal à trouver sa place, car pensant
l’universalisme depuis deux siècles elle éprouve des difficultés à se
mouvoir dans un ordre mondial où celui-ci n’est plus à l’ordre du jour.
C’est probablement dans le domaine religieux que la fin de l’universalisme
est le plus probant.

La fin du sécularisme, le retour


du paganisme
Dans les années 1970, au moment du triomphe du matérialisme
marxiste, de la psychanalyse et des sciences sociales, la cause était
entendue : la « religion 1 » était finie, elle appartenait au passé, et
notamment le christianisme. C’était l’âge d’or du sécularisme, le
dépassement du monde chrétien pour la naissance d’un monde de raison et
de science où les superstitions religieuses n’auraient plus leur place. Le
christianisme a néanmoins résisté, y compris en Europe. Sous l’impulsion
de Jean-Paul II et de Benoît XVI, le réveil de la foi chrétienne fut patent,
manifesté notamment lors des JMJ qui accueillent à chaque fois de plus en
plus de monde 2. En France, le nombre d’adultes baptisés est en
augmentation constante et les communautés nouvelles font preuve d’un
dynamisme qui n’était pas pensé dans les années 1970. Le christianisme a
donc résisté. Mais, fait majeur essentiel, au lieu d’avoir un sécularisme
généralisé et un athéisme partagé et global, les sociétés européennes ont
glissé dans le panthéisme, opérant un retour du paganisme qui se manifeste
dans le rejet de plus en plus marqué de la science et de la raison. Philippe
Nemo a été l’un des premiers à analyser la mort de l’athéisme 3. Dans un
essai récent, Chantal Delsol a étudié la fin de la chrétienté 4, qui n’est pas la
fin du christianisme, dont le reflux laisse la place à des pratiques païennes.
Ce que René Girard avait compris et théorisé est en train de ressurgir avec
vigueur manifestée par le retour de l’archaïsme et des instincts primaires
dans une société pourtant technologisée. Le sacrifice humain, qui est l’un
des axes de l’histoire, fait son retour, sous des formes modernes. Dès 1840,
Tocqueville dans un chapitre bref de La Démocratie 5 avait compris que le
panthéisme serait la grande religion des siècles démocratiques :

Parmi les différents systèmes à l’aide desquels la philosophie


cherche à expliquer l’univers, le panthéisme me paraît l’un des plus
propres à séduire l’esprit humain dans les siècles démocratiques ;
c’est contre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable
6
grandeur de l’homme doivent se réunir et combattre .

L’esprit du panthéisme se manifeste aujourd’hui dans l’écolo-marxisme,


qui met à bas toute science et toute réflexion pour se fonder uniquement sur
le sentimentalisme et le ressentiment. De Marx dans les années 1970 nous
sommes passés à Gaïa dans les années 2000 établissant l’itinéraire d’un
paganisme globalisé. La Terre-Mère est désormais vue comme l’horizon
cosmique vers lequel les hommes fusionnent. Cette pensée s’est liée avec
l’indigénisme, qui est à la fois une reconstruction culturelle menée par des
Occidentaux et un réveil des cultures primitives typique du choc des
civilisations. Tout ce qui se rattache à l’Occident est rejeté : vêtement,
culture et bien sûr christianisme. Ce qui demeure est fusionné dans les
cultures revisitées, comme l’exprime cet extrait d’un credo rédigé par les
Indiens de La Paz en Bolivie en 1995 :

Nous croyons en Jésus-Christ qui vit, meurt et ressuscite dans ceux


qui luttent pour construire un projet historique de vie à partir des
pauvres. Nous croyons en Jésus-Christ Dieu de la proximité et de
l’unité, qui nous a donné vie et force à travers le sacrifice de
Quetzalcóatl qui a été, est et continuera d’être de notre côté, pour
rechercher un nouveau pachakuti, à travers la fraternité, la
communauté, la solidarité, la réciprocité, car tout cela est
l’actualisation de son immense amour qui nous oriente vers la Terre
nouvelle et les Cieux nouveaux 7.

L’indigénisme qui refleurit en Amérique latine comme ailleurs, en rejetant


tout ce qui est occidental, est l’une des manifestations du choc des
civilisations provoqué par la mondialisation. Celle-ci balaie les cultures
faibles, trop fragiles pour résister aux vents de la globalisation, mais
renforce les cultures fortes, ravivées par ce même vent. Cela n’empêche pas
les constructions intellectuelles sous couvert d’authenticité, de primitivisme
et de retour aux sources. Les langues indigènes « originales » sont, la
plupart du temps, des constructions récentes de linguistes. Les traditions
« immémoriales » ont été sauvées et formalisées par les ethnologues. Evo
Morales, chantre de l’indigénisme bolivarien, n’est pas un Indien et ne
maîtrise pas les langues « indigènes ». L’authenticité peine à masquer le
bricolage intellectuel et l’opportunisme politique. Comme pour la théologie
de la libération, l’indigénisme écolo-communiste est un produit
d’exportation fabriqué en laboratoire. Les sociologues ont eu tort de parler
de retour du religieux ; celui-ci n’a jamais disparu. Loin d’être une « sortie
de la religion », la manifestation spirituelle actuelle est l’expression du
paganisme globalisé qui s’exprime dans le culte vaudou, l’adoration de la
Pachamama ou les rites écolos. Financé par des institutions internationales,
soutenues par des figures charismatiques, il s’exprime aujourd’hui dans
l’écologisme qui, sous couvert de discours scientifiques, est l’abdication de
la raison au profit de l’émotivité et du sentimentalisme. Rejoint par la
vieille garde marxiste lavée au vert, il est aussi dangereux pour l’homme
que son prédécesseur. L’Amérique latine, laboratoire du communisme rouge
e
au XX siècle, est en train de devenir celui de l’écolo-communisme au
e
XXI siècle. Il agrippe tout à lui : le féminisme sentimental, le culte de la

nature et de la déesse mère, la haine du genre humain, l’homme étant vu


comme un virus pour la nature. Il reprend la voie du sacrifice humain si
bien révélé par René Girard en développant une éco-théologie dont le thème
chéri de la décroissance peut faire autant de victimes que les laogaïs de
naguère. Le péché personnel est remplacé par des crimes corporatifs. C’est
la société qui est coupable de pécher contre l’indigénisme ou contre
l’environnement. Elle doit donc être redressée et rééduquée. La haine du
progrès, de la technologie, des communications humaines et des échanges
reprend l’antique voie de la servitude. L’écologie de la libération, telle
qu’elle est défendue par les nouveaux tiers-mondistes et les écolo-
communistes, conduira aux mêmes drames que les idéologies qui l’ont
précédée. Le recours systématique à la peur autour de la fameuse notion
« d’urgence climatique », le refus du dialogue et du débat, l’adoption de
choix politiques contraires aux intérêts des populations, engendrant parfois
de grands drames comme au Sri Lanka en 2022 8. La manifestation du
panthéisme dans les sociétés occidentales est également visible dans les
pratiques sociales nouvelles : l’apparition puis la généralisation des
tatouages et des piercings 9, le recours aux voyants, l’attrait pour
l’astrologie, etc. Loin d’être sécularisées, les sociétés occidentales sont de
plus en plus panthéistes.

Indigénisme et vaudou
Ailleurs dans le monde c’est l’indigénisme et le vaudou qui sont en
grand essor. Lors de l’épidémie de covid, on a ainsi vu le ministre bolivien
de la Santé se livrer à un sacrifice de lama desséché auquel il a mis le feu
afin de chasser les mauvais esprits pour demander la fin de l’épidémie. Sous
couvert de défense des peuples autochtones et des rites traditionnels, c’est
tout un arsenal de pratiques occultes qui sont remises en avant et défendues.
L’autre nouveauté est l’essor du vaudou en Afrique et en Europe, qui sort de
ses régions d’origine pour se développer dans toute l’Afrique de l’Ouest et
au sein des Africains de la diaspora.

Le vaudou : un culte en essor


Originaire du royaume du Dahomey, aujourd’hui Bénin et Togo, le
vaudou a connu une première expansion en Haïti. Depuis quelques années,
il se répand dans le reste de l’Afrique de l’Ouest et dans le golfe de Guinée.
Avec l’immigration africaine, il se retrouve désormais en Europe où sa
pratique se développe. Au-delà de ses aspects rituels et culturels, le vaudou
structure de nombreuses sociétés, notamment les syndicats du crime
nigérians 10 qui ont adopté ses pratiques. Conjuguant la criminalité
primitive, la violence brute et une structuration familiale très codifiée, ces
syndicats sont notamment présents dans le trafic de drogue et de migrants.
L’appartenance se détermine en fonction de liens familiaux, ethniques ou
tribaux. Chaque cellule est généralement composée de cinq à dix membres
initiés issus de la même ethnie. Parmi les groupes les plus puissants, on
trouve le Neo Black Movement (NBM), officiellement classé comme ONG,
avec près de 30 000 membres à travers le monde et la Black Axe, issue de
ses rangs. Pour intégrer ces structures, les impétrants doivent passer par une
série de rites initiatiques mêlant épreuves du feu, viols collectifs, passage à
tabac, le tout intégré dans des pratiques vaudous puisque les candidats sont
purifiés par un prêtre vaudou qui les fait renaître dans l’esprit et leur donne
le nom d’un héros de l’indépendance africaine. Ce rituel fait partie
intégrante de l’appartenance aux syndicats du crime, qui mêlent criminalité
internationale et rites identitaires locaux. L’état de soumission des
prostituées nigérianes est lié à la pratique institutionnalisée du vaudou
s’appuyant sur des rituels sanglants de magie noire – le juju – toujours
massivement en vigueur dans la société nigériane actuelle. Les tueurs de la
Black Axe sont également partie prenante dans des rituels d’intronisation
qui consistent à accepter de subir des sévices et à boire leur propre sang 11.
Après des pressions exercées par des pays d’Europe, le roi de l’État d’Edo,
Oba Roi Ewuare II, en tant que chef suprême du Conseil des chefs
coutumiers, a accepté en 2018 de condamner publiquement l’exploitation
sexuelle des mineures par des réseaux criminels et de révoquer les serments
de magie noire faits sous la contrainte par des milliers de filles nigérianes à
des prêtres vaudous. La cérémonie de révocation a été filmée par la
télévision suisse.
Lors de la guerre en Centrafrique, les populations se structurèrent entre
Seleka et anti-Balaka, mouvements qui tenaient le territoire centrafricain et
organisaient attaques et coups de feu. Si la Seleka était considérée comme
musulmane et les anti-Balaka comme chrétiens, la réalité était quelque peu
différente. Pour intégrer le mouvement anti-Balaka, les jeunes hommes
devaient passer par toute une série de rituels comprenant, comme pour les
Nigérians, tabassage, viol, épreuve du feu, scarification, le tout à l’écart des
villages et de nuit. Ainsi intronisés, les soldats étaient protégés des balles de
kalachnikov qui glissaient sur eux sans les toucher, du moins le croyaient-
ils, en étant également protégés par une série de gri-gri et de colliers
magiques. Rien de très chrétien donc chez ces jeunes hommes ensorcelés
pour se protéger des balles de AK, d’où le nom d’anti-Balaka.
La renaissance du mouvement vaudou n’en est qu’à ses débuts. En
France, la lecture de la presse locale permet de trouver, de façon assez
régulière, des crimes organisés dans des rites vaudous. Il y a souvent une
partie du corps qui a été démembrée et mangée, des organes consommés,
l’usage du feu, parfois mal maîtrisé. N’ayant pas encore digéré la question
du voile, déchirée entre ceux qui veulent l’interdire et ceux qui le tolèrent,
la société française aura encore plus à faire lorsque le sujet du vaudou, des
sacrifices humains et des rites de purification viendra sur le devant de la
scène.
La marche inexorable vers le progrès, telle qu’elle était pensée par les
universalistes du XXe siècle, trouve ici son point d’arrêt. En dépit des
missions catholiques, de l’urbanisation, de l’ouverture au monde, les
anciens rites et coutumes, que beaucoup pensaient dépassés et obsolètes,
sont en train de ressurgir. Des rites propres à l’Afrique, propres à son
histoire et à ses traditions, des rites qui contreviennent aux rêves de
l’universalisme qui ici aussi semble dépassé.

L’Église face à l’universalisme : remise


en cause
S’il y a une institution qui se conçoit dans l’universalisme c’est bien
l’Église catholique, le terme même de catholique signifiant « universel ». À
la conception antique de l’universalité vue comme étant essentiellement la
e
diffusion dans l’espace romanisé, a succédé à partir du XVI siècle et des
grandes découvertes une universalité pensée comme une diffusion à
l’ensemble du monde 12. Il apparaissait alors normal aux missionnaires de
diffuser la foi chrétienne et d’extirper les rites païens des contrées où ils
étaient envoyés. La supériorité de la culture chrétienne et européenne ne
faisait aucun doute et les bienfaits que celle-ci pouvait apporter justifiaient
13
qu’on la diffusât aux populations indigènes . Il y avait, dans le processus
d’évangélisation, trois idées fondamentales : la première, que la culture et la
religion européennes étaient supérieures aux autres ; la seconde,
qu’apporter cette culture était un bienfait pour les populations et que cela
contribuerait à l’élévation de leur niveau de vie ; la troisième, que les
populations en question étaient aptes à recevoir cette culture.
Ce schéma a fonctionné, ce qui explique la diffusion du christianisme
en dehors de son aire culturelle historique. Mais il est aujourd’hui remis en
cause par deux facteurs : le premier, qui est le retour de l’indigénisme et
subséquemment le rejet des cultures étrangères, dont le christianisme fait
partie ; le second, qui est une plus grande réticence à l’idée d’apporter aux
autres la culture européenne. Le phénomène avait commencé avec la
décolonisation : si les peuples colonisés rejetaient les structures politiques
européennes, pourquoi ne rejetteraient-ils pas aussi les structures culturelles
et religieuses ? On pouvait difficilement mettre un terme à la colonisation
politique et poursuivre la colonisation culturelle. Ces interrogations nées
dans les années 1950-1970 semblent aujourd’hui arrivées à leur terme
puisque les autorités ecclésiales elles-mêmes reconnaissent l’échec de cet
universalisme. Deux exemples récents en témoignent. Le premier est celui
des protestants de Suède, dont les autorités se sont excusées pour
l’évangélisation des Lapons :
e
Au cours de la période dite du Grand pouvoir, aux XVII et
e
XVIII siècles, la couronne suédoise s’est particulièrement intéressée
à la région de la Sápmi (souvent appelée Laponie) et aux Samis afin
de contrôler le commerce à travers la calotte polaire, de taxer la
population et d’exploiter les ressources en minerai. La population
samie devait être soumise par la mission, l’éducation et la
législation. Elle devait être convertie à la foi luthérienne et
abandonner sa propre religion, fortement liée aux moyens de
subsistance, à la structure familiale et à la culture.
Les pasteurs ont exigé que les Samis se marient, baptisent leurs
enfants et enterrent leurs morts dans le cimetière, et non « dans les
e
bois » comme le voulait l’ancienne coutume. À la fin du XVII siècle,
l’Église a découvert que les Samis n’étaient pas aussi chrétiens
qu’elle l’avait cru. Sous la pression du roi Charles XI, de nouveaux
efforts ont été faits ; Église et Couronne ont travaillé de concert par
la coercition, les menaces et les punitions. […] Le
24 novembre 2021, en conduisant une cérémonie de demande
officielle de pardon en la cathédrale d’Uppsala, la pasteure et
archevêque Antje Jackelén a marqué un tournant capital dans la
14
reconnaissance de la culpabilité de l’Église de Suède .

Ce qui était autrefois vu comme bon et désirable est désormais


condamné. C’est un renoncement à tout universalisme puisque c’est
considérer qu’il ne doit pas y avoir de conversion d’une culture à une autre.
Un processus identique a été engagé par l’Église catholique, notamment
15
au Canada dans le cas des internats pour enfants indigènes . Recevant une
délégation d’Inuits et d’indigènes en avril 2022, le pape François s’est
excusé auprès d’eux en faisant usage de termes lourds de conséquences
pour la jurisprudence évangélique.
Ensuite la honte, notamment pour le rôle que divers catholiques,
« en particulier ceux qui ont des responsabilités éducatives » ont
joué dans les blessures des autochtones, « dans les abus et le
manque de respect envers votre identité, votre culture et même vos
16
valeurs spirituelles . […] La chaîne qui transmettait les
connaissances et les modes de vie, en union avec la terre, a été
rompue par la colonisation, qui a arraché sans respect beaucoup
d’entre vous à votre milieu de vie et a tenté de vous conformer à une
autre mentalité », a déclaré solennellement le Pape François.
« Ainsi, votre identité et votre culture ont été blessées, de
nombreuses familles ont été séparées, de nombreux enfants ont été
victimes de cette action d’homologation, soutenue par l’idée que le
progrès se fait par la colonisation idéologique, selon des
programmes planifiés, plutôt que par le respect de la vie des
peuples 17. »

La formule n’est pas sans ambiguïté. Si ces catholiques ont manqué de


respect envers « les valeurs spirituelles » des Inuits, cela signifie-t-il qu’ils
ne devaient pas les évangéliser ? Et si cela est valable pour les peuples
d’Amérique, qu’en est-il des peuples d’Afrique ? C’est là un dossier très
délicat qui touche au sujet même de l’expansion du christianisme dans le
monde. Les Africains ne pourraient-ils pas considérer eux aussi, à l’instar
des Inuits, que la foi qu’ils professent fut apportée de l’extérieur par
l’ancienne puissance coloniale et qu’elle ne mérite donc pas de demeurer
afin de respecter « l’identité » et « la culture » de leurs peuples ? Nous
touchons-là un phénomène de fragmentation et de rétractation qui devrait
s’intensifier dans les années qui viennent.
La dissolution de l’Afrique
Plus que tous les autres continents, l’Afrique a symbolisé le rêve de
l’universalisme. Découvertes tardivement par les Européens, ces terres
australes ont été les lieux des exploits et des découvertes, des paris fous et
insensés, des baroudeurs et des explorateurs. La colonisation a porté en elle-
même une ambiguïté. Défendue comme étant un levier de puissance et de
développement pour l’Europe, elle s’est révélée être un poids bien trop
lourd à porter pour les pays qui la pratiquaient, la France en tête 18. Le
mythe du développement et de l’argent magique qu’il suffisait de répandre,
via des ONG et des structures publiques, afin de faire pousser la richesse et
d’accroître le niveau de vie commence à s’étioler. D’objectifs du millénaire
en rêve de décollage, le continent africain est surtout soumis aujourd’hui à
une dissolution de plus en plus marquée. Disparition de l’Afrique du Sud
comme pays développé de rang international, guerre sans fin au Soudan et
en Éthiopie, conflits ethniques répétés au Congo et en Afrique de l’Ouest, la
stabilité n’est plus seulement du registre du rêve, mais du fantasme. Parmi
les zones dangereuses de l’Afrique figure le golfe de Guinée, pris en étau
par le djihadisme au nord et les cartels de mafias au sud.

Infiltration criminelle dans le golfe


de Guinée
Le bras de fer sahélien contre la pénétration islamiste est en train de se
déplacer vers le sud pour atteindre le golfe de Guinée. Après le Burkina
Faso, le Niger et le Nigéria, c’est désormais la Côte d’Ivoire, le Ghana, le
Togo et le Bénin qui sont sous menace islamiste. Ces derniers arrivent par le
nord et s’infiltrent dans les pays en direction de l’accès maritime. Plusieurs
phénomènes sont en jeu : la présence musulmane au nord, dont une partie
de la population est en train de basculer dans l’islamisme, les rivalités
ethniques, la connexion aux réseaux de trafics de drogue. Longtemps
épargnée par la drogue, l’Afrique est devenue depuis une dizaine d’années
l’eldorado des substances illicites que l’on trouve désormais assez
facilement. Cela s’explique par la recherche de nouveaux marchés pour les
cartels, l’accroissement du mode de vie d’une petite élite urbaine, la
diminution des coûts de fabrication grâce à l’introduction des drogues de
synthèse. Les syndicats du crime nigérians jouent un rôle majeur dans ces
trafics qui leur rapportent beaucoup. Jusqu’aux années 2015, la drogue était
fabriquée ailleurs (notamment Inde et Colombie) et importée en Afrique,
depuis ces années-là de plus en plus d’usines à drogue sont directement
installées au cœur du continent, dans les régions qui échappent au contrôle
des États. Étant plus petits et plus mobiles, les laboratoires n’ont plus
besoin d’être domiciliés loin pour être efficaces. C’est aussi l’assurance
d’être au plus près des marchés et de diminuer les temps de transport. Une
délocalisation de la production de drogue qui permet à l’Afrique de
s’insérer dans ces connexions mondiales, ce qui n’est pas nécessairement
une bonne nouvelle.
Pour ce faire, le golfe de Guinée est une zone stratégique : c’est un
accès à la mer, il est proche du Sahel, il possède de nombreux ports et des
mégapoles bassins de consommation, il est baigné d’États faillis qui sont de
plus en plus des États mafieux, comme le Ghana et le Togo. Y prendre
appui est donc un objectif des islamistes qui continuent ainsi la pénétration
e
de l’islam vers le sud pourtant arrêtée au XIX siècle avec l’arrivée des
Européens. Depuis le début des années 2000, ce mouvement reprend,
mêlant religion, ethnicité, rivalités locales et intérêts financiers. La Côte
d’Ivoire est désormais aux avant-postes du combat contre le djihadisme. En
juin 2020, des accrochages avec des colonnes islamistes le long de la
frontière du Burkina Faso ont fait 10 morts parmi l’armée ivoirienne. Le
pays n’a pour l’instant ni les moyens ni les possibilités de lutter contre cette
infiltration. La présence militaire française dans le pays est une garantie de
stabilité et une protection pour un pays qui va entrer dans des turbulences
graves avec les prochaines présidentielles. Initiée en 2002 par l’opération
Licorne, qui a engagé 5 000 hommes au plus fort de la crise, la présence
française s’est muée, en 2015, en Forces françaises en Côte d’Ivoire. Cette
base d’appui est essentielle pour éviter le basculement du pays et donc de la
région du golfe de Guinée dans l’islamisme et la criminalité. Reste à voir
comment il sera possible d’éviter une prise de contrôle djihadiste sur le long
terme. Le risque majeur pour la France est que cette zone devienne une
nouvelle Indochine, nous obligeant à engager des troupes nombreuses pour
maintenir un régime auquel les populations locales ne croient pas. La lutte
contre l’islamisme entre dans le cadre des guerres révolutionnaires de
contre-insurrection, comme en Indochine et en Algérie, mais à cela s’ajoute
une dimension criminelle d’hybridation avec les trafics d’esclaves, d’armes
et de drogues, comme le firent les FARC en Colombie. Ce sont donc des
opérations compliquées à mener, car il faut à la fois maîtriser les stratégies
de contre-révolution et les stratégies de police pour lutter contre la
criminalité. Or cette hybridation est quelque chose de nouveau qui nécessite
de mettre au point de nouvelles tactiques.
Djihadisme et criminalité dans le golfe de Guinée.
Il est évidemment essentiel de coopérer avec les pays et les polices
locales, mais jusqu’où peut-on aller ? France et Espagne forment ainsi les
polices des États du golfe. L’Espagne a un rôle important à jouer, d’une part
parce qu’elle a une longue tradition de lutte contre les trafics venant du
Maroc et de Colombie, d’autre part parce que la Galice est l’une des portes
d’entrée de la drogue d’Amérique latine, dont les flux se déplacent
aujourd’hui vers la Guinée. Grâce à ces coopérations, quelques actions
spectaculaires ont pu avoir lieu, comme l’arrestation en octobre 2019 d’un
bateau transportant 750 kilos de cocaïne qui fut saisi au large de Dakar.
Mais pour un bateau saisi, combien sont passés ? Les cartels colombiens se
servent de submersibles, qui peuvent faire jusqu’à deux allers-retours par
an. Mobiles, peu visibles, transportant beaucoup de drogue, ces
submersibles sont très efficaces. Certains ont déjà été arrêtés au large de la
Galice et dans le golfe de Guinée. Là aussi, la France est présente depuis
plusieurs décennies, avec la mission Corymbe débutée en 1990, qui a pour
finalité de sécuriser l’espace maritime et de protéger le transit des bateaux.
Cette mission s’étend du Sénégal au Gabon et a notamment pour fonction
de protéger les extractions de pétrole du Nigéria et du Gabon, ainsi que le
transit de marchandises entre l’Europe et l’Asie, via le canal du
Mozambique. 31 ans de présence, sans qu’une fin soit pour l’instant visible.
Bien au contraire, avec l’accroissement de la piraterie et l’arrivée des
cartels sud-américains qui s’infiltrent en Afrique de l’Ouest par le golfe de
Guinée, la zone est de plus en plus dangereuse, surement même l’une des
plus dangereuses du monde.
Mais la coopération a ses limites. La drogue fait vivre une grande partie
de la population qui, à des degrés divers, en touche les dividendes.
Bakchichs et pots-de-vin pleuvent, comme la corruption qui touche la
police, les juges et les pouvoirs publics. Difficile donc de s’entendre avec
des autorités quand elles-mêmes vivent de ces trafics, que ce soit de façon
directe ou indirecte. L’instabilité sécuritaire est également un moyen de
toucher des aides internationales et de justifier la présence de l’armée dans
certaines régions ou quartiers et de contrôler et surveiller les populations.
Les chefs d’État ont donc des intérêts objectifs à maintenir une certaine
dose de potentialité islamique afin d’en faire une base légitimant leur
pouvoir et justifiant leur action. D’où là aussi la difficulté de lutter contre
cette hybridation.

Faux médicaments
Les trafics de médicaments contrefaits sont légion. Ils rapporteraient
200 milliards de dollars à leurs commanditaires. Des « pharmacies par
terre » des rues de Lomé et d’Abidjan aux officines plus organisées le faux
est partout. Là aussi les bandes armées et les groupes terroristes en tirent
profit. Le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière a constaté lors de ses
enquêtes que le Hezbollah, le Hamas et Al-Qaïda se sont financés avec des
trafics de médicaments. Boko Haram trouve elle aussi des sources de
revenus dans ces ventes illicites. Ces trafics se sont beaucoup développés
dans la bande sahélienne. L’opération Serval a dû se muer en force
d’interposition et de lutte contre le crime organisé, qui sont des opérations
de police plus que des opérations militaires. Les groupes cherchent à tenir
des positions qui leur servent de comptoirs pour prélever des taxes, d’où des
batailles entre ces groupes autour des carrefours et des points de passage.
Les guerres coutent cher et les trafics permettent de les financer. Ces
groupes criminels n’hésitent pas à mener des actions armées pour tenir leurs
positions et pour repousser les troupes françaises et internationales qui
cherchent à les déloger. Le golfe de Guinée fait partie de ces zones
secondaires de la géopolitique mondiale qui sont néanmoins d’un intérêt
stratégique essentiel pour la sécurité et la stabilité du continent africain et
de l’Europe.
Une convention Médicrime mais un trafic qui explose sur tous les continents.

Nigéria : le pays qui n’en finit


pas de tomber
Situé sur le littoral du golfe de Guinée, la frontière nord en contact avec
la bande sahélienne via le Tchad et le Niger, le Nigéria est l’un des pays les
plus préoccupants d’Afrique. Les attaques de civils et les enlèvements de
jeunes filles ne cessent de se développer, les mouvements terroristes et
mafieux agissent avec une grande impunité, Boko Haram n’étant pas seul
en cause. La liste des attaques mensuelles est longue : massacres de
villageois, enlèvements de collégiennes, affrontements sur des marchés,
attaques de postes de police et de militaires… ce sont chaque mois plusieurs
centaines de civils qui sont tués. De ces violences découlent plusieurs
analyses :
Géographique tout d’abord. Les affrontements ont surtout lieu dans le
nord et le centre du pays. Le Nigéria a en effet une configuration classique
en Afrique centrale avec un nord musulman et un sud chrétien-animiste ;
héritage de la période coloniale qui est en train de s’estomper.
Religieux ensuite. C’est là un débat sur lequel les avis divergent entre
analystes. Dans la matrice de ces conflits, est-ce l’islam qui prime (donc il
s’agit d’un conflit religieux) ou bien est-ce la rapine (conflit pécunier) ou
bien est-ce l’ethnie (conflit ethnique) ? Bien souvent un mélange des trois,
avec une répartition qu’il est parfois difficile de distinguer, qui peut varier
dans le temps et l’espace et varier aussi selon les groupes et les
circonstances. Tout attribuer à l’islam est une erreur, comme le fait de tout
mettre sur le compte de l’ethnie ou de la rapine. À cela s’ajoute le vaudou,
religion de plus en plus présente au Nigéria et abondamment pratiquée par
les réseaux criminels comme rite d’initiation et rite de maintien dans la
communauté.
La haine de l’Occident est un puissant moteur, car il permet de créer un
ennemi commun mobilisateur. Boko Haram signifie « l’éducation
occidentale » (Boko) est « interdite, prohibée, péché » (haram) 19. Une
opposition à l’Occident définie de façon claire dans le nom même du
groupe. Ce retour à l’indigénisme est une constante de la géopolitique
culturelle de ces dernières années, et pas uniquement en Afrique.
Le Nigeria et ses fractures.

Ces attaques se soldent également par un nombre important


d’enlèvements. Ce sont essentiellement des écoliers et des jeunes filles qui
sont enlevés. Cela vise trois finalités : attaquer l’école pour attaquer la
culture « occidentale » (le fameux mantra de Boko Haram) ; enlever des
personnes pour demander des rançons (un moyen de rapine assez efficace,
surtout si les personnes enlevées sont des Occidentaux) ; vendre ces jeunes
filles comme esclaves. Du nord du Nigéria on passe facilement au Tchad et
de là en Libye, où pullulent les marchés aux esclaves, le temps de trouver
preneur pour traverser la Méditerranée et venir en Europe, via des réseaux
mafieux. Les jeunes filles sont des cibles de choix, notamment pour la
prostitution. Le Nigéria n’est pas un pays lointain, il concerne la France au
premier plan. Avec 45 millions d’habitants en 1960, 122 millions en 2000 et
20
210 millions en 2020, il est le pays le plus peuplé d’Afrique . Cette
démographie jeune et en expansion (5,4 enfants par femme en moyenne),
est un problème pour l’ensemble de l’Afrique, mais aussi pour l’Europe
compte tenu de l’état de déliquescence du pays. Un procès tenu au
printemps 2018 à Paris a révélé l’ampleur du phénomène 21 : des
protagonistes d’un réseau de prostitution nigériane n’hésitaient pas à forcer
des jeunes mineures à se prostituer dans les bois de Vincennes et de
Boulogne et dans le quartier de Strasbourg Saint-Denis. Ce réseau de
proxénétisme était géré d’une main de fer par des femmes nigérianes. Elles
étaient épaulées par des hommes de main issus de gangs nigérians, en
étroite collaboration avec des acteurs de la traite des êtres humains restés au
pays et une myriade de passeurs présents à tous les points cruciaux des
routes migratoires en provenance du continent africain. Au cours d’autres
procès qui se sont tenus en France, les enquêteurs constatèrent que, tout en
consolidant jour après jour leur joug criminel sur l’Hexagone, ces gangs
réinvestissaient leurs juteux profits au Nigeria, notamment dans la
construction de quartiers résidentiels tels que celui de Small London à
Uromi dans l’État d’Edo. En effet, la majorité des femmes nigérianes qui se
prostituent sur le sol européen sont originaires de l’État nigérian d’Edo.
Peuplé de 3,5 millions d’habitants, cet État est le plus pauvre du pays,
constituant ainsi un véritable réservoir de victimes de la traite des êtres
22
humains sur le continent africain .
Ethnies et affrontements au Nigeria.

Sahel : l’impasse du terrorisme


Nous sommes victimes d’une intoxication intellectuelle autour de la
question du terrorisme. Dire que nous sommes « en guerre contre le
terrorisme » ou que nous luttons contre les terroristes n’a pas de sens. Le
terrorisme est une technique de communication violente qui participe de la
guerre, non un adversaire… 23. Or depuis les attentats de 2001, le terrorisme
est présenté comme une personnalité et un tout, chose qu’il n’est pas. Au
moment de la guerre d’Indochine et durant la guerre d’Algérie, l’armée
française ne luttait pas contre le terrorisme, mais contre les Vietminh ou les
fellagas, qui faisaient usage du terrorisme comme stratégie militaire. Nous
sommes ici intoxiqués par le refus de nommer l’adversaire que nous
combattons. La véritable question est de déterminer contre qui nous
sommes en guerre. Au Sahel, l’intervention française fut présentée comme
une guerre « contre l’islamisme ». C’est déjà un peu plus précis, mais c’est
tout autant inexact : on ne combat pas des idées avec une armée et des
déploiements militaires.

Le Sahel face au djihadisme.

La présence française récente au Sahel a débuté avec l’opération Serval


(janvier 2013 – juillet 2014) puis s’est poursuivie avec l’opération
Barkhane (2014-2022). Toujours en Afrique, la France intervient en
Centrafrique en 2013 avec l’opération Sangaris (2013-2016) afin de
pacifier un pays en situation de guerre ethnique. Si cette opération fut un
succès à court terme, notamment en démilitarisant une partie des milices
séléka et anti-balaka, elle n’a rien résolu sur le long terme, les violences
étant reparties et avec elles les massacres de populations civiles.
Force est donc de constater que les opérations militaires que nous avons
menées ces dix dernières années, si elles sont techniquement des succès à
court terme et si elles permettent à l’armée française de se déployer sur des
théâtres d’opérations réels, ce qui est nécessaire pour maintenir son niveau,
elles ne résolvent pas les problèmes humains posés dans ces pays. Et elles
ne peuvent nullement prétendre les résoudre puisque ces problèmes
trouvent leurs origines dans des luttes ethniques et tribales qui ont débuté
bien avant la première colonisation de l’Afrique (1880). La croyance selon
laquelle la démocratie est la seule voie possible de la pacification et que
l’imposition du modèle européen réglera les problèmes de ces pays est
encore très partagée quoique de plus en plus contestée. Couplés au mirage
du « développement » qui dilapide une partie de l’argent collecté en France
via des associations et des organismes humanitaires qui n’ont jamais pu
démontrer leur utilité concrète, nous demeurons pour l’essentiel en Afrique
avec une mentalité qui reste figée dans les schémas coloniaux. Bien que la
plupart des pays africains aient obtenu leur indépendance en 1960, la
mentalité coloniale, mère de l’intervention humanitaire et du mythe du
développement 24, est encore loin d’être dissipée.

