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Emmanuelle Anizon & Jacqueline Remy

Mon travail me tue

Burn-out : pourquoi nous craquons tous

Flammarion

© Flammarion, 2016.
Dépôt légal :
ISBN Epub : 9782081362628

ISBN PDF Web : 9782081362635

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782081362611

Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

C’est un mal sournois, une terrible épidémie. Le burn-out ou « syndrome


d’épuisement professionnel » menace aujourd’hui près de trois millions de
Français.
Pauline, la jeune avocate accro au travail, Frédéric, le gendarme qui refuse
les dérives de sa brigade, Patrick, l’agriculteur stakhanoviste, Mathieu, le
médecin généraliste submergé par le travail et son perfectionnisme, Jean, le
patron de PME qui refuse de fermer sa boîte, Virginie, ex-dg dans le
marketing programmée pour réussir, Pierre-Yves, l’enseignant idéaliste,
etc., durant de longs mois, les journalistes Emmanuelle Anizon et
Jacqueline Remy ont parcouru les rangs de cette « armée de l’ombre »
sous-estimée par les statistiques, niée par la majorité des employeurs et peu
prise en compte par le pouvoir politique.
Les mots sont durs, ils cognent : « On m’a tué », « je suis massacré », « j’ai
le cerveau grillé ». D’un témoignage à l’autre, la même détresse, la même
incapacité à détecter les signes avant-coureurs, les mêmes souffrances
ressassées par des hommes et des femmes qui parlent de leur burn-out avec
la gravité de rescapés.
Au fil de seize existences broyées par la violence du monde du travail,
cette enquête montre à quel point le burn-out touche tous les métiers et
tous les milieux sociaux. Il est le symptôme des dérives organisationnelles,
éthiques et humaines dont chacun souffre aujourd’hui.
À lire, avant qu’il ne soit trop tard.
Emmanuelle Anizon est chef du service société de l’Obs après avoir été
grand reporter et chef du service Médias de Télérama.
Ex-rédactrice en chef à l’Express, Jacqueline Remy est journaliste et
romancière.
Des mêmes auteurs

Bibliographie Jacqueline Remy


Essais/documents
Nous sommes irrésistibles, (auto)critique d'une génération abusive, Paris,
Seuil, 1990.
Nos enfants nous haïront (avec Denis Jeambar), Paris, Seuil, 2006.
La République des femmes, Paris, éditions de l'Archipel, 2007.
Comment je suis devenu français, Paris, Seuil, 2007.
Du rimmel et des larmes, Paris, Seuil, 2009.
Arnaud Lagardère, l'héritier qui voulait vivre sa vie, Paris, Flammarion,
2012.
Le Nouvel Observateur, cinquante ans de passions, Paris, Pygmalion,
« Histoire sociale », 2014.
Romans
La Fille au bout du couloir, Paris, Latttès, 1997.
Je meurs d'envie, Paris, Stock, 1999.
La Loire n'oublie jamais, Paris, Lattès, 2001.
Essaie encore, Paris, Lattès, 2005.
L'Éternité ne suffit pas, Paris, Seuil, « Thrillers », 2009.
Jeunesse
Le mystère du TGV 7777, Paris, Galimmard Jeunesse, 2008.
Mon travail me tue

Burn-out : pourquoi nous craquons tous


« Je me suis rendu compte que les gens sont parfois
victimes d'incendie, tout comme les immeubles. »
Dr Herbert Freudenberger, en 1974

« Je veux faire savoir que cette société déconne. Tout


doit être parfait : la carrière, la famille, la vie. Tout
concourt au burn-out. Un jour, j'arriverai peut-être à
témoigner à visage découvert. C'est encore tellement
tabou ! »
Mathieu, médecin généraliste, automne 2015

« C'est une bombe à retardement, la façon dont on


traite les gens aujourd'hui. On est des milliers à ne
plus le supporter, ça finira bien par se voir un
jour ? »
Alice, architecte, été 2015
Ça commence
comme un incendie…

Un matin, au moment de brûler une verrue, Mathieu suspend son geste. Il


n'y arrive pas. Submergé par l'angoisse, le manque de temps, les pressions
financières, il ne sait plus pratiquer cette profession de médecin attentif qu'il
avait tant rêvé d'exercer. Ce perfectionniste a soudain l'impression de
« propager la mort ». Il s'effondre.
Pauline, elle, s'est jetée à corps perdu dans son métier d'avocate. Sa
volonté de bien faire, la surcharge de travail, le mépris dont l'ont gratifiée
ses patrons dès la première grossesse, son obsession éthique du client, le
défaut de reconnaissance ont eu raison de ses forces. Les crises de panique
la paralysent. Elle n'a plus le choix : elle se fait rayer de la profession.
Mathieu, Pauline, Amalia, Paul, Sophie, Édouard, Anne, Patrick,
François, Laura, Jean, Alice, Virginie, Marion, Pierre-Yves, tous les
hommes et les femmes qui ont accepté de témoigner pour ce livre, ont un
point commun : ils ont été mis K-O par le travail, hors-jeu. Le burn-out les
a « tués ».
Pour chacun, ce fut l'issue d'un long processus personnel, particulier.
Mais tous partagent le souvenir d'une souffrance qui mine insidieusement
face à un environnement professionnel toxique. Ils ont été mutés, écartés,
placardisés, ou au contraire promus. On leur a fait miroiter des
augmentations qu'ils n'ont jamais eues. Ils sont restés sans voix face à une
hiérarchie fuyante ou harcelante, ils ont subi des ordres contradictoires, on
leur a assigné des objectifs inatteignables, faute de moyens, faute de
formation. On leur a demandé de trahir leurs clients, leurs collègues, leurs
propres valeurs. Ils se sont retrouvés en situation d'échec, ou l'ont cru. La
honte les a submergés. « J'avais l'impression, dit Alice, que ma nullité
suintait de tous les pores de ma peau. » Et François résume : « J'étais
devenu une merde. »
Un jour, ils ont craqué. Éric, l'agriculteur, n'a pas pu se lever. Édouard, le
cadre de banque, a perdu connaissance au volant de sa voiture. Anne a
soudain fui son bureau en laissant son portefeuille et la tasse de café qu'elle
s'apprêtait à boire. Pierre-Yves a pris sa sacoche et quitté ses élèves en plein
milieu d'un cours. Le médecin leur a diagnostiqué un « syndrome
d'épuisement professionnel ». Autrement dit un « burn-out », un vrai. Ils ont
souffert pendant des mois, souvent des années. Quand ils entendent des
gens gémir qu'ils ont un burn-out comme on parle d'une indigestion de
boulot passagère, ils ont envie de hurler. Pas grave, le burn-out ?
Certaines expressions surgissent dans le grand public à la faveur d'une
tragédie et provoquent un tel choc, un tel sentiment d'identification, qu'elles
infiltrent le langage courant en perdant l'essentiel de leur potentiel
angoissant. C'est ce qui est arrivé au « burn-out ».

Découvert par les Français après la vague de suicides à Renault, France


Télécom et à La Poste, à la fin des années 2000, le burn-out a sonné comme
une sentence de mort, il est devenu un phénomène. Des centaines de
milliers de personnes se sont jetées sur cette expression qui semblait dire si
bien ce qu'elles ressentent au quotidien, leur souffrance au travail. Enfin, on
en parlait.
On disait que le culte de la performance, l'obsession du chiffre et du
profit, le management par objectifs, la pression de la rentabilité à tout prix,
les mises au placard arbitraires, les dérapages éthiques pesaient cruellement
sur les hommes et les femmes au boulot. On disait que la crise économique,
la financiarisation d'entreprises vouées aux actionnaires, le chômage
galopant, le climat de concurrence, les connexions numériques à perpétuité
faisaient sauter tous les verrous du temps de travail, effaçant les limites
entre vie professionnelle et vie privée, poussant les plus consciencieux à se
laisser dévorer par leur tâche. À se consumer, comme le dit si bien
l'expression « burn-out ».
Mais en s'appropriant massivement ce terme, les Français en ont atténué
la gravité. Le « burn-out » est devenu la signature du mal-être ordinaire. Un
sujet d'exaspération pour les médecins généralistes ou les psychiatres qui
voient déferler dans leur cabinet un raz-de-marée de patients invoquant un
« burn-out » à la moindre envie de souffler. Un marché pour les vendeurs de
bonheur qui, de spa déstressant en yoga nidra, déploient un éventail illimité
d'offres de cures et de coaching « anti-burn-out ».
Pourtant, loin d'être un malaise ordinaire de la vie professionnelle, le
burn-out est un anéantissement terrible pour celui qui le subit. Il se traduit
presque inéluctablement par une rupture professionnelle lourde de
conséquences, un ensemble de symptômes très invalidants, une remise en
cause totale et profonde. Les femmes et les hommes que nous avons
rencontrés ont souvent été arrêtés des années.

Le burn-out consume à tous les échelons de la hiérarchie. Il frappe même


les professions libérales, la fonction publique et les petites ou moyennes
entreprises. Il étouffe le chef d'entreprise pressuré par le fisc, les
fournisseurs et la concurrence des délocalisations. Il fouette le petit
banquier d'agence bancaire à qui ses supérieurs demandent à 9 heures de
vendre onze assurances-vie avant midi alors que ce n'est pas, il le sait, le
placement qu'il faut à ses clients. Il abat le dirigeant bousculé par
l'actionnaire, le maire assommé par ses responsabilités, l'employé bouc
émissaire, le cadre au placard, le policier las d'aligner les PV pour faire du
chiffre, le médecin qui, comme Pierre-Yves, se refuse à expédier ses
patients.
Cela fait près d'un demi-siècle que des psys américains ont identifié le
syndrome d'épuisement professionnel, et l'on n'y pourrait pas grand-chose ?
C'est le psychanalyste Herbert Freudenberger qui, le premier, a
conceptualisé au début des années 1970 le burn-out, cet incendie intérieur
qui attaque les battants soumis à trop de tensions au travail, jusqu'à ce qu'ils
se fracassent comme des coquilles vides. Quelques années plus tard, la
psychologue Christina Maslach a mis en évidence la dimension
relationnelle du burn-out, une « érosion de l'âme », dit-elle, qui sanctionne
« l'écartèlement » entre ce que l'on est et ce que l'on doit faire. Avec une
phase d'hyperengagement, une phase de doute, une phase de noyade. Le
piège se referme sur ceux qui attendent une reconnaissance qui ne vient pas,
subissent des demandes impossibles à satisfaire, assument des charges de
travail extravagantes, découvrent l'incompétence, le cynisme ou les
dérapages éthiques de leurs dirigeants, ont le sentiment soudain de tourner à
vide, de ne pas être à la hauteur, d'être acculés à l'impossible.
Si le terme de burn-out est aujourd'hui galvaudé, c'est aussi parce que sa
définition n'est pas cadrée. Épuisement émotionnel, psychique et physique,
le burn-out reste une notion floue aux yeux des experts scientifiques. Les
médecins ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur une description
précise de sa pathologie. Le burn-out n'est pas répertorié dans la
nomenclature française, ni dans la Classification commune des actes
médicaux (CCAM), ni dans le Manuel diagnostique et statistique des
troubles mentaux (DSM-V) établi par l'Association américaine de
psychiatrie. La Classification internationale des maladies (CIM-10), publiée
par l'Organisation mondiale de la santé, le mentionne seulement au détour
d'un article en tant que facteur de risque menaçant l'état de santé. Depuis
2013, des médecins du travail, des parlementaires, des spécialistes des
risques psychosociaux militent pour que le burn-out figure au tableau
français des maladies professionnelles. Mais ils se heurtent aux murs de ce
défaut général de reconnaissance.

En réalité, le burn-out, dont les causes sont multifactorielles et les


symptômes diversement conjugués, défie la façon traditionnelle de
raisonner des médecins et des psys. Que faire face à une malade du travail
qui souffle : « Un matin, j'ai pris mes clés pour partir au bureau, je suis allée
à la voiture et, au moment de mettre le contact, je me suis dit non, je ne
peux pas. » Le mental souffre, le corps lâche. Pour le soigner et a fortiori
prévenir ses maux, on ne peut se contenter de traiter le patient comme un
individu qui porterait en lui les causes de son mal. On doit s'attaquer à son
environnement social et professionnel.
Or, pendant longtemps – et ce n'est pas fini ! –, quand quelqu'un craquait
au travail, la réaction de l'employeur comme, parfois, celle du médecin,
consistait à vite expliquer qu'il s'agissait de problèmes personnels. Le
salarié disparaissait des locaux et on n'en parlait plus. Le Dr Bernard Morat,
l'un des médecins du travail désormais les plus mobilisés, le reconnaît :
« Quand j'étais généraliste, je considérais que la dépression appartient au
patient. Je ne voyais pas le cadre de travail, l'usure, la surcharge de boulot.
J'ai dû passer à côté de beaucoup de diagnostics. » Le burn-out est une
forme de dépression très particulière, nourrie par des conditions de travail
oppressantes, qui peut détruire un individu alors qu'il avait par ailleurs une
vie personnelle sans problème.
Maintenant, on sait. « On ne peut plus réduire l'épuisement professionnel
à des vulnérabilités personnelles, à des fragilités individuelles, on sait qu'il
est étroitement lié à des managements toxiques et à des conditions de travail
écrasantes », martèle Jean-Claude Delgènes. À la tête de Technologia, un
cabinet spécialisé dans les risques professionnels, il a publié en
janvier 2014 un sondage selon lequel près de 13 % des actifs, soit plus de
3 millions de personnes en France, encourent un risque de burn-out. C'est
une épidémie, un long cortège de désertions.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui fut à l'origine de la loi contre
le harcèlement, diagnostique « une pathologie de civilisation ». La
numérisation, dit-elle, empêche de quantifier les tâches, de dresser la limite
entre vies professionnelle et personnelle. « On cadre les gens dans des
normes, au détriment de l'intelligence, c'est le règne du process, qui mène à
la déshumanisation. » Comme l'a dénoncé le sociologue Jean-Pierre Le
Goff, on berce les salariés d'illusions en leur faisant croire qu'ils sont
autonomes, le comble de la modernité ! Les mots mêmes sont menteurs,
renchérit Marie-France Hirigoyen : « On leur dit “autonomie”, alors qu'on
vit sous l'ère d'objectifs fixés d'en haut à l'avance. On parle d'équipe alors
que les gens sont seuls face à des évaluations individuelles. On parle
qualité, alors qu'on leur demande de bâcler. On parle flexibilité, alors qu'on
peut être licencié du jour au lendemain. » Les salariés sont isolés, sommés
de s'adapter, hypercontrôlés, et leurs tâches sont parcellisées, conclut la
psychiatre. « On travaille dans l'urgence, à court terme, à flux tendu. Il n'y a
plus d'espace pour penser au travail, pour penser à soi, pour penser tout
court. »

Le député du Parti chrétien-démocrate Jean-Frédéric Poisson, ex-


directeur des ressources humaines et auteur en 2011 d'un rapport sur la
souffrance au travail, déplore : « Caméra Café ne pourrait être tourné
aujourd'hui, il n'y a plus personne à la machine à café ! On cherche toutes
les occasions pour ne pas se parler, on envoie des mails à son voisin de
bureau. » La clé, à ses yeux, c'est la culture managériale. « Les managers ne
partagent pas leurs interrogations, n'avouent pas leurs faiblesses, ne savent
pas donner du sens. Ils pensent que partager l'info stratégique, c'est perdre
du pouvoir. Ils sont incapables de dire à leurs équipes ce qu'ils font et
pourquoi. »
Aux responsables des grandes écoles appelées à former des dirigeants,
Jean-Frédéric Poisson a demandé : « Comment expliquez-vous que des
gens qui rentrent comme des agneaux à 19 ans dans vos écoles deviennent
dix ans plus tard des machines à broyer ? Ne faut-il pas inclure des unités
de valeur obligatoires à fort coefficient sur les questions d'épanouissement
de la personne au travail, de sens de l'équipe, de l'utilité des syndicats ? »
Réponse à Polytechnique, selon le parlementaire qui en rit encore : « Nous,
on est des gens sérieux, on fait des sciences dures. Ce dont vous nous
parlez, ce n'est pas de la science… » Réponse à HEC : « Tant que nos
clients ne le demanderont pas, on ne le fera pas. — Mais vos clients, ce sont
les étudiants qui ne savent pas à quoi ils s'exposent ! — Non, nos clients, ce
sont les entreprises ! »

Aujourd'hui, au Parlement comme chez les experts et les médecins du


travail, des voix de plus en plus pressantes demandent que le syndrome
d'épuisement professionnel soit reconnu comme une maladie
professionnelle. Ce qui permettrait aux victimes d'être mieux indemnisées
et moralement exonérées de la faute pesant sur tous ceux qui craquent. Une
telle reconnaissance supposerait, en cas de congé ou de mi-temps
thérapeutique, la prise en charge du burn-out non plus seulement par le
régime général de la Sécurité sociale, c'est-à-dire la collectivité, mais par les
employeurs. C'est dire si le Medef est enthousiaste.
Depuis 2002, les employeurs ont l'obligation de se sentir responsables du
bien-être de leurs employés. Le Code du travail leur enjoint de prendre « les
mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé, physique et
mentale des travailleurs ». Résultat : les patrons ont bougé, à grand renfort
de psys d'entreprise, de coachs, et de plans de prévention. Mais on a le
sentiment qu'ils se couvrent plus qu'ils ne remettent en question leurs
défauts d'organisation ou, parfois, le cynisme de leur logique managériale.
Le déni règne. Beaucoup de chefs d'entreprise accusent à mi-voix la
tentation victimaire, l'immaturité générale, et le climat de dépression
nationale dont la France est affligée. Quand on est l'un des pays champions
de la consommation de tranquillisants, somnifères et autres psychotropes,
on voit mal en effet pourquoi les lieux de travail échapperaient au stress.
Certains dirigeants cèdent à la tentation absurde de comparer le taux de
suicides qui frappe les effectifs de leur entreprise avec celui de la
population nationale, pour mieux relativiser. S'il n'est pas plus important,
pourquoi s'en faire ? Parce qu'un suicide au travail n'a pas le même sens
qu'un renoncement à la vie pour cause de désespoir familial ou existentiel.
Les hommes et les femmes qui souffrent au travail ont souvent une vie
personnelle heureuse et normale. Ils n'ont pas de raison intime de déclarer
forfait, si ce n'est le sentiment usant, minant, d'être indésirables,
impuissants, humiliés, inutiles.
La solution ? En parler, encore et encore. Montrer les ressorts qui
conduisent au burn-out. Expliquer pourquoi nous craquons tous au travail, à
un moment ou à un autre de notre vie professionnelle. Identifier cette
machinerie insensée qui bouffe, broie, et peut conduire au pire.
Beaucoup des hommes et des femmes que nous avons contactés pour ce
livre se sont dérobées après avoir dit oui. La plupart de ceux qui témoignent
ne s'étaient jamais livrés à quiconque sur ce sujet, sauf au psy. Parce que
cela leur semblait tabou, socialement inacceptable, et qu'ils avaient
vaguement honte : « On disparaît des radars, regrette Alice, l'architecte. On
forme une communauté souterraine. » Ils ont presque tous demandé
l'anonymat 1. Surtout, qu'on ne les reconnaisse pas.
Certains ont reconstruit leur vie, d'autres s'y attellent. Immanquablement,
en évoquant leur histoire, ils ont prononcé cette phrase : « Si j'avais su,
j'aurais réagi plus tôt. » Voilà pourquoi ils ont accepté de raconter leur
descente aux enfers. « Pour que ça serve à d'autres », pour que les victimes
potentielles du burn-out sachent et réagissent avant qu'il ne soit trop tard.
1
LA PASSION AU PLACARD
Marion, reporter
« Je pensais que mon cerveau allait griller »

C'est une rencontre particulière, la première qui a fait germer l'idée de ce


livre. Sur la banquette en Skaï d'un café parisien, un petit oiseau brun et
maigre, recroquevillé, emmitouflé dans un manteau trop grand. Le regard
éteint. Lentement, la voix égrène. « J'ai perdu mon boulot… ma
réputation… ma confiance… mon avenir… ma fierté… ma passion… ma
vie. » Au bout d'une demi-heure, la petite chose se lève : « Je ne peux pas
rester plus. Je suis épuisée, pas capable. » Chancelante, elle traverse la salle.
Le lendemain, un texto : « Je n'aurais pas dû vous parler. Épuisée. Je vais
mettre une semaine à m'en remettre. » On avait voulu la rencontrer parce
qu'on savait que, dans cette chaîne de télévision, les conditions de travail
s'étaient tendues. Ce grand reporter avait disparu de la circulation depuis
des mois, à l'issue d'un bras de fer avec sa direction. La forte tête était
devenue une ombre. Quelle machine implacable avait pu opérer cette
transformation ?

Mai 2012. Marion attend son tour dans le couloir. La reporter va être
reçue par sa direction, elle ne sait pas à quelle sauce elle va être cuisinée.
Depuis quatre ans, elle travaille pour le plus gros magazine d'information
d'une chaîne de télé. Mais, cette année, l'entreprise veut faire des
économies. Les enquêtes du magazine prennent de longs mois, à travers le
monde entier. Cela coûte cher, trop cher. L'employeur décide d'en sous-
traiter la réalisation à des sociétés de production extérieures. Du coup, ses
journalistes maison doivent être dispatchés sur d'autres émissions produites
en interne.
En cette fin de saison, les collègues défilent donc dans le bureau de la
direction, qui leur propose une reconversion pour la rentrée de septembre.
En ce qui concerne Marion, ce sera un magazine de consommation, qui
produit des sujets légers, habituellement réalisés par des jeunes journalistes,
très éloignés des sujets de fond qu'elle aime traiter. Une claque, pour la
reporter chevronnée.
Cette autodidacte de 40 ans, issue d'une famille nombreuse et modeste,
est entrée à la télé par la petite porte, et elle a beaucoup investi pour réussir
dans ce métier gratifiant, et chronophage. En seize ans de travail acharné,
cette brune forte en gueule, pas consensuelle mais accrocheuse, a réussi à se
construire une vraie légitimité.
Après quelques années dans une société de production prestigieuse, elle a
été débauchée pour venir renforcer l'équipe de ce magazine. En arrivant,
elle découvre un univers moins stimulant qu'espéré, des collègues pas
toujours scrupuleux, des infos parfois bidonnées – ce qu'elle ne supporte
pas. Mais bon, on la laisse travailler, elle a le temps et les moyens
d'enquêter à fond sur les banlieues, les jeunes, la maltraitance… « À part sa
fille, le boulot c'était sa vie », disent ses amies. Vider son travail de sa
substance, c'est la nier, elle. Les autres journalistes du magazine acceptent
les propositions de la direction. Elle refuse.
Quand Marion revient de ses vacances d'été, en août, son magazine
n'existe plus. Elle n'a pas d'affectation. Le placard. La machine à
déstabilisation se met en marche. Au fil des semaines, on lui fait de
nouvelles propositions, toujours plus décalées, comme ce magazine
spécialisé dans l'automobile… elle qui n'a pas son permis de conduire. On
l'installe au poste informatique d'une de ses collègues qui s'était suicidée
quelques mois plus tôt, et qu'elle connaissait très bien. « Un fantôme affecté
au poste d'un fantôme », dit-elle. L'entreprise plaide l'erreur. Rien de
personnel, pas de rancœur de petit chef rassis, dans ce qui se mue en
harcèlement. Juste les décisions sans affect d'un supérieur embauché pour
gagner en rentabilité. Et la pression d'une machine en marche, qu'un grain
de sable ne peut, ne doit pas, empêcher d'avancer.
Marion, en quelques mois de bras de fer, perd confiance. Ce travail, si
fondamental pour elle, devient obsessionnel et destructeur. Elle n'en dort
plus. La journaliste est mise en congé maladie par son médecin une
première fois. « J'essayais de comprendre pourquoi on me traitait comme
ça. Je passais des coups de fil aux uns et aux autres pour en parler, en
boucle. Je repensais à toutes ces années de travail. Mon cerveau ne s'arrêtait
plus, je rêvais de mon supérieur. » Quand elle revient, il lui reste encore à
monter la dernière longue enquête sur laquelle elle a travaillé des mois,
avant que l'émission ne soit externalisée. Ce qu'elle fait. La nouvelle équipe
de direction visionne le reportage. Et le retoque. C'est le coup de trop. Elle
s'effondre. On est en décembre. Son médecin l'arrête, pour « burn-out ».
Un burn-out, comme on le verra dans les témoignages de ce livre, est
généralement provoqué par un trop-plein de travail. Mais pas seulement. Il
surgit quand le travail perd de son sens, quand sa valeur est niée. Il frappe le
bon élément, bosseur et perfectionniste, qui ne supporte pas qu'on lui
demande – et c'est la logique du monde actuel – de faire contre toute raison
ou déontologie, vite et mal. Le médecin qui doit bâcler ses consultations,
l'infirmière ses soins, l'architecte ses constructions, le professeur ses cours,
le manager ses équipes… Et Marion, ses reportages. « Vous fabriquiez de la
qualité, du programme long à haute valeur ajoutée ? », lui dit-on en
substance. « Et bien, maintenant, vous allez faire du bas de gamme, court,
et superficiel. Vous pensez que c'est différent ? Mais non, c'est pareil : des
images et du son. »
Il y a ceux qui s'accommodent de ces changements, les plus nombreux. Il
y a les autres. Les scrupuleux qui n'arrivent pas à renier ce travail avec
lequel ils se sont construits, auquel ils ont tant donné, souvent trop. La
chute est alors brutale, inattendue, souvent incompréhensible pour soi et
pour l'entourage.
Marion reste prostrée chez elle, allongée toute la journée, sous la couette
dans le noir. Elle se nourrit de M&M's. Ses amies se relaient pour l'entourer
pendant ses insomnies, ses crises d'angoisse. Et l'empêcher de sauter par la
fenêtre, aussi. « Ils m'ont massacrée », sanglote-t-elle en boucle. Elle se
lève à l'heure de la sortie de l'école, prend vite une douche, avant l'arrivée
de sa fille : « Je tenais une heure avec elle et je m'écroulais de nouveau. Je
pensais que mon cerveau allait griller, je devenais dingue. »
Pour la première fois de sa vie, la reporter prend des antidépresseurs. Qui
ne suffisent pas. « J'étais devenue squelettique : taille 32 ! J'ai demandé à
être internée. » À la clinique, elle se sent protégée. « J'étais sous perfusion,
au chaud, le cerveau endormi, je n'ai qu'un vague souvenir de cette
période. » Marion ne le sait pas encore, mais un burn-out, c'est une
dégringolade très éloignée de l'image assez « light » qu'en donnent les
magazines télévisés. Une traversée en solitaire longue, très longue. Ce
séjour de trois mois en clinique n'est qu'une courte trêve en trompe l'œil, en
regard de ce qui l'attend : deux ans de montagnes russes, de séismes à
répétition.
Face au bureau de Marion, soudain vide, ses collègues lui envoient des
messages les premières semaines. Sans réponse. Comme toutes les victimes
de burn-out, la journaliste reste terrée, incapable de communiquer avec son
univers professionnel. Chaque contact avec l'entreprise, le moindre échange
administratif – et il y en a forcément pendant cette période d'arrêt maladie –
est un nouveau traumatisme. Deux ans après, Marion était encore incapable
d'approcher la rue de son ex-entreprise. Des semaines passent, des mois.
Les collègues se lassent, plus personne n'appelle, hors les amies proches.
Comme toujours, l'entreprise digère l'absence. Et le burnouté doit affronter
sa traversée dans une immense solitude. Pas d'associations, pas de groupes
de parole. Juste la honte.
Longtemps, Marion n'a pu assurer ses rendez-vous avec nous. Cloîtrée
dans l'instant présent, incapable d'anticiper, elle envoie au dernier moment
un texto d'excuse : « Pardon pas pu venir. J'ai eu une grosse descente, je
remonte doucement. Faut juste que j'arrive à dormir une fois. Pourquoi
moi ? Quand cela va-t-il finir ? » En fait, elle a peur de sortir, de croiser
dans la rue des gens qui se rendent au bureau, en costume, en tailleur. Elle
ne se risque dehors que le soir. Finit par arriver maquillée, le regard
pétillant. Mais soudain, au détour d'une phrase, on ne sait pourquoi, le
regard vacille, la parole flanche. Marion allume fébrilement une cigarette,
ramène sa longue mèche brune sur l'oreille, plonge la tête dans son sac, sort
son portable pour un texto. On comprend qu'elle appelle au secours. À
chaque fois, une amie déboule : « Viens… Tu veux dormir où, Marion ?
Chez toi ? Chez moi ? » Longtemps, Marion n'a pu dormir seule.
Pendant ces deux années, le combat de la reporter contre son ex-
entreprise est devenu obsessionnel. Elle attaque aux prud'hommes en
septembre 2012 pour préjudice subi, et au pénal pour harcèlement. Elle veut
aussi faire reconnaître son burn-out comme une maladie professionnelle.
Être en congé maladie, c'est être pris en charge par la Sécurité sociale.
L'idée de « profiter » du système, et de peser sur la collectivité la hérisse.
« C'est l'entreprise qui m'a rendue malade, c'est elle qui doit payer »,
martèle-t-elle. En effet, quand une maladie est déclarée « professionnelle »,
c'est l'assurance de l'employeur qui prend le relais.
Il est très compliqué de faire reconnaître un burn-out en maladie
professionnelle. Elle a réussi. Ce jour-là, elle a bu une coupe de champagne,
dans une brasserie chic de Montparnasse. En face d'elle, une autre coupe, et
une femme. La médecin du travail employée par son ex-entreprise, celle qui
a signé la déclaration d'inaptitude au travail de Marion et dénoncé
courageusement les conditions de travail de l'ensemble des salariés. Jugée
gênante, cette médecin a été écartée et remplacée dans les mois qui ont
suivi par l'ex-employeur de Marion. Un burn-out, ce n'est pas bon pour
l'image. Alors, on rend invisibles ceux qui le rendent visible.
Quand un salarié en burn-out attaque aux prud'hommes, les dirigeants
préfèrent transiger. Marion, elle, a refusé de négocier directement ses
indemnités. Elle a voulu aller au bout des procès, parce qu'elle voulait faire
de son histoire un cas exemplaire : « Pour que plus personne ne vive ce que
j'ai vécu. » Au fil des mois, passés à se battre depuis sa couette contre des
murs de bureaucratie récalcitrante, elle s'est désespérée de la lenteur des
procédures. À force d'appeler, elle a fini par décrocher un rendez-vous avec
un inspecteur du travail.
Le face-à-face a lieu dans un petit bureau, un jour de printemps 2015.
L'inspecteur, calme, posé, voix douce et basse. Elle, le buste penché vers
lui, menton pointé. Fébrile.
M. : « Je viens vous voir parce que je voudrais savoir ce que vous allez
faire.
I.T. — (soupirant) Je n'ai même pas lu le dossier. Je vais vous dire
franchement : j'espère qu'on va m'en dessaisir ! Je ne suis pas votre secteur
moi, normalement. Il y a eu une réorganisation, je me retrouve avec votre
secteur en plus, mais je ne peux pas tout faire.
M. — Mais vous êtes le 4e inspecteur dessus ! Ce n'est pas très
encourageant.
I.T. — Votre dossier. (Il l'ouvre, lit.) Oh, vous avez eu une reconnaissance
de maladie professionnelle ! Bravo ! C'est très compliqué en général, la
maladie professionnelle. Une sur 100 seulement est reconnue ! Vous avez
de la chance !
M. — Je ne sais pas si j'ai de la chance, on a juste reconnu le mal qui m'a
été fait ! Ce n'est pas parce que j'ai fait reconnaître la maladie
professionnelle que je suis guérie ! La Sécu m'a reconnu 25 % d'incapacité.
Je suis devenue une handicapée… Cette entreprise (elle se gratte la gorge,
hésite, sa voix tremble) a fait que je suis malade, que d'autres sont en
souffrance… Vous devez agir !
I.T. — (Il secoue la tête.) Madame, 85 % des entreprises connaissent de
la souffrance au travail. On ne fait plus que ça ! J'ai soixante personnes en
attente d'enquête. Une enquête, c'est un an au minimum de travail, des
auditions, une procédure… J'ai même des suicides qui ont été classés sans
suite par le parquet !
M. — Qu'allez-vous faire de mon dossier, alors ? Vous vous contentez
d'envoyer une lettre aux entreprises, d'une petite visite, et puis après, plus
rien ?
I.T. — Je ne vais pas vous mentir, c'est une question de moyens.
L'objectif fixé par l'administration, c'est de faire du chiffre : on contrôle une
entreprise, on voit qu'il n'y a pas l'affichage qu'il faut. Hop, on le signale,
c'est fait, c'est rapide et c'est comptabilisé comme une action menée à bien,
un chiffre quoi. Alors qu'une enquête, c'est beaucoup moins rentable !
M. — Pourquoi il y a tant de dossiers ?
I.T. — C'est la faute de cette nouvelle organisation du travail, qui s'est
mise en place depuis une dizaine d'années ! Il n'y a pas tout à coup des gens
fragiles qu'on aurait embauchés, ou tout à coup des tas de pervers qui les
dirigeraient… Non ! C'est la financiarisation, la baisse du collectif,
l'individualisation du travail de gens de plus en plus confrontés seuls à leurs
responsabilités… Et puis la notion d'objectif, les entretiens d'évaluation,
tout ça… Ah oui, et le stock zéro, aussi ! (Il ne s'arrête plus, soupire…) Les
hiérarchies ne comprennent pas les priorités de terrain. Et puis ces gens
dans les cabinets qui pondent des choses toutes faites avec des
procédures… Croyez-moi, de plus en plus de gens sont en souffrance.
Même chez nous ! Oui, nous aussi à l'inspection du travail, on a des
objectifs, une pression pour des résultats, une demande grandissante – dont
vous faites partie – et dont personne ne tient compte, des nouvelles
réorganisations… Tout ça est invisible. Personne n'en tient compte. J'ai des
collègues qui ne comprennent pas, qui absorbent les charges et craquent.
Combien j'en ai trouvé en larmes ! On en a deux qui se sont suicidés sur
leur lieu de travail ! Moi-même, je vis très mal de ne pouvoir faire mon
travail.
M. — Mais faites-le ! Si vous débarquez dans les locaux de mon ex-
employeur, ça les calmera !
I.T. — Pff… des procès-verbaux, j'en envoie. Mais ça ne change rien !
Les enjeux financiers sont tellement importants ! J'ai reçu les DRH de deux
groupes américains. Le premier m'a dit : “On se contente de mettre en
œuvre ce que tout le monde fait.” La deuxième : “Je suis dans un groupe
mondial, vous ne croyez pas qu'on va changer quoi que ce soit dans notre
fonctionnement parce qu'un inspecteur du travail en France me dit qu'il y a
un souci ?”
M. — Mais alors ?
I.T. — Je ne suis pas optimiste, ça va empirer, de plus en plus de gens
vont être touchés. Regardez ces dossiers (il montre des piles sur un
meuble) : tous ces dossiers, là, c'est de la souffrance au travail. Là, ce
monsieur a fait une double tentative de suicide… Bon, je ne pense pas que
ce soit quelqu'un de facile dans un boulot. Mais, dans son service, plusieurs
autres ont aussi craqué. Là, tenez, un autre cas de suicide encore. En plus,
c'est très difficile d'établir le lien de causalité entre un suicide et le
travail ! »

Pendant ces deux ans, Marion pense que le travail, pour elle, c'est fini.
« Ça me terrorise, dit-elle souvent, je ne supporterais plus que quelqu'un
m'agresse. » Quand elle se sépare de son petit ami, début 2014, Marion ne
peut plus assumer son loyer. Elle doit reprendre une activité. L'un de ses
anciens employeurs lui fait une offre. Pendant des semaines, elle esquive,
pose des lapins. Un jour, les yeux noirs de trouille, elle explique : « Il m'a
proposé un poste à l'étranger, pour cinq mois. J'ai accepté parce que, là-bas,
ils ne me connaissent pas. J'avais envie de faire de l'humanitaire. Là, je vais
former des journalistes, on n'en est pas si loin. »
En avril 2015, trois ans après l'annonce de la fin de son émission, deux
ans après la reconnaissance de son burn-out par le médecin du travail, et à
la veille de son départ à l'étranger pour une nouvelle vie, Marion est chez la
psychiatre qui la suit. Elle a rendu les clés de son appartement, éparpillé sa
vie dans des cartons, et elle campe chez une copine.
M. : « Départ demain !
P. — Je suis fière de vous !
M. — Moi je serai fière quand j'aurais réussi. Mais comment je vais
faire ? J'ai vu pendant les réunions préparatoires, je n'arrive plus à écouter, à
me concentrer… ça m'épuise ! Je suis très fatiguée, tout de suite. »
Pendant une heure, en boucle, Marion répète ses angoisses. « Pourquoi
on me propose ce poste, à moi ? », « J'ai peur d'avoir des crises de panique
comme j'ai eu avant », « J'ai peur d'être encore massacrée. » Ce mot,
« massacre », revient sans cesse. « Et si ce que je fais n'est pas bon ? Je ne
le supporterai pas. Si jamais ça se passe mal, c'est la fin. Je ne peux plus
reprendre des claques dans la tête. Plus la force. »
Avant de quitter le cabinet, elle pose une dernière question : « Je ne suis
pas guérie, hein, Docteur ? »
2
TOMBÉ AU CHAMP D'HONNEUR
Patrick, agriculteur
« J'étais le King Terminator de la moisson »

« Venez un jour de pluie », avait-il insisté. Les jours de pluie, Patrick


reste à la ferme. Avec ses chiens, vautrés sur le canapé de cuir blanc. Lui ne
chôme pas. Il a des tonnes de paperasse à remplir, celle qui s'entasse sur ses
étagères. Son oreillette Bluetooth arrimée à l'oreille, il répond aux coups de
téléphone fissa, comme s'ils amorçaient des bombes. Du boulot, il en a une
montagne, avec son entreprise agricole qui, en saison, peut occuper jusqu'à
treize bonshommes. Les neuf moissonneuses-batteuses, dont il faut étriller
chaque mécanisme, là, sous le hangar de 1 400 mètres carrés. Et la ferme
proprement dite, 110 hectares, « un jardin familial, par ici, minimise-t-il. En
Picardie, une ferme moyenne, c'est 180 ou 200 hectares ». Oui, il y a du
travail, sans compter ses responsabilités de syndicaliste, son action de
webmaster, son hyperactivité d'internaute. « Je me suis longtemps occupé
des agriculteurs suicidaires », dit-il. Jamais, au grand jamais, il n'aurait
imaginé se retrouver un jour brutalement à leur place, au fond du trou, un
canon de revolver dans la bouche.

