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Dans les années 1996-1997, je me suis amusé à mettre par écrit les souvenirs que la

musique avait laissés dans ma vie, sans bien savoir ce que j’en ferais ni où cela me
conduirait. L'ordinateur que m’offrirent mes frère et sœurs pour mes soixante-dix ans
m’incita à reprendre mon texte pour tenter de l’améliorer et peut-être ensuite le
polycopier. Un hasard me fit découvrir que cela ne serait pas un coût exorbitant de le
faire imprimer. J’en fis tirer cent vingt exemplaires que j’ai envoyés aux membres de
ma famille et à quelques autres avec cet encart manuscrit :

Voici un petit livre qu’on ne trouvera pas en


librairie…
Je suis heureux de l’offrir à ceux qui m’ont
accompagné ici ou là dans mon ministère.
De près ou de loin, de bon cœur ou à leur
corps défendant, les uns se sont trouvés
impliqués dans certaines de mes « aventures »,
d’autres en ont été seulement témoins.
Si vous lisez mon texte avec plaisir, je m’en
réjouirai. Si c’est le contraire, je n’aurai à m’en
prendre qu’à moi-même.

En toute amitié,

François Cassigneul
Notre-Dame de Grâce
15 janvier 20

Et voici que j’ai prêté le dernier exemplaire qui me reste de cette « Musique de ma vie » à
Robert Ramackers, retrouvé depuis peu, grâce au site « Orgues du Calvados » après 45 ans
d'éloignement. Nous avons pu constater que nous avions quelques points communs à partir de
l’orgue de Saint-André de Caen. Robert Ramackers a bien voulu s’intéresser à ce texte et
m'encourager à suivre l’idée qui m’était venue de le mettre sur le Net en l’intégrant dans ce
site.

Au temps où je confiais mon texte à l'imprimerie, lorsque fut abordée la question des
illustrations que je désirais, l'imprimeur m'informa qu'elles feraient monter considérablement
le coût de l'ensemble. J'ai donc opté pour la solution la moins onéreuse qui allait comporter
deux photos en couverture, celle de l'orgue de Saint-André à Caen en page 1 et celle du carillon
de Notre-Dame de Grâce en page 4.

Dans cette présentation nouvelle de « La musique de ma vie », l'insertion d'illustations ne pose


pas le même problème. Elles sont en plus et c'est gratuit !

1
La musique de ma vie

Liminaire
A ma cousine Anne-Marie Manalt
dont l’exemple m’a entraîné et qui a tant insisté pour que j’écrive ;
A mes sœurs qui toutes m’ont soutenu différemment :
Jacqueline, dont la générosité à mon égard s’est si souvent manifestée ;
Marie-Simone, qui m’a initié avec beaucoup de patience à l’usage de l’ordinateur
et qui s’est tant investie dans le long travail de correction et de mise en page de mon texte ;

2
Odette, dont le tonus m’a toujours paru exemplaire et contagieux ;
Elisabeth, qui s’est dépensée sans compter pour restaurer ma maison, devenue rentable dans mes
entreprises ;
Marie-Thérèse, toujours si attentive aux autres et si accueillante ;
A mes neveu et nièce, Thierry et Dominique Leveugle, pour leur participation à la décoration de l’orgue
de Saint-André et de la cloche « Jean » du carillon, sans compter le reste ;
A mes amis :
Marie-France et Paul Perchet dont l'amitié fidèle n'a cessé de se manifester à mon égard à Houlgate, à
Saint-André et à Honfleur ;

Chantal et Christopher Lind Holmes, pour leur amitié et leur diplomatie, sans laquelle l’installation du
carillon de Grâce n’aurait peut-être pas eu de lendemain ;
A mes amis prêtres :
Paul Gires, qui, pour m’avoir accueilli si fraternellement à Lisieux, est indirectement
à l’origine du carillon de Grâce ;
Raymond Beaudouin, dont les encouragements et les gestes d’entr’aide m’ont été si précieux ;
A mes amis organistes :
Jean Baudet, Jean-Marc Leblanc, Eric de Cagny, Michel Alabau, Christophe de Ceunynck et les autres,
qui m’ont apporté tant de beauté dans la célébration des messes dominicales ;
A mon ami Robert Zaborowski, dont l’appui et les avis remplis de philosophie m’ont plus d’une fois
stimulé ;
A tous, l’expression de ma gratitude.
Notre-Dame de Grâce, 8 septembre 2001

Et en mémoire de Mgr Jean Badré, évêque de Bayeux et Lisieux de 1969 à 1988, rappelé à Dieu
le 17 septembre 2001, qui m’a toujours fait confiance et n’a jamais cessé, même dans sa retraite,
de suivre avec intérêt ce que j’entreprenais.

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Sans la musique,
la vie serait une erreur.

Nietzsche

On ne perd jamais rien


à vouloir vivre ses rêves.

Pierre-Paul de Riquet
constructeur du canal du Midi

Pourquoi ?

Pourquoi commencer un récit qui risque de n’intéresser que moi ? Quelle motivation me
pousse à l’entreprendre ? Est-ce un louable désir de réflexion ? Est-ce pour me faire plaisir à
moi-même ? Ou bien pour me justifier, mais aux yeux de qui ? Est-ce seulement parce que c'est
le propre de l’âge mûr de se tourner vers son passé ? Et où donc ai-je déniché ces paroles de
Nietzsche et de Riquet que je viens de mettre en exergue ?...
Ma cousine Anne-Marie Manalt, dans les années 80, a raconté par écrit dans une « Histoire
d'Eliza » les souvenirs qu’elle avait de sa grand-mère, la mienne aussi, mais décédée avant ma
naissance. Est-ce son idée qui m’a donné envie d’en faire autant à partir des plus anciens
souvenirs que j’ai de la musique dans ma vie ?... Ma sœur Elisabeth m’a dit un jour, je ne sais
plus quand ni pourquoi : « Toi, tu es un rêveur » Elle n’avait peut-être pas tort ? Alors
pourquoi ne pas poursuivre mes rêves par écrit ?


Pour tenter de répondre à ces questions, j’ai commencé un brouillon à la faveur de quelques
jours de vacances prises au calme en août 1997 à la Chapelle-Montligeon.L'ordinateur que
m’ont offert mes frère et sœurs pour mes soixante-dix ans, en 1998, m’a incité à reprendre et
compléter mon texte.
Je sais un peu dessiner, du moins si je me compare à d’autres qui en sont totalement
incapables. Pourtant ni le dessin ni la peinture ne m’ont jamais particulièrement attiré. Les
quelques tableaux que je possède sont de mon frère Gérard (qui n’a jamais voulu les signer), de
mon neveu Thierry et de mon cousin Marie-Paul. Il ne m’est pas venu à l’idée de m'interroger
sur la valeur vénale qu’ils peuvent avoir, elle est sûrement minime. Le prix que j'y attache
affectivement me suffit. Cependant je suis attentif à tout ce qui me paraît beau à voir et à
contempler dans la nature : la mer, la campagne, la montagne et le ciel, de jour ou de nuit, me
laissent rarement insensible. Ai-je reçu cette faculté d’admiration de saint François d'Assise ? Je
porte le même intérêt admiratif à l’architecture.

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Je ne suis pas musicien si ce terme signifie posséder la pratique d’un instrument. C’est
d'ailleurs un des regrets de ma vie. Je suis plutôt mélomane ce qui signifie que j’aime la
musique. Il me semble qu’elle est entrée dans ma vie depuis ma petite enfance.
Je me rappelle un garçon arrivé en même temps que moi au séminaire de Bayeux, mais qui
n’y est pas resté longtemps. Jean Prud’homme était très sympathique et jouait fort bien du
piano. Il accompagnait aussi les offices du séminaire sur l'harmonium de la chapelle. Je
l'entendis un jour affirmer en récréation qu’il éprouvait parfois de la sensualité à faire de la
musique. Son propos m’avait surpris, mais j’avais gardé pour moi mon étonnement.
Aujourd'hui, je vérifie dans mon dictionnaire que la sensualité est « l’aptitude à goûter les
plaisirs des sens, à être réceptif aux sensations physiques ». C’est, je crois, ce que je ressens
toujours en écoutant une musique qui me touche et me plaît. Ça peut aller du chant des oiseaux
dans la nature à l’orchestre le plus remarquable.


Pour tenir compte de la remarque que m’a fait ma sœur Marie-Simone à la lecture d'une
première version de mon récit : « J’ai lu ton texte, tu parles d’orgues et de cloches, mais tu ne
dis rien sur ta vie de prêtre, c’est dommage », je vais essayer, au cours de ce que je raconterai,
de préciser ce qu’a été mon parcours religieux.

Cabourg : premières découvertes

Personne dans ma famille, me semble-t-il, ne fut jamais vraiment attiré par la musique ni n’à
jamais joué d’aucun instrument de musique. Pire ! Plusieurs de mes proches chantent faux. Ai-

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je donc été le canard de la couvée ? Peut-être, mais pourquoi et comment ? Et à quand
remontent mes plus anciens souvenirs d’ordre musical ? Sont-ce les chansons que ma maman
me chantait pour me bercer ? Mais cela ne durait pas longtemps… Mon père a-t-il fait de la
musique dans sa jeunesse ? Il y avait jadis dans le bric-à-brac du grenier familial deux
mandolines dépourvues de cordes. Je n’ai jamais trop cherché à savoir à qui elles avaient pu
appartenir. C’est par hasard que je l’appris : mon père les avait grattées à l’époque de ses vingt
ans. Mais pourquoi ne nous en parlait-il jamais ? Quelquefois, quand il était de bonne humeur,
ce qui n’arrivait pas tous les jours, il se mettait à entonner une chanson ou un air d'opérette :
« Manon, voici le soleil, c’est le printemps, c’est l’éveil… » ou encore : « C’est une gamine
charmante, charmante… » de la Belle Hélène ou de la Vie parisienne. Et ça n'allait pas
beaucoup plus loin !
La radio ? On disait alors « la TSF ». Je revois encore notre poste de te-se-fe (il nous arrivait de
prononcer ainsi) : il était installé sur une étagère murale au dessus du radiateur de la salle à
manger. Plus haut, encore, accroché à un clou, le haut-parleur octogonal avec sa partie centrale
en forme de chapeau chinois.
La TSF servait essentiellement à écouter les « nouvelles » pendant les repas. Cela n'avait, pour
nous les enfants, aucun intérêt et nous semblait complètement rébarbatif. Mais nous devions
nous taire lorsque mon père se laissait absorber par « la politique », et il nous intimait le silence
si nous nous mettions à rire et à bavarder un peu trop fort. Comme de surcroît la recherche des
postes sur la gamme d’ondes s'accompagnait souvent de sifflements et de couinements
désagréables, rien de tout cela ne contribuait à nous rendre les informations attractives ! Mais
lorsque papa n'était pas là, il m’arrivait de prendre plaisir à tripoter le poste pour moi seul.
C’est ainsi que j’ai pu écouter des chansons qui étaient alors en vogue : « Tout va très bien,
madame la marquise » ou « Son voile qui volait, qui volait, son voile qui volait au vent » ou
encore : « Sous les pommiers de Normandie »… Il y avait aussi les « réclames », ancêtres des
publicités d’aujourd’hui : « la Boldoflorine, la Boldoflorine, la bonne tisane pour le foie »,
« Brunswick, Brunswick, c’est le fourreur qui fait fureur… », « Bien l’bonjour M'sieur Lévitan,
vous avez des meubles, vous avez des meubles qui durent longtemps… », etc. J'ai encore ces
mélodies en tête...
Mais la TSF (n’était-ce pas la BBC ?) me permettait d’écouter parfois d’étranges sonneries de
cloches qui ne ressemblaient en rien à celles de chez nous. Je n’aurais pas su dire si je les
trouvais joyeuses ou tristes. J'ignorais alors que c’étaient des sonneries d'églises anglicanes de
Grande-Bretagne : elles me fascinaient, et cela n’a pas changé depuis.


La musique ? Très tôt, je crois, ce fut pour moi ce que j’entendais le dimanche à l'église.
D'abord, il y avait justement les cloches.. Elles étaient quatre, récemment installées dans le
clocher construit par mon père à l’époque de ma naissance. J’avais pu voir, dans l’album de
photos familial, des étapes de sa construction. Il avait remplacé le clocher trop petit et démoli
pour cette raison ainsi que le beffroi métallique situé sur le côté nord de l’église où les
nouvelles cloches avaient été provisoirement suspendues.
J’aimais entendre ces cloches qui nous appelaient à la messe : les deux petites pour les
dimanches ordinaires, trois pour les fêtes « de seconde classe » et les quatre pour les fêtes « de

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première classe ». Il y avait « le premier coup » à la volée, une demi heure avant la messe, puis
« le second coup », un quart d’heure avant : c’était une série de tintements sur trois cloches,
selon un semblant de mélodie qui variait peu d’un dimanche à l’autre. Plus tard, lorsque je
devins enfant de chœur, des « grands » m'affirmèrent que ces tintements étaient au nombre de
trente-trois. Je n’ai jamais vérifié, mais cela devait représenter à coup sûr les trente-trois années
du Christ.
Je me rappelle les messes du Jeudi Saint où pendant le Gloria les cloches sonnaient à toute
volée pour partir à Rome, bien sûr. Et si elles allaient ne pas revenir ? Ouf ! Quel soulagement,
pendant le Gloria du Samedi Saint, lorsqu’on les entendait rentrer dans le clocher. Quelques
heures après, à l’angélus de midi, elles en ressortaient à grand bruit de carillon pour distribuer
dans les jardins les oeufs rapportés de Rome. Je ne me suis jamais demandé si elles avaient le
temps de passer dans tous les jardins de Cabourg, mais elles ne manquaient jamais le nôtre.
Quel plaisir de dénicher tous les œufs tombés sur le gazon ou parmi les fleurs ! Et même,
certain Samedi Saint, parti en compagnie de mes sœurs au jardin public pour mieux observer
l’évènement, j’ai vu les cloches, l’espace d’un instant, oui, je les ai vues au loin, ça, j’en suis sûr,
se mélangeant aux arbres encore peu garnis de feuilles où des grosses boules de gui faisaient
des taches sombres…
Il m’arrivait parfois, depuis la fenêtre de ma chambre, d’écouter ces volées lancées sans
précipitation : d’abord la petite cloche, celle qui sonnait l’angélus trois fois par jour, puis la
seconde, puis la troisième et enfin la plus grosse.. J’éprouvais autant de plaisir à les entendre
démarrer l’une après l’autre qu’à les écouter s’arrêter, lorsque le sonnerie diminuait de force
tandis que les cloches perdaient leur élan et que les derniers tintements ralentissaient tout
doucement.
Trop souvent, les sacristains d’aujourd’hui (et plus encore les curés, peut-être ?) mettent toutes
les cloches en route en même temps. Ils sont comme des musiciens qui ne prêteraient pas
l’oreille aux sons qu’ils tirent de leurs instruments. Il me semble qu’une belle sonnerie doit
ressembler à une fugue. C’est l’entrée successive des voix qui, à la fin, s’arrêtent toutes
ensemble.
Chaque année, le soir de la Toussaint donnait lieu à la sonnerie pour les morts. Il serait plus
exact de dire : aux sonneries. En effet, après les vêpres des morts qui suivaient celles de la fête,
le glas retentissait de demi-heure en demi-heure, jusque tard dans la soirée. On ne pouvait pas
ne pas être un peu mélancolique.


Ma vocation ? Tout petit, je me voyais missionnaire en Afrique à seule fin d’avoir un petit singe
pour compagnon de jeu ! Puis, je me voyais curé-fermier ou curé-pâtissier. Il y eut aussi la
période où je jouais à dire la messe avec de tout petits objets de culte que j’avais reçus en
cadeau…


A l’âge de sept ou huit ans, je devins enfant de chœur. Il m’arrivait de regarder avec un intérêt
mêlé d’un brin de crainte le tableau de commande des sonneries, à gauche en entrant dans la
sacristie. C’était une grande plaque de marbre garnie d’appareils qui sembleraient aujourd’hui

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complètement préhistoriques. Pour chaque cloche, il y avait un volumineux commutateur isolé
dans une boîte en bois fermée par une vitre et commandé par une manette de la taille d’un
doigt. C’était cette manette qu’on abaissait pour faire sonner la cloche et qu’on relevait pour
l’arrêter.
Pour les tintements, on disposait de trois énormes contacteurs, la grosse cloche n’en avait pas.
Lorsqu’on appuyait sur le contacteur, il se produisait une forte étincelle qui m’effrayait un peu.
Au temps de mes quinze ans, j’avais su vaincre ma peur pour être à même de sonner et tinter à
mon tour.
Les cloches de Cabourg ont été électrifiées dès leur installation (1930 ?) dans le nouveau clocher
dont les deux niveaux en béton ne comportaient pas de trous pour le passage de cordes. Il n’en
était pas de même à Dives où, plus tard, j’allais parfois me confesser les veilles de fêtes. Si
c’était l’heure de l’angélus du soir, j’assistais au spectacle : trois jeunes venaient se pendre aux
cordes des cloches situées dans la tour du transept. Mais jamais je n’ai trouvé extraordinaire le
son des cloches de Dives. Elles ont été électrifiées dans les années qui ont suivi la guerre.
Les cloches d’Houlgate, dont le son m’a toujours laissé aussi indifférent que celui des cloches
de Dives, n’ont été électrifiées que vers 1965. Le curé, l’abbé Loudière, à qui j'ai succédé, a
maintenu ses cloches à la corde aussi longtemps qu’il a pu. C’était un sujet de curiosité pour les
estivants qui n’avaient jamais vu cela. Pourtant, comme partout, c’est la difficulté grandissante
à trouver des bonnes volontés qui conduisit à électrifier ces cloches. C’est dommage, mais
comment faire autrement ?


Je reviens à Cabourg… A la grand’messe, il y avait un nombreux « clergé » : les gamins, une
douzaine, plus ou moins, en soutanes rouges et surplis blancs ; les quatre thuriféraires et leurs
encensoirs ainsi que le maître de cérémonies qui utilisait un bruyant claquoir, âgés de dix-huit
ou vingt ans, en aubes à dentelles et larges ceintures dorées qui retombaient par derrière ; enfin
les quatre chantres. Ces derniers étaient d’âge mûr, en soutanes noires et surplis revêtus de
chapes de la couleur liturgique de circonstance. Assis sur quatre escabeaux, ils entouraient
l’harmonium où Jean Hébert accompagnait. (Ce Jean reviendra dans mon récit). Je me souviens
avoir connu l’harmonium derrière l’autel, il fut déménagé sur le côté droit où le suivit le
chœur des chantres. Puis il fut installé à la tribune quand elle fut construite ; les chantres ont
alors abandonné soutanes, surplis et chapes. Il en redescendit après quelques années pour
laisser la place à l’instrument qui allait bientôt le supplanter définitivement. Il n’a cependant
pas circulé autant que la chaire qui fut adossée à différents piliers, tantôt à droite, tantôt à
gauche, jusqu’à celui où elle est à droite, c'était il y a une cinquantaine d’années, et d'où elle ne
bouge plus depuis qu’elle n’est plus utilisée pour la prédication.
Deux mélodies constituaient l’ordinaire de la messe : la messe des Anges (VIII) pour les
dimanches simples et la messe de Du Mont (1er mode) pour les jours de fêtes. Je crois bien que
les chantres étaient les seuls à chanter, l’assistance écoutait. Un nouveau curé arriva en 1936,
l’abbé Germain, qui se mit en tête de faire chanter l'assemblée tout entière. Pour nous stimuler,
il allait et venait dans l’allée centrale en agitant les bras (il devait battre la mesure ?). Toujours
est-il que je fis comme les autres et pris, sans m’en rendre compte, l’habitude et le goût de
chanter.

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Deux ou trois fois par an, il y avait une messe en musique. Là, c’était du grand spectacle ! La
fanfare municipale « Les Enfants de la Plage » interprétait au cours de la messe deux ou trois
pièces qui me paraissaient sublimes. La sonnerie « Aux champs » qui retentissait au moment de
l’élévation me faisait vibrer d’émotion. Et si la messe était suivie d’une absoute, comme c'était
le cas le 11 novembre, la sonnerie « Aux morts » achevait de me retourner. J’ai sans doute
beaucoup changé, car je n'apprécie plus de la même façon les messes en musique.
« Les Enfants de la Plage » se manifestaient davantage sur la voie publique, puisque le départ
de la mairie vers l’église et le retour à la mairie s’effectuaient en défilant au son de marches
militaires. Quant à la retraite aux flambeaux du 14 juillet, c’était encore un grand moment de
plaisir pour le gamin que j’étais. Suivre au pas ces valeureux musiciens faisait partie de la fête.


Ma tante Poirier, soeur de mon père, tenait l'hôtel du Chat Botté que son frère lui avait
construit à l'époque de ma naissance. En été, nous n'y mettions pas les pieds, cela nous était
interdit par nos parents : sans doute redoutaient-ils que les enfants Cassigneul ne ternissent la
bonne réputation de l'hôtel par leur mauvaise tenue.. Mais après la fermeture de l'hôtel, à la fin
de l'été, nous avions le droit d'aller y jouer et c'était magique. Le téléphone intérieur constituait
une attractions extraordinaire avec ses différents postes répartis entre les étages. Il y avait aussi
le piano droit du salon. Je ne sais si les clients s'en servaient parfois. Mais lorsque j'ai compris,
grâce à ma tante qui consentit à me le faire entendre, qu'on pouvait y jouer « Au clair de la lune
» je fus complètement séduit !
Ce piano du Chat Botté me rappelle un tout petit harmonium, relégué dans un coin de la
bibliothèque paroissiale située dans la jardin du presbytère : dès l'entrée dans la pièce, on
respirait une tenace odeur de renfermé. Fort de mon expérience pianistique acquise au Chat
Botté, un jour où j'allais avec mammère et mes soeur chercher des livres, je voulus renouveler
mon exploit de jouer « Au clair de la lune » sur les touches noires et blanches qui me
paraissaient semblables à celles du piano de ma tante. Quel étonnement ! Aucun son ne sortait.
Il fallut qu'on m'explique la différence entre le piano et l'harmonium qui ne consentait à sortir
des sons que si l'on actionnait les pédales du soufflet.
Ilm'est arrivé de pénétrer dans un autre hôtel de Cabourg, un peu dans les mêmes conditions
qu'au Chat Botté. C’était l’Hôtel de Paris, tenu par M. Pajou, un ami de mon père. Son fils aîné
était camarade de collège de mes frères et sa fille, compagne de pension de mes sœurs. C'est
elle qui, certain jeudi, me fit voir et entendre une vraie merveille : un phono à manivelle. C’était
le premier que je contemplais. Ah, si j'avais pu en avoir un à la maison…

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Caen : Sainte-Marie

Octobre 1938. J’ai dix ans et j’entre en septième au collège Sainte-Marie de Caen où mes .frères
m’ont précédé : me voici interne. Je me rappelle le dortoir : tôt le matin, et précédant l'heure du
lever, sonnait la cloche d’une église voisine, Saint-Jean, l’église qui penche de tous les côtés.
Elle me paraissait beaucoup moins belle que les cloches de Cabourg (évidemment).
Très peu de temps après mon arrivée à Sainte-Marie, à la suite de je ne sais quelle incartade
sans doute anodine, le terrible père Ciron, préfet de discipline, me fit à peu près ce discours : il
y avait eu avant moi Claude Cassigneul qui avait eu un comportement en tous points
exemplaire et Pierre Cassigneul qui avait été en tous points lamentable. Du quel de mes deux
frères allais-je suivre les traces ? (Gérard avait été passé sous silence.)
Le jeudi 8 juin 1939, je fis ma communion solennelle et reçus la confirmation en l'église Notre-
Dame de Caen.
Septembre 1939. C’est la guerre. Elle ne change rien à notre vie quotidienne. En sixième à
Sainte-Marie, je fais partie de la « schola », on ne disait pas la chorale. Elle était dirigée par la
poigne du père Lerouge, professeur de philosophie. Je ne me souviens plus comment il m'avait
recruté, mais j’étais ravi de faire partie de cette schola dont les répétitions prises sur le temps
des récréations ne me déplaisaient nullement. Le père Lerouge piquait des colères de la même
couleur lorsque nous ne chantions pas comme il voulait, mais c’étaient des colères qui ne
parvenaient pas à nous faire peur !
A la communion solennelle de 1940, toujours à Notre-Dame, voici la schola montée à la tribune
et coincée entre le buffet du grand orgue et l’horrible grande boîte expressive, sur le côté

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gauche, qu’une restauration malheureuse avait mise à la place du positif. Les tuyaux d'orgue
qu’on pouvait apercevoir entre les jalousies de la boîte expressive m’intéressaient au plus haut
point. Mais ce qui me fascinait surtout, c’était de voir le jeu de l’organiste sur le pédalier. Je
n’aurais jamais pu imaginer qu’on fasse de la musique avec les pieds ! La sortie de la messe fut
accompagnée par un morceau de bravoure, une sorte d’acrobatie musicale qui me séduisit.
C’est bien plus tard que je sus qu’il s’agissait de la toccata de la Cinquième symphonie de
Widor.
En quelle année m’a-t-il été donné d’assister à une distribution des prix à Sainte-Ursule ?
C'était l’annexe de Saint-Pierre où mes sœurs ont toutes été pensionnaires. Je ne garde qu’un
seul souvenir de cette manifestation hautement culturelle : le programme de la matinée
comportait quelques pièces récréatives. Et une fillette d'une douzaine d’années interpréta un
morceau de violon. C’était la première fois que je voyais et entendais un tel instrument. Les
crincrins sortis des doigts de la gamine m'en ont dégoûté pour des années, jusqu’à ce que des
disques me permettent de découvrir que le violon est un instrument merveilleux, si différent
de ce que j’avais entendu la première fois.


Les années d’occupation de la France par les troupes allemandes m’amenèrent à découvrir ce
que tout le monde put constater : dès qu’un groupe de soldats avait à se déplacer, ils défilaient
au pas cadencé. Et qu’ils soient nombreux ou seulement quelques individus, ils chantaient. Je
m’en voulais de les trouver beaux dans leurs uniformes plus soignés que celui lors de leur
débâcle de juin 1940, comme je n’aurais osé dire à personne que je prenais un certain plaisir à
écouter leurs airs de marche qu’ils chantaient fort bien et en polyphonie. J’en pensais autant
des musiques militaires de défilés ou de concerts « gracieusement » offerts à la population
française humiliée, car tout ce qu’ils nous donnaient à entendre me semblait plus raffiné que
les marches militaires françaises d’avant la guerre. Je les admirais secrètement, tout en les
détestant, car on ne pouvait alors que détester tout ce qui était allemand…
Pendant la guerre encore, se produisit à Cabourg un évènement qui revêtit à mes yeux une
grande importance. Notre curé, l’abbé Germain, eut l’opportunité d’acheter un orgue dont les
éléments en pièces détachées furent entreposés à la tribune récemment construite à l’église.
Aussitôt, je fus très impressionné Ainsi l’église de Cabourg allait être comme les grandes
églises de Caen. Ce fut bien autre chose une fois que fut terminé le montage de l’orgue :
l'instrument était rutilant, il n’était pourtant pas neuf. C’était un Cavaillé-Coll de quinze jeux
en provenance, je crois, d'un château de Seine-Maritime (à l’époque, on parlait de Seine
Inférieure). Tout au long de mon récit, je m’aperçois que je donne des précisions que j’aurais
peut-être été en peine de fournir au moment du déroulement des faits que je rapporte.
Donc, l’orgue va être inauguré par Jean-Jacques Grunenwald qui demeura pour moi, pendant
des années, l’organiste n° 1 : bien sûr, je n’en connaissais pas d’autre ! C’est à cette occasion que
je découvre un nouveau mot de la langue française, puisque Grunenwald va donner un
« récital », comme il est écrit sur les affiches et dans les programmes. Je suis très excité en me
rendant en famille à ce récital, je devais avoir douze ou treize ans. J’étais très fier d’avoir la
chance de participer à un tel évènement ! Je n’ai aucun souvenir des pièces qui furent
interprétées, mais cet orgue m’enthousiasmait littéralement. C’était le choc ! Cela n’avait rien à

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voir avec les sons de l’harmonium. Pendant un certain temps, les deux instruments
« coexisteront » au cours des messes, l’harmonium pour accompagner les chantres, et l’orgue
pour soutenir le chant de l’assemblée.
Une jeune fille de Cabourg, Françoise Parat, dont le père était pharmacien, étudiait le piano.
Elle se mit à l’orgue et cela lui valut d’être considérée comme la « titulaire » de cet orgue. Ou
des grandes orgues : à l’époque, j’aimais assez ce féminin pluriel passablement emphatique et
tombé aujourd’hui en quasi-désuétude.
Certaine messe de dimanche, au lieu de prendre place dans le rang de chaises réservé pour
notre famille, je m’enhardis à monter à la tribune car j’en mourais d’envie, et je m’assis sur le
banc d’orgue à côté de miss Parat. Elle n’aimait pas trop m’avoir près d’elle. Si elle parvenait à
me supporter, ce n’étais pas sans certaines rebuffades du genre : « Pousse-toi, tu me fais
chaud ! » Je ne suis pas certain que m’asseoir là m'aidait à bien suivre la messe, c’était plutôt le
contraire, mais je n’aurais pas cédé ma place pour un empire ! Et je découvrais avec bonheur,
en déchiffrant les inscriptions sur les boutons de registres, les noms des jeux utilisés.


A l’époque, il y avait la « messe mensuelle des hommes » à 8 heures, et non pas à 10 heures, qui
était l’heure de la grand’messe. On y chantait des cantiques, ce qui n’était pas l’usage aux
messes « basses ». Pour donner plus de solennité à cette messe des hommes à laquelle il tenait
beaucoup, M. le curé pria Jean Hébert, le préposé à l'harmonium alors âgé d’environ vingt-cinq
ans, d’accompagner à l’orgue plutôt qu’en bas. Un jour, je montai encore m’asseoir près de lui.
A la différence de Françoise Parat, Jean se montrait avec moi d’une patience à toute épreuve,
ne disant rien quand il m’arrivait de tirer sans prévenir un registre pour faire plus fort, ce qui
m'enchantait. La qualité de sa musique n’avait pourtant rien à gagner à mes interventions
intempestives.
C’est sans doute pendant le sermon d’une de ces messes que je m’enhardis à ouvrir la porte de
côté qui permettait de pénétrer à l’intérieur de l’orgue. Le spectacle était complètement
nouveau pour moi : des tuyaux de toutes les formes et de toutes les tailles, en métal et en bois.
Il m’est arrivé de retourner en douce à l’orgue en dehors de la messe, afin de parfaire ma visite
précédente. C’était facile : à l’époque, rien n’était fermé à clef. Comme un gamin touche-à-tout
que j’étais, je m’amusai à retirer quelques tuyaux de leur emplacement pour souffler dedans et
juger de l’effet produit. Je sais, aujourd’hui, qu'il vaut mieux ne pas le faire.
Le couloir à l’intérieur de l’orgue avait en son milieu une échelle donnant accès au premier
étage du clocher, d’un niveau plus élevé de deux mètres environ que celui de la tribune et je
poussai la porte pour entrer. Au centre, il y avait le trou de passage des cloches fermé par un
plancher. Non loin de là, le moteur de soufflerie de l’orgue et un réservoir d’air. Une échelle
assez raide permettait de monter au deuxième étage. La dalle en béton de cet étage avait la
particularité d’avoir deux trous côte à côte pour les cloches. Je monte à l’échelle, pas trop
rassuré. Si j’allais tomber ! J’arrive à l’étage des cloches. Quel bonheur de voir ces cloches qui
m’étaient si familières puisque j’en connaissais le son depuis longtemps. Les deux grosses sont
à portée de la main, les deux petites sont assez haut par-dessus. Pour les atteindre, il faut
grimper sur la structure métallique du beffroi. Dieu merci, je n’ai pas fait de chute et ne me suis
rien cassé. Ainsi je peux non seulement voir, mais toucher ces cloches, et les faire « sonner »

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tout doucement en les heurtant avec les doigts comme on fait lorsqu’on frappe à une porte. Je
ne me souviens pas m’être intéressé à leurs inscriptions ni à leurs décorations, ou alors j’ai tout
oublié. Il faudrait que j’y retourne un jour.


Y retourner un jour… Cela s’est fait en juillet 1998, à la faveur d’un jour de vacances. J’ai
demandé à l’actuel curé, François Aubry, la clef de la tribune Et j’ai refait la découverte des
lieux avec le même plaisir et le même intérêt que la première fois. L'intérieur du clocher est très
sale, et pourtant il n’y a pas de pigeons comme on en trouve souvent dans les clochers. Ici, la
configuration des abat-sons ne leur permet pas d’entrer. En revanche, il y a beaucoup de
cambouis en j’en ai rapporté à la semelle de mes chaussures. Mais j’ai pu déchiffrer une partie
des inscriptions sur les cloches : elles sont de Bolée, au Mans, j’aurais pourtant imaginé qu’elle
venaient de Cornille-Havard. Elles ont été bénites « le 4 août 1903, S.S. Léon XIII étant pape,
Mgr Amette évêque de Bayeux et M ; l’abbé Le Besongnet curé ». Et moi qui croyais que c’était
l'abbé Lelarge qui avait voulu ces cloches après la première guerre mondiale. En tout cas, elles
m’ont paru d’une taille moins impressionnante qu’au temps de mes quinze ans, peut-être parce
que, depuis, j’ai eu l’occasion d’en voir de plus considérables.
Dans l’après-midi du même jour, je suis allé à l’Evêché consulter les « Semaine Religieuse »
d’août 1903, espérant y trouver une relation de la cérémonie de bénédiction. J’y ai appris que le
Pape Léon XIII est décédé le 20 juillet, quinze jours avant la bénédiction des cloches qui portent
son nom. Et les numéros de la revue diocésaine qui ont suivi le 4 août ne font aucune mention
de la cérémonie à Cabourg, tant ils donnent de place à la relation des obsèques de Léon XIII et
au conclave qui allait élire Pie X, précisément le 4 août. Il me resterait à compulser les archives
départementales où je trouverais peut-être quelque chose dans « Le Progrès du Littoral ».


Je reprends le fil de mon récit aux années de guerre, 1940-1941. Les Allemands occupent une
bonne partie du collège Sainte-Marie qui ne peut plus assurer l'internat. Mes parents m’ont
trouvé une logeuse, Mme Tachon, au 16 rue de Bras, entre Saint-Sauveur et Notre-Dame.
Chaque matin, j’étais réveillé par l’angélus de Saint-Sauveur à cinquante mètres de distance. Et
du balcon de la salle à manger qui me tenait lieu de chambre, il m’arrivait de contempler, par-
dessus les toits, le clocher de Notre-Dame où j’apercevais, lorsque les cloches sonnaient, leur
ombre mouvante entre les abat-sons.


C’est l’année de ma cinquième. J’avais treize ans et j’allais tour à tour être bénédictin ou
franciscain, au fur et à mesure des découvertes que je faisais dans l’histoire du Moyen Age au
programme de cette année de cinquième…

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Font-Romeu

Cette année scolaire de cinquième fut mauvaise pour moi. Je profitais un peu trop de ma liberté
pour flâner dans les rues au retour du collège, au lieu de rentrer « à la maison » et me mettre
studieusement à mes leçons. Aussi mes parents décidèrent-ils, pour l’année suivante, de
m’expédier à l’autre bout de la France, à Font-Romeu. Mon oncle et ma tante (du Chat Botté) y
étaient partis en 1940 avec leurs trois filles pour soigner Denise atteinte de tuberculose. Elle
allait y mourir. Pour subsister, mes cousines avaient ouvert un petit cours : « Montjoie » (trente
ou quarante élèves) où j'allais faire ma quatrième.


Dès les premières semaines de mon séjour à la montagne, je découvris l’Ermitage et la petite
chapelle de Notre-Dame de Font-Romeu, avec sa statue romane du 12ème siècle. J’aimais y
monter le dimanche pour servir la messe au vieux chapelain, le père Rous, qui me permettait
de sonner les deux petites cloches. C’était un plaisir pour moi, mais la manœuvre s’avérait un
peu délicate car il y avait des chaînes au lieu de cordes, et c’était plus dur à tirer. Je ne lésinais
pourtant pas sur les sonneries d’autant que le chapelain, qui ne pouvait être plus accommodant
me laissait faire ce que je voulais.

