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R. P.

GASTON COURTOIS
Fils de la Charité

LA CHARITÉ FRATERNELLE

Collection
« Conférences spirituelles »

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Éditions de l'IRIS `
1601 est, Boul. Gouin, Montréal 12
P. Québec - Canada

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LA CHARITÉ FRATERNELLE
R.P. Gaston COURTOIS
Procureur Général à Rome des Fils de la Charité

Connaissez-vous ces trois vers de Francis Thompson dans son célèbre : « The hound of
heaven » ?
« J’ai cherché mon âme, mais mon âme, je n’ai pu la voir.
J’ai cherché mon Dieu, mais mon Dieu m’a échappé.
J’ai cherché mon frère, et je les ai trouvés tous les trois ».
Il n’y a rien de tel que de chercher le bonheur de ses frères pour rencontrer Dieu et en même
temps s’accomplir soi-même, car c’est par les progrès que nous faisons dans la charité fraternelle que
progressivement nous nous divinisons et nous contribuons à spiritualiser toute l’humanité.

Deux parties dans cette conférence :


Première partie : Pourquoi développer entre nous la charité fraternelle ?
Deuxième partie : Comment nous y prendre ?

I - Pourquoi développer en nous la charité fraternelle ?

Les raisons sont nombreuses ; nous les grouperons autour des trois points suivants :
1°) C'est le désir exprès de Notre-Seigneur.
2°) C'est pour nous et pour les autres un besoin et une force.
3°) C'est pour notre prière ;
pour notre activité
et pour notre famille religieuse une source de progrès et de bénédictions.

1°) C'est le désir exprès de Notre-Seigneur.


La trouvaille admirable de Dieu dans la délicatesse de son amour infini, ce n'a pas été
seulement l'Incarnation et la Rédemption, ni même l'Eucharistie, mais le but de tout cela, c'est-à-dire
cette incorporation merveilleuse qui fait de chacun de nous quelque chose de lui. Nous sommes
frères les uns des autres, sans doute parce que tous fils d'Adam et d'Eve, mais surtout, parce que, par
la grâce du baptême c'est la même vie divine qui coule dans nos âmes. C'est pourquoi Jésus considère
comme fait à lui-même tout ce que nous faisons à nos frères.
Rappelons-nous la sentence du jugement dernier que nous rapporte par avance saint Matthieu
dans sa célèbre fresque du chapitre 25ème. On pourrait croire que pour nous admettre au ciel, Dieu
examinera de préférence la façon dont nous nous serons conduits envers lui ; il n'en est même pas
question dans cette sentence finale. Ce qu'il met en avant, c'est la manière dont nous nous serons
comportés vis-à-vis du prochain.
« Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, il prendra
place sur son trône de majesté. Devant lui se rassembleront toutes les nations ; il séparera les uns

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d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs, et il placera les brebis à sa
droite et les boucs à sa gauche. Alors il dira à ceux qui sont à sa droite : « Venez, les bénis de mon
Père, prenez possession du royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j'ai eu
faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'ai été sans gîte, et
vous m'avez recueilli ; nu, et vous m'avez vêtu ; malade, et vous m'avez visité ; prisonnier, et vous
êtes venus me voir ».
- Quand donc, Seigneur, avons-nous fait tout cela ?
- En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous l'avez fait au moindre de vos frères, c'est à moi
que vous l'avez fait ».
Et la contre-partie du diptyque pour les damnés : « Retirez-vous loin de moi, maudits, au feu
éternel préparé pour le diable et pour ses anges. Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à
manger, etc... » Bref, en manquant de charité envers l'un de nos frères, c'est an Christ que nous avons
manqué.
En effet, nous ne formons tous qu'un seul corps dont il est la tête et dont nous sommes les
membres. Comme dit saint Augustin, quand on touche la main de quelqu'un, ce n'est pas seulement la
main qu'on touche, c'est la personne ; quand on marche sur le pied de quelqu'un, ce n'est pas
seulement le pied qu'on écrase, mais la personne qu'on atteint.
C'est pourquoi il en a fait son commandement personnel comme la chose qui lui tient le plus à
cœur. Ce fut son dernier mot d'ordre à ses Apôtres : « Ceci est mon commandement : que vous vous
aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ». Et il nous a aimés, ne l'oublions pas, jusqu'à en
mourir.
Ce qu'il attend de nous, ce n'est pas une charité captative ou possessive, mais une charité
oblative, c'est-à-dire cette charité où l'on s'oublie soi-même pour penser aux autres avant de penser à
soi, où l'on se sacrifie soi-même s'il le faut afin de vivre pour les autres avant de vivre pour soi.
Quand on réfléchit à la place que tient la charité fraternelle dans l'enseignement du Maître, on se
sent obligé de modifier quelque peu certaines de nos attitudes mentales et certains de nos
comportements dans le détail de la vie quotidienne. « Tout ce que vous aurez fait à l'un de vos frères
en bien comme en mal, c'est à moi que vous l'aurez fait ». Cela peut aller loin comme conséquence.
Malheureusement, pendant des générations, trop souvent la charité a été réduite à l'aumône.
L'aumône, certes, a son importance, mais c'est l'aumône du cœur qui compte surtout, c'est le don
de soi pouvant aller jusqu'au sacrifice de ses goûts, de ses aises, de sa tranquillité en faveur des
autres. Toute la théologie actuelle s'oriente vers la mise en valeur de cette charité fraternelle qui est la
vertu axiale du christianisme.
Rappelons-nous le 13ème chapitre de l'épître aux Corinthiens, où saint Paul nous dit : « Quand
bien même je parlerais la langue des hommes et des anges ... quand bien même j'aurais le don de
prophétie et je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand bien même j'aurais la
plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, quand bien même je distribuerais tous mes
biens en aumônes, quand bien même je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, tout
cela ne me sert de rien ».
Ce qui fait la différence entre les hommes, ce n'est pas les questions de race, de civilisation, de
culture et même de religion, c'est essentiellement la teneur en charité fraternelle qui se trouve dans
les cœurs. Voilà l'échelle des valeurs en optique divine; c'est là-dessus que nous serons jugés et c'est
là-dessus que dès maintenant Dieu nous jauge.

