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Chair, corps, esprit 03/06/2022 17)48

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Noesis
12 | 2007 :
Corps et sacré

Chair, corps, esprit


Quelques remarques sur l’anthropologie
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paulinienne
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JEAN-FRANÇOIS LAVIGNE
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p. 27-62 REVUES

Texte intégral
1 Sous ce titre, à dessein réservé, je me propose de mettre à l’épreuve ce qui constitue
la thèse implicite, mais tout à fait massive, de Michel Henry dans Incarnation. À la fois
fondamental dans son ambition — il ne s’agit de rien de moins pour Michel Henry que
de proposer « une philosophie de la chair » — et remarquablement synthétique par
rapport à l’ensemble de la pensée développée depuis L’Essence de la manifestation,
l’ouvrage publié en l’an 2000 s’organise autour d’une thèse forte : le concept
phénoménologique de « chair », par lequel, après (et aussi, largement, contre)
Merleau-Ponty, Michel Henry conçoit le corps, en tant que corps subjectif et
transcendantal, lieu de l’auto-affection originaire de la vie et condition d’apparition du
monde, serait celui-là même auquel fait appel le dogme chrétien de l’Incarnation, tel
qu’il se condense en particulier dans la célèbre formule de l’évangile de Jean : « Le
Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous » 1.
2 Cette identité du concept phénoménologique de « chair » et de la signification de
l’emploi, textuellement incontestable, du grec « sarx » (σάρξ) dans les écrits
johanniques, Henry ne la formule pas expressément, ni directement. Mais elle forme
manifestement, dès l’introduction du livre, la proposition philosophico-théologique
fondamentale, qui donne aux analyses de Henry leur visée ultime et leur horizon.
3 L’ouvrage s’ouvre d’abord, en effet, sur un rappel du caractère subjectif et auto-
affecté de notre corps :

Le propre d’un corps comme le nôtre […] c’est qu’il sent chaque objet proche de lui ; il perçoit
chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied
la dureté d’un sol, de la main la douceur d’une étoffe. Et il ne sent tout cela, les qualités de tous
ces objets qui composent son environnement, il n’éprouve le monde qui le presse de toute part,
que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même, dans l’effort qu’il accomplit pour gravir la ruelle,

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dans l’impression de plaisir en laquelle se résume la fraîcheur de l’eau ou du vent 2 .

4 Le corps qui est d’abord donné à lui-même, ou plutôt en lequel chacun est d’abord
originairement donné à soi dans l’auto-épreuve du se-sentir-sentant, Michel Henry le
distingue tout aussitôt du corps-objet de la perception externe et de la physique, par
l’emploi spécial du nom de « chair » :

Cette différence entre les deux corps que nous venons de distinguer — le nôtre qui s’éprouve
soi-même en même temps qu’il sent ce qui l’entoure d’une part, un corps inerte de l’univers
d’autre part, qu’il s’agisse d’une pierre sur le chemin ou des particules microphysiques censées
la constituer — nous la fixons dès maintenant dans une terminologie appropriée. Nous
appellerons chair le premier, réservant l’usage du mot corps au second. Car notre chair n’est
rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et
ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison,
susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché
par lui 3.

5 En conséquence, « chair » désigne notre corps, vivant et vécu, en tant qu’il présente
cette propriété phénoménologique insigne de se sentir soi-même, de manière
immédiate et principielle, et d’être cela seul par quoi nous pouvons sentir et percevoir
autre chose, les corps justement. La terminologie henryenne fixe cette distinction
phénoménologique sous la forme de l’opposition entre « chair » et « corps » : « Chair et
corps s’opposent comme le sentir et le non-sentir » 4.
6 Dès lors, la chair désigne aussi, non pas seulement mon corps comme corps subjectif,
mais plus radicalement un mode d’être, ou, comme le dit ici Henry, notre condition, la
condition de l’être-homme ; il ajoute en effet aussitôt :

L’élucidation de la chair constituera le premier thème de notre recherche. Nous voulons parler
des êtres incarnés que nous sommes, nous les hommes, de cette condition singulière qui est la
nôtre. Mais cette condition, le fait d’être incarné, ce n’est rien d’autre que l’incarnation […].
L’incarnation consiste dans le fait d’avoir une chair — davantage peut-être : d’être chair » 5.

7 Or, c’est précisément à partir de ce même concept, exclusivement


phénoménologique, de « chair » que l’auteur d’Incarnation propose de comprendre
l’affirmation essentielle et centrale du Christianisme, selon laquelle Dieu a assumé la
condition humaine en Jésus-Christ, en étant « fait chair ». En effet, après avoir achevé
ce rappel liminaire de son concept de « chair », Michel Henry poursuit :

L’élucidation systématique de la chair, du corps, de leur rapport énigmatique […] nous


permettra d’aborder le second thème de notre enquête : l’Incarnation au sens chrétien. Celle-ci
trouve son fondement dans la proposition hallucinante de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair 6.

8 Plusieurs autres formules marquantes de cette introduction imposent la même


lecture, et sont l’indice de cette identification foncière et fondamentale de la « chair »
— au sens phénoménologique de corps subjectif de l’homme vivant, auto-affecté et
transcendantal — avec ce que veulent désigner les occurrences de « chair » dans le
Nouveau Testament (σάρξ, « sarx » dans le grec ; traduit par « caro » dans la version
de la Vulgate) ; et ce en particulier chez Jean.
9 Un premier indice est l’identification de la révélation de Dieu en Jésus, affirmation
centrale du Christianisme, avec la révélation au sens transcendantal henryen d’auto-
phénoménalisation de la vie, par où advient toute phénoménalité :

L’Incarnation du Verbe est sa révélation, sa venue parmi nous. Si donc nous pouvons entrer
en relation avec Dieu et être sauvés dans ce contact avec lui, c’est parce que son Verbe s’est fait
chair dans le Christ. La révélation de Dieu aux hommes est donc ici le fait de la chair. C’est la
chair elle-même en tant que telle qui est révélation 7.

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10 Le deuxième indice réside dans le fait que Michel Henry conçoit l’incarnation sans
altérité, sans que le devenir homme (chair) de Dieu implique aucun saut ontologique,
aucune mutation radicale :

Le Verbe de Dieu […] n’est autre que la révélation de Dieu ou, pour le dire en toute rigueur, son
auto-révélation. En ce cas, l’essence du Verbe ne serait rien de si opposé à la chair aperçue elle-
même et en elle-même comme révélation : une affinité secrète les réunirait au contraire dans
la mesure où un même pouvoir, celui de rendre manifeste, les habiterait tous deux […].
L’œuvre du Verbe, celle d’accomplir la révélation de Dieu, se poursuivrait en quelque sorte à
l’intérieur de la chair au lieu de se heurter à elle comme à un terme opaque et étranger 8.

11 D’où résulte alors ce troisième trait caractéristique de l’interprétation


phénoménologique de l’Incarnation chez Henry — troisième indice qui confirme la
réalité de notre problème : loin que l’affirmation christologique de la « venue de Dieu
dans la chair » d’un homme conduise à éclairer d’un jour nouveau la corporéité
charnelle de chacun, c’est l’expérience subjective-phénoménologique que chacun de
nous fait de sa propre chair qui reçoit rang de principe d’intelligibilité des énoncés
évangéliques sur la chair du Verbe. Il écrit en effet :

Jean ne dit pas que le Verbe a pris un corps, qu’il a revêtu son aspect. Il dit qu’il « s’est fait
chair » 9. D’une part, il est question de chair et non de corps, et si la différence entre chair et
corps nous est apparue dès l’abord essentielle, c’est la chair, et non le corps, qui doit servir de
fil conducteur à l’intelligence de l’Incarnation au sens chrétien — mais aussi sans doute de tout
être incarné10.

12 Cette thèse henryenne soulève — au moins — deux questions :


13 D’abord une question philosophique et théologique à la fois : si la chair
phénoménologique vécue est par elle-même déjà l’auto-révélation immanente de Dieu,
et donc par elle-même déjà l’incarnation du Verbe, qu’en est-il de la transcendance
absolue de Dieu, de son essentielle et irréductible altérité, dans le Dieu-homme Jésus-
Christ ; transcendance que la christologie des premiers conciles œcuméniques, de
Nicée I à Chalcédoine, ne cessera de réaffirmer ?
14 Ensuite, si la « chair » telle que la désigne l’évangile de Jean doit bien être pensée à
partir du concept phénoménologique de chair, on doit logiquement pouvoir pratiquer la
même lecture pour d’autres textes chrétiens des origines, en particulier pour ceux de
saint Paul. Les lettres de l’apôtre Paul présentent, à cet égard, un donné textuel encore
plus riche et plus favorable que les écrits johanniques, et ce pour deux raisons :

a) Le vocabulaire dont use saint Paul pour désigner les composantes physiques
ou psychologiques de l’être humain est beaucoup plus étendu et diversifié que
celui des écrits johanniques ; et par là, le discours de Paul sur ce que c’est que
l’homme, sur sa constitution naturelle et spirituelle, lui offre encore plus
d’occasions et de motifs de dévoiler éventuellement, lorsqu’il recourt au concept
de « chair » 11, la nécessité d’une approche subjective.
b) Mais par ailleurs, Paul est né et a été élevé à Tarse, en Cilicie. C’est un juif
hellénisé, qui parle grec, et a très tôt été imprégné de cette culture hellénistique
qui s’est étendue à tout le bassin oriental de la Méditerranée, depuis alors au
moins trois siècles. Mais il a reçu l’éducation rabbinique d’un pharisien de
stricte observance, élève de Gamaliel à Jérusalem ; et c’est un zèle brûlant pour
le Temple et l’intégrité de la foi d’Israël qui font de lui, aux alentours de l’an 30,
un persécuteur acharné de la première communauté chrétienne, à Jérusalem et
à Damas. Cette double appar-tenance culturelle, biblique en religion et grecque
par ailleurs, font de lui un exemple révélateur de la rencontre de deux modèles
anthropologiques concurrents : le modèle grec, qui pense et dit l’humain à partir

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des catégories classiques telles que « sôma », « psuchè », « noûs »,


« phantasia », « suneidèsis », « aïsthèsis » ; et le modèle biblique, pour qui
l’homme se définit d’abord essentiellement comme l’animation, par un principe
de vie (« nephesh », traduit en grec dans la version des Septante par « psuchè »,
ψυχή), uni à la « chair » (« basar », traduit de même par « sarx », σάρξ), et au
sang.

