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Jean-Daniel Rainhorn (dir.

Haïti, réinventer l'avenir

Éditions de la Maison des sciences de l’homme

Haïti : le Bondieu est-il vraiment bon ?


Philippe Chanson

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.8349
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l'Université d'État d'Haïti
Lieu d'édition : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l'Université d'État d'Haïti
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 4 juillet 2017
Collection : Horizons américains
ISBN électronique : 9782735118595

http://books.openedition.org

Référence électronique
CHANSON, Philippe. Haïti : le Bondieu est-il vraiment bon ? In : Haïti, réinventer l'avenir [en ligne]. Paris :
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012 (généré le 06 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/8349>. ISBN : 9782735118595. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.8349.
Haïti : le Bondieu est-il vraiment bon ?

PHILIPPE CHANSON
Docteur en anthropologie, théologien et aumônier de l’Université de Genève, il
est scientifique associé du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’université
catholique de Louvain. Après de nombreuses missions théologiques et de collectes
ethnographiques dans les Caraïbes ainsi que de longues années de recherches sur
les identités antillaises et les processus de métissages, il propose des analyses très
pointues sur le phénomène religieux, les blessures coloniales, le matériau oral et
littéraire créole et autres éléments caractéristiques de cette région du monde dont
Haïti constitue une figure emblématique. Contributeur d’importants colloques
internationaux, il est l’auteur d’une centaine d’articles, livres et travaux.
Philippe.Chanson@unige.ch

On ne traitera pas ici du rôle de la religion et du religieux en soi, pour-


tant singulièrement présents en Haïti en tant que formes multiples de soutiens
(spirituels, rituels, sociaux, psychologiques, culturels même, y compris leurs
avatars…), voire de mise en sens possible du malheur. Il s’agit bien plutôt de
prendre le risque d’une interrogation à première vue incongrue pour ne pas dire
impertinente eu égard à la situation insulaire : soit de nous demander, face aux
déséquilibres entre le lot des catastrophes, des épreuves répétées et du senti-
ment de dévènn nèg (malchance) que connaît Haïti et les parts lumineuses de
joie, d’espoir, de foi, de courage, de ferveur, en un mot de résilience humaine
si spirituellement marquée de la population haïtienne, si le Bondieu que l’on
invoque constamment face au béton de la réalité est finalement perçu comme
étant vraiment bon.

Bondieu en question

Mais pourquoi oser cette question qui n’est de surcroît lexicalement pas très
adéquate puisque nous savons bien qu’en créole « Bondyé » reste une contraction
insécable signifiant tout simplement « Dieu », et que pour exprimer sa bonté on
ajoute la particule adjective « Bondyé bon » ? L’interrogation, on l’aura compris, joue
donc sur le terme, étant entendu qu’elle délaisse la problématique métaphysique
absconse de la déité. Elle pose en revanche la question de la logique et de l’interpré-
tation d’une réalité « Bondieu » spécifique à Haïti et, de fait, de la place et du sens qui
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lui sont populairement attribués ou dévolus, place et sens qui permettent – litté-
ralement dit – « in-croyablement », aux Haïtiennes et aux Haïtiens, de toujours
tenir debout envers et contre tout par-devers les malheurs. Car faut-il rappeler, au
sujet du Bondieu versus les tremblements frappant l’île, que l’on aura entendu tout
et son contraire ? Des propos qui choquent : « Haïti maudite, punie, oubliée du
Bondieu » ; d’autres qui réconfortent : « Bondieu connaît toutes choses », « Bondyé
papa-mwen », « manman-mwen » (au superlatif absolu : « Dieu mon papa à moi »,
« ma maman à moi ») ; et d’autres encore qui semblent accepter avec résignation
et fatalisme une sorte de « neutralité divine » : « Bondyé bay, Bondyé pran » (« Dieu
donne, Dieu prend »), « A la gras Bondyé » (« À la grâce de Dieu »). Ce Bondieu
pourtant omniprésent serait-il en fin de compte, comme l’a dit le regretté André-
Marcel d’Ans (1987 : 285), « un Dieu sans morale » ? Ou la simple représentation
« identifiée », fort commode, pour tout ce qui arrive ? Autrement dit une sorte de
Bondieu « clé de voûte » des destinées haïtiennes ? Car derrière l’interpellation du
titre de cette contribution se blottit ou se rumine un enjeu majeur sur la manière de
percevoir finalement l’action négative ou positive de ce référent central du croire,
placé au cœur de la vie haïtienne, et cela quelles que soient les niches religieuses
(vaudoue, catholique, protestante et néoprotestantes de tous bords) qui reven-
diquent toutes ce même Bondieu. Ne dit-on pas que « Bondyé sé youn pou tout
moun », qu’il est le Dieu de tous ?
Le problème est que ledit « Bondieu » n’est en soi nullement « scientifici-
sable », bien qu’une approche résolument anthropologique, c’est-à-dire non reli-
gieusement positionnée du côté de l’observateur en recherche d’objectivé, soit
pourtant possible si l’on considère moins le fait Dieu (le Bondieu en tant que
sujet croyant) que l’effet Dieu (le Bondieu en tant qu’objet d’un croire possible).
Mais de toute façon, l’approche est incontournable tant tout acteur extérieur
résidant en Haïti, qu’il soit ultra-positiviste ou indifférent, ne peut en vérité
échapper à cette acuité spirituelle et cette générosité religieuse sans équiva-
lents. S’il accepte au minimum que l’humain n’est pas qu’un simple agrégat
de molécules mais un être pensant et imaginant et que, de surcroît, devant les
catastrophes, la reconstruction n’est pas que physique mais aussi symbolique, il
est bien obligé de constater que, plus qu’un mot abstrait, « Bondieu » a incon-
testablement une forme de réalité tout à fait active, attractive même, qui, bien
qu’oscillatoire et souvent contradictoire, est quasi systématiquement nommée
pour expliciter l’entièreté de ce qui se présente concrètement dans l’existence
de l’insulaire. Tant, en Haïti, la place audible et visible accordée à Dieu dans le
quotidien est toujours surprenante. Tant lexiques et syntaxes foisonnent à son
sujet, que ce soit dans les conversations courantes comme dans toutes ces formes
de baptêmes nominaux annonciateurs et protecteurs qui, peints sur les tôles des
tap taps 1 ou placardés sur les devantures des boutiques, font partie intégrante

