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Chair, Corps, Esprit
Chair, Corps, Esprit
Noesis
12 | 2007 :
Corps et sacré
Texte intégral
1 Sous ce titre, à dessein réservé, je me propose de mettre à l’épreuve ce qui constitue
la thèse implicite, mais tout à fait massive, de Michel Henry dans Incarnation. À la fois
fondamental dans son ambition — il ne s’agit de rien de moins pour Michel Henry que
de proposer « une philosophie de la chair » — et remarquablement synthétique par
rapport à l’ensemble de la pensée développée depuis L’Essence de la manifestation,
l’ouvrage publié en l’an 2000 s’organise autour d’une thèse forte : le concept
phénoménologique de « chair », par lequel, après (et aussi, largement, contre)
Merleau-Ponty, Michel Henry conçoit le corps, en tant que corps subjectif et
transcendantal, lieu de l’auto-affection originaire de la vie et condition d’apparition du
monde, serait celui-là même auquel fait appel le dogme chrétien de l’Incarnation, tel
qu’il se condense en particulier dans la célèbre formule de l’évangile de Jean : « Le
Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous » 1.
2 Cette identité du concept phénoménologique de « chair » et de la signification de
l’emploi, textuellement incontestable, du grec « sarx » (σάρξ) dans les écrits
johanniques, Henry ne la formule pas expressément, ni directement. Mais elle forme
manifestement, dès l’introduction du livre, la proposition philosophico-théologique
fondamentale, qui donne aux analyses de Henry leur visée ultime et leur horizon.
3 L’ouvrage s’ouvre d’abord, en effet, sur un rappel du caractère subjectif et auto-
affecté de notre corps :
Le propre d’un corps comme le nôtre […] c’est qu’il sent chaque objet proche de lui ; il perçoit
chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied
la dureté d’un sol, de la main la douceur d’une étoffe. Et il ne sent tout cela, les qualités de tous
ces objets qui composent son environnement, il n’éprouve le monde qui le presse de toute part,
que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même, dans l’effort qu’il accomplit pour gravir la ruelle,
4 Le corps qui est d’abord donné à lui-même, ou plutôt en lequel chacun est d’abord
originairement donné à soi dans l’auto-épreuve du se-sentir-sentant, Michel Henry le
distingue tout aussitôt du corps-objet de la perception externe et de la physique, par
l’emploi spécial du nom de « chair » :
Cette différence entre les deux corps que nous venons de distinguer — le nôtre qui s’éprouve
soi-même en même temps qu’il sent ce qui l’entoure d’une part, un corps inerte de l’univers
d’autre part, qu’il s’agisse d’une pierre sur le chemin ou des particules microphysiques censées
la constituer — nous la fixons dès maintenant dans une terminologie appropriée. Nous
appellerons chair le premier, réservant l’usage du mot corps au second. Car notre chair n’est
rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et
ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison,
susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché
par lui 3.
5 En conséquence, « chair » désigne notre corps, vivant et vécu, en tant qu’il présente
cette propriété phénoménologique insigne de se sentir soi-même, de manière
immédiate et principielle, et d’être cela seul par quoi nous pouvons sentir et percevoir
autre chose, les corps justement. La terminologie henryenne fixe cette distinction
phénoménologique sous la forme de l’opposition entre « chair » et « corps » : « Chair et
corps s’opposent comme le sentir et le non-sentir » 4.
6 Dès lors, la chair désigne aussi, non pas seulement mon corps comme corps subjectif,
mais plus radicalement un mode d’être, ou, comme le dit ici Henry, notre condition, la
condition de l’être-homme ; il ajoute en effet aussitôt :
L’élucidation de la chair constituera le premier thème de notre recherche. Nous voulons parler
des êtres incarnés que nous sommes, nous les hommes, de cette condition singulière qui est la
nôtre. Mais cette condition, le fait d’être incarné, ce n’est rien d’autre que l’incarnation […].
L’incarnation consiste dans le fait d’avoir une chair — davantage peut-être : d’être chair » 5.
L’Incarnation du Verbe est sa révélation, sa venue parmi nous. Si donc nous pouvons entrer
en relation avec Dieu et être sauvés dans ce contact avec lui, c’est parce que son Verbe s’est fait
chair dans le Christ. La révélation de Dieu aux hommes est donc ici le fait de la chair. C’est la
chair elle-même en tant que telle qui est révélation 7.
10 Le deuxième indice réside dans le fait que Michel Henry conçoit l’incarnation sans
altérité, sans que le devenir homme (chair) de Dieu implique aucun saut ontologique,
aucune mutation radicale :
Le Verbe de Dieu […] n’est autre que la révélation de Dieu ou, pour le dire en toute rigueur, son
auto-révélation. En ce cas, l’essence du Verbe ne serait rien de si opposé à la chair aperçue elle-
même et en elle-même comme révélation : une affinité secrète les réunirait au contraire dans
la mesure où un même pouvoir, celui de rendre manifeste, les habiterait tous deux […].
L’œuvre du Verbe, celle d’accomplir la révélation de Dieu, se poursuivrait en quelque sorte à
l’intérieur de la chair au lieu de se heurter à elle comme à un terme opaque et étranger 8.
