Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mon Travail Me Tue (Jacqueline Remy Emmanuelle Anizon (Remy Etc.)
Mon Travail Me Tue (Jacqueline Remy Emmanuelle Anizon (Remy Etc.)
Flammarion
© Flammarion, 2016.
Dépôt légal :
ISBN Epub : 9782081362628
Mai 2012. Marion attend son tour dans le couloir. La reporter va être
reçue par sa direction, elle ne sait pas à quelle sauce elle va être cuisinée.
Depuis quatre ans, elle travaille pour le plus gros magazine d'information
d'une chaîne de télé. Mais, cette année, l'entreprise veut faire des
économies. Les enquêtes du magazine prennent de longs mois, à travers le
monde entier. Cela coûte cher, trop cher. L'employeur décide d'en sous-
traiter la réalisation à des sociétés de production extérieures. Du coup, ses
journalistes maison doivent être dispatchés sur d'autres émissions produites
en interne.
En cette fin de saison, les collègues défilent donc dans le bureau de la
direction, qui leur propose une reconversion pour la rentrée de septembre.
En ce qui concerne Marion, ce sera un magazine de consommation, qui
produit des sujets légers, habituellement réalisés par des jeunes journalistes,
très éloignés des sujets de fond qu'elle aime traiter. Une claque, pour la
reporter chevronnée.
Cette autodidacte de 40 ans, issue d'une famille nombreuse et modeste,
est entrée à la télé par la petite porte, et elle a beaucoup investi pour réussir
dans ce métier gratifiant, et chronophage. En seize ans de travail acharné,
cette brune forte en gueule, pas consensuelle mais accrocheuse, a réussi à se
construire une vraie légitimité.
Après quelques années dans une société de production prestigieuse, elle a
été débauchée pour venir renforcer l'équipe de ce magazine. En arrivant,
elle découvre un univers moins stimulant qu'espéré, des collègues pas
toujours scrupuleux, des infos parfois bidonnées – ce qu'elle ne supporte
pas. Mais bon, on la laisse travailler, elle a le temps et les moyens
d'enquêter à fond sur les banlieues, les jeunes, la maltraitance… « À part sa
fille, le boulot c'était sa vie », disent ses amies. Vider son travail de sa
substance, c'est la nier, elle. Les autres journalistes du magazine acceptent
les propositions de la direction. Elle refuse.
Quand Marion revient de ses vacances d'été, en août, son magazine
n'existe plus. Elle n'a pas d'affectation. Le placard. La machine à
déstabilisation se met en marche. Au fil des semaines, on lui fait de
nouvelles propositions, toujours plus décalées, comme ce magazine
spécialisé dans l'automobile… elle qui n'a pas son permis de conduire. On
l'installe au poste informatique d'une de ses collègues qui s'était suicidée
quelques mois plus tôt, et qu'elle connaissait très bien. « Un fantôme affecté
au poste d'un fantôme », dit-elle. L'entreprise plaide l'erreur. Rien de
personnel, pas de rancœur de petit chef rassis, dans ce qui se mue en
harcèlement. Juste les décisions sans affect d'un supérieur embauché pour
gagner en rentabilité. Et la pression d'une machine en marche, qu'un grain
de sable ne peut, ne doit pas, empêcher d'avancer.
Marion, en quelques mois de bras de fer, perd confiance. Ce travail, si
fondamental pour elle, devient obsessionnel et destructeur. Elle n'en dort
plus. La journaliste est mise en congé maladie par son médecin une
première fois. « J'essayais de comprendre pourquoi on me traitait comme
ça. Je passais des coups de fil aux uns et aux autres pour en parler, en
boucle. Je repensais à toutes ces années de travail. Mon cerveau ne s'arrêtait
plus, je rêvais de mon supérieur. » Quand elle revient, il lui reste encore à
monter la dernière longue enquête sur laquelle elle a travaillé des mois,
avant que l'émission ne soit externalisée. Ce qu'elle fait. La nouvelle équipe
de direction visionne le reportage. Et le retoque. C'est le coup de trop. Elle
s'effondre. On est en décembre. Son médecin l'arrête, pour « burn-out ».
Un burn-out, comme on le verra dans les témoignages de ce livre, est
généralement provoqué par un trop-plein de travail. Mais pas seulement. Il
surgit quand le travail perd de son sens, quand sa valeur est niée. Il frappe le
bon élément, bosseur et perfectionniste, qui ne supporte pas qu'on lui
demande – et c'est la logique du monde actuel – de faire contre toute raison
ou déontologie, vite et mal. Le médecin qui doit bâcler ses consultations,
l'infirmière ses soins, l'architecte ses constructions, le professeur ses cours,
le manager ses équipes… Et Marion, ses reportages. « Vous fabriquiez de la
qualité, du programme long à haute valeur ajoutée ? », lui dit-on en
substance. « Et bien, maintenant, vous allez faire du bas de gamme, court,
et superficiel. Vous pensez que c'est différent ? Mais non, c'est pareil : des
images et du son. »
Il y a ceux qui s'accommodent de ces changements, les plus nombreux. Il
y a les autres. Les scrupuleux qui n'arrivent pas à renier ce travail avec
lequel ils se sont construits, auquel ils ont tant donné, souvent trop. La
chute est alors brutale, inattendue, souvent incompréhensible pour soi et
pour l'entourage.
Marion reste prostrée chez elle, allongée toute la journée, sous la couette
dans le noir. Elle se nourrit de M&M's. Ses amies se relaient pour l'entourer
pendant ses insomnies, ses crises d'angoisse. Et l'empêcher de sauter par la
fenêtre, aussi. « Ils m'ont massacrée », sanglote-t-elle en boucle. Elle se
lève à l'heure de la sortie de l'école, prend vite une douche, avant l'arrivée
de sa fille : « Je tenais une heure avec elle et je m'écroulais de nouveau. Je
pensais que mon cerveau allait griller, je devenais dingue. »
Pour la première fois de sa vie, la reporter prend des antidépresseurs. Qui
ne suffisent pas. « J'étais devenue squelettique : taille 32 ! J'ai demandé à
être internée. » À la clinique, elle se sent protégée. « J'étais sous perfusion,
au chaud, le cerveau endormi, je n'ai qu'un vague souvenir de cette
période. » Marion ne le sait pas encore, mais un burn-out, c'est une
dégringolade très éloignée de l'image assez « light » qu'en donnent les
magazines télévisés. Une traversée en solitaire longue, très longue. Ce
séjour de trois mois en clinique n'est qu'une courte trêve en trompe l'œil, en
regard de ce qui l'attend : deux ans de montagnes russes, de séismes à
répétition.
Face au bureau de Marion, soudain vide, ses collègues lui envoient des
messages les premières semaines. Sans réponse. Comme toutes les victimes
de burn-out, la journaliste reste terrée, incapable de communiquer avec son
univers professionnel. Chaque contact avec l'entreprise, le moindre échange
administratif – et il y en a forcément pendant cette période d'arrêt maladie –
est un nouveau traumatisme. Deux ans après, Marion était encore incapable
d'approcher la rue de son ex-entreprise. Des semaines passent, des mois.
Les collègues se lassent, plus personne n'appelle, hors les amies proches.
Comme toujours, l'entreprise digère l'absence. Et le burnouté doit affronter
sa traversée dans une immense solitude. Pas d'associations, pas de groupes
de parole. Juste la honte.
Longtemps, Marion n'a pu assurer ses rendez-vous avec nous. Cloîtrée
dans l'instant présent, incapable d'anticiper, elle envoie au dernier moment
un texto d'excuse : « Pardon pas pu venir. J'ai eu une grosse descente, je
remonte doucement. Faut juste que j'arrive à dormir une fois. Pourquoi
moi ? Quand cela va-t-il finir ? » En fait, elle a peur de sortir, de croiser
dans la rue des gens qui se rendent au bureau, en costume, en tailleur. Elle
ne se risque dehors que le soir. Finit par arriver maquillée, le regard
pétillant. Mais soudain, au détour d'une phrase, on ne sait pourquoi, le
regard vacille, la parole flanche. Marion allume fébrilement une cigarette,
ramène sa longue mèche brune sur l'oreille, plonge la tête dans son sac, sort
son portable pour un texto. On comprend qu'elle appelle au secours. À
chaque fois, une amie déboule : « Viens… Tu veux dormir où, Marion ?
Chez toi ? Chez moi ? » Longtemps, Marion n'a pu dormir seule.
Pendant ces deux années, le combat de la reporter contre son ex-
entreprise est devenu obsessionnel. Elle attaque aux prud'hommes en
septembre 2012 pour préjudice subi, et au pénal pour harcèlement. Elle veut
aussi faire reconnaître son burn-out comme une maladie professionnelle.
Être en congé maladie, c'est être pris en charge par la Sécurité sociale.
L'idée de « profiter » du système, et de peser sur la collectivité la hérisse.
« C'est l'entreprise qui m'a rendue malade, c'est elle qui doit payer »,
martèle-t-elle. En effet, quand une maladie est déclarée « professionnelle »,
c'est l'assurance de l'employeur qui prend le relais.
Il est très compliqué de faire reconnaître un burn-out en maladie
professionnelle. Elle a réussi. Ce jour-là, elle a bu une coupe de champagne,
dans une brasserie chic de Montparnasse. En face d'elle, une autre coupe, et
une femme. La médecin du travail employée par son ex-entreprise, celle qui
a signé la déclaration d'inaptitude au travail de Marion et dénoncé
courageusement les conditions de travail de l'ensemble des salariés. Jugée
gênante, cette médecin a été écartée et remplacée dans les mois qui ont
suivi par l'ex-employeur de Marion. Un burn-out, ce n'est pas bon pour
l'image. Alors, on rend invisibles ceux qui le rendent visible.
Quand un salarié en burn-out attaque aux prud'hommes, les dirigeants
préfèrent transiger. Marion, elle, a refusé de négocier directement ses
indemnités. Elle a voulu aller au bout des procès, parce qu'elle voulait faire
de son histoire un cas exemplaire : « Pour que plus personne ne vive ce que
j'ai vécu. » Au fil des mois, passés à se battre depuis sa couette contre des
murs de bureaucratie récalcitrante, elle s'est désespérée de la lenteur des
procédures. À force d'appeler, elle a fini par décrocher un rendez-vous avec
un inspecteur du travail.
Le face-à-face a lieu dans un petit bureau, un jour de printemps 2015.
L'inspecteur, calme, posé, voix douce et basse. Elle, le buste penché vers
lui, menton pointé. Fébrile.
M. : « Je viens vous voir parce que je voudrais savoir ce que vous allez
faire.
I.T. — (soupirant) Je n'ai même pas lu le dossier. Je vais vous dire
franchement : j'espère qu'on va m'en dessaisir ! Je ne suis pas votre secteur
moi, normalement. Il y a eu une réorganisation, je me retrouve avec votre
secteur en plus, mais je ne peux pas tout faire.
M. — Mais vous êtes le 4e inspecteur dessus ! Ce n'est pas très
encourageant.
I.T. — Votre dossier. (Il l'ouvre, lit.) Oh, vous avez eu une reconnaissance
de maladie professionnelle ! Bravo ! C'est très compliqué en général, la
maladie professionnelle. Une sur 100 seulement est reconnue ! Vous avez
de la chance !
M. — Je ne sais pas si j'ai de la chance, on a juste reconnu le mal qui m'a
été fait ! Ce n'est pas parce que j'ai fait reconnaître la maladie
professionnelle que je suis guérie ! La Sécu m'a reconnu 25 % d'incapacité.
Je suis devenue une handicapée… Cette entreprise (elle se gratte la gorge,
hésite, sa voix tremble) a fait que je suis malade, que d'autres sont en
souffrance… Vous devez agir !
I.T. — (Il secoue la tête.) Madame, 85 % des entreprises connaissent de
la souffrance au travail. On ne fait plus que ça ! J'ai soixante personnes en
attente d'enquête. Une enquête, c'est un an au minimum de travail, des
auditions, une procédure… J'ai même des suicides qui ont été classés sans
suite par le parquet !
M. — Qu'allez-vous faire de mon dossier, alors ? Vous vous contentez
d'envoyer une lettre aux entreprises, d'une petite visite, et puis après, plus
rien ?
I.T. — Je ne vais pas vous mentir, c'est une question de moyens.
L'objectif fixé par l'administration, c'est de faire du chiffre : on contrôle une
entreprise, on voit qu'il n'y a pas l'affichage qu'il faut. Hop, on le signale,
c'est fait, c'est rapide et c'est comptabilisé comme une action menée à bien,
un chiffre quoi. Alors qu'une enquête, c'est beaucoup moins rentable !
M. — Pourquoi il y a tant de dossiers ?
I.T. — C'est la faute de cette nouvelle organisation du travail, qui s'est
mise en place depuis une dizaine d'années ! Il n'y a pas tout à coup des gens
fragiles qu'on aurait embauchés, ou tout à coup des tas de pervers qui les
dirigeraient… Non ! C'est la financiarisation, la baisse du collectif,
l'individualisation du travail de gens de plus en plus confrontés seuls à leurs
responsabilités… Et puis la notion d'objectif, les entretiens d'évaluation,
tout ça… Ah oui, et le stock zéro, aussi ! (Il ne s'arrête plus, soupire…) Les
hiérarchies ne comprennent pas les priorités de terrain. Et puis ces gens
dans les cabinets qui pondent des choses toutes faites avec des
procédures… Croyez-moi, de plus en plus de gens sont en souffrance.
Même chez nous ! Oui, nous aussi à l'inspection du travail, on a des
objectifs, une pression pour des résultats, une demande grandissante – dont
vous faites partie – et dont personne ne tient compte, des nouvelles
réorganisations… Tout ça est invisible. Personne n'en tient compte. J'ai des
collègues qui ne comprennent pas, qui absorbent les charges et craquent.
Combien j'en ai trouvé en larmes ! On en a deux qui se sont suicidés sur
leur lieu de travail ! Moi-même, je vis très mal de ne pouvoir faire mon
travail.
M. — Mais faites-le ! Si vous débarquez dans les locaux de mon ex-
employeur, ça les calmera !
I.T. — Pff… des procès-verbaux, j'en envoie. Mais ça ne change rien !
Les enjeux financiers sont tellement importants ! J'ai reçu les DRH de deux
groupes américains. Le premier m'a dit : “On se contente de mettre en
œuvre ce que tout le monde fait.” La deuxième : “Je suis dans un groupe
mondial, vous ne croyez pas qu'on va changer quoi que ce soit dans notre
fonctionnement parce qu'un inspecteur du travail en France me dit qu'il y a
un souci ?”
M. — Mais alors ?
I.T. — Je ne suis pas optimiste, ça va empirer, de plus en plus de gens
vont être touchés. Regardez ces dossiers (il montre des piles sur un
meuble) : tous ces dossiers, là, c'est de la souffrance au travail. Là, ce
monsieur a fait une double tentative de suicide… Bon, je ne pense pas que
ce soit quelqu'un de facile dans un boulot. Mais, dans son service, plusieurs
autres ont aussi craqué. Là, tenez, un autre cas de suicide encore. En plus,
c'est très difficile d'établir le lien de causalité entre un suicide et le
travail ! »
Pendant ces deux ans, Marion pense que le travail, pour elle, c'est fini.
« Ça me terrorise, dit-elle souvent, je ne supporterais plus que quelqu'un
m'agresse. » Quand elle se sépare de son petit ami, début 2014, Marion ne
peut plus assumer son loyer. Elle doit reprendre une activité. L'un de ses
anciens employeurs lui fait une offre. Pendant des semaines, elle esquive,
pose des lapins. Un jour, les yeux noirs de trouille, elle explique : « Il m'a
proposé un poste à l'étranger, pour cinq mois. J'ai accepté parce que, là-bas,
ils ne me connaissent pas. J'avais envie de faire de l'humanitaire. Là, je vais
former des journalistes, on n'en est pas si loin. »
En avril 2015, trois ans après l'annonce de la fin de son émission, deux
ans après la reconnaissance de son burn-out par le médecin du travail, et à
la veille de son départ à l'étranger pour une nouvelle vie, Marion est chez la
psychiatre qui la suit. Elle a rendu les clés de son appartement, éparpillé sa
vie dans des cartons, et elle campe chez une copine.
M. : « Départ demain !
P. — Je suis fière de vous !
M. — Moi je serai fière quand j'aurais réussi. Mais comment je vais
faire ? J'ai vu pendant les réunions préparatoires, je n'arrive plus à écouter, à
me concentrer… ça m'épuise ! Je suis très fatiguée, tout de suite. »
Pendant une heure, en boucle, Marion répète ses angoisses. « Pourquoi
on me propose ce poste, à moi ? », « J'ai peur d'avoir des crises de panique
comme j'ai eu avant », « J'ai peur d'être encore massacrée. » Ce mot,
« massacre », revient sans cesse. « Et si ce que je fais n'est pas bon ? Je ne
le supporterai pas. Si jamais ça se passe mal, c'est la fin. Je ne peux plus
reprendre des claques dans la tête. Plus la force. »
Avant de quitter le cabinet, elle pose une dernière question : « Je ne suis
pas guérie, hein, Docteur ? »
2
TOMBÉ AU CHAMP D'HONNEUR
Patrick, agriculteur
« J'étais le King Terminator de la moisson »
Tout est net, franc, direct, chez Laura, le regard qu'elle plante sur autrui,
ses cheveux blonds coupés au carré, sa voix sans trémolo. Elle est venue au
centre en sachant que, « quand on a fait Le Courbat, on a une étiquette à vie
dans la police ». Au moment d'en sortir, après deux mois de remise en
forme psychique et physique, cet officier de police judiciaire (OPJ) n'a pas
peur. « Pour mes collègues, aller au Courbat, c'est un truc de faible. Pour
moi, maintenant je le sais, c'est un truc de fort. »
En réalité, mauvaise réputation ou pas, elle n'a pas eu le choix. Il lui
fallait se reconstruire après la cascade de déboires qu'elle a subis. Son
histoire professionnelle, qui avait plutôt bien démarré, a très vite frôlé la
tragédie. Gardienne de la paix, Laura a débuté dans la police de proximité.