La porte s'ouvre, une silhouette massive s'encadre. D'une voix


tonitruante, Patrick prévient : « N'ayez pas peur, j'ai des armes plein la
maison. » Près du chambranle de l'entrée, des boîtes de munitions sont
empilées. Sur la table, sur les chaises, au mur, tout un capharnaüm de fusils,
carabines, revolvers, et autres armes à feu, mêlés à des piles de dossiers
serrés sur les meubles, d'où émerge une tête de chevreuil empaillé.
« J'appartiens à une famille de guerriers, lance-t-il. Tous les hommes sont
devenus tantôt des agriculteurs, tantôt des militaires ». Il raconte avec
gourmandise l'histoire de son arrière-grand-père, qui, dans sa tranchée, « a
pris une balle en pleine tête pour tabagisme passif » : un poilu derrière lui
avait allumé sa pipe avec un briquet dont la lueur l'a fait repérer des
Allemands. C'était le 16 décembre 1914, jamais Patrick n'oubliera cette
date : « Depuis, tous les hommes de la famille destinés à la ferme se sont
retrouvés dans l'armée. » Son père le colonel, qui habite de l'autre côté de la
rue une coquette maison de briques, était sous l'uniforme pendant la
Seconde Guerre mondiale. Capturé du côté de Reims, devenu officier, il n'a
plus lâché la vie militaire jusqu'à sa retraite. En 1956, alors qu'il fait la
guerre d'Algérie, il échappe à un attentat grâce à une permission obtenue
pour la naissance de Patrick. Celui-ci n'est pas loin de penser qu'il lui a
sauvé la vie : quand son père retourne là-bas, il reste trois vivants dans son
unité. « Propulsé capitaine, il a reconstitué son commando. »
À 50 ans, ce père admiré est venu aider son fils unique à développer la
ferme. Car Patrick n'est pas toujours là : il a attrapé le virus des armes.
Officier de réserve, il a fait son service militaire à Saint-Cyr-Coëtquidan :
« J'ai été sélectionné grâce à mes très bons résultats aux tests, j'étais un fan
de ceux de Mensa, qui mesurent le QI 1. » Libérable en septembre 1978, il a
terriblement envie de signer un engagement pour le Tchad : « Dans la
famille, nous sommes de mauvais militaires en temps de paix. Ce qu'on
veut, c'est aller au carton. »
Mais ses parents et ses grands-parents maternels, qui tiennent la ferme en
son absence, poussent les hauts cris : « On ne va pas faire tout le boulot
pendant que tu vas te battre, ça suffit ! » Il renonce. « J'ai cassé la
malédiction. » Sa vraie vie d'agriculteur commence. « J'ai toujours un peu
regretté de ne pas avoir été au Tchad », soupire-t-il. Il sera un guerrier des
champs. Et s'il tourne longtemps autour du pot, avant d'aborder ce burn-out
qui l'a laissé en vrac, c'est qu'il veut nous faire obscurément mesurer à quel
point, nourri du roman familial, il a rêvé d'être un héros. Il s'est démené
pour faire de sa vie une épopée. Rester couché, ce n'est pas son genre.
Pourtant, c'est ce qui lui est arrivé. En août 2014, à l'issue d'un été pourri,
le guerrier a mordu la poussière. Et, s'il s'en est remis, assure-t-il avec la
même vaillance qu'il porte ces temps-ci son épaule « explosée » sans attelle,
il n'est plus le même Patrick. Le vrai, le type gentil, le généreux, le
boulimique de travail qui bossait sans limites – « comme un jeune de
20 ans », gronde sa femme – est tombé au champ d'honneur des agriculteurs
exténués. Trop de pression, trop de trahisons, trop de mauvais temps. On ne
le reverra plus, jure-t-il. « J'ai été anéanti et, quand je me suis relevé, je
n'étais plus le même, dit-il. Je ne suis plus le gros nounours des dessins
animés. Ma nature a changé, j'ai perdu mon côté humain et tolérant. »
À première vue, personne n'aurait songé à prendre en pitié un agriculteur
qui, comme lui, a réussi à devenir le patron d'une entreprise agricole dotée
de neuf moissonneuses-batteuses, outre les semoirs à maïs et les tracteurs
divers dont son activité a besoin. Patrick loue ses services, ses bras, et ceux
des gars qu'il emploie en saison, aux agriculteurs qui, dit-il, ne peuvent pas
investir dans les machines ou ne veulent pas s'embêter à les entretenir. Cette
façon de pratiquer l'agriculture, c'est son choix.
Quand il est revenu de l'armée, il a commencé par récupérer les terres
louées aux uns et autres depuis… 1914. « J'ai eu un peu de mal, admet-il.
Mais je n'ai pas voulu me lancer à la conquête des hectares qui
n'appartenaient pas à la famille. Des jeunes en avaient plus besoin que moi,
je ne suis pas un charognard ! » Car, explique-t-il, il y a deux tendances,
dans l'agriculture, les partisans des filières courtes, parfois bio, et ceux qui
ont des mentalités de conquérants et vont à la chasse aux hectares. « Le
monde agricole est un monde de requins. C'est la loi de l'aquarium. Les gros
mangent les petits. Ici, il y a des jeunes qui sont prêts à avaler le
département. Moi, j'ai juste intégré les terres de ceux qui arrêtaient, et j'ai
préféré chercher de l'activité en développant des prestations. Des
agriculteurs de plus en plus gros m'ont délégué leurs moissons, ça a monté,
monté, c'est devenu énorme et ingérable. »
Ingérable ? Il lâche ce mot aujourd'hui. Il ne l'aurait pas dit quelques
années plus tôt, quand il était fier d'avoir une dizaine de moissonneuses-
batteuses qu'il envoyait battre chez ses clients. Bien sûr, c'était dur, mais ça
marchait. « Quand vous avez 30 clients et 10 machines, vous ne pouvez pas
servir tout le monde à la fois. On est toujours soit en avance sur la récolte,
soit ric-rac, soit à la bourre. On arrivait à se refaire. Mais la moisson ne
dure pas comme autrefois, on optimise pour obtenir le meilleur grain en
fonction des calculs des techniciens, les enjeux sont considérables, c'est le
fruit d'une année de travail. Quand il pleut quinze jours ou trois semaines,
tout le monde va être mûr en même temps. C'est alors qu'on voit ressurgir
les instincts primaires qu'on croyait disparus de notre patrimoine génétique :
“J'ai besoin de cet auroch pour nourrir ma famille, et tu ne l'auras pas.” »
C'est ce qui lui est tombé dessus cet été 2014. Tout a commencé à l'aube
de la Sainte-Marie-Madeleine, le 22 juillet. Un jour capital, dans la vie de
Patrick. « S'il pleut à la Sainte-Marie-Madeleine, il pleuvra pendant six
semaines. Je me suis levé de bonne heure, le 22 juillet, et il pleuvait.
Normalement, on bat du 25 juillet au 15 août. Et il y a toujours six ou sept
journées très intensives, selon les aléas de la météo, où on travaille jour et
nuit. On a le pilotage automatique, c'est éclairé, on a le GPS, c'est comme
un avion de ligne au niveau du sol. »
Mais là, ça s'annonce mal. Patrick fait du lin textile, des pommes de terre,
des racines d'endives, des céréales, du colza. « Le temps aidant, on a battu
un peu, de façon erratique, jusqu'au 2 août. Ce jour-là, il s'est mis à
pleuvoir, un déluge. J'avais anticipé. Cela faisait deux semaines que ça me
stressait. » Deux semaines qu'il se demande qui va conduire ses
moissonneuses-batteuses. « J'avais treize gars payés à ne rien faire, et je
savais qu'ils allaient repartir pour leurs études vers le 25 août. » Deux
semaines qu'il voyait arriver l'expiration des congés de son fils, et celui-ci
n'aurait « rien fait ». Deux semaines qu'il envoyait tout le monde repeindre
les volets, réparer la toiture, vérifier la mécanique, bref s'occuper les dix
doigts. « Moi, je tournais en rond, j'ai commencé à péter un plomb. »
Car ces deux semaines s'ajoutent à toutes celles où il se bagarre avec les
écolos qui le traitent de pollueur – « Moi, je le vis très mal » – ou avec les
administrations qui ne font jamais leurs réunions l'hiver quand il pleut, à
toutes celles, surtout, où il fait les comptes. « On est dans un métier où on
vous prend les deux tiers de ce que vous gagnez. » Les machines coûtent les
yeux de la tête. On prend un crédit pour s'offrir un semoir à maïs à
50 000 euros ou une moissonneuse qui, sauf si on l'achète d'occase, en vaut
quatre fois plus. « On ne gagne pas grand-chose, mais on capitalise du
matériel qu'on revend une fois qu'on a payé sa dette. » Plus on a de clients,
plus on a de machines, plus on prend des risques. À commencer par celui de
devenir le banquier des copains, outre les dettes. « Si j'avais voulu revenir
en arrière, je n'aurais plus pu. »
Le 2 août, donc, miné par l'angoisse, Patrick comprend que, cette saison,
il va perdre sa guerre. « C'est le bordel, comment je vais faire ? », se répète-
t-il. La question lui tourne dans le cerveau « comme un disque rayé ». Il ne
pourra pas servir tous les clients chez qui il s'est engagé à battre. Il y aura
trop peu de jours de beau temps, trop peu de bras, trop peu de machines.
« On avait 1 650 hectares à battre pour des tiers. Quand vous avez une
météo moyenne, le pressé passe en premier, le traînard en dernier, ça se
passe bien. Là, j'ai eu peur. »
Ce colosse n'est pas bâti pour la défaite. « Je suis speed, reconnaît-il, les
autres ont du mal à suivre. » Depuis longtemps, Patrick fait tout au volant
de ses monstres. Il répond au téléphone, prend ses commandes, traite ses
affaires, et refuse de lever le pied. Trente ans que ça dure, il en a 56.
« J'étais le “King Terminator” de la moisson », ironise-t-il.
Le 5 août, le King se couche. « Je ne voyais plus comment m'en sortir. Si
j'étais porté sur l'alcool, je n'aurais pas dessoûlé. » Il avale des somnifères et
dort vingt heures par jour. En deux semaines, il perd vingt kilos. « J'en avais
tellement ras le bol, j'étais écrabouillé. Je voyais tout en noir. » Sa femme
confirme : « Il ne voulait plus sortir d'ici. Juste dormir, dormir, dormir. Il
annonçait des catastrophes. Quand il entendait une machine partir, dans la
cour, il me disait : “Le moteur va exploser.” »
Inquiet, le médecin lui prescrit anxiolytiques et antidépresseurs. « J'avais
bâti quelque chose dont j'étais fier, et je voyais que la machine que j'avais
créée allait m'avaler. » Du « je », Patrick passe au « on » pour raconter son
irrépressible envie d'en finir. « On fait le tour des solutions. Alcool plus
somnifères. Ou produit chimique ? Il y en a qui boivent du Cycocel, qui sert
à raccourcir les céréales. J'ai tout envisagé. Ma femme travaille. Dans la
journée, j'étais seul. J'ai pris mon flingue, j'ai mis une balle dans le canon, et
le canon dans ma bouche. »
Il ne fait pas semblant d'avoir changé d'avis. Patrick explique juste qu'un
détail « matérialiste » l'a retenu, outre le chagrin qu'il allait semer. « Je suis
en train de faire les donations nécessaires pour transmettre mon patrimoine,
je n'étais pas prêt. Fiscalement, ma femme et mon fils ne s'en seraient pas
sortis. » Alors, il repose le revolver. Il garde le souvenir d'avoir eu le
sentiment de se dédoubler, comme dans l'expérience de mort imminente
(near death experience). « J'avais l'impression d'être détaché de mon corps.
Je ne pensais pas tomber aussi bas, alors que j'avais remonté le moral d'un
certain nombre de copains. Heureusement, j'avais des amarres, ma famille,
mes chiens. Mais c'était une force qui m'emmenait et m'attirait, la spirale de
la descente aux enfers, on fait un tour d'escalier chaque jour, on descend, on
descend, on descend. »
Le comble, ce fut la visite de ses deux plus gros clients qui, le 25 août,
viennent voir sa femme, alors qu'il est cloué au lit. On annonce une journée
sans pluie. « Ils sont venus ensemble, et on a bien vu qu'ils n'étaient pas
préoccupés par l'état de Patrick, murmure sa femme. Ils voulaient prendre
les neuf machines, tout battre et, nous, on n'avait plus qu'à tirer un trait sur
les autres clients. » Impossible d'accepter un tel chantage. Patrick leur
concède une machine à chacun.
Le tandem d'agriculteurs laisse tomber et se tourne vers une autre
entreprise pour arracher sept autres moissonneuses-batteuses. « Ils ont cassé
le contrat moral qui nous liait ! », vitupère encore Patrick, des mois plus
tard. « Ce fut la trahison des copains, chacun pour soi et sauve qui peut. » Il
essaie de relativiser, mais c'est tout le milieu qui en prend pour son grade :
« Il faut voir le comportement des agriculteurs au moment de la récolte.
Quand il pleut, ils sont comme des lions en cage, ils vont à la fenêtre,
reviennent, font les cent pas. L'agriculture, c'est beaucoup de charges. C'est
comme le gars qui joue au bandit manchot et remet tous ses gains en jeu, au
risque de se retrouver sans rien. En fonds de roulement, c'est plusieurs
centaines de milliers d'euros que vous mettez dans la terre, ou plusieurs
dizaines pour les petites exploitations. Cet argent couche dehors trois cents
jours par an, et vous avez quelques jours pour le rentrer sur votre compte en
banque. Il ne faut pas que ça coince ! »
Patrick assure que les traîtres ont été bien punis de leur impatience :
« Quand un agriculteur panique, il fait n'importe quoi, le grain était
pourri. » Après ce désastreux 25 août, la ferme voit débarquer des collègues
venus des quatre coins de la France pour donner un coup de main. Ce sont
des « forumeurs », comme dit Patrick, des habitués des forums qui
l'apprécient sous son pseudo de Pataugas. Les premiers sont venus à trois.
Puis, il en est venu encore quatre. Une bouffée d'oxygène, un gros baume à
l'âme. Mais bon, grommelle notre homme, « c'était l'apocalypse quand
même, j'ai perdu 100 000 euros en 2014 et j'ai 70 000 euros d'impayés ».
L'arrivée des « forumeurs » l'a forcé à sortir du lit. « J'ai conduit un
tracteur pour semer le colza, mais j'étais dans le gaz, totalement absent ! »
Pendant tout l'automne, Patrick se sent comme un zombie, incapable de
prendre une décision. C'est son fils qui gère la société de chasse qu'il
préside. « J'étais entre parenthèses, réduit à mes fonctions biologiques. »
Tombé brusquement, il est remonté, dit-il, « par fines couches » jusqu'à
Noël. Mais il n'a vraiment émergé de sa torpeur qu'à la fin de janvier quand,
après une attaque de trolls et un conflit avec des internautes, il a « fait le
ménage » sur son forum. Sans prendre de gants. La bonté, il en a soupé. On
lui dit : « Ce n'est plus toi ! C'est vrai, réplique-t-il, je me suis blindé. »
Patrick a tiré une leçon de son burn-out : « Ça ne vient pas de la fatigue
physique, mais de l'excès de pression intellectuelle et nerveuse. C'est la
pression que je me suis mise à moi-même qui m'a fait tomber. » Sa femme
et son fils racontent que ce perfectionniste n'accepte pas l'à-peu-près, qu'il
préfère faire les choses lui-même de peur qu'elles ne soient mal faites, qu'il
ne supporte pas qu'un outil soit mal rangé. « On a beau redoubler d'efforts,
soupire-t-il, on a toujours l'impression qu'une bande de lutins est passée
derrière mettre du désordre. »
L'autre leçon, c'est que l'agriculture a changé pour le pire, à ses yeux.
« Le savoir des techniciens a pris le pas sur le savoir-faire, il y a une cassure
entre les magiciens des mains et les gens qui ont des diplômes. » Patrick
n'est pas certain que ce soit un progrès. « C'est pour satisfaire des données
calculées par des ingénieurs en chambre, grogne-t-il, que les agriculteurs se
sont mis à récolter dans des délais de plus en plus réduits, pour tenter
d'atteindre le moyen précis où le grain est à son optimum, ni trop mûr ni
trop vert, ni trop sec ni trop humide. On moissonne en deux jours ce qu'on
recueillait en deux mois. »
Enfin, Patrick a surtout tiré une leçon plus amère : « Pendant cette
période où j'ai craqué, je me suis dit que mon fils ne supporterait pas toutes
les contraintes que j'avais supportées. Il faut qu'il garde sa place actuelle de
cadre. On ne peut plus faire tourner seul une entreprise aussi grosse, avec
tous les impayés et les aléas. » Il est temps, dit-il, de plier bagage en
douceur. « J'ai cessé de faire des projets de développement. Les cinq
prochaines années, je vais démonter mon entreprise de travaux agricoles
morceau par morceau. Chaque année, il y aura une batteuse de moins. J'en
n'ai déjà plus que huit. J'en garderai deux ou trois. Mais je ferai tourner la
ferme pour mon garçon. Je reste avec mes chiens. Et je continuerai à
conduire la batteuse, ça demande beaucoup de concentration, dix mètres de
large et beaucoup d'électronique à bord. » Sa femme le fixe intensément. Il
la regarde : « Si je ne fais pas tout ça, j'ai le sentiment d'être inutile. »
L'amour-propre en a « pris un coup », dit-il. Patrick se venge sur les
vieux cartons posés contre le mur du hangar, dans la cour. Il les prend pour
cible tous les jours. « Dès que j'ai cinq minutes, je tire. Ce n'est pas pour
attaquer le voisin, ce serait plutôt pour le défendre. » Depuis le burn-out,
c'est lui qui est sur la défensive. « Avant, quand un gars arrivait avec une
main dans le dos, je pensais bouquet de fleurs. » Maintenant ? « Je pense
revolver. Donc, je tire d'abord. Je suis dans mon petit bunker. » Il ne faut
plus l'embêter.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, toute une histoire
Graham Greene en parlait déjà en 1960

C'est un psychiatre français, Claude Veil, qui en 1959 a le premier


développé « le concept d'épuisement professionnel » au moment où, au
Japon, on épinglait les « kaloshi », ces suicides dus à une overdose de
tension nerveuse au boulot. Dix ans plus tard, l'Américaine Loretta Bradley,
spécialiste chevronnée des sciences de l'éducation, aurait – dit-on – utilisé
la première le terme imagé de « burn-out » pour désigner un stress lié au
travail. En fait, l'expression avait fleuri hors de tout contexte scientifique
pendant les années 1960 pour décrire une fatigue extrême doublée d'un ras-
le-bol total. L'écrivain britannique Graham Greene avait même publié un
roman sous le titre : A burn-out case. L'histoire d'un grand architecte lassé
de sa célébrité, qui part pour le Congo secourir des lépreux et redonner un
sens à sa vie.
Mais c'est un psychiatre américain, Herbert Freudenberger qui, le
premier, va donner au concept de « burn-out » ses lettres de noblesse
scientifiques. À la fin des années 1960, le terme de « burnout » est en
particulier utilisé dans les pays anglo-saxons pour qualifier les effets de la
toxicomanie, comparés à une bougie qui s'éteint après avoir trop brûlé.
Justement, à cette époque, Herbert Freudenberger dirige un hôpital de jour
pour drogués, une free clinic dans le Lower East Side de New York. Ce
passionné travaille tant qu'il finit par craquer. Il s'interroge alors : « Et si
nous, soignants, étions tout aussi sujets au burn-out que nos patients ? »
Voilà comment les premières observations scientifiques du « burn-out
syndrome » (BOS) ont concerné les professions de santé. Freudenberger
publie en 1974 un premier article, titré « Staff burnout », dans lequel il
décrit l'usure rapide du personnel soignant, bénévoles comme salariés, très
investi auprès de patients difficiles à guérir : « Je me suis rendu compte que
les gens sont parfois victimes d'incendie, tout comme les immeubles. Sous
la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources
internes en viennent à se consumer comme sous l'action des flammes, ne
laissant qu'un vide immense à l'intérieur, même si l'enveloppe externe
semble plus ou moins intacte. » La meilleure définition qui soit du BO.
Chercheuse en psychologie sociale, l'Américaine Christina Maslach
s'intéresse à son tour aux soignants pendant ces années 1970. En les
étudiant, elle découvre que les plus impliqués, les moins détachés des
réactions des patients, finissent par adopter des attitudes négatives à l'égard
de ces derniers, et à douter de leurs propres compétences. Puis, elle apprend
que les avocats souffrent de symptômes similaires et qu'ils se disent souvent
en « burnout ». Christina Maslach retient le terme et publie de façon très
fine ses observations cliniques, assorties d'une échelle de mesure des
propriétés du syndrome : « Une érosion des valeurs, de la dignité, de l'esprit
et de la volonté – une érosion de l'âme humaine. » La maison d'édition à
laquelle elle présente son texte le lui renvoie avec ce commentaire : « Nous
ne publions pas de psychologie populaire. » Aujourd'hui encore les travaux
de cette chercheuse, poursuivis pendant les années 1980 et 1990, font
autorité !
Pourtant, elle a de la concurrence. En se penchant sur la littérature
scientifique publiée entre 1974 et 1980, deux psychologues, Alan Hartman
et Baron Perlman, ont recensé pas moins de 48 définitions différentes du
syndrome du burn-out. Dit « maladie du battant » par Freudenberger, ou
« déséquilibre » entre les ressources personnelles ou organisationnelles de
l'individu et le travail qu'il doit fournir, selon Cary Cherniss, le burn-out est
en fait multifactoriel.
Mais tout le monde est à peu près d'accord aujourd'hui pour considérer
qu'il s'agit d'un processus implacable, dont on peut repérer les étapes, qu'on
peut donc prévenir, et qui mériterait au moins une définition internationale
officielle. Mais le concept reste discuté par la communauté scientifique.
En France, on a eu du mal à embrayer. Il y avait les mots, qui
manquaient. Et les faits, qu'on ne voulait pas voir. Ex-directeur général de la
Santé, le Professeur William Dab, qui occupe aujourd'hui la chaire Hygiène
et sécurité au Centre national des arts et métiers (CNAM), raconte :
« Quand en 1978, j'étais jeune chercheur à l'Inserm, on savait déjà que les
risques organisationnels pouvaient être néfastes pour la santé. On savait
qu'il n'y avait pas que les microbes, la chimie et les bruits. Mais nous
prêchions dans le désert du fin fond du Sahara ».
Depuis le choc des vagues de suicides, quelques consultations
« Souffrance et travail » ont ouvert dans des CHU. Le Docteur Dominique
Beaumont, qui exerce à l'hôpital parisien Fernand Widal, confirme : « On
voit venir des patients qu'on ne voyait pas avant, délabrés par la perte des
sens de leur travail et un management calé sur l'obsession du profit ».
3
EX-STAR D'ACADÉMIE
Pierre-Yves, enseignant
« Et alors, Dupré, il a travaillé ? »

Il vient nous accueillir à la gare, grand gaillard, regard clair derrière de


petites lunettes fines. Une bonne tête à la Yves Montand. Belle voix grave et
poignée de main ferme. Il fait chaud sur la route des montagnes, mais les
fenêtres de la vieille Safrane ne peuvent pas s'ouvrir. « Elles ne fonctionnent
plus… comme moi », dit-il avec un petit rire amer. Dans sa maison neuve
aux volets bleus, les travaux sont restés en suspens. Comme lui. Dans le
salon, canapés beiges et mobilier de bois blond, les deux chats alanguis ont
désormais l'habitude de passer la journée aux côtés de leur maitre hébété.
Plus d'un an et demi qu'il reste scotché ici, la nuque vrillée, l'énergie à zéro.
« Et pourtant je suis fort », répète-t-il, entre deux sanglots réfrénés. Lui, le
prof star, adoré de ses élèves, qui avait voué trente-sept ans de sa vie à
l'enseignement, pleure aujourd'hui son « moteur cassé ». Et se demande en
boucle : « Comment j'en suis arrivé là ? »

Pierre-Yves n'était pas un bon élève. « Je venais d'une famille illettrée, je


me fichais du bac. C'est un prof qui m'a sauvé, en terminale. » En classe, il
se faisait régulièrement apostropher : « Et alors Dupré, il a travaillé ? »
Pierre-Yves répondait « Non, je m'en fous. »
Un jour, le prof a dit : « Dans un mois, c'est Dupré qui va faire le cours
sur la méthode PERT (“Program evaluation research task”) ». Pour l'aider, il
lui apporte des articles, des bouquins. « Il avait compris comment je
fonctionnais : pendant un mois, j'ai bossé jour et nuit comme un taré. Sans
Internet à l'époque. Le jour J, il s'est assis avec les élèves. J'ai fait le cours,
j'ai adoré, et la classe aussi. J'ai senti que c'était le métier que je voulais
faire. »
Et alors, Dupré… il a travaillé. Après le bac, il entre à Sciences-Po, en
province, décroche un diplôme d'études comptables supérieures, et se
retrouve à 22 ans – « avec une flamme que vous n'imaginez pas » – à
donner des cours d'économie et de gestion à des élèves de terminale. « On
avait quasiment le même âge, mais je me suis rendu compte que j'arrivais à
m'imposer, tranquillement. Dans cette filière professionnelle, on reçoit les
mauvais élèves du collège, les perdus du bac général, ceux qui ne sont pas
allés en LEP parce qu'ils n'ont pas de projet. Ils ne sont pas motivés et n'ont
pas une bonne image d'eux-mêmes. »
Les élèves, Pierre-Yves les aime et ils le sentent. Quand ils pénètrent
dans la classe, il les salue un à un, par leurs prénoms, en leur demandant
comment ils vont, un petit mot pour chacun. « Une matinée de classe, c'était
un combat de quatre heures, une dépense d'énergie énorme pour les tenir,
capter leur attention : quand l'un décrochait, je le rattrapais. Pas question
d'en laisser un seul en route. » Au lycée, le prof a groupé ses cours sur les
matins, pour se rendre disponible l'après-midi : « Pas pour aller à la pêche
ni à la plage, mais pour me mettre à la disposition des élèves qui venaient
me voir. » Le soir, de 20 heures à 23 heures, il corrige les copies. Soit, en
tout, cinquante à soixante heures de travail par semaine.
Dupré, faut-il le préciser, n'est pas un habitué des pauses. Il aime raconter
que, le jour de son mariage, il est allé bosser le matin, et n'a pas pris de
congé. « Ma femme me le rappelle encore aujourd'hui. » Quant aux arrêts
maladie – « Regardez ! » Entre ses mains, qui en tremblent, il tient une
petite feuille, le récapitulatif de ses absences à l'en-tête de l'Éducation
nationale. Il a surligné en jaune les congés maladie : « J'en ai eu 4 en
presque quarante ans ! Une pneumonie en 1995, une grosse angine, une
opération d'oreille, une prostatite… Le 1er mai 2000, j'ai été plâtré à
l'hôpital pour fracture de la malléole externe. J'ai assuré mes cours dès le
lendemain en béquilles, malgré un arrêt de travail de trente jours. Lorsque
mon épouse ne pouvait m'accompagner en cours, je m'y rendais en taxi à
mes frais ! »
Pierre-Yves, c'est le genre de prof que les parents appellent le soir pour
demander des conseils. « La semaine dernière encore, il était invité à dîner
par des parents pour discuter de l'orientation de leur fils », raconte sa
femme. Le genre de prof qui marque une scolarité. Il en a reçu beaucoup,
des mots de remerciement. Il va les chercher dans son ordinateur, pour nous
les montrer : « Vous êtes un professeur génial », « Je tenais à vous remercier
pour m'avoir toujours poussé à travailler malgré mes difficultés. Je suis
heureuse d'avoir été votre élève pendant deux ans, je garderai un très bon
souvenir de vous », « Je vous souhaite donc de bonnes vacances, après cette
classe éprouvante dont vous avez usé beaucoup de forces ! Vous le méritez !
Merci encore à vous », « Vous êtes un super-prof sincère et passionné »,
« C'est aussi grâce à vous qu'on a réussi, à votre entêtement et votre courage
pour nous avoir supportés et poussés à réussir », « Je vous remercie d'avoir
fait preuve d'une patience exemplaire face à notre comportement
désinvolte ».
La tâche n'a pas été simple. Elle l'a en fait été de moins en moins. « On
me donnait les élèves les plus difficiles, les classes à trente-cinq dont
personne ne voulait, les gamins virés de cinq bahuts, on savait que je m'en
sortirai toujours, et j'étais d'accord. Mais, ces dernières années, le métier a
changé. Le niveau est de plus en plus hétérogène, beaucoup d'élèves
arrivent largués. C'est terrible de les voir là, gentils, mais les yeux vides,
incapables de suivre un cours. Les programmes sont devenus de plus en
plus inadaptés à leurs capacités. » De réformes en suppressions de postes,
Dupré a le sentiment d'être embarqué dans une machine devenue folle.
« J'ai connu quatre bacs : G, STT, STG, et depuis 2010 : bac STMG. »
La hiérarchie le sollicite de plus en plus. Dupré a la cote. Il est formateur
académique, tuteur, conseiller pédagogique, juré d'examens. « Comme je
préparais à la fois des pré-bac et des post-bac en BTS, on me donnait le
double d'examens à superviser, c'était non-stop entre mai et juillet. Il
m'arrivait d'être convoqué à la même heure le même jour dans deux villes
différentes ! » Partir à 5 heures le matin, rouler deux heures pour rejoindre
le centre d'examen, autant au retour. Un soir, la police l'arrête en train de
zigzaguer sur une route de montagne : « J'étais tellement épuisé, je n'avais
plus conscience du chemin que je venais de parcourir. »
Déjà, le corps sonne l'alerte : décharges électriques dans la nuque, maux
de ventre, maux de tête, et ces « prostatites » régulières qui le plient de
douleur les veilles de jury. Pierre-Yves s'était déjà résigné plusieurs fois à
demander un allègement de sa charge de travail. Auprès du rectorat, et du
médecin de prévention – l'équivalent du médecin du travail, dans le privé.
Les réponses ont traîné. Personne n'a intérêt à ce qu'un prof aussi dévoué
lève le pied. Comme le lui a dit un peu cyniquement l'expert psychiatrique
finalement envoyé pour étudier sa demande : « Vous vous étonnez d'avoir
été surchargé, mais c'est logique puisque vous étiez excellent ! »
Logique, sûrement. Et sans doute aurait-il pu tenir encore quatre ans,
jusqu'à sa retraite, tant cet ancien mauvais élève avait soif de
reconnaissance. Celle de ses élèves, mais aussi de sa hiérarchie. Les
rapports des inspecteurs, au fil des ans, sont éloquents. 1987 : « Fait son
métier avec goût et dévouement. Il a le souci de placer ses élèves dans de
bonnes conditions de travail. Il ne néglige ni son temps ni sa peine. » 1996 :
« Efficace et apprécié. Il mérite la confiance et les compliments de
l'institution. » En 2013, c'est à une véritable ode que se livre l'inspectrice du
moment : « Son charisme, sa patience et ses compétences permettent la
correction des épreuves dans la sérénité et la rigueur. L'implication
permanente de Monsieur Dupré, ses compétences professionnelles de haut
niveau, ses qualités professionnelles et humaines exceptionnelles font de lui
un excellent enseignant en sections technologiques et en sections de
techniciens supérieurs. Son sens aigu du service public fait qu'il constitue
une ressource sûre de l'académie de Nice. Je le félicite pour son engagement
et je souhaite qu'il puisse bénéficier d'une promotion très rapidement. »
Une promotion, pour un poste d'agrégation. « Quand j'ai lu ce rapport,
j'étais aux anges ! » Il en sourirait presque encore aujourd'hui. « Cette
promotion n'est accordée qu'à une dizaine de profs dans toute la France ! »
Il se dit alors : « Je suis crevé, mais je finis ma carrière en beauté, dans un
immense bonheur. »
Pour cette rentrée 2013, un nouveau chef d'établissement et des jeunes
inspecteurs sont nommés. Ce n'est pas la première fois, et cela n'a rien
d'effrayant quand on a ce parcours exemplaire. Sauf que là… Au lieu de
l'allégement demandé, Pierre-Yves se voit imposer trois heures de cours
supplémentaires. « Il fallait compenser l'absence d'une collègue et j'étais le
seul habilité dans l'établissement à la remplacer. Mais je n'avais jamais
enseigné sa matière, le droit. Il a fallu que je bûche comme un dingue pour
me mettre à niveau. »
Le nouveau directeur d'établissement n'appuie pas la demande de
promotion formulée par son prédécesseur. Humiliation. Les nouveaux
inspecteurs critiquent ses méthodes, pointent ses initiatives périscolaires,
notamment une journée de rencontre de ses élèves avec des professionnels
de la justice. On lui explique que si les programmes sont trop lourds, c'est
qu'il n'est pas assez bon pour les appliquer. « Pour la première fois, j'ai
perçu qu'on mettait en doute mon travail. À 60 ans, on me redemandait de
faire mes preuves. On me faisait sentir que je n'étais pas celui que tout le
monde avait cru que j'étais pendant toutes ces années. En quelques mois, ils
ont réussi à me déstabiliser. Serais-je devenu nul ? En quoi aurais-je
failli ? »
Submergé de culpabilité, Pierre-Yves travaille encore plus. Il se lève à
5 h 30, envoie ses premiers mails dès 6 heures du matin. « Mes maux ont
empiré. Les décharges électriques dans la nuque… une torture ! Je suis
devenu agressif avec ma famille. Je ne voyais plus mes amis. Je me suis
renfermé, ça a duré quatre mois, de septembre à décembre. Et, un matin, je
n'ai pas pu me lever. »
Le vendredi, il n'a qu'une heure de cours. « J'ai fini par me traîner jusqu'à
la classe, je n'arrivais pas à parler. J'ai donné du travail à faire aux élèves. Et
je me suis mis à pleurer devant eux, comme un gamin. »
Il s'enfuit, prend sa voiture, erre dans les rayons d'un supermarché
pendant plus de deux heures. « J'ai rempli trois chariots, qui n'étaient pas les
miens… Un zombie. Quelque chose s'était brisé en moi. » Deux ans après,
Pierre-Yves n'en revient toujours pas : « Je ne me reconnais plus. Ils ont
cassé mon moteur, celui qui me faisait avancer depuis trente-sept ans dans
cette fantastique aventure humaine. »
L'enseignant est arrêté par le médecin le 31 janvier 2014. Quinze jours
auxquels s'ajoutent deux semaines de vacances scolaires. Il dort. Impossible
de rien faire d'autre. Prof principal, il se sent responsable. Ses élèves ont des
examens à la fin de l'année. Après les vacances de février, il retourne au
lycée. Mais il ne tient pas debout. « Je mettais une heure trente à lire une
copie et je devais la relire encore pour comprendre, mais je n'y arrivais
pas ! » Il alterne jusqu'à l'été les arrêts et les reprises. Le médecin de
prévention met enfin un avis favorable à un allègement. « Mais vous aurez
deux heures de moins. Il faudrait être à l'article de la mort pour espérer
mieux. »
En mai, Pierre-Yves apprend qu'il aura effectivement ces deux heures
d'allègement, à la rentrée suivante. Son entourage se réjouit. Lui sait que
c'est trop peu, trop tard. L'été passe. Il reçoit l'emploi du temps de la rentrée.
On lui supprime ses cours de BTS, où il est bien rodé, et on lui ajoute deux
nouvelles matières. « J'ai paniqué, je pleurais sans discontinuer. »
Il lui faut voir un psychiatre. Celui de sa ville est surbooké, les urgences à
l'hôpital n'assurent pas de suivi assez régulier. La seule praticienne
disponible est à une heure et demie de voiture, il n'est plus capable de
conduire. Pierre-Yves laisse un appel au secours sur le répondeur de la
psychiatre locale. Elle le rappelle.
« Elle m'a sauvé. » Pendant cette période, souvent, Pierre-Yves a cette
vision obsédante : « Moi, une corde au cou, sur mon balcon. » Mais il a
deux grands fils, une femme aimante. Et il prend des médicaments : depuis
un an et demi, le prof qui n'était jamais malade vit sous Effexor, Cymbalta,
Témesta et Imovane, deux antidépresseurs, un anxiolytique, un somnifère,
le tout à hautes doses.
Un prof sur une année ne peut être en congé maladie que trois mois s'il
veut recevoir son traitement plein. Au-delà, pour continuer à être payé, il
doit obtenir l'accord d'un médecin expert envoyé par un comité médical
départemental. « Quand il m'a reçu, il n'avait même pas lu mon dossier. Il
m'a demandé de ressortir pendant qu'il en prenait connaissance ! Mais
comment voulez-vous qu'il lise 200 pages de dossier en cinq minutes ? »
Le burn-out n'est pas reconnu. Pour être prise en charge, la maladie de
Pierre-Yves doit entrer dans le tableau des pathologies qui le sont, comme le
cancer ou la dépression. « J'ai accepté d'entrer dans la case “dépression”,
mais je ne suis pas en dépression. Bien sûr qu'avoir un burn-out, ça
questionne sa vie, son enfance, ses fêlures. C'est vrai, je suis quelqu'un de
très sensible, une éponge pleine d'empathie. J'ai trop donné et la
reconnaissance, pour moi, c'est important. Mais ça n'explique pas tout. Je
suis victime d'une institution qui m'a rendu malade. J'attends qu'on me dise :
“Monsieur Dupré, on s'est trompé. On ne vous a pas écouté. Vous avez bien
travaillé pour nous. Trop travaillé. Reposez-vous. Vous le méritez.”
Pourquoi ne veulent-ils pas me dire ça ? » Et quand le grand gaillard pose
cette question, là, assis bien droit devant la table, dans son joli salon
silencieux avec vue sur les montagnes, les larmes coulent.
Un jour, il entend à la radio qu'une prof a réussi à faire reconnaître son
burn-out comme « imputable au service ». En clair, l'administration a admis
sa responsabilité. C'est très, très rare.
Minutieusement, Pierre-Yves monte alors son dossier : les mails d'élèves,
les rapports de sa hiérarchie, les certificats médicaux barrés du mot « burn-
out ». Il explique : « Je veux que cette institution reconnaisse qu'elle m'a
maltraité. J'en ai besoin pour rebondir. » L'enseignement, c'est fini. « Je sais
maintenant que je serais incapable de remettre un jour les pieds dans une
classe, même en changeant de lycée, de région. L'idée même de corriger
une copie… je ne peux pas. J'ai jeté mes cours, mes livres, c'était
insupportable de les voir sur mon bureau. Mais pourquoi pas un autre
métier ? »
La demande de « maladie imputable au service » a été rejetée en
mai 2015. Dans son rapport, que Pierre-Yves nous transmet par mail, le
psychiatre chargé d'émettre un avis auprès du médecin de prévention, écrit :
Monsieur Dupré « n'a pas su dire non chaque fois qu'on lui en demandait
davantage […] ; les éloges dont il a fait l'objet tout le long de sa carrière
professionnelle, la charge de travail qu'il s'est imposée par une
exceptionnelle conscience professionnelle ne nous permettent pas d'affirmer
une imputabilité au service. […] L'épuisement a sans doute été dû à ce
double service, pré et post-bac chez cet enseignant passionné que l'on a sans
doute obligé à tirer sur la corde […]. Nous ne pouvons nous permettre
d'affirmer que son état actuel soit lié de façon indiscutable à un accident de
travail. Il nous semble qu'il s'agit d'une blessure compréhensible liée à un
épuisement par excès de travail, majorée par une sensation de non-
reconnaissance de ses efforts ». Tout, dans ce rapport, donne raison au
professeur. Et pourtant sa conclusion le contredit : « La maladie de
monsieur Dupré n'est ni une maladie professionnelle ni une maladie
contractée en service. » Un rejet de la demande. « Ahurissant ! Anéanti.
Envies de meurtres ! », nous écrit, effondré, Pierre-Yves, dans son mail.
Parfois, l'enseignant descend au sous-sol de sa maison. Là, au milieu des
réserves, des packs d'eau et des bottes, il a un coffre-fort. Dedans, il a caché
un objet dont il n'a parlé à personne, ni à sa femme ni même à son
psychiatre. « Je l'ai récupéré dans les affaires de mon père, à son insu. »
C'est un pistolet, qu'il palpe devant nous, comme il le fait régulièrement
quand il est seul à la maison. « J'ai cherché sur Internet à acheter des
munitions, c'est très compliqué de s'en procurer », explique-t-il d'une voix
douce. Sans doute n'ira-t-il jamais acheter ces munitions, lui l'ex-objecteur
de conscience, viscéralement pacifique. Mais ça lui fait du bien d'imaginer
qu'il remonte l'escalier avec ce pistolet, prend sa vieille voiture, gagne la
ville. « Pour retourner contre ceux qui m'ont maltraité la violence qui m'a
été faite. » Il a trop travaillé, Dupré.
4
LA BOISSON POUR MÉDOC
Laura, policière
« J'ai signé mes PV en chialant »

Elle veut bien, Laura. S'asseoir à heures fixes à la cantine, pédaler à


quinze en « rando » dans les bois, participer à l'atelier d'écriture, répondre à
l'appel quatre fois par jour, elle veut bien tout. Mais elle grogne en douce.
« L'infantilisation, ça va un peu. » Bon signe, cette rogne. Elle est prête à
quitter le centre du Courbat, un havre pour policiers au mental en lambeaux,
où elle a échoué après un burn-out qui l'a laissée au bord de l'abîme.
Pourtant, flic, c'était sa vocation, sa façon à elle de se sentir utile. Mais elle
a découvert qu'il fallait faire du chiffre et qu'on n'avait pas toujours le temps
de s'occuper des victimes. Loin des images d'Épinal qu'elle avait dans la
tête, dans ce monde-là aussi, règnent les rivalités de chefs, les bagarres de
clan, l'arbitraire et un non-dit qui parfois fait très mal. « J'adore mon
métier », ne cesse-t-elle de répéter. Mais ce métier lui a glissé entre les
doigts sans qu'elle comprenne vraiment ce qui lui arrivait.