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Je ne me rappelle plus bien comment se déroulaient les messes à la chapelle de l'Ermitage Je
crois seulement que c’étaient des messes basses, que personne ne chantait et que ça ne traînait
pas ! J’ai pourtant gardé le souvenir de deux cantiques en catalan qui étaient propres au
pèlerinage, les « Goigs » (on prononce : goïtchs), en usage aussi à Montserrat. Je transcris la
« tornada » du premier, c’est le refrain :
O Patrona y advocada
de tot lo poble de Déu,
ohiu nos, Verge sagrada
Maria de Font-Romeu.
L’autre, c’était la « Despedida », qu’on chantait au moment du départ de la chapelle, avec, pour
la « tornada » un vibrant adieu à Marie :
Hermosa moreneta
Reyna de Font Romeu,
de vostra santa casa,
ab sentiment m’en vaig. (bis)
(Tornada) Ab Déu siau, Maria, (ter) Maria, ab Déu siau.

J’allais aussi à la messe à la chapelle de l’hôtel Saint-Paul, où célébrait l’abbé Jacoupy que
j'aimais, bien, très différent de l’abbé Rous. Lui n’était pas du pays, du moins le croyais-je.
Pour la nuit de Noël, le père Jacoupy m’avait proposé de chanter l’épître, en latin bien sûr.
Avec beaucoup de patience, il m’avait appris le texte en entier, et je le savais par cœur à force
de le répéter. Noël venu et la messe commencée, j’étais pourtant angoissé à l’idée de me lancer
seul devant tout le monde. Le père Jacoupy venait de chanter l’oraison (il tournait le dos à
l'assemblée comme c’était alors l’usage) et tous s'étaient assis. Je savais que c’était le moment
de commencer : Lectio epistolæ beati Pauli apostoli ad Titum, mais la peur ma paralysait
littéralement. J’attendais que le père Jacoupy me fasse un petit signe pour me confirmer que
c'était bien l’instant de démarrer, mais il lisait son épître tout bas et il n’a pas bronché. Il y a
donc eu un silence qui m’a paru très long… et je n’ai rien chanté du tout ! Après l’oraison, ce
fut l'évangile. Ce souvenir me permet aujourd’hui de comprendre la peur que peuvent
ressentir des jeunes ou des adultes à qui l’on demande de participer activement au
déroulement de la liturgie. Mais moi, je leur fais signe quand je vois qu’ils n’osent pas
commencer !


L’abbé Jacoupy est le premier prêtre à qui j’ai parlé du désir que j’avais de l’être un jour. Mais
je ne me souviens pas avec précision des échanges que nous avons eus sur ce sujet.


Il m’arrivait parfois de descendre à Odeillo, le village dont dépendait alors Font-Romeu. Ce fut
le cas pour le jour du retour à l’Ermitage de la statue qui prenait ses quartiers d’hiver dans
l’église paroissiale. A Odeillo, on tintait seulement les deux cloches de l’église. L’effet produit

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n’était pas très joli, j’imagine que c’est ainsi que devait sonner le tocsin. Le jour de la remontée
de la statue de Notre-Dame à Font-Romeu, les cloches sonnaient en volée, mais d'une façon
telle que cela n’était pas mieux que les tintements habituels.
L’année 1942, je devins scout de France. Mes cousines avaient pu faire démarrer une « 1ère Font-
Romeu », constituée d’une unique patrouille des Aigles. J’avais pour mon chef de patrouille,
Serge Leroy, de deux ans mon aîné, une admiration sans bornes. C’était un garçon charmant et
charmeur. Il est mort prématurément, noyé au cours d'une baignade.
Aux vacances de Pâques, j’eus l’occasion de partir seul, par le petit train jaune, pour faire un
camp avec les scouts de la 1ère Toulouse. C’était à Grépiac, commune située à une vingtaine de
kilomètres de Toulouse, sur les bords de l’Ariège. Nous avons suivi les offices de la Semaine
Sainte dans l’église du village, ils étaient longs et ennuyeux, surtout celui du Samedi Saint.
Pendant le temps du silence des cloches, de la messe du jeudi à celle du samedi, les enfants de
chœur allaient dans les rues pour annoncer les offices à grands moulinets de crécelles. C’est la
seule fois de ma vie où j’ai entendu ces crécelles de la semaine sainte. Et le mercredi de Pâques
8 avril 1942, le chef de Troupe, Pierre Poujoula, reçut ma promesse. Il était alors étudiant en
médecine, je crois qu’il est devenu prêtre de la Compagnie de Jésus. Cette promesse scoute m’a
durablement marqué.
Au cours de ce camp, avec ma patrouille occasionnelle des Cigognes, je fis une virée à
bicyclette jusqu’à un village au nord de Toulouse appelé Seilh. Je n’en ai gardé qu’un seul
souvenir : la petite église et son clocher abritant cinq cloches de modestes dimensions. Curieux
comme nous l’étions, mes copains et moi - était-ce moi qui les avais entraînés, ça se pourrait
bien - nous sommes montés au clocher. Les cloches étaient fixes, dotées d’espèces de touches
manuelles qui nous ont permis de jouer les carillonneurs. Je me demande encore comment il a
pu se faire que personne, ni curé, ni paroissien, ni garde champêtre ne soit intervenu pour faire
cesser ce concert charivari !
Juillet 1942. Ma tante, mes cousines et moi-même quittons Font-Romeu. Après un ou deux
jours passés à Perpignan, Port-Vendres, Banyuls et Collioure, nous revenons en Normandie.


Pendant ces vacances, mon curé, l’abbé Germain, me demanda un jour s’il était vrai que je
pensais devenir prêtre. Sur ma réponse, il me promit d’en parler à mes parents, et c’est ainsi
qu’à la rentrée suivante je suis arrivé au Petit Séminaire de Caen.

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Caen : Petit Séminaire

C’est un univers nouveau pour moi. La messe est quotidienne (je ne m’en plains pas) et je
trouve là des camarades dont la plupart sont devenus prêtres et vivent encore aujourd’hui. Il y
avait dans l’établissement des séminaristes mais aussi des collégiens. Quelques jours après la
rentrée, le père Létourmy, professeur de troisième, me retient après la classe et me demande :
« Cassigneul êtes-vous séminariste ? » Réponse timide : « Oui, M. l’abbé. » - « Eh bien, on ne le
dirait pas ! » Le dialogue s’arrêta là, et c’est le seul que j’ai jamais eu avec ce prêtre…
J’ai su bien après coup, que mon père, au jugé de mes notes scolaires, est allé trouver le père
Bacon, supérieur du séminaire, et lui dit qu’il ne croyait pas à une vocation qui donnait de si
piètres résultats. Il était donc prêt à me retirer illico du séminaire. Le père Bacon l’invita à
temporiser.


Les récréations n’avaient pour moi rien de récréatif. Nous n’avions pas le droit de rester à
parler, pas le droit d’avoir les mains dans les poches (oh, les engelures des hivers de guerre…),
pas le droit d’avoir un cache-nez. Il fallait jouer, et le sempiternel jeu, c’était la balle au
chasseur, toutes classes de la division des grands confondues. Or, de ma vie, je n’ai jamais su ni
lancer, ni recevoir balle ou ballon. Bref, ce qui était jeu pour les camarades était pour moi une
corvée.
Dès mon arrivée, j’avais repéré l’orgue à la tribune de la chapelle. Nos chants, tout en latin,
comme partout (sauf un cantique en français entre les vêpres et le salut), étaient dirigés par le
père Bigard, professeur d’anglais, et accompagnés à l’harmonium par un élève. L’orgue
intervenait pour les pièces musicales : entrée, offertoire, communion et sortie. Trois élèves se
relayaient à la tribune, dont Pierre Richard, de ma classe. Quand arrivèrent les coupures de

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courant dûes à la guerre et au débarquement, mon copain n’eut jamais de souffleur plus
empressé et plus volontaire que moi, surtout en hiver, lorsqu’il allait s’exercer pendant les
récréations. Je pédalais allègrement à l’arrière de l’orgue, trop heureux d’échapper ainsi à la
balle au chasseur et d’écouter de la musique que j’appréciais. Bref, j’étais planqué.


C’est sans doute en 1943 que se situe une histoire de clocher qui me revient en mémoire. Une
de nos promenades du jeudi ou du dimanche nous avait conduits, ce jour-là, à travers les rues
de Caen, jusqu’à l’église Saint-Sauveur. Un copain demeurant à Caen, je ne me souviens plus
lequel, me proposa ainsi qu’à deux autres, de faire l’ascension du clocher qu’il avait déjà visité.
Il nous fallait fausser compagnie à l’ensemble du groupe pour accéder à l’escalier menant à la
tour.
Le parcours est assez compliqué. L’église a deux nefs. Le clocher se trouve au milieu de la nef
qui est à l’ouest. L’escalier donnant accès aux combles se trouve à l’opposé de la nef qui est à
l’est. Après avoir gravi les marches de cet escalier en colimaçon, il faut traverser la première
voûte sur une sorte de passerelle en bois, puis la seconde, avant d’avoir accès au premier étage
de la tour. Sommes-nous montés ce jour-là jusqu’aux cloches ? Je ne me souviens plus. Mais
descendus de notre petite excursion, nous nous sommes retrouvés seuls dans l’église : les
camarades étaient partis avec le surveillant qui accompagnait le groupe. Nous sommes rentrés
dare-dare au séminaire, et il a bien fallu expliquer au préfet de division, le père Gouhier, les
raisons de notre retard. A notre grand étonnement, il ne nous a pas donné la punition à
laquelle nous attendions. L’histoire s’est terminée avec une légère mauvaise note de
discipline…
Voilà comment j’ai découvert ce clocher si élégant de Saint-Sauveur, dont le seul défaut est
d'être situé à deux cents mètres du célèbre clocher de Saint-Pierre, encore plus beau au point
d’éclipser un peu son voisin.

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Débarquement

6 juin 1944. Très tôt, ce matin là, après une nuit particulièrement agitée en raison d'une intense
circulation d’avions dans le ciel et de tirs ce DCA, le supérieur du séminaire invita les élèves à
rentrer chez eux comme ils pourraient. De très longues « vacances » commençaient pour nous,
qui allaient durer jusqu’au mois de janvier 1945. Je rejoignis ma sœur Babette, élève à Sainte-
Ursule, et j’allais pendant quelques jours partager la vie et l’évacuation du pensionnat. Notre
père nous retrouva à Maizet, à une dizaine de kilomètres au sud de Caen. Il put nous ramener
à Cabourg, non sans nous faire effectuer de nombreux détours pour éviter les convois
allemands et les dangers de bombardements ou de mitraillages.
Les Allemands nous contraignirent à quitter Cabourg le 17 juillet. Mon père nous trouva un
point de chute à Notre-Dame d’Estrées, chez des fermiers qui nous reçurent avec chaleur. Nous
arrivions chez eux à une dizaine de personnes, et ils avaient déjà accueilli d’autres réfugiés
avant nous.
Chaque dimanche, nous nous trouvions tous à l’église du village, dont le clocher massif abrite
une belle sonnerie de trois cloches. J’aimerais pouvoir les réentendre cinquante-cinq ans après :
que de souvenirs cela me rappellerait ! Je découvris aussi une nouvelle messe de Du Mont, la
messe n°2 du 6ème mode. A l’écouter et à la chanter sans livre noté entre les mains pendant cette
courte période, je la savais assez pour être en mesure de la chanter aujourd’hui encore.
Vers le 21 ou le 22 août, les Allemands nous forcèrent à quitter Notre-Dame d’Estrée. Mais mon
père, qui ne voulait pas partir à l’aventure sur des routes incertaines, nous fit revenir en arrière
à Victot-Pontfol. Les propriétaires du merveilleux château nous reçurent chez eux, dans les
écuries. Vingt-quatre heures après, il nous parut évident que les Allemand étaient partis et
nous aperçûmes avec étonnement non pas des soldats anglais, mais des belges.


Nous étions libérés ! Quelle allégresse ! Il fallait sonner les cloches, « comme en 18 », nous dit
un ancien combattant de la commune. La petite église de Victot-Pontfol se trouve de l'autre
côté de la route, en face de l’allée qui mène au château. Son clocher abrite trois cloches. Je ne

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sais plus à quelle heure nous avons commencé à sonner, mais je faisais partie de l’équipe qui
tirait les cordes, et nous avons sonné très, très longtemps. Après des moments de pause
nécessaires sinon pour les cloches, du moins pour les bras des sonneurs, les sonneries
repartaient de plus belle.
Nous pûmes regagnames Cabourg dès le lendemain, et nous avons retrouvé notre maison
intacte sans que les cachettes où nous avions entassé le plus possible d’objets et de meubles
aient été découvertes. Il n’en était pas de même partout. Le quartier du pont sur la Dives avait
été sérieusement touché lorsque les Anglais avaient cherché à détruire ce pont. Finalement, ce
sont les Allemands qui l’ont fait sauter en décampant.
L’église, elle aussi, avait subi des dégâts importants, elle était atteinte en plusieurs endroits.
Des obus avaient endommagé l’abside, un autre avait explosé à la base de la flèche du clocher.
Il n’était pas question de sonner les cloches car il n’y avait plus d'électricité depuis longtemps.
Dès avant le débarquement, la suppression du courant avait conduit à l’installation d’un fil de
fer permettant de tinter une cloche, une seule. C’était triste à voir et à entendre lorsque le
sacristain se mettait à tirer sur son fil de fer.


Un jour de septembre, sans rien dire à personne, je remonte au clocher pour voir l'étendue des
dégâts. Il y avait le trou béant causé par l’obus qui avait atteint la base de la flèche dont il avait
endommagé la charpente. Heureusement, le beffroi et les cloches semblaient intacts. Mais
comment faire pour sonner ces cloches ? Etait-ce la récente sonnerie de Victot-Pontfol qui me
donna une idée ? Comme je n’étais par sûr de mon coup, je le préparai en secret. Je trouvai un
palan dans le chantier de mon père. Après avoir dégagé la corde de son jeu de poulies, je la
montai au clocher.
Cela me fut facile de défaire la chaîne de la roue reliant une des cloches à son moteur, et je fixai
la corde à sa place. Puis, après avoir pris soin d’attacher le battant pour l'empêcher de frapper
la cloche, je tirai sur la corde. Hourrah ! L’essai était concluant et la cloche se balançait en volée
silencieuse. Si j’avais eu un peu plus d’audace, j'aurais délié son battant pour qu’on entende
sonner et peut-être cela aurait-il fait plaisir aux Cabourgeais qui l’auraient entendue, mais je
n’osais pas. Restait à faire part de mon projet à M. le curé.
Je n’en eus pas le temps. Mon père, qui avait eu besoin de son palan, me demanda si ce n’était
pas moi qui en avais pris la corde. Il me fallut expliquer la raison de mon emprunt. Mon aveu
ne fit qu’augmenter la colère paternelle. Il trouva mon idée très imprudente en raison de la
fragilité du clocher endommagé. Et moi qui pensais déjà trouver un autre système pour pallier
l’absence de soufflerie électrique pour l'orgue…
Je crois que l’électricité revint à Cabourg peu avant Noël 1944, et l’orgue put se faire entendre à
la messe de minuit. La restauration du clocher demanda beaucoup plus de temps. Pendant des
mois, il fut entouré d’échafaudages tubulaires. Je ne me souviens pas quand ce fut terminé ni
quand les cloches sonnèrent pour la première fois depuis la fin de la guerre, car je devais alors
me trouver à Caen ou à Bayeux.
Le petit séminaire rouvrit ses portes en janvier1945. Oh, comme il faisait froid dans ces
bâtiments sans chauffage, avec des fenêtres dont beaucoup n’avaient plus de carreaux. Mais

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c'était peu en comparaison de toutes les ruines que nous pouvions voir en traversant ce qu’il
restait des rues de Caen. Et malgré tout la vie reprenait. Pour nous, en Normandie, la guerre
nous paraissait terminée.


C’est l’année de ma première qui va commencer. Au terme, je vais rater le bac… Ce n'était pas
la joie pour mes parents. Mais comme le baccalauréat – qui se passait en deux années – n'était
pas obligatoire pour continuer les études et entrer au grand séminaire, j’obtins de poursuivre
l’année de philo sans bac. Je n’en étais pas plus fier pour autant, mais je dois avouer que ça ne
me tracassait pas trop. Par la suite, j’ai quand même traîné longtemps un complexe qui m'a
souvent bloqué.


8 mai 1945. C’est l’armistice de la victoire. Du séminaire, on entend sonner les cloches de Saint-
Etienne. Celles de Saint-Pierre demeureront muettes encore longtemps : la flèche du clocher a
été abattue par un obus de marine dès les premiers jours du Débarquement et sa chute a
entraîné l’effondrement d’une partie de la voûte sur le grand orgue.
A l’occasion de la Victoire, un « Te Deum » rassemble la population caennaise à Saint-Etienne.
La grande abbatiale est comble : combien de personnes ? Mille ? Deux mille ? Et ce Te Deum
chanté par une telle foule, seule la puissance du grand orgue Cavaillé-Coll pouvait
l'accompagner. Impressionnant !
Juin 1946. Le séminaire va en pèlerinage à Notre-Dame de la Délivrande. Je fais partie du
groupe de ceux qui ont choisi de faire à pied le trajet d’une douzaine de kilomètres. Un
souvenir émerge de ma mémoire : la sonnerie majestueuse du bourdon de la basilique.
En 1946 également, la châsse de sainte Thérèse de Lisieux fait le tour de la France, et il y eut
encore un grand rassemblement à Saint-Etienne. Avec sept autres séminaristes, j’ai eu
l'honneur de porter la châsse en procession autour de l’église. Il faudra pourtant que se passent
quarante années pour que je sois touché au cœur…


Ce doit être pendant l’été 1946 que je suis allé à Lisieux voir le père Augros, supérieur du
séminaire de la Mission de France fondée depuis peu, où je me croyais appelé. Cette rencontre
n’eut pas de suite.
Je ne me souviens plus en quelle circonstance, au cours d’une confession, je parlai de mon désir
d’être moine, j’y voyais la solution de tous mes problèmes. Le prêtre qui m'écoutait se contenta
de me dire : « Les moines aussi ont leurs problèmes… »

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Bayeux : Grand Séminaire

7 Octobre 1946. J’entre au séminaire de Bayeux, et nous sommes vingt-et-un garçons


sensiblement du même âge. C’est l’anniversaire de l’ordination (en 1937) de mon cousin Michel
Poirier, vicaire à Saint-Pierre de Caen et victime avec beaucoup d'autres, du dernier grand
bombardement de Caen par les Alliés.
Je suis heureux d’être à Bayeux. Je vais de découverte en découverte. Je me rappelle la
première grand’messe à laquelle j’ai assisté à la cathédrale. Le dimanche comme en semaine,
nous avons la messe au séminaire. Mais, chaque dimanche, un petit groupe de séminariste se
rend à la cathédrale, en renfort pour le chant et les cérémonies. M’y voici donc pour la première
fois avec quelques uns de mes camarades nouvellement arrivés au séminaire. Le spectacle des
vieux chanoines, une dizaine dans le chœur, nous paraît tellement insolite qu’il provoque notre
fou rire. C’est bien sûr contagieux, et cela nous dure pendant une bonne partie de la messe.


Comme toujours, dès mon arrivée à Bayeux, je suis marqué par les sonneries de cloches. Elles
sont nombreuses dans cette petite ville : cloche du séminaire, cloche de la communauté des
Augustines de l’hôpital tout à côté, cloches de la cathédrale, celles des Bénédictines
(minuscules !), de Saint-Patrice, de Saint-Exupère… Le carillon de la cathédrale me met en joie.
Il est modeste : une douzaine de cloches qu’on aperçoit, suspendues en haut de la tour du
transept. Je découvre les mélodies, quatre différentes par heure. Certaines me sont connues,
d'autres non. J’apprendrai vite à les identifier et je saurai, par cœur, à force de les entendre, les
cinq séries de toute l'année : Avent-Noël, Carême, Temps de Pâques, Temps ordinaire
(jusqu’au 15 août) et Temps ordinaire (du 15 août à l’Avent), en tout : vingt mélodies.

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Les hautes tours romanes de la cathédrale, épaulées de contreforts construits un siècle plus tard
pour les consolider, abritent trois cloches importantes. On les entend mal lorsqu’elles sonnent,
en raison de l’exiguïté des ouvertures. En 1946-1947, il y a encore des coupures de courant
assez fréquentes. Un jour où l’électricité manquait, un des vicaires de la cathédrale, Xavier
Roesch, vient demander de l’aide aux séminaristes. Je me porte volontaire, il s’agissait de
sonner les cloches. C’est pour moi l’occasion de visiter les tours. Il y a deux cloches dans la tour
sud et une dans la tour nord. A l’avance nous nous mettons d’accord sur la durée de la
sonnerie, car il n’est pas possible de communiquer d’une tour à l’autre surtout lorsque les
cloches sont en mouvement. Je découvre un système de sonnerie qui m’était inconnu : au pied,
avec deux sonneurs pour chaque cloche, appuyant alternativement sur une sorte de grande
pédale fixée sur le mouton de la cloche, tout en s’accrochant des deux mains à des barres
métalliques horizontales pour ne pas perdre l’équilibre. Le vicaire sonne, lui aussi, revêtu de
son surplis ! Cela peut expliquer pourquoi, la plupart du temps il avait un surplis pas très
blanc et plutôt chiffonné…
Une ou deux fois, j’eus l’occasion de sonner encore de la même façon et pour les mêmes
raisons. Toujours avant de commencer, on fixait la durée de la sonnerie. Mais il arriva qu’en
sonnant la cloche de la tour nord avec un copain, par plaisir, je fis durer la sonnerie plus
longtemps que prévu. Ainsi, la sonnerie de trois cloches se termina par la sonnerie d’une seule
cloche. Je regrette aujourd’hui cette « faute professionnelle ».
Toujours en raison de coupures d’électricité, je prêtais de bon cœur mes services à l'organiste.
C’était le chanoine Quilici, titulaire du grand orgue de la cathédrale. Le soufflet du Cavaillé-
Coll était autrement plus imposant que celui de l’orgue du petit séminaire, mais le principe
était le même. Bien qu’il fut conçu pour que deux personnes manoeuvrent en même temps, une
seule pouvait suffire à fournir le vent, à condition de pédaler sans mollir. Pour moi, c'était un
sport et un plaisir.


Il m’arriva un jour une histoire cocasse à l’église Saint-Patrice. Une de ses trois cloches s’était
fêlée et venait d’être refaite. On avait parlé au séminaire de la cérémonie de bénédiction à
laquelle personne n’avait été autorisé à se rendre.
Au congé du mercredi suivant, je proposai à mes compagnons de promenade d’aller voir la
nouvelle cloche. En entrant dans l’église, nous vîmes qu’elle n’y était plus et déjà installée
auprès des autres. Alors que mes compagnons de promenade s’en allaient, je constatai que la
porte du clocher était ouverte et je montai. Je fus surpris de trouver, au premier étage, le curé
de Saint-Patrice que je connaissais seulement de vue, et lui ignorait qui j’étais. Il était
gravement occupé, en compagnie de quelques messieurs costumés et cravatés, sans doute
marguilliers de la paroisse, à boire le champagne ! Personne ne sembla étonné de me voir
surgir, ou du moins personne ne le manifesta, personne ne me questionna, et on m’offrit
simplement une coupe de champagne ! C’était sûrement moi le plus embarrassé et le plus
intimidé. Ma coupe une fois vidée, je partis comme j’étais venu, sans être monté à l’étage
supérieur voir cette cloche, objet de ma curiosité !

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En 1948, Charles Houel est ordonné prêtre. C’est un honfleurais dont les études ont été
retardées par une année de guerre et cinq de captivité en Allemagne. Une bonne amitié me liait
à lui dès le début de mon séminaire, et cinquante ans plus tard, c’est toujours avec plaisir que
nous nous retrouvons. Il m’invita à sa première messe solennelle à Sainte-Catherine de
Honfleur, pendant les vacances de Pâques. Ainsi je découvris cette paroisse en un jour de fête,
et bien sûr, j’eus l’occasion d’entendre la magnifique sonnerie des cinq cloches d’un clocher
unique en son genre.
En cette même année 1948 s’approchait le moment où il me faudrait accomplir mon service
militaire. Je profitai des grandes vacances pour aller passer quelques jours à Paris, chez mon
frère Gérard qui demeurait alors rue Lamarck. Mes promenades me menèrent à droite et à
gauche, et je voulus visiter les tours de Notre-Dame. Un guide nous donnait quelques
explications. Il s’attarda sur le bourdon célèbre. Des années plus tard, j’allais découvrir que le
bourdon de la basilique de Lisieux, moins connu, valait bien celui de Notre-Dame et n’avait
rien à lui envier en dimensions et en beauté.

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Lyon : le Prado

1950. Je n’ai finalement pas effectué de service militaire, sans regret. En janvier, je pars pour
Lyon, désireux de faire connaissance avec le Prado où j’envisageais d'entrer, et dont je n’ai
jamais fait partie. Je suis le premier pradosien – raté – du diocèse. Je suis resté deux ans au
centre pour enfants en difficulté, très pris par le poste d’éducateur qu’on m’avait collé au seul
jugé de ma bonne mine.
En fait de cloches, je n’entendais chaque jour que celle de la chapelle et je trouvais un peu triste
qu’on la fasse seulement tinter en tirant doucement sur la corde. Etait-ce ainsi partout à Lyon ?
Dès le début des grandes vacances, tous les gamins partaient pour une maison de campagne
située à Lay, à une vingtaine de kilomètres de Roanne, dans la Loire. Le séjour était agréable,
mais pas de tout repos du moins pour nous, les éducateurs. Le premier été passé là-bas me fit
faire la connaissance de Jef Marthouret.


Jef nous arrivait du séminaire Saint Irénée pour renforcer notre équipe de moniteurs. Très
musicien et excellent organiste, il est davantage connu sous son pseudonyme de Robert Jef. Il a
composé nombre de chants qui ont fait partie du répertoire des paroisses de France.
Pendant cet été de 1950, Jef nous faisait chanter, garçons et moniteurs, en chœurs à quatre voix,
soit à la messe, soit aux veillées de chaque soir. De la cour de la maison, nous avions une vue
splendide sur la vallée de la Loire jusqu’à Roanne, et au-delà, sur les monts de la Madeleine,
derniers contreforts du Massif Central. Le soir, ces fameuses veillées nous permettaient de
contempler des couchers de soleil absolument magnifiques. Et j’ai encore dans les oreilles des
mélodies que Jef nous avait apprises, et dont j’avais pu entendre un spécimen à l’ordination du
29 juin précédent à la Primatiale Saint-Jean. Deux ans après, Jef a été ordonné prêtre pour le
diocèse de Lyon. Malheureusement, nous nous sommes ensuite perdus de vue.

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Je revins au séminaire de Bayeux après vingt mois passés au Prado, sans imaginer que j’y
retournerais un an plus tard. Je m’étais mis en tête d’apprendre à jouer de l'harmonium. J'avais
déjà fait un petit essai à Cabourg, au temps de mes quinze ans, aidé par Jean Hébert. A Bayeux,
Jean Férey, un camarade de mon année, me donna quelques bases d’harmonie qui m'ont servi.
Mais il fallait s’exercer sur de mauvais instruments installés dans les couloirs un peu sombres
de la maison, et pendant les temps de récréation. D’autres que moi ont honorablement réussi.
Moi, je n’étais pas assez motivé et je manquais de persévérance. Hélas !


Ordonné diacre en mars 1953, je devais être prêtre le 29 juin suivant. Quelques semaines avant
cette date, ne me sentant pas prêt à recevoir l’ordination, je décidai de la différer. Je choisis de
retourner à Lyon, toujours attiré par le Prado. J’aimais bien et j’admirais Mgr Ancel, supérieur
général du Prado et évêque auxiliaire de Lyon, et je crois qu’il m’avait pris en affection. Je refis
deux mois de colonie de vacances à Lay où j’avais déjà passé deux étés (Jef n’était plus là,
hélas), puis le père Ancel m’envoya à Saint-Antoine de Gerland, la paroisse où se trouve le
célèbre stade de l’Olympique Lyonnais. J’arrivai dans un quartier ouvrier, avec un curé et deux
vicaires qui m'accueillirent très cordialement. Mais j’étais peu sûr de moi et quelque peu
paralysé par ma timidité. L’année se passa quand même plutôt bien.
L’église Saint-Antoine avait été construite dans les années 30. Elle avait alors un « orgue »
électronique très bruyant. L’organiste était un modeste amateur. Il me semblait que je pouvais
faire aussi bien que lui et puisqu’il ne pouvait venir en semaine, c’est ainsi qu’il m’est arrivé
d’accompagner des inhumations. Ça valait ce que ça valait.
A Saint-Antoine encore, le clocher avait trois cloches de dimensions moyennes. On les
entendait rarement, sans doute parce qu’il fallait les sonner à la corde, et qu’il était nécessaire
d’aller jusqu’au second étage du clocher en raison du trop peu de longueur de ces cordes.
Chaque fois que je le pouvais, je montais pour sonner la messe du dimanche mais j’étais seul à
le faire. Sonner une cloche, même importante, ce n’est pas difficile. En revanche, en sonner trois
simultanément, c’est exténuant. Mais quand on aime, on ne regarde pas à cela !
Comme je ne passais pas mon temps à seulement sonner les cloches, j’ai eu la possibilité de
rencontrer plusieurs fois Mgr Ancel et faire avec lui le point sur mon ordination presbytérale.
Enfin j’étais décidé à me présenter et je revins à Bayeux au début de juin pour une ultime
préparation à devenir prêtre. Ces semaines se passèrent dans la bonne humeur et avec les
taquineries de mon ami Paul Gires, futur vicaire général et futur recteur de la basilique de
Lisieux.


Le 29 juin 1954, je devins prêtre, ordonné par Mgr Jacquemin, l’évêque coadjuteur. Comment le
Seigneur a-t-il pu m’appeler ? Et comment ai-je pu arriver jusque là ? Quel mystère…
Dieu sait si j’étais heureux d’être prêtre ! Mais je planais. Assez vite, il m’a fallu « atterrir ».
Devenir prêtre avait sans doute tout changé dans ma vie, mais je demeurais le même, avec les
mêmes faiblesses.

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Lisieux : Frémont

Me voici nommé par Mgr Picaud à l’Institution Frémont à Lisieux. Je n’avais jamais mis les
pieds dans cet établissement dont j’ignorais tout et où je ne connaissais personne. Qu’allait-on
faire de moi ? Qu’allais-je donc faire dans cette galère ? Devenu au bout d’un an préfet de la
division des grands (troisième – terminale), je n'étais en fait qu’un super pion. Placé sous la
tutelle d’un préfet de discipline et d’un préfet des études qui me regardaient de haut, je n’avais
guère de possibilité de faire un travail intéressant ou même simplement intelligent. J’ai exécuté
une besogne tellement idiote que je n’ai pas terminé ma cinquième année, suppliant l'évêque
de m'autoriser à partir sans délai, ce qu’il accepta. Je n’ai quand même pas été martyr, et j’ai pu
me donner au scoutisme qui avait tant marqué mes quatorze ans. J’allais d'abord être aumônier
du Groupe de Lisieux, et plus tard, aumônier de District à Caen et enfin aumônier diocésain et
aumônier de l’Equipe Régionale de Normandie.

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Pendant huit ans, je vais avoir à m’occuper exclusivement de jeunes, à Lisieux puis à Caen,
avec des fortunes diverses. A Frémont, il n’allait pas de soi pour les élèves de recevoir des
cours d’instruction religieuse de celui qui était essentiellement chargé de discipline. Pour moi
non plus. Au lycée Malherbe à Caen, ce sera tout différent…
Tandis que j’étais préfet de division des grands, Raymond Beaudouin, prêtre de la même année
de cours que moi, était préfet de la division des petits et en plus professeur d’espagnol. Nous
avions bien du mal, l’un et l’autre, dans ce ministère et il nous arrivait parfois de nous
décourager. Nous avons eu cette chance de n’avoir jamais eu en même temps ces crises de
pessimisme, de sorte qu’il y en avait toujours un pour encourager l’autre. De là, entre nous une
profonde amitié, qui s’est modifiée par notre séparation en divers ministères, mais qui
demeure toujours aussi vive.


Pendant ces années passées à Frémont, j’ai pu entendre les cloches de la cathédrale Saint-Pierre,
toutes les cinq, à l’occasion des grandes fêtes dont la première sonnerie se faisait la veille, à
l’angélus de midi. Je les écoutais grâce au silence de l’étude que je surveillais à cette heure-là,
et j’y prenais un grand plaisir secret, comparable à celui que me donnaient les cloches de
Cabourg.
C’est probablement le 21 novembre, jour de la fête patronale de Frémont, donc deux mois après
mon arrivée, qu’il me fut donné d’entendre les trois cloches beaucoup modestes de la chapelle
du collège. Elles étaient sonnées, de façon plutôt médiocre, par des employés de la maison et
c’était le seul jour de l’année où on les entendait ! Je pus monter à la tribune afin de les regarder
faire. Et plus tard, je grimpai par l’échelle jusqu’aux cloches. Elles étaient côte à côte dans ce
clocher pourtant de petites dimensions. Et surtout, je vis qu’elles avaient été retournées. Ainsi
les cordes tiraient à l’envers sur les cloches, ce qui rendait la sonnerie bien plus pénible. Mais je
gardai cette découverte pour moi, non qu’elle fût négligeable, mais parce que j’avais « d'autres
chats à fouetter ». J’étais surtout loin de penser qu’un jour viendrait où ce cloches auraient une
autre destination…
C’est à Frémont que j’ai découvert la modulation de fréquence, grâce à la compétence d’un
collègue prêtre, Jean Lesueur, qui commençait une carrière de professeur de physique. Malgré
ses explications, je n’ai pas très bien compris ni quand, ni comment on était arrivé à un tel
progrès dans la retransmission de la musique. J’avais alors un poste de radio avec FM, mais
sans meuble pour abriter ses éléments. Mon père avait fait faire un énorme baffle, solide et
lourd, qui me donnait une qualité d’écoute extraordinaire pour l’époque. A peu près dans le
même temps, je fis la découverte des microsillons - les 33 tours - qui allaient changer
complètement les reproductions sonores et supplanter les 78 tours.


1958. C’est l’année de l’Exposition universelle de Bruxelles. Les grandes vacances me permirent
une virée en Belgique, avec la voiture de mon père qui me la prêtait assez volontiers, et en
compagnie de mon cher père Vernhet, mon directeur du séminaire de Bayeux. Je conserve
particulièrement deux souvenirs de ce voyage de quelques jours : l'Atomium qui me parut
impressionnant, et le carillon de Bruges, splendide dans son beffroi, comme toute la ville.

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J’ai quitté Frémont à la mi-avril 1959. J’étais très fatigué nerveusement et l’évêque m'autorisa à
partir sans attendre la fin de l’année scolaire. C’était un soulagement pour moi. Mgr Jacquemin
m’envoie alors remplacer le curé de Sommervieu parti, lui aussi, pour raison de santé. Trois
autres communes se joignent à la cure de Sommervieu : Esquay-sur-Seulles, Vienne-en-Bessin
et Vaux-sur-Aure. J’étais en résidence au presbytère de Creully, heureux de l’ambiance qui y
régnait grâce à la gentillesse du curé, le père Michel Durand.
En plus cette première expérience de ministère en milieu rural me plaisait. J’aurais bien aimé
devenir curé de Sommervieu et le fis savoir au vicaire général qui cherchait quelqu’un pour ce
poste. Mais l’autorité diocésaine avait d’autres vues sur moi. Je quittai la paroisse après deux
mois et partis en Terre Sainte, Israël et Jordanie, toujours avec le père Vernhet qui m’offrit le
voyage. Je redoutais tellement d’être déçu par certaines médiocrités dont j’avais entendu parler
que la réalité m’apparut beaucoup plus belle que je ne pouvais l’imaginer et je revins heureux
de ce pèlerinage unique dans ma vie.

Caen : Saint-Sauveur

A mon retour d’Israël, en septembre 1959, je fus affecté à la paroisse Saint-Sauveur de Caen en
qualité de vicaire. Simultanément, je devenais aumônier-adjoint au lycée Malherbe avec Guy
Bunel, jeune prêtre brillant qui devait disparaître tragiquement quelques années plus tard.
Très vite, j’aimai cette paroisse Saint-Sauveur dirigée alors par le père Couanon. Il avait des
idées qui me paraissaient novatrices en matière de pastorale et de liturgie et qui ne
m'enthousiasmaient pas toujours, mais ça marchait bien quand même. Nous étions trois
vicaires au presbytère, plus la mère de notre curé et la gouvernante.

