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Yves Pagès - Yves Pagčs Portraits Crachés - Répétition Générale Editions Gallimard - 2013
Yves Pagès - Yves Pagčs Portraits Crachés - Répétition Générale Editions Gallimard - 2013
portraits crachés
suivi de
répétition générale
à la première personne
du pluriel
PORTRAITS CRACHÉS
Spécimen n. m. – 1662 ; du bas-latin specimen. 1. Espèce d’individu en liberté
surveillée. « Ce sondage a été réalisé sur un échantillon de 987 spécimens
représentatifs de la population du zoo de Vincennes. » (AFP) 2. Exemplaire d’une
revue ou d’un livre cédé à titre gracieux. SYN. Gratis, franco, à l’œil. 3. ANCIEN.
S’employait jusqu’au début du XXIe siècle à propos d’une personne dont la séquence
ADN ne peut être achetée, ni échangée, ni vendue séparément. 4. FAM. Drôle
d’archétype. Voir Zozo, Zig ou Zèbre.
Prière d’insérer ces sans dialogue fixe, omis de la première heure, caractères
jamais imprimés, pseudo-pseudos, prépilonnés d’office, dyslexiques sexuels, oisifs
intercérébraux, fausses notes en bas de page, alter égaux vécus de trop près,
télépathes sur écran, subliminaux du non-dit, cœurs sans cible, incompossibles
mutuels, sociétaires du pestacle, personnages en fin de droits, parieurs stupides d’au-
delà, chômeurs interactifs et autres prénoms d’emprunt : Agnès, Fabrice, Lucien,
Evita, Guy, Kateb, Suzanne, Edmond, Stella, Phil, Sophie, Emmanuel, Simon,
Jennifer, Florent, Bachir, Christiane, André, Jeanne, Mbo, Francisco, Raoul,
Pascaline… Et Félicie aussi.
Ce sont des portraits crachés, comme ça, en l’air, et qui devaient un jour me
retomber dessus.
Élisa connaît encore par cœur les numéros d’accès des 800 produits en rayon
du supermarché hard discount où elle a tenu la caisse pendant un an et demi.
Grâce à ce job alimentaire, elle a aussi gardé contact avec un client aux mœurs
bizarres qui exige parfois qu’elle récite à voix basse l’intitulé des marchandises
en stock pendant qu’il dénude son torse piercé aux deux tétons. D’ailleurs, il
lui a récemment proposé d’en énumérer la liste exhaustive lors d’une Biennale
d’art contemporain à Sarajevo. Les stries d’un code barre, zébrant son visage
par rétroprojection, la plongerait dans l’anonymat, tandis que ses lèvres sur
écran géant poursuivraient l’inventaire en boucle.
Élisa hésite un peu à se donner en spectacle, bien que le voyage en avion soit
pris en charge et le week-end tous frais payés.
Suite aux expatriations successives de ses père & mère – tôt divorcés et
chacun chacune remariés aux antipodes l’un de l’autre –, Alexis s’est retrouvé
quadrilingue au sortir du cours préparatoire. Depuis lors, il rêvasse, bouquine
et cause alternativement en français, brésilien, flamand et russe, selon une
gymnastique mentale du plus grand naturel. À ceci près, que dans aucune de
ses quatre langues, il n’est arrivé à abolir un reste d’accent parasite, jamais le
même d’ailleurs. En français, il nasille un arrière-goût de brésilien ; en
portugais d’Amazonie, il a des relents moscovites ; en flamand, il dérape
francophone ; en russe, lui reviennent des bribes de néerlandais.
Quant à l’américain de base, négligé en famille puis pendant ses études,
Alexis ne l’a appris que sur le tard, de la bouche de sa compagne jamaïcaine,
entre pigeon english et tournures rasta. Il lui aura donc fallu presque trente ans
pour brouiller définitivement les pistes, créoliser ses origines et parvenir à ce
prodige idiomatique : étranger de naissance.
Jean-Paul, lassé de partager sa vie en loge avec une pipelette bavassant pour
deux, a fini par se louer une chambre de bonne, six étages au-dessus. Là, il
s’hyperréalise en peignant sept jours sur sept, mais pas des natures mortes du
dimanche, ni des chromos champêtres ou des poulbots montmartrois. Non,
Jean-Paul reproduit par petites touches verdoyantes la touffeur tropicale de
l’Indochine. À même le papier peint granuleux : une immense fresque en
cours. Des mitraillettes pointent parmi les feuillages, les uniformes léopards se
fondent ton sur ton dans la jungle alentour. Tout à l’échelle 1/1, angle
panoramique, 380 degrés, on s’y croirait. Pinceau à la main, le vétéran est
reparti au combat. La cuvette de Diên Biên Phu, grandeur nature, entre ses
quatre murs.
Jean-Paul tient là sa revanche ripolinée, sauf que les rôles se sont inversés
depuis. Et d’après les canons de la perspective, c’est désormais sur lui que les
armes de la soldatesque française sont braquées.
Après dégraissage des grévistes sur le tas et tri sélectif d’une génération
spontanée de candidats, Bachir a été écarté d’office, repêché in extremis, puis
soumis à réexamen avant d’être contractualisé au bas de l’échelle comme
technicien de surface auprès du sous-chef de produits au Centre de
Valorisation des Déchets Recyclables.
Faute d’autonomie financière, Julia, bientôt 25 ans, habite encore chez papa-
maman. Ça a pas mal d’avantages et, sur la durée, tous les inconvénients d’un
pot-pourri œdipien qui a assez duré. Heureusement, avec son nouveau job
d’infographiste, même en contrat à durée très limitée, peu renouvelable sauf
miracle, elle s’est enfin décidée à sauter le pas, changer d’horizon et se payer –
ric-rac vu le montant de la caution – une chambrette en soupente, voire un
peu plus grand en colocation, mais pas trop loin de chez ses pieds-noirs de
parents, juste la porte à côté, disons à quelques pâtés de maisons, une minute à
vol d’oiseau, ou le triple en Vélib grand maximum, pour éviter un
psychodrame familial. Parce que l’idée que Julia aille se faire héberger on ne
sait où, dans un arrondissement inconnu, à plusieurs stations de métro de son
quartier natal, sinon pire encore, extra-muros, dans une de ces banlieues à feu et
à sang, non mais tu te rends compte Julia, leur faire ça à ceux qui t’ont
toujours donné le gîte et le couvert, couvé en leur sein nourricier, ce serait trop
d’émancipation à la fois.
En guise de compensation, sa mère juive, plus fusionnelle que jamais, lui a
proposé un contrat de confiance, pas des paroles en l’air, un vrai code de bonne
conduite couché sur le papier : deux dîners par semaine à la maison, en plus du
repas dominical avec tous les cousins au sens large.
Moi, Julia R***, fille de Monique et Lazare R***, m’engage à…
Signé par l’expatriée imminente, contresigné par l’autre partie en présence,
pire qu’un testament avant l’heure.
Richard est persuadé qu’après sa chute Saddam Hussein avait mis 12 sosies
en circulation pour semer le trouble, ce qui ne l’a pas empêché de se faire
piéger et de finir devant un peloton d’exécution. Richard croit aussi que le
superchampion de tennis Björn Borg avait supervisé l’installation
de 12 cuisines équipées dans son immense villa de Stockholm, ce qui ne l’a pas
empêché de tout perdre au casino et de finir ruiné dans un studio kitchenette.
Richard sait par ailleurs que Michael Jackson disposait de 12 enfants à
demeure, surtout la nuit, pour lui tenir compagnie en alternance, ce qui ne l’a
pas empêché de passer au tribunal puis raide mort en service de réanimation.
Alors peut-être que ces trois-là n’ont aucun rapport, mais vu la loi des grands
nombres, le parieur stupide et interdit de casino Richard, ça l’étonnerait
beaucoup.
En trente ans de bons et loyaux services dans cette bourgade de moins de dix
mille patients, Gabriel a déjà incisé la plupart des administrés. À peine le
chirurgien à la retraite se risque-t-il à mettre un pied dehors que sa voisine,
rescapée d’une tumeur bi-mammaire, l’entretient de l’arcade recousue de son
fils adoptif et du kyste aux ovaires de sa belle-sœur, tandis que l’ancien maire,
quadriponté en sursis, le salue de loin, et qu’une liposucée entre deux âges, au
bras de son mari, ulcéreux chronique, commence ses manœuvres d’approche,
devancée par la fille de la boulangère, greffée d’un rein de secours emprunté à
son frère aîné, déjà privé, mais par erreur, d’un appendice superflu…
Les jours de marché, en croisant Gabriel, chacun ébauche un geste de la
main qui trahit une ancienne cicatrice. Ils l’ont tous dans la peau. Lui ne peut
s’empêcher d’effeuiller en pensées ses fidèles convalescents, sous anesthésie
provinciale, et d’adouber du regard leurs petits secrets intimes. Alors, plutôt
que de retourner ce couteau dans la plaie, les effets secondaires de sa notoriété,
Gabriel sort de moins en moins, au risque de s’enterrer vivant chez lui.