15 Que le concept phénoménologico-johannique de « chair » doive aussi, en droit,


pouvoir se retrouver chez les autres auteurs grecs paléochrétiens, dont en particulier
saint Paul, c’est une conséquence que Michel Henry tire lui-même. Il ajoute en effet,
après avoir rappelé la formule fondamentale de Jean I, 14, « Et le Verbe s’est fait
chair », ce qui suit :

À quel point cette parole extraordinaire va hanter la conscience de tous ceux qui, dès
l’irruption de ce qu’on appellera le Christianisme, s’efforceront de la penser, c’est ce dont
témoigne la première réflexion de Paul, celle des évangélistes, des Apôtres et de leurs
messagers, des Pères de l’Église, […] 12.

16 Paul est nommé en premier lieu. Il n’a pas échappé à Michel Henry que le concept de
chair est quasi omniprésent dans les lettres de saint Paul. Est-on fondé pour autant à
comprendre le sens paulinien de la « chair », et de toutes les oppositions au centre
desquelles elle se trouve, à partir de l’expérience phénoménologique henryenne du
corps subjectif, comme auto-affecté par la Vie immanente ?
17 Telle est la question que dans cette brève étude je propose d’examiner.

1. Première approche
18 Le terme « chair » — en grec « σάρξ » (« sarx ») — désigne fondamentalement, dans
les textes de saint Paul un corps vivant, et d’abord la matière organique dont ce corps
est fait, en tant que cette matière est référée à la vie, est pensée comme singulièrement
appropriée à l’existence et aux manifestations d’une vie. Ainsi par exemple, dans la
première épître aux Corinthiens, XV, 39, où Paul fait contraster l’emploi de « chair »
(« sarx ») avec celui de « corps » (« sôma ») :

Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps (sôma – σώµα)
reviennent-ils ? Insensé ! Ce que tu sèmes, toi, ne reprend vie s’il ne meurt. Et ce que tu sèmes,
ce n’est pas le corps (sôma) à venir, mais un simple grain, soit de blé, soit de quelque autre
plante ; et Dieu lui donne un corps (sôma) à son gré, à chaque semence un corps (sôma)
particulier.
Toutes les chairs (pâsa sarx) ne sont pas les mêmes, mais autre est la chair (sarx) des
hommes, autre la chair des bêtes, autre la chair des oiseaux, autre celle des poissons. Il y a
aussi des corps (sômata) célestes et des corps (sômata) terrestres, mais autre est l’éclat des
célestes, autre celui des terrestres. Autre l’éclat (doxa) du soleil, autre l’éclat de la lune, autre
l’éclat des étoiles. Une étoile même diffère en éclat d’une étoile.
Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : on est semé dans la corruption (en phthora – εν
φθορα), on ressuscite dans l’incorruptibilité (en aphtharsìa – εν αφθαρσία) 13.

19 On voit bien ici que Paul recourt à « chair » pour distinguer la matière dont sont faits
les vivants (« hommes », « bétail », « oiseaux », « poissons »), et qu’il différencie des
chairs en fonction des genres d’animaux désignés ; en cela les chairs, vivantes,
s’opposent aux « corps » célestes (soleil, lune, étoiles), comme au « corps » de la plante.
Ainsi, la plante développée est nommée « corps », quoique Paul affirme bien qu’elle est
un organisme vivant (c’est même un élément essentiel de son raisonnement) :

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Ce que tu sèmes ne reprend pas vie, s’il ne meurt. Et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps à
venir, mais un grain tout nu, […] ou quelque autre semence ; et Dieu lui donne un corps
(sôma) à son gré […] 14.

20 On voit donc que ce n’est pas la vie organique à elle seule, en tant que fait naturel
objectif, qui fait la différence entre ce qui est corps (l’astre, ou la plante développée) et
ce qui est chair (l’animal, l’homme) puisque l’organisme de la plante, alors même
qu’elle a pris vie et se développe, n’est pas désigné comme « chair », mais bien comme
« corps ». La différence réside bien plutôt dans le fait du rapport à soi du vivant
considéré : ce qui justifie ici, dans le texte de Paul, le changement de registre et l’emploi
du terme de « chair », c’est bien la présence de la vie, mais à condition qu’elle soit
envisagée du point de vue même du vivant qui l’éprouve : comme vie animale — non
pas seulement biologique — c’est-à-dire comme vie éprouvée par le vivant, comme vie
dans la sensation de soi.
21 Voilà qui donne bien raison à l’approche immanente de Michel Henry. C’est aussi, du
reste, en vertu de cette référence fondamentale à l’épreuve sensible de la vitalité
subjective propre que « chair » désigne, plus spécialement, le corps engagé dans l’union
sexuelle. Paul cite par exemple 15 la Genèse, II, 24, où on lit :

C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère, et s’attache à sa femme, et ils deviennent
une seule chair (« Sept. : sarx – Vulg. : caro). »

22 D’un membre de la communauté de Corinthe, qui vivait avec la seconde femme de


son père, il écrit :

Il faut […] que cet individu soit livré à Satan, pour la perte de sa chair, afin que l’esprit soit
sauvé au jour du Seigneur.

23 Et de même, dans la première épître aux Corinthiens 16, au sujet du célibat et de la vie
conjugale :

Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N’es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche
pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas ; et si la jeune fille se marie, elle ne
pèche pas. Mais ceux-là connaîtront des épreuves (thlipsin – θλιψιν) en leur chair (tê sarki), et
moi, je voudrais vous les épargner 17.

24 C’est en raison de ce lien étroit avec la sexualité que « chair » désigne également — et
ce dans tout le lexique biblique — le principe de la génération et de l’hérédité :

Que dirons-nous donc d’Abraham, notre ancêtre selon la chair ? 18

25 ou bien encore :

[…] je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma
race selon la chair […] et de qui le Christ est issu selon la chair […] 19.

26 Cependant, cette appréhension du corps comme « chair » par référence à la vie en


tant que vitalité ressentie n’empêche pas, dans beaucoup d’autres occurrences, une
approche externe du corps ainsi dit « de chair » — comme si, contrairement cette fois à
la perspective strictement subjective et immanente de Michel Henry, la pensée biblique
et le discours de Paul en particulier admettaient très bien que l’on puisse aborder la
« chair » dans l’horizon du monde, selon la phénoménalité objectivante de la
perception « externe ». Ainsi en va-t-il en particulier au sujet du corps du Christ après
la résurrection ; voyez par exemple en quels termes l’évangile de Luc expose une
manifestation du Ressuscité :

Ils parlaient encore, quand il se tint en personne au milieu d’eux et leur dit : « Paix à vous ! ».

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Saisis de stupeur et d’effroi, ils s’imaginaient voir un esprit (pneûma). Mais il leur dit :
« Pourquoi tout ce trouble, et pourquoi des doutes s’élèvent-ils en vos cœurs ? Voyez mes
mains et mes pieds ; c’est bien moi ! Touchez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni
chair ni os (sarka kai ostea), comme vous voyez que j’en ai. ». Ce disant, il leur montra ses
mains et ses pieds 20.

27 De même, lorsque Paul expose le modèle chrétien des relations au sein du couple, il
met comme en équivalence la perspective subjective que je porte sur mon propre corps
(« [nul n’a jamais haï] sa propre chair »), et celle du mari sur sa femme, qui apparaît
alors à celui-ci comme étant son propre« corps », à lui :

[…] les maris doivent aimer leur femme comme leurs propres corps (sômata – σώµατα).
Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même ? Or nul n’a jamais haï sa propre chair (tèn
heautoû sarka); on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le
Christ fait pour l’Église : ne sommes-nous pas les membres de son Corps (toû sômatos autoû)
? « Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les
deux ne feront qu’une seule chair. (eis sarka mian) 21.

28 De même, dans tous les textes bibliques où il est question du corps des animaux
offerts en sacrifice, et destinés à être ensuite mangés rituellement (par les prêtres au
service du temple), c’est toujours le mot « chair » qui est employé ; il désigne alors
toujours, certes, le corps animal distingué par son lien à la vie ; mais il ne s’agit plus
alors que de la substance organique, objectivée, devenue chose morte et consommable
— en tout cas définitivement détachée de toute approche immanente, de tout point de
vue subjectif. Ainsi l’Apocalypse dit :

Mais ces dix cornes-là et la Bête, ils vont prendre en haine la Prostituée, ils la dépouilleront de
ses vêtements, toute nue 22, ils en mangeront la chair, ils la consumeront par le feu 23.
Puis je vis un ange, debout sur le soleil, crier d’une voix puissante à tous les oiseaux qui volent
à travers le ciel : « Venez, ralliez le grand festin de Dieu ! Vous y avalerez chairs de rois, et
chairs de grands capitaines, et chairs de héros, et chairs de chevaux avec leurs cavaliers, et
chairs de toutes gens, libres et esclaves, petits et grands ! […] et tous les oiseaux se repurent de
leurs chairs» 24.

29 La référence nécessaire à la vie comme sensation du corps propre n’aboutit donc pas,
chez Paul comme dans le lexique biblique en général, à interdire à la chair de se
présenter comme une chose objective dans le monde. La « chair », dans
l’anthropologie paulinienne, n’est pas essentiellement tributaire d’une phénoménalité
subjective et immanente.

2. Phénoménologie et subjectivité
chez saint Paul
30 Non qu’on ne puisse trouver chez saint Paul une approche authentique de la
subjectivité. Au contraire ! On peut même montrer qu’il dispose d’une approche
authentiquement phénoménologique de la subjectivité. L’homme selon saint Paul, en
effet, est double : il faut y distinguer « l’homme intérieur » de l’« homme extérieur »
(c’est cette distinction qui est la source directe à laquelle puise saint Augustin, lorsqu’il
forge son concept de l’ « homme intérieur »). Quel est le critère paulinien de
l’intériorité ? Et auquel de ces deux « hommes » en moi saint Paul rattache-t-il la
« chair » ?

Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se
fortifie en vous l’homme intérieur (eis ton esô anthrôpon), que le Christ habite en vos cœurs

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par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour 25.

31 L’« homme intérieur » se caractérise comme le site de l’ « esprit » (πνευµα ;


pneûma) — nous y reviendrons — et du « cœur » (kardìa) ; c’est en ce cœur, ainsi
investi par l’ « esprit » qu’existent les dispositions qui peuvent sauver l’homme : « foi »,
« amour ».
32 Mais pour déterminer précisément ce partage entre l’intérieur et l’extérieur, il faut
rapprocher principalement trois textes : la IIe épître aux Corinthiens (IV, 16) et deux
passages de l’épître aux Romains : le chapitre VII, versets 22 à 24, et, dans le chapitre II,
les versets 28 et 29. Dans sa IIe épître aux Corinthiens saint Paul écrit :

C’est pourquoi nous ne faiblissons pas. Bien au contraire, encore que l’homme extérieur en
nous (ho éxô hèmôn anthrôpos) s’en aille en ruines, l’homme intérieur (ho esô hèmôn) se
renouvelle de jour en jour 26.