Il faut quitter l’Afrique


La fin de l’opération Barkhane signe la fin d’une certaine présence en
Afrique. La Côte d’Ivoire est la porte de l’ensemble de ces opérations. Les
forces françaises en Côte d’Ivoire représentent aujourd’hui environ
900 hommes, pour l’essentiel basés à Abidjan. Ce sont elles qui ont
stabilisé le pays après la guerre civile du début des années 2010 et c’est
elles qui évitent que celui-ci ne sombre dans le chaos, en dépit de
l’infiltration djihadiste de plus en plus forte en provenance du Burkina
Faso. Les FFCI ont succédé à l’opération Licorne (2002-2015), mise en
place après un premier volet de violences. Avec son accès à la mer et sa
connexion à la partie sud de la bande sahélienne, la Côte d’Ivoire est un
dispositif essentiel dans les opérations françaises en Afrique. C’est
véritablement la porte française en Afrique, qui permet à la fois de
débarquer et d’embarquer les hommes et le matériel.
Le défi français ne consiste donc pas à arrêter Barkhane mais à définir
un objectif à atteindre, une stratégie à suivre et une tactique à mener. La
véritable question est pour quelle raison sommes-nous encore en Afrique ?
D’un strict point de vue économique, la France n’a pas intérêt à y être. Nos
échanges commerciaux se font essentiellement avec les pays européens, les
États-Unis puis la Chine 25. Il y a davantage d’échanges avec l’Italie ou la
Belgique qu’avec l’ensemble du continent africain, même si quelques
secteurs de rentes en tirent bénéfice. Se focaliser sur le Sahel empêche de
voir les points géopolitiques majeurs : la Chine, le sous-continent indien,
l’océan Indien, l’Amérique latine, avec qui nous avons plus de liens
culturels et économiques que l’Afrique. C’est nous détourner des véritables
enjeux, si bien que peut se reposer la vision géopolitique de François
Guizot, qui préférait les points d’appui aux possessions territoriales. Sans
abandonner l’Afrique, nous aurions intérêt à ouvrir notre regard et à nous
intéresser aux autres zones du monde qui, par leur démographie, leur
économie, leur dynamisme politique, sont en train de bouleverser la
multipolarité. Le Pakistan par exemple, qui sera dans 20 ans l’un des pays
les plus peuplés du monde. L’Inde, son voisin, Taïwan, où la menace
chinoise est de plus en plus étouffante, le Brésil et le Chili, rare pays stable
de l’Amérique latine. Ce qu’il faut, c’est sortir de la logique géopolitique
coloniale des années 1880 pour revenir à une vision du monde large, celle
du XVIIIe siècle, quand la France regardait autant les bouches du fleuve
Sénégal que les comptoirs d’Inde et les immensités du Pacifique. L’avenir
du monde ne se trouve pas en Afrique, mais en Eurasie et dans l’océan
Indien. Il est temps, pour la France, de mettre un terme à son tropisme
africain afin de se projeter vers des théâtres d’activité plus prometteurs.

Le « djihadisme d’atmosphère »
en Europe et au-delà
Le Sahel, le Moyen-Orient et l’Europe sont touchés par ce que Gilles
Keppel appelle « le djihadisme d’atmosphère 26 ». Il y a peu, mais c’est déjà
un autrefois, le djihadisme était structuré et organisé. Il y avait des
organisations, des chefs, des ordres et des modes opératoires. Cela
permettait l’organisation d’attentats ciblés et organisés, s’appuyant sur des
relais et des réseaux. Les frères Kouachi en sont un exemple : leur attaque
contre Charlie Hebdo nécessitait une certaine logistique en armement,
voiture de déplacement, repérages, lieux de replis, etc. Ce djihadisme
organisé est principalement le cas des attentats des années 1990-2010, mais
celui-ci a dorénavant évolué vers ce que Keppel appelle le djihadisme
d’atmosphère. Désormais, des jeunes désœuvrés agrippent des idées et des
sentiments à travers les musiques piochées sur le Net, la lecture de quelques
sites, la fréquentation de forum et de discussions en ligne. Ils se radicalisent
au contact de ces nuages djihadistes et des rencontres personnelles qu’ils
peuvent faire dans leurs cités, décidant un jour de passer à l’acte en faisant
usage d’une voiture ou d’un couteau. L’attentat est beaucoup moins
organisé et planifié, moins meurtrier aussi, mais plus facile à perpétrer. Une
voiture lancée à forte allure dans une foule, des coups de couteau frappés à
la gorge de passants. Ce djihadisme d’atmosphère a changé la façon d’agir
des terroristes et donc doit modifier aussi la façon de le contrecarrer. Pour
Gilles Kepel :
Cet assassinat [Samuel Paty] est le paradigme d’une nouvelle phase
du terrorisme islamiste, de quatrième génération, ou « 4G ». Elle est
structurellement liée à la propagation de messages de mobilisation
sur les réseaux sociaux déclenchant le passage à l’acte criminel, et
ne nécessite plus d’appartenance préalable du meurtrier à une
organisation pyramidale, de type al-Qaida, ou d’affiliation à une
structure réticulaire, comme Daesh. Elle se cristallise par la
rencontre entre une demande d’action, diffusée en ligne par des
« entrepreneurs de colère », selon la formule du Pr Bernard Rougier,
et une offre terroriste qui répond à celle-ci, sans que la connexion
27
nécessite d’être véritablement formalisée .

Le meurtrier de Samuel Paty cherchait une cible et a fini par se


cristalliser sur ce professeur de collège, qu’il ne connaissait pas mais qui lui
semblait avoir les conditions requises d’une vengeance nécessaire. Le tueur,
d’origine tchétchène, correspond en russe avec des djihadistes présents dans
la poche d’Idlib. S’il passe donc à l’acte seul, il n’est pas isolé. Au moment
du passage à l’acte, il soudoie des élèves pour qu’ils lui indiquent qui est le
professeur incriminé (moyennant 300 euros) et il parvient à décapiter
promptement et proprement sa cible, ce qui est un geste technique difficile à
réaliser, d’autant plus avec une personne qui se défend. Gilles Keppel fait
remarquer que la décapitation est typique du rite de passage des adolescents
tchétchènes vers l’âge adulte où couper la tête du mouton (par opposition à
son simple égorgement) symbolise l’entrée dans l’âge d’homme. Il ne suffit
pas de visionner des vidéos de décollation pour y parvenir, il faut une
certaine pratique. Le Tunisien qui a assassiné trois personnes dans la
basilique de Nice a essayé sans succès de les décapiter, devant se limiter à
un simple égorgement. Il y a donc, en dépit d’un djihadisme mondialisé et
diffus grâce aux réseaux internet, des pratiques et des coutumes locales qui
demeurent. Les brigades tchétchènes sont notoirement connues pour leur
violence au sein du djihad syrien et elles furent très présentes dans la poche
de réduction d’Idlib. C’est d’ailleurs à l’un de leurs membres que le
meurtrier de Conflans a envoyé des messages avant et après l’attentat,
notamment la photographie de la tête découpée.
Ce djihadisme diffus, qui tisse des connexions humaines et invisibles
entre le Moyen-Orient et ce que Gilles Kepel appelle les « banlieues de
l’islam » est particulièrement difficile à combattre. Emmanuel Macron s’y
essaye en disant vouloir lutter contre le « séparatisme », terme flou, sans
consistance et sans pensée réelle. Les concepts de « laïcité » et
« d’intégration » sont eux aussi beaucoup trop vagues pour supporter une
quelconque résistance au choc djihadiste. En conclusion de son essai, Gilles
Keppel note avec justesse la faillite des études orientalistes en France.
Nombreux sont les hauts fonctionnaires et les responsables politiques à
n’avoir aucune connaissance sérieuse de l’Orient, trop souvent confondu
avec l’islam et avec le monde arabe. Cela se traduit notamment par l’emploi
de termes dont la signification est problématique, comme les termes
« islamistes » et « séparatisme ».
En français, « islamiste » désigne l’islam politique et en particulier
l’islam salafiste radicalisé, mais il n’a aucun équivalent en langue arabe. La
notion de « séparatisme » elle aussi n’a pas de signification en arabe. Fitna
désigne la sédition, notamment à caractère confessionnel. Bara’a désigne la
rupture, le désaveu d’avec les mécréants, ce qui est par ailleurs le
fondement de la pensée des islamistes. « Séparatisme » n’a par ailleurs que
très peu de signification en français. Or les autorités politiques françaises
devraient s’adresser au monde arabe et traduire leur discours en arabe, ce
qui est la base de tout mouvement de contre-insurrection. Tout semble
donner l’impression que la lutte contre l’islamisme est davantage un
discours politique orienté vers la population française qu’une véritable
politique menée contre un adversaire. Ce sont des concepts politiques
e e
éculés de la fin du XIX siècle et du début du XX qui sont utilisés pour tenter
de lutter contre des phénomènes djihadistes de 4e génération. Ici se
manifeste le décalage existant entre une réalité et la perception de cette
réalité. Les outils conceptuels et intellectuels employés sont souvent en
retard par rapport à la réalité du monde, ce qui empêche de le comprendre et
de l’analyser.

Éthiopie : un pays fragilisé


Loin du pré carré français en Afrique, l’Éthiopie est un pays essentiel,
du fait de sa longue histoire certes, mais aussi compte tenu de sa
géographie. Bordant la mer Rouge, à proximité de Djibouti, c’est un
territoire primordial comme porte d’entrée et de sortie de l’Europe vers la
zone asiatique. Le problème de l’Éthiopie est à la fois spécifique au pays et
général au continent africain. S’y déroulent des affrontements ethniques
pour le contrôle du pouvoir, une corruption massive et des rancœurs
historiques anciennes.
L’Éthiopie, un pays fracturé.

Grande comme la France et l’Espagne réunies, peuplée de 110 millions


d’habitants, l’Éthiopie est située sur le bassin du Nil, l’espace de la mer
Rouge et la zone de l’Afrique australe. Elle fut christianisée à partir de 350
avec la conversion de son roi Ezana. L’évangélisateur du pays fut Saint
Frumentius, un Syrien, connu dans le pays sous le nom d’Abba Salama (« le
père de la paix »). Voyageant de Syrie en mer rouge, il fréquenta la cour
d’Axoum et se lia d’amitié avec Ezana, alors fils du roi, qui devint roi lui-
même. Frumentius fut sacré évêque d’Axoum par Athanase d’Alexandrie.
L’église d’Éthiopie et celle d’Égypte rejetèrent le concile de Chalcédoine
(451) qui condamnait le monophysisme (le Christ a seulement une nature
divine). Aujourd’hui encore, l’église d’Éthiopie est donc monophysite. Dès
son origine, l’Éthiopie s’est placée dans le giron égyptien et donc dans l’axe
nilotique.
Le royaume d’Axoum était présent sur les deux rives de la mer Rouge,
faisant du commerce avec la région du Nil, le monde méditerranéen et le
monde de l’océan Indien. Mais il dû affronter les attaques des Perses puis
des Arabes. Il perdit la rive arabique de la mer Rouge, ce qui replia le
royaume en Afrique. Puis les Arabes attaquèrent les plaines, les populations
chrétiennes se réfugiant alors sur les hauts plateaux éthiopiens, où le
christianisme put continuer à se développer.
La région du Tigré est conquise en 1270 par Yekuno Amlak qui créa la
dynastie des Salomonides, car il prétendait descendre de la reine de Saba et
du roi Salomon. La dynastie se maintint au pouvoir bon an mal an jusqu’en
1974 et la déposition du négus Hailé Sélassié. Des groupes marxistes
prirent le pouvoir, qui furent chassés en 1991 par les hommes du Tigré. Puis
ce fut la guerre civile menée par le Front populaire de libération du Tigré
(FPLT). Les Tigréens se maintinrent au pouvoir jusqu’en 2012, date de la
mort de leur chef. À partir de cette année-là, le pouvoir leur fut contesté par
les Oromo et les Amhara. La situation empira, allant de massacre en
massacre, jusqu’au moment où les Tigréens décidèrent de faire sécession et
donc de s’opposer frontalement aux Oromo et aux Amhara.
La population éthiopienne compte 40 % d’Oromo contre 5 % de
Tigréens. Si les Tigréens sont donc en très large minorité démographique,
ils contrôlèrent le pays jusqu’en 2012 et refusent aujourd’hui de se faire
déposséder du pouvoir. Leur région est celle du nord, à cheval sur
l’Érythrée, peuplée majoritairement de Tigréens et qui a fait sécession de
l’Éthiopie. Le risque pour les Oromo est donc une sécession du Tigré et un
rattachement à l’Érythrée, qui possède un accès à la mer.
Le pays a un problème spécifique d’organisation. Un fédéralisme
ethnique fut mis en place en 1994 afin de donner une reconnaissance
officielle aux différents groupes, de leur permettre d’avoir des représentants
au Parlement et donc de tenter une conciliation possible entre les différentes
ethnies. Mais loin de créer une unité nationale, ce fédéralisme ethnique
renforce les particularismes, chacun votant pour le candidat de son ethnie.
Les minoritaires sont donc renforcés dans leur minorité, ce qui accroit
davantage les tensions au sein du pays. Au Tigré s’ajoutent les problèmes
de l’Érythrée et de l’accès à l’eau du bassin du Nil, ce qui ne cesse
d’envenimer les rapports avec l’Égypte. Le Premier ministre éthiopien,
Abiy Ahmed, espère pouvoir rétablir la stabilité de son pays après l’attaque
contre le Front de libération des Peuples du Tigré (TPLF) qui lui a pour
l’instant permis de reprendre le contrôle de la situation. Les forces du Tigré
ont quitté la capitale régionale pour se réfugier dans les montagnes et lancer
des opérations de guérilla à partir de ces territoires difficilement
contrôlables. À une guerre ouverte succède donc une guerre de tranchées
qui n’est jamais simple à régler.
À ces problèmes ethniques et politiques s’ajoute un problème
économique. L’Éthiopie est en train de devenir la capitale mondiale du
textile, remplaçant pour certains vêtements l’Asie du Sud-Est. De plus en
plus de Turcs et de Chinois investissent dans le pays, notamment autour
d’Addis-Abeba, afin de construire des usines performantes et modernes
pour produire les vêtements vendus sur les marchés européens et
américains. Le coton peut être produit et transformé sur place, ce qui limite
les contraintes de transport, et être ensuite tissé et filé pour finir en bobines
qui sont utilisées dans les usines. Après le Bangladesh et la Turquie,
l’Éthiopie est donc le nouveau centre névralgique du monde du textile. Une
situation qui apporte un espoir de développement pour le pays, mais qui est
fragilisée par le déroulement de la guerre en cours. Si le pays venait à
s’embraser une nouvelle fois il n’est pas certain que les investisseurs
continueraient d’y travailler. Entre le coton et les armes, le pays devra
choisir.

Attentats dans la zone des trois frontières.

Face au terrorisme 28
La carte de la « zone des trois frontières » représente les actes de
violence de tous ordres ayant lieu à différents moments au Mali, Niger et
Burkina Faso. Elles fournissent des indications essentielles pour autant que
l’on comprenne bien les conditions de production. La source en est la
29
Global Terrorism Database , où la totalité des événements violents est
prise en compte. On a donc des actes terroristes et d’autres incidents
(affrontements à base ethnique, criminalité liée à divers trafics, etc.) ; ce qui
correspond bien au profil de la violence dans la région. Les périodes
retenues concernent : a) le milieu de la révolte touarègue au Niger et Mali
(1990-1996) ; b) la révolte touarègue suivante (2007-2009) et ses suites ; c)
les années immédiatement antérieure et postérieure au début de l’opération
Serval (2013) ; d) la dynamique de la conflictualité dans les années
suivantes (2019 : dernières données disponibles).
L’histogramme permet de distinguer clairement la spécificité locale des
deux premiers épisodes, et la croissance spectaculaire de la violence
(notamment terroriste) à partir de 2012. À ce moment, on perçoit clairement
l’apparition d’une dynamique djihadiste macro-régionale et globale. La
carte permet, surtout, de voir le déplacement de cette violence au cours du
temps. Pour cela on recourt au calcul des barycentres (centroïdes de
30
l’ensemble des attaques de chaque période) . Cela permet de percevoir
(sans doute pour la première fois) le déplacement du « centre de la
violence » en direction du Burkina Faso au cours des dernières années et la
tendance à la transnationalisation que le djihadisme introduit dans la zone,
dont le foyer au sud-est du Niger (lié à Boko Haram) est une autre
expression.
À côté de ce vaste continent en situation d’émiettement qui voit
proliférer les usages de l’épée émergent des zones dont l’avenir est de plus
en plus manifeste, comme l’océan Indien et l’Indo-pacifique. Là, les
dangers de l’épée sont en train de se manifester.
1. Si le terme de « religion » est régulièrement employé, il n’est que très rarement défini. La
religion devient ainsi un concept flou et sans consistance, qui ne veut rien dire, mais qui donne
l’air de dire. Une sorte de paresse intellectuelle qui empêche de distinguer les choses et les
concepts.
2. Jean-Baptiste Noé, Géopolitique du Vatican. « Le réveil du christianisme en Europe »,
p. 152.
3. Philippe Nemo, La belle mort de l’athéisme moderne, Puf, 2013.
4. Chantal Delsol, La fin de la chrétienté, Le Cerf, 2021.
5. La Démocratie, tome 2, « Ce qui fait pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le
panthéisme ».
6. Extrait.
7. Cité par Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Le Seuil,
2008, p. 91.
8. Des décisions politiques absurdes, notamment l’interdiction de l’usage des engrais, ont
provoqué une destruction de la filière agricole et de là des disettes dans l’ensemble de l’île.
9. Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux, Le Seuil, 2021.
e
10. Guillaume Soto-Mayor, « Les syndicats du crime nigérians : les criminels du XXI siècle »,
o
in Conflits n 24, octobre 2019.
o
11. Ana Pouvreau, « Les mafias nigérianes investissent l’Europe », Conflits, n 37,
janvier 2022.
12. Jean-Baptiste Noé, Géopolitique du Vatican, « Le Vatican : continuité et expansion de la
romanité », p. 119.
13. Le roman de Jean Raspail, Qui se souvient des hommes (1986) raconte les ambiguïtés et les
drames de cette politique de civilisation exercée à l’égard des Alakalufs. En dépit de
nombreuses tentatives des missionnaires protestants et catholiques, celle-ci s’est révélée un
échec.
14. Source : Le Regard protestant, « L’Église de Suède demande pardon aux Samis »,
14 janvier 2022.
15. Cas complexe qui a occupé une grande partie de l’actualité au Canada dans les années
2021-2022. Il s’agit d’internats où étaient recueillis, logés et éduqués des enfants des peuples
autochtones. Les responsables des internats sont accusés de maltraitance. Les médias ont évoqué
la présence de charniers où furent ensevelis les enfants, mais aucun corps ne fut jusqu’à présent
retrouvé car aucune fouille n’a été menée. Cf. Jacques Rouillard « Pensionnats autochtones au
Canada. Entre manipulations politiques et complexité historique », Conflits.fr, 7 juillet 2022.
er
16. Vatican News, 1 avril 2022.
17. Idem.
18. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin
Michel, rééd. 2005.
19. Boko Haram n’est quasiment plus actif au Nigéria, l’élimination de ses chefs en 2021 et
2022 ayant décapité l’organisation. La plupart des membres ont rejoint d’autres structures, ce
qui maintient donc le haut niveau de violence.
20. Les 3 pays les plus peuplés d’Afrique sont le Nigéria (210 M hab.), l’Éthiopie (115 M),
l’Égypte (102 M).
21. TV5 Monde, « Procès Authentic Sisters, ou le proxénétisme au féminin, du Nigéria en
France », 30 mai 2018. La pratique du vaudou y est là aussi prépondérante : les jeunes filles
intègrent le réseau de proxénétisme après une cérémonie ou un fétiche les représentant, le
« juju », est fabriqué et utilisé. Au Nigéria, les sorciers peuvent menacer les familles en cas de
dénonciation.
o
22. Ana Pouvreau, « Les mafias nigérianes investissent l’Europe », Conflits, n 37,
janvier 2022.
23. Voir à ce sujet les différents articles de Daniel Dory parus dans Conflits, notamment dans le
o
n 33, « Terrorisme. La menace sans fin », mai 2021.
24. Ce que nous appelons « le mythe du développement » est cette croyance, issue de la
mentalité coloniale, que l’Europe et la France auraient le devoir d’apporter la civilisation et le
progrès en Afrique. Fondé sur un mélange de condescendance paternaliste et de souci
humanitaire sentimental, ce mythe aboutit à la croyance que le « développement » serait
l’alignement de l’Afrique sur l’Europe, ce continent devant adopter les us et coutumes
européens pour « être développé », au mépris de sa propre culture et de sa propre histoire. Le
développement repose sur une vision keynésienne de l’interventionnisme international selon
laquelle il suffirait d’arroser d’argent public, via des banques, des associations ou des
entreprises créées de toutes pièces, pour assurer le développement matériel de l’Afrique. En
dépit des sommes colossales diffusées sur le continent depuis 1960, via des prêts jamais
remboursés, des investissements associatifs, aucune étude de réussite des politiques publiques
ne fut mise en place. Le développement semble être un train roulant à vive allure, dont personne
n’étudie les succès réels et l’efficacité effective. Ce mythe du développement offre de nombreux
postes et récompenses tant du côté européen qu’africain, entretenant un capitalisme de
connivence et une « corruption humanitaire » malsaine.
Des programmes d’aide qui sont de plus en plus contestés par les Africains eux-mêmes depuis
l’ouvrage novateur de Dambisa Moyo, L’Aide fatale, J.-C. Lattès, 2009.
25. Les entreprises françaises réalisent plus d’échanges commerciaux avec la Belgique qu’avec
le continent africain 37.2 Mds€ d’exportation vers la Belgique en 2021 contre 23.5 Mds€ pour
l’Afrique. Le commerce avec l’Afrique ne représente que 2 % du commerce français.
26. Gilles Kepel, Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère,
Gallimard, 2021.
27. Gilles Kepel, idem, p. 236.
28. Nous reprenons ici les travaux de Daniel Dory et d’Hervé Théry sur la cartographie du
terrorisme dans la zone des trois frontières. Les deux cartes ont été réalisées par eux. Le texte de
cette partie est une reprise de deux de leurs articles parus dans Conflits : « Attentat de Solhan :
quand la cartographie du terrorisme devient prédictive », Conflits.fr, 7 juin 2021 et « La
o
violence (parfois) terroriste dans la zone des trois frontières », Conflits, n 34, juillet 2021.
o
29. Voir aussi : H. Théry ; D. Dory, « Espace-temps du terrorisme », Conflits, n 33, 2021,
p. 47-50.
30. Cette technique très éclairante complète heureusement des travaux antérieurs sur le sujet,
comme : D. B. Skillicorn et al. « The Diffusion and Permeability of Political Violence in North
and West Africa », Terrorism and Political Violence, 2019 (disponible en ligne).
CHAPITRE 5

L’Indo-Pacifique : l’émergence d’une zone


centrale

Si les regards sont tournés vers l’Afrique et l’Asie, c’est dans la zone de
l’Indo-Pacifique que se dessinent les contours de la géopolitique mondiale.
Non pas une zone terrestre, mais un espace maritime. Non pas une zone
solide, mais un espace liquide. Non pas un lieu de production, mais un lieu
de passage. Ce qui fait la richesse et l’intérêt de la zone est d’être le trait
d’union des autres grands ensembles mondiaux. À une échelle plus vaste et
plus immense, l’Indo-Pacifique joue le rôle aujourd’hui de la Valteline et
des cols alpins hier : être une zone qui relie et depuis laquelle le passage est
une obligation. Avec le départ du Royaume-Uni de l’UE, la France est
désormais le seul pays de l’alliance à être présent dans la zone indo-
pacifique. Du fait de sa présence historique lointaine, l’océan Indien est, à
sa façon, une mer française.

L’océan Indien, une mer française


La France est l’un des rares pays au monde à disposer d’une présence
terrestre sur l’ensemble des mers ; l’océan Indien étant l’un des espaces
maritimes où s’exerce son influence. La Réunion et Mayotte sont les plus
connues. D’autres îles, plus réduites, certaines non habitées, constituent les
axes de la souveraineté française dans cette mer : îles Éparses, Crozet,
Amsterdam, Saint-Paul, Kerguelen, Tromelin. Ce sont en tout sept îles qui
marquent la présence française et deux ensembles insulaires : Le Crozet,
avec cinq îles, et les Kerguelen. La plupart de ces territoires sont intégrés
dans les TAAF, les Terres australes et antarctiques françaises, une
collectivité créée en 1955.
La France dans l’océan Indien.

Les îles du canal du Mozambique


Parmi ces territoires la France possède notamment l’île Jean-de-Noves
située dans le canal du Mozambique. D’une superficie de 4.8 km², elle est
d’un relief peu élevé et entourée d’une barrière de corail. Elle ne possède
aucun port, mais une piste d’aviation qui assure le ravitaillement. Autres
îles, toujours dans le canal du Mozambique, les Glorieuses, situées à
proximité des Comores. La surface de l’archipel est de 7 km². Il est situé
dans un atoll allongé que bordent des plages de sable. Des images de cartes
postales qui peuvent faire rêver, mais des territoires qui ne sont peuplés que
de façon épisodique. On y trouve bien sûr Mayotte, aujourd’hui classée
comme un département français, qui regroupe près de 260 000 habitants et
qui concentre une multitude de problèmes liés à la pauvreté, à l’explosion
démographique et à l’immigration illégale venant notamment des Comores.
Dernière île du canal de Mozambique, l’île Europa. D’une superficie de 30
km², c’est une vaste réserve naturelle, notamment pour les tortues vertes.
Très peu hospitalières, toutes les tentatives de colonisation humaine ont
échoué. La France y place du personnel militaire et civil régulièrement
relevé, notamment pour tenir éloignées les volontés de captation de
Madagascar qui continue de revendiquer ces territoires.

Les Terres australes françaises


Les TAAF sont divisées en cinq districts : les îles Kerguelen,
découvertes en 1772 par Yves de Kerguelen qui en a pris possession au nom
du royaume de France ; l’archipel Crozet, découvert en 1772 également,
mais par un autre marin, Marc Du Fresne ; les Îles Saint-Paul et Nouvelle-
Amsterdam, découvertes en 1522 par un Portugais membre de l’expédition
de Magellan et rattachées à la France en 1892.
La Terre Adélie, découverte par Jules Dumont d’Urville en 1840 est,
elle aussi, sous souveraineté française. La France y fonda en 1950 Port-
Martin, première base antarctique française, destinée à l’exploration
scientifique et à la découverte de ces terres australes. Paul-Émile Victor y
passa une partie de sa vie d’explorateur.
Enfin, le cinquième district des TAAF est composé des îles Éparses de
l’océan Indien.
Ces possessions rappellent que la France est une puissance de mers, de
découvertes et d’explorations. Elles sont la continuité des explorateurs et
des aventuriers français qui à partir du XVIIIe siècle sont partis à la
découverte des mers, notamment vers le pôle Sud. Lapérouse et
Bougainville en furent les noms les plus connus, mais d’autres
poursuivirent l’aventure comme Kerguelen, Du Fresne, Dumont d’Urville,
Jean-Baptiste Charcot. La plupart sont morts au cours de ces expéditions,
soit à cause d’un naufrage soit tué par des populations peu hospitalières.
Elles rappellent aussi l’importance pour la France de disposer d’une marine
puissante et de qualité. Ces îles doivent être ravitaillées, contrôlées et
protégées, notamment de pays limitrophes qui tentent de les capter, activant
souvent le jeu nationaliste et décolonialiste pour masquer leur impéritie et
leur incapacité à se développer.

Distances entre les îles françaises dans l’océan Indien.


Pour la France, les intérêts de ces possessions sont multiples. Cela lui
permet tout d’abord d’être une puissance de l’océan Indien, donc d’avoir un
droit de regard sur la géopolitique de cette zone qui assure la transition
entre Suez et Malacca, l’Afrique, l’Inde et l’Asie du Sud-est. Le canal du
Mozambique est l’un des principaux axes de passage dans le monde. Avec
sa présence à Djibouti, la France verrouille l’espace oriental de l’océan
Indien.
L’intérêt est aussi scientifique. La richesse de la faune et de la flore, la
protection des fonds sous-marins, des atolls et des barrières de corail sont
des enjeux majeurs. Les scientifiques et les chercheurs français peuvent
ainsi travailler et mieux connaître ces espaces particuliers.
Enfin, l’intérêt est économique et maritime. Toute possession d’îles
assure une Zone économique exclusive importante. Les îles Éparses par
exemple représentent 44 km² de terres émergées, près de 120 km² de lagons,
elles n’ont aucun habitant, mais elles s’insèrent dans 640 000 km² de ZEE.
C’est dire l’immense potentiel de ces zones en matière de recherches
océanographiques et d’explorations off-shore. Avec l’ensemble de ses
possessions maritimes, la France dispose ainsi de la deuxième ZEE au
monde, derrière les États-Unis, avec plus de 10 millions de km² 1.
L’océan Indien contient un des sous-sols les plus riches de la planète. Il
renferme près de 55 % des réserves mondiales de pétrole, 60 % d’uranium,
80 % de diamant, 40 % de gaz et 40 % d’or, et ce, sans compter les réserves
halieutiques. Des réserves estimées, que l’exploration peut encore accroître.
40 % du pétrole mondial passe par le détroit d’Ormuz et 7,5 % du
commerce maritime mondial transite par la Corne de l’Afrique. Les détroits
d’Ormuz, de Malacca, de la Sonde ou de Lombok au large de l’Indonésie,
de Palk entre l’Inde et le Sri Lanka, mais aussi les canaux de Suez et du
Mozambique font en effet les frais de la piraterie qui sévit dans la région.
Pour contrer ce fléau, la France prend part à l’opération Atalante et à
l’Accord de coopération régionale contre la piraterie et le vol à main armée
contre les navires en Asie, organisations mises en place pour sécuriser la
zone et permettre la libre circulation du trafic maritime.

Le pivot vers l’Est


Depuis que nous assistons au « basculement de puissance » vers l’Est,
le Pacifique et l’Asie, la France redécouvre l’importance de ce territoire.
Neuf membres du G20, que sont l’Australie, la Chine, la Corée du Sud,
l’Inde, l’Indonésie, la France, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Japon
sont présents dans l’océan Indien. La stratégie chinoise du « collier de
perles » fait de l’océan Indien « l’étranger proche » de Pékin. L’Inde, outre
2
sa ZEE de plus de 2 000 km , dispose pour sa part d’une diaspora de 6 à 7
millions de ressortissants en Asie du Sud-Est, en Australie et en Nouvelle-
Zélande. Son plan d’armement naval de 2017-2027 prévoit de doubler le
nombre de ses bâtiments de surface, sous-marins et aéronefs. Autant
d’alertes qui doivent nous faire prendre conscience de la valeur de cet
océan. Comme le disait Alfred Thayer Mahan, officier de la marine
e
américaine au XIX siècle, « la puissance qui dominera l’océan Indien
contrôlera l’Asie et l’avenir du monde se jouera dans ses eaux ». Troisième
plus grand océan du monde, cet espace est devenu autant une zone
d’influence qu’un point de frictions entre les principales puissances. La
présence de la France au sein de l’ASEAN Defence Ministers Meeting-Plus
ou du Programme régional océanien pour l’environnement, par exemple,
met en avant sa volonté de peser sur l’avenir de cette zone stratégique. La
puissance est une ressource neutre : elle n’existe pas en soi, elle n’existe
que si l’on s’en sert. Ces territoires ne servent à rien s’ils ne sont pas
2
valorisés, développés et mis en valeur . Certes il y a la ZEE, mais les terres
pourraient elles aussi être développées. Pourquoi ne pas faire de l’une de
ces îles l’équivalent d’un Jersey ou Guernesey de l’océan Indien en en
faisant un paradis fiscal permettant l’immatriculation des navires et des
entreprises ? À proximité de l’Asie, il pourrait être intéressant d’y
construire un paradis fiscal sur le modèle de Saint-Marin ou du
Lichtenstein. La créativité et l’inventivité permettraient de valoriser au
mieux ces espaces qui sont hélas encore inconnus de nombreux Français.
Zone maritime sud de l’océan Indien.
À l’autre bout de l’Indo-Pacifique se trouvent les territoires français de
la Polynésie et de la Nouvelle-Calédonie. Si sur une carte ces territoires
semblent proches, la réalité des distances fait qu’ils sont au contraire très
éloignés et qu’il est compliqué de les relier par bateau : les traversées sont
longues et nécessitent un important nombre de jours pour s’y rendre. Ce
n’est pas parce que le Mozambique et l’Australie ont un océan en commun
qu’ils sont sur la même longueur d’onde géographique. La France est
voisine de l’Argentine par l’Atlantique et du Brésil par la Guyane sans qu’il
y ait un sentiment de proximité géographique et politique entre les pays. Le
principal écueil de l’Indo-Pacifique est d’être une construction intellectuelle
de géopolitologues de salon, efficace sur une carte et pertinent dans une
réflexion, mais inexistant dans les faits 3. Le cas se présente, de façon
presque caricaturale, pour la Nouvelle-Calédonie. Si l’espace terrestre
existe, et autour de lui son espace aquatique, le nom même, l’usage et
l’intérêt de ce « caillou » est fort différent pour les populations kanakes, les
Français qui y habitent, les Français de France. La Nouvelle-Calédonie
n’existe que par la projection intellectuelle que l’on porte sur elle et donc
sur l’intérêt stratégique qu’on lui fait porter. En géopolitique, sans vouloir,
il n’y a pas d’être et donc l’avoir ne sert à rien.

Nouvelle-Calédonie : française, mais pour


quoi ?
La victoire du non au troisième référendum 4 a mis un terme aux espoirs
d’indépendance portés par certains Kanaks. Cela ne résout pas pour autant
le problème de la Nouvelle-Calédonie, que la France ne parvient toujours
pas à intégrer dans son schéma mental de puissance.
Le Pacifique a longtemps été le parent pauvre de la projection mondiale
de la France. Commencée dès le XVIIIe siècle, avec notamment les
expéditions de Bougainville et de La Pérouse, la présence française dans le
Pacifique a subi un coup d’arrêt avec les guerres de la Révolution et la
destruction de la Royale sous le Premier empire. C’est Napoléon III qui fait
occuper l’archipel découvert par James Cook en 1774, le transformant en
une colonie pénitentiaire. Durant la période coloniale, la France a les yeux
rivés vers l’Indochine et l’Afrique et ne s’intéresse guère à ces îles, lieux
surtout de la rivalité des missionnaires catholiques et protestants. La
découverte des mines de nickel à la fin du XIXe siècle donne à l’ensemble un
petit intérêt, mais les îles demeurent éloignées de la métropole et des grands
axes du monde.
L’éloignement de Paris et un certain désintérêt marqué par la France
transforment, au cours des années 1970, les mouvements autonomistes en
mouvements indépendantistes. La violence s’accroît dans les années 1980,
avec des tensions communautaires et des attaques contre les forces de
l’ordre. En 1987, le Premier ministre Jacques Chirac propose un premier
référendum d’autodétermination. Boycotté par les indépendantistes, le non
l’emporte à 98 %.
En 1988, des activistes attaquent la gendarmerie d’Ouvéa. La France
mène l’assaut, qui se solde par la mort de 19 preneurs d’otages. Le
soulèvement général espéré par les indépendantistes n’a pas eu lieu, ce qui
marque l’échec de leur mouvement. Michel Rocard, nouveau Premier
ministre de François Mitterrand, négocie les accords de Matignon (1988),
qui offrent une amnistie générale et la promesse d’un futur référendum. Les
accords de Nouméa (1998) accordent d’importants transferts de
compétences au territoire et promettent la tenue de trois référendums
d’autodétermination, qui se tiennent entre 2018 et 2021. Si le non l’emporte
à chaque fois, l’étude géographique révèle la fracture territoriale de
l’archipel. La province sud, majoritairement peuplée d’Européens, a affirmé
son attachement à la France, quand la province nord, majoritairement
peuplée d’autochtones, s’est prononcée pour l’indépendance. Le mode de
scrutin était pourtant très favorable aux Kanaks puisque les Français
installés sur l’île après 1998 ne pouvaient pas voter.
Le non l’emporte donc avec 96 % des voix, dans une compétition que
les indépendantistes ont préféré refuser plutôt que de perdre à nouveau.
Mais le panorama général de la zone pacifique a beaucoup changé depuis
1998. La Chine, notamment, n’était pas un acteur majeur à l’époque, elle
qui n’a intégré l’OMC qu’en 2001. 22 ans plus tard, le monde a bien changé
et ne ressemble plus au cadre politique et mental qui était celui au moment
de la signature des accords de Nouméa. Longtemps, l’Australie a soutenu
l’indépendance kanake, espérant récupérer le contrôle effectif de l’archipel.
Elle a financé des associations et s’est fait le porte-voix des Kanaks dans les
instances internationales, avant de changer de stratégie face à l’émergence
de la Chine. Depuis Barack Obama, les Américains ont amplifié leur
retournement vers le Pacifique, poursuivant leur montée en puissance dans
la région, que ce soit par des accords bilatéraux ou des installations de bases
militaires. Ce basculement vers le Pacifique fait que ce qui était autrefois
secondaire est devenu aujourd’hui essentiel ; la Nouvelle-Calédonie,
longtemps terre ignorée, est devenue une terre à protéger.
Certes, il y avait des gisements de nickel et d’autres exploitations
potentielles, mais l’éloignement géographique de l’archipel ne plaidait pas
pour lui. Son utilité dans la guerre froide fut mineure. Le tourisme et les
activités militaires étaient moins développés qu’en Polynésie française. Il
n’y avait pas non plus de liens affectifs et sentimentaux, comme c’est par
exemple le cas avec les Antilles, dû au faible nombre de populations néo-
calédoniennes vivant en France. Le grand tournant eut lieu dans la dernière
décennie. À mesure que s’approchait la possibilité d’une indépendance, la
réflexion sur l’utilité de ce territoire alla croissant. L’intérêt manifesté par la
Chine démontra aussi que ces îles pouvaient être nécessaires.
Nickel chrome
La Nouvelle-Calédonie possède le deuxième gisement mondial de
nickel, ce qui constitue un secteur majeur de son activité économique, donc
très tournée vers l’exportation. Le japonais Nishin steel détient 10 % du
capital de la Société Le Nickel (SLN), entreprise fondée en 1880. SLN est
désormais le premier producteur mondial de ferronickel. Elle représente
2 150 emplois directs et injecte 40 millions d’euros mensuels dans
l’économie de l’archipel. Comme premier producteur mondial de
ferronickel, SLN place la Nouvelle-Calédonie au centre de la
mondialisation des matières premières. Un avantage économique qui
échappe trop souvent aux réflexions sur l’indépendance et l’autonomie de la
France. Le nickel est un matériel essentiel pour la fabrication d’aciers
spéciaux nécessaires à l’industrie navale et d’armement.
Dans un rapport consacré à l’influence chinoise en France, les deux
chercheurs de l’IRSEM Paul Charron et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
décryptent le noyautage de la Chine et son intrusion dans l’archipel :

S’il y a eu des soupçons d’ingérence chinoise dans le référendum de


2018 sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, et si Pékin suit
de près la progression du camp indépendantiste confirmée par le
référendum de 2020, c’est parce qu’une Nouvelle-Calédonie
indépendante serait de facto sous influence chinoise et présenterait
au moins deux intérêts majeurs pour le Parti-État. […] [Elle]
deviendrait la clé de voûte de la stratégie d’anti-encerclement
chinoise [et permettrait également d’isoler l’Australie] puisqu’en
plus de Nouméa, Pékin pourra s’appuyer sur Port Moresby, Honiara,
5
Port-Vila et Suva .
À ce positionnement géographique, s’ajoute le contrôle des mines de
nickel. Les auteurs du rapport poursuivent ainsi :

La Chine fonctionne en noyautant l’économie, en se rapprochant


des responsables tribaux et politiques parce que c’est la méthode la
plus efficace et la moins visible. Sa stratégie est parfaitement rodée
6
et elle a fonctionné ailleurs dans le Pacifique .

