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Le père Sosa, sj, propose d’adapter la

conversation spirituelle aux groupes de semi-


croyants ou de non-croyants
Curie générale des jésuites, Rome, Italie
28 octobre 2019, conférence du père Sosa, supérieur général de la Compagnie de Jésus,

« Le risque à prendre - Mettre le discernement au centre »


Les jésuites animent un programme de leadership à la Curie générale pour réfléchir sur les
caractéristiques d’un leadership éclairé, paradigme qui met en évidence l’écoute, lâcher prise et
laisser de la place à l’Esprit Saint. Au cours d’une nouvelle session de travail, le P. Arturo Sosa, sj,
supérieur général de la Compagnie de Jésus, a pris la parole le 28 octobre 2019, dans une
conférence intitulée « Le risque à prendre - Mettre le discernement au centre ». Resituant la
« redécouverte du processus de discernement et du discernement comme mode de vie dans les
années 60, 70 et 80 », le père Sosa remarque qu’aujourd’hui « il y a probablement autant de
conceptions du discernement qu’il y a de catholiques dans le monde » jusque « dans des contextes
séculiers ». Il enchaîne : « Des mots qui étaient puissants perdent leur force. Nous devons lutter
contre cela ».
Repartant de l’expérience vécue lors de la 36e Congrégation générale, il note : « A surgi le désir, la
nécessité de retourner à nos racines, de faire confiance à l’Esprit plutôt qu’à nos propres idées,
d’engager une conversation spirituelle, de risquer de “perdre du temps” dans la prière et le travail
en groupe ». Il précise : « Laisser l’espace à l’Esprit ; c’était la première leçon. La deuxième leçon,
c’est que nous nous sommes rendus compte que ce n’est pas notre mission. (…) Le besoin de
travailler avec les autres, non pas parce que les jésuites sont moins nombreux, mais parce que nous
ne sommes pas en charge, Dieu l’est. Dieu montre le chemin ; nous suivons. Et cela signifie que
nous discernons.
Le père Sosa précise ensuite les étapes du discernement en commun : « Tout d’abord, il est
important d’avoir une définition claire de la question en jeu. Sur quoi discernons-nous ? (..)
Deuxièmement, préciser le groupe qui doit se réunir pour faire le discernement. (…) Recueillir les
données : sans de bonnes données, nous discernons inutilement. Dieu agit par des moyens
humains. (…) Un aspect clé est la volonté de prier, le temps pour prier et la capacité de partager les
fruits de la prière dans la conversation spirituelle. Les gens sont envoyés à la prière. (…) Et lorsque
vous revenez, nous utilisons une méthode de conversation spirituelle qui implique l’écoute active.
(…) Personne n’a le droit de dominer, aucune langue n’a priorité, tout le monde est égal. (…) Puis,
après cela, le groupe fait une proposition sur la voie à suivre, avec les raisons pour et contre ».
La Documentation Catholique
P. Arturo Sosa, sj
STEFANO DENANNI

Je suis heureux d’être ici avec vous pour partager certaines de mes idées
sur le leadership et le discernement et aussi pour apprendre de vous. Vous
constituez un groupe qui a déjà beaucoup d’expérience - certains d’entre
vous ont beaucoup plus d’expérience que moi en tant que Supérieur
général. Nous allons apprendre tous ensemble.
Discernement
Comme vous le savez, « discernement » est un mot que nous utilisons
assez fréquemment. Le pape François utilise ce mot dans presque tous les
discours qu’il prononce… et il nous appelle à le faire.
La redécouverte du processus de discernement et du discernement
comme mode de vie a commencé dans les années 60, 70 et 80 quand, au
moins dans la Compagnie de Jésus, on a saisi le besoin d’une approche
personnelle et individuelle des Exercices spirituels. Avant cette date,
les Exercices étaient donnés en grands groupes. Le prédicateur ou «
directeur de la retraite » s’asseyait devant une salle et faisait une
présentation magistrale d’une heure - une le matin, une l’après-midi et
peut-être même une le soir. Les gens rentraient à leur chambre et
faisaient de leur mieux pour interpréter et comprendre ce qui avait été dit
; ils se débattaient avec les idées, sans aucun accompagnement individuel.
Tout a changé au cours des années 70 et 80. Le rétablissement d’un
accompagnement personnalisé ; l’accent mis sur l’action de l’Esprit de
Dieu en chaque personne ; le rapprochement avec la psychologie ; la
compréhension de l’importance d’intégrer l’humain et le spirituel.