33 Si l’intériorité est la dimension où chaque jour nouveau fait échapper l’homme à


l’usure du temps, n’est-ce pas, par contraste, la dimension corporelle — charnelle — de
l’homme qui donne prise au devenir, au vieillissement et à la corruption ? La chair
appartiendrait-elle donc à l’homme « extérieur », c’est-à-dire à l’homme tel qu’il
apparaît extérieurement, dans le monde, par son corps, lui-même soumis au devenir
naturel ? Ce sont les deux passages de l’épitre aux Romains qui permettent de trancher
le débat. En Romains VII, 21–24, Paul dit :

Je découvre donc cette loi : quand je veux faire le bien, c’est le mal qui se présente à moi. Car je
me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur (kata ton ésô
anthrôpon) ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres (en toîs mélésin) qui lutte contre
la loi de ma raison (noûs – νους) et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres.
Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? (toutou toû sômatos
thanatou) 27.

34 Comme on le voit, le conflit psychique et affectif entre la volonté du bien et


l’impuissance devant la tentation est interprété par Paul comme un conflit entre
l’homme intérieur, site de l’attachement à la loi de Dieu, et de la puissance
d’intelligence qu’est le « noûs », et les « membres » (ta mélè), siège d’une autre loi, qui
s’impose par une force telle qu’elle dépasse les pouvoirs de la subjectivité consciente et
raisonnable : les « membres » sont ici une transcendance interne, qui agit au-delà de la
portée de la conscience volontaire et rationnelle. Or, les membres sont rattachés
expressément, dans la représentation paulinienne de l’agent, à la chair. Il écrit en
particulier, aux versets 14 à 20 de ce même chapitre VII :

[…] nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir
du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais
je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la loi, qu’elle
est bonne ; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi.
Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est
à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux, et commets le
mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis
l’action, mais le péché qui habite en moi 28.

35 Le péché tire donc bien sa puissance insurmontable d’attraction de ce que la loi du


désir du mal est inscrite dans la « chair ». Et on doit donc bien conclure que les
« membres » des versets 21 à 24 sont les parties matérielles, objectivables, dont se
compose la « chair », mais cette relation de la chair à ses « membres » ne la réduit pas à
la stricte objectivité de l’organe : elle demeure une instance intra-subjective, source
affective de désir ou de refus cachée dans la profondeur inconsciente du vivant. Et tout
le sens du message de Paul ici est de poser que, en dépit même de son caractère

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affectif-subjectif, cette transcendance interne redoutable, qui échappe au contrôle


conscient du vouloir raisonnable et du « noûs » intelligent, est extérieur, en ce qu’il
s’impose comme une nécessité étrangère à ce que j’identifie spontanément comme le
noyau authentique de mon être, « l’homme intérieur ».
36 C’est pourquoi Paul peut tirer, à la fin de ce mouvement, au verset 25, cette
conclusion :

Grâces soient à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! C’est donc bien moi qui par la raison
(noûs) sers une loi de Dieu, et par la chair (tè sarki) une loi de péché.

37 On voit donc que l’anthropologie paulinienne, essentiellement fondée sur une


approche éthico-pratique de l’homme, qui l’envisage comme agent et patient d’un
conflit entre un idéal de liberté dans la sainteté et la tyrannie des pulsions
égocentriques, identifie bien la chair comme étrangère à « l’homme intérieur ». C’est
déjà, du point de vue phénoménologique, un constat surprenant : l’intériorité de saint
Paul ne coïncide nullement avec la subjectivité d’un ego transcendantal. Et de surcroît,
cette extériorité n’est pas à comprendre comme l’extériorité phénoménologique du
monde, à partir de la perception des corps-choses, puisqu’elle est l’extériorité
immanente d’une puissance qui loge et agit au sein même de la subjectivité.
38 Un autre passage significatif de l’épitre aux Romains le confirme :

[…] celui qui, physiquement incirconcis, accomplit la loi te jugera, toi qui avec la lettre et avec
la circoncision es transgresseur de la loi. Car le Juif n’est pas celui qui l’est au-dehors, et la
circoncision n’est pas au-dehors dans la chair, le vrai Juif l’est au-dedans et la circoncision
dans le cœur, selon l’esprit (en pneumati) et non pas selon la lettre […] 29.

39 Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, la chair est rangée ici par Paul, non
seulement du côté du péché — comme c’était déjà le cas déjà en Rom VII, 21–24, dans le
passage précédemment cité — mais encore du côté du visible externe, de ce que l’on
peut marquer et voir à même le corps . Le texte grec dit en effet :

Le vrai juif n’est pas celui qui l’est au-dehors (grec : « en tô phanerô » — εν τω φανερω ;
littéralement « dans ce qui apparaît » ; […] la circoncision n’est pas au-dehors dans la chair
(en tô phanerô en sarkì) […].

40 Et plus loin, pour désigner la dimension opposée, celle de l’intériorité, de l’« au-
dedans » où s’accomplit la vraie circoncision qui est celle du « cœur », saint Paul
emploie l’expression grecque « en tô kruptô », littéralement : « dans le caché ». Ainsi se
confirme bien que saint Paul désigne comme résidant au sein même de la subjectivité
immanente l’opposition entre deux dimensions : l’une, l’identité « intérieure » du moi,
se caractérise par la disposition au bien et le désir de suivre la loi de Dieu, et réalise une
« circoncision » invisible ; tandis que l’autre, quoique subjective et affective, reste
« extérieure » en ce qu’elle coïncide avec la chair, et que la chair est le siège et l’agent
irréfléchi de pulsions égocentriques, en opposition à Dieu. Au rebours donc de ce que le
concept phénoménologique de « chair » pourrait laisser attendre, Paul dissocie la
notion de la « chair » de son concept propre de l’intériorité.
41 Car en réalité, l’intime de l’ego chez saint Paul ce n’est pas la chair, mais le « cœur »,
« kardìa ».
42 On peut entrevoir déjà, à titre provisoire, une première conclusion : il existe certes
une subjectivité de l’homme dans son interprétation paulinienne, mais elle est plus
intérieure et immanente encore que ne l’est la chair. La chair demeure, par rapport aux
puissances de l’« homme intérieur », une extériorité, ce que la phénoménologie appelle
une transcendance.

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3. L’intériorité paulinienne : le « cœur »


43 Le « cœur » est chez saint Paul une puissance phénoménologique, et plus
précisément même phénoménalisante, car il est le lieu subjectif d’une vision
spécifique : ainsi l’épître aux Éphésiens parle des « yeux du cœur » (I, 18). Dans le
même sens, la seconde épître aux Corinthiens appelle « cœur » l’instance subjective où
s’opère l’illumination par grâce, qui donne la connaissance de la splendeur
— invisible — de Dieu en la personne du Christ :

Le Dieu qui a dit : « Que du sein des ténèbres brille la lumière » est celui qui a brillé dans nos
cœurs, pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du
Christ 30.

44 Le « cœur » est donc une instance subjective consciente, lucide — et en cela il


s’oppose à la chair. C’est la subjectivité même, en tant qu’elle est cachée 31. Le cœur est
caché au plus intime. il se situe à la source même du vouloir et du désir conscient,
puisque c’est là que réside et agit, selon Paul, l’Esprit-saint :

[…] Lui qui nous a aussi marqués de son sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit 32.

45 De même, dès l’épître aux Galates Paul écrit :

Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans vos cœurs l’esprit de son fils,
qui crie « Abba !, Père ! » 33.

46 C’est pourquoi c’est aussi le « cœur » (kardìa - καρδία) que l’on réconforte, lorsque
quelqu’un est découragé ou abattu ; à la fin de son épître aux chrétiens d’Éphèse, Paul
précise qu’il leur envoie le frère Tychique, son « fidèle assistant dans le Seigneur », et
ajoute :

Je vous l’envoie tout exprès pour vous donner de nos nouvelles et réconforter vos cœurs 34.

47 Et on retrouve la même formule dans l’épitre aux Colossiens 35.


48 Enfin et surtout, le cœur est l’agent subjectif de la décision. C’est en ce sens que
l’entend la première épître aux Corinthiens, lorsque Paul examine divers problèmes de
délibération morale, en particulier la question du choix paternel quant au mariage des
filles :

Mais si l’on est fermement décidé en son cœur, et qu’à l’abri de toute contrainte et libre de son
choix, on ait résolu en son for intérieur (en tè idia kardìa) de garder sa jeune fille, on fera
bien 36.

49 Semblablement, la seconde épître donne ce précepte, au sujet des collectes des


subsides nécessaires à la vie des premières communautés chrétiennes fondées par
Paul :

Que chacun donne selon ce qu’il a décidé dans son cœur, non d’une manière chagrine ou
contrainte ; car Dieu aime qui donne avec joie 37.

50 C’est pour cette raison que le cœur est aussi le siège et l’agent de l’acte de foi et c’est
dans le « cœur » que l’homme peut recevoir le don de la foi :

En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur, et si ton cœur croit que Dieu l’a
ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car la foi du cœur obtient la justice, et la confession des
lèvres le salut 38.

51 La foi qui peut sauver, en effet, ne peut être simplement l’adhésion, même sincère, à

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un parti ou à une cause ; ce n’est pas une adhésion sociale, l’appartenance volontaire
— même engagée — à un « mouvement », fût-ce celui de Jésus le Nazaréen — car
l’adhésion de foi provient de la racine même du vouloir, de l’affectivité la plus intime.
Et c’est à cette condition qu’elle « obtient la justice », c’est-à-dire vaut au pécheur, non-
juste par condition, d’être traité par Dieu — c’est la grâce — comme le juste qu’il n’est
pas ; conformément à l’enseignement qui se retrouve aussi dans l’épître aux Romains,
disant d’Abraham : « Abraham crut, et ce lui fut compté comme justice » 39.
52 Enfin, agent de la foi, le cœur comme subjectivité immanente est le principe subjectif
de l’amour de charité, l’agapè, dont Paul énumère les conditions dans la première
épître à Timothée :

Cette injonction ne vise qu’à promouvoir la charité (agapè - αγαπή) qui procède d’un cœur pur
(kardìas katharas), d’une bonne conscience (suneidèsis) et d’une foi sans détours 40.