2°) C'est pour nous et pour les autres un besoin et une force.
Pour épanouir nos facultés, pour dilater nos âmes, pour ne pas ralentir notre élan vers le bien,
nous avons tous besoin d'être encouragés à certaines heures et de sentir autour de nous un peu de
sympathie. Les autres aussi ! Or, on ne récolte que ce que l'on sème : si nous voulons bénéficier en
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communauté d'un climat familial, cela demande que nous commencions par nous oublier pour penser
aux autres et que nous les aimions tels qu'ils sont pour les amener peu à peu à devenir tels qu'ils
devraient être en vue de réaliser le plan de Dieu sur eux.
Chacun a son tempérament, son passé, sa formation première, ses problèmes personnels, sa
mission particulière, son orientation d'âme. Il y a les lents et les actifs, les lymphatiques qui ne
s'expriment qu'après un long cheminement et de secrètes maturations et les spontanés à la réaction
immédiate et vive, il y a les prévoyants et les improvisateurs, il y a ceux qui ont besoin d'ordre et de
règle et ceux qui ont besoin d'un peu de fantaisie, ceux qui veulent les portes fermées et ceux qui ont
besoin d'air et qui réclament qu'elles soient ouvertes, ceux qui mettent l'accent sur le passé et sur les
traditions et ceux qui veulent aller de l'avant et qui regardent l'avenir, ceux qui s'occupent de
préférence des brebis fidèles et ceux qui se préoccupent des brebis égarées.
Il y a les différences d'âge, les conflits de génération, peut-être encore augmentés actuellement
par ce qu'on appelle l'accélération de l'histoire et cette transformation étonnante des mœurs qui mar-
quent notre temps.
Toutes ces diversités sont providentielles. Il faut en prendre son parti. Le Seigneur savait avec
qui il nous appelait à vivre notre vie religieuse et c'est dans telles et telles conditions, avec tel et tel
frère que nous avons à grandir en charité fraternelle.
Ces diversités sont nécessaires. Il faut de tout pour faire un monde, et c'est précisément parce que
les autres sont différents que Dieu qui se cache sous ces "autres" exige de nous le dépassement vrai
de l'égoïsme dans l'amour.
Oui, il faut s'accepter différents pour s'aimer complémentaires. Si nous n'aimions que des gens
parfaits, et parfaitement adaptés à notre caractère, nous n'aimerions guère de monde et même alors,
ce serait la projection de notre moi que nous aurions tendance à aimer en autrui.
Ce qu'il faut, c'est nous adresser à ce qu'il y a de meilleur en chacun et pour cela, nous devons
faire l'effort de le rechercher et de lé découvrir dans la synthèse de la vocation personnelle au sein du
Corps Mystique.
« Adore ce qu'il y a de moi en chacun et tu me feras grandir en tous », disait Notre-Seigneur à
une âme. Le bon pape Jean XXIII expliquait ainsi sa méthode : « J'ai toujours aimé chacun de ceux
que j'ai vus, même les hommes politiques à qui l'on attribuait des idées religieuses les plus opposées
aux nôtres. J'ai essayé de mettre en valeur les qualités qu'ils possédaient pour les mettre en œuvre et
je laissais dans l'ombre leurs défauts pour les neutraliser. C'est ainsi que j'ai rencontré partout, au
cours de ma carrière, de la confiance et de la bonne volonté ».
Cela demande l'attention aimante vers autrui, une volonté ardente de le comprendre par le dedans
et de détecter le positif caché qui est en lui et même le potentiel qu'il possède souvent sans le savoir.
Rien d'ailleurs ne facilite le progrès que de faire appel aux puissances de bien qu'un simple rayon
d'affection suffit parfois à faire éclore.
Les trois quarts des hommes ne sont pas devenus ce qu'ils auraient dû et n'ont pas donné ce qu'ils
auraient pu parce qu'ils ne se sont pas sentis assez aimés.
Soyons bons, divinement bons, pour tous les membres de notre communauté, quels qu'ils soient.
Le Père Faber disait : « Que de nobles cœurs ont succombé sous le poids de l'accablement venant du
manque de sympathie ! Que de plans pour la gloire de Dieu tombés à l'eau faute d'un sourire
bienveillant et d'un regard ami ! »
Notre croissance dans le Christ aussi en dépend. Vous connaissez le beau chant du jeudi-saint
« Ubi caritas et amor, Deus ibi est » - « Dieu est là où est la charité ». Dieu grandit dans la mesure
où grandit en nous la charité. Le Christ ne demande qu'à nous incorporer à lui, mais que peut-il assu-
mer de nous ? Il est l'Amour et il ne peut assumer que l'amour authentique par lequel nous aimons les
autres, tous les autres tels qu'ils sont, non pas parce qu'ils sont ceci ou cela, mais simplement pour ce
qu'ils sont en eux-mêmes et parce que Jésus les aime.
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3°) C'est pour notre prière, pour notre activité
et pour notre famille religieuse une source de progrès et de bénédictions.