Six mois sur douze, Kateb faisait le maçon en Île-de-France. Tant que sa
carte de séjour était valide, ça lui permettait de rentrer au bled automne &
hiver donner un coup de main à son frère aîné, employé promu contremaître
d’une marbrerie funéraire. Ensuite, à la belle saison, il rappliquait à Paris pour
trimer sur un gros chantier de chez Bouygues ou retaper au black un pavillon
de banlieue. Mais depuis trois ans, il n’a plus droit, l’ancien récépissé ne valant
rien, déclaré nul et jamais avenu. Désormais, s’il s’avise d’aller en Grande
Kabylie pour consoler son frangin, dont la boîte vient d’ailleurs de faire faillite,
ce sera sans retour.
Contraint de se terrer quelque part dans le Xe arrondissement, Kateb
hiberne loin des siens et picole sec avec les accros du PMU, en bas de chez lui,
une chambre de bonne que lui prête sa voisine de palier contre une nuit
d’amour à l’occasion, même si cette bonne âme solitaire aurait plutôt l’âge
d’être sa mère. Hors période de chantier, il se console à l’anisette sans eau ni
glaçon, malgré les remontrances de sa protectrice. Pur Ricard jusqu’à plus soif,
c’est sa dernière liberté, se foutre la gueule à l’envers deux trois fois par
semaine, à moins qu’une patrouille ne vienne à croiser le contrevenant,
l’interpeller et puis le coffrer pour ce double motif qui n’en fait parfois qu’un :
état d’ébriété et défaut d’identité. Et là, c’est trente jours de dégrisement
complet en Centre de Rétention Administrative avant reconduite manu
militari sur la piste de décollage de Roissy.
En attendant, au comptoir le plus proche, un des turfistes du week-end a
pris Kateb en sympathie. Nul besoin de leur faire un dessin, ils se sont devinés
l’un l’autre. Lui bosse en civil dans la police nationale ; l’autre sous pseudo
dans le bâtiment. Et alors ? Au diable les préjugés mutuels, ils se sont payé
verre sur verre, à charge de revanche, demain même heure, chacun sa tournée,
inséparables à l’apéro. Et quand un ordre de contrôle massif est pris en haut
lieu, pour faire du « chiffre » à la sortie de telle bouche de métro, Kateb reçoit
un SMS en appel masqué de son informateur et complice de bistrot : GAFFE LA
RAFLE / PLACE RÉPUBLIQUE / CE SOIR 18H.
Après une nuit sous perfusion, pour accélérer l’ouverture du col utérin, le
nourrisson a viré de bord et rebroussé chemin entre deux contractions.
Pascaline aussi, sa très jeune mère, maintenue depuis la veille en travail, jambes
écartées. L’afflux sanguin entre ses tempes, ça l’avait embrouillée. Sauf une
vague idée qui faisait son chemin à la renverse, cul par-dessus tête. Ça lui
rappelait son foutu baccalauréat, au printemps dernier, quand, une fois recalée
à l’écrit, elle avait eu la flemme de se présenter aux épreuves de rattrapage.
Alors pourquoi ne pas faire pareil : « Et si je séchais l’examen…? »
L’occasion rêvée se présente : une césarienne dans la chambre voisine et plus
personne à son chevet. Pascaline s’arrache du lit, enfile une blouse qui traînait
sur une table roulante, se perd dans le dédale, avise une issue de secours.
Un quart d’heure plus tard, une patrouille la repère dans un troquet, à deux
rues de la maternité. Sa cavale s’achève au comptoir. Pascaline obtient des
policiers la permission d’une cigarette, et puis d’un dernier verre.
— La même chose, s’il vous plaît.
— Un baby, c’est ça mademoi… madame ?
— Non, un double.
Les agents s’impatientent, mais elle prend le temps de griller sa clope, vider
son verre, sourire au garçon avant de lui demander à tout hasard…
— Au fait, comment tu t’appelles…?
— Qui… moi ? Ben c’est Benoît.
Dans le ventre de Pascaline, ce prénom-là fait déjà son petit bonhomme de
chemin.
Julius L***, né Golberg, a tenu son premier cénacle subversif dans un bar
malfamé du Quartier latin, en octobre 1949. Cinquante ans plus tard, il y
exerce encore ses talents oratoires d’avant-gardiste d’arrière-salle. Au fil du
temps, sur les banquettes voisines, l’auditoire de son « séminaire hors les murs »
a connu des hauts et des bas. Lui n’a pas varié d’un iota et continue de
professer ses spécialités : L’URBANISME EXTRASUBJECTIF, L’ÉROTOMÉTRIE
SOCIALE, L’EGOTHÉRAPIE ONIRIQUE, LE MATÉRIALISME GASTROSOPHAL, et
d’autres anti-concepts qui, telles des hydres à deux ou trois têtes chercheuses,
agitent leurs majuscules dans le seul écrit qu’on lui connaisse, publié
anonymement avant de reparaître sous la couverture blanche d’un grand
éditeur parisien : L’Expurgatoire.
L’opuscule se résume à une « Table des matières premières » de 96 pages,
subdivisant pyramidalement des titres de chapitres en capitales romaines, des
sous-parties alignées de A jusqu’à Z, suivies d’en-têtes classées selon l’alphabet
grec, puis d’appendices numérotés en chiffres arabes, auxquels s’ajoutent les
annexes en italique, sans oublier les digressions minuscules entre crochets ainsi
que la mention précédée d’une étoile de chaque tableau et illustration
intercalaires.
Selon les vœux de l’illettriste à scandale Julius, un index des auteurs l’ayant
déjà cité (L’Expurgatoire, tome II) et la liste exhaustive des breuvages l’ayant
inspiré (L’Expurgatoire, tome III) devraient parachever la refonte posthume de
ses Œuvres définitivement incomplètes.
*
« Attention tout le monde en place, cortège en vue, ça arrive, ça va rentrer,
tapis rouge, goulot d’étranglement, photo sur le perron, vingt secondes, séance
terminée, on gère, on fait reculer la presse, plus de flash merci, droite puis
gauche, direction salon jaune, plan de table respecté, rien à signaler, on ferme
les portes, stand by apéritif… […] Attention fin de séance, ça va sortir, goulot
d’étranglement, on fait évacuer, ça sort sur le perron, ça descend les marches,
séance photo autorisée, trente secondes maxi, voiture en place, moteur, ça
pousse côté presse régionale, ça s’assoit banquette arrière, démarrage imminent,
merde ça baisse la vitre, on fait dégager les flashs, top départ, deux motards à
l’avant, ça roule… » murmure, comme en aparté, le garde du corps
présidentiel.
S’il n’était équipé d’une oreillette dernier cri, on pourrait croire que ce
bodygard délire en circuit fermé, à force de prendre son surmoi pour un
inconscient collectif.
Caroline portait des lunettes bien avant les premiers signes de sa puberté,
autant dire la nuit des temps : au collège, des binocles en écaille sur chaque
photo de classe ; des lentilles jetables l’année du bac ; puis des montures en fac
de Lettres, à cause d’une allergie oculaire qui asséchait ses larmes.
Une quinzaine d’années plus tard, devenue correctrice hebdomadaire pour la
presse féminine, elle a pris rendez-vous chez un ophtalmologue qui l’a remise
entre les mains d’un chirurgien réputé. Affaire conclue contre un mois de
salaire, à ses frais, faute de mutuelle. D’emblée le spécialiste l’a rassurée : quatre
impacts au laser sur le premier œil, puis idem sur l’autre à une semaine d’écart,
suivi de quelques jours de repos avant de s’exposer en plein jour.
— Pour la myopie, madame, l’opération est désormais bénigne.
Bénigne donc, sauf que pas tout à fait, d’après la convalescente, maintenant
qu’elle a changé de point de vue. Une fois retrouvée la netteté flagrante des
cernes sous ses yeux dans le miroir piqué de la salle de bains, du tapis rouge
effiloché dans sa cage d’escalier, des auréoles des chewing-gums sur le trottoir,
du visage boursouflé d’un clochard à l’entrée du métro, de l’encart publicitaire
pour un protège-slip sur le quai d’en face, Caroline a rappelé le chirurgien,
obtenu un quart d’heure d’entretien en toute urgence et confié son trouble –
ou plutôt le contraire, enfin comment dire, la gêne insupportable causée par
cette soudaine absence de trouble.
La voilà qui supplie, trépigne, exige qu’on fasse quelque chose, parce qu’en
démocratie on a bien le droit de changer d’avis, non ? Sans doute, mais en
l’état actuel de la médecine, l’opération inverse est inconcevable.
— Faudra vous habituer, madame.
Face aux horreurs de ce bas monde, Caroline ne retrouvera jamais le charme
distancié de sa vue antérieure.
Foxtrot, bâtard de sa race, pelade sur poil beige et noir, yeux plutôt jaunes,
sans sexe apparent, + cicatrice à la cuisse et gros problème d’arrière-train, collier
rouge à clou avec médaillon gravé à son nom, tatouage numéro 2DJD1515,
mais pas de puce, ni électronique ni rien, abandonné au pied de l’escalier de la
très très grande bibliothèque le jeudi 22 mars après fermeture, loge depuis chez
famille d’accueil, 12 rue Watt, rez-de-chaussée, attention à la marche, frappez
avant d’entrer, sinon aboie dès qu’il croit entendre la voix de son maître dans le
poste radio, saute en pleine rue sur les messieurs à lunettes et bouffe comme
quatre, tellement que c’est pas un cadeau du ciel et que les plaintes posent un
tas de problèmes côté syndic de l’immeuble, alors si le proprio faisait signe de
vie, on lui rendrait son clebs contre remboursement des frais pour le gîte et la
gamelle, sinon ça va mal finir à la fourrière ou à la piqûre chez le véto.
