Vous êtes sur la page 1sur 107

yves pagès

portraits crachés

suivi de

répétition générale
à la première personne
du pluriel
PORTRAITS CRACHÉS
Spécimen n. m. – 1662 ; du bas-latin specimen. 1. Espèce d’individu en liberté
surveillée. « Ce sondage a été réalisé sur un échantillon de 987 spécimens
représentatifs de la population du zoo de Vincennes. » (AFP) 2. Exemplaire d’une
revue ou d’un livre cédé à titre gracieux. SYN. Gratis, franco, à l’œil. 3. ANCIEN.
S’employait jusqu’au début du XXIe siècle à propos d’une personne dont la séquence
ADN ne peut être achetée, ni échangée, ni vendue séparément. 4. FAM. Drôle
d’archétype. Voir Zozo, Zig ou Zèbre.
Prière d’insérer ces sans dialogue fixe, omis de la première heure, caractères
jamais imprimés, pseudo-pseudos, prépilonnés d’office, dyslexiques sexuels, oisifs
intercérébraux, fausses notes en bas de page, alter égaux vécus de trop près,
télépathes sur écran, subliminaux du non-dit, cœurs sans cible, incompossibles
mutuels, sociétaires du pestacle, personnages en fin de droits, parieurs stupides d’au-
delà, chômeurs interactifs et autres prénoms d’emprunt : Agnès, Fabrice, Lucien,
Evita, Guy, Kateb, Suzanne, Edmond, Stella, Phil, Sophie, Emmanuel, Simon,
Jennifer, Florent, Bachir, Christiane, André, Jeanne, Mbo, Francisco, Raoul,
Pascaline… Et Félicie aussi.
Ce sont des portraits crachés, comme ça, en l’air, et qui devaient un jour me
retomber dessus.
Élisa connaît encore par cœur les numéros d’accès des 800 produits en rayon
du supermarché hard discount où elle a tenu la caisse pendant un an et demi.
Grâce à ce job alimentaire, elle a aussi gardé contact avec un client aux mœurs
bizarres qui exige parfois qu’elle récite à voix basse l’intitulé des marchandises
en stock pendant qu’il dénude son torse piercé aux deux tétons. D’ailleurs, il
lui a récemment proposé d’en énumérer la liste exhaustive lors d’une Biennale
d’art contemporain à Sarajevo. Les stries d’un code barre, zébrant son visage
par rétroprojection, la plongerait dans l’anonymat, tandis que ses lèvres sur
écran géant poursuivraient l’inventaire en boucle.
Élisa hésite un peu à se donner en spectacle, bien que le voyage en avion soit
pris en charge et le week-end tous frais payés.

Ulrich, autrefois responsable du service des manuscrits d’une prestigieuse


maison d’édition parisienne, aujourd’hui suicidologue auprès du bureau de
graphologie appliquée de la Préfecture de Paris. Il dépiste parmi toutes sortes
de missives laissées par les défenestrés, pendus, automutilés, etc., celles qui,
rewritées a posteriori par des notaires véreux, descendants abusifs et autres
testamenteurs, laissent suspecter des homicides maquillés en morts volontaires.

Suite aux expatriations successives de ses père & mère – tôt divorcés et
chacun chacune remariés aux antipodes l’un de l’autre –, Alexis s’est retrouvé
quadrilingue au sortir du cours préparatoire. Depuis lors, il rêvasse, bouquine
et cause alternativement en français, brésilien, flamand et russe, selon une
gymnastique mentale du plus grand naturel. À ceci près, que dans aucune de
ses quatre langues, il n’est arrivé à abolir un reste d’accent parasite, jamais le
même d’ailleurs. En français, il nasille un arrière-goût de brésilien ; en
portugais d’Amazonie, il a des relents moscovites ; en flamand, il dérape
francophone ; en russe, lui reviennent des bribes de néerlandais.
Quant à l’américain de base, négligé en famille puis pendant ses études,
Alexis ne l’a appris que sur le tard, de la bouche de sa compagne jamaïcaine,
entre pigeon english et tournures rasta. Il lui aura donc fallu presque trente ans
pour brouiller définitivement les pistes, créoliser ses origines et parvenir à ce
prodige idiomatique : étranger de naissance.

Miraculée chronique, Charlotte s’est immolée à six reprises la semaine


dernière, précipitée du haut d’un aqueduc un mois auparavant, défenestrée une
dizaine de fois, sans oublier les accidents mortels en moto ou en parachute
ainsi que d’autres hara-kiri à l’arme blanche. Déjà cinquante-neuf films à son
actif, et autant de points de suture.
Simple doublure de cinéma, la cascadeuse ne tiendra jamais le vrai rôle, à
visage découvert, dont elle rêvait. En agence de casting, elle est cataloguée :
suicidaire intermittente.

Rentrée de septembre oblige, le collégien Michel remplissait sa énième fiche


de renseignement, une par matière enseignée. Profession de la mère ? rien de
plus simple : « néant ». Quant au père, ça dépendait des fois : « Docteur des
facultés », « Haut factionnaire », « PéDéGé », « Cadre extérieur », « Marchand de
Bien », « Général contrôleur »… Et même, en dernier choix, l’imagination
venant à lui manquer, mettons, euh : « Chef de famille ». Il eut été facile
d’acculer l’élève à dire la vérité, mais conciliabule dans la salle des professeurs,
on pressentit dans son cas spécial quelque événement traumatique – un divorce
en cours, un licenciement sec, sinon un deuil récent –, bref un lourd secret qui
poussait cet élève à mentir par élucubration.
Difficile pour Michel d’avouer que son père n’était que « palefrenier aux
écuries de la Garde Républicaine » et qu’après chaque sortie équestre, sous les
fenêtres du collège où excellait son fils, il traînait en queue de cortège pour
ramasser à la pelle les kilos d’excréments de ses protégés.

Sylvain vient d’avoir le coup de blues de la quarantaine, surtout depuis que


son ex-femme s’est amourachée d’une jeunette. Pour lui rendre la pareille,
enfin presque, il a réservé un petit nid d’amour où convoler en week-end avec
Pauline, sa toute nouvelle chérie de seize ans sa cadette, dans un hôtel de
charme, trois nuitées avec le lundi férié de Toussaint, en Bretagne pas trop
profonde, à dix bornes des parcs à huîtres de Cancale.
Tant qu’à faire bonne impression, il n’a pas ménagé ses efforts : resto chic en
bord de mer, dîner aux chandelles, vue imprenable sur le port, tourteaux et
langoustines à volonté, retour au bercail champêtre, long baiser à la belle étoile,
montée des marches nuptiales, avant d’autres préliminaires épidermiques du
bout des doigts qui contournent, pressurent, s’immiscent. Sauf qu’en surplomb
du lit en bataille, accroché à une patère, il y a ce trophée de chasse menaçant, la
sale tête rempaillée d’un grand cerf et, juste dessous, une plaque argentée où
figure la date du dernier râle de la bête aux abois : 11 NOVEMBRE 1969.
Foutue coïncidence, plutôt malencontreuse, alors qu’il lui faudrait s’oublier
profond, dissiper certains scrupules parasites, liés à leur différence d’âge et son
découvert bancaire. Parce que ce « 11 novembre 69 », c’est aussi sa date de
naissance, à Sylvain, qui en perd aussitôt ses moyens, très moyens, en partie
rétractés, plate couture maintenant, et qui, laminé par ce hasard objectif, ne
sait comment expliquer sa débandade à la douce en train de réajuster une
petite culotte affriolante.
— C’est pas mon jour, Pauline…
Maudit concours de circonstances qui oblige Sylvain à repartir à l’assaut sans
plus y croire, à reprendre leurs ébats là où ça s’était interrompu. « Leurs ébats
leurs abats » songe-t-il à son corps défendant. Comment raviver la flamme,
avec des gestes qui manquent tellement d’incandescence ? Il a la poisse, et ça
leur colle à la peau. Jouissance qui tarde à se départager, moitié vide, moitié
pleine. Demi-lune de miel, décroissante.

« Contrairement à ce que nous affirmions hâtivement dans le précédent numéro,


notre collaborateur Christophe R., n’est pas décédé des suites d’une embolie
pulmonaire à l’hôpital Saint-Louis. Victime d’une homonymie malheureuse, il
reprendra, comme prévu, sa chronique nécrologique, après les congés de fin
d’année. »
Contrairement à ce qu’indique ce rectificatif, le journaliste, placardisé depuis
quinze ans au service des avis de décès, Christophe R., coupable d’avoir
annoncé à tort sa propre disparition et de s’être livré à une oraison funèbre sans
objet, a été licencié pour faute lourde.

Jean-Paul, lassé de partager sa vie en loge avec une pipelette bavassant pour
deux, a fini par se louer une chambre de bonne, six étages au-dessus. Là, il
s’hyperréalise en peignant sept jours sur sept, mais pas des natures mortes du
dimanche, ni des chromos champêtres ou des poulbots montmartrois. Non,
Jean-Paul reproduit par petites touches verdoyantes la touffeur tropicale de
l’Indochine. À même le papier peint granuleux : une immense fresque en
cours. Des mitraillettes pointent parmi les feuillages, les uniformes léopards se
fondent ton sur ton dans la jungle alentour. Tout à l’échelle 1/1, angle
panoramique, 380 degrés, on s’y croirait. Pinceau à la main, le vétéran est
reparti au combat. La cuvette de Diên Biên Phu, grandeur nature, entre ses
quatre murs.
Jean-Paul tient là sa revanche ripolinée, sauf que les rôles se sont inversés
depuis. Et d’après les canons de la perspective, c’est désormais sur lui que les
armes de la soldatesque française sont braquées.

Christiane aimerait partir en voyage organisé, mais Jean-David, lui, trouve


que « c’est trop bête de se mélanger à n’importe qui, alors qu’une vie de famille,
ça n’a pas de prix ». Christiane aimerait tellement partir à l’étranger, mais Jean-
David, lui, trouve que… « c’est trop bête d’aller voir ailleurs, alors qu’on
connaît même pas la France de l’intérieur ». Ils ont un toit ouvrant, deux
gamins ceinturés à l’arrière et cinq semaines de congés annuels pour sillonner
un par un les départements. Mais pas dans l’ordre alphabétique, non, « c’est
trop bête de vouloir tout prévoir, alors qu’on sait pas de quoi demain sera
fait ».
Noël dernier, ils ont fait les Côtes-d’Armor ; à Pâques, le Haut-Rhin et la
Corse du sud pour les fêtes de la Saint-Jean.
L’année précédente, ils ont fait la Charente, l’Ardèche et les Pyrénées-
Atlantiques.
Il y a deux ans, le Lot-et-Garonne, la Picardie et les Alpes-Maritimes.
Il y a trois ans…
Plus que trente-six préfectures à rayer de la carte et ils auront fini leur devoir
de vacances.

René et Claudine occupent illégalement une caravane abandonnée non loin


d’un cimetière de campagne comptant plus de tombes que le village entier
d’habitants en hiver. Ils vivent de cueillettes à travers champs, de glanures en
fin de marché et de menus braconnages dans la forêt.
Faute d’avoir pu régler les frais d’obsèques à monsieur le Maire, voilà René
tenu de creuser lui-même la tombe de feu sa compagne. Et tant qu’à payer de
sa personne, pelletée après pelletée, autant ne pas s’y reprendre à deux fois et
faire son propre trou d’avance.

L’eau de Cologne ? frelatée. Le steak de cheval ? disparu. L’argot de


Belleville ? polardisé. Les phares jaunes des voitures ? blanchis d’office. Le
télégramme postal ? mis au rebut. Les dames pipi ? congédiées.
Le bistrotier Émile a le vin tristement énumératif. Ses journées s’égrènent,
derrière le zinc, toujours selon le même credo. En vrac, il déplore la fin du fox-
trot, des montres Lip, du Viandox, de l’horloge parlante, des bains-douches, du
saindoux, de Fifi Brindacier, des poêles Godin, du savon de Marseille, des
Actualités Pathé, de la chienlit étudiante et des petits pavés de grès. La
nostalgie forcenée d’Émile ne date pas d’hier ; chez lui, c’est une idée qui se
préconçoit à mesure.
À 18 ans déjà, il exprimait son dépit suite à la fermeture des maisons closes
et des usines Aviat où son père pointait aux aurores.
À seize ans, il regrettait que sa sœur aînée ait déserté leur chambre
commune.
À treize ans, il se consolait mal de l’ablation, sous anesthésie, de son petit
appendice viscéral.
À dix ans, il en voulait à son père d’avoir cessé d’empester le tabac à pipe.
À huit ans, il refusait d’écrire sous la dictée du sale type qui avait remplacé sa
maîtresse chérie.
À six ans, il aurait tant préféré demeurer illettré chez sa nounou d’avant.
À quatre ans, il conchiait ces temps modernes où, désormais sans lange, on
le reculottait à cru.
À deux ans, il n’avait qu’un mot fétiche en bouche – « dommaze,
dommaze » – en lieu et place des lamelles de fromage que ses parents lui
découpaient.
À douze mois, il ressentait quelque amertume à se voir refuser les seins taris
de sa mère.
À six semaines, il cherchait désespérément son pouce, si facile à suçoter in
utero.
Et avant terme, pas de pot, il se serait plutôt vu en fille.

Quelque part dans le sud de l’Italie, Fabiana et le presque inconnu étendu à


ses côtés n’osent plus bouger. Entre amants d’une seule nuit blanche, il est
malaisé d’avouer son trouble. Alors ils se taisent. Pourtant, il y a quelques
secondes à peine, pendant leur étreinte, les vitres se sont mises à frémir, les
portes à claquer, les murs à vibrer et, cet ébranlement général gagnant en
intensité, ils ont joui à l’unisson de la pièce entière, dans un grand fracas de
livres renversés, de chaises cul par-dessus tête, de bibelots dévalant des étagères
et d’un miroir brisé.
Maintenant que tout s’est apaisé, Fabiana et son amant de passage ne savent
plus quoi penser de ce plaisir centrifuge qui vient d’animer les objets alentour
d’une passion désordonnée. Et ce souvenir d’extase contagieuse les fige dans
leur propre doute, tandis que, surplombant les deux corps inertes, une
ampoule à nu achève sa lente oscillation, comme un balancier hypnotique dans
la pénombre, jusqu’à la prochaine secousse, d’amplitude 5,3 sur l’échelle de
Richter, qui va fissurer le plafonnier de part en part et, sous la pression
irrésistible de six étages effondrés de gravats, laisser en suspens ce dilemme
amoureux.
*

Après dégraissage des grévistes sur le tas et tri sélectif d’une génération
spontanée de candidats, Bachir a été écarté d’office, repêché in extremis, puis
soumis à réexamen avant d’être contractualisé au bas de l’échelle comme
technicien de surface auprès du sous-chef de produits au Centre de
Valorisation des Déchets Recyclables.

Quand Franck, coursier peu causant, s’anise en bonne compagnie, puis


enchaîne les pichets au menu, blanc sur rouge et inversement, vidant tous les
verres mitoyens, il en devient volubile, se met à soliloquer dans une langue
vivante, mais étrangère. Encore une larme de prune au dessert, et ce bilingue
improvisé, si franco-français de toute sa souche, se met à baragouiner l’italien.
Non pas le beau parler de Toscane, plutôt celui des faubourgs de Rome, un
petit nègre bouche bée qui bouffe chaque mot jusqu’à sa racine. Pourtant,
Franck n’a jamais mis les pieds là-bas, ni appris ce sabir à l’école, pas même en
latin de cuisine, ni fréquenté d’amis transalpins, ni jamais éprouvé d’attirance
pour la pasta, Dante, l’AS Roma, Gramsci ou les Parrains siciliens. Rien, sauf
l’abus d’alcool, n’explique ce don surnaturel qui, en lui redonnant la parole, le
voue à un autre exil que son mutisme ordinaire à jeun.

Faute d’autonomie financière, Julia, bientôt 25 ans, habite encore chez papa-
maman. Ça a pas mal d’avantages et, sur la durée, tous les inconvénients d’un
pot-pourri œdipien qui a assez duré. Heureusement, avec son nouveau job
d’infographiste, même en contrat à durée très limitée, peu renouvelable sauf
miracle, elle s’est enfin décidée à sauter le pas, changer d’horizon et se payer –
ric-rac vu le montant de la caution – une chambrette en soupente, voire un
peu plus grand en colocation, mais pas trop loin de chez ses pieds-noirs de
parents, juste la porte à côté, disons à quelques pâtés de maisons, une minute à
vol d’oiseau, ou le triple en Vélib grand maximum, pour éviter un
psychodrame familial. Parce que l’idée que Julia aille se faire héberger on ne
sait où, dans un arrondissement inconnu, à plusieurs stations de métro de son
quartier natal, sinon pire encore, extra-muros, dans une de ces banlieues à feu et
à sang, non mais tu te rends compte Julia, leur faire ça à ceux qui t’ont
toujours donné le gîte et le couvert, couvé en leur sein nourricier, ce serait trop
d’émancipation à la fois.
En guise de compensation, sa mère juive, plus fusionnelle que jamais, lui a
proposé un contrat de confiance, pas des paroles en l’air, un vrai code de bonne
conduite couché sur le papier : deux dîners par semaine à la maison, en plus du
repas dominical avec tous les cousins au sens large.
Moi, Julia R***, fille de Monique et Lazare R***, m’engage à…
Signé par l’expatriée imminente, contresigné par l’autre partie en présence,
pire qu’un testament avant l’heure.

Richard est persuadé qu’après sa chute Saddam Hussein avait mis 12 sosies
en circulation pour semer le trouble, ce qui ne l’a pas empêché de se faire
piéger et de finir devant un peloton d’exécution. Richard croit aussi que le
superchampion de tennis Björn Borg avait supervisé l’installation
de 12 cuisines équipées dans son immense villa de Stockholm, ce qui ne l’a pas
empêché de tout perdre au casino et de finir ruiné dans un studio kitchenette.
Richard sait par ailleurs que Michael Jackson disposait de 12 enfants à
demeure, surtout la nuit, pour lui tenir compagnie en alternance, ce qui ne l’a
pas empêché de passer au tribunal puis raide mort en service de réanimation.
Alors peut-être que ces trois-là n’ont aucun rapport, mais vu la loi des grands
nombres, le parieur stupide et interdit de casino Richard, ça l’étonnerait
beaucoup.

En trente ans de bons et loyaux services dans cette bourgade de moins de dix
mille patients, Gabriel a déjà incisé la plupart des administrés. À peine le
chirurgien à la retraite se risque-t-il à mettre un pied dehors que sa voisine,
rescapée d’une tumeur bi-mammaire, l’entretient de l’arcade recousue de son
fils adoptif et du kyste aux ovaires de sa belle-sœur, tandis que l’ancien maire,
quadriponté en sursis, le salue de loin, et qu’une liposucée entre deux âges, au
bras de son mari, ulcéreux chronique, commence ses manœuvres d’approche,
devancée par la fille de la boulangère, greffée d’un rein de secours emprunté à
son frère aîné, déjà privé, mais par erreur, d’un appendice superflu…
Les jours de marché, en croisant Gabriel, chacun ébauche un geste de la
main qui trahit une ancienne cicatrice. Ils l’ont tous dans la peau. Lui ne peut
s’empêcher d’effeuiller en pensées ses fidèles convalescents, sous anesthésie
provinciale, et d’adouber du regard leurs petits secrets intimes. Alors, plutôt
que de retourner ce couteau dans la plaie, les effets secondaires de sa notoriété,
Gabriel sort de moins en moins, au risque de s’enterrer vivant chez lui.

À seize ans, Tamara a reçu le troisième prix de piano du Conservatoire de


Kiev. Une carrière de concertiste l’attendait à Moscou, mais les troupes du IIIe
Reich ne l’entendaient pas de cette oreille.
Déportée aux confins de la Pologne, elle a rempli les gamelles de ses
codétenus, puis cousu des moufles à la chaîne pour ceux du front de l’Est.
Quand les armées Rouge et Alliées se sont partagées la direction du camp, on
lui a laissé 24 heures pour décider si le bébé qu’elle avait conçu en cachette avec
un Breton déserteur de la LVF, naîtrait en France ou en Union soviétique.
Entre les deux, son cœur se balançait comme au bout d’une corde. Trancher,
c’était choisir au forceps à la place de la génération suivante. Ensuite, d’une
frontière à l’autre, le gosse porterait la trace indélébile de cet ultimatum.
En mélomane francophile, elle a choisi Paris et depuis lors, Tamara fait le
ménage, le repassage et la vaisselle chez quelques saints patrons de la banlieue
parisienne : Saint-Cloud, Saint-Ouen, Saint-Denis, Saint-Mandé, Saint-Maur-
des-Fossés… Et son mari, des extra dans les guinguettes du bord de Marne.
Leur très grand fils a passé la guerre froide à l’abri, en long séjour
psychiatrique. Aujourd’hui encore, il lui arrive de péter un câble. C’est le mot,
puisqu’en période de crise il grimpe aux poteaux électriques, non loin du HLM
où vivotent ses parents. Et une fois parvenu au sommet du mirador en béton
armé, muni de sa télécommande, ce dissident chronique zappe aux quatre
coins de l’horizon tout en engageant avec les oiseaux le fil ténu d’une
conversation.
Malgré le peu de réalité de ses propos, on apprend, par bribes, que, chargé
de surveiller « les entrées et les sorties du camp occidental », il apprend à voler
de ses propres ailes afin de préparer « l’évasion de sa maman », dont le ventre a
tant gonflé avec l’âge et la soupe aux choux qu’on la dirait prête à accoucher
d’une autre histoire, à retardement.