Pékin s’appuie notamment sur l’Association de l’amitié sino-


calédonienne dont la présidente, Karine Shan Sei Fan est une ancienne
présidente du cabinet du chef indépendantiste. Et les auteurs de noter : « la
diaspora [chinoise] et les associations qui la représentent, pour certaines,
sont extrêmement proches de certains élus indépendantistes ». Une stratégie
de noyautage qui n’a pas fonctionné cette fois-ci, l’indépendance n’ayant
pas abouti.

Le cœur de l’Indo-Pacifique
La mise en avant du concept d’Indo-Pacifique a redonné tout son intérêt
à ce territoire, le faisant passer de la périphérie du monde à son centre.
Quand la géopolitique mondiale est centrée sur l’Atlantique, les marges du
Pacifique apparaissent bien lointaines. Quand la rivalité sino-américaine
place le Pacifique au cœur de celle-ci, la Nouvelle-Calédonie se trouve au
milieu des routes et des intérêts conduisant de San Francisco à Pékin. Ce
qui était périphérique devient donc central. À cette géographie de l’espace
s’ajoute celle de la profondeur. L’immense espace maritime calédonien
s’étend aussi au fond des océans. Réserves piscicoles et halieutiques
accompagnent les ressources possibles en minerais, les fameux nodules
polymétalliques, dont on promet monts et merveilles depuis longtemps.
Mais bien que situé dans l’un des poumons du monde, l’archipel souffre
d’une déficience de la présence militaire française. Antoine de Prémonville
fait ainsi le constat que le matériel terrestre, aérien et maritime est faible et
7
vieillissant . Le dispositif aérien est centré sur la base aérienne de la
Tontouta, qui ne dispose que de quelques aéronefs anciens, très souvent
hors service pour des raisons techniques. Il en va de même pour la marine.
Le domaine maritime français dans cette zone équivaut à la moitié de la
Méditerranée, mais les marins ne disposent que d’une frégate de
surveillance et de deux patrouilleurs vétustes. En dépit des discours
politiques sur l’importance de l’océan Indien et la pensée stratégique Indo-
Pacifique, les effectifs et les moyens militaires sont très largement sous-
dimensionnés pour espérer tenir un rôle de premier plan.
Compte tenu du peu d’intérêt qu’ont suscité les trois référendums et de
l’absence presque totale de la région dans les médias, on ne peut que
constater un désintérêt profond pour cet espace dans le corps politique,
médiatique et intellectuel. Pourtant, les enjeux y sont beaucoup plus
importants qu’en Afrique, car là s’y joue la partie d’échec du monde actuel.
Nous sommes encore prisonniers des schémas mentaux du XIXe siècle quand
les partisans de la colonisation ont imposé la préférence pour l’Afrique au
détriment de l’intérêt pour l’Asie et le Pacifique. Pour la France, il y a
pourtant tout une stratégie à élaborer, allant du canal du Mozambique à
Nouméa. Dans ces eaux se baignent l’Inde, la Chine, la Russie, le Japon et
les États-Unis, soit presque les trois quarts de la population et de la richesse
mondiale. Et au milieu, des morceaux de France, qui n’attendent qu’un
véritable projet géopolitique pour être mis en valeur.
Mozambique : nouveau front islamiste
En mars 2021, la prise de la ville de Palma (50 000 habitants) par
quelques centaines de djihadistes a ouvert un nouveau front islamiste dans
le monde et a fait découvrir aux yeux de tous l’infiltration islamiste dans
l’est de l’Afrique. Cette attaque n’est pas une surprise, la menace djihadiste
étant forte dans cette région du nord du Mozambique, mais l’intensité, le
mode opératoire et la faiblesse de réaction de l’État central font craindre un
enlisement, voire une contagion, qui pourrait affaiblir l’ensemble de
l’Afrique de l’Est. Ce n’est plus seulement le Moyen-Orient qui est
concerné, ni la bande sahélo-saharienne, mais aussi l’Afrique de l’Ouest et
désormais l’Afrique de l’Est, le long de l’océan Indien. Mois après mois,
l’Afrique devient une terre privilégiée du djihadisme mondial.
La région a été islamisée très tôt, par des marins musulmans en route
vers les Indes. Indonésie, Pakistan, Comores, Mayotte et littoral africain de
l’océan Indien, comme la Tanzanie, la Somalie et l’Éthiopie, forment le
long espace géographique indo-africain de l’islam. À cela s’ajoutent la
descente historique de l’islam depuis le Maghreb et les liens commerciaux
ancestraux avec la péninsule arabique. Des liens anciens donc, où l’islam se
surimprime sur les disparités ethniques et humaines. Mais un contexte
moderne avec la naissance du djihadisme armé et le combat politique. Que
le groupe se prénomme « al-Chebab » (la jeunesse) comme le groupe du
même nom en Somalie et qu’il affirme son affiliation à l’État islamique lui
permet d’établir des réseaux de connexions mondiales et de s’inscrire dans
un djihad globalisé. Reste à voir la réalité de cette affiliation et notamment
si l’EI, qui n’a plus sa splendeur de 2015-2017, lui fournit du matériel, des
encadrants et des conseils logistiques.
Le Cabo Delgado : un espace fragile au Mozambique.

Outre le fait d’être un lieu de passage stratégique, le canal du


Mozambique est en train de devenir un pôle majeur du gaz. De nombreux
gisements sont en cours de découverte et TotalEnergies commence leur
production. Le Mozambique est situé sur les routes de Suez, ce qui excite
aussi les intérêts et les convoitises des puissances musulmanes : Arabie
saoudite et Émirats bien sûr, mais aussi Turquie, très présente et influente
en Somalie et en Éthiopie (notamment dans le textile). Les gisements de
gaz, particulièrement prometteurs, ne sont donc pas isolés sur la scène
mondiale, mais s’insèrent au contraire dans le grand jeu énergétique. À
cette imbrication des puissances il faut ajouter la place particulière de la
France, qui est en première ligne sur ce dossier, d’une part du fait de la
présence de TotalEnergies comme exploitant principal, d’autre part du fait
de la présence de terres françaises dans le canal du Mozambique via les
TAAF (Terres australes et antarctiques françaises).
À cette question mondiale s’ajoute une problématique locale, celle de la
raison pour laquelle le Cabo Delgado connait cette irruption djihadiste et
ces attaques urbaines. Comme toujours, les causes sont plurielles et
s’enchevêtrent. Il y a le facteur ethnique et la rivalité entre les Makonde
(intérieur des terres) et les Mwani (présents sur le littoral). Il y a également
le facteur économique et l’excitation provoquée par la découverte des
gisements de gaz. Celui-ci est néanmoins limité : quand bien même les
chebabs parviendraient à prendre le contrôle de la région, ils seraient
incapables d’exploiter le gaz off-shore du canal. Rien à voir donc avec l’EI
qui a pu se financer en vendant le pétrole irakien. Il y a enfin un facteur
politique et géographique. Le Cabo Delgado est situé tout au nord du
Mozambique, alors que la capitale, Maputo, est tout au sud, à la frontière
avec l’Afrique du Sud. La région est ainsi excentrée et nullement intégrée
dans l’espace mozambicain. Il est donc beaucoup plus facile d’échapper au
pouvoir central, surtout dans un pays faible, et ainsi d’organiser un
soulèvement.

Une guerre urbaine de grande ampleur


Très peu d’informations ont filtré sur la nature de l’attaque de Palma et
les dégâts causés. Ce que l’on sait, c’est que la ville dispose d’une
population de 50 000 habitants et qu’elle fut attaquée par environ 200
djihadistes. Dans ce type de combat urbain, des soldats équipés et motivés
8
effacent le différentiel démographique . Cela n’est pas sans rappeler la
bataille de Marawi (2017) aux Philippines, une ville de 200 000 habitants
prise par quelques milliers de djihadistes, que l’armée nationale n’a pu
reprendre qu’après six mois de guerre et une ville largement détruite. Les
Philippines avaient dû recevoir le soutien des États-Unis et de l’Australie
pour pouvoir reprendre Marawi. À Palma, le gouvernement a laissé filtrer
très peu d’information sur les conséquences de l’attaque et le nombre de
morts : des informations contradictoires font part de plusieurs centaines de
morts. Ni les militaires du pays ni les sociétés militaires privées n’ont pu
empêcher l’attaque et repousser les agresseurs. Si l’armée du Mozambique
n’est pas en mesure de lutter contre ces réseaux djihadistes, des armées
étrangères pourraient intervenir à sa demande. Dans ce cas, la France est
aux premières loges, d’une part avec la présence de la base de Djibouti,
mais surtout du fait des possessions territoriales dans le canal du
Mozambique. La prise de la ville de Palma ouvre un nouveau front du
djihad mondial et étend le conflit à l’océan Indien, un océan où les intérêts
de la France et de l’Europe sont grands. Loin d’être un épiphénomène, cette
éruption guerrière qui sort du volcan djihadiste n’a pas fini d’incendier la
région. Dans cette zone indo-pacifique à mi-chemin entre la projection
intellectuelle et la réalité physique se joue donc l’une des parties de la
guerre actuelle. L’épée y a été tirée et rien ne permet de dire qu’elle puisse
rejoindre son fourreau.

1. À dire vrai, il est de bon ton de gloser sur la ZEE et les possessions maritimes qu’elle fait
miroiter, notamment les nodules polymétalliques. Si cela est vrai, pour l’instant personne n’en
voit l’usage réel. Nous sommes ici davantage dans le domaine du rêve géopolitique que de la
réalité économique et politique.
2. De la même façon qu’il n’existe pas de « ressources naturelles ». C’est l’homme qui met en
valeur la nature et qui fait de choses inertes des choses utiles. Toute ressource est « culturelle »
au sens qu’elle existe parce que l’homme est capable de la mettre en valeur et d’en faire quelque
chose. Le pétrole ne sert à rien tant qu’il n’existe pas une industrie pétrolière capable de
l’utiliser. De même, la tourbe et la graisse de baleine ont longtemps été des « ressources »
naturelles de premier plan, avant d’être supplantées par d’autres produits, moins onéreux et à la
productivité plus forte. L’histoire a démontré que les pays qui disposent de « ressources
naturelles » ne sont pas nécessairement les plus développés. La corruption, les luttes de pouvoir,
les gaspillages provoquent souvent une maladie hollandaise qui appauvrit les pays plus qu’elle
ne les enrichit. La seule richesse véritable d’un pays réside dans ses habitants, dans la formation
de ceux-ci et leur capacité de travail.
3. La question soulevée ici est celle des représentations. Toute analyse suppose une
construction intellectuelle puisqu’il faut ordonner et organiser par la rationalité des faits épars
dont les acteurs ne se rendent pas forcément compte de la cohérence et de la logique. La
géopolitique est donc nécessairement affaire de constructions, de définitions et de délimitations.
Elle suppose forcément de donner corps et chair à des données qui n’en ont pas nécessairement,
de produire de la logique et de l’ordre là où règne parfois la brume et le désordre. Dans ces
conditions, qu’est-ce qui peut être défini comme vrai ? Comment peut-on être certain que
l’analyse portée n’est pas une pure construction intellectuelle ? En ordonnant, on donne du sens
et de la logique à des éléments qui n’en ont pas forcément et qui donc, a posteriori, entrent dans
les cases et les logiques créées pour eux. Le risque est donc que la représentation, pourtant créée
de toute pièce, finisse par devenir la réalité elle-même, à la place de la réalité.
4. Référendum du 12 décembre 2021.
5. Paul Charon, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influences chinoises. Un
moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire
e
(IRSEM), Paris, ministère des Armées, 2 édition, octobre 2021.
6. Idem.
7. Antoine de Prémonville, « La Nouvelle-Calédonie, un atout stratégique méconnu dans le
Pacifique », Conflits.fr, 13 décembre 2021.
8. Sur les enjeux de la guerre urbaine voir Pierre Santoni, L’Ultime champ de bataille.
Combattre et vaincre en ville, Pierre de Taillac, 2019.
PARTIE 3

GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES :
LA GUERRE ÉCONOMIQUE
EN ACTION. L’ÉPÉE ÉCONOMIQUE
Si la géoéconomie a rejoint la géopolitique au cours des années 1990,
le concept demeure mal compris et mal utilisé. D’une part parce que
beaucoup de ceux qui font de la géopolitique omettent systématiquement
les sujets économiques, bien souvent par ignorance de la chose, en réduisant
la géopolitique aux relations internationales, aux rapports de force entre
États, aux questions militaires. D’autre part parce que l’économie demeure
mal comprise et mal aimée, vue trop souvent comme une auxiliaire de
l’État, comme une sorte d’intendance qui devrait, pour fonctionner
correctement, être planifiée et administrée. Le keynésianisme, qui a
pourtant toujours échoué, demeure le logiciel de base d’un grand nombre
d’analystes. Partant avec des concepts faux il est normal que les réflexions
et les analyses soient elles-mêmes faussées. Ainsi le sujet de la guerre des
monnaies, du rôle de la fiscalité comme arme de guerre économique, de la
place du droit, des rapports entre une entreprise et les lieux sont soit mal
perçus soit oubliés. La guerre économique se réduit donc trop souvent à des
lamentations sur la « désindustrialisation », sur « l’État stratège » ou encore
sur le « protectionnisme » sans bien comprendre ce que ces concepts
impliquent. L’objectif de cette partie est de replacer la géoéconomie à sa
juste place, c’est-à-dire une place essentielle, en montrant la connexion
logique entre l’ordre économique et l’ordre géopolitique.
CHAPITRE 6

Géoéconomie : la fortune de la France

L’ordre intérieur est le préalable à la puissance extérieure. Un pays


surendetté ne peut pas faire les investissements militaires nécessaires au
maintien du rang de son armée. Un pays où les forces de police ne
contrôlent plus certains quartiers peut difficilement donner des leçons de
stabilité à ses partenaires africains. Un pays où il est nécessaire de faire des
cours d’orthographe aux étudiants de L1 pour tenter de corriger les graves
lacunes dans la maîtrise de leur langue maternelle peut difficilement former
et produire les ingénieurs, les stratèges et les cadres compétents pour
maintenir le niveau de développement et de progrès technique qui sied à
une grande puissance. La puissance intérieure, économique, démocratique
et matérielle, est le préalable à la projection de la puissance extérieure. Si
Margareth Thatcher a pu lancer le Royaume-Uni dans la guerre victorieuse
des Malouines (1982), c’est parce qu’elle avait réalisé depuis 1979 les
réformes indispensables au redressement d’un pays qui était en faillite et
sous quasi-tutelle du FMI.
Si Jacques Bainville est surtout connu pour son œuvre d’analyste des
relations internationales, on sait moins qu’il fut un chroniqueur économique
quotidien, analysant les politiques fiscales et monétaires de la France 1. Un
grand nombre de ses chroniques a été publié sous le titre La Fortune de la
France parue en 1937, un an après sa mort (1936). On y découvre un
intellectuel qui a parfaitement compris le fonctionnement de l’économie, le
rôle de la monnaie, l’importance d’une fiscalité moindre, la nécessité de la
liberté d’entreprise. On pourra être surpris que le même Bainville se soit
livré à deux exercices apparemment différents : analyser les relations
internationales et étudier les politiques économiques. La contradiction n’est
qu’apparente tant Bainville avait compris qu’un pays ne peut pas compter
sur la scène mondiale s’il n’est pas une puissance économique d’envergure.
C’est ce qu’a brillamment démontré la Chine. Entrée à l’OMC en 2001,
regardée de haut et avec dédain par beaucoup, elle est désormais l’une des
hyperpuissances économiques et peut, vingt ans après, exprimer à haute
voix ses ambitions géopolitiques. Xi Jinping, avec sa personnalité et sa
vision propre, est l’héritier des réformes de Deng Xiaoping et de Hu Jintao.
S’il n’y avait pas eu les ouvertures des années 1980, l’abandon des
politiques maoïstes désastreuses et la volonté de se faire « atelier du
monde », il ne pourrait pas y avoir aujourd’hui les initiatives des routes de
la soie et les appétits en mer de Chine. L’URSS a connu le chemin inverse :
sa faillite économique a provoqué son implosion intérieure et sa disparition
de la scène mondiale (1991).

Jacques Bainville : la puissance d’une


nation passe par son économie
Bainville fut un chroniqueur régulier, presque quotidien, de l’économie,
principalement dans les journaux L’Action française et Le Capital. Compte
tenu de ses affinités intellectuelles avec le mouvement d’action française,
on pourrait s’attendre à ce qu’il fasse l’apologie d’une vision corporatiste et
passéiste de l’économie. Nous en sommes très loin. La lecture des
chroniques économiques de Bainville révèle un libéral classique, dans la
lignée de l’école libérale française. Son aversion pour Keynes porte autant
sur sa vision des relations internationales que sur celle de l’économie. Il cite
Frédéric Bastiat, dénonce le culte de « l’État Dieu » et le mythe de
l’interventionnisme de l’administration en économie. Tout au long de ses
chroniques il s’en prend au trop d’impôt et combat sans relâche l’impôt sur
le revenu. C’est un positionnement économique qui peut surprendre et qui
2
aujourd’hui, y compris à droite, le classerait parmi les « ultra-libéraux ».
Il n’est pas anodin que Bainville analyste des relations internationales et
des rapports de force des puissances soit aussi un penseur de l’économie. Il
ne peut pas en effet y avoir de puissance à l’échelle internationale s’il n’y a
pas d’abord de puissance à l’échelle intérieure. Un État à l’économie
déficitaire et bloquée ne peut pas être une grande puissance. L’anomie
économique engendre l’anomie politique à l’échelle internationale. Sans
richesse des nations, sans entreprises innovantes et performantes, sans
excédent financier, un État ne peut prétendre à la grandeur. C’est ce
qu’avait compris le général de Gaulle, grand lecteur de Bainville, soucieux
d’en terminer avec le gouffre financier colonial afin de pouvoir financer le
développement des infrastructures nationales, notamment les autoroutes, les
3
aéroports et le nucléaire . Aujourd’hui, la puissance de la Chine et des
États-Unis se fonde d’abord sur la puissance de leur économie et de leur
monnaie.
Comme Bainville l’exprime dans l’un de ses articles, la société a besoin
d’un support matériel pour se développer : « non seulement pour se
développer, mais pour se maintenir [la civilisation] a besoin d’un support
matériel. Elle n’est pas en l’air. Elle n’est pas dans des régions idéales. Elle
suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour
des États organisés et des finances saines et abondantes 4. »
Bainville ne méprise nullement le commerce, le travail et la matière,
comme peuvent le faire bon nombre de réactionnaires de son époque qui
vivent uniquement dans les idées. Il comprend que les matières premières
sont le fondement de l’économie et que sans elles il n’est pas possible de
faire quoi que ce soit : « [aux États-Unis] on s’était imaginé que le
développement de sa prospérité industrielle pouvait être sans limites. Mais
avant l’industrie, il y a l’agriculture, qu’on n’a pas encore pu remplacer
parce qu’il faut bien, d’abord, manger, boire, et que nous n’en sommes pas
tout à fait aux aliments chimiques ». Même si nous approchons aujourd’hui
des aliments chimiques, l’accès aux matières premières reste fondamental et
les hausses de prix actuelles, comme la viande, les céréales et le bois sont
problématiques pour plusieurs pans de l’industrie. Le mythe de la finance
déterritorialisée et de l’économie uniquement virtuelle a vécu. Même le
numérique ne vit pas sans matière première, ce qui permet d’actualiser
certaines thèses des physiocrates, dont Bainville était l’un des disciples.
Dans l’une de ses chroniques parues dans Le Capital le 12 septembre
1932, il s’en prend au mythe de « L’État Dieu ». Il démontre la supériorité
du capitalisme sur le socialisme et les dangers de « l’État infirmier » et de
l’économie dirigée : « Un système qu’on n’a pas encore essayé est toujours
séduisant. L’économie dirigée est du nombre. C’est la formule à la mode.
Mais qui dirigera ? Avec quelles idées ? On accuse de la crise [1929 ndlr]
le dérèglement de la production. Est-on sûr que la surproduction eût été
évitée si l’économie eût été dirigée 5 ? »
Fidèle à l’idée que l’analyse économique repose d’abord sur la
philosophie et l’histoire, il s’en prend au mouvement naissant de
l’économie ingénierie et de l’économie mathématique, défendue notamment
par le groupe des X-Crise qui rêve de transformer la société en machine que
leurs cerveaux brillants pourront animer vers le bonheur. Ce même groupe
des X-Crise que Jacques Rueff a vertement attaqué et devant lequel il a
défendu le libéralisme lors d’une conférence historique, avant de soutenir le
colloque Lippmann de 1938. Bainville rejette cet ordre constructiviste et ce
« socialisme étatisant », se présentant comme le défenseur de la personne
face à l’État.
Aujourd’hui, c’est à l’État que chacun se recommande. […] Il
résulte de là que l’État en arrive à tout réglementer et à tout diriger à
la demande des intéressés eux-mêmes […]. Peu importe que cela
s’appelle socialisme, étatisme, corporatisme ou économie dirigée.
Peu importe que l’exemple vienne de Russie, d’Allemagne, d’Italie
ou d’Amérique 6.

et plus loin :

À cette disparition de la liberté individuelle, comment veut-on que


ne corresponde pas le crépuscule de la liberté politique ? […] Il
semble que partout les peuples se ruent dans la servitude. Ils ont
bafoué l’autorité et ils tombent dans la tyrannie 7. On a été frappé par
les excès du libéralisme et l’on passe au régime de la termitière. La
question est de savoir si le peuple français s’en défendra mieux
qu’un autre. […] Le mouvement inverse viendra. On trouvera alors
que l’individualisme français, qui a toujours existé, avait du bon. Et
ce sont peut-être ceux qui n’ont pas été libéraux quand c’était la
mode, qui relèveront la cause de la liberté individuelle 8.

S’il ne cite pas Tocqueville, il a très bien compris, comme l’auteur


normand, que la régression de la liberté économique conduit
nécessairement à la régression de la liberté politique. Or la meilleure façon
d’asservir un peuple est de faire un usage détourné de l’impôt et de créer un
système d’État providence dans lequel celui-ci sera l’esclave quémandant.
Avant même la mise en place des prémisses de la sécurité sociale par le
ministère Laval puis par celui de Pétain, Bainville est un farouche opposant
aux assurances sociales.
Le danger de l’État-providence
Son opposition aux assurances sociales nationalisées est tout autant
économique que philosophique :

Bien entendu on va dire que seuls les ennemis du progrès social


trouvent les assurances sociales mauvaises et que les critiques qu’on
adresse au système partent toutes d’un conservatisme aussi égoïste
qu’étroit. Cependant, les explorateurs hardis qui ont plongé dans les
profondeurs des chiffres ont fait des découvertes inattendues. Sans
doute la loi des assurances sociales est charmante par ses
conséquences économiques, financières, morales même. Si encore
elle était, comme ses partisans le soutiennent, une loi juste et qui
donnera des satisfactions légitimes aux intéressés ! Mais ce n’est
même pas cela 9.

Bainville reproche à cette loi d’être mal faite et de créer un système


opaque où les gains sont inférieurs aux cotisations et où il est impossible de
savoir où est placé l’argent et comment il est utilisé.

Il y aura, il y a peut-être déjà le procédé anormal qui consiste, pour


l’État, à se servir pour ses propres besoins du bien des œuvres
d’assistance qu’il a lui-même fondées. On leur repasse les bons du
Trésor pour boucher les trous du budget écrasé par l’étatisme en
attendant que l’État subvienne au déficit des caisses par l’impôt qui
lui-même ne sera pas éternellement productif 10.

Mais Bainville a aussi compris que les assurances sociales allaient


détruire la médecine elle-même et donc arriver à l’effet inverse que celui
qui était recherché :
La médecine tend à changer par l’effet des institutions et des lois.
Peu à peu, sous l’influence d’un socialisme bureaucratique qui
envahit tout, le médecin devient un fonctionnaire. Il est atteint dans
son indépendance et dans sa dignité. Ce sera bien pis lorsque les
assurances sociales seront en application. Alors le médecin n’aura
plus guère comme clientèle indépendante que les rentiers, s’il en
reste. […] En France, le corps médical a compris le danger de cet
asservissement à l’État qui ne serait pas seulement pour lui une
diminution de dignité, mais qui entraînerait un abaissement du
niveau scientifique. Car, à quoi bon poursuivre de longues études,
affronter les risques des concours, puisqu’on serait enrégimenté et
qu’on avancerait à l’ancienneté ? Ici le danger serait pour le
11
public .

Ce qui s’applique à la médecine s’applique de la même façon à l’école


nationalisée. Ces textes, écrits dans les années 1920-1930, ont été adoubés
par le temps et les effets délétères de la nationalisation de la santé. Il est
d’ailleurs curieux de constater que face à l’échec du système français de
médecine, révélé par l’épidémie du covid, aucune remise en question de
celui-ci n’a été à l’ordre du jour. Il est pourtant urgent de mettre en place un
système moins couteux et plus performant. Là aussi, il en va de la puissance
nationale sur l’échiquier du monde, car comment prétendre être une grande
nation quand on n’est pas capable de soigner correctement sa population ?
Ces sujets sembleront à certains éloignés des questions géopolitiques, ils en
sont pourtant le cœur. La retraite par répartition ne pose pas un problème
uniquement pour son échec financier, elle est un frein au développement
économique des entreprises françaises. Dans un système par capitalisation,
les fonds des cotisants qui ont été collectés sont en partie investis dans des
entreprises, afin de dégager le bénéfice nécessaire au paiement des retraites.
C’est donc une somme d’argent qui sert l’investissement et qui permet ainsi
la création et le développement des entreprises, donc le dynamisme
économique. Sans ce système-là, les entreprises rencontrent des difficultés
pour trouver des financements, ce qui explique que certaines soient
rachetées par des fonds de pension étrangers. Le scandale ne réside pas dans
le fait que des fonds de pension américains ou chinois rachètent des
entreprises françaises mais dans le fait que le système actuel de retraite, au-
delà de son inefficacité et de sa faillite, ne permet pas de créer les fonds de
pension dont les entreprises ont besoin pour se développer. Ce n’est donc
pas qu’une question sociale, c’est aussi une question de puissance
économique. On peut dire la même chose de l’école nationalisée, dont
l’inefficacité a de lourdes conséquences sur la puissance française. Il est
impossible d’être un pays puissant sans une élite bien formée et sans une
population qui soit correctement éduquée. La hausse de l’analphabétisme
n’est pas uniquement un drame social pour les enfants qui en sont victime,
12
c’est aussi un coup tiré contre la puissance française .
Tout cela conduit au sujet central, celui des impôts. Bainville a bien
compris le présupposé philosophique qui sous-tend la mise en place de
13
l’impôt . Prélever l’impôt, c’est aussi façonner une société et donc
participer à une construction sociale.

La foule ne veut pas croire qu’à force de prélèvements sur le capital


par les droits de succession on exténue les patrimoines et qu’à force
de prélèvements sur les revenus du travail et du capital on empêche
la reconstitution des patrimoines et des capitaux. C’est pourtant
ainsi. […] Et le jour où le rendement de l’impôt sur les héritages
commencera à fléchir, le jour où les gros revenus auront fondu, il
faudra atteindre des fortunes de moins en moins élevées, des
revenus de plus en plus faibles. On en vient déjà là. La démocratie
est assez stupide pour frapper les petits, pour se frapper elle-même
sans le savoir et en croyant frapper les gros. Qui sera le plus gêné
par l’interdiction du titre au porteur ? Ce n’est pas le propriétaire de
cent Royal Dutch. C’est le propriétaire de quarts de Ville de Paris
dont la veuve ou les enfants n’ont jamais pensé qu’ils devaient
déclarer au fisc les petites économies du défunt papa.
Quand le fisc aura mangé les fortunes privées, alors il faudra bien en
venir aux impôts indirects. Mais la mode est aux impôts directs. On
14
les appliquera jusqu’à la folie .

L’enfer fiscal que décrit Bainville dans les années 1920 est très loin de
ce qu’il est un siècle après. Mais l’idée générale n’a pas changé : l’impôt
détruit le capital et les richesses et donc l’économie nationale puisque ce
capital rongé ne peut plus être investi. L’impôt décourage le travail et
l’investissement à long terme, notamment pour les plus petits, c’est-à-dire
ceux qui n’ont pas les moyens, par des montages financiers complexes, de
bénéficier des niches fiscales 15. Ce que comprend très bien Bainville c’est
que cette politique ruine les classes moyennes. Les plus riches parviennent
toujours à s’en sortir. Les plus pauvres sont maintenus dans la pauvreté par
un État providence qui les assiste, et les classes moyennes, qui n’ont ni
moyen de fuir ni moyen d’aides, sont appauvries. Le riche est utile à un
pays car c’est lui qui, par son capital intellectuel et matériel, le tire vers le
haut et participe au développement général :

Un système qui repose sur la taxation de la richesse suppose qu’il y


aura toujours de la richesse. Nous l’avons dit souvent. Par
conséquent, il ne faut pas détruire les riches. On doit même les
garder avec soin comme on préserve dans certains territoires des
États-Unis et d’Afrique une faune en voie de disparition. […] Il est
tentant de faire supporter par les plus riches la plus forte part des
charges publiques. C’est une tentation à laquelle les assemblées et
les ministres des Finances succombent aisément. C’est même
l’habitude des démocraties parce que la conviction populaire,
profondément enracinée, est que les « gros » peuvent payer et qu’il
leur en restera toujours plus qu’il ne leur en faut. Autrement dit, tout
le système repose sur ce postulat que les riches seront toujours
16
riches ou qu’il y aura toujours des riches .

Or le socialisme ne s’arrête jamais dans son délire redistributif. Il lui


faut toujours plus d’impôts et toujours plus de prélèvements afin de financer
le système social mis en place et dont l’assistanat lui permet de bénéficier
d’une rente électorale :

À Mégare, comme dans d’autres villes, dit Aristote, le parti


populaire, s’étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la
confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais, une
fois dans cette voie, il ne fut pas possible de s’arrêter. Il fallut faire
chaque jour quelques nouvelles victimes ; et, à la fin, le nombre des
riches qu’on dépouilla et qu’on exila devint si grand qu’ils
17
formèrent une armée .

En diplomatie comme en économie, l’avenir a donné raison à Jacques


Bainville, preuve de la validité des thèses de l’école française d’économie
politique. C’est une leçon qui a été retenue par Jacques Rueff lors du retour
au pouvoir de De Gaulle en 1958 : avant de pouvoir projeter la France sur la
scène mondiale, il faut d’abord nettoyer la maison et remettre de l’ordre
dans le foyer. Que ce soit en 1919, en 1958 ou aujourd’hui, la leçon est
toujours la même.

Quid de la souveraineté économique ?