S’adresser à la gardienne avant 10 heures ou après 18 heures.
*
On a récemment découvert une tumeur, genre œuf de pigeon, derrière la
tête du play-boy Raoul, là où lui naissent ses idées inavouables, tout près du
cervelet, au même point d’impact que le fameux copyright Mattel Inc. sur la
nuque des poupées Barbie. Pas de complication maligne et état stationnaire,
selon un docteur en imagerie médicale, alors dans le doute, mieux vaut
s’abstenir d’aller y fourrer son scalpel, zone sensible, attention danger. Les
statistiques sont assez parlantes : un trépassé sur dix après passage au bloc
opératoire. Sauf que si ça continue d’enfler : une chance sur dix de ne pas y
passer… Un vrai cas de conscience.
Sa poche parasite, Raoul ne l’a pas vu venir ni senti grossir. Dommage, cinq
ans plus tôt, c’était juste un pépin de raisin, encore facile à déloger. Pourtant les
premiers symptômes ne datent pas d’hier – syncopes, migraines, amnésie
partielle, hallucinations nocturnes, bouffées paranoïdes –, mais comme ce
photographe de mode a le nez dans la poudre depuis le milieu des années 80 –
séances podium, night-snuffing, backroom, j’en passe et des after –, pas facile de
faire la part des choses, entre cocktail des causes héréditaires et effets
secondaires de la coke. L’addiction a longtemps fait écran, brouillé les pistes,
servi de cache-misère au kyste en gestation.
Son récent diagnostic, il le doit à une garde à vue plutôt musclée au
commissariat central de Marseille, dix-neuf heures en dégrisement dans les
caveaux de l’Évêché, parmi une trentaine d’interpellés, avec une seule tinette et
pas un rouleau de PQ, juste d’énormes virgules de merde sur les quatre murs,
parce qu’ici chacun est condamné à s’essuyer du bout des doigts. Le lendemain,
vers midi, Raoul a fini par piquer sa crise, torse nu dans la fosse commune, en
traitant les zombies alentour de tous les noms : « Maudits galériens ! Faux
prophètes ! Dealers de malheur ! Indics pharisiens ! ».
Comme ça tournait au délire de persécution, on l’a exfiltré chez les dingues,
une semaine en observation, sous camisole chimique. Et là, coup de chance, un
psychiatre lui prête attention, hésite entre syndrome bipolaire et état de
manque, mais préfère, par acquit de conscience, demander une IRM de
contrôle. On allonge Raoul sous X, crâne en Technicolor sur l’écran de
contrôle. Sa photo préférée, et il en connaît un rayon, mais trêve de
plaisanterie, plus de doute, ça se devine pire que le nez au milieu du visage, ce
corps étranger de la taille d’un « œuf de pigeon » lui explique le radiologue. Et
son sarcastique patient d’enchaîner :
— Genre boule de shit, c’est ça ?
— De billard plutôt… En plein dans le mille !
Sourires gênés de part et d’autre, faute d’oser filer plus avant la métaphore :
pétard mouillé, mèche lente, colis piégé, pain de plastic, minuterie à distance,
bombe à retardement, compte à rebours, ni trop tôt, ni trop tard,
nitroglycérine.
Hamlet va-t-il enfin se décider à occire son beau-père ? Presque deux heures
déjà qu’il passe de cour à jardin, soliloque jusqu’à l’avant-scène, s’esquive
derrière un pendrillon, ouvre en douce sa flasque de whisky, revient à pas de
loup placer trois répliques, part s’offrir une resucée de bourbon, enfile à
découvert une autre tirade, profite d’un fondu au noir pour siroter encore,
remonte par une trappe, s’exténue en paroles à conjurer son devoir de
vengeance, puisque Hamlet n’a jamais fait que fuir, fuir, fuir hors la vaine
gloire de l’héroïsme. Fuir du plateau dès que possible aussi, et soudain, butant
contre un projo latéral, le voilà qui perd son fragile aplomb et valdingue au fin
fond des coulisses. Trop tard, il n’a pas vu le petit lumignon blafard des accès
de service ; la barre d’ouverture cède sous son poids et Hamlet disparaît par la
petite porte : ISSUE DE SECOURS.
Trois mètres en contrebas, sur le trottoir, Hamlet a perdu connaissance.
Dans la ruelle derrière le théâtre, deux spectres s’approchent de lui en titubant.
Hamlet, aussi éméché qu’eux, peine à reprendre ses esprits : « Ho-la ! Qui va
là ? ». La pièce semble repartir du tout début. Pourtant non, il en est déjà à
l’acte V, scène 3. Et d’après la première didascalie : Dans un cimetière. Entrent
un Fossoyeur et son compagnon.
En l’occurrence, deux apprentis menuisiers en virée nocturne. Et plutôt
crâneurs, les deux matamores ! Pauvre Hamlet, c’est du genre prise de tête.
Quelques cadavres de bouteilles plus tard, leur dialogue de sourds va s’éterniser,
hors champ.
En vingt ans de vente à la criée, Barnabé a déjà liquidé une centaine de chefs
d’État étrangers et ajouté à ce charnier people un tas de footballistes deux
étoiles, PDG père & fils, ingérants humanitaires, divas du play-back, gourous
apostoliques, ministresses paritaires, VIP carcéraux, clones du mannequinat,
cumulards d’hémicycle, tous et toutes passés de vie à trépas d’une phrase
assassine.
— Ça y est… ça y est… un SDF de moins sur terre !
À propos de l’abbé Pierre, Ben Laden ou du Père Noël. Et peu importe si, à
sa Une, le quotidien du soir que Barnabé vend à la terrasse des cafés apporte un
démenti aux canulars homicides qu’il colporte. Ne serait-ce qu’un bref instant,
son coup de bluff fait l’effet d’une bombe, sitôt désamorcée, mais cet attentat
aux bonnes mœurs journalistiques suffit à le venger du labeur routinier qui,
sans annonces mensongères, perpétuerait le non-événement de son peu
d’existence.
Attendu que le bien connu Makomé, mineur recrudescent depuis six mois
avec sursis, a été repris à témoin sur la voie publique et que ce contrevenant
notoire aux sommations d’usage s’est outragé en réunion, soustrait aux
palpations réglementaires, puis débattu à l’énoncé dudit délit consigné sur
main courante tandis que sa forte tête prévenue d’avance déclinait à bout
touchant son identité sous la pression accidentelle de l’arme de service du gradé
en état de légitime défiance, il y a homicide sans intention de nuire.
Dommage, aucun intérêt.
Aux dires de son père, Victor est allergique à toutes sortes de choses
concrètes – au lait de vache, aux pâtes cuites, à la peau des pêches, au
concombre en salade, aux poils du chat, à la fumée de cigarette, au beurre pas
salé, à la poussière dans la moquette, aux montures de lunettes –, sauf que sa
mère, elle, a recensé d’autres motifs d’allergie chez Victor, plus malaisés à
définir et moins faciles à éviter : les flamants roses dans les zoos, le numéro des
clowns au cirque, les mois d’octobre-novembre chaque automne, les baisers
entre adultes au cinéma, l’heure fixe des repas familiaux, le ballon dans les
sports collectifs, la station assise sans se balancer à l’école, les nuits de plus de
cinq heures d’affilée, l’idée même de croiser un miroir, les sales cons de sa classe
d’âge, les cours de dessin chez le psychiatre, le service des urgences dès qu’il
simule une crise d’asthme et très bientôt l’internat spécialisé pour mettre ses
deux parents d’accord, enfin presque, puisqu’ils ont déjà bien avancé dans leur
procédure de divorce.
*
Quatre jours sur sept, Paul pointe dans une bibliothèque municipale en
grande banlieue parisienne. Ce qui lui laisse pas mal de weekends prolongés
pour conjurer sa vie d’obscur archiviste, en lisant, visionnant, découpant,
compilant, reclassant tout ce qui touche de près ou de très loin à Robert Le
Vigan, un acteur des années 30 injustement promis à la non-postérité. D’où lui
est donc venue pareille lubie ? Un souvenir magnifié d’une séance culte au
ciné-club de son collège ? Sans doute, quoique pas si sûr.
Ce passionné n’est pas près de trahir ses sources, et qu’on ne vienne pas
l’acculer à quelques confidences d’ordre privé. Un tel centre d’intérêt ne
pouvant se partager avec personne, le célibataire endurci a fait le vide autour de
lui, sans même le loisir d’un animal domestique ou d’une quelconque amitié
parasite. Seul Le Vigan compte en soi pour soi, de toute éternité. Et Paul n’a
jamais regardé à la dépense. De longue date, il y a investi les neuf dixièmes de
son salaire : tous frais de déplacements et de documentations confondus. Sauf
qu’après trente ans de traque fétichiste, plus un sou de côté ni un millimètre
carré vacant sur les rayonnages de son deux pièces-cuisine. Les factures en
retard ont beau l’avoir contraint à subsister aux dépens d’un crédit revolving,
c’est trop tard pour reculer, on vient de le mettre sur la piste d’un trésor
iconographique : deux bouts d’essai rarissimes de Le Vigan dans Les Enfants du
Paradis, juste avant que, pressenti pour le rôle de Baptiste, le comédien
antisémite ne doive fuir en Suisse et céder la place à Jean-Louis Barrault. Bref,
le clou de sa collection.