« Un pote de la Bac [brigade anti-criminalité] s'est pris une balle de
kalachnikov en pleine tête. Il a subi une dizaine d'opérations. Cela m'a
refroidie. J'ai demandé un changement de poste, que j'ai obtenu. » De la
petite procédure qui ne la passionne guère. Enfin, après avoir eu son
deuxième enfant, elle est promue à la brigade des mœurs, son rêve. « J'étais
entrée dans la police pour faire ça, aider les gens plutôt que vérifier si leurs
pneus sont lisses ou leur mettre des PV. » C'était il y a dix ans.
Pendant deux ans, le bonheur. Sa vie a un sens. Comment ne pas se
défoncer pour des victimes de viol ou d'agression sexuelle ? « J'étais sous la
coupe d'un chef de brigade qui m'a servi de mentor et m'a tout appris. On
s'entendait tous bien, on bossait énormément, sans compter nos heures, et
on s'éclatait. » Il arrive alors à cette gardienne de la paix ce que racontent
bien des salariés ou des fonctionnaires à travers la France, qui gémissent sur
la fin des carrières à l'ancienneté et les promotions éclair de jeunes
diplômés vite jugés incompétents : « Soudain, ils nous ont envoyé pour
coiffer le service une jeune capitaine, à côté de la plaque, nulle sur le
terrain. » Entre le chef de brigade d'expérience – mentor de Laura – et sa
nouvelle jeune supérieure, le conflit était écrit d'avance. Le premier
demande sa mutation. Toute la brigade rejette en bloc la nouvelle capitaine.
Le boulot de Laura, qui alors n'est pas encore officier de police judiciaire,
consiste à rédiger des procès-verbaux sous l'autorité de cette femme, qui les
signe en maugréant que le travail est mal fait.
C'est peut-être à ce moment-là, après le départ de son mentor, sous les
ordres d'une chef moins protectrice, que Laura se sent pour la première fois
fragilisée. Elle a déjà deux enfants. Chaque jour, elle doit faire
60 kilomètres en voiture pour se rendre au travail. À la maison, son couple
vacille. La vie n'est pas si facile. Elle se donne du mal pour réussir au
boulot, il faut que ça marche. Or, voilà que sa première vraie famille
professionnelle vient d'exploser. Alors, elle tombe enceinte de son troisième
enfant. À son retour, le chef a changé, elle respire.
De nouveau, le bonheur. Et le stress. Le travail est intense. « Je
m'entendais très bien avec le nouveau chef, mais nous étions quatre
policiers à la brigade des mœurs pour sept communes, dans une région qui
souffre ! On avait entre quatre-vingt et quatre-vingt-dix dossiers par tête à
gérer, du délictuel mais aussi du criminel. Sur la vie sexuelle des gens du
coin, j'ai vu des choses inimaginables, de la zoophilie avec des chiens, des
chevaux, des anguilles, bref l'horreur. » Oui, il faut être solide. Mais c'est
passionnant et on se sent utile.
Laura s'éclate tout en supportant difficilement de voir la brigade
incapable de répondre à la demande. Trop de travail, pas le temps. « Il y
avait des procédures qu'on essayait de traiter correctement, mais on était
obligé d'en laisser de côté. » La policière commence à avoir un peu honte.
« Quand les victimes nous appelaient, on essayait de leur cacher la vérité. »
La vérité ? « C'est qu'on n'avait pas eu le temps de traiter leur dossier, donc
de les soutenir. » Laura rumine alors son impuissance. « Les victimes, pour
se reconstruire, ont juste besoin que leur agresseur reconnaisse les faits.
Mais, même ça, on n'arrivait pas à le leur offrir… Nous étions submergés. »
En flagrant délit, il faut traiter le dossier en priorité, mais ça prend du
temps. Pour un viol, il faut envoyer la victime chez le médecin légiste. Tout
prend du temps, trop de temps. « Ensuite, il faut interpeller, confronter, en
appeler au parquet. En sept mois, j'ai fait trois cent quatre-vingts heures
supplémentaires. » Et puis il y a les affaires bidon. Les fugueuses qui
cherchent une excuse, les nanas trompées par leur ex qui portent plainte
pour agression sexuelle, les handicapés mentaux qui racontent des craques,
les beurettes qui tombent enceintes et font passer ça pour un viol histoire
d'avoir le droit d'avorter… « On traite beaucoup d'affaires qui n'en valent
pas le coup. Les victimes changent de versions. En matière criminelle, on a
systématiquement une demande d'information du procureur et le juge ouvre
une commission rogatoire. Depuis Outreau, quand ce n'est pas carré, on
évite la détention, mais on a le contrôle judiciaire. Donc, oui, nous étions
sous l'eau. Et quand on a au téléphone de vraies victimes, on est désolé de
ne pas avoir avancé sur leur dossier. Si on tient à son métier, c'est très
douloureux. » Laura se sent peu à peu minée par l'idée que la police des
mœurs n'est pas à la hauteur, à commencer par elle.
Mais le pire, c'est la « bâtonnite », comme on dit dans le jargon policier.
« Dans les commissariats, la brigade des mœurs est mal considérée parce
qu'on ne sait pas en faire. » Pour entrer dans les statistiques, il faut avoir des
faits élucidés. « Plus on en a, plus la hiérarchie se fait mousser, dit Laura.
Or, désormais, l'important est là : se faire mousser. C'est la politique du
chiffre. Mais les brigades des mœurs et des mineurs ne peuvent pas
s'attribuer une centaine de viols répertoriés comme les roulottiers comptent
des vols à la tire, c'est un peu plus compliqué que ça ! »
Les trajets, les enfants, trop de boulot, Laura est épuisée, même si elle se
garde de s'en plaindre, à l'époque. Au contraire. Son supérieur hiérarchique
l'encourage à prendre du galon. « À la brigade des mœurs, j'étais la seule
nana pour trois hommes, la plus ancienne aussi. Les autres étaient officiers
de police judiciaire (OPJ), pas moi. Mais ça ne m'empêchait pas de traiter
les affaires comme les autres. » Dopée par les compliments qu'elle reçoit
pour son implication dans le service, elle passe des tests pour devenir OPJ,
réussit, et part en formation pour quatorze semaines en plusieurs périodes.
Bien sûr, elle est remplacée quand elle n'est pas là. En son absence, l'un
de ses dossiers a pris du retard, une commission rogatoire pour viols
multiples et proxénétisme aggravé. Laura est absente plus longtemps que
prévu, pour une maladie bénigne. « Au lieu de me couvrir, ma hiérarchie
m'a chargée. » Son supérieur, qui ne supporte pas que la brigade soit prise
en défaut, l'appelle donc chez elle en la sommant d'appeler la juge
d'instruction, qui s'impatiente du retard pris dans la procédure. Les absents
ont souvent tort. Problème : « Mes chefs avaient oublié que, comme je
n'étais pas encore OPJ au moment de cette commission rogatoire, je n'aurais
pas dû traiter ce genre d'affaire. » Laura s'exécute et téléphone à la juge.
« Vous n'êtes pas en arrêt-maladie ? s'étonne la magistrate.
— Si.
— Alors, pourquoi vous m'appelez ?
— Parce que la hiérarchie me l'a demandé. »
Pour se disculper, Laura glisse à la juge qu'elle n'était pas encore OPJ à la
date de ce retard, même si elle faisait « fonction de ». La magistrate passe
un savon aux chefs de Laura. « Ils m'avaient mis sur le dos ce retard pour se
dédouaner et ne s'attendaient pas à ce que ça leur revienne dans la
tronche. Furieux contre moi, ils m'ont dégagée de la brigade. »
On la raye des Mœurs pour la mettre à la Sureté urbaine. Personne ne lui
demande son avis, ses supérieurs ne l'informent pas. Une note de service
annonçant la nouvelle est affichée dans les couloirs du commissariat. Des
collègues appellent Laura pour la prévenir.
À son retour au travail, elle n'a plus ni bureau ni ordinateur. Elle demande
des explications. « On ne m'a rien répondu. C'était comme ça et pas
autrement, il n'y avait pas à discuter. » Cette mère de trois enfants est-elle
soupçonnée de ne plus être à la hauteur ? Veut-on lui faire payer ses excuses
maladroites auprès de la juge d'instruction ? Laura ne le saura jamais. Cela
s'appelle l'arbitraire. Dans cette brigade administrative, elle se retrouve
chargée de s'occuper des « enquêtes-décès », du trafic de voitures, et de la
surveillance des magasins d'alimentation, bref, résume-t-elle, « des choses
qui ne m'intéressaient pas ». La vie au boulot est devenue carrément
pénible. Au bout de quelques semaines, elle n'a toujours pas de bureau
attribué.
Laura se sent soudain indésirable. Plus tard, alors qu'elle est en congé
pendant les vacances scolaires, ses chefs lui envoient la brigade de
gendarmerie sous prétexte qu'il lui faut aller signer d'urgence au
commissariat des procès-verbaux qu'elle n'avait pas terminés. Elle le ressent
comme une brimade, vu le contexte. « Ils m'ont embarquée comme si j'étais
coupable. Quand j'ai vu mes trois petits pleurer, j'ai perdu pied. J'ai confié
mes enfants à mes parents et je suis partie, la boule au ventre. J'ai signé mes
PV en chialant, c'était tellement injuste. J'ai toujours accompli mon travail
avec âme et conscience. Auparavant, on me reprochait de trop m'investir
dans mes dossiers. Qu'on me prenne maintenant pour bouc émissaire m'a
paru totalement fou. J'ai signé mes PV et j'ai craqué. »
À cette époque, Laura est très seule. Elle vient de se séparer de son mari.
Dans son milieu, plutôt modeste, on ne gémit pas sur ses ennuis
professionnels. On se réjouit d'avoir du travail et on tient sa langue. On ne
va pas non plus chercher l'aide d'un psy, ça ne lui serait même pas venu à
l'idée.
Non, dans son milieu à elle, quand ça ne va pas, on fait passer. Avec une
bonne bière. Ou plusieurs. Et, si ça va vraiment trop mal, pourquoi pas de
l'alcool ? C'est ça, se dit Laura, il n'y a plus que ça à faire, boire un coup,
pour ne plus penser, pour ne plus se sentir nulle, pour cesser de se répéter
qu'on est devenu le vilain petit canard du commissariat.
Laura va s'acheter une bouteille de vodka. « J'en ai sifflé la moitié, seule
dans ma voiture. » Après, il lui reste juste assez de ressort pour appeler une
copine qui habite près du commissariat. « Elle est venue me chercher. »
Tout devient si difficile, désormais. Les trajets lui paraissent encore plus
épuisants qu'avant, l'humiliation et les avanies au commissariat de moins en
moins supportables. Pendant six mois, elle travaille sans bureau. « Tous les
matins, je me prostituais dans les couloirs du commissariat pour trouver une
table et un ordi disponibles. Je finissais par squatter le bureau d'un collègue
qui me faisait gentiment de la place. » Tous les jours, affirme-t-elle, elle
écope d'un reproche ou d'une réflexion désagréable : « Tu te souviens,
t'avais mal fait ça » ou « Tu vois, t'as oublié ça », etc. Elle devient parano.
« Pendant six mois, je suis arrivée au bureau en me demandant ce qui allait
me tomber sur le coin de la figure. » Elle commence à boire régulièrement.
« Dans les commissariats, on boit », glisse-t-elle pour expliquer que la
tentation est permanente, une fois qu'on a goûté à l'ivresse de tout oublier.
Pour elle, c'est la première fois.
Si elle avait pris des médicaments en douce pour supporter son burn-out,
elle se serait fait moins remarquer. Quand on picole, on suscite le rejet. Une
assistante sociale lui vient en aide. Laura demande une mutation dérogatoire
en invoquant la distance de son travail et de ses trois enfants. Là où on la
nomme, près de chez elle, il n'y a pas de poste d'OPJ libre. « J'ai été obligée
de reprendre la tenue et, alors que j'étais désormais officier, de refaire ce
que je faisais stagiaire. » Le sentiment de ratage et de déshonneur la ronge
plus que jamais. Elle a envie de fuir sans pouvoir le faire. Son corps ne la
soutient plus. « J'ai continué à péter les plombs. J'en ai fait voir de toutes les
couleurs à mes parents, qui n'habitent pas loin et me soutiennent. J'étais
devenue insomniaque. » Pour dormir, pour tenir, croit-elle, elle picole.
Car, entre-temps, Laura a reçu la note administrative qu'elle attend.
« J'avais bien obtenu ma qualification d'OPJ. Mais le capitaine mentionnait
que je n'avais pas la confiance de la hiérarchie. Je ne l'ai pas supporté. J'ai
complètement craqué, je ne me reconnaissais plus. Je buvais le soir. Je m'en
prenais aux personnes que j'aimais. Je ressassais : “Tout le monde au boulot
dit que je suis une merde. Autant que je me détruise, que j'éloigne toutes les
personnes qui me veulent du bien.” » À bout de forces, Laura a l'impression
d'être face à un mur, de ne plus servir à rien. Elle veut en finir. « Un soir, en
pleine crise d'hystérie, je me suis attaquée à ma mère que j'adore. »
Personne ne songe à l'emmener voir un médecin ou un psychiatre. « Mes
parents ont pris la mauvaise décision d'appeler les collègues. »
Les policiers la placent en cellule de dégrisement, dans son propre
commissariat, « l'humiliation totale ». À la sortie, elle comprend que ça ne
peut plus durer. Des collègues prennent l'initiative d'appeler un responsable
de la mutuelle des policiers, qui vient la voir. « Cet homme m'a parlé du
centre du Courbat. Dans la police, c'est très mal vu. Le fait de m'en être
prise à ma mère m'a décidée à dire oui. Il ne fallait pas que ça
recommence. » Elle ajoute : « Je me serais flinguée si on ne m'avait pas
aidée. »
Au Courbat, dont elle apprécie « le cadre idyllique », on ne lui donne pas
de médicaments de substitution. Elle n'est pas accro à l'alcool. « Je m'en
servais juste pour oublier. Pour me foutre en l'air. »
Au printemps 2015, elle était heureuse de se préparer à sortir deux
semaines plus tard. « Je vais retrouver mon boulot, disait-elle dans un
sourire. Je crois qu'ils m'attendent. »
Mais, depuis, elle a été de nouveau hospitalisée. En septembre, elle était
encore sous antidépresseurs et sous anxiolytiques. Le médecin de la police a
considéré qu'elle n'était toujours pas apte et il l'a prévenue : « Si votre burn-
out n'est pas reconnu comme maladie professionnelle, vous ne pourrez pas
revenir dans la police. » Laura est retombée dans un trou noir.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, d'où ça vient
Une pathologie de civilisation
Être médecin, c'était une vocation. « Quand j'étais enfant, notre médecin
traitant avait une grande influence dans ma famille. C'était un humaniste,
plein d'empathie, qui a beaucoup aidé mes parents. Il apportait une noblesse
à ce métier. Il m'a donné l'envie de faire comme lui. Je précise : je ne
voulais pas être « médecin », je voulais être « médecin généraliste ». Il
précise toujours tout, Mathieu.
Pour ce grand scrupuleux, les mots ont un sens. Les actes aussi. Quand
l'étudiant meneur et fêtard organisait ses soirées, tout, du buffet à la sono,
était top niveau. Quand il jouait au foot, c'était à fond dans une association.
Quand il courait, c'était des kilomètres. Face aux copies d'examen, il
s'appliquait tellement à bien répondre aux cinq premières questions qu'il ne
finissait pas les suivantes. « J'avais la moyenne, parce que les cinq
premières étaient parfaites. » Quand le médecin commence à faire des
remplacements, il s'applique tout autant. Impossible pour lui de recevoir un
quart d'heure, comme le font tant de généralistes. « Je ne sais pas me
focaliser sur un problème, j'essaie de régler des soucis en profondeur, je fais
de la prévention… Je suis incapable de saucissonner une consultation, de
renvoyer le patient à une prochaine consultation quand il souffle : “Docteur,
j'ai oublié de vous dire.” »
En 2002, le docteur s'installe en libéral, dans une banlieue plutôt cossue,
semi-rurale, semi-urbaine. Il partage les locaux avec d'autres confrères,
dans un centre médical. « Ça donne de la force, mais aussi une pression. »
Les débuts sont durs. Normal, Mathieu ne connaît pas encore sa
« patientèle », celle d'un médecin âgé, qui a vieilli comme ce dernier et
cumule les pathologies. « Les traitements étaient à l'ancienne, il fallait tout
revoir. Aucun dossier n'était informatisé, je me retrouvais avec des dossiers
de 600 pages pour un patient ! Je travaillais jour et nuit. » Il se dit alors :
« Ça va passer, je m'installe. » C'était illusoire. D'autant que la salle
d'attente ne désemplit pas. « J'attirais des patients compliqués qui savaient
que je prenais du temps. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est
culpabilisant, des patients qui attendent. »
Certains confrères du cabinet voient ces embouteillages d'un bon œil :
Mathieu est populaire, il draine du monde. D'autres tiquent : « Tu ne vas pas
t'en sortir financièrement, tu ne vas pas pouvoir payer ta part de charges,
prends plus de patients ! » Certains parviennent à en faire défiler quarante
par jour dans leur cabinet. Mathieu, lui, ne dépasse pas dix-huit, les
« meilleurs » jours : « Comment rester dix minutes pour un patient en fin de
vie ou en dépression ? »
Il se fiche de ne pas gagner très bien sa vie, de ne pas partir à l'étranger
pour ses vacances. « L'argent n'a jamais été une valeur pour moi. » Mais il a
engagé des investissements lourds en matériel. Il a 3 000 euros de charges
mensuelles au cabinet, et trois enfants à nourrir. Sa femme Marie consulte à
mi-temps et gère tout à la maison. Lui, commence vers 8 heures, revient
tard, vers 21/22 heures, retravaille après le dîner. Le jeudi, son jour off, il
règle les questions administratives, analyse les bilans, fait son courrier,
appelle les spécialistes quand il a besoin de complément d'information pour
ses patients. Et le week-end ? Il consulte le samedi. « L'euphorie familiale
commençait à son retour, vers 16/17 heures, raconte Marie, et durait
jusqu'au déjeuner du dimanche. L'après-midi, les questions revenaient : “Et
le potassium de madame Machin, et peut-être que je devrais faire un autre
examen sanguin à monsieur Bidule ?” »
La première alerte a lieu un 14 juillet. La famille part regarder le feu
d'artifice sur la plage. « C'était en 2008, j'étais seul à mon cabinet, je me
suis demandé ce que je foutais là, alors qu'ils étaient tous là-bas. À quoi ça
rimait, tout ça ! Le lendemain, quand je les ai rejoints, j'ai craqué. » Il est
chez ses beaux-parents, il y a des invités. Mathieu quitte brusquement la
table. Ne sachant à qui s'adresser, il appelle l'ordre des médecins. On
l'aiguille sur un psychiatre qui le rassure : « Vous êtes un bon médecin.