a) pour notre prière


La bonne entente fraternelle a les promesses de Notre-Seigneur d'obtenir tout ce que nous
demandons. Méditons souvent cette affirmation qui se trouve dans saint Matthieu : « Si deux d'entre
vous sur la terre se mettent d'accord pour demander quoi que ce soit, ils l'obtiendront de mon Père
qui est dans les cieux ». Et il en donne l'explication : « Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon
nom (c'est-à-dire sont unis entre eux à cause de moi), je suis présent au milieu d'eux (c'est-à-dire je
suis moi-même en eux celui qui prie mon Père). »
C'est pourquoi Notre-Seigneur insiste sur la nécessité de n'avoir dans nos cœurs, au moment de
nos offertoires, aucune rancœur, aucun ressentiment vis-à-vis de l'un de nos frères : « Si tu présentes
ton offrande à l'autel et que là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton
offrande et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; tu viendras alors présenter ton offrande ». Car
ce qu'il regarde, ce n'est pas tellement la valeur du cadeau qui est offert que là qualité du cœur qui
offre. Si dans notre cœur, il y a du vinaigre ou de l'acide, notre offrande se trouve souillée ou rongée ;
elle ne l'intéresse pas.

b) pour notre activité


Ici que d'illusions ! Que de fois nous apprécions la valeur de notre travail d'après la
quantité des tâches réalisées. Nous oublions qu'aux yeux de Dieu, ce qui compte, c'est avant tout
l'amour avec lequel nous l'accomplissons. Il vaut mieux en faire un peu moins avec beaucoup
d'amour que d'en faire beaucoup avec peu d'amour.
Or, c'est la charité fraternelle qui a les promesses de la fécondité apostolique : « On reconnaîtra
que vous êtes mes disciples à la charité que vous aurez les uns pour les autres ». Le signe distinctif du
chrétien, à fortiori celui du religieux, ce n'est pas le vêtement que nous portons, le signe de croix que
nous faisons, le Credo que nous récitons ou que nous chantons. C'est l'amour fraternel : « Voyez
comme ils s'aiment C'était à ce signe-là que l'on reconnaissait les premiers chrétiens. Ils ne formaient
qu'un seul coeur et une seule âme. Et c'est, au dire de Tertullien, ce qui a provoqué dans les premiers
siècles de l'Eglise tant de conversions parmi les païens.