Le voilà chez Drouot à l’heure dite, au troisième rang de la salle des ventes.
Il lève la main par deux fois, au bluff, mais il y a tant de monde sur le coup,
des connaisseurs fortunés, c’est peine perdue, impossible de rivaliser. Excité par
l’issue des enchères, il en perd connaissance au troisième coup de marteau,
s’écroule par terre, se retrouve aux urgences, dans la même chambre qu’une
traumatisée crânienne. À la vue de sa voisine endormie, une réfugiée roumaine
d’une présence si concrète, si apaisante, après tant de solitude maniaque, il
imagine l’issue alternative, une martyre à sauver d’un destin prévisible, la juste
cause à épouser avant qu’il ne soit trop tard, bref une passion domestique où
intimement il désire se réincarner. Sa promise, elle, n’a rien demandé, mais
puisqu’on lui demande si gentiment…
— Moi, c’est Zorita. Si tu m’invites chez vous ? Ben c’est ok.
Vu l’état de ses finances, Paul se rend vite compte qu’une vie de couple c’est
très au-dessus de ses moyens. Surtout que dans deux ans il n’aura plus qu’une
modeste pension de retraite. Alors, ni une ni deux, place nette, au rebut Le
Vigan ; il refourgue en catastrophe l’innommable fatras qui encombre sa
garçonnière : éditions épuisées, affiches originales, photos de tournage,
trophées autographes, copies VHS… Plus le temps de jouer aux enchères sur e-
bay, autant brader le vrac entier à n’importe quel collectionneur, du moment
que ça paye cash. Adieu vieilles lubies, place à l’occase unique. Parce que cette
pauvre fille tombée du ciel, c’est mieux qu’un signe du destin, l’oiseau rare à
empailler sur place, alors peu importe si, du jour au lendemain, il lui a fallu
liquider tout son vécu en stock, désormais Paul a sa nouvelle idée fixe à
demeure.
Quentin avait investi son pécule dans l’achat, le tatouage, les vaccins et le
dressage au mordant de son outil de travail, un berger belge malinois – en fait,
une femelle au rabais – qui lui assurerait, selon l’agence de gardiennage, un
poste stable de maître-chien. C’était sans compter sur sa timidité maladive, sa
voix de fausset et ce masque de fond de teint qui, pour faire disparaître son
acné juvénile, lui prêtait un faux air de Pierrot vérolé.
Mi-gigolo, mi-zombie, le candidat à l’essai manquait d’autorité naturelle et,
vu le profil de l’emploi et du clebs, il n’avait qu’à faire le trottoir ailleurs.
Débauché d’office, puis délogé de son foyer de jeunes travailleurs pour attentat
non-mixte à la pudeur, Quentin en serait bientôt réduit à faire la manche. Sauf
que sa gueule d’ange déchu et son alter clodo sans muselière indisposant le
voisinage, il ne tirerait pas un sou d’une mendicité si agressive.
Un heureux événement a changé la donne. Il a suffi que la chienne de race
mette bas sur le trottoir une portée de six petits pour valoir à son maître
adoptif un élan de compassion unanime. Depuis cette maternité canine en
plein air, les gamins ébahis s’attardent, les mémères s’attendrissent, les bonnes
gens s’attroupent. Désormais nourri, blanchi et hébergé dans une cage
d’escalier, Quentin brandit fièrement ses chiots sextuplés, en bon père de
famille.
Natif du grand ouest parisien, Armand était le cadet d’une fratrie modèle
promise à la réussite : l’un devenu chirurgien viscéral, l’autre commissaire de
police. Lui, le mouton noir de la famille, faillit faire carrière dans le grand
banditisme – vol d’autoradios, recel de stupéfiants, complicité de braquage
classé sans suite –, avant de « se ranger des voitures » en entamant des études de
sciences de la matière puis de comptabilité, sans suite non plus. Faute de
mieux, il s’improvisa bidouilleur pour un vendeur de matériel informatique,
mais sa vraie vocation n’a germé que dix ans plus tard, au lendemain du coup
de foudre pour Fabienne, une conseillère d’orientation.
Maintenant qu’il a trouvé l’âme sœur et déménagé au cœur d’une cité de
grande banlieue, il se sent prêt à être éducateur de rue. D’ailleurs, Armand est
intarissable sur le sujet : « Pour moi, travailleur social, ça veut pas dire
médiateur verbal ni glandeur arbitral… parce que les petits caïds, au lieu de
leur renvoyer la baballe sur un terrain de basket, faudrait plutôt leur mettre du
plomb dans la tête. » Chiche ! a approuvé Fabienne, passe le diplôme d’abord
et candidate à la Mairie ! C’était la voix de la sagesse. N’empêche, lui a préféré
se former sur le tas, dans le seul bar du quartier. Là-bas, il s’est promu écrivain
public pour aider à remplir les formulaires du RMI ou les contestations de PV.
Contre chaque menu service, une bière à l’œil au comptoir lui sert de
dédommagement, même si, à force de faire son trou dans la zone, ça devait
bien finir par un ulcère.
Quant à une embauche éventuelle comme animateur socioculturel, inutile
de l’évoquer en sa présence. Quel intérêt ? « Éradicateur spécialisé », il l’a
toujours été dans l’âme, et du moment qu’il occupe le terrain, payé ou pas, ça
revient au même. Surtout depuis qu’il arpente les parages en béquilles, avec sa
jambe dans le plâtre, après une expédition punitive des dealers du coin, ça l’a
confronté aux problèmes de mobilité des parias dans son genre. Non, rien ne
saurait le décourager, y compris l’hépatite C qu’il a sans doute contractée à
l’hôpital, via une transfusion sanguine au rabais. Entre sa vue qui s’obscurcit et
la cirrhose qui menace, Armand éprouve désormais dans sa chair l’un des pires
handicaps qui mène à l’exclusion. Le voilà qui touche presque au but : cellule
souche du mal-être alentour. Alternant cure de sevrage et rechute au bistrot, il
met à dure épreuve ses ultimes « défiances immunitaires », mais comme il l’a
confié à Fabienne, dans un rare moment de lucidité : « Une fois sa mission
accomplie, l’agent infectieux n’a plus qu’à s’autodétruire. »
L’octogénaire Raymond s’est toujours levé aux aurores, attablé dès midi,
contenté d’une pomme à goûter, puis d’une soupe à l’heure du dîner
radiophonique. Entre-temps, il se claquemurerait dans son bureau pour insérer
ajouts et variantes à sa grande œuvre – le Dictionnaire néologique de la langue
française en six volumes, dont six encore à paraître. Lui qui, depuis un demi-
siècle d’annotations lexicales, a corseté son emploi du temps, au point de
transformer sa femme, Monique, en machine disciplinaire veillant au respect
des règles caloriques, hygiéniques, gymniques, diurétiques, mais aussi
dactylographiques, qu’exigeait sa concentration à huis clos, le voilà veuf à
temps complet.
Du jour au lendemain, il a perdu son épouse, ses us et ses coutumes. Rendu
à sa vraie nature, dilettante, depuis le départ de Monique, son goût du
farniente jusqu’alors inavouable, s’est mis à improviser un autre homme en lui.
Cette liberté nouvelle, surveillée par personne, écartèle désormais Raymond
entre mille envies provisoires : nuit blanche boulimique, sieste matutinale,
téléphagie déjeunatoire, rendormissement aux toilettes, bains moussants
digestifs et même une cigarette de-ci de-là pour profiter des cartouches que la
défunte avait stockées. À force de se disperser partout en même temps, il
inachève la plupart de ce qu’il entreprend. Ainsi a-t-il oublié de sortir ses
poubelles depuis une certaine cérémonie, au Père-Lachaise, de dispersion des
cendres conjugales.
Pourtant, il lui arrive de prendre l’air, en chaussons et robe de chambre.
Presque chaque soir, il traverse la rue et rejoint une cabine téléphonique, sur le
trottoir d’en face. Et là, il compose toujours le même numéro, suivi de trois
longues tonalités avant qu’un filet de voix familier, celui jamais effacé de sa
chère et tendre défunte, s’excuse du contretemps – « Désolé, nous ne sommes
pas là… » – et que feue Monique lui promette de rappeler « dès que possible »,
avant de susurrer comme d’outre-onde : « … à très bientôt. »
Ensuite Raymond attend le bip sonore et laisse défiler la bande vierge en
silence jusqu’à cet instant précis, où la ligne s’interrompant, Raymond se
surprend à croire que, chez lui, ça sonne encore occupé.