Organisez-vous mieux, c'est tout ! Mais vous n'avez pas à avoir honte de
vos valeurs. »
Un peu réconforté, Mathieu reprend le boulot. Mais de drôles de troubles
envahissent son quotidien. « Je me lavais les mains plusieurs fois de suite.
J'allais vérifier dans les poubelles que j'avais bien fermé la bouteille de
Bétadine, ou que j'avais bien jeté une seringue usagée dans un container
pour qu'elle ne contamine pas la femme de ménage ou l'éboueur, ou encore
que j'avais bien mis la bonne ordonnance dans la bonne enveloppe, et que je
n'allais pas créer un drame dans la vie d'un patient en me trompant… Chez
moi, pris d'un doute, je repartais au cabinet vérifier. »
Au fur et à mesure que ces angoisses augmentent, il lui devient
impossible de les cacher à Marie. Qui se trouve embarquée dans la logique
folle de son mari, l'accompagne même quand il retourne fouiller les
poubelles du cabinet. « Ses anxiétés pouvaient avoir un sens, surtout pour le
médecin que je suis. Sauf qu'elles étaient de plus en disproportionnées. »
Les troubles obsessionnels compulsifs (Toc) prennent le contrôle de
Mathieu et de sa vie.
Juste avant Noël, une période qu'il aime plutôt bien, le médecin reçoit un
patient qu'il ne connaît pas. « Cet homme devait avoir 70 ans. Il avait un
problème d'oreille, une otite externe. Je l'examine. Je fais une prise de sang.
Le soir, je reçois le bilan : 30 000 plaquettes au lieu de 150 000. J'appelle sa
famille, qui me dit qu'il délire, avec 40 de fièvre. » Il est tard, plus de
21 heures, mais le médecin décide de se déplacer. Suspectant un syndrome
de méningite, il envoie le malade à l'hôpital, et revient se coucher. « J'étais
crevé, mais soulagé d'y être allé. Mais, le lendemain, je me suis dit que
j'avais fait une connerie (la voix de Mathieu s'étrangle. Il n'arrive plus à
parler). Je… j'ai du mal encore à en parler aujourd'hui… j'avais utilisé un
petit appareil pour nettoyer son oreille. Tout à coup, j'ai eu peur : est-ce que
j'avais bien nettoyé l'appareil ? Après lui, j'avais examiné une petite fille de
quatre/cinq ans… Je me suis rentré dans la tête que j'avais dû l'infecter. »
Mathieu appelle des copains internes à l'hôpital, qui le rassurent. Les
risques sont minimes.
En fait, le patient souffre d'une cirrhose auto-immune, rien de contagieux.
Mais le mal est fait. Il est terrassé, recroquevillé. Le psychiatre l'arrête deux
mois : « Je n'étais plus dans la vraie vie. Moi qui adorais la musique, je ne
pouvais plus rien écouter. J'étais tellement autocentré, que j'aurais été à côté
du World Trade Center au moment de l'attentat, je n'aurais rien vu ! » À
l'époque, sa femme enceinte doit subir un test de trisomie. « Elle était
effondrée, je n'en avais rien à foutre. Je n'étais capable que de courir
pendant des heures, ça m'apaisait, la souffrance physique ne me touchait
pas. J'ai tenu grâce à ça. »
Mathieu a beau être médecin, il ne mesure pas vraiment ce qui lui arrive.
« Je n'étais pas déprimé, je voyais bien que c'était différent. » Le syndrome
d'épuisement professionnel est un concept lointain encore pour lui. À son
retour au travail, après deux mois, il est persuadé que tout va aller mieux :
un médecin le remplace tous les mardis. Il ne sait pas qu'un burn-out, une
fois enclenché, ne se laisse pas arrêter si facilement.
La crise le fauche par surprise. « Je me préparais à un acte médical
banal : brûler une verrue. Un confrère m'avait appris la technique à
l'ancienne, mais, au moment de le faire, je me suis dit : “Ton asepsie n'est
pas bonne, ton matos n'est pas stérilisé, ton liquide d'azote est peut-être
contaminé, tu vas filer le sida ou l'hépatite B.” » Le docteur s'effondre,
incapable d'assurer la consultation, et fait appel à un confrère du centre pour
le remplacer.
Ses obsessions tournent au délire : « J'étais habité par cette impression de
propager la mort alors que mon métier implique l'inverse ! » Des histoires
du passé lui remontent à la tête. Quinze ans plus tôt, le médecin s'était
occupé d'un enfant de 4 ans, écrasé par la voiture de son père. Celui-ci avait
voulu reculer, sans voir que son fils était derrière. Mathieu se met à croire
qu'il va écraser des gens, lui aussi. « Par moments, je n'arrivais plus à sortir
du périph qui fait le tour de la ville. Si j'en sortais, j'y retournais, je refaisais
le tour pour vérifier que je n'avais pas écrasé quelqu'un. » Marie, effarée,
doit venir le chercher sur un bord de trottoir.
Un soir, Mathieu achète des glaces au supermarché : « Je n'arrivais plus à
sortir du magasin, je n'en finissais pas de vérifier si j'avais bien fermé les
portes des frigos, je vérifiais même celles que je n'avais pas ouvertes ! Je
voulais être sûr de ne pas avoir provoqué la rupture de la chaîne du froid, ce
qui aurait été dangereux pour les gens après. » Cette fois, Marie doit appeler
du renfort car elle n'arrive pas, seule, à le faire sortir du magasin. Tout le
monde lui conseille de quitter Mathieu, pour sauver sa peau. Elle résiste, se
fait aider psychologiquement, médicalement.
Quand ils évoquent ces crises extrêmes, devant leur tasse de café,
Mathieu et Marie ont du mal à refouler leurs larmes. La plage, le soleil, les
vacanciers qui se baignent là, face à eux, ils ne les voient pas. « C'est dur de
repenser à tout ça. » Mathieu n'a pourtant pas beaucoup hésité avant
d'accepter de nous rencontrer. Parce qu'il veut « faire savoir que cette
société déconne. Tout doit être parfait : la carrière, la famille, la vie. Tout
concourt au burn-out. Un jour, j'arriverai peut-être à témoigner à visage
découvert. C'est encore tellement tabou ! Les médecins n'aiment pas qu'on
en parle, et pourtant combien plongent ? »
Après l'épisode de la glace, Mathieu court aux urgences psychiatriques
du CHU, son psy à lui étant en vacances. Renvoyé chez lui, il y retourne.
On le renvoie encore. Il finit par atterrir dans une clinique. Dix jours. « Ça
ne m'a servi à rien. J'étais dans mes délires de vérification, mes ruminations.
Je me croyais encore capable d'exercer. Comme on m'avait laissé mon
téléphone, je continuais à appeler ma secrétaire pour vérifier que j'avais fait
ceci ou cela, et des professeurs pour demander comment stériliser les
appareils… »
Mathieu est sous neuroleptiques. Il détaille son traitement avec précision,
comme si c'était celui d'un patient. « Un peu de benzo – Xanax –, et du
Risperdal, mais ça n'était pas efficace… J'ai changé de molécule, j'ai pris de
l'Anafranil. Des antidépresseurs de première génération, pour les
dépressions fortes, mais ça ne marchait pas. Normal, ce n'est pas une
dépression ! » Quand il sort de la clinique, Mathieu comprend – enfin –
qu'il ne peut plus reprendre ce boulot qui le détruit. « J'ai pensé devenir
paysagiste, mais c'est compliqué d'en vivre. Je sais monter à cheval, aussi.
Moniteur d'équitation ? Je n'en ai pas vraiment le niveau. Maréchal-ferrant ?
Mais avoir fait toutes ces années d'étude pour tout abandonner… Et puis
j'aimais profondément soigner. »
Une amie lui dit qu'une clinique en addictologie cherche un médecin.
S'occuper de dépendants à l'alcool, aux drogues, aux jeux vidéo ? L'idée
séduit celui qui a été si dépendant au travail. Mais il lui faut « vendre » sa
patientèle. Mathieu met des mois à trouver un repreneur. « Le métier est
trop dur, les jeunes ne veulent plus de ce rythme. » Il finit par la revendre,
cinq fois moins cher qu'il ne l'a achetée. Il est libre.
Quatre ans après les premiers troubles, Mathieu commence son travail à
la clinique. À temps partiel. Et dans une autre ville que la sienne, pour
éviter les rumeurs. « J'étais encore très invalidé par mes Toc. Je revérifiais
tout compulsivement. Ma direction a hésité à me garder, puis a considéré
que j'avais les qualités de mes défauts. » Ici, on ne parle pas de rendement.
De son burn-out, le praticien a gardé une autre relation aux patients.
« J'utilise mon expérience de malade comme un plus, c'est mon arme
secrète, je suis passé de l'autre côté de la barrière. Les addicts ne sont pas
mes frères d'armes, mais presque. » Les Toc diminuent, en même temps que
l'angoisse.
Le docteur reste un salarié atypique, avec ses horaires à rallonge. Partir le
soir reste difficile. « J'ai toujours peur d'avoir oublié d'éteindre la lumière,
un ordi, un truc qui ferait brûler le bâtiment. » Quand il appelle Marie pour
dire « je pars », elle ne sait pas combien d'heures il mettra pour arriver à la
maison. La veille des vacances, il est revenu à minuit. On le sait, parce
qu'on avait rendez-vous avec lui, pour le livre, ce soir-là vers 19 heures, et
qu'il a décommandé au dernier moment. Scotché à son boulot.
Mathieu voit toujours un psychiatre. Il se dit « encore malade, mais
heureux. J'ai retrouvé mon enthousiasme, mon appétit de vie ! » Il dit aussi
que ce burn-out ne lui est pas arrivé par hasard. « Je suis un perfectionniste
dans un monde qui ne le supporte pas. Un perfectionniste devenu
pathologique. Est-ce que j'aurais pu éviter tout ça ? Sûrement, si j'avais eu
moins de pression, si la consultation avait été à 40 euros et pas à 20, si je
n'avais pas été si seul. Ce monde n'est pas le mien. »
6
LA TYRANNIE DE L'EXCELLENCE
Virginie, DG dans le marketing
« Je voulais être une superwoman »
Jamais un syndrome n'a autant été décrit alors qu'il est boudé par une
communauté scientifique divisée, souvent sceptique. Officiellement, le
diagnostic de burn-out n'a toujours pas d'existence officielle.
Le syndrome d'épuisement professionnel n'est pas considéré comme une
maladie mentale. Il ne figure pas dans le manuel médical des troubles
mentaux (DSM-IV) établi par l'Association américaine de psychiatrie. Sans
le reconnaître comme une maladie, seule l'Organisation mondiale de la
santé (OMS) en propose une définition clinique : « Un sentiment de fatigue
intense, de perte de contrôle et d'incapacité à aboutir à des résultats concrets
au travail. »
Le burn-out tue à petit feu. C'est souvent un processus lent, évolutif,
correspondant à une accumulation de symptômes liés aux tensions subies.
On se débat contre le sentiment sournois de décevoir son milieu
professionnel ou de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences, et on
s'épuise à corriger le tir, amender son attitude, redoubler d'efforts sans
jamais parvenir à satisfaire autrui ni soi-même. Il y a du Sisyphe chez le
candidat au burn-out.
C'est un feu qui couve, puis se propage en douce, et consume
inexorablement, jusqu'au moment où l'on s'effondre. Les symptômes
habituels sont physiques : troubles du sommeil, sentiment de fatigue
chronique, perte d'énergie, migraines, maux de ventre, oppression
thoracique, dorsalgies… et tant d'autres. Ils sont aussi émotionnels :
démotivation, frustration, ennui, découragement, autodépréciation,
irritabilité, anxiété, susceptibilité, envie de pleurer. Ils sont enfin
intellectuels : troubles de la mémoire, inefficacité, difficulté à se concentrer,
à retrouver le sens des priorités, à mettre de l'ordre dans ses idées.
Le burn-out provoque des réactions diverses, selon les systèmes de
défense de chacun. La victime se retranche derrière les règles, les ordres, les
chefs, ou au contraire prend ses distances en adoptant une attitude ironique,
agressive ou cynique, au risque de s'isoler. Elle peut fuir dans l'apathie,
l'alcool, les drogues diverses, les médicaments dopants ou somnifères. Ou
elle s'épuise au travail. Jusqu'au jour où elle craque. Et sort du jeu. Mais,
avant d'en arriver là, elle a tendance à nier son problème.
C'est une descente en trois phases, que la psychosociologue Christina
Maslach a repérées dans les années 1980. 1. L'épuisement. 2. La
dépersonnalisation et le cynisme protecteur. 3. L'inefficacité et la perte
d'accomplissement personnel. En clair, cela commence par un engagement
total dans le travail. On s'implique avec dévouement, voire avec dévotion.
Puis on bascule dans le « surengagement ». L'adhésion professionnelle
envahit la vie privée. Cet acharnement tourne à vide. On doute de soi. Puis
on s'effondre.
Il y a plusieurs écoles. D'autres spécialistes identifient quatre phases. 1.
La phase d'alarme, enthousiasme, performances, et hyperactivité. 2. La
phase de résistance, prise de conscience des difficultés, fatigue intense. 3.
La phase de rupture, frustration et culpabilité. 4. La phase d'épuisement,
repli sur soi et désespoir. Les défenses psychologiques du patient sont
déréglées, l'angoisse lancinante dont il est la proie l'invalide jusqu'au
malaise.
Quelle différence entre le burn-out et sa cousine la dépression ? « C'est
juste un terme chic pour rendre la dépression plus acceptable », ironise
Philippe Rambaud qui anime 60 000 Rebonds, une association d'aide aux
chefs d'entreprise en déroute. Cet ex-cadre dirigeant n'est pas le seul à
afficher son scepticisme. Pourtant, alors que la dépression classique est un
trouble lent de l'humeur, le BO n'est pas toujours précédé d'une période de
tristesse. Et, s'il présente des symptômes physiques voisins de la dépression,
le burn-out s'en distingue par son lien étroit avec le travail. Il frappe
d'ailleurs en général des gens sans problème particulier dans leur vie
personnelle. Avant qu'ils ne se laissent dézinguer par le boulot.
Plus étonnant encore, des chercheurs canadiens du Centre d'études sur le
stress humain ont trouvé des différences patho-physiologiques importantes
entre les personnes qui souffrent de burn-out et celles qui sont atteintes de
dépression. Les premières ne produiraient pas assez de cortisol (une
hormone sécrétée par le cortex), comme si le corps refusait de coopérer,
tandis que les secondes en sécréteraient trop.
De fait, les traitements adaptés à la dépression soignent mal le syndrome
d'épuisement professionnel. Seule une rupture radicale avec l'univers
professionnel et le temps y parviennent. Au prix parfois d'un changement de
métier ou de vie.
7
UNE ORGANISATION TOXIQUE
Édouard, cadre bancaire
« Pourquoi se lever le matin ? »
« J'avais une femme, deux enfants, une vie heureuse, et un boulot qui me
convenait quand un chasseur de têtes m'a contacté pour cet établissement
bancaire. » Édouard est excité par la proposition juteuse qu'on lui fait en
2011. Il ne sait pas alors qu'il prend, à 36 ans, la pire décision de son
parcours professionnel.
À cette époque, il travaille dans une société spécialisée dans
l'accompagnement patrimonial auprès des chefs d'entreprise. Il a un carnet
étoffé, et des clients fidèles, de précieux atouts pour la banque qui cherche à
se développer dans le Sud-Est où ses réseaux sont implantés. « On est venu
me chercher en me proposant le poste de directeur adjoint et en
m'expliquant que c'était évolutif, puisque mon supérieur devait être nommé
à l'échelon régional. » En clair, il doit remplacer son chef direct à brève
échéance.