1. Camionnettes colorées qui servent de transports collectifs en Haïti.


HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 219

du paysage religieux. Il n’est aussi qu’à consulter la littérature romanesque et


poétique vouée à décrire la vie sur l’île, et particulièrement celle des masses
campagnardes. Les auteurs, des indigénistes aux spiralistes les plus détonnants,
s’en rapportent constamment à ce Bondieu invoqué par la vox populi, et jusqu’à
lancer eux-mêmes l’interrogation impertinente que propose notre contribu-
tion ! Je pense d’emblée à ce petit dialogue poignant que l’inoubliable Jacques
Roumain établit entre Délira et son mari Bienaimé dans la toute première page
des Gouverneurs de la rosée :
… Délira est accroupie devant sa case, […] et elle appelle le bon Dieu. Mais
c’est inutile, parce qu’il y a si tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent
le bon Dieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon
Dieu l’entend et il crie : Quel est, foutre tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles.
C’est la vérité et l’homme est abandonné. […]
Bienaimé brandit sa pipe comme un point d’interrogation :
– Le Seigneur, c’est le créateur, pas vrai ? Réponds : Le Seigneur, c’est le
créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?
Elle fait : oui ; mais de mauvaise grâce.
– Eh bien, la terre est dans la douleur, la terre est dans la misère, alors, le
Seigneur c’est le créateur de la douleur, c’est le créateur de la misère. (Roumain,
2007 [1944].)
Mais je pense également à cette tirade désespérée de Prévilien, héros mis en
scène dans le roman Bon Dieu rit d’Édris Saint-Amand :
En vérité, moi je ne comprends rien dans toutes ces choses. Nous faisons des
cérémonies vaudou, ça ne nous rapporte rien, la misère nous tue ! Nous allons à
l’église catholique et la misère demeure toujours, chaque jour la misère devient
plus terrible ! Nous nous faisons protestants, mais également rien ne change et
c’est toujours la maladie, la misère et la souffrance !… Moi, je ne sais ce que je
dois dire. C’est comme si je devenais fou ! (Saint-Amand, 1988 [1952] : 253.)