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La paroisse Saint-Sauveur est située en plein cœur de Caen. Non loin de l’église, il y avait alors
la gare routière qui amenait un grand trafic de gens de la campagne venant à Caen pour faire
leurs courses surtout le vendredi, jour de marché sur la place Saint-Sauveur. Il y en avait qui
s’arrêtaient pour une visite à l’église et, s’ils le pouvaient, pour se confesser. Ce fut pour moi
l’époque où j’ai réalisé l’importance de mon rôle de prêtre dans le ministère du sacrement de
réconciliation. Le vendredi, j'étais au confessionnal pendant trois ou quatre heures ; les veilles
de fêtes, il m’est arrivé d’y demeurer pendant sept ou huit heures. Je me sentais davantage
prêtre encore qu’à la messe, ce qui n’est pas peu dire.


L’église Saint-Sauveur, avec ses deux nefs accolées, avait un orgue gigantesque et
complètement bâtard qui occupait la tribune sur toute la largeur des deux nefs. Il avait été
construit par le facteur Kœnig, frère du général, l’un et l’autre originaires de Caen.
Cet orgue avait la particularité d’avoir deux buffets, un dans chaque nef, ainsi que deux
consoles. La plus importante, avec quatre claviers, se trouvait entre les deux buffets ; la
deuxième se trouvait en bas, près du chœur où se groupait la chorale chaque dimanche. Le
résultat était assez médiocre. Cet instrument allait être, des années plus tard, partiellement
démoli avant d’avoir été terminé, sans avoir jamais eu le buffet central prévu à l’origine. Dans
un second temps, il ne resterait plus rien de cet orgue dont la soubasse allait m’être donnée en
1987 pour la construction de l'orgue de Saint-André.
Il y avait un organiste charmant, vieux monsieur célibataire, qui venait de Bernières-sur-Mer
chaque dimanche pour jouer à trois messes : 9h, 10h 15 et 11h 30. Puis M. Min restait à déjeuner
au presbytère avec nous. Je fis, grâce à lui, un certain nombre d’utiles découvertes musicales.
La paroisse Saint-Sauveur s’était vue adjoindre, juste avant mon arrivée, celle de Notre-Dame,
l’église de l’ancien collège des Jésuites. Le climat des messes y était tout différent, en dépit
d'une même animation paroissiale. L’organiste de Notre-Dame était toujours Melle Guibé qui
m’avait tant étonné en 1940 lorsque je faisais partie de la chorale de Sainte-Marie. Elle était
toujours une très bonne musicienne, mais je la découvris quelque peu désabusée et parfois
contestataire… Le grand orgue de Notre-Dame attendait une restauration qui se fit vers 1961-
1962. Melle Guibé jouait donc momentanément sur l’orgue de chœur qui avait parfois des
cornements. Michel Delhon, un autre vicaire, et moi-même avions trouvé un procédé énergique
pour faire cesser ces cornements : nous enfoncions un chiffon dans le tuyau perturbateur.
C’était complètement aberrant mais très efficace.


A l’occasion de la fête de Noël, je fus chargé des répétitions de la chorale paroissiale à Saint-
Sauveur. C’était un groupe sympathique d’une trentaine de personnes animées de la meilleure
bonne volonté. Je n’avais que la mienne pour diriger l’ensemble.
Mes connaissances musicales n’étaient certainement pas à la hauteur de la situation puisque
nous préparions des chants à quatre voix mixtes. On me prêta un magnétophone, c’était
nouveau pour moi. Il allait me permettre d’enregistrer les répétitions pour mieux juger du
résultat. En écoutant la bande sonore, je me demandais comment il était possible que nous
chantions si mal…

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La messe de minuit arrivée, nous étions à la tribune auprès de l’orgue. Il était prévu que soit
chanté le « Minuit, chrétiens ». A peine ce chant terminé, je vis une bonne centaine de
personnes quitter l’église où elles n’étaient venues que pour l’entendre. C'est à dater de ce jour
que je décidai de ne jamais faire chanter ce « Minuit, chrétiens » à Noël.


A Saint-Sauveur comme à Notre-Dame, trois cloches sonnaient aux jours de fête. Mais en
réalité, il y avait six cloches à Saint-Sauveur. On n’entendait jamais les trois petites qui n'étaient
pas électrifiées. L’idée me vint qu’on devait pouvoir arranger cela facilement. Après avoir pris
des mesures à l’intérieur du clocher, j’achetai la longueur de corde nécessaire pour équiper les
cloches muettes et pouvoir les sonner à partir du premier étage de la tour, car il me semblait
préférable de ne pas faire aller les cordes jusqu’au sol. Puis mon installation terminée avant la
fête de Pâques, je recrutai des enfants de chœur pour sonner à la main. Je m’entendis avec le
sacristain qui sonnerait les trois grosses cloches comme d’habitude tandis que les garçons et
moi, nous monterions pour sonner les trois autres. Cette sonnerie de six cloches fut un succès,
du moins pour moi, et les enfants de chœur étaient ravis de l’équipée. Le curé me laissait faire
sans approuver ni désapprouver. Quant aux paroissiens, je ne suis pas certain que tous aient
remarqué la différence !
On recommença cette grande sonnerie pour la Pentecôte, mais les enfants de chœur trouvaient
cela déjà moins amusant. Il y eut peut-être encore une ou deux sonneries, mais pas davantage
faute de volontaires. Une autre fois, j’essayai de tirer seul sur deux cloches, mais c’était
exténuant. Quelques dizaines d’années plus tard, les trois cloches ont été retirées du clocher et
posées au sol dans un coin de l’église. Elles y sont toujours, dans l’attente d’un hypothétique
réemploi dans un autre clocher.
En 1965-1967, il s’avéra que le clocher de Saint-Sauveur avait besoin d’une sérieuse
restauration : il avait été ébranlé par le mouvement des sonneries. J’espérais secrètement ne
pas en être responsable ! Les travaux furent menés par les Monuments Historiques. Entre-
temps le clergé paroissial avait déménagé pour habiter le presbytère Notre-Dame
nouvellement reconstruit. Et je revins au presbytère Saint-Sauveur, lui-même remis à neuf pour
devenir l'aumônerie des Lycées. C’est ainsi que, tout à fait par hasard, j’eus l’occasion de
récupérer le coq du clocher, daté de 1769, que les ouvriers mettaient aux détritus puisqu’il y
avait un coq tout neuf qui me paraissait moins élégant que celui qu’il remplaçait. Depuis, ce
coq en cuivre a fait chez moi bien des envieux...


Un dernier mot sur M. Min, l’organiste dont j’ai parlé. Il possédait dans sa maison de
Bernières-sur-Mer un tout petit orgue à tuyaux construit aussi par Koenig, le facteur de l'orgue
bizarre de Saint-Sauveur (ou le facteur bizarre de l’orgue de Saint-Sauveur ?) Ce petit orgue
n’était pas meilleur que l’autre. A le voir, on pouvait penser qu’il avait été réalisé par un
quelconque bricoleur.
M. Min avait encore dans son jardin quelques ruches dont il nous entretenait volontiers aux
repas du dimanche qu’il prenait avec nous. Ce qu’il nous en raconta m’intéressa tellement que
voulus avoir, moi aussi, des abeilles. Je les installai à Cabourg, sur un terrain appartenant à

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mon père. Je suis devenu apiculteur amateur pendant une dizaine d’années. J’avais fait l’achat
d’un peu de matériel indispensable. Il m’arriva de faire quelques récoltes extraordinaires, mais
elles étaient généralement de quantité moyenne. Mes abeilles ne m’enrichirent pas vraiment
comme je m’étais imaginé, car j’avais plus de plaisir à offrir mon miel qu’à le vendre, et j'avais
pas mal de gourmets ou de gourmands dans ma famille. J'allais quand même emporter ces
ruches en devenant curé de campagne.

Clinchamps-sur-Orne

Septembre 1967. Je suis nommé curé à Clinchamps-sur-Orne. J’étais heureux d’arriver à ce


poste. Ma mère avait sa manière à elle de partager ma satisfaction. Lorsque je lui demandai ce
qu’elle pensait de cette mutation, elle me dit seulement : « Je vois que tu t’éloignes de moi »
C’était vrai… : de quinze kilomètres ! J’emménageai dans un petit presbytère très agréable.
Mon père tint à m’équiper de tout ce qui était nécessaire et, généreux comme il pouvait l’être
en certaines circonstance, il ne lésina pas sur les achats de matériel.


L’église de Clinchamps est très bizarre, et complètement disproportionnée. Il reste une abside à
chevet plat et un clocher romans. La nef a été remplacée, au XIXème siècle, par une construction
néogothique malencontreuse : le sommet de sa toiture s'élève presque au niveau du clocher.
Dans le projet de l’époque, ce clocher et l’abside devaient disparaître pour faire place à une
construction nouvelle. Heureusement, cela ne se fit pas. Dans ce clocher, trois cloches.

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Après la première nuit passée dans ma nouvelle maison, je me rappelle avoir été réveillé par
l'angélus sonnant à 6 heures. Quelle idée, un angélus si matinal ! Je décidai immédiatement de
le retarder d’une heure. Mais le maire me fit bientôt la remarque : 7 heures, pour le dimanche,
c’était bien, mais en semaine, il fallait garder 6 heures pour les ouvriers qui partaient travailler
à la mine de May-sur-Orne. C’est ainsi que je me suis tenu à ce régime qui me compliquait un
peu la vie, mais je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même !


Dès mon premier dimanche à Clinchamps, je fis la connaissance de Melle Chrétien, cultivatrice
célibataire d’âge mûr, qui tenait l’harmonium avec beaucoup de dévouement et une
compétence largement au dessus de la moyenne de ce qu’on voit à la campagne. Elle
accompagnait les chants de façon très honorable et elle avait à son répertoire un bon nombre de
pièces simples qu’elle jouait avec aisance doublée d'une piété à toute épreuve. Sa modestie fit
qu’elle céda volontiers sa place, un jour de communion solennelle, à deux anciens lycéens
venus me proposer leurs services : Pierre Dutot à la trompette et l’autre au clavier. On n’avait
jamais entendu ça à Clinchamps !
Il y eut une autre transformation davantage remarquée. L’église de Mutrécy date du XIIème
siècle, pour sa partie la plus ancienne, avec des murs dont l’appareil est en arêtes de poisson.
Les petites fenêtres romanes du côté nord avaient été murées plus tard en même temps qu’on
agrandissait les fenêtres du côté sud pour donner plus de lumière à l’intérieur.
Grâce à un camp de formation de chefs scouts de Normandie , et j’étais toujours aumônier de la
Région, un chantier fut entrepris, avec l’accord des Monuments historiques, pour la
réouverture des fenêtres romanes et tout le monde fut content de cette réalisation. Alors se
posa le problème des vitraux qu’on allait mettre à ces fenêtres. Mme Audigé était la belle-sœur
de Jean Effel, alias François Lejeune, qui avait une résidence secondaire à Vasouy, près de
Honfleur. En accord avec moi, elle lui demanda de dessiner des vitraux et ce projet
enthousiasma le dessinateur humoriste qui vint à Mutrécy pour visiter l’église.
Malheureusement, nous ne sommes pas parvenus à le mener jusqu’au bout, puisque le
responsable diocésain de l’art sacré s’opposa à la réalisation des dessins de Jean Effel.
Finalement, de simples carreaux losangés furent mis en place. Mais alors, j’avais déjà quitté
Clinchamps.
En plus de Clinchamps, j’étais chargé des deux paroisses de Mutrécy et de Laize-la-Ville. Les
deux clochers avaient chacun trois cloches, et celles de Mutrécy étaient sonnées à la corde. Les
dimanches ordinaires, comme j’étais le premier arrivé, je sonnais une seule cloche. Pour les
fêtes, deux paroissiens de bonne volonté, Raoul Gelmi et François de Formigny, me prêtaient
main forte. Pour le plus grand bonheur de Mme Audigé, maire de la commune, paroissienne
fidèle, catéchiste assidue et quasiment directrice de conscience de tout son petit monde, je veux
dire de ses administrés.
Il n’y avait pas d’harmonium à Mutrécy. Le curé-doyen de Fontenay-le-Marmion, avec
qui j'entretenais de cordiales relations, en avait un dans son presbytère dont il ne
servait pas. Il accepta de me le vendre pour l’église de Mutrécy et finalement m’en fit
cadeau. C’était un petit plus pour l’église.

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Vire : un an d’exil

En effet, mon bonheur à Clinchamps ne dura que quatre ans. En 1971, Mgr Badré me demande
d’aller à Vire pour seconder le curé, Louis Rouland, qui était en même temps vicaire épiscopal.
Ce fut pour moi un déchirement de quitter ma paroisse de Clinchamps, et Vire était au bout du
monde ! Je partais en exil. Mais alors que la situation avait tout ce qu’il fallait pour m’opposer
au curé, je peux dire que nous nous sommes toujours bien entendus.


L’église Notre-Dame de Vire est très belle. Cette construction en granit avait beaucoup souffert
de la guerre, mais elle fut magnifiquement restaurée. Dans la tour, trois cloches neuves. Bien
sûr, je n’ai pas manqué d’aller les voir de près.
Dans le transept nord de l’église avait été construit depuis peu un orgue entièrement neuf et
rutilant qui m’intéressait beaucoup. Aux grandes fêtes, un jeune homme élégant de vingt-cinq

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ans venait le tenir, et son jeu brillant nous changeait de ce que les organistes habituels nous
donnaient à entendre. Ce jeune homme, c’était Alain Bouvet, un industriel qui nous arrivait de
Flers. Je commençai à nouer avec lui une relation de sympathie qui allait durer bien plus
longtemps que mon séjour à Vire. Car je n’y suis resté que neuf mois…
L’évêque m’avait dit au moment où je quittais Clinchamps : « Si dans un an, ça ne marche pas,
vous me le direz et je vous mettrai ailleurs. » Je n’attendis pas un an pour le lui dire. Au bout
de trois mois, je lui fis part de mon sentiment : le curé et moi-même nous trouvions dans une
situation fausse, et il serait mieux que nous partions tous les deux. C’est finalement ce qui
arriva. Et pour ma part, avec six mois d’avance, je sus que j’irais à Houlgate. Cela aurait
pourtant pu ne pas arriver, car l’évêque m'étonna fort le jour où il me fit une autre proposition :
Houlgate, ou « si vous voulez, je vous nomme curé de Honfleur et vous choisirez vous-même
ceux que vous voudrez pour faire équipe avec vous… » Je lui répondis sans hésiter que, sortant
d'une équipe qui n’avait pas tellement réussi et craignant de ne pas savoir en mener une autre,
je préférais être seul à Houlgate.

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Houlgate

Mai 1972 : j’arrive à Houlgate à la fin du mois. Si mes parents avaient encore été de ce monde,
ils auraient sûrement été très heureux de me voir revenir à côté de Cabourg. Mais ils étaient
partis, à cinq mois d’intervalle, en 1970.
Quand je revins au bord de la mer, je mis quelques jours à réaliser que je n’étais pas en
vacances ! C’était au tout début du mois de juin. Je connaissais bien le père Loudière à qui
j'allais succéder et je l’estimais beaucoup. Il m’était parfois arrivé de le remplacer quand il était
malade, au temps où j’étais à Frémont. Et il m’avait toujours chaleureusement accueilli lorsque,
pendant mes vacances, je venais célébrer la messe chez lui où je me sentais plus à l'aise qu’avec
le curé de Cabourg, l’abbé Besnard, qui succéda à l’abbé Germain en 1948.
L’arrivée massive des vacanciers au mois de juillet ne me faisait pas peur, bien au contraire, et
je me trouvai avec sept messes dominicales à assurer : une le samedi soir, cinq le dimanche
matin et une dernière le dimanche soir. Ça faisait beaucoup, mais je tenais bon sans problème.
Jean-Louis Angué, plus jeune que moi de dix ans et que je connaissais pour avoir fait un camp
scout avec lui, est venu me seconder pendant plusieurs saisons.


Il y avait un orgue dans ma nouvelle église : un petit Cavaillé-Coll-Convers de sept jeux, sur
une tribune trop élevée. Cet orgue, qui datait de 1926, avait été tenu pendant une cinquantaine
d’années par un architecte qu’avait bien connu mon père, M. Simon-Vermot. Celui-ci avait

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cessé de monter à la tribune en raison de son âge et de sa fatigue cardiaque. Pascal Exmelin,
jeune houlgatais âgé de quinze ans, avait pris la suite. Il se fiait un peu trop à sa facilité, mais il
avait la sagesse de donner la priorité à son travail scolaire. Lorsqu’il commençait une pièce
dont il avait appris les premières mesures, la suite devenait très rapidement une improvisation
toujours du même style très pauvre. Mais je ne pouvais en vouloir à mon courageux Pascal qui
faisait de son mieux.
Un autre organiste se fit bientôt connaître. C’était un estivant parisien dont j’ai oublié le nom.
Il s’était mis à l’orgue au moment de sa retraite et lui aussi, d’une autre façon, faisait ce qu’il
pouvait. C’est lui qui me demanda de faire restaurer l’orgue qui donnait des signes de fatigue.
Je fis faire un devis par les facteurs Benoist-Sarelot au Mans, mais le montant de ce devis qui
était de 130.000 francs me fit peur et je ne savais quelle décision prendre.
♫C’est alors que je remarquai une petite annonce dans « La Vie » : il s’agissait d’un orgue à
Paris mis en vente pour 50.000 francs. Je m’entendis avec Guy Boucheaux, un organiste de
Caen, pour aller voir avec lui si l’offre était intéressante. Pendant un moment d’insomnie de la
nuit suivante, je pensai qu’il me fallait trouver un facteur qui pourrait m’effectuer le
démontage, le transport et le remontage de l’orgue en question. Je ne connaissais personne et
n’eus pas d’autre ressource que chercher dans l’annuaire de téléphone. C’est ainsi que j’eus à
exposer mon problème et reçus quelques réponses évasives : oui, on pourrait me faire ça dans
un an, dans deux ans… Une seule maison de Lorraine, Haerpfer-Erman, me fit une réponse
précise. Je pouvais donc aller à Paris, rassuré sur ce point.
Mais le lendemain, M. Erman me téléphona à son tour pour me faire une autre proposition. Il
s’agissait d’un orgue de quatorze jeux qu’il me cèderait pour 70.000 francs. Aussitôt, je lui
demandai de m’écrire, ce qu’il fit sans tarder. Entre-temps, je repris contact avec Alain Bouvet :
il trouvait la proposition intéressante et m'encourageait à l’accepter. C’est ainsi que
j’abandonnai le projet d’aller à Paris voir l'orgue à vendre et que je conclus l’affaire avec
Haerpfer-Erman.
♫Qu’allait-on faire de l’orgue que j’entreprenais de remplacer ? Une paroisse de Vendée me fit
une offre d’achat. J’avais plutôt le désir de donner cet orgue à l’église de Dives qui n’avait rien.
J’en parlai au curé, le père Guillet, qui accepta sans grand enthousiasme. C’est vrai que le
cadeau n’était pas une merveille… J’avais rencontré à La Délivrande un facteur d’orgue qui me
semblait besogneux mais consciencieux. M.Séquies accepta de démonter l’orgue de Houlgate et
de le remettre en état pour le remonter à Dives. Le travail fut effectué très soigneusement et
l’artisan y mit le temps nécessaire.


Pour la fête de Pâques 1974, la tribune de Houlgate était vide. Je demandai le concours de
Pierre Dutot que j’avais connu gamin au Lycée Malherbe. Pendants les camps que nous avons
faits ensemble, il ne manquait pas d’apporter sa trompette ! En 1974, il avait un peu plus de
vingt ans, et il venait de créer avec des copains un ensemble de cuivres qui commençait à être
connu. Ils sont venus, une vingtaine de musiciens, que j’eus à dîner le samedi soir. A cette
époque, organiser un tel dîner simultanément avec tous les préparatifs en vue de la fête ne me
faisait pas peur, c'était plutôt un plaisir.

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A l’heure de la veillée pascale, tous les musiciens étaient à la tribune. Il avait fallu hisser les
deux timbales avec des cordes, car elles n’avaient pas pu passer par l’étroit escalier en
colimaçon. Le groupe n’accompagna pas les chants, c’était impossible, mais à plusieurs
moments de la célébration, il intervint avec des pièces des XVI-XVIIIèmes siècles avec beaucoup
de talent, c’était vraiment magnifique. Les musiciens repartirent aussitôt après la messe de la
nuit pascale, et pour celles du jour de Pâques, il n’y avait plus qu’un électrophone dans
l’église…
Bientôt le nouvel orgue arriva et fut monté en peu de temps. On l’entendit pour la première
fois, alors que les jeux n’étaient pas encore tous en place, le dimanche après l’Ascension, jour
de communion solennelle, et c’est Alain Bouvet qui le fit sonner. Il ne tarissait pas d’éloges sur
le petit instrument, et il m’affirmait avec sa fougue habituelle que c’était le meilleur de
Normandie !
C’est encore Alain Bouvet qui prépara l’inauguration officielle fixée au 19 juillet. Il se chargea
de solliciter le concours d’André Marchal dont il était l’élève et prit à sa charge l'impression des
affiches et des programmes. L’église de Houlgate avait six cents chaises. J’en fis ajouter deux
cents, c’était serré. Pourtant, le soir du concert inaugural, il y avait une bonne cinquantaine de
personnes debout. Jamais je ne vis autant de monde dans cette église.
J’avais eu entre les mains le programme de l’inauguration du premier orgue en 1926. Il y avait
eu un tel cérémonial que, par réaction peut-être, j’ai désiré simplifier en envisageant un seul
concert et rien d’autre. J’étais trop inquiet du bon déroulement de la soirée pour le goûter
pleinement, je n’avais même pas pensé à en effectuer un enregistrement. Quelqu’un le fit avec
un petit magnétophone et m’offrit une cassette assez médiocre de ce concert. J’en fis presser un
disque, un seul, en vinyle, que j’ai donné lorsque je me suis dessaisi de tous mes 33 tours après
avoir fait l’acquisition d'un lecteur de CD.


J’avais beaucoup à apprendre sur la facture d’orgues : je commençais tout juste à découvrir ce
que c’était. En même temps, Alain Bouvet me faisait connaître Buxtehude et J.S. Bach et c'était
une révélation pour moi. Cependant, mon jeune organiste habituel, Pascal, était seul à assurer
les messes dominicales, je me souvins alors de Jean Baudet que j’avais connu à Saint-Sauveur
de Caen lorsqu’il était tout petit. Je le retrouvai au moment de ses vingt ans, étudiant en
musicologie à Paris d’où il revenait chaque fin de semaine.
Il commença à venir à Houlgate pour les grandes fêtes, ce qui excita bientôt la jalousie non pas
de Pascal, mais de sa mère ! C’est ainsi que pour Noël fut conclu un arrangement amiable : Jean
assurerait la messe de la nuit, et Pascal celle du jour. Pour cette seconde messe, Jean aussi était
monté à l’orgue mais n’intervenait pas, tandis que Pascal faisait de son mieux. Bientôt, au
milieu du Gloria, il abandonna tandis que Jean, imperturbable, continuait à se croiser les bras.
Ainsi la messe se poursuivit avec deux organistes à la tribune et l’orgue muet.
Peu après, Pascal quitta Houlgate afin de poursuivre ses études à l’Université et Jean devint
l'organiste habituel que j’écoutais avec bonheur. Il me paraissait vraiment plus que doué et
j'entrevoyais pour lui un avenir très brillant. Il m’apprit bien des choses, et je lui dois
beaucoup. J’ai fait avec lui plus de progrès dans ma culture musicale que pendant toutes mes
années de séminaire. Il me fit aussi découvrir le répertoire de l'église Saint-Séverin de Paris

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dont c’était la grande époque avec Claude Duchesneau et les trois organistes : Michel Chapuis,
Francis Chapelet et Jean Boyer. Avec Jean, je découvris l’importance d’harmoniser la tonalité
des chants entre eux ainsi qu’avec les pièces musicales dans le déroulement de la liturgie. Bref,
entre nous c’était l’accord parfait. Je réalisai combien était nécessaire la complicité entre
l’organiste et le célébrant qui se trouvent aux deux extrémités de l’église. J'en eus la preuve au
cours d’une veillée pascale. Elle avait été soigneusement préparée et se déroulait comme il était
prévu. Mais voici que j’aperçois Jean qui se met soudain à s’agiter à la tribune tout en
brandissant un missel ! Je me demandais ce que pouvait signifier cette sorte de message.
Voyant que je ne réagissais pas, Jean se met à l’orgue et improvise tout doucement sur la
mélodie de l’Alleluia. Je réalisai alors qu’emporté par mon élan, j'étais tout simplement en train
d’oublier de lire l’évangile…


Le fait d’avoir Jean à déjeuner chaque dimanche, et en été de l’héberger pour la nuit du samedi,
ne contribuait pas peu à me tenir en forme. C’était l’époque où Jean était capable de passer des
heures entières pour s’exercer à l’orgue. Un jour où, le voyant sortir, je lui demandais : « Tu vas
jouer ? », il me répondit : « Non, je vais travailler. » Mais un dimanche de juillet, Jean me déclare
que lui et moi, nous ne prenions pas assez d’exercice : « Demain matin, me dit-il, je ferai un
cross et tu viendras avec moi. » Ce qui fut dit fut fait. Au petit matin, nous voilà partis galoper
en direction de la Corniche. De même le jour suivant. Mais la résolution fut de courte durée, je
crois qu'il n’y eut pas de troisième jour d’entraînement.
Ce qui me mettait en forme également, c’étaient les rencontres avec les jeunes estivants
pendant les vacances. Deux groupes étaient constitués, celui des grands adolescents, ça pouvait
aller jusqu’à vingt-cinq ans, et celui des enfants. J’avais été amené à modifier les horaires de
messes. Bientôt, il n’y eut plus que trois messes le dimanche matin, en revanche il y en avait
deux le samedi soir. A 18 h 15, c’était la messe pour les colonies de vacances et tous les enfants.
Elle était préparée le mercredi matin par un petit groupe d’enfants accompagné de quelques
mamans compétentes et très motivées. Cette messe était brève, était-ce pour cela qu’il y avait
une participation nombreuse qui n’était pas que d’enfants ?
La messe animée par le groupe de jeunes, c’était celle de 21 heures. Sa préparation se faisait le
mardi soir au cours d’une réunion parfois difficile. Il y en avait parfois un – ou une – pour
dire dès le départ : « la messe, à quoi ça sert ? ceux qui y viennent sont des hypocrites.. » etc.
Etait-ce un relent de mai 68 ? Bref, tout était remis en question. J’écoutais, je répondais
parfois… Et puis il fallait bien finir par dire : vous n’avez peut-être tout à fait tort, mais nous
sommes ici pour préparer la messe de samedi prochain, on ne peut quand même pas
l'annuler ? Alors, non sans difficulté, on recollait les morceaux de tout ce qui venait d’être si
facilement mis par terre, et on finissait quand même par organiser un programme et répartir les
fonctions.
Il y avait parfois les partisans de la guitare contre l’usage de l’orgue à qui je disais : « Pour
accompagner une assemblée un peu nombreuse, l’orgue, ce n’est quand même pas si mal ? » Je
redoutais sans le manifester les guitaristes qui se plantaient au milieu du chœur, un pied sur
une chaise face à l’assemblée pour gratter leur guitare. Malgré tout, ces messes de jeunes où
venaient aussi des familles entières se passaient plutôt bien, et les parents appréciaient ce que

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faisaient leurs grands. Le problème, c’était la nature éphémère de tout ce qui se mettait en
place. A la fin de juillet et au début du mois d’août, il y avait des départs et des arrivées. Tout
était toujours à recommencer et cela se vérifiait d’une année à l’autre. Mais je ne m’en plaignais
pas.


Je ne sais plus en quel été commença un partage hebdomadaire d'évangile qui se faisait le
mercredi soir. Nous lisions l’évangile du dimanche suivant et nous exprimions les réflexions
que nous suggérait le texte. Ce fut très souvent des soirées de partage excellent. Nous n’étions
pas très nombreux, une dizaine environ, mais l'échange était chaleureux et cela dura jusqu’à la
fin de l’été. L’année suivante, le partage reprit avec le même succès, il nous arrivait parfois
d’être une vingtaine de personnes. Ensuite, il se fit à longueur d’année
Nous vécûmes un moment intense lorsqu’un pasteur évangélique de Provence en vacances à
Houlgate se joignit à nous et nous fit atteindre un niveau que nous ne connûmes jamais, ni
avant, ni après… Ce pasteur me dit un jour : « Je crois profondément à la présence réelle dans
l’Eucharistie ». Lorsqu’il vint peu après à la messe un jour de semaine et se présenta à la
communion, je fus heureux de la lui donner. Malheureusement, nous ne l’avons pas revu les
années suivantes.
C’est pendant l’été 1983 que je remarquai à l’église un grand jeune homme qui venait souvent
en visite. Bientôt après, il vint au presbytère me confier qu’il n’était pas baptisé et qu’il
cherchait vers quelle Eglise s’orienter. Il était allé à l’Eglise évangélique, il venait ensuite voir
comment j’allais répondre à son attente. Une relation suivie s’établit entre nous, et il fut
accueilli par le groupe de partage d'évangile. En la nuit de Pâques 1984, j’allais lui donner le
Baptême. L’évêque rencontré quelques jours plus tôt m’avait dit : « Je vous charge de le
confirmer». Ce fut pour moi un baptême extraordinaire que celui de Pierre. Depuis nous ne
nous sommes jamais perdus de vue et je sais que Pierre est resté fidèle à son baptême avec une
conviction très forte.


Un été, sans doute vers 1977-1978, je fis la connaissance d’un jeune garçon qui me paraissait
avoir douze ans. En réalité il en avait quatorze. C’était Jean-Marc Leblanc, demeurant à
Barentin, près de Rouen, qui venait passer le mois d’août à Houlgate, chez sa grand’mère. Il me
demanda la permission de faire de l’orgue et je vis qu’il en jouait réellement bien. Peu après, il
accompagna une messe chaque dimanche.
De la même façon, un autre garçon se présenta : Eric de Cagny, un parisien d’environ seize ans.
Lui aussi venait travailler à l’orgue et il jouait également une messe le dimanche. Il était
extrêmement réservé, presque timide. Ses parents avaient une maison de campagne à
Grangues, où je fus invité plus d’une fois. Je fis connaissance avec toute la famille de cinq
garçons. Parmi eux, Olivier allait devenir prêtre dans le diocèse de Paris. Quant à Eric, sa
famille le plaisantait parce qu’il connaissait par cœur, disaient ses parents, les horaires de
chemins de fer ! Devenu ingénieur, il travailla effectivement à la SNCF. Cela ne l’empêcherait
pas, quelques années plus tard, de construire avec un ou deux amis, un petit orgue pour la
crypte de son église parisienne, Saint-Ferdinand des Ternes. A l’époque, j’étais devenu curé de

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Saint-André à Caen. Eric m’invita à l’inauguration de son instrument et je m’y rendis
accompagné de Christophe et de Philippe, des garçons de Caen dont je reparlerai plus tard.
L'orgue d’Eric étai imparfait, il était sûrement le premier à en avoir conscience, mais c’était
quand même une fameuse réussite. Je ne sais s’il a pu l'améliorer par la suite, je ne suis jamais
retourné à Saint-Ferdinand, et je ne vois plus souvent ni Eric ni sa famille.
Un autre organiste qui allait venir à Houlgate, ce fut Vincent Genvrin. Au mois d’août 1980,
Jean Baudet me parla de ce garçon qu’il avait rencontré à l’orgue de l’abbaye de Juaye-
Mondaye, où habitaient ses parents. Il allait le demander un dimanche où il serait absent, et
c'est ainsi que je fis la connaissance de ce Vincent âgé de quinze ans. Lui aussi jouait fort bien.


Quelques semaines auparavant, Jean avait préparé pendant de journées entières un concert
qu'il donna le vendredi 18 juillet. Le temps était alors épouvantable et la pluie quotidienne.
Jean m’annonça que, pour se remettre, il allait rejoindre son professeur d’orgue, Francis
Chapelet, à son académie d’été en Espagne. Francis était l’un des organistes de Saint-Séverin à
Paris que j’ai déjà évoqué. Je ne sais comment, de fil en aiguille, Jean me décida à
l'accompagner. En pleine saison, c’était complètement fou. Je m’arrangeai avec mon doyen, le
curé de Dives, qui ne s’offusqua pas de ce projet d'escapade. Et aussitôt après les messes du
dimanche 20, nous voilà partis dans la voiture de Jean qui conduisit pendant tout le trajet.
Passée la Loire, nous retrouvâmes le beau temps.
Nous avons vécu trois journées qui furent pour moi riches en découvertes de toutes sortes.
C'était la première fois que j’allais en Espagne, dans la région de Burgos. Je ne rencontrai que
des gens sympathiques et accueillants. Je fis la connaissance de Francis Chapelet et de toute sa
bande d’une quinzaine de jeunes organistes issus de tous les horizons. Je découvris aussi
quelques spécimens d’orgues ibériques riches autant de couleurs que de sonorités et tellement
différents des orgues français : Covarrubias, Paredes de Nava, Frechilla, Fuentes de Nava, et
j'en oublie peut-être.
Sur la route du retour, nous fîmes un long arrêt à Montpon-Ménesterol en Périgord, à la
maison de Francis où demeuraient ses parents. Ce fut pour moi l’occasion d'admirer les trois
instruments de Francis, ainsi que les deux autres des églises de Montpon et de Ménesterol. Jean
se fit un plaisir de me les faire entendre tous.


Pendant mes douze années passées à Houlgate, j’ai eu à préparer un certain nombre de
concerts : en ai-je collé, des affiches, au petit matin de préférence, à l’heure où mon itinéraire
croisait celui des éboueurs, on se saluait au passage ! Plusieurs concerts de Jean, premier
concert d’Alain Bouvet, premier concert de Jean-Marc et de Vincent et d’autres encore, sans
parler de concerts donnés par des organistes venus de plus loin : Louis Robillard, organiste à
Saint-Bonaventure de Lyon, André Pagenel, organiste à la cathédrale de Bourges, avec Pierre
Dutot devenu professeur de trompette au Conservatoire de Lyon. Cependant, peu à peu, je
découvris que je m'ennuyais : trop, c’était trop. Peut-être aussi était-ce parce que je me sentais
responsable de la bonne tenue de l’auditoire pendant ces concerts, et il y avait parfois des
originaux qu’il fallait gentiment prier de n’être pas trop encombrants. Autant j'aime écouter

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l'orgue en toutes circonstances, autant me pèse la contrainte d’être assis une heure sur une
chaise inconfortable et dans un climat parfois un peu guindé.
Et puis il y a le problème financier. Je n’aime pas qu’il faille payer pour entrer dans une église.
A l’inverse, lorsque l’entrée pour le concert est gratuite, il arrive que des curieux y viennent
sans être vraiment motivés par le désir d’écouter de la musique. Problème insoluble !