Son nouveau métier se révèle d'autant plus passionnant qu'il est le fruit
d'une innovation liée à la mutation du métier bancaire. Édouard se retrouve
conseiller en gestion de patrimoine et directeur d'un « bureau » privé, « une
entité dédiée à une clientèle aisée mais pas fortunée », qui a entre 100 000
et 1 million d'euros de côté. Un concept développé récemment : « Les
acteurs bancaires avaient constaté que les clients passent de moins en moins
dans les agences et qu'il faut trouver de nouvelles structures pour les
attirer. » Le bureau privé est une sorte de salon où l'on peut causer, un
cabinet bancaire en appartement. « Un endroit sympa, un concept novateur,
une excellente stratégie », tout pour plaire à Édouard. À un détail près : « Ils
ont eu raison trop tôt, le marché n'était pas mûr. »
Au début, c'est exaltant. Édouard se démène pour débusquer de nouveaux
clients. Il adore cette façon d'exercer son métier, son côté
« entrepreneurial », loin de l'image traditionnelle du « banquier assis » que
connaît le grand public. « Les gens croient que le banquier est passif, quel
que soit son poste, qu'il attend le client derrière son guichet, mais pas du
tout ! Beaucoup sont des salariés autonomes capables de générer une
activité. »
Lui a été recruté pour chasser les clients et il aime ça. « Pour les attirer, je
devais trouver des ficelles, développer une activité commerciale, mettre en
place tout un processus. » L'essentiel de son art consiste alors à approcher
des prescripteurs, comme les avocats, les experts-comptables, les notaires,
des gens qui ont eux-mêmes beaucoup de clients dotés de sous à placer, à
l'occasion d'une succession, ou de la vente d'un bien immobilier. Le jeu
consiste à aimanter tout cet argent vers la banque qu'on défend. Quand ça
fonctionne, Édouard se sent redevable vis-à-vis de ses clients mais aussi de
ceux qui l'ont aidé à les trouver : « Si vous trahissez la confiance des
premiers, vous trahissez la confiance des seconds. »
Tout se passe très bien pendant dix-huit mois. « Je générais de l'activité et
mes anciens clients m'avaient suivi dans ma nouvelle structure. J'avais avec
eux une vraie relation intuitu personae. » La hiérarchie d'Édouard est
satisfaite de sa recrue. « J'avais une bonne évaluation de performance. »
En 2013, le bruit court que la maison mère concocte une réorganisation.
« On nous dit alors que de moins en moins de gens se déplacent aux
guichets, qu'il faut répondre à leurs attentes autrement, et que la banque vit
une révolution. »
Dans la petite agence en appartement très flexible où Édouard exerce ses
talents, ils sont quatre. « On apprend qu'on va perdre notre assistant, un
employé extrêmement précieux par ses qualités humaines, apprécié de la
clientèle. Il doit être remplacé, nous dit-on, par une organisation
numérique. » Édouard et ses collègues pressentent que toute l'organisation
mise en place dans leur petite structure va voler en éclats. « On prévient la
RH qu'on ne veut pas que cet assistant parte. Si on espère continuer à
développer notre activité, chercher des clients, sortir de l'agence, on ne doit
pas se laisser cannibaliser par les tâches administratives dont il s'occupait. »
La hiérarchie se veut rassurante. « Le procès organisationnel sera bien
rodé. »
En fait, ça ne fonctionne pas. « On nous avait annoncé un logiciel qui ne
s'est pas révélé opérationnel et ne l'est toujours pas aujourd'hui, cela nous a
fait perdre un temps fou. » Plus grave, la banque procède à un second plan
social. « Un deuxième membre de l'équipe est parti, une personne qui
s'occupait des prêts immobiliers. Sa présence nous permettait de tout traiter
localement en direct, on était hyperactifs, ça marchait très bien. Nous nous
retrouvons à deux, le directeur et moi. » À deux, un peu désespérés. « J'ai
conservé tout un tas de mails dithyrambiques que la hiérarchie nous avait
envoyés, et subitement la boîte décidait de tout détruire ! »
Édouard constate vite que ce sont tous les bureaux privés qui sont
« flingués », selon son expression. « C'était un problème d'ego de
dirigeants. Le nouveau patron a succédé à celui qui a créé ces structures
novatrices et s'est attaqué à elles en premier. La DRH a couvert. » Un quart
des effectifs de la banque sont virés en deux ans. « Les plans sociaux ont été
refusés par la justice, mais la direction a dégraissé rapidement. »
Plusieurs personnes craquent gravement. En 2014, le chef direct
d'Édouard est en arrêt-maladie neuf mois sur douze. Il est à l'origine du
bureau privé de la ville. « Il l'avait créé ex nihilo, et s'était fortement
impliqué, au point d'en faire l'un des fleurons en France, très rentable. Il
était très fidèle, très “corporate”. » Ce chef ne comprend pas ce qui arrive.
D'abord, il s'étonne auprès de son second : « C'est bizarre, d'habitude on
peut se parler dans cette boîte, mais là, le vent tourne. » Puis il se sent trahi.
Édouard, impuissant, voit cet homme qu'il estime sombrer. « Ses arrêts-
maladie interminables ont débouché sur une inaptitude à tout poste dans
l'entreprise. » Autrement dit, un burn-out.
En attendant, Édouard se retrouve quasiment seul dans son agence, avec
la charge de travail de quatre personnes. « Il a fallu que je me retrousse les
manches. J'ai fait cet effort, car j'aime mon boulot. C'était du
8 h 30/19 heures sans déjeuner. J'étais relativement protégé par mon
directeur régional, un homme honnête, plutôt écœuré par le gâchis, les abus
et les errements auxquels il assistait. » En juillet 2014, quand ce dernier part
en retraite, la pression s'accroît sur Édouard.
« Comme j'étais seul pour remplacer les trois absents, la hiérarchie
pensait qu'il fallait me serrer de près. Moi qui avais été embauché pour mon
sens de l'entreprenariat et pour mon autonomie, je me suis retrouvé
extrêmement contrôlé en interne. » Il n'est pas contre le principe. « Mais
quand on est seul à tout porter, c'est contraignant. Il faut rendre compte de
tout, à chaque instant, cela bouffe du temps, et la défiance règne. Avec
l'informatisation, la hiérarchie sait tout de votre travail, et on vous montre
du doigt dès qu'on n'est pas dans les volumes prévus. » Comment, seul pour
faire le boulot de quatre personnes, ne pas se sentir traqué ? « J'ai eu alors
l'impression de devenir fou. »
En outre, l'objectif de rentabilité à court terme affiché par l'établissement
pose très concrètement un problème éthique à Édouard. « Cela signifiait
que, sur le terrain, on forçait les commerciaux à vendre des produits plus
intéressants pour la banque que pour la clientèle. » C'est ce qui lui est le
plus douloureux encore aujourd'hui, quand il y pense. « Si, sur ma carte de
visite, il est écrit M. Édouard Untel, conseil en gestion de patrimoine, cela
veut dire que je me soucie vraiment des besoins de mes clients. Je dois
travailler dans leur unique intérêt. » Ce n'est pas la réalité.
Dans ce type de banque privée, affirme Édouard, tout est fait pour vendre
des produits « margés » – qui assurent une marge à l'établissement – et donc
surfacturés. « Sous prétexte que je le reçois dans un hôtel particulier avec
un parquet à la française et un beau costume, le client se dit qu'il est dans
une maison cossue et recommandable. » Beaucoup d'établissements, dit-il,
ont succombé à « cette politique de l'apparat, de l'esbroufe dans un
environnement cynique ».
La direction redouble de recommandations. « Non seulement, on me
coupait mes moyens mais on me demandait de tromper le client en lui
vendant des produits inintéressants. » Il explique, très soucieux de se voir
compris, de partager son indignation : « Si vous avez 100 000 euros, je
peux faire en sorte qu'ils vous rapportent 5 % ou 3 %, la différence, ce sera
la marge commerciale pour la banque. »
Quelques mois plus tôt, il vendait des placements A, B ou C, comme il
l'entendait. « Là, on nous demandait de vendre le produit B que nous
placions en A, et la banque empochait la différence. On recevait des mails
quotidiens, des campagnes de produits destinés à amener de l'argent à la
banque. » Édouard apprend que la banque va se retirer de la région. La
direction annonce : « La banque vend certains départements, mais elle
gardera les meilleurs d'entre vous. » Édouard se résigne à contrecœur : « On
se dit qu'il faut continuer à bosser », dans l'espoir de rester. Faire venir de
nouveaux clients, alors qu'on ne sait pas si la structure sera encore là six
mois plus tard, c'est une tromperie aux yeux d'Édouard. D'autant plus qu'en
général, un an après, les clients qu'on s'est attachés « amènent le beau-frère,
la belle-mère, etc. ».
Édouard découvre qu'il n'est pas le seul à souffrir. Le comité hygiène et
sécurité de sa boîte commande un audit sur les risques psychosociaux. Très
alarmiste, le rapport des experts ne mâche pas ses mots, en
septembre 2014 : « Les entretiens […] ont mis en évidence de multiples
clivages, des injonctions paradoxales, et des atteintes nombreuses à l'image
de soi, au besoin de sécurité, au besoin de sens et de cohérence, au besoin
relationnel, et au besoin du travail bien fait. » Il parle de « conséquences
humaines catastrophiques », de « processus psychologique destructeur ». Le
médecin du travail lui aussi alerte la direction sur une situation qu'il qualifie
de « danger grave et imminent ». Le nombre des arrêts-maladie a augmenté,
celui des dysfonctionnements, des erreurs, bref des litiges avec les clients
aussi. Édouard lui-même voit bien qu'il ne peut satisfaire ces derniers
comme avant : « On a du mal à se démultiplier. »
La frustration monte des deux côtés du guichet. « Je suis entré dans une
phase de défiance vis-à-vis de la direction. Qu'une entreprise restructure,
c'est normal. Mais quand elle le fait de façon cynique, voire malhonnête,
alors qu'elle construit sa communication sur des valeurs d'intégrité, c'est un
conflit éthique. » Le syndicat CFDT dénonce la « dérive » d'une direction
« verrouillée dans une attitude autoritaire improductive ». Mais pas le temps
de s'appesantir. « Quand on est seul, et qu'on a tant de boulot à faire, on ne
réfléchit plus, on est trop absorbé. C'est le problème de l'épuisement
professionnel, on manque de discernement. »
Édouard est déchiré. Il se dit qu'il doit continuer à travailler, pour sa
famille et par fidélité à ses clients. Mais il éprouve un sentiment grandissant
de dégoût. « À mes yeux, ça n'avait plus aucun sens. » Il s'engueule lui-
même : « Pourquoi tu te lèves ce matin ? Tu ne sers à rien ! » Une autre
voix lui distille : « Si, si, tu as des clients, et ils n'ont pas à pâtir de ce qui se
passe dans les coulisses. » Qui s'occupera d'eux ? « Quitter la boîte, c'était
aussi trahir ceux qui me les avaient fait rencontrer. »
Bientôt, il ne peut plus garder pour lui son désaccord avec la nouvelle
politique. « Après une période sur la défensive, j'ai commencé à me
rebiffer. » Il sèche certaines réunions où l'on évalue les performances, où
l'on compare avec les collègues. Quand on lui dit de vendre le produit B, il
s'entête à vanter le A, meilleur pour les clients. « De fait, je me suis
marginalisé. » Il finit par sortir du bois et dénoncer ouvertement les
dysfonctionnements de la maison.
À bout, il appelle la direction des ressources humaines (RH) : « Je n'en
peux plus, j'arrête, je veux négocier une rupture conventionnelle. » Le
rendez-vous est refusé sous prétexte que la maison sort d'un plan social et
que le nouveau n'est pas encore homologué. « Au téléphone, la RH précise
qu'en l'état il ne sera pas procédé à des ruptures conventionnelles. »
À cette époque, Édouard est coiffé de loin par deux managers, dont une
nouvelle directrice régionale. « Elle a compris mes difficultés et accepte de
me couvrir, à condition que je me fasse discret en réunion et que je fasse
semblant d'être d'accord. » Lui vit les propos de sa chef comme un double
discours.
Un petit jeu s'instaure entre Édouard et ses managers. « Dès qu'ils
sentaient que je craquais, ils lâchaient la bride, toléraient que je ne
remplisse pas bien mon agenda pendant quelques jours. Dès qu'ils voyaient
que je plongeais carrément, que je m'éloignais trop de la ligne, ils me
reprenaient en main de façon musclée. »
En décembre 2014, il est convoqué au siège régional pour un entretien.
Un responsable national est descendu de Paris. « L'entretien a été
extrêmement cordial, ça m'a fait du bien de me vider. Je leur ai dit que ça
n'allait pas, que j'étais isolé, seul pour abattre le boulot de quatre personnes,
que je n'avais toujours pas de téléphone professionnel, et que les clients
m'appelaient sur mon mobile personnel, y compris le week-end et pendant
le mois d'août. » Édouard sort soulagé de ce rendez-vous. Quelques jours
après, il reçoit un mail de la direction. « Mon cahier de doléances avait été
réduit à deux phrases, et on m'expliquait que mes résultats frisaient
l'incapacité professionnelle. » Il comprend alors que ses patrons montent un
dossier. « Pour me foutre à la porte. »
« J'ai eu peur de me retrouver liquidé sans pouvoir choisir mon timing ni
mes conditions. » Deux semaines plus tard, en janvier, son directeur direct
est viré, il ne reviendra donc pas de son congé maladie. Désormais c'est
officiel. Édouard pressent qu'il est le prochain sur la liste. « Je me suis mis à
bosser comme un âne. Encore plus vite, encore plus fort, pour écarter tout
risque de me faire virer comme un malpropre. Plutôt que de subir des
reproches professionnels, je voulais être en position de force pour partir à
mon heure et à mes conditions. »
Eh oui, lui, le frondeur, il vend le produit B à tour de bras, « la mort dans
l'âme ». Les mails de félicitations pleuvent. « Dans cette organisation
tayloriste à courte vue, je suis promu. On me nomme directeur, avec un
certain nombre d'avantages. »
Il a tout fait pour l'obtenir, cette promotion. « C'était pour moi une
assurance-vie. Je l'ai fait pour ça et, quand je l'ai eue, ça m'a rendu
malheureux. »
Les deux personnes qui l'avaient confessé en décembre lui proposent un
rendez-vous en mai. « Tu t'es bien battu, je t'apporterai une caisse de
champagne », lance le responsable national. « Non, viens sans rien »,
répond Édouard. « Quand il est arrivé, j'étais apathique. Je ne manifestais
plus ni tristesse ni joie, ni aucune émotion. Je ne ressentais plus rien. »
Depuis ce jour de janvier 2015 où il a décidé de contre-attaquer, de se
protéger, en adoptant la politique de la direction, il est devenu l'ombre de
lui-même. Tous les soirs, il s'effondre devant la télé. Il regarde des films
pour s'endormir très tard et se réveille trois ou quatre heures après, bien
avant l'aube. « Mes passions, le golf, m'occuper de mes enfants, tout ça je
ne le faisais plus. » Son épouse le pousse à sortir s'aérer. « Moi, je n'avais
plus envie de rien, j'avais l'impression que le temps m'échappait. Toute la
semaine, j'attendais tant le week-end que je n'en faisais rien. »
Quand elle voit que sa promotion ne fait aucun plaisir à Édouard, sa
femme prend rendez-vous pour lui avec le médecin du travail. « Cela s'est
mal passé, je ne sais pas parler de mes problèmes. S'il m'avait posé les
bonnes questions, j'aurais peut-être répondu. Je n'avais jamais été arrêté de
ma vie et je ne l'ai pas été cette fois non plus. » Il a constamment des
bourdonnements d'oreille, des maux de tête, des pertes d'équilibre, mais il
se fait violence. « Je me disais que j'étais crevé, qu'il ne faut pas s'écouter,
que j'allais m'en sortir. »
Trois semaines après cet entretien, le médecin suggère tout de même à
Édouard de rencontrer un psychologue du travail. Là, face à lui, il se libère
enfin de tout ce qu'il a sur l'estomac. Le psy diagnostique un « syndrome
anxio-dépressif » et parle de « burn-out ». Il lui explique que c'est son
environnement professionnel et l'organisation de son travail qui sont nocifs.
Quelques jours plus tard, en rentrant chez lui après le travail au volant de sa
voiture, Édouard perd connaissance dans une file de véhicules au ralenti.
Un concert d'avertisseurs le réveille. Il est au cœur d'un bel embouteillage.
Le médecin de famille le met en congé d'autorité. « J'avais de plus en
plus de symptômes que je continuais à traiter par le mépris. Beaucoup de
problèmes de peau, de l'eczéma, des boutons, je passe les détails… J'étais
dans le potage, je ne dormais plus, mais mes clients avaient mon numéro
perso, et il n'y avait personne au bureau pour leur répondre. » Le psy
l'exhorte à les lâcher : « Il faut arrêter, répétait-il, si vous n'acceptez pas de
les lâcher, vous ne vous en sortirez pas. » Il a fallu des semaines pour
qu'Édouard cesse de les prendre au téléphone et que la banque prenne le
relais.
Ce genre d'homme a du mal à s'avouer battu. Il a refusé les anxiolytiques,
pas les antidépresseurs – « mais, dit-il, ça ne sert à rien ». Au bout d'un mois
et demi de congé, Édouard consulte un avocat et envoie un courrier à la
RH : « Si la banque ne me donne pas de bonnes indemnités, je suis prêt à la
poursuivre pour manquement grave à l'obligation de sécurité. » Il explique :
« J'avais des arguments. »
Finalement, le médecin du travail, suivi par le médecin de la Sécu,
confirme son « inaptitude » au travail : « Il savait que j'étais incapable de
reprendre le boulot chez cet employeur. L'idée même de pousser la porte de
l'agence m'est encore insupportable. » Enfin, il renonce à ses clients.