C’est cet implacable sentiment d’impuissance face à la toute-puissance divine


présumée et, partant, face aux institutions de la religion populaire (le vaudou),
de la religion imposée (le catholicisme) ou de la religion importée (les protestan-
tismes) qui interroge, tant, comme le posait Alfred Métraux (1989 [1958] : 72),
ce sentiment induit une quasi-association pour le moins problématique entre
les termes « Dieu » et « fatalité » ! Un rapprochement que révèle singulièrement
l’analyse du catalogue des exclamations et proverbes haïtiens à caractère « théo-
logique », c’est-à-dire des expressions qui parlent de Dieu, qui le mettent en
jeu, qui produisent un discours ou un imaginaire sur Dieu, desquelles suintent
une perception et une restitution de toute une imagerie populaire de Dieu. Un
catalogue qui est d’ailleurs d’une ampleur inhabituelle puisque j’ai déjà collecté
pas moins de deux cent de ces pièces appartenant au corpus oral d’Haïti. Cette
seule donnée fait plus qu’informer sur la fréquence et la prégnance de cette
réalité pragmatique Bondieu. Elle légitime de l’aborder.
220 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

Bondieu en oscillations

S’il ne s’agit pas de livrer ici une étude détaillée de ces sentences – étude que
j’ai menée par ailleurs (Chanson, 2006) –, il suffit simplement d’en rappeler
quelques-unes pour effectivement constater une nette oscillation et pas mal
d’ambivalences entre les vœux d’espérance en un Dieu bon et les soupirs
qu’exprime un net sentiment d’abandon. À commencer par le proverbe « Bondyé
pa janm bay dé pènn alafwa » (« Dieu ne donne jamais deux souffrances en même
temps »). Il s’agit d’une sentence ambiguë si l’on considère que, d’une manière
ou d’une autre, c’est quand même Dieu qui donne la souffrance subie malgré
la peine paradoxale qu’il prend à porter aide et secours ; ce qu’exprime du reste
parfaitement cet autre proverbe frère : « Bondyé pa janm bay pitit li pènn san
sékou » (« Dieu ne donne jamais une peine à son fils sans lui apporter secours ») ;
des maximes, donc à deux faces puisqu’elles peuvent faire basculer dans le
fatalisme comme dans le plus grand des espoirs en un Bondieu débonnaire et
compatissant, sujet de consolation. De même, il est difficile d’échapper à LA
grande formule archi-usitée : « Si Bondyé vlé » (« Si Dieu le veut »), formule sur
laquelle il n’est pas vraiment besoin de s’arrêter si ce n’est pour rappeler qu’elle
cache pourtant un véritable « pouvoir caméléon » – pour reprendre l’expression
judicieuse de Lacfadio Hearn (1998 [1885] : XVI) qualifiant ainsi toutes les
pièces proverbiales à couleurs multiples. Car outre qu’elle peut être l’expres-
sion d’une piété sincère, il se pourrait bien en fin de compte que cette formule
puisse singulièrement se muer tour à tour en formule superstitieuse comme en
formule de conjuration (Métraux, 1989 [1958] : 73) tout en pouvant servir
également d’échappatoire commode pour camoufler finalement la volonté et les
agissements de celui ou de celle qui la prononce (Hurbon, 1972 : 214) ! Sans
compter que cette expression n’en reste pas moins indéfectiblement toujours
plombée de sa chape épaisse de fatalisme générant toute une posture attentiste
comme le livre sa variante : « Sa Bondyé vlé sé san réfi » (« Ce que Dieu veut est
sans refus »), soit sans détour possible, sans autre issue que l’acceptation. On
peut aussi naturellement penser à cet autre proverbe tout à fait propre à Haïti :
« Kréyon Bondyé pa gen gonm » – ou « pa gen éfas » – (« Le crayon de Dieu n’a pas
de gomme » – ou « n’a rien pour/à effacer »). Car l’on se trouve ici à nouveau
en face d’une sentence qui sous-entend que tout ce qui a été décidé, accordé
ou contresigné par le Bondieu est irrévocable, irréversible, sans appel, en même
temps qu’elle peut-être interprétée au sens plus positif d’un espoir placé en
une bonté divine qui, elle non plus, ne s’efface point ! Raison pour laquelle on
peut la rapprocher de ce proverbe à double tranchant et terriblement concret :
« Sa Bondyé séré pou ou, lavalas pa poté ’l alé » (« Ce que Dieu te réserve/te
destine, les pluies torrentielles/les inondations ne pourront l’emporter »). Enfin,
nous ne pourrions clore la liste de ces quelques exemples oscillatoires sans citer
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 221