Six mois sur douze, Kateb faisait le maçon en Île-de-France. Tant que sa
carte de séjour était valide, ça lui permettait de rentrer au bled automne &
hiver donner un coup de main à son frère aîné, employé promu contremaître
d’une marbrerie funéraire. Ensuite, à la belle saison, il rappliquait à Paris pour
trimer sur un gros chantier de chez Bouygues ou retaper au black un pavillon
de banlieue. Mais depuis trois ans, il n’a plus droit, l’ancien récépissé ne valant
rien, déclaré nul et jamais avenu. Désormais, s’il s’avise d’aller en Grande
Kabylie pour consoler son frangin, dont la boîte vient d’ailleurs de faire faillite,
ce sera sans retour.
Contraint de se terrer quelque part dans le Xe arrondissement, Kateb
hiberne loin des siens et picole sec avec les accros du PMU, en bas de chez lui,
une chambre de bonne que lui prête sa voisine de palier contre une nuit
d’amour à l’occasion, même si cette bonne âme solitaire aurait plutôt l’âge
d’être sa mère. Hors période de chantier, il se console à l’anisette sans eau ni
glaçon, malgré les remontrances de sa protectrice. Pur Ricard jusqu’à plus soif,
c’est sa dernière liberté, se foutre la gueule à l’envers deux trois fois par
semaine, à moins qu’une patrouille ne vienne à croiser le contrevenant,
l’interpeller et puis le coffrer pour ce double motif qui n’en fait parfois qu’un :
état d’ébriété et défaut d’identité. Et là, c’est trente jours de dégrisement
complet en Centre de Rétention Administrative avant reconduite manu
militari sur la piste de décollage de Roissy.
En attendant, au comptoir le plus proche, un des turfistes du week-end a
pris Kateb en sympathie. Nul besoin de leur faire un dessin, ils se sont devinés
l’un l’autre. Lui bosse en civil dans la police nationale ; l’autre sous pseudo
dans le bâtiment. Et alors ? Au diable les préjugés mutuels, ils se sont payé
verre sur verre, à charge de revanche, demain même heure, chacun sa tournée,
inséparables à l’apéro. Et quand un ordre de contrôle massif est pris en haut
lieu, pour faire du « chiffre » à la sortie de telle bouche de métro, Kateb reçoit
un SMS en appel masqué de son informateur et complice de bistrot : GAFFE LA
RAFLE / PLACE RÉPUBLIQUE / CE SOIR 18H.

Sur le plateau rédactionnel, une trentaine d’andro-jeans ; et parmi elles, une


moitié sous ordonnance laxative, un tiers jus de carottes, un quart soupe
biophylisée, un autre quart en sevrage lacté, sans oublier les fans de tisane aussi,
les écrémées zéro pour cent, les zélées du zest d’agrumes, les maniaques du
légume vapeur, fruits rouges et biscottes margarine. Stella, assistante à l’essai,
prépare le hors-série estival : « Maigrir sans déplaisir ! Dix petits trucs qui
mangent pas de pain ! »
Depuis un mois, elle joue à la dînette entre filles, filtre les pigistes au
téléphone, laisse infuser les bonnes idées, trempe dans les petites combines,
casse du sucre en douce, remue du vent et remplit la théière de sa chef de
rubrique. Jusqu’ici, elle a tout accepté, sauf leur régime sous-calorique. Cette
dictature light, c’est trop dur à avaler, pire que leur 128 pages à sous-titrer,
légender, chapeauter, rien qu’avec des bouts de phrases sans verbe ni matières
grasses.
À ce régime-là – stress et tais-toi – Stella aura bientôt pris toutes ses aises –
sept kilos en huit semaines. Et ça fait tache, faute de goût, mauvais profil de
l’emploi. « Pour qui elle se prend, la bouche-trou ?! », ruminent ses collègues.
C’était juste un job alimentaire, mais là, faudrait pas qu’elle fasse son beurre à
leur place.

Sylvain, hémiplégique de naissance, n’en est pas moins casse-cou. Il a déjà


brisé dix fauteuils en faisant le mur de son institution catholique, jouant au
toboggan sur les rampes d’escalator ou brûlant la politesse aux taxis hors des
passages cloutés. Sa paralysie empirant, pour lui il n’a jamais été question de
finir légume ou automate sur une chaise électrique. Du coup, il mouline des
deux bras dans le centre commercial, non loin de chez sa mère, et sème la
panique « à la vitesse d’un sanglier aux abois ». Là, sous les regards
soupçonneux des vigiles, il passe ses journées à traîner en sous-sol avec
quelques zonards tombés comme lui au plus bas de l’échelle.
Faute de jambes en état de marche, Sylvain a les biceps saillants d’un
haltérophile. Et pour cause, on l’a mis au défi de soulever 70 kilos de fonte lors
du dernier championnat d’Europe handisports. La réputation de son collège
spécialisé reposait sur ses épaules gonflées à bloc, mais on se méfiait de lui, bête
à concours trop indisciplinée : avec cette tête de mule, on risquait la contre-
performance. Un simple jeu d’écriture a suffi. Un médecin complaisant a
changé Sylvain de catégorie. Lui qui devait figurer parmi les ID (Invalides
Divers), on l’a déclassé IMC (Infirmes Moteur Cérébraux). Faire l’idiot, c’était
dans ses cordes. À force de grimaces plus vraies que nature, le débile profond
s’est même permis un doigt d’honneur sur la première marche du podium.

Après une nuit sous perfusion, pour accélérer l’ouverture du col utérin, le
nourrisson a viré de bord et rebroussé chemin entre deux contractions.
Pascaline aussi, sa très jeune mère, maintenue depuis la veille en travail, jambes
écartées. L’afflux sanguin entre ses tempes, ça l’avait embrouillée. Sauf une
vague idée qui faisait son chemin à la renverse, cul par-dessus tête. Ça lui
rappelait son foutu baccalauréat, au printemps dernier, quand, une fois recalée
à l’écrit, elle avait eu la flemme de se présenter aux épreuves de rattrapage.
Alors pourquoi ne pas faire pareil : « Et si je séchais l’examen…? »
L’occasion rêvée se présente : une césarienne dans la chambre voisine et plus
personne à son chevet. Pascaline s’arrache du lit, enfile une blouse qui traînait
sur une table roulante, se perd dans le dédale, avise une issue de secours.
Un quart d’heure plus tard, une patrouille la repère dans un troquet, à deux
rues de la maternité. Sa cavale s’achève au comptoir. Pascaline obtient des
policiers la permission d’une cigarette, et puis d’un dernier verre.
— La même chose, s’il vous plaît.
— Un baby, c’est ça mademoi… madame ?
— Non, un double.
Les agents s’impatientent, mais elle prend le temps de griller sa clope, vider
son verre, sourire au garçon avant de lui demander à tout hasard…
— Au fait, comment tu t’appelles…?
— Qui… moi ? Ben c’est Benoît.
Dans le ventre de Pascaline, ce prénom-là fait déjà son petit bonhomme de
chemin.

Julius L***, né Golberg, a tenu son premier cénacle subversif dans un bar
malfamé du Quartier latin, en octobre 1949. Cinquante ans plus tard, il y
exerce encore ses talents oratoires d’avant-gardiste d’arrière-salle. Au fil du
temps, sur les banquettes voisines, l’auditoire de son « séminaire hors les murs »
a connu des hauts et des bas. Lui n’a pas varié d’un iota et continue de
professer ses spécialités : L’URBANISME EXTRASUBJECTIF, L’ÉROTOMÉTRIE
SOCIALE, L’EGOTHÉRAPIE ONIRIQUE, LE MATÉRIALISME GASTROSOPHAL, et
d’autres anti-concepts qui, telles des hydres à deux ou trois têtes chercheuses,
agitent leurs majuscules dans le seul écrit qu’on lui connaisse, publié
anonymement avant de reparaître sous la couverture blanche d’un grand
éditeur parisien : L’Expurgatoire.
L’opuscule se résume à une « Table des matières premières » de 96 pages,
subdivisant pyramidalement des titres de chapitres en capitales romaines, des
sous-parties alignées de A jusqu’à Z, suivies d’en-têtes classées selon l’alphabet
grec, puis d’appendices numérotés en chiffres arabes, auxquels s’ajoutent les
annexes en italique, sans oublier les digressions minuscules entre crochets ainsi
que la mention précédée d’une étoile de chaque tableau et illustration
intercalaires.
Selon les vœux de l’illettriste à scandale Julius, un index des auteurs l’ayant
déjà cité (L’Expurgatoire, tome II) et la liste exhaustive des breuvages l’ayant
inspiré (L’Expurgatoire, tome III) devraient parachever la refonte posthume de
ses Œuvres définitivement incomplètes.

*
« Attention tout le monde en place, cortège en vue, ça arrive, ça va rentrer,
tapis rouge, goulot d’étranglement, photo sur le perron, vingt secondes, séance
terminée, on gère, on fait reculer la presse, plus de flash merci, droite puis
gauche, direction salon jaune, plan de table respecté, rien à signaler, on ferme
les portes, stand by apéritif… […] Attention fin de séance, ça va sortir, goulot
d’étranglement, on fait évacuer, ça sort sur le perron, ça descend les marches,
séance photo autorisée, trente secondes maxi, voiture en place, moteur, ça
pousse côté presse régionale, ça s’assoit banquette arrière, démarrage imminent,
merde ça baisse la vitre, on fait dégager les flashs, top départ, deux motards à
l’avant, ça roule… » murmure, comme en aparté, le garde du corps
présidentiel.
S’il n’était équipé d’une oreillette dernier cri, on pourrait croire que ce
bodygard délire en circuit fermé, à force de prendre son surmoi pour un
inconscient collectif.

Caroline portait des lunettes bien avant les premiers signes de sa puberté,
autant dire la nuit des temps : au collège, des binocles en écaille sur chaque
photo de classe ; des lentilles jetables l’année du bac ; puis des montures en fac
de Lettres, à cause d’une allergie oculaire qui asséchait ses larmes.
Une quinzaine d’années plus tard, devenue correctrice hebdomadaire pour la
presse féminine, elle a pris rendez-vous chez un ophtalmologue qui l’a remise
entre les mains d’un chirurgien réputé. Affaire conclue contre un mois de
salaire, à ses frais, faute de mutuelle. D’emblée le spécialiste l’a rassurée : quatre
impacts au laser sur le premier œil, puis idem sur l’autre à une semaine d’écart,
suivi de quelques jours de repos avant de s’exposer en plein jour.
— Pour la myopie, madame, l’opération est désormais bénigne.
Bénigne donc, sauf que pas tout à fait, d’après la convalescente, maintenant
qu’elle a changé de point de vue. Une fois retrouvée la netteté flagrante des
cernes sous ses yeux dans le miroir piqué de la salle de bains, du tapis rouge
effiloché dans sa cage d’escalier, des auréoles des chewing-gums sur le trottoir,
du visage boursouflé d’un clochard à l’entrée du métro, de l’encart publicitaire
pour un protège-slip sur le quai d’en face, Caroline a rappelé le chirurgien,
obtenu un quart d’heure d’entretien en toute urgence et confié son trouble –
ou plutôt le contraire, enfin comment dire, la gêne insupportable causée par
cette soudaine absence de trouble.
La voilà qui supplie, trépigne, exige qu’on fasse quelque chose, parce qu’en
démocratie on a bien le droit de changer d’avis, non ? Sans doute, mais en
l’état actuel de la médecine, l’opération inverse est inconcevable.
— Faudra vous habituer, madame.
Face aux horreurs de ce bas monde, Caroline ne retrouvera jamais le charme
distancié de sa vue antérieure.

1. Pourquoi les gorilles ils vont pas à l’école ?


2. C’est qui le chef de tout le monde ?
3. Est-ce que le dauphin il a un zizi ?
4. Les morts aussi ils ont des maisons de vacances ?
5. Est-ce qu’une poule ça mange des œufs ?
6. Où que ça s’achète l’argent ?
7. Comment elles font pour faire l’amour, les vaches, entre elles ?
8. Quand on se fâche tout le temps, c’est ça un fasciste ?
9…
Chacune de ces énigmes méritant réflexion, le papa en a consigné une
cinquantaine dans un carnet à souches qu’il tient de sa grand-mère. Sur la
couverture, il a noté le prénom de son fils unique, MAXIME… avec un s entre
parenthèses, suivi d’un point d’interrogation.
*

La nuit, au deuxième étage de sa maison de retraite, l’alitée perpétuelle


Félicie zappe dans l’au-delà et attend que la neige cendrée ait fini d’emplir
l’urne télévisuelle. En journée, l’ancienne institutrice préfère garder les yeux
clos et psalmodier ses tables de multiplication face à l’écran noir. Faute de
pouvoir tricoter des souvenirs ou recompter sa descendance sur ses doigts
inertes comme des bâtons de craie, elle se perd dans la contemplation de drôles
de dessins, ceux de ses petits-fils-&-filles, scotchés sur le mur du fond :
gribouillis inachevés, quadrillages multicolores, entrelacs de hachures, taches
aveugles, aquarelles papillonnantes, ombres chinoises.
Et déjà l’horizon du présent s’abstrait en Félicie, c’est la mort qui, au loin,
s’esquisse à grands traits.

Foxtrot, bâtard de sa race, pelade sur poil beige et noir, yeux plutôt jaunes,
sans sexe apparent, + cicatrice à la cuisse et gros problème d’arrière-train, collier
rouge à clou avec médaillon gravé à son nom, tatouage numéro 2DJD1515,
mais pas de puce, ni électronique ni rien, abandonné au pied de l’escalier de la
très très grande bibliothèque le jeudi 22 mars après fermeture, loge depuis chez
famille d’accueil, 12 rue Watt, rez-de-chaussée, attention à la marche, frappez
avant d’entrer, sinon aboie dès qu’il croit entendre la voix de son maître dans le
poste radio, saute en pleine rue sur les messieurs à lunettes et bouffe comme
quatre, tellement que c’est pas un cadeau du ciel et que les plaintes posent un
tas de problèmes côté syndic de l’immeuble, alors si le proprio faisait signe de
vie, on lui rendrait son clebs contre remboursement des frais pour le gîte et la
gamelle, sinon ça va mal finir à la fourrière ou à la piqûre chez le véto.
S’adresser à la gardienne avant 10 heures ou après 18 heures.

*
On a récemment découvert une tumeur, genre œuf de pigeon, derrière la
tête du play-boy Raoul, là où lui naissent ses idées inavouables, tout près du
cervelet, au même point d’impact que le fameux copyright Mattel Inc. sur la
nuque des poupées Barbie. Pas de complication maligne et état stationnaire,
selon un docteur en imagerie médicale, alors dans le doute, mieux vaut
s’abstenir d’aller y fourrer son scalpel, zone sensible, attention danger. Les
statistiques sont assez parlantes : un trépassé sur dix après passage au bloc
opératoire. Sauf que si ça continue d’enfler : une chance sur dix de ne pas y
passer… Un vrai cas de conscience.
Sa poche parasite, Raoul ne l’a pas vu venir ni senti grossir. Dommage, cinq
ans plus tôt, c’était juste un pépin de raisin, encore facile à déloger. Pourtant les
premiers symptômes ne datent pas d’hier – syncopes, migraines, amnésie
partielle, hallucinations nocturnes, bouffées paranoïdes –, mais comme ce
photographe de mode a le nez dans la poudre depuis le milieu des années 80 –
séances podium, night-snuffing, backroom, j’en passe et des after –, pas facile de
faire la part des choses, entre cocktail des causes héréditaires et effets
secondaires de la coke. L’addiction a longtemps fait écran, brouillé les pistes,
servi de cache-misère au kyste en gestation.
Son récent diagnostic, il le doit à une garde à vue plutôt musclée au
commissariat central de Marseille, dix-neuf heures en dégrisement dans les
caveaux de l’Évêché, parmi une trentaine d’interpellés, avec une seule tinette et
pas un rouleau de PQ, juste d’énormes virgules de merde sur les quatre murs,
parce qu’ici chacun est condamné à s’essuyer du bout des doigts. Le lendemain,
vers midi, Raoul a fini par piquer sa crise, torse nu dans la fosse commune, en
traitant les zombies alentour de tous les noms : « Maudits galériens ! Faux
prophètes ! Dealers de malheur ! Indics pharisiens ! ».
Comme ça tournait au délire de persécution, on l’a exfiltré chez les dingues,
une semaine en observation, sous camisole chimique. Et là, coup de chance, un
psychiatre lui prête attention, hésite entre syndrome bipolaire et état de
manque, mais préfère, par acquit de conscience, demander une IRM de
contrôle. On allonge Raoul sous X, crâne en Technicolor sur l’écran de
contrôle. Sa photo préférée, et il en connaît un rayon, mais trêve de
plaisanterie, plus de doute, ça se devine pire que le nez au milieu du visage, ce
corps étranger de la taille d’un « œuf de pigeon » lui explique le radiologue. Et
son sarcastique patient d’enchaîner :
— Genre boule de shit, c’est ça ?
— De billard plutôt… En plein dans le mille !
Sourires gênés de part et d’autre, faute d’oser filer plus avant la métaphore :
pétard mouillé, mèche lente, colis piégé, pain de plastic, minuterie à distance,
bombe à retardement, compte à rebours, ni trop tôt, ni trop tard,
nitroglycérine.

Dans la famille Lamour… je demande la fille ? Jennifer ! Ce n’est pas une


blague de fin de repas, elle existe vraiment cette adolescente née dans une ville
moyenne de l’est de la France, baptisée il y a dix-sept ans Jennifer Lamour, au
hasard d’un foutu lapsus parental. La voilà nantie d’une tache de naissance, ce
calembour idiomatique qui fait l’amour sans le faire exprès, un drôle de jouet
de mots – sex-toy en anglais. Ensuite, il a fallu qu’elle grandisse avec ce nom à
rallonge, que Jennifer fasse la sourde oreille aux allusions touche-pipi des
gamins de son âge, puis aux sous-entendus graveleux entre habitués du bar-
tabac de son père.
Au collège, sitôt les premiers reliefs apparus sous son T-shirt, ça lui collait
déjà à la peau, de sales rumeurs à son sujet : « Rien dans la tête, tout entre les
jambes ! » Alors, plutôt que de faire la moue, la gourde ou la timorée, au
lendemain de ses quatorze printemps, Jennifer a pris les devants, relevé le défi,
provoqué son destin, pour être enfin à la hauteur d’une réputation précoce :
« Salope ! » tous azimuts. Et elle y a pris goût, rien qu’à voir la morgue virile de
ses pires insulteurs se dégonfler entre ses doigts, ses lèvres, ses cuisses.
D’un autre côté, ça lui a moins réussi : sales notes en classe, redoublement
proposé, passage en CAP, filière « Vêtements sur mesure », option « Couture
floue » et abandon en milieu d’année, après cinq mois de grossesse clandestine.
Un an plus tôt, Jennifer avait pourtant prévenu la conseillère d’orientation :
« Si je trouve pas à déboucher dans la mode, je pourrais toujours me mettre en
cloque. »

Hamlet va-t-il enfin se décider à occire son beau-père ? Presque deux heures
déjà qu’il passe de cour à jardin, soliloque jusqu’à l’avant-scène, s’esquive
derrière un pendrillon, ouvre en douce sa flasque de whisky, revient à pas de
loup placer trois répliques, part s’offrir une resucée de bourbon, enfile à
découvert une autre tirade, profite d’un fondu au noir pour siroter encore,
remonte par une trappe, s’exténue en paroles à conjurer son devoir de
vengeance, puisque Hamlet n’a jamais fait que fuir, fuir, fuir hors la vaine
gloire de l’héroïsme. Fuir du plateau dès que possible aussi, et soudain, butant
contre un projo latéral, le voilà qui perd son fragile aplomb et valdingue au fin
fond des coulisses. Trop tard, il n’a pas vu le petit lumignon blafard des accès
de service ; la barre d’ouverture cède sous son poids et Hamlet disparaît par la
petite porte : ISSUE DE SECOURS.
Trois mètres en contrebas, sur le trottoir, Hamlet a perdu connaissance.
Dans la ruelle derrière le théâtre, deux spectres s’approchent de lui en titubant.
Hamlet, aussi éméché qu’eux, peine à reprendre ses esprits : « Ho-la ! Qui va
là ? ». La pièce semble repartir du tout début. Pourtant non, il en est déjà à
l’acte V, scène 3. Et d’après la première didascalie : Dans un cimetière. Entrent
un Fossoyeur et son compagnon.
En l’occurrence, deux apprentis menuisiers en virée nocturne. Et plutôt
crâneurs, les deux matamores ! Pauvre Hamlet, c’est du genre prise de tête.
Quelques cadavres de bouteilles plus tard, leur dialogue de sourds va s’éterniser,
hors champ.