Dame polonaise sérieuse avec expérience quatre ans d’ici, parlante français et
très ponctuelle non fumeuse cherche sortie d’école pour enfants à s’occuper de
toute âge et tout moment de la nuit ou autre sorte de service (promenade
animal, retouche cuir, massage relaxe) n’importe quelle jour possible même
personne âgée si habitant pas loin du cartier et aussi aide manager à domicile le
mercredi plein temps. Les intéressés peuvent joindre Maria au 06 48 99 58
06 48 99 58 06 48 99 58 06 48 99 58 06 48 99 58. Merci pour bon contact
avec moi.
Lassé du blouson d’aviateur offert six mois plus tôt à son treizième
anniversaire, Samuel désirait si fort en changer que le miracle s’est produit tout
seul, jeudi dernier, à la sortie de la piscine. Dehors, ils étaient six à l’attendre,
enfin quatre avec un dogue chacun, bon disons trois fortes têtes de plus que
lui – « Vas-y, dépêche ! » –, à moins que deux aient suffi à racketter son cuir –
« Aboule tes pompes et le blouson ! » – sinon un seul mec à le menacer : « Si
t’es fashion… t’es victime ! »
Ou même personne sauf Samuel, de ses propres mains.
En chemin, il se repasse en boucle sa petite histoire, sans arriver à trouver
une chute qui tombe juste : six, trois, quatre, deux, mais pas zéro… Juste un
détour par le local poubelles, pour larguer ses vieilles baskets et taillader les
manches du blouson à coups de cutter, avant de rejoindre le septième ciel en
ascenseur, là où son vœu va être exaucé.
Cru sur parole, le week-end suivant, Samuel est rhabillé pour l’hiver : une
doudoune zippée dernier cri, une paire de Reebok sur coussins d’air et, en
prime, un jean délavé exprès, taille XXL super-baggy. Le jackpot. Mais au bout
d’une semaine, le voilà déjà assailli de regrets : fait suer cette doudoune.
Pendant l’interclasse, il la troque contre un sweat-shirt à capuche. Mauvaise
pioche. Dès le lendemain, il l’échange au plus offrant et se récupère en vrac un
débardeur kaki, des tatouages postiches et un dentier de vampire, le tout si
naze gothique qu’il s’empresse de les refourguer contre une casquette vert fluo
et une console vidéo, si peu fiable, que même au rabais, ça ne lui rapportera
qu’un lot de douze pétards à mèche lente. Et deux minutes plus tard : Zim ! et
Paf ! et Boum ! jusqu’à liquidation du stock.
*
Arnaud a longtemps vécu sur la bête, pur porc. Chez ses parents ardéchois,
six fois l’an, on éventrait le cochon, sans en rien laisser perdre. Adolescent, il
hésitait entre la monoculture de châtaigne, le recel de cannabis sur pied et le
clonage d’escargots hors sol. Mais sa rencontre avec Rachel, une vacancière
israélienne, devait le détourner de sa vocation enracinée depuis plusieurs
générations en ces terres ingrates, trop pentues, peu fécondes. Amoureux zélé,
il s’est mis à l’hébreu par correspondance. Trois ans plus tard, après examen
devant la commission rabbinique, sa conversion talmudique enfin approuvée,
il s’est porté candidat pour s’établir dans une colonie juive de Cisjordanie.
Sans vraiment réfléchir, éperdue d’amour, Rachel l’a épousé dès son arrivée,
même si, de son côté, quitter la dolce vita de Tel Aviv et tant d’amies proches,
tenait du crève-cœur. Tant pis, elle devait bien ça à son converti chéri qui ne
tarderait pas à la féconder. Lui, si fier de ce premier enfant né en terres saintes,
en a conçu deux autres, coup sur coup, tout en consacrant la plupart de ses
journées à une quête spirituelle sans ressource ni salaire. Et Rachel, qui n’avait
jamais senti la nécessité d’être pratiquante pour se sentir juive, a eu du mal à
saisir pourquoi son mari s’adonnait à une telle surenchère, ressassant sa Torah
dans son coin, portant la barbiche et le deuil permanent d’on ne sait quoi,
tandis qu’elle trimait dur pour entretenir l’oisiveté ultra-orthodoxe de ce foutu
feignant, circoncis sur le tard et kabbaliste à plein temps, bref ce corps devenu
pire qu’étranger qui menaçait désormais de la bannir de leur chambre
commune, elle et ses saignements impurs, plus d’une semaine par mois.
Depuis dix-sept ans que Julien, créatif dans la pub, végète maritalement,
mais sans enfant, dans un loft avec Marie, sa directrice artistique, il en a mûri
des petites annonces en son confort intérieur…
Ses velléités de rupture, l’insomniaque Julien les a périphrasées, biffées,
alambiquées, raturées mille fois en pensées brouillonnes… sans jamais se barrer
vraiment.
*
Depuis son plus bas âge, Judith se sait dotée d’un odorat surdéveloppé. Ses
proches, elle les flaire de très loin, par association d’idées : amande douce pour
sa mère, tabac froid du soir ou after-shave matinal chez papa, lavande éventée
sur les lainages de sa tante, purin d’herbe grasse dans la piaule des petits
cousins de vacances et saucisses au barbecue dès que Wanda, sa chienne,
rapplique dans les parages. Bien sûr, en arrivant au lycée, elle s’est familiarisée
avec des odeurs plus âcres ou capiteuses – lampées, suées, giclées, resucées – qui
vous lèvent le cœur longtemps après. Surtout qu’avec sa sensibilité spéciale,
Judith, quand les baisers profonds font remonter des effluves inconnus, ça lui
envahit totalement le reste des pensées et après, entre les draps, on dirait pire
que sous une cloche à fromages. Pourtant, difficile de dire le contraire : plus ça
pue, mieux ça lui plaît.
Par contre, ce qui la dégoûte à plein nez, ce sont ces gens bizarres, les « sent
rien » comme elle les appelle. Eux, ils dégagent vaguement quelque chose, un
genre de truc pas net, sauf que la fadeur, justement, y’a pas de mot précis : zéro
parfum, ni naturel ni de synthèse. Sa prof de math en seconde était comme ça,
feu le collègue de bureau de son père aussi, le fils de l’ancien concierge pareil,
bien foutu en débardeur mais bon, dommage, et même le demi-frère de Judith,
avant qu’il ne parte en pension, bon débarras.
— Peut-être que c’est pas leur faute, s’excuse-t-elle en grimaçant de dégoût,
chacun ses préjugés débiles mais moi, les « sent rien », je supporte pas, c’est des
espèces de personnes… avec personne à l’intérieur.
On dirait presque, à l’entendre, qu’ils embaument déjà le néant.
Moi, Romain, 9 ans à l’époque, n’ai jamais revu mes parents depuis le
jeudi 24 décembre 1971 vers 18 heures devant la sortie de l’école élémentaire
de la rue Chapon. À l’époque, je portais une salopette en jean, un pull rouge
(avec un trou sous l’un des bras) et un anorak bleu marine. Eux, ils ont dû se
changer avant de quitter le quartier et leur fils unique. Ma mère s’appelait
Michèle et mon père Robert. Juste avant de disparaître, ils me devaient dix
francs pour les deux dents de lait de la mâchoire supérieure (prémolaires) que
je venais de perdre. Soi-disant que ma mère travaillait la nuit au tri de la poste,
pourtant elle était inconnue à cette adresse. Mon père non plus n’a laissé
aucune trace chez le Pressing de la rue Rambuteau, ni à son médecin traitant,
mais il avait deux signes distinctifs : un tatouage de scarabée sur l’épaule
gauche et une phalange manquante au pouce de la main droite. Depuis
quarante ans, les services de police m’ont mis sur des fausses pistes et j’ai dû
changer souvent de foyer adoptif, dans les environs du sud de la France.
Aujourd’hui, parce que j’ai retrouvé certaines facultés de mémoire, je suis
revenu à la case départ, rue Chapon, dans l’hôtel meublé en face de l’école.
Alors, papa et maman, si vous vous reconnaissez, n’ayez pas honte ni rien,
prenez contact au 06 60 91 13 02. Et si vous n’êtes plus de ce monde, désolé
mais trouvez un moyen de me le faire savoir au plus vite.
Lucien, alias Lulu, désargenté structurel, hiberne huit mois de l’année chez
sa mère, à Nice, et revient clochardiser à Paris pour la belle saison. Travesti
d’un pantalon de pyjama rose et d’un haut de smoking, il fait au passant son
cinéma muet, par cartons interposés, sur le trottoir.
*
QUESTION : Étant donné un gardien de la paix, Rémy, censé faire 99 fois de suite le
tour de la prison de la Santé, soit 650 mètres environ, dans sa Renault 19 de
fonction ; sachant que de telles rotations automobiles doivent se répartir
équitablement sur une durée totale de 360 minutes, à quelle vitesse moyenne le
véhicule de Police est-il censé rouler ?
Tôlière d’un bar qui n’ouvre qu’entre deux et cinq heures du matin, Suzanne
y tient en respect soiffards et ivrognesses, confisquant leurs papiers d’identité,
permis de conduire ou de séjour aux endettés chroniques, racoleuses indélicates
et amateurs de rixes, les obligeant ainsi à mener le reste de leur existence dans
une semi-clandestinité.