encore cette sentence choc : « Sa nèg fè nèg Bondyé ri » (« Ce que l’homme fait à
l’homme, Dieu en rit »), que renforce encore sa variante, « Kou pou kou, Bondyé
ri », sentence que l’on peut gloser par un « œil pour œil, dent pour dent, Dieu
est content » ! Non sans nous demander de quoi et pour quoi Bondieu peut-il
rire et en être content. C’est ce que traite précisément le superbe récit d’Édris
Saint-Amand déjà cité, Bon Dieu rit (1988 [1952]), un récit explicitant que
le Bondieu est tellement au-dessus de toutes les appartenances et embrouilles
religieuses et politiques qu’il est aussi vain de s’en référer à lui qu’il est vrai que
les humains restent totalement livrés à eux-mêmes face aux combats de leurs
propres dissensions, décisions, circonlocutions et actions.
Tout cela dit, il est évident que l’on peut chercher à expliquer la bivalence de
ces proverbes à l’aide de plusieurs indices. Et d’abord celui – souvent avancé –
de l’influence majeure de la religion catholique dont l’enseignement minima-
liste inculqué pour contrecarrer la prégnance de la religion vaudou populaire a
participé à créer une sorte de christianisme « de folk » (Bastide 1967 : chap. VIII)
distillant non seulement un Bondieu étriqué pour le petit peuple, mais un véri-
table catéchisme de soumission, comme une hymnologie de résignation, par
ailleurs allègrement dupliqué aujourd’hui par toute une frange de protestan-
tismes importés – cela sans entrer dans le débat des accusations et des hiérar-
chies improbables entre bonnes et mauvaises croyances, autrement dit, entre ce
qui se déroule d’action et de foi dans ces lieux poto-mitan 2 du religieux haïtien
que sont les péristyles vaudous, les églises catholiques ou les temples protestants.
On a également avancé l’indice d’une lecture obligée d’un Bondieu au carrefour
des représentations hyperboliques de toutes les tragédies, injustices, humilia-
tions, violences, peurs, arbitraires continuellement subis par le totalitarisme des
occupants et des dictateurs de tout temps et de tous genres qui ont plongé
leurs mains dans la pâte de l’histoire d’Haïti et, partant, de tout ce qui a pu
contribuer à produire l’omnipuissance du maître. Faut-il rappeler, à ce propos,
combien l’utilisation de la figure du maître esclavagiste ou du président comme
« envoyé divin » pour le salut du peuple a participé à incruster, dans les esprits,
par jeu de miroir, l’image, récupérée à cette fin, d’un Bondieu sévère et écrasant
au service des dominants ? Et cela via la morale aussi rédhibitoire que tragique
d’une oppression politique traumatique blessant les mémoires tant sociales que
théologiques ? Une lecture explicitant les comportements fatalistes, à laquelle
s’ajoute encore l’indice d’une lecture de substitution devant les inextricables des
carences et des incuries institutionnelles que résume cet autre proverbe moderne,
laconique et fort significatif : « Aprè Bondyé sé lÉtat », sous-entendu l’appareil de

2. Le « poteau-mitan » est très concrètement un pilier de bois situé au centre de tout sanctuaire vaudou,
sorte d’axe métaphysique où converge le ciel et la terre, où descendent les loa (esprits) attirés par les vèvè (dessins
symboliques représentant leurs attributs) et où évoluent les initiés. L’emploi de ce terme prend ici un sens
analogique fort signifiant en contexte haïtien.
222 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

pouvoir avec ses Gran-Nèg ou Gwo-Nèg 3 qui, précisément, dominent et régis-


sent non sans éloignement souverain et distant. Et l’on pourrait encore évoquer,
plus simplement, le pouvoir intrinsèque d’expression, de transmission et de
perduration des proverbes eux-mêmes qui, offrant un résumé ultra-condensé
et lapidaire des expériences du passé, ont l’art de refléter les « humeurs » et
les « humeurs théologiques » d’une société en finalisant le modus vivendi d’un
ordre de choses et de postures collectivement accepté, mais aussi l’art d’absorber
les contradictions et les inconciliables en buvant l’obstacle des antinomies non
parfois sans ironie (d’Ans, 1995).

Bondieu « hors système »

