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James Anderson

Imposteur ?
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André KERVELLA

James Anderson
Imposteur ?
Du même auteur

Le Dieu des Francs-maçons, La Pierre Philosophale, à paraître (2018).


Les Sources secrètes du REAA, La Pierre Philosophale, 2017.
1717 - L’Histoire volée des francs-maçons, La Pierre Philosophale, Hyères, 2017.
Franc-Maçonnerie française. Les précurseurs jacobites en Bretagne (1689-
1750), La Pierre Philosophale, Hyères, 2017.
Aux sources du Régime Écossais Rectifié, Martinès de Pasqually, La Pierre
Philosophale, Hyères, 2017.
Maître Sorbon. L’imposteur (Roman), La Pierre Philosophale, Hyères, 2016.
Le baron de Hund et la Stricte Observance Templière. Le sceau jacobite, La
Pierre Philosophale, Hyères, 2016.
Les rois Stuart et la Franc-maçonnerie, Ivoire-Clair, Brétignolles-sur-Mer, 2013.
Franc-maçonnerie, faux débats, vrais enjeux, Ivoire-Clair, Saint-Gilles Croix-de-
Vie, 2012.
Le comte de Clermont, un singulier grand-maître, Ivoire-Clair, Groslay, 2011.
Rite Écossais Ancien et Accepté, l’effet Morin, Ivoire-Clair, Groslay, 2009.
Le Mystère de la Rose Blanche, Dervy, Paris, 2009.
Le Chevalier Ramsay, une fierté écossaise, Véga, Paris, 2009.
Réseaux maçonniques et mondains au siècle des Lumières, Véga, Paris, 2008.
Francs-Maçons au duché de Bouillon, des frères oubliés, Weyrich, Neufchâteau,
2006.
La Légende des Fondations, Dervy, Paris, 2005.
La Passion écossaise, Dervy, Paris, 2002.
La Maçonnerie écossaise dans la France de l’Ancien régime. Les années obs-
cures (1720-1755), Le Rocher, Paris, 1999.
Brest Rebelle, 1939-1945, Skol Vreizh, Morlaix, 1998.
Le commerce de la librairie en France au XIXème siècle, collaboration, IMEC,
Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1997.
Aux origines de la Franc-maçonnerie française (1689-1750), exilés britanniques
et gentilshommes bretons, Le Prieuré, Rouvray, 1996 (épuisé).
Où est le mal ? Tragique, éthique, politique, collaboration, L’Harmattan, Paris,
1994.
Les fondements graphiques de la rationalité, ANT, Lille, 1983.
A la mémoire de Daniel Kerjan,
avec qui j’ai toujours eu plaisir à travailler.
Décédé à Paris le 1er décembre 2017,
il avait la passion de l’exactitude et de l’authenticité.
Introduction