Les analyses de Bainville amènent à poser la question de la
souveraineté économique, dont le concept revient de façon insistante depuis
plusieurs années, non sans plusieurs confusions conceptuelles. Pour
beaucoup, la « souveraineté » revient à faire faire à l’État, c’est-à-dire à une
administration planifiée. La France serait souveraine dans un secteur
économique si celui-ci était dirigé par une administration d’État. Cette
conception, non contente d’être erronée, est le fruit d’une pensée naïve,
voire enfantine, et pour tout dire profondément sentimentale. Nulle part
nous n’avons vu d’économie planifiée réussir à produire quoi que ce soit en
matière économique. Partout où il y a planification il y a pénurie, mauvaise
qualité et tarifs élevés. C’était le cas du téléphone du temps des PTT, des
voitures à l’époque de la Régie Renault, des voyages en train avec la SNCF.
Sans entrer dans les détails de l’histoire économique et entrepreneuriale du
e 18
XX siècle, rappelons que le développement du train en France, comme
celui de l’avion, de la voiture et de l’électricité doit tout aux ingénieurs, aux
entrepreneurs et aux initiatives privées et rien à la planification
économique. Pourtant, nous touchons-là des secteurs qui sont éminemment
essentiels pour la souveraineté du pays. Si on parle beaucoup des
entreprises françaises rachetées par des compagnies étrangères, on parle peu
en revanche des entreprises étrangères rachetées par des françaises. Si
certains rachats posent des problèmes d’ordre stratégique, notamment
lorsque des brevets importants sont rachetés par des étrangers, cela révèle
d’abord les faiblesses structurelles de l’économie française. Et de cela, ni la
mondialisation ni les États étrangers ne sont responsables. On ne peut pas
taxer les successions, empêcher le développement des fonds de pension,
grever d’impôts les entreprises et ensuite se lamenter de la fermeture de
telle usine ou du rachat de telle enseigne.
Qu’est-ce qu’une « société stratégique » ?
La difficulté est d’abord de définir ce qu’est une société stratégique. On
se souvient du rapport Théry, remis en 1994 au Premier ministre, qui disait
qu’internet n’avait pas d’avenir commercial, contrairement au minitel. Six
ans plus tard, la valeur stratégique avait complètement changé de camp. On
peut en dire autant du charbon, hautement stratégique dans les années 1950,
beaucoup moins dans les années 1960, dépassé par le pétrole puis le
nucléaire. La notion de « secteur stratégique » est donc fluctuante et
variable, selon les époques et les innovations scientifiques. Rien ne serait
donc pire que de figer les actifs stratégiques, en les plaçant sous cloche pour
les protéger.
La deuxième difficulté revient à définir ce qu’est une entreprise
française. Faut-il prendre en compte le lieu du siège social, le pays où le
chiffre d’affaires est majoritairement réalisé, la nationalité du dirigeant et
des salariés ? À ce titre, Air France est-elle une entreprise française ? On
peut penser aussi à celles qui réalisent plus de la moitié de leur chiffre
d’affaires à l’étranger 19. Une grande partie des composants essentiels
provient de l’extérieur de la France. Il en va ainsi des entreprises textiles,
dont le coton, la soie, le cuir sont très rarement français. Les hévéas
nécessaires aux pneus Michelin proviennent pour l’essentiel du Brésil et
nos grands chocolatiers se fournissent en Amérique latine. Rattacher une
entreprise à une nationalité n’est donc pas aussi aisé qu’il n’y parait. Les
Toyota fabriquées dans le Nord sont-elles moins françaises que les Renault
fabriquées au Maroc ?
Autre problème : vaut-il mieux un produit français ou un produit de
bonne qualité ? On peut toujours répondre que l’on veut un produit français
et de bonne qualité. À cet égard, nombreux sont ceux à avoir tenté d’utiliser
Qwant, et à être revenus à Google, beaucoup plus efficace. On n’est pas
numéro 1 mondial pour rien.
Pour protéger les entreprises, certains estiment utile d’actionner le levier
de l’État stratège et de créer une banque publique qui pourrait investir dans
celles-ci. L’histoire économique démontre que cela est rarement satisfaisant.
Comment faire confiance à des fonctionnaires qui n’ont que très peu de
notions d’économie, et encore moins de notions d’entrepreneuriat, pour
gérer correctement ce type d’entreprise ? Le risque est de favoriser le
capitalisme de connivence et la corruption et de faire aller les
investissements vers des entreprises davantage liées au pouvoir qu’à la
stratégie. L’État stratège, c’est celui qui a maintenu Bull en coma artificiel,
qui a coulé le Crédit lyonnais, pourtant prospère, qui a misé sur le minitel,
sans voir le potentiel d’internet et qui est aujourd’hui en train de détruire le
20
secteur nucléaire, pensant le remplacer par des éoliennes .

Favoriser le développement dynamique


des entreprises
Il n’y a pas une seule solution au développement stratégique des
entreprises, mais plusieurs leviers, qui peuvent être actionnés pour les
favoriser.
Premier levier : permettre la création de fonds de pension français,
alimentés par des retraites par capitalisation. Ces fonds pourraient ainsi
investir dans des jeunes pousses ou des secteurs éminemment stratégiques,
ce qui fait défaut à une grande partie de l’économie française, contrainte de
se tourner vers des fonds étrangers. On ne peut pas à la fois refuser la
capitalisation et ensuite se lamenter sur le rachat des actifs français par des
fonds chinois ou américains.
Deuxième levier : favoriser l’actionnariat salarial afin de conserver une
partie des actions au sein des sociétés. La participation a été l’une des
grandes idées du général de Gaulle, beaucoup moins étatiste qu’on ne le
croit, qu’il a contribué à mettre en place au cours de ses mandats 21. Cela a
en outre la vertu d’intégrer les salariés à la vie de leur entreprise et de leur
permettre de se constituer un capital en vue de leur retraite.
Troisième levier : la diminution des charges pesant sur les entreprises,
afin qu’elles disposent de plus de souplesse financière et qu’elles puissent
rivaliser avec les entreprises étrangères. L’impôt est aujourd’hui un levier
puissant de la géopolitique. On ne peut pas être un pays avec des taux de
prélèvement élevés sans que cela entraîne des répercussions fortes sur le
dynamisme économique. L’impôt est une arme de la puissance qui doit être
actionnée vers le bas 22.
Quatrième levier : la diminution des charges et impôts pesant sur les
personnes, afin que les hauts potentiels puissent rester en France. Un cadre
qui a le choix entre un emploi chez Danone à Paris, ou chez Nestlé près de
23
Lausanne , sera grandement tenté de se rendre en Suisse. Les débats sur les
entreprises stratégiques tournent trop autour des aspects techniques. C’est
oublier que le premier actif stratégique est la compétence humaine. C’est
elle qui est capable d’innover, d’inventer et de développer un produit.
L’éducation d’une part, la fidélisation d’autre part sont essentielles au
maintien d’une économie performante. L’état de délabrement de l’éducation
nationale et de l’université est à ce titre beaucoup plus inquiétant que la
vente de telle ou telle entreprise à des compagnies étrangères.
Cinquième levier : le développement d’une éducation de qualité. La
liberté scolaire est à ce titre indispensable pour former correctement les
générations futures. Il faut aussi donner plus de libertés aux universités,
pour qu’elles puissent sélectionner leurs étudiants et conclure des
partenariats et des programmes de recherche avec les entreprises.
Sixième levier : encourager l’esprit de conquête de marchés. Certes, des
entreprises françaises sont rachetées par des étrangers, mais l’inverse est
vrai également. C’est un esprit d’innovation et de conquête qu’il faut
développer chez ceux qui ont ces qualités.
C’est à ces conditions qu’une authentique souveraineté économique
pourra se construire, comme enjeu fondamental de la puissance.

La souveraineté économique : enjeu


fondamental de la puissance
Sur quels critères peut-on dire qu’une entreprise est française ? Sur
quels critères peut-on également évaluer la contribution d’une société à la
puissance française ? L’apport économique, en valeur et en impôt, est l’un
de ces critères, mais il n’est pas le seul à être pertinent. Travail dans des
secteurs stratégiques, dépôts de brevet, contribution à la puissance globale,
plusieurs autres critères peuvent être mobilisés pour tenter de dresser un
panorama des entreprises françaises. Une étude du cabinet Vélite a tenté de
répondre à cette question en réalisant un palmarès de la souveraineté
économique. Plusieurs paramètres ont été retenus, qui ont ensuite été
appliqués aux entreprises du CAC 40. Cela donne des résultats parfois
surprenants sur la place de ces grands groupes dans l’économie française 24.
L’économie n’est pas que finance. La puissance d’une entreprise ne peut
donc pas se mesurer uniquement par son bénéfice ou son cash flow.
D’autres critères sont importants : la capacité à innover et à produire de la
technologie, la contribution à la puissance économique (le hard power en
géopolitique), la contribution au rayonnement du pays (le soft power),
l’indépendance à l’égard des puissances étrangères, la contribution à la
vitalité territoriale (géopolitique des terroirs et intelligence territoriale). Ce
panel, lui-même subdivisé en différents indicateurs, permet d’approcher
l’utilité et la puissance réelle d’une entreprise multinationale en France.
Les auteurs de l’étude proposent la définition suivante de la
souveraineté économique, qui nous paraît tout à fait pertinente : « La
souveraineté économique consiste à augmenter et protéger la puissance
économique d’un État, de telle sorte qu’elle bénéficie à l’ensemble de sa
population et de ses territoires. »
La souveraineté économique a donc trois dimensions : offensive,
défensive et contributive. Parmi ces trois dimensions, l’on trouve les
catégories suivantes :
Offensive : dépôts de brevet, R&D, capacité d’investissement, conquête
de marché et achat d’entreprise à l’international, promotion de la langue et
de la culture française, réputation du groupe.
Défensive : capacité de résistance aux OPA, sensibilisation aux enjeux
de l’intelligence économique et de la guerre économique, nationalité du top
management, géographie de la détention du capital.
Contributive : création d’emplois en France, liens avec les PME,
contribution à la vitalité économique des territoires.
L’intérêt de cette étude est qu’elle met des mots et des exemples sur des
concepts qui sont souvent employés, mais sans être définis de façon juste.
On parle beaucoup de souveraineté économique et d’indépendance, mais
sans véritablement définir ce que cela signifie. Or le danger des débats
économiques est de trop rester dans les grandes théories sans confronter les
idées aux cas concrets des entreprises. La souveraineté, ce n’est pas
uniquement maintenir des positions, mais aussi en conquérir. Les
entreprises doivent sans cesse innover et inventer pour demeurer les leaders
de leur marché. Les entreprises multinationales ont toutes de fortes
implantations locales, parfois dans des petites villes. Or le lien entre
développement local et conquête globale de marché est souvent mal perçu
par les économistes et les acteurs politiques. C’est parce qu’il y a une
projection mondiale que les territoires français peuvent se développer : Fos-
sur-Mer pour la raffinerie, le port de Lyon et la vallée du Rhône pour la
chimie fine, la vallée de la Loire pour la pharmacie, l’Île-de-France pour
l’industrie et la finance, etc. Les choix et les développements des acteurs
globaux se retrouvent au niveau local. C’est en cela que l’analyse
géopolitique est essentielle parce qu’en variant les échelles, en réfléchissant
sur des cartes plus ou moins globales, elle permet de mettre à jour les
interactions des acteurs et les facteurs de développement.
L’autre point essentiel est la prise en compte de ces enjeux. Il y a du
mieux par rapport à la situation d’il y a dix ans, mais les réalités de la
guerre économique et les nécessités de l’intelligence économique et de la
géopolitique locale ne sont pas encore assez pris en compte par les grandes
entreprises. Ni par les PME, qui sont pourtant elles aussi concernées.
Les différents indicateurs ayant été intégrés et pondérés, le classement
Vélite de la souveraineté économique met Thalès, Safran et Total sur le
podium. Viennent ensuite Orange, LVMH, Michelin, Dassault, Engie, le
Crédit Agricole, PSA et Bouygues parmi les 10 premiers. En bas du
classement on trouve Teleperformance, ST et Arcelor Mittal. Ce classement
démontre donc que les secteurs aéronautique et défense, énergie et
automobile sont les piliers de la puissance économique française. Le secteur
du luxe arrive après. En matière d’innovation, PSA, Safran et Airbus
arrivent en tête. Dans la catégorie « rayonnement de la France », le trio de
tête est composé de Total, PSA et L’Oréal. Pour l’indépendance à l’égard
des puissances étrangères, ce sont Thalès, Dassault et Orange qui se placent
dans le trio de tête et Airbus, STMicro et Arcelor Mittal qui sont dans le trio
de queue 25. L’indicateur de la vitalité économique est intéressant, car il
place beaucoup d’entreprises bancaires en tête du classement, notamment
BNP Paribas, la Société Générale et le Crédit Agricole. C’est là un rôle
inattendu, mais néanmoins très important joué par les banques.
À travers ces critères et ces exemples, on comprend que le dossier est
plus complexe qu’il n’y parait. Là réside en revanche la véritable RSE
« responsabilité sociale des entreprises » et non pas dans les gadgets
communicationnels développés dans les ministères et les entreprises de
com. Il est intéressant de noter à cet égard la place de Danone, qui arrive en
22e position dans l’étude, soit dans la deuxième partie du tableau. Sa force
d’innovation technologique est faible, de même que sa contribution à la
puissance économique et à la vitalité économique des territoires. Score
faible sur ce dernier point (2.8/10) alors que compte tenu de son type de
production il aurait dû être beaucoup plus élevé. Pour une entreprise qui se
pique d’être une « entreprise à mission » et dont l’ancien président était plus
connu pour ses leçons de morale que pour ses performances économiques et
sociales, la réalité est rude. Or la première « mission » d’une entreprise est
de fournir du travail et un salaire à ses employés. Et ensuite de fournir des
services et des produits de qualité à ses clients. Les deux étant liés par
ailleurs, car sans client il n’y a pas de salarié, et sans salarié de qualité, il
n’y a pas de client satisfait. Le rôle d’un dirigeant d’entreprise est de
développer son entreprise, non de philosopher sur les plateaux de télévision.
Ces critères de souveraineté démontrent l’agilité des entreprises et
illustrent en creux le rôle de l’État : ne pas empêcher les entreprises de se
développer et de se muscler. La fiscalité confiscatoire, les empilements de
normes et de réglementations, les travaux d’infrastructures non faits ou non
entretenus sont autant de limitations à la souveraineté et de domaines où
l’État est légitime à intervenir 26. Le saccage actuel de Paris, sa saleté, son
insécurité sont ainsi des freins puissants au développement de la
souveraineté française. La capitale est toujours l’image d’un pays, à l’égard
de ses habitants et à l’égard de l’étranger. La congestion continue de Paris
n’est pas seulement un problème pour les Parisiens, mais pour l’ensemble
de la France 27. Si le maire de la ville n’est pas capable de gérer sa
commune, c’est à l’État central de le révoquer et de placer la ville sous
tutelle. Ici, la question de la souveraineté et de la puissance économique
passe par l’aménagement du territoire et l’embellissement de la ville
capitale.
Pour que les entreprises puissent innover, inventer, embaucher, encore
faut-il qu’elles ne soient pas empêchées par des impôts confiscatoires et des
normes trop tatillonnes. Le cas échéant, c’est l’ensemble du pays qui en
souffre.

Les normes : tueurs en série d’une


puissance
Quelle que soit la profession que l’on rencontre, quel que soit le sujet
abordé, on en arrive toujours assez rapidement au même constat : il y a trop
de normes et elles tuent. Elles tuent des métiers, des professions, des savoir-
faire, des hommes aussi, soit qu’ils se consument dans le travail pour les
compenser soit qu’ils se suicident, comme c’est le cas d’un grand nombre
d’agriculteurs. La sédimentation de toutes ces normes, la surimposition
folle de ces couches administratives, détruit la puissance du pays et
l’empêchent de rayonner sur la scène mondiale.
C’est vrai du secteur agricole où les normes écologiques s’ajoutent aux
normes administratives et comptables. La loi Biodiversité de 2016, portée
par Barbara Pompili, alors ministre de l’Écologie, a interdit tous les
insecticides de la famille des néonicotinoïdes. Or il n’existe pas
d’alternative à ces substances. Il en a résulté une invasion de pucerons qui a
provoqué des jaunisses qui ont ravagé plus de la moitié d’un grand nombre
de récoltes : betterave, orge, colza, salade, etc. Agriculteurs et agronomes
avaient alerté sur les dangers de cette loi, rien n’y a fait. Le ministre de
l’Agriculture a réagi à ce désastre comme sait le faire un gouvernement qui
joue le clientélisme électoral : il a promis des subventions et des aides pour
compenser les pertes financières. Il faudra donc payer pour la filière que
nous avons détruite et payer pour acheter ailleurs les produits que nous ne
pouvons plus produire. La betterave est essentielle pour produire du sucre,
mais aussi aujourd’hui beaucoup d’autres produits industriels issus de
l’amidon de la betterave (carton, alimentation animale, produits sanitaires,
produits industriels). Non seulement cette loi détruit la filière agricole, mais
elle met aussi en péril la filière industrielle qui utilise les produits issus de
l’agriculture. Nul besoin d’accuser la mondialisation, les causes du
déclassement français sont bien internes.
Les exemples pourraient être multipliés, dans tous les domaines et avec
des cas complètement absurdes 28. Les normes dans les bâtiments par
exemple, qui imposent des travaux continus et couteux. Cela génère une
perte de temps, des coûts supplémentaires et nécessite bien souvent
d’embaucher des personnes qui devront s’occuper du contrôle qualité et de
la mise aux normes. Non seulement la France perd en compétitivité pour
son activité économique existante, mais elle empêche la création de
nouvelles entreprises et de nouvelles activités, obérant ainsi l’avenir. Les
normes absurdes nuisent aux normes utiles, les fragilisent et souvent en font
perdre l’efficience. La puissance commence par les artisans et les chefs
d’entreprise qui produisent et travaillent là où ils sont. Local et global sont
corrélés, l’intelligence territoriale va de pair avec la puissance
internationale.
La question sous-jacente est pourquoi cette inflation normative depuis
40 ans, qui contribue au chômage et au déclassement ? Une administration
se multiplie toujours elle-même. Mais plus profondément, la norme a une
essence religieuse qui trouve son origine dans le culte de l’État-providence
ravivé aujourd’hui par la religion de l’écologie.
À l’inverse de ce qui est souvent cru, ces normes ne sont pas absurdes
dans le sens où elles seraient irrationnelles. Bien au contraire, elles
s’inscrivent dans une rationalité pleine et entière ; une rationalité archaïque.
Pour comprendre cela, il faut repasser par René Girard qui a explicité le
culte des idoles. Une religion archaïque est fondée sur le sacrifice humain
qui nécessite de tuer quelqu’un pour sauver la société. Elle repose
également sur le désir mimétique, qui fait vouloir ce que l’autre a et qui
conduit pour cela a une grande violence. La religion archaïque ne reconnaît
pas le logos, elle vit dans le mythe, le muthos. Le mythe n’est pas quelque
chose de faux ou d’inventé, le mythe existe : il est la réalité que l’on s’est
soit même créée à partir d’éléments du réel. Le mythe repose sur la parole
créatrice : ceci est parce que je le nomme. C’est la démarche inverse de la
logique où la parole sert à désigner la chose vue et éprouvée. Dans le logos,
la parole décrit ; dans le mythe, la parole crée. Si je dis que les insectes
n’existent pas, alors ils n’existent pas et il n’est nul besoin de
néonicotinoïdes. Si je dis que le transport aérien doit être « propre » dès
maintenant, il doit l’être. La volonté crée la réalité. Ce système de pensée
n’est pas en dehors du réel, il en est au cœur puisque c’est lui qui crée le
réel. Cela s’applique aussi aux relations internationales, où l’on peut
bombarder un pays pour y importer la démocratie. C’est le même idéalisme,
appliqué dans les relations internationales ou dans l’économie.
Le discours mythologique des écologistes actuels est profondément
archaïque. Comme tout socialisme, il est profondément réactionnaire. Pour
faire tenir le mythe, il faut le sacrifice humain. Le bouc émissaire est celui
qui ne rentre pas dans le cadre de la parole créatrice, celui qui résiste et qui
donc de ce fait brise le consensus mythologique. Il faut donc le désigner et
le tuer. L’agriculteur est ce bouc émissaire. L’erreur du secteur agricole,
comme du secteur industriel, est de croire que l’on peut négocier avec les
tenants de la religion écologique, que l’on pourrait leur démontrer que leurs
lois détruisent l’appareil productif et qu’elles sont donc nuisibles. Or le
problème n’est pas là. Dans la vision de l’écologisme, l’agriculteur comme
l’industriel doit disparaitre en tant que ce qu’il est 29.

Pas de puissance sans bonne formation


Réindustrialisation et relocalisation reviennent à la mode. Si cela ne
peut se faire sans une réforme profonde de notre système fiscal et social, il
y a un autre domaine essentiel qui permet une puissance économique, celui
de l’éducation, primaire et supérieure. La puissance économique, le
développement technologique, l’innovation ne seront que des rêves s’il n’y
a pas en deçà de cela un solide système éducatif pour le permettre. Or nous
en sommes très loin.
Le refus de l’Université française de sélectionner ses étudiants, en
licence et en master, le monopole de la collation des grades, l’infiltration
gauchiste d’un très grand nombre de facultés et d’écoles publiques
empêchent de fournir une formation supérieure de qualité 30. Or il n’y a pas
de pays puissant sans élite, dans tous les domaines de l’activité
économique : médecine, droit, ingénieur, économie, etc. Il y a un siècle, la
France était le berceau de l’automobile et de l’aviation. Cela a été rendu
possible grâce à des ingénieurs passionnés et innovants et des hommes
capables d’engloutir des capitaux importants dans leur passion. Nous avons
besoin des mêmes conditions humaines et financières pour inventer les
technologies qui seront essentielles dans les décennies à venir. Que des
universités accordent des 10 systématiques à tous leurs étudiants sous
prétexte de confinement est une absurdité sans nom. Comment ces étudiants
peuvent croire que leur valeur sur le marché du travail sera grande après
une telle farce ? La sélection se fait toujours, soit de façon ouverte soit de
façon cachée. Quand on refuse, par principe, de sélectionner les élèves à
l’entrée de la licence en les prenant tous, bons et mauvais, de facto on
décourage les meilleurs étudiants qui vont alors partir ailleurs. La fac
sélectionne donc : elle prend les plus mauvais, elle rejette les meilleurs.
Jusqu’à présent, les meilleurs terminales allaient en classes
préparatoires ou en écoles post-bac. Depuis une dizaine d’années un
phénomène prend de plus en plus d’importance : le départ vers d’autres
pays européens des meilleurs lycéens, qui préfèrent aller étudier en
Angleterre, en Suisse ou en Belgique. Cela concerne toutes les filières :
scientifiques, droit, hôtellerie, médecine. Les bons lycées parisiens
constatent de plus en plus ce phénomène, qui ne fait que croître. Si c’est
une bonne chose que des Français aillent se former à l’étranger, il est en
revanche inquiétant que cela se fasse parce qu’ils ne trouvent pas chez eux
les formations de qualité dont ils ont besoin. Le risque est ensuite que ces
très bons éléments ne reviennent pas en France pour mettre leurs
compétences au service de leur pays. Il sera plus facile de relocaliser des
usines que des personnes de haute qualité parties à l’étranger. C’est un
secret de Polichinelle que de nombreuses universités et écoles de province,
sous-cotées et aux résultats pédagogiques médiocres, recrutent massivement
leurs étudiants dans les anciens pays du Tiers-monde, officiellement pour
former les futures élites de ces pays, officieusement pour remplir leurs
classes et ainsi maintenir en vie les établissements 31. L’étudiant est un
client, qui s’attire sur le marché mondial de l’enseignement supérieur. Les
meilleures écoles sélectionnent, font payer cher, accordent de nombreuses
bourses et attirent les meilleurs. Les facs poubelles captent ce qu’elles
peuvent : les étrangers qui gagnent ainsi des visas d’entrée et une protection
sociale, des pauvres lycéens qui n’ont pas conscience du fonctionnement du
système universitaire et qui vont perdre leur temps et leurs années. Dans
tous les cas, c’est un immense gâchis. On ne peut prétendre être un pays
puissant quand on est prêt à sacrifier ainsi une partie de la jeunesse dans des
études qui sont des impasses.

La faillite du primaire
Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la faillite de l’école primaire et
secondaire. Rappelons que ce ne sont pas les moyens qui sont en cause, ils
n’ont cessé d’augmenter, mais les méthodes et le contenu des cours.
Évolution des dépenses intérieures d’éducation (en milliards d’euros)
1980 : 74.4
1990 : 96.6
2000 : 129.9
2010 : 140
2019 : 160.5 (soit 6.7 % du PIB)

ÉVOLUTION DU COÛT MOYEN D’UN ÉLÈVE, EN EURO :

Année École Collège Lycée Classes prépa

1990 3740 6380 7700

2000 5270 8030 11 190

2010 5870 8500 12 060

2019 6 940 8 790 11 300 15 710

Ces chiffres sont issus du ministère de l’Éducation nationale. Dépenser


tant d’argent pour des résultats si médiocres avec des professeurs si
maltraités est un échec douloureux. Les dépenses d’éducation sont
aujourd’hui le premier budget de l’État. Si on revenait aux dépenses de
1980, il serait possible de baisser les impôts d’autant (82 milliards d’euros
de baisse, ce n’est pas rien. L’IR « rapportait » 72 Mds€ en 2016). Une
somme qui pourrait être investie dans les équipements militaires, la
production d’un nouveau porte-avions, la sécurité et la protection du
territoire, la baisse des impôts pour l’accroissement de la compétitivité des
entreprises.
Les difficultés de l’enseignement supérieur vont fragiliser les
entreprises, qui vont manquer de cadres et de salariés bien formés, atouts
indispensables dans la guerre économique 32. Des élèves qui ne maîtrisent
pas l’orthographe, qui n’apprennent pas le sens du travail et de l’effort, qui
sont imbibés de pédagogisme ne pourront pas donner de bonnes choses.
Pendant le confinement, on a vu des entreprises faire cours dans leurs
locaux afin d’occuper les enfants de leurs salariés durant les journées. C’est
une excellente initiative, qui pourrait se pérenniser et s’accentuer. Il y a une
vingtaine d’années sont apparues les crèches d’entreprise, pourquoi ne pas
aller plus loin et créer des écoles d’entreprise ? En passant par un prestataire
privé, qui fournirait les professeurs, les programmes pédagogiques et les
documents de cours, il est possible de dispenser de bons cours avec deux
fois moins de dépense. Les entreprises pourraient utiliser une partie de leurs
locaux pour cela, locaux qui seraient affectés à d’autres tâches lors des
vacances scolaires (4 mois sur 12). En s’affranchissant de la pédagogie de
l’Éducation nationale et en employant des méthodes qui fonctionnent, il est
possible d’avoir des classes de 25 élèves d’âges et de niveaux différents et
de bien leur enseigner. Ce serait un réel service pour les salariés et une plus-
value pour les entreprises.
Si la France veut continuer à peser sur la scène mondiale, à affronter la
guerre économique et à innover, il lui faut former des nouvelles générations
qui maîtrisent les fondamentaux de la langue et de la culture. L’éducation
est un élément clef. C’est ce que fit Robert Papin en 1978 en fondant HEC
entrepreneurs 33 ; un nom presque inconnu en France alors qu’il a joué un
rôle majeur dans la formation des élites et des chefs d’entreprise. En
abandonnant la méthode des cas pour créer celle de la formation-action,
Robert Papin a permis de former les intelligences, mais aussi les vertus et
les qualités humaines, tout en faisant prendre conscience de l’importance
d’un sain patriotisme économique. Former des chefs d’entreprise et des
cadres est un sujet hautement stratégique pour l’avenir économique d’un
pays. La puissance passe par la bonne éducation. Sans rénovation de ce
domaine-là, tout discours sur la puissance et la souveraineté est vain.
Le chômage : la faute
de la mondialisation ?
Pour bon nombre de Français, la désindustrialisation, le chômage et la
faillite des entreprises ont une cause unique : la mondialisation. C’est elle
qui met en concurrence déloyale des pays à bas coûts et les industries
françaises, elle qui excite « le dumping social » de pays qui n’ont pas « le
modèle social que le monde entier nous envie ». L’histoire économique va
souvent à l’encontre des vérités de rue, une histoire qui ne s’entend pas,
surtout quand elle contrecarre ces mythes établis. Les travaux des historiens
de l’économie Michel Hau et Félix Torrès permettent de faire litière de ces
thèses et de mieux comprendre les raisons qui ont fragilisé le tissu industriel
dans les années 1970-1980 34.
Leur démonstration est appuyée par de nombreuses données. En 1944,
la France a fait le choix de l’État-providence 35. Pour financer le modèle
social, et notamment la sécurité sociale, elle a accru sans cesse les
prélèvements et les impôts, puis la dette. Cette adhésion au socialisme a été
collective et partagée par la gauche et la droite. Si les auteurs étudient
principalement la décennie 1974-1984, ils remontent jusqu’en 1944 pour les
grandes lignes de ce programme. La conséquence de cette politique est
simple : les entreprises ont été de plus en plus taxées. Ce faisant, elles ont
manqué de capitaux pour financer leur modernisation et leur développement
technologique. Dès les années 1960, les entreprises françaises sont
distancées par leurs homologues européennes. Le choc pétrolier de 1973 a
été le coup de grâce. Surtaxées, suradministrées, elles n’ont pas pu soutenir
la concurrence internationale, ce qui a provoqué les nombreuses faillites. La
faute n’en revient pas à la mondialisation, mais au boulet fiscal de plus en
plus gros qu’elles furent contraintes de tirer derrière elle. Difficile dans ces
conditions de gagner la course quand on part avec un tel handicap
économique. Espérant se rallier les voix de gauche, Valéry Giscard
d’Estaing et Jacques Chirac ont déroulé le programme du PS. Les Français
préférant l’original à la copie, ils ont opté pour François Mitterrand en
1981, bien aidés par Chirac. Les deux auteurs dressent l’inventaire de dix
années perdues où les dirigeants firent les mauvais choix, confortés et
encouragés par une opinion publique qui croyait, à gauche, dans le mythe
de la révolution et, à droite, dans le mythe de l’État stratège. Nous n’en
sommes pas complètement revenus aujourd’hui.
Nonobstant les guerres, la France de 1946 a un grand retard industriel.
Son industrie est peu productive et elle a maintenu une grande partie de sa
population dans une agriculture sous-productive 36. Les paysans et les ruraux
votant radicaux de gauche et les ouvriers socialistes ou communistes, le
parti radical a flatté son électorat en lui attribuant subsides et aides, quitte à
empêcher le développement économique du pays. Le retard est tel que la
France connait une mise à jour brutale et rapide, opérant une transition entre
37
économie agricole et économie industrielle en à peine 20 ans . Les
campagnes voient arriver les tracteurs à la place du cheval et les villages
connaissent l’exode rural. Le choc psychologique est rude, car tout se fait
en moins d’une génération.
À cela s’ajoute la mise en place du système de sécurité sociale,
commencé par Pierre Laval en 1934, poursuivi sous le gouvernement Pétain
en 1940-1942, terminé sous les socialistes en 1946. Le financement de ce
système est de plus en plus onéreux : « Le budget de la Sécurité sociale
représentait moins de 1 % de la production intérieure brute dans les années
1930, il atteindra 7 % de celle-ci vers 1950, 14 % vers 1970. Cet effort
financier considérable continuera à reposer principalement sur les
38
entreprises . »
Le financement de la sécu s’est donc fait au détriment de la
compétitivité des entreprises, ce qui signifie à terme retard industriel et
technologique, donc chômage et salaires moindres. Le chômage de masse
touche la France dès la fin des années 1960 : l’ANPE est créée en 1967. On
atteint alors les 500 000 chômeurs, soit 2,7 % de la population active, ce qui
inquiète l’opinion. La « crise » a commencé bien avant le choc pétrolier de
1973. Les prélèvements n’ont fait que s’accroître : l’impôt sur les sociétés
est porté de 24 % des bénéfices en 1948 à 50 % en 1958. Il y a, chez les
39
hauts fonctionnaires, une haine du capitalisme et des entrepreneurs . Les
hauts fonctionnaires rêvent de prendre en main les destinées du pays à coup
de planification et de nationalisation. Ils sont convaincus de mieux savoir
que tout le monde et de mieux gérer le pays et les entreprises que les
entrepreneurs eux-mêmes. Ils peuvent donc leur imposer des normes et des
taxes, sans mesurer les conséquences à long terme de ces mesures. Leur
e
aveuglement est illustré notamment par l’adoption en 1976 du VII Plan
français, qui prévoit une croissance de 5,5 à 6 % par an. Un score qui ne fut
jamais atteint. Comment fut-il fixé ? Par des études et de la prospective ?
Non, par un vote au Parlement. On voulait une croissance de 6 %, donc cela
ne devait qu’advenir.
Voici ce qu’écrivent les deux auteurs :

À l’exception des branches privilégiées par l’État, l’énergie, la


recherche nucléaire, l’aéronautique et le transport ferroviaire,
l’industrie française va durablement souffrir d’un manque
permanent de ressources pour l’investissement et la recherche-
développement. Outre les charges sociales et fiscales, les entreprises
françaises devront aussi supporter les hausses de tarifs publics sur le
fret, pour éponger le déficit des trains de voyageurs, et sur le
téléphone, pour modérer les hausses du timbre-poste. La
concurrence des emprunts émis par l’État ou par le secteur
nationalisé restreint la possibilité de recourir aux émissions
d’actions ou d’obligations, sur un marché financier lui-même en
retard sur les autres pays capitalistes développés. La Bourse de Paris
fait pâle figure au regard des consœurs anglo-saxonnes comme le
New York Stock-Exchange. Au milieu des années 1960, l’activité de
Wall Street représente le double de celle de Paris (16 % de la
capitalisation boursière au lieu de 8,5 %) avec des taux de courtages
3,5 fois plus élevés. Les organismes publics de collecte de l’épargne
orientent en priorité l’épargne vers les prêts à l’agriculture et le
financement des habitations à loyer modéré. Pour assurer les
investissements, les entreprises industrielles doivent recourir au
financement bancaire, assorti de lourds frais financiers. Les prix
étant entièrement administrés depuis 1939, elles ne peuvent pas
répercuter les hausses de leurs coûts en fonction de leurs besoins de
financement. Les entreprises industrielles, dont les prix sont faciles
à contrôler, doivent subir la politique de lutte contre l’inflation,
beaucoup plus sévère pour elles que pour la distribution et les
services. La sidérurgie est ainsi contrainte de vendre ses produits à
bas prix, même dans les périodes où la demande d’acier est forte.
Des marges plus élevées lui auraient permis de se moderniser et de
se diversifier davantage. L’industrie alimentaire française sera
longtemps obérée par deux politiques, celle de soutien des prix
agricoles et celle de bas prix des produits de consommation
40
courante .

Le choix du socialisme
Terrible mécanique. L’économie étant un éco-système, toute politique
menée sur une partie du système entraîne des répercussions sur les autres
parties.

Quand les pouvoirs publics prennent conscience du manque de


ressources des entreprises françaises, ils préfèrent multiplier les
dispositifs d’aides plutôt que d’alléger la fiscalité. Ce passage obligé
par les services de l’État est aussi pour les hauts fonctionnaires une
manière de continuer à contrôler la gestion des entreprises du
41
secteur privé .

La comparaison avec les autres pays d’Europe est terrible :

De 1945 à nos jours, l’excédent brut d’exploitation des entreprises


françaises sera constamment inférieur à la moyenne européenne.
Leur taux de marge dépassera rarement les 30 % pendant toutes ces
décennies, alors qu’il oscille autour de 40 % en Allemagne et aux
Pays-Bas, entre 30 et 40 % dans l’ensemble des pays de l’Europe
occidentale. En 1967, à la veille d’une crise sociale qui va se
traduire par une poussée supplémentaire des salaires et de la
parafiscalité, les fonds propres des entreprises françaises
représentent seulement le tiers de leur passif. Les profits nets de la
totalité de l’industrie française et de ses 8 millions de salariés sont
inférieurs à ceux du premier groupe américain, General Motors, qui
emploie outre-Atlantique 745 000 salariés, soit plus de dix fois
moins. Dans chaque branche, la rentabilité nette des capitaux
propres des entreprises françaises s’avère inférieure à celle de leurs
homologues allemandes ou américaines 42.

On parle bien ici d’une comparaison avec des semblables : les


entreprises allemandes, américaines ou britanniques. Pas de mondialisation
sauvage ni de dumping social avec la Chine ou l’Éthiopie. Le choix de
l’État-providence et de son financement massif par l’impôt et les taxes
pesant sur les entreprises (et donc in fine sur les salariés et les clients) a
détruit la compétitivité française à l’égard de ses voisins. La question des
coûts de production et des coûts du travail n’est jamais posée. En
novembre 1968 de Gaulle refuse de dévaluer le franc qui est attaqué depuis
les augmentations de salaire imposées par les accords de Grenelle. Mais il
engage une réduction des dépenses publiques, mesures impopulaires qui
conduisent en partie au non de 1969. Entre 1962 et 1981 la gauche ne cesse
de progresser aux législatives. La droite adopte une partie de ses
revendications en espérant ainsi limiter sa progression. Les cotisations sur
les entreprises ne cessent de croître. Les gouvernements ne comprennent
pas qu’imposer les entreprises c’est imposer les salariés et les clients. Ils
pensent qu’en imposant les entreprises ce sont elles qui vont payer et
qu’ainsi on évite d’augmenter les impôts sur les personnes.