Jean ne dit pas que le Verbe a pris un corps, qu’il a revêtu son aspect. Il dit qu’il « s’est fait
chair » 9. D’une part, il est question de chair et non de corps, et si la différence entre chair et
corps nous est apparue dès l’abord essentielle, c’est la chair, et non le corps, qui doit servir de
fil conducteur à l’intelligence de l’Incarnation au sens chrétien — mais aussi sans doute de tout
être incarné10.
a) Le vocabulaire dont use saint Paul pour désigner les composantes physiques
ou psychologiques de l’être humain est beaucoup plus étendu et diversifié que
celui des écrits johanniques ; et par là, le discours de Paul sur ce que c’est que
l’homme, sur sa constitution naturelle et spirituelle, lui offre encore plus
d’occasions et de motifs de dévoiler éventuellement, lorsqu’il recourt au concept
de « chair » 11, la nécessité d’une approche subjective.
b) Mais par ailleurs, Paul est né et a été élevé à Tarse, en Cilicie. C’est un juif
hellénisé, qui parle grec, et a très tôt été imprégné de cette culture hellénistique
qui s’est étendue à tout le bassin oriental de la Méditerranée, depuis alors au
moins trois siècles. Mais il a reçu l’éducation rabbinique d’un pharisien de
stricte observance, élève de Gamaliel à Jérusalem ; et c’est un zèle brûlant pour
le Temple et l’intégrité de la foi d’Israël qui font de lui, aux alentours de l’an 30,
un persécuteur acharné de la première communauté chrétienne, à Jérusalem et
à Damas. Cette double appar-tenance culturelle, biblique en religion et grecque
par ailleurs, font de lui un exemple révélateur de la rencontre de deux modèles
anthropologiques concurrents : le modèle grec, qui pense et dit l’humain à partir
À quel point cette parole extraordinaire va hanter la conscience de tous ceux qui, dès
l’irruption de ce qu’on appellera le Christianisme, s’efforceront de la penser, c’est ce dont
témoigne la première réflexion de Paul, celle des évangélistes, des Apôtres et de leurs
messagers, des Pères de l’Église, […] 12.
16 Paul est nommé en premier lieu. Il n’a pas échappé à Michel Henry que le concept de
chair est quasi omniprésent dans les lettres de saint Paul. Est-on fondé pour autant à
comprendre le sens paulinien de la « chair », et de toutes les oppositions au centre
desquelles elle se trouve, à partir de l’expérience phénoménologique henryenne du
corps subjectif, comme auto-affecté par la Vie immanente ?
17 Telle est la question que dans cette brève étude je propose d’examiner.
1. Première approche
18 Le terme « chair » — en grec « σάρξ » (« sarx ») — désigne fondamentalement, dans
les textes de saint Paul un corps vivant, et d’abord la matière organique dont ce corps
est fait, en tant que cette matière est référée à la vie, est pensée comme singulièrement
appropriée à l’existence et aux manifestations d’une vie. Ainsi par exemple, dans la
première épître aux Corinthiens, XV, 39, où Paul fait contraster l’emploi de « chair »
(« sarx ») avec celui de « corps » (« sôma ») :
Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps (sôma – σώµα)
reviennent-ils ? Insensé ! Ce que tu sèmes, toi, ne reprend vie s’il ne meurt. Et ce que tu sèmes,
ce n’est pas le corps (sôma) à venir, mais un simple grain, soit de blé, soit de quelque autre
plante ; et Dieu lui donne un corps (sôma) à son gré, à chaque semence un corps (sôma)
particulier.
Toutes les chairs (pâsa sarx) ne sont pas les mêmes, mais autre est la chair (sarx) des
hommes, autre la chair des bêtes, autre la chair des oiseaux, autre celle des poissons. Il y a
aussi des corps (sômata) célestes et des corps (sômata) terrestres, mais autre est l’éclat des
célestes, autre celui des terrestres. Autre l’éclat (doxa) du soleil, autre l’éclat de la lune, autre
l’éclat des étoiles. Une étoile même diffère en éclat d’une étoile.
Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : on est semé dans la corruption (en phthora – εν
φθορα), on ressuscite dans l’incorruptibilité (en aphtharsìa – εν αφθαρσία) 13.
19 On voit bien ici que Paul recourt à « chair » pour distinguer la matière dont sont faits
les vivants (« hommes », « bétail », « oiseaux », « poissons »), et qu’il différencie des
chairs en fonction des genres d’animaux désignés ; en cela les chairs, vivantes,
s’opposent aux « corps » célestes (soleil, lune, étoiles), comme au « corps » de la plante.
Ainsi, la plante développée est nommée « corps », quoique Paul affirme bien qu’elle est
un organisme vivant (c’est même un élément essentiel de son raisonnement) :
Ce que tu sèmes ne reprend pas vie, s’il ne meurt. Et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps à
venir, mais un grain tout nu, […] ou quelque autre semence ; et Dieu lui donne un corps
(sôma) à son gré […] 14.
20 On voit donc que ce n’est pas la vie organique à elle seule, en tant que fait naturel
objectif, qui fait la différence entre ce qui est corps (l’astre, ou la plante développée) et
ce qui est chair (l’animal, l’homme) puisque l’organisme de la plante, alors même
qu’elle a pris vie et se développe, n’est pas désigné comme « chair », mais bien comme
« corps ». La différence réside bien plutôt dans le fait du rapport à soi du vivant
considéré : ce qui justifie ici, dans le texte de Paul, le changement de registre et l’emploi
du terme de « chair », c’est bien la présence de la vie, mais à condition qu’elle soit
envisagée du point de vue même du vivant qui l’éprouve : comme vie animale — non
pas seulement biologique — c’est-à-dire comme vie éprouvée par le vivant, comme vie
dans la sensation de soi.
21 Voilà qui donne bien raison à l’approche immanente de Michel Henry. C’est aussi, du
reste, en vertu de cette référence fondamentale à l’épreuve sensible de la vitalité
subjective propre que « chair » désigne, plus spécialement, le corps engagé dans l’union
sexuelle. Paul cite par exemple 15 la Genèse, II, 24, où on lit :
C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère, et s’attache à sa femme, et ils deviennent
une seule chair (« Sept. : sarx – Vulg. : caro). »
Il faut […] que cet individu soit livré à Satan, pour la perte de sa chair, afin que l’esprit soit
sauvé au jour du Seigneur.