À la place du mort, Agnès, ex-thésarde en histoire médiévale, mais cela n’a


pas de rapport. Au volant, ses partenaires changent toutes les deux heures. En
début de séance, elle les abandonne parfois en double file sur le boulevard
Barbès : pause shopping chez Tati. De retour dans l’habitacle, elle fait grand
étalage de dessous imprimé léopard, soutiens-gorge à baleines inflexibles,
collants résille. « Contact ! Ceinture ! Contrôle ! », exige-t-elle tout en
débarrassant le tableau de bord de ses fanfreluches bas de gamme. « Seconde !
Troisième ! » L’apprenti conducteur s’exécute, perd un peu les pédales qu’Agnès
aussitôt reprend.
— Clignotant ! On déboîte !
La fébrilité des néophytes comble au plus haut point la monitrice, à ce point
justement où, soumis au climat hostile des embouteillages, ils en deviennent sa
petite chose téléguidée vers le néant : « Attention, rétro puis clignotant ! ».
Agnès aime pressentir la moiteur de leurs mains, la raideur de leur nuque,
l’inquiétude dans leurs yeux, tandis que s’incurve le virage d’une bretelle
périphérique.
Plus d’une fois, lors d’une entrée sur autoroute, elle s’est sentie prête à
quelque aventure accidentelle avant de reprendre l’imprudent en main : « On
se rabat, tout doux, comme ça ! », comme si chaque déplacement inscrivait sur
l’écran de sa conscience une zone érogène à atteindre par quelque détour. Petits
coïts savourés selon le code d’auto-conduite de l’amour courtois : épuiser
l’engin viril à distance, lui faire perdre son self-control, le brider de nouveau, le
pousser aux dernières extrémités, jouer de son frein moteur, puis l’acculer au
point mort.

En vingt ans de vente à la criée, Barnabé a déjà liquidé une centaine de chefs
d’État étrangers et ajouté à ce charnier people un tas de footballistes deux
étoiles, PDG père & fils, ingérants humanitaires, divas du play-back, gourous
apostoliques, ministresses paritaires, VIP carcéraux, clones du mannequinat,
cumulards d’hémicycle, tous et toutes passés de vie à trépas d’une phrase
assassine.
— Ça y est… ça y est… un SDF de moins sur terre !
À propos de l’abbé Pierre, Ben Laden ou du Père Noël. Et peu importe si, à
sa Une, le quotidien du soir que Barnabé vend à la terrasse des cafés apporte un
démenti aux canulars homicides qu’il colporte. Ne serait-ce qu’un bref instant,
son coup de bluff fait l’effet d’une bombe, sitôt désamorcée, mais cet attentat
aux bonnes mœurs journalistiques suffit à le venger du labeur routinier qui,
sans annonces mensongères, perpétuerait le non-événement de son peu
d’existence.

Muriel, fille désespérément unique, a beaucoup attendu avant de trouver


l’âme sœur dans la banlieue pavillonnaire de Rennes. C’est arrivé l’année du
bac français, en fin d’après-midi, d’un seul coup de sonnette, un homme d’âge
mûr sur le pas de la porte qui lui a parlé des origines extrahumaines de toutes
choses, qui lui a ouvert les yeux sur le bonheur immortel d’aimer autrui plus
que soi-même, qui lui a décrit le septième ciel et les pires entrailles de la terre à
l’aide d’un petit livre illustré, qui lui a serré délicatement la main sans chercher
à profiter d’elle, qui lui a promis de revenir chaque vendredi et qui a tenu
parole des mois durant, sans jamais quitter le seuil de leur complicité naissante
ni pénétrer plus avant le jardin secret de cette adolescente.
En songes inavouables, Muriel a bien dû l’imaginer en prince charmant,
soudain rajeuni, et espérer qu’il lui concède un regard malséant ou un geste
déplacé, ne serait-ce qu’une fois, par mégarde ou éphémère curiosité, mais non,
il n’a jamais goûté à ce fruit défendu. Et l’inébranlable désintéressement du
visiteur hebdomadaire a fini par forcer son respect, apaiser les humeurs
mouvantes de son âge et la conquérir tout entière.
Depuis que ce disciple de Jéhovah lui a passé le témoin, Muriel s’est vouée
corps et âme à la même démarche, colporter des versions abrégées de la Bible
auprès des pauvres dévoyés et des païens fortunés, exclus d’office du Paradis qui
ne va plus tarder à reprendre son empire ici-bas, dès que les singeries du
darwinisme auront laissé place nette à une espèce vraiment humaine. Pour
subvenir aux besoins de la Cause, la jeune infirmière diplômée, rebaptisée Evita
par ses coreligionnaires, a rejoint la capitale. Elle a d’abord exercé à plein temps
dans un service de grands brûlés – ces damnés de la terre –, tout en allant
visiter au crépuscule les habitants des HLM d’une banlieue rouge –
Romainville, son premier chemin de croix. Par horreur du sang transfusé, elle
a donné sa démission et trouvé une place de concierge dans les beaux quartiers.
Ici, chacun apprécie cette charmante gardienne, attentive, serviable et d’une
discrétion exemplaire.
Pour conjurer le drame fratricide de l’ex-Yougoslavie, elle a d’abord œuvré à
distance, toujours pendue au bout du fil dans sa loge, à force de nouer des liens
avec ces populations martyres, à l’aide des annuaires fournis par son
mouvement. C’est une occupation très onéreuse, mais hors le peu qu’Evita
s’octroie pour vivre, c’est sa façon de payer de sa personne. Pour ce faire, elle a
aussi dû s’initier par correspondance aux rudiments du serbo-croate, entre
autres langues slaves, puisque, au-delà des Balkans, elle a aussi contacté des
Arméniens rescapés d’un tremblement de terre, des irradiés ukrainiens et
d’autres minorités chrétiennes de l’ex-Empire soviétique.
Et ce ne fut pas une mince affaire, pour cette Bretonne de souche ne parlant
pas un traître mot d’anglais, que de savoir désormais citer quelques extraits des
Écritures dans la plupart des idiomes de l’Europe de l’Est. Mais s’il faut voir en
ce miracle une sorte de malentendu, en voilà un qui se répète chaque matin
aux aurores, sur les berges du canal de l’Ourcq ou vers la gare routière de la
porte de Bagnolet, quand cette illuminée polyglotte, un thermos de café chaud
à la main, promet l’Apocalypse pour bientôt à des réfugiés d’outre-tombe.

Attendu que le bien connu Makomé, mineur recrudescent depuis six mois
avec sursis, a été repris à témoin sur la voie publique et que ce contrevenant
notoire aux sommations d’usage s’est outragé en réunion, soustrait aux
palpations réglementaires, puis débattu à l’énoncé dudit délit consigné sur
main courante tandis que sa forte tête prévenue d’avance déclinait à bout
touchant son identité sous la pression accidentelle de l’arme de service du gradé
en état de légitime défiance, il y a homicide sans intention de nuire.
Dommage, aucun intérêt.

Dès l’ouverture, Geneviève entre dans la succursale du Crédit Lyonnais de


Plurien (Côtes-d’Armor). Elle veut retirer en liquide mille cinq cent soixante-
trois euros, soit le montant actuel de son découvert, d’après l’ordinateur
central. L’employée signale son erreur à l’insolvable emmerdeuse. Pour preuve,
elle pointe du doigt sur l’écran l’état du compte : 1 563,00 € en colonne de
gauche. « Solde débiteur, mademoiselle. » Et alors ? Geneviève exige qu’on lui
débite tout ce qui est crédité, ou le contraire, enfin c’est du pareil au même
puisque la somme est affichée, là, plusieurs chiffres avant la virgule, ça peut pas
faire moins que rien après.
À bout de nerfs, la guichetière passerait bien au client suivant, mais non.
— Rends-moi mon fric, t’entends !
— Mais enfin, mademoiselle, vous êtes à découvert !?
— C’est ce qu’on va voir… Allez, les mains en l’air !
Tant pis, feu à deux reprises avec le pistolet à grenaille qui traînait au fond
du sac à main. Touchée au visage, l’employée se précipite vers le bureau
attenant. Geneviève la rattrape, vide son arme sur le chef d’agence, regagne le
hall d’accueil, s’assoit en tailleur et attend indifféremment l’arrivée des secours
ou des gendarmes.
Ni plus, ni moins.

Aux dires de son père, Victor est allergique à toutes sortes de choses
concrètes – au lait de vache, aux pâtes cuites, à la peau des pêches, au
concombre en salade, aux poils du chat, à la fumée de cigarette, au beurre pas
salé, à la poussière dans la moquette, aux montures de lunettes –, sauf que sa
mère, elle, a recensé d’autres motifs d’allergie chez Victor, plus malaisés à
définir et moins faciles à éviter : les flamants roses dans les zoos, le numéro des
clowns au cirque, les mois d’octobre-novembre chaque automne, les baisers
entre adultes au cinéma, l’heure fixe des repas familiaux, le ballon dans les
sports collectifs, la station assise sans se balancer à l’école, les nuits de plus de
cinq heures d’affilée, l’idée même de croiser un miroir, les sales cons de sa classe
d’âge, les cours de dessin chez le psychiatre, le service des urgences dès qu’il
simule une crise d’asthme et très bientôt l’internat spécialisé pour mettre ses
deux parents d’accord, enfin presque, puisqu’ils ont déjà bien avancé dans leur
procédure de divorce.
*

Quatre jours sur sept, Paul pointe dans une bibliothèque municipale en
grande banlieue parisienne. Ce qui lui laisse pas mal de weekends prolongés
pour conjurer sa vie d’obscur archiviste, en lisant, visionnant, découpant,
compilant, reclassant tout ce qui touche de près ou de très loin à Robert Le
Vigan, un acteur des années 30 injustement promis à la non-postérité. D’où lui
est donc venue pareille lubie ? Un souvenir magnifié d’une séance culte au
ciné-club de son collège ? Sans doute, quoique pas si sûr.
Ce passionné n’est pas près de trahir ses sources, et qu’on ne vienne pas
l’acculer à quelques confidences d’ordre privé. Un tel centre d’intérêt ne
pouvant se partager avec personne, le célibataire endurci a fait le vide autour de
lui, sans même le loisir d’un animal domestique ou d’une quelconque amitié
parasite. Seul Le Vigan compte en soi pour soi, de toute éternité. Et Paul n’a
jamais regardé à la dépense. De longue date, il y a investi les neuf dixièmes de
son salaire : tous frais de déplacements et de documentations confondus. Sauf
qu’après trente ans de traque fétichiste, plus un sou de côté ni un millimètre
carré vacant sur les rayonnages de son deux pièces-cuisine. Les factures en
retard ont beau l’avoir contraint à subsister aux dépens d’un crédit revolving,
c’est trop tard pour reculer, on vient de le mettre sur la piste d’un trésor
iconographique : deux bouts d’essai rarissimes de Le Vigan dans Les Enfants du
Paradis, juste avant que, pressenti pour le rôle de Baptiste, le comédien
antisémite ne doive fuir en Suisse et céder la place à Jean-Louis Barrault. Bref,
le clou de sa collection.
Le voilà chez Drouot à l’heure dite, au troisième rang de la salle des ventes.
Il lève la main par deux fois, au bluff, mais il y a tant de monde sur le coup,
des connaisseurs fortunés, c’est peine perdue, impossible de rivaliser. Excité par
l’issue des enchères, il en perd connaissance au troisième coup de marteau,
s’écroule par terre, se retrouve aux urgences, dans la même chambre qu’une
traumatisée crânienne. À la vue de sa voisine endormie, une réfugiée roumaine
d’une présence si concrète, si apaisante, après tant de solitude maniaque, il
imagine l’issue alternative, une martyre à sauver d’un destin prévisible, la juste
cause à épouser avant qu’il ne soit trop tard, bref une passion domestique où
intimement il désire se réincarner. Sa promise, elle, n’a rien demandé, mais
puisqu’on lui demande si gentiment…
— Moi, c’est Zorita. Si tu m’invites chez vous ? Ben c’est ok.
Vu l’état de ses finances, Paul se rend vite compte qu’une vie de couple c’est
très au-dessus de ses moyens. Surtout que dans deux ans il n’aura plus qu’une
modeste pension de retraite. Alors, ni une ni deux, place nette, au rebut Le
Vigan ; il refourgue en catastrophe l’innommable fatras qui encombre sa
garçonnière : éditions épuisées, affiches originales, photos de tournage,
trophées autographes, copies VHS… Plus le temps de jouer aux enchères sur e-
bay, autant brader le vrac entier à n’importe quel collectionneur, du moment
que ça paye cash. Adieu vieilles lubies, place à l’occase unique. Parce que cette
pauvre fille tombée du ciel, c’est mieux qu’un signe du destin, l’oiseau rare à
empailler sur place, alors peu importe si, du jour au lendemain, il lui a fallu
liquider tout son vécu en stock, désormais Paul a sa nouvelle idée fixe à
demeure.

Fabrice, couchettiste intérimaire de Wagons-Lits, perdu de vue lors d’un


énième aller-retour Amsterdam-Paris-Naples-Paris-Amsterdam. Rayé
informatiquement des effectifs.
Vivant depuis lors, sans aucune identité fiable, à Saint-Anne, Bâtiment H,
premier étage, au fond du couloir, chambre 12.

Trois heures du matin, cité Youri-Gagarine. André, un vieil homme, cravate


sombre nouée sur col impeccable, fait les cent pas sous les néons municipaux
qui balisent la rue, en contrebas d’une barre HLM. Ni vagabond loqueteux, ni
éméché mondain, juste un retraité qui ne s’habille plus qu’en dimanche. Le
voilà qui marque un temps d’arrêt devant une 4L en stationnement. Et d’un
coup de savate, il fait voler en éclats le phare gauche avant de s’en prendre à la
portière, côté conducteur. Merde, il s’est blessé au genou. Le voilà qui boite un
peu. Sortir de ses gonds, c’est plus de son âge, même si ça soulage les nerfs.
Bientôt deux semaines qu’André dort sur la banquette arrière de sa vieille
bagnole, pour fuir le tapage de ses voisins de clapier. Impossible de démarrer, la
batterie est à plat depuis des années : immobile home. D’ordinaire il découche
sur place, mais comme on vient de lui forcer les serrures, impossible de rentrer.
Et nulle part ailleurs où se réfugier.
Dans quelques secondes, André va ramasser un journal par terre, parcourir le
récit d’un fait divers à la une, puis en froisser les pages rageusement, sortir son
briquet tempête et glisser la torche de papier dans le réservoir. Ensuite, face à
l’épave encore fumante, ce vandale accidentel restera comme hébété.
Une émeute de plus, mais à lui tout seul.

Le rapport de l’expert psychiatrique, sommité locale et vieil ami du beau-


père, stigmatisait en Sophie « un cas d’éthylodépendance à phases
érotomaniaques et accès de logorrhée revendicatrice ». Divorcée à ses torts,
cette jeune mère indigne perdit d’office la garde d’Inès, sa petite allaitée en bas
âge, qui connut bientôt d’autres sevrages, chez son père puis en pensionnat.
Dix-sept ans après, Sophie se rend chez son gynécologue. Tout présage en
elle d’un heureux événement : deux mois de retard sur ses règles, des jambes
lourdes et quelques nausées matinales, sans négliger ses pantalons où elle
n’entre plus et les bretelles de son soutien-gorge qui la brident
douloureusement. Des signes qui ne trompent pas, sauf que la quadragénaire
désormais assagie ne se connaît pas d’amant récent, ni la moindre petite
aventure depuis sa nomination comme interprète en espagnol, wolof et langage
des signes auprès du Tribunal de Nanterre, il y a trois ans déjà. Et comme ça
ferait remonter trop loin la date de conception, après examen complet et test
négatif, le médecin évoque, en cherchant ses mots, « une sorte de… enfin une
espèce de grossesse… disons nerveuse ». Bref, Sophie n’est pas enceinte, mais
tout se passe comme si un soudain désordre hormonal l’avait rendue mère pour
de faux.
Et pourtant tout s’est passé comme si…
Enfin presque comme ça, au terme de cette grossesse imaginaire. Un soir,
vers minuit, Sophie ne l’a pas rêvé, non, quelqu’un a bien frappé à sa porte. Sur
le seuil, la presque inconnue qui piétinait, un gros sac en bandoulière, c’était sa
petite Inès qui lui revenait comme de nulle part, sans prévenir. Les semaines
suivantes se sont éternisées en palabres tardives, pleurs mutuels, câlins
extatiques, petits reproches, bains débordants, fausses querelles, pardons furtifs
et autres humeurs viscérales de l’amour passionnel. Sous les draps, mère et fille
fusionnaient à l’équerre, dos à dos, en épi, de guingois ou sens dessus dessous.
Et là, hors du temps, leurs corps se sont trouvé des points faibles, des fourmis
dans les pieds et de bonnes excuses pour repartir de zéro, fœtalement.

Francesca, fille d’entresol, logée à la même enseigne que sa « concierge » de


mère, aurait quarante-trois ans si, au lendemain de la première défenestration
ratée de Mike Brant, elle n’avait réussi là où son idole avait échoué, sur un bout
de trottoir, sa tête gisant dans un demi-ciel dessiné à la craie, celui d’une
marelle où elle hésitait encore à quitter la terre à cloche-pied, le matin même.

Quentin avait investi son pécule dans l’achat, le tatouage, les vaccins et le
dressage au mordant de son outil de travail, un berger belge malinois – en fait,
une femelle au rabais – qui lui assurerait, selon l’agence de gardiennage, un
poste stable de maître-chien. C’était sans compter sur sa timidité maladive, sa
voix de fausset et ce masque de fond de teint qui, pour faire disparaître son
acné juvénile, lui prêtait un faux air de Pierrot vérolé.
Mi-gigolo, mi-zombie, le candidat à l’essai manquait d’autorité naturelle et,
vu le profil de l’emploi et du clebs, il n’avait qu’à faire le trottoir ailleurs.
Débauché d’office, puis délogé de son foyer de jeunes travailleurs pour attentat
non-mixte à la pudeur, Quentin en serait bientôt réduit à faire la manche. Sauf
que sa gueule d’ange déchu et son alter clodo sans muselière indisposant le
voisinage, il ne tirerait pas un sou d’une mendicité si agressive.
Un heureux événement a changé la donne. Il a suffi que la chienne de race
mette bas sur le trottoir une portée de six petits pour valoir à son maître
adoptif un élan de compassion unanime. Depuis cette maternité canine en
plein air, les gamins ébahis s’attardent, les mémères s’attendrissent, les bonnes
gens s’attroupent. Désormais nourri, blanchi et hébergé dans une cage
d’escalier, Quentin brandit fièrement ses chiots sextuplés, en bon père de
famille.