Une faute collective


Il serait trop facile et faux d’incomber aux seuls hommes politiques le
choix de cette faillite. La responsabilité est collective et incombe en
particulier aux électeurs, les politiques ne mettant dans leur programme que
les mesures qui leur plaisent, ou qui sont censées leur plaire. Les Français
adhèrent à un système d’économie semi-fermée. Ils ont peur du grand large,
peur de la mondialisation et ils rêvent de révolution. Ils pensent que c’est
l’État et la Loi qui font le progrès économique et social. Fidèles malgré eux
au capitalisme de connivence et à la théorie des choix publics, les politiques
accroissent les populations qui peuvent adhérer à leur politique et donc
voter pour eux. On assiste ainsi sur la période à un gonflement du secteur
non exposé à la concurrence : création de postes de fonctionnaires
territoriaux, de salariés d’associations subventionnées, d’agents de l’État.
Avec cela, c’est la hausse des prélèvements obligatoires : 38,5 % du PIB en
1973 ; 46,2 % en 1980. Quand Mitterrand devient président, la France est
déjà socialiste. La victoire de Mitterrand est la conséquence de la
conversion de la droite au socialisme.
La partie de la population employée dans le secteur soumis à la
concurrence internationale passe de 47,5 % en 1975 à 35 % en 2009. Dans
le même temps, la population employée dans la fonction publique et le
secteur nationalisé passe de 18 % à 31 %. Et cela au moment même où
l’économie française ne cesse de s’ouvrir au monde extérieur. En 2000, le
marché intérieur français ne représente que 3 % du revenu brut mondial.
Pourtant, les politiques le considèrent encore et toujours comme le
débouché de l’industrie française. Heureusement que tel n’est pas le cas et
que les entrepreneurs ont pu, malgré les politiques et malgré les Français
eux-mêmes qui en sont les premiers bénéficiaires, s’ouvrir au monde et se
développer dans la mondialisation. « Le souci de la compétitivité dans un
monde ouvert n’est jamais effleuré. On lui préfère le commode argument du
dumping social des pays à bas coût qui ruineraient sans coup férir des
productions nationales infiniment performantes 43. » Ce constat vaut pour
les années 1970-1980 comme pour aujourd’hui.
Les élites sont convaincues de la supériorité du modèle social français.
Les autres pays ne peuvent avoir qu’un modèle social moins bon, soignant
moins, étant moins généreux et moins égalitaire. Toute politique autre est
qualifiée d’ultralibérale, ce qui évite tout débat et toute réflexion. Il faut
préserver les acquis sociaux, ce qui signifie surtout préserver les privilèges
des syndicats et des corporations.
L’augmentation de la fiscalité conduit à une euthanasie des
entrepreneurs, ce qui ne manque pas de provoquer chômage et pauvreté. Le
rapport de 1975 du Commissaire au Plan Jean Ripert est à cet égard
terrible : les entreprises françaises financent 59 % du budget social de la
nation contre 35 % pour les allemandes et 27 % pour les britanniques. Que
décide le gouvernement ? Augmenter encore les taxes pesant sur les
entreprises. En juillet 1975 est ainsi créée la taxe professionnelle, qui
pénalise très fortement les industries françaises, car celle-ci est indexée sur
les équipements et les montants des salaires versés. Résultat, c’est l’agonie
de milliers d’industries, la France étant beaucoup plus touchée par le
chômage et la récession que les autres pays européens.
Entre 1971 et 1973, la France compte en moyenne 1486 faillites
d’entreprises industrielles par an. Entre 1974 et 1976, c’est 2 442 par an soit
une augmentation de 64 %. En 1975, on recense 6 700 faillites en Grande-
Bretagne, 9 000 en RFA, 17 224 en France. Rappelons ici une donnée
simple : la mondialisation est la même pour tous ces pays. Ces variations ne
peuvent donc s’expliquer que par des choix nationaux et, dans le cas de la
France, par de mauvais choix nationaux.
Pour empêcher le chômage, Jacques Chirac répond en contraignant les
licenciements afin de les empêcher. Résultat : les entreprises embauchent le
moins possible, quitte à perdre des marchés, de peur de ne pas pouvoir
licencier ensuite, ou bien elles gardent des salariés inutiles, ce qui rogne
leurs marges et leur compétitivité. Et puisque la croissance ne vient toujours
pas, il décide de la financer par le déficit public, ce qui évite de trop
augmenter les impôts. À cela s’ajoute le maintien d’activités obsolètes et
arriérées, ce qui empêche la naissance d’activités nouvelles, adaptées aux
temps nouveaux.

La survie par des moyens artificiels d’activités condamnées par


l’évolution des marchés va entraver la croissance des entreprises
saines, privées des deux facteurs rares que sont le financement long
et la main d’œuvre qualifiée. La mise sous perfusion d’entreprises
déjà très affaiblies retardera le renouvellement du tissu industriel
national. Chez les activités aidées, les soutiens financiers n’auront
guère d’effet positif, les engagements des pouvoirs publics
conduisant au relâchement des stratégies et des process de
44
production .
Raymond Barre a été le seul à essayer d’enrayer la mécanique
socialiste, préférant, selon ses dires, « être impopulaire plutôt
qu’irresponsable ». S’il est parvenu à réduire le déficit public, à juguler
l’inflation et à redonner de la compétitivité aux entreprises françaises, il n’a
pu mener à terme sa politique, étant empêché par des syndicats puissants et
bloquants, une gauche déchainée et des élus RPR bien décidés à tuer
Giscard pour prendre le pouvoir. Arrivé au pouvoir en 1981, Mitterrand a
repris la politique de Chirac, les nationalisations en plus, avant d’opérer le
tournant de la rigueur en 1983 et de se convertir au barrisme. C’était trop
tard et pas assez fort pour redresser le pays. Le keynésianisme dans un seul
pays ne pouvait pas fonctionner, surtout face à une RDA conquérante et à
une Grande-Bretagne en pleine résurrection sous la férule de Margaret
Thatcher.
Face au chômage, les socialistes ont développé l’idée qu’il faut
rationner le travail, c’est-à-dire diminuer le temps de travail. Ils pensaient
ainsi qu’en passant à 38,7 heures hebdomadaires on créerait 185 000
emplois nouveaux et qu’il y aurait 132 000 chômeurs de moins. En 1981,
Mitterrand propose de passer à 35h en 1985. Il prend également des
mesures de préretraites. Un préretraité en plus, c’est un chômeur en moins
dit-on. C’est oublier que la retraite du préretraité est payée par le travailleur,
donc par une augmentation des charges, ce qui se traduit par du chômage en
plus.
Toujours en 1981, il est décidé de mettre en place un « socialisme
industriel ». On pense que les hauts fonctionnaires seront mieux à même de
gérer les entreprises et d’être plus créatifs que les patrons. Résultat : 90 %
des banques sont nationalisées et 13 des 20 plus grandes entreprises
françaises. La plupart feront faillite, après avoir grassement enrichi les
amis. Corruption et capitalisme de connivence vont de pair : l’État renfloue
les entreprises menacées dans les fiefs électoraux des éléphants socialistes.
C’est ainsi Roger-Patrice Pelat, ami personnel de Mitterrand, qui voit son
entreprise Vibrachoc rachetée le double de sa valeur par Alsthom (1982).
Ou encore la papeterie de La Chapelle-Darblay, qui est renflouée par l’État
en 1984. Il se trouve, le hasard surement, que celle-ci est située dans le fief
de Laurent Fabius. Les entreprises nationalisées enregistrent des résultats
déficitaires. Elles créent peu d’emplois et réclament d’énormes aides
financières.

Un ennemi facile : la mondialisation


Plutôt que de reconnaitre l’échec de leur politique, les socialistes de
gauche incriminent la mondialisation, ennemi commode assimilé au grand
capital et à la finance internationale. Le 13 octobre 1981, Mitterrand adresse
un grand discours devant la mairie de Longwy. Il attribue le dépérissement
des mines de fer, de la sidérurgie et du textile à « une politique d’abandon
et de laisser-faire », en stigmatisant le « capitalisme sauvage » et « la
division internationale du travail imposé par de grandes firmes
multinationales étrangères ». Les entreprises sidérurgiques nationalisées
seront désormais « le fer de lance de la rénovation industrielle et de la
reconquête du marché intérieur ». Deux ans plus tard, les puits et les usines
sont fermés. Fait notable : le chômage va de pair avec le retard
technologique et le retard dans l’innovation. En 1984, la France compte
87 000 automates programmables, contre 200 000 pour la RFA, qui a un
chômage moindre. Contrairement aux idées reçues, la mécanisation ne crée
pas de chômage. Elle détruit des emplois certes, mais en accroissant la
productivité elle permet la création d’emplois dans de nouveaux secteurs 45.
Revenir sur les années 1974-1984 permet de comprendre bien des
drames et des situations d’aujourd’hui. On mesure ici le poids des retards
intellectuels et conceptuels et leurs conséquences sur les retards
46
technologiques et économiques . Là réside une partie du déclassement de
la France et de sa soumission à la politique allemande et américaine. Les
souverainistes conséquents devraient lutter pour réduire la dette publique et
pour muscler les entreprises privées, plutôt que de demander encore
davantage de socialisme.

C’était mieux avant ?


Le débat intellectuel sur la place de la France et de l’Europe dans le
monde est faussé par une distorsion de perception avec la réalité. Les
changements économiques et technologiques vont plus vite que la mise à
jour intellectuelle dans l’opinion commune, si bien que la perception de la
situation du pays est toujours en retard de plusieurs décennies par rapport à
sa situation réelle. On le voit notamment sur le sujet de l’industrie : dans le
47
discours commun, l’image de l’industrie est restée celle des années 1970 .
Quand on parle de réindustrialisation, beaucoup pensent réouverture des
mines et des hauts fourneaux, alors même que cela ne correspond plus du
tout à l’état de l’industrie aujourd’hui et aux innovations majeures qu’elle a
connu au cours des vingt dernières années. La méconnaissance de l’histoire
économique, des évolutions techniques et sociales, des transformations de
la société nuit à l’analyse et au débat public. La réalité de la puissance
européenne est elle-même sous-estimée. Certes, l’Europe a des défauts et
des failles, mais il n’y a jamais eu d’âge d’or ni de périodes fastes et sans
crise 48. La puissance économique et militaire de l’Europe est une réalité. Sa
richesse industrielle et en matière d’infrastructure aussi. La pensée
réactionnaire, qui se convainc et tente de convaincre les autres que « c’était
mieux avant » est encore trop imprimée, empêchant de voir les zones
d’ombres et aussi de lumières de la France et de l’Europe. Un petit rappel
sur les évolutions de la société française au cours des dernières décennies
est donc essentiel pour appréhender la puissance de l’Europe et donc ses
atouts dans les guerres actuelles.

Les fausses Trente glorieuses


On se méprend aujourd’hui sur l’expression « Trente glorieuses »
49
employée par Jean Fourastié dans son ouvrage de 1979 . Fourastié constate
trois choses :
1/ L’extraordinaire amélioration des conditions de vie matérielle qui
permet à un Français de 1979 d’avoir un mode de vie jamais atteint dans
l’histoire et inimaginable pour un Français de 1949. On pourrait prolonger
cette réflexion pour un Français d’aujourd’hui vivant en 2022 et que ne
pouvait pas imaginer un Français de 1979.
2/ Cet accroissement objectif des biens matériels et cette amélioration
des conditions de vie n’ont pas été perçus par les Français de l’époque, qui
sont restés persuadés que leur pouvoir d’achat diminuait et que leurs
conditions de vie régressaient. Il y a une distorsion entre l’évolution des
modes de vie et la perception de ces évolutions par les populations.
Ce qui conduit au troisième point :
3/ L’amélioration matérielle des conditions de vie ne conduit pas
nécessairement au bonheur. Le bonheur repose sur autre chose, une vie à la
fois culturelle et spirituelle.
La vision que l’on a aujourd’hui des « Trente glorieuses » est une
réinterprétation de l’histoire qui nous fait voir de façon positive une époque
qui n’était pas perçue comme telle par ceux qui l’ont vécue. On peut en dire
autant de la période 1980-2010, qui a bien des égards est une nouvelle
« Trente glorieuses ». Jacques Marseille a poursuivi le travail de Jean
Fourastié dans un de ses derniers ouvrages, L’argent des Français. Les
chiffres et les mythes (2009). Il analyse ici l’évolution de la France et des
conditions de vie au regard de quelques indicateurs intéressants, comme
l’espérance de vie ou la mortalité infantile.
France de 1973 :
12 000 bébés meurent avant 1 an, taux de mortalité infantile : 15,4‰
Salaire minimum brut : 684 € par mois. Dépenses alimentaires : 36,2 %
du budget. Téléphone : 65 % des ménages
PIB par habitant : 13 000 $ de PPA (parité de pouvoir d’achat).
France de 2022
Espérance de vie : 82 ans.
Taux de mortalité infantile : 3,5‰
Salaire minimum brut : 1 500 € par mois.
PIB par habitant : 38 600 $
Entre 1973 et 2008, le PIB par habitant a autant augmenté qu’entre
1950 et 1973. De même, entre 2008 et 2022, le PIB par habitant a autant
augmenté qu’entre 1973 et 2008.
Les données ci-dessous émanent du travail d’Angus Maddison 50.
PIB par habitant, en $ constants
1950 : 5 270
1973 : 13 123
2008 : 26 000
2022 : 38 600
Progression 1950 et 1973 : + 7 853
1973 et 2008 : + 12 877
2008 et 2018 : + 12 400 51

La révolution du temps libre


C’est par l’accroissement de la productivité qu’un pays s’enrichit et se
développe. Le fait de posséder des matières premières ne change rien s’il
n’y a pas les moyens techniques d’utiliser ses matières et s’il n’y a pas une
productivité forte pour en tirer bénéfice. L’accroissement de la productivité
a conduit à la diminution du temps de travail et donc à un bouleversement
anthropologique qui est l’émergence du temps libre. Si les ouvriers peuvent
partir en congé à partir de 1936, ce n’est pas parce que le Front populaire
leur a fait « cadeau » d’une semaine de vacances, mais parce que les
innovations technologiques permettent de travailler moins tout en gagnant
plus, et donc d’avoir du temps de loisir. Cet élément nouveau, massif et
majeur transforme le rapport au temps et à la vie 52. L’apparition de
l’électroménager à partir des années 1960 fait que les femmes n’ont plus
besoin de se rendre au lavoir pour laver le linge ou bien que les aliments
peuvent être conservés plusieurs jours au réfrigérateur, évitant la nécessité
de se ravitailler tous les jours. Il n’est pas certain que ceux qui estiment que
« c’était mieux avant » soient prêts à renouer avec la vie des Français de
1960 ou 1970. Si aujourd’hui nous sommes confrontés au fléau de la drogue
et du cannabis, le problème des années 1950-1960 était celui de
l’alcoolisme. Les gouvernements de l’époque avaient lancé cette campagne
de sensibilisation « Quand les parents boivent, les enfants trinquent ».
Engoncée dans un modèle social mêlant étatisme et rigidité normative, la
France de 1970 accumulait un retard technique dommageable sur bien des
plans, notamment celui du téléphone. En 1969, la France avait un nombre
d’habitants raccordé au téléphone inférieur à celui de l’Italie (7 lignes pour
100 habitants contre 9,6 pour l’Italie) et très en deçà de l’Allemagne et du
Royaume-Uni (9,7 et 13). La France était en queue du classement européen
pour les services rendus au client, mais en tête pour le prix de ces services.
La faute à des PTT qui refusaient d’automatiser les lignes et qui étaient
incapables d’étendre le réseau. Comme le disait à l’époque Yves Guéna,
ministre des PTT, le téléphone : « Cela ne sert qu’aux hommes qui traitent
53
de graves affaires et aux femmes qui ont quelque chose à dissimuler . »
Mais au début des années 1970, le téléphone était absolument indispensable
pour le développement de l’industrie et la modernisation de l’économie. Ce
retard dans le raccordement est l’un des facteurs aggravants de la crise des
années 1970.
Plusieurs facteurs expliquent ce retard. Une méfiance culturelle d’une
part à l’égard de la technologie et de la mécanisation. La défiance à l’égard
de la machine, encore trop souvent perçue comme un ennemi de l’homme,
alors qu’elle le soulage des travaux pénibles, qu’elle lui permet d’avoir plus
de loisirs et de disposer de produits de meilleure qualité et à coûts
moindres. Dans le cas du téléphone, ce sont les PTT qui ont refusé
l’ouverture au privé et à la concurrence, ainsi que l’automatisation, bien
conscients que cela nuirait à leur monopole. L’adoption du communisme
dans les années d’après-guerre, qui a fait de la France « une URSS qui a
54
réussi » a pesé très lourd dans le retard technologique et la modernisation
de l’appareil productif. La puissance économique d’un pays se fait par la
55
mécanisation et la robotisation , qui certes détruit des emplois mais permet
56
d’en créer de nouveaux, grâce aux gains de productivité .

Pourquoi la déprime ?
Finalement, la seule question fondamentale est celle posée par Jean
Fourastié tout au long de ses Trente glorieuses. Pourquoi, en dépit d’une
amélioration sans précédent des conditions de vie, les Français ne sont-ils
pas heureux ? Plusieurs causes et facteurs peuvent être avancés. L’étatisme
délirant, qui a englouti les gains de productivité obtenus par les entreprises
privées, le fiscalisme irrationnel, qui ponctionne plus de la moitié du salaire
des travailleurs, rendant, selon les mots de Richelieu, la fainéantise plus
profitable que le travail. Le syndicalisme triomphant, de la CGT autrefois,
des mouvements gauchistes aujourd’hui qui bloquent la société afin de
57
sauvegarder leurs privilèges . L’immigration subie et incontrôlée, qui a
modifié la structure de bien des villes et des quartiers et qui a contribué à
distendre les liens culturels. Tout un ensemble de facteurs donc, qui agissent
à des stades et des degrés divers et qui font planer une grande inquiétude,
effaçant, ou faisant oublier, les gains réels et importants obtenus dans
l’amélioration des conditions de vie. Or la productivité est la condition
première de la puissance. Et ce qui permet des gains de productivité, c’est
l’inventivité et l’ingéniosité, c’est-à-dire la bonne éducation et la bonne
formation. Nous voyons ici les éléments de la puissance française et
européenne mais aussi ses faiblesses si le système éducatif n’était pas
rénové et si la productivité venait à décroître. Ce qui se joue ici, c’est
également le sujet de la perception et des représentations, chose essentielle
en géopolitique.

Les guerres de l’information :un outil


essentiel
La guerre, ce n’est pas uniquement un affrontement d’armées et de
soldats, c’est aussi la formation des esprits et l’importance accordée à
l’information. Il faut faire, certes, mais aussi faire savoir et créer un
véritable attachement à la nécessité de la guerre. La guerre de l’information
est aujourd’hui cruciale, tant pour déstabiliser ses adversaires que pour
mobiliser sa population. Ce n’est pas nouveau, mais ce qui change ce sont
les moyens techniques dont on dispose dorénavant.
Sans remonter à l’époque antique, la période médiévale a déjà connu
ces enjeux de l’information et de la communication liés à la guerre. Jeanne
d’Arc en est un bon exemple, qui stupéfie et impressionne par sa maîtrise
de la chose militaire, mais qui est aussi utilisée par le roi comme élément de
« communication politique ». Refaire juger Jeanne pour casser le premier
procès et la faire reconnaître innocente est une nécessité pour Charles VII
qui ne peut pas devoir sa couronne à une hérétique. Comme du reste les
Anglais et les Bourguignons avaient tout intérêt à entacher l’épopée de
Jeanne du halo de l’hérésie.
e
Le XVII siècle voit la publication de très nombreux imprimés et libelles,
soit qui défendent l’action du roi de France soit qui la condamnent.
Richelieu subit autant qu’il fait produire, s’entourant d’un groupe de scribes
qui défendent les positions officielles du roi de France tant dans la Valteline
que dans ses rapports compliqués avec les Habsbourg. Ce mouvement
e
s’intensifie au XVIII siècle, notamment durant la guerre de Sept Ans. Les
batailles menées au Canada et dans les Indes sont d’abord des batailles
intellectuelles conduites dans les capitales et les chancelleries européennes.
Au militaire et au diplomate s’ajoute un troisième larron, dont le rôle est de
plus en plus important, le publiciste ou le journaliste. C’est-à-dire celui qui
pense, qui écrit et qui infuse les idées dans l’opinion. Un rôle accentué par
le développement de l’imprimerie et la baisse du coût du papier qui ne fait
e
que s’accentuer au cours du siècle et encore plus au XIX siècle.
Bonaparte comprend l’importance cruciale qu’il y a à écrire et à faire
écrire, en bien, sur ses batailles. Il le fait en tant que général républicain, en
faisant connaître à Paris ses combats en Italie puis en Égypte. Un art de la
propagande porté au pinacle avec les bulletins de la Grande Armée publiés
à partir de 1805 qui relatent les différentes campagnes de l’Empereur, et ce
jusqu’en 1814. Julien Sorel et Marius (Les Misérables) lisent avec avidité
ces bulletins qui ont contribué à façonner le mythe Napoléon et l’épopée du
romantisme.
Outre le développement exponentiel de la presse et des journaux, de
plus en plus indépendants, la guerre de l’information est confrontée à une
nouveauté : la multiplication de l’image. Certes il y avait toujours eu des
tableaux et des gravures, dont certains ornent encore Versailles, mais
c’étaient des images limitées et longues à produire. La photographie d’une
part, le cinéma d’autre part, changent totalement la donne. Avec l’appareil
photo embarqué, l’apparition des pellicules et la facilité accrue du
développement, le reporter de guerre peut naître et prendre de l’ampleur. Le
rapport à l’image est l’une des grandes différences qu’il y a entre la
Première et la Seconde Guerre mondiale. Le Hongrois Endre Friedmann,
plus connu sous son pseudonyme de Robert Capa, est l’un de ces grands
reporters de guerre, passé par l’Espagne, le second conflit mondial, la
libération de Paris, l’Indochine, où il décède en 1954. Il co-fonde l’agence
Magnum en 1947 à New York, avec notamment ses amis Henri Cartier-
Bresson et David Seymour. Une agence photographique qui a regroupé les
e
plus grands photographes du XX siècle, dont beaucoup ont couvert des
58
sujets militaires .
De l’œuvre d’art, la photo peut sombrer dans la propagande la plus
froide et, au lieu d’élever l’âme, exciter les passions les plus troubles. Une
photo d’enfant malheureux, affamé ou blessé permet de faire tomber bien
des raisonnements et parfois de provoquer des entrées en guerre. Entre l’art
qui dévoile et qui élève et la propagande qui cache et qui manipule, la
frontière est parfois très ténue. Force est de reconnaitre que les
communistes ont excellé dans cette maitrise de la propagande, que ce soit
59
par le cinéma, la photo ou l’affiche .
Les réseaux sociaux aujourd’hui essaient de reprendre ce rôle de
propagande, se faisant vecteurs d’images, de textes et de vidéos. Leur atout
est celui de la force et de la puissance de frappe, leur faiblesse est celle de la
division. Loin de créer une communauté mondiale et un vaste espace uni et
coopératif comme beaucoup le pensaient au début, les réseaux sociaux
fonctionnent en communautés et accroissent la création et la séparation de
celles-ci. On ne parle pas aux autres, mais aux autres nous-mêmes à
l’intérieur de notre réseau social. Les masses ne sont plus touchées de façon
aussi directe, même si le poids des mass medias demeure prépondérant.
L’image de la guerre et la parole
sur la guerre
L’information et la propagande demeurent des enjeux essentiels de la
guerre d’aujourd’hui. En Centrafrique, Français et Russes mènent une
lourde guerre d’influence pour s’attacher les bonnes grâces des populations
et des gouvernements locaux afin de maintenir leur influence dans le pays.
Cela passe notamment par la création de faux comptes Facebook qui
délivrent la propagande russe 60. La Chine a investi les réseaux sociaux,
notamment via ses ambassades, pour délivrer des messages offensifs qui
tranchent avec le langage timoré et retenu de bon nombre d’ambassadeurs.
Les pays financent des chaines de télévision en espérant toucher les
populations pour les convertir à leurs vues. La France n’est pas en reste
avec TV5 Monde et les différents canaux de France24, même si leur
efficacité et leur utilité restent à démontrer. À cela s’ajoutent des guerres de
communiqués et d’interprétation lors des enquêtes conduites par des
organes de l’ONU sur des frappes militaires et des bavures potentielles.
Avec, là aussi, des conflits d’interprétation, de communication et de
diffusion. Les entreprises font souvent les frais de cette guerre de
communication, quand des ONG sont manipulées ou employées par des
concurrents pour torpiller un projet ou chasser une multinationale, sous
couvert de défense de l’environnement. Une guerre d’influence et de
communication que bon nombre d’entreprises françaises ont subi avant d’en
comprendre le fonctionnement 61. La manipulation de l’opinion est une
nécessité pour imposer des idées ou gagner certains marchés, ce qui
autorise certains à ne plus avoir de limite dans la propagande, la
manipulation et le mensonge.
La guerre de l’information et de la désinformation est bien évidemment
importante, cruciale même, pour les États comme pour les entreprises. Le
risque majeur néanmoins est de la faire passer au premier plan et d’oublier
que la communication est un outil, non une fin. Inutile de déployer des
trésors d’inventivité en propagande si on oublie d’abord de définir un but et
un objectif à atteindre. Richelieu avait certes ses publicistes, mais ils étaient
au service d’un objectif précis, favoriser la prise de la Valteline. Sans
finalité et sans stratégie, la tactique de la communication n’est rien, tourne
rapidement à vide et ne touche personne. Wagner a beau se déployer sur les
réseaux pour vanter son action en Afrique, plus grand monde ne croit dans
ses gesticulations. Passées les premières défaites, les entreprises françaises
sont en train de se rendre compte de la réalité de la guerre économique et du
fait que l’information en est l’un des leviers essentiels. Ce qui n’empêche
pas les multinationales d’accroître leur couverture mondiale.

1. Il est véritablement curieux que Jacques Bainville soit réduit à son analyse des relations
internationales alors que son œuvre économique est importante et essentielle. Les deux sont
liées. On ne peut comprendre le Bainville analyste des relations internationales en omettant le
Bainville analyste des questions monétaires et financières. Des questions qu’il connaît par
ailleurs fort bien et qu’il maîtrise avec une grande dextérité, en reprenant les théories classiques
de l’école française d’économie politique. À bien des égards, son raisonnement intellectuel est
dans la lignée de celui de Frédéric Bastiat et d’Alexis de Tocqueville, qu’il cite de temps en
temps. Eux aussi ont conjugué analyses économiques et analyses géopolitiques.
2. Voir à ce sujet : Olivier Dard, « Jacques Bainville et l’économie », in Jacques Bainville.
Profils et réceptions, Peter Lang, 2010.
3. Charles de Gaulle dont l’action économique de 1958 s’appuya sur les conseils et les
recommandations de Jacques Rueff, artisan du nouveau franc de 1960. Rueff avait déjà sauvé le
franc à deux reprises, comme conseiller au cabinet de Raymond Poincaré puis de Paul Reynaud.
Lors de sa conférence de presse du 4 février 1965, qu’il fit sans note, il s’exprima sur les
questions monétaires, la parité dollar/or et le système financier international issu de Bretton
Woods, réalisé par Keynes que Rueff combattit. C’est la pensée de Jacques Rueff qui est
exprimée dans cette conférence dont les analyses et la prescience se sont révélées exactes avec
la fin du système de Bretton Woods en 1971. Voir Samuel Gregg, « Jacques Rueff’s Monetary
Order and Us », in Law and Liberty, 2 décembre 2019. Traduction française de Conflits sur
Conflits.fr, « Jacques Rueff, le franc et l’ordre monétaire ».
4. Les citations de Jacques Bainville sont toutes issues des articles économiques regroupés dans
La Fortune de la France paru en 1937.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. S’il ne cite pas Tocqueville, c’est une idée que l’on retrouve abondamment analysée chez
l’auteur de La Démocratie. Idée reprise et développée ensuite par Friedrich Hayek dans sa
Route de la servitude (1944), qui est pleinement inspirée de la pensée de Tocqueville.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Sur ces sujets voir Jean-Baptiste Noé, Rebâtir l’école. Plaidoyer pour la liberté scolaire,
Bernard Giovanangeli, 2017.
13. Victor Fouquet, La pensée libérale de l’impôt. Anthologie, Libréchange, 2016.
14. Ibid.
15. Richelieu ne disait pas autre chose dans son Testament politique et Vauban après lui dans
son Projet de dîme royale. Rien de nouveau sous le soleil, certes, mais ces auteurs, chef d’État
ou général, avaient compris eux-aussi qu’il n’est pas de puissance nationale et de souveraineté
sans puissance économique et que celle-ci se constitue par le travail et par l’épargne, non par la
planification et l’immixtion de l’administration dans l’économie. Il y a donc, sur ces sujets des
rapports entre puissance nationale et puissance économique, une véritable spécificité et
continuité dans l’histoire de la tradition française.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Le train en France a commencé à se développer dans les années 1830, fruit de compagnies
privées. La SNCF n’a été créée qu’en 1936. L’aviation est née d’initiatives privées, que ce soit
Clément Ader, Jean Mermoz, Pierre-Georges Latécoère, le fondateur de l’Aéropostale ou encore
Marcel Dassault. L’automobile elle aussi est le fruit d’entreprises privées : Dion-Bouton,
Renault, les frères Peugeot, Bugatti, Panhard, etc.
19. Un grand nombre de vignerons français font plus de la moitié de leurs ventes à l’étranger.
Peuvent-ils alors être considérés comme des entreprises françaises ?
20. À quoi s’ajoutent les grandes difficultés de l’école et de l’hôpital publics ainsi que, sur un
autre plan, l’embouteillage pour la fabrication des passeports et des cartes d’identité.
21. Alain Prate, Les batailles économiques du général de Gaulle, Plon, 1978.
o
22. Victor Fouquet, « Relocalisations : le mirage de l’interventionnisme fiscal », Conflits, n 30,
novembre 2020.
23. Ce qui souligne ici la concurrence des villes mondiales entre elles. La qualité de vie, la
sécurité, la présence de parcs et de commodités contribuent à rendre les villes attirantes et donc
les entreprises qui y ont leurs sièges. Trop souvent l’aménagement urbain est vu uniquement
sous l’angle local sans voir ce qu’une ville de renommée internationale apporte à la puissance
d’un pays.
24. Palmarès Vélite de la souveraineté économique, édition 2021. Le classement porte
uniquement sur les entreprises du CAC 40.
25. Ce qui est inquiétant compte tenu de leur secteur d’activité.
26. Les problèmes de sécurité dans les transports en commun ainsi que les violences récurrentes
dans les centres-villes des capitales régionales sont à cet égard de graves nuisances pour le
développement des entreprises et donc des atteintes au potentiel de souveraineté de la France.
27. Que l’on pense à l’image que Paris renvoie chez les ambassadeurs et les personnels
d’ambassades présents à Paris et à ce qu’ils peuvent dire de la ville dans leur pays. De même
pour les nombreux touristes qui véhiculent à leur retour l’image qu’ils ont vue de la France.
28. Même fonctionnement dans le système aérien où la mise en place d’une « écotaxe » sur les
transports devrait achever une filière française déjà en lambeaux. Le gouvernement a promis des
aides pour compenser cette fiscalité nouvelle. L’interdiction des vols aériens entre Orly et
Mérignac met en péril le tissu économique développé autour de cette ville, devenue l’un des
poumons de la région bordelaise.
29. D’où la destruction de l’industrie nucléaire.
30. L’Université a désormais deux systèmes parallèles : une voie pour le tout-venant et une voie
sélective, via des double-licences, des licences en partenariat et des masters spécialisés, qui sont
de très bonne qualité et qui forment bien leurs étudiants. Le problème, c’est que ces voies sont
connues des seuls spécialistes de l’Université car beaucoup d’établissements les pratiquent en
catimini pour ne pas attirer l’attention et subir les foudres des opposants à l’excellence
universitaire. C’est pourtant ce genre de formations qui devraient être développées pour faire de
l’Université française un lieu de formation d’excellence.
31. Confidence d’un ami professeur de droit dans l’une de ces universités : « Si la sélection
était rigoureuse, entre la L1 et la L2 on ne garderait pas grand monde. Mais si on le fait, il n’y a
plus assez d’étudiants et nos postes seront supprimés. Donc on garde les étudiants pour
conserver nos places ».
32. Les entreprises ont ainsi beaucoup de mal à recruter des ingénieurs. La baisse du niveau en
mathématiques est dangereuse pour le maintien de notre puissance industrielle. Sans compter
l’effondrement de la maîtrise de la langue française et de l’orthographe.
33. Raphaël Chauvancy, Former des cadres pour la guerre économique. Robert Papin, des
commandos à HEC entrepreneurs, VA Press, 2019.
34. Michel Hau, Félix Torrès, Le virage manqué. 1974-1984 : ces dix années où la France a
décroché, Les Belles Lettres, 2020.
35. Une voie débutée à la fin des années 1930 et poursuivie sous les gouvernements du
Maréchal Pétain, puisque c’est là que furent mises en place les prémisses de la sécurité sociale
et de la retraite par répartition. Les Français n’étaient pas sans protection sociale avant la mise
en place de la « Sécu » : il existait de nombreuses mutuelles qui assuraient la protection sociale
et sanitaire, le mouvement mutualiste étant né dans les années 1830.
36. Ce n’est que dans les années 1920 que la population française est devenue plus urbaine que
rurale.
37. La production agricole en 1950 était insuffisante pour nourrir l’ensemble de la population
française. Les travaux de Jean Fourastié ont montré l’ampleur des changements connus par la
société et l’économie française en à peine deux générations.
38. Michel Hau, Félix Torrès, ibid., p. 51.
39. Cette aversion a débuté dès les années 1930, avec la création du groupe X-Crise qui se
croyait investi de la mission de sauver l’économie française. Jacques Rueff leur a porté la
contradiction lors de sa conférence Pourquoi, malgré tout, je reste libéral, 8 mai 1934.
40. Ibid., p. 54-55.
41. Ibid., p. 55.
42. Ibid., p. 56-57.
43. Ibid., p. 93.
44. Ibid., p. 179.
45. Ce que démontrent par ailleurs tous les travaux de Jean Fourastié, notamment son célèbre
Les Trente glorieuses ou la révolution invisible (1979), toujours cité, rarement lu.
46. Le débat intellectuel français semble être resté bloqué dans les années 1980. On ergote
encore sur la mondialisation sans comprendre que de nouveaux pays ont émergé en Asie, que
les étudiants motivés et travailleurs partent en Angleterre et aux États-Unis, que les
entrepreneurs, des TPE aux multinationales, gagnent des parts de marché à l’étranger et ne
peuvent se développer que grâce à leurs clients mondiaux. Le monde tel qu’il est pensé dans les
isoloirs et débattu dans les journaux ne correspond plus au monde tel qu’il est vécu.
47. Beaucoup de ceux qui souhaitent la réouverture des usines refuseraient par ailleurs d’aller y
travailler. Le monde d’avant semble bien, mais pour les autres. Le même problème se pose avec
l’agriculture, dont la vision commune est très loin de la réalité du monde agricole d’aujourd’hui,
que ce soit sur l’usage des technologies nouvelles ou bien sur l’extrême pénibilité du travail
agricole jusque dans les années 1950, pourtant présenté de façon idyllique par certains auteurs
aux mains blanches.
48. L’Europe n’est pas en paix depuis 1945, comme cela est trop souvent asséné, et la guerre en
Ukraine ne fut pas la première guerre sur le continent européen depuis 1945. L’Europe a
continuellement été en guerre, conflits qu’elle a réussi à surmonter.
49. Jean Fourastié, Les Trente glorieuses ou la révolution invisible, 1979.
50. Angus Maddison, L’économie mondiale. Une perspective millénaire, OCDE, 2001. Chiffres
récents mis à jour.
51. Nous sommes conscient que cette réalité de la très nette amélioration des conditions de vie
est inaudible pour une large partie de la population, qui continue de penser qu’elle s’est
appauvrie depuis trente ans et que la France est plus pauvre aujourd’hui qu’à la fin des années
1990. Cela n’efface pas néanmoins le problème de la dette et de la surfiscalité. La France n’est
pas victime de la mondialisation. Cette très forte croissance de la richesse est justement permise
par la mondialisation, qui a permis des économies d’échelle, des gains de productivité et un
accroissement sans pareil de la richesse en France, phénomène visible dans les autres pays
d’Europe et hors d’Europe. Pourtant, l’opposition à la mondialisation et le mythe d’une
mondialisation destructrice de la puissance française reste tenace.
52. On mesure encore mal la transformation anthropologique que suscite l’apparition du temps
libre et des loisirs. Cela a à peine un siècle. Commencé dans les années 1920, le mouvement
s’est accéléré à partir des années 1960, donnant notamment naissance à l’industrie du tourisme.
C’est du jamais vu pour l’histoire de l’homme et cela modifie en profondeur le rapport au
temps, à la vie, à l’espace et les rapports entre les générations. Le dernier ouvrage de Jérôme
Fourquet, La France sous nos yeux (2021) apporte quelques éclairages sur les conséquences de
cette révolution du temps libre pour la population française.
53. Robert Franc, « Le désastre du téléphone », L’Express, 7 avril 1969.
54. L’expression est de Jacques Lessourne.
55. « Plus de robots, c’est moins de chômage », IREF, 22 août 2018.
56. C’est ici que s’applique le transfert d’emploi, largement étudié par Jean Fourastié.
57. Opposés à la retraite par capitalisation pour les autres, ils se gardent bien de dire qu’une
partie de leur retraite est fondée sur la capitalisation, chose sur laquelle ils ne souhaitent pas
revenir. C’est donc que ce système-là ne doit pas être aussi mauvais.
58. À quoi s’ajoutent, dans un autre registre, les films de Pierre Schoendoerffer.
59. Jean-Yves Bajon, Les années Mao. Une histoire de la Chine en affiches (1949-1979), Les
éditions du Pacifique, 2013.
60. Le groupe Wagner excelle dans ce domaine avec des films et des affiches diffusés via des
boucles Telegram. Voir Guy-Alexandre Le Roux, « Wagner, les musiciens tactiques de
o
Poutine », Conflits, n 39, mai 2022 et Florent Hivert, « La stratégie de communication russe en
Centrafrique. Communiquer pour masquer ses faiblesses », Conflits.fr, 17 avril 2020.
61. Erwan Seznec, « Mer : à quoi servent vraiment les aires marines protégées ? », Conflits,
o
n 35, septembre 2021.
CHAPITRE 7

Entre local et global : l’économie face


au monde

La géopolitique a toute sa place pour analyser le développement


économique aujourd’hui, notamment en s’appuyant sur l’analyse
multiscalaire qui seule permet de comprendre les rapports existants entre le
local et le global, fondement des entreprises et de leur projection mondiale.
Le tourisme est à cet égard un bon exemple de ces transformations
économiques.