Tout est net, franc, direct, chez Laura, le regard qu'elle plante sur autrui,
ses cheveux blonds coupés au carré, sa voix sans trémolo. Elle est venue au
centre en sachant que, « quand on a fait Le Courbat, on a une étiquette à vie
dans la police ». Au moment d'en sortir, après deux mois de remise en
forme psychique et physique, cet officier de police judiciaire (OPJ) n'a pas
peur. « Pour mes collègues, aller au Courbat, c'est un truc de faible. Pour
moi, maintenant je le sais, c'est un truc de fort. »
En réalité, mauvaise réputation ou pas, elle n'a pas eu le choix. Il lui
fallait se reconstruire après la cascade de déboires qu'elle a subis. Son
histoire professionnelle, qui avait plutôt bien démarré, a très vite frôlé la
tragédie. Gardienne de la paix, Laura a débuté dans la police de proximité.
« Un pote de la Bac [brigade anti-criminalité] s'est pris une balle de
kalachnikov en pleine tête. Il a subi une dizaine d'opérations. Cela m'a
refroidie. J'ai demandé un changement de poste, que j'ai obtenu. » De la
petite procédure qui ne la passionne guère. Enfin, après avoir eu son
deuxième enfant, elle est promue à la brigade des mœurs, son rêve. « J'étais
entrée dans la police pour faire ça, aider les gens plutôt que vérifier si leurs
pneus sont lisses ou leur mettre des PV. » C'était il y a dix ans.
Pendant deux ans, le bonheur. Sa vie a un sens. Comment ne pas se
défoncer pour des victimes de viol ou d'agression sexuelle ? « J'étais sous la
coupe d'un chef de brigade qui m'a servi de mentor et m'a tout appris. On
s'entendait tous bien, on bossait énormément, sans compter nos heures, et
on s'éclatait. » Il arrive alors à cette gardienne de la paix ce que racontent
bien des salariés ou des fonctionnaires à travers la France, qui gémissent sur
la fin des carrières à l'ancienneté et les promotions éclair de jeunes
diplômés vite jugés incompétents : « Soudain, ils nous ont envoyé pour
coiffer le service une jeune capitaine, à côté de la plaque, nulle sur le
terrain. » Entre le chef de brigade d'expérience – mentor de Laura – et sa
nouvelle jeune supérieure, le conflit était écrit d'avance. Le premier
demande sa mutation. Toute la brigade rejette en bloc la nouvelle capitaine.
Le boulot de Laura, qui alors n'est pas encore officier de police judiciaire,
consiste à rédiger des procès-verbaux sous l'autorité de cette femme, qui les
signe en maugréant que le travail est mal fait.
C'est peut-être à ce moment-là, après le départ de son mentor, sous les
ordres d'une chef moins protectrice, que Laura se sent pour la première fois
fragilisée. Elle a déjà deux enfants. Chaque jour, elle doit faire
60 kilomètres en voiture pour se rendre au travail. À la maison, son couple
vacille. La vie n'est pas si facile. Elle se donne du mal pour réussir au
boulot, il faut que ça marche. Or, voilà que sa première vraie famille
professionnelle vient d'exploser. Alors, elle tombe enceinte de son troisième
enfant. À son retour, le chef a changé, elle respire.
De nouveau, le bonheur. Et le stress. Le travail est intense. « Je
m'entendais très bien avec le nouveau chef, mais nous étions quatre
policiers à la brigade des mœurs pour sept communes, dans une région qui
souffre ! On avait entre quatre-vingt et quatre-vingt-dix dossiers par tête à
gérer, du délictuel mais aussi du criminel. Sur la vie sexuelle des gens du
coin, j'ai vu des choses inimaginables, de la zoophilie avec des chiens, des
chevaux, des anguilles, bref l'horreur. » Oui, il faut être solide. Mais c'est
passionnant et on se sent utile.
Laura s'éclate tout en supportant difficilement de voir la brigade
incapable de répondre à la demande. Trop de travail, pas le temps. « Il y
avait des procédures qu'on essayait de traiter correctement, mais on était
obligé d'en laisser de côté. » La policière commence à avoir un peu honte.
« Quand les victimes nous appelaient, on essayait de leur cacher la vérité. »
La vérité ? « C'est qu'on n'avait pas eu le temps de traiter leur dossier, donc
de les soutenir. » Laura rumine alors son impuissance. « Les victimes, pour
se reconstruire, ont juste besoin que leur agresseur reconnaisse les faits.
Mais, même ça, on n'arrivait pas à le leur offrir… Nous étions submergés. »
En flagrant délit, il faut traiter le dossier en priorité, mais ça prend du
temps. Pour un viol, il faut envoyer la victime chez le médecin légiste. Tout
prend du temps, trop de temps. « Ensuite, il faut interpeller, confronter, en
appeler au parquet. En sept mois, j'ai fait trois cent quatre-vingts heures
supplémentaires. » Et puis il y a les affaires bidon. Les fugueuses qui
cherchent une excuse, les nanas trompées par leur ex qui portent plainte
pour agression sexuelle, les handicapés mentaux qui racontent des craques,
les beurettes qui tombent enceintes et font passer ça pour un viol histoire
d'avoir le droit d'avorter… « On traite beaucoup d'affaires qui n'en valent
pas le coup. Les victimes changent de versions. En matière criminelle, on a
systématiquement une demande d'information du procureur et le juge ouvre
une commission rogatoire. Depuis Outreau, quand ce n'est pas carré, on
évite la détention, mais on a le contrôle judiciaire. Donc, oui, nous étions
sous l'eau. Et quand on a au téléphone de vraies victimes, on est désolé de
ne pas avoir avancé sur leur dossier. Si on tient à son métier, c'est très
douloureux. » Laura se sent peu à peu minée par l'idée que la police des
mœurs n'est pas à la hauteur, à commencer par elle.
Mais le pire, c'est la « bâtonnite », comme on dit dans le jargon policier.
« Dans les commissariats, la brigade des mœurs est mal considérée parce
qu'on ne sait pas en faire. » Pour entrer dans les statistiques, il faut avoir des
faits élucidés. « Plus on en a, plus la hiérarchie se fait mousser, dit Laura.
Or, désormais, l'important est là : se faire mousser. C'est la politique du
chiffre. Mais les brigades des mœurs et des mineurs ne peuvent pas
s'attribuer une centaine de viols répertoriés comme les roulottiers comptent
des vols à la tire, c'est un peu plus compliqué que ça ! »
Les trajets, les enfants, trop de boulot, Laura est épuisée, même si elle se
garde de s'en plaindre, à l'époque. Au contraire. Son supérieur hiérarchique
l'encourage à prendre du galon. « À la brigade des mœurs, j'étais la seule
nana pour trois hommes, la plus ancienne aussi. Les autres étaient officiers
de police judiciaire (OPJ), pas moi. Mais ça ne m'empêchait pas de traiter
les affaires comme les autres. » Dopée par les compliments qu'elle reçoit
pour son implication dans le service, elle passe des tests pour devenir OPJ,
réussit, et part en formation pour quatorze semaines en plusieurs périodes.
Bien sûr, elle est remplacée quand elle n'est pas là. En son absence, l'un
de ses dossiers a pris du retard, une commission rogatoire pour viols
multiples et proxénétisme aggravé. Laura est absente plus longtemps que
prévu, pour une maladie bénigne. « Au lieu de me couvrir, ma hiérarchie
m'a chargée. » Son supérieur, qui ne supporte pas que la brigade soit prise
en défaut, l'appelle donc chez elle en la sommant d'appeler la juge
d'instruction, qui s'impatiente du retard pris dans la procédure. Les absents
ont souvent tort. Problème : « Mes chefs avaient oublié que, comme je
n'étais pas encore OPJ au moment de cette commission rogatoire, je n'aurais
pas dû traiter ce genre d'affaire. » Laura s'exécute et téléphone à la juge.
« Vous n'êtes pas en arrêt-maladie ? s'étonne la magistrate.
— Si.
— Alors, pourquoi vous m'appelez ?
— Parce que la hiérarchie me l'a demandé. »
Pour se disculper, Laura glisse à la juge qu'elle n'était pas encore OPJ à la
date de ce retard, même si elle faisait « fonction de ». La magistrate passe
un savon aux chefs de Laura. « Ils m'avaient mis sur le dos ce retard pour se
dédouaner et ne s'attendaient pas à ce que ça leur revienne dans la
tronche. Furieux contre moi, ils m'ont dégagée de la brigade. »
On la raye des Mœurs pour la mettre à la Sureté urbaine. Personne ne lui
demande son avis, ses supérieurs ne l'informent pas. Une note de service
annonçant la nouvelle est affichée dans les couloirs du commissariat. Des
collègues appellent Laura pour la prévenir.
À son retour au travail, elle n'a plus ni bureau ni ordinateur. Elle demande
des explications. « On ne m'a rien répondu. C'était comme ça et pas
autrement, il n'y avait pas à discuter. » Cette mère de trois enfants est-elle
soupçonnée de ne plus être à la hauteur ? Veut-on lui faire payer ses excuses
maladroites auprès de la juge d'instruction ? Laura ne le saura jamais. Cela
s'appelle l'arbitraire. Dans cette brigade administrative, elle se retrouve
chargée de s'occuper des « enquêtes-décès », du trafic de voitures, et de la
surveillance des magasins d'alimentation, bref, résume-t-elle, « des choses
qui ne m'intéressaient pas ». La vie au boulot est devenue carrément
pénible. Au bout de quelques semaines, elle n'a toujours pas de bureau
attribué.
Laura se sent soudain indésirable. Plus tard, alors qu'elle est en congé
pendant les vacances scolaires, ses chefs lui envoient la brigade de
gendarmerie sous prétexte qu'il lui faut aller signer d'urgence au
commissariat des procès-verbaux qu'elle n'avait pas terminés. Elle le ressent
comme une brimade, vu le contexte. « Ils m'ont embarquée comme si j'étais
coupable. Quand j'ai vu mes trois petits pleurer, j'ai perdu pied. J'ai confié
mes enfants à mes parents et je suis partie, la boule au ventre. J'ai signé mes
PV en chialant, c'était tellement injuste. J'ai toujours accompli mon travail
avec âme et conscience. Auparavant, on me reprochait de trop m'investir
dans mes dossiers. Qu'on me prenne maintenant pour bouc émissaire m'a
paru totalement fou. J'ai signé mes PV et j'ai craqué. »
À cette époque, Laura est très seule. Elle vient de se séparer de son mari.
Dans son milieu, plutôt modeste, on ne gémit pas sur ses ennuis
professionnels. On se réjouit d'avoir du travail et on tient sa langue. On ne
va pas non plus chercher l'aide d'un psy, ça ne lui serait même pas venu à
l'idée.
Non, dans son milieu à elle, quand ça ne va pas, on fait passer. Avec une
bonne bière. Ou plusieurs. Et, si ça va vraiment trop mal, pourquoi pas de
l'alcool ? C'est ça, se dit Laura, il n'y a plus que ça à faire, boire un coup,
pour ne plus penser, pour ne plus se sentir nulle, pour cesser de se répéter
qu'on est devenu le vilain petit canard du commissariat.
Laura va s'acheter une bouteille de vodka. « J'en ai sifflé la moitié, seule
dans ma voiture. » Après, il lui reste juste assez de ressort pour appeler une
copine qui habite près du commissariat. « Elle est venue me chercher. »
Tout devient si difficile, désormais. Les trajets lui paraissent encore plus
épuisants qu'avant, l'humiliation et les avanies au commissariat de moins en
moins supportables. Pendant six mois, elle travaille sans bureau. « Tous les
matins, je me prostituais dans les couloirs du commissariat pour trouver une
table et un ordi disponibles. Je finissais par squatter le bureau d'un collègue
qui me faisait gentiment de la place. » Tous les jours, affirme-t-elle, elle
écope d'un reproche ou d'une réflexion désagréable : « Tu te souviens,
t'avais mal fait ça » ou « Tu vois, t'as oublié ça », etc. Elle devient parano.
« Pendant six mois, je suis arrivée au bureau en me demandant ce qui allait
me tomber sur le coin de la figure. » Elle commence à boire régulièrement.
« Dans les commissariats, on boit », glisse-t-elle pour expliquer que la
tentation est permanente, une fois qu'on a goûté à l'ivresse de tout oublier.
Pour elle, c'est la première fois.
Si elle avait pris des médicaments en douce pour supporter son burn-out,
elle se serait fait moins remarquer. Quand on picole, on suscite le rejet. Une
assistante sociale lui vient en aide. Laura demande une mutation dérogatoire
en invoquant la distance de son travail et de ses trois enfants. Là où on la
nomme, près de chez elle, il n'y a pas de poste d'OPJ libre. « J'ai été obligée
de reprendre la tenue et, alors que j'étais désormais officier, de refaire ce
que je faisais stagiaire. » Le sentiment de ratage et de déshonneur la ronge
plus que jamais. Elle a envie de fuir sans pouvoir le faire. Son corps ne la
soutient plus. « J'ai continué à péter les plombs. J'en ai fait voir de toutes les
couleurs à mes parents, qui n'habitent pas loin et me soutiennent. J'étais
devenue insomniaque. » Pour dormir, pour tenir, croit-elle, elle picole.
Car, entre-temps, Laura a reçu la note administrative qu'elle attend.
« J'avais bien obtenu ma qualification d'OPJ. Mais le capitaine mentionnait
que je n'avais pas la confiance de la hiérarchie. Je ne l'ai pas supporté. J'ai
complètement craqué, je ne me reconnaissais plus. Je buvais le soir. Je m'en
prenais aux personnes que j'aimais. Je ressassais : “Tout le monde au boulot
dit que je suis une merde. Autant que je me détruise, que j'éloigne toutes les
personnes qui me veulent du bien.” » À bout de forces, Laura a l'impression
d'être face à un mur, de ne plus servir à rien. Elle veut en finir. « Un soir, en
pleine crise d'hystérie, je me suis attaquée à ma mère que j'adore. »
Personne ne songe à l'emmener voir un médecin ou un psychiatre. « Mes
parents ont pris la mauvaise décision d'appeler les collègues. »
Les policiers la placent en cellule de dégrisement, dans son propre
commissariat, « l'humiliation totale ». À la sortie, elle comprend que ça ne
peut plus durer. Des collègues prennent l'initiative d'appeler un responsable
de la mutuelle des policiers, qui vient la voir. « Cet homme m'a parlé du
centre du Courbat. Dans la police, c'est très mal vu. Le fait de m'en être
prise à ma mère m'a décidée à dire oui. Il ne fallait pas que ça
recommence. » Elle ajoute : « Je me serais flinguée si on ne m'avait pas
aidée. »
Au Courbat, dont elle apprécie « le cadre idyllique », on ne lui donne pas
de médicaments de substitution. Elle n'est pas accro à l'alcool. « Je m'en
servais juste pour oublier. Pour me foutre en l'air. »
Au printemps 2015, elle était heureuse de se préparer à sortir deux
semaines plus tard. « Je vais retrouver mon boulot, disait-elle dans un
sourire. Je crois qu'ils m'attendent. »
Mais, depuis, elle a été de nouveau hospitalisée. En septembre, elle était
encore sous antidépresseurs et sous anxiolytiques. Le médecin de la police a
considéré qu'elle n'était toujours pas apte et il l'a prévenue : « Si votre burn-
out n'est pas reconnu comme maladie professionnelle, vous ne pourrez pas
revenir dans la police. » Laura est retombée dans un trou noir.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, d'où ça vient
Une pathologie de civilisation

« Le burn-out, c'est la rencontre entre un système pervers et une personne


fragile », explique la psychologue Hélène Carrara 1. C'est parfois vrai. Mais
les systèmes pervers font aussi tomber des personnalités solides. Et le burn-
out est toujours le fruit d'une conjugaison de pressions et de difficultés. Les
chercheurs qui se sont historiquement attelés à l'analyse de ce syndrome se
rangent en gros en deux catégories. Il y a ceux qui, comme le pionnier
Herbert Freudenberger, le voient comme une crise de l'individu aux prises
avec son propre idéal au travail, et ceux qui le définissent comme une crise
du lien entre l'individu et son environnement professionnel. Dans un cas, le
« burnouté » souffre de ne pas se sentir à la hauteur de ses propres
exigences. Dans l'autre, il éprouve une difficulté terrible à s'adapter à celles
de ses tâches et de sa hiérarchie.
Aujourd'hui tous les experts sont d'accord pour admettre que cette
dernière définition est la plus pertinente : les ressorts du burn-out sont à
chercher dans l'organisation du travail. Comme l'indique Christina Maslach,
c'est un état d'épuisement physique et psychique « résultant d'une exposition
à des situations de travail émotionnellement exigeantes ». Mais certains
traits de caractère – d'ailleurs encouragés par les modes de management en
vogue –, comme le perfectionnisme, l'hyperactivité, le goût de la
performance, un sens du dévouement qui incite à dépasser ses propres
limites, peuvent concourir à nourrir l'usure et le stress. « On promet aux
gens un contrat narcissique qui présente le travail comme une activité
enrichissante et flatteuse », insiste la psy Marie-France Hirigoyen. Réservé
aux winners.
La mondialisation, la crise économique, la multiplication des contraintes
fiscales ou administratives, l'obsession consommatrice, et dans les grandes
entreprises, la perte de pouvoir des patrons au profit d'actionnaires très
éloignés de la réalité du travail, tout pousse les chefs à accélérer le rythme.
Le BO, selon le philosophe Pascal Chabot, est un « trouble miroir » des
excès de notre société : « Son culte du plus, du trop, de la performance, de
la maximisation, tout cela démultiplié par des technologies qui imposent
souvent leur temporalité à l'Homme 2. » Trop de mails, trop de textos, du
lever au coucher, plus de frontières entre vie privée et vie professionnelle,
ce qu'Hirigoyen nomme « pathologie des limites ».
Des excès qu'on évalue, qu'on note, qu'on encourage alors que la « pesée
des postes est quasiment impossible » dans les nouvelles formes
d'organisation, comme le souligne Jean-Paul Delgènes, qui dirige le cabinet
Technologia, spécialisé dans la prévention des risques : « La seule variable
d'ajustement, c'est le salarié. Comment estimer la charge de travail de
quelqu'un qui bosse hors du bureau, chez lui, dans les transports ? On
pousse les gens au surengagement. » Si tu t'écoutes, t'es un loser.
La précarité, la menace du chômage, les responsabilités familiales
ligotent toute velléité de contestation chez ceux qui se sentent cramer. Le
management moderne, qui prêche l'autonomie, la flexibilité, la
responsabilité, l'esprit d'équipe et les hiérarchies horizontales, est en fait
souvent d'une grande violence. Manque de reconnaissance, surmenage,
solitude, dépendance, difficulté de communiquer, incompréhension face aux
décisions tombées d'en haut, voilà les grands maux dont souffrent les
candidats au burn-out. Et surtout, ils le répètent tous, une perte de sens face
à l'opacité ou l'absurdité de ces décisions, face aux restructurations mal
gérées, face au double discours, aux impératifs contradictoires, au flou des
missions, aux objectifs extravagants ou stupides – et bien sûr au mépris.
Mépris quand on n'informe pas, quand on préfère ostensiblement le profit
au personnel, quand on harcèle, quand on cherche des boucs émissaires.
Sadisme ordinaire quand on traite des gens comme des pions ou des
ennemis : « Cela fait six mois qu'on cherche à vous avoir, mais on y
arrivera 3 ! », lance une DRH.
L'avocat Samuel Gaillard raconte qu'un de ses clients, cadre supérieur
dans une grosse société en cours de rapprochement avec une autre, a été
chargé de plancher sur un schéma de réorganisation. « Mais ils étaient trois
chargés de la même mission. On les a mis ensemble dans une salle. Tous les
trois savaient qu'il fallait réduire les effectifs, et que deux d'entre eux
seraient virés. » L'heureux élu n'a pas supporté.
5
TROP LENT POUR L'ÉPOQUE
Mathieu, médecin généraliste
« Je vis dans un monde qui n'est pas le mien »

À la terrasse d'un café, face à l'océan, Mathieu arrive avec sa femme. Le


couple de médecins, qui entame sa première semaine de vacances, a passé
la nuit avec des copains dans un festival musical, et commande des cafés
pour achever de se réveiller. Il est midi. Lui, mince et vif derrière ses petites
lunettes, détaille avec la même passion son métier et sa dérive. Elle, jolie
brune souriante, plus calme, l'écoute, complète, pondère… Il y a de l'estime
et de l'amour entre ces deux-là. Il en a fallu pour affronter la descente aux
enfers. Et il en faut encore aujourd'hui, pour en sortir. Car tout n'est pas
réglé pour ce généraliste qui ne veut pas aller vite.

Être médecin, c'était une vocation. « Quand j'étais enfant, notre médecin
traitant avait une grande influence dans ma famille. C'était un humaniste,
plein d'empathie, qui a beaucoup aidé mes parents. Il apportait une noblesse
à ce métier. Il m'a donné l'envie de faire comme lui. Je précise : je ne
voulais pas être « médecin », je voulais être « médecin généraliste ». Il
précise toujours tout, Mathieu.
Pour ce grand scrupuleux, les mots ont un sens. Les actes aussi. Quand
l'étudiant meneur et fêtard organisait ses soirées, tout, du buffet à la sono,
était top niveau. Quand il jouait au foot, c'était à fond dans une association.
Quand il courait, c'était des kilomètres. Face aux copies d'examen, il
s'appliquait tellement à bien répondre aux cinq premières questions qu'il ne
finissait pas les suivantes. « J'avais la moyenne, parce que les cinq
premières étaient parfaites. » Quand le médecin commence à faire des
remplacements, il s'applique tout autant. Impossible pour lui de recevoir un
quart d'heure, comme le font tant de généralistes. « Je ne sais pas me
focaliser sur un problème, j'essaie de régler des soucis en profondeur, je fais
de la prévention… Je suis incapable de saucissonner une consultation, de
renvoyer le patient à une prochaine consultation quand il souffle : “Docteur,
j'ai oublié de vous dire.” »
En 2002, le docteur s'installe en libéral, dans une banlieue plutôt cossue,
semi-rurale, semi-urbaine. Il partage les locaux avec d'autres confrères,
dans un centre médical. « Ça donne de la force, mais aussi une pression. »
Les débuts sont durs. Normal, Mathieu ne connaît pas encore sa
« patientèle », celle d'un médecin âgé, qui a vieilli comme ce dernier et
cumule les pathologies. « Les traitements étaient à l'ancienne, il fallait tout
revoir. Aucun dossier n'était informatisé, je me retrouvais avec des dossiers
de 600 pages pour un patient ! Je travaillais jour et nuit. » Il se dit alors :
« Ça va passer, je m'installe. » C'était illusoire. D'autant que la salle
d'attente ne désemplit pas. « J'attirais des patients compliqués qui savaient
que je prenais du temps. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est
culpabilisant, des patients qui attendent. »
Certains confrères du cabinet voient ces embouteillages d'un bon œil :
Mathieu est populaire, il draine du monde. D'autres tiquent : « Tu ne vas pas
t'en sortir financièrement, tu ne vas pas pouvoir payer ta part de charges,
prends plus de patients ! » Certains parviennent à en faire défiler quarante
par jour dans leur cabinet. Mathieu, lui, ne dépasse pas dix-huit, les
« meilleurs » jours : « Comment rester dix minutes pour un patient en fin de
vie ou en dépression ? »
Il se fiche de ne pas gagner très bien sa vie, de ne pas partir à l'étranger
pour ses vacances. « L'argent n'a jamais été une valeur pour moi. » Mais il a
engagé des investissements lourds en matériel. Il a 3 000 euros de charges
mensuelles au cabinet, et trois enfants à nourrir. Sa femme Marie consulte à
mi-temps et gère tout à la maison. Lui, commence vers 8 heures, revient
tard, vers 21/22 heures, retravaille après le dîner. Le jeudi, son jour off, il
règle les questions administratives, analyse les bilans, fait son courrier,
appelle les spécialistes quand il a besoin de complément d'information pour
ses patients. Et le week-end ? Il consulte le samedi. « L'euphorie familiale
commençait à son retour, vers 16/17 heures, raconte Marie, et durait
jusqu'au déjeuner du dimanche. L'après-midi, les questions revenaient : “Et
le potassium de madame Machin, et peut-être que je devrais faire un autre
examen sanguin à monsieur Bidule ?” »
La première alerte a lieu un 14 juillet. La famille part regarder le feu
d'artifice sur la plage. « C'était en 2008, j'étais seul à mon cabinet, je me
suis demandé ce que je foutais là, alors qu'ils étaient tous là-bas. À quoi ça
rimait, tout ça ! Le lendemain, quand je les ai rejoints, j'ai craqué. » Il est
chez ses beaux-parents, il y a des invités. Mathieu quitte brusquement la
table. Ne sachant à qui s'adresser, il appelle l'ordre des médecins. On
l'aiguille sur un psychiatre qui le rassure : « Vous êtes un bon médecin.
Organisez-vous mieux, c'est tout ! Mais vous n'avez pas à avoir honte de
vos valeurs. »
Un peu réconforté, Mathieu reprend le boulot. Mais de drôles de troubles
envahissent son quotidien. « Je me lavais les mains plusieurs fois de suite.
J'allais vérifier dans les poubelles que j'avais bien fermé la bouteille de
Bétadine, ou que j'avais bien jeté une seringue usagée dans un container
pour qu'elle ne contamine pas la femme de ménage ou l'éboueur, ou encore
que j'avais bien mis la bonne ordonnance dans la bonne enveloppe, et que je
n'allais pas créer un drame dans la vie d'un patient en me trompant… Chez
moi, pris d'un doute, je repartais au cabinet vérifier. »
Au fur et à mesure que ces angoisses augmentent, il lui devient
impossible de les cacher à Marie. Qui se trouve embarquée dans la logique
folle de son mari, l'accompagne même quand il retourne fouiller les
poubelles du cabinet. « Ses anxiétés pouvaient avoir un sens, surtout pour le
médecin que je suis. Sauf qu'elles étaient de plus en disproportionnées. »
Les troubles obsessionnels compulsifs (Toc) prennent le contrôle de
Mathieu et de sa vie.
Juste avant Noël, une période qu'il aime plutôt bien, le médecin reçoit un
patient qu'il ne connaît pas. « Cet homme devait avoir 70 ans. Il avait un
problème d'oreille, une otite externe. Je l'examine. Je fais une prise de sang.
Le soir, je reçois le bilan : 30 000 plaquettes au lieu de 150 000. J'appelle sa
famille, qui me dit qu'il délire, avec 40 de fièvre. » Il est tard, plus de
21 heures, mais le médecin décide de se déplacer. Suspectant un syndrome
de méningite, il envoie le malade à l'hôpital, et revient se coucher. « J'étais
crevé, mais soulagé d'y être allé. Mais, le lendemain, je me suis dit que
j'avais fait une connerie (la voix de Mathieu s'étrangle. Il n'arrive plus à
parler). Je… j'ai du mal encore à en parler aujourd'hui… j'avais utilisé un
petit appareil pour nettoyer son oreille. Tout à coup, j'ai eu peur : est-ce que
j'avais bien nettoyé l'appareil ? Après lui, j'avais examiné une petite fille de
quatre/cinq ans… Je me suis rentré dans la tête que j'avais dû l'infecter. »
Mathieu appelle des copains internes à l'hôpital, qui le rassurent. Les
risques sont minimes.
En fait, le patient souffre d'une cirrhose auto-immune, rien de contagieux.
Mais le mal est fait. Il est terrassé, recroquevillé. Le psychiatre l'arrête deux
mois : « Je n'étais plus dans la vraie vie. Moi qui adorais la musique, je ne
pouvais plus rien écouter. J'étais tellement autocentré, que j'aurais été à côté
du World Trade Center au moment de l'attentat, je n'aurais rien vu ! » À
l'époque, sa femme enceinte doit subir un test de trisomie. « Elle était
effondrée, je n'en avais rien à foutre. Je n'étais capable que de courir
pendant des heures, ça m'apaisait, la souffrance physique ne me touchait
pas. J'ai tenu grâce à ça. »
Mathieu a beau être médecin, il ne mesure pas vraiment ce qui lui arrive.
« Je n'étais pas déprimé, je voyais bien que c'était différent. » Le syndrome
d'épuisement professionnel est un concept lointain encore pour lui. À son
retour au travail, après deux mois, il est persuadé que tout va aller mieux :
un médecin le remplace tous les mardis. Il ne sait pas qu'un burn-out, une
fois enclenché, ne se laisse pas arrêter si facilement.
La crise le fauche par surprise. « Je me préparais à un acte médical
banal : brûler une verrue. Un confrère m'avait appris la technique à
l'ancienne, mais, au moment de le faire, je me suis dit : “Ton asepsie n'est
pas bonne, ton matos n'est pas stérilisé, ton liquide d'azote est peut-être
contaminé, tu vas filer le sida ou l'hépatite B.” » Le docteur s'effondre,
incapable d'assurer la consultation, et fait appel à un confrère du centre pour
le remplacer.
Ses obsessions tournent au délire : « J'étais habité par cette impression de
propager la mort alors que mon métier implique l'inverse ! » Des histoires
du passé lui remontent à la tête. Quinze ans plus tôt, le médecin s'était
occupé d'un enfant de 4 ans, écrasé par la voiture de son père. Celui-ci avait
voulu reculer, sans voir que son fils était derrière. Mathieu se met à croire
qu'il va écraser des gens, lui aussi. « Par moments, je n'arrivais plus à sortir
du périph qui fait le tour de la ville. Si j'en sortais, j'y retournais, je refaisais
le tour pour vérifier que je n'avais pas écrasé quelqu'un. » Marie, effarée,
doit venir le chercher sur un bord de trottoir.
Un soir, Mathieu achète des glaces au supermarché : « Je n'arrivais plus à
sortir du magasin, je n'en finissais pas de vérifier si j'avais bien fermé les
portes des frigos, je vérifiais même celles que je n'avais pas ouvertes ! Je
voulais être sûr de ne pas avoir provoqué la rupture de la chaîne du froid, ce
qui aurait été dangereux pour les gens après. » Cette fois, Marie doit appeler
du renfort car elle n'arrive pas, seule, à le faire sortir du magasin. Tout le
monde lui conseille de quitter Mathieu, pour sauver sa peau. Elle résiste, se
fait aider psychologiquement, médicalement.
Quand ils évoquent ces crises extrêmes, devant leur tasse de café,
Mathieu et Marie ont du mal à refouler leurs larmes. La plage, le soleil, les
vacanciers qui se baignent là, face à eux, ils ne les voient pas. « C'est dur de
repenser à tout ça. » Mathieu n'a pourtant pas beaucoup hésité avant
d'accepter de nous rencontrer. Parce qu'il veut « faire savoir que cette
société déconne. Tout doit être parfait : la carrière, la famille, la vie. Tout
concourt au burn-out. Un jour, j'arriverai peut-être à témoigner à visage
découvert. C'est encore tellement tabou ! Les médecins n'aiment pas qu'on
en parle, et pourtant combien plongent ? »
Après l'épisode de la glace, Mathieu court aux urgences psychiatriques
du CHU, son psy à lui étant en vacances. Renvoyé chez lui, il y retourne.
On le renvoie encore. Il finit par atterrir dans une clinique. Dix jours. « Ça
ne m'a servi à rien. J'étais dans mes délires de vérification, mes ruminations.
Je me croyais encore capable d'exercer. Comme on m'avait laissé mon
téléphone, je continuais à appeler ma secrétaire pour vérifier que j'avais fait
ceci ou cela, et des professeurs pour demander comment stériliser les
appareils… »
Mathieu est sous neuroleptiques. Il détaille son traitement avec précision,
comme si c'était celui d'un patient. « Un peu de benzo – Xanax –, et du
Risperdal, mais ça n'était pas efficace… J'ai changé de molécule, j'ai pris de
l'Anafranil. Des antidépresseurs de première génération, pour les
dépressions fortes, mais ça ne marchait pas. Normal, ce n'est pas une
dépression ! » Quand il sort de la clinique, Mathieu comprend – enfin –
qu'il ne peut plus reprendre ce boulot qui le détruit. « J'ai pensé devenir
paysagiste, mais c'est compliqué d'en vivre. Je sais monter à cheval, aussi.
Moniteur d'équitation ? Je n'en ai pas vraiment le niveau. Maréchal-ferrant ?
Mais avoir fait toutes ces années d'étude pour tout abandonner… Et puis
j'aimais profondément soigner. »
Une amie lui dit qu'une clinique en addictologie cherche un médecin.
S'occuper de dépendants à l'alcool, aux drogues, aux jeux vidéo ? L'idée
séduit celui qui a été si dépendant au travail. Mais il lui faut « vendre » sa
patientèle. Mathieu met des mois à trouver un repreneur. « Le métier est
trop dur, les jeunes ne veulent plus de ce rythme. » Il finit par la revendre,
cinq fois moins cher qu'il ne l'a achetée. Il est libre.
Quatre ans après les premiers troubles, Mathieu commence son travail à
la clinique. À temps partiel. Et dans une autre ville que la sienne, pour
éviter les rumeurs. « J'étais encore très invalidé par mes Toc. Je revérifiais
tout compulsivement. Ma direction a hésité à me garder, puis a considéré
que j'avais les qualités de mes défauts. » Ici, on ne parle pas de rendement.
De son burn-out, le praticien a gardé une autre relation aux patients.
« J'utilise mon expérience de malade comme un plus, c'est mon arme
secrète, je suis passé de l'autre côté de la barrière. Les addicts ne sont pas
mes frères d'armes, mais presque. » Les Toc diminuent, en même temps que
l'angoisse.
Le docteur reste un salarié atypique, avec ses horaires à rallonge. Partir le
soir reste difficile. « J'ai toujours peur d'avoir oublié d'éteindre la lumière,
un ordi, un truc qui ferait brûler le bâtiment. » Quand il appelle Marie pour
dire « je pars », elle ne sait pas combien d'heures il mettra pour arriver à la
maison. La veille des vacances, il est revenu à minuit. On le sait, parce
qu'on avait rendez-vous avec lui, pour le livre, ce soir-là vers 19 heures, et
qu'il a décommandé au dernier moment. Scotché à son boulot.
Mathieu voit toujours un psychiatre. Il se dit « encore malade, mais
heureux. J'ai retrouvé mon enthousiasme, mon appétit de vie ! » Il dit aussi
que ce burn-out ne lui est pas arrivé par hasard. « Je suis un perfectionniste
dans un monde qui ne le supporte pas. Un perfectionniste devenu
pathologique. Est-ce que j'aurais pu éviter tout ça ? Sûrement, si j'avais eu
moins de pression, si la consultation avait été à 40 euros et pas à 20, si je
n'avais pas été si seul. Ce monde n'est pas le mien. »
6
LA TYRANNIE DE L'EXCELLENCE
Virginie, DG dans le marketing
« Je voulais être une superwoman »

Les vocations naissent parfois de grandes épreuves. Après une longue


plongée dans le burn-out, cette brune sympathique, en jeans et cheveux
courts, s'est reconvertie dans le coaching : elle veut aider les autres à se
réinsérer dans une vie professionnelle heureuse. Sa carrière à elle fut
brillante, HEC, très vite directrice du marketing dans un grand groupe, puis,
directrice générale de la filiale d'un autre. Gros budget, grosses
responsabilités, grande maison cossue, grosses rivalités, grossesse, mise à
l'écart, le début de cette sournoise « désintégration ». Jusqu'à l'implosion, en
2007, alors que tout, dans sa vie personnelle, allait bien. Dans l'appartement
ensoleillé mais simple où avec sa famille elle s'est repliée après le burn-out,
Virginie reçoit parfaitement. Mais la perfection, c'est son talon d'Achille :
« J'aurais dû craquer plus tôt. »

« J'avais un père qui, quand j'avais 19 en classe, me demandait pourquoi


je n'avais pas 20. » Très bonne élève, la lycéenne décroche une mention
Bien au bac. À HEC, l'excellence est un devoir, par statut : « On vous dit
que vous êtes les meilleurs, que vous êtes l'élite de la France, on continue à
remplir le seau. »
Virginie démarre très vite avec succès sa carrière dans le marketing
jusqu'à un poste de direction. À 34 ans, elle est contactée par un chasseur de
têtes qui lui propose une direction générale dans une société de services,
d'une cinquantaine de personnes, avec un chiffre d'affaires de 12 millions
d'euros, filiale d'un groupe européen. « J'étais très fière, mais une part de
moi doutait. Suis-je assez bonne, assez compétente, pas trop jeune ? »
Elle commence par dire non.
« Pourquoi ? s'étonne, sidéré, le président du groupe.
— Je ne suis pas prête.
— Si vous n'étiez pas prête, on ne vous le proposerait pas. »
On lui offre un coaching. « Des gens qui veulent ce job, il y en a plein
derrière la porte. Si vous ne le sentez pas complètement, on va vous
proposer un accompagnement. » Banco.
Anxieuse, si désireuse de bien faire, Virginie comprend vite qu'en
acceptant cette promotion elle a passé un cap professionnel mais aussi un
cap dans le stress. Tout se passe bien avec son équipe mais ce sont ses
rivaux qui lui sabotent sa confiance en elle. Quatre cadres de haut niveau
qui avaient visé en vain son poste et lui en veulent « à mort », comme si elle
avait volé le job. « Je sentais la pression qu'ils exerçaient sur moi. Ils
n'attendaient qu'une chose, que je me plante. Présents depuis plus
longtemps que moi dans la boîte, ils me faisaient comprendre que je n'étais
pas au niveau. Ils disaient qu'on pouvait se demander pourquoi j'étais là. »
Un silence, elle reprend : « Oui, ces hommes charmants susurraient que
j'avais bénéficié de la promotion canapé ! »
Mais, bientôt, elle a des raisons objectives de s'inquiéter. La situation
dans la boîte est plus tendue. L'entreprise va être introduite en Bourse. Et le
DG est viré avec pertes et fracas… « Au bout de deux ans, alors que j'étais
fiable et compétente, j'ai commencé à penser que j'étais une poupée de
chiffon et qu'on allait se débarrasser de moi à la première occasion. »
Elle qui adorait bosser commence à ne plus prendre de plaisir à son
travail. « J'avais toujours été contente d'y aller, pleine d'idées et
d'enthousiasme. J'ai commencé à percevoir le boulot comme un poids. » La
nouvelle direction générale lui fait comprendre qu'elle n'a pas la carrure.
Ses quatre rivaux ne ratent pas une occasion de la tacler : « Tu prends ton
après-midi ? » raillent-ils quand elle quitte le bureau à 21 heures. « Ils
étaient encore là, à cette heure tardive, convaincus qu'il fallait se faire voir,
attendant que le président parte, vers 22 heures, en pleine introduction en
Bourse. » Pas question pour elle d'en faire autant. Elle a trois enfants,
qu'elle tient au moins à apercevoir.
Après l'introduction en Bourse, le groupe est racheté. Le nouvel
actionnaire veut restructurer les filiales françaises, virer des gens pour limer
les doublons. Elle reçoit les confidences du nouveau PDG France, très
aimable avec elle : « J'aimerais que tu sois mon bras droit au niveau de la
présidence, en charge du marketing commercial. » Elle est d'accord. Trois
semaines plus tard, le président la convoque : « J'ai réfléchi, tu ne vas pas
être mon bras droit, tu vas partir pour Londres prendre la direction de la
communication Europe. »
« Je ne peux pas bouger de France », observe-t-elle, stupéfaite. « Et la
direction de la communication, ça ne t'intéresse pas du tout ? » Elle
demande un délai de réflexion. « Non, tu es nommée là-bas et ça prend effet
maintenant. » Elle s'indigne :
« Mais je refuse le job !
— C'est ton problème, sors de mon bureau.
— Mais pourquoi ?
— Je n'ai pas à t'expliquer pourquoi. »
Le poste proposé signifie une régression professionnelle, elle le sait.
« Je retourne dans mon bureau avec l'impression d'avoir été rouée de
coups. » Quand Virginie ouvre son ordinateur, elle découvre qu'il a été vidé
jusqu'au disque dur, que tous ses dossiers ont été virés. Sur la boîte vocale
de son téléphone fixe, un message annonce que, à compter de cette date,
elle est nommée directrice de la communication à Londres.
Quatre semaines plus tôt, elle avait prévenu qu'elle était enceinte de son
quatrième enfant. Le président avait mal réagi : « Elle n'est pas possible,
Virginie, c'est une poulinière ! » avait-il glissé à l'une de ses collaboratrices.
Un juriste est consulté. On n'a pas le droit d'opérer une modification
« substantielle » du contrat de travail d'une femme enceinte, relève-t-il.
Mais Virginie n'a pas annoncé sa grossesse par écrit. Son avocat plaide pour
une solution amiable : « Si vous allez aux prud'hommes, ça prendra cinq
ans, et je ne vous obtiendrai pas une somme colossale, vous le savez, vous
avez fait HEC. Vous n'allez pas faire pleurer dans les chaumières, vous
retrouverez du travail sans trop de mal. Je vous conseille la voie de la
transaction. Vous sentez-vous capable de jouer sur les nerfs pendant
quelque temps ? Cela signifie vous rendre au bureau tous les jours et
manifester que vous n'acceptez pas leur décision. Vous n'aurez rien à faire
de la journée. »
En rage, Virginie accepte. C'est donc la guerre des nerfs. Le président
interdit à tous les membres de son équipe de lui adresser la parole. « Quand
j'arrivais à la machine à café, tout le monde filait en silence. Dans
l'ascenseur, quand je disais “bonjour”, on ne me répondait pas. » Son
assistante lui fait passer des petits mots sous la porte : « Tiens bon. »
Certains collaborateurs lui chuchotent : « RV au café. » Les rencontres
clandestines se tiennent à l'autre bout de la ville.
Au bout de dix semaines, le président entre dans le bureau de Virginie,
hors de lui. « Ton avocat nous dit ce que tu veux et on signe dans la
semaine. » Elle se retrouve dehors, enceinte, avec peu de possibilités de
boulot, et un chèque. « Ce fut un choc émotionnel très lourd, je ne voyais
pas où j'avais fauté. »
En fait, elle a une réputation en béton. « On m'a recrutée enceinte de cinq
mois. Mon nouveau patron a été génial, il m'a embauchée à temps partiel
jusqu'à mon accouchement. Je ne me suis arrêtée qu'une semaine avant et
j'ai repris trois semaines après. J'avais un job, j'étais rassurée. C'était une
super-boîte, où j'étais très heureuse. » Elle se donne. « À 125 % », dit-elle.
Bien trop.
Après vingt ans de vie professionnelle, Virginie se rend compte que le
marketing l'intéresse beaucoup moins que le management : « Un vrai
manager a à cœur de faire grandir et progresser les gens, c'est ce que je
faisais bien. » Elle décide de devenir coach. Pour gagner de l'argent tout en
suivant une formation, elle accepte un boulot à 80 % de temps, une
direction marketing dans une coopérative agricole spécialisée dans la
banane des Antilles. De nouveau, la surcharge de travail est intense : « Avec
mon assistante, on faisait le boulot de cinq personnes. Le marketing n'était
pas dans la culture de la boîte. Pour eux, j'étais une sorte de danseuse. Une
dépense somptuaire, pas clairement utile. »
Un cyclone rase la totalité de la production en août 2007. Les médias se
déchaînent contre l'usage de pesticides utilisés vingt ans plus tôt mais
incrustés dans le sol. « Je connaissais le sujet, je savais gérer une
communication de crise, mais j'avais des agriculteurs qui insultaient les
journalistes au lieu de dialoguer. Il me fallait me battre sur les deux fronts,
en interne et en externe. J'ai dû me dépenser de 7 heures du matin à
22 heures, malgré mes quatre enfants. »
Virginie commence à souffrir de vertiges, d'abord une ou deux fois par
semaine. Même allongée, elle est prise d'étourdissement. « Puis, j'en ai eu
trois ou quatre par semaine, qui duraient toute la journée. Pour réfléchir, il
me fallait faire un gros effort cérébral. » Son généraliste pense qu'il s'agit de
l'oreille interne, l'ORL consulté dément. Les vertiges augmentent. Cela
devient permanent. Terrifiant.
« Je me sentais mal au volant, je luttais perpétuellement contre moi-
même, mon corps refusait de se lever, d'aller au travail. J'ai pensé avoir une
tumeur au cerveau. Ce n'était pas ça. » Malgré tous les examens, Doppler,
IRM, scanner, et leurs résultats négatifs, Virginie se convainc que les
médecins se trompent. Il doit bien y avoir une maladie cachée. « Je
parvenais à peine à travailler, mais je n'avais rien ? Ça m'a paru
impossible. » Elle essaie pourtant de se mobiliser, de se fouetter : « Il faut
que tu tiennes. »
Désastre économique oblige, elle doit quitter le marketing de la banane,
et décide de démarrer son métier de coach. « Toujours en proie à mes
vertiges, j'étais comme un zombie, au radar, c'était affreux. » Fragilisée par
les expériences passées qui lui ont sapé sa confiance en elle, elle a tendance
à déborder d'empathie, à prendre sur elle les souffrances de ses patients :
« Là aussi, j'encaissais trop. »
L'école de coaching lui propose un boulot d'assistante enseignante. Un
jour, en plein cours, alors qu'elle assiste un professeur, Virginie éprouve des
sensations étranges, outre son vertige habituel. « Tu es en train de mourir »,
lui dit une voix. Crise de tétanie, débâcle intestinale. « Et cette voix
intérieure qui insiste. L'impression de devenir dingue. Je suis rentrée chez
moi à 30 kilomètres à l'heure. »
Cette fois, le psychiatre insiste pour la placer sous anxiolytiques : « Vous
avez encaissé, encaissé, encaissé sans flancher, et maintenant vous le
payez. » Cette crise de panique est vite suivie d'une deuxième, chez des
amis. La même voix l'avertit : « T'es foutue, tu vas mourir, c'est la fin. » Un
cauchemar. Elle supplie son mari de la ramener à la maison. Le lendemain
matin, Virginie est en burn-out. « J'étais incapable de me lever. Je ne
parvenais pas à mettre le pied par terre. Je n'arrivais même pas à me traîner
à la salle de bains. Littéralement, je ne pouvais pas. Cette fois, mon corps
refusait totalement de m'obéir. »
Aujourd'hui, quatre ans après, encore estomaquée par la violence de ce
qui lui est arrivé, Virginie articule, incrédule : « Il a fallu que mon mari me
porte à la salle de bains. Je pleurais, je pleurais, je pleurais. Je me répétais
que j'étais foutue. » Les médicaments n'étaient pas assez forts, son psy est
en vacances, mais elle ne veut voir personne d'autre. Pourtant, il l'avait
prévenue : « Je devrais vous hospitaliser, dans votre état. » Et les enfants ?
Et les clients ?
À son retour, le psychiatre l'hospitalise d'autorité : « Vous n'avez pas le
choix. » Un mois dans une clinique psychiatrique. « Il faudra un bout de
temps avant que vous retourniez travailler. » C'était en 2011.
Quatre ans de vertiges, avec de rares moments de répit. À sa sortie de
l'hôpital, Virginie doit congédier ses clients. « Je ne pouvais supporter ma
souffrance psychique, j'ai failli me suicider à deux reprises, c'était
extrêmement dur, j'appelais au secours mon mari. C'est pénible pour le
conjoint. En fait, vous êtes inatteignable, quand vous êtes en burn-out. » En
2013, elle recommence un peu à travailler en réduisant le traitement
médicamenteux. « J'ai replongé, malaises et crises de panique, avec la voix
qui revenait. » En juin 2015, au moment où nous nous parlons, elle a baissé
ses médicaments depuis trois mois et reprit une cliente, bénévolement. En
septembre, elle va coacher deux clients, et reconstruire sa clientèle. « En y
allant doucement. »
« C'est ma vie professionnelle qui m'a broyée, je n'ai pas su mettre les
limites. Mes quatre enfants allaient très bien, j'étais heureuse dans ma vie
privée. » Elle jure qu'elle prenait ses vacances, protégeait son équilibre
familial autant qu'elle pouvait. Lors de son deuxième emploi, lorsqu'on lui a
offert une grosse voiture, elle avait négocié : « Donnez-m'en une petite, et
laissez-moi mon mercredi après-midi. »
Elle et son mari, dont la PME a fermé à cette époque, ont dû quitter leur
grande maison cossue – sept chambres, un immense jardin – pour se replier
dans ce quatre-pièces sans prétention. « Cela me va, c'est un redémarrage.
Bizarrement, après avoir traversé cette épreuve, je me sens plus forte,
mieux ancrée dans ma vie, et je relativise le travail. » Elle a rompu avec le
mythe qui l'habitait : « Je voulais être la superwoman qui a un super-job,
quatre enfants, une activité de bénévole à HEC au féminin, rien ne
m'arrêtait. J'avais un sentiment de toute-puissance, grisée par ce slogan
intérieur : je réussis tout. »
« Cette exigence de perfection m'a pourri la vie », conclut Virginie. Elle
sait qu'elle aurait dû se rebeller contre la loi de la jungle au boulot,
s'abstenir de se laisser entamer, et répète qu'elle aurait dû craquer bien plus
tôt. « J'ai cette image de la vague qui attaque la falaise par la base, si bien
que celle-ci finit par s'écrouler dans la mer. » Désormais, elle veut coacher
des gens en post-burn-out ou en pré-burn-out, histoire de donner du sens à
ce qu'elle a vécu. Elle leur dira que les entreprises sont impitoyables avec
tout signe de fragilité, qu'un salarié qui craque les renvoie aux « déficiences
de leur management », et qu'il n'y a pas à se sentir coupable.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, comment ça brûle
Jusqu'au moment où l'on s'effondre