En 1982, un article d’Ouest-France me sauta aux yeux. Il s’agissait d’un jeune facteur d'orgues
qui désirait s’installer à Lisieux. C’était Jean-François Dupont alors âgé de vingt-sept ans.
Aussitôt, je proposai à Jean de m’accompagner pour faire sa connaissance. Il se fit tirer l'oreille,
me déclara qu’il ne resterai que cinq minutes et finalement, nous voilà partis à Lisieux. Jean-
François se révéla sympathique et nous fit voir un orgue quasiment achevé mais
disproportionné, installé dans le garage de son père. Les cinq minutes durèrent deux heures et
furent pour moi pleines d’intérêt. Mais sur le trajet du retour, Jean m’énuméra tous les défauts
qu’il avait remarqués dans l’orgue de Jean-François.
Quelques mois plus tard, nous sommes retournés à Lisieux pour découvrir un nouvel orgue du
jeune facteur, installé cette fois dans le salon de ses parents. C’était un instrument moins
important mais beaucoup plus fignolé que le premier. Et ce premier orgue, Jean-François l’a
vendu pour une église de Savoie, l’ayant complètement renié, trop conscient de ses
imperfections.
A peu près dans le même temps, je fis le projet de transformer la trop grande sacristie de
Houlgate en une chapelle d’hiver qui serait plus facile à chauffer que l’église. Le maire de
Houlgate me donna son accord, et sur sa demande, l’architecte de la commune fit un plan pour
mettre en forme les idées que je lui avais suggérées. Cette chapelle fut déjà utilisée pendant
l'hiver 83-84, alors qu’elle n’était pas encore terminée, elle pouvait accueillir une petite centaine
de personnes : les paroissiens trouvèrent le changement appréciable. Il m’était aussitôt venu à
l’esprit qu’il faudrait un petit orgue dans cette chapelle, et je louai à Jean-François, pour une
durée de deux mois un instrument de trois jeux à octave courte, monté sur roulettes.
Vincent Genvrin avait pratiquement remplacé Jean, muté sur sa demande dans un collège du
Gers, et lui, Vincent, était cette année-là élève de Jean Boyer au Conservatoire de Lille. En fin de
semaine, il revenait chez ses parents demeurant à Juaye-Mondaye, pour arriver ensuite à
Houlgate. Tenant compte du prix de location assez élevé du petit orgue, je lui avais demandé
de ne pas manquer de dimanche, ce qui aurait rendu la location inutile. C’est pourquoi il me
téléphona un jour de Lille : « Je ne pourrai pas venir dimanche prochain, c’est un copain qui me
remplacera, il s'appelle Michel Alabau, il habite à Lille. Il faudrait que vous alliez le chercher à
la gare de Lisieux. » Je ne manquai pas le rendez-vous, tout en me disant que c'était
complètement fou et merveilleux en même temps qu’un étudiant inconnu vienne de Lille à
Houlgate pour accompagner une messe sur un orgue de trois jeux !
La connaissance se fit très vite, Michel étant loquace de nature. Nous avons beaucoup parlé de
musique, d’orgue et de chants liturgiques. A peine arrivé, Michel fut curieux de voir et
d'essayer les deux orgues de l’église. Il s’intéressa à l’orgue de la tribune, mais plus encore au
petit orgue de Jean-François dont il apprécia immédiatement les qualités. Il se disait enchanté
d’avoir à l’utiliser pour la messe du lendemain. J’appris en même temps qu’il aimait beaucoup

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accompagner les chants, ce qui me surprit tant il semble que ce soit un pensum pour certains
organistes : mais pas n’importe quels chants, d’abord des chants de type choral. Ça ne pouvait
pas mieux tomber, nous avions les mêmes préférences. Le courant passa si bien entre nous que
Michel me proposa de revenir passer l’été à Houlgate pour assurer les messes et donner un
concert, ce que j’acceptai avec plaisir.


Les travaux de la chapelle d’hiver étaient presque terminés. Je pris contact avec Jean-François
pour la construction d’un petit orgue de cinq jeux avec un seul clavier et sans pédalier. Le mois
de juin allait être le trentième anniversaire de mon ordination. Marie-France Perchet,
paroissienne d’été qui se dépensait beaucoup pour la paroisse, organisa une collecte avec
laquelle me fut offert un ciboire assorti à mon calice. Ce cadeau me fut remis le premier
dimanche de juillet, accompagné d’une enveloppe importante. C’était à la sortie de la messe,
devant l’église où un vin d’honneur avait été préparé, et je fus très touché de cette chaleureuse
manifestation de sympathie.
Le mois de juillet fut fertile en évènements. Michel Alabau passait toutes ses journées à l'orgue,
jusque tard dans la nuit. Jean Baudet était aussi arrivé chez moi, très fatigué et complètement
déprimé au terme de ses deux années passées dans le Gers. Je constatai avec inquiétude son
état de délabrement moral.


Le 14 juillet approchait, qui allait être un samedi. A table, nous évoquions les manifestations
patriotiques locales qui se dérouleraient à cette occasion. Et voici que Michel me lance un défi :
celui de jouer la Carmagnole à la messe ! Je croyais si peu à cette provocation que nous fîmes
un pari. Puis j’oubliai complètement cette histoire… Et voici que, célébrant la messe de ce
samedi soir, 14 juillet, j’entends l’orgue au moment de l’offertoire : c’est la Carmagnole ! Mais
elle démarre comme une fugue, en une improvisation ahurissante et très belle. Et Michel a
récidivé aux messes du dimanche… Après ces messes, comme à l’habitude, je salue les
paroissiens à la sortie de l’église. Il n’y en a eu qu’un pour me demander : N’est-ce pas la
Carmagnole que votre organiste a jouée pendant la messe ? Et moi d’expliquer la genèse de
l'histoire au paroissien qui ne s’est pas offusqué outre mesure…
Peu après, ce fut le concert de Michel qui ne m’a pas laissé de souvenir précis que celui d’une
éblouissante prestation. Michel était né pour faire de l’orgue ! Je me souviens que Jean écoutant
un jour Michel à la tribune m’avait confié son admiration pour son jeu. Mais une autre fois,
c’était la situation inverse : Jean était à l’orgue et nous l’écoutions d’en bas, Michel et moi, et
Michel me dit : « Je voudrais pouvoir jouer comme lui !». Ainsi, ils s’appréciaient
réciproquement en toute sincérité.


Au début du mois d’août, tandis que nous étions à table, un appel téléphonique du père
Grandval, vicaire général me surprit : Mgr Badré me nomme curé de Saint-André à Caen.
C'était un coup de massue auquel j’aurais dû m’attendre après douze années passées à
Houlgate, j’y étais trop heureux !

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Très vite, la mort dans l’âme, je prends mes dispositions et je vais aller voir ma nouvelle
paroisse pour rencontrer le prêtre auquel je suis appelé à succéder. Je quitte Houlgate
grouillant de monde sous le soleil d’un bel après-midi et j’arrive à Caen dans un quartier
complètement désert. Ma nouvelle église ressemble à une salle polyvalente. Léon Baucher, qui
est nommé vicaire général, m’accueille fraternellement et me fait visiter le presbytère, les salles
de catéchisme et l’église. Devant un instrument électronique, il me confie : « J’ai acheté cet
orgue, mais je n’ai personne pour en jouer. » Par devers moi, je pense aussitôt : ça ne m'étonne
pas.

Bientôt après, c’est Roger Prospéro qui vient me voir à Houlgate pour découvrir sa nouvelle
paroisse. A mon tour, je lui fais visiter les lieux qu’il va habiter après mon départ.
Aussitôt connue la nouvelle de ma mutation, j’ai téléphoné à Jean-François Dupont pour lui
demander de bloquer le projet du petit orgue. Il a acquiescé à ma demande malgré le chèque de
20.000 francs que je lui avais déjà fait parvenir.
Il me fallait désormais mettre de l’ordre dans mes affaires et préparer mon déménagement.
Ayant appris mon prochain départ, Patrick Demaine a tenu à venir de Paris pour me prêter
main forte. Quelle tristesse que sa situation ait tant changé depuis ce jour où, jeune marié et
papa d’une petite fille, lui et sa femme m’avaient accueilli dans leur petite maison de Houlgate
et invité à dîner en compagnie du parrain et de la marraine de Patricia. Je n’avais jamais
rencontré une telle bonne volonté.
J’apprécie l’aide et la présence de Patrick. Chaque fois que j’ai à déménager, ma mauvaise
organisation me complique la tâche ! Mais c’est peut-être mon dernier déménagement ?
L'avenir me le dira.
Avant mon départ d’Houlgate, à l’issue de ma dernière messe dominicale, Henri Loriot me fit
un chaleureux petit mot de remerciement et m’offrit une enveloppe bourrée de billets
constituant une somme importante. Il y eut ensuite un vin d'honneur dans la salle des fêtes de
la Mairie. Je m’efforçais avec peine de n’y pas faire une tête d’enterrement…

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Caen : Saint-André

J’arrive à Caen à la fin de septembre. Tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, je me fais à
ma nouvelle vie. Patrick est avec moi, qui déballe, installe et bricole. Il va aussi se faire tour à
tour peintre et tapissier. Il refera même le plafond de la cuisine...
Le quartier du Calvaire Saint-Pierre est sorti de terre dans les années 60, et l’église date à peu
près de la même époque. Elle avait été précédée d’un baraquement-chapelle qui fut le premier
lieu de culte de la paroisse naissante et que je n’ai pas connu. L’ensemble église-salles de
catéchisme-presbytère fut une des dix-sept réalisations des Chantiers du Diocèse en l’espace de
vingt ans. C’est dire l’importance des charges financière de l’époque.
Pour construire l’église où j’arrivais, le premier curé et l’architecte avaient vu grand car le
quartier promettait d’être important. L’église fut dédiée à saint André pour deux raisons : le
territoire de la nouvelle paroisse était retiré de celui de Saint-Pierre, et puis l’évêque d’alors,
Mgr Jacquemin, se prénommait André. Quant au calvaire de Saint-Pierre (qui a donné son nom
au quartier nouveau) détruit par les bombardements de 1944 il fut reconstruit au même
endroit, d’une façon originale : deux grandes mains sortant des ruines se joignant devant une
croix dessinée par l’évidement d’une muraille.


Le plan de cette église Saint-André, c’est un vaste rectangle doublé d’un « bas-côté » sur la
gauche. Du béton partout. Un sol de pavés noirs. Un plafond de lattes d'okoumé, okoumé aussi
pour le portail de la façade. Un petit clocher – sans cloche – de quinze mètres d'élévation et de
trois de côté, sur se dresse sur le côté gauche de l’édifice. Dans la pensée de l’architecte, c’était
le repère qui ferait découvrir la nature religieuse de l'édifice .
Ma première messe à Saint-André fut le samedi soir 29 septembre. De tout l’office, je n’ai rien
vu des gens qui étaient devant moi. J’étais complètement aveuglé par le soleil qui, juste à cette
période de l’année, donnait en plein sur la large bande horizontale de carreaux entourant trois
côtés de l’église. Cela aurait-il été mieux – ou pire – si j'avais vu mes nouveaux paroissiens ?
Quelle différence avec ma dernière messe à Houlgate, où les paroissiens avaient voulu me
manifester leur sympathie et m’avaient remis, trois mois après la précédente, une nouvelle
enveloppe. Et Michel Alabau qui était, une dernière fois, venu de Lille pour tenir l'orgue !

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Petit à petit, elle avait été équipée de bancs très lourds et très solides. Le grand mur du fond, le
seul à être en pierres appareillées, est percé par deux grandes bouches par où sort l’air chaud
du chauffage. L’effet de la soufflerie,ce chauffage est surtout psychologique : les paroissiens
qui entrent dans l’église savent que le chauffage est allumé au bruit que fait la soufflerie plus
qu’à la chaleur qui s’en dégage…
Il y avait à nos messes une ambiance bon enfant qui valait bien celle des messes à Houlgate en
hiver. La musique, c’était un électrophone qui nous la procurait, avec deux ou trois disques
d'orgue. J’ai surpris Maryline, cette jeune étudiante très impliquée dans l’organisation
paroissiale le jour où je lui ai demandé de ne pas interrompre la diffusion d’une pièce d’orgue
avant qu’elle ne soit terminée…
Le presbytère n’était pas désagréable, sans avoir le charme de celui que je venais de quitter. Il
avait été construit pour loger cinq personnes : le curé, deux vicaires, l'employée et
éventuellement un ami de passage. Pour « jardin », une cour vaguement goudronnée, sans un
arbre ni la moindre fleur.
Dès mon arrivée, je reçus une demande de chambre pour un étudiant, le presbytère se trouve à
proximité de l’Université. Eric Wong Wan Po était un mauricien de race chinoise curieusement
doté d’un prénom nordique et parlant le français avec un léger accent créole !
Ma vie s’organisait peu à peu, toujours avec l’aide de Patrick. A l’occasion du 11 novembre, il
m’emprunta ma voiture pour aller voir ses sœurs auprès de Caen. Au retour, en pleine nuit,
après avoir trop copieusement arrosé la rencontre familiale, il eut un accident dont je fus averti
à 1 heure du matin par un appel de la Police. Patrick venait d’être hospitalisé au CHU voisin,
sur le territoire de la paroisse, avec un fracture de la colonne vertébrale. Quant à ma voiture,
elle était réduite à l’état d'épave. Mon moral en prit un sérieux choc.
Déjà j’avais été fatigué par mon dernier été à Houlgate, et par la charge de Jean en pleine
dépression. Maintenant, j’avais à m’occuper de Patrick, et c’était à mon tour de déprimer. Peu à
peu, je me détruisais et je me mis à tout prendre en grippe : mon église, la paroisse et tout le
monde… Au mois de mars, je n’en pouvais plus et je dus partir me reposer, sur ordre médical
et épiscopal.


A l’approche de la fête de Pâques, je me demandais où et avec qui la célébrer. Je ne voulais me
faire voir ni à Cabourg ni à Caen, et il était exclu que je retourne à Houlgate. Le Pèlerinage de
Lisieux me parut le meilleur endroit, et mon ami Paul Gires m’accueillit très fraternellement,
faisant tout pour que je me sente bien, comme le firent également mon frère et ma belle-sœur
de Cabourg.
Mon séjour à Lisieux me permit de découvrir sainte Thérèse de l’Enfant Jésus comme je ne
l'avais jamais fait : elle devint une amie pour moi et je réalisai que jusqu’alors je n’avais rien
compris ni à sa vie ni à son message.
C’est à Lisieux que me vint le désir de changer de médecin. Avant de quitter Caen, je m’étais
adressé à un médecin du quartier, une femme avec qui je ne me sentais pas en confiance. Je
résolus de consulter mon ancien médecin de Houlgate, Jean-Pierre Hue, qui était un ami. Il fit
avec moi un véritable travail de psychologue, et c’est lui qui m’a remis debout et suggéré de

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reprendre au plus tôt mon poste à Caen, ce que je fis : j'avais toute confiance en lui. Il m’avait
prévenu que je ne devrais pas cesser les médicaments sans qu’il me le dise, et j’en ai pris
pendant deux ans.


De retour dans ma paroisse, je me sentis bientôt euphorique, dopé que j’étais par les
médicaments de mon toubib. Et je décidai de me retrousser les manches sans tarder. J’avais
rencontré Mgr Badré et lui avais dit que je ressentais mal la proximité du Centre spirituel de
Saint-Pierre. Il y avait tant de paroissiens qui me disaient préférer y aller à la messe plutôt qu'à
Saint-André. Le père Badré me répondit que c’était à moi de donner à mes paroissiens l’envie
de venir dans mon église ! Je repartis avec cette « parole d’encouragement » à laquelle je ne
m’attendais pas.
L’idée fit son chemin et il m’apparut bientôt comme une évidence qu’il me fallait améliorer
l'église Saint-André en lui donnant un orgue et des cloches. En prenant cette double décision, je
ne pouvais imaginer tout ce que cela impliquerait d'évènements de toutes sortes, ni avec quelle
rapidité ils allaient se succéder.
J’eus l’occasion de parler à mes sœurs, de façon séparée, de mes projets. L’une me dit : « Tu es
complètement fou, ce n’est pas à toi de financer cela ! » Une autre me dit encore : « Tu es fou !
Mais si ça te fait plaisir, pourquoi pas ? » Une troisième réagit également : « Tu es fou ! Mais je
vais t’aider… » Et elle me fit parvenir des chèques à plusieurs reprises. Quelques années plus
tard, lors d’un déjeuner en famille, je racontai cela en laissant deviner qui avait dit quoi. Deux
réponses sur trois furent bonnes !
A Noël 1984, j’avais déjà parlé d’un orgue possible avec Jean Baudet qui allait alors un peu
mieux et nous avions même esquissé un projet qui n’eut pas de suite.


Cette fois, je pris le problème à bras le corps : il fallait assurer le financement. Je n'étais pas sans
ressources grâce aux deux enveloppes reçues pour le trentième anniversaire de mon ordination
et pour mon départ de Houlgate, mais c’était trop peu. Je retournai voir Mgr Badré pour lui
exposer mon projet et lui demander de me prêter cent mille francs. Je le voyais s'embrouiller
entre les anciens et les nouveaux francs, il avait compris dix mille France (un million de
centimes) et me dit qu’il acceptait. Mais je réalisai son erreur et précisai bien : c’est cent mille
francs, c'est-à-dire dix millions de centimes qu’il me faut ! Il s’écria : « Mais je ne peux pas, il
faut que je demande au Conseil économique » - « Si vous dites oui, le Conseil économique dira
oui. » - « Ah, ce n’est pas sûr ! » En fait, j’appris plus tard par Henri Loriot, un paroissien de
Houlgate, membre de ce Conseil, que le père Badré avait plaidé ma cause et je reçus l’argent
demandé. Avec ce soutien, je pouvais m’adresser à Jean-François Dupont.
Peu après, il m’envoya un projet d’orgue avec positif de dos et jeu de chamade, et le devis pour
une réalisation en plusieurs tranches. Le projet me séduisait mais le devis m’effrayait. J'étais
perplexe. Je fis un certain nombre de démarches : Auprès d’Yves Lescroart – je l’avais connu
tout gamin quand il était à Frémont. Il travaillait désormais à la Direction Régionale des
Affaires Culturelles. Il m’éconduisit courtoisement : « Votre orgue, on y croira quand on le
verra. » Auprès de Mme Rivière, adjoint à la Culture au Conseil municipal de Caen – je l'avais

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bien connue lorsque j’étais vicaire à Saint-Sauveur : « Votre église n’appartient pas à la Ville, je
ne peux rien pour vous. »
Je crus opportun de créer une association selon la Loi de 1901 et cherchai un président. Un de
mes bons voisins, M. Couette, professeur à l’Université, chrétien fervent, amateur de musique
classique et, peut-être pour cette raison, pratiquant à Saint-Etienne, me paraissait avoir le profil
idéal : je lui présentai le projet et le devis. Aussitôt il eut peur : « Mais, M. le curé, c’est le prix
d’une maison ! » Et il se déroba.
Je parvins quand même à rassembler une douzaine de paroissiens de bonne volonté qui
acceptèrent de se constituer en association : « Les amis de Saint-André ». Je n’ai jamais aimé ce
titre sans originalité, mais les idées manquaient pour trouver mieux. Cela n’empêcha pas que la
dite association soit légalement déclarée à la Préfecture avec pour président Michel Leroy, un
pâtissier qui venait d’arriver de la Manche, et comme trésorier Jacques Roulleaux, habitant le
quartier depuis son début, l’un et l'autre fidèles paroissiens de Saint-André, et François
Cassigneul en qualité de secrétaire.
En fait, l’association, c’était moi. Quand même, l’assemblée générale de chaque année
permettait à sa poignée de membres de suivre avec intérêt l’avancement du projet.
De mon côté, j’avais établi un plan de financement auquel j’ai pu me tenir pendant cinq ans. Je
décidai de louer les cinq chambres du presbytère à des étudiants, et je n'eus aucun mal à en
chercher, ils se présentaient d’eux-mêmes. Je n’ai rencontré que des jeunes sympathiques avec
lesquels j’eus toujours de bonnes relations. En octobre 1986, on me demanda une chambre pour
un étudiant polonais de vingt ans qui arrivait en France. C’est ainsi que je reçus Robert
Zaborowski. Il ne resta que deux mois à Caen, car il jugea préférable de poursuivre ses études à
Paris. Mais il est le seul qui ait gardé contact avec moi après son départ de Caen, et une bonne
amitié s'est liée entre nous depuis lors. Cela m’a permis d’aller chez lui en Pologne à plusieurs
reprises.
Grâce à la location des chambres (et j’en aménageai bientôt une sixième au rez-de-chaussée),
grâce aux générosités constantes de ma vieille amie de Houlgate, Mme Schlernitzauer (ma
« Minette ») qui depuis des années faisait l’impossible pour m'aider, grâce aussi au soutien
efficace de quelques amis fidèles, et parce que je me « serrais la ceinture » en me privant de tout
superflu et que je gardais pour l’orgue mon salaire et la location de ma maison de Cabourg
héritée de mes parents, je pouvais mettre de côté 10.000 francs chaque mois. Tous les soirs,
j’étendais un matelas sur le pavé de la salle de séjour et j’y dormais très bien ; chaque matin, je
descendais mon barda à la cave et je faisais ma toilette à l’évier de la cuisine. Cela me coûtait
bien un peu parfois, mais j’étais motivé par mon projet d’orgue.

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Mes étés à Lisieux

Je n’ai rien dit de mes séjours d’été à Lisieux commencés en juillet-août 1985 et que je
poursuivis jusqu’à la fin du mois d’août 1991. Je me rappelais ma toute première visite à Saint-
André lorsque je vins d’Houlgate en août 1984. J’avais été frappé de trouver un quartier aussi
désert en plein été, et je me voyais mal y demeurer pendant la période des grandes vacances.
Aussi, à Pâques 1985, lors de ma « résurrection », j'avais pensé avec Paul Gires que je pouvais
rendre des services au Pèlerinage pendant les deux mois d’été. Je serais en semaine à Lisieux et
le dimanche à Caen. La majeure partie de mon temps à Lisieux consistait en un service
d’accueil à l’entrée de la basilique. J’y fis de multiples rencontres, j’ai encore en mémoire
certaines d’entre elles.

Paul m’avait confié un passe-partout général qui ouvrait toutes les portes de la basilique et de
la maison Saint-Jean. Je ne manquai pas d’ouvrir un jour celle du campanile pour monter en
exploration. Cette tour construite vers 1975 et demeurée inachevée, me parut très
impressionnante à visiter. Béton partout avec l’extérieur en pierres taillées. Escalier en
colimaçon pour accéder au 1er étage. Escalier métallique pour atteindre le 2ème étage : bourdon
et une cloche ; le 3ème : deux cloches ; et le 4ème : cabine du carillonneur. En dessus encore, les 44
cloches du carillon auxquelles on accède par une échelle.

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Faire sonner le carillon me démangeait. Paul, à qui j’en parlai, m’encouragea : « Tu n'as qu’à
essayer ! » Je le fis. Ce n’était pas glorieux. Les pauvres mélodies qui me passaient par la tête –
et par les mains – n’attiraient personne, mais ne faisaient s'enfuir personne non plus. Et je
commençais à être « mordu ». Il fallait cependant que je prenne garde à redescendre avant que
les cloches, en dessous de moi, ne se mettent à sonner pour annoncer une messe. Une fois où je
fus pris de court, je ne pus que me boucher les oreilles en passant à côté d’elles en raison des
décibels qui me meurtrissaient les tympans.

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Musique à Saint-André

C’est en septembre 85 que je fis officiellement part de mes projets en remettant une lettre aux
fidèles de la messe dominicale. Il y était question de partage d’évangile, de conseil de pastorale,
d’équipes de liturgie, garderie d’enfants pendant la messe, recrutement des catéchistes, visite et
communion aux malades, nettoyage de l’église, gestion financière…en fait je pensais à tout ce
qui avait bien marché à Houlgate. Et enfin : des cloches dans le clocher ? Un comité des amis de
l’orgue ? Il n’y eut pas beaucoup de réactions dans l'immédiat, cependant, plusieurs idées
allaient quand même faire leur chemin.
Quant au projet d’orgue, on me demandait : « Aurez-vous seulement quelqu’un pour
l'utiliser ? » ou bien on m’affirmait que « le petit harmonium était excellent et que c'était bien
assez pour l’église.» Il y eut aussi des paroissiens bien pensants qui cherchaient à me ramener à
la réalité : « M. le curé, pensez-vous que ce soit opportun de construire un orgue alors qu’il y a
tant de gens qui souffrent de la faim ? » Ma réponse les rendait moins sûrs d’eux-mêmes :
« Vous avez bien raison. Alors privez-vous de vacances, de loisirs, de restaurant et de fleurs
dans votre jardin pour leur venir en aide. » Cela suffisait à faire tourner court le dialogue.


Un soir à la messe du samedi, je demande à trois jeunes filles manifestement antillaises si l'une
d’entre elles veut bien faire une lecture. Après la messe, en leur disant au revoir, j’en vois une
qui fond en larmes… Je les invite toutes les trois au presbytère. Elles avaient froid, ce n’était
pourtant qu’une soirée de septembre normale. Vite, j’allume le four de la gazinière et leur
prépare un grand chocolat. Une demi heure après, cela allait nettement mieux. Je réalisai
qu’elles n’étaient arrivées que de l’avant-veille de leur Martinique natale et qu’elles avaient un
grand coup de blues…

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A la fin de la messe du dimanche, en évoquant la rencontre de la veille, je me dis qu’il y avait
peut-être d’autres étudiants dans la même situation. Aussi je fis cette proposition : « J’invite à
déjeuner dimanche prochain tous les étudiants qui sont un peu perdus comme ces trois
antillaises ! »
Qu’avais-je dit là ? Combien allais-je en avoir ? Des paroissiens entreprenants, Jacques et
Geneviève Roulleaux, qui m’avaient entendu, s’étaient posé les mêmes questions que moi. Ils
me proposèrent de me préparer ce à quoi je pensais justement : une poule au pot. Celle qu’ils
me préparèrent et celle que je fis de mon côté me permirent d’être prêt à bien accueillir mes
invités.
Le dimanche suivant, il m’en arriva vingt-quatre de divers coins du monde : antillais, africains,
un lyonnais, un breton, un provençal, un norvégien… L’ambiance fut un peu longue à
démarrer parce qu’ils ne se connaissaient pas entre eux. Mais le repas aidant, tout changea
assez vite, et en fin d’après midi, ils étaient encore là, peu pressés de partir.
Cette rencontre me donna par la suite, et pendant plusieurs années, une équipe solide et pleine
d’entrain pour la préparation des messes dominicales.


Je venais d’installer une chapelle d’hiver dans la plus grande des trois salles de catéchisme. Elle
avait été réalisée avec les moyens du bord et surtout grâce à l’aide précieuse de Michel Leroy
qui savait tout faire de ses dix doigts. Il répondait toujours présent dès lors qu’il s'agissait de
tâches matérielles. Mais à l’époque, il valait mieux ne pas lui demander de faire de lecture à la
messe, il ne se sentait pas encore prêt à cela.
Cette chapelle d’hiver permettait une assemblée d’une centaine de personnes, avec une
température très confortable même par les plus grands froids. Bientôt, Marie-France et Paul
Perchet, mes amis houlgatais qui venaient souvent me voir, allaient bien améliorer l’ensemble
avec la mise en valeur de l’autel, tapis de corde au sol et tenture sur le mur. Nos messes allaient
avoir une atmosphère plus agréable.
Mais voici qu’il me venait à l’esprit qu’il faudrait un tout petit orgue pour cette chapelle
comme je l’avais imaginé pour celle d’Houlgate.


Au début de septembre 1985, un garçon de la paroisse me demande de célébrer son mariage
non pas à Saint-André, mais à Saint-Sauveur « parce qu’il y a un orgue » me dit-il. Il m’envoie
bientôt un de ses copains qui a accepté de tenir cet orgue pour la circonstance. Je vois donc
arriver chez moi un garçon de vingt-quatre ans, Christophe de Ceunynck, qui joue de l’orgue à
Saint-Michel de Vaucelles. Nous préparons ensemble le programme des chants pour le
mariage, puis j’en viens à lui parler de mon projet d’orgue et de ce que nous chantons aux
messes du dimanche. Voilà Christophe aussitôt très intéressé. Bientôt, il va abandonner l'orgue
de Vaucelles où il y a d’autres organistes, et devenir l’organiste de Saint-André. Il jouera sur
l’orgue électronique qu’il a en aversion autant que moi et sera aussi impatient que moi de voir
l’orgue construit.

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C’est à peu près à l’arrivée de Christophe que j’ai demandé à Jean-François Dupont de me
prêter son petit orgue à roulettes qui avait déjà servi pendant quelques dimanches à Houlgate.
Il sera à notre disposition jusqu’à Noël 1986. Il avait l’avantage de pouvoir être utilisé, selon les
besoins, dans la chapelle d’hiver ou dans l’église.


Faut-il s’étonner que ce petit orgue ait attiré la curiosité de quelques jeunes ? Un garçon d’une
dizaine d’années, je crois le souvenir qu’il s’appelait Sébastien, venait s'asseoir auprès de
Christophe pendant les messes. J’avais fait cela longtemps avant lui… Il avait très envie
d'apprendre à jouer de l’orgue. Malheureusement, ses parents lui choisirent un professeur qui
ne sut pas entretenir les bonnes dispositions où se trouvait le gamin.
Un autre garçon de quatorze ans tournait également autour de l’orgue et de Christophe :
Philippe Devos, qui venait à la messe avec sa mère et ses frères. Lui aussi cherchait sa voie. Il
lui arrivait de bricoler à la maison de minuscules petits orgues, ou de fabriquer des tuyaux
lilliputiens avec le métal de tubes pour le dentifrice ! Bien sûr, il venait travailler à l’orgue en
dehors de son temps au Lycée, mais le solfège lui donnait bien du mal.
Plus tard, je pus servir d’intermédiaire pour lui trouver pendant les grandes vacances un stage
de travail à Plaisance-du-Gers, chez Daniel Birouste, le facteur dont j’avais fait la connaissance
grâce à Jean Baudet et, l’année suivante, Jean-François Dupont accepta de le prendre pour un
stage d’été chez lui. Le provisoire allait devenir définitif, et Philippe est devenu le tuyautier de
Jean-François, très apprécié de son employeur.

Je reviens au problème des cloches. Le financement de l’orgue ne me permettait pas


d'envisager en même temps celui des cloches. J’espérais pouvoir en trouver qui étaient
inutilisées et que l’on accepterait de me donner. Je pensais à celles de Notre-Dame de la
Gloriette, qui ne servait plus au culte. Je les demandai un jour à Mgr Badré : « Je ne peux pas en
disposer, me dit-il, elles sont la propriété de la ville de Caen. » Le jour de l’Ascension 1985
donna lieu à une grande fête diocésaine au Parc des Expositions. J’y rencontrai Jean-Marie
Girault, maire de Caen. Je l’avais bien connu quand j’étais vicaire à Saint-Sauveur où il était
paroissien, et je lui demandai les cloches de Notre-Dame pour Saint-André : « Je ne peux pas

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vous les donner, l'église n’est pas désaffectée. Il faudrait voir cela avec l’évêque. » Ainsi, de
l'évêque et du maire, aucun n’avait dit oui, aucun n’avait dit non !
Un jour que je racontais tout cela à Jean Baudet, il me proposa d’aller voir ces cloches de près,
puisqu’il disposait des clefs de l’église habituellement fermée, et qu’il avait accès au grand
orgue de Notre-Dame dont il avait été titulaire dans les dernières années où la messe y était
encore célébrée. Avec un mètre en poche, je retournai en compagnie de Jean dans ce clocher
que j’avais déjà eu l’occasion de visiter lorsque j'étais vicaire. Les mesures prises, il me parut
évident que ces cloches étaient trop grosses pour le petit clocher de Saint-André. J'étais déçu et
ne savais plus que faire.


Au début de l’été, me voici de retour à Lisieux. Le père René Létourmy (le cousin de Robert,
mon ancien professeur de troisième qui trouvait que ça ne se voyait pas que j'étais séminariste)
vivait en retraite à l’Institution Frémont et j’allais le voir de temps en temps. Un jour où je
traversais la cour déserte du collège, mon regard se portant sur le clocher de la chapelle, une
pensée soudaine me vint à l’esprit : « Les voici, les cloches qu’il me faut ! »
Bien sûr, je fis part de mon idée à Mgr Durand, ancien recteur de la Basilique et qui était
supérieur de Frémont au temps où je m’y trouvais. Il m’écouté, amusé par mon projet, et
semblait m’encourager sans trop y croire… Bientôt, je demandai les cloches au directeur de
Frémont, Henry Demay, un ami de longue date : nous nous connaissions depuis notre
adolescence, et il avait fait ses débuts comme pion dans ce collège au temps où j’y étais moi-
même. Il ne voyait aucun inconvénient à ce que les cloches aient une autre destination, mais il
ne pouvait en disposer, car il m’apprit que la chapelle de Frémont était la propriété de la
communauté des religieuses hospitalières de Notre-Dame de Charité, autrement dit des sœurs
de l’Hôpital de Lisieux. Qu’à cela ne tienne ! J’écrivis à la supérieure une lettre aussi motivée
que possible avec, entre autres arguments, celui que les cloches qu’on n’utilisait jamais à
Frémont sonneraient quotidiennement à Caen. Peu de jours après, je reçus sa réponse : « Nous
avons décidé en communauté de vous donner les cloches, vous pouvez en disposer dès que
vous voudrez. » J’avais de la chance !
Je me trouvais alors dans la situation déjà rencontrée lorsque j’envisageais d’acheter un orgue à
Paris pour l’église de Houlgate. Qui allait me déposer et m’installer les cloches, et combien cela
me coûterait-il ? Je fis la demande à la maison Bodet (qui entretenait les cloches de Houlgate) et
à Biard-Roy, que je croyais, à tort, à la fonderie de Villedieu-les-Poêles. Je ne me souviens plus
du délai que me demandait Bodet qui pouvait effectuer l’opération à titre onéreux, mais je n’ai
pas oublié la réponse de M. Biard : « Nous déposerons et livrerons les cloches gratuitement, et
cela ne vous engage pas pour la suite. » Je lui demandai s’il était possible que cela soit fait pour
Noël, afin que les cloches puissent être présentées aux paroissiens à la messe de nuit. Ce fut
sans problème. Ces cloches datant de 1893 furent grattées pour être débarrassées des fientes de
pigeons qui les salissaient, astiquées pour retrouver une belle apparence et installées dans
l’église sur un petit échafaudage décoré de feuillage et de fleurs. Maintenues d’abord dans
l’ombre, des projecteurs les illuminèrent au moment choisi pour les présenter à l’assistance. Je
dis alors à mon auditoire : si vous êtes heureux à l’idée d’avoir bientôt des cloches dans le
clocher de notre église, je vous remercie de bien vouloir le montrer à la quête qui va être faite

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pour aider à financer leur installation. Le montant de cette quête allait être le double de celle du
Noël précédent. Puis, avant que ne se continue la messe, l’assemblée fut invitée à chanter ce
canon de Noël dont le ton fut donné par les cloches :
Sonne le bourdon, les pieds d’aplomb dans tes sabots dondaine,
Sonne le bourdon les pieds d’aplomb dans tes sabots dondon.
Ah, mon vieux Colas, pour la Noël, ça vaut la peine,
A toi d’annoncer que le Sauveur est né !
Sonne le bourdon les pieds d’aplomb dans tes sabots dondaine,
Sonne le bourdon les pieds d’aplomb dans tes sabots dondon !
Et ça marcha ! Quelle ambiance !
Après Noël, les cloches repartirent pour l’atelier où le beffroi métallique allait être construit. Je
craignais que le clocher ne soit pas assez solide. L’architecte de l’église consulté m’écrivit une
réponse embarrassée. M. Biard que j’interrogeai par la suite me répondit, au premier coup
d’œil sur la construction, qu’il n’y aurait aucun problème. L’homme de chantier se révéla plus
avisé que l’architecte.
Bientôt Biard-Roy me proposa un devis qui se montait à la somme de 70.000 francs que je
n'avais pas. Habitué à traiter avec les municipalités, et voyant l’ampleur de mes deux
entreprises simultanées d’orgue et de cloches, il se montra accommodant avec moi.
L'association des Amis de Saint-André décida de lancer un appel à la générosité des habitants
du quartier : un papier fut glissé dans toutes les boîtes aux lettres. Il y eut une réponse de 10%,
ce qui n’était pas mal. Un autre appel aux paroissiens des églises de Caen possédant des
cloches ne donna strictement rien : les problèmes financiers de Saint-André n’étaient pas leur
affaire. Une quête faite à la sortie des messes de Pâques à Houlgate et à Cabourg, ainsi qu’à
Dives comme le souhaita le père Guillet, donna un bon résultat : les paroissiens se montrèrent
très généreux. Enfin, on organisa une vente de clochettes à Saint-André le jour de Pâques ainsi
qu’à la Pentecôte. Tout cela, avec le rabais consenti par M. Biard, nous permit le financement de
l’installation des cloches qui sonnèrent pour la Pentecôte, jour de la profession de foi des
enfants de Saint-André.