Le discernement est donc devenu populaire, « à la mode », comme disent
les Français. Mais le problème, c’est que maintenant, il y a probablement
autant de conceptions du discernement qu’il y a de catholiques dans le
monde ! Nous l’interprétons chacun à notre façon. Il est aussi souvent
utilisé dans des contextes séculiers. On entend dire, dans les magasins : «
Il me faut réfléchir si cette paire de chaussures me convient ou non.
Laissez-moi un petit temps pour discerner ». D’une certaine façon, c’est
bien, mais d’un autre côté, c’est un peu ridicule. La familiarité est bonne,
mais elle risque d’engendrer le mépris. Des mots qui étaient puissants
perdent leur force. Nous devons lutter contre cela.
Discerner ensemble - un nouvel horizon
Le discernement peut faire une énorme différence lorsqu’on en fait
l’expérience de manière individuelle. Nous l’avons vu au cours des 30 ou
40 dernières années. Mais cela peut aussi faire une différence au niveau
du groupe. Cela n’a pas été aussi évident au cours des dernières décennies
et c’est là que peut se situer notre véritable horizon de croissance. C’est là
que l’Esprit nous appelle. Nous avons une grande opportunité. Si nous
apprenons à discerner ensemble, cela peut nous inspirer une nouvelle
façon d’être. Le pape François nous indique le chemin quand, à chaque
synode, il insiste pour que, après quatre interventions, on laisse un temps
de silence. C’est une façon de dire : tout ce projet d’Église n’est pas à
propos de nous et de nos opinions ; c’est l’Esprit de Dieu qui en est le
véritable moteur. Personnellement, je pense que c’est la raison pour
laquelle le pape François arrive à demeurer aussi serein devant autant de
tensions politiques et de débats. Il sait que nous devons aller plus en
profondeur, au-delà des catégories de droite et de gauche, conservatrices
et libérales. Nous devons aller plus loin, au-delà des idéologies, là où
l’Esprit est à l’œuvre. Et nous devons laisser cet Esprit faire le travail.
Les défis du discernement
Bien sûr, aucun discernement n’est facile. Au niveau individuel, nous le
savons. Comment interpréter nos propres mouvements d’esprit, tester nos
pensées, séparer le bon grain de l’ivraie, reconnaître les forces de vie et
les forces de mort. Comme nous le savons tous, nous avons besoin d’un
bon accompagnement spirituel. Telle est la sagesse des premiers temps,
depuis les Pères de l’Église. Et si c’est valable pour le discernement
individuel, cela l’est encore plus pour les groupes. Alors, est-ce faisable ? Il
est certain que des erreurs ont été commises et qu’il y a un fort degré de
scepticisme. Vous entendrez certains dire : « Eh bien, le processus de
discernement est fréquent. Nous sommes chrétiens, nous avons l’Esprit et
nous discernons toujours. Pas besoin de faire des histoires. » D’autres
adoptent le point de vue contraire et disent : « Un vrai discernement ne se
produit jamais. Les conditions sont trop difficiles : une liberté étonnante,
une transparence totale, beaucoup de temps pour la prière ; seuls les
saints le font ». D’autres problèmes viennent du fait qu’il y a eu des
expériences où la question en jeu n’était pas assez sérieuse, ce qui a fait
que le discernement en commun était banalisé. À l’autre bout du spectre,
on essayait de prendre des décisions difficiles, mais cela semblait prendre
tellement de temps que les Supérieurs majeurs et ceux qui prenaient les
décisions estimaient que ce n’était tout simplement pas pratique.
Pouvons-nous éviter ces extrêmes, apprendre de nos erreurs et nous jeter
encore à l’eau ?
L’expérience à la 36e Congrégation générale des jésuites
Cependant, il y a une voie médiane, que nous n’arrêtons pas de
redécouvrir dans la Compagnie de Jésus, surtout depuis notre dernière
Congrégation générale. Je veux vous la présenter maintenant. Comme
ceux d’entre vous qui dirigez d’autres congrégations et ordres, nous avons
dit beaucoup de choses depuis Vatican II et nous avons redéfini, ou mieux,
nous avons redécouvert notre mission. Nous avons articulé que nous
voulons travailler d’une manière interreligieuse, nous voulons marcher
avec les pauvres ; nous voulons servir la foi avec créativité et profondeur ;
nous voulons travailler avec les jeunes. Tout cela a été dit. Dans cette
congrégation de 2016, à un certain moment, nous nous sommes retrouvés
bloqués. Nous discutions d’idées, traitions des documents. Nous étions
arrivés à une impasse. Puis, a surgi le désir, la nécessité de retourner à nos
racines, de faire confiance à l’Esprit plutôt qu’à nos propres idées,
d’engager une conversation spirituelle, de risquer de « perdre du temps »
dans la prière et le travail en groupe.