Jamais un syndrome n'a autant été décrit alors qu'il est boudé par une
communauté scientifique divisée, souvent sceptique. Officiellement, le
diagnostic de burn-out n'a toujours pas d'existence officielle.
Le syndrome d'épuisement professionnel n'est pas considéré comme une
maladie mentale. Il ne figure pas dans le manuel médical des troubles
mentaux (DSM-IV) établi par l'Association américaine de psychiatrie. Sans
le reconnaître comme une maladie, seule l'Organisation mondiale de la
santé (OMS) en propose une définition clinique : « Un sentiment de fatigue
intense, de perte de contrôle et d'incapacité à aboutir à des résultats concrets
au travail. »
Le burn-out tue à petit feu. C'est souvent un processus lent, évolutif,
correspondant à une accumulation de symptômes liés aux tensions subies.
On se débat contre le sentiment sournois de décevoir son milieu
professionnel ou de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences, et on
s'épuise à corriger le tir, amender son attitude, redoubler d'efforts sans
jamais parvenir à satisfaire autrui ni soi-même. Il y a du Sisyphe chez le
candidat au burn-out.
C'est un feu qui couve, puis se propage en douce, et consume
inexorablement, jusqu'au moment où l'on s'effondre. Les symptômes
habituels sont physiques : troubles du sommeil, sentiment de fatigue
chronique, perte d'énergie, migraines, maux de ventre, oppression
thoracique, dorsalgies… et tant d'autres. Ils sont aussi émotionnels :
démotivation, frustration, ennui, découragement, autodépréciation,
irritabilité, anxiété, susceptibilité, envie de pleurer. Ils sont enfin
intellectuels : troubles de la mémoire, inefficacité, difficulté à se concentrer,
à retrouver le sens des priorités, à mettre de l'ordre dans ses idées.
Le burn-out provoque des réactions diverses, selon les systèmes de
défense de chacun. La victime se retranche derrière les règles, les ordres, les
chefs, ou au contraire prend ses distances en adoptant une attitude ironique,
agressive ou cynique, au risque de s'isoler. Elle peut fuir dans l'apathie,
l'alcool, les drogues diverses, les médicaments dopants ou somnifères. Ou
elle s'épuise au travail. Jusqu'au jour où elle craque. Et sort du jeu. Mais,
avant d'en arriver là, elle a tendance à nier son problème.
C'est une descente en trois phases, que la psychosociologue Christina
Maslach a repérées dans les années 1980. 1. L'épuisement. 2. La
dépersonnalisation et le cynisme protecteur. 3. L'inefficacité et la perte
d'accomplissement personnel. En clair, cela commence par un engagement
total dans le travail. On s'implique avec dévouement, voire avec dévotion.
Puis on bascule dans le « surengagement ». L'adhésion professionnelle
envahit la vie privée. Cet acharnement tourne à vide. On doute de soi. Puis
on s'effondre.
Il y a plusieurs écoles. D'autres spécialistes identifient quatre phases. 1.
La phase d'alarme, enthousiasme, performances, et hyperactivité. 2. La
phase de résistance, prise de conscience des difficultés, fatigue intense. 3.
La phase de rupture, frustration et culpabilité. 4. La phase d'épuisement,
repli sur soi et désespoir. Les défenses psychologiques du patient sont
déréglées, l'angoisse lancinante dont il est la proie l'invalide jusqu'au
malaise.
Quelle différence entre le burn-out et sa cousine la dépression ? « C'est
juste un terme chic pour rendre la dépression plus acceptable », ironise
Philippe Rambaud qui anime 60 000 Rebonds, une association d'aide aux
chefs d'entreprise en déroute. Cet ex-cadre dirigeant n'est pas le seul à
afficher son scepticisme. Pourtant, alors que la dépression classique est un
trouble lent de l'humeur, le BO n'est pas toujours précédé d'une période de
tristesse. Et, s'il présente des symptômes physiques voisins de la dépression,
le burn-out s'en distingue par son lien étroit avec le travail. Il frappe
d'ailleurs en général des gens sans problème particulier dans leur vie
personnelle. Avant qu'ils ne se laissent dézinguer par le boulot.
Plus étonnant encore, des chercheurs canadiens du Centre d'études sur le
stress humain ont trouvé des différences patho-physiologiques importantes
entre les personnes qui souffrent de burn-out et celles qui sont atteintes de
dépression. Les premières ne produiraient pas assez de cortisol (une
hormone sécrétée par le cortex), comme si le corps refusait de coopérer,
tandis que les secondes en sécréteraient trop.
De fait, les traitements adaptés à la dépression soignent mal le syndrome
d'épuisement professionnel. Seule une rupture radicale avec l'univers
professionnel et le temps y parviennent. Au prix parfois d'un changement de
métier ou de vie.
7
UNE ORGANISATION TOXIQUE
Édouard, cadre bancaire
« Pourquoi se lever le matin ? »

Il n'est pas du genre à se plaindre. Quand on lui demande de nous


raconter à quel point il allait mal, Édouard parle de la banque, pas de ses
propres maux. Quand on insiste, il réplique : « Ah, mais vous savez, je
luttais pour tenir. » Un mélange d'orgueil, de dignité et de pudeur lui interdit
de détailler spontanément ce qu'il a vécu. En revanche, cet homme au
regard direct et bienveillant est intarissable sur les dérives éthiques de cette
banque haut de gamme dans laquelle il a aimé travailler jusqu'à ce qu'elle
change brutalement de stratégie. Enfin, il finit par avouer : « Oui, bon,
j'avais des bourdonnements d'oreille, des migraines, des pertes d'équilibre. »
Un jour, il a perdu connaissance.

« J'avais une femme, deux enfants, une vie heureuse, et un boulot qui me
convenait quand un chasseur de têtes m'a contacté pour cet établissement
bancaire. » Édouard est excité par la proposition juteuse qu'on lui fait en
2011. Il ne sait pas alors qu'il prend, à 36 ans, la pire décision de son
parcours professionnel.
À cette époque, il travaille dans une société spécialisée dans
l'accompagnement patrimonial auprès des chefs d'entreprise. Il a un carnet
étoffé, et des clients fidèles, de précieux atouts pour la banque qui cherche à
se développer dans le Sud-Est où ses réseaux sont implantés. « On est venu
me chercher en me proposant le poste de directeur adjoint et en
m'expliquant que c'était évolutif, puisque mon supérieur devait être nommé
à l'échelon régional. » En clair, il doit remplacer son chef direct à brève
échéance.
Son nouveau métier se révèle d'autant plus passionnant qu'il est le fruit
d'une innovation liée à la mutation du métier bancaire. Édouard se retrouve
conseiller en gestion de patrimoine et directeur d'un « bureau » privé, « une
entité dédiée à une clientèle aisée mais pas fortunée », qui a entre 100 000
et 1 million d'euros de côté. Un concept développé récemment : « Les
acteurs bancaires avaient constaté que les clients passent de moins en moins
dans les agences et qu'il faut trouver de nouvelles structures pour les
attirer. » Le bureau privé est une sorte de salon où l'on peut causer, un
cabinet bancaire en appartement. « Un endroit sympa, un concept novateur,
une excellente stratégie », tout pour plaire à Édouard. À un détail près : « Ils
ont eu raison trop tôt, le marché n'était pas mûr. »
Au début, c'est exaltant. Édouard se démène pour débusquer de nouveaux
clients. Il adore cette façon d'exercer son métier, son côté
« entrepreneurial », loin de l'image traditionnelle du « banquier assis » que
connaît le grand public. « Les gens croient que le banquier est passif, quel
que soit son poste, qu'il attend le client derrière son guichet, mais pas du
tout ! Beaucoup sont des salariés autonomes capables de générer une
activité. »
Lui a été recruté pour chasser les clients et il aime ça. « Pour les attirer, je
devais trouver des ficelles, développer une activité commerciale, mettre en
place tout un processus. » L'essentiel de son art consiste alors à approcher
des prescripteurs, comme les avocats, les experts-comptables, les notaires,
des gens qui ont eux-mêmes beaucoup de clients dotés de sous à placer, à
l'occasion d'une succession, ou de la vente d'un bien immobilier. Le jeu
consiste à aimanter tout cet argent vers la banque qu'on défend. Quand ça
fonctionne, Édouard se sent redevable vis-à-vis de ses clients mais aussi de
ceux qui l'ont aidé à les trouver : « Si vous trahissez la confiance des
premiers, vous trahissez la confiance des seconds. »
Tout se passe très bien pendant dix-huit mois. « Je générais de l'activité et
mes anciens clients m'avaient suivi dans ma nouvelle structure. J'avais avec
eux une vraie relation intuitu personae. » La hiérarchie d'Édouard est
satisfaite de sa recrue. « J'avais une bonne évaluation de performance. »
En 2013, le bruit court que la maison mère concocte une réorganisation.
« On nous dit alors que de moins en moins de gens se déplacent aux
guichets, qu'il faut répondre à leurs attentes autrement, et que la banque vit
une révolution. »
Dans la petite agence en appartement très flexible où Édouard exerce ses
talents, ils sont quatre. « On apprend qu'on va perdre notre assistant, un
employé extrêmement précieux par ses qualités humaines, apprécié de la
clientèle. Il doit être remplacé, nous dit-on, par une organisation
numérique. » Édouard et ses collègues pressentent que toute l'organisation
mise en place dans leur petite structure va voler en éclats. « On prévient la
RH qu'on ne veut pas que cet assistant parte. Si on espère continuer à
développer notre activité, chercher des clients, sortir de l'agence, on ne doit
pas se laisser cannibaliser par les tâches administratives dont il s'occupait. »
La hiérarchie se veut rassurante. « Le procès organisationnel sera bien
rodé. »
En fait, ça ne fonctionne pas. « On nous avait annoncé un logiciel qui ne
s'est pas révélé opérationnel et ne l'est toujours pas aujourd'hui, cela nous a
fait perdre un temps fou. » Plus grave, la banque procède à un second plan
social. « Un deuxième membre de l'équipe est parti, une personne qui
s'occupait des prêts immobiliers. Sa présence nous permettait de tout traiter
localement en direct, on était hyperactifs, ça marchait très bien. Nous nous
retrouvons à deux, le directeur et moi. » À deux, un peu désespérés. « J'ai
conservé tout un tas de mails dithyrambiques que la hiérarchie nous avait
envoyés, et subitement la boîte décidait de tout détruire ! »
Édouard constate vite que ce sont tous les bureaux privés qui sont
« flingués », selon son expression. « C'était un problème d'ego de
dirigeants. Le nouveau patron a succédé à celui qui a créé ces structures
novatrices et s'est attaqué à elles en premier. La DRH a couvert. » Un quart
des effectifs de la banque sont virés en deux ans. « Les plans sociaux ont été
refusés par la justice, mais la direction a dégraissé rapidement. »
Plusieurs personnes craquent gravement. En 2014, le chef direct
d'Édouard est en arrêt-maladie neuf mois sur douze. Il est à l'origine du
bureau privé de la ville. « Il l'avait créé ex nihilo, et s'était fortement
impliqué, au point d'en faire l'un des fleurons en France, très rentable. Il
était très fidèle, très “corporate”. » Ce chef ne comprend pas ce qui arrive.
D'abord, il s'étonne auprès de son second : « C'est bizarre, d'habitude on
peut se parler dans cette boîte, mais là, le vent tourne. » Puis il se sent trahi.
Édouard, impuissant, voit cet homme qu'il estime sombrer. « Ses arrêts-
maladie interminables ont débouché sur une inaptitude à tout poste dans
l'entreprise. » Autrement dit, un burn-out.
En attendant, Édouard se retrouve quasiment seul dans son agence, avec
la charge de travail de quatre personnes. « Il a fallu que je me retrousse les
manches. J'ai fait cet effort, car j'aime mon boulot. C'était du
8 h 30/19 heures sans déjeuner. J'étais relativement protégé par mon
directeur régional, un homme honnête, plutôt écœuré par le gâchis, les abus
et les errements auxquels il assistait. » En juillet 2014, quand ce dernier part
en retraite, la pression s'accroît sur Édouard.
« Comme j'étais seul pour remplacer les trois absents, la hiérarchie
pensait qu'il fallait me serrer de près. Moi qui avais été embauché pour mon
sens de l'entreprenariat et pour mon autonomie, je me suis retrouvé
extrêmement contrôlé en interne. » Il n'est pas contre le principe. « Mais
quand on est seul à tout porter, c'est contraignant. Il faut rendre compte de
tout, à chaque instant, cela bouffe du temps, et la défiance règne. Avec
l'informatisation, la hiérarchie sait tout de votre travail, et on vous montre
du doigt dès qu'on n'est pas dans les volumes prévus. » Comment, seul pour
faire le boulot de quatre personnes, ne pas se sentir traqué ? « J'ai eu alors
l'impression de devenir fou. »
En outre, l'objectif de rentabilité à court terme affiché par l'établissement
pose très concrètement un problème éthique à Édouard. « Cela signifiait
que, sur le terrain, on forçait les commerciaux à vendre des produits plus
intéressants pour la banque que pour la clientèle. » C'est ce qui lui est le
plus douloureux encore aujourd'hui, quand il y pense. « Si, sur ma carte de
visite, il est écrit M. Édouard Untel, conseil en gestion de patrimoine, cela
veut dire que je me soucie vraiment des besoins de mes clients. Je dois
travailler dans leur unique intérêt. » Ce n'est pas la réalité.
Dans ce type de banque privée, affirme Édouard, tout est fait pour vendre
des produits « margés » – qui assurent une marge à l'établissement – et donc
surfacturés. « Sous prétexte que je le reçois dans un hôtel particulier avec
un parquet à la française et un beau costume, le client se dit qu'il est dans
une maison cossue et recommandable. » Beaucoup d'établissements, dit-il,
ont succombé à « cette politique de l'apparat, de l'esbroufe dans un
environnement cynique ».
La direction redouble de recommandations. « Non seulement, on me
coupait mes moyens mais on me demandait de tromper le client en lui
vendant des produits inintéressants. » Il explique, très soucieux de se voir
compris, de partager son indignation : « Si vous avez 100 000 euros, je
peux faire en sorte qu'ils vous rapportent 5 % ou 3 %, la différence, ce sera
la marge commerciale pour la banque. »
Quelques mois plus tôt, il vendait des placements A, B ou C, comme il
l'entendait. « Là, on nous demandait de vendre le produit B que nous
placions en A, et la banque empochait la différence. On recevait des mails
quotidiens, des campagnes de produits destinés à amener de l'argent à la
banque. » Édouard apprend que la banque va se retirer de la région. La
direction annonce : « La banque vend certains départements, mais elle
gardera les meilleurs d'entre vous. » Édouard se résigne à contrecœur : « On
se dit qu'il faut continuer à bosser », dans l'espoir de rester. Faire venir de
nouveaux clients, alors qu'on ne sait pas si la structure sera encore là six
mois plus tard, c'est une tromperie aux yeux d'Édouard. D'autant plus qu'en
général, un an après, les clients qu'on s'est attachés « amènent le beau-frère,
la belle-mère, etc. ».
Édouard découvre qu'il n'est pas le seul à souffrir. Le comité hygiène et
sécurité de sa boîte commande un audit sur les risques psychosociaux. Très
alarmiste, le rapport des experts ne mâche pas ses mots, en
septembre 2014 : « Les entretiens […] ont mis en évidence de multiples
clivages, des injonctions paradoxales, et des atteintes nombreuses à l'image
de soi, au besoin de sécurité, au besoin de sens et de cohérence, au besoin
relationnel, et au besoin du travail bien fait. » Il parle de « conséquences
humaines catastrophiques », de « processus psychologique destructeur ». Le
médecin du travail lui aussi alerte la direction sur une situation qu'il qualifie
de « danger grave et imminent ». Le nombre des arrêts-maladie a augmenté,
celui des dysfonctionnements, des erreurs, bref des litiges avec les clients
aussi. Édouard lui-même voit bien qu'il ne peut satisfaire ces derniers
comme avant : « On a du mal à se démultiplier. »
La frustration monte des deux côtés du guichet. « Je suis entré dans une
phase de défiance vis-à-vis de la direction. Qu'une entreprise restructure,
c'est normal. Mais quand elle le fait de façon cynique, voire malhonnête,
alors qu'elle construit sa communication sur des valeurs d'intégrité, c'est un
conflit éthique. » Le syndicat CFDT dénonce la « dérive » d'une direction
« verrouillée dans une attitude autoritaire improductive ». Mais pas le temps
de s'appesantir. « Quand on est seul, et qu'on a tant de boulot à faire, on ne
réfléchit plus, on est trop absorbé. C'est le problème de l'épuisement
professionnel, on manque de discernement. »
Édouard est déchiré. Il se dit qu'il doit continuer à travailler, pour sa
famille et par fidélité à ses clients. Mais il éprouve un sentiment grandissant
de dégoût. « À mes yeux, ça n'avait plus aucun sens. » Il s'engueule lui-
même : « Pourquoi tu te lèves ce matin ? Tu ne sers à rien ! » Une autre
voix lui distille : « Si, si, tu as des clients, et ils n'ont pas à pâtir de ce qui se
passe dans les coulisses. » Qui s'occupera d'eux ? « Quitter la boîte, c'était
aussi trahir ceux qui me les avaient fait rencontrer. »
Bientôt, il ne peut plus garder pour lui son désaccord avec la nouvelle
politique. « Après une période sur la défensive, j'ai commencé à me
rebiffer. » Il sèche certaines réunions où l'on évalue les performances, où
l'on compare avec les collègues. Quand on lui dit de vendre le produit B, il
s'entête à vanter le A, meilleur pour les clients. « De fait, je me suis
marginalisé. » Il finit par sortir du bois et dénoncer ouvertement les
dysfonctionnements de la maison.
À bout, il appelle la direction des ressources humaines (RH) : « Je n'en
peux plus, j'arrête, je veux négocier une rupture conventionnelle. » Le
rendez-vous est refusé sous prétexte que la maison sort d'un plan social et
que le nouveau n'est pas encore homologué. « Au téléphone, la RH précise
qu'en l'état il ne sera pas procédé à des ruptures conventionnelles. »
À cette époque, Édouard est coiffé de loin par deux managers, dont une
nouvelle directrice régionale. « Elle a compris mes difficultés et accepte de
me couvrir, à condition que je me fasse discret en réunion et que je fasse
semblant d'être d'accord. » Lui vit les propos de sa chef comme un double
discours.
Un petit jeu s'instaure entre Édouard et ses managers. « Dès qu'ils
sentaient que je craquais, ils lâchaient la bride, toléraient que je ne
remplisse pas bien mon agenda pendant quelques jours. Dès qu'ils voyaient
que je plongeais carrément, que je m'éloignais trop de la ligne, ils me
reprenaient en main de façon musclée. »
En décembre 2014, il est convoqué au siège régional pour un entretien.
Un responsable national est descendu de Paris. « L'entretien a été
extrêmement cordial, ça m'a fait du bien de me vider. Je leur ai dit que ça
n'allait pas, que j'étais isolé, seul pour abattre le boulot de quatre personnes,
que je n'avais toujours pas de téléphone professionnel, et que les clients
m'appelaient sur mon mobile personnel, y compris le week-end et pendant
le mois d'août. » Édouard sort soulagé de ce rendez-vous. Quelques jours
après, il reçoit un mail de la direction. « Mon cahier de doléances avait été
réduit à deux phrases, et on m'expliquait que mes résultats frisaient
l'incapacité professionnelle. » Il comprend alors que ses patrons montent un
dossier. « Pour me foutre à la porte. »
« J'ai eu peur de me retrouver liquidé sans pouvoir choisir mon timing ni
mes conditions. » Deux semaines plus tard, en janvier, son directeur direct
est viré, il ne reviendra donc pas de son congé maladie. Désormais c'est
officiel. Édouard pressent qu'il est le prochain sur la liste. « Je me suis mis à
bosser comme un âne. Encore plus vite, encore plus fort, pour écarter tout
risque de me faire virer comme un malpropre. Plutôt que de subir des
reproches professionnels, je voulais être en position de force pour partir à
mon heure et à mes conditions. »
Eh oui, lui, le frondeur, il vend le produit B à tour de bras, « la mort dans
l'âme ». Les mails de félicitations pleuvent. « Dans cette organisation
tayloriste à courte vue, je suis promu. On me nomme directeur, avec un
certain nombre d'avantages. »
Il a tout fait pour l'obtenir, cette promotion. « C'était pour moi une
assurance-vie. Je l'ai fait pour ça et, quand je l'ai eue, ça m'a rendu
malheureux. »
Les deux personnes qui l'avaient confessé en décembre lui proposent un
rendez-vous en mai. « Tu t'es bien battu, je t'apporterai une caisse de
champagne », lance le responsable national. « Non, viens sans rien »,
répond Édouard. « Quand il est arrivé, j'étais apathique. Je ne manifestais
plus ni tristesse ni joie, ni aucune émotion. Je ne ressentais plus rien. »
Depuis ce jour de janvier 2015 où il a décidé de contre-attaquer, de se
protéger, en adoptant la politique de la direction, il est devenu l'ombre de
lui-même. Tous les soirs, il s'effondre devant la télé. Il regarde des films
pour s'endormir très tard et se réveille trois ou quatre heures après, bien
avant l'aube. « Mes passions, le golf, m'occuper de mes enfants, tout ça je
ne le faisais plus. » Son épouse le pousse à sortir s'aérer. « Moi, je n'avais
plus envie de rien, j'avais l'impression que le temps m'échappait. Toute la
semaine, j'attendais tant le week-end que je n'en faisais rien. »
Quand elle voit que sa promotion ne fait aucun plaisir à Édouard, sa
femme prend rendez-vous pour lui avec le médecin du travail. « Cela s'est
mal passé, je ne sais pas parler de mes problèmes. S'il m'avait posé les
bonnes questions, j'aurais peut-être répondu. Je n'avais jamais été arrêté de
ma vie et je ne l'ai pas été cette fois non plus. » Il a constamment des
bourdonnements d'oreille, des maux de tête, des pertes d'équilibre, mais il
se fait violence. « Je me disais que j'étais crevé, qu'il ne faut pas s'écouter,
que j'allais m'en sortir. »
Trois semaines après cet entretien, le médecin suggère tout de même à
Édouard de rencontrer un psychologue du travail. Là, face à lui, il se libère
enfin de tout ce qu'il a sur l'estomac. Le psy diagnostique un « syndrome
anxio-dépressif » et parle de « burn-out ». Il lui explique que c'est son
environnement professionnel et l'organisation de son travail qui sont nocifs.
Quelques jours plus tard, en rentrant chez lui après le travail au volant de sa
voiture, Édouard perd connaissance dans une file de véhicules au ralenti.
Un concert d'avertisseurs le réveille. Il est au cœur d'un bel embouteillage.
Le médecin de famille le met en congé d'autorité. « J'avais de plus en
plus de symptômes que je continuais à traiter par le mépris. Beaucoup de
problèmes de peau, de l'eczéma, des boutons, je passe les détails… J'étais
dans le potage, je ne dormais plus, mais mes clients avaient mon numéro
perso, et il n'y avait personne au bureau pour leur répondre. » Le psy
l'exhorte à les lâcher : « Il faut arrêter, répétait-il, si vous n'acceptez pas de
les lâcher, vous ne vous en sortirez pas. » Il a fallu des semaines pour
qu'Édouard cesse de les prendre au téléphone et que la banque prenne le
relais.
Ce genre d'homme a du mal à s'avouer battu. Il a refusé les anxiolytiques,
pas les antidépresseurs – « mais, dit-il, ça ne sert à rien ». Au bout d'un mois
et demi de congé, Édouard consulte un avocat et envoie un courrier à la
RH : « Si la banque ne me donne pas de bonnes indemnités, je suis prêt à la
poursuivre pour manquement grave à l'obligation de sécurité. » Il explique :
« J'avais des arguments. »
Finalement, le médecin du travail, suivi par le médecin de la Sécu,
confirme son « inaptitude » au travail : « Il savait que j'étais incapable de
reprendre le boulot chez cet employeur. L'idée même de pousser la porte de
l'agence m'est encore insupportable. » Enfin, il renonce à ses clients.
« Certains m'en voudront pour très longtemps, tant pis. »
Édouard est convaincu que son mutisme a limité les dégâts de son burn-
out. « Si j'avais rabâché ça quotidiennement, ça n'aurait pas forcément été
positif. Ce qui m'a sauvé, c'est le soutien de ma femme et son attention. »
La CFDT aussi l'a aidé moralement. Mais il ajoute : « Face à quelqu'un qui
souffre au boulot, je me demande si on a raison de se battre pour lui
conserver son emploi. Il vaut mieux une rupture, quand c'est l'organisation
qui est toxique. »
Dans son cas, le médecin du travail a précisé : « Pourrait exercer son
poste mais dans une autre organisation. » Lui qui vient d'avoir 40 ans
voudrait reconstruire un nouveau projet, trouver une structure fidèle à ses
valeurs : « J'ai encore la passion de ce métier que je trouve noble,
hyperintéressant techniquement et humainement. »
Savoir qu'il a un burn-out l'a finalement libéré : « Cela me rassure de
mettre des mots sur mon mal-être, ça me permet de croire que je suis
normal. » En revanche, il ne dit à personne, dans sa ville, qu'il est en arrêt
maladie. « J'ai honte. Et je leur dirais quoi, à mes clients, à mes relations ?
En province, dans mon métier, on fait partie des notables, un petit peu. »
Alors, il se tait.
8
FACE AUX MALTRAITANTS
Amalia, auxiliaire de gériatrie
« J'ai vu la destruction de l'être humain »

Vernis à ongles impeccable, sourire généreux, épaules bronzées, pantalon


sexy bleu pétrole, lunettes de soleil fumées, Amalia porte très joliment ses
60 ans. On imagine bien l'auxiliaire de gériatrie ensoleiller le quotidien de
ses malades, avec son accent chantant, ses éclats de rire, sa joie de vivre
toute latine. On imagine aussi à quel point elle a dû déranger dans cette
maison de retraite de banlieue parisienne grise, où il fallait faire vite, mal, et
tant pis pour les vieux. Et tant pis pour sa déontologie. Elle n'a pas
supporté.

Amalia débarque en France en 1987, à 33 ans. Longtemps mariée à un


Français, elle parle bien la langue. Elle vient de Colombie, où elle était
secrétaire. Septième de treize frères et sœurs, elle a l'habitude de s'occuper
des autres. À son arrivée, elle garde des enfants, fait des ménages, puis
décide de suivre une formation d'auxiliaire de vie spécialisée dans la
gériatrie, c'est-à-dire les personnes âgées. Dès son premier stage dans une
maison de retraite, elle est choquée : « J'ai découvert des conditions de
travail inimaginables, deux aides-soignantes pour quarante patients ! J'ai vu
des personnes âgées enfermées dans leur chambre toute la journée sans
qu'on s'occupe d'eux. J'ai vu quelqu'un donner un coup de pied à une
malade de 81 ans atteinte de la maladie de Parkinson en lui disant :
“Dépêchez-vous, dépêchez-vous.” » Elle s'étonne auprès de la direction de
l'établissement, qui la renvoie sèchement : « Retournez à l'école. » Elle y va
en pleurant. Là, son professeur la recadre gentiment : « Amalia, on va vous
envoyer ailleurs. Mais il faut apprendre à fermer les yeux et à ne pas
parler. »
Elle est recrutée par une deuxième maison de retraite, en banlieue
parisienne. De jolis bâtiments, apparemment propres, soignés. Très vite,
Amalia découvre l'envers du décor : une maltraitance quotidienne, dûe au
manque de personnel et de moyens. « Cela consistait à gaver la personne si
elle ne voulait pas manger ou lui enlever carrément son assiette quand elle
ne mangeait pas assez vite. La bousculer pour qu'elle ne lambine pas dans
les couloirs, la laisser debout devant le lavabo quand elle ne tenait pas sur
ses jambes, la déshabiller devant tout le monde, la laver à l'eau froide parce
que c'est plus rapide, ou l'asperger d'eau de Cologne sur la tête et sous les
aisselles pour que ça sente bon et laisser du coup à l'équipe suivante le soin
de la laver complètement… Poser un vieux sur une chaise roulante plutôt
que lui donner sa canne, parce que c'est plus simple, tant pis si ça lui fait
perdre son autonomie au fil des mois. Mettre des couches plutôt que de
l'emmener aux toilettes. Si un pensionnaire tombait le matin et se faisait
mal, on la mettait au lit, et on laissait l'équipe d'après gérer les suites. Et je
ne compte pas le nombre de chutes qu'on aurait pu éviter ! Et de cols du
fémur cassés ! »
Assise sur un banc, Amalia enchaîne cigarette sur cigarette. « J'ai vu la
destruction de l'être humain. » Elle parle, parle, parle, comme pour
compenser le silence auquel elle a été réduite pendant vingt ans. « À
l'époque, je ne pouvais pas demander à mon école de me changer encore
une fois de maison. » Si elle part, elle n'aura pas un bon dossier pour
trouver un emploi ailleurs. Or, elle a une petite fille à charge.
Elle serre les dents, et travaille à sa façon, comme sa conscience le lui
dicte. « Je refaisais les gestes qu'on faisait avec nos vieux dans la famille.
J'avais vu ma mère s'occuper de son oncle, le masser, lui mettre un coussin
sous les genoux, le tourner six fois par jour dans son lit pour éviter les
escarres. Il est mort à la maison, tranquillement. » Elle aussi, à la maison de
retraite, prend son temps. « Le matin, je leur parlais, les habillais, les
coiffais, leur brossais les dents. Je disais : « Quelle robe vous plaît ? », au
lieu d'empiler d'office trois robes sales l'une sur l'autre. Alors, évidemment,
ça prenait bien vingt à trente minutes par personne et ça mettait tout le
monde en retard. On aurait été quatre auxiliaires par étage, on aurait pu
travailler avec humanité, pour que chaque individu soit respecté. Mais là,
c'était impossible. Vous dites en France que vous avez la meilleure Sécurité
sociale du monde ? Mais rien n'est contrôlé ! Ce que vous faites de vos
vieux dans ce pays des droits de l'Homme, c'est horrible ! »
Amalia se tient à carreau, arrive à l'heure, se montre respectueuse de sa
hiérarchie. Jamais un faux pas. La direction la note bien. Ses fiches
d'évaluation en témoignent : « Grand professionnalisme, sens du travail
bien fait, initiatives pertinentes […]. Bienveillance exemplaire à l'égard des
résidents, défend toujours leurs intérêts. » Il est aussi précisé : « Attention
aux relations dans l'équipe. »
Elle est vite repérée comme celle qui accepte de faire les tâches les plus
ingrates, un lit sale, une personne qui vomit. Mais son zèle et ses remarques
dérangent. Non seulement elle retarde tout le monde, mais elle titille la
mauvaise conscience de chacun. « Pourquoi tu la laves à l'eau froide ? »,
demande-t-elle. « Pourquoi tu ne lui laisses pas sa canne ? »
Elle placarde sur les murs les campagnes gouvernementales, les lois, les
rappels à la protection de la personne, le droit des personnes âgées, etc.
Comme cette affiche, qu'elle sort de son sac : « Personnes âgées, la
maltraitance est une réalité, il faut en parler. Victimes ou témoins, appelez
le 3977. »
Parfois, quand trop c'est trop, elle dénonce ses collègues auprès de la
direction. Comme ce jour où elle découvre par hasard une vieille dame
abandonnée dans son caca depuis le matin. « La collègue s'était contentée
d'ouvrir la fenêtre alors qu'il faisait froid dehors, pour que ça sente moins,
en se disant que l'équipe du soir ferait le travail. » Elle sonne l'équipe de
l'étage. « Je ne pouvais pas laisser ça comme ça ! »
Un autre jour, alors que l'auxiliaire vient de lui faire sa toilette et
s'apprête à lui mettre une couche, une résidente défèque sous elle. Hors
d'elle, l'employée prend le caca et lui en barbouille la bouche. Cette fois,
l'auteure de la maltraitance est virée. Mais, bien souvent, Amalia n'a pas
gain de cause. On la considère comme un témoin gênant. Plus personne ne
veut être en binôme avec elle. On l'évite, on l'ostracise, on l'insulte. Elle
porte plainte au commissariat. Dans sa déclaration, elle détaille les injures :
« FBI », « Petite merde », « Va nettoyer ta merde », « Va vendre ta cocaïne
ailleurs », « Des gens comme toi, on les mange dans mon pays », « Va
crever toute seule ». Et elle raconte qu'elle a trouvé « une poupée avec des
aiguilles dans la bouche et dans le corps ».
Elle vit de plus en plus mal la situation. « J'ai commencé à avoir des
problèmes de dos, de cervicales, de sommeil. » Le matin, Amalia se prépare
minutieusement devant la glace, coiffe ses longs cheveux. « J'ai toujours été
féminine, soignée, par respect des gens autour de moi. J'ai été éduquée
comme ça. » Mais elle affiche de plus en plus un sourire de façade. « Je
crânais. Je faisais comme si je tenais le coup alors qu'à l'intérieur j'étais
terrorisée. » Chaque jour, elle récite ses prières en se demandant : « Que va-
t-il m'arriver aujourd'hui ? » Elle enlève ses lunettes de soleil : « Vous
voyez cet eye-liner ? C'est du maquillage que j'ai fait tatouer parce que je
pleurais tellement qu'il coulait tout le temps. Je ne voulais pas leur montrer
qu'ils réussissaient à me blesser. » Et, pourtant, elle pleurait. « Tous les
jours, je pleurais. » Et tout en parlant, là, devant nous, Amalia pleure.
L'ambiance est de plus en plus lourde. Un jour, où elle vient chercher du
jus de pomme à l'office pour un patient, un aide-soignant lance à Amalia
qu'elle n'en a pas le droit. Le ton monte. Son collègue la bouscule, l'attrape
par le cou et la sort de la pièce. Elle est en état de choc. Trois jours d'arrêt
maladie. Pourtant, écrit-elle ensuite à la direction, « c'était un geste en
accord avec les principes de bien-être de vos résidents ».
Elle obtient de changer de service, elle est affectée à la lingerie. Dans le
petit local où ses images pieuses cohabitent sur les murs avec des posters de
beaux garçons, Amalia se fait son petit monde. Son nouveau job l'écarte des
patients, elle n'a plus à subir la vision des mauvais traitements. Mais, même
à la lingerie, il y a de quoi être choqué : dans les draps, elle trouve des
excréments – « C'était contraire aux règles d'hygiène minimales » – et, dans
les poches des habits, des dentiers, des lunettes. Preuves que les collègues
jettent plutôt que nettoyer. « Mais une vieille personne qui perd ses lunettes
ou son dentier perd toute son autonomie ! »
Alors, Amalia poursuit ses remarques. Elle envoie des lettres
recommandées à la directrice : « J'ai trouvé une chemise de nuit maculée
d'excréments qui était restée tout le week-end au contact du linge de tous les
résidents dans le panier à linge sale. » Ou encore, en pleine canicule :
« Madame P. m'a reproché de donner à boire aux résidents dans le hall
d'entrée, vers midi et demi, alors que ce n'était pas l'heure. Pouvez-vous me
dire quel comportement je dois adopter dans ce cas-là ? » Bref, elle
continue de susciter l'animosité autour d'elle. Jusqu'à ce jour de
septembre 2011, où elle revient d'une formation sur l'hygiène et découvre
des excréments étalés par terre dans sa lingerie. Un message à son attention
laissé par des collègues. Elle explose en sanglots. Le médecin l'arrête sur-le-
champ.
Depuis, Amalia n'a pas repris le travail. Elle a suivi une psychothérapie et
participé à un groupe de parole, dans une consultation hospitalière sur la
souffrance au travail. « Ça m'a beaucoup aidée, dit-elle. Il y avait plein de
gens différents, des DRH, des employés, j'ai découvert qu'on avait tous
souffert de la même violence. »
Aujourd'hui, l'ex-auxiliaire de gériatrie ne travaille plus. Elle est hébergée
dans les 65 mètres carrés de l'appartement de sa fille. Celle-ci vit en couple,
avec un enfant et en attend un deuxième. Amalia ne va donc pas pouvoir
rester. Elle espère rejoindre de la famille en Espagne. Là-bas, il fait chaud,
même en hiver, loin de ce pays des droits de l'Homme qui l'avait tant fait
rêver, et qui l'a tant déçue. « J'ai adoré ce métier. J'étais faite pour aider les
gens, mais pas dans ces conditions. On m'a blessée, mais pas tuée. Je ne me
suis pas suicidée, ce n'est déjà pas si mal. Mais je ne me reconnais plus. Je
ne me sens plus capable d'aider. Maintenant, je pense à moi. »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, qui ça touche ?
Personne n'est à l'abri

« Les employeurs se croient tout permis ! » Ce jugement radical d'une


doctorante en droit de la santé au travail résume l'effarement des jeunes face
à la dureté et à la désorganisation de l'univers professionnel. « Les
techniques de management étant ce qu'elles sont, la crise économique est
une sorte d'excuse au fait de maltraiter les travailleurs en général, accuse-t-
elle. Quelles entreprises ne sont pas pathogènes ? » Difficile de répondre
sérieusement à cette question. Les études qui, menées par des cabinets
d'audit, dressent des hit-parades des métiers à problèmes sont
approximatives et contestées. Elles permettent juste de confirmer que le
burn-out frappe partout où les tensions, structurelles ou conjoncturelles,
sont mal gérées.
Quand le syndrome du BO a été identifié, dans les années 1970, on
pensait qu'il s'appliquait essentiellement aux professions tournées vers l'aide
à autrui, comme les soignants, les travailleurs sociaux, les enseignants. Effet
de loupe, car il s'agissait là des terrains d'enquête des premiers chercheurs
qui s'étaient polarisés sur ces secteurs. Certes, on souffre doublement face
aux malades, aux démunis ou aux enfants quand on a l'impression de mal
travailler ou qu'on se sent trop seul face au risque d'erreur. « On peut
considérer que le système de santé français est en BO », assène même Éric
Galam, qui a créé un numéro vert à l'intention des soignants.
Mais on sait désormais que personne n'est à l'abri. Selon une enquête de
l'Institut Great Place to Work publiée en 2015, 1 salarié sur 2 déclare être
confronté « soit directement, soit pour un proche », à une situation de burn-
out, avec arrêt de travail, et presque 2 sur 10 – 17 % des sondés – se disent
« potentiellement en situation » de BO. Un peu plus de femmes que
d'hommes, une majorité (53 %) de 45-54 ans, et, pour 56 % d'entre eux, des
professions intermédiaires, des cadres ou des managers. Un autre cabinet
d'évaluation et de prévention des risques professionnels, Technologia,
avançait en 2014 une étude sur tous les actifs qui produisait des chiffres
moins pessimistes : 12,6 % d'entre eux, soit 3,2 millions de personnes,
encourent en France un BO. Les secteurs touchés sont différemment
hiérarchisés : en tête les agriculteurs (23,5 %), suivis des artisans,
commerçants et chefs d'entreprise (19,7 %), des cadres (19 %), puis des
ouvriers (13,2 %).
Les vagues de suicides au travail dans les années 2000 ont orienté les
projecteurs vers les grandes entreprises comme Renault ou France Télécom
où, rendue visible par l'effet de masse, la souffrance des salariés a stupéfié,
et où l'on a surtout découvert les dérives de dirigeants cherchant par les
moyens les plus tordus à réduire les coûts. « À l'aide de courbes établies par
un psychiatre, on expliquait aux cadres qu'il fallait provoquer le désespoir,
puis le gérer pour que les gens dégagent, affirme l'avocat Jean-Paul
Teissonnière, qui défend des familles de victimes. Tout un processus : on
retire les téléphones, on retire les fauteuils, etc. »
On aurait pourtant tort de se polariser uniquement sur l'industrie, où
finissent tout de même, en principe, par se négocier des accords de
prévention des risques psychosociaux. Médecin du travail, le Dr Bernard
Morat souligne : « C'est encore plus compliqué dans les entreprises où on
travaille du chapeau. » Chez les journalistes, les architectes, les avocats, les
cadres, etc. Compliqué aussi dans les petites structures sans garde-fou. En
réalité, chaque profession a ses risques, dus à la conjoncture, au mode de
management, ou inhérents au métier. Les enseignants, par exemple : 17 %
des profs de collège et de lycée sont, dit-on, au bord du burn-out 1. Ou les
médecins 2 : un sur deux se sentirait menacés du syndrome, selon l'un de
leurs syndicats. Ou les magistrats, dont la détresse a été dénoncée en février
2015 dans un livre blanc de l'Union syndicale des magistrats.
« Dans un contexte d'informatisation et de rentabilité à tous crins, le
problème est aigu dans la fonction publique », affirme le député Jean-
Frédéric Poisson, auteur d'un rapport sur la souffrance au travail. Frédérique
Yonnet, qui accueille des policiers et des gendarmes dans son centre de
soins 3, déplore la « méfiance généralisée », l'addiction pour parer à la peur,
le rejet des « faibles » par les collègues, le manque d'écoute, l'évaluation
fondée sur la politique du chiffre, sur le quantitatif au lieu du qualitatif :
« Ça n'a aucun intérêt d'être jugé sur le nombre de contraventions pour
défaut d'assurance alors que tout dépend du trottoir dont on est chargé. »
Voilà comment on produit, dit-elle, de l'estime de soi « écornée ».
Depuis qu'on sait nommer le syndrome du burn-out, pas un métier qui ne
se réveille un matin sans lancer son cri d'alarme : « Nous aussi ! » Pas un
secteur professionnel qui ne sécrète son lot de souffrance. L'avocat Samuel
Gaillard souligne par exemple : « Les associations sont souvent des foyers
de management tyranniques, car les dirigeants sont nommés par copinage
politique et il y a peu de contrôle. » Sujets au burn-out plus méconnus
encore, les DRH et les patrons ne sont pas toujours des fauteurs de burn-
out. Ils subissent parfois eux-mêmes de plein fouet le stress des difficultés
économiques.
Les patrons de PME, en particulier, sont en première ligne sur le front du
burn-out, selon le Pr Olivier Torrès, mais « leur discrétion sur leur condition
n'a d'égale que la surdité de la société à l'égard de leur souffrance ». Ce
sociologue spécialiste des PME déplore qu'on oublie ces dernières quand on
parle de l'entreprise : « Or, deux emplois sur trois, hors fonction publique,
relèvent des PME ! Ces patrons-là bossent entre cinquante et cinquante-cinq
heures par semaine, ils n'ont pas de direction groupe ni de conseil
d'administration au-dessus d'eux. Quand ça va mal, ils ne peuvent s'en
prendre qu'à eux-mêmes. » Ce qu'ils ne manquent pas de faire : « Quand
l'un d'eux se suicide, comme ce petit patron de Saint-Malo qui s'est
supprimé après s'être excusé auprès de ses salariés de n'avoir pu sauver son
chantier naval, ça fait juste un entrefilet à la rubrique faits-divers. »
Il y a 60 000 faillites par an, soit 600 000 dirigeants sur le carreau depuis
dix ans, rappelle Philippe Rambaud qui a créé l'association 60 000 Rebonds
pour les aider à se reconstruire après une liquidation. Greffier au tribunal de
commerce de Saintes, Marc Binnié fut si effrayé de voir ces petits patrons
s'effondrer en larmes, avant ou après les audiences, qu'il a monté un
dispositif de prévention proposant l'aide d'un psychologue.
9
CASSÉ PAR SON DG
François, assureur devenu peintre
« Quoi que je fasse, c'était mal »

Il habite, à 45 kilomètres de Paris, un pavillon sur jardinet avec quatre


chats, sa femme et leurs deux enfants. La maison est décorée attentivement,
on sent qu'ils y attachent de l'importance. François est en tee-shirt alors
qu'on grelotte, ce soir. Il a chaud comme s'il avait le trac. Sa femme a oublié
qu'une journaliste venait. Elle assiste à l'entretien, intervient de temps en
temps, pour préciser qu'il ne lui avait pas confié à quel point il souffrait
avant de craquer, pour ajouter qu'elle ne reconnaissait plus son mari tant il
avait changé, si stressé, si absent, toujours à courir pour satisfaire son
patron. Après son burn-out, François a développé une allergie aux
costumes-cravate. Cadre supérieur dans les assurances, il est devenu peintre
en bâtiment. Il a déchiré ses chemises et en a fait des chiffons pour essuyer
ses pinceaux.