« Certains m'en voudront pour très longtemps, tant pis. »
Édouard est convaincu que son mutisme a limité les dégâts de son burn-
out. « Si j'avais rabâché ça quotidiennement, ça n'aurait pas forcément été
positif. Ce qui m'a sauvé, c'est le soutien de ma femme et son attention. »
La CFDT aussi l'a aidé moralement. Mais il ajoute : « Face à quelqu'un qui
souffre au boulot, je me demande si on a raison de se battre pour lui
conserver son emploi. Il vaut mieux une rupture, quand c'est l'organisation
qui est toxique. »
Dans son cas, le médecin du travail a précisé : « Pourrait exercer son
poste mais dans une autre organisation. » Lui qui vient d'avoir 40 ans
voudrait reconstruire un nouveau projet, trouver une structure fidèle à ses
valeurs : « J'ai encore la passion de ce métier que je trouve noble,
hyperintéressant techniquement et humainement. »
Savoir qu'il a un burn-out l'a finalement libéré : « Cela me rassure de
mettre des mots sur mon mal-être, ça me permet de croire que je suis
normal. » En revanche, il ne dit à personne, dans sa ville, qu'il est en arrêt
maladie. « J'ai honte. Et je leur dirais quoi, à mes clients, à mes relations ?
En province, dans mon métier, on fait partie des notables, un petit peu. »
Alors, il se tait.
8
FACE AUX MALTRAITANTS
Amalia, auxiliaire de gériatrie
« J'ai vu la destruction de l'être humain »
Elle marche avec peine, comme une petite vieille. « J'ai mal partout »,
dit-elle. Anne n'a pourtant qu'une petite quarantaine. Féminine, pantalon
ample, baskets à la mode, cheveux tirés en arrière, regard franc. De sa voix
posée, précise, elle commente son histoire comme s'il s'agissait d'un
documentaire télé. Des faits, des dates. Elle voudrait être objective, rester
pro. Mais la voix tremble quand elle évoque « ces sept ans dans la
broyeuse », sa tentative de suicide, ses parents qui ne comprennent pas que
« ça » dure si longtemps, ses amis qui n'en peuvent plus et, surtout,
l'aveuglement de cette « belle entreprise » où elle a travaillé. « Une belle
entreprise », l'expression revient souvent. Pourquoi n'ont-ils pas entendu ses
appels au secours ? Comment elle, professionnelle estimée, a-t-elle pu
sombrer si loin ?
Anne est une fille brillante au parcours sans accroc : après une école de
journalisme et un premier poste dans une petite chaîne de télévision –
« C'était familial, j'y ai été très heureuse » –, elle intègre une grande chaîne.
« Ça allait bien, mais je tournais un peu en rond. » Quand quelques amis
décident de produire un nouveau magazine de reportages, elle veut en être.
La journaliste est vite promue rédactrice en chef. Elle aime ça, s'occuper
des équipes, organiser, et materner un peu, elle qui n'a pas d'enfants.
« J'étais une reporter angoissée sur le terrain, le management m'a apaisée. »
Le rythme est dingue, « plus de soixante-quinze heures par semaine ».
Anne est là le lundi matin, dès 7 h 30. Elle reste tard le soir, et toute la nuit
du vendredi au samedi, pour le bouclage de l'émission. « On finissait à
l'aube, le samedi. On picolait du rosé, on rigolait, c'était ambiance télé. Je
rentrais chez moi éreintée, mais avec le sentiment du devoir accompli. Je
dormais un peu. Puis j'allais courir ou nager pour que mon corps se réveille.
Je faisais mes courses, j'essayais d'avoir une vie réglée. » L'équilibre s'est
perdu, au fil des ans.
« C'est par le sommeil que c'est parti en sucette. » Anne finit par se lever
à n'importe quelle heure. Elle prend du Stilnox pour dormir la nuit, des
médicaments pour tenir éveillée le jour, voit moins ses amis le samedi soir,
« trop dans le coltard ».
Le dimanche, impossible de décrocher. Le matin, le taux d'audience de
l'émission tombe. C'est un stress. « Pourquoi je n'ai jamais dit que je ne
voulais pas les recevoir ? » Le soir, l'équipe s'appelle pour préparer
l'émission suivante. Et le lundi matin, rebelote.
Ce rythme aurait été supportable, dit-elle, « avec un vrai jour off et en
faisant tourner les responsabilités ». Comme l'émission marche, elle
continue même l'été. Du coup, pendant ses vacances, la rédactrice en chef
supervise les tournages à distance. Elle en fait beaucoup, trop sans doute.
« Je suis perfectionniste, admet-elle. Aujourd'hui, ça devient un défaut, mais
ça ne devrait pas l'être ! Je voulais que les journalistes travaillent
correctement, malgré le rythme effréné qu'on leur demandait. Je me suis
épuisée en les protégeant des angoisses tombées d'en haut. Je n'ai jamais
laissé un journaliste se démerder seul au bout du monde. Peut-être
qu'aujourd'hui ce n'est plus ça, un bon rédacteur en chef ? Peut-être qu'il
faut juste penser à sauver sa peau ? »
Comme tous les médias en crise, la maison serre les boulons. Les filiales
sont regroupées. On demande à tous de faire plus avec moins de temps et de
moyens, et les audiences doivent être au rendez-vous. « Les coûts étaient
tendus comme des strings hawaïens, les finances ont pris le pas sur
l'éditorial, même les journalistes avaient intégré l'idée de faire des
économies ! À l'étranger, ils étaient capables de renoncer à dormir après le
tournage pour économiser une nuit d'hôtel : « Comme ça, on monte la nuit,
et on gagne du temps. » J'étais obligée de leur dire d'aller se coucher. Elle
soupire : « J'ai été un airbag, et cet airbag a pété. »
Comment une « belle entreprise », comme dit Anne, peut-elle laisser un
« airbag » péter ? Dans cette boîte, on a le droit de tomber malade. Tous les
outils de prévention sont en place, et la journaliste les a utilisés. Il y a un
service médical, où elle s'est réfugiée souvent, quand ses crises d'angoisses
ont commencé, et un important service de RH soucieux de mobilité. Elle y
est allée, aussi, pour demander en vain un changement de poste, quand elle
a compris qu'elle ne tiendrait pas.
Dans cette « belle entreprise », depuis le drame de France Télécom, les
salariés passent régulièrement des tests pour prévenir les risques psycho-
sociaux. « Ces tests montraient que je n'étais pas du tout dépressive, mais,
par contre, « en état maximal de stress et d'angoisse. Les signaux étaient au
rouge ! » Personne n'a donné suite à ces résultats alarmants. « Quelqu'un les
a-t-il lus ? Je n'aurais pas mal pris qu'on m'avertisse : “Mademoiselle, ce
poste n'est pas pour vous, vous êtes trop mal.” » Elle fronce les sourcils,
secoue la tête : « J'ai levé la main bien haut, ils ne l'ont pas vue. Soit je ne la
levais pas assez haut, soit ça ne les arrangeait pas que je la lève. » Elle
s'interroge : « Pourquoi, quand j'ai demandé à arrêter, n'ont-ils pas accepté,
au nom de douze ans de bons et loyaux services ? »
Pendant sa carrière de bon petit soldat, Anne n'avait pas habitué ses
employeurs à être malade. Mais, deux ans avant son burn-out, les alertes se
sont multipliées : « Infections pulmonaires, infections intestinales,
angines… j'avais des maux de tête sans cesse, je passais d'un état extrême à
un autre : très faim puis plus du tout, diarrhée puis constipée. Mon corps ne
savait plus comment dire que ça n'allait pas. » Au fil des mois, elle devient
accro aux somnifères et aux anxiolytiques. À l'alcool, aussi. « J'étais
chargée comme une mule et je n'arrivais toujours pas à dormir. Je me suis
mise à gueuler sur mon équipe au boulot et, chez moi, à pleurer. »
En octobre 2012, au volant de sa voiture, la journaliste fait un premier
gros malaise. « J'étais sous un long tunnel, je me suis sentie très mal. Les
lumières m'éblouissaient, j'ai cru que j'allais crever. » Elle réussit à en sortir,
en roulant tout doucement, et appelle sa mère. « J'étais dans un état de
panique épouvantable. » Le médecin l'arrête trois semaines et, déjà, indique
sur son ordonnance « burn-out ». Elle se dit : « Ah, c'est ça, un BO. » Après
trois semaines, Anne retourne au travail, comme si de rien n'était. « J'ai
continué ma petite tambouille en croyant le burn-out derrière moi. J'étais
naïve. Il était en chemin. On entend ce mot partout, à la poste, à la
pharmacie, au marché, mais on n'en mesure pas la gravité. »
À la fin de l'été 2013, Anne a passé des vacances chaleureuses et
détendues, avec sa bande d'amies. « Dans le bus qui me ramenait à la gare,
j'ai soudain eu très peur. Dans mon ventre, tout s'est refermé. C'était atroce,
je savais que je n'allais pas supporter le retour au boulot. » Sur le quai, où
des TGV passent et certains ne s'arrêtent pas, elle se dit : « Si le prochain ne
s'arrête pas, je me jette dessous. »
Elle s'avance vers les rails, des bras la retiennent in extremis et la
rejettent vers l'arrière. Des voyageurs la font asseoir dans le train, la
réconfortent, prennent son geste pour un malaise. « J'y allais », murmure-t-
elle après un long silence.
À Paris, elle voit son médecin, qui la met sous antidépresseurs. « Je suis
retournée au travail, mais j'ai prévenu ma hiérarchie que j'allais mal. » On la
réconforte, mais on ne change rien. Ou plutôt si, on lui demande de
travailler sur un nouveau projet d'émission pour une autre chaîne, en plus de
sa charge habituelle. « Je sais très bien pourquoi. J'avais les compétences et
le carnet d'adresses. Et si la commande de ces émissions avait été
confirmée, j'aurais pu changer de poste. Ils ont dû se dire que ça ferait une
porte de sortie pour moi. » Elle hésite : « Enfin… Je veux le croire. »
Une nuit où elle monte une de ces fameuses émissions tests
supplémentaires, Anne envoie un mail à sa direction pour dire stop. En
réunion, tremblante et en larmes, elle explique aux équipes qu'elle est à
bout : « Vous allez me tuer. » Le message passe, enfin. « Il faut que tu
t'arrêtes », lui dit son boss. On est le 23 décembre 2013, veille de Noël.
Anne est en congé maladie pour trois mois. « Au début, j'ai retrouvé le
goût de la cuisine, du jardinage, j'ai peint des meubles, rangé chez moi, une
sorte de remise à flot. Le dernier mois a été dur. Je sentais que je ne
pourrais pas y retourner. Je ne voulais pas m'écrabouiller contre un mur. »
Anne vit seule, elle a besoin de son salaire. « Mon antidépresseur ne
marchait pas. Et pour cause : mon burn-out n'était pas une dépression. »
Ultime tentative de retour au travail. Le médecin signe un retour
progressif… « Qui n'a pas été progressif. Ce papier, je pense, n'a été vu par
personne. Pour le coup, le BO était là. J'avais mal partout, du petit orteil à la
racine des cheveux. Mes jambes ne me portaient pas. C'est devenu très dur
avec le producteur qui avait remis les journalistes de mon équipe « au pas »,
alors que c'étaient des super-pros, qui bossaient quatre-vingts heures par
semaine ! »
Un dimanche matin, Anne reçoit un texto annonçant de mauvaises
audiences pour l'émission de la veille. Elle avale la plaquette entière de
Stilnox. « Je croyais que c'était une dose létale. En fait, tu t'endors, tu
vomis, tu te rendors… » Le lundi, Anne ne va pas travailler. Le mardi, elle y
retourne. Comme un automate, elle assiste à deux réunions qu'elle vit
comme des « cirques atroces ». À 13 h 25 – elle n'a pas oublié l'heure –, elle
abandonne son café, le sucre coupé en deux, son ordi ouvert, son
portefeuille, sa carte de presse, et elle s'enfuit, court chez son psy : « Aidez-
moi à me sortir de là, je vais crever. »
« J'attendais que quelqu'un me prenne avec une pince, et m'exfiltre du
boulot. » La psy comprend l'urgence. Elle lui interdit de retourner au travail
et même de repasser chez elle. « Vous n'en repartiriez pas. Soit vous allez en
clinique, soit chez quelqu'un qui peut prendre soin de vous. » Anne se
réfugie chez ses parents, en province. Pour la première fois, un médecin,
celui de sa famille, lui annonce ce qui l'attend : « Ce sera très long. »
Effectivement. De longs mois « sur un océan déchaîné. La vague arrive et
repart deux heures plus tard. Le problème, c'est de la passer. Pendant six
mois, quand je ne me faisais pas confiance, j'allais dormir chez mes
proches. Jusqu'à ce que mon cerveau et mon corps comprennent que je ne
les ramènerai pas au boulot ».
En plein récit, Anne se crispe. Il est 17 heures. Les enfants du quartier
sont sortis de l'école et ont investi le square. Par la fenêtre ouverte, on
entend leurs rires et leurs jeux. « Je ne supporte plus le brouhaha »,
s'excuse-t-elle après un long silence. « Les bruits sont décuplés. Même les
hirondelles chez mes parents, je ne supporte plus. Treize ans d'open space
m'ont détraquée. » Dans sa rédaction, comme dans la plupart des journaux,
il n'y a pas de cloison pour séparer les salariés. Ça semble convivial, c'est
surtout très contraignant. « Impossible de se concentrer, on est sollicité tout
le temps. Il y a ceux qui vont aux toilettes ou fumer dehors, le téléphone du
voisin qui sonne, les engueulades… C'est comme ça qu'on se retrouve à
travailler à 22 heures, quand le silence revient. »
En ce mois d'avril 2015, Anne reste fragile. Elle s'appuie encore sur ses
amis, en alternant pour ne pas les épuiser. Chaque jour, par texto, elle
vérifie qu'il y a quelqu'un de prêt à répondre, téléphone allumé, au cas où.
« J'ai encore beaucoup de mal à me concentrer. J'ai l'impression que des
zones de mon cerveau ont été brûlées et qu'elles ne reviendront pas
forcément. Est-ce qu'on se remet d'avoir trop travaillé ? Je n'ai pas retrouvé
mon équilibre d'autrefois. Je marche sur un fil. »
Elle ne sait pas si elle va bien ou mal. Elle passe très vite d'un état à
l'autre. « Je retape des meubles, je vois mes copines, je cuisine, je vais
chercher leurs enfants à l'école, je revis. Et puis un matin, au détour d'une
chanson, d'un parfum, et même au détour de rien, je retombe dans un accès
de tristesse insondable. La dernière fois, c'était une chanson de Julien Doré
– “Je vous quitte” –, une déflagration ! J'ai été obligée d'aller voir ma psy en
urgence ! »
Elle nous montre ses bras, ses jambes, son cou, son ventre. « J'ai mal
partout, j'ai l'impression d'avoir failli à ma mission, je me sens ultra-
coupable. Pourquoi certains résistent et pourquoi je n'ai pas résisté ? » Elle
voit qu'elle a usé ses amis, ses parents, tous ceux qui l'ont aidée et
voudraient qu'elle sorte du trou.
Un an après sa tentative de suicide, en avril, elle fait ce cauchemar : « Je
suis candidate dans une émission de cuisine, style “Top Chef”. Les autres
candidats ont commencé. Mais je suis coincée à la gare d'où je pars toujours
pour aller au boulot, au beau milieu d'un incendie. Je finis par m'en sortir,
j'arrive sur les lieux du concours. Les candidats sont en fait des gens avec
lesquels je travaille dans la vraie vie. Je leur demande de me donner des
aliments pour remplir mon assiette. L'émission commence dans dix
minutes, et je n'ai rien. Mais je me fais pincer par l'animateur qui me dit :
« Vous allez vous présenter devant la France entière avec votre assiette
vide. » Je viens avec mon assiette, face à la caméra, honteuse, et je suis
éliminée évidemment. Je rentre chez moi en larmes. Le lendemain matin, la
productrice de l'émission m'appelle : « Ta faillite a remué les gens, tu as
cartonné en audience ! Il faut que tu reviennes ce soir. Débrouille-toi pour
que ce soit bien. » Je devrais dire non, mais je n'y arrive pas. Je prends le
chemin pour y retourner. » Mais le cauchemar prend fin.
Anne a attaqué son employeur aux prud'hommes, qui a accepté de
transiger après plusieurs mois de bras de fer, mais pas de reconnaître son
burn-out, ce serait mauvais pour l'image. Il a proposé que le médecin du
travail la déclare apte au travail et qu'elle refuse officiellement un poste,
pour pouvoir la licencier pour faute. Anne a accepté le stratagème, et
rencontré le médecin du travail, dans un lieu neutre. « En vingt minutes
d'entretien, aucune question sur mon burn-out, j'étais sidérée ! » Le médecin
lui dit juste : « Alors, vous voulez nous quitter ? » Après quelques
amabilités, il la déclare apte, ce qu'elle n'est évidemment pas. Ce petit
arrangement permet à Anne de partir avec ses indemnités et son chômage,
en toute discrétion. « Je leur ai quand même arraché que soit noté le mot
“surmenage”. »
Deux ans après le début de son burn-out, Anne a encore des hauts et des
bas. Les vagues sont toujours là, qui la scotchent au lit un jour sur deux, ou
trois. « Les autres aussi, ils ont ça ? » s'inquiète-t-elle au téléphone. Les
jours sans vague, elle mène ses nouveaux projets. Pas dans le journalisme.
« Je ne lis plus un journal, pas même un Elle ! » Il faut payer les traites de
sa petite maison, dans laquelle elle vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre
dorénavant. « Je suis décidée à ne plus vivre avec autant d'argent. Je n'avais
le temps de rien, je claquais énormément de fric pour pas grand-chose. Ce
burn-out a arrêté la machine que cette entreprise m'avait fait devenir, mais il
a aussi alerté, par capillarité, plusieurs dizaines de personnes dans mon ex-
entreprise, et mes amis autour, et les amis de mes amis, ça aura au moins
servi à ça. Ce n'est pas rien, non ? »
Dans la maison d'Anne, il y a un cochon bleu, une tirelire dans laquelle
ses amis mettent une pièce en échange des menus services qu'elle a
commencé à leur rendre pendant ses longs mois d'inactivité. Dorénavant, le
Cochon bleu est une véritable activité. Anne a les clefs de ses copains, pour
la plupart des parents débordés, et elle les dépanne, en cas de souci de
nounou, chat à nourrir et autres plantes à arroser. « Cela me fait du bien de
les aider, je leur donne ce qu'ils n'ont pas, du temps. »
Mais son grand projet, c'est de faire de la « récup » et de la restauration
de meubles. En ce moment, elle recycle les tissus que ses amis lui apportent
et auxquels ils tiennent pour en faire des coussins doudous. Pour sa
deuxième vie à elle, Anne veut redonner une deuxième vie aux objets.