Christophe, littérateur rive-gauche, compose, expose et dépose ses marques


du matin au soir : son réveil en différé (France Culture®), sa céphalée grasse
matinale (Bayer®), son triple expresso (Nestlé®), sa gueule exposée plein sud
(Flore®), son effeuillage people (Libé®, Fig®, Obs®), ses palabres intermobiles
(Bouygues®), son entrevue déjeunatoire (Sushi®), ses renvois d’ascenseurs (Otis®),
sa sieste automaïeutique (Habitat®), ses piges de lectures panoptiques (Vivendi®,
Rizzoli®, Hachette® & Cie), son fax à papier thermique (Philips®), ses séances de
velléités tapuscrites (Apple®), sa police de caractère (Garamond®), sa libido
externalisée en milieu mixte (Testostérone®), ses migraines passagères (Upsa®) et
caetera (Prozac®).
*

Natif du grand ouest parisien, Armand était le cadet d’une fratrie modèle
promise à la réussite : l’un devenu chirurgien viscéral, l’autre commissaire de
police. Lui, le mouton noir de la famille, faillit faire carrière dans le grand
banditisme – vol d’autoradios, recel de stupéfiants, complicité de braquage
classé sans suite –, avant de « se ranger des voitures » en entamant des études de
sciences de la matière puis de comptabilité, sans suite non plus. Faute de
mieux, il s’improvisa bidouilleur pour un vendeur de matériel informatique,
mais sa vraie vocation n’a germé que dix ans plus tard, au lendemain du coup
de foudre pour Fabienne, une conseillère d’orientation.
Maintenant qu’il a trouvé l’âme sœur et déménagé au cœur d’une cité de
grande banlieue, il se sent prêt à être éducateur de rue. D’ailleurs, Armand est
intarissable sur le sujet : « Pour moi, travailleur social, ça veut pas dire
médiateur verbal ni glandeur arbitral… parce que les petits caïds, au lieu de
leur renvoyer la baballe sur un terrain de basket, faudrait plutôt leur mettre du
plomb dans la tête. » Chiche ! a approuvé Fabienne, passe le diplôme d’abord
et candidate à la Mairie ! C’était la voix de la sagesse. N’empêche, lui a préféré
se former sur le tas, dans le seul bar du quartier. Là-bas, il s’est promu écrivain
public pour aider à remplir les formulaires du RMI ou les contestations de PV.
Contre chaque menu service, une bière à l’œil au comptoir lui sert de
dédommagement, même si, à force de faire son trou dans la zone, ça devait
bien finir par un ulcère.
Quant à une embauche éventuelle comme animateur socioculturel, inutile
de l’évoquer en sa présence. Quel intérêt ? « Éradicateur spécialisé », il l’a
toujours été dans l’âme, et du moment qu’il occupe le terrain, payé ou pas, ça
revient au même. Surtout depuis qu’il arpente les parages en béquilles, avec sa
jambe dans le plâtre, après une expédition punitive des dealers du coin, ça l’a
confronté aux problèmes de mobilité des parias dans son genre. Non, rien ne
saurait le décourager, y compris l’hépatite C qu’il a sans doute contractée à
l’hôpital, via une transfusion sanguine au rabais. Entre sa vue qui s’obscurcit et
la cirrhose qui menace, Armand éprouve désormais dans sa chair l’un des pires
handicaps qui mène à l’exclusion. Le voilà qui touche presque au but : cellule
souche du mal-être alentour. Alternant cure de sevrage et rechute au bistrot, il
met à dure épreuve ses ultimes « défiances immunitaires », mais comme il l’a
confié à Fabienne, dans un rare moment de lucidité : « Une fois sa mission
accomplie, l’agent infectieux n’a plus qu’à s’autodétruire. »

En guise de préliminaires, Amélie oblige le moindre amant de passage à


inventorier ses innombrables grains de beauté. Près de trois cent soixante-sept
au dernier recensement. Ensuite, il est censé la posséder, et peu importe la
manière, tendre ou brutale, du moment qu’il évite tout contact avec les
tachetures qui pigmentent sa nudité laiteuse.
C’est un risque qu’elle ne veut pas courir : une chance sur mille – selon un
dermatologue canadien interviewé dans les pages Santé d’un magazine – disons
plutôt une malchance sur mille et ces protubérances brunes pourraient devenir
cancéreuses par suite d’une écorchure même superficielle.
Avis aux amateurs de sensations fortes… Amélie a miné son corps et attend,
entourée des défenses malignes qui la jalonnent en pointillé, cet homme qui du
bout des doigts saura la désarmer vraiment.

L’octogénaire Raymond s’est toujours levé aux aurores, attablé dès midi,
contenté d’une pomme à goûter, puis d’une soupe à l’heure du dîner
radiophonique. Entre-temps, il se claquemurerait dans son bureau pour insérer
ajouts et variantes à sa grande œuvre – le Dictionnaire néologique de la langue
française en six volumes, dont six encore à paraître. Lui qui, depuis un demi-
siècle d’annotations lexicales, a corseté son emploi du temps, au point de
transformer sa femme, Monique, en machine disciplinaire veillant au respect
des règles caloriques, hygiéniques, gymniques, diurétiques, mais aussi
dactylographiques, qu’exigeait sa concentration à huis clos, le voilà veuf à
temps complet.
Du jour au lendemain, il a perdu son épouse, ses us et ses coutumes. Rendu
à sa vraie nature, dilettante, depuis le départ de Monique, son goût du
farniente jusqu’alors inavouable, s’est mis à improviser un autre homme en lui.
Cette liberté nouvelle, surveillée par personne, écartèle désormais Raymond
entre mille envies provisoires : nuit blanche boulimique, sieste matutinale,
téléphagie déjeunatoire, rendormissement aux toilettes, bains moussants
digestifs et même une cigarette de-ci de-là pour profiter des cartouches que la
défunte avait stockées. À force de se disperser partout en même temps, il
inachève la plupart de ce qu’il entreprend. Ainsi a-t-il oublié de sortir ses
poubelles depuis une certaine cérémonie, au Père-Lachaise, de dispersion des
cendres conjugales.
Pourtant, il lui arrive de prendre l’air, en chaussons et robe de chambre.
Presque chaque soir, il traverse la rue et rejoint une cabine téléphonique, sur le
trottoir d’en face. Et là, il compose toujours le même numéro, suivi de trois
longues tonalités avant qu’un filet de voix familier, celui jamais effacé de sa
chère et tendre défunte, s’excuse du contretemps – « Désolé, nous ne sommes
pas là… » – et que feue Monique lui promette de rappeler « dès que possible »,
avant de susurrer comme d’outre-onde : « … à très bientôt. »
Ensuite Raymond attend le bip sonore et laisse défiler la bande vierge en
silence jusqu’à cet instant précis, où la ligne s’interrompant, Raymond se
surprend à croire que, chez lui, ça sonne encore occupé.

Dame polonaise sérieuse avec expérience quatre ans d’ici, parlante français et
très ponctuelle non fumeuse cherche sortie d’école pour enfants à s’occuper de
toute âge et tout moment de la nuit ou autre sorte de service (promenade
animal, retouche cuir, massage relaxe) n’importe quelle jour possible même
personne âgée si habitant pas loin du cartier et aussi aide manager à domicile le
mercredi plein temps. Les intéressés peuvent joindre Maria au 06 48 99 58
06 48 99 58 06 48 99 58 06 48 99 58 06 48 99 58. Merci pour bon contact
avec moi.

Lassé du blouson d’aviateur offert six mois plus tôt à son treizième
anniversaire, Samuel désirait si fort en changer que le miracle s’est produit tout
seul, jeudi dernier, à la sortie de la piscine. Dehors, ils étaient six à l’attendre,
enfin quatre avec un dogue chacun, bon disons trois fortes têtes de plus que
lui – « Vas-y, dépêche ! » –, à moins que deux aient suffi à racketter son cuir –
« Aboule tes pompes et le blouson ! » – sinon un seul mec à le menacer : « Si
t’es fashion… t’es victime ! »
Ou même personne sauf Samuel, de ses propres mains.
En chemin, il se repasse en boucle sa petite histoire, sans arriver à trouver
une chute qui tombe juste : six, trois, quatre, deux, mais pas zéro… Juste un
détour par le local poubelles, pour larguer ses vieilles baskets et taillader les
manches du blouson à coups de cutter, avant de rejoindre le septième ciel en
ascenseur, là où son vœu va être exaucé.
Cru sur parole, le week-end suivant, Samuel est rhabillé pour l’hiver : une
doudoune zippée dernier cri, une paire de Reebok sur coussins d’air et, en
prime, un jean délavé exprès, taille XXL super-baggy. Le jackpot. Mais au bout
d’une semaine, le voilà déjà assailli de regrets : fait suer cette doudoune.
Pendant l’interclasse, il la troque contre un sweat-shirt à capuche. Mauvaise
pioche. Dès le lendemain, il l’échange au plus offrant et se récupère en vrac un
débardeur kaki, des tatouages postiches et un dentier de vampire, le tout si
naze gothique qu’il s’empresse de les refourguer contre une casquette vert fluo
et une console vidéo, si peu fiable, que même au rabais, ça ne lui rapportera
qu’un lot de douze pétards à mèche lente. Et deux minutes plus tard : Zim ! et
Paf ! et Boum ! jusqu’à liquidation du stock.

Jimmy, métis franco-irlando-bamiléké et l’air un peu mandchou, tiré à


quatre épingles et sans le sou, tri-sexuel en théorie et peu pratiquant,
intraveineur de diabétiques à domicile et junkie à ses heures perdues,
demoiselle de compagnie mondaine et travelo hors d’usage, toiletteur de morts
si nécessaire et lui-même sidéen décédé depuis.

Chaque hiver, sur le quai, Radio-La-Muette émet par intermittence, selon la


fréquence d’arrivée des rames. À peine lancé le jingle d’ouverture des portes,
Pauline, l’unique animatrice de cette station souterraine, délivre aux voyageurs
un bulletin d’information en boucle. D’une voix détimbrée, elle enchaîne les
brèves du jour, lèvres collées au micro sur pied dont le fil dénudé pendouille
dans le vide, branché à son seul flux de conscience, tandis que ses deux mains,
plaquées contre les oreilles, la maintiennent encore quelques secondes en
circuit fermé.
Ce sont de très mauvaises nouvelles datant d’il y a deux ans, trois mois, de la
semaine dernière ou plus rarement de l’avant-veille. Une sorte de revue de
presse directement sortie des poubelles, glanée dans ces journaux défraîchis que
Pauline collecte, découpe, remâche par cœur et prophétise à la cantonade,
avant de s’en matelasser les bras, le ventre, les cuisses, pour sauver sa peau après
la fin des émissions, une fois recrachée dehors par la bouche de métro,
maintenant que ses ondes underground ne lui sont plus d’aucun secours.

*
Arnaud a longtemps vécu sur la bête, pur porc. Chez ses parents ardéchois,
six fois l’an, on éventrait le cochon, sans en rien laisser perdre. Adolescent, il
hésitait entre la monoculture de châtaigne, le recel de cannabis sur pied et le
clonage d’escargots hors sol. Mais sa rencontre avec Rachel, une vacancière
israélienne, devait le détourner de sa vocation enracinée depuis plusieurs
générations en ces terres ingrates, trop pentues, peu fécondes. Amoureux zélé,
il s’est mis à l’hébreu par correspondance. Trois ans plus tard, après examen
devant la commission rabbinique, sa conversion talmudique enfin approuvée,
il s’est porté candidat pour s’établir dans une colonie juive de Cisjordanie.
Sans vraiment réfléchir, éperdue d’amour, Rachel l’a épousé dès son arrivée,
même si, de son côté, quitter la dolce vita de Tel Aviv et tant d’amies proches,
tenait du crève-cœur. Tant pis, elle devait bien ça à son converti chéri qui ne
tarderait pas à la féconder. Lui, si fier de ce premier enfant né en terres saintes,
en a conçu deux autres, coup sur coup, tout en consacrant la plupart de ses
journées à une quête spirituelle sans ressource ni salaire. Et Rachel, qui n’avait
jamais senti la nécessité d’être pratiquante pour se sentir juive, a eu du mal à
saisir pourquoi son mari s’adonnait à une telle surenchère, ressassant sa Torah
dans son coin, portant la barbiche et le deuil permanent d’on ne sait quoi,
tandis qu’elle trimait dur pour entretenir l’oisiveté ultra-orthodoxe de ce foutu
feignant, circoncis sur le tard et kabbaliste à plein temps, bref ce corps devenu
pire qu’étranger qui menaçait désormais de la bannir de leur chambre
commune, elle et ses saignements impurs, plus d’une semaine par mois.

Depuis dix-sept ans que Julien, créatif dans la pub, végète maritalement,
mais sans enfant, dans un loft avec Marie, sa directrice artistique, il en a mûri
des petites annonces en son confort intérieur…
Ses velléités de rupture, l’insomniaque Julien les a périphrasées, biffées,
alambiquées, raturées mille fois en pensées brouillonnes… sans jamais se barrer
vraiment.
*

Chaque soir, à l’heure pile de la fermeture, Edmond se présente devant les


portes coulissantes du supermarché, insiste auprès du vigile, finit par entrer au
bénéfice de son grand âge. Après tout n’est-il pas le plus ponctuel des
retardataires ? Le voilà qui se précipite vers ses deux rayons de prédilection, se
présente en bon dernier à la caisse puis pose sur le tapis roulant trois boîtes de
pâtée pour chat, une bouteille de lait entier et l’appoint exact en petite
monnaie.
Privé de ce rendez-vous quotidien avec l’espèce humaine, ce gros dormeur en
fin de droits ne serait plus qu’un animal sans compagnie.

Depuis son plus bas âge, Judith se sait dotée d’un odorat surdéveloppé. Ses
proches, elle les flaire de très loin, par association d’idées : amande douce pour
sa mère, tabac froid du soir ou after-shave matinal chez papa, lavande éventée
sur les lainages de sa tante, purin d’herbe grasse dans la piaule des petits
cousins de vacances et saucisses au barbecue dès que Wanda, sa chienne,
rapplique dans les parages. Bien sûr, en arrivant au lycée, elle s’est familiarisée
avec des odeurs plus âcres ou capiteuses – lampées, suées, giclées, resucées – qui
vous lèvent le cœur longtemps après. Surtout qu’avec sa sensibilité spéciale,
Judith, quand les baisers profonds font remonter des effluves inconnus, ça lui
envahit totalement le reste des pensées et après, entre les draps, on dirait pire
que sous une cloche à fromages. Pourtant, difficile de dire le contraire : plus ça
pue, mieux ça lui plaît.
Par contre, ce qui la dégoûte à plein nez, ce sont ces gens bizarres, les « sent
rien » comme elle les appelle. Eux, ils dégagent vaguement quelque chose, un
genre de truc pas net, sauf que la fadeur, justement, y’a pas de mot précis : zéro
parfum, ni naturel ni de synthèse. Sa prof de math en seconde était comme ça,
feu le collègue de bureau de son père aussi, le fils de l’ancien concierge pareil,
bien foutu en débardeur mais bon, dommage, et même le demi-frère de Judith,
avant qu’il ne parte en pension, bon débarras.
— Peut-être que c’est pas leur faute, s’excuse-t-elle en grimaçant de dégoût,
chacun ses préjugés débiles mais moi, les « sent rien », je supporte pas, c’est des
espèces de personnes… avec personne à l’intérieur.
On dirait presque, à l’entendre, qu’ils embaument déjà le néant.

Damien a presque réussi à remonter l’Amazone en pédalo, sillonner


l’Antarctique en cyclo-tandem, survoler la Chine en montgolfière, chuter du
Niagara en élastique, parcourir les égouts de New York en canoë, traverser le
désert de Gobi en char à voile, ou réussi à échouer si près du but que ses
déboires successifs relèvent tout de même de l’exploit. Sa prochaine tentative, il
la prépare depuis six mois, à la rame, dans son appartement.
Ce ne sont pas les sponsors qui manquent, ni les fonds tirés de la vente des
images webcamisées de ses tentatives précédentes. Le problème, c’est juste cette
nouvelle fille au pair qui l’empêche de dormir, Amira, une réfugiée afghane
dont il préférerait n’avoir jamais rien su. Pauvre Damien, il a fallu que sa
femme, traductrice en langues orientales, lui retrace par le menu chaque étape
du périple d’Amira : Kaboul-Calais : 17 jours à dos d’âne ou pieds nus dans la
neige, 3 semaines dans un container resté à quai, 2 mois cadenassée au fin fond
d’un cargo, 7 jours à dériver en haute mer, 24 heures en réanimation,
1 semaine à travers une forêt de conifères, 6 heures à l’arrière d’un camion
frigorifique, 3 mois dans un ancien blockhaus, 48 heures en garde à vue pour
refus d’embarquement, 5 nuits & jours à écoper un bateau pneumatique,
20 minutes à perdre son sang dans les toilettes de l’aéroport, etc.
Abrégeons le récit, aussi désordonné qu’inimaginable, des exploits d’Amira,
ne serait-ce que par pitié pour Damien qui, déjà sujet au découragement, en
crève assez de jalousie.

Moi, Romain, 9 ans à l’époque, n’ai jamais revu mes parents depuis le
jeudi 24 décembre 1971 vers 18 heures devant la sortie de l’école élémentaire
de la rue Chapon. À l’époque, je portais une salopette en jean, un pull rouge
(avec un trou sous l’un des bras) et un anorak bleu marine. Eux, ils ont dû se
changer avant de quitter le quartier et leur fils unique. Ma mère s’appelait
Michèle et mon père Robert. Juste avant de disparaître, ils me devaient dix
francs pour les deux dents de lait de la mâchoire supérieure (prémolaires) que
je venais de perdre. Soi-disant que ma mère travaillait la nuit au tri de la poste,
pourtant elle était inconnue à cette adresse. Mon père non plus n’a laissé
aucune trace chez le Pressing de la rue Rambuteau, ni à son médecin traitant,
mais il avait deux signes distinctifs : un tatouage de scarabée sur l’épaule
gauche et une phalange manquante au pouce de la main droite. Depuis
quarante ans, les services de police m’ont mis sur des fausses pistes et j’ai dû
changer souvent de foyer adoptif, dans les environs du sud de la France.
Aujourd’hui, parce que j’ai retrouvé certaines facultés de mémoire, je suis
revenu à la case départ, rue Chapon, dans l’hôtel meublé en face de l’école.
Alors, papa et maman, si vous vous reconnaissez, n’ayez pas honte ni rien,
prenez contact au 06 60 91 13 02. Et si vous n’êtes plus de ce monde, désolé
mais trouvez un moyen de me le faire savoir au plus vite.

Guy, anciennement chargé de la rubrique Œnologie dans un quotidien


régional, ne s’est jamais résolu à changer de train de vie. Pour son propre
compte désormais, il continue sa tournée gastronomique en charmante
compagnie. Chaque soir, il abreuve la même nymphette en vis-à-vis de
confidences sur les événements déjà historiques de sa jeunesse : le XXe siècle
revu et corrigé par ses soins. Le septuagénaire se rengorge d’abord d’un « nous »
de camaraderie résistante, puis d’un « nous » d’avant-garde lettriste, puis d’un
« nous » de conjuration maçonnique, puis d’un « nous » de majesté polygame
et enfin d’un « nous » de parkinsonien éthylique, avant d’exiger illico addition,
facture et taxi, prétextant les signes avant-coureurs d’un malaise cardiaque.
À peine le temps de régler, et il s’éclipse incognito. Sur la table, son chèque
dûment paraphé, mais établi au nom d’une banque inconnue au registre du
commerce : Crédit Vinicole de France et de Navarre.
Le griveleur rentre ensuite à son hôtel, s’enferme dans la salle de bains,
s’entaille l’extrémité de l’index de sa main gauche, saigne d’une goutte à peine,
vérifie son taux de glycémie, simule au besoin un malaise, appelle sa soi-disant
filleule pour sa piqûre d’insuline d’abord et un petit câlin soporifique après.

Lucien, alias Lulu, désargenté structurel, hiberne huit mois de l’année chez
sa mère, à Nice, et revient clochardiser à Paris pour la belle saison. Travesti
d’un pantalon de pyjama rose et d’un haut de smoking, il fait au passant son
cinéma muet, par cartons interposés, sur le trottoir.

MOI VÉGÉTARIEN PAS LÉGUME

MOI TROGLODYTE EN PLEIN AIR

MOI PROVINCIAL EN PANNE SÈCHE

MOI PAPISTE ET PÉDÉRASTE

Faute de carte d’identité, il a épinglé sur le revers de sa veste un avis de non-


imposition datant de l’année 1990. En cas d’aumône humiliante, il ne manque
jamais de sortir sa propre carte bleue. Arrivée à expiration il y a vingt-deux ans,
jamais avalée depuis.
*

Au dernier rang à gauche de l’orchestre symphonique, Aline n’est jamais


coiffée pareil, en strict chignon, mèches folles, queue-de-cheval, frange au bol,
tresses latérales, brushing mi-long, ça dépend des matins, et même d’un caprice
pendant la pause, crinière en bataille soudain tirée à quatre épingles, pour
éviter la routine des répétitions. Cette harpiste virtuose, harpie tout court selon
ses ex, n’est pas moins experte en amour. Mue par des passions dévorantes – il
y a peu auprès d’un second violon, le mois dernier d’un hautbois –, elle ne
paraît jamais rassasiée. La hiérarchie des pupitres l’indiffère, du moment qu’elle
s’initie à d’autres gestuelles, sensibilités, instruments. Quant à ses teintures
intempestives – auburn, noir ébène, châtain clair, blond vénitien ou bain de
henné –, certains ont cru y deviner un code couleur qui marquerait tel
changement de partenaire. Chacun ses interprétations, mais au dernier concert,
le crâne rasé d’Aline a semé le trouble dans les rangs et depuis lors l’Ensemble
bruisse de rumeurs discordantes.
Entre autres ragots, on suppute que cette coupe « mauvais garçon » date de
sa liaison avec la plantureuse remplaçante de l’organiste ; on insinue encore que
sa tonsure trahit le traitement d’un cancer du sein ; mais le soupçon le plus
répandu, c’est que le chef d’orchestre a dû la répudier, et qu’elle se venge de
cette disgrâce en faisant la forte tête. Hypothèse assez plausible, si l’on en croit
la légende colportée par ses amants éconduits. D’après eux, les frasques d’Aline
n’ont jamais été qu’un stratagème permettant au maestro de réguler l’humeur
des musiciens, d’assouvir leur frustration ou de maintenir la pression, bref de
diriger sa troupe au doigt et à l’œil par l’entremise de cette maîtresse-femme.
Sauf que ça finissait par entamer son prestige. Au lever de rideau, dans la fosse,
sans un regard pour celui qui les menait à la baguette, c’est Aline qu’on
lorgnait de toutes parts. Il y avait concurrence déloyale, deux centres d’intérêt
pour un seul arc de cercle. Menacée d’exclusion par son mentor, elle a dû lui
promettre profil bas et abstinence, d’où son nouveau look de pénitente. Et
pourtant non, fausse piste, pas un traître mot de vrai en ces divagations.
Aline en a juste assez de faire vibrer les mêmes cordes sensibles. Sa décision
est prise : salut la compagnie ! Si elle s’est rasée la tête, c’est juste en prévision
d’un stage intensif qui débute la semaine prochaine. « Chacun cherche son
clown », c’était ainsi libellé dans la petite annonce du magazine. Ça lui a plu,
tout bêtement. En attendant, face au miroir, une fois maquillée à très gros
traits, avec sa boule à zéro et son nez rouge, elle dévisage l’inconnue qui lui fait
face, qui lui fait peur, un peu honte aussi et tellement envie.