23 Et de même, dans la première épître aux Corinthiens 16, au sujet du célibat et de la vie
conjugale :
Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N’es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche
pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas ; et si la jeune fille se marie, elle ne
pèche pas. Mais ceux-là connaîtront des épreuves (thlipsin – θλιψιν) en leur chair (tê sarki), et
moi, je voudrais vous les épargner 17.
24 C’est en raison de ce lien étroit avec la sexualité que « chair » désigne également — et
ce dans tout le lexique biblique — le principe de la génération et de l’hérédité :
25 ou bien encore :
[…] je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma
race selon la chair […] et de qui le Christ est issu selon la chair […] 19.
Ils parlaient encore, quand il se tint en personne au milieu d’eux et leur dit : « Paix à vous ! ».
Saisis de stupeur et d’effroi, ils s’imaginaient voir un esprit (pneûma). Mais il leur dit :
« Pourquoi tout ce trouble, et pourquoi des doutes s’élèvent-ils en vos cœurs ? Voyez mes
mains et mes pieds ; c’est bien moi ! Touchez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni
chair ni os (sarka kai ostea), comme vous voyez que j’en ai. ». Ce disant, il leur montra ses
mains et ses pieds 20.
27 De même, lorsque Paul expose le modèle chrétien des relations au sein du couple, il
met comme en équivalence la perspective subjective que je porte sur mon propre corps
(« [nul n’a jamais haï] sa propre chair »), et celle du mari sur sa femme, qui apparaît
alors à celui-ci comme étant son propre« corps », à lui :
[…] les maris doivent aimer leur femme comme leurs propres corps (sômata – σώµατα).
Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même ? Or nul n’a jamais haï sa propre chair (tèn
heautoû sarka); on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le
Christ fait pour l’Église : ne sommes-nous pas les membres de son Corps (toû sômatos autoû)
? « Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les
deux ne feront qu’une seule chair. (eis sarka mian) 21.
28 De même, dans tous les textes bibliques où il est question du corps des animaux
offerts en sacrifice, et destinés à être ensuite mangés rituellement (par les prêtres au
service du temple), c’est toujours le mot « chair » qui est employé ; il désigne alors
toujours, certes, le corps animal distingué par son lien à la vie ; mais il ne s’agit plus
alors que de la substance organique, objectivée, devenue chose morte et consommable
— en tout cas définitivement détachée de toute approche immanente, de tout point de
vue subjectif. Ainsi l’Apocalypse dit :
Mais ces dix cornes-là et la Bête, ils vont prendre en haine la Prostituée, ils la dépouilleront de
ses vêtements, toute nue 22, ils en mangeront la chair, ils la consumeront par le feu 23.
Puis je vis un ange, debout sur le soleil, crier d’une voix puissante à tous les oiseaux qui volent
à travers le ciel : « Venez, ralliez le grand festin de Dieu ! Vous y avalerez chairs de rois, et
chairs de grands capitaines, et chairs de héros, et chairs de chevaux avec leurs cavaliers, et
chairs de toutes gens, libres et esclaves, petits et grands ! […] et tous les oiseaux se repurent de
leurs chairs» 24.
29 La référence nécessaire à la vie comme sensation du corps propre n’aboutit donc pas,
chez Paul comme dans le lexique biblique en général, à interdire à la chair de se
présenter comme une chose objective dans le monde. La « chair », dans
l’anthropologie paulinienne, n’est pas essentiellement tributaire d’une phénoménalité
subjective et immanente.
2. Phénoménologie et subjectivité
chez saint Paul
30 Non qu’on ne puisse trouver chez saint Paul une approche authentique de la
subjectivité. Au contraire ! On peut même montrer qu’il dispose d’une approche
authentiquement phénoménologique de la subjectivité. L’homme selon saint Paul, en
effet, est double : il faut y distinguer « l’homme intérieur » de l’« homme extérieur »
(c’est cette distinction qui est la source directe à laquelle puise saint Augustin, lorsqu’il
forge son concept de l’ « homme intérieur »). Quel est le critère paulinien de
l’intériorité ? Et auquel de ces deux « hommes » en moi saint Paul rattache-t-il la
« chair » ?
Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se
fortifie en vous l’homme intérieur (eis ton esô anthrôpon), que le Christ habite en vos cœurs
par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour 25.
C’est pourquoi nous ne faiblissons pas. Bien au contraire, encore que l’homme extérieur en
nous (ho éxô hèmôn anthrôpos) s’en aille en ruines, l’homme intérieur (ho esô hèmôn) se
renouvelle de jour en jour 26.
Je découvre donc cette loi : quand je veux faire le bien, c’est le mal qui se présente à moi. Car je
me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur (kata ton ésô
anthrôpon) ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres (en toîs mélésin) qui lutte contre
la loi de ma raison (noûs – νους) et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres.
Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? (toutou toû sômatos
thanatou) 27.
[…] nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir
du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais
je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la loi, qu’elle
est bonne ; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi.
Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est
à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux, et commets le
mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis
l’action, mais le péché qui habite en moi 28.
Grâces soient à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! C’est donc bien moi qui par la raison
(noûs) sers une loi de Dieu, et par la chair (tè sarki) une loi de péché.
[…] celui qui, physiquement incirconcis, accomplit la loi te jugera, toi qui avec la lettre et avec
la circoncision es transgresseur de la loi. Car le Juif n’est pas celui qui l’est au-dehors, et la
circoncision n’est pas au-dehors dans la chair, le vrai Juif l’est au-dedans et la circoncision
dans le cœur, selon l’esprit (en pneumati) et non pas selon la lettre […] 29.