c) pour notre famille religieuse


C'est aussi ce qui peut faire éclore tant de vocations pour une famille religieuse. Rien
n'attire les vocations comme la vue d'une communauté joyeusement unie. Il émane d'elle une
attirance que je qualifierai de directement proportionnelle au carré de l'intensité de la charité
fraternelle qui existe entre tous les membres. On y sent que chacun ne vit pas pour lui mais pour les
autres, que chacun ne pense pas à lui mais d'abord aux autres, que chacun s'intéresse à la santé, à la
fatigue, au travail des autres, que chacun travaille pour Dieu en ayant souci du bonheur des autres.
C'est vraiment la réalisation du psaume 44 : « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare
fratres in unum ». C'est le Seigneur que l'on voit en chacun et qui, de fait, grandit et rayonne par tous.
Comment voulez-vous que les jeunes ne soient pas séduits et attirés vers une semblable
communauté ?
Au contraire, rien ne ralentit la venue des vocations comme la connaissance des divisions
intestines au sein d'une famille religieuse. Qu'on ne croie pas qu'il suffise de sauver les apparences !
Nos jeunes, qui nous observent, sont beaucoup plus perspicaces que nous ne le pensons. Ils arrivent
très vite à détecter ce qu'il y a de conventionnel et d'artificiel dans nos relations les uns avec les
autres. Il s'agit, comme le recommande saint Jean, de nous aimer profondément non seulement de
bouche, mais de cœur et de vérité.
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Nous l'avons vu, ce n'est pas toujours facile, mais comment y arriver ?
II - COMMENT S'Y PRENDRE
POUR DÉVELOPPER ENTRE NOUS LA CHARITÉ FRATERNELLE ?

D'abord, évidemment, parce que la charité vraie est un don gratuit de Dieu et que tant d'obstacles
et de pièges s'opposent à son épanouissement et à sa stabilité, il faut la demander tous les jours ar-
demment dans la prière : « Seigneur, accordez-moi d'aimer avec votre cœur tous ceux que vous me
donnez à aimer... Faites que tous ici nous nous aimions les uns les autres comme vous désirez que
nous nous aimions... Amour de Jésus pour chacun de mes frères, venez en moi, envahissez-moi et
emplissez mon cœur ».
Invoquons souvent l'Esprit-Saint : c'est par lui, au dire de saint Paul, que se diffuse dans nos
âmes la charité divine.
Appelons au secours Notre-Dame : elle est la Mère du bel Amour. Elle seule peut nous apprendre
cette délicatesse de cœur qui facilite singulièrement les rapports fraternels et aimants.
Mais aussi, ne l'oublions pas, il y a trois choses à éviter et trois choses à réaliser.

A. - Ce qu'il faut éviter :


1°) les jugements téméraires
2°) les critiques
3)) les rancunes.

1°) Ne pas juger.


Nous agissons pratiquement dans la vie sous l'influence des jugements que nous laissons se
former dans notre esprit, d'où nécessité de ne pas laisser libre cours à notre tendance instinctive de
juger sans raison suffisante.
Il va sans dire qu'il y a des circonstances où le devoir d'état et la mission reçue obligent à porter
un jugement sur ceux dont nous avons la charge et la responsabilité. Faut-il encore s'efforcer de
porter ces jugements en toute prudence et en toute charité. Jamais Dieu ne nous reprochera d'avoir été
bons. S'il est difficile de rester dans un juste milieu, il vaut mieux encore pécher par excès
d'indulgence que par excès de sévérité.
Les actions des hommes sont très difficiles à juger, leur appréciation véritable dépend en grande
mesure des motifs et des intentions qui les produisent. Or ces motifs et ces intentions sont invisibles à
nos yeux. N'est-il pas vrai que souvent nous venons à découvrir, après coup, que tels actes qui
avaient les apparences contre eux étaient en réalité des actes de vertu ?
Telle défaillance que nous constatons peut n'être au regard de Dieu qu'une simple imperfection
matérielle qui n'a pas, à ses yeux, la même gravité qu'à nos yeux à nous.
Cette faute a peut-être davantage pour cause la faiblesse ou la méprise que la malice et la
réflexion. Qui sait si Dieu ne laisse pas des défauts à cette personne comme contrepoids à sa vertu,
comme épreuve pour la nôtre, et n'attend que « de nous voir tel que nous devons être pour rendre
notre prochain tel que nous le souhaitons », comme dit savoureusement saint Vincent de Paul.
Qui sait si ce défaut que nous constatons n'est pas une faiblesse qu'il combat, qu'il surmonte dans
cent occasions, pour une où il est victime ?
Et à supposer même que les intentions soient défectueuses, nous ne connaissons pas la proportion
des responsabilités de chacun. Dieu ne demande à chaque âme qu'en proportion des grâces qu'il lui a
données.
Voici quelqu'un que nous jugeons défavorablement; il a des défauts, c'est entendu; il a peut-être
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commis des fautes ; telle de ses actions que nous avons remarquée est blâmable. Mais qui sait si
nous, à sa place, avec les tentations qu'il a rencontrées, nous ne serions pas pires que lui ? Qui sait si,
à notre place, avec tous les secours du ciel dont nous avons été comblés, il n'aurait pas mieux
correspondu à la grâce et ne serait pas meilleur que nous ?
Pratiquons donc l'art des interprétations favorables. Et si nous sommes tentés de juger trop
facilement, rappelons-nous les paroles sévères de Notre-Seigneur à sainte Mechtilde : « Si l'on porte
un faux jugement (sur le prochain), on se rend aussi coupable qu'il l'eût été s'il avait fait le mal qu'on
lui impute. S'il a réellement commis le mal qu'on en dit et que l'on en juge, sans connaître son
intention, on se rend encore aussi coupable que lui, et s'il n'en fait point pénitence on subira aussi le
même châtiment ».
Ce sont les paroles mêmes de Notre-Seigneur : « On se servira à votre- égard de la mesure dont
vous vous servirez vous-mêmes à l'égard des autres. Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne
condamnez pas et vous ne serez pas condamnés ».