Tourisme : le monde est à vous


La grande nouveauté apparue dans les années 1950 est l’avènement du
tourisme de masse. Autrefois réservé à une élite, partir en vacances et partir
de plus en plus loin a été accessible à l’ensemble de la population
occidentale, s’étendant aujourd’hui à une part importante de la population
asiatique. Le tourisme entraîne des conséquences économiques et
géographiques fortes. La démocratisation de ces loisirs a donné naissance à
un secteur économique gigantesque qui va des vendeurs de souvenirs
jusqu’aux groupes hôteliers (Accor) en passant par Airbus, Boeing et les
chantiers navals 1. Le tourisme entraîne également des conséquences
géographiques et spatiales, façonnant villes, campagnes et espaces dits
sauvages. Il a contribué à modeler les paysages et à revitaliser un certain
nombre de cultures en déclin. Certes le tourisme de masse a ses travers, que
des villes comme Venise tentent de corriger. Mais le basculement du temps
de travail vers du temps de loisirs est l’une des grandes améliorations
sociales des cinquante dernières années.

Les fruits de la productivité


Le tourisme a été rendu possible grâce à l’amélioration constante de la
productivité. Celle-ci a permis d’une part la diminution du temps de travail,
d’autre part la baisse continue du prix des transports. Plus de temps libre et
des prix plus bas : les conditions étaient réunies pour un tourisme de masse.
Ce ne sont pas par des lois que se font « les acquis sociaux », ni par des
manifestations ou des révoltes, mais par l’amélioration technologique.
Grâce à la mécanisation et à la robotisation, le temps de travail n’a cessé de
diminuer. Ce phénomène de diminution du temps de travail a été
abondamment étudié par Jean Fourastié, notamment dans Le grand espoir
du XXe siècle (1952). En parallèle à cette baisse du temps de travail,
corollaire de l’avènement de la société des loisirs et du temps libre, la
diminution des prix des transports a été fulgurante. En 1960, un employé
devait travailler 570 heures pour s’acheter un aller simple Paris / New
York ; en 2019, 15 heures. Ce qui était autrefois disponible uniquement
pour une élite financière est désormais accessible au plus grand nombre. À
la baisse du prix des transports s’ajoute la baisse du prix de toutes les
activités touristiques : hôtels, activités ludiques, équipements. Que l’on
songe au matériel de ski, de camping, de randonnée, etc. Des objets chers et
peu commodes il y a quarante ans sont aujourd’hui d’un niveau
technologique supérieur et d’un prix très inférieur. À ce titre, Décathlon a
joué un rôle de premier plan dans la démocratisation des activités sportives
et de tourisme. Selon l’organisation mondiale du tourisme, en 1950 il y
avait 25 millions de traversées de frontières pour des raisons touristiques.
Elles étaient 280 millions en 1980 et 1 milliard en 2010.

Conséquences spatiales du tourisme


Le tourisme est une activité éminemment géographique, voire
géopolitique, tant ses conséquences spatiales sont majeures. Avec le
développement des stations balnéaires et thermales, au XIXe siècle, c’est tout
un ensemble de villes nouvelles qui sont apparues, en Normandie, sur la
côte basque, dans les villes d’eau d’Auvergne et des Pyrénées. Des villes
avec leurs casinos, leur grand hôtel, leur architecture qui donnent
e
aujourd’hui de nombreux monuments classés. Au tournant du XX siècle, les
premiers sports d’hiver ont vu le jour, apportant une activité économique
nouvelle à des villages de montagne isolés et pauvres : Megève,
Courchevel, Chamonix. Activités qui se poursuivaient l’été sur la côte
méditerranéenne, donnant naissance à la Riviera italienne et à la french
Riviera, dont la promenade des Anglais est l’archétype.
La massification du tourisme change la donne. À partir des années
1960, les stations de ski montent toujours plus haut. Des villages deviennent
des villes, surtout l’hiver, des pistes sont aménagées, de nouvelles activités
économiques apparaissent. À la Côte d’Azur aristocratique succède le
Languedoc populaire, dont Le Cap d’Agde est l’un des exemples typiques.
Les marécages, emplis de moustiques et de paludisme, sont asséchés. À leur
place apparaissent des activités agricoles et des lots d’immeubles et de
villages de vacances. La Camargue, zone pauvre et insalubre encore dans
les années 1930, devient ainsi un espace attirant, pour sa nature sauvage (en
réalité complètement aménagée par l’homme), ses élevages de chevaux, ses
gardians intemporels, alors que cette activité fut créée dans les années
1870 2.

La fixation du typique
Le tourisme a créé un décor qui a mystifié ses propres créateurs. Il a fait
croire à l’existence de la nature, sauvage et immaculée, alors que tous les
paysages, en France et en Europe, sont anthropisés. Il a sauvé des cultures
et des traditions locales qui auraient disparu sans lui, mais qui, pour attirer
et maintenir les touristes, ont été complètement transformées pour les
adapter à la demande et aux attentes des visiteurs. Beaucoup de fêtes de
villages ou de traditions régionales « éternelles et de toujours » doivent tout
au tourisme de masse comme le carnaval de Venise relancé en 1979 après
une « pause » de presque deux siècles. Bravades provençales,
commémorations villageoises traditionnelles, remises au goût du jour et
soutenues pour créer de la couleur locale et ainsi ancrer le tourisme. On
pourrait multiplier les exemples : fêtes bretonnes, percée du vin jaune,
saint-Vincent tournantes, festivals estivaux, etc. 3 Grâce au tourisme, de
nombreux villages qui étaient délabrés ont été restaurés et rénovés.
L’exemple de Cordes-sur-Ciel (Tarn) en est emblématique. Dans les années
1980, c’était un village médiéval perché sur son rocher aux façades
délabrées, aux maisons abandonnées. Une bonne municipalité, des artisans
passionnés, notamment le chocolatier et Meilleur ouvrier de France Yves
Thuriès, ont rénové et redonné vie à ce village qui a été sacré « Village
préféré des Français » dans l’émission de Stéphane Bern. Les exemples se
multiplient dans le Périgord, le Bourbonnais, le Perche. Façades rénovées,
lavoir restauré, châteaux et églises mis en valeur, enseignes des boutiques
en fer forgé décoratif, comme à Hautvillers (Champagne), etc. De
nombreux éléments historiques ont été redécouverts, restaurés et mis en
avant par des passionnés, gens du village ou non. Les trente dernières
années ont vu un grand embellissement des villages et une rénovation quasi
générale, grâce à des fonds privés, européens ou parisiens.
L’autre élément positif du tourisme est qu’il a permis le renouveau des
métiers d’artisanat oubliés ou délaissés. Pâtissiers, chocolatiers, métiers
agricoles, métiers d’art, ce sont tous les à-côtés du tourisme, un ensemble
de secteurs qui a été régénéré grâce à lui. Cet artisanat a pu connaître des
excès ; certains villages se sont transformés en sorte de Disneyland en
carton-pâte qui peut légitimement agacer. Mais sans le tourisme, bon
nombre de vignerons, de savonniers, de producteurs et de fabricants de
produits locaux n’existeraient pas. Cela contribue à façonner les paysages
agricoles et à maintenir des activités rurales.
La lecture de la carte Michelin des restaurants étoilés est à cet égard
instructive : elle indique exactement la présence des touristes parisiens et
franciliens. Hormis les régions parisienne et lyonnaise, les tables étoilées
sont toutes situées dans les régions fortement touristiques : Bretagne
côtière, Côte d’Azur, côte basque, bassin d’Arcachon, Alsace, montagnes à
ski, etc. C’est là où il y a des clients amateurs de bonnes tables et prêts à en
payer le prix que les cuisiniers peuvent développer une cuisine de haut
niveau, et donc travailler avec les producteurs locaux et les aider à
améliorer leurs produits. Cette cuisine locale, régionale, « de terroir »
n’existerait pas sans le tourisme des Franciliens et des étrangers cultivés et
fortunés qui accomplissent kilomètres et détours pour s’asseoir aux bonnes
tables.

Le snobisme et la masse
Le tourisme de masse est mu par deux forces contradictoires. D’un côté,
nous aimerions tous être des Paul Morand, descendant le Rhône en
aéroglisseur, voyageant dans les Caraïbes, visitant les grandes capitales
d’Europe. Ou bien être Marcel Proust et avoir Venise pour nous tous seul,
ou encore seul à parcourir les steppes d’Asie centrale à la façon de Nicolas
Bouvier. Le tourisme de masse, qui a sauvé un grand nombre de bâtiments
civils et religieux, que l’on songe à l’état de délabrement de Versailles dans
les années 1950, est victime du snobisme de l’élite. Il est de bon ton de
dénigrer les Bronzés qui partent avec la Fram, qui fréquentent le Club Med
et les GO, qui s’entassent à la Grande Motte et dans les charters
intercontinentaux. C’est oublier que le tourisme est une manne financière
essentielle pour un certain nombre de pays : l’Égypte, le Cambodge, la
Grèce, ou pour des villes et des villages de France. Les festivals d’été font
vivre de nombreux territoires de province, tirant vers le haut toute une
économie du local et du terroir. Le loisir, autrefois réservé aux sangs bleus,
est désormais l’apanage de tout le monde, notamment des ouvriers et des
employés.
Ce qu’a monté la faillite de Thomas Cook, c’est que l’activité
touristique est en évolution constante. Les voyages organisés à la mode
Fram ont vécu. Le Club Med n’est plus la prolongation des colonies de
vacances : ses prestations sont aujourd’hui premium. Si Air BNB se
développe, c’est parce que les hôtels ont été incapables de se renouveler et
de s’adapter aux nouveaux besoins touristiques. Plutôt que de vouloir
bloquer Air BNB, les hôteliers devraient se remettre en question et
s’adapter à la nouvelle demande 4.
On peut aujourd’hui considérer les erreurs du tourisme de masse et les
regarder avec dédain : barres hôtelières dans le Languedoc, voyages pressés
pour troupeaux, etc. Mais cela est en train de passer, en Europe du moins.
De nouveaux goûts émergent, de nouvelles demandes se font jour. Le
tourisme des années 2020 n’a plus grand-chose à voir avec celui des années
1980. Le tourisme de proximité prend une nouvelle ampleur et ceux qui
partent loin veulent désormais des guides de qualité et mieux connaître les
spécificités du pays visité 5.

Gommer les excès du tourisme de masse


Face aux sites saturés, et donc menacés, des solutions existent. Par
exemple, augmenter les prix pour les étrangers. Il parait absurde que le
ticket d’entrée au Louvre coûte moins cher qu’un plat dans une brasserie
parisienne. Des tenues correctes pourraient être exigées, comme c’est déjà
le cas en Italie, pour éliminer la déambulation des shorts et des claquettes
dans les salles de Versailles. Dans certaines salles, les selfies et leurs
branches télescopiques sont interdits. C’est tout simplement réintroduire la
politesse dans des lieux qui semblent parfois des zones de non-civilité.
Certains sites devraient être contingentés afin d’éviter la saturation. En
Italie, il est nécessaire de réserver son billet à l’avance pour visiter la villa
Borghèse et le musée des Offices. Cela devrait aussi être le cas pour
certains sites naturels, menacés par les piétinements constants.
On voit apparaître enfin des visites virtuelles, voire des reproductions
d’œuvres, afin de permettre de visiter les lieux connus sans changer de
pays. Pourquoi ne pas créer un Louvre à Tokyo et à San Francisco, avec
prêt de certaines œuvres, films, cinéma panoramique, pour permettre aux
Japonais et aux Américains désireux de découvrir la culture française et
européenne, sans avoir besoin de prendre l’avion ? Il est évident que les
sites les plus célèbres ne peuvent pas accueillir tous les touristes du monde.
Lors de l’exposition coloniale de 1931, une réplique grandeur nature
d’Angkor Vat avait été montée dans le bois de Vincennes, permettant aux
Parisiens de découvrir les richesses du monde khmer sans prendre le bateau.
En Floride, dans les parcs d’Orlando, Disney a recréé des ambiances de
villes et de sites étrangers, permettant aux visiteurs de découvrir le monde
en une journée. Pourquoi ne pas multiplier ce type d’initiative ?

Les explorateurs : le particularisme


de l’universalisme
Ce n’est pas un hasard si les explorateurs sont tous Européens : c’est le
fruit de la culture européenne. Que ce soit lors des grandes découvertes, au
e e
XIX et au XX siècle, avec les découvertes des Afriques et de l’Asie ou au
e
XX siècle, comme Joseph Kessel effectuant ses reportages dans des lieux
isolés ou Patrice Franceschi, réalisant un tour du monde en ULM puis des
navigations sur les fleuves Congo et Amazone, nombreux sont ceux à avoir
exploré le monde. Pour ce faire, il est certes nécessaire de posséder des
outils techniques, mais il faut aussi et avant tout disposer de l’esprit
d’aventure, c’est-à-dire de l’envie de découvrir les autres cultures, de les
rencontrer, de les comprendre 6. Cet esprit-là est proprement romain,
7
proprement européen . Le voyage fait jouer une partition très particulière
aux rapports entre l’universalisme et le particularisme. C’est le propre du
particularisme européen que de s’intéresser aux autres cultures, de vouloir
les cartographier, les rencontrer, les conserver. Qui d’autres que les
Européens s’intéresse aux « arts premiers », qui a réalisé des fouilles
archéologiques à Angkor et a fait adopter des conventions internationales
pour protéger les sites naturels et humains jugés remarquables, selon des
critères européens ? Ce particularisme européen a été diffusé au reste du
monde, dans un universalisme de la culture, du respect de l’histoire, de la
défense des traditions et de la transmission. Encore faut-il avoir pour ce
faire une conception propre de l’histoire, de la transmission, de la nécessité
de la préservation des cultures, chose typique de la pensée chrétienne et
européenne. C’est donc la diffusion par l’universalisme qui permet la
défense des particularismes locaux et qui donne conscience à des peuples
non-européens de leur histoire et de la nécessité de la connaître et de la
sauvegarder. Le mouvement de réécriture de l’histoire qui se développe
aujourd’hui, notamment dans les universités américaines, se voit en
opposant à la culture européenne parce qu’il déboulonne des statues et qu’il
veut mettre à l’honneur des figures indigènes, ce faisant, comme les
théoriciens de la « théologie de la libération » dans les années 1970-1980,
ses membres ne comprennent pas qu’ils sont le pur produit de la culture
européenne et que leurs idées restent des idées de laboratoire, concoctées
par des cerveaux adeptes des théories plus que des réalités.

La mondialisation et le virus
L’épidémie de coronavirus a donné lieu à des interprétations multiples
et divergentes, chacun y voyant la confirmation de ses propres idées. Pour
les écologistes radicaux, cette pandémie est la preuve que l’homme est un
virus pour la planète et qu’il détruit la nature. Pour d’autres, cela confirme
les idées de démondialisation. Avec deux ans de recul, il est possible d’en
faire une analyse plus fine.

La mondialisation, cause de l’épidémie ?


Nous n’avons pas attendu la mondialisation pour connaître des
épidémies mondiales. La peste noire, née en Chine et arrivée en Europe en
1349, reste l’archétype de l’épidémie planétaire. Difficile pourtant d’en
attribuer la cause au néo-libéralisme. Tout comme l’épidémie de choléra,
née dans le delta du Gange et arrivée en Europe en 1832. La grippe dite
espagnole, mais en réalité asiatique, qui a probablement causé la mort de
près de 50 millions de personnes en 1918-1919. Plus près de nous, la France
a connu deux fortes épidémies de grippe, venues d’Asie : en 1958 (environ
10 000 morts) et en 1968-69 (évaluée à 30 000 morts). Quant au sida, il a
tué près de 30 millions de personnes depuis les années 1980. Une pandémie
mondiale n’est donc pas quelque chose de nouveau. Ce qui change, en
revanche, c’est la rapidité avec laquelle le virus peut circuler, ainsi que les
informations.
Un virus circule aujourd’hui plus vite qu’à l’époque médiévale, mais
l’information aussi. Taïwan a été averti de la présence d’une pneumonie
anormale en Chine vers le 20 décembre 2019. Taïpei a pris les premières
mesures sanitaires le 31 décembre 2019 et a informé l’OMS de la
dangerosité du virus. Subissant la pression de la Chine communiste, qui a
tout fait pour minimiser la virulence du mal, l’OMS n’a pas suivi les
informations fournies par Taïwan, mais s’est alignée sur celles de Pékin.
C’est le 24 janvier 2020 que les deux premiers malades ont été détectés en
France, soit vingt jours après les premières alertes de Taïwan. Grâce à la
mondialisation et aux moyens de communication, l’information a donc
circulé plus vite que le virus, permettant aux États de prendre les mesures
adéquates. Ce qu’ont fait la Corée du Sud, Singapour et le Japon. Mais pas
les États d’Europe. Entre les alertes de Taïwan et la déclaration du
confinement en France (17 mars), ce sont deux mois et demi qui se sont
écoulés pour commander des masques, du gel hydro-alcoolique et fabriquer
des respirateurs pour affronter la vague des malades. Deux mois et demi de
drôle de guerre où nous sommes restés en attente derrière la ligne Maginot.
Et où nous avons subi une nouvelle défaite.
Les confinements décrétés par les États ont donné l’occasion
d’expériences économiques grandeur nature et à échelle mondiale.
L’économie repose sur les échanges, en les interdisant c’est donc
8
l’économie qui est détruite . En interdisant les échanges et les relations
humaines, c’est l’ensemble de l’économie nationale qui fut bloquée.
Cette crise nous montre aussi la complexité de la chaîne économique.
Le gouvernement français s’est cru malin en demandant aux « secteurs
essentiels » de continuer à travailler. Mais qu’est-ce qu’un secteur
essentiel ? Pour ouvrir une boulangerie, il faut une caisse enregistreuse, des
produits d’hygiène pour laver la boutique, de la farine, des cartons, etc. Il
faut donc que des entreprises « non essentielles » travaillent à leur tour pour
rendre possible le fonctionnement de la boulangerie. Pour acheter des
masques en Chine, il faut l’aide d’avocats, pour assurer la validité du
contrat. Il y a eu ainsi le cas absurde d’une usine de masques dans l’ouest
qui n’a pas pu expédier sa production faute d’emballage en plastique,
l’usine d’emballage n’ayant pas le droit d’ouvrir, car jugée non stratégique.
Elle a obtenu l’autorisation après cinq jours de négociation.
L’agriculture fut également sous tension. Tout n’est pas mécanisé, et le
secteur des fruits et légumes a besoin de main-d’œuvre pour préparer puis
assurer les récoltes. Or celle-ci vient essentiellement du Portugal et du
Maroc. En 2020, il a ainsi manqué 200 000 ouvriers dans les champs,
fragilisant les récoltes de printemps. Les salades d’Île-de-France, les fraises
de Plougastel, le muguet de Nantes, le maïs des Landes, autant de produits
locaux et de terroir qui ne peuvent exister sans connexions et liens avec le
global. Les confinements ont ainsi bloqué l’expédition de blé européen en
Afrique et de riz vietnamien en Asie, causant de fortes tensions sur les prix
et menaçant l’alimentation des plus pauvres. Il a fallu plusieurs mois pour
que les chaînes logistiques reviennent à la normale. Si leur blocage peut se
faire en quelques heures, leur réouverture prend des mois : ports, porte-
conteneurs, camions, trains, chaînes logistiques multiples sont éminemment
complexes. La hausse des prix de l’énergie et des matières premières
constatée à partir de l’automne 2021 est la conséquence de ces fermetures
intempestives du printemps 2020.
La crise des confinements a fait prendre conscience de l’importance des
matières premières. Loin d’être dématérialisée ou digitalisée, l’économie
est d’abord matérielle. Elle a besoin de matériaux et de composants,
d’énergies, de minerais, etc. Pour y accéder, les États et les entreprises se
livrent une véritable guerre économique, dont l’Allemagne, en Europe, joue
une partition bien réussie contre la puissance française.

Comment l’Allemagne s’impose en Europe


Notre perception de l’Allemagne est faussée. Parce qu’elle n’a plus de
puissance militaire, nous avons cru qu’elle n’avait plus de volonté de
puissance. Parce qu’elle a été vaincue en 1945 et divisée jusqu’en 1990,
nous avons cru qu’elle ne jouerait plus de rôle majeur sur le continent
européen. Or aujourd’hui, c’est elle qui domine l’Europe, via notamment
l’Union européenne, dont des Allemands ou des amis de l’Allemagne se
partagent les postes clefs. Le Brexit est à cet égard une mauvaise nouvelle
pour la France, la laissant seule dans son face-à-face avec Berlin quand
Londres pouvait servir de contrepoids. Non seulement l’Allemagne est
désormais toute-puissante en Europe, mais elle est en train de saper les
bases de la puissance française en utilisant le levier de l’énergie et du
développement durable. C’est ce qu’a notamment démontré Christian
Harbulot, directeur de l’École de guerre économique, dans une étude
judicieusement intitulée Comment l’Allemagne tente d’affaiblir
durablement la France sur la question de l’énergie (2021) dans laquelle il
9
analyse cette stratégie .
La volonté de puissance de notre voisin, l’aveuglement obstiné de la
France, l’oubli des grands principes géopolitiques, sont en train de conduire
à un désastre qui lamine notre économie et notre indépendance. L’Union
européenne est devenue, pour les dirigeants allemands, une courroie de
transmission de la puissance allemande et une institution destinée à
défendre les seuls intérêts allemands. Le « couple » franco-allemand est à
cet égard une illusion. Quand Paris y voit un moyen de réconciliation et de
coopération, Berlin s’en sert d’instrument pour affaiblir la France et pour
accroître la puissance allemande. En imposant l’idée de « la transition
énergétique » et en imposant sa définition des « énergies renouvelables »,
l’Allemagne détruit l’industrie nucléaire française au bénéfice de son
industrie à elle. Ainsi, si le nucléaire est classé comme une énergie non
renouvelable, le gaz naturel répond lui à ce qualificatif. Un moyen habile de
ruiner le potentiel énergétique français, mais de protéger l’alliance
10
germano-russe d’accès au gaz . Alors que l’Allemagne se rend compte que
les éoliennes sont une impasse tant énergétique qu’environnementale, et
commence à faire machine arrière, elle encourage la France, via l’UE, à
s’engager dans cette voie, ses entreprises étant les principaux fournisseurs
du matériel éolien en France.

Les Verts, l’arme utile de la subversion


politique
Il y a une constante dans la politique allemande : gauche et droite sont
d’abord nationalistes, quand la gauche française, imbibée de trotskysme
puis de maoïsme, est internationaliste. Dans les années 1910, quand les
socialistes français, Jaurès en tête, appelaient à la grève générale en cas de
conflit, les socialistes allemands votaient les crédits extraordinaires puis
acceptèrent l’entrée en guerre contre la France. Le mouvement pacifiste
allemand né de la défaite de 1945 bannit le nucléaire, craignant que
l’Allemagne soit prise entre le feu atomique soviétique et américain. Ce
rejet du nucléaire militaire conduit ensuite au rejet du nucléaire civil.
Helmut Kohl tisse des alliances locales avec les Verts dès les années 1980 et
prend des mesures favorisant les énergies dites renouvelables. Puis, à partir
de 1998, Gerhard Schröder, renforce les lois antinucléaires, notamment du
fait de son alliance avec Die Grünen. Il revient ensuite à Angela Merkel de
parachever le processus en organisant le retrait du nucléaire en Allemagne.
L’hypocrisie n’étant jamais loin en politique, l’Allemagne se retrouve à
acheter de l’électricité en France, produite par les centrales nucléaires, à
réactiver ses centrales à charbon et à acheter du gaz à la Russie.
Mais les idées des Verts allemands infusent la pensée politique des Verts
français, qui se lancent à leur tour dans une croisade antinucléaire doublée
d’une adoration béate pour les éoliennes et le « renouvelable ».
L’Allemagne a donc décidé de mener une politique d’Energiewende
(« transition énergétique ») active en abandonnant le nucléaire d’ici 2022,
en fermant ses centrales à charbon d’ici 2038 et en visant 60 % d’énergies
renouvelables d’ici 2050. Une politique à marche forcée qu’elle souhaite
aussi imposer au reste de l’Europe, via les règlements et les normes de
l’UE.

La stratégie allemande du contrôle


de l’énergie
Ursula von der Leyen active la politique allemande via la Commission
européenne qu’elle préside. La note d’alerte publiée par l’EGE montre que
l’Allemagne se sert de l’UE et impose sa politique dans trois dimensions :
1/ En soutenant le développement des interconnexions électriques entre
États européens afin de pouvoir exporter l’électricité allemande. La
directive de 1996 sur le marché intérieur de l’électricité permet de relier les
zones de production électrique les plus compétitives vers celles l’étant le
moins en permettant des interconnexions entre les réseaux électriques des
États membres. Berlin peut ainsi exporter son électricité, profitant de sa
centralité géographique en Europe. Cette stratégie portant sur les
infrastructures est complétée par une stratégie concurrentielle.
2/ Libéraliser le marché européen au service du modèle allemand. Un
capitalisme de connivence à l’échelle continentale, où la liberté de
commerce est faussée et détournée pour créer un marché contraint. Les
entreprises allemandes de l’électricité étant déjà présentes sur le marché,
elles espèrent racheter les entreprises qui seront privatisées, notamment les
restes d’EDF.
3/ Détourner les fonds européens au profit du modèle énergétique
allemand. Berlin fixe les règles des subventions afin de les recevoir. Les
subventions de la Banque européenne d’investissement (BEI) sont ainsi
destinées aux énergies « vertes » et non pas au secteur nucléaire. Une bonne
façon de faire financer le développement de l’industrie allemande par les
contribuables européens. Siemens touche ainsi plus de subventions que
Total et EDF réunis. Cette réussite s’appuie sur un réseau bien développé de
lobbying.
La définition des normes européennes est ainsi mise au service des
intérêts de l’Allemagne. N’est déclaré « vert » que ce qui l’arrange. Dans le
top 11 des entreprises éoliennes, on trouve ainsi 3 entreprises allemandes.
En encourageant l’éolien en Europe, et notamment en France, Berlin
s’assure de juteux débouchés. L’Allemagne a donc tout intérêt à déclarer
impur le nucléaire et pur l’éolien afin de détruire l’industrie française et
d’assurer un avenir à la sienne. Les désastres écologiques causés par les
éoliennes sont bien évidemment passés sous silence. Le gaz en revanche a
été labellisé comme énergie verte. Et pour cause, l’Allemagne en a
absolument besoin pour assurer sa survie énergétique. Un gaz qui provient
de Russie, avec qui l’Allemagne a conclu un accord commercial. Rien
d’étonnant quand on voit le parcours de l’ancien chancelier Schröder,
devenu cadre dirigeant de Gazprom. Alors que l’UE imposait dès avant la
guerre en Ukraine des sanctions à la Russie, pénalisant en contrecoup un
grand nombre de secteurs économiques français, l’Allemagne
s’approvisionnait sans problème sur le marché russe.

Industrie pharmaceutique : illustration


du mal français
Le fleuron industriel français de l’industrie pharmaceutique est menacé
par dix années de régulations intenses. L’étude du Bureau d’informations et
de prévisions économiques (BIPE) commandée par le G5 Santé en
juin 2019 explique les dysfonctionnements de ce secteur industriel et les
raisons pour lesquelles la France décroche par rapport à ses voisins
européens. Le problème est bien interne puisque l’Italie et l’Allemagne sont
soumises aux mêmes exigences de la mondialisation et aux mêmes règles
de l’Union européenne que la France et ne connaissent pourtant pas un tel
décrochage. Le secteur pharmaceutique illustre le mal français : les
problèmes sont identifiés, les causes de ces problèmes comprises et les
solutions pour réparer les causes connues, mais elles ne sont pas mises en
place. Accuser les seuls politiques serait injuste : la population française
dans son ensemble a sa part de responsabilité dans cet engourdissement
intellectuel et cette difficulté à se défaire des vieux totems qui ont échoué.
Les problèmes du secteur pharmaceutique se retrouvent dans bien d’autres
domaines : médecine, hôpitaux, éducation, armées, etc. L’étude du BIPE
met des données sur ce recul de la France en Europe.
Une régulation imposée qui nuit
à l’industrie pharmaceutique
Soucieuses de réduire les déficits des comptes de l’assurance maladie,
mais incapables de faire les réformes structurelles qui seules permettraient
de résoudre ce problème, les autorités de santé ont décidé de réguler le prix
du médicament avec une idée simple : plus le prix sera bas, moins
l’assurance maladie devra rembourser et donc mieux se porteront les
comptes publics. Ce contrôle des prix a engendré ce qu’il engendre
toujours : une pénurie de l’offre et une fragilisation des entreprises. Face à
l’impossibilité de faire payer le prix juste, les industriels de la pharmacie
n’ont eu qu’une solution pour produire moins cher : délocaliser. Cette
régulation, ajoutée à la fiscalité particulière de la France, explique pourquoi
les entreprises du médicament ont abondamment délocalisé à partir des
années 2010 11. Des délocalisations que le pays a chèrement payées en 2020-
2021.
Mais cette régulation des prix a une autre conséquence négative, car le
prix français sert de référence dans de nombreux pays. En définissant le
prix du médicament en France, celui-ci est donc défini aussi à l’étranger, ce
qui pénalise deux fois les industries pharmaceutiques. Compte tenu de
l’étroitesse du marché intérieur, les entreprises de pharma ne peuvent s’en
sortir que par l’exportation et l’accès à un vaste marché extérieur. La
dépendance pharmaceutique française s’illustre dans les chiffres : 80 % des
principes actifs sont localisés en Asie (Inde et Chine). Il y a trente ans,
c’était 20 %. Certes, la Chine et surtout l’Inde ont fait de gros efforts pour
avoir des conditions favorables, mais cela est essentiellement dû aux
délocalisations. Dans la chaîne de valeur, ce sont les principes actifs qui
rapportent le moins. Ils ont été vus comme financièrement non stratégiques,
ce qui s’est révélé être une grave erreur.
En oncologie, les 35 principes actifs essentiels sont fabriqués en Asie et
par trois fabricants seulement, ce qui accroît d’autant la dépendance. Les
délocalisations ont entraîné également des pertes d’expertise industrielle :
des métiers entiers ont disparu. Pour relocaliser, il faut donc recréer ces
métiers et former les personnes qui pourraient les faire. Le G5 Santé a ainsi
créé le Campus biotech digital pour former à ces nouveaux métiers de la
bioproduction et pour la formation professionnelle.

Comment relocaliser ?
Ce n’est pas tant de relocalisation dont il s’agit que de reconstruire une
souveraineté et une indépendance française en matière de produits
pharmaceutiques, ce qui passe par des industries fortes et en
développement. Mettre un terme à la régulation du prix du médicament,
cause première des délocalisations, est une nécessité. Mais cela oblige à
revoir entièrement le fonctionnement de la sécurité sociale, totems élaborés
à partir de 1942 par les communistes Alexandre Parodi et René Belin. Il est
nécessaire également de favoriser le secteur R&D. L’actuel système de
crédit d’impôt recherche est imparfait, le mieux serait de baisser les charges
pesant sur les entreprises, mais il permet de diminuer un peu les
conséquences négatives de la pression fiscale. Il faut aussi revoir le discours
public : celui-ci porte uniquement sur l’attractivité alors que le véritable
problème est celui de la compétitivité. Enfin, il est nécessaire de sécuriser
les chaînes d’approvisionnement des valeurs stratégiques et de supprimer
les impôts de production qui pénalisent doublement les entreprises
françaises.
La France, qui était un grand pays producteur de médicaments, a vu sa
place reculer en Europe :
Sa production est en quasi-stagnation depuis 2010, à l’inverse de celle
de nombreux pays, notamment l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et l’Irlande.
Ses exportations progressent peu depuis 2010, de 26 à 28 milliards €,
soit + 2 Mds €. Les exportations allemandes ont progressé de 25 Mds €, de
29 Mds € pour la Suisse, de 11 Mds € pour l’Irlande comme pour l’Italie.
La France est désormais en 6e position en Europe pour les
exportations 12.