39 Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, la chair est rangée ici par Paul, non
seulement du côté du péché — comme c’était déjà le cas déjà en Rom VII, 21–24, dans le
passage précédemment cité — mais encore du côté du visible externe, de ce que l’on
peut marquer et voir à même le corps . Le texte grec dit en effet :
Le vrai juif n’est pas celui qui l’est au-dehors (grec : « en tô phanerô » — εν τω φανερω ;
littéralement « dans ce qui apparaît » ; […] la circoncision n’est pas au-dehors dans la chair
(en tô phanerô en sarkì) […].
40 Et plus loin, pour désigner la dimension opposée, celle de l’intériorité, de l’« au-
dedans » où s’accomplit la vraie circoncision qui est celle du « cœur », saint Paul
emploie l’expression grecque « en tô kruptô », littéralement : « dans le caché ». Ainsi se
confirme bien que saint Paul désigne comme résidant au sein même de la subjectivité
immanente l’opposition entre deux dimensions : l’une, l’identité « intérieure » du moi,
se caractérise par la disposition au bien et le désir de suivre la loi de Dieu, et réalise une
« circoncision » invisible ; tandis que l’autre, quoique subjective et affective, reste
« extérieure » en ce qu’elle coïncide avec la chair, et que la chair est le siège et l’agent
irréfléchi de pulsions égocentriques, en opposition à Dieu. Au rebours donc de ce que le
concept phénoménologique de « chair » pourrait laisser attendre, Paul dissocie la
notion de la « chair » de son concept propre de l’intériorité.
41 Car en réalité, l’intime de l’ego chez saint Paul ce n’est pas la chair, mais le « cœur »,
« kardìa ».
42 On peut entrevoir déjà, à titre provisoire, une première conclusion : il existe certes
une subjectivité de l’homme dans son interprétation paulinienne, mais elle est plus
intérieure et immanente encore que ne l’est la chair. La chair demeure, par rapport aux
puissances de l’« homme intérieur », une extériorité, ce que la phénoménologie appelle
une transcendance.
Le Dieu qui a dit : « Que du sein des ténèbres brille la lumière » est celui qui a brillé dans nos
cœurs, pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du
Christ 30.
[…] Lui qui nous a aussi marqués de son sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit 32.
Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans vos cœurs l’esprit de son fils,
qui crie « Abba !, Père ! » 33.
46 C’est pourquoi c’est aussi le « cœur » (kardìa - καρδία) que l’on réconforte, lorsque
quelqu’un est découragé ou abattu ; à la fin de son épître aux chrétiens d’Éphèse, Paul
précise qu’il leur envoie le frère Tychique, son « fidèle assistant dans le Seigneur », et
ajoute :
Je vous l’envoie tout exprès pour vous donner de nos nouvelles et réconforter vos cœurs 34.
Mais si l’on est fermement décidé en son cœur, et qu’à l’abri de toute contrainte et libre de son
choix, on ait résolu en son for intérieur (en tè idia kardìa) de garder sa jeune fille, on fera
bien 36.
Que chacun donne selon ce qu’il a décidé dans son cœur, non d’une manière chagrine ou
contrainte ; car Dieu aime qui donne avec joie 37.
50 C’est pour cette raison que le cœur est aussi le siège et l’agent de l’acte de foi et c’est
dans le « cœur » que l’homme peut recevoir le don de la foi :
En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur, et si ton cœur croit que Dieu l’a
ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car la foi du cœur obtient la justice, et la confession des
lèvres le salut 38.
51 La foi qui peut sauver, en effet, ne peut être simplement l’adhésion, même sincère, à
un parti ou à une cause ; ce n’est pas une adhésion sociale, l’appartenance volontaire
— même engagée — à un « mouvement », fût-ce celui de Jésus le Nazaréen — car
l’adhésion de foi provient de la racine même du vouloir, de l’affectivité la plus intime.
Et c’est à cette condition qu’elle « obtient la justice », c’est-à-dire vaut au pécheur, non-
juste par condition, d’être traité par Dieu — c’est la grâce — comme le juste qu’il n’est
pas ; conformément à l’enseignement qui se retrouve aussi dans l’épître aux Romains,
disant d’Abraham : « Abraham crut, et ce lui fut compté comme justice » 39.
52 Enfin, agent de la foi, le cœur comme subjectivité immanente est le principe subjectif
de l’amour de charité, l’agapè, dont Paul énumère les conditions dans la première
épître à Timothée :
Cette injonction ne vise qu’à promouvoir la charité (agapè - αγαπή) qui procède d’un cœur pur
(kardìas katharas), d’une bonne conscience (suneidèsis) et d’une foi sans détours 40.
53 Le cœur se caractérise donc par l’authenticité absolue d’un niveau de subjectivité tel
que là, l’homme ne peut mentir, ruser ni dissimuler. Le cœur, comme lieu du sentiment
authentique, exerce donc exactement l’une des fonctions caractéristiques de l’affectivité
selon Michel Henry. Mais précisément, Paul sépare le cœur de la chair
— contrairement à la lecture henryenne de l’anthropologie du premier christianisme.
4. Chair et péché
54 Revenons à la chair.
55 Au-delà de sa détermination organique comme corps subjectif vivant, la chair est
surdéterminée, chez saint Paul, par une téléologie éthique : elle est la puissance
transcendantale d’inclination spontanée au mal, c’est en elle que Paul situe la source
subjective la plus profonde de la révolte contre Dieu — de ce que toute l’anthropologie
biblique identifie comme le péché : au début du passage du chapitre VII de l’épître aux
Romains que nous avons étudié plus haut, où il décrit le conflit moral qui déchire la
subjectivité, entre l’« homme intérieur » et la « loi des membres », saint Paul écrivait :
[…] nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair (sarkinòs eimi),
vendu au pouvoir du péché 41.