Le saviez-vous ?
Le burn-out, une maladie mal reconnue
Aux employeurs de payer ?
Alice vit avec son compagnon dans une belle maison du sud de la France,
nichée dans un parc soigné aux arbres bien taillés. Des chiens et un chat
accueillent le visiteur. Dans le salon bohème, de vieux canapés, un tapis
épais, un foutoir chaleureux, une cheminée, des livres empilés, des objets
d'art. Et elle, fine, élégante, les cheveux longs attachés, habillée tout de noir.
Hier patronne d'une agence florissante, cette architecte d'une cinquantaine
d'année est désormais cloitrée chez elle. Elle parle doucement du cauchemar
qu'elle a vécu. « C'est fini », dit-elle. Et elle pleure.
Mal défini, mal reconnu, le BO n'est évidemment en soi cadré par aucune
loi. Mais, dès juin 1989, une directive européenne a exigé « la mise en
œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la
santé des travailleurs au travail ». Depuis, en France, les employeurs sont de
plus en plus enjoints par les textes à se soucier activement du bien-être de
leurs salariés s'ils ne veulent pas d'ennuis judiciaires.
Le Code du travail exige d'eux qu'ils prennent « les mesures nécessaires
pour assurer la sécurité et protéger la santé, physique et mentale, de leurs
salariés ». Et la jurisprudence leur impose une « obligation de sécurité 1 »,
qui leur interdit d'adopter une organisation du travail ayant « pour objet ou
pour effet » de compromettre cette santé et cette sécurité. Ils doivent
engager des actions de prévention et sont tenus, dans le privé comme dans
le public, de remplir chaque année ce qu'on appelle un « document unique
d'évaluation des risques sociaux professionnels ». Le BO est couramment
considéré comme l'un de ces risques, dont les facteurs ont été listés en 2011
par le rapport Gollac : surcharge de travail, exigence émotionnelle, manque
d'autonomie, mauvaise qualité des rapports au travail, souffrance éthique,
insécurité de la situation professionnelle.
L'existence de ces textes commence à permettre – imparfaitement – aux
victimes du syndrome d'épuisement professionnel d'obtenir une protection
sociale, voire de se défendre devant les tribunaux. On l'a vu, le BO n'est pas
inscrit au tableau 2 mais il peut être reconnu comme un accident ou une
maladie professionnelle, même si, en pratique, ce n'est pas si facile. Quand
on obtient ce statut, on peut invoquer la « faute inexcusable » de
l'employeur, puisque de fait il n'a pas assuré la sécurité ni la santé de son
salarié en burn-out. Rien d'automatique, pourtant. Et la jurisprudence
évolue constamment ces temps-ci à ce sujet.
« Chez nous, on imagine toujours que, parce qu'on a pondu des textes, on
a réglé le problème, c'est à pleurer, déplore le Pr William Dab. Quand on
arrive à 60 ans, on a l'espérance de vie la plus longue du monde, notre
niveau de santé est excellent, mais la mortalité des hommes jeunes est la
pire d'Europe. À cause du tabac, de l'alcool, de la pollution ? Non, des
expositions professionnelles. Or, nous avons une réglementation
européenne, la même pour tous. Mais, en France, ce n'est pas appliqué. » Le
droit ne peut l'être que si on a un contrôle suffisant. « Mais l'inspection du
travail est sinistrée et l'employeur fait ce qu'il veut, renchérit la juriste Nina
Tarhouny. Au salarié de se retourner contre l'employeur, soit au pénal soit
au civil. » En général, c'est au civil. Au tribunal des affaires de la Sécurité
sociale, pour épingler la faute inexcusable, ou devant les prud'hommes. La
victime de burn-out peut porter plainte pour harcèlement, pour
discrimination, pour exécution déloyale du contrat de travail, pour atteinte à
sa santé ou à sa sécurité ou encore à sa dignité, pour trouble à la vie
personnelle. Autant de tracas qui peuvent conduire au burn-out.
« On a eu des décisions de justice pour des femmes de ménage qui, à
cause de leur emploi dispersé, étaient épuisées faute de pouvoir concilier
leur travail et leur vie familiale, précise Nina Tarhouny. C'est la
jurisprudence – donc le juge beaucoup plus que le législateur – qui a fait
évoluer les choses, en matière de santé au travail. » Au XIXe siècle déjà, c'est
la Cour de cassation qui avait accepté en 1848 d'accueillir les plaintes des
ouvriers, en l'absence de loi sur les accidents du travail et les maladies
professionnelles. Il faudra attendre cinquante ans pour que soit votée en
1898 la première grande loi.
Il faut rattraper deux siècles de « déresponsabilisation » de l'entreprise,
accuse l'avocat du travail Jean-Paul Teissonnière. À la fin de l'Ancien
Régime, les dirigeants étaient soumis au droit commun jusqu'à ce qu'un
premier décret impérial sur « les établissements insalubres » soumette
l'activité industrielle à l'autorité administrative. « L'effet pervers, dès lors,
est qu'on ne peut plus rien reprocher à l'entreprise. L'État couvre, c'est donc
lui qui est responsable. Puis la loi de 1898 sur l'indemnisation des victimes
partage les responsabilités entre le salarié et l'employeur : à 40 % de
handicap, on perçoit une rente correspondant à seulement 20 % sauf si la
faute inexcusable de la direction est reconnue. Depuis, on vit sur ce
compromis initial. » Il s'indigne : « Les PDG sont encore trop protégés. »
Les juges sont de plus en plus sensibles au sujet. Désormais, une
entreprise peut être jugée responsable d'une pathologie entraînée par un
stress chronique au travail. En décembre 2012, un arrêt très important a
condamné un employeur poursuivi pour avoir contraint un journaliste à
quadrupler sa production d'articles : au bout de quelques mois, celui-ci avait
fait une crise cardiaque. La justice a considéré que la direction savait ou
aurait dû savoir à quel danger il exposait son salarié et n'a pas pris de
mesure pour l'en préserver.
Face aux salariés qui, au pic d'un burn-out, décident de se tuer, la justice
évolue aussi. Elle a longtemps refusé d'admettre la responsabilité de
l'entreprise, le fait que la victime soit l'auteur de son geste l'interdisait. « J'ai
pu faire reconnaître le suicide de Nicolas Choffel 3 comme accident
professionnel, se félicite Me Jean-Paul Teissonnière, c'était inimaginable
voilà dix ans. Il a fallu les suicides chez Renault, France Télécom et La
Poste pour que la réflexion mûrisse. » On a commencé par reconnaître le
suicide « adressé » (sur le lieu de travail), puis le suicide chez soi à
condition que le lien avec l'entreprise soit établi. « Mais la seule
qualification reconnue au pénal est le harcèlement moral », poursuit ce
grand défenseur des familles de victimes, qui se bat pour faire admettre
aussi les qualifications de mise en danger d'autrui et d'homicide
involontaire.
13
HUIS CLOS NOCIF
Pauline, avocate
« C'était de l'abandon par K-O »
Chaleureux, bavard, Jean est un gourmand de la vie, cette vie qui a failli
lui filer entre les doigts. Sa passion, depuis toujours, c'est l'entreprise.
« J'avais envie de tout manger, dit-il. Je n'étais pas avide d'argent, mais
j'avais besoin de créer des choses. » Tout jeune, il choisit l'optique « par
facilité », précise-t-il. « Mon père appartenait au milieu médical, ça m'a aidé
à démarrer. » Pendant dix ans, il tient son magasin de lunettes en compagnie
de sa femme dans une grande ville du centre de la France. « J'ai connu de
bonnes heures. » Mais il s'ennuie un peu.
Jean a besoin de sensations fortes. Il nourrit une passion pour l'industrie
et il a envie d'investir dans la branche la plus noble à ses yeux, celles dont
toutes les autres ont besoin : la chaudronnerie, un métier devenu
extrêmement pointu grâce à l'informatique et aux nouveaux alliages. Et il
aime cet univers du métal – tôle, tubes, tuyaux, charpentes. En 2003, il se
jette à l'eau et reprend une entreprise. « Au début, il a fallu ramer pour la
remettre à flot, trouver de nouveaux clients, la faire prospérer. » Ce n'était
pas très lucratif, affirme-t-il, mais ça l'intéressait.
En 2008 survient la crise. Le BTP tousse. Jean a plusieurs clients, mais
les deux principaux le lâchent. C'est une gifle monumentale. « L'un d'eux a
délocalisé sa production en Turquie, je ne pouvais pas m'aligner. Il aurait
fallu que je baisse mes prix de 20 %, c'est-à-dire que je travaille à perte.
C'était impossible. » L'autre client réduit le volume de ses commandes, puis
finira par les annuler. « Mon chiffre d'affaires a brutalement baissé de
110 % car les commandes que je ne devais plus livrer étaient déjà passées…
Du jour au lendemain, je me retrouvais sans clients ou presque, puisque ces
deux-là faisaient tourner mon entreprise à 70 %, les autres étaient plus
petits. »
À l'époque, Jean a une vingtaine d'ouvriers. « J'ai connu la descente aux
enfers. » Il ne peut pas, ne veut pas se résigner. « Au lieu de reconnaître que
l'entreprise était morte, je me suis obstiné à la sauver, erreur fatale ! » Il
gamberge à cent à l'heure. Si le marché redémarre, espère-t-il, l'entreprise
va repartir.
Dès le départ du premier client, Jean s'est retrouvé contraint de licencier.
Il ne le supporte pas. « J'avais deux angoisses, que quelqu'un m'emmène
aux prud'hommes alors que je n'avais plus les moyens de payer des
indemnités exorbitantes, ou que les personnes licenciées craquent. » L'un
des hommes qu'il a licenciés se suicide. « Il avait trouvé un autre boulot, sa
femme était partie, autour de moi on me disait que je n'y étais pour rien.
Mais on ne peut pas ne pas se sentir responsable. »
L'entreprise ne compte plus que quatorze salariés. Il les gardera jusqu'au
bout, tant qu'il pourra. « Quand le deuxième client a fait défection, ça m'a
coûté très cher, mais je les ai tous gardés. » Leurs rapports se grippent un
peu. Ils ne sont plus tout à fait aussi confiants. Dans ce genre de situation
tendue, il y a toujours quelqu'un à l'atelier pour bougonner : « Si ça perdait
de l'argent, il y aurait longtemps que tu aurais arrêté. »
Le patron se sent incompris. Quand les salariés prennent des pauses, il
leur demande d'activer le rythme. « Ils ne se rendaient pas compte que je
perdais 15 000 euros par mois, mais je ne pouvais leur dire. Toutes mes
réserves personnelles y passaient. On est un peu honteux, on ne veut pas
l'avouer, car c'est de la folie. »
Aujourd'hui, Jean répète qu'il aurait dû arrêter bien avant, mais il avait
toujours l'espoir que le vent tourne. « Tant qu'on peut avoir un peu de
trésorerie, on continue. C'était presque un jeu, à la fin, un pari. On mise
encore et encore, de plus en plus gros, on ne peut plus s'arrêter. » Mais Jean,
ces années-là, ne campe pas devant le tapis vert. Il joue avec des
investissements dans des machines, avec des hommes et des femmes, et
avec sa propre vie. Depuis le début, il a laissé son argent personnel sur les
comptes de l'entreprise. « Il fallait que celle-ci reste en vie, quel que soit le
prix financier, le prix pour ma famille, le prix pour ma santé. Je sacrifiais
tout pour un seul objectif : éviter la mort de l'entreprise. »
Comme un taureau dans l'arène, il gratte le sol, recule un peu mais c'est
pour mieux courir vers son destin. Comment faire pour éviter de fermer
boutique, pour ne lâcher aucun de ses hommes ? Il faut trouver une
solution. « Je préférais travailler à perte que payer quatorze gars à ne rien
faire, explique-t-il. Voilà pourquoi je me suis lancé dans une activité
complètement nouvelle. »
C'est son idée : créer à partir d'ossatures métalliques des blocs
d'habitations prêts à être assemblés en immeubles. « Mes salariés étaient
prêts à jouer le jeu. Il s'agissait de tout fabriquer, de tout faire nous-mêmes :
les plans, les prototypes, la formation aux économies d'énergie. » Gonflé,
quand on n'est ni architecte ni ingénieur, ni entrepreneur en bâtiment. « Il a
fallu que je m'infuse toutes les réglementations de la construction
immobilière. Je prenais ça comme une punition. »
Chaque matin, Jean se répète : « Il faut que je sauve ma boîte. Je ne
pourrai pas me reprocher de n'avoir pas fait tout ce que je pouvais. » Mais
c'est trop. Trop dur, trop complexe, trop coûteux. Il travaille tout le temps,
se surmène. Ce nouveau métier de bâtisseur, il n'en connaît pas les
subtilités. « J'ai tout fait de façon autodidacte, sans ingénieur. J'ai résolu des
centaines d'équations dans ma tête car il fallait tout anticiper. » Il finit par
tout bricoler de ses mains, jusqu'à mettre lui-même les fils électriques dans
les gaines. « Je m'infligeais un travail énorme pour avoir bonne
conscience. » Et il perd un argent fou, tous les mois.
Chaque jour surgissent de nouveaux problèmes urgents qui lui paraissent
insolubles. Exemple : sous les fondations, il a fait passer un tuyau souple
pour les installations téléphoniques. « Le gars de France Télécom exigeait
un tuyau rigide. Je lui ai dit que je ne pouvais plus le changer. Il m'a
répondu : “C'est votre premier bâtiment ? Cela vous apprendra pour le
prochain, vous allez recommencer avec un tuyau rigide.” On était dans la
lutte des classes. »
Jean devient parano. « Quand on est à bout et qu'il faut gérer, outre les
obstacles dus aux réglementations, la mauvaise volonté ou l'hostilité, on
craque. C'était le désespoir qui me faisait tenir. Il n'y avait pas d'avenir, je le
savais. »
Cela devient alors une obsession, dans la tête de Jean. Il ne supporte pas
la perspective qu'on puisse dire qu'il va essuyer un échec. Il veut faire
mentir toutes les mauvaises langues de la région qui, lorsqu'il avait changé
de métier, prédisaient qu'il allait se planter. « L'opticien qui se convertit à la
chaudronnerie, ça les énervait ! »
Il réussit à le construire, ce fameux immeuble. Une réussite, il en est
convaincu aujourd'hui encore. « On est parvenu à lancer un produit qui
n'existait pas et à trouver un client. J'ai eu trois pages dans Le Moniteur du
Bâtiment. J'étais très fier, mais ruiné psychologiquement. Et,
financièrement, l'opération est très déficitaire. Pour éponger le trou dans la
caisse, j'avais vendu mon magasin d'optique, dont j'avais conservé la
propriété. J'avais encore de quoi tenir trois ans de plus. »
Dès le début, au fond de lui, Jean savait que le travail allait être
« colossal » et que l'opération serait un gouffre financier, mais il a foncé. Et
il continue. D'autres projets. C'est la fuite en avant. A posteriori, il est
persuadé que son burn-out, en fait, a commencé dès les premiers jours de la
fabrication de l'immeuble. Il a compris ce qu'il a vécu en regardant un
reportage à la télévision. « Ce fut la pire période de mon existence,
invivable. J'étais épuisé nerveusement, je pleurais tout le temps, même à
table devant mes gamins. »
Sa femme fait front. Elle le soutient totalement. Mais il veut en finir, se
tuer. Elle est un obstacle. Il ne veut pas la faire souffrir. « Pour que ça
n'arrive pas, il fallait que je me rende odieux et qu'elle me quitte ».
Un jour, alors qu'elle lui coupe les cheveux, il a une crise de panique. « Je
ne contrôlais plus ce que je disais ni ce que je faisais. Je lui disais : “Va-t'en,
va-t'en.” Je voulais que tout s'arrête. Elle s'est mise à me crier dessus, ce qui
n'est pas dans son tempérament. » La colère de sa femme le secoue. Il
renonce à ce scénario.
Jean va au travail comme un automate forcené. Pour dormir, il prend des
cachets. « C'était mon moteur de la journée, ce cachet du soir. » Toute la
journée, il l'attend. De fait, il ne dort plus, devient « exécrable ».
À l'atelier, il voit ses employés bavarder et rumine : « Ce n'est pas
possible, ils ne se rendent pas compte ! » Ce jour-là, il fallait déménager un
meuble pour rendre service à quelqu'un. Furieux de prendre le camion pour
aller chercher un meuble alors que onze personnes se croisent les doigts, le
patron sort en trombe du hangar sans replier les rétroviseurs, qui explosent.
« Je m'en foutais. Je ne savais comment me sortir du trou. Je ne maîtrisais
plus rien, je me réveillais vaseux le matin, j'avais en permanence
l'impression d'être dans un brouillard épais, d'être absent de mon corps. Je
ne peux même pas dire dans quelle église mes gamins ont fait leur
communion… Et toujours ce leitmotiv, ce cercle infernal, il faut que je
sauve ma boîte. » Il pense de nouveau à se tuer.
Un soir, Jean prend sa décision : « Je me barre. » Il monte en voiture et
file sur l'autoroute à travers la France jusqu'à Cannes. « Je suis passé voir la
maison de mon enfance heureuse, et je me suis dit que j'avais tout gâché,
que j'avais eu une vie de merde. » Il ne répond pas au téléphone qui ne
cesse de sonner.