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Je fus frappé dans les jours qui suivirent par la satisfaction qu’on me témoigna de ces cloches.
Plus d’une fois, des personnes que je ne connaissais pas m’arrêtaient dans la rue pour me
remercier. Même si les cloches ne les faisaient pas venir à l’église, ils semblaient apprécier
l'animation nouvelle qu’elles mettaient dans le quartier.
Plus tard encore, au matin de Noël 1986, je reçus un appel téléphonique surprenant. La voisine
qui me parlait ne s’était pas nommée, mais je reconnus facilement sa voix. Elle me reprocha
gentiment de n’avoir pas fait sonner l’angélus comme d’habitude avec cet argument qui me
parut savoureux : « Pourtant, on a payé ! »
Quelquefois, le dimanche matin, j’aimais écouter sonner les cloches de Caen. Le calme du
quartier, ce jour-là, me le permettait surtout lorsque le vent était favorable. Et selon les heures,
j’entendais sonner Saint-Pierre, Saint-Gilles (dont les cloches qui datent de 1969 sont à l'octave
grave de Saint-André), Saint-Etienne, parfois aussi Saint-Sauveur et plus rarement Saint-Julien.
Je les reconnaissais toutes et je pouvais les identifier sans mal. Je n’avais pas manqué d’aller
admirer à l’intérieur de Saint-Etienne le bourdon qui venait d’être refait pour remplacer celui
qui s’était fêlé, avant qu’il ne prenne place dans le clocher.


Retour en arrière, je reviens au projet d’orgue. Le devis de Jean-François continuait à me
tracasser. Je craignais de me lancer dans la réalisation d’un orgue qui risquait de ne pouvoir
être terminé. J’avais écrit à Francis Chapelet pour solliciter son avis. Alain Bouvet, que j'avais
également consulté, m’écrivit en termes presque identiques à ceux de Francis. Fort de leurs
conseils, je demandai à Jean-François un projet plus modeste d’orgue sans positif de dos.
Au début de l’année 1986, il m’envoya un nouveau devis pour un instrument de quatorze jeux
d’un prix de 482.000 francs et je lui donnai mon accord. Il restait à dessiner le buffet. Jean-
François m’avait proposé quelque chose d’identique à l’orgue de Porspoder, dans le Finistère,
dont j’avais suivi la construction dans son atelier, ou bien un buffet plus simple de forme
rectangulaire.

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Il y avait aussi des discussions à n’en plus finir sur la composition de l’instrument. Dès le début
du projet, je m’étais rendu compte que si j’interrogeais dix organistes et dix facteurs d'orgues,
cela ferait vingt instruments différents ! Michel Alabau vint exprès de Lille en août 1986, et
nous eûmes une rencontre difficile chez Jean-François à Pont-L’Evêque. Tout cela m'énervait et
je perdais patience. De retour à Caen, Michel me suggéra de faire confiance à Jean-François et
de lui laisser pleine liberté tant pour la composition de l’orgue que pour la forme du buffet.
C’est ce que j’écrivis aussitôt à Jean-François qui commença peu après la construction de ce
buffet.


Jean-François m’avait parlé d’un Salon de la musique appelé « Musicora » qui allait se tenir à
Paris et où il occuperait un stand. Je décidai de m’y rendre et j’entraînai avec moi Jean Baudet,
Christophe de Ceunynck ainsi que Philippe Devos. Nous voulions faire l’aller et retour dans la
journée du mercredi, avec ma voiture, en prenant l'autoroute. Au péage de Dozulé, des
gendarmes. Aussitôt, je dis à mes passagers : « Oh ! Mes pneus ! » car je savais qu’ils étaient
très usés. Comme je m’y attendais, le jeune auxiliaire du contingent qui effectuait le contrôle
des voitures me fit stopper sur le côté : « Où allez-vous ? » – « A Paris. » – « Vous avez vu l’état
de vos pneus ? » – « Oui. » – « Il faut que vous vous arrêtiez à Pont-L'Evêque pour les
changer. » – « Je ne peux pas, je n’ai pas d’argent. » – « Vous avez bien un carnet de chèques ? »
– « Oui, mais je n’ai pas une somme suffisante. » (Il devait me rester environ deux cents francs)
– « Et vos passagers ? » – « Ils ne sont pas plus riches que moi. ». Le jeune gendarme demeura
perplexe un instant, puis il me dit : « Bon, allez-y. Je ne vous ai pas vus et vous ne m’avez pas
vu. » Brave gendarme ! Notre route se poursuivit sans problème à l’aller comme au retour, et
sans pneus changés ce jour-là. A Paris, nous avons passé une excellente journée à découvrir
tout ce que ce salon proposait d'intéressant en orgues et autres instruments de musique, et le
temps de notre visite fut évidemment trop court.


A l’approche de Noël 1986, Michel Alabau m’avait suggéré, pour sensibiliser l’intérêt des
paroissiens, de demander la venue à Caen de l’orgue de Philippe Lefèvre, directeur du
Conservatoire de Lille. Celui-ci ne put satisfaire notre demande, faute d'avoir un véhicule
disponible pour transporter l’instrument. Finalement, Jean-François accepta de nous prêter
l'orgue qui se trouvait dans le salon de ses parents à Lisieux. Il fut installé en peu de temps
juste avant Noël et placé sur le côté de la tribune, afin d’en laisser libre le centre où serait
monté ultérieurement l’orgue définitif.

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Bien sûr, Michel vint tenir cet orgue n°2 pour Noël. Et comme l’année précédente pour les
cloches, la présentation de ce beau petit instrument fut ponctuée d’un un canon chanté par
toute l’assemblée grâce au texte calligraphié sur un vaste panneau dressé devant l’autel :
« Cantate Domino ! Alleluia ! Alleluia ! Jubilate Deo ! »
Les paroissiens pouvaient ainsi constater qu’il se passait quelque chose !


Une nouvelle visite à Pont-L’Evêque en janvier 1987 me permit de voir que le buffet de l'orgue
– le n°3 – était achevé. Il était en deux pièces, destinées à être montées l'une sur l'autre, mais
provisoirement placées l’une à côté de l’autre. Deux semaines plus tard, nouvelle visite à Pont-
L’Evêque : le buffet était monté et les tuyaux de façade mis en place. L’ensemble avait déjà fière
allure. Mais Jean-François avait comblé le vide en haut d’une plate-face par une espèce de
garniture de quincaillerie en carton perforé qui me parut très laide. Je ne sais s'il avait
réellement l’intention d'utiliser ce matériau, mais je lui dis que je n’en voulais à aucun prix.
Je fis une autre visite à Pont-L’Evêque un mois plus tard accompagné de Michel Alabau, et la
semaine suivante, j’y étais encore avec Christophe de Ceunynck, Philippe Devos et mon neveu
Thierry Leveugle. Chaque fois, je prenais des photos qui permettaient de suivre la progression
des travaux.
La question était déjà posée de savoir quelle décoration serait donnée au buffet qui était destiné
à être peint. J’avais demandé un devis à Sylvie Pasquier, l’épouse d’Yves Lehuen, le menuisier
qui avait réalisé le buffet pour le compte de Jean-François. J'avais suggéré une décoration dans
les tons bleus et gris, ceux de l’intérieur de Saint-André. Un projet me fut proposé qui me parut
très beau, un orgue en camaïeu bleu, mais le devis se montait à 22.000 francs. Ça me semblait
beaucoup. L’en-tête du devis comportait une sentence dont j’avais du mal à savourer l’humour
qui ne me paraissait pas de circonstance : « Le prix s’oublie, la qualité reste. »
Je me mis donc en quête d’un autre décorateur, et c’est pour cette raison que j’avais emmené
Thierry voir l’orgue en construction. Il vint ensuite, accompagné de Dominique, son épouse,

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examiner l’église où l’orgue allait être mis en place. Il regarda longuement le double ensemble
de vitres de l’entrée, sous la tribune, constitué de grands carreaux rectangulaires dans les tons
rouges et jaunes. Une réflexion de Dominique l’inspira pour concevoir un orgue dans les
mêmes couleurs, et il me proposa bientôt un projet encore plus éclatant que l’esquisse tout en
bleu de Sylvie Pasquier.
Thierry était alors assez disponible, en raison d’un travail d’infirmier libéral qui avait du mal à
démarrer, et il pensait donc pouvoir mener à bien la décoration de l’orgue. Mais sa situation
professionnelle ne pouvait pas durer : ayant trouvé un travail salarié, il dut renoncer à la
peinture de l’orgue. Il me fallait chercher une autre solution.
Je fis appel à deux jeunes et bons amis, Philippe Marguerin et Jean-Jacques Roussel, que j'avais
connus par le scoutisme lorsque j’étais à Clinchamps. L’un et l’autre étaient instituteurs, et
peintres à leurs moments de loisir. Ils répondirent volontiers à ma demande. Les premiers
essais furent effectués sur le buffet qui venait d’arriver à Saint-André. Nous ne savions pas très
bien comment procéder. On avait commencé par tout peindre du même rouge vif. Mais
Philippe et Jean-Jacques n’ont pu venir qu'un mercredi, et ils n’allaient plus être disponibles
avant le début des grandes vacances. Je pensais donc faire avancer le travail en maniant moi-
même le pinceau.


Un beau matin, nous étions trois à la tribune : Christophe qui travaillait au petit orgue n°2 avec
un élève, et moi, juché sur un escabeau, occupé à peindre les parties supérieures du buffet n°3.
Je me rappelle très bien dans quelle position je me trouvais lorsque je glissai et tombai à terre.
Après, je ne me souviens plus de rien. Il paraît que je me suis relevé et que j’ai parlé.
Christophe, qui venait d’être témoin de ma chute, se comporta avec la plus grande efficacité.
Les pompiers sont arrivés et m’ont emporté au CHU, toujours inconscient. Je le suis demeuré
quelques heures. Le premier instant de lucidité à moitié revenue, ce fut lors-qu'on m’introduisit
dans le scanner. Mais il dura peu et je sombrai à nouveau, pour retrouver mes esprits quelques
heures plus tard dans ma chambre d’hôpital. Quant à Christophe qui s'était vaillamment
comporté, il fondit en larmes une fois que tout fut fini, car le choc avait été grand pour lui
aussi.
Les nouvelles, qui vont parfois très vite, me donnèrent bientôt pour mourant ! Cependant, ma
fracture du crâne ne m’empêchait pas de récupérer tout doucement. J'avais une ou deux fois
par jour de violentes céphalalgies, sinon tout allait bien. Je ne tardai pas à recevoir des visites,
trop nombreuses à mon goût, et j’arrivais à en être fatigué. Je suis resté huit jours au CHU et
j'en suis sorti pour aller me reposer chez mon frère à Cabourg. Le lendemain, j’ai souffert d'un
nouveau mal de tête et ce fut le tout dernier. En revanche, j’ai eu quelques difficultés
d'équilibre, et surtout, j’avais l'ouïe, l’odorat et le goût passablement perturbés. C’est revenu
assez vite pour l'équilibre et pour l’ouïe, beaucoup plus lentement pour l’odorat et le goût.


La veille de mon accident, Jean-François était venu à mon insu inspecter nos travaux. Il attendit
ma sortie de l’hôpital pour m’écrire son mécontentement de ce que je ne tenais pas mon
engagement de faire peindre l’orgue par un décorateur qualifié. Un compromis fut trouvé.

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Dans le courant du mois d’août, je fis appel à un peintre-décorateur des environs, Claude
Lemière, et finalement, les frais furent partagés entre Jean-François et moi-même. Mais le
travail de décoration n’allait être repris qu'au mois de septembre, et j’allais à nouveau grimper
sur l’échafaudage installé par Claude Lemière pour lui donner un coup de main et gagner du
temps. Plus heureux, cette fois, je ne fis pas de chute ! Les derniers coups de pinceau ne furent
donnés que trois ou quatre jours avant l’inauguration, c’est dire s’il avait fallu se presser.
Ce qui m’avait un peu rassuré dans la manière de travailler du décorateur, c’est qu’il faisait de
multiples essais et qu’il se donnait du temps et plusieurs mètres de recul pour examiner le
résultat. Je conserve photos prises en cours de travail qui montrent l’orgue tel qu’il n’apparut
que pendant quelques heures avant un nouveau changement. Mais le résultat final était
vraiment très beau et Jean-François se déclara satisfait. Je l’étais aussi.


Depuis des semaines, je pensais à l’inauguration qu’il fallait préparer. Longtemps avant, j'avais
demandé le concours de Francis Chapelet, qui avait accepté. Depuis longtemps aussi, il m'était
apparu que cette inauguration devrait se faire le dimanche 4 octobre, pour la fête de saint
François d’Assise. Cette date me paraissait s’imposer pour plusieurs raisons : ce n’était ni trop
tôt, ni trop tard après la rentrée des vacances ; et puis comment faire autrement pour un orgue
voulu par François, construit par Jean-François et inauguré par Francis ! Lorsque dès le
printemps, j’avais annoncé cette date à Jean-François, il m’avait dit ne pas aimer qu’on fixe un
jour d'inauguration avant que l’instrument qu’il construisait ne soit achevé, mais il s'arrangea
quand même pour aller dans mon sens.
Un dimanche vers la fin du mois d’août, en revenant de Lisieux, je trouvai l’orgue achevé : il
était jouable. Jean-Marc Leblanc, qui était de passage, eut le plaisir de l'étrenner pour la messe.

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Inauguration

Pour le 4 octobre, Marie-France Perchet, avec son talent et son dévouement habituels, mit au
point la décoration de la tribune avec fleurs et plantes vertes, et prépara un magnifique buffet
pour le verre de l’amitié qui allait suivre le concert.
La messe du matin fur réellement une messe de fête. Naturellement, Francis Chapelet était à
l'orgue, mais il n’était pas seul à la tribune : Jean-François Dupont était à ses côtés ainsi que
Michel Alabau, Alain Bouvet, Christophe de Ceunynck, Jean Baudet, Eric de Cagny, Philippe
Devos… Il ne manquait que Jean-Marc Leblanc qui n’avait pas pu venir et Vincent Genvrin
dont j’étais sans nouvelles. Le père Aumont, autrefois à Saint-Séverin, concélébrait. Pierre
Louët, diacre du doyenné de l’Ancre demeurant à Franceville, représentait les paroisses que
j'avais quittées trois ans plus tôt.
Mgr Badré ne put être avec nous pour la messe, mais il procéda à la bénédiction de l'orgue
avant le concert de l’après-midi. Que dire de ce concert ? Ce fut une magnifique réussite, mais
j’étais trop inquiet du bon déroulement de tout pour le goûter pleinement. Il y avait un public
encore plus nombreux qu’à la messe. Francis se surpassa. Nous étions heureux : Francis, Jean-
François et moi aussi bien sûr !
Au presbytère, ce fut aussi la fête. Marie-France avait préparé un repas digne de la journée. Le
midi, c’étaient surtout les organistes qui étaient invités ; nous étions une quinzaine de convives.
Pour le dîner, j’avais retenu tous mes bons amis : les Perchet, les Loriot et ma « Minette », Mme

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Schlernitzauer, entre autres. J’avais imaginé que Francis et Jean-François nous auraient quittés
après le concert. Mais ils se trouvaient si bien qu’ils restèrent avec nous pour dîner. Cela nous
mit treize à table ! La Minette, qui n’osait pas avouer que ça la dérangeait, prétexta un mal de
tête et s’installa dans un fauteuil. C’est ainsi qu’elle prit son repas, sans se mettre à table avec
tout le monde, en affirmant bien fort qu’elle n’était surtout pas superstitieuse.


Pendant quelque temps, l’orgue reçut des visites d’organistes désireux de l’essayer après
l'avoir entendu joué par Francis Chapelet, ou de le découvrir. C’est ainsi que vint Yves
Lescroart. Le petit ressentiment que j’avais gardé de ce qui m’avait été dit : « Votre orgue, on y
croira quand on le verra ! » ne m’empêcha pas de bien l’accueillir. Michel Chapuis, le célèbre
organiste de Saint-Séverin, vint aussi plus tard. Une absence remarquée fut celle de James
Caussade, le professeur d’orgue du Conservatoire de Caen. Il ne daigna pas répondre à mon
invitation et ne vint à Saint-André que lorsqu’il y fut contraint par le directeur du
Conservatoire.
La fête de l’inauguration passée, l’orgue fit désormais partie intégrante des messes
dominicales. Christophe était fidèle au poste. Curieusement, les paroissiens semblèrent moins
sensibles au changement apporté par la présence de l’orgue qu’à celui qu’avaient apporté les
cloches. Il fallut du temps pour qu’ils se rendent compte que c’était une chance pour la liturgie.
L’Association des amis de Saint-André eut à cœur de faire vivre cet orgue en dehors des
messes. Le principe fut adopté d’organiser deux concerts par an : l’un au printemps, l’autre à
l’automne ; une fois avec un jeune talent peu connu, l’autre avec un organiste renommé. Cette
disposition fut suivie jusqu’à mon départ de Saint-André. En une circonstance, nous avons
opté pour un concert de trompette et orgue avec Pierre Dutot et Alain Bouvet, tous les deux
très connus à Caen. Nous avions pensé faire une recette nettement supérieure à la moyenne en
raison de ce choix, la suite nous prouva que nous ne nous étions pas trompés.

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Chorals et Partitas

Quand donc l’idée m’est-elle venue de faire un disque ? Tour naturellement, j’en fis la
proposition à Michel Alabau qui m’avait si bien conseillé pendant la construction de l’orgue et
qui n’avait jamais hésité à venir de Lille quand c’était nécessaire. L’idée l'enthousiasma.
Comme nous étions animés tous les deux des meilleures intentions, Michel me déclara qu’il
renonçait à tout cachet ainsi qu’aux royalties à venir, pour aider au financement des deux
derniers jeux de pédale à mettre en place, et moi, j'espérais que ce disque le ferait connaître
dans le monde de l’orgue et des organistes.
Michel commença à élaborer son programme. Il me fit plaisir en y intégrant le beau choral de
Johann Gottfried Walther que Jean Baudet m’avait fait découvrir à Houlgate et qu’il découvrait
lui aussi. De mon côté, je fis le maximum de publicité autour de ce projet et il fut décidé de
lancer une souscription. Nos moyens demeuraient très modestes, mais le projet avançait tout
doucement. En proposant de faire un disque, j'avais pensé à ce que je connaissais, les 33 tours
en vinyle noir. Christophe de Ceunynck me rendit service le jour où il m’expliqua que ces
disques étaient en voie de disparition et qu’ils étaient dépassés par les disques compact. J’avais
bien sûr entendu parler de cette nouveauté mais sans en savoir davantage. Un tour à la FNAC,
comme me le suggéra Christophe, me fit découvrir la place qu’ils avaient prise chez les
disquaires. On allait donc faire un compact. Je fonçais sans bien savoir où je m’engageais.

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De gauche à droite : Luc Veeger, Michel Alabau, Pierre Roques, Jean-Fravçois Dupont
Debout : François Cassigneul, Christophe De Ceunynck

L’enregistrement du disque se fit en août 1988. Michel avait trouvé lui-même son preneur de
son, Pierre Roques, un méridional bon vivant demeurant près de Carcassonne. Il arriva avec
deux assistants et un matériel impressionnant. Un ami de Michel, demeurant à Lille et
organiste lui aussi, Luc Weeger, avait accepté d’être le directeur artistique. Jean-François
Dupont s’intéressait vivement à ce travail. Ce fut une semaine fatigante, surtout pour Michel,
mais pleine d’entrain. Le travail se faisait de nuit, pour éviter au maximum les bruits de la rue.
Mais plus d’une fois, il fallut recommencer une prise de son à la suite du passage devant
l'église d’une mobylette fonçant à toute allure. Et lorsque les membres de l’équipe allaient se
coucher, il y en avait un qui dormait sur le lit apporté dans la sacristie, par crainte d’un
cambriolage qu’aurait pu tenter quelque amateur de matériel sonore...
Moi, j’avais à assurer l’intendance. Je m’efforçais de composer des menus aptes à satisfaire
l'appétit de gourmets un brin gourmands. Les repas étaient joyeux et détendus. Quand tout fut
fini, le presbytère me parut très vide, mais deux semaines plus tard, j’allais retrouver mes
locataires étudiants.


Il ne fallut que peu de temps à Pierre Roques pour me faire parvenir une dizaine de cassettes
de son enregistrement, avec une liste d’éditeurs où l’on trouverait sûrement celui qui nous
ferait le disque. Je fis le courrier et les envois nécessaires, il n’y avait plus qu’à attendre.
Naïvement, j’imaginais qu’on allait s’arracher mon disque. Hélas, il fallut bientôt déchanter.
Deux ou trois réponses seulement me parvinrent : « Votre programme ne rentre pas dans le
genre de nos productions ».
Je me demandais comment sortir de cette impasse. Pierre accepta de se charger de la suite des
opérations, et grâce à lui, le CD put finalement sortir pour la date prévue, le 7 octobre 1989,
deux ans après l’inauguration de l’orgue. Ce devait en être aussi l'achèvement puisqu’il
manquait encore deux jeux de pédale, qui ne vinrent qu’un peu plus tard.

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Michel donna un concert pour la sortie de son disque, et ceux qui le désiraient purent emporter
les « Chorals et partitas autour de Jean-Sébastien Bach » avec la maquette de Thierry Leveugle
et la photo verso de François Cassigneul…
Mais, ce disque, comment allait-on le commercialiser ? Après bien des recherches, je trouvai le
Studio SM à Paris qui accepta d’en être distributeur. Mais il exigeait que le CD soit muni d'un
code barres. Toutes ces démarches m’imposèrent plusieurs voyages à Paris, et je découvrais
avec étonnement une réalité commerciale entièrement nouvelle pour moi. Pendant une année,
je reçus chaque mois les bordereaux de vente envoyés par SM. Le disque ne se vendait pas trop
mal, il commençait même à nous rapporter. Tout avait été payé : Pierre Rocques pour la
fabrication du CD, Jean-François pour l’achèvement de l’orgue et la mise en place des deux
derniers jeux de pédale, et Mgr Badré avait été remboursé, avec les intérêts, des 100.000 francs
prêtés au début des travaux.
Et voici que le disque faisait parler de lui. A deux reprises, il fut partiellement diffusé sur
France Musique avec des commentaires élogieux. Mais je commis une erreur : le tirage des
mille disques me paraissant devoir être écoulé en peu de temps, j’en fis presser mille autres. Le
succès n’allait pas continuer à la mesure du début, et je crois que le représentant de SM ne fit
pas toute la promotion qu’on aurait pu attendre de lui à Caen et dans la région (il m’arrivait
parfois, mine de rien, d’aller voir à la FNAC et ailleurs si notre CD était en rayon, et plus d'une
fois, je constatai son absence). Bientôt, le studio SM refusa de continuer la vente et résilia le
contrat que nous avions signé.
Ma situation financière devenait moins difficile. Aussi j’envisageai bientôt de m’offrir un
lecteur de CD qui me permettrait d’écouter « le » disque ! Christophe m'accompagna et me
conseilla dans le choix de ce que je cherchais. Ce fut une nouvelle découverte pour moi d'avoir
ces appareils qui étaient alors à la pointe du progrès. Rapidement, ma collection de CD débuta,
et des amis m’en offrirent en plusieurs occasions.


Vers la fin de mon temps à Saint-André, j’entrepris de composer des mélodies nouvelles pour
certains chants dont les paroles me plaisaient, mais pas la musique. La première fois, au
moment de faire la répétition habituelle avant la messe, je me suis lancé dans de longues
explications que les fidèles n’ont peut-être pas très bien comprises. Par la suite, avec d’autres
chants « relookés » par moi, je me suis bien gardé de recommencer ces explications et il
importait peu que les fidèles sachent qui avait composé la mélodie de ce qu’ils chantaient !
C’est ainsi que, selon mon humeur et les circonstances, j’ai récrit la musique d’une douzaine de
chants. Certaines me paraissent acceptables, il y en a d’autres que je préfère oublier.

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Bretteville-sur Odon

En 1988, encore, je reçois une demande de Jean-Marie Fromage, le jeune curé de Bretteville-sur-
Odon : « L’instrument électronique de l’église est hors d’usage, me dit-il, et il faut le remplacer.
Le Conseil économique de la paroisse envisage l’achat d’un autre orgue éectronique, mais je
pense que nous pourrions suivre ton exemple et envisager la construction d’un orgue à
tuyaux. » Me voici pris pour expert !
Sur la proposition de Jean-Marie, je me suis rendu à une réunion de ce Conseil économique,
pour leur dire à peu près ceci : « Si vous commandez un orgue électronique, vous l’aurez en
lpeu de temps et vous serez contents. Si vous optez pour la construction d’un orgue véritable,
ce sera plus long et plus onéreux, mais vous ne le regretterez pas car vous serez encore plus
contents. Venez voir et entendre l’orgue de Saint-André. »
C’est ce qu’ils firent, et bientôt après la décision fut prise de faire construire un orgue véritable.
La suite ne me concernait plus : demande de devis à six facteurs d’orgues, choix de Daniel
Birouste, le facteur de Plaisance du Gers, et commande faite en 1988.
Neuf mois plus tard, l’orgue était à la tribune de Bretteville : de type espagnol, un clavier et
neuf jeux « coupés ». Ce fut Francis Chapelet qui, tout naturellement, revint pour
l'inauguration qui se fit le 21 octobre 1989.
Le concert fut suivi, pour mon plus grand bonheur, d’un deuxième concert improvisé à Saint-
André en faveur d’une poignée d’amis de Bretteville et de Saint-André.
Tous ces évènements m’avaient permis de faire la connaissance de Joseph Hamel, habitant
précisément à Bretteville-sur-Odon. C’est un passionné d’orgue, plus encore que moi, doué
d'une compétence que je n’ai pas. Il passait le plus clair de ses loisirs à concevoir et à construire
de tout petits orgues. Il m’invita à me rendre chez lui pour m’en faire voir plusieurs, tous plus
jolis les uns que les autres. Nous sommes demeurés sans nous voir lorsque j’étais à Honfleur,
sans imaginer comment nous nous retrouverions un jour.

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Saint-Germain de Livet ?

Juin 1990. Le vicaire général vient me proposer la cure de Saint-Germain de Livet, près de
Lisieux, avec la mission pour moi de participer de façon continue à l'animation du Pèlerinage
de Lisieux. Je ne demande pas à quitter Saint-André, mais ce qui m’est proposé ne me déplaît
pas. Je file à Lisieux le dimanche suivant et demande son avis à mon ami Paul Gires : « Il
faudrait voir cela avec l’actuel curé » me dit-il. Je téléphone à Guy Marie, le curé de Saint-
Germain, depuis le bureau de Paul. Il m’invite à venir prendre le dessert, justement Mgr Pican
est là, c’était la Confirmation ce matin. »
Dix minutes après, je suis au presbytère de Saint-Germain de Livet. A table, cinq ou six
personnes entourent l’évêque et le curé. J’écoute la conversation qui se prolonge. Il y a trois-
quarts d’heure que je suis là sans avoir dit un mot, et Mgr Pican se dispose à partir. Je lui
demande un instant d’entretien. Dans la pièce voisine, je lui fais remarquer que Guy ne semble
pas envisager de quitter sa paroisse. « Non, me dit-il, je ne lui en ai pas encore parlé. » Et moi :
« Mais de quoi ai-je l’air ?... » Finalement Guy a souhaité demeurer dans sa paroisse, et pour
moi, l’affaire était classée.
Mais pendant mon temps d’été à Lisieux, je suis quelque fois retourné voir Guy dans le cadre
merveilleux où il habite : l’église pleine de charme, le petit manoir qui est le presbytère et le
magnifique château de l’autre côté de la route. Je lui demande combien il a de cloches dans son
clocher. « Une seule, me dit-il, c’est un sol… » Je lui suggère que le clocher pourrait sûrement
avoir trois cloches et que ce serait beaucoup mieux.
L’idée va faire son chemin et l’année suivante, Guy m’annonce qu’une deuxième cloche va être
coulée et qu’elle sera bénite par Mgr Pican. Au jour dit, l’évêque n’est pas venu, il avait pris
deux rendez-vous pour la même heure. Déception du curé qui a bénit sa cloche lui-même.
Encore une année se passe, une troisième cloche est en projet. Cette fois, Guy m'invite, assez tôt
pour réaliser sur la cloche les inscriptions qu’il désire mettre, à venir la bénir. C’est ainsi que le
7 novembre 1993, j’allai célébrer la messe et procéder à la bénédiction de la troisième cloche de
Saint-Germain-de-Livet.
Encore un peu, et les nouvelles cloches vont être installées dans le clocher à côté de l'ancienne.
Lorsque j’ai l’occasion de revenir pour écouter les trois cloches sonner ensemble, quelle
déception ! Les cloches nouvelles, la et si ne s’accordent pas avec l'ancienne qui est non pas un
sol mais un fa#. Je ne m’étais pas un seul instant préoccupé de ce problème car il ne me serait
pas venu à l’esprit que la maison Bodet à qui la commande avait été faite puisse oublier de
vérifier l’ensemble. C’est pourtant ce qui s’est passé.
Dépité, le curé fit appel à une autre maison pour rectifier cette erreur monumentale, et c’est la
Maison Cornille-Havard, de Villedieu-les-Poêles qui fit le travail supplémentaire de
l'accordage des deux cloches. Après quoi, le résultat fut satisfaisant.
Quelques années plus tard, j’allais accompagner cet ami prêtre dans sa dernière maladie : il est
mort le dimanche de la Pentecôte en 1996.

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Regard en arrière en forme de bilan

Alors que je vais bientôt quitter Caen, je peux jeter un regard en arrière et mesurer la chance
qui fut la mienne : tous ces jeunes organistes qui ont participé aux messes dominicales pendant
une quinzaine d’années, tant à Houlgate qu’à Saint-André et qui sont devenus des amis, quel
rôle n’ont-ils pas joué dans ma vie et dans celle de la paroisse…
Inévitablement, je ne les vois plus maintenant de façon régulière, les liens se sont un peu
distendus et les rencontres se sont espacées. Je ne les ai pas perdus de vue pour autant. Ils me
font parfois le plaisir d’une visite, d’un coup de téléphone ou d’une carte postale. Je suis
heureux de pouvoir dire ce qu’ils sont devenus, avant de poursuivre mon récit.


En 1998, Vincent Genvrin a trente-trois ans. Il est professeur aux Conservatoires de Soissons et
de Laon, et organiste à Saint-Nicolas des Champs à Paris, sur un orgue Clicquot de 18ème siècle.
Il a réalisé plusieurs CD et donné des concerts en France et à l’étranger, en Russie notamment.
Michel Alabau a quarante-et-un ans. Il est organiste à Saint-Séverin à Paris sur un orgue du
18ème siècle, restauré en 1964 par Alfred Kern, et lui aussi multiplie les concerts. Il a réalisé
d'autres CD après son premier à Saint-André.
Christophe de Ceunynck a trente-sept ans. Il est toujours le fidèle organiste de Saint-
André.L'étudiant en histoire que j’ai rencontré il y a quinze ans, après avoir cherché sa voie
pendant un temps assez long, a trouvé un travail qui l’intéresse au Musée Schlumberger de
Crèvecœur-en-Auge. Ça doit bien marcher pour lui puisqu’il est devenu le directeur de ce
musée. Il vient de temps en temps tenir l’orgue de Notre-Dame de Grâce à Honfleur.
Philippe Devos a vingt-sept ans. Il est devenu chef tuyautier très qualifié chez Jean-François
Dupont. Une fois, je l’ai retrouvé à l’orgue de Notre-Dame de Grâce pour une petite
intervention d’ordre mécanique. Il s’est acheté sur les bords de l’Orne, au sud de Caen, une
chaumière en ruine dont il a entrepris la restauration.

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Jean-Marc Leblanc a trente-cinq ans. Il est professeur de musicologie à l’Université de Tours et
organiste à Paris, à l’église Saint-Martin sur un orgue Cavaillé-Coll. Les concerts tiennent
également une place importante dans sa carrière.
Robert Zaborowski a trente-deux ans. Il est professeur de philosophie à Varsovie. Il n’est pas
organiste, mais il est devenu un bon flûtiste amateur.
Alain Bouvet, toujours directeur d’une ferronnerie d’art dans l’Orne, est maintenant organiste
titulaire du prestigieux Cavaillé-Coll de Saint-Etienne de Caen. Il a plusieurs CD à son actif,
sans compter les concerts en France et à l’étranger.
Eric de Cagny doit avoir trente-sept ans. C’est lui dont j’ai le moins de nouvelles, bien que j'aie
vu plusieurs fois son jeune frère Olivier, prêtre dans le diocèse de Paris, venir à Notre-Dame de
Grâce avec des séminaristes dont il est responsable.
Jean Baudet a quarante-trois ans. Il souffre d’un état dépressif qui l’empêche d’avoir la vie
active qui était la sienne jadis et ne joue que rarement de l’orgue alors qu’il possède toujours
chez lui un petit instrument d’étude. Il est cependant parfois venu tenir l’orgue de Notre-Dame
de Grâce, mais pas aussi souvent que je le voudrais.
Avec tous ces organistes de talent, j’ai commencé par le meilleur. Cela n’allait pas durer.


Quant à l’orgue de Saint-André, il a servi pour d’autres enregistrements que celui de Michel
Alabau. En 1990, l’Ensemble Vocal de Caen « Coryphées » y fit un CD avec chœur et orgue,
Alain Mabit à l’orgue.
En 1993, François-Henri Houbart fit deux disques, l’un à Saint-André, l’autre sur l'orgue J.F.
Dupont de Claude Noisette de Crauzat au château de Rosel, près de Bayeux, interprétant les
Sonates en trio et la Passacaille et fugue de J.-S. Bach. Je trouve excellent le disque enregistré à
Saint-André, mais celui de Rosel me paraît de moins bonne qualité, peut-être en raison d'une
acoustique défectueuse dans le salon de ce château.
L’orgue de Saint-André est encore utilisé par des organistes qui viennent y travailler. Je crois
que la tribune de l’église reste « ouverte », à la différence de certaines qui sont quasiment
inaccessibles pour des raisons qui souvent n’en sont pas. Christophe a une théorie là-dessus :
ce sont généralement les moins bons organistes qui semblent le plus jaloux de leur instrument,
peut-être en raison de la crainte qu’ils ont de se faire supplanter. Cela peut n’être pas faux…
Enfin, Saint-André a été demandé par le Conservatoire de Caen pour faire passer l'examen de
fin d’année aux élèves de la classe d’orgue. Là, M. James Caussade qui fur – trop longtemps –
professeur du Conservatoire ne pouvait plus refuser, contraint et forcé qu’il était. C’est en cette
circonstance que je l’ai rencontré à Saint-André, et ce fut la seule fois. Il manifestait autant qu’il
pouvait sa mauvaise humeur de se trouver là, dans des conditions déplorables – disait-il – pour
ses élèves.
Ainsi on peut résumer en disant qu’il y a désormais à Caen trois instruments de grande valeur :
l’orgue Cavaillé-Coll de Saint-Etienne, l’orgue J.F. Dupont de Saint-André et, plus tard, l’orgue
J.F. Dupont, encore, de Saint-Pierre.
Maintenant, je peux tourner la page puisqu’une nouvelle étape va commencer pour moi.

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Il me faut pourtant évoquer maintenant, pour n’y pas revenir ensuite, un dernier épisode à
Saint-André où j’allais me trouver impliqué quatre mois après mon départ de Caen. Et c’est
encore l’orgue qui en est la raison.
La question m’avait été parfois posée : « Cet orgue, à qui appartient-il ? » Je répondais par une
boutade : « Je ne sais pas à qui il appartient, mais je sais qu’il ne m’appartient pas ! »
Cependant, je ne pouvais pas m’en tirer par cette seule plaisanterie. Une rencontre fut donc
prévue, où les instances diocésaines et les responsables de la paroisse ainsi que Michel Leroy et
Jacques Roulleaux, respectivement président et trésorier des « Amis de Saint-André » me
prièrent de venir, le 12 décembre 1991. Il s'agissait de mettre les choses au clair. Je n’étais pas
au bout de mes surprises.
Les instances diocésaines, c’étaient M. André Girault, président des Chantiers diocésains et
Jean Aubry, prêtre de mon année de séminaire, alors secrétaire général de l’Evêché et économe
diocésain. La paroisse était représentée par le père Jean-Yves Le Duff, prêtre salésien et la sœur
Thérèse. Christophe de Ceunynck participait également à cette réunion.