57 Cette puissance originaire fait de la chair tout autre chose qu’une instance
particulière au sein de la totalité de la personne, et bien plus aussi qu’un simple mode
d’être, ou le principe de la présence-à-soi du sujet : elle est une condition, la condition
naturelle de l’homme, qui est donc à penser comme « « être-dans-la-chair » 43. Et de
même son antithétique, « l’esprit » (pneûma - πνευµα), est conçu par Paul comme la
condition ontologique nouvelle de ceux que le baptême dans le Christ a régénérés :
[…] ceux qui sont dans la chair (en sarkì) ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n’êtes pas dans
la chair mais dans l’esprit (en pneumati), puisque l’Esprit de Dieu habite en vous 44.
Quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses qui se servent de la loi opéraient en
nos membres afin que nous fructifiions pour la mort 45.
Ceux qui vivent selon la chair (katà sàrka) désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon
l’esprit (katà pneûma), ce qui est spirituel. Car le désir de la chair (to phronèma tès sarkos 46),
c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, puisque le désir de la chair (to
phronèma tès sarkos) est ennemi de Dieu : il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut
même pas, […] 47.
[…] ceux qui sont dans la chair (en sarkì ) ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n’êtes pas dans
la chair mais dans l’esprit (en pneumati), puisque l’Esprit de Dieu habite en vous […]. Ainsi
donc, mes frères […] si vous vivez selon la chair vous mourrez. Mais si par l’Esprit vous faites
mourir les œuvres du corps (tas praxeis tou sômatos), vous vivrez 48.
62 On voit donc que dans l’anthropologie du christianisme naissant — dont saint Paul
est certainement un des représentants les plus qualifiés, et en tout cas historiquement
déterminant — la notion de « chair » n’a pas pour source de sens la simple expérience
immanente du se-sentir-soi-même, en tant qu’auto-donation de la vie à elle-même,
selon l’intuition phénoménologique, par ailleurs si profonde, de Michel Henry. Le
rapport essentiel de la chair à la vie y est affecté au contraire d’une ambivalence
originaire, où se joue justement le drame essentiel de la condition de l’homme : si la
chair est bien, pour Paul comme pour Michel Henry, puissance transcendantale
originaire, le lien entre l’auto-affection subjective et la vie comme vie du corps ne suffit
nullement à garantir à la subjectivité l’union à Dieu, ni par conséquent son salut. La
vie de la chair, en tant que vie naturelle organique et instinctuelle, est au contraire
l’énergie dévoyée d’une puissance de mort ; par rapport à cette puissance
transcendantale d’égoïsme et de mort, l’auto-jouissance affective de la vie corporelle
immanente non seulement ne peut rien, mais ne peut être autre chose que la manière
même dont s’actualise, en se phénoménalisant dans la conscience, cette inclination
naturelle à l’injustice et au péché. Dans la mesure où l’auto-jouissance de la vie
immanente ne transcende en rien la condition charnelle, habitée par un désir
fondamental qui conduit à la mort, la chair est pour Paul radicalement impuissante à
assurer la fonction que Michel Henry croit pouvoir lui attribuer : non seulement être la
révélation de Dieu lui-même en son Verbe, mais, en réalisant l’Incarnation de ce verbe,
opérer le salut de l’homme, ce qui signifie : lui donner la vie éternelle.
63 On voit ainsi apparaître, entre la lecture phénoménologique du christianisme chez
Michel Henry, et l’enseignement anthropologique et moral de saint Paul, un écart
essentiel : au monisme henryen de la chair et de la vie, le christianisme originel de saint
Paul oppose la nécessité de reconnaître une dualité : à la vie organique-subjective
immédiate, conforme à sa téléologie naturelle, à la vie « selon la chair » qui mène à la
mort, Paul oppose la vie « selon l’esprit », qui repose précisément sur une rupture
radicale avec les tendances spontanées de « la chair ».
64 C’est là — peut-être — un indice de ce qu’une lecture phénoméno-logique est de trop
courte portée pour pouvoir assumer sans simplification abusive toute la complexité de
la vision chrétienne de l’homme, telle qu’elle s’exprime pour la première fois dans les
épîtres de saint Paul.
[…] chose impossible à la loi, que la chair rendait impuissante, Dieu, en envoyant son propre
Fils avec une chair semblable à celle du péché, et en vue du péché, a condamné le péché dans
la chair 50.
66 L’idée fondamentale et audacieuse que Paul exprime ici est que, la puissance
Il vous a réconciliés dans le corps de sa chair (en tô sômati tês sarkòs autoû), à travers la mort
(dià toû thanàtou).
68 Il est donc essentiel, pour que soit possible une victoire définitive sur la mort dont la
téléologie est pourtant inscrite dans la chair elle-même, que ce soit cette même chair, la
chair même de l’homme tel qu’il est, de l’homme en tant que pécheur, que la puissance
de Dieu vienne investir par son incarnation ; et que ce soit donc aussi cette même chair,
mortelle, qui soit mise à mort dans le libre sacrifice du Christ sur la croix. C’est
pourquoi Paul ne sépare jamais le caractère charnel de l’acte salvateur (« Il vous a
réconciliés […] ») et son accomplissement sous la forme de la mort de la chair (« dans
le corps de sa chair à travers la mort »).
69 L’identité d’essence de la chair de l’homme et de celle du Christ est donc bien une
condition fondamentale du salut : et de fait l’enseignement de toutes les églises
chrétiennes — indépendamment même des schismes et divergences théologiques
ultérieures — a toujours insisté sur la réalité physique de l’incarnation, et donc sur la
réalité matérielle ordinaire de la chair de Jésus.