C'est sa femme. « Au bout de deux jours, j'ai répondu. Elle pleurait au
téléphone. Elle me dit qu'elle s'est chargée des livraisons depuis ma
disparition, qu'une planche mal attachée est tombée d'un camion sur la
route… » Elle le supplie de rentrer. « Je ne lui ai pas avoué que je voulais
me supprimer. On est lâche. » Il se tait, après avoir confié ce souvenir. Puis
il murmure : « C'est la première fois que je raconte cet épisode. »
À sa femme il bredouille qu'il a eu besoin de s'aérer, et il rentre. Jean
espère alors qu'il va se passer quelque chose. Il attend l'impossible.
Quelqu'un va prendre le relais. « Mais, dans l'entreprise, tout le monde s'en
fichait, j'étais seul. Quand on dirige, on n'a pas le droit de laisser tomber,
pas le droit d'être malade, encore moins de se suicider. Dans un grand
groupe, c'est toujours un autre qui est responsable. Dans une PME, on est
seul responsable. »
Un ou deux hommes, dans l'équipe, empoisonnent un peu plus le climat.
Il entend l'un d'eux le tacler dans son dos : « Tu le crois, qu'il a perdu du
pognon ? Tu parles, il est plein aux as, il roule encore en Audi. »
« Affectivement, j'attendais trop de mes salariés, au moins un peu de
compassion. Mais ils faisaient leur travail. On ne peut leur demander plus
que ce pour quoi ils sont payés. » Jean se met alors à avoir peur de tout,
d'abord du téléphone. « Même sur vibreur, ça me terrifiait. À chaque fois, je
faisais des bonds. »
Ses cheveux blanchissent brutalement. Il ne se rase plus. « Je ne me
respectais plus, je me lavais deux fois dans la semaine, c'était la
déchéance. »
À la fin de la construction de l'immeuble, Jean reçoit un coup de fil de
son second gros client qui lui annonce qu'il ne peut absolument plus se
permettre de sous-traiter. « Cela voulait dire que j'étais obligé de fermer ma
boîte définitivement. J'ai cherché un repreneur, en vain. J'ai fini par lancer
la procédure pour liquider la boîte. » Cette fois, il est ruiné financièrement.
Mais, au fond, dit-il, il est soulagé, le « calvaire » s'arrête.
Un ancien fournisseur lui propose de louer ses locaux, ce qui lui permet
d'éviter la liquidation, et de s'en tenir juridiquement à une cessation
d'activité. « J'ai sauvé les murs », dit-il. Et ces murs l'ont sauvé.
C'était en 2012. Quand il voit ses entrepôts vides, il repense à son vieux
rêve. « Gamin, je voulais être photographe. » Ses parents l'en avaient
dissuadé.
« J'ai eu envie de faire des photos souvenirs de mon usine avant qu'elle
ne ferme. » Très vite, il se prend au jeu. Au milieu de son bâtiment vide, il
commence à se mettre en scène dans toutes les situations qu'il vient de subir
en ce lieu qu'il avait tant voulu faire vivre. Il se prend en photo dans un
linceul, entre ces murs qui l'ont vu frôler la mort et la folie, un téléphone à
côté de lui. Titre du cliché : « La liquidation ». Il réalise une soixantaine de
photos illustrant l'histoire d'un patron qui souffre. Face au fisc, face au
banquier, face aux clients, face aux fournisseurs, face à tous ceux qui
pourrissent l'existence des petits entrepreneurs. Cela se termine par un
suicide.
Toutes en noir et blanc, les photos sont belles, fortes. Comme d'habitude,
Jean fait tout lui-même, les tirages au charbon – une méthode à l'ancienne –
et il fabrique son papier dans son laboratoire. Son premier portfolio
s'intitule Petit Patron 2008-2013. De sa vie ratée d'entrepreneur, il a fait sa
première œuvre photographique. Il a sublimé son burn-out. Et il tend ses
tirages avec fièvre : « Regardez celle-ci, elle est bien, celle-ci ! »
Jean a gardé la barbe du burn-out, jeté sa cravate, emprunté le nom de sa
grand-mère, Lecourieux-Bory. Ce chef d'entreprise qui a basculé dans la
photo par désespoir est décidé à y rester sous ce nouveau nom. Il essaie de
ne pas trop s'emballer, mais on ne se refait pas. Ses photos plaisent. Ce
jeudi, il ne tient pas en place. Il est venu les montrer à un galeriste parisien
qui va les exposer. Sa femme est convaincue qu'il va bientôt exposer à New
York. Puisqu'il en rêve, et ne renonce jamais.
Jean a mis du temps à s'en sortir psychologiquement. « Je suis guéri ! »
lance-t-il, trois ans après, comme un défi. Puis il tempère : « Je ne sais pas
si je m'en suis sorti. J'ai appris à vivre modestement. J'ai la location des
murs de mon usine, ça me suffit. Et ma femme a repris un emploi de
salariée dans le magasin d'optique que nous tenions ensemble autrefois. »
Son regard s'aiguise derrière ses lunettes à grosses montures : « Avant, je
vivais pour correspondre à des standards. J'ai pris ma retraite à 43 ans, mais
je ne commence ma vie que maintenant. »
16
NICOLAS, IN MEMORIA
Ilma, veuve
« On s'est foutu de lui, il s'est pendu »
Lui rendre son honneur, c'est sa façon à elle d'être fidèle. Depuis le
suicide de son mari Nicolas, à l'âge de 51 ans, Ilma Choffel de Witte se
bagarre face à La Poste, qui l'employait, pour faire reconnaître que cet acte
atroce, cet abandon de poste définitif, est lié à ses conditions de travail. Plus
largement, cette jolie femme d'origine hollandaise bataille pour faire
admettre que le burn-out est une vraie maladie « physiologique » à
considérer et à traiter comme telle. Une maladie d'origine professionnelle
qu'on pourrait éviter, qu'on devrait désamorcer si, comme aux Pays-Bas,
dit-elle, et dans d'autres pays sensibles à cet enjeu, on la prenait au sérieux.
Depuis deux ans, Ilma se repasse le film. Ce soir de février 2013, son
mari, alors en congé maladie, n'est pas à la maison quand elle rentre du
travail. Elle lui envoie un SMS pour lui demander s'il sera bientôt là. Elle a
des accras à mettre au four. Sans réponse, elle prépare le repas. Le chien est
couché au bas de l'escalier qui conduit à leur chambre, comme s'il montait
la garde. Une chambre claire et gaie, que son mari adore.
Pourquoi a-t-elle fini par emprunter cet escalier ? Elle ne s'en souvient
plus. Ilma enjambe le chien, qui n'a pas l'air de vouloir la laisser passer. Une
fois là-haut, elle s'aperçoit tout de suite qu'il y a quelque chose d'anormal.
Le lit est défait. L'iPhone git par terre, comme s'il avait été jeté au loin. Ce
n'est pas le genre de Nicolas d'abandonner une pièce en désordre. « Je l'ai
trouvé pendu au radiateur. J'ai tellement hurlé que les pompiers m'ont
envoyée chez les voisins. »
Ce décès ouvre un gouffre dans la vie d'Ilma Choffel de Witte et de sa
fille Saskia. Nicolas n'a pas laissé de lettre pour expliquer son geste. Mais
Ilma n'a aucun doute sur ses raisons : son mari a subi une pression si forte
au travail qu'il en a finalement été terrassé. À ses yeux, La Poste est
responsable.
C'est un burn-out, Ilma sait ce que son mari a vécu. Elle l'a vu s'abîmer
dans l'angoisse, submergé par le travail à faire, le double discours qu'on lui
tenait, l'indifférence de sa hiérarchie face à sa souffrance, ses questions sans
réponse, cette accumulation de vexations dont on ne sait jamais si elles
relèvent de l'indifférence ou du mépris.
Elle veut témoigner, hurler sa douleur et son indignation, raconter
l'histoire de Nicolas Choffel. Mais on dirait que les mots lui manquent. Elle
parle comme on se cogne. Ce n'est pas si facile de se replonger dans tout
cela, de détailler les derniers mois d'un homme qu'on a aimé et vu se
délabrer jusqu'à en mourir à 51 ans.
Ilma fait des détours. Cette Hollandaise préfère expliquer sa bataille pour
la reconnaissance du burn-out, invoquer la supériorité de plusieurs pays
européens, dont le sien, dans la prévention de la souffrance au travail.
Et puis, elle y vient, la voix un peu tremblante : « Oui, mon mari était
épuisé, car il faisait le travail de trois personnes. » Surmenage ? Elle
proteste : « Si ç'avait été seulement du surmenage, Nicolas ne se serait
jamais suicidé. Le jour où il a compris que sa hiérarchie se fichait de lui, il
s'est foutu en l'air. » Une version que La Poste réfute.
Ilma se lève, va faire un thé, revient. Située à l'angle de deux rues, dans
un quartier calme et résidentiel de la banlieue est de Paris, la maison est
baignée de soleil. Il faut bien tenter de retracer ces trois années qui ont
conduit son mari à tout plaquer. Entre colère et larmes, elle fulmine : « Ma
fille et moi vivons un enfer. » Elle veut expliquer ce qui s'est passé,
démontrer comment peu à peu son mari a perdu pied. Puis elle vitupère
contre les cabinets d'audit qui prétendent qu'il faut savoir dire non à son
patron quand les exigences de ce dernier dépassent les bornes : « En disant
non, mon mari aurait offert à La Poste un alibi pour le virer ou l'enterrer. »
Nicolas Choffel est rédacteur en chef du journal interne de La Poste
depuis 2001, lorsqu'il est promu neuf ans plus tard au service
communication. L'entreprise est alors en pleine crise. La révolution
numérique a attaqué rudement les métiers traditionnels de La Poste et son
monopole. On a de moins en moins besoin de cette vieille institution pour
envoyer des messages et des paquets. Il faut bouger, muter, miser sur les
activités financières et le portage des colis. En une décennie, les effectifs
ont fondu de 35 %. On ne remplace plus ceux qui partent à la retraite. La
Poste connaît une première vague de suicides.
En mars 2010, La Poste est devenue une société anonyme à capitaux
publics. En mai, le médecin du travail Jean-Paul Kaufmant adresse une
lettre ouverte à Jean-Paul Bailly, alors PDG de La Poste, en dénonçant les
réorganisations « rapides et successives » et « les injonctions
contradictoires » subies par les salariés, sans perspective d'amélioration.
Dans ce climat complexe, l'accession de Nicolas Choffel à un poste plus
important peut étonner. Il est nommé adjoint, en charge des contenus
stratégiques et des publications cadres et managers, alors que la dernière
évaluation annuelle épinglait ses « carences en management ». Certes, il est
réputé sérieux, bosseur, hyperprofessionnel mais il n'a reçu aucune
formation supplémentaire.
Deux ans plus tard, début 2012, il prend de nouveau du galon. Sans
lâcher ses responsabilités dans le service communication, il coiffe
dorénavant plusieurs publications du groupe. On est alors, à La Poste, en
pleine ère du grand « dialogue social ». Comme France Télécom, La Poste a
fait des dégâts humains en sortant du service public. La maison vient d'être
secouée par de nouveaux suicides qui, médiatisés, donnent une image
exécrable de l'entreprise. Il faut rectifier le tir, restaurer la confiance, miser
sur la communication.
Le service médias dont dépend Nicolas Choffel est stratégique. Il essuie
une nouvelle réorganisation, quelques semaines après sa nomination. Cet
été-là, ce grand sportif qui nage trois fois par semaine développe de
l'urticaire et ressent « des crampes terribles aux pieds et aux mollets ». Il a
de gros problèmes de sommeil, se réveille aussi fatigué qu'au coucher. « Il
aurait dû décrocher, dit sa femme, prendre des vacances. »
Mais, en août, sa chef quitte le service, rattachée à une autre direction.
« Elle est partie sans lui transmettre ses dossiers », raconte Ilma. Or,
Nicolas Choffel se retrouve de fait numéro un, et un peu démuni.
Ses responsabilités n'ont fait que s'additionner depuis onze ans, puisqu'il
n'est jamais remplacé au poste qu'il quitte et cumule les fonctions. Il
demande donc à recruter un nouvel adjoint. En vain. Comble de la
désinvolture, la direction s'abstient de formaliser ses nouvelles
responsabilités dans un contrat de travail. Et, sur son bulletin de salaire,
nulle augmentation ne s'affiche.
« Pourtant, précise Ilma Choffel de Witte, Nicolas s'était bien vu attribuer
le titre de directeur des médias internes du groupe. C'était écrit sur sa carte
de visite, à l'usage de l'extérieur. Mais en réalité ça n'a jamais été officialisé
par l'administration de La Poste. » Aucun malentendu, selon elle. « On lui a
fait espérer qu'il allait vraiment remplacer ce chef. »
Au départ, l'esprit tranquille, il pense que c'est une question de jours. Puis
il s'étonne que cet adjoint dont il a tant besoin n'arrive pas. Interroge la
direction. Pas de réponse. « Il s'est senti utilisé comme un Kleenex »,
raconte sa femme. Mais, au lieu de se révolter, il surinvestit sa tâche.
Nicolas Choffel rédige les discours de la direction générale, et rencontre
régulièrement Jean-Claude Bailly, le patron de La Poste. En décembre, il est
chargé de trousser un numéro spécial du journal interne, Forum Mag, soit
soixante pages, sur le thème de ce fameux « dialogue social » dont on se
gargarise tant à l'époque dans les couloirs managériaux. « J'ai bien vu que
sa charge de travail était excessive », assure sa veuve. Normalement, il
devait partir en congés posés pour août. « Mais il a annulé ses vacances
parce qu'il n'avait toujours pas reçu son avenant, c'est-à-dire la modification
de son contrat, précisant qu'il était nommé directeur du service. » Ilma
secoue la tête : « Il n'osait pas mettre en péril sa promotion. »
Nicolas n'est pas du genre à se plaindre. Mais il perd, selon sa femme,
18 kilos en deux mois. Ses cheveux grisonnent brusquement. « Il n'a jamais
reçu son avenant, insiste Ilma, car on n'a jamais eu l'intention de le nommer
directeur, bien que sa promotion ait été annoncée publiquement. » Bientôt
Nicolas Choffel comprend. Le poste qu'il occupe de fait ne lui sera pas
officiellement attribué. Il soupçonne qu'on va nommer quelqu'un d'autre à
sa place. Épuisé, humilié, il n'est plus en état de relativiser.
Le 30 janvier 2013, il doit se rendre en déplacement à Marseille pour
participer à la deuxième convention de la direction de la communication du
groupe. Il doit y prendre la parole pour la première fois dans ses nouvelles
fonctions de directeur des médias internes. Ilma affirme qu'il a dû remanier
son discours « vingt ou trente fois », au fil des directives mouvantes de sa
hiérarchie. « La veille de son voyage, Nicolas s'était encore levé à 5 heures
pour refaire sa présentation une énième fois, se souvient Ilma. Je le lui ai
reproché, on s'est disputés. Il avait déjà perdu 15 kilos. C'était un bon soldat
qui faisait tout ce qu'on lui disait de faire. »
Le matin, en passant au bureau avant de partir pour Marseille, il fait un
malaise qui, selon sa femme, « ressemblait à une crise cardiaque ».
Personne n'appelle les pompiers. On conseille juste à Nicolas Choffel de
renoncer à son voyage. Il rentre chez lui. « Il était épuisé, ses muscles
refusaient de lui obéir, il avait de la fièvre. »
L'urgentiste de SOS Médecins chuchote à Ilma : « C'est un burn-out
extrême ou un cancer qu'il vous a caché. » Il prescrit des analyses, et cinq
jours de repos. Un second médecin prolonge son arrêt-maladie et
diagnostique un burn-out. Entendant cela, Nicolas Choffel se met à pleurer :
« C'est la fin de ma carrière, ils vont me mettre au placard. »
Bien qu'en arrêt de travail, Nicolas Choffel continue de recevoir des
mails « par centaines », selon sa veuve, sans compter les coups de téléphone
professionnels. « Son supérieur hiérarchique l'appelait tout le temps »,
affirme-t-elle. Encore un point discuté par La Poste. Une certitude : son
mari ne parvient pas à couper avec son travail, il se sent coupable de ne pas
être au bureau, d'avoir dû mettre genou à terre. Ilma est convaincue que cet
homme « si protecteur », ce « bon père de famille », n'aurait jamais lâché
les siens s'il n'y avait été acculé par ce qu'on lui faisait vivre au bureau. Le
25 février 2013, un mois après son malaise, Nicolas Choffel met fin à ses
jours.
Aujourd'hui, Ilma et sa fille se battent toujours. Une enquête préliminaire
a été ouverte par la police. De son côté, l'inspection du travail a retenu qu'il
existait « un lien fort entre le geste fatal de M. Choffel et son travail », et
parle d'une ambiance « délétère ». En décembre 2013, la Caisse primaire
d'assurance maladie a reconnu à son tour qu'il s'agissait d'un accident du
travail. Une vraie victoire.
Ensuite, la famille et son avocat se sont lancés dans une procédure pour
« faute inexcusable », pour qu'il soit dit par la justice que La Poste a
commis une « faute », ce qui est symboliquement très important pour Ilma
et lui permettrait d'être mieux indemnisée. Décision le 6 janvier 2016.
Mais, pour cette femme affreusement blessée, la bataille dépasse le cas
de son mari et même celui de La Poste. Elle en a dès le début fait un combat
d'intérêt général. « J'étais tellement outrée du fait qu'on puisse mourir de
son travail en France à cause d'un burn-out mal accompagné médicalement
et professionnellement que j'ai écrit au président Hollande à son adresse
mail personnelle. Il a réagi vingt minutes plus tard par une phrase pleine
d'empathie. » Ilma a été reçue par le cabinet du ministre du Travail et
auditionnée par le groupe d'études mis en place à cette époque.