Il y eut de longs débats à cause de l’association selon la loi de 1901 que j’avais cru bon de créer.
Ce n’était pas nouveau que l’Evêché ne tienne guère à ce genre d’association puisque, seule,
l’Association diocésaine est habilitée à gérer les biens de l’Eglise diocésaine.
Ce que les « Amis de Saint-André » voulaient éviter, c’était le risque de voir « leur orgue »
n'être pas entretenu parce qu’un curé ne s’y intéresserait pas ou même quitter Saint-André
parce qu’il n’en voudrait plus, ou que l’Evêché jugerait préférable de le mettre en un autre lieu
pour quelque raison ce se soit.
C’était tout le problème de l’avenir de l’orgue, de son entretien et de l’utilisation que l’on ferait
de cet instrument.
Moi, je ne me sentais plus concerné par cette affaire. Mais M. Girault qui commençait à
s'énerver se lança dans une diatribe en règle contre moi et contre la fantaisie que j'avais eue en
installant un orgue et des cloches à Saint-André. Il y avait, selon lui, des choses plus urgentes
et plus utiles à faire.
Les reproches se mirent à pleuvoir : Je n’avais rien fait, même pas la quête annuelle, pour les
Chantiers diocésains pendant que j’étais à Saint-André. J’avais détourné des fonds paroissiaux
en affectant à la construction de l’orgue les loyers des chambres occupées par les étudiants.
J'avais « pressuré » (sic) les paroissiens pour financer mes projets. Je n’avais jamais fait
participer la paroisse à l’entretien des bâtiments, etc.
Lorsque, lassé de l’écouter, j’ai fini pas dire combien je m’étais privé pour la
construction de l’orgue, M. Girault rétorqua que je m’étais « comporté comme un
imbécile ». La mesure était comble : Christophe protesta avec la vigueur dont il était
capable lorsqu’il lui arrivait de s'enflammer. M. Girault, sentant qu’il était allé trop

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loin, se calma un peu. La réunion s'acheva en me laissant dans l'esprit un sentiment de
malaise...


L’Association des Amis de Saint-André n’avait plus qu’à cesser d’exister. C’est ce qu'elle fit peu
après et le plus légalement du monde. Considérant que le but qu’elle s'était fixé lors de sa
création avait été pleinement atteint, elle informa la Préfecture de sa disparition. Une partie des
fonds qui lui restaient me furent remis pour ce que je me disposais à faire à Notre-Dame de
Grâce. Cela aussi était légal, et je me gardai bien de refuser. D’ailleurs la somme n’était pas
considérable.
Je voulus cependant retourner quelques jours plus tard au presbytère Saint-André et je
demandai à revoir toute la comptabilité de mes années dans la paroisse. J’établis alors trois
pages de chiffres tendant à démontrer l’inexactitude des griefs de M. Girault : je m’empressai
de lui envoyer ce document ainsi qu’à tous ceux qui étaient présents à la réunion précédente, et
je les fis parvenir également à Mgr Pican.
Peu de temps après ce courrier, j’étais reçu à l’évêché et j’eus un entretien avec l'évêque. Je lui
dis à peu près ceci : Je ne m’attendais à aucun remerciement de personne pour avoir construit
un orgue à Saint-André, mais je ne pensais pas non plus me faire eng… pour l’avoir fait.
L’évêque ne voulut bien sûr pas désavouer explicitement son Président des chantiers–membre
du Conseil pour les affaires économiques–membre de la Commission du temporel. Il m’incita à
oublier le différend…
Comme j’avais profité de cette rencontre pour dire un mot du futur carillon de Notre-Dame de
Grâce, le père Pican ne put que m’engager à ne pas aller trop vite dans la réalisation de ce
projet. Mais cette recommandation pouvait-elle suffire à me ralentir ?...

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Honfleur : Notre-Dame de Grâce

Il me faut revenir en arrière, au mois de mai1991. A Saint-André, je reçois une nouvelle visite
du vicaire général : l’évêque m’envoie à Notre-Dame de Grâce qui se trouve à Honfleur (pour
être plus précis : à côté de Honfleur). J’aurai en charge la commune d’Equemauville et
l'aumônerie du Centre hospitalier de l’Estuaire. Cette perspective me plaît, autant qu’avait pu
le faire, l’année précédente, l’idée d’aller à Saint-Germain-de-Livet. Cependant je ne demandais
pas à quitter Saint-André où j'étais heureux après y avoir connu un début si difficile.
Très rapidement, je vais rencontrer le père Henri Boileau à qui je suis appelé à succéder. Il
m'invite à revenir le jeudi 20 juin, pour la fête de Notre-Dame de Grâce, ce sera mon
introduction dans ce petit sanctuaire. J’entendrai pour la première fois sonner la petite cloche
de cette chapelle sans savoir s’il en existe d’autres.
Comme les années précédentes, je retourne à Lisieux en juillet et en août pour mon septième
été, puisque le père Boileau ne compte partir qu’à la fin du mois d’août.
En admirant le site de Grâce, j’avais aussitôt pensé que ce serait un lieu idéal pour un carillon.
Biensûr, je ne pouvais garder pour moi cette idée, et je me mis à en parler à la table qui
réunissait pour le repas les prêtres du Pèlerinage autour de Paul Gires. L'occasion était trop
belle pour lui de ne pas me taquiner. Il m’annonçait que, le site étant classé, j’aurais sûrement
des difficultés pour réaliser un tel projet. Il me suggérait l’idée d’un carillon souterrain et
d'autres histoires du même genre ! Ce n'était pas fait pour me déconcerter et, retournant
certains soirs au carillon de la basilique, je pensais déjà à « l’autre » !

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En arrivant à Honfleur, je suis chargé d’un triple ministère. D’abord accueillir les pèlerins qui
viennent à Notre-Dame de Grâce. C’est un peu ce que j’ai accompli à la basilique de Lisieux
pendant les étés de 1985 à 1991. Ensuite, j’ai un ministère paroissial dans la commune
d'Equemauville. Enfin le ministère d’aumônier d’hôpital où je vais découvrir une réalité
nouvelle pour moi. Ce triple ministère me paraît une chance. A cela s’ajoute celle de m'intégrer
à une équipe de prêtres que je connaissais déjà un peu. Nous nous entendons bien, sans être
forcément du même avis, et une rencontre hebdomadaire nous permet confrontation et
échanges.
Août 1991. Déménagement de Saint-André. Quelle pagaille et quelle corvée ! Le soir, je suis à
Notre-Dame de Grâce. Le lendemain, c’est ma première messe à la chapelle, entouré d’un bon
groupe de fidèles montés pour m’accueillir. Pour la première fois dans ma vie de prêtre, j’ai la
sensation d’être dans un édifice au passé riche d’histoire. Mais je sais déjà depuis longtemps
que j’ai aimé les églises que j’ai servies non pour leur beauté mais en raison de ce que j’y ai
vécu.
Mon installation dans un nouveau presbytère est ma première occupation. J’ai commencé par
faire disparaître un certain nombre d’aménagements qui dataient du père Auvray, le
prédécesseur du père Boileau. Les goûts du père Auvray, que je n’ai pas connu, me paraissent
pouvoir se résumer en trois mots : béton, néon et formica.
Ce qui disparut en premier, ce fut la tombe du chien. C’était, au fond du jardin, une dalle
épaisse en béton, surmontée d’une pyramide de blocs de silex au sommet de laquelle était
juché un chien en terre cuite du même style que les champignons et nains de jardin.
Dans la maison, je me suis employé à supprimer la plupart des néons abondant dans
les différentes pièces. Puis j’ai fait démonter la fausse cheminée (en dessous de laquelle
on en découvrit une autre, bien plus jolie, en marbre noir) et le trumeau correspondant
installé sur le mur opposé, faute d’avoir eu la hauteur de plafond suffisante pour le
poser là où il aurait dû l'être.
Robert Zaborowski, l’étudiant polonais arrivé à Saint-André en 1986, allait m'effectuer
un certain nombre de travaux l’été suivant, et c’est par lui que furent refaites la grande
salle et les chambres des deux étages.
Dans le jardin, dès l’automne, j’ai planté des arbres fruitiers ainsi qu’une vingtaine d'arbustes
destinés à masquer les cabanes, utiles mais laides, qui se trouvent au fond du terrain. L’année
suivante, de plus grands travaux allaient commencer par la suppression des allées rectilignes
abondamment bétonnées : Ce sont environ vingt-trois tonnes de béton qui partirent à la
décharge. Puis il y eut le creusement d’un bassin, remplacé par un second, l’hiver suivant, qui
allait collecter l’eau de pluie de quelques gouttières, après que l’ensemble du jardin ait été
nivelé et remodelé selon un plan longuement mûri. Les poissons rouges allaient désormais
disposer de cinq mètres cubes d’eau…


Je savais avant d’arriver à Honfleur que Jean-François Dupont avait construit un orgue pour la
tribune de la chapelle qui remplaçait le petit orgue de 1913, d'esthétique romantique. Le nouvel

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orgue avait été inauguré en septembre 1990 par François-Henri Houbart qui avait jadis donné
un concert à Houlgate. Il était devenu par la suite titulaire du grand orgue de la Madeleine à
Paris. Je n’étais pas allé à cette inauguration en m’imaginant que la chapelle ne pourrait
recevoir tout le public qui se présenterait.
Lorsque j’ai rencontré le père Boileau dont j’allais prendre la suite, je l’écoutais avec intérêt me
dire un mot sur la construction de l’orgue et sur le prix qu’il avait coûté, 400.000 francs. La
question me vint aussitôt à la bouche : « Qui a financé cet orgue ? » - « Le Pèlerinage, en deux
ans. » La réponse me fut une révélation, et sans rien dire de ce que j’avais à l’esprit, je pensai
que le carillon auquel je songeais pourrait être financé sans trop de mal.
Le même jour, je vis Jean-François Dupont à la tribune da la chapelle, accompagné d'un jeune
play-boy à la crinière blonde et bouclée comme celle que l’on prêtait aux anges à l’époque de la
Renaissance. C’était Frédéric Desenclos, organiste à Notre-Dame des Blancs-Manteaux à Paris,
qui préparait un disque sur l’instrument qui m'était désormais confié.
La prise de son se fit en juin 1992, ce qui me donna l’occasion de retrouver l’ami Pierre
Rocques. J’ai joué à nouveau, pendant la durée des enregistrements, le rôle d'accueil qui avait
été le mien à Saint-André en 1988. Le CD sortit bientôt après, mais je n’ai pas suivi sa
promotion qui ne me concernait pas.
A la chapelle comme à l’église d’Equemauville, ce fut un choc pour moi dès le premier
dimanche. Les deux organistes étaient remplis de bonne volonté, mais j’étais habitué à un plus
haut niveau de qualité. Que pouvais-je faire ?...
A la Toussaint, je demandai à Christophe de Ceunynck de venir accompagner les messes. Cela
fit un drame avec l’un des organistes qui prit très mal d’être supplanté, en dépit des efforts de
diplomatie que j’avais tentés pour l’informer. L’autre, âgé et un peu sourd, mais qui parlait de
tout cela d’un ton enjoué, ne m’en tint pas rigueur.
Je fis appel à Georges Hersent, demeurant à Caen mais venant pour les fins de semaine à
Honfleur où il avait un petit pied-à-terre. Georges, je le connaissais déjà car il était venu un
dimanche à Houlgate. C’est un bon concertiste, mais je me suis aperçu à la longue qu’il n'était
pas fait pour être organiste liturgique. Au bout de deux ans d’une collaboration décevante, il
décida, sans m’en informer, de ne plus continuer.


C’est alors que je fis la connaissance de Guy Le Palmec. Il jouait de l’orgue à l’église de La
Rivière-Saint-Sauveur en alternance avec d’autres. Henry Sale accepta de le perdre au bénéfice
de Notre-Dame de Grâce. Guy a de sérieuses qualités. Il est toujours prêt bien avant l’heure de
la messe, et il s’adapte avec assez d’aisance à l'occasion de messes de pèlerinages où on lui
demande, parfois à la dernière minute, d’accompagner des chants qui lui sont inconnus et dont
on ne lui donne pas la partition… Cela fait six ans qu’il participe à tous les offices que je célèbre
tant à la chapelle de Grâce qu’à l’église d’Equemauville, et cela se passe plutôt bien entre nous.
Il est d’ailleurs extrêmement serviable. Et lorsqu’il est arrivé que d’autres organistes viennent à
la chapelle, non seulement il ne fait pas d’histoires, mais il ne manque pas de venir les écouter.

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L’instrument que j’avais trouvé en arrivant à l’église d’Equemauville continuait à beaucoup me
décevoir. Aussi ai-je demandé aux sœurs qui ont pris ma suite au presbytère Saint-André de
me donner celui que la présence de l’orgue à la tribune rendait inutile et qui était effectivement
inutilisé. Une des sœurs me répondit qu’il fallait sans doute demander la permission à
l’évêché. Cette idée me stupéfia, et j'insistai afin de l’emprunter, au moins, pour la « Fête des
blés » le premier dimanche de septembre 1992. Là, on me fit grâce de la permission à demander
à l’évêché ! Au moment où je chargeais l’instrument dans une camionnette, une autre sœur eut
l'intelligence de me dire en douce : « Surtout, ne le rapportez pas. » C’était justement mon
intention.
Cela ne me faisait pas trouver pour autant des qualités à « l’engin ». Disons qu’il était moins
mauvais que le précédent (un Philicorda !). En 1998, une panne fit que je le crus, ou peut-être
que je voulus le croire irréparable, car il datait de 1980. J’en profitai pour acheter à Pont-
L'Evêque un petit instrument avec un seul clavier et sans pédalier, dont les sons étaient
nettement plus agréables, en raison sans doute des progrès constants accomplis en ce domaine.
Voila donc l’ancien instrument de Saint-André une nouvelle fois mis à l’écart. Mais Guy Le
Palmec réussit à le bricoler pour qu’il puisse fonctionner derechef. Il fut mis à l’église de Saint-
Gatien-des-Bois, sans regret de ma part.
Mais quelque six mois après, la santé de Michel Lecoutre le rendant incapable de poursuivre
son ministère à Saint-Gatien, c’est moi qui fus appelé à le remplacer, et j’ai à nouveau retrouvé
l’instrument que je n’aimais pas.


Je reviens en arrière pour reprendre le cours des évènements lors de mes débuts à Honfleur.
Un mois après mon arrivée, Daniel Aoustin, curé de la paroisse, me présenta à M. Liabastre,
maire de Honfleur, qui nous reçut à la Mairie. Au cours de notre entretien, je lui fis part de
mon idée de carillon qu’il accueillit sans manifester ni réserve ni enthousiasme. Simplement,
Daniel me déclara : « Je ne croyais pas que c'est par là que tu allais commencer. » Il aurait
préféré que je cherche à créer un lieu d’accueil pour les groupes venant en pèlerinage. Lui-
même envisageait alors la construction d’un centre paroissial sur la hauteur, du côté de
Gonneville, en un lieu où la ville de Honfleur poursuit son extension. Il est certain qu’un lieu
d’accueil à proximité de la chapelle serait parfois bien utile mais, aujourd’hui encore, je me
demande quel nombre d’obstacles il aurait fallu surmonter pour faire aboutir un tel projet.
Pour la fête de l’Assomption, 15 août 1992, je me mis en tête de faire une opération de prestige.
Il s’agissait de recevoir à Notre-Dame de Grâce le carillon ambulant de Douai : 50 cloches sur
un plateau automobile. J’entamai des transactions avec le responsable des itinéraires qui me
suggéra de m’entendre avec le Pèlerinage de Lisieux pour réduire de moitié les frais élevés
d’une telle location, mais la proposition que je fis à Lisieux ne rencontra pas l'adhésion que
j’espérais. Le carillon allait donc ne venir qu’à Notre-Dame de Grâce et on allait, si j’ai bonne
mémoire, me consentir un tarif de faveur.
Il y aurait trois concerts dans la journée : un premier à midi, à l’issue de la messe ; le second au
milieu de l’après-midi et le dernier en soirée, après la procession aux flambeaux traditionnelle.
Des affiches furent imprimées et les informations communiquées à la presse locale : tout était
organisé.

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C’est juste la veille du 15 août que je fus averti par téléphone : le carillon n’allait pas venir, il
venait d’être accidenté. L’engin qui le tractait avait fait une manœuvre malencontreuse dans le
garage où il s’était arrêté pour une révision de routine et le carillon s’était renversé. Aucune
cloche n’avait été brisée, mais la mécanique très endommagée rendait le carillon
momentanément inutilisable. Je n’avais plus la possibilité d’informer le public par voie de
presse. A la fin de la messe, je pus annoncer ce contretemps à l’assistance. Mais l’après midi, il
me fallut être présent pour avertir les personnes qui venaient au concert sans savoir qu’il ne
pourrai avoir lieu. Je me souviens avoir rencontré une famille venue de Cherbourg pour la
circonstance…


Suivit une période d’attente qui me parut très longue. Il m’arrivait de douter du projet qui me
tenait à cœur. Frédéric, le jeune homme qui travaillait au Pèlerinage depuis 1992, devenait le
partenaire à qui je pouvais raconter mes espoirs et mes craintes. Il fallait tenir bon face à
l'adversité ! Tout cela prit bientôt la forme d’une chanson qui me servait d’exutoire. Les idées
me venaient à l’esprit aux instants les plus variés. Les quelques minutes pour me raser le
matin étaient particulièrement propices à la composition. Cela devint un jeu, et je ne résiste
pas à l’envie de transcrire ici l’ensemble des trouvailles. Lecteur, tu n’es pas obligé de tout lire :
c’est long, mais sache au moins qu’il y a un petit fond de vérité tout au long de ces strophes qui
cherchent à caricaturer quelques vérités. C’est sur l’air du « Vieux chalet » :
Là haut, Côte de Grâce, l’était un p’tit clocher (bis)
Une pauvre clochette y grelottait toute seulette,
Là-haut, Côte de Grâce, l’était un p’tit clocher.
Là haut, Côte de Grâce, François fut chapelain,
Bientôt se désola en écoutant son pauvre glas.

Le chapelain de Grâce dit, venant de Cabourg :


Les cloches de chez moi, je les admire chaque fois.

Le chapelain de Grâce n’oublie pas Saint-André,


Son étroit clocheton et son tout-petit carillon.

Le chapelain de Grâce en la nuit de Noël


A Sainte-Catherine vint écouter sonner Matines.

Là-haut, Côte de Grâce, François n’est pas tout seul,


Complice et dynamique, son lieutenant, c’est Frédéric.

Là-haut, Côte de Grâce, se dit le chapelain :


Bon sang ! Mais c’est bien vrai, il me faudrait un aut’ clocher !

Au chapelain de Grâce, le Doyen précise :


Je veux bien de tes cloches, mais n’oublie pas d’emplir nos poches.

Au chapelain de Grâce, Girault vint déclarer :


Vous êtes un imbécile avec vos cloches inutiles ;

Au chapelain de Grâce, Girault recommanda :

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Vous feriez mieux d’penser à financer tous mes chantiers.

Au chapelain de Grâce, ses sœurs dirent en chœur :


Un orgue, ça suffit, pourquoi veux-tu des cloches aussi ?

Au chapelain de Grâce, son Evêque écrivit :


L’idée d’un clocher neuf ne me fait pas un effet bœuf !

Au chapelain de Grâce, l’Evêque écrit encor :


François, que fais-tu là ? Ce n’est pas ça l’apostolat !

Au chapelain de Grâce ont dit tous ses amis :


Vos cloches, c’est très bien, ne craignez rien, on vous soutient.
Là-haut, Côte de Grâce, rêva le chapelain
Que des paroissiens proches lui offriraient une ou deux cloches.

Là-haut, Côte de Grâce, à Pâques on sonnera


Cinq cloches, si Dieu le veut, évidemment, ce sera mieux.

Là-haut, Côte de Grâce, plus tard on construira


Pour les cloches nouvelles, une tourelle solide et belle.

Là-haut, Côte de Grâce, pour le clocher nouveau,


Faudra trouver des sous, c’est un projet complèt’ment fou !

Là-haut, Côte de Grâce, pria le chapelain


Que l’Administration lui fasse don de subventions.
Là-haut, Côte de Grâce, l’est un nouveau clocher,
François, jour après jour, le vit monter avec amour !

Là-haut, Côte de Grâce, dans le joli clocher,


Aux fêtes que Dieu donne, les cloches sonnent et carillonnent.

Là-haut, Côte de Grâce, les pèlerins nombreux


Venant prier Marie sont par les cloches réjouis.

Là-haut, Côte de Grâce, admirent les touristes


Les cloches, les bateaux, quels magnifiques ex-voto !

Un soir, Côte de Grâce, le Bon Dieu descendra :


François, il se fait tard, sonne tes cloches pour ton départ.

Voilà, c’est fini ! Je vous avais prévenus que tout cela est un peu puéril, mais je le répète : cette
chanson terminée à Noël 1994, c’était au long des jours l’exutoire pour rire de mes ennuis qui
parfois me « prenaient la tête ».

Le décès de ma belle-sœur, l’épouse de mon frère aîné, allait me donner un occasion fortuite
d’avancer. C’était en juillet 1993. Les obsèques devaient se faire à Saint-Malo. Pour m’y rendre,

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alors que l’autoroute n’était pas achevée, il me fallait traverser Villedieu-les-Poêles. J'ignorais
que le mardi est jour du marché hebdomadaire, qui entraîne une déviation de la circulation
pour libérer le centre de la petite ville et la place où se tient ce marché. C’est ainsi que mon
itinéraire imprévu me fit passer par la fonderie Cornille-Havard. Le hasard d’un feu rouge
m'arrêta juste devant le bureau. Comme j’étais parti assez tôt de Honfleur et que j’avais le
temps de faire une halte, je résolus soudain de pousser la porte de ce bureau.

Pour la première fois, je rencontrai Mme Bergamo et lui fis part d’installer des cloches. Je ne
sais plus si j’ai parlé d’un carillon, je crois que j’avais revu mon projet à la baisse et me disais
que cinq ou même trois cloches, ce ne serait déjà pas mal. Mais le problème majeur, c’était qu’il
fallait aussi construire le clocher. Je ne sais quelle impression fit ma demande à Mme Bergamo :
peut-être, sur le moment, ne prit-elle pas très au sérieux mon désir d’avoir un plan et un devis.
Et je ne reçus rien dans les mois qui suivirent.

Je me rappelai alors combien M. Biard avait été efficace dans la déposition des cloches de
Frémont et leur installation à Saint-André. J’écrivis donc pour lui demander ce que je n’avais
pas reçu de Cornille-Havard. J’appris par Mme Biard que son mari était décédé, et elle
m'envoya son contremaître, M. Prudhomme, à qui j'exposai mes idées : cinq cloches et le
clocher qui les abriterait.
Nous avons discuté de ce qu’il était possible d’envisager, et celui-ci m’envoya peu après un
projet de petit clocher plutôt séduisant, une tourelle en bois de plan carré, surmontée d’une
flèche couverte d’ardoises s’élevant à dix mètres.
M. Pérignon, l’architecte des Bâtiments de France, refusa ce projet qu’il jugeait trop élevé en
comparaison du clocher de douze mètre de la chapelle. En surbaissant la toiture, ce n’était pas
très joli. Mais ce qui m’ennuyait, c’est que M. Prud’homme n’en finissait pas de m’envoyer
d'autres plans annoncés et ne tenait pas ses promesses.


C’est alors que je reçus un coup de téléphone que je n’attendais plus. Mme Bergamo n’avait pas
oublié ma visite et me demandait où j’en étais. Je lui répondis que n’ayant rien reçu d'elle,
j’avais cherché ailleurs. Elle m’expliqua que peu de temps après mon passage à Villedieu, elle
avait perdu un de ses fils dans un accident de voiture, et je sus par la suite que ce deuil avait
entraîné pour elle une période dépressive dont elle avait été longue à se remettre.
Alors elle veut savoir si j’ai commencé la construction. Je bluffe : « Non, mais ça ne devrait pas
tarder. » – « Est-il encore temps de vous envoyer un projet ? » – « Oui, mais dépêchez-vous. Il
faudrait que vous veniez vous rendre compte sur place ; moi, je ne vous demanderai plus rien
si vous ne le faites pas. »
Elle vint en effet peu de jours après cet entretien téléphonique, et quelques semaines plus tard,
je reçus un projet tout différent pour installer cinq cloches de volée et, pourquoi pas, trois ou
quatre cloches fixes présentées sur l’esquisse. Cela me suffit pour me faire repartir dans l’idée
d’un vrai carillon et M. Bergamo m’envoya un nouveau projet pour un carillon de vingt-deux
cloches.

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Ce document fut transmis à M. Pérignon, l’architecte des.Bâtiments de France, qui me donna
peu après son accord par écrit. C’était en avril 1995. Le projet avançait quand même.


Mais j’avais toujours le sentiment de naviguer à vue. Je demandai conseil à Patrice Latour,
carillonneur à la cathédrale de Rouen, que j’avais rencontré à Lisieux ; il me répondit : « Votre
carillon ne sera pas un carillon de concert mais un carillon d'animation. » Ah ?… Je dois dire
que je ne saisissais bien la différence.
Patrice me fit par la suite une suggestion qui me remplit de perplexité : « Vous devriez
envisager de décorer vos cloches d’une façon qui sorte de la routine et qui renouvelle l’art
campanaire. » Je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi il m'engageait. J’eus bientôt un début
de réponse grâce à Mme Bergamo à qui je fis part de mon embarras : « J’ai rencontré, me dit-
elle, un galeriste de Honfleur qui pourrait peut-être vous aider. »
C’est ainsi que je fis bientôt connaissance de Xavier Etxeandia. Un petit nerveux, la
quarantaine, le cheveu frisé aussi noir et fourni que la barbe, toujours volubile, « ni français, ni
espagnol, mais basque » comme lui-même me le dit un jour, et marchant en permanence à cent
à l’heure. D’emblée, il s’enthousiasma pour mes histoires de cloches et se fit fort de me trouver
trois artistes pour décorer les trois premières déjà commandées.
Encouragé par son dynamisme, je m’inquiétai quand même de savoir ce que cela me coûterait.
Je fus vite pleinement rassuré, et je peux le dire une fois pour toutes : tous les artistes sollicités
pour la décoration des cloches l’ont fait à titre gracieux. Et lorsque je leur manifestais ma
reconnaissance pour leur contribution artistique, c'étaient eux qui me remerciaient de leur
avoir fait confiance.
Je songeais aux noms à donner aux cloches à venir. Difficile de trouver des noms pour une
famille nombreuse ! J’avais d’abord songé retenir les noms des églises de Honfleur et des
environs. L’idée me vint aussi de choisir des titres attribués à Notre-Dame. Mais il me fallait
vingt-deux noms ! Finalement, ceux qui ont été retenus pour les cinq premières cloches furent :
Notre-Dame de Grâce, Pierre, Thérèse de l’Enfant Jésus, Denys de la Nativité – un martyr
honfleurais du 17ème siècle – et François d'Assise. Pour la suite, on verrait...
J’avais calculé que le projet était financièrement réalisable en quatre ans :
1995 : les trois petites cloches de volée et le beffroi ;
1996 : les deux grosses cloches de volée ;
1997 : première série des cloches fixes ;
1998 : achèvement du carillon.
Les trois premières cloches m’étaient promises pour le 15 août 1995. Pierre Lebigre acceptait de
décorer « François d’Assise » ; Marie-Claude Lebigre décorerait « Denys de la Nativité » et
Marc-Antoine Orellana « Thérèse de l’Enfant Jésus ».
Dès la confirmation donnée par les Bergamo que j’aurais les cloches pour l'Assomption, j'avais
invité Mgr Pican à les bénir. Il allait être retenu toute la journée à Port-en-Bessin pour la fête de
la Mer, mais il acceptait de venir en soirée.

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Peu de temps avant ce 15 août, je vis arriver au presbytère une dame qui m’était inconnue. Elle
avait entendu parler des cloches qui allaient venir pour la chapelle et se déclara vivement
intéressée par ce projet. Je ne pouvais alors soupçonner où m'entraînerait cette première
rencontre.
Je ne tardai pas à découvrir que Mme Lind Holmes était passionnée de cloches. Elle en faisait
collection et en possédait quelque 2000 ! Elle m’invita à me rendre chez elle pour faire
connaissance de son mari ; leur propriété de « Mont Joli » se trouve non loin de Notre-Dame de
Grâce.
En réalité, on peut dire que M. et Mme Lind Holmes font collection de collections. Lui est
passionné par les livres, surtout d’histoire, de géographie, d’art, de peinture, d’architecture et
quoi encore ? Il en achète partout, dans les librairies et aux bouquinistes sur le marché, et en
toutes circonstances. Sa triple bibliothèque, à Honfleur, à Paris et à Londres, est
impressionnante. Elle, en plus des cloches en tous genres, collectionne les grenouilles de toutes
sortes. Elle possède aussi des séries de maisons miniatures en faïence, de fruits et coupes de
fruits en faïence également, des cale-portes qui garnissent les marches de l’escalier et je ne sais
quoi encore.
Très vite, je compris combien les Lind Holmes sont chaleureux, accueillants, curieux de tout,
s’intéressant à tout et connaissant tout le monde. Ils étaient alors dans les derniers préparatifs
du mariage d’un de leurs fils, Philippe, jumeau de Dominique, en l’église de Barneville-la-
Bertran. Aussitôt je fus invité à concélébrer avec le révérend John Michael Richards, Canon of
the Chapter of Westminster qui allait recevoir le consentement des jeunes mariés, et assister à
la réception dans le jardin du Mont Joli.
Mieux encore, j’allais m’apercevoir que désormais je n’étais plus seul à porter le projet du
carillon. Mes collègues prêtres m’avaient assez reproché d’avoir décidé ce carillon sans leur en
parler et de n’avoir pas consulté le conseil économique. J’avais répondu un jour à ce reproche
que jamais personne n’aurait accepté un tel projet si j’avais demandé l’avis des uns et des
autres. Maintenant, j’étais appuyé par des supporters aussi décidés que je pouvais l’être.
L’avenir n’allait pas tarder à me faire découvrir l'importance de ces énergies nouvelles.


Mais nous voici au 15 août 1995. Les trois premières cloches, brillantes de tout l’éclat de leur
bronze neuf, avaient été installées l’avant-veille devant la chapelle. Redoutant des actes
nocturnes de malveillance, j’avais demandé à Patrick Demaine qui se trouvait alors à Honfleur
de monter la garde pendant trois nuits consécutives, ce qu’il fit vaillamment.
Comme l’évêque ne pouvait être présent que pour la soirée, on avait résolu de faire deux
cérémonies distinctes. A l’issue de la messe, cérémonie « civile » d’inauguration à laquelle
étaient invités le Maire et les personnages officiels, les décorateurs et Patrice Latour,
carillonneur de Rouen et de Lisieux. Bien sûr, M. et Mme Bergamo étaient présents. Mme
Rousseau, adjoint à la Culture, représentant le Maire empêché, me dit avant la messe vouloir
prendre la parole à l’inauguration qui allait suivre. Après la messe, j’apprends qu’elle a changé
d’avis, je n’ai pas su pourquoi. J’ai donc été le seul à dire un petit mot devant le public assis sur

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la centaine de chaises disposées par les services de la Mairie de Honfleur, et debout à l’arrière.
Le ruban blanc qui entourait l’installation fut coupé protocolairement et Patrice Latour fut le
premier à faire tinter les cloches.
Un repas allait suivre dans le jardin du presbytère. Nous étions une quarantaine de convives.
Le restaurateur de la Ferme de la Grande Cour, proche de la chapelle, avait accepté de faire le
rtaiteur. L’ambiance fut bonne. Seuls manquèrent les parasols auxquels je n’avais pas pensé et
les invités ont quelque peu souffert du soleil ardent de cette belle journée.
Mgr Pican arriva pour le dîner où je n’avais convié que les prêtres de la paroisse. Il revenait de
Port-en-Bessin en excellente humeur et le repas fut très détendu. Aussitôt après eut lieu la
bénédiction des cloches. Dans les cérémonies qu’on l’invite à présider, notre évêque s’adapte
facilement et entre de bon gré dans le déroulement du rituel accommodé selon les possibilités
locales. La procession suivit, ainsi que le petit feu d’artifice devenu traditionnel. Après quoi les
fidèles de la soirée furent invités à tinter les cloches et ils ne s’en privèrent pas. Il m’a semblé
qu’il y avait nettement plus de monde que les années précédentes, sans doute la présence de
l'évêque et les cloches y étaient-elles pour quelque chose.
La fête passée, il fallut bien trouver une place provisoire pour ces cloches. Elles furent déposées
à l’intérieur de la chapelle, devant l’autel de droite et sous la garde de sainte Thérèse. N’avais-
je pas évoqué en termes voilés, lors de la bénédiction, le commentaire qu'avait fait sœur
Thérèse de l’Enfant Jésus à propos des deux nouvelles cloches du Carmel inaugurées le 15 août
1897 (« Pas ‘cor très belles… ») et ma promesse pour la remercier de l'aide qu’elle
m’apporterait dans la conduite à son terme du projet de carillon d’une troisième cloche pour le
Carmel de Lisieux ?
En mettant les cloches au pied de la statue de sainte Thérèse, je n’avais aucune idée du temps
qu’elles allaient y demeurer.


Le beffroi n’était pas encore commandé et je ne voyais pas bien l’issue du flou administratif
dans lequel se trouvait l’installation du carillon. L’ambiguïté de la situation provient du fait
que le terrain à l’entour de la chapelle, situé sur le territoire de la commune d’Equemauville,
est propriété de la ville de Honfleur depuis 1791, lorsque celle-ci acheta l’ensemble, chapelle et
terrain qui l’entoure, qui était à vendre comme bien national. Différents entretiens avec le
maire d’Equemauville et celui de Honfleur me donnaient l’impression qu’ils se renvoyaient
prudemment la balle. La situation avec l’A.B.F. n’était pas plus claire. Je crus avoir trouvé la
solution avec l'imprimé de déclaration de travaux ne nécessitant pas de permis de construire
(pour une construction de moins de 20 m2 ; or le beffroi devait couvrir 19, 95 m2).
J’ai donc envoyé cette déclaration à la mairie d’Equemauville et en même temps, j’ai demandé
le beffroi à la maison Cornille-Havard. Si tout allait bien, les cloches pourraient être installées et
sonner pour le 8 décembre, c’était du moins ce que j'espérais.
Plusieurs étapes étaient nécessaires. Creuser le sol pour les fondations, couler les plots de béton
sur lesquels allaient reposer les poutres d’assise du beffroi, tout cela se fit sans problème. Enfin
les éléments du beffroi furent livrés et le montage commença aussitôt. Les ennuis aussi.

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Heurs et malheurs du carillon de Grâce

J'avais affiché sur le chantier l’indication que l’absence de réponse dans les deux mois suivant
la déclaration des travaux équivalait à une autorisation tacite de l'Administration, comme cela
semblait ressortir de l’imprimé fourni par elle.
C’était sans compter avec la vigilance de quelques uns qui s’érigent en gardiens farouches du
site de la chapelle. Du premier qui se manifesta, je ne savais rien. En interrogeant mon
entourage, je fus surpris de l’unanimité des réponses qui n’étaient guère à son avantage.
Longtemps plus tard, il allait m’adresser certain soir un appel téléphonique anonyme pour
m'injurier, ignorant qu’il existe maintenant la possibilité de connaître le numéro de l’appelant.
Un autre réagit encore, connu pour sa tendance à l’opposition quasi-permanente. Je ne l’avais
encore jamais remarqué dans ses promenades à proximité de la chapelle, j'appris bientôt à le
connaître.
Ces deux-là allèrent manifester à la Mairie de Honfleur contre l’intolérable entreprise dont
j'étais l’auteur. Y en eut-il d’autres ? Je n’en suis pas sûr. Toujours est-il que l'adjoint à
l'urbanisme se manifesta par un appel téléphonique pour me demander de cesser les travaux.
Alors que j’avais reçu l’autorisation écrite d’installation signée de sa main, aucun courrier ne
vint confirmer cet ordre d’interruption. Je crus pourtant préférable d’arrêter momentanément,
pensant que ce n’était qu’un retard d’un ou deux jours.
Les employés de Cornille-Havard voyaient les choses autrement. Ils prirent très mal cet ordre
d’interruption. Venus de bon cœur, ils quittèrent le chantier en maugréant, non pas contre moi,
mais contre le recul de la Municipalité. Toutes les poutres furent empilées sur les bases mises
en place, et l’espace du chantier entouré d’un ruban rouge et blanc. Les journaux locaux
glosèrent à loisir sur l’évènement.