Le destin d’un livre est parfois curieux. Celui publié en 1723 sous le titre
Les Constitutions des Francs-Maçons ne comporte pas de nom d’auteur.
Aujourd’hui, on le désigne en plus court : Constitutions d’Anderson.
Comme pour rendre indissociables l’homme et l’ouvrage. Il comprend
pourtant des textes à plusieurs mains, et certains d’entre eux sont des
adaptations plus ou moins bien inspirées d’autres restés anonymes.
S’il en est ainsi, sans doute est-ce parce que la personnalité d’Anderson
s’y prête. On le sait pasteur venu d’Ecosse pour exercer son sacerdoce à
Londres. On le sait proche d’intellectuels renommés. On le sait
apparemment soucieux de montrer en quoi l’Ordre maçonnique justifie
sa revendication d’être à la fois élitiste et traditionnel, avec pour
ambition de participer à l’avènement de la concorde universelle.
On le sait. En même temps, sont méconnues les sources dont il s’est
inspiré, les contemporains qui l’ont aidé, ou ceux qui l’ont violemment
critiqué dès la parution du livre.
Dans la dédicace adressée au duc de John de Montagu, son ami Jean-
Théophile Desaguliers suggère d’aborder plusieurs plans de lecture. Il
expose qu’Anderson a fidèlement compilé et mis en ordre de vieilles
archives afin d’en extraire un récit historique et un dispositif
réglementaire applicable à la société maçonnique de l’époque. En appui
sur de l’ancien, il a sinon inventé du nouveau, du moins trié et exploité
des matériaux qu’il est souhaitable de connaître au sein de la
Fraternité, voire de rendre publics, car les journaux s’interrogent sur
l’augmentation rapide des adeptes dans l’Angleterre des années 1720,
et la meilleure façon de contrecarrer les mauvaises rumeurs est de dire
sans fard quel est l’héritage que les loges entendent assumer.
L’inconvénient est qu’Anderson ne fournit guère d’indices pour localiser
ces vieilles archives et vérifier leur contenu. Quelques interprètes
supposent qu’il en a pris connaissance lors d’un voyage qu’il aurait fait
en Ecosse avec Desaguliers, à l’été 1721. Il se serait notamment attardé
à Edimbourg et aurait pu compulser des documents conservés à la loge
Mary’s Chapel. On verra plus loin qu’en réalité il est informé depuis
longtemps de certaines légendes ayant rapport à la tradition. Jusqu’en
1698 environ, il vivait à Aberdeen où son père était franc-maçon et
secrétaire de sa loge. Or, celui-ci avait entre les mains au moins une
vielle charte relatant l’histoire du métier, et il en assura même
personnellement la transcription. Anderson-fils n’avait donc pas besoin
de sortir du cercle familial pour stimuler sa jeune imagination. En outre,
comme on le verra aussi, il est permis de douter que les archives de
Mary’s Chapel fussent importantes à cette époque. Plus encore, rien ne
dit qu’Anderson ait une seule fois été visiteur de cette loge, avec ou
sans Desaguliers.
Les pages placées en fin des Constitutions fournissent des explications
apparemment cohérentes. Elles précisent dans quelles conditions les
dignitaires de la Grande Loge de Londres ont approuvé le travail
d’Anderson et consenti à sa publication. En substance, elles indiquent
qu’il a été sollicité par le duc de Montagu, grand maître élu en 1721,
pour entreprendre une recherche documentaire, et que son successeur
le duc Philip de Wharton l’a maintenu dans sa tâche. Il a alors proposé
une première version à la lecture critique des députés de ces deux
grands maîtres, dont Desaguliers, ainsi qu’à des « Frères savants » et
des responsables de loges particulières. Puis, après corrections, la
décision d’imprimer aurait été prise.
Voilà pour le contexte lié aux personnes. Il a tous les aspects de la
vraisemblance. Des précisions supplémentaires peuvent même être
fournies, puisque dans la réédition de son ouvrage en 1738 Anderson
revient sur cet épisode. Le 29 septembre 1721, à l’auberge des Armes
Royales (King’s Arms) en présence de délégations mandatées par seize
loges de la capitale anglaise, Montagu l’a prié de réviser les
constitutions « gothiques » afin de les présenter sous « une nouvelle et
meilleure méthode »1. Désignés le 27 décembre suivant, les premiers
lecteurs de son manuscrit auraient été quatorze. Cela coïncide à peu
près au nombre des seize loges assemblées en septembre, lesquels
auraient établi un rapport favorable le 25 mars 1722, corrections faites,
et auraient accepté le principe de l’imprimer 2. Pourquoi pas ? Il aura
fallu sept mois au pasteur pour exécuter sa tâche.
Quand même, la circonspection reste obligée sur la provenance des
archives consultées et sur leur disparition ensuite. Il faut être plus que
bienveillant pour accepter les fantaisies de notre auteur. Elles seront
commentées en temps opportun. Disons pour l’instant qu’elles
procèdent d’une tendance fréquente à présenter une œuvre nouvelle à
la suite d’une ou de plusieurs autres très anciennes dont elle se serait
1
ANDERSON 1738 : 113.
2
Ibid. 114.
fidèlement inspirée, non sans les « moderniser » comme on disait déjà.
Le renvoi à un passé le plus lointain possible est supposé donner une
parfaite légitimité à la production du présent. Malheureusement, les
preuves que ce passé a réellement eu lieu ne sont pas exposées, en
sorte que le discours tenu sur lui semble une regrettable fiction.
Le but de la présente étude est donc de s’interroger sur un personnage
pour le moins ambigu, et sur un texte qui l’est tout autant. C’est en se
fondant sur ses élucubrations que de nombreuses obédiences dans de
nombreux pays ont cru fêter en 2017 le tricentenaire de l’Ordre.
Curieuse innovation pompeuse ! Il n’y eut pas de centenaire ni de
bicentenaire, et voilà qu’un miracle survint pour solenniser le pas de
trois. Considérant sans doute qu’ils n’avaient rien de plus constructif à
faire, ne serait-ce que se projeter dans l’avenir, les idéologues en
soupirs de starisation firent semblant de découvrir qu’il y avait urgence
à comptabiliser un passé douteux. La vulgate fut convoquée pour
produire des déclarations aussi grandiloquentes que creuses. Des
grands maîtres rebondirent de paraphrases en hyperboles. Comme si
ne rien dire eût été un symptôme d’inculture.
En France, il n’est que Pierre Méreaux à avoir réalisé un travail
d’envergure sur ce sujet. En 1995, il publia aux éditions du Rocher Les
Constitutions d’Anderson - Vérité ou imposture. J’en pris connaissance
deux ans après, tandis que je réunissais mes matériaux pour fournir au
même éditeur La Maçonnerie écossaise dans la France de l’Ancien
régime. Aussitôt mon souhait de le rencontrer se fit vif, et je lui écrivis
pour que nous convenions d’un rendez-vous. Dans son avant-propos, il
proposait d’ailleurs de communiquer à ses lecteurs intéressés les
nombreux documents qu’il avait pu collecter au cours de ses
recherches. C’était l’occasion de les confronter à ceux que je possédais
moi-même. Malheureusement, je reçus une réponse de sa fille Arlette
me disant qu’il était décédé entre temps, en aout 1997.
Méreaux ne prétendait pas avoir découvert des sources inédites ni
formuler des révélations sensationnelles. Il s’était appliqué à mettre en
rapport toutes celles qui, même d’apparence anodine, contribuent à
renseigner à la fois sur la personnalité d’Anderson et sur le peu de
crédit à apporter à la première partie des Constitutions, celle consacrée
aux aspects historiques1. J’adopte ici la même méthode. J’éviterai
cependant de peindre le personnage sous des traits trop sombres. Tout