En réalité, et délaissant l’évidence de ces indices, on déviera ici la question


selon un autre angle d’approche, plus éclairant encore, celui d’une sorte de
heurt entre deux logiques théologiques : soit entre celle d’une foi populaire
traditionnelle héritée des métaphysiques africaines amenées par les esclaves
(représentée par le vaudou), et celle d’une foi institutionnelle normée par la
religion chrétienne et imposée à ces mêmes esclaves et leurs descendants (repré-
sentée par le catholicisme historique puis, plus tard, par les protestantismes).
Cette approche est d’autant plus importante qu’il est avéré qu’il s’agit du même
Bondieu qui soutient aussi bien l’univers vaudou que celui du christianisme
(Hurbon, 1972 : 121-123).
S’appuyant tant sur l’apport incontournable de Laënnec Hurbon (1972)
– qui est le premier chercheur à avoir « décaché » cette question dans son célèbre
ouvrage sur Dieu dans le vaudou haïtien – que sur nombre d’africanistes ainsi
que sur mes propres collectes et travaux, il est possible en effet d’avancer que la
perception générale du Bondieu suprême en Haïti est populairement travaillée
au creux de l’entre-deux d’une double identité africaine et chrétienne.
Comme l’a bien vu Hurbon 4, cette perception a tout d’abord été antérieu-
rement travaillée par des mythes provenant, via les bossales – les esclaves arrivés
directement d’Afrique par contraste avec leurs aînés dits « créoles », nés sur
la plantation –, d’Afrique de l’Ouest – notamment des Fons et des Yorubas,
ethnies dans lesquelles le vaudou puise plus spécialement ses origines –, des
théo-odyssées en quelque sorte, narrant l’éloignement du Dieu suprême
définitivement parti après un acte de création pourtant marqué par une très
parlante proximité originelle, proximité brisée un jour par un impair commis
par l’une de ses créatures 5. À titre d’exemple de migration du thème, Hurbon

3. « Grands-Nègres » et « Gros-Nègres » qui désignent les puissants et les riches en Haïti.


4. Voir notamment son chapitre VIII, « Dieu hors système », pour la problématique abordée.
5. À l’exemple du récit classique de la femme qui, lorsqu’elle bat son mil, fait fuir l’Être suprême courroucé
entre autre par le choc rythmique du pilon touchant à chaque fois la peau du ciel.
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 223

mentionne le conte haïtien sur « L’origine des lampes » (collecté par Thoby-
Marcelin et Marcelin, 1967 : 11-12) qui, de la même manière, décrit cet
éloignement du Bondieu parce qu’une femme immense, ne supportant plus
d’être taquinée par les nuages alors qu’elle faisait sa lessive, les avait chassés à
coups de balai en cognant le ciel. C’est à partir de ce type de récit « fondateur »
qu’apparaît toute la thématique d’un Bondieu « en retraite » qui, désormais,
dans une franche correspondance avec les mythes africains, délègue nombre
de ses pouvoirs à des intermédiaires subalternes de toutes sortes (esprits, loa,
saints, forces, disparus, etc.), histoire de laisser définitivement ces puissances
invisibles et les humains de ce bas monde se débrouiller entre eux. Comme l’a
bien vu encore Hurbon (1972 : 179), il en résulte que l’Haïtien a dès lors affaire
à un Dieu « hors système » – et donc « en dehors du système vaudouesque
pour que ce système soit possible » 6 –, dont la place en creux s’assimile, selon
une analogie empruntée à Edmond Ortigues (1962 : 17-18), à une sorte de
« case vide » permettant de faire bouger le tout dernier pion (de ses paroles, de
ses gestes, de ses actions, de ses souhaits, de ses espoirs) resté entre ses mains
sur l’échiquier de la vie 7. Or, cette perception est formidablement intéressante
puisque c’est ce retrait du Bondieu qui « sauve » finalement l’existence même et
la place de ce Bondieu ! Elle la « sauve » en ce sens que, lorsque les rites, les cultes
et les invocations restent impuissants et n’arrivent plus à rendre compte d’une
situation conflictuelle ou malheureuse, Bondieu, parce qu’il n’est donc pas mêlé
aux désordres des vivants et parce qu’il reste de fait suffisant à lui-même sans
devoir se nourrir de nos cultes, peut prendre en somme le relais : il occupe la
place laissée vide, vacante, non résolue par le système, en devenant la figure du
désir, de la consolation, de la providence, du refuge, le lieu vivant des aspirations
non comblées, en bref : l’ultime recours. Et c’est ainsi que se scelle l’espérance
indéracinable en un Bondieu bon, dans ce paradoxal « hors place » du divin,
donné pour qu’il en soit ainsi et qui doit être ainsi. Alors certes, comme tout
bon retraité qui se respecte, ce Bondieu suprême peut être rappelé, imploré
dans les situations sans issues – et c’est cela qui nourrit l’espérance –, mais on
sait très bien que tout reste de l’ordre d’une attente aussi distendue, suspendue,
que Bondieu est lointain, parce que toutes choses se règlent d’abord ici-bas entre
vivants. Ce qui, du coup, permet encore de « sauver » le Bondieu du banc des