La relocalisation du monde
Dans un monde qui est changeant, la difficulté est d’intégrer les
nouveautés dans la réflexion mentale et d’anticiper ce qui pourrait advenir
du fait des innovations et des inventions. Focalisés que nous sommes sur le
concept de mondialisation et de son corollaire non exclusif de
délocalisation, la relocalisation du monde qui est en cours est en train de
nous échapper, alors que ses conséquences seront majeures.
En schématisant les phénomènes économiques et techniques des
dernières décennies, nous avons connu, des années 1980 aux années 2010,
un phénomène marqué de délocalisations 13, ou plus exactement de
« localisations ailleurs ». Une partie de ce qui était produit en Europe de
l’Ouest a été fabriquée dans d’autres pays, en Asie notamment, au
Maghreb, en Europe de l’Est, en Afrique de l’Est. Textile, automobile,
mécanique, etc. Ce phénomène a été rendu possible grâce à plusieurs
innovations, notamment la révolution du porte-conteneurs, et la
mécanisation et la robotisation des usines. Cette période de « production
ailleurs » ou de « localisation ailleurs » est en train de s’estomper. Depuis le
début des années 2010, nous assistons à un phénomène de « localisation
ici » que l’on pourrait aussi nommer « relocalisation ». Ce terme est
toutefois impropre, car les productions ont toujours été « localisées »
quelque part. Relocalisation peut convenir dans la mesure où la production
s’effectue de plus en plus en Europe, mais il ne s’agit pas d’un retour en
arrière : nous n’allons pas rouvrir les mines de charbon, les usines Renault
de Billancourt ou celles de Simca à Poissy. C’est bien un phénomène
nouveau, non un retour en arrière. Un phénomène qui est permis non par un
quelconque « État stratège » ou une planification énarchique, mais par
l’innovation et l’invention.

La diversité des pavillons maritimes.

Du made in monde au made in ici


Le made in monde désigne ce phénomène d’éparpillement de la chaîne
productive et de la chaîne de valeur à travers le monde. Des pièces créées
dans plusieurs usines du monde puis rapatriées pour être assemblées et
aboutir à un produit final. Cette mondialisation-là ne disparaît pas, mais elle
est en train de changer de façon profonde.
En 1956, le premier porte-conteneurs, Ideal-X, portait 58 boîtes
multimodales. Aujourd’hui, le Jacques-Saade, le bateau phare de la CMA-
CGM en embarque 23 000, soit l’équivalent d’un train de plusieurs
centaines de km de long. Expédier un conteneur entre Le Havre et Shanghai
(8 700 km) revient au même prix qu’expédier un conteneur par camion
entre Le Havre et Paris (200 km). Résultat, 90 % des échanges
internationaux passent par la mer, et 80 % en valeur. La technique qui a
permis le made in monde est aujourd’hui en train de permettre le made in
ici, c’est-à-dire la production localisée. Pouvant produire plus près, les
temps de transport vont encore baisser, et donc le coût et les stocks. Ces
innovations vont permettre une nouvelle baisse des prix. Ce phénomène est
abondamment étudié par Cyrille Coutansais, directeur de recherche au
CESM, dans son ouvrage La (re)localisation du monde (CNRS éditions,
2021).

Sourcing vêtements.
Certes, montre l’auteur, produire en Asie, notamment pour le textile,
permet d’avoir une main-d’œuvre moins chère, mais cela oblige à
commander un an en avance, ce qui immobilise beaucoup de capitaux,
contraint à avoir des stocks et ne permet pas beaucoup de souplesse. Les
entreprises commandent de gros volumes pour diminuer les prix, mais du
coup elles font face à de nombreux invendus, qu’il faut ensuite détruire.
Produire plus près (par exemple au Maghreb ou en Europe de l’Est), permet
de diminuer le temps de transport, d’être plus fluide dans la commande, et
donc de limiter le stock. C’est donc une source d’économie réelle. À force
de se focaliser sur le seul coût de la main-d’œuvre, beaucoup n’ont pas vu
que d’autres facteurs entrent en compte : la qualité des infrastructures, la
stabilité politique, la formation des ouvriers, le niveau de corruption, l’accès
à une énergie fiable et peu chère. Beaucoup de pays ont des coûts de main-
d’œuvre nettement moins chère que l’Éthiopie et le Maroc ; la Centrafrique
par exemple, le Nigéria, le Mali. Pour les raisons évoquées plus haut, il ne
viendrait pas à l’idée d’entrepreneurs d’y installer leurs usines. Produire
loin rend aussi plus vulnérable aux catastrophes politiques ou climatiques :
un coup d’État ou une inondation peuvent fragiliser la chaine de production.
Ce fut le cas en Thaïlande où les inondations de 2011 ont obligé à la
fermeture temporaire de 14 000 usines qui produisaient pour le marché de
l’électronique mondiale.

La révolution du numérique
Cyrille Coutansais montre que le made in ici est en train de se
développer grâce à trois innovations numériques :
1/ Le développement de l’ordinateur personnel et du téléphone portable.
2/ Le développement d’internet, qui permet le e-commerce.
3/ Le développement de la 5G, qui va permettre aux usines de produire
à la demande.
Cette phase 3 va permettre d’avoir des coûts de production similaire à
ceux des pays émergents. La 5G ne sert pas à regarder des films dans
l’ascenseur, mais à connecter les usines et les objets entre eux, les
imprimantes 3D et les robots. Elle est un outil indispensable à la
modernisation de l’industrie et à l’essor de la localisation du monde.
L’exemple des maillots de l’équipe de France de football en témoigne.
En 2018, quand la France devient championne du monde, son fournisseur
Nike ne dispose pas de maillot 2 étoiles en stock. Fin juillet, les maillots ne
sont toujours pas là. Nike les commande et annonce leur arrivée pour la mi-
août. Peine perdue, les nouveaux maillots ne furent disponibles qu’à Noël,
faisant manquer à Nike le temps estival et la rentrée des classes.
Une entreprise alsacienne dame le pion à l’équipementier américain. De
fil en aiguille, sa marque Defil parvient à faire des maillots bleus à deux
étoiles en un temps record. Ce ne sont pas les maillots officiels de l’équipe
de France, mais ce sont des maillots de football aux couleurs de la France et
avec deux étoiles. Grâce à une production locale, Defil a pu concevoir le
maillot et le produire vite, le mettant en vente dès la fin juillet. Le made in
ici l’a emporté sur le made in monde. Un autre exemple est celui du
fabricant de pulls et de marinières Saint-James, passé de 37 salariés en 1970
à plus de 320 aujourd’hui, réalisant près de 50 M€ de CA dont 35 % à
l’export. Saint-James a mécanisé sa chaine de production, développé des
collaborations avec d’autres marques et créé des personnalisations. Le
produit ici a pu rivaliser avec le produit là-bas.

L’ère des robots


On glose beaucoup sur le robot et ce qu’il change dans le rapport au
travail. Le robot est une machine qui fait à la place de l’homme. Un lave-
linge, un four à micro-ondes, une chaine automobile mécanisée sont autant
de robots différents. Dans les années 1970-1980, on parlait de « robots
ménagers », expression un peu passée de mode. Les robots, c’est-à-dire les
machines, sont en train de connaître de nouvelles évolutions majeures, dont
la 5G permet le déploiement. On ne parle pas ici de choses qui pourraient
exister dans le futur, mais de choses qui existent déjà et qui sont en plein
essor. Ainsi, les premiers bateaux autonomes ont fait leur apparition. Les
robots industriels se développent à grande vitesse. Chine, États-Unis, Japon,
Corée du Sud et Allemagne achètent les trois-quarts de la production
mondiale de robots industriels. C’est là une guerre économique majeure qui
est en train de se mettre en place. Comme le fait remarquer Cyrille
Coutansais dans son ouvrage, la 5G permet de diminuer le temps de latence
et donc d’employer de façon encore plus massive les robots industriels. La
fabrication en 3D permet de travailler la nuit et le week-end, en employant
une main-d’œuvre minime. Ce sont donc des gains de temps majeurs, une
hausse de la productivité et donc une baisse des prix.
HP collabore avec le chimiste Henkel, le plasturgiste Oechsler et BASF
afin de développer de nouvelles imprimantes 3D qui pourront être utilisées
dans une grande variété d’éléments industriels. L’auteur donne l’exemple de
BMW et de l’un de ses modèles de turbopropulseur. 855 pièces étaient
nécessaires à la production de celui-ci, indispensable pour le
fonctionnement des moteurs. Les pièces étaient fabriquées dans des usines
différentes, transportées et assemblées en Bavière. Grâce à l’impression 3D,
le nombre de pièces nécessaires à la fabrication du turbopropulseur a été
ramené à 12 et elles sont toutes fabriquées sur place. Le secteur automobile,
le secteur textile, mais aussi le bâtiment vont être transformés par la
production additive.
Le monde du jeans.

Les usines numériques sont ainsi totalement transformées. En médecine,


on pourra disposer d’usines qui pourront produire plusieurs médicaments.
Sanofi lancera en 2025 une usine à Neuville-sur-Saône qui hébergera
plusieurs modules de production afin de fabriquer de façon simultanée 4
vaccins, quand la norme actuelle est d’un vaccin par usine. On mesure mal
aujourd’hui les transformations que cela va induire.
La production à la demande n’est judicieuse que si l’on peut livrer
rapidement les clients. L’usinage dans des pays lointains n’a donc que peu
d’intérêt. La production locale permet de réduire les coûts de transport,
réduire les stocks et les commandes et donc les immobilisations de
capitaux. Le fabriqué ici est en train de remodeler les cartes mondiales.

La transformation de la main-d’œuvre
Comme toujours avec la mécanisation, ce sont les métiers les plus
pénibles qui sont détruits. Autrefois le porteur d’eau et l’allumeur de
réverbères, demain le nettoyeur ou l’ouvrier de chantier. Les Robots Xenex
peuvent désinfecter une chambre d’hôpital en 10 minutes quand il faut
40 minutes à un humain. Les robots nettoyeurs sont présents aussi dans les
grands espaces publics : gares, centres commerciaux, etc. D’ici quelques
années, fini les balayeurs, ce sont ces machines qui s’en occuperont. Les
repas seront livrés par des automates, terminé donc Uber Eats, les livraisons
se feront via drones (ce qui existe déjà, mais sera généralisé). La
robotisation et l’automatisation viennent égaliser les coûts de production
avec les pays du tiers-monde, rendant caduc une grande partie de l’intérêt
des délocalisations. Nous sommes entrés dans l’époque de la
personnalisation de masse, ce qui permet une économie des matières
premières, une économie de temps et un ajustement au mieux des besoins et
de la demande. La localisation de la production remodèle les rapports entre
la carte et le territoire. Les mégapoles ne seront plus nécessairement les
lieux de travail et de production. La façon d’appréhender l’espace va être
revue et remodelée, mais il demeure difficile de savoir de façon précise ce
que sera l’avenir.
La mondialisation telle que nous l’avons connue à partir des années
1990 est en train de disparaître. Elle est née grâce à des innovations
technologiques particulières et elle disparaît du fait de l’apparition de
nouvelles innovations technologiques. Dans les 10-15 ans à venir, le monde
sera de plus en plus global, mais aussi de plus en plus local. Ce n’est pas le
moindre des paradoxes de la mondialisation que d’avoir recréé des
frontières et de favoriser la réémergence des cultures locales.
L’exemple de la production de vêtements est à cet égard instructif.
Après la Chine et le Bangladesh, c’est l’Éthiopie qui est devenue le grand
pays de la production de masse. Grâce à la robotisation, le Maroc et la
Roumanie ont émergé comme ateliers de l’Europe. Si un pantalon comme le
jeans est toujours réalisé à partir de différents lieux, sa méthode de
production a changé depuis les années 1960.
Hermès est à ce titre un très bon reflet de la mondialisation et des
rapports entre le local et le global. La localisation des magasins dans le
monde est le reflet de la mondialisation économique et financière : Europe
bien sûr, États-Unis, Japon, Russie, les grandes capitales d’Amérique latine
et du monde arabe, mais rien en Afrique. Cette carte montre les pays et les
villes qui comptent dans la mondialisation. Que des villes comme Saint-
Tropez, Cannes, Courchevel ou Megève possèdent leur boutique Hermès
témoigne aussi de cette mondialisation du tourisme de luxe. Si les magasins
sont en France, les clients sont étrangers, russes ou européens. Sans cette
clientèle étrangère, de Tokyo, Almaty, Moscou, Bangkok ou Dubaï, Hermès
n’existerait pas. N’existeraient pas non plus la kyrielle d’artisans et
d’ateliers, tous localisés en France, qui du cuir à la soie travaille sur les
objets Hermès. Concentrés essentiellement dans le Limousin et le Lyonnais,
ces ateliers de terroir et de local ne trouvent leur existence que dans la
connexion au global. C’est bien une affaire de lieux qui se joue ici, qui
démontre que la mondialisation n’est pas l’ennemi, mais bien l’alliée de ces
entreprises de savoir-faire et d’excellence.
L’implantation de Hermès en France.
Hermès : implantation mondiale d’un géant français du luxe.

Guerre des monnaies


La fin de l’universalisme se manifeste également dans la guerre des
monnaies qui aboutit à la fin du monopole du dollar, hérité du système de
Bretton Woods imaginé par Keynes, « le magicien de Cambridge », selon la
formule de Jacques Rueff. Initiée au moment de la crise financière de 2008,
l’indépendance monétaire de la Chine n’a fait que s’accroître depuis lors.
Le renminbi est devenu une monnaie internationale usitée par la Russie et
les pays de l’Asie du Sud-est, dans un système financier parallèle à celui
des Américains, avec une banque centrale, des moyens de virement, des
14
banques d’investissement . La guerre en Ukraine n’a fait qu’accroître ce
phénomène, commencé bien en amont. Nous assistons donc à une
fragmentation financière, conséquence de l’usage de la monnaie comme
moyen politique. La monnaie est devenue une arme de guerre, ce qui
modifie la donne économique. Les Américains avaient commencé en
faisant de leur monnaie un moyen de financer leurs guerres et un levier pour
l’imposition de leur extra-territorialité via l’usage du dollar 15. Avec les
nouvelles routes de la soie, la Chine dispose désormais de marchés
mondiaux et de contrats publics qu’elle peut conclure dans sa monnaie,
étendant ainsi sa domination sur les pays qu’elle tient par la dette et par
l’emprunt. À un dollar mondialement monopolistique, succède donc une
concurrence et une division du monde en deux, entre une zone dollar et une
zone renminbi, c’est-à-dire le monde occidental d’un côté et le monde
asiatique de l’autre, où l’Afrique et la Russie seront tantôt dans l’un et
tantôt dans l’autre. À ces monnaies étatiques s’ajoutent les cryptomonnaies,
dont le bitcoin n’est que la partie la plus visible et la plus médiatique. Si
elles font rêver certains et si elles inquiètent d’autres, elles n’ont pas encore
accompli les promesses que placent en eux leurs concepteurs et leurs
utilisateurs. Pourraient-elles à terme remplacer les monnaies étatiques ?
Peuvent-elles devenir de véritables monnaies privées mettant à bas le
monopole des États, et donc échappant aux questions fiscales ? L’avenir le
dira, mais ce qui est certain c’est que ces questions ne se posaient pas il y a
dix ans. La guerre des monnaies que fait que commencer et si les
bouleversements qu’elle rend possibles sont sentis, ils ne sont pas encore
totalement à l’œuvre.

1. Le tourisme a aussi donné lieu à une littérature spécifique, dont les écrits de Paul Morand en
sont l’un des plus beaux exemples.
2. Ces transformations géographiques et spatiales ont donné matière à une production
scientifique nombreuse. Les chaires de géographie, les études, les monographies abondent, en
France et en Europe, qui permettent de mieux comprendre les logiques humaines et spatiales de
ce phénomène, cas unique dans l’histoire de l’humanité que l’on considère, à tort, comme
quelque chose de normal et d’acquis, alors qu’il est un véritable bouleversement.
3. La géographe Sylvie Brunel a étudié ce phénomène à l’échelle mondiale dans son ouvrage
La planète Disneylandisée. Pour un tourisme responsable, Éditions Sciences Humaines, 2012.
4. L’opposition à Air BNB de la part des hôteliers et de certaines mairies est typique d’une
défense de la rente. Si Air BNB fonctionne, c’est qu’il répond à une véritable demande de la
part des voyageurs. Beaucoup plus souple que les hôtels, apportant des services que ceux-ci ne
fournissent pas, il permet en outre de fournir des lits dans des lieux dénués d’hôtel ou bien
d’apporter des compléments dans les grandes villes. Ce type de plateforme de location
d’appartements et de chambres assure une redéfinition des espaces et un nouvel usage des villes
et des territoires ruraux.
5. Le voyage est lié à la liberté et à la conception que l’on se fait de l’homme et de ses rapports
à l’espace et à la beauté, vision philosophique typiquement européenne. Voir à ce propos
Philippe Nemo, Esthétique de la liberté, « La vie humaine comme voyage », Puf, 2014.
6. Dans le domaine ethnologique, l’œuvre immense réalisée par Jean Malaurie et sa collection
« Terre des hommes » a apporté une connaissance fondamentale aux cultures populaires
européennes et extra-européennes. D’où aussi la présence en Europe des musées qui conservent
et qui étudient les œuvres et les productions des autres cultures.
7. Analyse faite notamment par Rémi Brague dans Europe. La voie romaine, Gallimard, 1992.
8. Quand les Occidentaux veulent sanctionner un pays ils lui imposent un embargo
économique, c’est-à-dire un confinement. L’Irak, l’Iran, la Syrie ont eu notamment à souffrir de
ces mesures. Les confinements sont des auto-embargo que se sont imposés les États, avec à la
clef des drames sociaux et économiques.
9. Voir aussi Margot de Kerpoisson, « Blitzkrieg énergétique : l’Allemagne en campagne contre
o
le nucléaire français », Conflits, n 37, janvier 2022.
10. Alliance qui a pris un coup de mou avec la guerre en Ukraine.
11. Sur ce sujet de la géopolitique de la santé voir « Géopolitique de la santé », Conflits, NS 12,
juin 2021.
12. Source : Étude du BIPE présentée par le G5 Santé, juin 2019.
13. Au sens propre, il ne peut pas y avoir de « délocalisation » puisque toute activité est
nécessairement localisée. En revanche, le lieu de cette localisation peut changer.
14. Voir à ce sujet Charles et Louis-Vincent Gave, Clash of Empires. Currencies and power in a
multipolar world, Gavekal Books, 2019.
o
15. Voir « La guerre du droit », Conflits, n 23, septembre 2019.
CHAPITRE 8

Interconnexions mondiales et criminalité :


1
l’arme du crime

Si l’universalisme des idées touche à sa fin, si le monde culturel et


intellectuel est de plus en plus fragmenté, il n’en est rien en revanche de la
criminalité et du terrorisme qui confèrent tous les deux, quoiqu’à des titres
divers, une universalité au crime. La méthode géopolitique est ici
essentielle pour comprendre et analyser ce phénomène mondial, qui ne peut
s’appréhender sans une analyse à plusieurs échelles. Mafias, syndicats du
crime, réseaux criminels et trafics forment une autre face de la
mondialisation, certes obscure, mais néanmoins prégnante et essentielle 2.

Criminalité et terrorisme
La criminalité et le terrorisme sot deux choses différentes, mais ils
peuvent avoir des liens entre eux. C’est ce qu’a notamment analysé Jean-
François Gayraud dans l’hybridation 3 de la criminalité et du terrorisme qui
conduit à un mélange des genres compliquant la tâche des policiers et des
juges : « Un lien existe entre criminalité et terrorisme : il n’est pas que
matériel, mais aussi intellectuel et spirituel. Cette porosité nouvelle
correspond à une mutation idéologique 4. »
Dès 1995, le gang de Roubaix avait financé le jihad en Bosnie par ses
actions de droit commun. Cela se limitait encore à un appui logistique.
Aujourd’hui, la criminalité est l’école du crime qui permet de former les
futurs terroristes.
Les criminels vivent dans l’insécurité, ils doivent se défendre, ils
côtoient la mort. En face d’eux, ils ont des personnes qui n’ont jamais
touché une arme ou vu un mort, qui vivent dans l’illusion de la sécurité. Or,
la délégation à l’État de la sécurité ne fonctionne plus : celui-ci n’est plus
en mesure de protéger ses citoyens, bien qu’il prélève de plus en plus
d’impôts. Il y a là une rupture entre les citoyens et l’État et un danger pour
les citoyens qui ne sont plus à l’abri des criminels. La bande fournit une
identité et un esprit de corps. Elle donne de la cohérence dans une société
qui se délite, elle réunit le quartier et l’ethnie d’origine. Ses membres n’ont
pas de famille : peu connaissent leur père, les frères viennent de parents
multiples, c’est donc la bande qui leur sert de famille. Le territoire contrôlé
devient l’identité des personnes qui n’ont plus d’identité. L’occupation
spatiale joue ici un rôle essentiel : le territoire contrôlé par les bandes
échappe au domaine national, il est leur propriété et il doit être défendu non
seulement contre l’État central, mais aussi contre les autres bandes. Un
contrôle qui a une dominante éminemment spatiale et géographique,
souvent concentré autour de petits territoires se limitant à quelques rues ou
pâtés de maisons. Cette criminalité de l’ordinaire et du quotidien relève
bien souvent de la razzia. L’autre est vu uniquement comme un butin que
l’on doit exploiter. « Les victimes sont déshumanisées aux yeux de leurs
agresseurs, vues comme de simples obstacles matériels sur le chemin du
butin ou de la revendication. Les auteurs sont animés par leur propre
capacité à détruire, sans que rien ni personne ne puisse s’y opposer 5. »
Nous retrouvons ici l’antique dichotomie de l’histoire entre le nomade et le
sédentaire. Les criminels jouent le rôle du nomade. Souvent issus des
communautés immigrées ils n’ont d’autres pays et attache que le territoire
qu’ils se construisent avec leur bande. C’est aux sédentaires qu’ils
s’attaquent : boutiques de luxe dans les centres-villes, appartements,
passants, etc. 6 Dans cette opposition entre le nomade et le sédentaire, nous
retrouvons la trace de la longue histoire et des combats fréquents et
réguliers des hommes. En dépit du développement technologique, les
invariants de l’histoire demeurent. Cette criminalité de bas étage, de survie,
de razzia et de rapine se pare des vêtements de l’idéologie pour se donner
une tournure plus noble, plus grande et plus attractive au sein du groupe et à
l’extérieur. Mieux vaut dire que l’on combat pour « Allah » ou pour le
califat que simplement pour accaparer des biens et s’enrichir par la
criminalité. L’islam est l’excuse commode qui permet ainsi de justifier
violences et attaques. « Le discours djihadiste crée “des voyous de Dieu”.
Il prend une dimension alibi, en légitimant les comportements déviants. Le
vol est accepté dès lors qu’il est commis pour le djihad et au préjudice des
mécréants, selon le précepte invoqué du al ghanima, le pillage de guerre.
Le viol n’est pas interdit puisque les victimes appartiennent à leur
bourreau. Tout ce qui auparavant était fait pour soi l’est désormais pour le
djihad 7. » Le djihad permet de sortir de la délinquance tout en y restant. La
délinquance est légitimée comme étant la voie de la rédemption et du salut.
Le but n’est pas politique, il ne s’agit nullement de restaurer un califat ou
d’établir une terre d’islam, la finalité est purement matérielle et la
criminalité est son moyen. Si cela peut être légitimité par un vernis
intellectuel et politique fourni par l’islam, c’est tant mieux pour ceux qui le
pratiquent. Apeurés par les attentats et parce qu’ils veulent donner une
dimension noble et rationnelle aux attaques et à la criminalité, beaucoup
pensent que la question de l’islam est première, alors qu’elle n’est qu’un
8
alibi pour un motif beaucoup plus primaire et vénal .
« Ça va péter » ?
Dans le même genre de raisonnement continue de prospérer l’idée que
« les banlieues vont péter ». Les émeutes de 2005 ont marqué les esprits,
mais elles ont été un cas unique et jamais répété. Cette explosion des
banlieues est l’un des fantasmes véhiculés depuis de nombreuses années,
toujours démentis. Les banlieues ne vont pas exploser parce que les bandes
qui vivent de la criminalité n’ont aucun intérêt à cela. La violence nuit au
commerce et aux affaires. Les événements de 2005 ont justement été un cas
à part et jamais reproduit. Les quartiers où il n’y a pas eu d’émeute sont
ceux qui étaient le plus gangrenés par la criminalité et les réseaux ; des gens
somme toute normaux qui n’ont pas envie que des cars de CRS soient
présents dans leur zone de chalandise, perturbant d’autant leurs trafics. Il
n’y aura pas d’explosion aussi parce qu’il n’y a pas de projet politique.
Peut-être que cela viendra un jour, notamment sous l’effet du nombre et de
la démographie, mais pour l’instant cela n’est pas le cas. La révolution et la
lutte politique sont toujours menées par des personnes installées, qui n’ont
pas de problème matériel et qui ont l’intelligence pour penser le projet
politique, pour l’établir et pour le conduire. Ce n’est nullement le cas de
ceux qui conduisent les razzias, qui sont très loin de l’élévation
intellectuelle nécessaire pour établir un projet politique de conquête du
territoire et de prise du pouvoir. S’il n’y a pas d’explosion, cela ne signifie
pas qu’il n’y aura pas érosion et délitement, certains territoires devenant de
facto autres et à l’écart des politiques publiques. La démographie a ici
effectué son travail ; nous revenons, sur le territoire métropolitain, dans la
situation connue durant l’époque coloniale.

Terroriste parce qu’ignorant ?


Comme nous refusons de voir et de nommer les choses, nous nous
rassurons en pensant que le terrorisme est forcément le fait d’imbéciles et
de fous. Ce ne serait pas le choc des civilisations, mais celui des incultures
et des ignorances. Il n’y a qu’à lire le communiqué de presse de l’EI après
les attentats de 2015 pour se rendre compte que nous n’avons pas à faire à
des incultes. Ceux-ci savent écrire et rédiger et ils connaissent très bien
l’histoire de France et de l’Europe. Il en a toujours été ainsi. Ni les frères
Castro ni Ernesto Guevara ni les nihilistes russes du XIXe siècle n’étaient des
idiots. Cela ne veut pas dire que parmi ceux qui pratiquent les actes
terroristes, tous sont des lumières, mais parmi ceux qui pensent et qui
planifient les actions, nous avons toujours des personnes intelligentes,
capables de raisonner et de réfléchir. Il en va de même parmi ceux qui ont
rejoint les rangs de l’EI : beaucoup sont des personnes intelligentes et
diplômées.

Terroriste parce que pauvre ?


L’autre idée fausse est de voir dans le terroriste un damné de la terre qui
exprime ainsi son mal être et sa révolte face aux inégalités insupportables 9.
On ne peut pas dire qu’Oussama Ben Laden, fils de l’une des plus grandes
familles d’Arabie Saoudite, soit à proprement parler un prolétaire. Les
meneurs des mouvements terroristes d’extrême gauche des années 1970-
1980 sont des fils à papa de la bourgeoisie, que ceux-ci fréquentent Action
directe ou Fraction armée rouge. Il faut du temps libre et de l’argent de
poche pour faire le terroriste. Le fils d’ouvrier est trop occupé à gagner son
pain à Billancourt. Il a beau essayer de se faire passer pour un fils du
peuple, le terroriste politique a très souvent une cuillère en argent dans la
bouche. La thèse marxiste selon laquelle la révolte est le fruit de la pauvreté
ne tient pas, ni pour 1789 ni pour les révoltés d’aujourd’hui. C’est toujours
la bourgeoisie qui fait la révolution, même si elle est assez maline pour
donner l’impression que c’est le peuple, ou plutôt qu’elle le fait au nom du
peuple. En mai 68, les enfants du peuple étaient chez les CRS, pas chez les
étudiants qui jouaient la révolution. Il en va de même aujourd’hui avec
l’islamisme. Que ce soit au Sahel, au Mozambique ou au Burkina Faso, les
chefs djihadistes sont des chefs de tribus et des personnes issues des ethnies
dominantes.
L’argument selon lequel le terrorisme sera vaincu par le développement
est une idée erronée. D’une part parce que la pauvreté n’est pas la cause de
ces mouvements révolutionnaires, d’autre part parce que le terrorisme, en
tant que chose, n’existe pas. Le terrorisme est un outil, une arme, non une
bête existante que l’on pourrait combattre. Ce sont les projets
révolutionnaires qu’il faut combattre, qu’ils utilisent ou non le terrorisme.
Mener la guerre « contre le terrorisme » a donc autant de sens que mener
une guerre contre les kalachnikovs ou les Famas.
La question de l’usage du terrorisme bute sur la non-distinction qui est
faite entre le révolutionnaire et le voyou. Un révolutionnaire est une
personne qui a un projet politique et qui mène, éventuellement, une action
armée, parfois terroriste, en vue de renverser l’ordre établi pour en édifier
un autre. Le révolutionnaire est un intellectuel, un romantique et un homme
d’action. Un intellectuel, parce qu’il pense et qu’il porte une idée, un
romantique parce qu’il croit que cette idée peut s’incarner, un homme
d’action parce qu’il est prêt à mourir pour son idée. Un idéologue qui n’est
pas prêt à mourir pour défendre son idée n’est pas un révolutionnaire, mais
un intellectuel aux mains blanches. Le révolutionnaire est à la fois un rêveur
et un homme courageux, capable de tuer et d’être tué. C’est le cas des frères
Castro et de Guevara, de Pierre Goldman, de Ben Laden, d’un grand
nombre de dirigeants de l’IRA. Ce sont tous des gens éduqués, souvent
issus de grandes familles et à l’aise financièrement.
Le voyou est un cas différent. C’est une personne qui vit de razzias, qui
s’en prend aux lieux de richesse, qui vit de trafics. Le voyou peut maquiller
son action d’idées révolutionnaires, il peut même travailler avec le
révolutionnaire, mais il n’est pas un révolutionnaire. Il ne cherche pas à
renverser l’ordre existant pour en mettre un autre, mais à se nourrir sur la
bête. Il a au contraire absolument besoin de l’ordre existant, car si celui-ci
venait à disparaitre le voyou n’aurait plus de lieux à voler. Le voyou se
retrouve aujourd’hui chez beaucoup de « jeunes » vivant de trafics, de vols
et de rapines. La question de l’islam est secondaire chez eux, même si elle
peut donner un peu de grandeur à un quotidien assez terre à terre. Ces
personnes ne sont pas pauvres : le trafic de drogue, la prostitution, le trafic
d’armes rapportant beaucoup, d’autant qu’ils peuvent être cumulés avec des
aides sociales tout à fait légales. Ce n’est pas parce qu’ils vivent dans des
habitats dégradés qu’ils sont pauvres. Leur vie est par ailleurs très
stimulante et active. Vivre de trafics est plus exaltant que de passer de
longues heures assis à une table dans un collège ou un lycée : on gagne
beaucoup d’argent et on est quelqu’un aux yeux des autres. Raison pour
laquelle tous les plans de la « politique de la ville » ont échoué, car on a
voulu traiter par de l’argent un sujet qui n’est pas financier.
Ces personnes-là ne cherchent pas non plus à renverser l’ordre existant.
Les peurs sur « l’embrasement des banlieues », « les émeutes dans les
quartiers » ou encore les « atteintes à la République » demeurent des
fantasmes. Ce sont les révolutionnaires qui veulent provoquer le grand soir
et remplacer la république par autre chose, pas les voyous. Les voyous
attaquent quand ils sont attaqués : un car de CRS qui fait peur aux clients,
une descente de police qui empêche les trafics, etc. Quand il y a des
émeutes, c’est pour chasser l’étranger avant d’être tranquille pour réaliser
les trafics. Nous sommes ici dans le domaine du crime et de la criminalité,
pas dans celui du terrorisme et de l’action révolutionnaire. Les caïds des
« quartiers sensibles » ne sont pas des agents de l’IRA, de l’ETA ou des
Farcs : ils n’ont pas de projet politique.
Le révolutionnaire peut les utiliser, voire les manipuler, pour profiter de
leur vigueur, de leur naïveté, de leur jeunesse. Mais pour l’instant, en
France, le projet révolutionnaire islamiste n’a pas encore assez de
pratiquants pour opérer une alliance avec les voyous. Cela changera peut-
être. En Égypte, les frères musulmans demeurent tenus à l’écart par le
pouvoir des militaires ; au Maroc, le roi a su introduire les islamistes dans
10
son gouvernement pour mieux les contrôler . En Afrique noire,
Mozambique, Nigéria, Burkina, les actions terroristes relèvent davantage de
la pratique des voyous que de l’action de révolutionnaires 11. Les islamistes
peuvent tenir quelques territoires, comme le Cabo Delgado, ils sont très loin
de prendre le contrôle du pays. Le projet politique d’un grand califat
islamique en Asie centrale a échoué, les Ouïgours étant bien tenus par les
Chinois et les populations turkmènes n’étant pas soutenues par la Turquie.
Pour le cas français, cela ne signifie pas que nous ne devons pas
craindre le terrorisme utilisé par les islamistes, mais reconnaître que, pour
l’instant, cela relève de la criminalité et de l’ordre public, non du projet
révolutionnaire cohérent. Ce qui changera peut-être dans quelques années.
Ce qui signifie que l’action de lutte est à mener au niveau de la police et de
la justice et que l’arsenal judiciaire actuel suffit : nul besoin de rajouter des
lois antiterroristes qui finissent par porter gravement atteinte aux libertés
publiques. Mais il est vrai que, médiatiquement parlant, il est plus aisé de
combattre le révolutionnaire par des phrases que le voyou par des actions de
police.

Les textes qui suivent ont été rédigés par Daniel Dory et Hervé Théry et sont parus dans
12
Conflits. Quelques mises à jour ponctuelles ont pu être réalisées par rapport aux textes d’origine .
L’espace-temps du terrorisme 13
L’étude scientifique du fait terroriste a connu un essor spectaculaire
depuis 2001. Pourtant, bien des difficultés persistantes affectent ce domaine
de recherche, parmi lesquelles la question de la définition du terrorisme
n’est pas des moindres, posant des problèmes comparables à ceux qui
affectent d’autres termes usuels dans le vocabulaire des sciences politiques
et sociales comme : démocratie, populisme ou égalité, etc. Traiter du
terrorisme avec rigueur implique donc d’abord d’en proposer une
définition 14 ; ensuite de fournir un premier aperçu synthétique de sa
distribution spatiale à l’aide de l’instrument cartographique, afin d’en
mieux comprendre les caractéristiques et les évolutions dans le temps. Il
s’agit ici de poser quelques bases géographiques d’une approche fondée sur
l’indispensable description préliminaire des faits, dans le but d’ancrer
solidement la réflexion historique et explicative.
Actes terroristes dans le monde, 1970-2018.

Notre démarche, en cette phase de recherche, consiste en une


exploitation cartographique de la Global Terrorism Database (GTD), ce qui
nécessite quelques éclaircissements factuels et méthodologiques. La GTD
répertorie les événements considérés comme relevant du terrorisme dans le
monde depuis 1970. Elle est basée à l’université du Maryland, et est
régulièrement alimentée par le consortium Start qui bénéficie d’un soutien
direct du gouvernement des États-Unis. Ses données, issues principalement
d’informations de presse sur les incidents, ont été synthétisées depuis 2012
dans le Global Terrorism Index 15, rapport élaboré en collaboration avec
l’Institute for Economics and Peace (Sidney). Actuellement, il s’agit de la
meilleure base de données disponible, incluant tant les incidents
domestiques que ceux qui relèvent du terrorisme international 16. Cependant,
tout comme les autres sources similaires, sa fiabilité dépend de la valeur de
ses définitions, des procès de codification, des lacunes dans le recueil ou la
disponibilité des informations, etc. Il en résulte que lorsque l’on travaille,
comme nous l’avons fait ici, sur des données agrégées de la GTD, tel que
l’on peut les décharger du site du consortium sans pouvoir filtrer les cas
douteux ou clairement non terroristes, les cartes obtenues sont à envisager
plus comme des indications de tendances et de distributions générales, que
comme la représentation exacte d’un phénomène dont les contours sont
parfaitement maîtrisés.

Actes terroristes recensés dans la GTD de 1970 à 2018.