2°) Ne pas critiquer.


« Celui qui sait maîtriser sa langue, dit saint Jacques, est bien près d'être un homme
parfait ». Rien n'est plus dangereux que les paroles lancées à tort et à travers sur le prochain : potins
médisants, bavardages imprudents, persiflages caustiques. La paix de beaucoup de familles
religieuses, l'union des cœurs dans une communauté ont été souvent brisées par des paroles
malheureuses, jetées imprudemment en confidence et colportées de bouche en bouche, prenant à
chaque passage une virulence nouvelle.
Il est si facile de susciter par des allusions perfides ou de petits sous-entendus la suspicion sur la
valeur ou les intentions des uns et des autres. Il est si facile de défigurer la pensée d'autrui, ne serait-
ce qu'en détachant le texte du contexte. Il est si facile de poser des questions insidieuses, d'avoir de
prudes réticences, des étonnements d'une candeur touchante : « Comment, vous ignorez ? Savez-vous
ce que l'on vient de me dire de vous ? etc. »... et tout cela sous le couvert même de la charité. En
réalité, on sème l'ivraie à pleines mains dans une bonne terre et l'on est surpris de voir lever bientôt la
froideur, le soupçon et la discorde. Méfions-nous des propos malveillants ; il n'y a rien de tel pour
faire baisser le tonus d'une communauté.
Qu'on se taquine gentiment, sans exagération, c'est peut-être une bonne chose, mais que l'on se
critique d'une manière perfide, surtout en dehors de celui qui en est l'objet et qui fatalement
l'apprendra un jour ou l'autre, c'est extrêmement dangereux. Il n'y a rien qui puisse faire davantage de
mal que de vivre dans une atmosphère de dénigrement. Si l'on avait la perception du mal que peut
faire une critique, on ne critiquerait jamais. La réputation est une chose si importante. C'est le seul
bien des religieux. Attaquer la réputation de quelqu'un, c'est voler, c'est quelquefois assassiner une
âme, car c'est créer un état dépressif qui la mettra en état de moindre défense contre bien des
tentations.
Rappelons-nous cette parole de l'Ecriture : « Il est une sorte de pécheurs que Dieu a
particulièrement en horreur, ce sont ceux qui suscitent les discordes parmi leurs frères », D'ailleurs,
la critique ne rend pas heureux. Elle finit par retomber sur celui qui l'a lancée, c'est un peu comme le
boomerang qui revient frapper son auteur.