Assureur, c'était un bon métier, un boulot qui plaisait à François. Peu à


peu, avec le temps, d'entreprise en entreprise, ce bosseur avait gravi les
échelons. Très vite, il s'était spécialisé dans les partenariats, c'est-à-dire des
alliances avec de gros fournisseurs de portefeuilles, corporations ou
syndicats. Un jour, il a vu que la boîte X recrutait. Une bonne compagnie,
réputation solide. « J'ai postulé. Selon l'annonce, le poste était mon cœur de
cible. Après cinq entretiens, on m'a embauché, et j'ai passé là-bas deux
années très heureuses. » Il gère tous les partenariats, un budget de près de
2 millions d'euros. Dix-huit mois plus tard, le médecin lui signe un arrêt de
travail qu'il vit comme un arrêt de mort professionnelle.
Tout a basculé avec la promotion de son supérieur direct, directeur du
développement de la compagnie d'assurances, qui a été nommé directeur
général de la boîte. François n'est pas surpris. Il savait depuis longtemps
que Jérôme ne pensait qu'à dégommer le patron. « C'est moi ou le DG », lui
avait-il lancé un jour.
En effet. « Il a fait un travail de sape auprès du conseil d'administration,
et l'a fait virer pour le remplacer. C'était inespéré. En principe, là-bas, on
réserve ce genre de poste aux énarques ou aux polytechniciens. Lui n'avait
qu'un simple BTS. Il n'était pas particulièrement compétent, mais c'était un
bel orateur. À force de la ramener, il a réussi. »
Jusqu'alors, François s'était plutôt bien entendu avec Jérôme. « Par
fonction, on se voyait tout le temps. D'habitude, il me recevait décontracté,
dans son bureau, un café à la main. » Dorénavant, pour de simples tête-à-
tête, François s'entend appeler, stupéfait, dans la salle du conseil
d'administration, au bord d'une immense table vide. « C'était
impressionnant, et je me demandais pourquoi. » Une lubie de nouveau DG,
se dit-il.
Par ailleurs, tout se passe bien entre les deux hommes. Mais quand
François part en vacances, la première fois, le DG s'exclame : « Ah, vous
partez ? Vous emmenez votre PC ? » C'est un ordre déguisé en question.
François proteste : « Ben non ! » L'autre enchaîne : « Eh bien, si ! Je vous
rappelle que vous êtes responsable des partenariats. Vous emportez votre
portable, vous expliquerez ça à votre femme. »
En fait, pendant ces vacances, Internet ne passe pas sur l'ordinateur de
François, seulement sur son Smartphone. « J'appelais mes collaboratrices
pour savoir ce qui se passait. Finalement, à partir de ces jours-là, je n'ai plus
jamais coupé avec la boîte, ni en congé, ni le soir, ni le week-end. »
La tension monte quand le DG commence à inonder François de mails
lourds de reproches et à le rappeler le soir, à l'heure où il arrive chez lui, à
des kilomètres de son boulot : « Dites-le-moi si vous n'êtes pas le
responsable que vous êtes censé être ! » Ou encore : « Dans le dossier X,
vous avez écrit ça, c'est une connerie ! » François se sent obligé de
retourner au bureau. À l'arrivée, il file voir le DG : « Vous voyez, Jérôme, je
suis rentré. » À chaque fois, l'autre réplique : « Oui, oui, je vois, mais ce
n'est pas ce que je vous demandais. »
Les semaines passent, François attend en vain son entretien d'évaluation
annuel. Pour lui, c'est un moment essentiel. « J'avais un fixe, bien sûr, mais
je recevais habituellement des primes assez importantes. Comme j'avais
atteint mes objectifs, j'avais droit à une prime minimale. Mais le reste est
négocié lors de ce rendez-vous. » Au début, il pense avoir été oublié du DG.
Il lui demande quand aura lieu l'entretien. « Le temps passait, je n'ai jamais
eu d'entretien dans les formes. » Un jour, le DG l'expédie en coup de vent :
« Vous imaginez bien que, au regard du travail effectué, la prime allouée est
largement suffisante. » En réalité, la somme est bien inférieure à l'usage.
Cette fois, aucun doute n'est possible. François comprend qu'il ne satisfait
pas son patron. « Ça ira tant que ça ira », soupire-t-il un soir, devant sa
femme. « J'avais compris très vite qu'il était manipulateur, avant même d'en
avoir été victime. Mais, au début, je lui ai trouvé des excuses. Je me suis dit
qu'il venait de changer de statut, qu'il fallait que je m'adapte. J'ai essayé de
modifier mes méthodes de travail. Mais on s'aperçoit rapidement que rien,
jamais, ne va. »
Il reçoit de plus en plus de mails, qui se contredisent souvent : « Vous
faites ci, vous n'avez pas fait ça. » Le DG adopte un ton martial : « Vous me
dites que ce n'est pas à vous de faire ce travail, dites-le-moi tout de suite si
c'est à moi de le faire. »
Deux ans plus tard, François a encore du mal à énoncer à haute voix le
contenu de ces mails assassins. L'humiliation est une glu dont on a du mal à
effacer les traces. Perpétuellement en faute aux yeux de son chef, François
se sent de plus en plus coupable. Un jour, Jérôme transfère une partie de son
travail à un autre cadre. « Il m'a convoqué dans la salle du conseil en
compagnie de son assistante et de son bras droit pour me déclarer
solennellement : “Vous n'avez pas de respect envers le directeur général que
je suis. Vous n'avez pas rempli la mission que je vous ai confiée. Que
comptez-vous faire ?” »
François n'en croit pas ses oreilles. « Que comptez-vous faire ? » Sous le
choc, il laisse les mots glisser de sa bouche : « Oui, je vais rectifier. »
Rectifier quoi ? « C'était ça, explique-t-il, ou je lui cassais la gueule. »
Il n'est pas le seul à être malmené. Il a entendu le DG houspiller aussi son
assistante : « Sarah, c'est trop de vous demander un café, peut-être ? » Il se
persuade encore que c'est le revers de la médaille, les aléas d'un poste
important. « Si j'en remets un coup, tout va s'aplanir, le DG va se calmer. »
A posteriori, il explique : « Je savais que je bossais bien. J'organisais des
soirées auxquelles je parvenais à faire venir 120 partenaires. Je m'étais
toujours défoncé. J'avais été chaleureusement remercié par le président et
même le directeur général. Soudain, on me massacrait, j'étais devenu une
merde. »
François réagit en se mettant à travailler de plus en plus. « Je me levais à
5 heures du matin pour voir mes mails, et je rentrais le soir à 21 h 30.
J'avais la tête dans le guidon. Il me devenait impossible de prendre du
recul. »
Sa femme intervient : « J'ai tiré la sonnette d'alarme. Je lui ai dit que ça
ne tournait pas rond, qu'on n'allait plus sur le même chemin. » De son côté,
François rumine ce qu'il vit comme une dégringolade. Il sait bien que son
DG est un Narcisse autodidacte affamé de pouvoir : « Son jeu, c'était de
détruire les gens pour arriver. » Et il connaît ses propres atouts : « Mon
poste était très politique. J'étais amené à rencontrer beaucoup de gens
importants, y compris des élus, en tout cas beaucoup plus que Jérôme. Un
bon carnet d'adresses, dans mon métier, c'est le b.a.-ba. Lui, personne ne le
connaissait, même lorsqu'il était directeur général. »
François sait tout cela. Pourtant, il croit devenir fou. « Je ne pouvais pas
me dire que j'étais nul, cela faisait quinze ans que je gérais des partenariats,
sans aucun problème. Mais je me demandais ce que j'avais raté, si je n'avais
pas pris un poste trop gros pour moi. » Il se fait des reproches : « François,
tu n'as pas les capacités nécessaires pour faire face à l'évolution du
groupe. » Bref, il se met à nourrir une autocritique sans fin, il faut bien
trouver une raison à ce qui lui arrive : « Je me suis dit que j'étais bon jusqu'à
un certain niveau, mais que, là, j'avais atteint ma limite. »
Lui aussi est autodidacte. Il a passé beaucoup de diplômes en interne. Il
ne possède pas au fond de son portefeuille les labels magiques qui semblent
conférer à jamais aux élites leur sentiment de légitimité, d'invulnérabilité et
de supériorité.
« Finalement, c'est l'escalade. » Il en parle comme s'il le revivait : « Mon
cœur s'affole. Je ressens les premiers signes de souffrance physique,
doublés de grosses angoisses. Je ne parviens plus à dormir et me lève en
sueur, la boule au ventre. » Sa femme renchérit : « J'étais affolée,
impuissante. Il ne disait rien. Quand il était présent, il était fatigué, fatigué,
fatigué. » Son métier l'oblige à se montrer très à l'aise avec tout le monde.
« Je me forçais à sourire. » Il le vit comme une torture.
Un jour, François doit se rendre à un congrès, une obligation dans son
travail. Ce n'est pas la première fois. Mais, là, ça coince. « Jérôme m'a
reproché de vouloir y aller, j'ai tenu bon. Du coup, il en a directement parlé
au président de la compagnie d'assurances, pour m'empêcher de m'y rendre
alors que c'était nécessaire aux partenariats que je négociais à l'époque. »
Le lendemain, il le croise dans un couloir. Le DG l'arrête, désinvolte :
« Au fait, François, j'en ai parlé avec le président, vous n'allez pas au
congrès. »
François n'en peut plus. Il a envie de se suicider, flotte, hésite à cause de
ses filles, si petites encore. Il songe à changer de boîte. « Mais pas de façon
constructive. J'étais trop mal, dans le trou. Je n'arrivais même plus à ouvrir
mes mails car je savais que ce serait une fusillade. J'avais l'impression
douloureuse d'être piégé. » Il est à bout. Au boulot, il fait semblant d'aller
bien, mais ses collaboratrices lui font sentir qu'il est « dans le speed »,
moins cool que d'habitude.
«Un jour, dans mon bureau, au moment d'ouvrir ma messagerie, j'ai eu
physiquement l'impression qu'une dalle de béton descendait sur ma tête et
m'enfonçait dans le sol. Je l'ai senti comme si c'était réel. C'était le début de
la fin. » Il finit par ouvrir un mail à contrecœur. « Tout s'est mis à tourner, je
me suis écroulé. »
Revenu de son évanouissement, il rentre rapidement chez lui.
« Physiquement, je me sentais mal. » Sa femme l'accompagne chez un
avocat qui lui assène : « Il ne faut plus aller travailler, monsieur. Parce que
vous êtes en burn-out. Commencez par vous soigner, allez voir d'urgence
votre médecin traitant, racontez-lui ce que vous vivez au bureau. »
Il s'y rend en traînant les pieds. « Je ne m'arrêtais jamais, même quand
j'étais malade et je ne voulais pas disparaître tout de suite, sans munitions
pour me protéger. Mais, vu mon état, j'étais bien obligé de prendre un petit
arrêt de travail parce que je grillais. » Son médecin le déclare en « burn-out
ressenti ». Plus tard, il marquera : « Burn-out au travail », puis
« harcèlement ».
Après son congé maladie, il retourne au bureau pour faire des
sauvegardes, et vider son PC, sur les conseils de son avocat. « Sans lui, je
ne suis pas sûr que je serais encore là, j'avais tant d'idées noires. » Comme
l'explique sa femme, « il fallait que quelqu'un d'extérieur à la famille dise à
François qu'il travaillait comme un dingue et que ce qu'il vivait au boulot
était anormal ».
Le but, à court terme, est de se faire licencier pour inaptitude. « Mon
toubib a écrit un mot au médecin du travail, qui venait d'être recruté par la
boîte. » Ce dernier le convoque, l'air embêté : « Vous êtes mon premier cas,
dans cette entreprise, annonce-t-il. Je comprends votre problème mais le
mien, c'est que je n'ai même pas eu la visite de présentation du groupe. »
Quand le médecin du travail évoque finalement son cas devant le
directeur des ressources humaines, celui-ci lui répond qu'il n'a aucune idée
de ce que François est devenu. Le docteur rétorque ironiquement : « Ah
bon, c'est bizarre, moi j'ai la copie d'une lettre de sept pages envoyées par
son avocat à la direction ! »
François a été licencié, comme il le souhaitait, cinq mois après son
départ. Il avait besoin de ses indemnités de chômage. En congé maladie, on
est très mal payé. La compagnie d'assurances, comme le veut l'usage, lui a
proposé un poste de reclassement qu'il a refusé. Il a porté plainte pour
harcèlement contre le groupe et contre le directeur général en nom propre.
« J'ai été débouté des deux l'an dernier. On déboute toujours en première
instance dans ces histoires. On attend une date pour l'appel. Je veux aller au
bout du truc. »
Très soutenu par son médecin traitant, François prend des
antidépresseurs. « J'étais parti en sachant que je ne reviendrai jamais. Une
fois licencié, j'ai tourné la page, j'ai soufflé. Pendant trois mois, j'ai
énormément couru, ça permet d'évacuer. J'abattais mes dix kilomètres à
chaque sortie. Avec un copain, on faisait même des trails de 35 kilomètres,
avec parfois des dénivelés de 800 mètres. » Une autre sorte de défonce,
saine cette fois, qui fait oublier l'autre, la toxique.
Puis François se creuse la tête : « Qu'est-ce que je vais faire quand je
serai grand ? » Il essaie vaguement de postuler dans les boîtes d'assurances
qu'il aime bien. « Mais, au fond, c'était sans conviction. J'ai fini par
m'avouer que je n'avais plus envie de faire ce métier, ni même de passer des
entretiens pour retrouver un job. Jérôme m'avait cassé. Il y a ma vie d'avant
et ma vie d'après. »
En attendant, François se ronge un peu les sangs. Une amie créatrice de
mode lui lance : « Pourquoi tu n'essaierais pas de faire de la déco ? Tu
aimes ça, cela se voit dans ta maison. » L'hameçon accroche. La sœur de
cette amie a besoin de quelqu'un pour remettre à neuf son appartement. Il y
va. « Je suis bricoleur, cela s'est bien passé. » Il corrige : « En fait, je me
suis éclaté. » C'est une révélation. Il est heureux, seul à son travail. Il se sent
libre, léger. « C'est ça que je veux faire. »
À Pôle Emploi, on l'incite à passer des diplômes pour s'installer comme
artisan. Il se fait financer une formation en « peinture et ravalement », qui
dure sept mois. « Je côtoyais des gens très différents de moi, en particulier
des mecs qui avaient un bracelet et rentraient en prison le soir. Il conclut :
« On s'assied sur tout, dans ma situation, et d'abord sur la fierté que donne
l'artifice dans le relationnel. J'ai été, je ne suis plus. »
Il crée une EURL 1 : « Je ne vous dis pas la complication des papiers
administratifs ! » Au début, il accepte deux chantiers en même temps, puis
il perçoit que ce n'est pas jouable. « Je ne veux pas recommencer à trop
travailler. Je ne me mets plus de pression. Il faut juste s'en sortir
financièrement. » Sa femme a repris un boulot à plein temps. « Pendant un
an, ça a été très dur, dit-elle, on n'avait plus assez d'argent pour boucler nos
mois. Avant, on allait faire nos courses dans le speed, on remplissait le
Caddie sans réfléchir. Maintenant, on fait attention. » François renchérit :
« On a réévalué nos priorités. »
Sa vie a changé, son échelle de valeurs aussi. « Ce genre d'aventure
permet de remettre les pieds sur terre. Quand on commence à gagner de
l'argent, on a l'impression qu'il faut en amasser de plus en plus et
absolument le dépenser. Maintenant, on s'aperçoit qu'on n'est pas obligé
d'aller au ski ou au Club Med. » Sa femme sourit : « J'ai retrouvé mon mari,
après ces mois très douloureux. Mes filles ont retrouvé leur père. » François
va les chercher à l'école, le soir, et les emmène au sport.
Son jugement sur l'entreprise aussi a changé : « Ce qui est moche, au
boulot, ce sont les gens. Comme il y a du chômage, les faux-semblants sont
encore plus de règle. Pour les mails, on pense davantage à qui on met en
copie, qu'au contenu du message. Il y aurait peut-être moins de problèmes
au travail si on avait le plein-emploi. Les gens s'en iraient quand ils ne
seraient pas contents. Mais là, on a l'obligation de baisser la tête. »
Ils se regardent tous les deux. François hoche la tête : « Avant, j'étais
dans l'esbroufe. Aujourd'hui, je crée quelque chose. Quand j'arrive quelque
part, ce n'est pas beau. Quand je repars, c'est beau. » Il sourit : « Je suis
content. »
10
SUR UN FIL
Anne, rédactrice en chef télé
« Sept ans dans une broyeuse »

Elle marche avec peine, comme une petite vieille. « J'ai mal partout »,
dit-elle. Anne n'a pourtant qu'une petite quarantaine. Féminine, pantalon
ample, baskets à la mode, cheveux tirés en arrière, regard franc. De sa voix
posée, précise, elle commente son histoire comme s'il s'agissait d'un
documentaire télé. Des faits, des dates. Elle voudrait être objective, rester
pro. Mais la voix tremble quand elle évoque « ces sept ans dans la
broyeuse », sa tentative de suicide, ses parents qui ne comprennent pas que
« ça » dure si longtemps, ses amis qui n'en peuvent plus et, surtout,
l'aveuglement de cette « belle entreprise » où elle a travaillé. « Une belle
entreprise », l'expression revient souvent. Pourquoi n'ont-ils pas entendu ses
appels au secours ? Comment elle, professionnelle estimée, a-t-elle pu
sombrer si loin ?

Anne est une fille brillante au parcours sans accroc : après une école de
journalisme et un premier poste dans une petite chaîne de télévision –
« C'était familial, j'y ai été très heureuse » –, elle intègre une grande chaîne.
« Ça allait bien, mais je tournais un peu en rond. » Quand quelques amis
décident de produire un nouveau magazine de reportages, elle veut en être.
La journaliste est vite promue rédactrice en chef. Elle aime ça, s'occuper
des équipes, organiser, et materner un peu, elle qui n'a pas d'enfants.
« J'étais une reporter angoissée sur le terrain, le management m'a apaisée. »
Le rythme est dingue, « plus de soixante-quinze heures par semaine ».
Anne est là le lundi matin, dès 7 h 30. Elle reste tard le soir, et toute la nuit
du vendredi au samedi, pour le bouclage de l'émission. « On finissait à
l'aube, le samedi. On picolait du rosé, on rigolait, c'était ambiance télé. Je
rentrais chez moi éreintée, mais avec le sentiment du devoir accompli. Je
dormais un peu. Puis j'allais courir ou nager pour que mon corps se réveille.
Je faisais mes courses, j'essayais d'avoir une vie réglée. » L'équilibre s'est
perdu, au fil des ans.
« C'est par le sommeil que c'est parti en sucette. » Anne finit par se lever
à n'importe quelle heure. Elle prend du Stilnox pour dormir la nuit, des
médicaments pour tenir éveillée le jour, voit moins ses amis le samedi soir,
« trop dans le coltard ».
Le dimanche, impossible de décrocher. Le matin, le taux d'audience de
l'émission tombe. C'est un stress. « Pourquoi je n'ai jamais dit que je ne
voulais pas les recevoir ? » Le soir, l'équipe s'appelle pour préparer
l'émission suivante. Et le lundi matin, rebelote.
Ce rythme aurait été supportable, dit-elle, « avec un vrai jour off et en
faisant tourner les responsabilités ». Comme l'émission marche, elle
continue même l'été. Du coup, pendant ses vacances, la rédactrice en chef
supervise les tournages à distance. Elle en fait beaucoup, trop sans doute.
« Je suis perfectionniste, admet-elle. Aujourd'hui, ça devient un défaut, mais
ça ne devrait pas l'être ! Je voulais que les journalistes travaillent
correctement, malgré le rythme effréné qu'on leur demandait. Je me suis
épuisée en les protégeant des angoisses tombées d'en haut. Je n'ai jamais
laissé un journaliste se démerder seul au bout du monde. Peut-être
qu'aujourd'hui ce n'est plus ça, un bon rédacteur en chef ? Peut-être qu'il
faut juste penser à sauver sa peau ? »
Comme tous les médias en crise, la maison serre les boulons. Les filiales
sont regroupées. On demande à tous de faire plus avec moins de temps et de
moyens, et les audiences doivent être au rendez-vous. « Les coûts étaient
tendus comme des strings hawaïens, les finances ont pris le pas sur
l'éditorial, même les journalistes avaient intégré l'idée de faire des
économies ! À l'étranger, ils étaient capables de renoncer à dormir après le
tournage pour économiser une nuit d'hôtel : « Comme ça, on monte la nuit,
et on gagne du temps. » J'étais obligée de leur dire d'aller se coucher. Elle
soupire : « J'ai été un airbag, et cet airbag a pété. »
Comment une « belle entreprise », comme dit Anne, peut-elle laisser un
« airbag » péter ? Dans cette boîte, on a le droit de tomber malade. Tous les
outils de prévention sont en place, et la journaliste les a utilisés. Il y a un
service médical, où elle s'est réfugiée souvent, quand ses crises d'angoisses
ont commencé, et un important service de RH soucieux de mobilité. Elle y
est allée, aussi, pour demander en vain un changement de poste, quand elle
a compris qu'elle ne tiendrait pas.
Dans cette « belle entreprise », depuis le drame de France Télécom, les
salariés passent régulièrement des tests pour prévenir les risques psycho-
sociaux. « Ces tests montraient que je n'étais pas du tout dépressive, mais,
par contre, « en état maximal de stress et d'angoisse. Les signaux étaient au
rouge ! » Personne n'a donné suite à ces résultats alarmants. « Quelqu'un les
a-t-il lus ? Je n'aurais pas mal pris qu'on m'avertisse : “Mademoiselle, ce
poste n'est pas pour vous, vous êtes trop mal.” » Elle fronce les sourcils,
secoue la tête : « J'ai levé la main bien haut, ils ne l'ont pas vue. Soit je ne la
levais pas assez haut, soit ça ne les arrangeait pas que je la lève. » Elle
s'interroge : « Pourquoi, quand j'ai demandé à arrêter, n'ont-ils pas accepté,
au nom de douze ans de bons et loyaux services ? »
Pendant sa carrière de bon petit soldat, Anne n'avait pas habitué ses
employeurs à être malade. Mais, deux ans avant son burn-out, les alertes se
sont multipliées : « Infections pulmonaires, infections intestinales,
angines… j'avais des maux de tête sans cesse, je passais d'un état extrême à
un autre : très faim puis plus du tout, diarrhée puis constipée. Mon corps ne
savait plus comment dire que ça n'allait pas. » Au fil des mois, elle devient
accro aux somnifères et aux anxiolytiques. À l'alcool, aussi. « J'étais
chargée comme une mule et je n'arrivais toujours pas à dormir. Je me suis
mise à gueuler sur mon équipe au boulot et, chez moi, à pleurer. »
En octobre 2012, au volant de sa voiture, la journaliste fait un premier
gros malaise. « J'étais sous un long tunnel, je me suis sentie très mal. Les
lumières m'éblouissaient, j'ai cru que j'allais crever. » Elle réussit à en sortir,
en roulant tout doucement, et appelle sa mère. « J'étais dans un état de
panique épouvantable. » Le médecin l'arrête trois semaines et, déjà, indique
sur son ordonnance « burn-out ». Elle se dit : « Ah, c'est ça, un BO. » Après
trois semaines, Anne retourne au travail, comme si de rien n'était. « J'ai
continué ma petite tambouille en croyant le burn-out derrière moi. J'étais
naïve. Il était en chemin. On entend ce mot partout, à la poste, à la
pharmacie, au marché, mais on n'en mesure pas la gravité. »
À la fin de l'été 2013, Anne a passé des vacances chaleureuses et
détendues, avec sa bande d'amies. « Dans le bus qui me ramenait à la gare,
j'ai soudain eu très peur. Dans mon ventre, tout s'est refermé. C'était atroce,
je savais que je n'allais pas supporter le retour au boulot. » Sur le quai, où
des TGV passent et certains ne s'arrêtent pas, elle se dit : « Si le prochain ne
s'arrête pas, je me jette dessous. »
Elle s'avance vers les rails, des bras la retiennent in extremis et la
rejettent vers l'arrière. Des voyageurs la font asseoir dans le train, la
réconfortent, prennent son geste pour un malaise. « J'y allais », murmure-t-
elle après un long silence.
À Paris, elle voit son médecin, qui la met sous antidépresseurs. « Je suis
retournée au travail, mais j'ai prévenu ma hiérarchie que j'allais mal. » On la
réconforte, mais on ne change rien. Ou plutôt si, on lui demande de
travailler sur un nouveau projet d'émission pour une autre chaîne, en plus de
sa charge habituelle. « Je sais très bien pourquoi. J'avais les compétences et
le carnet d'adresses. Et si la commande de ces émissions avait été
confirmée, j'aurais pu changer de poste. Ils ont dû se dire que ça ferait une
porte de sortie pour moi. » Elle hésite : « Enfin… Je veux le croire. »
Une nuit où elle monte une de ces fameuses émissions tests
supplémentaires, Anne envoie un mail à sa direction pour dire stop. En
réunion, tremblante et en larmes, elle explique aux équipes qu'elle est à
bout : « Vous allez me tuer. » Le message passe, enfin. « Il faut que tu
t'arrêtes », lui dit son boss. On est le 23 décembre 2013, veille de Noël.
Anne est en congé maladie pour trois mois. « Au début, j'ai retrouvé le
goût de la cuisine, du jardinage, j'ai peint des meubles, rangé chez moi, une
sorte de remise à flot. Le dernier mois a été dur. Je sentais que je ne
pourrais pas y retourner. Je ne voulais pas m'écrabouiller contre un mur. »
Anne vit seule, elle a besoin de son salaire. « Mon antidépresseur ne
marchait pas. Et pour cause : mon burn-out n'était pas une dépression. »
Ultime tentative de retour au travail. Le médecin signe un retour
progressif… « Qui n'a pas été progressif. Ce papier, je pense, n'a été vu par
personne. Pour le coup, le BO était là. J'avais mal partout, du petit orteil à la
racine des cheveux. Mes jambes ne me portaient pas. C'est devenu très dur
avec le producteur qui avait remis les journalistes de mon équipe « au pas »,
alors que c'étaient des super-pros, qui bossaient quatre-vingts heures par
semaine ! »
Un dimanche matin, Anne reçoit un texto annonçant de mauvaises
audiences pour l'émission de la veille. Elle avale la plaquette entière de
Stilnox. « Je croyais que c'était une dose létale. En fait, tu t'endors, tu
vomis, tu te rendors… » Le lundi, Anne ne va pas travailler. Le mardi, elle y
retourne. Comme un automate, elle assiste à deux réunions qu'elle vit
comme des « cirques atroces ». À 13 h 25 – elle n'a pas oublié l'heure –, elle
abandonne son café, le sucre coupé en deux, son ordi ouvert, son
portefeuille, sa carte de presse, et elle s'enfuit, court chez son psy : « Aidez-
moi à me sortir de là, je vais crever. »
« J'attendais que quelqu'un me prenne avec une pince, et m'exfiltre du
boulot. » La psy comprend l'urgence. Elle lui interdit de retourner au travail
et même de repasser chez elle. « Vous n'en repartiriez pas. Soit vous allez en
clinique, soit chez quelqu'un qui peut prendre soin de vous. » Anne se
réfugie chez ses parents, en province. Pour la première fois, un médecin,
celui de sa famille, lui annonce ce qui l'attend : « Ce sera très long. »
Effectivement. De longs mois « sur un océan déchaîné. La vague arrive et
repart deux heures plus tard. Le problème, c'est de la passer. Pendant six
mois, quand je ne me faisais pas confiance, j'allais dormir chez mes
proches. Jusqu'à ce que mon cerveau et mon corps comprennent que je ne
les ramènerai pas au boulot ».
En plein récit, Anne se crispe. Il est 17 heures. Les enfants du quartier
sont sortis de l'école et ont investi le square. Par la fenêtre ouverte, on
entend leurs rires et leurs jeux. « Je ne supporte plus le brouhaha »,
s'excuse-t-elle après un long silence. « Les bruits sont décuplés. Même les
hirondelles chez mes parents, je ne supporte plus. Treize ans d'open space
m'ont détraquée. » Dans sa rédaction, comme dans la plupart des journaux,
il n'y a pas de cloison pour séparer les salariés. Ça semble convivial, c'est
surtout très contraignant. « Impossible de se concentrer, on est sollicité tout
le temps. Il y a ceux qui vont aux toilettes ou fumer dehors, le téléphone du
voisin qui sonne, les engueulades… C'est comme ça qu'on se retrouve à
travailler à 22 heures, quand le silence revient. »
En ce mois d'avril 2015, Anne reste fragile. Elle s'appuie encore sur ses
amis, en alternant pour ne pas les épuiser. Chaque jour, par texto, elle
vérifie qu'il y a quelqu'un de prêt à répondre, téléphone allumé, au cas où.
« J'ai encore beaucoup de mal à me concentrer. J'ai l'impression que des
zones de mon cerveau ont été brûlées et qu'elles ne reviendront pas
forcément. Est-ce qu'on se remet d'avoir trop travaillé ? Je n'ai pas retrouvé
mon équilibre d'autrefois. Je marche sur un fil. »
Elle ne sait pas si elle va bien ou mal. Elle passe très vite d'un état à
l'autre. « Je retape des meubles, je vois mes copines, je cuisine, je vais
chercher leurs enfants à l'école, je revis. Et puis un matin, au détour d'une
chanson, d'un parfum, et même au détour de rien, je retombe dans un accès
de tristesse insondable. La dernière fois, c'était une chanson de Julien Doré
– “Je vous quitte” –, une déflagration ! J'ai été obligée d'aller voir ma psy en
urgence ! »
Elle nous montre ses bras, ses jambes, son cou, son ventre. « J'ai mal
partout, j'ai l'impression d'avoir failli à ma mission, je me sens ultra-
coupable. Pourquoi certains résistent et pourquoi je n'ai pas résisté ? » Elle
voit qu'elle a usé ses amis, ses parents, tous ceux qui l'ont aidée et
voudraient qu'elle sorte du trou.
Un an après sa tentative de suicide, en avril, elle fait ce cauchemar : « Je
suis candidate dans une émission de cuisine, style “Top Chef”. Les autres
candidats ont commencé. Mais je suis coincée à la gare d'où je pars toujours
pour aller au boulot, au beau milieu d'un incendie. Je finis par m'en sortir,
j'arrive sur les lieux du concours. Les candidats sont en fait des gens avec
lesquels je travaille dans la vraie vie. Je leur demande de me donner des
aliments pour remplir mon assiette. L'émission commence dans dix
minutes, et je n'ai rien. Mais je me fais pincer par l'animateur qui me dit :
« Vous allez vous présenter devant la France entière avec votre assiette
vide. » Je viens avec mon assiette, face à la caméra, honteuse, et je suis
éliminée évidemment. Je rentre chez moi en larmes. Le lendemain matin, la
productrice de l'émission m'appelle : « Ta faillite a remué les gens, tu as
cartonné en audience ! Il faut que tu reviennes ce soir. Débrouille-toi pour
que ce soit bien. » Je devrais dire non, mais je n'y arrive pas. Je prends le
chemin pour y retourner. » Mais le cauchemar prend fin.
Anne a attaqué son employeur aux prud'hommes, qui a accepté de
transiger après plusieurs mois de bras de fer, mais pas de reconnaître son
burn-out, ce serait mauvais pour l'image. Il a proposé que le médecin du
travail la déclare apte au travail et qu'elle refuse officiellement un poste,
pour pouvoir la licencier pour faute. Anne a accepté le stratagème, et
rencontré le médecin du travail, dans un lieu neutre. « En vingt minutes
d'entretien, aucune question sur mon burn-out, j'étais sidérée ! » Le médecin
lui dit juste : « Alors, vous voulez nous quitter ? » Après quelques
amabilités, il la déclare apte, ce qu'elle n'est évidemment pas. Ce petit
arrangement permet à Anne de partir avec ses indemnités et son chômage,
en toute discrétion. « Je leur ai quand même arraché que soit noté le mot
“surmenage”. »
Deux ans après le début de son burn-out, Anne a encore des hauts et des
bas. Les vagues sont toujours là, qui la scotchent au lit un jour sur deux, ou
trois. « Les autres aussi, ils ont ça ? » s'inquiète-t-elle au téléphone. Les
jours sans vague, elle mène ses nouveaux projets. Pas dans le journalisme.
« Je ne lis plus un journal, pas même un Elle ! » Il faut payer les traites de
sa petite maison, dans laquelle elle vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre
dorénavant. « Je suis décidée à ne plus vivre avec autant d'argent. Je n'avais
le temps de rien, je claquais énormément de fric pour pas grand-chose. Ce
burn-out a arrêté la machine que cette entreprise m'avait fait devenir, mais il
a aussi alerté, par capillarité, plusieurs dizaines de personnes dans mon ex-
entreprise, et mes amis autour, et les amis de mes amis, ça aura au moins
servi à ça. Ce n'est pas rien, non ? »
Dans la maison d'Anne, il y a un cochon bleu, une tirelire dans laquelle
ses amis mettent une pièce en échange des menus services qu'elle a
commencé à leur rendre pendant ses longs mois d'inactivité. Dorénavant, le
Cochon bleu est une véritable activité. Anne a les clefs de ses copains, pour
la plupart des parents débordés, et elle les dépanne, en cas de souci de
nounou, chat à nourrir et autres plantes à arroser. « Cela me fait du bien de
les aider, je leur donne ce qu'ils n'ont pas, du temps. »
Mais son grand projet, c'est de faire de la « récup » et de la restauration
de meubles. En ce moment, elle recycle les tissus que ses amis lui apportent
et auxquels ils tiennent pour en faire des coussins doudous. Pour sa
deuxième vie à elle, Anne veut redonner une deuxième vie aux objets.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, une maladie mal reconnue
Aux employeurs de payer ?

Burn-out, déprime généralisée ou vraie maladie ? Aujourd'hui, le BO n'a


pas d'existence médicale. « Alors que la dépression suppose un diagnostic,
le burn-out, lui, est un syndrome, c'est-à-dire un ensemble de symptômes,
qui n'a pas d'outil de diagnostic validé », résume Yosr Ben Tahar, auteure
d'une thèse sur le burn-out des dirigeants de PME. Il ne figure pas dans les
tableaux de référence, ni dans le Manuel diagnostique et statistique des
troubles mentaux (DSM-V), ni dans la Classification internationale des
maladies (CIM-10) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Celle-ci
se contente d'évoquer le burn-out comme un facteur de souffrance au travail
en le définissant comme un « sentiment de fatigue intense, de perte de
contrôle et d'incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail ».
Faute de diagnostic officiel, le BO est couramment classé dans les risques
psychosociaux (RPS), qui désignent toutes les manifestations du stress au
travail, et qui ont fait l'objet d'un accord entre les partenaires sociaux
français en 2008.
Mais de nombreuses voix, telle Léa Riposa, à la tête de l'association
France burn-out, insistent sur le caractère pathologique du syndrome : « Les
employeurs sont tenus de protéger la santé des salariés mais les entreprises
ne sont pas des centres de soins. Quand on est en burn-out, on ne va pas
voir un expert des risques psycho-sociaux ni un coach, on va voir un
médecin ! C'est une maladie qu'on ne peut réduire à un problème social. »
Certes, les symptômes du BO relèvent de la clinique, et ses dérèglements
affectent le corps et le psychisme. Mais peut-on réduire le BO à une
pathologie médicale alors qu'il est directement le fruit de conditions de
travail ? Peut-on guérir un burnouté sans agir sur son milieu professionnel
ou l'en couper ?
C'est d'ailleurs un cabinet spécialisé dans la prévention des risques
psychosociaux, Technologia, qui a lancé en janvier 2014 la première
pétition réclamant l'inscription du syndrome d'épuisement professionnel –
autre nom du BO – au tableau des maladies professionnelles. « En
attendant, c'est un parcours du combattant », s'indigne Jean-Claude
Delgènes. Pour qu'un cas soit reconnu comme une affection liée au boulot
alors qu'il n'est pas dans le tableau, il faut que celle-ci soit assez grave pour
justifier une incapacité permanente égale ou supérieure à 25 % – « soit plus
qu'une main arrachée (20 %) ! » – et qu'un lien « direct et essentiel » avec
l'activité professionnelle soit admis par un comité régional ad hoc. Plutôt
aléatoire. Quelques dizaines seulement de cas de pathologies psychiques
sont reconnues chaque année – pas loin d'une centaine en 2011.
En novembre 2014, des médecins du travail ont à leur tour lancé un appel
pour cette reconnaissance : « Nous enregistrons l'augmentation constante de
ces cas d'effondrements soudains de personnes arrivées au bout de leurs
ressources et de leur capacité de résistance », expliquaient-ils dans
l'hebdomadaire Marianne. Puis, en décembre, des parlementaires ont pris le
relais dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche : « Cette
reconnaissance est indispensable pour […] que les effets de l'épuisement
nerveux au travail soient à la charge de ceux qui en sont responsables, c'est-
à-dire les employeurs, alors qu'aujourd'hui ces effets, en premier lieu le
congé maladie ou le temps partiel thérapeutique, sont supportés par le
régime général de la Sécurité sociale et donc par la collectivité dans son
ensemble. » En clair, on pourrait faire basculer le financement du BO sur la
branche des accidents du travail et maladies professionnelles, financée à
97 % par les cotisations patronales.
Les victimes, elles, jouiraient d'une meilleure protection sociale. Elles
seraient plus avantageusement indemnisées et bien mieux protégées et
armées face à leur employeur, a fortiori en cas de procédure. Mais ce n'est
pas si simple. Pour intégrer le BO dans les maladies professionnelles,
encore faudrait-il qu'il ait en soi une existence traduite par un diagnostic
reconnu par la communauté médicale. Plutôt qu'une inscription au tableau
officiel des maladies professionnelles, beaucoup d'experts préconisent qu'on
simplifie la reconnaissance hors tableau, par exemple en abaissant le
fameux seuil d'incapacité partielle permanente (IPP), aujourd'hui bloqué à
25 %.
Au début de l'été 2015, le député PS Benoît Hamon tente à son tour une
offensive. Il dépose une série d'amendements dans le cadre des discussions
autour de la loi sur le dialogue social. Un échec. Le résultat, c'est que
désormais les « pathologies psychiques » – comme le BO mais bien d'autres
– peuvent être reconnues comme des maladies liées au travail via « le
système complémentaire de reconnaissance », c'est-à-dire hors tableau. Un
petit pas symbolique. Dans la pratique, rien de neuf.
La loi du 17 août 2015 prévoyait aussi que le gouvernement remette au
Parlement avant le 1er juin 2016 un rapport sur l'intégration des affections
psychiques dans le tableau des maladies professionnelles ou l'abaissement
du seuil d'incapacité permanente partielle pour ces cas-là. Le débat n'est pas
clos, certes, mais serait-il urgent d'attendre pour ne fâcher personne ?
11
UNE ERREUR D'AIGUILLAGE
Alice, architecte
« On est une bombe à retardement »

Alice vit avec son compagnon dans une belle maison du sud de la France,
nichée dans un parc soigné aux arbres bien taillés. Des chiens et un chat
accueillent le visiteur. Dans le salon bohème, de vieux canapés, un tapis
épais, un foutoir chaleureux, une cheminée, des livres empilés, des objets
d'art. Et elle, fine, élégante, les cheveux longs attachés, habillée tout de noir.
Hier patronne d'une agence florissante, cette architecte d'une cinquantaine
d'année est désormais cloitrée chez elle. Elle parle doucement du cauchemar
qu'elle a vécu. « C'est fini », dit-elle. Et elle pleure.