6. Si on devait rendre le culte à Dieu – nous dit l’auteur –, on ne pourrait pas en rendre aux loa, ces
signifiants symboliques (créés et délégués d’ailleurs par Dieu) nommés « pour régler les rapports entre les
phénomènes naturels et les phénomènes culturels » (Hurbon, 1972 : 180). Ce qui permet une sorte de fonc-
tionnement systémique du monde et de la société sans Dieu, à la fois pour que tout ne lui soit pas imputable
et pour permettre de lui donner la place de dernier recours providentiel. Car c’est précisément l’éloignement
radical de Dieu qui, dans le vaudou, permet à l’humain de déployer son désir de Dieu (ibid. : 185).
7. Ortigues déploie cette analogie de la « case vide » à partir de l’exemple du jeu de patience solitaire du
taquin nécessitant obligatoirement une case vide. On peut tout aussi bien penser à un jeu d’échec. Tant qu’il y
a encore une place véritablement vide sur l’échiquier, c’est-à-dire non menacée et donc potentiellement bloquée
par un autre pion adverse (signifiant « échec et mat »), tout est possible. Cela veut aussi dire que seul un vide, une
absence peut permettre de créer la possibilité d’un changement dans le réel, de bouger quelque chose dans ce réel.
224 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

accusés du mal, même si, par contrecoup, c’est évidemment cette perception
qui provoque les fortes ambivalences et oscillations que nous avons remarquées.
Toutefois, pour clore cette brève analyse, il est nécessaire d’ajouter que
lorsque l’on applique maintenant cette perception en régime chrétien, surgit
alors la difficulté que l’on devine : celle de la doctrine de l’Incarnation qui met
en jeu l’éloignement radical du Bondieu pour celui de son « approchement »
radical. Car même si l’altérité de Dieu subsiste dans l’Incarnation, cette dernière
provoque de fait une brèche dans la pensée africaine du Dieu « hors système »,
non sans entraîner encore le sérieux accroc d’un dépit radical face à l’impuis-
sance apparente du Christ à changer ici et maintenant la détresse et la misère
du peuple 8. Ce qui reste sans aucun doute la grande raison pour laquelle le
croyant, seul devant ses doutes, peut alors replonger dans les cadences d’une
pensée oscillatoire envers ce Bondieu père miséricordieux qui, à la fois, « nous
a oubliés » et peut tout. Bivalence d’une perception qui s’explicite donc réso-
lument par le placage d’une catéchèse chrétienne de Dieu sur une mémoire
africaine de Dieu qui la filtre.

Bondieu en tremblement

Si, à ce stade, l’on peut penser que le principal a été dit sur notre problématique,
il y a sans doute plus encore. Car finalement, en définitive, deux points d’évalua-
tion peuvent être résolument portés au crédit de cette foi populaire haïtienne.
Le premier est ce constat que, par-delà toutes les oscillations, le tréfonds de
la cogitatio religieuse de cette foi peut parvenir à dissoudre très naturellement les
deux logiques théologiques, africaine et chrétienne, en une seule logique, soit en
une logique tout simplement et proprement haïtienne. Le second est cet autre
constat que c’est bien dans cette logique singulière que repose en fait la probante
intelligence d’une perception de Dieu tout à fait originale et moderne en ce
qu’elle est potentiellement capable de subjuguer tous les discours culpabilisants
d’accusation de péché, de colère de Dieu et de malédiction, et particulièrement
ceux à la fois émotionnels, légalo-moralistes, prosélytes et totalement déculturés
de toute une tranche de néoprotestantismes américano-fondamentalistes ou
pentecôtisants installés « en mission » en Haïti. D’une part parce que cette
perception générale d’un Bondieu en retraite, profondément inscrite, renvoie
indiscutablement à l’intime et pragmatique conviction que les mains du

8. La christologie (exclue du système vaudouesque où le Christ est absent) entre d’ailleurs très difficilement
dans la pensée religieuse populaire haïtienne. Car si le Christ est vraiment associé à Dieu, alors il est aussi en un
sens « hors système ». S’il peut être évoqué, ce sera plutôt en tant que Gran-Nèg (Hurbon, 1972 : 211), soit en
tant que porteur ou transmetteur d’une puissance magique, de « pwen », de « forces » qu’on pourrait lui réclamer
pour être protégé et vaincre les actes sorciers. Mais dans ce cas, il est donc considéré tel un grand esprit médian
à l’instar d’un loa et réintègre donc le système.
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 225