Au-dessus du comptoir trône un portrait de Monsieur André Malraux, jauni
par trente ans de confinement tabagique. Pas de juke-box ici, juste une radio si
crevarde qu’on dirait la BBC du bon vieux temps. Dès l’aube, à l’heure où le
couvre-feu s’achève, elle inflige aux habitués du zinc l’écoute religieuse de sa
cassette fétiche : l’oraison chevrotante d’un certain Jean Moulin. Puis, avant de
fermer boutique et descendre son rideau de fer, Suzanne libère le terrible
cortège des ombres qui s’en retourne cuver ailleurs.
Barouf, bête de sexe (Ille-et-Vilaine). Mis au monde deux ans plus tôt, et il
s’appelait Zorro, Zélote ou Zébulon. L’année suivante, Confetti, Casanova ou
Coquelicot, puisque les taurillons doivent l’initiale de leur pseudo à un
calendrier alphabétique, contrairement aux orphelins d’espèce humaine qui ont
longtemps emprunté le leur au saint du jour.
Barouf a donc failli être Bouddha, Bibendum, Bizut, Blabla, Bifteck ou Baby
Boom au hasard d’un Petit Larousse compulsé à la hâte, le soir même de sa
vente à la pesée.
Dans la prairie où il rumine désormais, il a l’embarras du choix : trente-six
normandes à saillir sur-le-champ ou pas. D’autant que, toutes fécondées de
longue date par semences artificielles, sans contact physique direct, bref
inséminées sous X, aucune des vaches ici broutantes n’a jamais fait l’amour – ce
drôle de désir issu de la préhistoire génétique n’ayant plus cours chez les
bovins.
Six mois avant de naître, ça se passait déjà en direct sur le moniteur télé,
tandis que l’échographe enduisait de gel le ventre proéminent de Magalie pour
en parcourir le relief à l’aide d’un de ces lecteurs optiques dont usent les
caissières pour déchiffrer les codes-barres. Bingo, un lot de triplés dans la poche
placentaire. Tous viables d’après l’animateur du jeu in vitro. Générique de fin
sur papier à en-tête de la sécurité sociale. Jean-Pierre, l’heureux géniteur, a déjà
quitté le studio d’enregistrement au bras de la gagnante. Ils étaient venus en
couple, ils repartent en famille nombreuse.
Le périph extérieur est fluide, silence radio dans la voiture. Jean-Pierre vient
de rater la porte de Saint-Ouen, leur porte de sortie. Celle d’après aussi. Du
coup, l’idée lui vient de pousser le bouchon plus loin, juste pour différer le
moment de rentrer. Et pourquoi pas la boucle entière, puis deux ou trois
d’affilée, en attendant que la jauge du réservoir clignote au compteur.
Cent bornes au compteur, il roule toujours, en circuit fermé, pour défouler
sa peur panique. Magalie, elle, s’hypnotise en douceur au gré des néons
publicitaires. Pour eux, c’est l’occasion rêvée, la dernière avant longtemps, de
découcher ensemble. Sans s’imaginer le moins du monde qu’ils sont loin
d’avoir fait le tour de ce périphérique et que, trois ans plus tard, il en seront
presque au même point, à bercer leur trio infernal sur la banquette arrière, une
heure de route chaque soir, porte à porte, le seul moyen d’arriver à endormir
les trois jumelles top synchro.
Sur les deux cent seize employés en chômage technique depuis neuf mois, les
deux tiers sont partis ailleurs toucher leur indemnité de départ volontaire ;
d’autres, un bon quart, attendent chez eux une imminente reconversion dans
une filiale du Groupe de micro-métallurgie, implantée on ne sait où à
l’étranger. Ne restent dans l’usine qu’un contremaître et une poignée d’ouvriers
disqualifiés, tous payés à ne rien faire, sinon surveiller les machines-outils au
repos. En tout, onze gardiens ici embastillés. Le plus jeune embauché, Cyril,
supportant mal un tel farniente obligatoire, a vite trouvé la parade : une table
de réfectoire descendue dans le hall du bâtiment administratif et plaquée
contre un battant de la porte vitrée.
Il suffisait d’y penser : « Dans la vie, faut savoir rebondir, quoi ! »
Depuis lors, raquette de ping-pong en main, Cyril bosse engagement lifté ou
smash réflexe et se renvoie la balle du matin au soir. Et tant pis si, au cours de
ces parties inégales, seul contre lui-même, même en se battant point par point,
il n’y a aucune chance qu’il prenne le dessus.
En juin 1936, Antonio, réfugié anarchiste italien, maniait le pavé sur les
grands boulevards, mais comme simple terrassier pour la voirie parisienne,
tandis que son épouse, Odette, couturière à domicile, langeait deux enfants au
foyer. Et puis la guerre a mis leur idylle entre deux parenthèses de fil barbelé.
Quatre ans de stalag plus tard, dans un bistrot montmartrois, l’ex-prisonnier
renouait avec les petites solidarités masculines du dortoir – apéros frelatés,
tabac à chiquer et belotes de comptoir – avant de s’en retourner chez lui foutre
une trempe à sa paire de gosses et rengrosser trois fois sa foutue bonne femme.
Un demi-siècle a passé. La veuve courage et quatorze fois grand-mère se
souvient du retour d’Antonio : novembre 1945, place Clichy. Pour donner
chair à son récit, Odette pantomime la scène en quelques gestes :
« Avant le stalag… il était comme ça… » (posant une main sur son cœur puis
refermant l’autre en un poing levé vers le ciel) « Après, il était comme çaaargh ! »
(enserrant d’une main sa gorge tandis que l’autre, plaquée sur sa bouche, l’empêche
de crier).
Jeanne est la dernière habitante d’un village fantôme situé à moins de huit
hectomètres des pistes de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. De la fenêtre de
son pavillon, le seul à n’être pas obstrué de parpaings, on la voit souvent semer
du grain par poignées et s’attirer la compagnie des étourneaux qui profitent du
moindre réacteur des zincs avoisinants pour y couver, nourrir et parfois laisser
rôtir leur progéniture.
Justement, il y a quelques années, un charter a pris feu au décollage par la
faute de ces volatiles clandestins, aspirés en trop grand nombre dans les
turbines. Depuis ce funeste accident, Jeanne, déjà bouchée d’une oreille,
entend si mal avec l’autre que ses huit canaris en cage, pourtant tous « de sexe
mâle, garantis chanteurs », peinent à la distraire.
Quant à sa future expulsion, plus de souci, elle sera bientôt relogée, non loin
de son ancien domicile comme prévu par la loi, au sixième étage d’un Centre
de rééducation fonctionnelle pour sourds et muets qui vient d’ouvrir ses portes,
à deux pas d’ici.
Vers trois ans et demi, Didier croyait que, dans la maison dont l’escargot
porte la charge sur son dos, il y avait une gazinière, un frigo, quatre chaises,
une table et, à l’étage, un lit double où le gastéropode peut hiberner tranquille.
Sans jamais abandonner tout à fait cette intuition, il avait fini par sortir de sa
coquille, dire au revoir à sa mère-grand Mathilde et quitter le hameau de
Bourgogne où reposent ses parents et leurs six pieds sous terre, pour s’habiter
soi-même à Paris, comme un loup solitaire, dans un meublé sordide, puis sur la
mezzanine d’un loft désert, puis au deuxième palier d’un squat d’artistes
bruyants, et enfin, sous le coup d’une pneumonie, de retour au bercail. Et là,
bien au chaud dans sa chambre d’avant, Didier reçut de sa mamy chérie cette
tardive confidence : elle croyait encore, au soir de ses noces, que les nouveau-
nés viennent au monde, soit dans un chou-fleur, soit entre les pétales d’une
rose.
La nuit suivante, comme Didier était en proie à une violente poussée de
fièvre, Mathilde appela un médecin. Plus il toussait, en maudissant le docteur
SOS qui allait venir lui prendre son pouls, son urine, son sang et lui tâter on ne
sait quoi sous la peau, plus il se persuadait, en son château fort intérieur,
qu’aucun de ces prétendus organes ne l’avait jamais habité, qu’il n’était qu’un
pur souffle de vie, un courant d’air, du vent.
Anne quitte son banc de montage où elle vient de recouper une bande-
annonce partouzarde, d’après dix heures de rushes : gros culs zoomés ci-devant
derrière, queues agitées bord-cadre, contre-plongées mammaires, changement
d’axes et de partenaires, grandes focales et petites lèvres fondues au noir
pubien… Techniquement, le porno-hard, ça aide pour les faux raccords.
N’importe quel plan fait l’affaire, une fois mis bout à bout.
Minuit passé, il bruine à la sortie du studio, autant prendre un taxi. L’œil
rivé sur le rétro, le chauffeur dévisage sa passagère. Il a comme un doute. À se
demander si ce ne serait pas Isabelle Huppert, la rouquine qui bâille dans son
dos. Du coup, il manque de brûler le feu suivant. Anne s’ensommeille sur la
banquette arrière. L’autre cultive des yeux son dilemme, s’hypnotise à force
d’hésiter entre star et sosie, puis s’assoupit à son tour. Le même feu repasse
pour la énième fois au vert, puis au rouge…
Puis vert, puis rouge… Puis vert, puis rouge… Puis vert, puis rouge…
Aux aurores, le chauffeur du taxi finit par émerger, encore sous le coup de
son cinéma intérieur : sans doute une scène d’amour torride dans un cabriolet
décapotable. À peine a-t-il le temps de déchanter qu’il aperçoit sa belle
endormie, fait la part du songe, remet le compteur à zéro et, comme si de rien
n’était, réveille sa cliente en sursaut.