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Les tractations recommencèrent. La Mairie de Honfleur voulait changer d’endroit
l'implantation du beffroi. Je refusais toutes les propositions qui m’étaient faites. Je n'avais pas
envie que le carillon soit relégué à l’extrémité du plateau où son isolement et l’absence totale
d’éclairage nocturne auraient facilité toutes sortes d’actes de malveillance ou bien des vols
encore plus préjudiciables. La suite allait me donner raison puisque, bien plus tard, j’ai
découvert un matin les cloches et le beffroi maculés de peinture verte. Il fallut toute une
matinée d’astiquage avec l’aide de Frédéric pour faire disparaître tout cela.
Il fut décidé par la Mairie des photos de synthèse que l’on me communiqua. Elles me
paraissaient plutôt partiales. Celles de l’endroit contesté où l’on avait commencé les travaux
faisaient apparaître le carillon en très gros plan, et celles des lieux préconisés par la Mairie le
montraient en dimensions réduites. De plus, toutes ces photos furent prises en hiver, sans
compter avec la végétation estivale qui donne un tout autre aspect au site de Grâce.
La situation s’enlisait. Pendant cette période, je voulais quand même avancer et j’avais
commandé, selon le calendrier que je m’étais fixé, les deux grosses cloches pour le 15 août 1996.
Xavier Etxeandia, trop pris pas ses activités, ne pouvait chercher de nouveaux décorateurs. Il
demanda à une autre galeriste de Honfleur de le relayer. C'est ainsi que j’entrai en relation avec
Katia Brunner qui tient une galerie rue du Dauphin. Cette charmante jeune femme mit autant
d’enthousiasme à entrer dans le projet que l’avait fait Xavier. Après des recherches en
Allemagne qui n’aboutirent pas, elle demanda à son père, peintre, et à son frère, sculpteur,
d’assurer la décoration des deux cloches : de nationalité helvétique, par eux, c’est la Suisse qui
entrait dans l'histoire du carillon.


Lors d’une nouvelle visite à Villedieu, j’envisageai avec M. Bergamo comment sortir de
l'impasse dans laquelle nous nous trouvions. Mme Bergamo lança une idée : si l'on profitait de
l’ambiance de l’été pour achever le montage du beffroi ? Je saisis la balle au bond. Après un
instant de réflexion, je proposai plutôt la fête de la Pentecôte. L'encombrement provoqué
autour de la chapelle par l’installation de la fête foraine pourrait nous être propice. Et pourquoi
ne pas commencer dans la soirée, comme font souvent les forains qui travaillent tard pour
monter leurs métiers ? M. Bergamo devait d’abord consulter ses ouvriers : accepteraient-ils de
travailler ainsi ? Tous acceptèrent avec enthousiasme, tant ils avaient pris comme une injustice
l'interruption de leur travail au mois de novembre précédent.
Entre temps, M. et Mme Lind Holmes, dont je ne dirai jamais assez l’importance des
interventions en faveur du carillon, organisèrent une pétition pour obtenir de la Mairie son
maintien en place. Cette pétition reçut plus de trois mille signatures. Plusieurs lettres avaient
été envoyées à M. Lamarre, maire de Honfleur, sans qu’il réponde à aucune.
Toutes dispositions furent donc prises pour achever la construction du beffroi. L'avant-veille
de la Pentecôte, M. Bergamo arriva en fin d’après midi, accompagné de quatre ouvriers. Tous
travaillèrent jusqu’à deux heures du matin : le montage du beffroi était terminé. Moi, j’étais
avec eux, ne faisant rien d’autre que veiller à l'intendance. Je dois dire aussi qu’à tout moment

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je redoutais l’intervention d’un curieux mal disposé, mais personne ne vint voir de près ce qui
se passait.
Après le temps de repos indispensable, le travail reprit au lever du jour, sous la pluie qui
venait de commencer, et les trois cloches furent installées pour midi. Avec des cordes, on
pouvait les sonner.


Dimanche de la Pentecôte : pour la première fois depuis dix mois qu’elles sont arrivées, les
cloches carillonnent avant la messe. Et aussi pour la sortie. Je n’ai fait aucun commentaire à la
chapelle, je n’en ai reçu aucun ensuite. Dans l’après-midi, alors que la fête foraine battait son
plein, il y eut un considérable mouvement de curiosité suscité par la découverte des cloches.
Beaucoup s’approchaient pour voir et désiraient entendre. Il y eut de nombreuses sonneries
pour le plaisir.
Le lundi de Pentecôte, c’est le pèlerinage des marins. Un long cortège de musiques, d'enfants
portant des maquettes de bateaux, d’officiels de la Marine nationale et de l'Administration
civile, de marins pêcheurs et de foule, part de la Mairie à 9 h 30. Après tout un circuit dans les
principales rues de Honfleur, c’est l’arrivée à Grâce vers 10 h 30 alors que sonnent les cloches.
Au calvaire en haut de la côte, une halte pour un mot d’accueil de la part du clergé. Poignées
de mains et sourires. Je ne sais à quoi je peux m’attendre, mais personne ne fait allusion aux
cloches.
C’est ensuite la messe du pèlerinage à l’autel extérieur, en face de la chapelle. Encore une
sonnerie à la fin de l’office et le cortège officiel redescend vers Honfleur. La fête foraine
continue jusqu’au soir et attire le public habituel. Les curieux sont encore plus nombreux
qu'hier à venir voir les cloches, et les sonneries se multiplient. Est-ce que je me fais des
illusions ? J’ai l’impression que tous ces visiteurs semblent les apprécier.
Le lendemain et les jours suivants donnent lieu aux comptes rendus de la presse locale.
Décidément, l’installation des cloches a fait sensation. Certains titres sont percutants : « Le
chapelain fait le forcing », « Le chapelain fait de la résistance », « Surprise sonnante pour la
Mairie », « Les cloches de la discorde »… Il y aura quelques dessins humoristiques de Piboi,
alias Pierre Boiteau, le jeune collaborateur d’un hebdomadaire honfleurais. Il me fait bien rire
avec sa nouvelle version de Peppone et Don Camillo. Mais la Municipalité laisse entendre que
le problème est loin d’être résolu, et l’on avance que le carillon pourrait bien être démoli.


Dans mes visites d’aumônier à l’hôpital, il arrive que des malades me questionnent sur les
cloches de la chapelle de Grâce. Je me souviens de ce dialogue avec un habitant de La Rivière
Saint-Sauveur : « Qu’est-ce que c’est que toutes ces histoires de cloches ? » Je résume en
simplifiant : « Eh bien, il y en a qui sont pour et il y en a qui sont contre ! » – « Et vous, êtes
vous pour ou contre ? – « Moi ? Je suis pour.»
Encore à l’hôpital, cette malade, une dame de la rue des Capucins qui ne peut jamais sortir de
chez elle en raison de son infirmité, qui me dit : « Oh ! Sonnez-les, vos cloches, à chaque fois
que je les entends, il me semble que c’est Notre-Dame de Grâce qui vient me visiter ! »

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Toujours à l’hôpital : j’avais fait la connaissance d’un homme âgé, fier de me parler de son long
service dans sa petite église de Saint-Martin aux Chartrains. Pendant cinquante années, il y fut
« chariton », chantre, sacristain et sonneur, et je le sentais animé d’une foi profonde. Il
s'intéressait vivement à mes cloches et m’assurait qu’il ne manquerait pas de venir les admirer
lorsque son état de santé le lui permettrait. Il est venu, en effet, aux beaux jours, et il fut très
touché que je sonne les cloches exprès pour lui. Il me semblait bien mériter ce geste. Il allait
bientôt faire un nouveau séjour à l’hôpital, qui s’acheva par son décès. Sa fille vint me prier de
prendre la parole à ses obsèques où j’évoquai ce que je viens de raconter.
Plus tard, Mme Lelièvre, directrice de l’Office de Tourisme de Honfleur, m’a raconté les
critiques que lui firent des hôteliers ou des restaurateurs : « Comment ? Vous laissez un
" Campanile " s’installer à la côte de Grâce, vous n’avez rien fait pour l'empêcher et vous ne
nous avez même pas prévenus ? » Et elle d’expliquer qu’il y a « campanile » et « Campanile » !
Je ne me souviens pas avoir personnellement entendu de critiques, bien que je sache qu’elles
ont existé : le campanile, ou le beffroi, comme vous voudrez, ce « tas de bois », cette « cage à
poules », cet « échafaudage infâme »… Mais tout cela venait plutôt de ceux que j’ai déjà
mentionnés.


En dépit de tous les remous suscités par l’achèvement du beffroi et la mise en place des trois
premières cloches, les deux nouvelles vont arriver, comme prévu, pour le 15 août 1996. Par
principe, j’ai encore demandé à Mgr Pican s’il accepte de venir en faire la bénédiction, mais il
ne peut être libre ce jour-là. C’est donc moi qui le ferai. Pour cette fois, les deux cloches ont été
suspendues à l’intérieur de la chapelle, et c’est au cours de la messe qu’a lieu la bénédiction. Il
y a évidemment une très nombreuse assistance – c’est la fête de l’Assomption.
Katia Brunner et ses parents sont au premier rang, son frère n’a malheureusement pas pu venir
de Suisse. Présents également les Bergamo ainsi que Bernard Harel et sa petite famille. Bernard
a accepté d’installer les cloches après le déjeuner.
Le repas se fait dans le jardin, comme l’année précédente. J’ai gardé le souvenir du soleil de l'an
passé et j’ai pu réunir une dizaine de parasols pour abriter les tables de la quarantaine de
convives. Ni le Maire de Honfleur ni ses adjoints ne sont venus, celui d’Equemauville et son
épouse sont présents. Marie-France Perchet a tout organisé avec son savoir-faire habituel.
A la fin du repas et sans tarder, M. Bergamo et son fidèle Bernard se mettent en devoir
d'installer les deux cloches retirées de la chapelle. La mise en place se fait en une bonne heure.
Il y a beaucoup de curieux qui s’arrêtent quelques instants ou qui tiennent à demeurer jusqu’à
la fin. Arrive l’instant de la première sonnerie des cinq cloches. Les sonneurs sont en place, je
me « garde » la cloche Notre-Dame de Grâce. Pour le bon déroulement de cette sonnerie
inaugurale, j’indique l’ordre successif de départ et le moment de s’arrêter par gestes puisqu’on
ne peut s’entendre. La fin de la sonnerie est saluée par les applaudissements de la centaine de
spectateurs restés à regarder et à écouter. Une personne vient me remercier ce qui me touche
infiniment.

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Il y aura d’autres sonneries spontanées dans la suite de la journée. L’une d’entre elles est
démarrée par de tout jeunes enfants qui veulent essayer leurs forces et se donner le plaisir
d'entendre les cloches. C’est à ce moment que ma voisine anglaise, Mrs Lowndes, surgit de son
jardin. Visiblement, elle n’est pas contente de ces sonneries et, de loin, tient à le faire savoir.
Elle s’attire immédiatement la réaction de Bernard : Ah ! Vous aussi, vous êtes contre les
cloches ? Je me contente de lui dire que c’est un jour exceptionnel de fête…
Des mois plus tard se produira une histoire peu banale avec cette Mrs Lowndes. Mes voisins
britanniques ne viennent à Honfleur que pour quelques semaines en été. Ils ont d’abord habité
plusieurs années dans une maison très proche de Sainte-Catherine (et de son clocher !), puis ils
ont acheté cette maison appelée « l’Observatoire » à moins de cent mètres de la chapelle. Mrs
Lowndes m’adresse un jour une lettre courroucée pour me dire que le paradis qu’ils avaient
choisi était devenu de mon fait un enfer car mes « cloches monstrueuses » avaient « chassé les
promeneurs, les pique-niqueurs, les oiseaux et les écureuils »…
C’était l’époque ou l’absence prolongée de curé à Honfleur laissait le presbytère Sainte-
Catherine habituellement inhabité. Pour remédier à cette situation, les appels téléphoniques à
Sainte-Catherine étaient automatiquement transférés à Notre-Dame de Grâce où j’avais plus
de facilité pour recevoir les communications. J’avais acquis le réflexe de répondre
affirmativement lorsqu’on me demandait : « le presbytère Sainte-Catherine ? », quitte à
expliquer, lorsque cela s’avérait nécessaire, que je répondais en réalité depuis Notre-Dame de
Grâce.
C’est ainsi qu’une dame désira un jour d’adresser au curé de Sainte-Catherine pour lui
expliquer son problème que je me devais d’écouter avec attention. Au bout de quelques
secondes, je réalisai que c’était Mrs Lowndes qui voulait confier au curé de Sainte-Catherine
son malheur d’avoir le chapelain de Grâce pour voisin… Pendant la conversation qui fut
longue, je (curé de Sainte-Catherine) prêtai une oreille bienveillante à toutes les doléances de
Mrs Lowndes, cherchant à la convaincre que le chapelain n’était pas ce qu’elle pensait, que je
reparlerais de tout cela avec le chapelain, etc. Et voici que l’heure sonne au carillon ! Je
m'empresse de mettre ma main sur le combiné pour que Mrs Lowndes ne s’aperçoive pas du
lieu où se trouvait son interlocuteur. Tout alla bien jusqu’au terme de l’entretien, sauf que je
(curé de Sainte-Catherine) n’ai pas réussi à persuader Mrs Lowndes que le chapelain était pour
elle un voisin sans mauvaises intentions. Finalement, je ne sais pas si ma voisine a jamais
réalisé que, sans l’avoir prémédité, je l’avais passablement mystifiée…
A peu près à la même époque, il y eut une pétition contre l’usage abusif du nouveau carillon. Elle
démarra au moment où je me trouvais pour quelques jours à La Chapelle-Montligeon. M.
Mortagne, maire d’Equemauville, crut bon de me téléphoner pour m’en avertir. Cette pétition
recueillit trente-cinq signatures, dont celles de personnes habitant à plusieurs kilomètres de la
chapelle. Ouest-France s'empressa de publier un article sous le titre « Par pitié, faites taire ce
carillon » avec photo de six personnes munies de pancartes « N.D. de Grâce, arrêtez le
tintamarre !», « N.D. de Grâce, rendez-nous la sonnerie d’antan ! » Je ne pouvais laisser sans
réponse les inexactitudes et les faussetés avancées par les détracteurs. Ce fut un papier remis à
la disposition des visiteurs de la chapelle auquel j’avais donné ce titre : « Par pitié, taisez-
vous ! » Les opposants au carillon avaient écrit : « un bruit excessif… une cadence infernale
accélérée… un vacarme… un tintamarre… une nuisance considérable à la tranquillité du site… une

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atteinte à la tranquillité publique… » Ma réponse se terminait ainsi : « Et si tout cela n’était que
quelques secondes de musique ?... »


A peu près dans le même temps, il y eut une autre affaire avec l’architecte des Bâtiments de
France. M. Pérignon, qui m’avait écrit son accord pour la mise en place du beffroi, devait
commencer à se sentir mal à l’aise devant les remous que suscitait mon carillon. Il vint un jour
en douce dresser un procès-verbal contre moi pour installation illégale de cloches, et le fit
parvenir au Procureur de la République à Lisieux. Il y eut même un second procès-verbal
ultérieurement. Informé de cela par le Commissaire de Police de Honfleur qui refusa de m’en
donner la photocopie ainsi que celle de ma déposition, j’ai écrit au Procureur pour lui
demander ces documents : il me les envoya et même d’autres en plus.
Je crois bien que le Procureur était, lui aussi, un peu embarrassé par une telle histoire et qu’il
n’avait encore jamais affronté à ce genre de problème. Par deux fois, avec mes amis Lind
Holmes, je suis allé le voir à Lisieux. Il nous a reçus avec beaucoup de courtoisie et cherchait à
comprendre le conflit dont le dossier était arrivé sur son bureau. Il nous a conseillé de faire de
notre mieux pour trouver un compromis, car il semblait vraiment ne pas désirer porter l'affaire
devant le justice. Elle fut rapidement classée sans suite.


Toujours dans le même temps, au début de l’année 1998, je fus attaqué sur un autre front !
Quelques explications préalables sont nécessaires. Depuis juin 1996, Daniel Aoustin avait quitté
Honfleur pour la Chancellerie de l’Evêché de Bayeux. Jean Férey, prêtre du même cours que
moi, fut nommé curé de honfleur. Nous nous entendions bien. Mais sa santé se délabra
rapidement et il dût quitter Honfleur au bout d’une année. Il est mort après plusieurs séjours
en hôpital.
En septembre 1997, l’évêque nomma Joseph Fouques comme administrateur de la paroisse. Lui
aussi était de la même année de cours que moi. Je fus sincèrement heureux de le voir arriver et
lui dis plus d’une fois qu’il pourrait très bien être notre curé. Mais non. Après avoir été vingt-
huit ans curé de Trouville, il a choisi de prendre sa retraite sur place et il ne vient à Honfleur
qu’en passant. Cela ne va pas l’empêcher de remettre de l’ordre un peu partout, il est très
organisé et excelle à mener une réunion et animer un débat.
En janvier 1998, un conseil économique réunit les prêtres et une vingtaine de paroissiens. Voici
tout à coup la découverte réalisée par mon Joseph : la carillon est financé par le Pèlerinage de
Grâce, ce que tout le monde savait depuis le début. Il se met à exploser et m'accuse de
détourner à mon profit et selon ma fantaisie des fonds paroissiaux importants. Il n’y va pas de
main morte, pour un peu, il me traiterait de voleur. Par la suite, nos relations se détériorèrent
de plus en plus : je lui disais parfois qu’il était plus prompt à remettre les autres en question
qu’à s’y remettre lui-même, et que, dans la paroisse il faisait ce qui lui convenait et nous laissait
le reste. Ce fut hélas le début d’une guerre froide entre nous. Il poussa le zèle jusqu’à dire un
jour à Chantal Lind Holmes : « Vous devriez persuader François de quitter Notre-Dame de
Grâce ». En une autre circonstance, il me déclara : « Il faut te soumettre ou te démettre ! » A

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quoi je répondis qu’aucun évêque ne m’avait jamais parlé ainsi. Cette situation pénible dura
jusqu’à son départ en août 1999.
Lorsque Olivier Ruffray – trente-huit ans – nous arriva comme curé en septembre, je pus
retrouver la sérénité que j’avais perdue pendant deux ans.


Depuis le début de mon récit, j’ouvre des parenthèses qui n’en finissent pas tant je cherche à
évoquer les rebondissements en tous genres qui ont marqué les débuts du carillon sans pour
autant les relater à la manière d’un éphéméride. Courage, lecteur, c’est bientôt la fin.
Retour en arrière, juqu’au jour faste du 15 août 1996. Les dimanches qui suivent, les volontaires
sont nombreux pour sonner avant la messe et carillonner à la sortie. Certains savent d’instinct
comment faire, des anciens se souviennent avoir sonné dans leur jeunesse. D’autres costauds
ne mesurent pas leur force et font faire plusieurs tours à leur cloche, ce qui brise un peu
l’harmonie de la sonnerie. Pour ma part, si je sonnais sans problème lorsqu’il n’y avait que trois
cloches, me trouver en dessous des cinq me casse les oreilles. Très vite, je me suis procuré un
casque de chantier qui me permet de sonner sans m’esquinter les tympans.
Mais au fur et à mesure que les semaines passaient, le phénomène de la nouveauté
s'amenuisait et il arrivait que les sonneurs bénévoles deviennent plus difficiles à trouver. Aussi
l’électrification des cloches, envisagée dès avant leur installation, fut-elle réalisée au début
d’octobre. Le charme y perdait, mais la régularité y gagna.


Les cinq cloches les plus importantes en taille et en poids constituaient un bon début, mais le
carillon ne faisait que commencer. Il restait dix-sept cloches à couler et à mettre en place.
La sixième arriva pour Pâques 1997. Elle reçut le nom de Jean et j’ai demandé à mon neveu
Thierry de la décorer, ce qu’il accepta de bon cœur. Par ses dimensions, elle allait constituer la
troisième cloche de l’ensemble. L’idée me vint qu’au lieu de la placer tout au sommet de la
construction comme le prévoyait le projet d’ensemble, il serait intéressant d’en faire une cloche
de volée, et M. Bergamo se rangea volontiers à mon avis. Cette cloche allait nous donner un
surcroît de possibilités, notamment pour effectuer des sonneries en tonalité mineure. Pour cette
raison, elle fut placée en dessous de la cloche nommée Thérèse de l'Enfant Jésus ( si b en
dessous de si).
A Noël 1997 commença l’installation des cloches fixes, les trois premières prenant place au
troisième niveau. Deux autres viennent au printemps 1999, dont Michel au quatrième niveau et
surmontant l’ensemble comme pour évoquer (de très loin !) le Mont-Saint-Michel. Les douze
dernières, de plus en plus petites, arrivèrent juste la veille du 15 août 1999, date fixée pour
l’inauguration du carillon enfin terminé. Il comporte 23 cloches, soit une de plus que ne le
prévoyait le projet en son début.
Chaque nouvelle installation de cloches avait donné lieu aux commentaires habituels de la
presse locale : « Trois nouvelles cloches… peut-être pas pour le bonheur de tous », « Le père
Noël n’a pas oublié la côte de Grâce… un cadeau dont certains se seraient bien passés », etc.
Les journalistes ne se privent pas non plus de rappeler que la Justice saisie de l’affaire n’a pas

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dit son dernier mot. D’autres, qui n’éprouvaient pas le besoin d’écrire dans les journaux, se
demandaient quand même quel vacarme cela ferait quand les vingt-trois cloches sonneraient
ensemble. J’avais beau explique qu'elles ne sonneraient jamais toutes ensemble ( ! ), qu’elles
seraient de plus en plus petites et qu’ainsi « ça ferait moins de bruit », je n’étais pas sûr de
convaincre les inquiets.


La bénédiction des dix-sept cloches est faite à l’issue de la messe de l’Assomption. Rien n’a été
annoncé afin d’éviter la présence des journalistes. Les cinq premières cloches sonnent à toute
volée pour clôturer la cérémonie. C’est alors que Jean – neuf ans – fils de Thierry et enfant de
chœur à mes côtés pour la circonstance, proteste contre ce qu’il perçoit comme une injustice :
« Mais pourquoi la cloche de papa ne sonne pas ? » Je lui explique : « Si on la faisait sonner
avec les autres, ce ne serait pas agréable pour les oreilles. » Il ne dit rien et semble avoir
compris. Peu après, alors que nous sommes au jardin et que Dominique, l'épouse de Thierry,
met en place le repas froid qu’elle a préparé pour la famille et quelques amis, voici que six
cloches se mettent à sonner, c’est la cacophonie ! Je vais voir à la sacristie ce qu’il se passe : c’est
Jean, tout simplement, qui a voulu vérifier par lui-même l’exactitude des explications que je
venais de lui donner !
A la différence des précédentes fêtes de 15 août, le temps est très incertain. Or un concert de
carillon est prévu à 15 heures, le concert d’inauguration. Au dernier moment, la pluie cesse et
le public s’installe sur les bancs disposés à bonne distance tout autour des cloches.
Régis Singer, un carillonneur parisien, va nous donner un concert des trois quarts d'heure. Un
concert de carillon ressemble peu aux concerts qui se donnent à l'intérieur d’une salle où le
public est tenu de respecter par son silence la prestation des musiciens. En plein air et quand il
s’agit de cloches, on peut bavarder tranquillement si on en envie sans trop gêner les voisins.
La présence de ma sœur Elisabeth à ce concert m’a agréablement surpris. Quant à ma sœur
Jacqueline, qui habite Montpellier, elle avait tenu à m’appeler au téléphone au début du
concert et voulu l’écouter en me demandant pour cela de poser le combiné sur le bord de la
fenêtre en direction du carillon. De la sorte, elle a suivi le concert jusqu’à la fin. J’ignore quelle
fut sa note de téléphone le mois suivant.
Yves Lescroart, désormais à la Délégation Régionale des Affaires Culturelles de Rouen et
chargé notamment de la restauration du carillon de la cathédrale, ainsi que Emmanuel
Aubourg, curé du Havre, étaient présents. J’attendais avec quelque inquiétude de connaître
leurs réactions, tant j’avais en mémoire la parole de Patrice Latour, le carillonneur de Rouen :
« Votre carillon, ce ne sera pas un carillon de concert, ce sera un carillon d’animation. » Ils m’ont dit
avoir été agréablement surpris par la justesse des cloches et la qualité du concert.
Après ce concert, un cocktail attendait les amis dans le jardin du presbytère pour terminer en
beauté la journée. Le lendemain, articles plutôt favorables dans la presse locale, en dépit du
rappel des histoires anciennes que certains ont cru bon d’évoquer.

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Je n’avais pas oublié la promesse que j’avais faite à sainte Thérèse d’une troisième cloche pour
le Carmel de Lisieux. Depuis longtemps, j’en avais parlé à la Prieure qui en avait informé sa
communauté. L’année 1997 allait être celle du centenaire des deux cloches (et de « l’entrée dans
la vie » de Thérèse. Et voici qu’une des deux cloches, celle qui servait davantage chaque jour,
se fêla au début de l’année. On allait donc faire deux cloches au lieu d'une. Ce fut une des
sœurs du monastère qui en assura la décoration dans le style de ce qui avait été fait à Notre-
Dame de Grâce.
Je fus invité par la communauté à procéder à la bénédiction de ces cloches dans la chapelle du
Carmel, le dimanche 31 août. La nef était remplie de fidèles et de pèlerins. En quelques mots, je
voulus expliquer à l’assistance comment il avait fallu remplacer la cloche qui s’était fêlée et
pourquoi il y en avait une autre à côté, en lien avec le carillon de Notre-Dame de Grâce, et j’ai
ainsi terminé mon petit mot : « Mes sœurs, vous sonnerez vos cloches en action de grâce le 30
septembre prochain (fête de sainte Thérèse) et vous en ferez autant le 19 octobre (ce jour-là, le Pape
Jean-Paul II allait proclamer sainte Thérèse docteur de l’Eglise). A ma surprise, il y eut alors les
applaudissements de toute l’assemblée. Heureusement ce n’était pas moi qu’ils
applaudissaient, mais sainte Thérèse.

Expert ès cloches !

Jean-Marie Fromage m’avait surpris lorsqu’il était venu me voir à Saint-André en vue d’aider
son Conseil paroissial à se décider pour la construction d’un orgue en l’église de Bretteville-
sur-Odon.
Depuis, j’ai engagé le curé de Saint-Germain-de-Livet à ajouter deux cloches à son clocher.
Je ne sais pas quelle influence j’ai pu avoir dans la restauration du carillon de la Basilique de
Lisieux. Les travaux n’ont pas été comme je l’espérais, mais je suis heureux que ma proposition
de mettre deux cloches supplémentaires en volée en renfort des quatre déjà installées ait été

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retenue. Cela donne maintenant une sonnerie de six cloches (cinq et le bourdon) d’une richesse
sonore extraordinaire, la plus belle, à mon avis, de toute la région.
Voilà que l’an passé, André Gaugain, à Blonville-sur-Mer, sollicitait mon avis pour améliorer la
sonnerie de la chapelle Notre-Dame de l’Assomption. Il n’y a qu’une seule cloche dans un petit
campanile à côté de la chapelle. Il l’a fait électrifier. Il souhaiterait avoir une autre cloche plus
petite qui permette de mieux ponctuer les sonneries horaires. Je suis allé voir avec lui ce qu’il
semblait possible d’envisager. Le projet se réalisera-t-il ?


Notre-Dame de La Délivrande… C’est Etienne Foucher le recteur de la basilique. Il est mon
aîné de quatre ans, mais nous nous sommes connus au séminaire. Lorsque je suis arrivé à
Notre-Dame de Grâce, plusieurs fois je lui ai téléphoné pour lui demander conseil. Il a suivi de
près les péripéties qui ont jalonné la construction du carillon et se montrait surpris qu’on y
mette tant d’obstacles. Il n’aurait pas demandé mieux, lui, que d’avoir un carillon dans le
clocher de la basilique.
En réalité, il s’y trouve un bourdon qui date de 1856, aussitôt après la construction du clocher
qui l’abrite. Pendant un siècle, ce bourdon qui sonne majestueusement a été seul dans son
clocher. Etienne a fait couler deux cloches beaucoup plus petites. Lorsqu’elles sonnent en
même temps que le bourdon, cela constitue une sonnerie de fête, étrange cependant, car il y a
quelque disproportion entre le bourdon et les deux cloches.
J’ai suggéré à Etienne d’ajouter une quatrième cloche entre le bourdon et les deux autres. Il le
voudrait bien, mais il doit faire face à l’accumulation de travaux que nécessite le mauvais état
de la basilique un siècle et demi après sa construction, et les ressources financières ne sont pas
à la mesure des projets de restauration et d'embellissement. L’idée d’une quatrième cloche se
réalisera-t-elle ? Tout peut arriver, même un petit miracle…


Daniel Zannier, né à Cabourg, est plus jeune que moi d’un an. Il est arrivé à Honfleur un an
avant moi. Il réside au presbytère de Gonneville-sur-Honfleur, et il a aussi en charge le
Canteloup à Honfleur. C’est un quartier récent, construit d’HLM. On y a édifié la chapelle
Saint-François où la messe est célébrée chaque dimanche. Daniel nous dit parfois que les
paroissiens ne la considèrent pas comme une véritable église, c’est pourquoi ils choisissent
généralement un autre édifice pour les baptêmes, mariages et inhumations.
Ce n’est pas faute d’avoir amélioré l’aménagement intérieur de cette chapelle. Daniel a fait tout
son possible pour la rendre accueillante et c’est beaucoup mieux depuis qu'il s’y est dépensé. Il
y a même des sonneries de cloches par cassettes et haut-parleurs. Mais cela ne suffit pas à faire
changer d’avis les usagers. A leurs yeux, ce n'est toujours pas une véritable église conforme à
l’idée qu’ils s’en font. J’ai dit plus d'une fois à Daniel : « Mets-y des cloches, tu verras qu'ils
changeront d’avis ! » Mais il ne sait que me répondre avec une certaine brutalité : « Ah, non ! »
Daniel n’a jamais approuvé le projet de carillon et il me l’a fait savoir avec une certaine
véhémence.

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Voici qu’à la fin de l’année 2000, un problème sérieux s’est posé dans le clocher de l'église de
Gonneville. Le beffroi des trois cloches, trafiqué jadis par la suppression d'une pièce
importante, donne des signes d’ébranlement lorsque sonnent les cloches et cela porte atteinte à
la solidité de la maçonnerie. La Municipalité interdit désormais les sonneries de volée. C’est
bientôt Noël, et Daniel se désole à l’idée que les cloches ne sonneront pas pour la fête. Tiens,
comme c’est curieux.
Je monte avec lui au clocher pour ajouter une possibilité de tinter avec une cordelette la grosse
cloche qui n’a pas de timbre électrique comme les deux autres. En fait, l'installation provisoire
n’est pas un réussite, la trop grande longueur de corde fait perdre la force de la frappe. Voilà
Daniel privé de cloches et il va se mettre en tête d'installer un système de cassette diffusée par
haut-parleurs comme à Saint-François. C’est dommage, et la réfection du beffroi risque de
tarder longtemps.


Nous sommes maintenant en 2001. Voici quelques semaines, je suis allé au Havre voir
Emmanuel Aubourg. J’ai déjà mentionné ce jeune prêtre dont j’ai fait connaissance lorsqu’il
vint à Notre-Dame de Grâce avec un groupe d’adolescents. Il est devenu prêtre en suivant un
parcours atypique. D’abord étudiant aux Beaux-arts, bricoleur, musicien, dessinateur et
peintre, il est ensuite entré au séminaire alors qu’il approchait de la trentaine. Le voici
maintenant curé d’une paroisse centrale au Havre. Il me paraît très décontracté jusque dans sa
manière même d’accomplir son ministère.
Emmanuel et moi partageons le même intérêt pour les cloches. Lui s’est construit un carillon
qu’il a installé « provisoirement » dans le sous-sol de la maison de ses parents qui demeurent
au Havre. Son carillon comporte vingt-neuf cloches dont la plupart ont été décorées par lui-
même, et c’est lui encore qui en a construit toute la mécanique. Quand il se met au clavier de
son carillon, c’est avec un casque sur les oreilles : difficile de faire autrement dans un si petit
local !
Ma visite chez Emmanuel avait pour but de lui demander conseil. Faut-il ajouter d'autres
cloches au carillon de Grâce ? Jean-François Dupont à qui j’avais déjà posé la question m'avait
donné son avis, deux cloches en plus seulement. Emmanuel me dit simplement : « Fais tout ce
que tu pourras ».
Je viens donc de demander à Cornille-Havard un devis pour ajouter le do#4 qui manque et
cinq petites cloches à partir du sol#5 jusqu’au do6 pour achever la dernière octave. Virginie
Bergamo qui a déjà décoré la cloche Michel m’a proposé de décorer ce do#4 qui a reçu le nom
de Thomas Hélye, un prêtre de la Manche au XIIIème siècle.
Quant au fa 3 dont il m’arrive de rêver, j’ai dit à Emmanuel que si cette cloche peut un jour être
faite elle s’appellera Emmanuel et c’est lui qui la décorera. Il ne m’a pas dit non.

Note en 2009 : Seul le do#4 a été réalisé, portant ainsi le carillon au nombre de 24
cloches, les autres cloches ne le seront sans doute jamais.

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Voyages

Au point où j’en suis, pourquoi ne pas évoquer quelques uns de mes voyages dans la mesure
où ils me donnent l’occasion de parler de musique ? Je n’ai jamais tant voyagé que pendant ces
dix dernières années où je suis allé en Belgique et en Hollande, en Allemagne et en Pologne, en
Angleterre, en Espagne et au Portugal…
Mon premier grand voyage fut un pèlerinage à Rome, en 1950, année sainte, en compagnie de
mon ami Pierre Bonne : il avait dix-huit ans et j’en avais vingt-deux. Nous étions partis en stop.
Pour rencontrer le Pape Pie XII à Saint-Pierre, nous étions peut-être dix mille pèlerins. L’attente
était longue : tous étaient arrivés bien avant l'heure avec le même désir d’avoir une bonne
place. Des groupes se mirent à chanter, suivis par d’autres, chacun dans sa langue nationale.
Et puis soudain, le credo fut entonné, chanté par tout le monde. Je garde là un souvenir de la
catholicité de l'Eglise. Mais il y eut beaucoup mieux depuis avec les J.M.J.
En 1958, fin août, voyage en Belgique avec le père Vernhet, mon ancien professeur de
séminaire. C’était avec la voiture paternelle, et j’étais seul à conduire puis que mon professeur
ne passa jamais son permis. C’était l’année de l’exposition universelle à Bruxelles
(l'Atomium !). Mais je me rappelle de la même façon notre visite à Bruges : la découverte de
son célèbre beffroi et de son carillon m’intéressa vraiment. C’était la première fois que je
voyais un carillon et l’entendais sonner.

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Mon pèlerinage en Terre Sainte, en 1959, toujours avec le père Vernhet, m’a beaucoup marqué.
Mais rien pour la musique. Ou alors, à Jérusalem, celle du muezzin, que nous entendions du
minaret de la mosquée proche. Etrange mélopée dont je ne peux dire quels sentiments elle
suscitait en moi.

En Allemagne

En 1966 se tint à Coblence un rassemblement européen du Scoutisme catholique. Nous étions


une délégation normande assez nombreuse et bien vivante. Reçus dans un établissement
scolaire situé sur une hauteur, nous avions sous les yeux toute la ville enserrée par le Rhin et la
Moselle. Le dimanche matin, jour de Pentecôte, toutes les cloches se mirent à sonner en même
temps dans les nombreuses églises : c’était merveilleux, un vrai concert.
En 1971, je fis un second voyage en Allemagne, invité par un ami français de la région de
Livarot. Marc Leboucher était organiste à Hanovre. Il me fit visiter bon nombre d’églises tant à
Hanovre qu’à Hambourg et à Celle, et entendre à peu près autant d’orgues magnifiques. Je me
souviens d’une église – mais la quelle ? – où se côtoyaient deux orgues importants à la même
tribune : un instrument ancien sur lequel Bach avait joué et un orgue récent. Nous avons
rencontré là un jeune allemand d’une vingtaine d’années qui nous a interprété avec talent les
Litanies de Jehan Alain, que j’entendais pour la première fois.
En 1980, ce fut le voyage-éclair en Espagne en compagnie de Jean Baudet, dont j’ai déjà parlé.