Dynamique et créative, Alice a fondé son agence d'architecture et dirigé


jusqu'à dix salariés. Après avoir construit des maisons individuelles, elle
s'est lancée avec son associé sur les marchés publics : théâtres, salles de
sport, mairies, logements sociaux, etc. Un jour, le directeur d'une société
HLM, qui apprécie le travail de l'agence, leur dit qu'il cherche un archi pour
développer ses projets. « On s'est donné un week-end pour réfléchir, avec
mon associé. Lui, n'était pas trop tenté. J'ai décidé de postuler. Ça
m'intéressait, la maîtrise d'ouvrage, de ne plus me contenter de la
conception des projets, mais de les suivre ensuite, d'assurer leur mise en
chantier. »
« J'ai envoyé ma candidature sans trop y croire, ce sont normalement des
postes occupés par des ingénieurs. » Alice est finalement embauchée, grâce
à l'appui du directeur de la société HLM, qui veut insuffler de la modernité
et de la créativité dans son équipe. L'architecte débarque dans une
entreprise de deux cents personnes. Elle en a six dans son service. Mais
aucun dossier dans son bureau ni dans son ordinateur. Son prédécesseur,
parti depuis six mois, n'a rien laissé. « C'était une structure qui roupillait
depuis vingt ans et fournissait du logement social assez bas de gamme, des
cages à lapin et ça leur allait très bien ! Le directeur voulait en améliorer la
qualité, ramener l'architecture au centre de la production. Il m'a fait venir
pour bouger tout ça. »
Alice se lance à fond dans sa mission, bosse, dit-elle, jusqu'à 13 heures
par jour, embauche trois personnes, qu'elle forme. Elle a plein d'idées sur ce
qu'est un logement, sa fonction éthique, symbolique, sociale. C'est son
dada. Encore aujourd'hui, elle s'enflamme : « Par exemple, rien que les
fenêtres : exiger qu'elles soient grandes et ouvertes de très bas, pour que les
derniers étages voient le sol dehors, et ne soient pas suspendus dans le
rien. » Elle sourit en offrant un Coca. « Je suis intarissable là-dessus, je
peux y passer quatre heures ! »
Et elle passe effectivement des heures à convaincre son équipe. Tout ça
est très nouveau pour eux, un choc de culture. « Un séisme », insiste-t-elle.
« Au-dessus du directeur général qui m'avait fait venir, il y avait le conseil
d'administration. Qui, lui, n'avait pas les mêmes objectifs. Pour ces
responsables, il fallait avant tout produire en nombre, et pas en qualité. Je
ne l'avais pas mesuré, j'étais naïve. »
Dès la première réunion du conseil, l'architecte découvre que son DG est
en conflit avec les administrateurs. « C'était très politique, il me laissait en
première ligne. Très vite, je me suis fait cogner. Ces gens-là ne
comprenaient pas l'inflexion que je voulais donner, le changement
d'intention paysagère et architecturale. Ils n'aimaient pas mes projets. »
Alice est perdante d'avance, mais ne s'en rend pas compte. « J'ai joué le jeu,
organisé des séminaires, pour expliquer la culture du logement social. J'y
croyais vraiment. »
Tous les ans, les bailleurs sociaux déposent officiellement leur
programmation annuelle, ce qui va être construit. « Quand je suis arrivée, la
boîte annonçait… 14 nouveaux logements. Mais, pour l'année d'après, une
convention avait été signée : la société HLM devait construire 1 000
logements en cinq ans. Il fallait sortir 100 nouveaux logements dans les six
mois ! On n'était pas armé pour ça : on n'avait pas les terrains, ni des projets
qui tenaient la route, rien, il fallait tout monter. Chaque opération
immobilière comportant en moyenne 8 logements, vous imaginez le nombre
de projets à mener de front ! Il m'est arrivé durant ces années d'avoir une
trentaine de chantiers en cours sous ma responsabilité. Pour chaque projet,
il fallait initier des contrats avec des archis. Heureusement, je les
connaissais tous dans la région ! C'était un forcing de malade. » Alice a
confiance en elle. Elle se dit qu'elle n'a jamais baissé les bras de sa vie. « Ça
va être possible après tout. »
Pendant cinq ans, Alice fait des tableaux : dans une première colonne, le
nombre de lotissements en dépôt de programmation (avec déjà un permis de
construire). Sur la deuxième colonne : le démarrage des travaux. Et, dans
une troisième colonne : les immeubles en livraison. « Entre la première
colonne et la dernière, il faut compter au minimum trois ans, souvent
beaucoup plus. Les administrateurs ne le comprenaient pas, ils voulaient les
logements tout de suite pour contenter l'opinion publique. Dès qu'il y avait
un retard de chantier, je devais aller en réunion locale le soir pour
m'expliquer. C'était violent. Ça ne m'a pas surprise de bosser comme une
dingue, sauf que je n'avais pas les rênes. »
L'architecte écrit au directeur de la société HLM et au comité de direction
pour faire part de ses doutes, des erreurs, etc. « Je gueulais beaucoup dans
les couloirs. » Mais dans ce type d'entreprise, politique, on ne dit pas ce qui
ne va pas, on fait. Envers et contre tout.
Alice, qui cherche une solution pour bâtir vite, imagine un système
inédit. Un procédé industriel où la société HLM serait en contrat
simultanément avec les archis qui conçoivent et les entreprises chargées de
construire. L'idée était de réaliser en 3D les appartements en atelier, pour
régler en amont les détails techniques et maîtriser les coûts. Dans ses
calculs, ce système novateur permettait de réduire de moitié le temps de
production de logements.
Alice a le feu vert de son DG. La boîte monte un concours international,
« un méga-appel d'offres très innovant, avec légistes, juristes, avocats ».
Une entreprise est choisie, et une agence d'archi. Les projets se mettent en
route. Les chantiers avancent, tout semble se passer à merveille. Les
premiers logements sont livrés en trois mois. Pourtant, Alice note des signes
inquiétants. « Le chef d'entreprise nous appelait pour qu'on lui règle ses
factures plus tôt. » Le DG accepte de payer : « Il faut le soutenir, disait-il.
S'ils tombent, on tombe. » L'entreprise fait faillite, tout s'écroule.
Le DG donne sa démission. Alice se retrouve seule au front, avec la DG
adjointe, à gérer un énorme scandale. « On s'est aperçu que tous les
logements lancés étaient truffés de malfaçons. Des bois pas aux normes, des
fondations pas aux normes… alors que tout avait été payé. Le bureau de
contrôle de la société HLM, qui aurait dû les détecter, n'avait rien vu de tout
ça ! Nous nous sommes retrouvés avec une cinquantaine de logements à
foutre à la poubelle. Et il n'y avait plus d'entreprise en face contre laquelle
se retourner. »
Au fil de ces années, Alice accuse le coup physiquement. Elle qui n'a
jamais eu un jour de maladie en vingt ans, quand elle dirigeait ses agences,
se met à cumuler les problèmes : « Des maux de dos épouvantables, des
migraines fracassantes, des douleurs à toutes les articulations, des gastros à
répétition. » Elle relativise : « C'est normal, tu es fatiguée, tu chopes tout. »
Certains matins, elle se fait tomber du lit pour se forcer à se lever. Le blues
lui tombe dessus. « Je me mettais à chialer pour un rien en lisant Marie-
Claire Maison ! Je ne pouvais plus regarder de films violents. Plus mon
compagnon était gentil, plus je m'effondrais. Je ne faisais plus rien à la
maison. Donner un coup de balai, déplacer une lampe était au-dessus de
mes forces. Ça s'est dégradé insidieusement. Le burn-out, on ne le voit pas
venir, c'est vicieux. »
Le père d'Alice décède. « J'ai commencé à me faire aider par une psy. J'ai
pris des médocs. » Elle tient à préciser : « Seroplex, 5 mg les premiers six
mois. » Elle pense que ça va aller mieux, une fois le deuil passé. Quatre ans
plus tard, elle est, dit-elle, à 15 mg de Seroplex et à 15 médicaments par
jour. Le médecin veut l'arrêter. Elle refuse. « Quand je prenais huit jours de
vacances, le retour était un cauchemar. » Alice pense au suicide. « Je me
suis penchée sur la question techniquement, pour en finir sans avoir mal. Je
ne voyais pas d'autre issue. Mais comment ? Les médocs, tu as des chances
de finir avec un lavement d'estomac. Les armes, je n'en ai pas. La bagnole
sur la falaise, avec Mozart à fond, c'est classe, mais ça doit foutre la trouille.
Un virage, mais comment on en sort ? La pendaison, ça fait peur… Sans ma
psy, sans mon compagnon, je me serais foutue par la fenêtre. »
Alice revient de trois semaines de vacances. « Liquéfiée, lessivée, avec
l'impression d'avoir un bulldozer sur le corps. » Un nouveau DG arrive en
septembre, pour remplacer le partant. En octobre, elle reprend une semaine
de vacances. Sa psy l'envoie de nouveau chez le médecin, qui, pour la
première fois, prononce le mot : « Vous êtes en burn-out, je vous arrête un
mois. » Elle s'effondre en larmes. « Je ne voulais pas qu'il m'arrête si
longtemps. » Ils se mettent d'accord sur trois semaines.
La chute est vertigineuse. « Tout s'est écroulé de l'intérieur, je me suis
littéralement aplatie. Je ne savais plus qui j'étais, j'avais tellement maigri
que je ne me reconnaissais plus. » Son compagnon la ramène au réel :
« Alice, ça ne fait pas un mois que tu es en BO, ça fait huit ans. » Elle dort
des jours et des jours, impossible de se concentrer, de lire, de rien faire. Elle
revoit son médecin, qui veut la prolonger de trois semaines.
Terrorisée à l'idée de retourner au bureau, Alice a encore plus peur de
rester en arrêt. Son salaire fait vivre son couple et elle a la maison à payer.
« Je me voyais finir sous les ponts, seule. Tous les scénarios étaient noirs et
sans issue. J'ai refusé de prolonger l'arrêt. » Mais elle accepte un mi-temps
thérapeutique. « J'ai compris que travailler de dix à douze heures par jour
pour une entreprise qui s'en fout, il ne faut pas. Que des objectifs
inatteignables, ça se conteste ! »
Alice revient. « La boule au ventre, les tripes tordues. » Elle survit, fait
semblant que ça va. En janvier, le nouveau DG la convoque. Il lui explique
qu'il veut réorganiser l'ensemble de la boîte, qu'elle est une architecte, une
experte, mais pas une femme d'entreprise : « Réfléchissez à ce que vous
pouvez faire dans l'entreprise sans équipe à gérer. » En fait, elle se retrouve
au placard. Les dossiers ne passent plus par elle. « Plus d'équipe, plus de
boîte aux lettres, plus de mails. Du jour au lendemain, je n'avais plus de
légitimité pour rencontrer quiconque. » Elle grimace : « Rien que d'en
parler, ça me coince le dos ! Ils voulaient me faire démissionner, j'ai tenu
une année entière, mais en état d'hystérie permanente. »
Pendant ces six ans, Alice avait construit avec ses collaborateurs « une
ambiance comme dans une agence d'archis, chaleureuse, avec du respect, de
la solidarité. On se prenait des cafés, on organisait des pots, je les invitais à
déjeuner. Quand j'ai été écartée, mon équipe m'a tourné le dos, histoire de
ne pas se faire mal voir ». Alice le vit très mal. Le médecin l'arrête encore
un mois : « Ne retournez plus dans cette entreprise. »
Elle accepte enfin, très soulagée. Pendant trois mois, elle dort. « Je n'ai
prévenu personne ou presque. Pendant toutes ces années, je m'étais coupée
de toute vie sociale, y compris de mes amis. Je refusais les invitations à
dîner. J'avais honte de moi, je me sentais sale, atroce, et j'avais l'impression
que ma nullité suintait de tous les pores de ma peau. »
Se maîtrisant depuis le début de l'entretien, Alice fond soudain en larmes.
« Déjà avant, je doutais de moi, de ma compétence. Là, ils m'ont tout cassé.
Pendant ces mois, je restais en pyjama, ou au contraire je filais en ville et
j'achetais 2 000 euros de fringues ! Alors que ma terreur était de ne plus
avoir de fric pour vivre, je claquais tout. Ensuite, j'avais envie de vomir,
comme après une crise de boulimie. Dans ces moments-là, comme tu te
prends pour de la merde, tu te dis que tu ne vaux rien, donc tu te mets en
danger. Je ne mangeais plus que de l'houmous et du tarama. » Sa psy la
secoue : « Vous avalez n'importe quoi. Mais enfin, vous n'êtes pas une
poubelle ! » Elle soupire : « Si, je me sentais comme une poubelle. »
Il a fallu des mois, pour reprendre pied. « J'ai recommencé à peindre, à
faire de la sculpture, des bijoux. » Ses maux physiques ont disparu peu à
peu. Et, surtout, Alice n'a plus peur de tout perdre. « Je suis en congé
maladie, ils ne peuvent plus m'atteindre. »
Elle a été convoquée par la médecine de la Sécu. Il lui faut maintenant un
certificat d'inaptitude. Elle s'en fiche un peu. « J'ai envie de retourner à mes
premières amours. Pas l'archi, plutôt la déco, le design. Ce n'est pas gagné,
mais je n'ai pas d'enfants à nourrir, la peur est derrière moi. Je ne veux pas
ressortir de tout ça les mains vides. » Elle a lancé une procédure contre son
co-employeur. « Ce qu'ils m'ont fait, ça se paie. » Dans un murmure, elle
ajoute : « C'est dingue, je n'ai pas reçu un coup de fil d'eux depuis que je
suis partie. L'entreprise, c'est comme ces sables mouvants qui se referment
sur vous et oublient la forme de votre présence, dès que vous êtes
engloutie. »
Long silence. « Je vais m'en sortir. » Elle se met à pleurer. « Faut que je
fasse très attention, j'ai encore une grosse boule, là (elle montre son ventre).
Il reste quelque chose, une fragilité. C'est quelque chose qui remonte,
comme une vague, je voudrais que ça devienne des vaguelettes. »
L'un de ses amis a essayé de la réintégrer dans le système : Alice a
accepté d'entrer dans un conseil d'administration. Mais elle est incapable
d'aller à leurs réunions, ni de répondre à leurs coups de fil. « Je crois que je
vais démissionner. J'ai peur d'eux. L'entreprise pour moi, c'est fini. Je ne
veux voir que des gens bienveillants. Je ne supporte plus l'agressivité,
même à l'écran. »
Sur le pas de la porte, Alice ajoute : « C'est une bombe à retardement, la
façon dont on traite les gens aujourd'hui. On est des milliers à ne plus le
supporter, ça finira bien par se voir un jour ? »
12
UN IDÉAL TRAHI
Frédéric, gendarme
« Je n'avais pas le droit d'être différent »

Un bob sur la tête, en short et tee-shirt, il pêche à la ligne au bout de


l'étang. Beau et sportif, cet homme-là aime la chaleur du soleil sur la peau.
Il a toujours vécu sous les tropiques, dans l'océan Indien, à La Réunion. Là,
enfant, il a rêvé d'être l'un de ces chevaliers de la route qu'on voit filer sur
les nationales, motard dans la gendarmerie. Pendant quatre ans, il a servi de
bouc émissaire à sa brigade. Parce qu'il venait d'ailleurs, et qu'il supportait
mal de voir le fossé entre un métier qu'il croyait exemplaire et des dérives à
ses yeux intolérables. Il a failli en mourir. Au fil des mois, en arrêt-maladie,
la folle envie de vengeance qui l'habitait a fait place à une sorte de
résignation. Ses plaintes sont restées sans suite. Il attend une nouvelle
affectation. Et, désormais, c'est à lui-même qu'il s'en prend : « Depuis le
début, j'aurais mieux fait de la fermer. »

Tout avait bien commencé. À l'école de gendarmerie, on enseigne à


Frédéric l'idéal qu'il a toujours espéré trouver dans ce métier : « Être en
contact avec les gens, assurer leur protection et la sécurité des usagers de la
route. »
Pourtant, un incident revient le hanter depuis qu'il s'interroge sur sa vie
avec l'aide d'un psy. À l'école de gendarmerie, il a subi un bizutage musclé,
une agression sexuelle menée sur lui par trois élèves. « Ils étaient bourrés,
ils voulaient s'amuser. Ils m'ont réveillé pendant mon sommeil et sont
repartis en rigolant sans avoir pu aller jusqu'au bout. Je ne l'ai jamais
raconté à personne à part au psy, récemment. » Il ajoute : « Je ne suis pas
homosexuel, je suis marié et j'ai trois enfants. C'était un viol moral et
physique. »
Sur le coup, Frédéric balaie l'histoire de ses pensées. Mais ça l'a marqué.
« Je me suis tout de même dit que j'étais avec des gens qui, dès qu'ils
buvaient, se croyaient au-dessus des lois, surtout quand ils avaient des amis
haut placés, comme mes agresseurs. » Cette inquiétude-là va en fait
résonner pendant toute sa carrière de gendarme, doublée d'une autre
interrogation, celle qui travaille toutes les victimes d'agression : « Pourquoi
moi ? »
Cultivé, un peu intello, Frédéric se sent différent des autres. Les autres se
sentent différents de lui. Sa première affectation se passe pourtant bien. Il
n'est pas encore motard. On l'a nommé dans une brigade territoriale dans
l'ouest de la France. Il y reste deux ans avant d'intégrer sa formation moto.
Le boulot ne le passionne pas. Rester dans un bureau pour remplir des
papiers, ce n'est pas son truc.
« Un jour, j'ai verbalisé un maire, je me suis fait engueuler. » Son
commandant est furieux. Il lui reproche de verbaliser « à tort et à travers ».
Frédéric n'encaisse pas : « Moi, j'appelais ça faire mon boulot. Il n'y a pas à
faire de distinction entre les puissants et les autres. » Mais il se calme,
comprend qu'il a intérêt à se tenir à carreau s'il veut aller en formation
moto. Tant pis pour la justice.
Frédéric a hâte de s'échapper de là. Quand il part en formation, il est
soulagé. Enfin, il va faire ce dont il a rêvé enfant. « C'était génial, dit-il.
Pendant trois mois, on vous apprend à rouler sur des pistes en macadam
dans un terrain privé, puis on vous apprend à bien piloter sur la route, à
gérer les automobilistes et les camions. La formation était très technique,
très rigoureuse. » La rigueur, il aime. Il est très fier d'être ressorti de l'école
avec une lettre de félicitations de l'encadrement : « Avec un collègue,
pendant l'école, on avait repéré sur la nationale un conducteur saoul, on l'a
serré et on l'a arrêté. »
À la fin de sa formation, Frédéric entre dans une unité de sécurité
routière. « C'est là que ça a commencé à mal se passer. » Dès le début, le
jeune motard sent qu'il y a un problème. Son nom a des consonances
étrangères. « Ils ont cru qu'ils avaient touché un rebeu, ils ont été soulagés
quand ils ont vu que je ne l'étais pas. Ils ont été moins soulagés quand ils
ont vu que le parrain de ma fille était noir et portait une casquette à
l'envers. » C'est la vie de caserne. Un village où on habite avec sa famille et
les collègues. « On vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble. On
sait tout les uns des autres. » Ce gars-là n'a pas les mêmes goûts que les
autres.
À la gendarmerie, la différence explose. « Il y avait dans les locaux un
bar clandestin, qui changeait de salle de temps en temps. Tous les soirs,
c'était “À la tienne, à la mienne”, c'est comme ça que ça s'appelle. Il ne
fallait jamais repartir “boiteux”, ça veut dire qu'il fallait boire au minimum
deux coups. Mais, moi, je ne leur ressemblais pas, car je ne buvais pas
d'alcool. On m'a mis à l'écart très vite. »
Frédéric s'arrête de parler. Il a peur de ne pas être compris. Alors, très
vite, il raconte que lors de sa précédente affectation, pendant une patrouille,
lui et deux collègues sont tombés sur une voiture de service où un gradé,
alcoolique et dépressif, était assis derrière son volant, le flingue sur la
tempe. « On l'a désarmé, on l'a raisonné, bref on l'a sans doute sauvé du
suicide. » Sur la banquette, à côté du gradé, gisait une bouteille de whisky
vide. L'alcool, c'est aussi ces salauds qui ont joué à tenter de le violer une
nuit à l'école de gendarmerie. Oui, décidément, l'alcool, il n'en veut pas.
« C'était comme si je n'avais pas le droit de ne pas boire, le commandant
m'a pris dans le nez », soupire Frédéric. Ses collègues commencent à se
méfier de lui. « Douze personnes qui tous les soirs trinquent ensemble et
vous refusez… Je n'étais pas comme eux, j'étais le vilain petit canard. »
Très vite, le natif de La Réunion devient le bouc émissaire de la bande. On
se fiche de lui. Puis, ça dérape. Les insultes sont de moins en moins
rigolardes.
Frédéric s'entend surnommer « la victime », « la salope », « le nègre »,
« le sauvage ». Parce qu'il fait du kayak et que régulièrement il traverse la
route de la caserne pour se rendre au canal, son matériel sous le bras ? « J'ai
compris que ce n'était pas très gendarme. J'ai arrêté. Ça les emmerdait que
je sois sportif. Je viens d'un milieu où il y a le culte du corps, et je me
retrouvais avec des crasseux, des mecs qui mettent sur la gueule à leur
femme. »
Il ressasse, il ressasse, en cet après-midi ensoleillé où il essaie de
remettre ses émotions en ordre, au bord de l'étang. Il se souvient de cette
recommandation du procureur local, lors de sa première affectation dans
l'Ouest : « Soyez vigilants sur les violences conjugales, signalez-les. » Un
mois après son arrivée dans sa seconde brigade, justement, un gradé bat sa
femme « un soir de cuite ». Réflexe corporatiste, tout le monde s'empresse
d'étouffer l'affaire. Personne ne prévient personne. Et quand ce gradé s'en
prend un autre jour à un autre gendarme et lui casse la gueule, personne ne
bouge cette fois-là non plus.
Frédéric a le sentiment qu'il suscite un mélange de jalousie et
d'agacement chez ses collègues. Il n'appartient pas au même milieu social.
Sa femme est psychologue scolaire. « Je n'avais pas le même look, pas le
même genre d'amis. » La suspicion monte autour de lui. Lui, de son côté,
supporte mal le climat de la brigade. Le numéro deux veut faire du chiffre,
réclame dix procès-verbaux par nuit, des timbres-amendes en pagaille. Il lui
en faut toujours plus. « Il avait la galonnite associée à une folie des PV.
Moi, je n'ai pas fait motard pour être une machine à sanction. »
Le motard se braque. Il observe avec dégoût le rituel des pots du soir. « Il
n'y avait que des boissons alcoolisées, jamais rien d'autre à boire. » On est
dans l'est de la France, le champagne coule à flots. Il finit assez vite par
comprendre pourquoi. « La brigade avait des mécènes, des entreprises de
transport et d'autres auxquelles il ne fallait pas toucher. Quand on les
croisait, on ne faisait pas de contrôle routier, pas de test d'alcoolémie. Les
chauffeurs qui roulaient sans permis quand ils avaient perdu leurs points
savaient qu'on ne ferait rien contre eux. » Pas de PV pour les amis. « En
échange de ces indulgences, les caisses d'alcool rentraient à la BMO
(brigade motorisée). »
Un jour, le journal local publie un reportage sur le travail de la
gendarmerie. En guise d'illustration, ils publient une photo de Frédéric en
train de procéder à un Alcootest. Le brigadier aurait de quoi être fier.
Honnêtement, il l'est. En photo dans le journal, respect ! Mais sa cote chez
les collègues s'effondre définitivement. Car derrière lui, sur la photo, on
aperçoit un camion très reconnaissable, appartenant à la flotte des fameux
« mécènes », pourvoyeurs d'alcool. Plus tard, un ou deux autres gendarmes
témoigneront, comme lui, des beuveries et des contraventions qu'il fallait
faire sauter en prétextant qu'il s'agissait d'une « erreur matérielle sur le
procès-verbal ».
Mais l'heure est à l'omerta. Frédéric a la tête dure. Il n'est pas du genre à
faire des compromis avec ses principes. « Les statistiques étaient bidonnées.
Quand j'avais un contrevenant et que le commandant exigeait un classement
sans suite, je refusais. » Il hoche la tête d'un air pensif en racontant
comment le numéro deux de la brigade a essayé en vain de le mettre en
garde : « Tu vas te faire défoncer la gueule, si tu dis non. »
Il avait raison, ce gradé. Frédéric est tout, sauf tacticien. Un jour où un
collègue lui reproche d'avoir cinq minutes de retard alors qu'il est
d'astreinte, le brigadier s'énerve : « Tu me pourris la vie pour cinq minutes
alors que tu arrives bourré au service ? » Il est catalogué mauvaise tête.
« Quand j'avais interdiction de verbaliser certaines personnes, je le faisais
quand même. Pour me museler, le commandant me mettait avec un gars qui
m'empêchait de bosser. Du genre faire quatre heures de patrouille à moto
sans mettre pied à terre, ou vadrouiller dans des lieux où il n'y a aucune
chance de tomber sur qui que ce soit. » Frédéric soupire. « C'est comme ça
que ça marche. »
Quand il déroule son histoire, Frédéric sait très bien à quel moment tout a
dérapé. « Ça a pris six mois pour qu'ils voient que je n'étais pas
influençable, que je verbalisais même s'ils n'étaient pas d'accord. » Alors,
ses collègues et certains de ses supérieurs commencent à avoir peur de lui.
« Le commandant m'a cerné, il a vu que j'étais une balance potentielle. » Et,
de fait, Frédéric a fini par « balancer ».
Un jour, l'un de ses camarades meurt sur la route. Il en est bouleversé. Un
ami ? « Non, dit-il, ce n'était pas mon copain, il en aurait pris plein la figure
s'il l'avait été. » On n'a pas d'amis déclarés quand on a mauvaise réputation.
« Mais j'avais de l'amitié pour lui. » Le lendemain, lors d'une formation loin
de chez lui, il déjeune au mess local. Et il pleure. Devant l'officier qui, assis
à côté de lui, l'écoute compatissant, il déballe sa tristesse. Puis il se laisse
aller aux confidences : « Dans ma BMO, soupire-t-il, il y a trop d'alcool, je
ne suis pas à l'aise. » La confidence ne tombe pas dans l'oreille d'un muet.
Quand Frédéric retourne à la brigade, le commandant l'attend. « Avec des
revolvers dans les yeux. »
Dès lors, les surnoms pleuvent, de plus en plus salaces. « Le commandant
s'est amusé avec moi, il m'a enfoncé, se foutait de moi publiquement. Je
suis devenu le jouet de la brigade. » Le harcèlement se poursuit à la
caserne. « Il m'a fait comparaître sous prétexte que je faisais trop de bruit
dans mon logement de fonction. » Frédéric est mal noté : « N'écoute pas les
conseils de ses pairs, doit se ressaisir. » Au fil des mois, les brimades
succèdent aux brimades. « Je n'ai eu aucune prime au mérite alors que je
travaillais très bien, aucune félicitation. Le major disait que les dépositions
des personnes que j'avais prises en alcoolémie étaient nulles. Parfois, c'était
plus sournois. On me donnait des emplois du temps pénibles. Par exemple,
si je finissais tard, je devais commencer tôt le matin, tandis que les autres
récupéraient. Et on me modifiait mes dates de vacances au dernier moment,
alors que j'ai trois enfants… »
Chez lui, certains viennent faire pisser leur chien sur son paillasson. Un
jour, sa femme craque et prévient le responsable de la caserne. Le
lendemain, Frédéric reçoit « une lettre de punition » dans laquelle son
supérieur direct lui reproche de ne pas lui avoir rendu compte. Un matin, un
gendarme vient l'accuser d'avoir rayé sa voiture volontairement. Il est
convoqué : « Pourquoi vous avez fait ça ? Avouez ! On va faire un
prélèvement de peinture sur votre voiture. » Le technicien d'investigation
criminelle arrive. « Il m'a pris en photo là où je me garais d'habitude, et m'a
foutu la honte devant mes enfants. » L'affaire a été classée sans suite. Six
mois plus tard.
Enfin, tout s'éclaire quand un nouveau lieutenant arrive à la brigade.
Frédéric s'entend bien avec lui. Enfin, on lui tape sur l'épaule, on le félicite.
« Je ramenais des PV qui n'étaient pas annulés, des conduites sous l'emprise
de stupéfiants. On voyait bien qu'il y avait une disparité entre les notations
précédentes et les nouvelles. Mais le major, toujours là, a continué à me
foutre des procédures à la gueule. Un jour, on a eu cinq étrangers en
situation irrégulière. J'ai fait la procédure. » Le major lit. « C'est bon », dit-
il devant le lieutenant. Dès que celui-ci sort du bureau, il envoie valser par
terre tous les feuillets tapés à la machine. « C'est n'importe quoi, braille-t-il,
ni fait ni à faire. »
« Il m'a rendu malade, murmure Frédéric, je voudrais qu'il paie pour ça. »
Le matin, le commandant ne répond pas à ses bonjours. « Il me serrait la
main en détournant la tête ou il me la broyait en me roulant des yeux de
fou. » Le gradé le casse auprès des parents d'élèves des écoles où ses
enfants sont inscrits. Frédéric se plaint auprès de la hiérarchie d'être victime
de harcèlement professionnel et moral, y compris dans sa vie privée, et
demande à plusieurs reprises sa mutation. Son dossier n'arrive jamais à
Paris. « Un matin, le major m'a téléphoné, alors que j'étais en repos, pour
que je vienne signer ma mutation. Je suis arrivé ventre à terre. Il m'a dit
qu'il ne s'agissait pas de ma mutation, mais de ma notation ! »
Frédéric se défait. Au bout de trois ans, il perd ses nerfs. « Quand mon
fils faisait tomber une cuiller par terre, cela me rendait fou. J'étais aussi
agressif avec ma famille que le commandant et sa bande l'étaient avec moi.
Je ne supportais plus mes enfants, je ne supportais plus ma femme. » Il ne
se supporte plus lui-même. Un matin, alors que les enfants sont partis à
l'école et sa femme au bureau, il sort son arme, en larmes. « Quelqu'un a
sonné à la porte, c'était un collègue. Je suis parti au boulot. »
Pourtant, le brigadier a de la ressource. Quand le moral flanche, il sait
comment le remonter. « Je suis quelqu'un d'équilibré, dit-il. Au lieu de
noyer mon chagrin dans l'alcool, je l'ai noyé dans le sport. Mais un beau
corps entre quatre planches, je ne vois pas à quoi ça sert. » Frédéric rêve
alors de partir tout seul en voilier au bout du monde. Partir pour toujours.
Une après-midi, l'océan se creuse. Des vagues de cinq mètres. Le
brigadier part surfer comme on s'en va à la guerre. Il a envie de mourir dans
l'eau, mais il a peur de cette pulsion. Pour se donner une chance, il prévient
deux collègues qu'il quitte la terre ferme. Puis il se laisse rouler, taper,
rejeter sur le rivage pendant trois heures.
Le médecin arrive à temps, avec ses deux camarades. Ils sont venus à
trois voitures repérer la sienne. « Je ne suis qu'un matricule, répète-t-il, un
matricule qui fait chier. » Le médecin du travail le convoque quelque temps
plus tard. « Est-ce vrai que vous êtes harcelé depuis des années ? » Un
gendarme lui a parlé de l'ambiance à la brigade et du sort qu'on faisait subir
à Frédéric. Un autre gendarme en congé maladie a confirmé les faits. « Le
docteur a envoyé une lettre au colonel. Celui-ci est alors obligé de
déclencher une enquête de commandement. J'ai été auditionné, mais j'ai
bien senti que personne n'avait envie d'entendre. Voyant cela, le médecin
militaire m'a mis en congé maladie. » Frédéric refuse, mais on ne lui laisse
pas le choix.
Quelques jours avant sa reprise de travail, le brigadier passe chercher son
courrier à la gendarmerie. Le voyant arriver, un collègue se dresse devant
lui, en tenue de service, l'arme au poing, avec une balle dans le canon : « Il
faut en finir avec ce connard. » Le lieutenant l'écarte.
Trop, c'est trop. Frédéric n'en peut plus. « J'ai pris mes cliques et mes
claques, et j'ai filé. Jamais je n'y suis retourné. » Jamais, il n'y retournera. Il
a déposé plainte contre quatre personnes. Et il s'est bourré de médicaments.
« J'en avais marre, c'était une manière de me flinguer. »
Puis il retourne voir le médecin du travail qui l'a envoyé aux urgences
psychiatriques. « Cet homme est très bien, il m'a accompagné. Mais je me
suis retrouvé dans un monde de zombies. Au milieu de tous ces fous, j'avais
plus que jamais envie de mourir. J'ai appelé ma femme qui m'a sorti de là le
lendemain. » La psychiatre de ville qui le suit l'oriente vers une maison de
repos. Il lui a fallu des mois pour s'extraire de son dégoût de tout.
Deux collègues et un gradé ont été sanctionnés. Frédéric a fait une
demande de reconnaissance de maladie professionnelle et une demande
d'assistance juridictionnelle. Dans les deux cas, il n'a pas reçu de réponse.
« Ça suit son cours », lui répond-on quand il pose la question.
Il ne se fait pas d'illusion. Mais, aujourd'hui, il dit que ça n'a pas
d'importance, maintenant qu'il a décidé de renouer avec la gendarmerie,
après deux ans d'absence et de révolte. Au printemps 2015, encore fou de
rage, il se refusait à rempiler, voulait changer de vie. Huit mois plus tard, il
a changé d'avis. Il va retourner dans la gendarmerie. Les gosses à nourrir. Et
il affiche un nouveau leitmotiv : « J'ai manqué de sagesse. »
Il se dit que tous les groupes ne dérapent pas, que tous les services ne
sont pas mal gérés. Et il est désormais convaincu, surtout, qu'il faut savoir
se taire. « J'aurais dû faire comme si j'allais bien. Toute cette histoire m'a
détruit. » Il va reprendre le boulot. En croisant les doigts.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, casse-tête juridique
Une justice hésitante

Mal défini, mal reconnu, le BO n'est évidemment en soi cadré par aucune
loi. Mais, dès juin 1989, une directive européenne a exigé « la mise en
œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la
santé des travailleurs au travail ». Depuis, en France, les employeurs sont de
plus en plus enjoints par les textes à se soucier activement du bien-être de
leurs salariés s'ils ne veulent pas d'ennuis judiciaires.
Le Code du travail exige d'eux qu'ils prennent « les mesures nécessaires
pour assurer la sécurité et protéger la santé, physique et mentale, de leurs
salariés ». Et la jurisprudence leur impose une « obligation de sécurité 1 »,
qui leur interdit d'adopter une organisation du travail ayant « pour objet ou
pour effet » de compromettre cette santé et cette sécurité. Ils doivent
engager des actions de prévention et sont tenus, dans le privé comme dans
le public, de remplir chaque année ce qu'on appelle un « document unique
d'évaluation des risques sociaux professionnels ». Le BO est couramment
considéré comme l'un de ces risques, dont les facteurs ont été listés en 2011
par le rapport Gollac : surcharge de travail, exigence émotionnelle, manque
d'autonomie, mauvaise qualité des rapports au travail, souffrance éthique,
insécurité de la situation professionnelle.
L'existence de ces textes commence à permettre – imparfaitement – aux
victimes du syndrome d'épuisement professionnel d'obtenir une protection
sociale, voire de se défendre devant les tribunaux. On l'a vu, le BO n'est pas
inscrit au tableau 2 mais il peut être reconnu comme un accident ou une
maladie professionnelle, même si, en pratique, ce n'est pas si facile. Quand
on obtient ce statut, on peut invoquer la « faute inexcusable » de
l'employeur, puisque de fait il n'a pas assuré la sécurité ni la santé de son
salarié en burn-out. Rien d'automatique, pourtant. Et la jurisprudence
évolue constamment ces temps-ci à ce sujet.
« Chez nous, on imagine toujours que, parce qu'on a pondu des textes, on
a réglé le problème, c'est à pleurer, déplore le Pr William Dab. Quand on
arrive à 60 ans, on a l'espérance de vie la plus longue du monde, notre
niveau de santé est excellent, mais la mortalité des hommes jeunes est la
pire d'Europe. À cause du tabac, de l'alcool, de la pollution ? Non, des
expositions professionnelles. Or, nous avons une réglementation
européenne, la même pour tous. Mais, en France, ce n'est pas appliqué. » Le
droit ne peut l'être que si on a un contrôle suffisant. « Mais l'inspection du
travail est sinistrée et l'employeur fait ce qu'il veut, renchérit la juriste Nina
Tarhouny. Au salarié de se retourner contre l'employeur, soit au pénal soit
au civil. » En général, c'est au civil. Au tribunal des affaires de la Sécurité
sociale, pour épingler la faute inexcusable, ou devant les prud'hommes. La
victime de burn-out peut porter plainte pour harcèlement, pour
discrimination, pour exécution déloyale du contrat de travail, pour atteinte à
sa santé ou à sa sécurité ou encore à sa dignité, pour trouble à la vie
personnelle. Autant de tracas qui peuvent conduire au burn-out.
« On a eu des décisions de justice pour des femmes de ménage qui, à
cause de leur emploi dispersé, étaient épuisées faute de pouvoir concilier
leur travail et leur vie familiale, précise Nina Tarhouny. C'est la
jurisprudence – donc le juge beaucoup plus que le législateur – qui a fait
évoluer les choses, en matière de santé au travail. » Au XIXe siècle déjà, c'est
la Cour de cassation qui avait accepté en 1848 d'accueillir les plaintes des
ouvriers, en l'absence de loi sur les accidents du travail et les maladies
professionnelles. Il faudra attendre cinquante ans pour que soit votée en
1898 la première grande loi.
Il faut rattraper deux siècles de « déresponsabilisation » de l'entreprise,
accuse l'avocat du travail Jean-Paul Teissonnière. À la fin de l'Ancien
Régime, les dirigeants étaient soumis au droit commun jusqu'à ce qu'un
premier décret impérial sur « les établissements insalubres » soumette
l'activité industrielle à l'autorité administrative. « L'effet pervers, dès lors,
est qu'on ne peut plus rien reprocher à l'entreprise. L'État couvre, c'est donc
lui qui est responsable. Puis la loi de 1898 sur l'indemnisation des victimes
partage les responsabilités entre le salarié et l'employeur : à 40 % de
handicap, on perçoit une rente correspondant à seulement 20 % sauf si la
faute inexcusable de la direction est reconnue. Depuis, on vit sur ce
compromis initial. » Il s'indigne : « Les PDG sont encore trop protégés. »
Les juges sont de plus en plus sensibles au sujet. Désormais, une
entreprise peut être jugée responsable d'une pathologie entraînée par un
stress chronique au travail. En décembre 2012, un arrêt très important a
condamné un employeur poursuivi pour avoir contraint un journaliste à
quadrupler sa production d'articles : au bout de quelques mois, celui-ci avait
fait une crise cardiaque. La justice a considéré que la direction savait ou
aurait dû savoir à quel danger il exposait son salarié et n'a pas pris de
mesure pour l'en préserver.
Face aux salariés qui, au pic d'un burn-out, décident de se tuer, la justice
évolue aussi. Elle a longtemps refusé d'admettre la responsabilité de
l'entreprise, le fait que la victime soit l'auteur de son geste l'interdisait. « J'ai
pu faire reconnaître le suicide de Nicolas Choffel 3 comme accident
professionnel, se félicite Me Jean-Paul Teissonnière, c'était inimaginable
voilà dix ans. Il a fallu les suicides chez Renault, France Télécom et La
Poste pour que la réflexion mûrisse. » On a commencé par reconnaître le
suicide « adressé » (sur le lieu de travail), puis le suicide chez soi à
condition que le lien avec l'entreprise soit établi. « Mais la seule
qualification reconnue au pénal est le harcèlement moral », poursuit ce
grand défenseur des familles de victimes, qui se bat pour faire admettre
aussi les qualifications de mise en danger d'autrui et d'homicide
involontaire.
13
HUIS CLOS NOCIF
Pauline, avocate
« C'était de l'abandon par K-O »