À partir de ces données, la figure 1 situe le nombre des actes terroristes


par pays par des cercles proportionnels à leur nombre de 1970 à 2018. Elle
fait apparaître clairement que s’il s’en produit dans le monde entier,
quelques régions ont été (et sont) particulièrement affectées, au Moyen-
Orient, en Asie du Sud et du Sud-Est, dans le nord de l’Amérique du Sud et
en Europe. La figure 2 analyse la variation dans le temps du nombre
d’actes, en décomposant la carte globale en cinq moments, suivant une
périodisation fondée sur les ruptures de la courbe du nombre d’événements
par an de 1970 à 2018.
Lors de la première période, de 1970 à 1979, le terrorisme affecte
principalement l’Europe, dans la deuxième (1979-1991) il y est encore
présent, mais apparaît aussi avec force en Amérique centrale et du Sud
(Colombie et Pérou, avec les Farc et le Sentier Lumineux), ainsi qu’en Asie
(Inde et Sri Lanka). Les années 1990 et le début des années 2000 (1991-
2004) sont plus calmes, avant la multiplication des actes au Moyen-Orient
et en Asie des années 2004-2011, qui se continue en 2011-2018 en y
ajoutant l’Afrique (Somalie, Nigeria, Mali).
La figure 3 montre bien cette variation de l’espace-temps du terrorisme
en superposant les cercles proportionnels au nombre d’actes pour quelques
années remarquables, une par période, qui confirme bien que leur
localisation est différente à chaque moment. Les points chauds du
terrorisme se déplacent donc à la fois dans le temps et l’espace. On
comprend ainsi beaucoup mieux que, si le terrorisme est bien un
phénomène mondial, ce n’est pas au même monde que l’on a affaire à
chaque période différente.
Cette analyse cartographique permet une meilleure vision spatiale du
fait terroriste par une exploitation de la base de données de référence la plus
utilisée en la matière. L’exercice a évidemment ses limites, mais il permet
au moins de mettre en évidence les avantages de la géographie et de la
cartographie pour ce qui est de faire apparaître des configurations spatiales
de très grande ampleur, et leur évolution dans le temps.
Cette approche permet en l’occurrence une véritable maïeutique, elle
fait naître (c’est l’origine étymologique du mot) sous les yeux du lecteur
des images qui lui permettent de prendre conscience, de façon synthétique,
de la complexité du phénomène étudié. Reste ensuite à revenir aux données
pour expliquer ce que la carte confirme – les points et moments de
concentration, apparition et disparition – ainsi que les problèmes
d’interprétation qu’elle suscite. Elle est donc – aussi – une étape d’une
démarche faite d’allers-retours entre données, traitement et interprétation
qui est au fondement de la bonne science.

Nombre de tués par actes de guérillas et terrorisme, 1970-2021.

Cette méthode de l’étude de l’espace-temps du terrorisme est


particulièrement précieuse pour comprendre l’histoire récente de
l’Afghanistan et la prise de Kaboul par les talibans en août 2021. Dans le
chapitre suivant, nous utilisons donc cette méthode pour réaliser cette étude
de cas.

Afghanistan 2021, exemple d’une victoire


de l’insurrection et de la compréhension
de l’espace-temps du terrorisme 17
La prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021 est un événement
géopolitique majeur. Au-delà de l’humiliante défaite de l’OTAN et de
l’effondrement sans combat de l’État et de l’armée afghane, il est capital de
se mettre en mesure de tirer des enseignements géostratégiques et
scientifiques des conditions qui ont rendu ce dénouement possible. Pour ce
18
faire, on procédera successivement à une analyse temporelle et spatiale de
la violence (principalement) politique au cours de périodes successives,
avant de nous intéresser aux actions de guérilla et terroristes réalisées par
deux acteurs irréguliers que sont les talibans et l’émanation locale de l’État
islamique.

L’espace-temps de la violence
en Afghanistan, 1973-2019
19
Pour comprendre les changements temporels de la violence (surtout)
politique en Afghanistan, on a utilisé les données de la Global Terrorism
Database (GTD) dont la couverture débute pour ce pays en 1973 et s’arrête
actuellement en 2019. La figure 1 permet quelques constats préliminaires
intéressants.
En distinguant les actes en fonction des cibles visées, il est possible de
départager, de façon certes préliminaire, mais cohérente, ceux qui relèvent
d’actions de guérilla (s’attaquant aux forces armées, à la police et aux
fonctionnaires gouvernementaux, porteurs d’une identité fonctionnelle), des
autres cibles (civiles en général) dont l’identité vectorielle (susceptible de
véhiculer des messages à différentes audiences) correspond au terrorisme
proprement dit.
On constate alors une fréquence extrêmement révélatrice de ces deux
catégories d’actions en fonction de périodes qui apparaissent clairement, et
dont on peut rendre compte à l’aide d’une représentation cartographique
adéquate. En tout état de cause, le passage à la forme « guérilla » à partir de
2012 est un fait qui se dégage incontestablement de ce graphique, marquant
un tournant majeur de l’insurrection. Les cartes rassemblées dans la figure 2
permettent d’approfondir substantiellement l’analyse.
Cette carte rend compte de la localisation de la totalité des incidents
violents au cours des quatre périodes qui se dégagent de l’examen de la
littérature, et des discontinuités qui apparaissent dans la figure 1. La
dernière période (carte principale) inclut, en fond d’image, une
représentation schématique de la distribution des principales ethnies :
donnée d’une énorme importance sachant, par exemple, le poids immense
des Pachtounes (et de leurs normes culturelles) dans le mouvement
taliban 20. Sur les petites cartes (partie droite de la figure), la première
période, antérieure à 2001, correspond essentiellement à la résistance à
l’occupation soviétique (1979-1989), et à la guerre civile qui suivit jusqu’à
la (première) prise de Kaboul par les talibans en 1996 avec le concours du
Pakistan. Dans la mesure où la violence antisoviétique était entretenue et
financée notamment par les États-Unis (et en partie canalisée par des relais
comme Oussama ben Laden), on comprend que dans une base de données
nord-américaine comme la GTD, peu d’actions perpétrées à cette époque
soient répertoriées comme « terroristes ». La deuxième période (2001-2005)
correspond à l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de la « guerre au
terrorisme », et à la restructuration des talibans (et d’Al-Qaïda) après leur
21
défaite sur le terrain . L’activité armée qui monte progressivement en
puissance est partagée entre terrorisme et guérillas, et tend à se concentrer
dans les aires de peuplement pachtoun. La dynamique insurrectionnelle qui
prend son essor en 2006 (troisième période) est perceptible tant sur
l’histogramme que sur la carte correspondante. Les zones de violence
deviennent plus étendues, et conforment une sorte d’anneau qui fait encore
une large part au terrorisme, sans doute en relation avec les difficultés
qu’éprouvent les insurgés à contrôler durablement des territoires. La
dépendance des groupes armés envers plusieurs voisins (notamment le
Pakistan, et dans une moindre mesure l’Iran et les groupes djihadistes des
ex-républiques soviétiques au nord) contribue probablement à la
localisation des zones d’activité armée à proximité de frontières
internationales.
Enfin, la dernière période (2010-2019) correspond aux effets du
désengagement graduel des États-Unis et de leurs alliés d’un bourbier
afghan de moins en moins gérable sur les plans militaire et politique. Cette
nouvelle situation se manifeste en décembre 2009, lorsque le président
Obama annonce simultanément une augmentation notable des troupes
américaines envoyées en Afghanistan pour faire face à la pression
croissante des insurgés, et le retrait, à partir de 2011, des soldats américains
(donc de l’OTAN) du pays. Les conséquences de cette bévue stratégique
majeure ne se font pas attendre. L’échéance annoncée fournit aux talibans et
à l’ensemble de la mouvance insurgée un calendrier pour réoccuper le
terrain et saper ce qui reste des institutions étatiques survivant sous
perfusion occidentale. Dès lors, la nature des incidents violents se
transforme spectaculairement, comme le montre le graphique inclus dans la
partie supérieure gauche de la figure 2. Il s’agit maintenant de conquérir du
terrain, et la prédominance de la guérilla est indéniable. Très rapidement, la
dégradation sécuritaire du pays devient telle que les Nord-Américains
finissent par entamer en 2018 des négociations avec les « terroristes »
talibans, qui aboutiront aux accords de Doha, deux ans plus tard, et à la
chute sans combat de Kaboul en 2021.
Afghanistan : 50 ans de violences et de luttes politiques.

Une analyse comme celle que nous venons d’esquisser n’épuise pas,
bien évidemment, toute la complexité du processus insurrectionnel afghan
et ne rend que partiellement compte des conditions du recours au terrorisme
par différents acteurs. Elle permet, en revanche, de fonder des réflexions et
des hypothèses sur des faits contrôlés, ce qui est à la base de la démarche
scientifique, notamment en matière d’études sur le terrorisme. Et à partir
des acquis de cette première étape de notre recherche, il est possible
d’aborder de nouvelles questions. Parmi lesquelles celle de la compétition
entre talibans et État islamique sur le terrain afghan mérite un bref
commentaire.

La compétition entre talibans et État


islamique
La dernière période de l’insurrection afghane a aussi vu se développer, à
partir de 2014-2015, l’implantation d’une émanation de l’État islamique 22.
Les modalités d’adaptation de cette variante du djihadisme salafiste en
23
terrain afghan sont encore incomplètement comprises , mais son hostilité
aux talibans (considérés au mieux comme infidèles) est hors de doute. Et
des affrontements armés se sont déjà souvent produits entre les deux entités,
et sont sans doute appelés à se poursuivre comme le suggère fortement
l’attentat de l’aéroport de Kaboul, moins peut-être en raison des liens
complexes (et souvent surestimés) entre les talibans et Al-Qaïda, que du fait
de l’antagonisme entre le projet national des talibans et les ambitions
globales de l’EI. Partant de ce constat, il était tentant d’explorer quelques
aspects qui différencient ces entités sur le champ de bataille afghan. Ainsi,
dans la figure 3, on a cartographié l’ensemble des actions attribuées aux
deux groupes pour la période 2015-2019, qui comprend le début d’une
réelle implantation de l’EI en Afghanistan et la limite des données
disponibles dans la GTD.
Deux constats majeurs se dégagent de la comparaison de ces cartes.
D’abord, une très forte concentration de l’activité de l’EI à Kaboul et
Jalalabad, qui contraste grandement avec la présence des talibans sur
l’ensemble du territoire. Ensuite, la nature des actes est clairement
différente au cours de cette dernière période, avec la prédominance des
actions de guérilla pour les talibans, ce qui correspond à leur stratégie
insurrectionnelle de contrôle territorial, alors que l’EI partage ses actions en
faisant une place plus grande au terrorisme proprement dit (plus de la
moitié des incidents). Ces indications sont confirmées et rendues plus
convaincantes encore par le calcul des barycentres et des « enveloppes »
des actions de guérilla et de terrorisme des talibans et de l’État islamique.
Talibans et État islamique en Afghanistan.

À ce propos, il n’est pas sans intérêt de souligner comment la recherche


scientifique sur les aspects géographiques et géopolitiques du terrorisme tire
actuellement parti d’innovations informatiques, conçues initialement dans
de tout autres buts. En effet, les modules « barycentre » et « enveloppe » du
logiciel Cartes et Données (Articque), originellement conçus pour optimiser
les localisations commerciales et leurs zones de chalandise, trouvent ici une
application inattendue, mais très révélatrice. Le premier calcule et situe le
centre de gravité d’une série d’événements localisés (ici les actes violents),
en tenant compte de leur « poids » (ici leur nombre). Le second trace le
périmètre dans lequel ils se situent, avec la possibilité de laisser de côté les
moins nombreux.
La figure réalisée en les combinant confirme que l’activité de l’EI se
cantonne pour l’essentiel à Kaboul et Jalalabad, tandis que celle des talibans
concerne presque tout le pays, avec une concentration forte dans les régions
peuplées de Pachtounes et moindre dans celles peuplées de Baloutches (au
sud), de Tadjiks (au nord) et d’Hazaras (au centre). D’autre part, en
distinguant ce qui relève du terrorisme ou de la guérilla, ces cartes
permettent une avancée significative dans la compréhension des processus à
l’œuvre au cours de ces années. Pour une entité principalement terroriste
comme l’État islamique au Khorasan, qui ne dispose sans doute que de
bases d’appui physiques et démographiques très localisées à Kaboul (où se
situe pratiquement le barycentre de leur activité terroriste), dans et autour
de Jalalabad et dans un périmètre situé au centre nord du pays, le rayon
d’action pour des actes terroristes et de guérilla est assez similaire et
restreint. Les talibans, en revanche, qui disposent d’une solide base
ethnique au sud-est de l’Afghanistan, et une capacité croissante à nouer des
alliances conjoncturelles avec les représentants d’ethnies sunnites du nord
ont des périmètres d’action beaucoup plus étendus. Et si le recours au
terrorisme par les talibans se réalise surtout, pour des raisons qui restent à
élucider, dans deux zones situées au nord-ouest et sud-est du pays, le
périmètre des actions destinées à assurer un contrôle croissant sur le
territoire (donc relevant surtout de la guérilla) a la forme très significative
d’un anneau continu. Fait très révélateur de leur implantation assez stable,
le barycentre des deux catégories d’actes se situe quasiment au même
endroit. Et dans un ensemble très majoritairement sunnite, on ne serait pas
trop surpris de constater que le « trou » au milieu de l’anneau correspond à
une zone de peuplement principalement hazara, donc chiite.

1. Les cartes de ce chapitre ont été réalisées par Daniel Dory et Hervé Théry.
2. Xavier Raufer, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la
mondialisation, Puf, 2013. Il est à cet égard très curieux que la plupart des ouvrages dits de
géopolitique n’évoquent jamais ou bien de façon très superficielle la question de la criminalité.
Elle est pourtant omniprésente, que ce soit pour comprendre la déliquescence de l’Afrique de
l’Ouest, devenue l’un des carrefours des trafics de drogue ou pour appréhender la pression
migratoire, dont le phénomène s’inscrit dans des trafics multiples. La corruption, les
détournements d’argent public, les collusions avec les réseaux criminels ne sont que trop peu
évoqués et analysés.
3. Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides. Terrorisme et crime organisé, CNRS éditions,
2017.
4. Julien Dufour, Bandes. Dérive criminelle et terrorisme, MA éditions, 2015, p. 112.
5. Julien Dufour, op. cit., p. 112
6. Ce phénomène de la razzia et de la confrontation entre le nomade et le sédentaire est
notamment visible à Paris où régulièrement des bandes issues de Seine-Saint-Denis empruntent
la ligne 13 du métro (qui relie Saint-Denis aux Invalides) pour descendre sur l’esplanade des
Invalides afin de commettre vols et agressions, puis de repartir. Un phénomène qui s’est
notamment déroulé le 18 juin 2021. C’est le même principe qui a conduit aux razzias du Stade
de France lors de la finale de la Ligue des Champions en mai 2022.
7. Julien Dufour, op. cit., p. 117.
8. La même question se pose pour le terrorisme comme nous le verrons plus loin.
9. Vieille croyance de gauche que de penser que la violence est le fait de la pauvreté. Et donc
que la solution à la violence serait le saupoudrage d’aides fiscales par le biais d’innombrables
« plan banlieue » qui ont tous fait la démonstration de leur inefficacité.
10. Louis du Breil, « Réalisme politique au Maroc », Conflits.fr, 28 septembre 2021.
11. Au Sahel, la cause première de la violence est l’opposition ethnique entre les Peuls et les
Touaregs. L’islamisme se greffe sur cette opposition pour lui donner une densité politique
qu’elle n’a pas. Voir Bernard Lugan, Les guerres du Sahel. Des origines à nos jours, L’Afrique
réelle, 2017.
12. Nous remercions les deux auteurs d’avoir permis la publication de leurs textes et de leurs
cartes dans cet ouvrage.
13. Cette sous-partie est une reprise de l’article de Daniel Dory et Hervé Théry, « Espace-temps
o
du terrorisme », Conflits n 33, mai 2021, p. 47-50.
14. Sur ce point, voir Daniel Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des
o
lieux », Annales de Géographie, n 728, 2019, p. 5-36.
15. Nous avons spécialement utilisé le document suivant, qui analyse les données de 2018 :
Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index 2019, Sidney.
16. Gary Lafree, Laura Dugan, « Introducing the Global Terrorism Database », Terrorism and
o
Political Violence, vol. 19, n 2, 2007, p. 181-204. Pour une présentation des bases de données
actuellement actives, Neil G. Bowie, « Terrorism Events Data : An Inventory of Databases and
o
Data Sets, 1968-2017 », Perspectives on Terrorism, vol. 11, n 4, 2017, p. 50-72.
17. Ce texte est une reprise de Daniel Dory et Hervé Théry, « L’espace-temps du terrorisme et
o
de l’insurrection victorieuse en Afghanistan », Conflits, n 36, novembre 2021. Le terrorisme
doit être entendu comme une technique particulière de communication violente.
18. Daniel Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de
o
Géographie n 728, 2019, p. 5-36.
19. On insiste sur le mot « surtout » car en Afghanistan (comme ailleurs) une partie de la
violence susceptible d’être répertoriée comme « terroriste » relève plutôt d’enjeux criminels ;
tels que ceux liés au trafic d’opium, activité dont participent les groupes insurrectionnels tout
autant que les autorités étatiques mises en place par l’OTAN.
20. Sur ce point : N. Sahak, « Afghanistan : the Pashtun dimension of the war on terror », in
D. Martin Jones et al. (Eds.), Handbook of Terrorism and Counterterrorism Post 9/11, Edward
Elgar, Cheltenham, 2019, 179-195.
21. Sur les perspectives de cette période, on lira l’article remarquablement prémonitoire de
o
Dorronsoro, « Afghanistan : chronique d’un échec annoncé », Critique international n 21,
2003, 17-23.
22. Souvent désigné dans les sources anglophones comme : Khorasan Chapter of the Islamic
State.
23. Pour une bonne introduction au sujet, voir : A. Baczko, G. Dorronsoro, « Logiques
transfrontalières et salafisme globalisé : l’État islamique en Afghanistan », Critique
o
internationale n 74, 2017, 137-152.
CONCLUSION

Quel nouveau monde ? Dans


les pas de Xénophon

Disciple de Thucydide dont il a achevé la Guerre du Péloponnèse 1,


disciple de Socrate, aux côtés de qui il figure dans la fresque de Raphaël,
L’École d’Athènes, homme de pensée et d’action, écrivain et général, grec
et familier des Perses, Xénophon 2 a laissé des œuvres magistrales,
stratégiques et littéraires, qui parlent à ceux qui les écoutent. Dans son
expédition des Dix-mille 3, cette anabase qui est « une montée à l’intérieur
des terres », le Grec raconte l’expédition militaire et humaine qui dura plus
d’une année où, après la victoire de Counaxa puis le massacre des chefs
grecs, dont Cléarche, les mercenaires, entourés d’ennemis et perdus en
territoires hostiles, durent traverser épreuves et attaques pour parvenir à
sortir du piège perse et à retrouver leur patrie grecque. Nommé général par
les soldats, c’est à Xénophon qu’échut le rôle de conduire les hommes puis,
plusieurs années après, d’écrire cette aventure humaine afin de la fixer pour
la postérité 4. Xénophon est désormais un classique, c’est-à-dire que sa
parole, inscrite il y a plus de 2500 ans, continue de dire et de nourrir. La
geste des Grecs et de Xénophon apporte un éclairage profond et dense sur
notre époque marquée par la fin de l’universalisme. Là réside la vertu des
classiques : parler de l’homme dans tous les temps. Face à l’effacement
d’un monde, c’est vers Xénophon que nous pouvons nous tourner pour
comprendre et pour vivre dans ces temps nouveaux.

L’expédition de Xénophon.

Poète de la pensée et de l’action


Xénophon est un poète, c’est-à-dire un créateur. Comme ses pairs,
Thucydide, Alcibiade, Platon, Alexandre, comme Cicéron et Octave
ensuite, comme François Guizot et Alexis de Tocqueville plus tard, c’est un
homme de pensée et d’action. Nourri de philosophie, d’histoire et de
littérature, il ne se contente pas de penser, mais aussi d’agir. C’est un
philosophe en armes : maître de guerre et de stratégie, homme politique et
gestionnaire de domaine. L’un des drames de notre temps est que la pensée
et l’action ont été dissociées, voire séparées. Des hommes politiques et des
chefs d’entreprise agissent, sans connaissance des classiques et sans humus
culturel, des philosophes et des intellectuels pensent sans agir et sans créer.
Les temps nouveaux qui sont les nôtres, ces temps où l’universalisme
occidental s’est dissipé, où se développent de nouvelles menaces et où
s’épanouissent de nouveaux archaïsmes imposent pourtant cette nécessité
absolue : réunir la pensée et l’action ; associer la plume à l’épée. S’instruire
pour vaincre est une question de survie et un enjeu de civilisation. L’Asie
n’attendra pas l’Europe. La qualité des élites en Asie centrale, en Chine, en
Indochine que ce soit dans les domaines de l’ingénierie, de la médecine, du
commerce, devrait conduire à revoir entièrement notre système éducatif. Il
y a urgence à former des élites capables de se mouvoir dans un monde qui a
profondément changé, où la concurrence est d’excellent niveau. C’est à
cette réalité-là que Xénophon fut aussi confronté : lui le philosophe grec,
passé par les meilleurs maîtres, légitimement fier de sa culture et de sa
civilisation, confronté aux élites perses et à l’aristocratie des peuples de
l’Empire de Babylone, bien contraint de reconnaître leurs valeurs sans
renier ce qu’il est. L’Europe oscille entre l’arrogance et la culpabilité ; elle
devrait suivre la voie de l’humilité, qui consiste à se reconnaître tel que l’on
est, avec ses qualités et ses défauts, et à comprendre aussi les autres tels
qu’ils sont, avec leur puissance et leur faiblesse. C’est à cette condition de
l’humilité que Xénophon put conduire ses hommes à travers les déserts et
les montagnes de l’Asie Mineure, jusqu’à la Grèce, sa patrie.

Homme du sentiment,
non du sentimentalisme
Les pacifistes ont une grande responsabilité dans le déclenchement des
guerres du XXe siècle : leurs refus d’armer leur pays, de s’opposer aux
puissances dangereuses, leur croyance naïve dans le fait que si nous
voulons la paix, les autres la veulent aussi, ont contribué au déclenchement
des guerres. Le sentimentalisme exacerbe les conflits, lui qui fut l’un des
moteurs de l’universalisme. L’émotion compréhensible ne légitime pas pour
autant le sentimentalisme qui empêche toute analyse et qui se fait vecteur
de guerre. Ce sont bien souvent ceux qui prônent le pacifisme qui se
montrent les plus idéalistes et donc le plus intransigeant, prêt à partir en
guerre et à verser le sang ; celui des autres 5. Les rapports entre les nations,
les forces en présence, les violences, les réalités humaines sont ainsi
abordés sous l’angle du sentiment et de la pleurnicherie, après avoir
combattu et dénigré ceux qui alertaient et mettaient en garde contre les
dangers. Ce n’est plus « je pense donc je suis » mais « je ressens donc j’ai
raison ». Moquer d’abord, condamner, caricaturer puis se plaindre une fois
que les drames surviennent. Tomber alors dans la vindicte populaire, la
caricature et la division du monde entre les bons et les méchants, sans
supporter aucune complexité, doute ou esprit critique. Le sentimentalisme
n’aime pas les personnes qu’il dit défendre, il ignore les cultures qu’il dit
soutenir, il ne connaît rien au-delà de son monde autocentré. Rien à voir
avec Xénophon qui fait preuve d’une véritable compassion à l’égard des
hommes qui sont sous ses ordres, qui est capable de comprendre et de
décrire les peuples qu’il rencontre et les territoires que son expédition
traverse, mais qui n’a pour autant aucun état d’âme lorsqu’il s’agit d’agir et
de trancher. Le sentimentalisme est le contraire d’un comportement de chef
et, loin de résoudre les crises et les conflits, il les crée ou les aggrave.

Réalité des frontières


La négation de l’existence des frontières est l’autre drame de
l’universalisme. Pourtant, la frontière est une réalité matérielle et
immatérielle du monde. Lorsqu’après des mois de périple les Grecs
aperçoivent la mer, c’est aux cris de joie de « thalassa, thalassa » qu’ils se
congratulent et se félicitent. En apercevant la mer, les Grecs voient leur
pays, leur terre. Ils savent que si leur expédition n’est pas encore achevée,
ils ne sont plus tout à fait ailleurs sans être encore chez eux. Cet espace
liquide et mouvant, c’est leur patrie. La mer apporte la couleur de leur
foyer, les arômes de leur terroir, les souvenirs de leur pays. Ce qu’ils voient
fait mémoire en eux de ce qu’ils sont. La mer, au loin, se détachant dans
l’horizon après les dangers, les morts et les souffrances, restitue la frontière
entre le monde perse et le monde grec, entre la barbarie et la civilisation. La
frontière découpe et désigne, elle sépare et elle unit, elle dit où l’on est et
d’où l’on vient. La frontière trace la ligne de l’être et de l’existence.
L’homme sans frontière est un homme sans existence. Le voyageur peut
d’autant plus voyager qu’il dispose d’un foyer vers où peuvent le ramener
les odeurs, les saveurs, les souvenirs.
La frontière peut être politique, climatique, financière, économique. Si
elle peut s’appuyer sur des reliefs de la nature, cours d’eau, vallées, rivages,
les frontières ne sont pas naturelles, mais culturelles, c’est-à-dire construites
et pensées par les hommes au long de l’histoire.
Une rivière peut être un mur comme un lieu de passage. Si le Rhin sert
encore de frontière entre la France et l’Allemagne, ni la Loire ni la Seine
n’ont donné lieu à des frontières étatiques. Le Rhône le fut pendant une
grande partie de la période médiévale, séparant le royaume de France de
l’Empire ; le comtat Venaissin et Avignon jouant le rôle d’État tampon. La
caractéristique insulaire n’est pas non plus une frontière par nécessité. La
ligne de démarcation entre l’Écosse et l’Angleterre a longtemps été forte,
marquée par la permanence du mur d’Hadrien. Aujourd’hui encore, c’est
une frontière linguistique, culturelle et politique. L’Angleterre n’a pas
toujours été limitée à son île. La période Plantagenêt a joint l’ouest de la
France à l’ancienne Bretagne romaine. Richard Cœur de Lion est né à
Bordeaux et mort non loin de Limoges et il a passé davantage d’années en
France qu’en Angleterre. La nécropole de cette famille royale, cousine des
Capétiens et porteuse de la couronne d’Angleterre, est située dans l’abbaye
de Fontevraud, sur les bords de Loire. Mais durant cette période, la frontière
ligérienne n’était pas nord / sud, comme le cours du fleuve, mais est / ouest,
comme la polarité politique entre Capétiens et Plantagenêts. Les montagnes
non plus ne sont pas nécessairement des frontières. Les cols et les vallées
sont des lieux de passage, souvent ardemment défendus : la Valteline au
e
XVII siècle, la Catalogne, les cols afghans. Les montagnes, tout comme les
déserts, ne sont pas des murs, mais souvent des lieux de passage et
d’échange.
En traversant la frontière belge, on voit immédiatement le paysage
changer. Ce ne sont plus les mêmes autoroutes, la même architecture, les
mêmes organisations urbaines. Les plaques d’immatriculation belges
l’emportent assez rapidement sur les françaises, ce qui montre qu’il y a peu
de mélange humain. La frontière est ici visible, même si nous ne sommes
plus contrôlés pour la franchir. Entre Menton et Vintimille, on voit aussi
que l’on passe dans un autre monde. La langue diffère, la cuisine aussi. Sur
le marché de Vintimille, on trouve des produits qui ne sont présents ni à
Menton ni à Nice, comme les petits artichauts, les types de pâtes et les
fleurs de courgette. Bien que les villes soient situées à quelques kilomètres,
il y a un net dégradé culturel. Que dire aussi des deux heures de train qui
nous font passer de Paris à Londres ? On confond souvent l’absence de
contrôle administratif aux frontières avec disparition des frontières. Celles-
ci n’ont pas disparu, loin de là. Il y a toujours des frontières politiques,
administratives et fiscales, c’est-à-dire le passage d’un monde à un autre.
Les accords de Schengen n’ont pas aboli les frontières, mais ont facilité la
circulation à l’intérieur de cet espace, ce qui n’est pas la même chose.
Frontières chaudes, frontières froides
Certaines frontières sont froides : elles ne suscitent plus aucun débat,
d’autres sont plus ou moins chaudes. La Valteline a été âprement disputée
sous Richelieu et Louis XIII ; aujourd’hui, ce n’est plus un sujet. Nantes se
rêve en ville bretonne et aimerait modifier la frontière administrative de
cette région, refusant ainsi son statut de ville ligérienne. Les îles anglo-
normandes, pourtant situées à quelques encablures de Saint-Malo, ne font
l’objet d’aucune revendication, contrairement à Gibraltar, pour lequel les
Espagnols ne se résolvent pas à la présence anglaise. Il arrive que des
frontières tièdes se réveillent et deviennent des frontières chaudes, des
frontières de sang. C’est le cas du Donbass, peut-être sera-ce un jour celui
de Chypre. Les frontières sont des lignes pour lesquelles les hommes sont
prêts à combattre et à mourir. On le voit aujourd’hui au Sahara, au Burkina
Faso et hier dans l’espace de l’État islamiste. Les pacifistes pourront penser
que ces morts ne servent à rien. Même si on ne peut nullement se réjouir
des guerres et des morts, celles-ci ne servent pas à rien. Elles donnent un
sens à une vie, elles définissent un objet supérieur qui mérite de grands
sacrifices pour l’obtenir, elles contribuent à définir ce que nous sommes.
Sans frontière, il n’y a pas d’être. La personne se définit par les bornes, les
lieux, pas par l’immensité des espaces. Ceux qui voyagent beaucoup
l’expérimentent à chaque fois : revenir chez soi, c’est être davantage, c’est
le sentiment d’une adéquation entre les lieux et nous-mêmes. Définir, c’est
bien établir une limite, tracer un trait, distinguer les espaces. Les frontières
se protègent et se gardent avec des châteaux, des forts, des postes de
douane, des casemates. Elles peuvent aussi se tenir par des apports de
populations, comme les Han conduits au Tibet pour siniser la région, ou au
contraire par des purifications ethniques. La frontière est un drame : lieu de
théâtre, de déclarations politiques, d’affrontements violents et sanglants. Et
le drame, c’est la vie.
Les images satellitales nocturnes distinguent d’un coup d’œil les
mégapoles dynamiques et puissantes des espaces en marge. La frontière
entre les deux Corée est matérialisée par la lumière de la nuit. Depuis le ciel
il est même possible de reconnaître les anciennes voies romaines et les
champs de bataille médiévaux. La frontière est une trace dans le paysage
comme dans l’histoire des hommes. Les frontières vivent : ce sont des
lignes qui traversent les siècles. Pacifier un lieu, réparer une cicatrice,
pardonner, faire la paix ne signifie pas supprimer la frontière. Pour le faire,
pour avoir un monde unique et sans frontière, il faudrait supprimer
l’homme lui-même : les cultures, les langues, les goûts musicaux et
culinaires, la façon de s’embrasser, de s’habiller. Rien n’est plus humain
qu’une frontière, dans toute la plénitude de ses drames.
En croyant que tous les hommes étaient similaires, les universalistes ont
cherché à effacer les frontières. C’était vouloir effacer l’homme et la vie
elle-même. La fin de l’universalisme signe la revanche des frontières, c’est-
à-dire le réveil de l’histoire. L’anabase de Xénophon est un hymne à la vie
et à la frontière, elle qui reconnaît sans cesse l’existence des peuples et des
cultures, tout en ne cessant pas d’être grecque, comme le fit avant lui
6
Hérodote dans ses Enquêtes, où il décrivit aussi bien les guerres médiques
que les peuples de l’Égypte et de l’Orient. Les universalistes ont cherché à
construire un monde issu de leurs pensées et de leurs esprits. Cet ordre
constructiviste ayant échoué reste l’ordre spontané de la culture et de la
civilisation.

Le retour aux lieux : les points et les lignes


Toute géopolitique est géographique : elle s’inscrit dans des villes, des
lieux, des sites. Pour l’avoir oublié, beaucoup ont fait de la géopolitique un
verbiage ou une réduction aux relations internationales, omettant ce qui fait
l’essence de cette méthode d’analyse. En lisant Xénophon, le lecteur est
transporté dans les lieux de l’Antiquité : Pergame, Counaxa, Babylone,
Trapézonte, Byzance. À ces lieux s’ajoutent des peuples et des pays, des
fleuves et des mers, des reliefs et des climats. Comment parler de
géopolitique en omettant les marécages et les montagnes, les zones
tropicales et les steppes, les lieux de neige et les lieux d’humidité, c’est-à-
dire en faisant une géopolitique qui soit sans géographie ? Et pourtant, c’est
bien cela le spectacle désolant que nous propose un grand nombre de livres,
d’articles et de commentateurs, une géopolitique où la géopolitique elle-
même est absente.
Un territoire, quelle que soit sa taille, est composé de points et de lignes.
Les points, ce sont les lieux où l’on vit : domicile privé, lieu de travail, etc.
Les lignes, ce sont les infrastructures qui permettent de relier les points :
routes, chemins de fer, voies aériennes, infrastructures de communication,
câbles sous-marins. Toute analyse géopolitique doit associer ces points et
ces lignes pour en comprendre le mouvement. Ce sont les échanges qui les
relient, qu’ils soient matériels ou immatériels et c’est par les échanges que
l’homme grandit et se développe.
La parenthèse universaliste est refermée. L’histoire continuera de
s’écrire, avec la plume et avec l’épée. La grande leçon de la géopolitique
c’est que la vie est un vouloir. Il n’existe nul obstacle climatique ou
géographique, il n’existe nulle histoire écrite à l’avance. Il y a certes des
permanences, des traces profondes, des histoires longues, mais cela ne peut
exister et survivre que si les nouvelles générations s’inscrivent dans ce
substrat culturel. Si rien n’est fait, tout disparaît. L’universalisme a cherché
à effacer ces traces et ces substrats, il a voulu créer un ordre mondial de
toute pièce et il a échoué. Entre retour des cultures et révoltes des peuples,
le monde s’est transformé. Entre guerre ethnique et guerre économique,
domination du droit et de la technologie, contrôle par les idéologies et
violences archaïques, guerre de haute intensité et conflits embourbés, le
monde n’a jamais cessé d’être passionnant à étudier et à vivre.

1. Dans Les Helléniques.


2. Xénophon (430-355).
3. La meilleure traduction française existant aujourd’hui est celle de Pascal Charvet et Annie
Collognat, publiée chez Phébus en 2022.
4. Xénophon est aussi l’auteur du premier traité d’économie, dont il a forgé le terme.
5. On l’a vu au cours de la dernière décennie en Libye, en Syrie, en Ukraine. L’idéalisme a été
vecteur de guerre, toujours prompt à dégainer l’épée, après avoir blâmé et combattu ceux qui
avertissaient sur la réalité des dangers.
6. Hérodote (480-425). Il est mort quand Xénophon avait 5 ans. Thucydide (460-395) avait
trente ans de plus que Xénophon et vingt ans de moins qu’Hérodote.
Table des cartes

La guerre du Péloponnèse.
Le schéma géopolitique de Mackinder.
Les différents systèmes juridiques en vigueur dans le monde.
Les écoles coraniques.
Les zones maritimes.
Principaux gazoducs alimentant l’Europe.
L’usage politique des migrations : l’exemple de la Biélorussie.
Tensions dans la Baltique.
La constitution historique de l’Ukraine.
Frontières et énergies en mer Noire.
Méditerranée orientale : la mer de tous les dangers.
Gisements énergétiques en Méditerranée orientale.
Djibouti : le rendez-vous des grandes puissances.
L’utilisation des drones à des fins militaires.
Les ambitions navales de la Chine.
La marine militaire chinoise.
Djihadisme et criminalité dans le golfe de Guinée.
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continents.
Le Nigeria et ses fractures.
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L’Éthiopie, un pays fracturé.
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L’expédition de Xénophon.

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