3°) Ne pas garder rancune


Le pardon est chose divine: aussi, sans la grâce de Dieu, il est bien difficile à notre humaine
nature de ne pas garder quelque amertume quand nous avons été victimes d'un mauvais procédé,
d'une injustice ou d'une méchanceté. Et pourtant, nous le savons, nous avons nous-mêmes bien des
défauts et avons commis bien des fautes à nous faire pardonner. Or le principe évangélique est sans
équivoque : il ne nous sera pardonné que dans la mesure où nous-mêmes nous aurons pardonné aux
autres.
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C'est ce que nous disons d'ailleurs à chaque Pater : « Père, pardonnez-nous nos offenses, comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »..
A nous de choisir: deux dettes sont en présence qui ont entre elles une immense disproportion: ce
que nous devons à Dieu et ce que le prochain nous doit. Si nous ne savons pas éponger la dette du
prochain, disons-nous bien que Dieu n'épongera pas la nôtre.
Rappelons-nous la parabole du roi miséricordieux pour un de ses serviteurs incapable de lui
rembourser une comme considérable (10.000 talents, soit plus de 120.000 piastres). Or celui-ci fit
rendre gorge à l'un de ses camarades qui lui devait seulement 100 deniers (c'est-à-dire même pas un
demi dollar). Le maître le fit appeler et lui dit : « Méchant serviteur, je t'avais remis toute ta dette
parce que tu m'en avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme
moi-même j'avais eu pitié de toi ? » Et, dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu'à ce
qu'il lui eût remboursé tout ce qu'il devait.
Soulignons la conclusion : « C'est ainsi que mon Père des cieux vous traitera si chacun de vous
ne pardonne à son frère du fond du cœur ».

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- « Eh bien ! Elle est exacte, elle est toujours à l'heure ».
- « Mettez : Pontualité de Sœur Anastasie. Une troisième ? »
- « oh ! Elle est certainement mortifiée ».
- « Ecrivez : Esprit de mortification de Sœur Anastasie. Et maintenant il m'en faut une
quatrième ».
Elle n'en trouvait pas. Elle finit par me dire :
- « Elle fait très bien la broderie ».
- « Ecrivez : Belle broderie de Sœur Anastasie ».
Enfin, de fil en aiguille, on arrive péniblement à remplir les neuf premières lignes.
- « Et sur la dixième ligne, mon Père, qu'est-ce que je dois écrire ? »
- « Écrivez : Les qualités inconnues de Sœur Anastasie ».
- « Voilà, mon Père, et maintenant que vais-je faire de tout cela ? »
- « Eh bien ! C'est une véritable cure que vous allez entreprendre ; ça va durer trois semaines.
Tous les jours, matin, midi et soir, vous réciterez les litanies des qualités de Sœur Anastasie :
« Seigneur, je vous offre l'obéissance de Sœur Anastasie. Seigneur, je vous offre la ponctualité de
Sœur Anastasie, etc, et je vous offre les qualités inconnues de Sœur Anastasie ».
Huit jours après, je retourne au couvent et je demande à Sœur Zoé :
- « Eh bien ! Comment cela va-t-il ? »
- « C'est curieux, je ne ressens plus de haine pour Sœur Anastasie ».
La semaine suivante :
- « Je sens un peu d'amitié pour Sœur Anastasie. Je n'avais jamais réfléchi à toutes les qualités
que le bon Dieu lui a données ».
Et la troisième semaine, il était temps d'arrêter la cure, cela allait dégénérer en affection
particulière.
La grâce, en effet, dépasse la nature mais ne se passe pas d'elle. Ce qui se produit dans beaucoup
de communautés, c'est qu'on a des lunettes noires pour le prochain et des lunettes roses pour soi-
même. Comme dans l'histoire de la besace du fabuliste, on ne voit que ses propres qualités et on se
laisse hypnotiser par les défauts des autres, alors que précisément il faut faire l'effort qui coûte à
notre nature, de porter attention, même d'une façon arbitraire, sur les talents, les qualités et les bonnes
actions de ceux qui nous entourent.
Rappelez-vous la phrase de Jean XXIII : « Mettre en valeur les qualités pour les mettre en œuvre
et laisser dans l'ombre les défauts pour les neutraliser. »
Nous sommes des êtres émetteurs d'ondes, et sans que nous y prenions garde ces ondes sont
positives si nos pensées sont bienveillantes, elles sont négatives si, n'ayant rien découvert d'aimable
dans le prochain, elles sont pénétrées d'indifférence ou de mépris. Il suffit de dire tout bas
intérieurement, avec un grand esprit de foi, à des gens que l'on rencontre : « Vous êtes encore
meilleur que vous ne le croyez ; si vous saviez combien je vous aime », pour que nous soyons mieux
disposés à leur égard et qu'eux-mêmes soient plus ouverts à la confiance.

2°) La biendisance
Etant donné notre tendance foncière à minimiser les autres, il nous faut, pour rétablir l'équilibre,
prendre carrément l'offensive en leur faveur. Cela est vrai pour les pensées, cela est vrai aussi pour
les paroles.
Il ne suffit pas seulement de ne pas critiquer, de ne pas dénigrer, il faut aller plus loin et ne pas
hésiter chaque fois qu'on le peut à être encourageant et à dire du bien d'autrui.
Si l'on savait comme cela peut contribuer à purifier l'atmosphère !