En nous faisant entrer dans son cabinet, un bureau exigu en banlieue


ouest de Paris, elle semble tentée de s'excuser de sa modestie, puis se
ravise. Désormais, elle assume. La perfection sera pour une autre vie. La
culpabilité aussi. « J'ai adoré ce métier, dit-elle. Jusqu'à l'écœurement. »
Jeune et intelligente, elle avait tous les atouts au départ. Elle a tout accepté
des règles non écrites de cette profession, poisseuses quand elle est exercée
par des cyniques. La domination des dirigeants masculins, sa solitude de
débutante, sa soif inassouvie de reconnaissance, les quinze jours de
vacances annuelles, la promesse non tenue de l'associer, la condescendance
gauloise des chefs qui se mue, dès la première grossesse, en désintérêt.
Jusqu'au jour où, se sentant nulle et rejetée, elle a craqué gravement. « J'ai
demandé mon omission du barreau, dit-elle, c'était de l'abandon par K-O. »

« J'ai prêté serment en septembre 1995, et j'ai immédiatement trouvé une


collaboration. Une décennie plus tard, je détestais les confrères et leur
forme d'esprit. » Pourtant, l'histoire commence bien. Petite débutante pleine
d'énergie, elle déboule dans un cabinet des beaux quartiers, tenu par trois
associés masculins, dotés d'épouses qui ne travaillent pas. Ils sont plutôt
machos, amateurs de gauloiseries, mais bon, ils lui ont donné sa chance.
« Elle percute vite, Pauline, elle est très intelligente », disent-ils dans les
premiers temps.
Quand une stagiaire arrive dans un cabinet, elle est censée aider son
patron, travailler sur ses dossiers ou des affaires annexes, bref, elle se
forme. Un jour, la collaboratrice devient associée à son tour. Or, première
difficulté, les patrons de Pauline ne sont pas des avocats à proprement
parler. Ils n'exercent pas la profession comme elle en a rêvé. À l'époque où
elle arrive vient de se produire la fusion entre les métiers de conseils
juridiques et d'avocats. Les trois hommes sont d'anciens experts juridiques
qui n'ont pas l'habitude du travail judiciaire. Ils ne savent pas ce que c'est
qu'avoir des contradicteurs, des procès, des plaidoiries, ce sont des
consultants. Elle explique : « C'est un métier difficile, où vous êtes toujours
en contradiction avec votre client qui veut que son dossier soit le meilleur
du monde, en contradiction avec la partie adverse qui, par définition, dit
noir quand vous dites blanc, en contradiction avec le juge qui ne veut pas se
laisser rallier : un métier où vous êtes seul face à votre client, à la partie
adverse, et au magistrat. Si vous avez une conscience professionnelle aussi
aiguë que la mienne, quand le dossier est perdu, vous vous remettez en
question. » Quand on est jeune, on a besoin d'être soutenu, conseillé et
encouragé. Elle ne l'est pas.
Ses trois patrons vont déjeuner ensemble, entre associés sans jamais la
convier. En plus, ils ne s'intéressent qu'au lucratif droit des affaires, pas
forcément sa tasse de thé. Mais on lui fait confiance.
Le cabinet doit se diversifier. Au bout de quelques mois, on lui propose
de se mettre au droit du travail, matière considérée comme moins
prestigieuse, qui n'excite personne au cabinet. « Moi, tout me passionnait.
J'ai commencé à travailler dans ce domaine et je me suis donc formée toute
seule alors que, normalement, le patron demande à sa collaboratrice de
traiter ses dossiers, avec douze modèles à sa disposition dans l'ordinateur.
Là, je n'avais rien. Le droit du travail est un secteur extrêmement complexe
et mouvant, avec des revirements de jurisprudence tous les six mois. On ne
peut se contenter de marcher sur des sentiers battus. »
La charge de travail devient tout de suite énorme. Les patrons de Pauline
ne peuvent l'aider ni évaluer le volume de boulot que constitue un dossier.
« Ils m'ont laissée cyniquement me dépatouiller toute seule, sans jamais me
remercier de mon dévouement. Je rapportais de l'argent, je satisfaisais les
clients – des employeurs, surtout –, cela leur suffisait. Ils me demandaient
des comptes tout le temps, pour vérifier. C'était la seule chose qui les
intéressait. »
De son côté, la jeune avocate tient à assurer : « En voulant prouver que
j'étais capable, j'ai mis la barre trop haut, sans protester contre la somme de
dossiers qui me tombaient dessus. Je n'osais pas me dire à moi-même : mes
patrons sont fous, la tâche est impossible. » Elle se flagelle alors : « C'est
moi qui suis une mauviette et une incompétente. » Personne n'est là pour la
rassurer.
Plus pénible encore, les trois hommes affichent une condescendance
humiliante. « Quand un client venait, c'étaient eux qui le recevaient,
systématiquement. Si l'affaire posait un problème de droit du travail, alors
on m'appelait : « Voilà, c'est madame P. » Jamais ils ne présentent Pauline
comme « maître P. », comme ils le font entre eux, comme c'est l'usage dans
la profession.
On la traite comme une subalterne mais on la laisse seule face aux
complexités des dossiers. « Quand je gagnais un procès, je ne recevais pas
un compliment, même pas un “Dont acte”. Mais quand c'était perdu, j'avais
droit à des réflexions : « Alors, Pauline, ce n'est pas bon, ça ! » Elle finit par
s'énerver un jour quand, pour la énième fois, on vient lui demander son
chiffre d'affaires prévisionnel pour les dix jours qui suivent : « C'est de
l'abattage, on se croirait dans une maison close ! »
Pour bosser, elle bosse. « J'avais une nounou à plein-temps et un mari qui
rentrait beaucoup plus tôt que moi du bureau. Je travaillais quatorze heures
par jour, de six à sept jours par semaine. Jamais je ne m'absentais pour
m'occuper d'un enfant malade. Je ne prenais jamais plus de deux semaines
de congé par an. J'ai perdu dix kilos ! Je voulais leur prouver que j'étais
bonne, que je méritais la place d'associée qu'ils m'avaient fait miroiter. »
Quatre ans après son arrivée, ils proposent effectivement à Pauline de la
prendre pour associée. Mais ça se paie. Ils réclament un prix faramineux.
Finalement, ils lui préfèrent un collaborateur masculin, célibataire, dont le
père a les moyens de régler les 400 000 euros exigés. À cette époque, le trio
d'avocats ne semble pourtant pas souhaiter le départ de leur collaboratrice.
Ils sont juste à la tête d'un système, pense-t-elle, où l'on n'a pas besoin de
s'encombrer des états d'âme d'une jeune avocate à principes.
Car Pauline ne veut pas exercer sa profession n'importe comment, en tout
cas pas comme eux. Quand un client téléphone, cette fille de médecin,
généreuse et attentive, rappelle toujours, même s'il n'y a rien de nouveau à
communiquer sur le dossier. Par respect. Elle supporte mal de les entendre
ricaner : « Celui-là, il m'emmerde, s'il a besoin de moi, il rappellera. »
Un jour, sur un dossier, elle obtient une décision « aberrante » de la
justice. « J'ai proposé des voies de recours, l'autre collaborateur devenu
associé s'en est mêlé, mon idée n'a pas été acceptée, j'ai dû suivre la sienne.
Bref, ça n'a pas marché. » Un accident ordinaire dans un cabinet. « Eux-
mêmes avaient eu un sinistre de 4 millions d'euros à cause d'une faute
professionnelle, et moi je perdais là un dossier de 300 000 euros. » On le lui
reproche durement. Elle se sent enfoncée. Plus tard, alors que le trio avait
dramatisé l'affaire, elle entendra un associé soupirer : « Je ne vois pas
pourquoi elle s'est rendue malade pour ce petit dossier dont tout le monde se
fout ! »
Juste après ce qu'elle appelle « ce raté », elle commence à ne plus dormir,
ni manger. « J'étais hyper-angoissée, j'avais des migraines, la gorge nouée,
un poids sur la poitrine. Je ressassais mes dossiers en boucle, avec cette
sensation de barque qui se remplit et qu'on n'arrive pas à écluser. » Jamais
elle ne referme un dossier en se disant que ça va. « Même après la
plaidoirie, je me reprochais d'avoir dit ça et pas ça. »
Elle s'enferme dans son bureau, ne sort pas déjeuner. « Ils ne pouvaient
pas ne pas voir que j'allais mal, mais ils n'ont pas bronché. On n'aime pas
les gens qui vont mal. » Un matin, avant d'aller au palais de justice, elle
s'effondre dans le cabinet : « J'ai trop peur, je ne peux pas y aller. » Ce jour-
là, elle a une audience ordinaire, pas plus importante que les autres. Mais
désormais tous les dossiers sont des enjeux vitaux à ses yeux. Elle pense
qu'elle doit gagner, à tout prix. Et elle est de moins en moins sûre d'y
parvenir. « Je ne pouvais pas bouger, je me suis mise à pleurer. »
Le médecin la met sous antidépresseurs, anxiolytiques et somnifères,
avec un premier arrêt de quinze jours. « J'étais morte, dit Pauline, mais je
me suis traitée de mauviette, je ne voulais pas m'arrêter. » Cette fois, elle n'a
pas le choix.
Pour suivre ses dossiers, elle passe au cabinet de temps en temps. Un
jour, sans lui demander comment elle va, l'un de ses patrons l'interpelle :
« Bon, ben, on a regardé. On est obligé de te payer pendant deux mois.
Mais après, c'est fini, on ne pourra pas t'attendre. »
Pauline se sent si coupable qu'elle ne veut pas être payée par le cabinet
pendant son congé maladie « Je n'avais pas à l'être, je n'étais pas présente. »
Même en tête à tête avec elle-même, elle ne parvient pas à les critiquer.
« C'était moi que je critiquais, j'y suis retournée au bout de cinq semaines. »
À son arrivée, personne ne lui souhaite la bienvenue. Elle apprend qu'ils ont
proposé son poste à une jeune collaboratrice moins expérimentée. Rien n'est
fait. « Je continue alors à prendre des médicaments, puis je considère que je
suis guérie et je replonge dans le boulot au même rythme qu'avant. » Elle
espère toujours être associée. On ne la détrompe pas.
En juin 2003, Pauline tombe enceinte de son troisième enfant.
« L'atmosphère se tend terriblement. » Elle quitte le cabinet un mardi soir et
accouche le lendemain. Dans la salle de prétravail, elle règle au téléphone
une audience problématique. Dès le lundi matin, elle repasse au cabinet
régler le dossier. « Pendant mon congé maternité, ils ont cherché des
erreurs, mais n'en ont pas trouvé. »
Quinze jours après son retour, elle est convoquée pour être licenciée avec
un préavis de six mois. Pauline part. Porter plainte ? « Ce serait une
impasse. » Avocate du travail, elle est bien placée pour savoir qu'elle ne
pourrait pas plaider le harcèlement : « C'était du pressage de citron, de
l'exploitation doublée de mépris. » Elle n'est pas la seule. En dix ans, elle a
déjà vu des collaboratrices partir, écœurées des manières « machistes » des
patrons et de leurs plaisanteries de « beaufs graveleux ». Aujourd'hui
encore, elle regrette : « Elles avaient suffisamment d'estime d'elles-mêmes
pour s'en aller. J'aurais dû me révolter, moi aussi. »
Pauline ouvre un cabinet et commence à travailler seule. « Après avoir
été submergée de pression, je me retrouve alors avec peu de dossiers. » Elle
flotte, mais se débrouille. Au bout de deux ans, elle se heurte à une
difficulté banale, liée à une évolution de la jurisprudence qui lui a échappé.
« Je m'abreuve d'injures, je ne supporte pas mon erreur. » Prise d'angoisse,
elle n'arrive plus à rien, pas même à poster son courrier. « J'avais toujours
peur qu'il soit mal libellé. » Les dossiers s'empilent, elle rouvre les courriers
déjà collés, ne termine plus rien. « J'ai craqué. » Le médecin l'arrête pour
syndrome anxio-dépressif réactionnel. « Je ne suis plus rien », répète-t-elle
alors. Son burn-out l'a rattrapée.
En 2006, elle demande son omission du barreau. « C'était de l'abandon
par K-O. » L'omission, c'est un retrait provisoire pour raisons personnelles
de la liste des avocats du barreau. « Sinon, j'aurais dû payer des cotisations
lourdes, et risquer la radiation des caisses maladie et retraite. Mais je
perdais ainsi toute existence professionnelle. » Antidépresseurs,
neuroleptiques, anxiolytiques, somnifères, « un traitement de cheval ». Elle
dort et voit le psy. Pendant des mois.
« Je pensais me reconvertir, j'avais développé une phobie du métier
d'avocat. Je voyais mes ex-confrères comme des gens fourbes, qui
cherchent à faire tomber l'adversaire dans une embuscade, poussent à
l'erreur, bref des ego adeptes du mensonge professionnel. » La deuxième
année, elle s'inscrit dans un cursus de ressources humaines. Elle reprend des
cours de droit du travail, constate qu'elle sait déjà tout, commence donc à
chercher un emploi, et n'en trouve pas. À 46 ans, ce n'est déjà plus si facile.
Son coach l'incite à jouer de son réseau, quitte à renouer avec sa
profession. « Je n'ai pas de réseau ! » réplique-t-elle. Comme d'habitude,
elle se déprécie. « En fait, j'avais laissé chez mes confrères une image
suffisamment bonne pour trouver de l'aide. » Pendant quatre ans, elle
travaille en sous-traitance pour des cabinets. « Je ne me sentais pas capable
d'avoir un contact direct avec la clientèle, j'avais peur du face-à-face, peur
de l'erreur. Mais je me délectais dans la gestion des dossiers, je me suis
remise à aimer le droit du travail, mais je voulais rester cachée. »
Finalement, une consœur lui propose une collaboration, avec en
perspective l'idée que Pauline lui rachète sa clientèle trois ans plus tard. Elle
revient au métier. « Près de cette avocate très gentille qui gérait plutôt mal
ses dossiers, j'ai pris conscience de ma compétence et de ma propre éthique.
Jamais je ne vendrais à un client une procédure dont je sais qu'elle ne
marchera pas. Et, par principe, je ne fais jamais payer une première
consultation. »
Faute d'accord sur le prix, elle ne reprend pas le cabinet de sa consœur.
« Alors, je pars et c'est ma renaissance. J'ai soudain confiance en ma
compétence technique, dans mes qualités humaines, dans mon honnêteté
professionnelle, bref dans ma valeur. On est en juillet 2014. Il m'aura fallu
huit ans pour m'en sortir vraiment. » Huit ans qu'elle n'a racontés à
personne, hors sa psy et sa famille : « Se confier, c'est trop risqué. Il ne faut
surtout pas en parler dans son milieu professionnel, ce serait un aveu de
faiblesse. Ce genre d'accident de parcours fait peur. »
Elle loue ce petit bureau sombre chez des confrères, mais cherche la
lumière. « Finie, l'invisibilité ! » Elle s'inscrit au barreau de New York,
outre celui de Paris, prospecte la clientèle sur Internet et veut créer un
réseau d'avocats indépendants, avec des normes communes, un label de
qualité, une charte éthique : « Je sais maintenant ce que je veux, je suis en
phase avec moi-même. » Désormais, c'est elle qui fixe les règles.
14
FAUCHÉE PAR LA SOLITUDE
Sophie, formatrice
« Le burn-out, ça brûle les neurones »

Elle a emménagé dans ses chères montagnes. Changé de ville, de métier,


recommencé une nouvelle vie. Sophie, large sourire ponctué de petits rires
gênés, a dirigé un institut de formation. Cette jolie brune est dorénavant
simple aide scolaire dans une école. Il y a trois ans, elle a fait un burn-out et
espère bien en être sortie. La vie a repris. Sauf que… Elle est devenue
« allergique » aux responsabilités, elle qui en a tant eu. Sa tête se bloque
parfois, si on lui en demande trop. Dans l'appartement où elle a emménagé
il y a deux ans, les piles de cartons attendent encore d'être ouvertes. « Trop
d'efforts, pas l'énergie de les ouvrir. » C'est long de se reconstruire.
Sophie ne s'est jamais trop posé la question du travail. Il est toujours
venu à elle. Après avoir consulté dans un cabinet pour enfants, cette
psychologue de formation assure de multiples missions pour des
organismes de formation des responsables de ressources humaines, des
agences de recrutement. Très tôt, et pendant des années, elle a le luxe de
choisir. « Je suis indépendante de nature, cette liberté m'allait bien. »
Sophie, c'est la bonne copine fédératrice. Celle qui organise des fêtes où
on danse toute la nuit, et qui déniche le lieu de vacances où tous les potes
vont se retrouver l'été. « J'étais la sur-femme sur-dynamique. Je courais
comme dans le film Arrête-moi si tu peux. Je n'avais jamais eu de pépin de
santé, ma tête fonctionnait bien. Peu de choses me résistaient. » Des boulots
qui la passionnent, un fils, des amoureux, des amis. Une vie riche, qu'elle
mène tambour battant.
L'un des organismes pour lesquels elle travaille en indépendante depuis
plusieurs années, et dont le siège est en province, veut ouvrir une filiale à
Paris. Son directeur lui demande de développer la structure. « Il a beaucoup
insisté, je n'étais pas très chaude. Je lui disais : “Tu veux que je structure
une boîte, alors que j'ai du mal à me structurer moi-même !” Il ne m'a pas
entendue. Il croyait que je blaguais. Plus tard, après mon burn-out, il s'est
excusé de ne jamais avoir entendu mes mises en garde. »
Sophie, qui élève seule son fils, finit par céder. « Je me suis dit que c'était
pas mal, cette sécurité. C'était la première fois que j'étais salariée. Je me
suis lancée à fond, j'ai trouvé des locaux, embauché cinq personnes en CDI,
plus une trentaine de vacataires. » Autour de la nouvelle chef, un petit
noyau quasi familial se crée. « J'y ai mis de l'affectif, trop sans doute. Vu
que je vivais seule avec mon fils, je n'avais personne pour me dire de ne pas
en faire trop. Si quelqu'un n'était pas disponible pour donner une formation,
je le remplaçais. J'essayais d'être à l'écoute de tous, je partais en vacances
avec eux, on faisait des fêtes, c'était mon cocon. Quelquefois, pour parler de
mon bureau, je disais “la chambre”. Il m'est même arrivé de mettre mon
poste en balance pour empêcher mon boss de se séparer de tel ou tel
collaborateur, dont il ne voulait plus. »
La structure créée par Sophie fonctionne bien. Tellement bien qu'on lui
demande d'en ouvrir d'autres en région, sur le même modèle. « Je suis
devenue coordonnatrice nationale au niveau pédagogique. Je ne sais plus
très bien quand, combien de temps, ni comment j'arrivais à me débrouiller
avec mon fils quand je voyageais. Si, je le laissais à mes parents, ou chez
des copines… C'est le problème du burn-out, ça : la mémoire qui part. Tout
est devenu flou. Faut pas me demander les dates. »
Elle est en roue libre. Son patron la laisse gérer seule. Il ne lui met pas la
pression, c'est elle qui se l'inflige. Quand elle ne parvient pas à choisir les
priorités, elle n'a personne pour l'aider ni pour l'arrêter. « Je n'avais pas de
limites, j'ai beaucoup poussé mon équipe, trop sans doute, pour développer
de nouveaux projets. Comme je suis très consciencieuse, j'ai gardé le même
niveau d'exigence, sans obtenir le résultat que je souhaitais. »
Dans l'équipe parisienne, les relations virent à l'aigre « Il y a eu une
guerre entre l'administration et les équipes pédagogiques. Je ne savais pas
comment gérer ça, j'étais dépassée. » Sophie comprend que ce poste de
manager n'est pas fait pour elle. « Je suis bonne pour développer, pas pour
gérer, répète-t-elle à son boss. Mets quelqu'un à ma place. » Elle lui suggère
même un nom. Son patron ne comprend pas les messages d'alerte.
En 2011, Sophie doit faire face à deux déménagements : le sien dans
Paris, et celui de sa société. Par ailleurs, son fils préado commence à avoir
des soucis scolaires. Et son patron prend des décisions étranges. Il met la
boîte en « sauvegarde », un statut réservé aux sociétés qui vont mal.
« C'était bizarre, parce qu'on marchait très bien, on croulait sous le
travail ! » À cause de cette « sauvegarde », Sophie n'a plus le droit de payer
ses fournisseurs. Elle doit faire face aux déménageurs et aux artisans qu'elle
a fait travailler pour aménager les nouveaux locaux. « Tout le monde me
tombait sur le dos alors que je n'y pouvais rien ! J'ai toujours fondé mes
relations sur la confiance. Et là, je les avais trompés, sans le vouloir. J'étais
incapable de leur mentir. Quand je les voyais débarquer, prêts à m'étrangler,
je me cachais dans mon bureau. » Cette société qui avait été sa raison de
vivre la piégeait.
Parallèlement, Sophie n'arrive plus à gérer les tensions au sein de
l'équipe. « Tout le monde s'étripait, je me terrais dans mon bureau, j'avais
peur de les voir, j'appréhendais les réunions. Bizarrement, je devenais
insensible à leurs problèmes, comme si je m'extirpais mentalement de moi-
même. » Quand un formateur passe dans son bureau, elle l'accueille
sèchement : « Alors, toi, tu viens pour quoi encore ? » Et elle ricane. « Moi
qui avais toujours été dans l'empathie ! Je ne me reconnaissais plus. J'étais
un “fake”. Je préservais les apparences mais, intérieurement, je ne
ressentais plus rien. »
En tant que psychologue, Sophie sait ce qu'est un burn-out. Elle a
évidemment lu sur le sujet. Quelques mois auparavant, elle a assisté à un
colloque organisé par sa société sur les risques psycho-sociaux. « En
regardant un jeu de rôles animé par des clowns, je me suis mise à pleurer. Je
me suis réfugiée aux toilettes. » Elle en parle à une autre manager. « Quand
je vois ce sketch, je pense à moi. » L'autre lui répond, au bord des larmes :
« Moi aussi. » Mais comment s'avouer à soi-même qu'on est en burn-out
alors qu'on est justement censé informer ses équipes sur le phénomène ?
Sophie va voir son médecin généraliste qui lui conseille de s'arrêter :
« Vous êtes une “work alcoholic” (bourreau de travail) », la prévient-il. Elle
continue à travailler. Mais tout lui prend un temps infini. « Je mettais une
journée à écrire un seul mail. » Elle commence à avoir des vertiges, des
troubles de vision, « je voyais des taches ». Elle ne pense toujours pas au
burn-out. « J'avais peur d'avoir un grave problème neurologique. Au fond,
ce n'était pas faux. Le burn-out atteint effectivement les neurones. »
Inquiète, elle retourne chez son médecin pour se faire prescrire une IRM.
Il la connaît bien, lui pose les bonnes questions sans en avoir l'air, et lui
prescrit un arrêt de quinze jours. « Je me suis demandé ce qu'on pouvait
bien pouvoir faire avec quinze jours ! C'était énorme ! » Bon, Sophie
retourne quand même travailler une journée. « Je devais aller donner une
formation dans une maison de retraite, je ne m'imaginais pas les planter ! »
En fin de journée, elle prévient son boss au siège : « Je suis en arrêt. » Ce
devait être deux semaines, ce sera deux ans.
Sophie commence par dormir en appelant son boulot de temps en temps.
Elle réalise peu à peu son état. « Tant que tu ne t'arrêtes pas, tu ne vois
pas. » Un psychiatre l'envoie en maison de repos. Pour une fois dans sa vie,
elle décide de se laisser porter, demande à ses parents de garder son fils, et
se retrouve dans un château en banlieue, avec un grand parc. À l'accueil, la
secrétaire observe : « Ah oui, on vous a dit dix jours, mais c'est toujours
beaucoup plus long. »
On lui prend ses bagages, elle ne comprend pas tout de suite pourquoi.
« C'était pour vérifier que je n'avais pas de quoi faire une tentative de
suicide. J'ai réalisé que j'étais dans un hôpital psychiatrique, et qu'on me
surveillait. » Elle court dans le bureau du psychiatre pour lui dire qu'il y a
une erreur, qu'elle va sortir. Il réussit à lui faire prendre ses cachets. Au
réveil, elle découvre qu'elle a dormi une journée entière : « J'avais
l'impression d'être dans Vol au-dessus d'un nid de coucou. » Elle s'enfuit,
passe chez elle, et file une semaine dans un monastère.
Lors de cette retraite, Sophie rencontre un homme qui, lui aussi, a fait un
burn-out. « Tu en as pour deux ans », la prévient-il. Elle n'y croit pas, parce
que les médecins ne le disent jamais. « Ils sont malins, d'ailleurs : ils
t'arrêtent par étapes. Ils ont raison. Je n'aurais jamais accepté le premier
arrêt-maladie s'il avait été de six mois ! »
De retour chez elle, Sophie rumine : « Je me sentais coupable d'avoir
lâché mon équipe, coupable vis-à-vis de la Sécu, je ne me considérais pas
comme malade. » Puis, elle devient parano : « Ils avaient tous été
“méchants”, l'équipe allait me faire la peau, il y avait une cabale contre
moi. » Quand elle appelle ses ex-collaborateurs, ils ne répondent pas. Elle
apprendra plus tard que son boss le leur avait interdit, pour la protéger.
Quand on a été actif toute sa vie, c'est « bizarre » de ne rien faire. « Je ne
supportais pas d'être un parasite de la société. » Sophie cherche à remonter
une boîte et un site Web avec une autre formatrice. Pourquoi pas aider les
gens en burn-out ? « Évidemment, tout ça n'a pas existé. Je n'étais capable
de rien. Quel gâchis ! Quand je travaillais comme une folle, je n'avais pas
de temps pour moi. Quand j'ai eu du temps, je n'en ai rien fait pendant tous
ces mois, pas même un ciné ! »
Quand son arrêt maladie prend fin, au bout d'un an, Sophie appelle son
patron : « Ils ne voulaient pas l'avouer, mais ils n'avaient pas envie que je
revienne. Je tenais à reprendre le travail, en mi-temps thérapeutique. Deux
jours avant la reprise, je me suis arraché les tendons du genou. Je suis
arrivée en béquilles ! »
Sur place, Sophie comprend vite qu'elle n'est plus capable de gérer des
gens et des agendas. « Cela relève de l'allergie. Dès qu'il faut organiser,
faire entrer dans un tuyau plusieurs choses en même temps, je me tétanise.
Le burn-out, ça brûle les neurones. Réellement : on ne se rend pas compte
que ça brûle au moment où ça brûle, mais quand c'est brûlé, on ne peut pas
ne pas le voir. » Elle a quand même envie de passer un scanner, pour
vérifier, dit-elle, où sont « les zones détruites ».
Sophie la parisienne ne supporte plus la capitale, la ville du bruit et « des
gens qui marchent vite ». Besoin d'un nouvel univers. Elle part s'installer à
la montagne, avec son fils, sans filet de sécurité, sans piste de travail. Elle
s'installe près de chez une copine, dans un appartement qu'elle n'aime pas.
Elle y passe des journées d'angoisse, paralysée, incapable de chercher du
travail. Pourtant, elle a besoin d'argent. Du boulot, elle pourrait en trouver
mais elle fuit les missions lui rappelant son ancienne vie. Son fils, lui, prend
racine. Elle reste en suspens, incapable de construire.
Un jour, Sophie décroche un CDD d'assistante scolaire dans une boîte
privée. Un poste très en deçà de ses compétences. C'est ce qu'elle cherche :
« Le burn-out a tué toutes mes capacités d'organisation, mais pas mes
qualités pédagogiques. Je prends en charge des gamins qui ont du mal. Mais
on me donne mon planning, je ne décide de rien ! » Parfois, Sophie a un
sursaut. « Je me dis que j'aimerais bien prendre la classe en main, puis je me
dis que non. » Un poste à responsabilité s'est libéré dans l'école. « Je me
suis dit que j'allais encore me brûler. » Elle préfère rester là où elle est,
maintenant en CDI. « Le matin, en allant bosser, je regarde la neige et les
montagnes, et ça me rend heureuse. »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, les armes pour le combattre
En parler, surtout

Pas facile de conseiller des remèdes quand on a affaire à un mal dont le


diagnostic ne fait pas consensus, un mal protéiforme et « plurifactoriel »,
comme disent les experts. Pourtant, ceux qui essuient ce cyclone ont besoin
d'aide, de façon urgente.
Beaucoup de médecins abordent le syndrome d'épuisement professionnel
comme ils traitent le stress post-traumatique, la dépression réactionnelle, ou
n'importe quel trouble anxio-dépressif. Ils ont tendance à administrer les
mêmes cocktails d'anxiolytiques et d'antidépresseurs. À noter, pourtant,
beaucoup d'hommes et de femmes qui sont passés par là affirment que les
antidépresseurs ne sont pas efficaces en cas de burn-out.
Tout le monde est d'accord pour recommander sans risque – mais sans
garantie d'efficacité à 100 % – activité sportive, hygiène de vie saine, et
surtout de se faire accompagner par un psychologue, un coach, un
psychiatre, d'entamer au moins une thérapie courte, voire de recourir à l'un
des marchands de bien-être qui pullulent aujourd'hui.
Mais l'essentiel est de courir chez son médecin traitant puis chez le
médecin du travail qui, quand ils connaissent ce syndrome et savent
l'identifier, comprennent qu'il faut d'abord s'attaquer à ses ressorts : éloigner
le malade de son lieu de malheur. Le premier peut proposer un congé
maladie, qu'il prolongera s'il le faut. Le second, rencontré en « visite de
préreprise » du travail, peut demander à l'entreprise de revoir son
organisation pour permettre au salarié en burn-out de reprendre le travail
dans de bonnes conditions. Il peut aussi l'aider à couper un temps ou
définitivement avec un environnement professionnel jugé toxique, que le
BO soit reconnu ou non comme maladie professionnelle.
Le médecin du travail a en effet le pouvoir de dégainer un avis
d'inaptitude du salarié à son poste de travail ou parfois à tout emploi dans
l'entreprise. En principe, il doit recommander des aménagements, une
formation professionnelle, un reclassement éventuel. Quelle que soit la
teneur de l'avis d'inaptitude, l'employeur est tenu de proposer au salarié
dans un délai de trente jours un poste plus adapté à ses capacités. Un poste
qui peut se refuser. L'histoire se termine très souvent – mais pas toujours –
par un licenciement négocié.
Mais la meilleure arme contre le burn-out est évidemment la prévention,
qu'elle soit collective au niveau de l'entreprise ou bien individuelle. Coach,
Christine Jacquinot insiste : « Tout le monde ne craque pas, certains savent
se protéger d'un transfert affectif trop intense. On peut apprendre à le
faire. » L'idéal serait que chacun prenne conscience du jeu social auquel il
participe, et de ses dangers potentiels : « C'est avant d'être cramé qu'il faut
agir, insiste le Dr Bernard Morat, étayer avant que la tour ne s'écroule. Les
fainéants ne font pas de burn-out. Mais ceux qui se donnent, se donnent, se
donnent, doivent cesser de penser que cette façon de vivre est normale. »
Marie-France Hirigoyen renchérit : « Les gens pédalent, pédalent, dépassent
leurs limites et ne s'en rendent pas compte. Quand ils s'écroulent, c'est trop
tard. » Même à terre, il faut du temps pour analyser ce qui est arrivé : « Moi
qui me prenais pour Robocop, dit une cadre, j'ai mis dix ans après mon BO
pour comprendre que j'avais le droit de regarder les étoiles. »
Sortir du déni à temps, c'est mieux. Problème : même lucide, l'individu
n'a pas toujours le choix. Il est pris dans un système. « Le système de
management actuel place les gens sous emprise, accuse Marie-France
Hirigoyen. Il empêche les gens de penser, il les soumet. De façon librement
consentie, certes, mais cela empêche de voir les dysfonctionnements.
Longtemps, le burn-out s'est manifesté par des symptômes dont il était
impossible de parler. »
Depuis quelques années, les entreprises ont l'obligation de se soucier plus
explicitement de la santé de leurs troupes, et de mener des actions de
prévention. C'est un vrai progrès. Certaines grandes entreprises ont négocié
des « accords de prévention » qui redéfinissent les rôles, les actes, et les
objectifs, affirme par exemple le député Jean-Frédéric Poisson, qui cite
Thales, Accor, Yves Rocher, Pinault-Printemps-Redoute. « Si la culture
managériale est au rendez-vous, dit-il, il n'y a pas de problème. »
L'ex-DRH belge Laurence Vanhée, après son burn-out, s'est rebaptisée
« chief happiness officer ». Elle organise des « rencontres du bonheur » au
travail, où des entreprises viennent vanter leurs actions « positives ». Et elle
affirme crouler sous les demandes ! La prévention prend souvent la forme
de techniques un peu gadgets. « Présenter une offre de massage ou de
sophrologie comme une solution à la problématique du BO, c'est un
cataplasme sur une jambe de bois », observe Marie-France Hirigoyen.
Certaines entreprises mettent des numéros verts à la disposition de leurs
salariés. Au bout du fil, des « écoutants ». De plus en plus de psys sont
appelés à intervenir dans les entreprises dans le cadre des restructurations,
considérées comme des risques psychosociaux. Mais les salariés ont parfois
peur de se faire repérer quand ils vont les voir.
Beaucoup de ces consultants, dubitatifs sur le sens réel de leur rôle,
dénoncent l'hypocrisie régnante. « Les employeurs paient pour se couvrir,
assure l'un d'eux. Mais, profondément, ils ne veulent pas changer leur façon
de faire. » Il y a un tel emballement sur les rythmes, des décisions prises à
toute vitesse, sans mesurer les conséquences, précisent-ils. « Des gens qu'on
change de poste, à leur nouveau manager de les former. Mais le manager
aussi change de poste. » Des employés du service clientèle, dont on minute
strictement le temps de parole et le temps d'écoute, alors qu'ils sont censés
recevoir des réclamations, se retrouvent en plein conflit de loyauté. Des
rivalités entre directeurs : « Une femme haut placée faisait des prestations
pour un autre service, raconte une psy. Son patron lui demandait de ralentir
les délais, de saboter son propre travail pour mettre des bâtons dans les
roues du service concurrent. Comme elle résistait, elle a été mise à mort,
avec une mission fantôme. J'ai essayé de l'aider à conserver sa santé, mais
elle ne voulait pas quitter l'entreprise. » Elle estimait ne pas avoir commis
de faute.
15
LE TRAVAIL JOUR ET NUIT
Jean, patron de PME
« J'ai pris ma retraite à 43 ans »

Les photos sont magnifiques. On y voit toujours le même homme, lui,


Jean, aux prises avec les drames de la vie d'un patron de PME en période de
crise. Face à son banquier, face au contrôleur des impôts, face à l'inspecteur
du travail, face à son téléphone qui n'annonce que de mauvaises nouvelles.
Face à lui-même, dans le miroir, un pauvre type en guenilles. Celui-là, c'est
lui tel qu'il s'est vu, en plein burn-out, quand il a failli se suicider pour ne
pas regarder mourir son entreprise. Sa PME a trépassé. À 43 ans, trois ans
après sa faillite, cet ancien petit patron évoque sa nouvelle vie de
photographe avec enthousiasme, à toute vitesse, comme si elle risquait de
lui filer entre les doigts. « Depuis mon burn-out, je ressemble aux
cancéreux en rémission, je savoure tout, rien n'est grave. »