Bondieu ne sont en fin de compte que celles de ceux qui s’en réclament, mais
d’autre part parce que l’on découvre, a contrario de tout un enseignement
chrétien contemporain doctrinaire fondé sur une lecture littéraliste et étroite
de la Bible, que cette perception d’un Bondieu en retraite est paradoxalement
beaucoup plus proche de l’appréhension que nous en laissent tant les auteurs
bibliques eux-mêmes que les grands penseurs juifs de ces dernières décennies !
Et cela non seulement parce qu’Haïti et Israël ont été historiquement constitués
d’enfants issus de l’esclavage, mais aussi parce que les vicissitudes analogues
connues par ces deux peuples souffrants ont sans aucun doute culturellement
engendré une perception de Dieu similaire.
Concernant ces philosophes, en effet, je pense spontanément à ces grandes
figures que sont Martin Buber, Emmanuel Lévinas et Hans Jonas qui ont tenté
de repenser Dieu face aux tremblements cataclysmiques que furent pour eux la
Shoah et la dure interrogation « Dieu » posée pendant et après cet événement
inimaginable. Me revient en particulier Hans Jonas et son petit livre admirable
hanté par ce traumatisme, Le concept de Dieu après Auschwitz (1998 [1984]),
car il y évoque de façon similaire à la perception afro-haïtienne, soit rivé sur la
recherche d’une « logique non causale des choses d’en haut », l’idée d’un Dieu
qui, en un geste d’autolimitation, se serait en quelque sorte librement retiré,
c’est-à-dire métaphoriquement « enroulé » sur lui-même après l’acte créateur
afin d’ouvrir l’espace d’une existence libre et autonome au monde des humains 9.
Mais je pense donc également aux écrivains anciens de la Bible hébraïque, et en
particulier au narrateur – par ailleurs inconnu – d’un épisode confortant cette
perception : celui relatant la mise en scène d’une appréhension de Dieu bel et
bien « hors système » au chapitre XIX du Premier Livre des Rois. Il s’agit d’un
épisode « de tremblement » tout à fait étonnant que ma mémoire avait capté
tel un petit électrochoc dès la lecture du titre du colloque commémorant le
premier anniversaire du séisme du 12 janvier 2010 : « Haïti : des lendemains
qui tremblent » 10.
Ce texte nous offre de découvrir le prophète Élie en pleine dépression après
le fameux massacre des 450 prophètes de Baal vaincus au mont Carmel lors
d’une confrontation avec le culte au Dieu d’Israël. Devant ce fiasco qu’il croyait
être une victoire acquise au nom de son Dieu face à la concurrence religieuse
de son temps, on découvre Élie qui, poursuivi par la vendetta lancée contre
lui par la cour royale, comprend l’ampleur et les conséquences de cette tuerie
insensée, s’enfuit dans le désert du Sinaï et, abattu, demande à Dieu de mourir.
Suit alors cet épisode où le narrateur met en scène une théophanie, c’est-à-dire
une « apparition » de Dieu, où Élie, répondant à l’appel d’une voix mystérieuse,

9. Voir en particulier les pages 35-39 sur ce principe spéculatif d’« autolimitation » que Jonas nomme aussi
« autodépouillement ».
10. Colloque organisé à Genève par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH)
et l’Université de Genève du 12 au 14 janvier 2011.
226 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

se tient debout sur la crête de la montagne dans l’attente de le voir passer en


proximité. Et voici, nous dit le texte, que s’élève un vent si puissant qu’il érode
les montagnes et fracasse les roches… ; mais, répond le narrateur, Dieu n’est pas
dans le vent… Et voici que surgit également un feu… ; mais Dieu n’est pas dans
le feu… Et voici que survient aussi – si significativement pour notre propos –
un tremblement de terre… ; mais Dieu « pat nan tranblémann tè-a 11 » (« n’est pas
dans le tremblement de terre ») ! Ce qui doit être indiscutablement lu telle une
déclaration mettant Dieu hors cause en établissant une claire distance entre lui et
le cataclysme ! Une précision cardinale que le narrateur clôt encore par ces mots
choisis : « Et après […], le bruissement d’un souffle ténu » (« you ti bri tou piti
fèt, you ti briz tou fèb vi-n ap souflé »)… ; autrement dit, Bondieu dans le silence
d’un retrait, dans l’imperceptible, hors de toutes représentations religieuses, ce
qui donne encore une fois crédit à la perception haïtienne d’un Bondieu « hors
système ». Une métaphore du silence qui a d’ailleurs souvent été reprise par des
auteurs haïtiens, à l’exemple d’un Frankétienne (2004 [1972] : 69) induisant
dans Ultravocal qu’il préfère sans aucun doute ce silence à « l’image tragique
d’un dieu bavard qui délire ».
Il reste que ce silence ne veut pas dire absence ni indifférence, tant il est
clair que dans l’esprit de notre texte il conjugue bien plutôt la présence avec
la distance, rappelant ainsi les caractères clés de tout respect. Manière de dire
qu’une véritable « prochéité » ne se signe que dans le retrait. Car seul le retrait
libère un espace propice à l’autonomie de l’autre, du divin comme de l’humain.
Ce serait donc peut-être dans l’optique de cette perception singulière du
Bondieu en Haïti, en tremblement, perception qui réalise que l’on ne peut pas
mettre à l’identique Dieu et le monde – car si le monde est défiguré, Dieu est
alors aussi « dé-figuré » – ni non plus faire de Dieu ce qu’il ne peut être, le Tout-
Puissant – car tout-puissant par rapport à qui et à quoi 12 ? –, que les porteurs
de cette foi populaire auraient trouvé, par-delà toutes compétitions religieuses,
leur propre réponse non seulement devant Dieu mais devant eux-mêmes ; et
qu’il nous faut alors lire la capacité proverbiale de résistance et de résilience,
spirituelles, qui porte et anime les femmes et les hommes de cet espace insu-
laire, toujours « in-croyablement » débout, kanpé sur leurs deux pieds face aux
avatars du destin de leur terre et à leur propre destin. Une perception doublée de
postures comme de locutions étonnantes, qui peuvent paraître contradictoires,
mais qui explicitent l’appréhension d’apparence passive tout autant qu’ins-
trumentale que les Haïtiennes et les Haïtiens ont du Bondieu. Quoiqu’une