Christian est parisianiste de province. Roturier de l’Éducation nationale,


anobli en secondes noces, et philosophe à majuscule, il en avait assez
d’alphabétiser dans le secondaire. Désormais, il règle ses comptes sur le papier.
Anticonformiste de circonstance, Christian est aussi libre-échangiste, libertin,
libertaire, libre-arbitral, libriophile, libationnel, et tant d’autres choses qui se
peuvent concevoir à partir du même radical lib (libstick y compris, sur les
plateaux télévisés). Tous ces fantômes de la liberté convergent sous sa plume à
raison d’un opus tautologique par annuité. À l’actif de ce donneur de leçons
buissonnières, on compte déjà au catalogue : Droits et devoirs de l’insoumission,
Œdipe sans complexe, Traité des humeurs émancipées, L’Inconstance expliquée à
mes ex, Au-delà de l’impropre et du sale, La Vie sans satiété, Économie de la
volupté, et, premier en date, Vertus, vices et versa (provisoirement épuisé), en
attendant le prochain Ad Libidum (sous presse).

Mauricio gagne sa vie en faisant l’embaumé devant la queue de touristes qui


serpente jusqu’à l’imposante pyramide de verre de l’esplanade du Louvre.
Comme chaque jour, il prend sa pause vers 14 heures, d’un sandwich vite avalé
puis cinq six bouffées de Marlboro rouge, avant de remettre son déguisement,
une housse noire et or renforcée de tiges rigides, figurant le sarcophage
d’Aménophis III ou IV, père ou fils, peu importe lequel du moment qu’il ne
bouge pas d’un cil.
Au pied du mort debout Mauricio, un chapeau où s’amoncelle de la menue
monnaie et ce petit carton à l’intention des passants : « Record de fixité :
3 heures 37 minutes. » Soit, à raison de deux spectacles statiques quotidiens –
sauf le mardi, les momies du musée faisant relâche – plus de 39 heures de
travail posté par semaine, pour cet ouvrier-automate modèle.

Robin a d’abord chipé un « mardi », fauché un « mercredi » puis sucé le


« jeudi » de la plaquette, et attendu tout le week-end durant qu’il se passe
quelque chose. Sa puberté allait lui ouvrir de nouveaux horizons, il se sentait
pousser des ailes. Récidivant le lundi suivant, il en rafla cinq d’affilée et mit sa
mère dans l’embarras. Avant de se coucher, elle passa une heure à chercher
partout sa pilule puis, cédant à la fatigue, se laissa posséder par le sommeil et
son fantôme de mari, l’incubant en songe ou en réalité, nul ne le sait encore.
Le lendemain, Robin est pris de nausées et d’hallucinations persistantes.
Croyant que l’heure est enfin venue de changer de sexe, il s’étire
douloureusement les mamelons pour s’inventer des seins plutôt que les
pectoraux poilus de son père. Sa mue androgyne tarde un peu, accompagnée
d’une vague érection réflexe, mais il est convaincu que son corps ne pourra
résister longtemps à cette overdose d’hormones. Et puisque la jeune femme qui
vient d’éclore en lui désire, en guise d’adieu, prendre sa verge en main, Robin
pousse plus avant ses caresses, sans se douter qu’il vient, en décyclant sa mère,
de lui faire un enfant dans le dos.

*
QUESTION : Étant donné un gardien de la paix, Rémy, censé faire 99 fois de suite le
tour de la prison de la Santé, soit 650 mètres environ, dans sa Renault 19 de
fonction ; sachant que de telles rotations automobiles doivent se répartir
équitablement sur une durée totale de 360 minutes, à quelle vitesse moyenne le
véhicule de Police est-il censé rouler ?

Tôlière d’un bar qui n’ouvre qu’entre deux et cinq heures du matin, Suzanne
y tient en respect soiffards et ivrognesses, confisquant leurs papiers d’identité,
permis de conduire ou de séjour aux endettés chroniques, racoleuses indélicates
et amateurs de rixes, les obligeant ainsi à mener le reste de leur existence dans
une semi-clandestinité.
Au-dessus du comptoir trône un portrait de Monsieur André Malraux, jauni
par trente ans de confinement tabagique. Pas de juke-box ici, juste une radio si
crevarde qu’on dirait la BBC du bon vieux temps. Dès l’aube, à l’heure où le
couvre-feu s’achève, elle inflige aux habitués du zinc l’écoute religieuse de sa
cassette fétiche : l’oraison chevrotante d’un certain Jean Moulin. Puis, avant de
fermer boutique et descendre son rideau de fer, Suzanne libère le terrible
cortège des ombres qui s’en retourne cuver ailleurs.

Barouf, bête de sexe (Ille-et-Vilaine). Mis au monde deux ans plus tôt, et il
s’appelait Zorro, Zélote ou Zébulon. L’année suivante, Confetti, Casanova ou
Coquelicot, puisque les taurillons doivent l’initiale de leur pseudo à un
calendrier alphabétique, contrairement aux orphelins d’espèce humaine qui ont
longtemps emprunté le leur au saint du jour.
Barouf a donc failli être Bouddha, Bibendum, Bizut, Blabla, Bifteck ou Baby
Boom au hasard d’un Petit Larousse compulsé à la hâte, le soir même de sa
vente à la pesée.
Dans la prairie où il rumine désormais, il a l’embarras du choix : trente-six
normandes à saillir sur-le-champ ou pas. D’autant que, toutes fécondées de
longue date par semences artificielles, sans contact physique direct, bref
inséminées sous X, aucune des vaches ici broutantes n’a jamais fait l’amour – ce
drôle de désir issu de la préhistoire génétique n’ayant plus cours chez les
bovins.

Après inventaire, le total des stocks en magasin ne correspond jamais à la


récapitulation des commandes et des ventes, loin s’en faut. Et Denise retombe
toujours sur le même manque à gagner : 11 % du chiffre d’affaires de sa
pharmacie égaré on ne sait où. Dans son bilan annuel, le comptable classe cela
sous un nom spécial : la démarque inconnue. Bien sûr, il faut considérer les
erreurs de quantité à livraison, les défauts d’étiquetage, la casse lors des
manipulations, les manigances suspectes du personnel et la cleptomanie
féminine aux rayons Soins du visage ou Régime minceur. Mais toutes causes
confondues, Denise subit pour la sixième année consécutive un préjudice
exorbitant, deux fois supérieur à la moyenne, et cela sans autre réaction qu’un
haussement d’épaule résigné.
Et comme chaque dimanche de garde, juste avant la fermeture, un jeune
type armé d’un pistolet à air comprimé exige des coupe-faim et du sirop contre
la toux en quantité industrielle, ça pourrait expliquer le trou dans sa caisse,
mais pas question d’en faire état publiquement. Denise préfère passer l’éponge
et fournir à son braqueur en passe-montagne bleu marine toujours le même lot
de stupéfiants sans ordonnance. Elle lui rappelle ensuite les doses à ne pas
dépasser, puis vide l’entier fond de caisse dans sa poche, au cas où il viendrait à
manquer. Elle sait qu’avec ça, il a de quoi tenir deux bonnes semaines. Elle en
sait des choses, Denise, et n’a pas besoin d’un comptable pour démasquer
l’inconnu qui creuse son déficit chronique.
Le voilà qui baisse le canon de son arme postiche, les yeux aussi. Elle
esquisse un geste pour l’attendrir, puis murmure à son endroit une supplique
maternelle : « Mon Jojo… tu voudrais pas essayer d’arrêter ? »
Au seul rappel de ce surnom ridicule, le fils addictif a déjà tourné les talons.

Mbo, natif de Kayes au Mali, aurait pu devenir célibataire au foyer à


Montreuil, sapeur fauché du samedi soir vers Strasbourg-Saint-Denis,
manœuvre de la main à la main pour Bouygues, revendeur de barrettes à La
Chapelle, jeûneur de sacristie à Saint-Bernard, en rétention administrative au
CRA de Vincennes, marabout contre chèque en blanc aux Lilas, assigné en
hôtel Ibis de transit à Roissy sinon black au black n’importe où en Île-de-
France, mais, faute de s’être jamais expatrié, Mbo est devenu
jeunechômeurdiplomé, en un seul mot qui, dans sa bouche, sonne comme une
onomatopée suggérant les vibrations migraineuses d’un exil intérieur.

Six mois avant de naître, ça se passait déjà en direct sur le moniteur télé,
tandis que l’échographe enduisait de gel le ventre proéminent de Magalie pour
en parcourir le relief à l’aide d’un de ces lecteurs optiques dont usent les
caissières pour déchiffrer les codes-barres. Bingo, un lot de triplés dans la poche
placentaire. Tous viables d’après l’animateur du jeu in vitro. Générique de fin
sur papier à en-tête de la sécurité sociale. Jean-Pierre, l’heureux géniteur, a déjà
quitté le studio d’enregistrement au bras de la gagnante. Ils étaient venus en
couple, ils repartent en famille nombreuse.
Le périph extérieur est fluide, silence radio dans la voiture. Jean-Pierre vient
de rater la porte de Saint-Ouen, leur porte de sortie. Celle d’après aussi. Du
coup, l’idée lui vient de pousser le bouchon plus loin, juste pour différer le
moment de rentrer. Et pourquoi pas la boucle entière, puis deux ou trois
d’affilée, en attendant que la jauge du réservoir clignote au compteur.
Cent bornes au compteur, il roule toujours, en circuit fermé, pour défouler
sa peur panique. Magalie, elle, s’hypnotise en douceur au gré des néons
publicitaires. Pour eux, c’est l’occasion rêvée, la dernière avant longtemps, de
découcher ensemble. Sans s’imaginer le moins du monde qu’ils sont loin
d’avoir fait le tour de ce périphérique et que, trois ans plus tard, il en seront
presque au même point, à bercer leur trio infernal sur la banquette arrière, une
heure de route chaque soir, porte à porte, le seul moyen d’arriver à endormir
les trois jumelles top synchro.

Phil, ex-brancardier non titulaire, a trente-six ans d’actes manqués derrière


lui. Qu’un boulot se profile à brève échéance, un chantier au noir, une place
d’intérim, le voilà qui se casse un poignet, se foule une cheville, se fêle trois
côtes, se surinfecte, se tachycardise, se furoncule, s’aphte, s’eczémate, s’édente,
se pneumonise, s’entorse, s’hypoglycémise, s’angine, s’amibe et souffre d’autres
collapsus.
Sitôt remis sur pied, il descend au coin de la rue, rejoint sa table réservée au
bistrot et, pour couper court aux moqueries des habitués, se fend d’une
plaisanterie rituelle :
— Je viens de m’asseoir sur un mois de salaire…!?
Dixit ce chômeur jamais déclaré, accidenté d’avant le travail.
*

Emmanuel, ex-témoin de Jéhovah et prosélyte d’un seul Livre, les Écritures, a


longtemps squatté en dilettante les bibliothèques publiques avant d’être engagé
à l’esbroufe dans une librairie. Fort de sa promotion, il envisage sa vocation très
littéralement. Chaque livre a sa juste place, le titre faisant foi. Querelle de Brest :
rayon Tourisme. Madame Bovary : rayon Biographie. Les Fleurs du mal :
Botanique. Histoire de l’œil : Médecine. Le Quid : Philosophie. Suicide, mode
d’emploi : Vie pratique. Et ainsi de suite, selon l’humeur de ce déclassé socio-
alphabétique.

Adrien, père de deux enfants virgule trois – en comptant sa belle-mère à


charge un tiers du temps –, perçoit net d’impôts, comme courtier en
assurance-vie, de quoi sustenter une famille de paysans mandchous jusqu’en
l’an deux mille trois cent quatre-vingt-dix-huit de notre ère. Ce n’est pas une
image en l’air, mais le fruit d’obsédants calculs mentaux. Compilateur précoce
de statistiques, l’éternel adolescent Adrien n’a cessé d’exposer son QI à tous les
télé-Quiz, tests et QCM des magazines, sans méconnaître aucun
des 38 000 mots-clefs du Quid. Génie incompris de ses proches et fumeur
compulsif, il n’existe plus que par hypothèses déclinées en séries : « Si l’on
mettait bout à bout toutes les cigarettes fumées depuis mon quinzième
anniversaire (soit 9 centimètres multipliés par 20 clopes à raison de
365 fois 1 paquet et demi pendant 22 annuités complètes), on obtiendrait une
ligne continue de 21 kilomètres, soit le chemin parcouru par une fourmi rouge
d’Afrique australe en 72 heures, soit encore la distance moyenne séparant le
lieu de travail du cadre supérieur californien de son lieu de résidence, soit aussi
la hauteur cumulée par empilement vertical de 28 tours Eiffel, soit en outre
l’écart-type entre deux accidents automobiles sur l’autoroute Paris-Lyon
pendant le week-end de la Toussaint, ainsi que la mesure obtenue par
l’étalement des intestins grêles de 336 victimes d’homicides annuels en France
métropolitaine… »
Soit, etc.
Tant et si bien qu’on n’en finirait plus de démêler l’écheveau de ces analogies
comptables. On fera seulement l’hypothèse que, parmi tant de choses égales
par ailleurs, Adrien compte pour si peu que rien.

Sur les deux cent seize employés en chômage technique depuis neuf mois, les
deux tiers sont partis ailleurs toucher leur indemnité de départ volontaire ;
d’autres, un bon quart, attendent chez eux une imminente reconversion dans
une filiale du Groupe de micro-métallurgie, implantée on ne sait où à
l’étranger. Ne restent dans l’usine qu’un contremaître et une poignée d’ouvriers
disqualifiés, tous payés à ne rien faire, sinon surveiller les machines-outils au
repos. En tout, onze gardiens ici embastillés. Le plus jeune embauché, Cyril,
supportant mal un tel farniente obligatoire, a vite trouvé la parade : une table
de réfectoire descendue dans le hall du bâtiment administratif et plaquée
contre un battant de la porte vitrée.
Il suffisait d’y penser : « Dans la vie, faut savoir rebondir, quoi ! »
Depuis lors, raquette de ping-pong en main, Cyril bosse engagement lifté ou
smash réflexe et se renvoie la balle du matin au soir. Et tant pis si, au cours de
ces parties inégales, seul contre lui-même, même en se battant point par point,
il n’y a aucune chance qu’il prenne le dessus.

Francisco portraiture à la chaîne managers en chef, leaders entrepreneuriaux


et actionnaires majoritaires. À ses débuts, il acceptait n’importe quelle parution
gratis, en couvrant backstage les concerts de rock alternatif. Ensuite, il a pigé
pour des fanzines post-new-wave, intégré au forceps des magazines néo-bobo,
avant de se faire bien voir des hebdos chic-et-nunc. Passé du trash-gratos au
glamour-strass avec succès, autrement dit du plus obscur guitar-zero au top des
patrons modèles, il n’a jamais changé de format (6 × 6), ni d’objectif (28 mm),
ni d’éclairage (double-flash latéral), ni d’axe (contre-plongée), ni de décor
naturel (façade en brique), ni de pose (plutôt pleine face que profil), tous
relookés à la même enseigne, publicitaire.

En juin 1936, Antonio, réfugié anarchiste italien, maniait le pavé sur les
grands boulevards, mais comme simple terrassier pour la voirie parisienne,
tandis que son épouse, Odette, couturière à domicile, langeait deux enfants au
foyer. Et puis la guerre a mis leur idylle entre deux parenthèses de fil barbelé.
Quatre ans de stalag plus tard, dans un bistrot montmartrois, l’ex-prisonnier
renouait avec les petites solidarités masculines du dortoir – apéros frelatés,
tabac à chiquer et belotes de comptoir – avant de s’en retourner chez lui foutre
une trempe à sa paire de gosses et rengrosser trois fois sa foutue bonne femme.
Un demi-siècle a passé. La veuve courage et quatorze fois grand-mère se
souvient du retour d’Antonio : novembre 1945, place Clichy. Pour donner
chair à son récit, Odette pantomime la scène en quelques gestes :
« Avant le stalag… il était comme ça… » (posant une main sur son cœur puis
refermant l’autre en un poing levé vers le ciel) « Après, il était comme çaaargh ! »
(enserrant d’une main sa gorge tandis que l’autre, plaquée sur sa bouche, l’empêche
de crier).

Éléna, soi-disant pauvre et célibataire, ne touchera plus le RSA. Suite à deux


courriers comminatoires et une visite de contrôle domiciliaire, on l’a radiée
pour fausse déclaration au vu d’un flagrant délit de concubinage avec un
individu salarié.
En outre, ses relevés bancaires trahissaient, dans l’année écoulée, quelques
notes de restaurants hors de prix, des emplettes cosmétiques de grande marque,
ainsi que trois voyages d’agrément par voie ferroviaire, un à Venise, deux à
Padoue, soit un train de vie incompatible avec les minimas sociaux.

Le 11 mai 1981, la police avait lancé un « avis de recherche », exploré


plusieurs pistes – mort accidentelle, passage dans la clandestinité, fuite à
l’étranger – et fini par classer l’affaire. Une année s’étant écoulée, sans autre
nouvelle, Roger, le père du disparu, sollicita auprès de l’Institut d’études
démographiques une mise en retraite anticipée. Jusqu’à cette date anniversaire,
il s’était abstenu de remettre les pieds dans la chambre de bonne, deux étages
au-dessus, où son fils s’était reclus entre seize et dix-neuf ans cinq mois et deux
semaines. Sa femme s’était chargée d’y conduire les enquêteurs pour une
fouille, infructueuse. Depuis, nul n’avait rouvert la boîte de Pandore, ni
prononcé à voix haute le prénom de l’absent.
En statisticien appliqué, le père comptait mettre deux jours maximum à trier
les affaires du fils. Mais à peine replongé dans son capharnaüm de onze mètres
carrés, il dut s’asseoir sur le bord du lit défait et resta ainsi une matinée entière
sans oser bouger. Après déjeuner, il piocha un livre au hasard dans une pile
effondrée par terre et lut cent vingt pages d’affilée du Journal (1957-1960) de
Gombrowicz. Le lendemain, il tomba sur une « aventure intégrale de Rahan »
dans Pif gadget, avant de dévorer La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars,
non sans parcourir ensuite un lot de Rock & Folk, une photocopie d’article
tirée de l’Internationale situationniste et un manuel illustré d’arts martiaux.
Puisque le poster géant de Nina Hagen venait de tomber du mur, il le
repunaisa. Un clou chassant l’autre, il se mit à fureter dans la collection de
vinyles, tomba sur un album intitulé Camembert électrique. À la deuxième
écoute, Roger se surprit à rire bêtement ; puis à goûter une cigarette indienne,
ces bidies dont un paquet mal ficelé traînait sur le bureau ; enfin à prendre ses
aises sur le matelas pour se plonger dans une vieille édition du Kâmasûtra
jusqu’au chapitre V « De la morsure et des moyens à employer à l’égard des
femmes de différents pays » –, dont chaque page, crayonnée à la mine de
plomb, s’enluminait de silhouettes féminines, esquissées d’un seul trait jusqu’au
nombril, gommées au-delà.
Avec le temps, Roger se mit à sauter deux repas conjugaux sur trois et à faire
chambre à part, là-haut. Depuis qu’il avait découvert dans Le Livre du Ça d’un
certain Grodeck ce passage souligné au stylo bic violet – « Le nouveau-né
pratique la masturbation l’adolescent recommence et fait curieux quand on y
réfléchit l’homme mûr et la femme âgée s’y remettent. Entre l’enfance et la vieillesse
se place une période où l’onanisme disparaît la plupart du temps. » –, il recopiait la
moindre annotation sur un cahier d’écolier. Sortis de leur contexte et mis bout
à bout, ces commentaires racontaient sûrement quelque chose en pointillé, une
histoire mentale dont le père du fils va s’efforcer de combler les manques, en
prenant son temps, tout le temps qu’il faudra, pour mûrir ses propres
observations dans la marge.
Plus de vingt ans ont passé, en ce bain de jouvence. Aujourd’hui, il se sent
bien dans cette peau-là. D’un moment à l’autre, Roger s’apprête à disparaître.