53 Le cœur se caractérise donc par l’authenticité absolue d’un niveau de subjectivité tel
que là, l’homme ne peut mentir, ruser ni dissimuler. Le cœur, comme lieu du sentiment
authentique, exerce donc exactement l’une des fonctions caractéristiques de l’affectivité
selon Michel Henry. Mais précisément, Paul sépare le cœur de la chair
— contrairement à la lecture henryenne de l’anthropologie du premier christianisme.

4. Chair et péché
54 Revenons à la chair.
55 Au-delà de sa détermination organique comme corps subjectif vivant, la chair est
surdéterminée, chez saint Paul, par une téléologie éthique : elle est la puissance
transcendantale d’inclination spontanée au mal, c’est en elle que Paul situe la source
subjective la plus profonde de la révolte contre Dieu — de ce que toute l’anthropologie
biblique identifie comme le péché : au début du passage du chapitre VII de l’épître aux
Romains que nous avons étudié plus haut, où il décrit le conflit moral qui déchire la
subjectivité, entre l’« homme intérieur » et la « loi des membres », saint Paul écrivait :

[…] nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair (sarkinòs eimi),
vendu au pouvoir du péché 41.

56 Dans le discours anthropologique de saint Paul cette seconde détermination de la


« chair » comporte donc deux caractères principaux :

a) La chair a d’abord le caractère et la profondeur d’une détermination


transcendantale : elle est une prédisposition subjective originaire, qui opère
véritablement comme la condition transcendantale de possibilité de l’égoïsme et
de l’injustice. C’est parce qu’elle a cette profondeur, radicalement
conditionnante, qu’elle détermine de la part de l’ego une impuissance tout aussi
radicale à suivre et accomplir la loi de Dieu : dans le même contexte Paul
précise : « […] le désir de la chair est ennemi de Dieu : il ne se soumet pas à la loi
de Dieu, il ne le peut même pas […] » 42.

57 Cette puissance originaire fait de la chair tout autre chose qu’une instance
particulière au sein de la totalité de la personne, et bien plus aussi qu’un simple mode
d’être, ou le principe de la présence-à-soi du sujet : elle est une condition, la condition
naturelle de l’homme, qui est donc à penser comme « « être-dans-la-chair » 43. Et de
même son antithétique, « l’esprit » (pneûma - πνευµα), est conçu par Paul comme la
condition ontologique nouvelle de ceux que le baptême dans le Christ a régénérés :

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[…] ceux qui sont dans la chair (en sarkì) ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n’êtes pas dans
la chair mais dans l’esprit (en pneumati), puisque l’Esprit de Dieu habite en vous 44.

58 C’est ce caractère de condition et sa signification ontologique que Paul exprime par la


locution « être dans la chair », « dans l’esprit ». Et c’est parce que la chair a cette
profondeur transcendantale et cette radicalité ontologique qu’elle comporte une
dimension téléologique : elle prédispose naturellement l’homme, sur le mode de
l’impuissance et de l’inclination préférentielle, à un certain type de désir et d’actions :

Quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses qui se servent de la loi opéraient en
nos membres afin que nous fructifiions pour la mort 45.

59 Mais ce verset fait déjà apparaître le second caractère surdéterminant de la chair


selon saint Paul :

b) Cette téléologie naturelle est la soumission à une affectivité aliénante, et


dégénérée : En « nos membres » — et nous avons vu plus haut que les
« membres » sont la figure objective et visible de la chair — ce sont « les
passions » qui « opèrent » : malgré nous, sans nous, pour ainsi dire à notre
place. « Chair » désigne alors la collusion objective, largement pré-consciente ou
inconsciente, entre l’organique, les passions, et une forme dévoyée du désir, qui
est pulsion de mort : dans les parties de la chair que sont « nos membres »,
l’énergie des passions est active, elle produit des effets qui sont des « fruits de
mort ». Au chapitre suivant, Paul exprime sa pensée de manière plus radicale
encore :

Ceux qui vivent selon la chair (katà sàrka) désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon
l’esprit (katà pneûma), ce qui est spirituel. Car le désir de la chair (to phronèma tès sarkos 46),
c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, puisque le désir de la chair (to
phronèma tès sarkos) est ennemi de Dieu : il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut
même pas, […] 47.

60 La téléologie spontanée de la chair est donc d’orientation foncièrement éthique : elle


est la tendance à l’injustice et au péché, sous toutes leurs formes. Mais cette
détermination éthique n’est que la face la plus apparente d’une portée bien autrement
radicale : à travers et au-delà de l’égoïsme et de l’injustice des pratiques, que Paul
nomme les « actions du corps » (praxeis tou sômatos), c’est la mort qui se profile.
61 Ainsi s’impose l’antithèse des deux puissances transcendantales entre lesquelles se
définit, du point de vue ontologique le plus radical, le devenir possible de l’homme : la
chair, comme condition de mortel et puissance désirante conduisant à la mort ; et
l’esprit, en tant qu’esprit de Dieu, qui porte vers la vie et institue en l’homme la
condition de vivant :

[…] ceux qui sont dans la chair (en sarkì ) ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n’êtes pas dans
la chair mais dans l’esprit (en pneumati), puisque l’Esprit de Dieu habite en vous […]. Ainsi
donc, mes frères […] si vous vivez selon la chair vous mourrez. Mais si par l’Esprit vous faites
mourir les œuvres du corps (tas praxeis tou sômatos), vous vivrez 48.

62 On voit donc que dans l’anthropologie du christianisme naissant — dont saint Paul
est certainement un des représentants les plus qualifiés, et en tout cas historiquement
déterminant — la notion de « chair » n’a pas pour source de sens la simple expérience
immanente du se-sentir-soi-même, en tant qu’auto-donation de la vie à elle-même,
selon l’intuition phénoménologique, par ailleurs si profonde, de Michel Henry. Le
rapport essentiel de la chair à la vie y est affecté au contraire d’une ambivalence
originaire, où se joue justement le drame essentiel de la condition de l’homme : si la

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chair est bien, pour Paul comme pour Michel Henry, puissance transcendantale
originaire, le lien entre l’auto-affection subjective et la vie comme vie du corps ne suffit
nullement à garantir à la subjectivité l’union à Dieu, ni par conséquent son salut. La
vie de la chair, en tant que vie naturelle organique et instinctuelle, est au contraire
l’énergie dévoyée d’une puissance de mort ; par rapport à cette puissance
transcendantale d’égoïsme et de mort, l’auto-jouissance affective de la vie corporelle
immanente non seulement ne peut rien, mais ne peut être autre chose que la manière
même dont s’actualise, en se phénoménalisant dans la conscience, cette inclination
naturelle à l’injustice et au péché. Dans la mesure où l’auto-jouissance de la vie
immanente ne transcende en rien la condition charnelle, habitée par un désir
fondamental qui conduit à la mort, la chair est pour Paul radicalement impuissante à
assurer la fonction que Michel Henry croit pouvoir lui attribuer : non seulement être la
révélation de Dieu lui-même en son Verbe, mais, en réalisant l’Incarnation de ce verbe,
opérer le salut de l’homme, ce qui signifie : lui donner la vie éternelle.
63 On voit ainsi apparaître, entre la lecture phénoménologique du christianisme chez
Michel Henry, et l’enseignement anthropologique et moral de saint Paul, un écart
essentiel : au monisme henryen de la chair et de la vie, le christianisme originel de saint
Paul oppose la nécessité de reconnaître une dualité : à la vie organique-subjective
immédiate, conforme à sa téléologie naturelle, à la vie « selon la chair » qui mène à la
mort, Paul oppose la vie « selon l’esprit », qui repose précisément sur une rupture
radicale avec les tendances spontanées de « la chair ».
64 C’est là — peut-être — un indice de ce qu’une lecture phénoméno-logique est de trop
courte portée pour pouvoir assumer sans simplification abusive toute la complexité de
la vision chrétienne de l’homme, telle qu’elle s’exprime pour la première fois dans les
épîtres de saint Paul.

5. Le problème de la chair du Christ


65 Cette qualification résolument négative du concept de chair dans l’optique éthique et
sotériologique de Paul entraîne une difficulté capitale : si la chair est, comme telle et
par elle-même, condition et organe transcendantal du péché, si elle tend d’elle-même
vers la mort, en opposition à la puissance de vie qu’est Dieu, comment comprendre
alors que « le Verbe [sc. : de Dieu] s’est fait chair » ? L’affirmation de Jean supposerait-
elle que le Christ ne soit pas de la même « chair » que l’homme pécheur ? Cette
hypothèse d’une « chair céleste », seule propre à rendre possible l’incarnation de Dieu
même, esprit et pureté absolue, dans l’homme Jésus, fut la conséquence apparemment
nécessaire qui tenta certains courants gnostiques ; et c’est l’un des arguments du
docétisme qu’eurent à combattre, après Ignace d’Antioche, les conciles œcuméniques
d’Éphèse et de Chalcédoine 49. Les docétistes soutenaient en effet que le Verbe n’avait
revêtu qu’une apparence de chair humaine : la réalité de l’Incarnation ne dépassant pas
alors celle d’un phénomène. Or, de manière assez paradoxale, les Églises chrétiennes
n’ont jamais cessé d’affirmer, contre ces dérives favorisées par la gnose, la stricte
identité de nature de la chair du crucifié et de celle du pécheur racheté. C’est même,
selon Paul, la condition ontologique absolue du salut de l’homme. Paul écrit à ce sujet :

[…] chose impossible à la loi, que la chair rendait impuissante, Dieu, en envoyant son propre
Fils avec une chair semblable à celle du péché, et en vue du péché, a condamné le péché dans
la chair 50.

66 L’idée fondamentale et audacieuse que Paul exprime ici est que, la puissance

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d’injustice et de mort — la source transcendantale du mal en l’homme — ayant son


siège originaire dans la chair même, c’est dans cette même chair, la « chair du péché »,
que la puissance de vie qu’est Dieu a à s’introduire, à imprimer sa marque indélébile.
C’est pourquoi Paul insiste en de nombreux passages, toujours avec beaucoup de
réalisme, sur le caractère concrètement charnel de la réalisation du salut par le Christ
rédempteur : Non seulement il dit du Christ qu’« Il a été manifesté dans la chair
(éphanérôthè en sarkì) » 51, mais il précise, dans l’épitre aux Éphésiens, que si juifs et
païens sont désormais réconciliés dans le Christ, c’est parce qu’il a « supprimé dans sa
propre chair (en tè sarkì autoû) la haine ».
67 À quoi fait écho ce passage de l’épître aux Colossiens où il dit, toujours au sujet du
Christ comme sauveur :

Il vous a réconciliés dans le corps de sa chair (en tô sômati tês sarkòs autoû), à travers la mort
(dià toû thanàtou).