70 Il est d’autant plus étonnant de remarquer que les propriétés attribuées, dans le
quatrième évangile, à la chair du Christ sont exactement inverses de celles qui
caractérisent la chair pécheresse selon Paul. Dans le discours de Jésus sur le « pain de
vie », au chapitre VI de l’évangile de saint Jean, on lit en effet :
71 Les juifs alors de discuter entre eux et de dire : Comment cet homme peut-il nous
donner sa chair (tèn sarka autoû) à manger ? Jésus leur dit donc :
73 Mais, qui plus est, il identifie aussi cette chair vivifiante et l’identité subjective propre
de Jésus, son ego le plus propre, comme si tout l’être de la personne du Christ se
concentrait dans sa seule chair-nourriture :
Mais si le Christ est en vous, bien que le corps (sôma) soit mort déjà en raison du péché,
l’esprit est vie (to dé pneûma zôè) en raison de la justice. Et si l’esprit de celui qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts habite en vous (oikeî en humîn), celui qui a ressuscité le Christ Jésus
d’entre les morts donnera aussi la vie (zôopoièsei) à vos corps (sômata) mortels par son esprit
(pneumatos) qui habite (enoikoûntos) en vous 58.
83 et de même l’épître aux Galates, qui dit simplement : « Puisque nous vivons par
l’esprit (Zômen pneumati), que l’esprit nous fasse aussi agir » 59.
84 Ce principe vital est conçu comme interne à la personne qu’il anime (« habite en
vous» : « oikeî en humîn »). Mais saint Paul le distingue explicitement de la « Psychè »
(ψύχη), qui est le principe de la vie physiologique naturelle, et dont l’activité dans le
corps (sôma) fait de ce corps, physiologiquement vivant, un organisme mortel, le
« corps psychique ». C’est ce « corps psychique » qui sera inéluctablement atteint, et
défait, par la mort ; et Paul oppose au « corps psychique », à l’organisme vivant naturel,
le « corps spirituel », c’est-à-dire le corps (sôma) investi par le « pneûma », et donc
vitalisé par un principe autre, non « psychique » :
Mais à présent nous avons été dégagés de la loi, étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de
manière à servir dans la nouveauté de l’esprit, et non plus dans la vétusté de la lettre.
Dieu […] a condamné le péché dans la chair, afin que la justice de la loi s’accomplît en nous
dont la conduite n’obéit pas à la chair, mais à l’esprit. En effet, ceux qui vivent selon la chair
désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’esprit (kata pneûma), ce qui est spirituel (ta
toû pneumatos) 60.
88 On voit clairement ici que l’« esprit » est principe de choix : il induit certaines
préférences, une axiologie propre, une autre manière de fixer buts et valeurs.
L’ « esprit » n’est donc pas conçu par Paul, dans ce contexte, de manière
psychologique : le mot ne désigne pas une instance ou un élément du psychisme
humain ; mais plutôt, dans sa différence d’avec le psychisme et ses facultés — parmi
lesquelles figure la volonté — « pneûma » désigne une puissance subjective capable
d’influer sur la volonté, de l’éclairer d’un nouvel éclairage, qui la porte à des choix
inédits, non naturels, détachés des seuls intérêts du sensible et du physiologiquement
déterminé (la chair). C’est ainsi que « « pneûma » en vient à désigner aussi, dans
l’expression « kata pneuma » par opposition à « kata sarka » (« selon la chair »), un
mode d’existence consciente, une manière consciente de soi de se conduire, c’est-à-dire
le mode supérieur de la « vie », que saint Paul ne conçoit pas comme épreuve affective
de soi, mais comme service — relation à quelque chose d’autre. La préposition « kata »
désigne alors la conformation consciente à un principe d’évaluation et de choix, d’où
découle très spontanément un style de vie.
89 Cependant, que le « pneûma » ne soit pas réductible à une instance psychique
n’empêche pas qu’il soit déterminé toujours comme éminemment personnel : il n’est
jamais une réalité indéterminée ou anonyme, il a toujours une identité subjective, car
toujours il se rattache à un individu singulier. Paul distingue ainsi entre l’esprit de Dieu
et « notre esprit » :
L’Esprit lui-même (auto to pneûma) se joint à notre esprit (tô pneumati hèmôn) pour attester
que nous sommes enfants de Dieu 61.
Qui donc chez les hommes connaît les secrets de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme (to
pneûma toû anthropoû) qui est en lui ? 62.
90 De même, racontant les péripéties de son voyage, dans la seconde lettre aux
Corinthiens, saint Paul écrit :
J’arrivai donc à Troas pour y prêcher l’évangile du Christ, et bien qu’une porte me fût ouverte
dans le Seigneur, mon esprit (tô pneumati moû) n’eut point d’apaisement, parce que je ne
trouvai pas Tite, mon frère 63.
À cette consolation personnelle s’est ajoutée une joie bien plus grande encore, celle de voir la
joie de Tite, dont l’esprit a reçu apaisement (anapepautai to pneûma autoû) de vous tous 64.
[…] tous ceux qu’anime l’esprit de Dieu (pneumati theoû) sont fils de Dieu. Aussi bien n’avez-
vous pas reçu un esprit d’esclaves (elabete pneûma douleias) pour retomber dans la crainte ;
vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, qui nous fait nous écrier « Abba ! Père ! L’Esprit en
personne se joint à notre esprit pour attester […] 66.
95 Un peu plus loin, en Rom. XI, 8, Paul reprendra un passage d’Isaïe (XXIX, 10), où le
prophète présente Dieu comme donnant aux israëlites « un esprit de torpeur (pneuma
katanuxéôs), des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. ».