Rentier à particule, le dilettante Simon n’aurait pas eu besoin de devenir


stewart pour voyager où bon lui semble, mais ça lui offre les commodités d’une
couverture sociale, sans éveiller les soupçons. Il compte déjà onze mille heures
de vol, et autant d’escales qui coïncident avec un certain calendrier
géopolitique. Ici, il a facilité l’expatriation sous escorte d’un président déchu ;
là, aperçu la maîtresse d’un chef d’État en villégiature discrète ; ailleurs, veillé
au chassé-croisé des limousines d’un ballet diplomatique ; et plus récemment,
porté les valises diplomatiques d’un émissaire proche-oriental.
Partout, il a toujours été où il fallait être, d’une zone de transit l’autre, dans
l’ombre des grands de ce monde, mais on n’en saura pas plus. Depuis l’âge de
sept ans, Simon est en mission télépathique avec des puissances occultes. Agent
secret de son propre chef.

Jeanne est la dernière habitante d’un village fantôme situé à moins de huit
hectomètres des pistes de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. De la fenêtre de
son pavillon, le seul à n’être pas obstrué de parpaings, on la voit souvent semer
du grain par poignées et s’attirer la compagnie des étourneaux qui profitent du
moindre réacteur des zincs avoisinants pour y couver, nourrir et parfois laisser
rôtir leur progéniture.
Justement, il y a quelques années, un charter a pris feu au décollage par la
faute de ces volatiles clandestins, aspirés en trop grand nombre dans les
turbines. Depuis ce funeste accident, Jeanne, déjà bouchée d’une oreille,
entend si mal avec l’autre que ses huit canaris en cage, pourtant tous « de sexe
mâle, garantis chanteurs », peinent à la distraire.
Quant à sa future expulsion, plus de souci, elle sera bientôt relogée, non loin
de son ancien domicile comme prévu par la loi, au sixième étage d’un Centre
de rééducation fonctionnelle pour sourds et muets qui vient d’ouvrir ses portes,
à deux pas d’ici.

Après virement de son salaire, Patrice retire 450 euros en liquide au


distributeur, soit l’exact montant de la pension alimentaire que, manque de
chance, il oublie souvent de verser. Liasse en poche, il entreprend alors la
tournée des buralistes du quartier, puis rentre chez lui, verrouille à triple tour,
débranche le téléphone, scotche un drap sur chaque fenêtre et, dans la
pénombre retrouvée de lui-même, dispose sur les 28 m2 de sa surface au
sol 450 coupons à gratter, sans deviner qu’un jour la Française des jeux lui
supprimerait ses Morpions préférés.
Son studio ainsi couvert, dessus-de-lit excepté, Patrice se perd en oniriques
calculs sous la couette. Au réveil, le compte à rebours commence. Il en gratte
cinq d’affilée, se concède une pause cigarette, en regratte une demi-dizaine et
ainsi de suite jusqu’au dimanche soir. Ce passe-temps, il ne peut se l’offrir
qu’un week-end par mois, les trois autres étant consacrés, par décision de
justice, à la garde de ses enfants.

Vers trois ans et demi, Didier croyait que, dans la maison dont l’escargot
porte la charge sur son dos, il y avait une gazinière, un frigo, quatre chaises,
une table et, à l’étage, un lit double où le gastéropode peut hiberner tranquille.
Sans jamais abandonner tout à fait cette intuition, il avait fini par sortir de sa
coquille, dire au revoir à sa mère-grand Mathilde et quitter le hameau de
Bourgogne où reposent ses parents et leurs six pieds sous terre, pour s’habiter
soi-même à Paris, comme un loup solitaire, dans un meublé sordide, puis sur la
mezzanine d’un loft désert, puis au deuxième palier d’un squat d’artistes
bruyants, et enfin, sous le coup d’une pneumonie, de retour au bercail. Et là,
bien au chaud dans sa chambre d’avant, Didier reçut de sa mamy chérie cette
tardive confidence : elle croyait encore, au soir de ses noces, que les nouveau-
nés viennent au monde, soit dans un chou-fleur, soit entre les pétales d’une
rose.
La nuit suivante, comme Didier était en proie à une violente poussée de
fièvre, Mathilde appela un médecin. Plus il toussait, en maudissant le docteur
SOS qui allait venir lui prendre son pouls, son urine, son sang et lui tâter on ne
sait quoi sous la peau, plus il se persuadait, en son château fort intérieur,
qu’aucun de ces prétendus organes ne l’avait jamais habité, qu’il n’était qu’un
pur souffle de vie, un courant d’air, du vent.

Anne quitte son banc de montage où elle vient de recouper une bande-
annonce partouzarde, d’après dix heures de rushes : gros culs zoomés ci-devant
derrière, queues agitées bord-cadre, contre-plongées mammaires, changement
d’axes et de partenaires, grandes focales et petites lèvres fondues au noir
pubien… Techniquement, le porno-hard, ça aide pour les faux raccords.
N’importe quel plan fait l’affaire, une fois mis bout à bout.
Minuit passé, il bruine à la sortie du studio, autant prendre un taxi. L’œil
rivé sur le rétro, le chauffeur dévisage sa passagère. Il a comme un doute. À se
demander si ce ne serait pas Isabelle Huppert, la rouquine qui bâille dans son
dos. Du coup, il manque de brûler le feu suivant. Anne s’ensommeille sur la
banquette arrière. L’autre cultive des yeux son dilemme, s’hypnotise à force
d’hésiter entre star et sosie, puis s’assoupit à son tour. Le même feu repasse
pour la énième fois au vert, puis au rouge…
Puis vert, puis rouge… Puis vert, puis rouge… Puis vert, puis rouge…
Aux aurores, le chauffeur du taxi finit par émerger, encore sous le coup de
son cinéma intérieur : sans doute une scène d’amour torride dans un cabriolet
décapotable. À peine a-t-il le temps de déchanter qu’il aperçoit sa belle
endormie, fait la part du songe, remet le compteur à zéro et, comme si de rien
n’était, réveille sa cliente en sursaut.
— Alors où que c’est qu’on va mademoiselle Hupp…?

Faire partie du décor, c’est le lot quotidien de François, gardien de musée au


département des Arts premiers. Depuis deux mois, plante verte le long d’une
enfilade de totems en bois sculptés, il s’en branle de l’art inuit, nègre ou
précolombien. Hier soir, il a dessiné au feutre rouge une centaine de bites
élémentaires sur le papier peint du studio que sa déesse incarnée, Judith, sans
exposer ses propres motifs, menace de déserter.

« Imaginez-vous que, depuis la naissance de ma fille, six ans avant l’an 2000,
le monde aquatique a perdu 19 % de ses récifs coralliens, et c’est loin d’être
fini, puisque dans dix ans, mon fils viendra juste d’atteindre sa majorité et là,
c’est 15 % des mêmes récifs qui vont encore disparaître. Alors voyez, dans ma
tête, le troisième enfant, c’est plus tellement à l’ordre du jour. Et puis l’idée de
la famille au grand complet, avec la photo sur la carte de réduction, c’est le
divorce assuré, une fois sur deux, non ? Tout bien réfléchi, je préfère arrêter les
frais, ça suffit comme ça, d’ailleurs un môme, tant que ça n’existe pas, c’est
abstrait, ça peut pas manquer vraiment, surtout vu l’état de la planète, et des
rapports de moins en moins humains. Bon, dans le doute, s’il faut cocher
quelque chose, ben, mademoiselle, mettez sans opinion… », conclut
l’insondable Vincent – père célibataire sans emploi, fumeur repenti de moins
de 50 ans, etc. – avant de prendre congé de l’enquêtrice.

Ni vautré par terre, ni assis en tailleur, ni adossé à un mur, mais piétinant sur
place, Florent fait la manche devant la bouche de métro Arts-et-Métiers. À y
regarder de plus près, il décrit invariablement sur le trottoir deux boucles en
circuit fermé, comme l’hélice d’un de ces biplans qui, bien avant les moteurs à
réaction, portaient aux nues les as du looping, alors que lui, Florent, cloué au
sol, exécute ses grands huit au ras du bitume, bras crispés sur un levier de
pilotage imaginaire, héros déchu qui plane à l’éther depuis que l’héroïne l’a
dézingué.
Considérée de plus loin, disons à travers les grilles d’un square, la démarche
torve de Florent coïncide plutôt avec l’éternel retour ellipsoïdal des grands
fauves sur eux-mêmes, qui peut s’observer dans n’importe quelle ménagerie. En
captivité, le lion ne cesse de parcourir une double virevolte qui épuise l’espace
vital de sa cage. Mais, sitôt lâché dans le périmètre herbeux où il batifole à la
belle saison, ce lion ne change pas d’itinéraire, comme si des barreaux invisibles
bridaient encore sa liberté et le condamnait à faire des Z entre les deux O de sa
condition zoologique. Hors les 8 mètres carrés de sa chambre de bonne,
Florent revient indéfiniment au même : ∞

Juré craché, de son premier séjour en colonie de vacances, Adèle ne


dévoilerait rien à ses parents. Du haut de ses neuf ans, elle allait contrer leurs
questions oiseuses par un haussement de sourcils, une moue évasive, un soupir
narquois, et puis : « Pas touche, c’est mon intimité ! » ; ou bien : « Ça, c’est
plus de votre âge ! » ; ou encore : « Ben quoi, ça vous regarde pas ! ». Inutile
d’insister, on n’en saurait pas plus. Seul l’appareil photo jetable, glissé in
extremis dans son sac de voyage, finirait par trahir son vœu de silence.
Après développement de la pellicule, on compte 15 prises « non facturés »
sur 24, dont 9 d’un noir presque opaque et les 6 autres d’un flou vivement
coloré. Outre ces clichés plutôt abstraits, on distingue 2 silhouettes d’adultes à
contre-jour, 1 queue tire-bouchonnée de cochon flashée de trop près,
1 autoportrait accidentel des pieds nus d’Adèle, 1 plat de frites assailli de doigts
graciles, 3 pierres tombales moussues en contre-plongée, 2 uniformes de
policiers vus de dos et 1 petit Roumain portant en bandoulière son accordéon
devant la porte vitrée du buffet de la gare de Calais.

*
C’était au temps du service militaire obligatoire. Convoqués au fort de
Vincennes, les futurs appelés du contingent planchaient sur des tests
d’intelligence. Premier problème à résoudre : une corde serpentait entre une
douzaine de poulies. Dans quel sens fallait-il tirer pour soulever la tare de dix
kilos lestant l’autre extrémité ?
Yves Pagès (ce n’est pas moi) lorgnait discrètement la copie de son voisin de
table et exact homonyme Yves Pagès (celui-là, c’est moi) qui, tout aussi perplexe,
préférait s’en remettre au hasard pour cocher sa réponse. Issus de la même
classe d’âge, les deux Yves Pagès (lui et moi donc) avaient préparé leur coup de
bluff à l’avance, chacun le sien, sans concertation préalable, faute d’avoir jamais
eu d’autres occasions de se connaître (lui c’est lui, moi c’est moi).
Muni d’un certificat médical détaillant mon passif mélancolique,
claustrophobe et à deux reprises suicidaire, ainsi qu’une récente cure de
désintoxication, sans préciser de quoi d’ailleurs, je me contentais, face au
psychiatre, de regarder fixement mes chaussures. L’autre Yves Pagès, lui,
souffrait vraiment de quelque chose, d’amblyopie. Son œil gauche, quoique
sans lésion apparente, s’était déshabitué à voir tandis que le droit corrigeait
pour deux. Sitôt dépistée, ladite maladie devait lui valoir réforme immédiate –
l’armée ne souhaitant pas débourser une pension d’invalidité à une ex-recrue
rendue aveugle par quelque dommage collatéral. Sauf que cet alter ego, trop
heureux d’être appelé sous l’uniforme pour quitter son trou familial, avait
appris par cœur les lettrages décroissants du tableau ophtalmique et comptait
réussir l’examen en récitant sa petite leçon : dix sur dix aux deux yeux. Manque
de chance, il a dû sauter une ligne. Et à l’arrivée : tout faux.
En quittant le casernement, les deux exemptés d’office (moi et pas moi, côte à
côte) rejoignent en silence la bouche de métro. L’un est au désespoir, condamné
à rentrer chez lui bredouille, l’autre ravi d’avoir obtenu sa réforme P4. Motus
sur le quai, plus question de s’échanger un clin d’œil ou de contrefaire l’idiot.
Dans le wagon, il leur reste six stations à se regarder en chiens de faïence.
*

Fabrice, chauffeur de salle pour talk-show télévisés, explique la règle, brandit


des cartons pour faire applaudir, faire valoir, faire taire, et toujours faire
l’unanimité. Allez, quelques blagues tant qu’on y est, histoire de gagner du
temps avant la prise d’antenne, tout en décrispant le panel des endimanchés
sur les gradins.
Bouffon sans visage ni renom, il est son meilleur public. Le premier à s’en
tordre les boyaux, cloîtré depuis onze ans dans la chambre d’échos de ses rires
synchronisés. Toujours plié en deux, Fabrice ! Ce qui ne va pas sans
conséquences physiologiques. Eh oui, sacré Fabrice ! Ses spasmes professionnels
ont développé chez lui une hypertrophie musculaire chronique. Tout lui fait
ventre, comiquement parlant, à force d’endurcir sa ceinture abdominale. À tel
point que ses appareils urinaire et digestif, atrophiés d’autant, ont perdu leur
fonction naturelle. L’un dans l’autre, selon le principe des vases communicants,
Fabrice se meurt de rire.
RÉPÉTITION GÉNÉRALE
Interdit d’interdire ?

On ne compte plus les polars qui célèbrent Belleville et son Paris populaire
en voie de délocalisation. Là, dans les cages d’escalier, il arrive qu’on tombe
encore sur cet écriteau : « Défense de cracher ». Cette prohibition date du début
des années 1920 et des premières campagnes d’hygiène contre la tuberculose.
Pour les fumeurs bronchitiques non repentis, la consigne est difficile à
respecter.
Qu’on se rassure, un laboratoire de technologies sécuritaires vient de mettre
au point un dispositif d’identification génétique à partir d’un échantillon de
salive. Celui qui désirera entrer dans un immeuble équipé d’un tel appareil,
crachera donc dans une pipette pour faire connaître son code-barre ADN.
Michel Foucault aurait sans doute goûté le sel biopolitique de ce renversement
des usages : le crachat obligatoire.
À nouvelle époque, nouvelle philosophie : nul n’entrera dans le XXIe siècle
sans avoir craché, à lieu et heure fixes, sur d’anciens interdits. Quand la
transgression s’inverse en norme. D’autres inventions s’apprêtent à nous
simplifier la vie : le portique à détecteur optique sondant l’individu entrant
d’après la dilatation de ses pupilles ; l’interphone à reconnaissance vocale ; sans
parler du détecteur de fumées tabagiques et bientôt d’autres odeurs suspectes ;
ou du test soit urinaire soit sanguin facilitant déjà, aux USA, le tri à
l’embauche des employés drogués ou de santé fragile ; et enfin du très classique
scanner d’aéroport procédant à une fouille virtuelle, sans contact physique.
Everybodies under control ?
Certains, aveuglés par la nostalgie résistante, auront tôt fait d’invoquer une
régression tyrannique, sinon un fascisme bis. Ces techniques n’ont pourtant
plus rien de commun avec les pratiques de la censure, de l’enfermement et du
châtiment. À force de se prendre pour une autoroute, le nouveau monde
abolira sous peu tous les sens interdits. Pour mettre quoi à leur place ? Des
péages.
Y a-t-il un rapport entre les appareils suscités ? À bien y réfléchir, il y a plus
encore : ils ont intériorisé d’un seul coup nos cinq sens l’ouïe, la vue, l’odorat,
le goût et le toucher.
Nietzsche avait baptisé l’État « le plus froid des monstres froids ». La guerre
froide économique risque d’enfanter d’autres monstres, des monstres de
sensibilité.
L’homme-burger

Quiconque entre dans un fast-food peut y lire cet Avis aux populations :
« La signature officielle Viande Bovine Française s’appuie sur un système
d’identification individuelle des bovins nés en France. Elle certifie : 1 /
L’origine 100 % française de la viande hachée ; 2 / Un système de marquage fiable
des bovins ; 3 / Un cheptel de bovins nés et élevés en France. » Imaginez que, ayant
hâtivement vidé une bouteille de brouilly, vous lisiez par erreur « étranger » au
lieu de « bovin ». À cet instant précis, quoique improbable, vous aurez sous les
yeux l’exact résumé des arrière-pensées qui depuis vingt ans caractérisent nos
législations sur l’immigration. Car désormais, entre le droit du sol et celui du
sang, les lois du commerce agroalimentaire ont fait jurisprudence : voici venu
le droit de la viande, « née », « élevée », « marquée » et « hachée » en France.
Ce nationalisme culinaire date, on le sait, de la crise de la « vache folle ». On
avait poussé l’industrialisation de l’élevage au-delà de ses limites sanitaires : en
gavant les super-vaches de top-protéines issues d’autres vaches extra-mortes.
L’épidémie qui s’ensuivit, loin de conduire chaque État à remettre en cause son
productivisme maladif, servit de prétexte à divers embargos, sur fond de
xénophobie. Ainsi, dès mars 1996, toutes les boucheries françaises bardèrent
leur barbaque de petits insignes tricolores. Cette année-là, l’Europe ressemblait
à un cadavre, dont chaque membre réclamait son espace à la fois vital et
posthume.
À ce propos, faute d’autopsie concluante, on n’est jamais parvenu à
identifier le mal qui causa la mort de Lénine en janvier 1924. Certains parlent
d’artériosclérose, d’autres de syphilis. Personne n’a jusqu’ici osé l’hypothèse
sacrilège. Lénine aurait contracté, peu après 1914, la tremblante du mouton
qui, repérée chez l’ovin dès 1730, se transmet tant à l’homme qu’aux bovidés.
Même diagnostic : chute des poils, amaigrissement, paralysie… Mais surtout :
perte de l’instinct grégaire et dépérissement du système (nerveux) central. Ces
deux derniers symptômes constituant l’essence originelle du communisme.
Mentalité d’assistés

Déjà treize ans que le nord de la France abrite la plus grande chaîne
d’embouteillage de Coca-Cola dans le monde. Un autre centre, non loin de
Marseille, pourvoit à la gazéification du même soda. Ces deux usines,
construites sur des sites industriels sinistrés, ont été négociées contre
exonérations fiscales et sociales. En effet, toute entreprise s’installant dans ces
« zones franches » profite de diverses ristournes et d’avantages en nature. Ainsi
la firme étasunienne précitée a-t-elle économisé plus de quatre milliards
d’impôts sur les bénéfices en offrant un salaire minimum à moins de quatre
mille autochtones de ces environs défiscalisés. On aura vite fait de calculer
combien la collectivité a dépensé – ou manqué de gagner – par poste de travail
créé. Mieux vaut en rire qu’en pleurer. À condition que cette pratique soit
désormais rebaptisée pour ce qu’elle est : une œuvre de charité. Le parc
Eurodisney ou la FIFA – association supervisant le Mondial de football – ont,
plus récemment, obtenu des infrastructures gratuites et autres baisses des
charges sociales. Combien ne ferait-on pas payer aux contribuables pour
soustraire chaque mois un futur chômeur aux statistiques ? Bref, pour sauver,
même à perte, un emploi. Que le paradoxe soit plaisant ou pas, il faut se rendre
à l’évidence : le salarié moderne est moins rentable qu’il n’y paraît, toute
subvention étatique mise à part. Son employeur est, au bout du compte,
beaucoup plus assisté que ne l’est le si décrié allocataire des minima sociaux.
L’Assistance publique fut fondée pour secourir veuves et orphelins ; et, en
temps de guerre, la cohorte des mutilés. Ses usagers, amputés d’un membre de
leur famille – ou d’un membre tout court –, recevaient une compensation à ce
manque primordial. On ne cesse aujourd’hui d’inclure métaphoriquement les
chômeurs dans ce cas particulier – ils seraient veufs, orphelins ou invalides
parce que privés d’emploi –, tout en stigmatisant leur mentalité d’assisté.
C’est déraisonner que de nous faire croire qu’un emploi salarié pourrait nous
manquer autant qu’une jambe gangrenée ou une défunte maman. Quant à
l’esprit de mendicité, c’est au patronat qu’on devrait l’imputer, lui qui absorbe
la plupart des fonds de l’Assistance publique, non sans traiter de faux-
chômeurs ceux qui s’activent par eux-mêmes, s’entraident au black et refusent
de porter le deuil du plein-emploi.
Philosophie de cuisine