11. Selon la traduction qu’on trouve dans I Roua 19, Bib la. Paròl Bondyé an Ayisyin, édité en 1990 par la
Société biblique haïtienne de Port-au-Prince. Idem pour les autres traductions tirées du même texte.
12. Ainsi commente Hans Jonas (1998 [1984] : 29-30) : « La “puissance” est un concept relationnel et exige
une relation à plusieurs pôles. Même alors, la puissance qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire
de référence équivaut en soi à une non-puissance. La puissance ne vient à s’exercer qu’en rapport avec quelque
chose qui de son côté a puissance » (c’est lui qui souligne).
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 227

appréhension, encore une fois, d’une intelligence spirituelle rare comme l’avait
fort bien compris ce père de l’intelligentsia du pays qu’est Jean Price-Mars, écri-
vant dans Ainsi parla l’Oncle :
L’Haïtien : un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, un peuple
qui rit, qui danse et se résigne […]. Il chante l’effort musculaire et le repos après
la tâche, l’optimisme indéracinable et l’obscure intuition que ni l’injustice, ni
la souffrance ne sont éternelles et qu’au surplus rien n’est désespérant puisque
« bon Dieu bon ». (Price-Mars, 1973 [1928] : 68.)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

D’ANS, André-Marcel, 1987, Haïti. Paysage et société, Paris, Karthala.


— 1995, « L’expression implicite du politique et du social dans les proverbes haïtiens »,
in A.-M. d’Ans (douze études rassemblées et présentées par), Langage et politique :
les mots de la démocratie dans les pays du Sud de l’espace francophone, Paris, CIRELFA,
Agence de coopération culturelle et technique : 169-180.
BASTIDE, Roger, 1967, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le Nouveau
Monde, Paris, Payot.
CHANSON, Philippe, 2006, « “Kreyon Bondyé pa gen gonm – Le crayon de Dieu n’a pas
de gomme”. Entre résignation et espérance, une lecture du destin dans les proverbes
“théologiques” d’Haïti », in M. Beniamino et A. Thauvin-Chapot (éd.), Mémoires et
cultures : Haïti, 1804-2004, Limoges, Presses universitaires de Limoges : 63-84.
FRANKÉTIENNE, 2004 [1972], Ultravocal (spirale), préface de P. Bernard, Paris, Hoëbeke.
HEARN, Lacfadio, 1998 [1885], Gombo Zhèbes. Petit dictionnaire des proverbes créoles,
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HURBON, Laënnec, 1972, Dieu dans le vaudou haïtien, Paris, Payot.
JONAS, Hans, 1998 [1984], Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, traduit de
l’allemand par P. Ivernel, suivi d’un essai de C. Chalier, Paris, Rivages poche.
MÉTRAUX, Alfred, 1989 [1958], Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard.
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PRICE-MARS, Jean, 1973 [1928], Ainsi parla l’Oncle, présentation de R. Cornevin,
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ROUMAIN, Jacques, 2007 [1944], Gouverneurs de la rosée, Montréal, Mémoire d’encrier.
SAINT-AMAND, Édris, 1988 [1952], Bon Dieu rit, Paris, Hatier.
THOBY-MARCELIN, Philippe et MARCELIN, Pierre, 1967, Contes et légendes d’Haïti,
Paris, Fernand Nathan.

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