Avec humilité et après une certaine frustration, nous nous sommes rendus
compte qu’il nous fallait trouver des moyens d’écouter l’Esprit. Nous
avons compris que notre mission n’est pas quelque chose de définitif que
nous pouvons définir ou saisir. Nous n’avons pas répondu à toutes les
questions - nous n’y parviendrons jamais. Nous devons toujours laisser un
espace où l’Esprit peut entrer et nous surprendre.
Maintenant, la question est de savoir comment laisser arriver ce petit
espace. La plupart du temps, nous voulons combler les trous, trouver des
solutions, être efficaces, avoir un plan et des délais. Nous voulons que tout
soit sous contrôle. Vous savez à partir de vos propres expériences de
prière individuelle que cela ne fonctionne pas ainsi et donc, il en est de
même pour le discernement en commun. Ce n’est véritablement pas une
surprise. Laisser l’espace à l’Esprit ; c’était la première leçon. La deuxième
leçon, bien sûr, c’est que nous nous sommes également rendus compte
que, de toute façon, ce n’est pas « notre » mission. Quel soulagement ! La
collaboration et le réseautage sont devenus des mots-clés. Le besoin de
travailler avec les autres, non pas parce que les jésuites sont moins
nombreux, mais parce que nous ne sommes pas « en charge », Dieu l’est.
Dieu montre le chemin ; nous suivons. Et cela signifie que nous discernons.
Nous devons apprendre à discerner. Tout comme Ignace a découvert que
Dieu le traitait comme un professeur d’école, patient mais ferme, nous
sommes en train de faire la même expérience avec Dieu, au niveau
communautaire. Dieu merci, notre Dieu est patient ! Nous avions été lents
dans notre apprentissage.
Les étapes du discernement en commun
Après cette expérience de la Congrégation, j’ai écrit une lettre à la
Compagnie sur le discernement en commun, soulignant quelques aspects
fondamentaux pour un discernement en commun réussi.
Tout d’abord, il est important d’avoir une définition claire de la question
en jeu. Sur quoi discernons-nous ? Cela semble évident, mais nous
constatons assez souvent que la question n’est pas clairement définie et
les gens sont pris au piège, perdus et frustrés.
Deuxièmement, préciser le groupe qui doit se réunir pour faire le
discernement : avez-vous les bonnes personnes dans la salle ? Toutes les
personnes concernées sont-elles présentes ? Et dans ce groupe, les gens
sont-ils libres ? S’agit-il vraiment de personnes qui peuvent écouter l’Esprit
dans leur propre vie ? S’ils ne sont pas ouverts individuellement, ils ne
pourront probablement pas être très ouverts au discernement en
commun.
Recueillir les données : sans de bonnes données, nous discernons
inutilement. Dieu agit par des moyens humains. Nous devons faire
quelques recherches et obtenir les informations pertinentes.
Un aspect clé est la volonté de prier, le temps pour prier et la capacité de
partager les fruits de la prière dans la conversation spirituelle. La question
est donc claire : les gens sont envoyés à la prière pendant une heure, deux
heures ou même une demi-journée. Et lorsque vous revenez à un groupe,
nous utilisons de plus en plus une méthode de conversation spirituelle qui
implique l’écoute active, la parole intentionnelle, puis le partage en trois
tours d’une manière très ordonnée. Personne n’a le droit de dominer,
aucune langue n’a priorité, tout le monde est égal. La théologienne
Elizabeth Johnson, paraphrasant Karl Rahner, dit que chacun de nous est
une petite parole de Dieu - une lettre de l’alphabet - et ensemble cela fait
quelque chose de grand. Quelle merveilleuse façon de nous encourager à
nous respecter les uns les autres. L’Esprit parle à travers chaque personne.
Cela m’amène toujours à réfléchir, je dois laisser de côté les stéréotypes,
pour écouter l’expression du cœur de la personne qui est devant moi.
Puis, après cela, le groupe fait une proposition au Supérieur majeur sur la
voie à suivre, avec les raisons pour et contre. Il est essentiel de savoir
clairement, dès le départ, qui décide afin que les gens ne s’engagent pas
dans le processus avec la fausse impression que la décision leur appartient
alors que ce n’est pas le cas.
La planification
Permettez-moi maintenant de passer des hauts sommets du discernement
à la mince glace de la planification apostolique. Le discernement est la
base. Vous ne pouvez pas planifier si vous n’avez pas discerné. Vous ne
pouvez pas planifier si vous n’avez pas écouté l’Esprit. Nous ne sommes
pas une ONG ou une entreprise. Nous sommes la Compagnie de Jésus, à la
suite de Jésus. Vous êtes prêtres, religieux et religieuses et laïcs le suivant
aussi bien au niveau personnel que communautaire.