Nietzsche vantait chez la vache un don spécial de rumination. Les Français


sont de cette espèce-là, sauf qu’ils ruminent à voix haute en mâchant, ou
plutôt, qu’ils parlent, la bouche pleine, de ce qu’ils sont en train de manger.
Autrement dit, ils digèrent une seconde fois, en paroles, leur nourriture. Nulle
métaphore ici, mais l’entrelacement de deux goûts complémentaires :
gastronomie et conversation. Mais avec l’essor fulgurant de l’industrie
agroalimentaire – projet d’essence soviétique parachevé aux USA – est venu le
temps de la diététique, cette science florissante qui a donné lieu à plus
d’expérimentations en 1997 que la seule génétique. Les magazines, vulgarisant
ses découvertes majeures, se plaisent à en déduire chaque année un menu
standard. En voici un du dernier chic : le matin, thé vert et lait de soja ; le
midi, blanc de poulet et salade de soja ; le soir, fruits et pâte de soja. Le tout
accompagné d’un peu de riz complet cuit à l’eau minérale. Parmi ces produits
conseillés, aucune référence à des plats traditionnels puisque, du point de vue
de la nutrition moderne, ne compte que « l’apport calorique » élémentaire. Dès
lors, autant prendre chaque repas sous forme de levures, céréales enrichies et
autres cocktails vitaminiques selon un dosage programmé. D’après les
statistiques, cela nous éviterait même cancer et infarctus.
Pour les cliniciens d’arrière-cuisine, manger n’est donc plus un art-de-vivre,
mais un traitement pour ne-pas-mourir. D’où leur posologie énergétique qui,
faute d’éterniser dans l’instant les plaisirs de la table, tente désespérément de
repousser l’échéance biologique, bref de créer dans nos frigidaires les conditions
d’une immortalité relative. Autrement dit : nous couper l’appétit dès le plus
jeune âge – et tous les désirs bavards qui vont avec – pour végéter sur terre le
plus longtemps possible. À moins qu’une infirmière – comme celle ayant
écourté l’agonie d’une trentaine de grabataires dans un hôpital de Mantes-la-
Jolie – ne nous injecte enfin la dose fatale.
Dans Le Mépris, Jean-Luc Godard avait déjà exprimé, en un aphorisme
provocant, le paradoxe qui hante nos sociétés de consommation : « Être
immortel et puis mourir. » Aux deux extrémités de cette survie sous contrôle
médical : diététique & euthanasie.
Papier recyclé

Pour le libraire blasé, les rentrées se suivent et se ressemblent. En moyenne,


près de 500 fictions francophones publiées entre septembre et octobre. Les
neuf dixièmes se vendront à moins de mille exemplaires. C’est un secret de
Polichinelle, le livre se rentabilise ailleurs, aux rayons « scolaire », « dico » ou
« guides pratiques ». Le monde de l’édition n’en a pas moins besoin d’un ersatz
d’agitation intellectuelle, avec ses fausses polémiques et ses gloires éphémères. Il
doit aussi, comme toute entreprise, s’incarner humainement. D’où ces
émissions de télé où les auteurs, soit sexy soit franchement laids, vont résumer,
comme en play-back, la petite intrigue standard de leur grande œuvre. Chacun
y joue son jeu de dupe et perpétue ce commerce de vanités. Quelques
mauvaises langues préfèrent se donner le beau rôle en critiquant le favoritisme
éhonté de tel critique envers tel écrivain, sinon la connivence publicitaire de tel
journal avec tel éditeur. C’est encore prêter beaucoup d’importance à une
littérature qui, d’un point de vue comptable, est au livre ce que, en matière de
mode, la haute couture est au prêt-à-porter : une griffe de luxe permettant
d’écouler en sous-main la masse des produits dérivés.
Depuis quelque temps, de grands éditeurs parisiens usent d’un leitmotiv
pour dévaloriser certains manuscrits : « trop écrit », sinon « trop littéraire », et
même – comble du mauvais goût à leurs yeux – « trop de mots ». Aussi
paradoxal que cela puisse paraître, seule la haine du style fait l’unanimité en ce
milieu, devenu, à force de stratégies commerciales, l’avant-garde de l’anti-
intellectualisme primaire. Ce phénomène correspond sans doute à une
inversion des rôles dans le processus même de l’écriture. Longtemps, les
écrivains, s’improvisant chroniqueurs ou reporters, ont trouvé dans la presse
quotidienne un débouché lucratif. Aujourd’hui, suivant un mouvement
contraire, la plupart des journalistes compilent, délayent ou romancent leurs
précédents articles en épais volumes1. Sont-ce encore des livres ou les numéros
hors-série d’un quelconque magazine ? Difficile à dire. Si bien qu’on ne peut
que se rendre à cette évidence littéralement matérialiste : toute l’économie
éditoriale n’est plus qu’une immense usine à recycler du papier journal.

1. Et comme nul n’est jamais mieux servi que par soi-même, précisons que le texte ci-dessus, ainsi que la
plupart de ceux réunis sous l’appellation « Répétition générale » sont le fruit d’un recyclage éhonté,
puisqu’ils ont déjà été publiés, quoique sous une forme très différente et dans une autre langue (l’italien),
par le quotidien Il Manifesto durant l’année 1998.
Le culte de la croissance

Chez l’homo erectus, la masse corporelle se stabilise à la fin de l’adolescence,


tandis que son stock de cellules nerveuses va s’amenuisant. Seuls le nez
continue à s’allonger – pas seulement celui de Pinocchio – et les oreilles à
s’élargir, comme pour mieux tirer les traits du visage et y mettre en relief
l’ultime grimace de la vieillesse. Face à ces contraintes anatomiques, l’humaine
condition bute depuis toujours sur cette question : y a-t-il une vie après la
croissance ? Autrement dit : que faire de son existence une fois qu’on a cessé de
grandir, en apparence ?
Dans les cauchemars pour adultes de Lewis Carroll, il suffit d’absorber une
gorgée de telle lotion pour croître ou décroître et, in fine, risquer de se noyer
dans l’océan de ses propres larmes. À cette irrésistible pulsion infantile – qui
voudrait qu’on ne s’arrête jamais de « grandir », se dépasser et changer de
peau – l’industrie pharmaceutique a depuis une décennie apporté sa réponse :
les hormones de croissance. Ses cobayes en milieux sportifs, entendez les cyclistes,
en font aujourd’hui la triste expérience. D’une année sur l’autre, tel coureur a
pris deux pointures, tel autre la bosse vertébrale du grimpeur. Et, à force d’être
sculptés chimiquement au gré des Tours de France, ils ont gagné un ou deux
kilomètres à l’heure, en moyenne. Comble de vanité, ils payeront bientôt, d’un
cancer ou d’une thrombose, l’illusion éphémère d’avoir fait reculer les limites
morphologiques de nos très relatives puissances. Les mêmes et leurs supporters,
Viagra aidant, banderont plus dur ou plus longtemps, sur ordonnance. Et
finiront, selon le destin des machines à remonter le temps corporel, au service
après-vente des réparations, chez le technicien génétique : tellement rajeunis
que précocement séniles.
Du mythe progressiste, le XXIe siècle ne conservera à coup sûr que ce mot
d’ordre d’éternels adolescents : Vive la croissance. L’économie à venir ne tient
déjà plus qu’à ce doping de dupe, ces érections factices, bref ce body building
universel. Tant il est difficile de s’habituer trop jeune à vivre dans un corps
définitivement imparfait sans espoir d’en changer. Bref, à goûter les fruits d’un
prétendu âge d’or qui ne refleurira jamais.
Parions que ce genre d’angoisse métaphysique sera sous peu la principale
valeur cotée en Bourse. Avis aux biochimistes amateurs : vous êtes déjà nos
maîtres et bienfaiteurs.
Baptêmes publicitaires

Qu’incarne le publicitaire, sinon le nouvel encyclopédiste de cette fin de


siècle ? Arrière-petit-filament de l’esprit des Lumières, il est apprenti
économiste, freudien en dilettante, sociologue par intermittence, probabiliste
neuf fois sur dix, statisticien par manie et spécialiste occasionnel en d’autres
matières plus hybrides : ethnologue des dessous vestimentaires, météorologue
du chaud-et-froid œdipien, historien des mœurs hebdomadaires, astrologue des
espaces télévisuels, botaniste du psychisme végétatif, géographe des surfaces
anatomiques et maquignon des transgressions culturelles. Armé de ces savoirs
polyvalents, le publicitaire positive les conditions de vie de l’espèce humaine
selon un pragmatisme éclairé. Il réconcilie les appétits de l’âme et du corps que
l’obscurantisme religieux avait trop longtemps mis en état de discorde. Il
réhabilite le goût inné de la dépense et déleste de sa mauvaise conscience le
cortex de l’acheteur compulsif qui sommeille en nous. Depuis « la mort de
Dieu » (et l’essor corollaire des sciences humaines), il occupe la place vacante
du démiurge universel régissant nos pulsions d’achats. Lui seul – à l’image du
Créateur – a le pouvoir de faire naître la chose rien qu’en la nommant : « Que
le Lumière soit. Et la Lumière fut ! » Tel fut aussi le destin des marques
déposées du Saint Esprit : Adam®, puis Ève®…
Et aujourd’hui plus que jamais, selon les divins procédés du brainstorming
moderne, Axa, Mégane, Xantia, XS, Naf Naf et quelques milliers d’autres
copyright mnémotechniques prêtent vie à un parfum, un caleçon ou une
automobile. Chaque appellation est d’abord passée au crible d’un ordinateur
qui sonde la force symbolique de tel ou tel agencement alphabétique. Et c’est
ainsi que, moins nos vies semblent faire sens, plus elles surfent sur de nouvelles
vagues de signifiants, petits noms propres surgis ex nihilo qui meublent nos
mémoires d’une seconde famille d’objets familiers. L’inconscient consumériste
est « structuré comme une novlangue », aurait dit Lacan.
Mais pourquoi a-t-il fallu qu’un publicitaire, traître à son devoir néologique,
baptise la première bagnole du troisième millénaire, conçue par les ingénieurs
de chez Citroën, de cette signature d’emprunt, Picasso ? Et pourquoi pas
Guernica, pour le même modèle, un peu cabossé, d’occasion. Alors qu’il aurait
suffi d’appeler Dada cet urinoir à quatre roues, pour consacrer la revanche des
créatifs standards sur les détournements subversifs d’un Duchamp ou d’un
Pica… bia.
Licenciements exemplaires

À la toute fin du siècle dernier, l’armée française, en voie de


professionnalisation, a abandonné l’ancienne méthode de conscription
nationale. Ce dégraissage, qui n’eut rien à envier aux restructurations du
secteur industriel, impliquait une sorte de lock-out sans équivalent dans
l’histoire du capitalisme made in France. Jusque-là, ladite entreprise d’État
imposait aux jeunes générations successives un service de travail obligatoire
d’une année en échange d’une rétribution mensuelle égale au dixième du
salaire minimum. Il était évident qu’elle finirait, comme n’importe quelle
boîte, par appliquer un programme de licenciement collectif qui intègre les
innovations techniques, les gains techniques de productivité et la division plus
rationnelle des tâches. Rien que de très banal, donc. À ceci près que ce
« dégraissage » – le plus massif des trois dernières décennies – n’a pas été
envisagé hors du contexte trompeur d’une querelle pseudo-patriotique : pour
ou contre la dénationalisation d’un symbole républicain. Pourtant, le champ
clos du monde militaire aurait pu servir de modèle socio-économique pour les
défenseurs acharnés du plein-emploi. Où, sinon dans ces vastes casernes, a-t-on
jamais vu à l’œuvre un tel exemple vivant du labeur pour tous ?
Eh bien non, nul n’a osé appliquer à ce domaine d’exception les arguments
rituels de la gauche crypto-sociale – le « droit au travail » – ou de la droite néo-
libérale – la « réduction des coûts du travail ». C’est grand dommage. En se
fondant sur ce cas précis – la compression du personnel soldatesque – de vieux
débats s’en seraient trouvés rajeunis. Et pour cause. Les premiers concernés –
ces centaines de milliers de bidasses virtuels renvoyés à leur statut de chômeurs
réels – ont paru plutôt contents d’échapper à douze mois de corvées sous-
payées. Une fois n’est pas coutume, la perte d’une « perspective d’emploi-
formation » a plongé la plupart d’entre eux dans une discrète mais contagieuse
jubilation. Il est assez rare que le refus instinctif d’être enrôlé, discipliné et
hiérarchisé au service d’un simulacre d’activité contre-productive s’exprime de
façon aussi sereine et claire. Reste à espérer qu’à l’avenir d’autres secteurs du
travail mortifère ou inutile connaîtront une semblable exemption générale.
Flux tendus

Il est admis statistiquement qu’un individu de sexe mâle


connaît 50 000 érections durant son existence. Moins de 10 % de ces brusques
afflux sanguins irriguant la verge donne lieu à un coït – sinon à une éjaculation
solitaire. Ainsi, neuf fois sur dix, celui qui bande se sent-il traversé par une
émotion diffuse, sans passage à l’acte sexuel. Cette humeur érectile n’est
d’ailleurs que la partie immergée d’un iceberg : le bloc de désir qui dérive en
nous 24 heures sur 24. Excusez la froideur de la parabole. Disons plutôt que
tous les appétits n’ont pas pour seule fin d’activer le petit ressort qui redresse
l’appendice génital de l’entrejambe masculine. Loin de là. Comme le dit un
proverbe chinois : « La main du sage montre la lune, l’imbécile regarde le
doigt. » Confondre le désir – et le système lunaire de ses marées – avec une
érection passagère – comme un doigt pointé vers le ciel – c’est manquer
l’essentiel.
En cultivant ce même malentendu, les rumeurs publicitaires concernant la
récente commercialisation en France du Viagra sont faites pour susciter les
pires effets secondaires. À force d’élargir « le cœur de la cible » de ses
consommateurs potentiels, les promoteurs de ce bluff pharmaceutique ont
sciemment laissé croire que ce médicament agirait bien au-delà de son réel
pouvoir. Au bout du compte, cela n’a fait que renforcer un terrible préjugé :
l’identification de toute activité désirante chez l’Homme (pour sa moitié
masculine) à la force de travail de son pénis.
On m’objectera que, sur un autre champ – économique –, il y a bien
longtemps qu’on a réduit l’idée même d’activité à la somme des forces de
travail rétribuées. Justement, c’est en usant des mêmes procédés culpabilisants
qu’on a dévalorisé, chez l’immense majorité des chômeurs, l’envie de
s’employer eux-mêmes sans émulation lucrative. Qu’on a mis au rayon des
pertes sans profit tout ce qui demeure clandestinement productif dans leur
existence. Et qu’on a ainsi pu tracer une ligne de démarcation sociale – issue
d’un préjugé secrètement sexologique –, entre d’un côté les actifs et de l’autre
les impuissants.
Singes savants

Des instituts de sondage ont désormais recours à une méthode dite


« sémiométrique ». Fini le rituel inquisitorial des grandes interrogations de
société. Finies les réponses binaires par oui ou par non. Le citoyen
échantillonné par l’enquêteur est invité à noter des mots isolés sur une échelle
allant de +3 à -3, selon le degré de plaisir et de déplaisir qu’ils suscitent. En
tout, 210 vocables immuables censés baliser la table des valeurs du Français
moyen. Une fois dépouillés, les résultats sont ensuite reportés selon une
cartographie plane qui s’ordonne autour des quatre points cardinaux. Au nord,
le plaisir. Au sud, l’ordre. À l’est, le conflit. À l’ouest, l’harmonie. Les mots les
mieux notés sont valorisés de diverses manières – soit grossis, soit encadrés.
Un observateur naïf croirait déceler dans ce tableau le simulacre d’une coupe
transversale du cerveau. Avec, pour telle classe d’âge ou tel sous-ensemble
professionnel, la mise en page spécifique des vocables sur une planche
d’anatomie cervicale. À chaque cortex social son corpus culturel. La
population, ainsi découpée en tranches lexicales, avoue enfin ses désirs et
répulsions intimes. Car le sondage ne cherche plus à recenser quantitativement
des opinions explicites. Faute d’une pluralité de formulations possibles, il se
contente d’une série de mots-clés – comme autant de valeurs réifiées. Il atteint
ainsi son objectif, adapté à l’atomisation consumériste : regrouper les individus
par familles émotives. Et, a contrario, subdiviser la société entière en six ou sept
types d’inconscients collectifs. Ce procédé d’enquête, s’il semble renouer avec
certains préjugés primitifs de la psychiatrie, n’annonce aucune apocalypse
ségrégationniste. Il faut cependant en tirer une autre leçon. L’opinion
publique – et sa syntaxe politique correspondante – aurait fait son temps. Voici
venir l’abécédaire post-démocratique des pulsions consensuelles.
Au passage, rappelons que Sarah, une guenon élevée en Californie, soumise
à un apprentissage intensif durant les années 70, est parvenue à utiliser un
vocabulaire avoisinant 210 mots. Elle savait aussi compter jusqu’à 6. Tout cela
sans qu’on n’ait jamais eu besoin de lui donner la parole. Sarah, la sondée
idéale de demain.
Le prix du coût

Une fois n’est pas coutume, la grève qui a paralysé, en décembre 1998, le
réseau ferroviaire français était le fait des seuls contrôleurs de billets. Le
règlement de la SNCF stipule en effet qu’aucun train ne peut partir sans avoir
à son bord un préposé à la vérification des billets. En cas de conflit, on
conseillerait plutôt à ces agents de troquer leur carnet d’amendes contre un
roman d’aventures et d’encourager ainsi la gratuité virtuelle des chemins de fer.
Mais une telle grève du zèle, dont la popularité serait décuplée, s’apparente à
une faute professionnelle. Elle vaudrait aux boycotteurs de contravention une
procédure immédiate de licenciement. Et nul syndicat ne s’est vraiment senti le
courage politique de défendre ses adhérents en pareil cas. Ni, a fortiori,
d’instaurer la résistance passive dans ses usages, plus soucieux de la stricte
légalité que du bien commun.
Dès lors, les démagogues ont beau jeu d’en appeler à l’instauration d’un
« service minimum » en cas de grève au sein du secteur public. Mais on prêtera
plus d’attention au slogan qui a jailli spontanément lors d’une occupation d’un
bureau de la RATP traitant les amendes délivrées par milliers à quelques-uns
des 400 000 fraudeurs journaliers du métro parisien. Venus réclamer la gratuité
des transports pour les précaires, ils s’amusèrent à crier entre deux haies de
policiers : « Plutôt chômeurs que contrôleurs ! »
Prenons ce trait d’ironie au pied de la lettre et feuilletons le rapport financier
annuel de la RATP. On y découvre que la somme des tickets vendus ne couvre
qu’un quart du budget de fonctionnement. Le reste étant issu des impôts
locaux et nationaux que payent déjà les usagers, ainsi que d’une modeste
contribution des entreprises privées. Quant à l’ultime source de bénéfice – les
recettes publicitaires dégagées par l’affichage omniprésent en sous-sol – leur
montant n’apparaît nulle part. Voilà un secret bien gardé. Autre inconnue de ce
bilan en trompe l’œil : le chiffrage détaillé des dépenses dues à l’impression des
billets, la vidéosurveillance, l’appareillage magnétique et au personnel censé
endiguer les 12 % de fraude structurelle. Car la non-gratuité, et son système de
contrôle obligatoire, renchérissent d’autant les tarifs.
Appelons ça le coût du prix, et son cercle chaque jour plus vicieux. Quand le
billet vendu ne tend plus à rembourser que les frais induits par la billetterie.
Une guerre chasse l’autre