— Alors où que c’est qu’on va mademoiselle Hupp…?
« Imaginez-vous que, depuis la naissance de ma fille, six ans avant l’an 2000,
le monde aquatique a perdu 19 % de ses récifs coralliens, et c’est loin d’être
fini, puisque dans dix ans, mon fils viendra juste d’atteindre sa majorité et là,
c’est 15 % des mêmes récifs qui vont encore disparaître. Alors voyez, dans ma
tête, le troisième enfant, c’est plus tellement à l’ordre du jour. Et puis l’idée de
la famille au grand complet, avec la photo sur la carte de réduction, c’est le
divorce assuré, une fois sur deux, non ? Tout bien réfléchi, je préfère arrêter les
frais, ça suffit comme ça, d’ailleurs un môme, tant que ça n’existe pas, c’est
abstrait, ça peut pas manquer vraiment, surtout vu l’état de la planète, et des
rapports de moins en moins humains. Bon, dans le doute, s’il faut cocher
quelque chose, ben, mademoiselle, mettez sans opinion… », conclut
l’insondable Vincent – père célibataire sans emploi, fumeur repenti de moins
de 50 ans, etc. – avant de prendre congé de l’enquêtrice.
Ni vautré par terre, ni assis en tailleur, ni adossé à un mur, mais piétinant sur
place, Florent fait la manche devant la bouche de métro Arts-et-Métiers. À y
regarder de plus près, il décrit invariablement sur le trottoir deux boucles en
circuit fermé, comme l’hélice d’un de ces biplans qui, bien avant les moteurs à
réaction, portaient aux nues les as du looping, alors que lui, Florent, cloué au
sol, exécute ses grands huit au ras du bitume, bras crispés sur un levier de
pilotage imaginaire, héros déchu qui plane à l’éther depuis que l’héroïne l’a
dézingué.
Considérée de plus loin, disons à travers les grilles d’un square, la démarche
torve de Florent coïncide plutôt avec l’éternel retour ellipsoïdal des grands
fauves sur eux-mêmes, qui peut s’observer dans n’importe quelle ménagerie. En
captivité, le lion ne cesse de parcourir une double virevolte qui épuise l’espace
vital de sa cage. Mais, sitôt lâché dans le périmètre herbeux où il batifole à la
belle saison, ce lion ne change pas d’itinéraire, comme si des barreaux invisibles
bridaient encore sa liberté et le condamnait à faire des Z entre les deux O de sa
condition zoologique. Hors les 8 mètres carrés de sa chambre de bonne,
Florent revient indéfiniment au même : ∞
*
C’était au temps du service militaire obligatoire. Convoqués au fort de
Vincennes, les futurs appelés du contingent planchaient sur des tests
d’intelligence. Premier problème à résoudre : une corde serpentait entre une
douzaine de poulies. Dans quel sens fallait-il tirer pour soulever la tare de dix
kilos lestant l’autre extrémité ?
Yves Pagès (ce n’est pas moi) lorgnait discrètement la copie de son voisin de
table et exact homonyme Yves Pagès (celui-là, c’est moi) qui, tout aussi perplexe,
préférait s’en remettre au hasard pour cocher sa réponse. Issus de la même
classe d’âge, les deux Yves Pagès (lui et moi donc) avaient préparé leur coup de
bluff à l’avance, chacun le sien, sans concertation préalable, faute d’avoir jamais
eu d’autres occasions de se connaître (lui c’est lui, moi c’est moi).
Muni d’un certificat médical détaillant mon passif mélancolique,
claustrophobe et à deux reprises suicidaire, ainsi qu’une récente cure de
désintoxication, sans préciser de quoi d’ailleurs, je me contentais, face au
psychiatre, de regarder fixement mes chaussures. L’autre Yves Pagès, lui,
souffrait vraiment de quelque chose, d’amblyopie. Son œil gauche, quoique
sans lésion apparente, s’était déshabitué à voir tandis que le droit corrigeait
pour deux. Sitôt dépistée, ladite maladie devait lui valoir réforme immédiate –
l’armée ne souhaitant pas débourser une pension d’invalidité à une ex-recrue
rendue aveugle par quelque dommage collatéral. Sauf que cet alter ego, trop
heureux d’être appelé sous l’uniforme pour quitter son trou familial, avait
appris par cœur les lettrages décroissants du tableau ophtalmique et comptait
réussir l’examen en récitant sa petite leçon : dix sur dix aux deux yeux. Manque
de chance, il a dû sauter une ligne. Et à l’arrivée : tout faux.
En quittant le casernement, les deux exemptés d’office (moi et pas moi, côte à
côte) rejoignent en silence la bouche de métro. L’un est au désespoir, condamné
à rentrer chez lui bredouille, l’autre ravi d’avoir obtenu sa réforme P4. Motus
sur le quai, plus question de s’échanger un clin d’œil ou de contrefaire l’idiot.
Dans le wagon, il leur reste six stations à se regarder en chiens de faïence.
*
On ne compte plus les polars qui célèbrent Belleville et son Paris populaire
en voie de délocalisation. Là, dans les cages d’escalier, il arrive qu’on tombe
encore sur cet écriteau : « Défense de cracher ». Cette prohibition date du début
des années 1920 et des premières campagnes d’hygiène contre la tuberculose.
Pour les fumeurs bronchitiques non repentis, la consigne est difficile à
respecter.
Qu’on se rassure, un laboratoire de technologies sécuritaires vient de mettre
au point un dispositif d’identification génétique à partir d’un échantillon de
salive. Celui qui désirera entrer dans un immeuble équipé d’un tel appareil,
crachera donc dans une pipette pour faire connaître son code-barre ADN.
Michel Foucault aurait sans doute goûté le sel biopolitique de ce renversement
des usages : le crachat obligatoire.
À nouvelle époque, nouvelle philosophie : nul n’entrera dans le XXIe siècle
sans avoir craché, à lieu et heure fixes, sur d’anciens interdits. Quand la
transgression s’inverse en norme. D’autres inventions s’apprêtent à nous
simplifier la vie : le portique à détecteur optique sondant l’individu entrant
d’après la dilatation de ses pupilles ; l’interphone à reconnaissance vocale ; sans
parler du détecteur de fumées tabagiques et bientôt d’autres odeurs suspectes ;
ou du test soit urinaire soit sanguin facilitant déjà, aux USA, le tri à
l’embauche des employés drogués ou de santé fragile ; et enfin du très classique
scanner d’aéroport procédant à une fouille virtuelle, sans contact physique.
Everybodies under control ?
Certains, aveuglés par la nostalgie résistante, auront tôt fait d’invoquer une
régression tyrannique, sinon un fascisme bis. Ces techniques n’ont pourtant
plus rien de commun avec les pratiques de la censure, de l’enfermement et du
châtiment. À force de se prendre pour une autoroute, le nouveau monde
abolira sous peu tous les sens interdits. Pour mettre quoi à leur place ? Des
péages.
Y a-t-il un rapport entre les appareils suscités ? À bien y réfléchir, il y a plus
encore : ils ont intériorisé d’un seul coup nos cinq sens l’ouïe, la vue, l’odorat,
le goût et le toucher.
Nietzsche avait baptisé l’État « le plus froid des monstres froids ». La guerre
froide économique risque d’enfanter d’autres monstres, des monstres de
sensibilité.
L’homme-burger
Quiconque entre dans un fast-food peut y lire cet Avis aux populations :
« La signature officielle Viande Bovine Française s’appuie sur un système
d’identification individuelle des bovins nés en France. Elle certifie : 1 /
L’origine 100 % française de la viande hachée ; 2 / Un système de marquage fiable
des bovins ; 3 / Un cheptel de bovins nés et élevés en France. » Imaginez que, ayant
hâtivement vidé une bouteille de brouilly, vous lisiez par erreur « étranger » au
lieu de « bovin ». À cet instant précis, quoique improbable, vous aurez sous les
yeux l’exact résumé des arrière-pensées qui depuis vingt ans caractérisent nos
législations sur l’immigration. Car désormais, entre le droit du sol et celui du
sang, les lois du commerce agroalimentaire ont fait jurisprudence : voici venu
le droit de la viande, « née », « élevée », « marquée » et « hachée » en France.
Ce nationalisme culinaire date, on le sait, de la crise de la « vache folle ». On
avait poussé l’industrialisation de l’élevage au-delà de ses limites sanitaires : en
gavant les super-vaches de top-protéines issues d’autres vaches extra-mortes.
L’épidémie qui s’ensuivit, loin de conduire chaque État à remettre en cause son
productivisme maladif, servit de prétexte à divers embargos, sur fond de
xénophobie. Ainsi, dès mars 1996, toutes les boucheries françaises bardèrent
leur barbaque de petits insignes tricolores. Cette année-là, l’Europe ressemblait
à un cadavre, dont chaque membre réclamait son espace à la fois vital et
posthume.