Chaleureux, bavard, Jean est un gourmand de la vie, cette vie qui a failli
lui filer entre les doigts. Sa passion, depuis toujours, c'est l'entreprise.
« J'avais envie de tout manger, dit-il. Je n'étais pas avide d'argent, mais
j'avais besoin de créer des choses. » Tout jeune, il choisit l'optique « par
facilité », précise-t-il. « Mon père appartenait au milieu médical, ça m'a aidé
à démarrer. » Pendant dix ans, il tient son magasin de lunettes en compagnie
de sa femme dans une grande ville du centre de la France. « J'ai connu de
bonnes heures. » Mais il s'ennuie un peu.
Jean a besoin de sensations fortes. Il nourrit une passion pour l'industrie
et il a envie d'investir dans la branche la plus noble à ses yeux, celles dont
toutes les autres ont besoin : la chaudronnerie, un métier devenu
extrêmement pointu grâce à l'informatique et aux nouveaux alliages. Et il
aime cet univers du métal – tôle, tubes, tuyaux, charpentes. En 2003, il se
jette à l'eau et reprend une entreprise. « Au début, il a fallu ramer pour la
remettre à flot, trouver de nouveaux clients, la faire prospérer. » Ce n'était
pas très lucratif, affirme-t-il, mais ça l'intéressait.
En 2008 survient la crise. Le BTP tousse. Jean a plusieurs clients, mais
les deux principaux le lâchent. C'est une gifle monumentale. « L'un d'eux a
délocalisé sa production en Turquie, je ne pouvais pas m'aligner. Il aurait
fallu que je baisse mes prix de 20 %, c'est-à-dire que je travaille à perte.
C'était impossible. » L'autre client réduit le volume de ses commandes, puis
finira par les annuler. « Mon chiffre d'affaires a brutalement baissé de
110 % car les commandes que je ne devais plus livrer étaient déjà passées…
Du jour au lendemain, je me retrouvais sans clients ou presque, puisque ces
deux-là faisaient tourner mon entreprise à 70 %, les autres étaient plus
petits. »
À l'époque, Jean a une vingtaine d'ouvriers. « J'ai connu la descente aux
enfers. » Il ne peut pas, ne veut pas se résigner. « Au lieu de reconnaître que
l'entreprise était morte, je me suis obstiné à la sauver, erreur fatale ! » Il
gamberge à cent à l'heure. Si le marché redémarre, espère-t-il, l'entreprise
va repartir.
Dès le départ du premier client, Jean s'est retrouvé contraint de licencier.
Il ne le supporte pas. « J'avais deux angoisses, que quelqu'un m'emmène
aux prud'hommes alors que je n'avais plus les moyens de payer des
indemnités exorbitantes, ou que les personnes licenciées craquent. » L'un
des hommes qu'il a licenciés se suicide. « Il avait trouvé un autre boulot, sa
femme était partie, autour de moi on me disait que je n'y étais pour rien.
Mais on ne peut pas ne pas se sentir responsable. »
L'entreprise ne compte plus que quatorze salariés. Il les gardera jusqu'au
bout, tant qu'il pourra. « Quand le deuxième client a fait défection, ça m'a
coûté très cher, mais je les ai tous gardés. » Leurs rapports se grippent un
peu. Ils ne sont plus tout à fait aussi confiants. Dans ce genre de situation
tendue, il y a toujours quelqu'un à l'atelier pour bougonner : « Si ça perdait
de l'argent, il y aurait longtemps que tu aurais arrêté. »
Le patron se sent incompris. Quand les salariés prennent des pauses, il
leur demande d'activer le rythme. « Ils ne se rendaient pas compte que je
perdais 15 000 euros par mois, mais je ne pouvais leur dire. Toutes mes
réserves personnelles y passaient. On est un peu honteux, on ne veut pas
l'avouer, car c'est de la folie. »
Aujourd'hui, Jean répète qu'il aurait dû arrêter bien avant, mais il avait
toujours l'espoir que le vent tourne. « Tant qu'on peut avoir un peu de
trésorerie, on continue. C'était presque un jeu, à la fin, un pari. On mise
encore et encore, de plus en plus gros, on ne peut plus s'arrêter. » Mais Jean,
ces années-là, ne campe pas devant le tapis vert. Il joue avec des
investissements dans des machines, avec des hommes et des femmes, et
avec sa propre vie. Depuis le début, il a laissé son argent personnel sur les
comptes de l'entreprise. « Il fallait que celle-ci reste en vie, quel que soit le
prix financier, le prix pour ma famille, le prix pour ma santé. Je sacrifiais
tout pour un seul objectif : éviter la mort de l'entreprise. »
Comme un taureau dans l'arène, il gratte le sol, recule un peu mais c'est
pour mieux courir vers son destin. Comment faire pour éviter de fermer
boutique, pour ne lâcher aucun de ses hommes ? Il faut trouver une
solution. « Je préférais travailler à perte que payer quatorze gars à ne rien
faire, explique-t-il. Voilà pourquoi je me suis lancé dans une activité
complètement nouvelle. »
C'est son idée : créer à partir d'ossatures métalliques des blocs
d'habitations prêts à être assemblés en immeubles. « Mes salariés étaient
prêts à jouer le jeu. Il s'agissait de tout fabriquer, de tout faire nous-mêmes :
les plans, les prototypes, la formation aux économies d'énergie. » Gonflé,
quand on n'est ni architecte ni ingénieur, ni entrepreneur en bâtiment. « Il a
fallu que je m'infuse toutes les réglementations de la construction
immobilière. Je prenais ça comme une punition. »
Chaque matin, Jean se répète : « Il faut que je sauve ma boîte. Je ne
pourrai pas me reprocher de n'avoir pas fait tout ce que je pouvais. » Mais
c'est trop. Trop dur, trop complexe, trop coûteux. Il travaille tout le temps,
se surmène. Ce nouveau métier de bâtisseur, il n'en connaît pas les
subtilités. « J'ai tout fait de façon autodidacte, sans ingénieur. J'ai résolu des
centaines d'équations dans ma tête car il fallait tout anticiper. » Il finit par
tout bricoler de ses mains, jusqu'à mettre lui-même les fils électriques dans
les gaines. « Je m'infligeais un travail énorme pour avoir bonne
conscience. » Et il perd un argent fou, tous les mois.
Chaque jour surgissent de nouveaux problèmes urgents qui lui paraissent
insolubles. Exemple : sous les fondations, il a fait passer un tuyau souple
pour les installations téléphoniques. « Le gars de France Télécom exigeait
un tuyau rigide. Je lui ai dit que je ne pouvais plus le changer. Il m'a
répondu : “C'est votre premier bâtiment ? Cela vous apprendra pour le
prochain, vous allez recommencer avec un tuyau rigide.” On était dans la
lutte des classes. »
Jean devient parano. « Quand on est à bout et qu'il faut gérer, outre les
obstacles dus aux réglementations, la mauvaise volonté ou l'hostilité, on
craque. C'était le désespoir qui me faisait tenir. Il n'y avait pas d'avenir, je le
savais. »
Cela devient alors une obsession, dans la tête de Jean. Il ne supporte pas
la perspective qu'on puisse dire qu'il va essuyer un échec. Il veut faire
mentir toutes les mauvaises langues de la région qui, lorsqu'il avait changé
de métier, prédisaient qu'il allait se planter. « L'opticien qui se convertit à la
chaudronnerie, ça les énervait ! »
Il réussit à le construire, ce fameux immeuble. Une réussite, il en est
convaincu aujourd'hui encore. « On est parvenu à lancer un produit qui
n'existait pas et à trouver un client. J'ai eu trois pages dans Le Moniteur du
Bâtiment. J'étais très fier, mais ruiné psychologiquement. Et,
financièrement, l'opération est très déficitaire. Pour éponger le trou dans la
caisse, j'avais vendu mon magasin d'optique, dont j'avais conservé la
propriété. J'avais encore de quoi tenir trois ans de plus. »
Dès le début, au fond de lui, Jean savait que le travail allait être
« colossal » et que l'opération serait un gouffre financier, mais il a foncé. Et
il continue. D'autres projets. C'est la fuite en avant. A posteriori, il est
persuadé que son burn-out, en fait, a commencé dès les premiers jours de la
fabrication de l'immeuble. Il a compris ce qu'il a vécu en regardant un
reportage à la télévision. « Ce fut la pire période de mon existence,
invivable. J'étais épuisé nerveusement, je pleurais tout le temps, même à
table devant mes gamins. »
Sa femme fait front. Elle le soutient totalement. Mais il veut en finir, se
tuer. Elle est un obstacle. Il ne veut pas la faire souffrir. « Pour que ça
n'arrive pas, il fallait que je me rende odieux et qu'elle me quitte ».
Un jour, alors qu'elle lui coupe les cheveux, il a une crise de panique. « Je
ne contrôlais plus ce que je disais ni ce que je faisais. Je lui disais : “Va-t'en,
va-t'en.” Je voulais que tout s'arrête. Elle s'est mise à me crier dessus, ce qui
n'est pas dans son tempérament. » La colère de sa femme le secoue. Il
renonce à ce scénario.
Jean va au travail comme un automate forcené. Pour dormir, il prend des
cachets. « C'était mon moteur de la journée, ce cachet du soir. » Toute la
journée, il l'attend. De fait, il ne dort plus, devient « exécrable ».
À l'atelier, il voit ses employés bavarder et rumine : « Ce n'est pas
possible, ils ne se rendent pas compte ! » Ce jour-là, il fallait déménager un
meuble pour rendre service à quelqu'un. Furieux de prendre le camion pour
aller chercher un meuble alors que onze personnes se croisent les doigts, le
patron sort en trombe du hangar sans replier les rétroviseurs, qui explosent.
« Je m'en foutais. Je ne savais comment me sortir du trou. Je ne maîtrisais
plus rien, je me réveillais vaseux le matin, j'avais en permanence
l'impression d'être dans un brouillard épais, d'être absent de mon corps. Je
ne peux même pas dire dans quelle église mes gamins ont fait leur
communion… Et toujours ce leitmotiv, ce cercle infernal, il faut que je
sauve ma boîte. » Il pense de nouveau à se tuer.
Un soir, Jean prend sa décision : « Je me barre. » Il monte en voiture et
file sur l'autoroute à travers la France jusqu'à Cannes. « Je suis passé voir la
maison de mon enfance heureuse, et je me suis dit que j'avais tout gâché,
que j'avais eu une vie de merde. » Il ne répond pas au téléphone qui ne
cesse de sonner.
C'est sa femme. « Au bout de deux jours, j'ai répondu. Elle pleurait au
téléphone. Elle me dit qu'elle s'est chargée des livraisons depuis ma
disparition, qu'une planche mal attachée est tombée d'un camion sur la
route… » Elle le supplie de rentrer. « Je ne lui ai pas avoué que je voulais
me supprimer. On est lâche. » Il se tait, après avoir confié ce souvenir. Puis
il murmure : « C'est la première fois que je raconte cet épisode. »
À sa femme il bredouille qu'il a eu besoin de s'aérer, et il rentre. Jean
espère alors qu'il va se passer quelque chose. Il attend l'impossible.
Quelqu'un va prendre le relais. « Mais, dans l'entreprise, tout le monde s'en
fichait, j'étais seul. Quand on dirige, on n'a pas le droit de laisser tomber,
pas le droit d'être malade, encore moins de se suicider. Dans un grand
groupe, c'est toujours un autre qui est responsable. Dans une PME, on est
seul responsable. »
Un ou deux hommes, dans l'équipe, empoisonnent un peu plus le climat.
Il entend l'un d'eux le tacler dans son dos : « Tu le crois, qu'il a perdu du
pognon ? Tu parles, il est plein aux as, il roule encore en Audi. »
« Affectivement, j'attendais trop de mes salariés, au moins un peu de
compassion. Mais ils faisaient leur travail. On ne peut leur demander plus
que ce pour quoi ils sont payés. » Jean se met alors à avoir peur de tout,
d'abord du téléphone. « Même sur vibreur, ça me terrifiait. À chaque fois, je
faisais des bonds. »
Ses cheveux blanchissent brutalement. Il ne se rase plus. « Je ne me
respectais plus, je me lavais deux fois dans la semaine, c'était la
déchéance. »
À la fin de la construction de l'immeuble, Jean reçoit un coup de fil de
son second gros client qui lui annonce qu'il ne peut absolument plus se
permettre de sous-traiter. « Cela voulait dire que j'étais obligé de fermer ma
boîte définitivement. J'ai cherché un repreneur, en vain. J'ai fini par lancer
la procédure pour liquider la boîte. » Cette fois, il est ruiné financièrement.
Mais, au fond, dit-il, il est soulagé, le « calvaire » s'arrête.
Un ancien fournisseur lui propose de louer ses locaux, ce qui lui permet
d'éviter la liquidation, et de s'en tenir juridiquement à une cessation
d'activité. « J'ai sauvé les murs », dit-il. Et ces murs l'ont sauvé.
C'était en 2012. Quand il voit ses entrepôts vides, il repense à son vieux
rêve. « Gamin, je voulais être photographe. » Ses parents l'en avaient
dissuadé.
« J'ai eu envie de faire des photos souvenirs de mon usine avant qu'elle
ne ferme. » Très vite, il se prend au jeu. Au milieu de son bâtiment vide, il
commence à se mettre en scène dans toutes les situations qu'il vient de subir
en ce lieu qu'il avait tant voulu faire vivre. Il se prend en photo dans un
linceul, entre ces murs qui l'ont vu frôler la mort et la folie, un téléphone à
côté de lui. Titre du cliché : « La liquidation ». Il réalise une soixantaine de
photos illustrant l'histoire d'un patron qui souffre. Face au fisc, face au
banquier, face aux clients, face aux fournisseurs, face à tous ceux qui
pourrissent l'existence des petits entrepreneurs. Cela se termine par un
suicide.
Toutes en noir et blanc, les photos sont belles, fortes. Comme d'habitude,
Jean fait tout lui-même, les tirages au charbon – une méthode à l'ancienne –
et il fabrique son papier dans son laboratoire. Son premier portfolio
s'intitule Petit Patron 2008-2013. De sa vie ratée d'entrepreneur, il a fait sa
première œuvre photographique. Il a sublimé son burn-out. Et il tend ses
tirages avec fièvre : « Regardez celle-ci, elle est bien, celle-ci ! »
Jean a gardé la barbe du burn-out, jeté sa cravate, emprunté le nom de sa
grand-mère, Lecourieux-Bory. Ce chef d'entreprise qui a basculé dans la
photo par désespoir est décidé à y rester sous ce nouveau nom. Il essaie de
ne pas trop s'emballer, mais on ne se refait pas. Ses photos plaisent. Ce
jeudi, il ne tient pas en place. Il est venu les montrer à un galeriste parisien
qui va les exposer. Sa femme est convaincue qu'il va bientôt exposer à New
York. Puisqu'il en rêve, et ne renonce jamais.
Jean a mis du temps à s'en sortir psychologiquement. « Je suis guéri ! »
lance-t-il, trois ans après, comme un défi. Puis il tempère : « Je ne sais pas
si je m'en suis sorti. J'ai appris à vivre modestement. J'ai la location des
murs de mon usine, ça me suffit. Et ma femme a repris un emploi de
salariée dans le magasin d'optique que nous tenions ensemble autrefois. »
Son regard s'aiguise derrière ses lunettes à grosses montures : « Avant, je
vivais pour correspondre à des standards. J'ai pris ma retraite à 43 ans, mais
je ne commence ma vie que maintenant. »
16
NICOLAS, IN MEMORIA
Ilma, veuve
« On s'est foutu de lui, il s'est pendu »

Lui rendre son honneur, c'est sa façon à elle d'être fidèle. Depuis le
suicide de son mari Nicolas, à l'âge de 51 ans, Ilma Choffel de Witte se
bagarre face à La Poste, qui l'employait, pour faire reconnaître que cet acte
atroce, cet abandon de poste définitif, est lié à ses conditions de travail. Plus
largement, cette jolie femme d'origine hollandaise bataille pour faire
admettre que le burn-out est une vraie maladie « physiologique » à
considérer et à traiter comme telle. Une maladie d'origine professionnelle
qu'on pourrait éviter, qu'on devrait désamorcer si, comme aux Pays-Bas,
dit-elle, et dans d'autres pays sensibles à cet enjeu, on la prenait au sérieux.
Depuis deux ans, Ilma se repasse le film. Ce soir de février 2013, son
mari, alors en congé maladie, n'est pas à la maison quand elle rentre du
travail. Elle lui envoie un SMS pour lui demander s'il sera bientôt là. Elle a
des accras à mettre au four. Sans réponse, elle prépare le repas. Le chien est
couché au bas de l'escalier qui conduit à leur chambre, comme s'il montait
la garde. Une chambre claire et gaie, que son mari adore.
Pourquoi a-t-elle fini par emprunter cet escalier ? Elle ne s'en souvient
plus. Ilma enjambe le chien, qui n'a pas l'air de vouloir la laisser passer. Une
fois là-haut, elle s'aperçoit tout de suite qu'il y a quelque chose d'anormal.
Le lit est défait. L'iPhone git par terre, comme s'il avait été jeté au loin. Ce
n'est pas le genre de Nicolas d'abandonner une pièce en désordre. « Je l'ai
trouvé pendu au radiateur. J'ai tellement hurlé que les pompiers m'ont
envoyée chez les voisins. »
Ce décès ouvre un gouffre dans la vie d'Ilma Choffel de Witte et de sa
fille Saskia. Nicolas n'a pas laissé de lettre pour expliquer son geste. Mais
Ilma n'a aucun doute sur ses raisons : son mari a subi une pression si forte
au travail qu'il en a finalement été terrassé. À ses yeux, La Poste est
responsable.
C'est un burn-out, Ilma sait ce que son mari a vécu. Elle l'a vu s'abîmer
dans l'angoisse, submergé par le travail à faire, le double discours qu'on lui
tenait, l'indifférence de sa hiérarchie face à sa souffrance, ses questions sans
réponse, cette accumulation de vexations dont on ne sait jamais si elles
relèvent de l'indifférence ou du mépris.
Elle veut témoigner, hurler sa douleur et son indignation, raconter
l'histoire de Nicolas Choffel. Mais on dirait que les mots lui manquent. Elle
parle comme on se cogne. Ce n'est pas si facile de se replonger dans tout
cela, de détailler les derniers mois d'un homme qu'on a aimé et vu se
délabrer jusqu'à en mourir à 51 ans.
Ilma fait des détours. Cette Hollandaise préfère expliquer sa bataille pour
la reconnaissance du burn-out, invoquer la supériorité de plusieurs pays
européens, dont le sien, dans la prévention de la souffrance au travail.
Et puis, elle y vient, la voix un peu tremblante : « Oui, mon mari était
épuisé, car il faisait le travail de trois personnes. » Surmenage ? Elle
proteste : « Si ç'avait été seulement du surmenage, Nicolas ne se serait
jamais suicidé. Le jour où il a compris que sa hiérarchie se fichait de lui, il
s'est foutu en l'air. » Une version que La Poste réfute.
Ilma se lève, va faire un thé, revient. Située à l'angle de deux rues, dans
un quartier calme et résidentiel de la banlieue est de Paris, la maison est
baignée de soleil. Il faut bien tenter de retracer ces trois années qui ont
conduit son mari à tout plaquer. Entre colère et larmes, elle fulmine : « Ma
fille et moi vivons un enfer. » Elle veut expliquer ce qui s'est passé,
démontrer comment peu à peu son mari a perdu pied. Puis elle vitupère
contre les cabinets d'audit qui prétendent qu'il faut savoir dire non à son
patron quand les exigences de ce dernier dépassent les bornes : « En disant
non, mon mari aurait offert à La Poste un alibi pour le virer ou l'enterrer. »
Nicolas Choffel est rédacteur en chef du journal interne de La Poste
depuis 2001, lorsqu'il est promu neuf ans plus tard au service
communication. L'entreprise est alors en pleine crise. La révolution
numérique a attaqué rudement les métiers traditionnels de La Poste et son
monopole. On a de moins en moins besoin de cette vieille institution pour
envoyer des messages et des paquets. Il faut bouger, muter, miser sur les
activités financières et le portage des colis. En une décennie, les effectifs
ont fondu de 35 %. On ne remplace plus ceux qui partent à la retraite. La
Poste connaît une première vague de suicides.
En mars 2010, La Poste est devenue une société anonyme à capitaux
publics. En mai, le médecin du travail Jean-Paul Kaufmant adresse une
lettre ouverte à Jean-Paul Bailly, alors PDG de La Poste, en dénonçant les
réorganisations « rapides et successives » et « les injonctions
contradictoires » subies par les salariés, sans perspective d'amélioration.
Dans ce climat complexe, l'accession de Nicolas Choffel à un poste plus
important peut étonner. Il est nommé adjoint, en charge des contenus
stratégiques et des publications cadres et managers, alors que la dernière
évaluation annuelle épinglait ses « carences en management ». Certes, il est
réputé sérieux, bosseur, hyperprofessionnel mais il n'a reçu aucune
formation supplémentaire.
Deux ans plus tard, début 2012, il prend de nouveau du galon. Sans
lâcher ses responsabilités dans le service communication, il coiffe
dorénavant plusieurs publications du groupe. On est alors, à La Poste, en
pleine ère du grand « dialogue social ». Comme France Télécom, La Poste a
fait des dégâts humains en sortant du service public. La maison vient d'être
secouée par de nouveaux suicides qui, médiatisés, donnent une image
exécrable de l'entreprise. Il faut rectifier le tir, restaurer la confiance, miser
sur la communication.
Le service médias dont dépend Nicolas Choffel est stratégique. Il essuie
une nouvelle réorganisation, quelques semaines après sa nomination. Cet
été-là, ce grand sportif qui nage trois fois par semaine développe de
l'urticaire et ressent « des crampes terribles aux pieds et aux mollets ». Il a
de gros problèmes de sommeil, se réveille aussi fatigué qu'au coucher. « Il
aurait dû décrocher, dit sa femme, prendre des vacances. »
Mais, en août, sa chef quitte le service, rattachée à une autre direction.
« Elle est partie sans lui transmettre ses dossiers », raconte Ilma. Or,
Nicolas Choffel se retrouve de fait numéro un, et un peu démuni.
Ses responsabilités n'ont fait que s'additionner depuis onze ans, puisqu'il
n'est jamais remplacé au poste qu'il quitte et cumule les fonctions. Il
demande donc à recruter un nouvel adjoint. En vain. Comble de la
désinvolture, la direction s'abstient de formaliser ses nouvelles
responsabilités dans un contrat de travail. Et, sur son bulletin de salaire,
nulle augmentation ne s'affiche.
« Pourtant, précise Ilma Choffel de Witte, Nicolas s'était bien vu attribuer
le titre de directeur des médias internes du groupe. C'était écrit sur sa carte
de visite, à l'usage de l'extérieur. Mais en réalité ça n'a jamais été officialisé
par l'administration de La Poste. » Aucun malentendu, selon elle. « On lui a
fait espérer qu'il allait vraiment remplacer ce chef. »
Au départ, l'esprit tranquille, il pense que c'est une question de jours. Puis
il s'étonne que cet adjoint dont il a tant besoin n'arrive pas. Interroge la
direction. Pas de réponse. « Il s'est senti utilisé comme un Kleenex »,
raconte sa femme. Mais, au lieu de se révolter, il surinvestit sa tâche.
Nicolas Choffel rédige les discours de la direction générale, et rencontre
régulièrement Jean-Claude Bailly, le patron de La Poste. En décembre, il est
chargé de trousser un numéro spécial du journal interne, Forum Mag, soit
soixante pages, sur le thème de ce fameux « dialogue social » dont on se
gargarise tant à l'époque dans les couloirs managériaux. « J'ai bien vu que
sa charge de travail était excessive », assure sa veuve. Normalement, il
devait partir en congés posés pour août. « Mais il a annulé ses vacances
parce qu'il n'avait toujours pas reçu son avenant, c'est-à-dire la modification
de son contrat, précisant qu'il était nommé directeur du service. » Ilma
secoue la tête : « Il n'osait pas mettre en péril sa promotion. »
Nicolas n'est pas du genre à se plaindre. Mais il perd, selon sa femme,
18 kilos en deux mois. Ses cheveux grisonnent brusquement. « Il n'a jamais
reçu son avenant, insiste Ilma, car on n'a jamais eu l'intention de le nommer
directeur, bien que sa promotion ait été annoncée publiquement. » Bientôt
Nicolas Choffel comprend. Le poste qu'il occupe de fait ne lui sera pas
officiellement attribué. Il soupçonne qu'on va nommer quelqu'un d'autre à
sa place. Épuisé, humilié, il n'est plus en état de relativiser.
Le 30 janvier 2013, il doit se rendre en déplacement à Marseille pour
participer à la deuxième convention de la direction de la communication du
groupe. Il doit y prendre la parole pour la première fois dans ses nouvelles
fonctions de directeur des médias internes. Ilma affirme qu'il a dû remanier
son discours « vingt ou trente fois », au fil des directives mouvantes de sa
hiérarchie. « La veille de son voyage, Nicolas s'était encore levé à 5 heures
pour refaire sa présentation une énième fois, se souvient Ilma. Je le lui ai
reproché, on s'est disputés. Il avait déjà perdu 15 kilos. C'était un bon soldat
qui faisait tout ce qu'on lui disait de faire. »
Le matin, en passant au bureau avant de partir pour Marseille, il fait un
malaise qui, selon sa femme, « ressemblait à une crise cardiaque ».
Personne n'appelle les pompiers. On conseille juste à Nicolas Choffel de
renoncer à son voyage. Il rentre chez lui. « Il était épuisé, ses muscles
refusaient de lui obéir, il avait de la fièvre. »
L'urgentiste de SOS Médecins chuchote à Ilma : « C'est un burn-out
extrême ou un cancer qu'il vous a caché. » Il prescrit des analyses, et cinq
jours de repos. Un second médecin prolonge son arrêt-maladie et
diagnostique un burn-out. Entendant cela, Nicolas Choffel se met à pleurer :
« C'est la fin de ma carrière, ils vont me mettre au placard. »
Bien qu'en arrêt de travail, Nicolas Choffel continue de recevoir des
mails « par centaines », selon sa veuve, sans compter les coups de téléphone
professionnels. « Son supérieur hiérarchique l'appelait tout le temps »,
affirme-t-elle. Encore un point discuté par La Poste. Une certitude : son
mari ne parvient pas à couper avec son travail, il se sent coupable de ne pas
être au bureau, d'avoir dû mettre genou à terre. Ilma est convaincue que cet
homme « si protecteur », ce « bon père de famille », n'aurait jamais lâché
les siens s'il n'y avait été acculé par ce qu'on lui faisait vivre au bureau. Le
25 février 2013, un mois après son malaise, Nicolas Choffel met fin à ses
jours.
Aujourd'hui, Ilma et sa fille se battent toujours. Une enquête préliminaire
a été ouverte par la police. De son côté, l'inspection du travail a retenu qu'il
existait « un lien fort entre le geste fatal de M. Choffel et son travail », et
parle d'une ambiance « délétère ». En décembre 2013, la Caisse primaire
d'assurance maladie a reconnu à son tour qu'il s'agissait d'un accident du
travail. Une vraie victoire.
Ensuite, la famille et son avocat se sont lancés dans une procédure pour
« faute inexcusable », pour qu'il soit dit par la justice que La Poste a
commis une « faute », ce qui est symboliquement très important pour Ilma
et lui permettrait d'être mieux indemnisée. Décision le 6 janvier 2016.
Mais, pour cette femme affreusement blessée, la bataille dépasse le cas
de son mari et même celui de La Poste. Elle en a dès le début fait un combat
d'intérêt général. « J'étais tellement outrée du fait qu'on puisse mourir de
son travail en France à cause d'un burn-out mal accompagné médicalement
et professionnellement que j'ai écrit au président Hollande à son adresse
mail personnelle. Il a réagi vingt minutes plus tard par une phrase pleine
d'empathie. » Ilma a été reçue par le cabinet du ministre du Travail et
auditionnée par le groupe d'études mis en place à cette époque.
Elle a remué ciel et terre. Pour que la mort de Nicolas serve au moins à
quelque chose, elle a même écrit au patron de La Poste, alors Jean-Paul
Bailly, pour lui proposer de se mobiliser sur le thème du burn-out : « Je lui
ai offert de s'associer avec moi, de reconnaître la faute inexcusable, et de
monter une action de prévention. Mais on a du mal à reconnaître ses
erreurs, en France. » Sa lettre est restée sans réponse.
... En finir avec le déni

Les mots sont durs, ils cognent. « On m'a tué », « Je suis massacré »,
« C'est un assassinat. » Ils sont hyperboliques, comme si le burn-out relevait
d'une convulsion cosmique : « raz-de-marée », « submergé », « tsunami »,
« effondrement ». Ils sont électriques : « Corps brûlé », « cerveau grillé »,
« disque dur effacé ». D'un témoignage à l'autre, les mêmes mots reviennent
en boucle, ressassés par des hommes et des femmes qui parlent de leur
burn-out avec la gravité de rescapés. Ils ont des parcours et des métiers
différents, mais ils sont tous sidérés – certains encore hébétés – du
cauchemar qu'ils ont traversé.
Ils ont frôlé la mort et se raccrochent aux mots, avec une folle envie de
témoigner, d'éviter à d'autres ce qu'ils ont vécu, de les mettre en garde. Mais
les mots sont trop petits pour dire toute l'incompréhension qui les a saisis
quand ils se sont vus sombrer, toute l'impuissance qu'ils ont ressentie face à
leur syndrome, toute l'absurdité de la mécanique qui les a conduits hors des
rails alors qu'ils aimaient leur travail et tenaient à le faire bien.
Ils n'ont pas ressenti exactement les mêmes angoisses – peur de ne pas
être à la hauteur, peur de déplaire, peur de ne pas en faire assez –, mais ils
murmurent tous que ce burn-out, vraiment, « ça ne me ressemble pas ».
Encore convalescents, certains se demandent même si c'est bien « normal »
de réagir en craquant, de mettre du temps à s'en sortir. Ils téléphonent :
« Est-ce que les autres traversent ce que je vis ? Est-ce qu'ils replongent,
eux aussi ? » C'est ce qui est le plus frappant, cet amour-propre piétiné,
cette difficulté à se reconstituer un ego vaillant. Comme s'ils avaient du mal
à reconnaître dans la glace le reflet pâli de ce qu'ils avaient été.
Pourtant, ce n'est pas leur défaite personnelle qu'ils devraient voir dans le
miroir. Mais la désorganisation collective, la pagaille des valeurs, les
discours contradictoires, l'affolement généralisé, l'effacement des repères,
tous ces maux dont les entreprises souffrent et dont leur burn-out est le
symptôme. Ils sont si nombreux qu'à eux tous ils constituent une armée de
l'ombre, reproche vivant.
Au-delà du stade de guérison de chacun, nos témoins les plus heureux
aujourd'hui sont ceux qui ont vraiment tourné le dos au passé et rejeté leur
entreprise, voire leur profession. Pour se refaire, ils ont choisi une nouvelle
activité. Souvent des métiers très concrets, où l'on travaille avec ses mains,
où l'on mesure très vite le résultat de ses gestes – peintre en bâtiment
(François), photographe (Jean), ou restauratrice de meubles (Anne) – et où
l'on a une utilité sociale évidente et directe, comme Sophie, devenue
assistante scolaire, ou Virginie, qui démarre le coaching. D'autres, comme
l'avocate Pauline, la journaliste Marion ou le banquier Édouard, ont renoué
avec leur profession ou tentent de le faire. Mais ils s'organisent pour ne plus
jamais avoir à se retrouver anesthésiés face à des charges de travail
abusives, ni piégés dans un conflit de loyauté entre le cynisme d'une
hiérarchie et leur éthique personnelle.
D'autres n'ont pas le choix, comme Paul (le cadre), Laura (la policière) ou
Frédéric (le gendarme). Ils retournent dans l'entreprise de leur malheur, si
possible ailleurs, à un autre poste, ou dans une autre structure, un autre lieu.
L'employeur est tenu de leur offrir un reclassement ou une mutation. Quand
elles reprennent le travail, les victimes de burn-out ont généralement cessé
de se noyer dans la culpabilité. Elles ont aussi dépassé ce stade où l'on hait
son ex-chef, son patron, ses collègues avec une telle intensité qu'on a
parfois le fantasme de se venger, de les « tuer ». Elles sortent de leur cas
personnel, cessent de mettre en cause exclusivement leur propre fragilité ou
la malfaisance de leur entourage professionnel. Le BO est moins nourri par
des hommes – soi ou un autre – que par un système.
« Ce serait une erreur de penser que le BO est un problème de manager
pathologique, constate le Pr William Dab. Cela existe, mais 95 % des gens
n'aiment pas faire du mal. C'est un problème de politique d'entreprise.
Penser que, pour améliorer les conditions de travail, il suffirait de corriger
ou de supprimer la minorité de managers pervers ne nous mènera nulle part.
Il faut s'attaquer à leur formation et surtout leur faire comprendre que la
santé des salariés n'est pas une contrainte mais une richesse. » Quand cet
ancien directeur de la Santé rencontre des patrons, il leur dit : « Vous croyez
vraiment que vous pouvez avoir une entreprise en bonne santé avec des
salariés malades ? » Mais, en période de crise, c'est si facile d'augmenter les
cadences et de mettre la pression sur des gens muselés par la peur du
chômage.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui fut la première à médiatiser le
phénomène du harcèlement – cause parmi d'autres de la souffrance au
travail –, précise bien que le BO concerne potentiellement tout le monde :
« Nous avons TOUS des fragilités, nous sommes des êtres humains. » Pour
elle, certaines qualités professionnelles hier sanctifiées par les bibles
patronales sont en passe de devenir subrepticement des preuves de
déficience professionnelle, presque des tares. « Si on s'accroche à sa
déontologie, on dérange. Maintenant, il faut faire vite, bâcler, savoir mentir,
arrondir les vérités, magouiller beaucoup. On peut se poser la question : est-
ce qu'à notre époque être consciencieux, rigoureux, sérieux, n'est pas une
pathologie ? »
Et comment tenir debout dans des entreprises qui, pour afficher leur
politique de prévention et se couvrir en cas de procédure, se contentent de
se faire maquiller par des consultants ? On change de mots, les problèmes
demeurent. Dans la police par exemple, on remplace l'expression
« politique du chiffre » – source de stress mal placé – par « politique du
résultat ». Qui ça rassure ?
L'entreprise où travaille Marion a ainsi pu se targuer de l'excellent
résultat d'un audit commandé à un cabinet ad hoc. Problème : les salariés
ont eu l'obligation expresse de remplir leur questionnaire par mail depuis
leur poste de travail. C'est dire s'ils se sont sentis libres de s'exprimer !
Quant à Anne, elle s'est pliée consciencieusement aux tests proposés par
sa chaîne de télé dans le cadre de la prévention des risques psychosociaux.
Les résultats ont montré qu'elle était en situation critique. Mais il n'y a eu
aucune réaction de la direction. « Je me demande même si quelqu'un les a
lus », dit-elle.
Face aux machines à tuer le moral que sont devenues les entreprises en
panique économique, on a besoin de contre-pouvoirs. Les syndicats
préfèrent se battre sur le terrain de l'emploi plutôt que sur celui de la
« qualité empêchée » – expression du psy Yves Clot 1. Les inspecteurs du
travail, eux, sont largement débordés, comme le montre l'entretien
surréaliste accordé par l'un d'eux à Marion 2, en plein burn-out. Quant aux
médecins du travail, censés jouer les vigies, ils sont coincés entre le
marteau et l'enclume, réduits par fonction à un rôle ambigu.
S'ils s'avisent de critiquer trop vertement l'entreprise dans laquelle ils
interviennent, ils prennent le risque d'en être écartés, comme celle qui a
déclaré l'inaptitude professionnelle de Marion. On voit aussi de plus en plus
de chefs d'entreprise, encouragés par le Medef, contre-attaquer en portant
plainte contre ces audacieux auprès du conseil de discipline de l'Ordre des
médecins pour « manquement à leurs obligations déontologiques ».
Argument : en attestant depuis leur bureau un lien entre l'état de santé et
l'activité professionnelle de salariés, ces médecins du travail sortiraient de
leur champ de compétence !
Dans certaines entreprises ou administrations étrangères, comme dans la
police canadienne, on a réglé le problème de la méfiance à l'égard des
intervenants extérieurs en nommant des « référents », issus du personnel,
sortes de médiateurs chargés de veiller au bien-être de leurs collègues. Les
Français sont à la traîne dans une Europe qui, partout, se mobilise contre la
souffrance au travail. Ils ne se sont souciés de la santé au travail que sous la
pression de pouvoirs extérieurs à l'entreprise : le législateur, le progrès
technique, le juge, le médecin du travail, puis l'assureur.
La prudence des ministères concernés, Travail et Santé, confine à
l'autisme : il s'avère extrêmement compliqué d'obtenir un rendez-vous sur
ce sujet. Pas un mot du burn-out sur le site du Medef – où Pierre Gattaz, son
président, s'épanche sur la souffrance des patrons – pas plus que sur celui
du ministère de la Santé. Le ministère du Travail, lui, a publié en mai 2015,
après des mois d'attentisme, un guide d'aide à la prévention plutôt
minimaliste. Quant à l'Ordre national des médecins, il n'aborde le sujet
qu'au détour d'un questionnaire auprès des praticiens qui ont dévissé leur
plaque, en le reléguant dans le tableau des problèmes liés à la vie
personnelle – rien à voir avec le boulot, bien sûr.
Les pays nordiques, eux, sont depuis longtemps soucieux du bien-être au
travail. Toute une culture. On réfléchit, on en parle, on aménage. Des États
comme l'Allemagne et l'Angleterre ont aussi réagi très tôt au sein même des
entreprises. Aux Pays-Bas, dès qu'un burn-out est diagnostiqué, le médecin
du travail, la direction des ressources humaines et le service social de
l'entreprise constituent une cellule chargée d'accompagner le salarié.
La plupart des pays européens admettent aujourd'hui que l'environnement
de travail peut avoir un impact sur la santé psychique des actifs. De plus en
plus d'employeurs sont condamnés à allouer des dommages et intérêts
quand ils n'ont pas assuré leur « obligation de sécurité » vis-à-vis de salariés
en burn-out. Mais tous les pays ne sont pas d'accord pour reconnaître le
caractère professionnel des maladies psychiques. Selon une récente étude
d'Eurogip 3 sur dix pays, trois seulement – la Finlande, la Suisse et
l'Allemagne – ne le reconnaissent absolument pas. Les autres posent des
conditions très variables. Au Danemark et en Suède, on recense de
nombreux cas tandis qu'en Belgique deux seulement ont été reconnus en
quinze ans. En France, derniers chiffres connus, 94 demandes de
reconnaissance de pathologies psychiques en maladie professionnelle ont
été acceptées en 2011 4.
Les suicides en cascade, les pétitions à répétition et les débats au
Parlement ont médiatisé le phénomène du BO Tout le monde est
collectivement d'accord : c'est un fléau, et il faut agir. Mais quand on est
touché individuellement, le sujet reste tabou. Pauline, l'avocate, le résume
bien : « Les gens ne veulent pas entendre parler d'incident de parcours, de
décrochage, ça fait peur, c'est un aveu de faiblesse. Il ne faut surtout pas le
mentionner devant de potentiels recruteurs. »
Néanmoins, les victimes de burn-out savent désormais qu'elles ne sont
pas des cas isolés. Peut-être auront-elles moins peur de se retourner contre
leur employeur et de se faire entendre.
Les générations qui arrivent sur le marché du travail n'auront sans doute
pas les mêmes réflexes professionnels ni les mêmes combats que leurs
parents. Ces derniers ont essuyé au cours de leur carrière une triple
mutation accélérée. 1. La mondialisation, avec les délocalisations, les
restructurations, la concurrence effrénée qu'elle a entraînées. 2. La
financiarisation, la course au profit, le poids d'actionnaires lointains, les
hiérarchies illisibles, les directions déconnectées de leur base. 3. La
numérisation, l'accélération des rythmes, l'irruption du travail dans la vie
personnelle, l'effacement des limites. Alors qu'ils avaient été élevés dans le
culte du travail, ces révolutions les ont bousculés et elles ont en partie
dévalorisé les qualités qui faisaient leur fierté.
« Pour toute une génération, c'est insupportable de ne pouvoir bien faire
son travail, de s'entendre demander de faire des choses que l'entreprise sait
irréalisables », observe la coach Christine Jacquinot, qui intervient en
entreprise. Dans les grands groupes, dit-elle, il y a une forme de « pensée
magique » chez les managers : « On demande aux salariés de faire, donc ils
vont le faire, on écrit ça sur le Power Point, allez, un peu de formation, et ce
sera bon. Personne ne vérifie si c'est faisable. Et les exécutants se disent
que, s'ils n'y arrivent pas, c'est leur faute. » William Dab est convaincu que
ce temps des dinosaures culpabilisés se termine. « Les jeunes qui arrivent
veulent du sens. »
Du sens. Mais aussi du temps libre, du temps à eux. Ils ne veulent pas
entendre que, au temps de leurs grands-parents et des 45 heures, on
obéissait, c'est tout. Ils ne comprennent pas que leurs propres parents se
laissent dévorer par leur boulot. À leurs yeux, le travail n'a pas forcément de
valeur en soi. Ils prennent leurs distances.
Mais il leur faut bien un emploi. Un jour, ils devront le créer ou le
refaçonner s'ils veulent échapper au taylorisme qui est revenu
sournoisement à la mode, comme le souligne Frédérique Yonnet, directrice
du centre de soins du Courbat. « L'évaluation perpétuelle, cela dépasse le
travail. Nos objectifs, notre tour de taille. On est tout le temps en train de se
mesurer à soi et aux autres. On a des montres qui mesurent notre pouls, nos
calories, le nombre de nos pas. On accepte que d'autres êtres humains
construisent notre anxiété. On empêche les gens de respirer. » Et on affiche
tout ça sur Internet, via les réseaux sociaux.
C'est peut-être ça, le nouveau danger, le burn-out du futur. La pression ne
sera plus seulement dans l'arbitraire d'un supérieur ou l'organisation toxique
d'une entreprise, mais dans les regards de tous ceux qu'on prend à témoin.
Jusqu'à l'asphyxie.
Remerciements

Nous tenons à remercier chaleureusement celles et ceux qui ont accepté


de nous confier l'histoire de leur burn-out, malgré les émotions pénibles que
ces souvenirs, souvent récents, soulevaient.
Nous voulons aussi exprimer notre gratitude à l'égard de tous ceux qui
nous ont fait confiance et aiguillées vers ces hommes et ces femmes, qu'ils
nous ont permis de rencontrer.
Nous remercions enfin, pour leur patience et leur générosité, tous les
experts que nous avons consultés, qui nous ont consacré du temps et nous
ont éclairées.
Notre reconnaissance va particulièrement à Jean-Claude Delgenes
(Directeur général de Technologia), au Dr Marie-France Hirigoyen
(psychiatre), au député (LR) Jean-Frédéric Poisson, au Dr Bernard Morat
(médecin du travail), à l'ex-sénatrice Patricia Bordas, au Pr William Dab
(ancien directeur général de la santé, titulaire de la chaire Hygiène et
sécurité au Centre national des arts et métiers), au Pr Olivier Torrès
(président de l'Observatoire de la santé des dirigeants de PME), à
Me Samuel Gaillard (avocat), à Me Jean-Paul Teissonnière (avocat), à
Frédérique Yonnet (directrice du centre de soins Le Courbat), à la juriste
Nina Tarhouny, au médecin du travail Corinne Bernard, à Hélène Carrara
(psychologue à l'hôpital Raymond Poincaré de Garches), à l'universitaire
Laurence Bergugnat (Sciences de l'éducation/Bordeaux), Léa Riposa
(Association France-burn out), à Marc Binnié (greffier fondateur de
l'APESA, aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance
psychologique aige), à Philippe Rambaud (association 60 000 rebonds), au
Dr Dominique Beaumont (consultation Souffrance et Travail à l'hôpital
parisien Fernand-Widal), à Christine Jacquinot (coach et psy), à
Emmanuelle Restivo (psy), à la psychiatre Christine Barois, à Yosr Ben
Tahar (auteur d'une thèse sur le burn-out des dirigeants de PME), à la
Coordination rurale, et à la fédération CFDT des banques et des assurances.
Merci enfin à nos proches pour leur patience et leur soutien.
TABLE

Ça commence comme un incendie…

1 - LA PASSION AU PLACARD
Marion, reporter - « Je pensais que mon cerveau allait griller »

2 - TOMBÉ AU CHAMP D'HONNEUR


Patrick, agriculteur - « J'étais le King Terminator de la moisson »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, toute une histoire - Graham Greene en parlait déjà en 1960

3 - EX-STAR D'ACADÉMIE
Pierre-Yves, enseignant - « Et alors, Dupré, il a travaillé ? »

4 - LA BOISSON POUR MÉDOC


Laura, policière - « J'ai signé mes PV en chialant »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, d'où ça vient - Une pathologie de civilisation

5 - TROP LENT POUR L'ÉPOQUE


Mathieu, médecin généraliste - « Je vis dans un monde qui n'est pas le
mien »

6 - LA TYRANNIE DE L'EXCELLENCE
Virginie, DG dans le marketing - « Je voulais être une superwoman »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, comment ça brûle - Jusqu'au moment où l'on s'effondre

7 - UNE ORGANISATION TOXIQUE


Édouard, cadre bancaire - « Pourquoi se lever le matin ? »
8 - FACE AUX MALTRAITANTS
Amalia, auxiliaire de gériatrie - « J'ai vu la destruction de l'être humain »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, qui ça touche ? - Personne n'est à l'abri

9 - CASSÉ PAR SON DG


François, assureur devenu peintre - « Quoi que je fasse, c'était mal »

10 - SUR UN FIL
Anne, rédactrice en chef télé - « Sept ans dans une broyeuse »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, une maladie mal reconnue - Aux employeurs de payer ?

11 - UNE ERREUR D'AIGUILLAGE


Alice, architecte - « On est une bombe à retardement »

12 - UN IDÉAL TRAHI
Frédéric, gendarme - « Je n'avais pas le droit d'être différent »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, casse-tête juridique - Une justice hésitante

13 - HUIS CLOS NOCIF


Pauline, avocate - « C'était de l'abandon par K-O »

14 - FAUCHÉE PAR LA SOLITUDE


Sophie, formatrice - « Le burn-out, ça brûle les neurones »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, les armes pour le combattre - En parler, surtout

15 - LE TRAVAIL JOUR ET NUIT


Jean, patron de PME - « J'ai pris ma retraite à 43 ans »

16 - NICOLAS, IN MEMORIA
Ilma, veuve - « On s'est foutu de lui, il s'est pendu »

... En finir avec le déni


Remerciements
Flammarion
Notes

1. Nous avons changé tous les prénoms, quelle que fût la demande de ceux
qui ont accepté de témoigner, et modifié quelques détails afin de rester dans
la discrétion.
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1. Organisation internationale recrutant exclusivement des QI supérieurs.
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1. Elle intervient à l'hôpital de Garches.
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2. Le Huffington Post, le 20 janvier 2013. Pascal Chabot est l'auteur de
Global burn-out.
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3. Corinne Berthaud, Cette comédie qu'on appelle le travail, Calmann-
Lévy, Paris, 2015.
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1. Selon un rapport de Georges Fotinos et José-Mario Honenstein, datant de
2011, « La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges ».
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2. Enquête par questionnaire de l'Union régionale d'Île-de-France des
médecins libéraux (2007).
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3. Centre de soins Le Courbat, en Indre-et-Loire.
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1. Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée.
▲ Retour au texte
1. Instaurée en 2002, il s'agissait d'une obligation de « résultat ». Un nouvel
arrêt de la cour de cassation, le 25 novembre 2015, atténue la portée de cet
acte en prévoyant une obligation de « moyens » et non plus de « résultats ».
Il suffirait de montrer qu'on a eu une politique ad hoc.
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2. Voir p. 159, dans le chapitre « Le BO. Une maladie mal reconnue ».
▲ Retour au texte
3. Voir le chapitre qui est consacré à sa veuve Ilma, p. 235.
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1. Professeur au Centre national des arts et métiers, chaire de psychologie
du travail.
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2. Lire le chapitre 1 : La passion au placard. Marion, reporter : « Je pensais
que mon cerveau allait griller. »
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3. Organisme français chargé d'étudier les questions relatives aux accidents
du travail et aux maladies professionnelles au niveau européen. Il regroupe
la Caisse nationale de l'assurance-maladie (CNAM) et l'Institut national de
recherche et de sécurité (INRS).
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4. Malgré nos sollicitations répétées, le ministère de la Santé ne nous a pas
livré les derniers chiffres officiels.
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