68 Il est donc essentiel, pour que soit possible une victoire définitive sur la mort dont la
téléologie est pourtant inscrite dans la chair elle-même, que ce soit cette même chair, la
chair même de l’homme tel qu’il est, de l’homme en tant que pécheur, que la puissance
de Dieu vienne investir par son incarnation ; et que ce soit donc aussi cette même chair,
mortelle, qui soit mise à mort dans le libre sacrifice du Christ sur la croix. C’est
pourquoi Paul ne sépare jamais le caractère charnel de l’acte salvateur (« Il vous a
réconciliés […] ») et son accomplissement sous la forme de la mort de la chair (« dans
le corps de sa chair à travers la mort »).
69 L’identité d’essence de la chair de l’homme et de celle du Christ est donc bien une
condition fondamentale du salut : et de fait l’enseignement de toutes les églises
chrétiennes — indépendamment même des schismes et divergences théologiques
ultérieures — a toujours insisté sur la réalité physique de l’incarnation, et donc sur la
réalité matérielle ordinaire de la chair de Jésus.
70 Il est d’autant plus étonnant de remarquer que les propriétés attribuées, dans le
quatrième évangile, à la chair du Christ sont exactement inverses de celles qui
caractérisent la chair pécheresse selon Paul. Dans le discours de Jésus sur le « pain de
vie », au chapitre VI de l’évangile de saint Jean, on lit en effet :

Je suis le pain vivant, descendu du ciel.


Qui mangera ce pain vivra à jamais.
Et le pain que moi, je donnerai,
c’est ma chair (hè sarx moû) pour la vie du monde.

71 Les juifs alors de discuter entre eux et de dire : Comment cet homme peut-il nous
donner sa chair (tèn sarka autoû) à manger ? Jésus leur dit donc :

En vérité, en vérité, je vous le dis :


Si vous ne mangez pas la chair du fils de l’homme
et ne buvez son sang,
vous n’aurez pas la vie en vous.
Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle,
et je le ressusciterai au dernier jour.
Car ma chair est vraiment une nourriture,
Et mon sang est vraiment une boisson.
Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi,
et moi en lui.
De même qu’envoyé par le Père, qui est vivant,
moi je vis par le Père,
De même celui qui me mange
vivra, lui aussi, par moi 52.

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72 Contrairement à la chair de l’individu ordinaire, la chair du Christ est caractérisée


dans Jean comme puissance de vie — au point qu’elle a le pouvoir de communiquer
cette vie, à celui qui la mange. La chair du Christ est présentée par lui-même comme
nourriture, précisément parce que sa téléologie propre la destine à communiquer,
comme par contagion ou assimilation, la vie dont elle est elle-même investie, saturée ;
aussi le Christ peut-il se définir lui-même analogiquement comme « pain » — c’est-à-
dire nourriture fondamentale, qui donne à la chair animale, déjà vivante, la force pour
déployer son activité — et comme pain « vivant » , pain chargé d’énergie vitale, et dire :
« Je suis le pain vivant ». Or le discours du Christ dans saint Jean identifie clairement,
non seulement cette nourriture vivante et la « chair » même de Jésus :

Qui mangera ce pain vivra à jamais.


Et le pain que moi, je donnerai,
c’est ma chair (hè sarx moû) pour la vie du monde 53.

73 Mais, qui plus est, il identifie aussi cette chair vivifiante et l’identité subjective propre
de Jésus, son ego le plus propre, comme si tout l’être de la personne du Christ se
concentrait dans sa seule chair-nourriture :

Je suis le pain vivant


…………………………
De même celui qui me mange 54
vivra, lui aussi, par moi.

74 Le texte johannique impose donc l’identification du Christ, en tant que sauveur, à sa


chair, et de cette chair à une nourriture porteuse de vie. Mais cette vie n’est pas laissée
indéterminée ; ce n’est ni « la vie » en général, ni la vie dont vivent déjà les vivants
animaux, car seuls ceux-ci, déjà vivants, peuvent « manger », user du pain, et éprouver,
dans cette première vie même, l’insuffisance de cette vie, et le désir d’une autre, non-
finie, « éternelle » (« aiônion »).
75 Il y a donc un profond paradoxe de la chair dans le Nouveau Testament : elle est à la
fois la source subjective du pire, et la possibilité réelle du salut, au point que c’est en la
chair et par elle, par cette même chair qui porte et entretient l’esclavage du péché, que
le Verbe de Dieu, dans la personne charnelle du Christ, sauve l’homme en lui
communiquant la vie éternelle — cette vie autre, que la chair pécheresse, le « corps de
mort » désigné par Paul dans son épître aux Romains, est pourtant totalement
impuissante à assurer. Comment comprendre cette remarquable inversion des
propriétés de la chair, lorsqu’il s’agit de celle du Christ ?
76 Avant de tenter d’éclaircir cette énigme, qui contient le noyau essentiel de la
compréhension chrétienne du salut et le motif fondamental de sa « bonne nouvelle », il
est nécessaire d’abord de remarquer cette extrême ambivalence : le simple fait de
l’ambivalence de la chair, chez Paul et Jean, interdit de l’identifier intégralement et
unilatéralement à la condition ou à la modalité subjective concrète de la vie unie à Dieu,
comme si la chair sauvait par elle-même, comme si elle était elle-même et par elle-
même l’union de la subjectivité humaine à la vie de Dieu en son Verbe. Il y a là, de la
part de Michel Henry, une essentialisation de la chair que les textes néo-testamentaires
démentent.
77 Cependant, pénétrer la signification anthropologique du message chrétien, même si
ce projet implique les exigences de positivité phénoménologique et de clarté
conceptuelle qui caractérisent la rigueur philosophique, ne voue pas pour autant la
pensée à uniformiser, en les concevant de manière systématiquement ontique, les
instances ou dimensions subjectives qu’elle identifie. La cohérence des caractères de la
chair, tels qu’ils se manifestent, n’implique pas nécessairement que la chair doive être

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pensée à la manière d’une essence.

6. La notion de l’« esprit » — pneûma


(πνευμα ) — dans les épîtres de saint Paul
78 Dans le même contexte, Jésus est amené presque aussitôt à livrer à ses auditeurs un
éclaircissement capital. Devant l’incompréhension croissante et indignée de certains,
même parmi ses propres disciples, il ajoute en privé, au sortir de la synagogue où il
vient de prononcer le discours dont on a cité un extrait :

Cela vous scandalise ?


……………………………………………………
C’est l’esprit (pneuma – πνευµα) qui vivifie (to zôopoïoûn 55),
la chair (« sarx » – σάρξ) ne sert de rien (ôpheleî oudén).
Les paroles que je vous ai dites sont esprit (pneûma)
et elles sont vie (Zôè ) 56.

79 On retrouve ici l’opposition qui structure toute l’analyse anthropologique de Paul :


s’il faut déterminer, par rapport à cette dualité et à cette tension fondamentales
chair/esprit, le statut de la vie, Jean, comme Paul, rattache unilatéralement la vie à
l’esprit (pneûma), au détriment de la chair, irrévocablement dévalorisée, et renvoyée à
son impuissance : elle « ne sert de rien » 57. Le texte johannique ne considère pas la
chair comme n’étant rien, mais comme totalement impuissante au regard du but
proposé et désiré : communiquer la vie, faire vivre. C’est dire que la puissance de vie
que la chair possède, abrite, éprouve et dont elle jouit, ne lui vient pas d’elle, ni non
plus de « la vie » elle-même, mais de ce principe autre, radicalement non-charnel, qui
se situe comme en amont de la vie elle-même, et que le Nouveau Testament, chez Jean
comme dans les écrits de Paul, nomme « pneûma », l’esprit. La chair — même s’il s’agit
de celle du Christ ! — ne détient donc pas en elle-même ni par elle-même le pouvoir,
paradoxal, de communiquer la vie, et la vie éternelle qui a sa source en Dieu : elle ne
fait que recevoir ce pouvoir de l’esprit, qui, seul, « vivifie ».
80 Ce texte capital de saint Jean laisse donc entrevoir un élément nouveau, décisif pour
une juste compréhension de la « chair » dans le Nouveau Testament : la chair ne
détient par elle-même aucune efficace, elle n’est que le véhicule d’une propriété qui lui
est communiquée d’ailleurs, à partir d’une dimension d’être et d’opérativité qui
transcende radicalement le charnel — donc d’une dimension non-sensible, non-
affective, non-animale : l’« esprit ».
81 Qu’est-ce que Paul entend par « pneûma », littéralement « souffle », ce mot que le
latin a rendu — en reproduisant scrupuleusement l’analogie — par « spiritus », d’où
provient notre mot « esprit » ?
82 La caractéristique fondamentale du « pneûma » dans les écrits de Paul est d’être une
force de vie, force vitale qui a le pouvoir de communiquer la vie. D’où sa désignation
par l’analogie du souffle respiratoire. C’est comme force de vie que le présente l’épître
aux Romains :

Mais si le Christ est en vous, bien que le corps (sôma) soit mort déjà en raison du péché,
l’esprit est vie (to dé pneûma zôè) en raison de la justice. Et si l’esprit de celui qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts habite en vous (oikeî en humîn), celui qui a ressuscité le Christ Jésus
d’entre les morts donnera aussi la vie (zôopoièsei) à vos corps (sômata) mortels par son esprit
(pneumatos) qui habite (enoikoûntos) en vous 58.

83 et de même l’épître aux Galates, qui dit simplement : « Puisque nous vivons par

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l’esprit (Zômen pneumati), que l’esprit nous fasse aussi agir » 59.
84 Ce principe vital est conçu comme interne à la personne qu’il anime (« habite en
vous» : « oikeî en humîn »). Mais saint Paul le distingue explicitement de la « Psychè »
(ψύχη), qui est le principe de la vie physiologique naturelle, et dont l’activité dans le
corps (sôma) fait de ce corps, physiologiquement vivant, un organisme mortel, le
« corps psychique ». C’est ce « corps psychique » qui sera inéluctablement atteint, et
défait, par la mort ; et Paul oppose au « corps psychique », à l’organisme vivant naturel,
le « corps spirituel », c’est-à-dire le corps (sôma) investi par le « pneûma », et donc
vitalisé par un principe autre, non « psychique » :

Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : on sème de la corruption, il ressuscite de


l’incorruption ; […] on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps
psychique, il ressuscite un corps spirituel. S’il y a un corps psychique (sôma psychikon), il y a
aussi un corps spirituel (kaï pneumatikon). C’est ainsi qu’il est écrit : Le premier homme,
Adam, a été fait âme vivante (égénéto […] Adam eis psychèn zôsan) ; le dernier Adam, un
esprit vivifiant (eis pneûma zôopoioûn). Mais ce n’est pas le spirituel (to pneumatikon ) qui
vient d’abord, mais le psychique, puis le spirituel.