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Tenez, voici encore une histoire : .

Quand j'étais jeune secrétaire à la direction de l'Union des Œuvres à Paris, le cardinal Verdier
m'avait confié, au titre du Groupe d'Entraide Sacerdotale, la mission de m'occuper des jeunes prêtres
en difficulté et de leur servir au besoin d'intermédiaire avec l'archevêché.
Un jour, je reçois à mon bureau un jeune vicaire de la banlieue :
- « Ah ! Père Courtois, je viens à vous pour vous demander un grand service ».
- « Que puis-je faire pour vous, cher confrère ?
- « Eh bien ! voici, je m'entends très mal avec mon curé. Celui-ci est rempli de défauts. Il ne
m'adresse même pas la parole, quand il a quelque chose à me dire, il le fait par écrit, il ne s'intéresse
pas à mon ministère, il né me donne aucun secours pour mes Cœurs Vaillants. Je suis vraiment très
malheureux et je vous demande d'intercéder auprès du Cardinal pour obtenir mon changement ».
- « Mon cher ami, vous le savez, c'est toujours délicat de changer de poste au milieu de l'année
scolaire ; il y aurait peut-être moyen de mieux vous entendre avec votre curé ».
- « Oh ! je crains qu'il n'y ait rien à faire ».
- « Voyons, cher confrère, loyalement, est-ce que votre curé n'aurait pas au milieu de tous ses
défauts quelque petite qualité ? Cherchez bien ».
- « Oh ! je ne vois pas. Cependant, je dois avouer qu'il prêche d'une manière apostolique et que
ses sermons font beaucoup de bien ».
- « Alors, voulez-vous essayer de faire ce que je vais vous conseiller : la prochaine fois qu'il
parlera… »
- « Justement, il parlera à la grand-messe dimanche prochain ».
- « S'il fait un bon sermon comme d'habitude, dites-le un peu autour de vous ».
- « Ah ! je n'ai jamais pensé à dire du bien de mon curé ».
- « C'était peut-être cela qui a manqué. Mais dites-le autour de vous. Vous verrez bien ce qui se
produira ensuite. Je n'en sais rien. On peut toujours essayer ».
- « Je veux bien, mais si ça ne marche pas, il faudra demander mon changement »
Quinze jours après, il vient me revoir :
- « Ah ! Père Courtois, il est formidable, votre truc ».
- « Quel truc, cher confrère ? »
- « Mais ce que vous m'avez conseillé ».
- « Ah ! oui, je me rappelle ; eh bien ! comment cela s'est-il passé ? »
- « Voilà, M. le curé a donné un très bon sermon comme d'habitude. Je faisais la quête et rentré
à la sacristie, je trouve la chaisière, la présidente des Enfants de Marie et la présidente de l'Action
Catholique des Dames, qui se trouvaient là.
« Ah ! Mesdames, quel beau sermon nous venons d'entendre ! Comme M. le curé fait du bien par
sa prédication ! » Mais voilà que ces Dames n'ont rien eu de plus pressé après la messe que de
raconter à M. le curé ce que je leur avais dit et elles ont entendu M. le curé dire, surpris : « Tiens !
tiens ! il a un bon jugement le vicaire ». Le plus fort, c'est qu'il m'a donné 500 francs pour mes
Cœurs Vaillants. Maintenant nous nous parlons. Il est très aimable avec moi. Je ne demande plus
mon changement. »
Vous voyez, souvent, il suffit de peu de chose: dire du bien qui sera redit à l'intéressé pour mettre
de l'huile dans les rouages au lieu de l'acide qui corrode les cœurs.
La biendisance ! Dire du bien des autres, dire aussi du bien aux autres et pour cela savoir être
encourageants.
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Vous avez un de vos frères qui est triste, il a peut-être subi un échec, une blessure secrète, en tout
cas il est dans la peine. Ne le laissez pas dans son coin. Montrez-lui délicatement votre sympathie.
Faites-lui savoir le bien qu'on pense de lui, soulignez tel ou tel de ses succès et surtout orientez-le
doucement vers la confiance, confiance en Dieu d'abord, et même confiance en lui-même, avec la
grâce de Dieu.
Soyez certains que le Seigneur vous revaudra cela.