En Pologne

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En 1991, je fis mon premier voyage en Pologne accompagné par Robert Zaborowski. Ce furent
vingt heures de voiture sans autres arrêts que ceux de nécessité, chacun de nous prenant le
volant à tour de rôle. Une erreur que je fis à Cologne nous amena à suivre un itinéraire
différent de celui que nous avions prévu. Au lieu de passer par Hanovre, Berlin et Poznan,
nous avons pris, plus au sud, la route de Kassel, Iéna et Dresde. Alors que nous dépassions
Weimar, en pleine nuit, je songeais à mon frère Pierre arrivé en 1943 à Buchenwald, non loin de
là, où sa courte vie allait s’achever trois mois après…
Robert s’évertua, lors de tous mes voyages en Pologne (j’en fis quatre) à me faire visiter toutes
sortes de lieux historiques et touristiques. J’avais avec lui le chauffeur, le guide et l'interprète
qui me facilitait tout. J’ai eu aussi l’occasion de me promener seul dans les rues de Varsovie et
de découvrir plusieurs des églises nombreuses de la capitale. La première où je pénétrai, non
loin du domicile de Robert, fut Saint-Stanislas Kotski. C’est à côté de cette église que se trouve
la tombe de Jerzy Popielusko, devenue lieu de pèlerinage pour beaucoup de Polonais.
Dans la plupart des églises où j’apercevais un orgue, il me semblait à le voir seulement qu’il
devait manquer totalement d’originalité. Il y a des signes de médiocrité qui ne trompent guère.
J’en ai pensé autant à écouter certaines sonneries de cloches.
Le jour où j’ai visité Jasna Gòra à Czestochowa, j’ai pu admirer deux orgues au buffet
magnifique, mais sans les entendre. Et voir de près les trois cloches (8, 6 et 4 tonnes) : elles sont
dans un beffroi (provisoire ? ) au ras du sol, en raison de leur taille trop considérable pour le
clocher. A midi, sonnerie de la cloche moyenne. Lorsqu’au retour, j’ai raconté à Catherine,
l’épouse de Robert, que les cloches polonaises me faisaient penser à des casseroles, elle s’est
récriée, mi-souriante, mi-offusquée. Mais les dialogues sont difficiles entre nous, car nous ne
pouvons nous exprimer qu’en anglais.
Cracovie est une ville splendide. J’ai concélébré une messe dominicale à Notre-Dame, où j’ai
reçu, comme partout, un accueil chaleureux. La messe est belle, l’assistance est nombreuse mais
elle chante peu. Cette église possède une curieuse particularité : l'une de ses deux tours de
façade, la plus élevée, a pendant des siècles servi d'observatoire pour les gardes de la cité. De
là, toutes les heures, retentit une mélodie de trompette qui s’interrompt brusquement en
mémoire du soldat qui, là-haut, fut tué d’une flèche tirée par l’ennemi pendant qu’il jouait cette
sonnerie.
La cathédrale de Cracovie, c’est la cathédrale du Wawel, du nom de la colline sur laquelle elle
est édifiée, proche du château, imposant ensemble de bâtiments. Le cardinal Karol Wojtyła en
fut l’archevêque jusqu’en 1978 quand il devint à Rome le pape Jean-Paul II. J’ai pu visiter le
clocher de cette cathédrale. On y voit de près la plus grande cloche de Pologne datant de 1520 :
« Sigismond ». Mais en passant tout à côté, j’ai pu constater que Sigismond était réduit au
silence puisque son battant est lié à une barre horizontale d’un bord à l’autre pour empêcher
les curieux de le faire tinter.
Si Robert ne s’intéresse pas outre mesure aux cloches, il apprécie les concerts. Il m’a emmené à
plusieurs et je me souviens particulièrement d’un Concerto brandebourgeois interprété à
l'Orangerie du parc Lazienkowski à Varsovie.

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Un autre souvenir, c’est celui que m’a laissé notre visite à la maison natale de Frédéric Chopin
à Zelazowa Wola, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Varsovie. C'est une maison
pleine de charme, joliment meublée et entourée d’un parc romantique à souhait. Une terrasse
permet aux visiteurs de s’installer au soleil (il était présent ce jour-là) pour des auditions
d'œuvres du célèbre pianiste. Moi qui n’ai aucune affinité particulière pour lui, j’ai écouté avec
une certaine émotion quelques valses ou nocturnes. Comme quoi le cadre peut augmenter le
plaisir du concert. Aujourd’hui encore, j’écoute Chopin « autrement » à condition que ce soit à
petites doses. Je ne suis pas comme Robert qui, je crois, ne se lasse pas de lui.
Robert… dès le début de nos relations, j’ai constaté qu’il s’intéressait vivement à la musique. Il
m’a confié, quelques années plus tard, qu’il aimerait apprendre à jouer de la flûte, et bien sûr,
je l’ai encouragé à suivre son idée. Mais il lui manquait la flûte. Un jour à Caen, nous avons pu
trouver dans un magasin spécialisé l’instrument dont il rêvait. Dès son retour en Pologne, il
s’est mis en quête d’un professeur et depuis, d'une visite à l’autre, je constate avec plaisir les
progrès qu’il fait dans la maîtrise de son instrument. Mais c’était il y a longtemps, déjà.
Aujourd’hui, trop pris par son travail, Robert ne joue plus de sa flûte : il l’a donnée à sa fille
aînée qui suit l’exemple de son père.

En Angleterre
Tous mes autres voyages, je les ai faits grâce à l’amitié que me portent Christopher et Chantal
Lind Holmes. Ce sont d’infatigables voyageurs et d’excellents organisateurs de visites
touristiques.
Ils m’ont d’abord emmené en Angleterre. C’est à côté, mais je n’avais jamais traversé la Manche
et l'idée ne m’en était même pas venue. En 1995, nous prenons le ferry au Havre et débarquons
à Portsmouth au petit matin après une nuit en mer qui m’a parue assez agitée. En une heure,
nous sommes à Londres où les Lind Holmes possèdent une jolie maison dans un quartier
tranquille. Avec eux, les visites, c’est du sérieux ! J’ai pu admirer nombre de musées, de
châteaux et d’églises dans la capitale et dans les environs. Mais ce que je n’avais jamais vu
nulle part ailleurs, c’est le fabuleux trésor qu’abrite la Tour de Londres : les bijoux de la
Couronne.
Bien sûr, une visite au parlement s’imposait : j’avais autant envie de voir Big Ben qu'eux
désiraient me le montrer. Malheureusement, ce fut impossible ce jour-là, l'accès à la tour étant
momentanément interdit au public pour je ne sais plus quel motif (Nous l'avons vu une autre
fois).
Nous voici partis à l’abbaye de Westminster. C’était un samedi après midi et la foule des
visiteurs était considérable. Tandis que nous déambulions d’un monument à l'autre de cette
église qui en abrite une grande quantité, j’entends soudain des cloches sonner et je le fais

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remarquer à Chantal. En vitesse, nous sortons de l’abbatiale pour repérer d’où venaient ces
sons de cloches. C’était de l’église voisine Saint Margaret.
Nous nous précipitons et recevons sans trop de difficulté l’autorisation de monter à l'étage des
sonneurs. Quelle révélation ce fut pour moi qui, depuis ma petite enfance avais entendu ce
genre de sonneries « à la TSF ». Dans cette large pièce du premier étage aménagée et décorée
comme un salon, dix cordes pendent de la voûte, et dix sonneurs et sonneuses actionnent les
cloches. Il font cela presque religieusement et ça dure des quarts d’heure. Nous montons à
l'étage supérieur où se trouvent les cloches. Enfin je commence à comprendre comment cela
fonctionne. C’est le « change ringing ». Quand elles sont au repos, les cloches sont tournées à
l’envers. Chaque sonneur fait faire un tour à sa cloche bloquée en haut par un taquet qui fait un
va-et-vient et ne permet à la cloche de redescendre qu’en sens inverse pour un autre tour
complet. L’art de ce genre de sonnerie très spécial consiste à faire entendre l’ensemble des
cloches l’une après l’autre selon un ordre qui change à chaque fois. Mais ce que je n’arrive
toujours pas à comprendre, c’est comment ils ne pas s’embrouiller.
Le lendemain matin, nous nous rendons à Southwark Cathedral. Nous faisons l'ascension de la
tour qui abrite douze cloches. Pendant longtemps, nous regardons les sonneurs accomplir leur
manœuvre. Lorsqu’ils s’arrêtent, ils changent de cloche, et ça repart. Comme la veille, ils
accueillent avec une grande courtoisie les visiteurs intéressés que nous sommes.
En descendant de la tour, j’ai assisté au début de la célébration dominicale. Cette liturgie
anglicane était belle, elle m'apparaissait, à moi le catholique romain, à la fois très proche et très
lointaine…
Il y a, à Londres même, dans un faubourg, une fonderie de cloches : Whitechapel. Bien sûr,
nous l’avons visitée. Des cloches partout et de toutes tailles, un peu différentes de nos cloches
françaises en raison du mode de sonnerie auquel elles sont destinées. Cette célèbre fonderie,
d’où provient le fameux Big Ben, m’a semblé un peu en désordre, mais peut-être venions-nous
un mauvais jour ?
Lors d’un autre voyage à Londres, parmi les nouvelles découvertes qui m’ont été proposées, il
y a eu un concert d’orgue à Temple Church, sur un bel et imposant instrument moderne. s’y
prennent pour varier cet ordre de sonnerie et

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En Belgique et aux Pays-Bas

En octobre 1997, Chantal Lind Holmes et moi-même sommes partis en Belgique et aux Pays-
Bas pour un voyage d’étude. Il s’agissait de rassembler le maximum d'informations en vue du
projet de restauration du carillon de la Basilique de Lisieux auquel le Recteur de la Basilique
m’avait demandé de m’intéresser. En deux jours, nous avons vu un nombre impressionnant de
cloches et de carillons.
A Malines, ce fut d’abord la visite de la cathédrale et de sa tour colossale. Nous avons pu y
monter et admirer les deux carillons qui s’y trouvent superposés. Le plus ancien date du 17ème
siècle, construit par deux fondeurs de cloches d’origine lorraine, François et Pierre Hémony.
Nous aurons l’occasion de visiter d’autres carillons de ces mêmes fondeurs. Le deuxième

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carillon est de 1981. Chacun de ces deux carillons possède quarante-neuf cloches, ce représente
un poids de quatre-vingts tonnes, nous dit notre guide.
Puis nous passons en Hollande : note but, c’est Asten, une petite ville où se trouve le Musée
national du carillon. Nous n’avons pas eu le temps de le visiter, car nous étions attendus à la
fonderie Eijsbouts Royale, créée en 1872 et de renommée internationale. Nous y avons été
chaleureusement accueillis et traités comme des visiteurs de marque : dans le hall d’entrée, un
écriteau annonçait notre visite, et notre guide nous offrit d’abord le café. Puis nous avons tout
vu et tout visité. Les ateliers étaient propres comme des laboratoires et tout nous fut expliqué.
Les cloches d'Eijsbouts ne reçoivent pratiquement aucune décoration, mais elles sont d’une
précision et d’une justesse remarquables.
Pendant cette visite qui dura toute la matinée, j’ai eu un choc. A l’église voisine, les cloches se
sont mises à sonner pour une cérémonie, et je croyais entendre les cloches de Cabourg. Avec
cette différence que les cloches d’Asten, je pense, ne sont pas sonnées en lancer franc comme la
grande majorité des cloches de France, ce qui donne une sonnerie un peu traînassante.
Après un rapide déjeuner, nous partons pour Amersfoort, à quelque soixante-dix kilomètres au
nord. Il y a sur la place centrale de cette jolie ville la magnifique tour Notre-Dame, le seul reste
d’une église aujourd’hui disparue. Eijsbouts vient d’y installer un carillon entièrement neuf,
qui doit être inauguré le dimanche qui suivra notre visite. Comme à Malines, ce carillon
s’ajoute à celui du 18ème siècle construit par les frères Hémony, mais ici les deux carillons sont
installés l’un à côté de l’autre. Nous admirons la légèreté, la souplesse et l’extraordinaire
précision de la mécanique d’Eijbouts. Cela n’a rien à voir avec ce qui se fait en France.
Nous avons quitté le directeur d’Eijbouts et nous filons vers Utrecht. Il y a là le Musée national
« de l’horloge musicale à l’orgue de Barbarie » que, bien sûr, nous visitons avec intérêt. Ce sont,
de salle en salle, des collections d’horloges avec des automates ; de boîtes à musique, d’orgues
de Barbarie de tous styles et de toutes époques. Non loin du musée se trouve la Domtoren,
imposant clocher de style gothique d’une cathédrale aujourd’hui détruite. Sans avoir le temps
de le visiter, nous avons cependant le loisir d’écouter le carillon (Hémony, encore) lorsqu’il
sonne l’heure.
Le lendemain, nous ferons la visite d’une autre fonderie de cloches, Petit & Fritsen,
intéressante, elle aussi, mais moins cotée qu’Eijbouts, et nous reviendrons de notre périple avec
plein d’idées et de documentation.
En réalité, notre voyage n’aura pas servi à grand’chose. Dans une incroyable manœuvre plutôt
déloyale, Paccard, le fondeur des premières cloches de la basilique de Lisieux, court-circuitera
tout le monde et emportera le marché de la restauration du carillon.

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En Espagne

Christopher et Chantal m’ont encore emmené plusieurs fois en Espagne ainsi qu’au Portugal
où ils vont souvent. Le jour où nous sommes arrivés à l’Escorial, en début d'après midi, il y
avait un tel brouillard que nous avions peine à découvrir cette gigantesque construction qui
passe difficilement inaperçue ! L’église comporte un carillon qui ne se visite pas, mais nous
l'avons entendu sonner l’heure.
Une autre fois, il s’agit de Saint-Jacques de Compostelle.

100
Chantal est une intrépide pèlerine : elle a décidé d’aller, à pied, seule, de Porto à Saint-Jacques
de Compostelle. C’est vers la fin de septembre 1999, une année sainte en Espagne comme
chaque fois que le 25 juillet, jour de la fête de saint Jacques, tombe un dimanche. Il est convenu
que Christopher ira la chercher à Saint-Jacques. Mais il n'a pas envie de faire seul le voyage,
aussi me demande-t-il de l’accompagner. Nous faisons la route d’un trait, nous arrêtant
seulement à Biarritz pour y passer la nuit. A partir de León, nous commençons à voir des
pèlerins, des piétons, en route vers Compostelle. Ce sont pour la plupart des jeunes d’une
vingtaine d’années, souvent des garçons mais aussi des filles. Certains sont guillerets, d’autres
paraissent fourbus, tous sont chargés comme des mulets avec un énorme sac sur le dos. Ils sont
de plus en plus nombreux au fur et à mesure que nous approchons de Saint-Jacques.
A notre arrivée, en fin de journée, nous retrouvons Chantal comme il était convenu. Le
lendemain, nous visitons la cathédrale dédiée à l’apôtre saint Jacques. Il est curieux, l’aspect de
cette église romane dont l’extérieur disparaît au milieu de tout un ensemble de constructions
du 18ème siècle. Comme de juste, nous commençons par la visite du clocher. Il s'y trouve quinze
cloches de toutes dimensions, de quelques dizaines de kilos à quelques tonnes, constituant une
série un peu disparate. On nous annonce qu’elles sonneront toutes à dix-huit heures. Nous
entendrons en effet cette sonnerie de toutes les cloches tintant à la fois : un surprenant
vacarme.
En passant par les tribunes qui donnent accès à la tour, j’ai pu constater que les deux orgues
qui se font face en exhibant leurs chamades des deux côtés de la nef, ont été électrifiés et n’en
font plus qu’un seul. Hélas.
A midi, il y a la messe du pèlerinage. Alors que tout au long de la journée, l’intérieur de la
cathédrale grouillante de visiteurs, de pèlerins et de touristes, est rempli d’un fort brouhaha, la
messe va se dérouler dans un silence impressionnant. Je me suis rendu à la sacristie où se
trouve déjà une quarantaine de prêtres. Une religieuse vient me proposer une aube et
s'enquiert d’où je viens : « Du diocèse de Bayeux et Lisieux. » – « Oh, me dit-elle, de Lisieux ! »
Nous sommes le 1er octobre, précisément jour de la fête de sainte Thérèse. Mais ici, il n’y a pas
de sainte Thérèse qui tienne, on célèbre saint Jacques. Quelques minutes après, un prêtre qui
doit être « de la maison » m'apporte une chasuble rouge, nous serons seulement quelques uns à
en porter une, et je vais me trouver pendant la messe tout près de l’évêque de Saint-Jacques. Je
suppose que c’est la notoriété de sainte Thérèse qui m’a valu une telle considération.
La fin de la messe est marquée par un curieux spectacle : c’est celui du « botafumeiro ».. Il s'agit
d’un encensoir de près d’un mètre de haut, pendu par une grosse corde qui glisse sur une
poulie au centre de la voûte du transept. Huit hommes le laissent descendre doucement, et
l'évêque verse l’encens à pleines louches sur les charbons ardents. Les huit hommes remontent
un peu l’encensoir et un neuvième lui imprime un mouvement de balancier. Aussitôt, les huit
hommes attelés à la corde qu’ils tirent et relâchent en cadence font balancer de plus en plus
l'encensoir jusqu’à lui faire atteindre en quelques secondes un angle de 180° d’une voûte à
l'autre du transept au milieu des nuages de la fumée d’encens. Cela dure pendant cinq bonnes
minutes et tout s’arrête aux applaudissements de la foule enthousiaste. J’apprends que cette
cérémonie quelque peu folklorique du botafumeiro est d’un usage ancien très utilitaire. C’était
au temps où la multitude des pèlerins trop pauvres pour se payer le luxe d’une auberge

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passaient la nuit dans l’église pour y dormir. Il s’agissait, par l’utilisation de l’encens, de lutter
contre les odeurs de pieds, de sueur et de respiration…
Au lendemain de Saint-Jacques de Compostelle, nous faisons halte dans un très petit village,
Los Arcos, où se trouve, paraît-il, une fonderie de cloches. Nous la découvrons non sans mal, et
personne de ceux que nous avons interrogés ne semble la connaître.
Elle paraît d’un autre âge, comme l’indique une pierre dans le mur où se trouve gravée la date
de fondation. Quelques cloches sont éparpillées devant la porte et à l'intérieur. Un vieux
bonhomme nous reçoit en bougonnant, peu satisfait des photos que nous prenons. Il n’a guère
envie de répondre à nos questions.

Au Portugal

Au Portugal que les Lind Holmes aiment par-dessus tout, c’est une autre affaire. Comme à
chaque voyage, Christopher a préparé un itinéraire précis ou rien n’est laissé au hasard, et je
découvre avec mes amis des villes, des châteaux, des musées et des églises à longueur de
journées. Nous rayonnons principalement autour de Lisbonne.
A Mafra, à une quarantaine de kilomètres au nord, voici une sorte de réplique de l'Escorial,
château et abbaye royale du début du 18ème siècle. L’église dont l’entrée se trouve au centre de
la façade principale est toute de marbre à l’intérieur. Je suis frappé par les six orgues de
grandes dimensions qu’on aperçoit du transept : deux face à face de part et d’autre du chœur,
et deux disposés de la même façon dans les deux bras du transept. Comme c’est dimanche,
nous avons participé à la messe. Hélas, les chants sont accompagnés sur un méchant
harmonium ! Mais partout, à Mafra comme ailleurs, nous avons aperçu des travaux de
restauration en cours sur des bâtiments, châteaux et églises en vue de la prochaine exposition
universelle qui doit se tenir à Lisbonne. Peut-être les six orgues de Mafra auront-ils pu
retrouver leur splendeur primitive pour la circonstance ?


Dans chacune des deux tours de cette église de Mafra se trouve un carillon important : ces deux
carillons du 18ème siècle ont été construits en Belgique. J’ai apprécié comme il convient ce mot
du roi João V qui est l’auteur de l’ensemble de Mafra. Il avait demandé un devis pour un
carillon. En apprenant le montant de ce devis qu’il imaginait plus considérable, il s’écria : « Ce
n’est pas cher ! Je veux deux carillons ! » La mécanique de l’un de ces carillons vient d'être
refaite par Eijbouts. Nous avons eu droit à un concert spécialement pour nous, que nous
écoutions du toit de l’église…

102
En circulant le long de l’océan, de village en village, Chantal m’a fait faire une découverte
étonnante. Il y a un engouement surprenant de certains curés portugais pour l’électronique. Ils
remplacent donc les sonneries horaires de leurs cloches par des enregistrements diffusés à
grand renfort de haut-parleurs aux quatre points cardinaux. Et que croyez-vous que diffusent
ces haut-parleurs ? La mélodie du carillon de Westminster ! On n’arrête pas le progrès !


Un autre voyage au Portugal, à l’automne 2000, va nous conduire à Fatima pour le 17 octobre.
C’est jour de grand pèlerinage. Il y a peut-être dix mille personnes sur l'immense esplanade de
la basilique. Nous sommes deux cents prêtres et une vingtaine d’évêques pour la
concélébration. La procession d’entrée ne dure pas moins d’une demi-heure, et la messe se
déroule pendant deux heures. Elle est très belle et recueillie.
J’ai vu et entendu les trois grosses cloches suspendues aux fenêtres des trois côtés de la tour. Le
spectacle me semble étrange, les cloches sont en tierce mineure, pas très juste…

En Italie

Pour continuer cette relation de voyages, je veux mentionner un pèlerinage-éclair auprès du


Saint Suaire de Turin. Chantal y était allée avec trois amies. Le récit qu’elle a fait de cette visite
a donné à Christopher l’envie d’y aller aussi, mais il ne voulait pas s’y rendre seul, aussi m’a-t-
il proposé de l’accompagner. Nous avons fait l’aller et retour par le train, avec huit heures sur
place, le tout en vingt-quatre heures.
Bouleversant Linceul de Jésus que j’ai pu contempler et vénérer de près. La foule est
nombreuse, mais le service d’ordre est au point. En suivant tout un itinéraire destiné à mettre
en condition les visiteurs, chacun peut s’approcher pendant quelques instants tout près de la
Relique. Ensuite, ceux qui le désirent peuvent demeurer aussi longtemps qu’ils le souhaitent à
contempler et prier dans l’espace de la nef.
Je me rappelle la déception que j’avais ressentie lors de l’annonce faite en 1989 par
l'archevêque de Turin : le carbone 14 avait permis de découvrir que la pièce de toile ne datait
que du 14ème siècle. Depuis, il est apparu que les conclusions tirées de l'examen n’étaient pas
aussi crédibles qu’on avait voulu le dire. Pour ma part, toutes les convergences des marques

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dont la toile est « imprimée » me font penser avec certitude qu’il s’agit bien du linceul qui a
enveloppé le corps de Jésus lors de sa mise au tombeau jusqu’au matin de Pâques.

En Russie
En 2001, les Lind Holmes m’emmènent en Russie. Il s’agit d’un voyage organisé par la Société
Française de Campanologie. C’est dire que nous allons visiter pas mal d'églises et de clochers.
Le voyage se fait par avion jusqu’à Moscou, et le retour sera de même depuis Saint-
Pétersbourg. Le groupe est constitué d’une vingtaine de personnes, parmi lesquels se trouvent
quelques Belges, Hollandais et Britanniques. Plusieurs se connaissent déjà pour avoir participé
à un voyage antérieur en Chine. Les Lind Holmes, qui en étaient, m’avaient offert de m’y
emmener, et les avais déçus en déclinant leur offre, leur disant que je n’avais jamais été attiré ni
par la cuisine ni par l’art chinois.
Les Russes semblent vouloir faire disparaître les traces du communisme, mais les moyens
financiers ne sont pas à la hauteur des besoins. Partout, les églises, qui sont très nombreuses,
sont en cours de restauration, mais on voit rarement des ouvriers sur les chantiers remplis

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d'échafaudages. Partout on voit des fidèles, hommes et femmes de tous âges, prier dans les
églises et multiplier les prosternations et les signes de croix qu’ils font largement et lentement.
Les cloches tiennent une grande place dans la vie religieuse de la Russie. La plupart des églises
en ont une grande quantité, dix, quinze, vingt, quelquefois davantage. Les cloches russes ont
souvent de très belles décorations. Pour le son, c’est une autre histoire. Les Russes se soucient
peu de la façon dont leurs cloches s’accordent entre elles, et la manière dont elles sont sonnées
est d’abord une question de rythme plus que de musique. Une même personne peut sonner
huit ou dix cloches ensemble : les petites ensemble d’une même main qui tient les cordes
correspondantes, les moyennes de l’autre main et les plus grosses au pied. Et les installations
de carillons avec des bouts de ficelles dans tous les sens sont d’un aspect surprenant.
Je me rappelle un concert de cloches à Souzdal. Il y avait là un carillonneur que son allure et sa
bouche privée de quelques dents paraissaient un peu vieillir, alors qu’il avait un regard
lumineux et un sourire plein de malice. On le sentait passionné par sa fonction. Vu d’en bas où
nous écoutions le concert, il semblait danser tant il s’agitait à manœuvrer ses cloches. Il y avait
en même temps que notre groupe un groupe scolaire de jeunes enfants russes. Ils étaient à la
fête et dans leur enthousiasme, eux aussi dansaient à l’instar du carillonneur. Pour nous, les
adultes, le spectacle était double : en haut et en bas.
En ce qui concerne la taille des cloches, les Russes dépassent de loin tout ce qui se fait dans le
monde entier. Ils ont des cloches de vingt ou soixante tonnes et ils sont fiers d’exhiber au
Kremlin la plus grosse cloche du monde, Tsar Kolokol, qui fait six mètres de hauteur et dont le
poids avoisine les deux cents tonnes. Malheureusement, cette cloche n’a jamais sonné, brisée
comme elle est, le morceau cassé de onze tonnes reposant à côté du socle.
Le record en nombre revient à la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg. Son
clocher abrite cent quarante cloches réparties en quatre ensembles différents. Le dernier en date
est un carillon de cinquante et une cloches coulé aux Pays-Bas et offert par la Belgique, et c’est
le premier de ce genre en Russie.
Si les cloches russes ne sont pas justes, les voix humaines sont merveilleuses. Deux fois, nous
avons pu écouter des ensembles impressionnants. A Moscou, d’abord. Il s'agissait d’un pope
qui faisait chanter ses enfants. Leurs voix pures étaient un enchantement. Une autre fois, je ne
sais plus en quel monastère, un groupe de jeunes hommes nous fit entendre quelques chants
religieux toujours aussi beaux et magnifiquement interprétés.

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Le carillon : et après ?

Me voici au terme du parcours que je m’étais fixé.


Quelle énergie il aura fallu dépenser pour le carillon de Grâce ! Mais plus se manifestaient des
adversaires de tous bords, plus se renforçait mon désir d’arriver au but. Je n’imaginais pas au
départ que ce projet rencontrerait tant d’opposition, ni qu'il susciterait tant d’intérêt. Y a-t-il en
France des cloches plus photographiées, camescopées, enregistrées que celles de Notre-Dame
de Grâce ? On photographie les cloches, ou bien on se fait photographier devant elles…
Actuellement, Christophe est un protégé qui habite au presbytère depuis près de trois ans. Il
gère avec compétence le « Bureau du Pèlerinage » où l’on peut trouver cartes postales et
souvenirs religieux, et il a vite compris l’intérêt que représentent les sonneries du carillon
auprès des visiteurs de la chapelle. Il ne se fait pas faute de leur faire entendre quelques
mélodies chaque qu’il le peut. Cédric, qui a pris la suite de Frédéric depuis le début de l'année
est entré, lui aussi, dans le jeu. Ils ne sont pas les seuls.
En effet, il y a le petit train blanc qui circule dès que reviennent les beaux jours et les touristes.
Son circuit passe par la Côte de Grâce avec arrêt à la chapelle et au calvaire. Le conducteur du
petit train n’a pas été long à constater l’intérêt que suscite le carillon pour ses passagers. Aussi
s’arrange-t-il pour arriver quelques minutes avant l’heure, et ses explications nous parviennent
jusqu'au presbytère d'où on l'entend raconter : « Nous arrivons à la chapelle de Grâce…bla-bla-bla.
A gauche de la chapelle, vous verrez le carillon…bla-bla-bla. D’ailleurs vous allez bientôt l’entendre
sonner. » Et l'heure sonne, en effet, à l’instant où les touristes descendent du petit train et se
précipitent vers les cloches !


Robert Zaborowski m’a dit récemment : « Quand tous ces visiteurs viennent regarder votre
carillon, et qu’ils attendent que l’heure sonne, car ils veulent être là pour voir et écouter, ils sont
heureux. Vous aussi, vous pouvez être heureux de leur offrir ce plaisir ».
Cette parole de Robert me semble être la réponse à la question que je me posais en
commençant mon récit. Si je suis devenu prêtre, c’est pour répondre à un appel ressenti dès ma
petite enfance, un appel qui a grandi en même temps que j’avançais en âge. La vocation, c'est
Dieu qui appelle, et c’est l’Eglise qui confirme cet appel. Et si j’ai voulu des instruments de
musique et des cloches là où je passais, c’était – dans un désir de beauté – pour le bonheur de
ceux qui m’entourent, et donc aussi pour le mien. Mais tout ce que j’ai réalisé ne m'appartient
pas, et je dois m’en séparer tôt ou tard. Une seule chose me préoccupe maintenant, c’est
l’avenir du carillon. Je sais qu’il n’intéressera jamais les véritables carillonneurs habitués aux
claviers « au poing ». (« Votre carillon ne sera pas un carillon de concert, mais un carillon

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d’animation… ») Intéressera-t-il celui qui me succèdera dans la charge de la Chapelle et du
Pèlerinage ? C’est l’avenir qui le dira.


Anne-Marie, ma chère cousine, c’est à toi que je voudrais m’adresser pour ces dernières lignes.
Je me souviens de tout ce que tu nous apportais lors des partages d'évangile à Houlgate.
En 1990, tu m’as fait un joli cadeau : un tapis dédicacé ! Il m’arrive parfois de soulever le coin
de ce tapis pour montrer à des amis l’inscription que tu y as brodée :
« A mon cousin François,
ces 47.500 points imaginés et brodés par Anne-Marie.
1980- Cabourg – 1990- Castelnaudary ».
Je me suis efforcé de raconter, tout au long de ces pages, et peut-être avec certaines
maladresses, la place que la musique a tenu et tient dans ma vie de prêtre. Cela me paraît
important tout spécialement à la messe du dimanche car elle est le rassemblement des
chrétiens. C’est pour moi le moment fort de la semaine. J’ai peine à concevoir une messe
dominicale sans cloches qui appellent, sans orgue qui introduit et accompagne et sans chants
qui expriment la grandeur et la beauté de ce qui est célébré et qui disent la joie, la foi, la
supplication et l’action de grâce.
« La musique fait naître la paix et touche même ceux qui n’ont pas d’oreille. Elle suscite la
communion de prière » m’a écrit ma cousine Anne-Marie.


Je peux écrire de la même façon :
« A ma cousine Anne-Marie,
ces 46.205 mots d’un récit qu’elle m’a incité à écrire jusqu’au bout.
1997 – 2001 Honfleur ».

En guise d’épilogue

Je ne résiste pas au désir d’insérer ici un texte que j’ai écrit pour m’amuser, une semaine après
l'inauguration du carillon, le 22 août 1999. Une inauguration qui m’avait sans doute mis en
verve… Ce texte a été publié dans le N° 33, janvier-avril 2000, de « Patrimoine campanaire »,
revue francophone de campanologie.

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Fier-à-bras et Malvenu

• Bonjour, Monsieur. Je me présente : je suis votre nouveau voisin, le carillon de Notre-


Dame de Grâce.
- Carillon ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
• -Le nouveau clocher de la chapelle de Grâce, si vous préférez.
• - Tu dois te tromper, mon p’tit gars. Je connais bien la chapelle, même que je l’ai vue
naître, et son clocher, c’est autre chose que toi. Son clocher, il ressemble à un clocher. Toi,
tu ne ressembles à rien du tout !
• - Mais, je vous assure, je suis plein de cloches. La chapelle a toujours son petit clocher, et
moi, je suis juste à côté, au milieu des arbres. On s’entend bien tous les deux, et même, on
se complète.
• C’est pas possible. C’est des menteries que tu me dis là. La chapelle a une cloche dans son
clocher, elle n’a pas besoin d’une espèce de malvenu comme toi.
• Mais vous, vous êtes bien le célèbre clocher de Sainte-Catherine ? (A part) Qu’est-ce qui
m’a fichu un fier-à-bras comme ça ?
• Sûr que oui. D’ailleurs, tout le monde me connaît. Tiens ! regarde-moi tous ces
photographes qui me font le portrait. On n’en fait pas autant pour Saint-Léonard qui
n’est pourtant pas mal dans son genre.
• Pourtant… vous avez des béquilles ? Et quatre paires, ce n’est pas rien. C’est plutôt
difficile à cacher… (Compatissant) C’est un accident de travail ? Ou bien c’est de
naissance ?
• (Vexé) Espèce de crétin ! Tu ne sais pas que, moi, je soutiens cinq cloches, et ce n’est pas
de la sonnaille ! Mes béquilles, comme tu dis, j’en suis fier. Et c’est justement à cause de
ça qu'on vient de loin pour me photographier. Les gens trouvent que ça fait original.
Dame ! On n’en voit pas souvent des comme moi.
• Eh bien moi, j’ai vingt-quatre cloches et pas de béquilles ! Et tout le monde me
photographie aussi, même qu’ils restent à attendre que ça se mette à sonner. Après, ils
s’en vont, ils sont contents.
• C’est vrai ce que tu me racontes là ? Il faudra que j’aille voir ça. Et gare à toi si tu m’as
menti.
Vous verrez. Mais, dites, si vous vouliez, on pourrait sonner ensemble. Peut-être que nos
cloches s’accorderaient bien entre elles ?
• Oh ! Des petites cloches comme les tiennes… Enfin, si ça peut te faire plaisir… (temps de
réflexion) Ce n’est peut-être pas si bête que ça, ton idée ! Bon, pourquoi pas ? On verra
bien…

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C’est ainsi que Fier-à-bras et Malvenu finirent par très bien s’entendre, pour la plus grande
joie de leurs nombreux amis qui les aimaient bien tous les deux.

HAPPY END

J'ai quitté Notre-Dame de Grâce et Honfleur le 4 juillet 2004. Peu de temps avant, M. Michel
Lamarre, Conseiller général et Maire de Honfleur accompagné de sa secrétaire Odile
Bourdaud, m’avait invité, ainsi que les autres prêtres de la paroisse Notre-Dame de l'Estuaire :
Olivier Ruffray, Henry Sales, Daniel Zannier, pour un déjeuner à la célèbre « Ferme Saint-
Siméon ».
A la fin du repas, il m’offrit le très beau livre, magnifiquement illustré et plein d'humour « à la
honfleuraise », de Laurent Le Roy : « HONFLEUR ».
Sur la page de garde il écrivit cette dédicace :
« En souvenir de votre passage à Honfleur et en remerciement pour l’action que nous vous devons avec
toute notre amitié : bonne chance pour la suite. Sachez que Honfleur vous accueillera toujours avec
plaisir. Amicalement.
Michel Lamarre
Conseiller général, Maire de Honfleur
Le 23 juin 2004 Honfleur. »

En dessous, le petit mot d’Odile BOURDAUD :


« Avec mon meilleur souvenir. Merci pour tout ce que vous nous avez donné dans cette belle chapelle.
Odile Bourdaud »
Est-il besoin de dire que tout cela m’a profondément touché ?


Reprenant « La musique de ma vie » après huit années, je tiens aujourd'hui à mentionner une
rencontre faite à l’orgue de Notre-Dame de Grâce. Mon agenda de 1998 m'en rappelle la date :
ce fut le dimanche 4 octobre où Christophe de Ceunynck venait tenir l’orgue, accompagné du
petit David, alors âgé de neuf ans et demi, dont il m’avait parlé précédemment. Je ne pouvais
imaginer quelle suite aurait cette première rencontre, je n’avais donc pas songé à l’évoquer
dans mon récit. Depuis, je l’ai fait en rédigeant le texte « Pour savoir qui nous sommes » dans
le site « Orgues du Calvados » auquel David et moi travaillons depuis quatre ans.
8 mai 2009

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