« Pneûma » désigne donc une puissance capable d’affecter la conscience ; son mode
d’être, radicalement subjectif, n’implique pas cependant qu’il soit un élément ni un
moment de l’ego conscient de soi 67. Comme la pensée antique d’Isaïe, la conception
paulinienne de l’homme est attentive à l’exposition immanente de la subjectivité
humaine à une influence cachée. Pour Paul comme pour Isaïe, la subjectivité consciente
n’est pas une monade, mais une vie transcendantale affectable, éminemment exposée à
de multiples influences. À cet égard, l’analyse henryenne de la subjectivité, qui montre
qu’elle est d’abord, originairement et radicalement, affectivité, éclaire d’un jour
puissant la manière dont on doit comprendre la conception paulinienne de la
subjectivité : dans la mesure où l’« homme intérieur » est essentiellement une
subjectivité affective, l’influence subjective qu’exerce le « pneûma » touche directement
ses attirances, ses préférences affectives, et finalement ses choix. Le « pneûma » est
donc à comprendre comme un pouvoir invisible de potentialisation des facultés
subjectives, d’élévation inhabituelle de leur portée et de leur efficience. Il intervient
ainsi à la racine du vouloir, et du rapport à soi de la conscience affective, sans pour
autant s’identifier à elle, ni à son acte de volonté. C’est pourquoi Paul oppose
radicalement aussi « pneûma » et « psychè », lorsque ce dernier terme désigne, non
plus seulement le principe vital du corps, mais l’agent de la pensée et du jugement :
dans la première épître aux Corinthiens on peut lire :
[…] l’esprit en effet scrute tout, jusqu’aux profondeurs divines. Qui donc chez les hommes
connaît les secrets de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme (to pneûma toû anthropoû) qui
est en lui ? De même, nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l’esprit de Dieu.
96 Déjà ce début est remarquable : il montre que le « pneûma » est à la fois distinct de
l’ego — l’« esprit » de Dieu « scrute » (eraunâ) Dieu, de même que mon esprit, humain,
connaît, en moi ce que je suis moi-même — et en relation intime avec ce même ego ; et
que de plus, il est inhérent à la subjectivité égoïque (il est « en lui », « en autô »). Et
c’est en raison de cette distinction dans la plus intime proximité que l’esprit peut
connaître ce qui est le propre de l’ego concerné : les « secrets » de Dieu, ou ceux de la
subjectivité humaine. Mais le plus caractéristique est la suite du passage :
Et nous en parlons non pas en un langage enseigné par l’humaine sagesse, mais en un langage
enseigné par l’esprit (en didaktoîs pneumatos), exprimant en termes d’esprit (pneumatikoîs)
des réalités d’esprit (pneumatikà). L’homme psychique (psychikos) n’accueille pas ce qui est
de l’Esprit de Dieu : c’est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c’est par l’esprit
(pneumatikôs) qu’on en juge. L’homme spirituel (ho pneumatikos) au contraire juge de tout et
ne relève lui-même du jugement de personne. Qui donc a connu la pensée (noûn) du Seigneur,
pour lui faire la leçon ? Et nous l’avons, nous, la pensée (noûn) du Christ 68.
[…] si je prie en langues, mon esprit (to pneûma mou) est en prière, mais mon intelligence (ho
de noûs mou) n’en retire aucun fruit. Que faire donc ? Je prierai avec l’esprit (tô pneumati),
mais je prierai aussi avec l’intelligence (tô noï). Je dirai une hymne avec l’esprit, mais je le dirai
aussi avec l’intelligence 70.
a) Le concept d’« esprit » chez Paul n’est pas du tout une notion flottante, aux
contours plus ou moins imprécis. Il désigne une puissance vivante, qui agit dans
la dimension du « cœur », c’est-à-dire dans la dimension cachée, « immanente »
pour le dire avec les mots de Michel Henry, de la vie subjective transcendantale.
Il opère, non dans le champ de la conscience de soi, dont il est ontologiquement
distinct, mais à la source ou au principe des motions affectives qui orientent le
vouloir et éclairent l’intelligence. Ce double caractère, son immanence
transcendantale — qui fait du « pneûma » une réalité absolument non-
mondaine et invisible, qui a son être et son « habitation » dans le « cœur », et
qui par là même peut aussi agir sur le corps, en tant que corps vivant subjectif ;
et sa transcendance pourtant, au sein de la vie subjective, par laquelle il se
manifeste comme un principe de modification de la subjectivité indépendant des
autres instances subjectives que sont l’ego, le flux de conscience, la volonté et
l’intellect, sans pour autant être jamais dissociable de la conscience comme
épreuve de soi de l’ego, puisqu’il agit précisément au niveau le plus originaire de
l’affectivité transcendantale — oblige à conclure que le « pneûma » paulinien
b) On peut comprendre alors par quel étrange paradoxe la « chair » telle que la
détermine le premier christianisme, celui de Paul et de Jean, peut être à la fois
marquée du sceau de la mort et de l’impuissance radicale, quand elle est la chair
du pécheur, et nourriture de vie éternelle, capable d’inoculer la vie divine et de
sauver de toute mort, lorsqu’elle est la chair du Christ : Jésus, l’homme de chair
et de sang, aurait-il donc été pétri d’une autre chair que la nôtre ? Aucun texte
des origines n’autorise une hypothèse magique de ce genre. En revanche, la
même page de l’évangile de Jean indique clairement la solution : « C’est l’esprit
(pneuma) qui vivifie (esti to zôopoioûn), la chair (sarx) ne sert de rien (ouk
ôpheleî oudén) ».
103 La chair de Jésus est bien, comme toute autre chair d’homme, impuissante par elle-
même. Et donc par elle-même incapable de dépasser la condition charnelle, le destin de
la faiblesse et de la mort. C’est pourquoi le Christ n’est pas immortel. En revanche, cette
chair tient sa puissance de vie, et la puissance contagieuse de la communiquer à
d’autres chairs transcendantales subjectives, par la manducation eucharistique, du fait
qu’elle est toute investie d’esprit, et que ce « pneûma » n’est pas un autre que celui de
Dieu même. Ainsi lorsque Jésus parle, c’est de la source transcendantale et immanente
de son « pneûma », plus profonde même que sa conscience et que son ego d’homme,
que proviennent ses paroles ; et pour cette raison même elles ont elles aussi un pouvoir
de vivification. C’est pourquoi il ajoute aussitôt : « Les paroles que je vous ai dites sont
esprit (pneûma) et elles sont vie (Zôè) » 73.