À ce propos, faute d’autopsie concluante, on n’est jamais parvenu à
identifier le mal qui causa la mort de Lénine en janvier 1924. Certains parlent
d’artériosclérose, d’autres de syphilis. Personne n’a jusqu’ici osé l’hypothèse
sacrilège. Lénine aurait contracté, peu après 1914, la tremblante du mouton
qui, repérée chez l’ovin dès 1730, se transmet tant à l’homme qu’aux bovidés.
Même diagnostic : chute des poils, amaigrissement, paralysie… Mais surtout :
perte de l’instinct grégaire et dépérissement du système (nerveux) central. Ces
deux derniers symptômes constituant l’essence originelle du communisme.
Mentalité d’assistés
Déjà treize ans que le nord de la France abrite la plus grande chaîne
d’embouteillage de Coca-Cola dans le monde. Un autre centre, non loin de
Marseille, pourvoit à la gazéification du même soda. Ces deux usines,
construites sur des sites industriels sinistrés, ont été négociées contre
exonérations fiscales et sociales. En effet, toute entreprise s’installant dans ces
« zones franches » profite de diverses ristournes et d’avantages en nature. Ainsi
la firme étasunienne précitée a-t-elle économisé plus de quatre milliards
d’impôts sur les bénéfices en offrant un salaire minimum à moins de quatre
mille autochtones de ces environs défiscalisés. On aura vite fait de calculer
combien la collectivité a dépensé – ou manqué de gagner – par poste de travail
créé. Mieux vaut en rire qu’en pleurer. À condition que cette pratique soit
désormais rebaptisée pour ce qu’elle est : une œuvre de charité. Le parc
Eurodisney ou la FIFA – association supervisant le Mondial de football – ont,
plus récemment, obtenu des infrastructures gratuites et autres baisses des
charges sociales. Combien ne ferait-on pas payer aux contribuables pour
soustraire chaque mois un futur chômeur aux statistiques ? Bref, pour sauver,
même à perte, un emploi. Que le paradoxe soit plaisant ou pas, il faut se rendre
à l’évidence : le salarié moderne est moins rentable qu’il n’y paraît, toute
subvention étatique mise à part. Son employeur est, au bout du compte,
beaucoup plus assisté que ne l’est le si décrié allocataire des minima sociaux.
L’Assistance publique fut fondée pour secourir veuves et orphelins ; et, en
temps de guerre, la cohorte des mutilés. Ses usagers, amputés d’un membre de
leur famille – ou d’un membre tout court –, recevaient une compensation à ce
manque primordial. On ne cesse aujourd’hui d’inclure métaphoriquement les
chômeurs dans ce cas particulier – ils seraient veufs, orphelins ou invalides
parce que privés d’emploi –, tout en stigmatisant leur mentalité d’assisté.
C’est déraisonner que de nous faire croire qu’un emploi salarié pourrait nous
manquer autant qu’une jambe gangrenée ou une défunte maman. Quant à
l’esprit de mendicité, c’est au patronat qu’on devrait l’imputer, lui qui absorbe
la plupart des fonds de l’Assistance publique, non sans traiter de faux-
chômeurs ceux qui s’activent par eux-mêmes, s’entraident au black et refusent
de porter le deuil du plein-emploi.
Philosophie de cuisine
1. Et comme nul n’est jamais mieux servi que par soi-même, précisons que le texte ci-dessus, ainsi que la
plupart de ceux réunis sous l’appellation « Répétition générale » sont le fruit d’un recyclage éhonté,
puisqu’ils ont déjà été publiés, quoique sous une forme très différente et dans une autre langue (l’italien),
par le quotidien Il Manifesto durant l’année 1998.
Le culte de la croissance
Une fois n’est pas coutume, la grève qui a paralysé, en décembre 1998, le
réseau ferroviaire français était le fait des seuls contrôleurs de billets. Le
règlement de la SNCF stipule en effet qu’aucun train ne peut partir sans avoir
à son bord un préposé à la vérification des billets. En cas de conflit, on
conseillerait plutôt à ces agents de troquer leur carnet d’amendes contre un
roman d’aventures et d’encourager ainsi la gratuité virtuelle des chemins de fer.
Mais une telle grève du zèle, dont la popularité serait décuplée, s’apparente à
une faute professionnelle. Elle vaudrait aux boycotteurs de contravention une
procédure immédiate de licenciement. Et nul syndicat ne s’est vraiment senti le
courage politique de défendre ses adhérents en pareil cas. Ni, a fortiori,
d’instaurer la résistance passive dans ses usages, plus soucieux de la stricte
légalité que du bien commun.
Dès lors, les démagogues ont beau jeu d’en appeler à l’instauration d’un
« service minimum » en cas de grève au sein du secteur public. Mais on prêtera
plus d’attention au slogan qui a jailli spontanément lors d’une occupation d’un
bureau de la RATP traitant les amendes délivrées par milliers à quelques-uns
des 400 000 fraudeurs journaliers du métro parisien. Venus réclamer la gratuité
des transports pour les précaires, ils s’amusèrent à crier entre deux haies de
policiers : « Plutôt chômeurs que contrôleurs ! »
Prenons ce trait d’ironie au pied de la lettre et feuilletons le rapport financier
annuel de la RATP. On y découvre que la somme des tickets vendus ne couvre
qu’un quart du budget de fonctionnement. Le reste étant issu des impôts
locaux et nationaux que payent déjà les usagers, ainsi que d’une modeste
contribution des entreprises privées. Quant à l’ultime source de bénéfice – les
recettes publicitaires dégagées par l’affichage omniprésent en sous-sol – leur
montant n’apparaît nulle part. Voilà un secret bien gardé. Autre inconnue de ce
bilan en trompe l’œil : le chiffrage détaillé des dépenses dues à l’impression des
billets, la vidéosurveillance, l’appareillage magnétique et au personnel censé
endiguer les 12 % de fraude structurelle. Car la non-gratuité, et son système de
contrôle obligatoire, renchérissent d’autant les tarifs.
Appelons ça le coût du prix, et son cercle chaque jour plus vicieux. Quand le
billet vendu ne tend plus à rembourser que les frais induits par la billetterie.
Une guerre chasse l’autre
Au cours de ce siècle, les prisonniers ont, plus que tout autre groupe, classe
ou caste sociale, contribué à la révolution industrielle. Sans contrepartie
salariale, dans leur cas. Ils ont été la main-d’œuvre inavouable de ceux qui
vantaient le progrès, phalanges serrées, paumes jointes ou poings fermés.
Durant les vraies années de plomb – celles du nazisme, fascisme, stalinisme,
maoïsme, etc. – ils n’ont été que des bras, mais pas des bras d’êtres humains.
Non, juste les bras de leviers dont l’industrie, de plus en plus lourde, avait
besoin. Que reste-t-il de ces rouages-là ? Rien ou presque : des pièces
détachées – et numérotées – en souvenir de leur matricule.
Et alors ? En Occident développé, on ne soumet plus les détenus aux travaux
forcés. S’ils se portent volontaires, on dédommage leur labeur à hauteur d’un
smic amputé de moitié. Et chacun de leurs droits communs sont à l’image de
ce salaire… maximum. Mais, à présent, leur force de travail importe peu.
D’autres bagnes font mieux l’affaire : made in China, par exemple. Des
incarcérés en pays riches, on exige plutôt qu’ils exercent leur pouvoir d’achat.
Bref, qu’ils se débrouillent comme ils veulent, mais qu’ils payent tout ce qui
nourrit leur quotidien. En moyenne, 400 euros par mois. Autrement dit, le
montant exact des allocations sociales dont ils sont privés. Et c’est ainsi que les
prisons sont passées du stalag de l’économie de guerre au camp de
consommation.
Ces taulards « deluxe », comme les grabataires des maisons de retraite, sont
désormais les cibles captives des loueurs de téléviseur. À ce propos, lors de
l’avant-dernier Mondial, le directeur de la prison d’Argentan avait lancé une
campagne d’autopromotion à usage interne. Deux cents libérations
conditionnelles avant l’été ? Non. Il a décidé d’adapter le repas quotidien aux
spécialités culinaires des équipes en compétition ce jour-là. Chacun a donc pu
en bouffer, du football, à la cantine.
Voyons ce menu carcéral aux relents exotiques. Dimanche 14 juin 1998 :
Asado-Sashimi. Lundi 15 : Sheiterhaufen-Cheeseburger. Mardi 16 : Faijoado-
Tagine. Mercredi 17 : Spaghetti alle vongole-Maffé. Jeudi 18 : Bobotie-
Smorrebrod. Vendredi 19 : Tortilla-Anticuchos. Samedi 20 : Moules & frites-
Enchiladas. Dimanche 21 : Supa de avocados-Ganja. Lundi 22 : Koujenak-Fish
& ships. Jeudi 25 : Bobertœk-Chile con carne. Vendredi 26 : Fasole-Couscous. Au
final, pour ne pas gâcher la fête, espérons qu’aucun taulard non solvable n’aura
eu le mauvais goût de s’automutiler en avalant sa fourchette.
La parole aux astronautes
Eduardo Rothe,
Internationale situationniste, octobre 1969
collection « minimales »
nouvelle édition augmentée
© Éditions Gallimard, mars 2013 ; première édition 2003.
yves pagès
portraits crachés