85 Le « pneûma » paulinien est vecteur de résurrection, du fait qu’il vient du Christ,


nouvel Adam et dernière forme de l’homme. Ainsi s’impose d’emblée la nécessité de
concevoir le « pneûma » comme principe interne d’une vie, mais d’une vie irréductible
à la vie seulement naturelle-biologique ; puisqu’il est ce principe vital qui assure
l’existence et le devenir de l’individu par-delà la mort, par-delà la limite naturelle de la
puissance de la « psychè ».
86 Ce caractère vital et vivant du « pneûma » se précise lorsque Paul, pour caractériser
l’originalité du christianisme, oppose la « nouveauté de l’esprit » à la « vétusté de la
lettre » : si le message chrétien peut se permettre, sans que ce soit le fait d’un sot
orgueil, l’invraisemblable outrecuidance de révoquer d’un coup une loi qui vaut sur la
base de la tradition pluriséculaire de la transmission des Écritures, c’est parce qu’il est
l’expression d’un appel et d’une pulsion vivantes, qui viennent du « pneûma », de
l’« Esprit » de Dieu : comme tout ce qui est effectivement vivant, l’« esprit » est
toujours actuel, car engagé dans un processus d’incessant renouvellement :

Mais à présent nous avons été dégagés de la loi, étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de
manière à servir dans la nouveauté de l’esprit, et non plus dans la vétusté de la lettre.

87 Du fait que le « pneûma » est un principe vitalisant interne capable d’investir le


corps, mais sans que son action se limite — à la différence de la « psychè » — à la
régulation des fonctions vitales, il est aussi conçu comme ce qui détermine chez la
personne, au-delà des processus physiologiques, inconscients et passifs, l’orientation
pratique dans une certaine conduite concrète : le « pneûma » prend pour ainsi dire en
charge, au-delà de la « vie » au sens biologique-organique, qui n’est que le premier
niveau, irréfléchi et involontaire, et donc non-libre, de la vie de tout l’homme, la vie
comme conduite affectivement motivée, ce que nous appelons à proprement parler
— et avec raison — « la vie », « notre vie ». Ainsi Paul écrit dans l’épître aux Romains :

Dieu […] a condamné le péché dans la chair, afin que la justice de la loi s’accomplît en nous
dont la conduite n’obéit pas à la chair, mais à l’esprit. En effet, ceux qui vivent selon la chair
désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’esprit (kata pneûma), ce qui est spirituel (ta
toû pneumatos) 60.

88 On voit clairement ici que l’« esprit » est principe de choix : il induit certaines
préférences, une axiologie propre, une autre manière de fixer buts et valeurs.
L’ « esprit » n’est donc pas conçu par Paul, dans ce contexte, de manière
psychologique : le mot ne désigne pas une instance ou un élément du psychisme

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humain ; mais plutôt, dans sa différence d’avec le psychisme et ses facultés — parmi
lesquelles figure la volonté — « pneûma » désigne une puissance subjective capable
d’influer sur la volonté, de l’éclairer d’un nouvel éclairage, qui la porte à des choix
inédits, non naturels, détachés des seuls intérêts du sensible et du physiologiquement
déterminé (la chair). C’est ainsi que « « pneûma » en vient à désigner aussi, dans
l’expression « kata pneuma » par opposition à « kata sarka » (« selon la chair »), un
mode d’existence consciente, une manière consciente de soi de se conduire, c’est-à-dire
le mode supérieur de la « vie », que saint Paul ne conçoit pas comme épreuve affective
de soi, mais comme service — relation à quelque chose d’autre. La préposition « kata »
désigne alors la conformation consciente à un principe d’évaluation et de choix, d’où
découle très spontanément un style de vie.
89 Cependant, que le « pneûma » ne soit pas réductible à une instance psychique
n’empêche pas qu’il soit déterminé toujours comme éminemment personnel : il n’est
jamais une réalité indéterminée ou anonyme, il a toujours une identité subjective, car
toujours il se rattache à un individu singulier. Paul distingue ainsi entre l’esprit de Dieu
et « notre esprit » :

L’Esprit lui-même (auto to pneûma) se joint à notre esprit (tô pneumati hèmôn) pour attester
que nous sommes enfants de Dieu 61.
Qui donc chez les hommes connaît les secrets de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme (to
pneûma toû anthropoû) qui est en lui ? 62.

90 De même, racontant les péripéties de son voyage, dans la seconde lettre aux
Corinthiens, saint Paul écrit :

J’arrivai donc à Troas pour y prêcher l’évangile du Christ, et bien qu’une porte me fût ouverte
dans le Seigneur, mon esprit (tô pneumati moû) n’eut point d’apaisement, parce que je ne
trouvai pas Tite, mon frère 63.

91 Et un peu plus loin au sujet du même Tite, il rattache de même à l’ « esprit »


individuel de celui-ci l’apaisement que les fidèles de Corinthe lui ont procuré :

À cette consolation personnelle s’est ajoutée une joie bien plus grande encore, celle de voir la
joie de Tite, dont l’esprit a reçu apaisement (anapepautai to pneûma autoû) de vous tous 64.

92 C’est précisément cette inhérence du « pneûma » à la subjectivité singulière,


absolument individualisée en son ipséité, qui permet à Paul de penser aussi la
possibilité de l’union de deux « esprits », en particulier du « pneûma » du fidèle et de
celui du Christ : « Celui qui s’unit au Seigneur (tô kurìô), au contraire, n’est avec lui
qu’un seul esprit (hén pneûma) » 65.
93 Toutefois, même si l’« esprit » de l’individu singulier paraît bien, dans toutes ces
occurrences, être et agir au plus près du moi propre, de l’ego, il faut résister à la
tentation commode de psychologiser cet « esprit », comme l’a fait depuis longtemps
l’usage courant de la langue, et maintenir fermement la distinction réelle qui sépare le
« pneûma » de l’ego, de la conscience subjective, de la psychè (traduction grecque de
l’hébreu « nephesh ») et du « noûs ».
94 Tout d’abord le « pneûma » paulinien, s’il est bien celui de quelqu’un, ne s’identifie
jamais pour autant à ce quelqu’un lui-même ; la preuve en est que pour Paul, une même
personne — éventuellement une même communauté — sans altération de sa conscience
ni du rapport à soi qui fonde son ipséité, peut « recevoir » un « pneûma » différent de
celui qu’elle possédait auparavant. Ainsi, dans l’épître aux Romains il caractérise très
clairement cette hétérogénéité relative – au sein même de la subjectivité et de son
expérience transcendantale de soi — entre le « pneûma » reçu et la conscience de soi
qui le reçoit :

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[…] tous ceux qu’anime l’esprit de Dieu (pneumati theoû) sont fils de Dieu. Aussi bien n’avez-
vous pas reçu un esprit d’esclaves (elabete pneûma douleias) pour retomber dans la crainte ;
vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, qui nous fait nous écrier « Abba ! Père ! L’Esprit en
personne se joint à notre esprit pour attester […] 66.

95 Un peu plus loin, en Rom. XI, 8, Paul reprendra un passage d’Isaïe (XXIX, 10), où le
prophète présente Dieu comme donnant aux israëlites « un esprit de torpeur (pneuma
katanuxéôs), des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. ».
« Pneûma » désigne donc une puissance capable d’affecter la conscience ; son mode
d’être, radicalement subjectif, n’implique pas cependant qu’il soit un élément ni un
moment de l’ego conscient de soi 67. Comme la pensée antique d’Isaïe, la conception
paulinienne de l’homme est attentive à l’exposition immanente de la subjectivité
humaine à une influence cachée. Pour Paul comme pour Isaïe, la subjectivité consciente
n’est pas une monade, mais une vie transcendantale affectable, éminemment exposée à
de multiples influences. À cet égard, l’analyse henryenne de la subjectivité, qui montre
qu’elle est d’abord, originairement et radicalement, affectivité, éclaire d’un jour
puissant la manière dont on doit comprendre la conception paulinienne de la
subjectivité : dans la mesure où l’« homme intérieur » est essentiellement une
subjectivité affective, l’influence subjective qu’exerce le « pneûma » touche directement
ses attirances, ses préférences affectives, et finalement ses choix. Le « pneûma » est
donc à comprendre comme un pouvoir invisible de potentialisation des facultés
subjectives, d’élévation inhabituelle de leur portée et de leur efficience. Il intervient
ainsi à la racine du vouloir, et du rapport à soi de la conscience affective, sans pour
autant s’identifier à elle, ni à son acte de volonté. C’est pourquoi Paul oppose
radicalement aussi « pneûma » et « psychè », lorsque ce dernier terme désigne, non
plus seulement le principe vital du corps, mais l’agent de la pensée et du jugement :
dans la première épître aux Corinthiens on peut lire :

[…] l’esprit en effet scrute tout, jusqu’aux profondeurs divines. Qui donc chez les hommes
connaît les secrets de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme (to pneûma toû anthropoû) qui
est en lui ? De même, nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l’esprit de Dieu.

96 Déjà ce début est remarquable : il montre que le « pneûma » est à la fois distinct de
l’ego — l’« esprit » de Dieu « scrute » (eraunâ) Dieu, de même que mon esprit, humain,
connaît, en moi ce que je suis moi-même — et en relation intime avec ce même ego ; et
que de plus, il est inhérent à la subjectivité égoïque (il est « en lui », « en autô »). Et
c’est en raison de cette distinction dans la plus intime proximité que l’esprit peut
connaître ce qui est le propre de l’ego concerné : les « secrets » de Dieu, ou ceux de la
subjectivité humaine. Mais le plus caractéristique est la suite du passage :

Et nous en parlons non pas en un langage enseigné par l’humaine sagesse, mais en un langage
enseigné par l’esprit (en didaktoîs pneumatos), exprimant en termes d’esprit (pneumatikoîs)
des réalités d’esprit (pneumatikà). L’homme psychique (psychikos) n’accueille pas ce qui est
de l’Esprit de Dieu : c’est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c’est par l’esprit
(pneumatikôs) qu’on en juge. L’homme spirituel (ho pneumatikos) au contraire juge de tout et
ne relève lui-même du jugement de personne. Qui donc a connu la pensée (noûn) du Seigneur,
pour lui faire la leçon ? Et nous l’avons, nous, la pensée (noûn) du Christ 68.