Le pape était plutôt critique de nos manières non-discernées de faire les
choses. Au cours de l’été 2019, il a parlé d’un diocèse en Italie qui est très
bien organisé. Il a dit que ce diocèse avait plus d’employés que le Vatican.
Mais vous pouviez voir qu’il ne sentait pas que la flexibilité de l’Esprit était
là. Il a parlé de la nécessité d’être prêt à perdre l’équilibre, desquilibrato.
En fait, il a dit que l’Évangile est un enseignement fou, que les béatitudes
devraient recevoir un prix Nobel pour leur folie. Donc, le pape est nerveux
à l’idée de tout planifier et de tout mettre au point dans un ordre parfait.
Vous pouvez voir qu’il insiste vraiment sur cette ouverture à l’Esprit - sur
la surprise, sur le fait de ne pas avoir tout réglé à l’avance. Laisser de
l’espace à l’Esprit - nous ne devons pas être les seuls à parler tout le
temps, mais laisser le processus prendre forme – c’est un élément clé du
discernement en commun. Nous ne pouvons pas planifier à moins de prier
et d’écouter l’Esprit, et cela doit conduire à l’action et à la mise en
pratique, à l’incarnation de ce que nous avons discerné. Nous avons une
foi basée sur l’Incarnation. Tout est mis en marche dans le monde réel,
pratique, dans les lieux, les temps et les espaces.
Conclusion
Quand nous avons discerné les préférences apostoliques entre 2017 et
début 2019, nous nous sommes engagés dans un processus risqué. Je ne
savais pas où nous allions nous retrouver et je suis toujours surpris. Le
processus initial a mobilisé des gens de la base. Puis, plus tôt cette année,
nous avons eu 8 jours ici à Rome avec mon conseil élargi de 25 membres.
Des rapports avaient été reçus sur les discernements effectués
localement. Ils étaient incroyablement convergents. À tel point que
certains membres du Conseil ont demandé pourquoi passer 8 jours
puisque tout est si évident. Mais en fin de compte, nous avions eu besoin
de 8 jours. Nous avions besoin de nous écouter les uns les autres et
d’écouter l’Esprit, de sentir sa douce brise renouveler le visage de la
Compagnie. Maintenant, nous discernons comment tout mettre en œuvre
et aller de l’avant, en évitant la tentation de se précipiter… ou de retarder
les choses, en essayant d’écouter. Nous trouvons toujours le besoin de
nous convertir, d’être humbles.
Alors, quelles sont les conclusions, quels sont mes conseils ? Si vous me le
permettez, je vous donne en toute humilité quelques conseils :
- En tant que leaders, prenez le risque.
- En tant que leaders, n’ayez pas peur d’échouer.
- En tant que leaders, faites confiance à votre équipe et à l’Esprit qui
travaille en eux.
- En tant que leaders, lancez de bons processus.
- En tant que leaders, expérimentez avec les méthodologies et faites
preuve de souplesse.
- En tant que leaders, laissez-vous de l’espace pour entendre la petite voix.
Comme je l’ai mentionné, notre récent moment de renouveau jésuite a
commencé par ce moment d’impasse dans notre Congrégation générale,
un moment d’humilité, d’échec même. De là, nous avons trouvé le désir de
reprendre le chemin de nos premiers compagnons, de discerner ensemble,
de nous faire confiance les uns les autres et à nos partenaires laïcs,
religieux et diocésains, de former et d’apprendre d’eux de nouvelles
méthodologies de discernement, d’adapter la conversation spirituelle aux
groupes de semi-croyants ou de non-croyants.
Profitons de l’expérience des autres cette semaine. Nous voulons
parcourir ensemble le chemin de l’Église du futur, solidaires et plus unis.
Cela peut se faire parce que nous savons et nous croyons que l’Esprit de
Dieu travaille dans le monde, qu’il lutte parfois, mais, étant toujours là,
qu’il nous appelle inlassablement en avant.
Alors, qu’est-ce que le discernement et qu’est-ce que le discernement en
commun ? Fondamentalement, il est nourri et alimenté par notre désir,
notre passion et notre envie d’être avec le Seigneur. C’est aussi simple que
cela. Nous avons besoin d’humilité. Nous sommes ses témoins, nous
prêchons son Évangile et non le nôtre. Nous sommes appelés à apporter la
bonne nouvelle, à témoigner, à faire briller la lumière dans les ténèbres
avec humilité. Nous pouvons le faire en écoutant l’Esprit, en étant très à
l’écoute et sensibles… et ensuite en étant absolument déterminés à
mettre en pratique ce que l’Esprit dit. C’est là que le discernement, la
planification et le leadership se rejoignent : quand nous entendons la
Parole de Dieu et la mettons en pratique.

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