Prenons l’Ardèche, département coincé entre le Massif central et la vallée du


Rhône. Pour s’y rendre, ni autoroute, ni gare, ni aéroport. Récemment, le
brusque enneigement de la région a privé d’électricité trente mille de ses
habitants. L’enclave a revécu trois jours durant comme au début du siècle
dernier, à la bougie. Mais entre-temps, la Première Guerre mondiale y avait
décimé une classe d’âge entière et perturbé d’autant les coutumes agricoles. Des
milliers de murets, à flancs de collines, se sont affaissés depuis, faute
d’entretien. D’autres savoir-faire se sont perdus. Et l’exode rural n’a rien
arrangé. Chaque village a fermé son école, parfois perdu sa raison d’être. Dans
les années 70, quelques milliers de jeunes citadins hirsutes ont bien tenté un
retour à la terre. Ce fut l’époque des communautés ardéchoises, profitant de
ces terres en friche pour y cultiver d’autres rapports humains. La plupart ont
périclité illico ou viré sectaires à la longue.
De rares pionniers témoignent encore, sans aigreur, de cet âge d’or vite
plombé. Pour demeurer sur place, ils ont travaillé dur, très dur. Surtout qu’en
ce pays, outre la châtaigne, il n’y a guère le choix qu’entre le porc, la chèvre, le
mouton, voire les abeilles ou les escargots. C’est dire qu’on y pratique une
culture à contrecourant de l’économie agroalimentaire dominante.
Mais chaque samedi, l’ambiance change. Des ersatz de jeep sillonnent les
moindres routes. À leurs bords, des hommes en treillis militaires, fusils à
l’épaule. En faction au sommet d’un col, ils toisent les civils égarés dans leurs
voitures d’un œil noir. On les dirait sortis d’un reportage sur des miliciens
quelque part dans les Balkans. On soupçonne qu’ils s’y croient vraiment, en ex-
Yougoslavie. Ce ne sont pourtant que les membres de la société de chasse
régionale. Parmi eux, peu d’autochtones, des citadins surtout, venus là en
week-end pour jouer à une guéguerre virile. Car désormais, c’est écrit sur les
panneaux, l’Ardèche est un « espace naturel et de loisirs ». Pour satisfaire ces
vacanciers en armes, on a favorisé la repopulation des sangliers. À l’occasion,
on les a même croisés avec des cochons d’élevage. Et, dans les forêts, on a
entreposé du maïs pour qu’ils croissent et se multiplient plus vite. Ironie du
sort, les paysans du cru ne savent plus comment résister aux dévastations que
provoque la prolifération de ces bestioles, aux murets qu’elles défoncent, au
ravinement qui s’ensuit.
Paradoxe pour paradoxe, on se surprend à repenser aux mines anti-
personnelles qui hantent encore les campagnes piégées du Cambodge ou de
l’Angola. Ces bombinettes à retardement se bradent cent francs à peine au
marché noir. Mais une fois mises en terre, il en coûte jusqu’au centuple pour
les neutraliser.
Ceci n’est pas une secte

Tandis que le krach de 1929 semble précipiter la faillite du capitalisme nord-


américain, un ingénieur en aéronautique entame une carrière de littérateur
prolifique. Pour l’heure, Ron Hubbard publie des nouvelles dans des magazines
pulp. Il s’attaque à tous les genres – aventures, polar, western – love stories
exceptées. Dès 1935, il résume les conditions du succès dans un opuscule :
L’Usine à manuscrit. L’essai part de ce simplissime principe : « L’économie
s’applique tout aussi bien au métier d’écrivain qu’au transport de cochons. »
D’où ce bilan comptable : payé à un cent le mot, la rentabilité du travail se
calcule en divisant le nombre de « mots écrits » par le total des « mots vendus ».
À raison de « 80 000 mots par mois », le ratio du jeune Hubbard se stabilise
dans une fourchette de « 18 % à 25 % ». Peut mieux faire. Inutile de dire dans
quelle estime il tient les Hemingway ou Fitzgerald. Leur « marchandise » se
vend si mal.
Le spectre de la Deuxième Guerre mondiale approchant, la science-fiction
connaît son âge d’or. Jusque-là, le genre stagnait, cantonné au public
universitaire. À ces histoires de robots, il manquait de vrais personnages. Le
savoir-faire pulp d’Hubbard humanise la saga intergalactique. En outre,
l’intérêt qu’il manifeste pour les « esprits » des tribus primitives et autres
« démons » vaudous lui permet de faire converger les standards de
l’anticipation et son goût du paranormal. De là naîtra Au bout du cauchemar,
en 1940 (sic), roman du « malaise métaphysique » et best-seller, auquel Stephen
King et les récents X-Files doivent beaucoup.
Les années 50 ouvrent une nouvelle ère. Selon un précepte cher à Hubbard :
« La SF ne suit pas les découvertes scientifiques. Elle annonce ce qui est
possible. » Il publie donc La Dianétique, ouvrage censé révolutionner nos
conceptions modernes de la santé mentale. Il s’agit plutôt d’une naïve et
besogneuse synthèse de psychométrie, de bouddhisme et de taylorisme.
Quatre ans plus tard, l’ex-romancier fonde l’Église de scientologie qui
compte aujourd’hui un vaste empire immobilier, un paquebot de 146 mètres
de long et des millions d’adeptes. De clients plutôt, car ce précurseur du New
Age – dite « technologie religieuse » – n’a jamais fait qu’anticiper sur l’essor du
secteur quaternaire. À l’échelle du monde entier, il est aujourd’hui le plus
grand prestataire de services en terme de formation professionnelle, d’audit
existentiel et de reformatage personnalisé. Contrairement aux apparences, sa
« secte » ne vise pas au contrôle de tous les leviers du pouvoir planétaire.
Pionnière en la matière, elle cherche, ni plus ni moins que toute entreprise de
management et communication, à vendre au plus grand nombre une thérapie
standard du self-control.
Après le bip

Nos boîtes aux lettres ? Des poubelles à paperasses publicitaires. Et pour


faire le tri, chacun a dû apprendre à démasquer les ruses typographiques de ces
mailing personnalisés. Sur nos répondeurs aussi, les messages inopinés d’une
enquêtrice sous-payée vous abreuvant de questions indiscrètes ou d’une
opératrice délocalisée vous sacrant gagnant d’un jeu-concours dont vous
ignoriez l’existence. Ce harcèlement à distance connaît un essor dont aucune
réglementation n’a osé entraver le cours. Missives et appels de très anonymes
sociétés renouent pourtant avec les vieilles méthodes de la délation et du
chantage, mais les moyens importent peu dès lors que les anges gardiens de la
Communication parviennent à leurs fins : vendre le Paradis en kit non sans
feindre de casser les prix sur Terre. En nous parasitant à domicile, ils violent la
sainte propriété privée dont ils sont par ailleurs les premiers apôtres. Trêve
d’obséquiosités, chaque jour ils nous bouffent la tête jusqu’au trognon. Ironie
du sort, ils n’épargnent pas les entreprises, inondées jusqu’au moindre bureau
de fax et spam intempestifs vantant tel ou tel service. Là encore, tous les bluff
sont permis.
Entre autres, cette télécopie manuscrite récemment envoyée sur mon lieu de
travail : « Salut Yves ! C’est gentil d’avoir pensé à me souhaiter ma fête
le 4 février… Sainte Véronique merci. Au fait, il y a du fric à se faire sur la
privatisation d’Air France. Si tu veux un tuyau, appelle de ma part… » Suit un
numéro commençant par l’index 08, facturé au quintuple de l’unité de base.
Inutile de préciser que je ne connais ni bibliquement ni autrement cette
Véronique qui m’assure pourtant de « son amitié fidèle ».
L’escroquerie à l’intimité, tirant profit des zones érogènes du langage, n’en
est qu’à ses balbutiements. En attendant qu’on nous brevette chaque mot,
comme déjà nos séquences ADN, rendons-leur la pareille : « Fax you ! ».
Et le service public n’est pas en reste. Pas un horaire ferroviaire ou un
renseignement administratif qui ne s’obtiennent sans surtaxe téléphonique et
sans s’égarer parmi les voies sans issue d’une boîte vocale. Obscure diva, l’État
n’est pas aux abonnés absents, mais à un tarif spécial. Un répondeur vous guide
à sa place. La faute au péril technologique ? Nullement. Ces divers médias ne
prêtent qu’une incarnation machinique au vieux mythe dualiste de l’économie
mixte : d’un côté, la main invisible du Marché ; de l’autre le monstre froid
étatique. Aux citoyens les plus frustrés – de paroles ? – restent des call-girls
préenregistrées.
La grande évasion

Au cours de ce siècle, les prisonniers ont, plus que tout autre groupe, classe
ou caste sociale, contribué à la révolution industrielle. Sans contrepartie
salariale, dans leur cas. Ils ont été la main-d’œuvre inavouable de ceux qui
vantaient le progrès, phalanges serrées, paumes jointes ou poings fermés.
Durant les vraies années de plomb – celles du nazisme, fascisme, stalinisme,
maoïsme, etc. – ils n’ont été que des bras, mais pas des bras d’êtres humains.
Non, juste les bras de leviers dont l’industrie, de plus en plus lourde, avait
besoin. Que reste-t-il de ces rouages-là ? Rien ou presque : des pièces
détachées – et numérotées – en souvenir de leur matricule.
Et alors ? En Occident développé, on ne soumet plus les détenus aux travaux
forcés. S’ils se portent volontaires, on dédommage leur labeur à hauteur d’un
smic amputé de moitié. Et chacun de leurs droits communs sont à l’image de
ce salaire… maximum. Mais, à présent, leur force de travail importe peu.
D’autres bagnes font mieux l’affaire : made in China, par exemple. Des
incarcérés en pays riches, on exige plutôt qu’ils exercent leur pouvoir d’achat.
Bref, qu’ils se débrouillent comme ils veulent, mais qu’ils payent tout ce qui
nourrit leur quotidien. En moyenne, 400 euros par mois. Autrement dit, le
montant exact des allocations sociales dont ils sont privés. Et c’est ainsi que les
prisons sont passées du stalag de l’économie de guerre au camp de
consommation.
Ces taulards « deluxe », comme les grabataires des maisons de retraite, sont
désormais les cibles captives des loueurs de téléviseur. À ce propos, lors de
l’avant-dernier Mondial, le directeur de la prison d’Argentan avait lancé une
campagne d’autopromotion à usage interne. Deux cents libérations
conditionnelles avant l’été ? Non. Il a décidé d’adapter le repas quotidien aux
spécialités culinaires des équipes en compétition ce jour-là. Chacun a donc pu
en bouffer, du football, à la cantine.
Voyons ce menu carcéral aux relents exotiques. Dimanche 14 juin 1998 :
Asado-Sashimi. Lundi 15 : Sheiterhaufen-Cheeseburger. Mardi 16 : Faijoado-
Tagine. Mercredi 17 : Spaghetti alle vongole-Maffé. Jeudi 18 : Bobotie-
Smorrebrod. Vendredi 19 : Tortilla-Anticuchos. Samedi 20 : Moules & frites-
Enchiladas. Dimanche 21 : Supa de avocados-Ganja. Lundi 22 : Koujenak-Fish
& ships. Jeudi 25 : Bobertœk-Chile con carne. Vendredi 26 : Fasole-Couscous. Au
final, pour ne pas gâcher la fête, espérons qu’aucun taulard non solvable n’aura
eu le mauvais goût de s’automutiler en avalant sa fourchette.
La parole aux astronautes

« Habitants d’un urbanisme de la nécessité dans leurs cabines, prisonniers du gadget


scientifique, les astronautes sont l’exemple – in vitro – de leurs contemporains […],
acceptant docilement l’ennui et sa misère de satellites. Hommes-panneaux
publicitaires, les astronautes flottent dans l’espace ou sautillent sur la Lune pour faire
marcher les hommes au temps du travail. »

Eduardo Rothe,
Internationale situationniste, octobre 1969

Les textes publiés entre 1958 et 1969 dans l’Internationale situationniste


pouvaient « être librement reproduits, traduits, adaptés même sans indication
d’origine ». Cette belle ambition a connu des reniements posthumes sous
divers copyright abusifs. Une aventure collective s’est suicidée en Guy Debord,
et vice versa. Restent des centaines de pages discutées et vécues à plusieurs, il y
a quarante ans. Juste un coup d’œil et l’on revoit tomber les mensonges
dominants d’alors tels des fruits mûrs, et si blets que déjà pourris. Disons
qu’on sort de cette lecture comme d’un sauna, moins sale, sans avoir pour
autant changé de peau. Les sales tics demeurent : penchant d’esthète pour la
voyoucratie, mauvaise foi dialectique et peur panique face aux périls
technologiques. Sous peine d’idolâtrie, on ne peut accepter en bloc le
complotisme aveugle de Debord et l’angélisme libidinal de Vaneigem.
Plus que sa phraséologie datée, c’est l’iconographie de L’Internationale
situationniste qui frappe encore. Parmi toutes sortes d’illustrations, les plus
obsédantes : pubs pour les abris antiatomiques ou vignettes de comics figurant
cosmonautes ou astronautes dans une cabine spatiale. Deux huis clos futuristes
qui se font écho subliminalement. Que montrent toutes ces images
détournées ? Un virtuel lendemain d’apocalypse nucléaire. Avec en
perspective : soit s’enterrer ici-bas, soit conquérir l’ailleurs galactique. On
voudrait rire jaune, mais la démonstration ne fait que commencer. Si une fin
du monde paraît suspendue au-dessus de nos têtes ou grande ouverte sous nos
pieds, la mise en spectacle de ce risque signifie autre chose : que nous sommes
les éternels survivors d’un vieux monde. Et que ces chambres d’isolement, six
pieds sous terre ou en pleine stratosphère, préparent le confort et l’hygiène
pacifiée des générations à venir. Bref, on n’aurait jamais mis en orbite ou
underground que les prochaines conditions de notre survie standard. Et, sans
conteste, il y a, anticipé dans cette thèse, quelque chose qui ressemble à notre
son et lumière d’aujourd’hui.
Les seize cobayes, qui ont emménagé sur la Station spatiale internationale
dès janvier 2000, testent sans doute nos conditions d’existence à venir. En
attendant, qu’ils passent un week-end dans une chambre d’hôtel accessible jour
et nuit par carte bleue, en bord d’autoroute, ils ne seront pas dépaysés. Mêmes
hublots, lits superposés, conditionnement de l’espace. Et qu’ils n’oublient pas
de saluer leurs alter ego, les femmes de ménage. Sept jours par semaine, elles
sont programmées pour effectuer quarante-neuf tâches successives. Ni plus ni
moins qu’eux en apesanteur.
La purification laïque

Le conseil de discipline d’un collège de Normandie venait d’exclure deux


élèves de douze ans – miss Esmanur et miss Belgin – pour avoir arboré en
classe des « signes ostentatoires de religion » : en l’occurrence des foulards bon
marché, mais d’une griffe supposée islamiste, Tchador®. Après une grève
d’avertissement, le ministère diligenta sur place une médiatrice. Les fautives,
d’origine turque, cédèrent sur un point : le port d’un simple bonnet pendant
les cours de gymnastique. Aux yeux des enseignants d’éducation physique,
c’était encore trop peu. Ils interdirent aux fillettes l’entrée du complexe sportif,
avant de leur reprocher justement un « manque d’assiduité ».
À droite comme à gauche, l’hémicycle exultait : ne venait-on pas de bouter
le péril musulman hors des enceintes scolaires ? En fait, on avait fait payer à
deux mioches le prix fort du ressentiment occidental contre les fous de dieu
financés depuis des lustres par les services secrets de la théocratie étasunienne.
Faute de mieux, nos professeurs de conscience crurent bon de brandir ce seul
fait d’arme : la purification laïque chez les moins de seize ans. Et d’exclure deux
têtes de Turc, pour l’exemple. Dehors, l’intolérable esprit d’intolérance.
Dans ces collèges, où le moindre foulard fait figure de chiffon rouge,
personne n’irait pourtant s’offusquer du deal contrebandier des « signes
extérieurs de richesse » : en substance et en vrac, ces polos à crocodile, baskets à
trois bandes et autres sportswear de marque qui, pendant la récré, incitent
chaque bambin à parfaire sa force de vente. Qu’importe si l’école tient
désormais du centre commercial, miss Esmanur et miss Belgin – ces petites
pestes ottomanes – n’avaient qu’à troquer leur coupon de tissu suspect – United
Tchadors of Taliban – contre des casquettes qui nikent leur mère pour trente
euros au magasin, vingt en soldes monstres, et va pour six de la main à la main.
Il y a cinquante ans, une élève de l’enseignement public – disons ma mère –
qui aurait osé venir au lycée tête nue, c’est-à-dire sans fichu ni nattes
enrubannées ni même un tortillon couvert d’une rondelle de coton, serait
passée pour une « fille en cheveux », entendez une délurée, une aguicheuse,
bref, une putain-née. L’esprit laïc d’alors sauvegardait les apparences derrière un
uniforme de rigueur, non sans mettre un point d’honneur à corseter d’autres
« signes extérieurs » – ceux de la puberté féminine – et puis sévir contre la
moindre Lolita décoiffée.
Tu l’as bien connu, n’est-ce pas, maman ?, ce foutu puritanisme sans dieu,
plus jésuitique encore. Il t’en est resté un pudique chignon dont, toute une vie
durant, tu n’as jamais osé t’émanciper. Tes mèches noires, puis grises, puis
blanches, n’auront jamais ondulé au détour de tes épaules. Enlever une à une
tes épingles à cheveux…, et lâcher tout ? N’y pensons plus.

Dimanche dernier, d’un balcon surplombant la Goutte d’or, j’aperçois une


vingtaine de gosses sortant d’une boutique, rideau de fer à demi baissé. À
l’intérieur du magasin désaffecté, un très vieux fonds de commerce a repris du
service : le catéchisme coranique. Ça y est, leur messe est dite. Les garçonnets
se dispersent d’abord par petites grappes désordonnées, tandis que les
damoiselles s’attardent à minauder sur le trottoir, couvertes comme il se doit.
Deux drapées de noir à l’iranienne ; les autres d’un carré de tissu aux couleurs
vives, dont un plus voyant : tacheté façon léopard.
En un groupe compact, les filles s’engagent sur la chaussée déserte tandis que
leur maître barbu les accompagne d’un regard sévère. Sitôt passé le coin de la
rue, la plupart d’entre elles rabaissent leur foulard d’un geste machinal, et se le
nouent coquettement autour du cou avant de s’éparpiller. Sauf une, la léoparde
justement, qui leur fait faux bond, s’accroupit entre deux pare-chocs, au pied
de l’immeuble d’ou j’observe la scène. En pauvre voyeur, plié en deux sur la
balustrade de fer forgé, j’assiste au rituel clandestin : le reste d’un mégot
rallumé en douce et puis grillé en trois ou quatre bouffées.
J’y suis, c’est bien elle, ma petite mère retombée par hasard en enfance. Six
étages plus bas, maman qui, jusqu’à son ultime pneumonie, n’a cessé de fumer
ses cigarettes en douce, moitié par moitié, de peur d’être tancée, mal vue, punie
ou, bien pire, exclue par le conseil de discipline qui siégeait encore dans sa tête.
9 rue du Cherche-midi, 75006 Paris
www.editions-verticales.com

collection « minimales »
nouvelle édition augmentée
© Éditions Gallimard, mars 2013 ; première édition 2003.
yves pagès
portraits crachés

Cent personnages saisis au moment où leur vie bascule, cent spécimens de


notre condition humaine. Leurs portraits sont esquissés en quelques lignes à
partir d’un simple prénom, d’une situation paradoxale et d’un certain point de
non-retour. Tous sont extraits de la réalité contemporaine, réinventés de
mémoire, puis raccourcis à la virgule près.
Mauricio, l’embaumé public, Agnès, la monitrice d’inconduite automobile,
Robin, l’emprunteur précoce de pilule contraceptive, Phil, l’accidenté d’avant
le travail, Charlotte, la suicidaire intermittente, André, émeutier à lui tout
seul… autant de héros du presque-rien qui forment une multitude à notre
image : la première personne du pluriel.

Entre fêlures intimes et identités sociales en crise, Yves Pagès poursuit le


chantier d’écriture fragmentaire entamé depuis Petites Natures mortes au travail
avec une langue plus resserrée que jamais et un humour tendrement corrosif.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Verticales


Prières d’exhumer, 1997
Petites natures mortes au travail, 2000 ; Folio nº 4645, 2007
Le Théoriste, 2001 ; « Points » Seuil, 2003
Portraits crachés, coll. « Minimales », 2003 (première édition)
Le soi-disant, 2008 ; Folio nº 4928, 2009

Chez d’autres éditeurs


La Police des sentiments, Denoël, 1990
Les Gauchers, Julliard, 1993 ; « Points » Seuil, 2004
Céline, Fictions du politique, Seuil, 1994 ; coll. « Tel », Gallimard, 2010
Plutôt que rien, Julliard, 1995
Les Parapazzi, Les Solitaires intempestifs, 1995
L’Homme hérissé, L’insomniaque, 2002 ; Baleine noire, 2009
Anatopées ou De quelques façons d’en revenir au même, photographies
d’Arnaud Lesage, Gang éditeur, 2013

Site Internet : www.archyves.net


Cette édition électronique du livre Portraits crachés. Suivi de Répétition générale d’Yves Pagès a été réalisée
le 14 juin 2013 par les Éditions Verticales.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070140565 - Numéro d'édition :
250484).
Code Sodis : N30176 - ISBN : 9782072295621 - Numéro d'édition : 200293

Le format ePub a été préparé par ePagine


www.epagine.fr
à partir de l'édition papier du même ouvrage.

Vous aimerez peut-être aussi