97 La sagesse de l’homme « psychique », « l’humaine sagesse » (anthropinès sophias),


est fondée sur le déploiement naturel de la vie, dont l’intelligence humaine est un
aspect. En revanche, le « pneûma » transcende les limites naturelles de l’intelligence,
lorsqu’il s’agit du « pneûma » de Dieu, précisément parce qu’en tant que pneûma il
sonde et connaît intimement les contenus immanents de la subjectivité divine, et peut
les communiquer au « pneûma » individuel et subjectif de l’homme qui « reçoit » cet

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« esprit » divin. Le « pneûma » agit donc bien en l’homme au niveau invisible de la


subjectivité transcendantale et de ses affects immanents, mais ce qu’il y produit
dépasse les possibilités naturelles du psychisme humain : il ouvre l’affectivité à des
sentiments inédits, inimaginables, et potentialise l’intelligence jusqu’à lui faire juger
naturelles et « normales » des vérités qui paraissent, à l’« homme psychique »,
déclarations insensées (môria).
98 C’est pourquoi enfin le « pneûma » ne se confond pas non plus avec ce que le
français appelle, abusivement, l’« esprit » : avec l’intellect (« noûs »). Le « pneûma »
est le vecteur dynamique du « noûs », de la faculté intellectuelle, à laquelle il peut
communiquer sa propre qualité, rectitude ou perversion 69, mais il ne se confond pas
avec lui. Il existe en effet des situations et des activités où l’élan affectif insufflé par
l’« esprit » peut s’exprimer sans passer par l’exercice de l’intellect, et où inversement le
sujet peut avoir à choisir, en tant que spécifiquement distincte, la modalité intellective
de la pensée ; ainsi dans la prière collective, où Paul remarque que :

[…] si je prie en langues, mon esprit (to pneûma mou) est en prière, mais mon intelligence (ho
de noûs mou) n’en retire aucun fruit. Que faire donc ? Je prierai avec l’esprit (tô pneumati),
mais je prierai aussi avec l’intelligence (tô noï). Je dirai une hymne avec l’esprit, mais je le dirai
aussi avec l’intelligence 70.

99 Cependant, la distinction fonctionnelle et la différence ontique entre le « pneûma »


et l’intellect (« noûs ») n’empêche nullement, selon Paul, ce souffle vivifiant et
potentialisant qu’est le « pneûma » de Dieu d’agir sur l’« esprit » d’une conscience
humaine singulière de telle façon qu’elle puisse acquérir « l’intelligence du Christ »,
selon l’expression impressionnante qu’il emploie dans sa première épître aux
Corinthiens : « […] et nous l’avons, nous, l’intelligence du Christ (Hèmeîs dé noûn
Khristoû échomen) » 71.

7. Solution du paradoxe de la chair du


Christ
100 Ces réflexions sur quelques-uns des nombreux textes où saint Paul fait usage du
concept de « pneûma » imposent deux conclusions importantes :

a) Le concept d’« esprit » chez Paul n’est pas du tout une notion flottante, aux
contours plus ou moins imprécis. Il désigne une puissance vivante, qui agit dans
la dimension du « cœur », c’est-à-dire dans la dimension cachée, « immanente »
pour le dire avec les mots de Michel Henry, de la vie subjective transcendantale.
Il opère, non dans le champ de la conscience de soi, dont il est ontologiquement
distinct, mais à la source ou au principe des motions affectives qui orientent le
vouloir et éclairent l’intelligence. Ce double caractère, son immanence
transcendantale — qui fait du « pneûma » une réalité absolument non-
mondaine et invisible, qui a son être et son « habitation » dans le « cœur », et
qui par là même peut aussi agir sur le corps, en tant que corps vivant subjectif ;
et sa transcendance pourtant, au sein de la vie subjective, par laquelle il se
manifeste comme un principe de modification de la subjectivité indépendant des
autres instances subjectives que sont l’ego, le flux de conscience, la volonté et
l’intellect, sans pour autant être jamais dissociable de la conscience comme
épreuve de soi de l’ego, puisqu’il agit précisément au niveau le plus originaire de
l’affectivité transcendantale — oblige à conclure que le « pneûma » paulinien

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enfreint radicalement toutes les règles de structure de la subjectivité


transcendantale telle que Michel Henry la détermine : il s’agit d’une entité
suprêmement réelle, effectivement existante (son effectivité s’atteste par ses
effets), mais son être ne repose dans aucun apparaître, et ne consiste nullement
dans l’épreuve auto-affective que l’ego en ferait ; car cette épreuve sensible vécue
vient, par rapport à la présence et à l’action du « pneûma », toujours trop tard :
elle ne peut être que la reprise consciente, a posteriori, de ce que déjà, par lui-
même et sans la conscience égoïque, il a opéré. D’autre part, s’il est vivant et
vivifiant — au point qu’il est principe de résurrection après la mort du « corps
psychique » — la vie qu’il détient et qu’il communique ne se confond ni avec la
vie organico-biologique (dévolue à la seule « psychè » des Grecs), ni avec la vie
transcendantale comme épreuve phénoménale auto-affectée de soi, comme
jouissance de soi, dans laquelle la phénoménologie henryenne voit la dimension
ontologique la plus originaire, la parousie originairement affective de l’absolu, et
finalement, sous le nom de « chair », l’auto-révélation de Dieu. Car si la vie
comme épreuve affective et sensible de soi, aptitude originaire et originairement
phénoménale à la jouissance et à la douleur, caractérise bien la chair, y compris
au sens que Paul donne à ce mot, la vie en revanche que le « pneûma » peut
communiquer à un ego de chair, la vie véritablement absolue et vie de l’Absolu,
celle qui sauve et ne peut connaître la mort, ne doit rien à la « chair », mais s’y
oppose au contraire, parce qu’elle vient de plus loin que l’affection et l’épreuve
sensible de soi : elle vient, comme vie communiquée à « notre esprit » par celui
de Dieu, d’une transcendance radicalement non-phénoménale, car absolument
anté-phénoménale, puisque originairement antérieure à la possibilité même de
la chair.

101 Et c’est bien aussi la conclusion qu’impose le passage énigmatique de l’évangile de


Jean, cité plus haut, où le Christ présente sa propre chair comme nourriture donnant la
vie, et la « vie éternelle ». Cette vie est éternelle non pas en tant que vie transcendantale
originaire qui ne pourrait par principe être rencontrée par la mort 72, mais bien en tant
que vie qui recommence, après la mort réelle du composé psycho-charnel. Au
témoignage de Jean le Christ dit bel et bien : « Qui mange ma chair et boit mon sang a
la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour ».
102 Si cette vie recommençante, et cette fois définitivement vivante, est possible, c’est
bien parce que, d’une part, la mort a bien effectivement lieu, comme mort de
l’« homme psychique », c’est-à-dire en tant qu’elle est rendue possible et nécessaire par
la chair ; et que, d’autre part, il existe un autre principe de vie, correspondant à une
modalité originairement non-charnelle de la vie — ce principe vital que Paul nomme
« pneûma », et dont il situe l’origine, non dans l’auto-affection phénoménalisante de la
« chair », mais dans le Dieu absolument transcendant et invisible.

b) On peut comprendre alors par quel étrange paradoxe la « chair » telle que la
détermine le premier christianisme, celui de Paul et de Jean, peut être à la fois
marquée du sceau de la mort et de l’impuissance radicale, quand elle est la chair
du pécheur, et nourriture de vie éternelle, capable d’inoculer la vie divine et de
sauver de toute mort, lorsqu’elle est la chair du Christ : Jésus, l’homme de chair
et de sang, aurait-il donc été pétri d’une autre chair que la nôtre ? Aucun texte
des origines n’autorise une hypothèse magique de ce genre. En revanche, la
même page de l’évangile de Jean indique clairement la solution : « C’est l’esprit
(pneuma) qui vivifie (esti to zôopoioûn), la chair (sarx) ne sert de rien (ouk
ôpheleî oudén) ».

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103 La chair de Jésus est bien, comme toute autre chair d’homme, impuissante par elle-
même. Et donc par elle-même incapable de dépasser la condition charnelle, le destin de
la faiblesse et de la mort. C’est pourquoi le Christ n’est pas immortel. En revanche, cette
chair tient sa puissance de vie, et la puissance contagieuse de la communiquer à
d’autres chairs transcendantales subjectives, par la manducation eucharistique, du fait
qu’elle est toute investie d’esprit, et que ce « pneûma » n’est pas un autre que celui de
Dieu même. Ainsi lorsque Jésus parle, c’est de la source transcendantale et immanente
de son « pneûma », plus profonde même que sa conscience et que son ego d’homme,
que proviennent ses paroles ; et pour cette raison même elles ont elles aussi un pouvoir
de vivification. C’est pourquoi il ajoute aussitôt : « Les paroles que je vous ai dites sont
esprit (pneûma) et elles sont vie (Zôè) » 73.
104 Ces paroles sont elles-mêmes vie, constituées et comme saturées de vie, parce
qu’elles sont directement in-spirées par le « pneûma » divin : en effet, ce n’est qu’une
fois investi de la plénitude de l’ « esprit de Dieu » 74 que, selon le texte des évangiles,
aussitôt après son baptême dans le Jourdain, Jésus inaugure son ministère ; les textes
précisent qu’il se retire d’abord au désert « poussé par le pneûma » 75.
105 Le cas spécial de la chair du Christ vérifie donc, par la négative, ce que permettait
déjà d’entrevoir l’examen du vocabulaire anthropologique des lettres de saint Paul : Ce
n’est pas la chair, dans le christianisme, qui sauve, qui peut unir à Dieu, ou
communiquer à la subjectivité humaine la vie qui est en Dieu ; mais bien l’exact
antithétique de la « chair », l’esprit, le souffle vivifiant dont la présence et la plénitude,
lorsqu’il émane du Père, peut conférer à une chair d’homme cette propriété unique et
transcendante, surmonter toute finitude, à commencer par celle de l’égoïsme et de
l’injustice, et surmonter la mort par une résurrection définitive.
106 C’est pourquoi la chair, dans le christianisme, n’a aucune valeur ni puissance
propre : elle n’est que ce que la fait la présence ou l’absence du pneûma. Cela est déjà
vrai subjectivement et phénoménologiquement, dans l’expérience originairement
affective du « cœur », c’est-à-dire de la vie secrète du vouloir affectif et de sa liberté : la
même chair qui incline à l’égoïsme et au mal peut être l’instrument de l’amour qui
donne vie. Cela est plus vrai encore au niveau ultime, lorsque les limites de l’épreuve
auto-affective de soi sont dépassées : la même chair qui enchaîne l’homme à la mort
peut à tout moment être vivifiée par un « pneûma » transcendant à sa subjectivité, et
c’est ce « pneûma » radicalement non-charnel, s’il est celui-là même qui habite la chair
du Christ, qui, uni à celui de l’individu singulier, est facteur de résurrection.