Elle a remué ciel et terre. Pour que la mort de Nicolas serve au moins à
quelque chose, elle a même écrit au patron de La Poste, alors Jean-Paul
Bailly, pour lui proposer de se mobiliser sur le thème du burn-out : « Je lui
ai offert de s'associer avec moi, de reconnaître la faute inexcusable, et de
monter une action de prévention. Mais on a du mal à reconnaître ses
erreurs, en France. » Sa lettre est restée sans réponse.
... En finir avec le déni
Les mots sont durs, ils cognent. « On m'a tué », « Je suis massacré »,
« C'est un assassinat. » Ils sont hyperboliques, comme si le burn-out relevait
d'une convulsion cosmique : « raz-de-marée », « submergé », « tsunami »,
« effondrement ». Ils sont électriques : « Corps brûlé », « cerveau grillé »,
« disque dur effacé ». D'un témoignage à l'autre, les mêmes mots reviennent
en boucle, ressassés par des hommes et des femmes qui parlent de leur
burn-out avec la gravité de rescapés. Ils ont des parcours et des métiers
différents, mais ils sont tous sidérés – certains encore hébétés – du
cauchemar qu'ils ont traversé.
Ils ont frôlé la mort et se raccrochent aux mots, avec une folle envie de
témoigner, d'éviter à d'autres ce qu'ils ont vécu, de les mettre en garde. Mais
les mots sont trop petits pour dire toute l'incompréhension qui les a saisis
quand ils se sont vus sombrer, toute l'impuissance qu'ils ont ressentie face à
leur syndrome, toute l'absurdité de la mécanique qui les a conduits hors des
rails alors qu'ils aimaient leur travail et tenaient à le faire bien.
Ils n'ont pas ressenti exactement les mêmes angoisses – peur de ne pas
être à la hauteur, peur de déplaire, peur de ne pas en faire assez –, mais ils
murmurent tous que ce burn-out, vraiment, « ça ne me ressemble pas ».
Encore convalescents, certains se demandent même si c'est bien « normal »
de réagir en craquant, de mettre du temps à s'en sortir. Ils téléphonent :
« Est-ce que les autres traversent ce que je vis ? Est-ce qu'ils replongent,
eux aussi ? » C'est ce qui est le plus frappant, cet amour-propre piétiné,
cette difficulté à se reconstituer un ego vaillant. Comme s'ils avaient du mal
à reconnaître dans la glace le reflet pâli de ce qu'ils avaient été.
Pourtant, ce n'est pas leur défaite personnelle qu'ils devraient voir dans le
miroir. Mais la désorganisation collective, la pagaille des valeurs, les
discours contradictoires, l'affolement généralisé, l'effacement des repères,
tous ces maux dont les entreprises souffrent et dont leur burn-out est le
symptôme. Ils sont si nombreux qu'à eux tous ils constituent une armée de
l'ombre, reproche vivant.
Au-delà du stade de guérison de chacun, nos témoins les plus heureux
aujourd'hui sont ceux qui ont vraiment tourné le dos au passé et rejeté leur
entreprise, voire leur profession. Pour se refaire, ils ont choisi une nouvelle
activité. Souvent des métiers très concrets, où l'on travaille avec ses mains,
où l'on mesure très vite le résultat de ses gestes – peintre en bâtiment
(François), photographe (Jean), ou restauratrice de meubles (Anne) – et où
l'on a une utilité sociale évidente et directe, comme Sophie, devenue
assistante scolaire, ou Virginie, qui démarre le coaching. D'autres, comme
l'avocate Pauline, la journaliste Marion ou le banquier Édouard, ont renoué
avec leur profession ou tentent de le faire. Mais ils s'organisent pour ne plus
jamais avoir à se retrouver anesthésiés face à des charges de travail
abusives, ni piégés dans un conflit de loyauté entre le cynisme d'une
hiérarchie et leur éthique personnelle.
D'autres n'ont pas le choix, comme Paul (le cadre), Laura (la policière) ou
Frédéric (le gendarme). Ils retournent dans l'entreprise de leur malheur, si
possible ailleurs, à un autre poste, ou dans une autre structure, un autre lieu.
L'employeur est tenu de leur offrir un reclassement ou une mutation. Quand
elles reprennent le travail, les victimes de burn-out ont généralement cessé
de se noyer dans la culpabilité. Elles ont aussi dépassé ce stade où l'on hait
son ex-chef, son patron, ses collègues avec une telle intensité qu'on a
parfois le fantasme de se venger, de les « tuer ». Elles sortent de leur cas
personnel, cessent de mettre en cause exclusivement leur propre fragilité ou
la malfaisance de leur entourage professionnel. Le BO est moins nourri par
des hommes – soi ou un autre – que par un système.
« Ce serait une erreur de penser que le BO est un problème de manager
pathologique, constate le Pr William Dab. Cela existe, mais 95 % des gens
n'aiment pas faire du mal. C'est un problème de politique d'entreprise.
Penser que, pour améliorer les conditions de travail, il suffirait de corriger
ou de supprimer la minorité de managers pervers ne nous mènera nulle part.
Il faut s'attaquer à leur formation et surtout leur faire comprendre que la
santé des salariés n'est pas une contrainte mais une richesse. » Quand cet
ancien directeur de la Santé rencontre des patrons, il leur dit : « Vous croyez
vraiment que vous pouvez avoir une entreprise en bonne santé avec des
salariés malades ? » Mais, en période de crise, c'est si facile d'augmenter les
cadences et de mettre la pression sur des gens muselés par la peur du
chômage.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui fut la première à médiatiser le
phénomène du harcèlement – cause parmi d'autres de la souffrance au
travail –, précise bien que le BO concerne potentiellement tout le monde :
« Nous avons TOUS des fragilités, nous sommes des êtres humains. » Pour
elle, certaines qualités professionnelles hier sanctifiées par les bibles
patronales sont en passe de devenir subrepticement des preuves de
déficience professionnelle, presque des tares. « Si on s'accroche à sa
déontologie, on dérange. Maintenant, il faut faire vite, bâcler, savoir mentir,
arrondir les vérités, magouiller beaucoup. On peut se poser la question : est-
ce qu'à notre époque être consciencieux, rigoureux, sérieux, n'est pas une
pathologie ? »
Et comment tenir debout dans des entreprises qui, pour afficher leur
politique de prévention et se couvrir en cas de procédure, se contentent de
se faire maquiller par des consultants ? On change de mots, les problèmes
demeurent. Dans la police par exemple, on remplace l'expression
« politique du chiffre » – source de stress mal placé – par « politique du
résultat ». Qui ça rassure ?
L'entreprise où travaille Marion a ainsi pu se targuer de l'excellent
résultat d'un audit commandé à un cabinet ad hoc. Problème : les salariés
ont eu l'obligation expresse de remplir leur questionnaire par mail depuis
leur poste de travail. C'est dire s'ils se sont sentis libres de s'exprimer !
Quant à Anne, elle s'est pliée consciencieusement aux tests proposés par
sa chaîne de télé dans le cadre de la prévention des risques psychosociaux.
Les résultats ont montré qu'elle était en situation critique. Mais il n'y a eu
aucune réaction de la direction. « Je me demande même si quelqu'un les a
lus », dit-elle.
Face aux machines à tuer le moral que sont devenues les entreprises en
panique économique, on a besoin de contre-pouvoirs. Les syndicats
préfèrent se battre sur le terrain de l'emploi plutôt que sur celui de la
« qualité empêchée » – expression du psy Yves Clot 1. Les inspecteurs du
travail, eux, sont largement débordés, comme le montre l'entretien
surréaliste accordé par l'un d'eux à Marion 2, en plein burn-out. Quant aux
médecins du travail, censés jouer les vigies, ils sont coincés entre le
marteau et l'enclume, réduits par fonction à un rôle ambigu.
S'ils s'avisent de critiquer trop vertement l'entreprise dans laquelle ils
interviennent, ils prennent le risque d'en être écartés, comme celle qui a
déclaré l'inaptitude professionnelle de Marion. On voit aussi de plus en plus
de chefs d'entreprise, encouragés par le Medef, contre-attaquer en portant
plainte contre ces audacieux auprès du conseil de discipline de l'Ordre des
médecins pour « manquement à leurs obligations déontologiques ».
Argument : en attestant depuis leur bureau un lien entre l'état de santé et
l'activité professionnelle de salariés, ces médecins du travail sortiraient de
leur champ de compétence !
Dans certaines entreprises ou administrations étrangères, comme dans la
police canadienne, on a réglé le problème de la méfiance à l'égard des
intervenants extérieurs en nommant des « référents », issus du personnel,
sortes de médiateurs chargés de veiller au bien-être de leurs collègues. Les
Français sont à la traîne dans une Europe qui, partout, se mobilise contre la
souffrance au travail. Ils ne se sont souciés de la santé au travail que sous la
pression de pouvoirs extérieurs à l'entreprise : le législateur, le progrès
technique, le juge, le médecin du travail, puis l'assureur.
La prudence des ministères concernés, Travail et Santé, confine à
l'autisme : il s'avère extrêmement compliqué d'obtenir un rendez-vous sur
ce sujet. Pas un mot du burn-out sur le site du Medef – où Pierre Gattaz, son
président, s'épanche sur la souffrance des patrons – pas plus que sur celui
du ministère de la Santé. Le ministère du Travail, lui, a publié en mai 2015,
après des mois d'attentisme, un guide d'aide à la prévention plutôt
minimaliste. Quant à l'Ordre national des médecins, il n'aborde le sujet
qu'au détour d'un questionnaire auprès des praticiens qui ont dévissé leur
plaque, en le reléguant dans le tableau des problèmes liés à la vie
personnelle – rien à voir avec le boulot, bien sûr.
Les pays nordiques, eux, sont depuis longtemps soucieux du bien-être au
travail. Toute une culture. On réfléchit, on en parle, on aménage. Des États
comme l'Allemagne et l'Angleterre ont aussi réagi très tôt au sein même des
entreprises. Aux Pays-Bas, dès qu'un burn-out est diagnostiqué, le médecin
du travail, la direction des ressources humaines et le service social de
l'entreprise constituent une cellule chargée d'accompagner le salarié.
La plupart des pays européens admettent aujourd'hui que l'environnement
de travail peut avoir un impact sur la santé psychique des actifs. De plus en
plus d'employeurs sont condamnés à allouer des dommages et intérêts
quand ils n'ont pas assuré leur « obligation de sécurité » vis-à-vis de salariés
en burn-out. Mais tous les pays ne sont pas d'accord pour reconnaître le
caractère professionnel des maladies psychiques. Selon une récente étude
d'Eurogip 3 sur dix pays, trois seulement – la Finlande, la Suisse et
l'Allemagne – ne le reconnaissent absolument pas. Les autres posent des
conditions très variables. Au Danemark et en Suède, on recense de
nombreux cas tandis qu'en Belgique deux seulement ont été reconnus en
quinze ans. En France, derniers chiffres connus, 94 demandes de
reconnaissance de pathologies psychiques en maladie professionnelle ont
été acceptées en 2011 4.
Les suicides en cascade, les pétitions à répétition et les débats au
Parlement ont médiatisé le phénomène du BO Tout le monde est
collectivement d'accord : c'est un fléau, et il faut agir. Mais quand on est
touché individuellement, le sujet reste tabou. Pauline, l'avocate, le résume
bien : « Les gens ne veulent pas entendre parler d'incident de parcours, de
décrochage, ça fait peur, c'est un aveu de faiblesse. Il ne faut surtout pas le
mentionner devant de potentiels recruteurs. »
Néanmoins, les victimes de burn-out savent désormais qu'elles ne sont
pas des cas isolés. Peut-être auront-elles moins peur de se retourner contre
leur employeur et de se faire entendre.
Les générations qui arrivent sur le marché du travail n'auront sans doute
pas les mêmes réflexes professionnels ni les mêmes combats que leurs
parents. Ces derniers ont essuyé au cours de leur carrière une triple
mutation accélérée. 1. La mondialisation, avec les délocalisations, les
restructurations, la concurrence effrénée qu'elle a entraînées. 2. La
financiarisation, la course au profit, le poids d'actionnaires lointains, les
hiérarchies illisibles, les directions déconnectées de leur base. 3. La
numérisation, l'accélération des rythmes, l'irruption du travail dans la vie
personnelle, l'effacement des limites. Alors qu'ils avaient été élevés dans le
culte du travail, ces révolutions les ont bousculés et elles ont en partie
dévalorisé les qualités qui faisaient leur fierté.
« Pour toute une génération, c'est insupportable de ne pouvoir bien faire
son travail, de s'entendre demander de faire des choses que l'entreprise sait
irréalisables », observe la coach Christine Jacquinot, qui intervient en
entreprise. Dans les grands groupes, dit-elle, il y a une forme de « pensée
magique » chez les managers : « On demande aux salariés de faire, donc ils
vont le faire, on écrit ça sur le Power Point, allez, un peu de formation, et ce
sera bon. Personne ne vérifie si c'est faisable. Et les exécutants se disent
que, s'ils n'y arrivent pas, c'est leur faute. » William Dab est convaincu que
ce temps des dinosaures culpabilisés se termine. « Les jeunes qui arrivent
veulent du sens. »
Du sens. Mais aussi du temps libre, du temps à eux. Ils ne veulent pas
entendre que, au temps de leurs grands-parents et des 45 heures, on
obéissait, c'est tout. Ils ne comprennent pas que leurs propres parents se
laissent dévorer par leur boulot. À leurs yeux, le travail n'a pas forcément de
valeur en soi. Ils prennent leurs distances.
Mais il leur faut bien un emploi. Un jour, ils devront le créer ou le
refaçonner s'ils veulent échapper au taylorisme qui est revenu
sournoisement à la mode, comme le souligne Frédérique Yonnet, directrice
du centre de soins du Courbat. « L'évaluation perpétuelle, cela dépasse le
travail. Nos objectifs, notre tour de taille. On est tout le temps en train de se
mesurer à soi et aux autres. On a des montres qui mesurent notre pouls, nos
calories, le nombre de nos pas. On accepte que d'autres êtres humains
construisent notre anxiété. On empêche les gens de respirer. » Et on affiche
tout ça sur Internet, via les réseaux sociaux.
C'est peut-être ça, le nouveau danger, le burn-out du futur. La pression ne
sera plus seulement dans l'arbitraire d'un supérieur ou l'organisation toxique
d'une entreprise, mais dans les regards de tous ceux qu'on prend à témoin.
Jusqu'à l'asphyxie.
Remerciements
1 - LA PASSION AU PLACARD
Marion, reporter - « Je pensais que mon cerveau allait griller »
3 - EX-STAR D'ACADÉMIE
Pierre-Yves, enseignant - « Et alors, Dupré, il a travaillé ? »
6 - LA TYRANNIE DE L'EXCELLENCE
Virginie, DG dans le marketing - « Je voulais être une superwoman »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, comment ça brûle - Jusqu'au moment où l'on s'effondre
10 - SUR UN FIL
Anne, rédactrice en chef télé - « Sept ans dans une broyeuse »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, une maladie mal reconnue - Aux employeurs de payer ?
12 - UN IDÉAL TRAHI
Frédéric, gendarme - « Je n'avais pas le droit d'être différent »
Le saviez-vous ?
Le burn-out, casse-tête juridique - Une justice hésitante
16 - NICOLAS, IN MEMORIA
Ilma, veuve - « On s'est foutu de lui, il s'est pendu »
1. Nous avons changé tous les prénoms, quelle que fût la demande de ceux
qui ont accepté de témoigner, et modifié quelques détails afin de rester dans
la discrétion.
▲ Retour au texte
1. Organisation internationale recrutant exclusivement des QI supérieurs.
▲ Retour au texte
1. Elle intervient à l'hôpital de Garches.
▲ Retour au texte
2. Le Huffington Post, le 20 janvier 2013. Pascal Chabot est l'auteur de
Global burn-out.
▲ Retour au texte
3. Corinne Berthaud, Cette comédie qu'on appelle le travail, Calmann-
Lévy, Paris, 2015.
▲ Retour au texte
1. Selon un rapport de Georges Fotinos et José-Mario Honenstein, datant de
2011, « La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges ».
▲ Retour au texte
2. Enquête par questionnaire de l'Union régionale d'Île-de-France des
médecins libéraux (2007).
▲ Retour au texte
3. Centre de soins Le Courbat, en Indre-et-Loire.
▲ Retour au texte
1. Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée.
▲ Retour au texte
1. Instaurée en 2002, il s'agissait d'une obligation de « résultat ». Un nouvel
arrêt de la cour de cassation, le 25 novembre 2015, atténue la portée de cet
acte en prévoyant une obligation de « moyens » et non plus de « résultats ».
Il suffirait de montrer qu'on a eu une politique ad hoc.
▲ Retour au texte
2. Voir p. 159, dans le chapitre « Le BO. Une maladie mal reconnue ».
▲ Retour au texte
3. Voir le chapitre qui est consacré à sa veuve Ilma, p. 235.
▲ Retour au texte
1. Professeur au Centre national des arts et métiers, chaire de psychologie
du travail.
▲ Retour au texte
2. Lire le chapitre 1 : La passion au placard. Marion, reporter : « Je pensais
que mon cerveau allait griller. »
▲ Retour au texte
3. Organisme français chargé d'étudier les questions relatives aux accidents
du travail et aux maladies professionnelles au niveau européen. Il regroupe
la Caisse nationale de l'assurance-maladie (CNAM) et l'Institut national de
recherche et de sécurité (INRS).
▲ Retour au texte
4. Malgré nos sollicitations répétées, le ministère de la Santé ne nous a pas
livré les derniers chiffres officiels.
▲ Retour au texte