3°) La disponibilité accueillante


La charité effective doit s'exprimer en cette disponibilité accueillante à tous les besoins de
nos frères. « Il faut aimer notre prochain, disait saint Vincent de Paul, à la sueur de notre front et à
la fatigue de nos bras ». Méfions-nous d'une certaine forme d'égoïsme, qui nous porte à oublier ou à
négliger nos frères sous prétexte que chacun a ses occupations et son travail.
C'est la négation pratique de cette interdépendance qui lie les membres d'une communauté.
« Il est contre nature, dit saint Paul, que l'œil dise à la main : je n'ai pas besoin de votre secours, et
que la tête dise au pied : vous ne m'êtes pas nécessaire ». Rien n'est plus contraire à l'esprit de
famille que cette indifférence aux soucis de nos frères, rien ne le favorise davantage que cet accueil
toujours souriant aux services qu'ils peuvent avoir à nous demander.
Certains abuseront peut-être ? Notre-Seigneur lui-même l'a prévu et voici sa réponse : « A qui
veut ta tunique, laisse encore ton manteau ; si quelqu'un te requiert pour un mille, fais-en deux avec
lui ». Il faut peut-être faire la part de l'outrance orientale dans ces aphorismes, mais le Maître veut
bousculer notre soif de tranquillité et notre peur du dérangement, qui ne sont trop souvent que des
formes subtiles de la recherche de nous-mêmes et de nos intérêts.
Or, précisément - qui perd sa vie la sauve - notre véritable intérêt c'est de nous oublier nous-
mêmes au service des autres, quitte à prier le Seigneur d'inspirer à nos frères la discrétion nécessaire
pour le bien de l'ensemble.
Attention surtout aux fins de trimestre. Les repliements sur soi et les difficultés, auxquelles j'ai
fait allusion tout au long de cette conférence, sont singulièrement accrues par la fatigue qui laisse
apparaître davantage les lignes de faille des caractères.
Les chefs d'établissements savent bien que c'est en période de surmenage que les heurts risquent
de se produire, mais ces derniers ne sont souvent alors que l'explosion d'égoïsmes qui n'ont pas été
surmontés.
Raison de plus pour veiller au grain et redoubler de prévenances. Raison de plus pour, dans la
communion du matin, remplir notre cœur de la charité du Christ, afin d'aimer comme il veut que nous
les aimions tous ceux que nous rencontrerons dans la journée. Raison de plus pour leur envoyer déjà
par avance des ondes de bonté, de sympathie et de divine tendresse.
Il faut bien le reconnaître en finissant : la charité fraternelle, dans une communauté religieuse
comme dans toute communauté humaine, n'est jamais une chose faite, elle est toujours en train de se
faire.
Tant que nous sommes sur terre, elle se réalise peu à peu avec des avances et des reculs.
L'essentiel, c'est de ne jamais accepter de se replier sur soi. Tous les événements de la vie sont
providentiellement orientés dans le sens d'une pédagogie divine de la charité fraternelle. Heureux ou
malheureux, ils nous sont toujours une provocation mystérieuse à un dépassement de notre moi.
Ici-bas, cette éducation ne sera jamais terminée. Nous avons à devenir toujours plus aimants, toujours
plus accueillants, toujours plus donnés, pour tendre vers cette immense charité avec laquelle Dieu
nous a aimés le premier.
En réalité, ce n'est qu'au ciel, que nous la réaliserons en plénitude. Alors, dans la lumière du
Christ, nous découvrirons à quel point chacun de nos frères aura été l'instrument de sa divine
providence, nous découvrirons leurs vrais visages en toute vérité. A ce moment-là, nous pourrons
exprimer en totalité tout ce que nous sommes, parce que nous-mêmes nous ne serons plus que
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charité. Le dialogue avec les autres, tous les autres, sera devenu un échange parfait dans le don total
et la communion à tous en Jésus-Christ.
COLLECTION
« Conférences spirituelles »

16 conférences du R.P. Gaston Courtois,

Fils de la Charité.

1- L'Oraison

2- La Prière

3- La Chasteté

4- Vers la Sainteté

5- La pensée joyeuse de la Mort

6- La Joie

7- L'Eglise

8- Notre-Dame

9- L'Esprit-Saint

10- L'Esprit de Sacrifice

11- L'Humilité

12- La Sainte Messe

13- La Foi

14- L'Obéissance

15- La Charité fraternelle

16- L'Esprit de reconnaissance

(Cette collection sera traduite en anglais)


Imprimé au Canada

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Imprimerie W.- H. Gagné & Fils Ltée, St-Justin, Qué.

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