Conclusion
107 On voit donc que, lorsque Michel Henry attribue à la chair, dans la pensée originelle
du christianisme, le rôle décisif dans le double processus de la mise en relation de
l’homme avec Dieu (révélation) et de son salut (communication à l’homme de la vie qui
est en Dieu), il opère une simplification abusive, qui induit une déformation profonde
de l’enseignement authentique de la première génération chrétienne. En effet, la
formule de l’introduction d’Incarnation dont nous étions partis au début de cette étude,
« si donc nous pouvons entrer en relation avec Dieu et être sauvés dans ce contact avec
lui, c’est parce que son Verbe s’est fait chair dans le Christ » 76, concentre sur la seule
incarnation du Verbe tout l’événement du salut — comme s’il était vrai que ce soit la
chair, et elle seule, qui porte toute la puissance et toute l’efficace de la révélation :
« C’est la chair elle-même en tant que telle qui est révélation » 77, ajoute aussitôt le
philosophe. On comprend ce que cette idée peut avoir de séduisant, pour un penseur

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qui se trouve en mesure de montrer phénoménologiquement ce que c’est que la chair,


et ainsi de donner à ce concept un contenu précis : si l’on admet l’hypothèse de fond,
selon laquelle la vie divine, dont la communication à l’homme opère dans le
christianisme le salut de celui-ci, n’est autre que cette vie naturelle qui m’est révélée
dans ma chair par la moindre de mes impressions vécues, et qui est une vie subjective-
affective, alors l’analyse phénoménologique de la chair transcendantale pourrait valoir
ipso facto pour une explication du processus de la révélation de l’absolu divin, et du
salut de l’homme.
108 Or, cette hypothèse semble plutôt infirmée par les textes. Non seulement la « chair »
dont parle le lexique anthropologique de Paul ne révèle pas Dieu, mais plutôt son exact
inverse ; en sorte que c’est bien plutôt la puissance antithétique de la chair, le souffle de
l’« esprit », au sens du « pneûma » comme principe transcendant de vie, qui sauve
l’homme en l’affranchissant de la tyrannie d’une sensibilité dévoyée, et de la mort
organico-psychique. Mais, qui plus est, l’évangile de Jean assigne explicitement à
l’esprit, et à l’esprit seul, le pouvoir de communiquer la vie — la seule qui soit
véritablement vie, celle qui, venue du « pneûma » du Père en personne, transite jusqu’à
l’esprit individuel de l’homme et à son corps, par le canal de la chair du Christ, parce
que celle-ci est tout entière investie, « remplie », de la puissance vivifiante de ce
« pneûma » de Dieu.
109 Si donc dans le christianisme la chair peut être médiatrice du salut, ce n’est tout au
plus qu’en tant que réceptacle, support, et véhicule d’une vie qui n’a, en son origine,
rien de sensible ni de charnel.
110 C’est l’esprit qui donne vie — la chair, « elle-même en tant que telle », ne peut rien.

Notes
1 Jn, I, 14.
2 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 8, alinéa 2.
Nous soulignons.
3 Ibidem, alinéa 3.
4 Ibidem, p. 9, alinéa 3.
5 Ibidem, p. 9, alinéa 2. Nous soulignons.
6 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 10, alinéa 4.
7 Op. cit. p. 24, alinéa 2. Nous soulignons. C’est le caractère unilatéral de cette formule,
caractéristique de la perspective d’immanence radicale qui est celle de la pensée henryenne,
qui peut — légitimement à notre avis — susciter l’étonnement, et qui motive les présentes
réflexions.
8 Op. cit. p. 24, alinéa 3. Nous soulignons.
9 On notera et on retiendra, pour la suite, le sens littéral de la formule dans le texte grec
original du quatrième évangile : « σάρξ εγένετο », signifie littéralement « Il est devenu chair ».
10 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 26, alinéa 2.
Nous soulignons.
11 Il n’est pas indifférent de noter, à ce propos, que saint Paul emploie exactement le même
terme grec que Jean : « σάρξ ».
12 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 10, alinéa 4.
13 I Cor., XV, 35–42.
14 I Cor., XV, 36–38.
15 I Cor., VI, 16.
16 I Cor., VII, 27–28.
17 I Cor., VII, 27–28.
18 Rom., IV, 1.
19 Rom., IX , 3 et 5.
20 Lc, XXIV, 36–39.
21 Éph., V, 29–31.
22 Citation de Ezéch., XVI, 39–41 et XXIII, 25–29.
23 Apoc., XVII, 16.

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24 Apoc., XIX, 17–18.


25 Éph., III, 16–17.
26 II Cor., IV, 16.
27 Rom., VII, 21–24.
28 Rom., VII, 14–20.
29 Rom., II, 27–29.
30 II Cor., IV, 6.
31 Que l’on reconsidère par exemple ce passage de l’épître aux Romains : (Rom., II, 29) : « Le
vrai Juif l’est au-dedans (littéralement : « dans le caché, dans le secret », « en tô kruptô »), et
la circoncision dans le cœur, et non pas selon la lettre : voilà celui qui tient sa louange non des
hommes, mais de Dieu ».
32 II Cor., I, 22.
33 En général, IV, 6.
34 Éph., VI, 22.
35 Col., IV, 8.
36 I Cor., VII, 37.
37 II Cor IX, 7. Le texte en italique est une citation de Proverbes, XX, 8.
38 Rom., X, 9.
39 Rom., IV, 9.
40 I Tim., I, 5.
41 Rom.,VII, 14.
42 Rom., VIII, 7.
43 De ce point de vue, l’opposition à la détermination existentiale du Dasein heideggerien,
comme « être-dans-le-monde », est aussi complète que possible ; et sur ce point la conception
henryenne du christianisme se vérifie pleinement, même si ce n’est, ici, qu’indirectement.
44 Rom., VIII, 8–9.
45 Rom., VII, 5.
46 Littéralement l’expression signifie « ce que médite la chair » (« Phronèma » dérive de
« phronein », méditer, réfléchir en soi-même).
47 Rom., VIII, 5–7.
48 Rom., VIII, 5–15.
49 Le concile d’Éphèse, troisième concile œcuménique, eut lieu de juin à septembre 431. Vingt
ans plus tard, celui de Chalcédoine, quatrième concile œcuménique, se tint du 8 octobre au
début novembre 451. Il confirma la doctrine de l’incarnation défendue par le concile d’Éphèse,
en définissant solennellement, dans le « Symbole de Chalcédoine », le dogme de l’union réelle
des deux natures, humaine et divine, dans la personne du Christ : « […] nous enseignons donc
tous unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même
parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme,
composé d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité,
consubstantiel à nous selon l’humanité, « en tout semblable à nous sauf le péché » (Hébr., IV,
15).
50 Rom., VIII, 3.
51 I Tim., III, 16.
52 Jn, VI, 51–57.
53 Jn, VI, 51.
54 Traduction littérale du texte grec, qui dit : « Ho trôgôn me »…
55 Littéralement : « le facteur de vie », ce qui rend vivant.
56 Jn, VI, 63.
57 En grec « ôpheleî oudén », qui signifie littéralement : « est sans effet utile »,
« improductive », « inefficace ». En français familier on pourrait traduire : « elle est nulle ».
58 Rom., VIII, 10–11.
59 Gal., V, 25.
60 Rom., VIII, 3–5.
61 Rom., VIII, 16.
62 I Cor., II, 11.
63 II Cor., II, 13.
64 Ibidem, VII, 13.
65 I Cor., VI, 17.
66 Rom., VIII, 14–15.
67 On peut le vérifier encore sur d’autres occurrences, qui ne peuvent être toutes rappelées ici.
Voir en particulier II Cor., XI, 4.
68 I Cor., II, 14–16.
69 Voir sur ce point Rom., VII, 25 : « C’est donc bien moi qui, par le noûs sers une loi de Dieu,
et par la chair une loi de péché ».
70 I Cor., XIV, 14–15.

https://journals.openedition.org/noesis/1293 Page 23 sur 24


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71 I Cor.,II, 16.
72 Si l’être consiste tout entier en l’apparaître, comment en effet serait
phénoménologiquement possible la mort ? Mais justement, où est la garantie de l’évidence
d’une aussi lourde prémisse ?
73 Jn, VI, 63.
74 Cf. Lc, IV,1 : « rempli d’esprit », « plèrès pneumatos ».
75 Cf. Mt, IV, 1 ; Mc, I, 12 ; Lc, IV, 1.
76 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 24, alinéa 2.
Nous soulignons.
77 Ibidem.

Pour citer cet article


Référence papier
Jean-François Lavigne, « Chair, corps, esprit », Noesis, 12 | 2007, 27-62.

Référence électronique
Jean-François Lavigne, « Chair, corps, esprit », Noesis [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 28
décembre 2008, consulté le 03 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1293

Auteur
Jean-François Lavigne

Né en 1959, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de


philosophie et docteur ès lettres, Jean-François Lavigne est historien de la philosophie
moderne et contemporaine, spécialiste de phénoménologie (Husserl, Heidegger, Levinas,
Henry). Professeur à l’université de Nice – Sophia Antipolis depuis 2003, il a publié
récemment Husserl et la naissance de la phénoménologie, 1900–1913 (Paris, P.U.F.
« Epiméthée », 2005) et Michel Henry : pensée de la vie et culture contemporaine, actes du
colloque international de Montpellier (Beauchesne, 2006).

Articles du même auteur


Préface [Texte intégral]
Paru dans Noesis, 16 | 2010
Le statut ontologique de l’affectivité : fondement ou épiphénomène ? [Texte intégral]
Paru dans Noesis, 16 | 2010

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