104 Ces paroles sont elles-mêmes vie, constituées et comme saturées de vie, parce
qu’elles sont directement in-spirées par le « pneûma » divin : en effet, ce n’est qu’une
fois investi de la plénitude de l’ « esprit de Dieu » 74 que, selon le texte des évangiles,
aussitôt après son baptême dans le Jourdain, Jésus inaugure son ministère ; les textes
précisent qu’il se retire d’abord au désert « poussé par le pneûma » 75.
105 Le cas spécial de la chair du Christ vérifie donc, par la négative, ce que permettait
déjà d’entrevoir l’examen du vocabulaire anthropologique des lettres de saint Paul : Ce
n’est pas la chair, dans le christianisme, qui sauve, qui peut unir à Dieu, ou
communiquer à la subjectivité humaine la vie qui est en Dieu ; mais bien l’exact
antithétique de la « chair », l’esprit, le souffle vivifiant dont la présence et la plénitude,
lorsqu’il émane du Père, peut conférer à une chair d’homme cette propriété unique et
transcendante, surmonter toute finitude, à commencer par celle de l’égoïsme et de
l’injustice, et surmonter la mort par une résurrection définitive.
106 C’est pourquoi la chair, dans le christianisme, n’a aucune valeur ni puissance
propre : elle n’est que ce que la fait la présence ou l’absence du pneûma. Cela est déjà
vrai subjectivement et phénoménologiquement, dans l’expérience originairement
affective du « cœur », c’est-à-dire de la vie secrète du vouloir affectif et de sa liberté : la
même chair qui incline à l’égoïsme et au mal peut être l’instrument de l’amour qui
donne vie. Cela est plus vrai encore au niveau ultime, lorsque les limites de l’épreuve
auto-affective de soi sont dépassées : la même chair qui enchaîne l’homme à la mort
peut à tout moment être vivifiée par un « pneûma » transcendant à sa subjectivité, et
c’est ce « pneûma » radicalement non-charnel, s’il est celui-là même qui habite la chair
du Christ, qui, uni à celui de l’individu singulier, est facteur de résurrection.
Conclusion
107 On voit donc que, lorsque Michel Henry attribue à la chair, dans la pensée originelle
du christianisme, le rôle décisif dans le double processus de la mise en relation de
l’homme avec Dieu (révélation) et de son salut (communication à l’homme de la vie qui
est en Dieu), il opère une simplification abusive, qui induit une déformation profonde
de l’enseignement authentique de la première génération chrétienne. En effet, la
formule de l’introduction d’Incarnation dont nous étions partis au début de cette étude,
« si donc nous pouvons entrer en relation avec Dieu et être sauvés dans ce contact avec
lui, c’est parce que son Verbe s’est fait chair dans le Christ » 76, concentre sur la seule
incarnation du Verbe tout l’événement du salut — comme s’il était vrai que ce soit la
chair, et elle seule, qui porte toute la puissance et toute l’efficace de la révélation :
« C’est la chair elle-même en tant que telle qui est révélation » 77, ajoute aussitôt le
philosophe. On comprend ce que cette idée peut avoir de séduisant, pour un penseur
Notes
1 Jn, I, 14.
2 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 8, alinéa 2.
Nous soulignons.
3 Ibidem, alinéa 3.
4 Ibidem, p. 9, alinéa 3.
5 Ibidem, p. 9, alinéa 2. Nous soulignons.
6 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 10, alinéa 4.
7 Op. cit. p. 24, alinéa 2. Nous soulignons. C’est le caractère unilatéral de cette formule,
caractéristique de la perspective d’immanence radicale qui est celle de la pensée henryenne,
qui peut — légitimement à notre avis — susciter l’étonnement, et qui motive les présentes
réflexions.
8 Op. cit. p. 24, alinéa 3. Nous soulignons.
9 On notera et on retiendra, pour la suite, le sens littéral de la formule dans le texte grec
original du quatrième évangile : « σάρξ εγένετο », signifie littéralement « Il est devenu chair ».
10 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 26, alinéa 2.
Nous soulignons.
11 Il n’est pas indifférent de noter, à ce propos, que saint Paul emploie exactement le même
terme grec que Jean : « σάρξ ».
12 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 10, alinéa 4.
13 I Cor., XV, 35–42.
14 I Cor., XV, 36–38.
15 I Cor., VI, 16.
16 I Cor., VII, 27–28.
17 I Cor., VII, 27–28.
18 Rom., IV, 1.
19 Rom., IX , 3 et 5.
20 Lc, XXIV, 36–39.
21 Éph., V, 29–31.
22 Citation de Ezéch., XVI, 39–41 et XXIII, 25–29.
23 Apoc., XVII, 16.
71 I Cor.,II, 16.
72 Si l’être consiste tout entier en l’apparaître, comment en effet serait
phénoménologiquement possible la mort ? Mais justement, où est la garantie de l’évidence
d’une aussi lourde prémisse ?
73 Jn, VI, 63.
74 Cf. Lc, IV,1 : « rempli d’esprit », « plèrès pneumatos ».
75 Cf. Mt, IV, 1 ; Mc, I, 12 ; Lc, IV, 1.
76 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair. Paris, Seuil, 2000, p. 24, alinéa 2.
Nous soulignons.
77 Ibidem.
Référence électronique
Jean-François Lavigne, « Chair, corps, esprit », Noesis [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 28
décembre 2008, consulté le 03 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1293
Auteur
Jean-François Lavigne
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