1
Arlette Méreaux a cependant accepté que je me rende au domicile de son père pour
consulter ses dossiers, ce que j’ai pu faire pendant une demi-journée. Ils comprenaient
de nombreuses photocopies d’ouvrages et de revues, la principale de celles-ci étant Ars
Quatuor Coronatorum.
11
comme David Stevenson qui lui a consacré un bref essai 2, je pense qu’il
convient d’éviter une généralisation abusive. Qu’il ait sciemment com-
mis des manipulations, c’est facile à prouver. Qu’il ait cherché à trom-
per sans cesse ses lecteurs, c’est un grief qui me paraît abusif. Plusieurs
de ses contemporains ont eux-mêmes employé les termes d’imposteur
ou de faussaire pour le disqualifier. Il vaudrait mieux essayer de com-
prendre quelle stratégie il cherchait à servir, et quelle pouvait d’ailleurs
être aussi celle de ses détracteurs les plus féroces.
L’actualité récente réclame par ailleurs une mise au point. En 2016,
Andrew Prescott et Susan Mitchell Sommers ont eux aussi exprimé des
doutes nombreux sur la fiabilité d’Anderson. Sans ménagements par-
fois, ils ont commenté dans des articles concis plusieurs outrances et
tours de passe-passe. Mais ils l’ont fait pour conclure que la fondation
de la Grande Loge de Londres ne s’est pas réalisée en 1717, que la vraie
date est 1721. Je ne partage pas leur opinion, loin de là. Il s’est bel et
bien produit quelque chose en 1717. On peut invalider sur plusieurs
points le récit qu’en fait Anderson, on ne peut pas nier la réalité de cet
événement, ou bien, si on la conteste, c’est dans la prétention affichée
a posteriori par Anderson d’en faire l’acte de naissance de la franc-ma-
çonnerie moderne. J’en ai parlé dans 1717 - L’Histoire volée des francs-
maçons.
D’aucuns pensent que Prescott et Sommers ont lancé un scoop dans les
sphères bigarrées de la maçonnologie mondiale, qu’ils ont même pro-
voqué un grand chambardement. On a vu un peu partout des compila-
teurs imprudents leur emboiter le pas et relayer leur thèse dans
quelques blogs d’Internet. Il y a eu une émission de France-Culture en
juin 2017, et je me suis demandé si la télévision n’allait pas s’y mettre
également, voire le cinéma avec un scénario pathétique dans le style
hollywoodien. Tels des abeilles butinant une nouvelle fleur à peine
éclose, les faiseurs de buzz ont applaudi sans même chercher à vérifier
sur pièces s’il ne s’agissait pas d’un canular. Car c’en est un.
Prescott et Sommers l’ont sans doute conçu à leur corps défendant, en
ayant le sentiment d’être sérieux, comme on peut le souhaiter dans un
cadre universitaire. Ils ont déployé une belle érudition pour apporter à
la fois des informations inédites sur Anderson et pour tenter de prouver
que la plus grande supercherie du personnage est d’avoir placé en 1717
un événement fictif. Il n’empêche : au-delà de leurs personnes qui
méritent le respect, certaines de leurs prises de position me paraissent
très étranges et même parfois contradictoires. Nombreux exemples à
l’appui, on verra qu’ils sont eux-mêmes exposés aux critiques qu’ils
adressent à Anderson, qu’ils font un usage aléatoire et illusoire d’ar-
2
STEVENSON : 2014.
12
chives qui ne l’ont jamais concerné, ou qu’ils en écartent d’autres
quand elles menacent la logique de leurs argumentations. Par exemple,
à quoi cela sert-il de différer l’examen d’un document qui atteste que
Desaguliers fut grand maître à Londres en 1719 ? Le repousser au seul
motif qu’il nuit à la thèse erronée d’une naissance de la Grande Loge en
1721 est un expédient très hasardeux1.
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec eux quand ils détectent chez
Anderson des tendances à déformer la réalité historique en vue de
servir les intérêts partisans de ses amis de la Grande Loge naissante de
Londres. Nous sommes obligés de nous éloigner quand leur propre
analyse a pour effet d’augmenter les charges contre lui, alors qu’il
devrait en être exempté. En le peignant sous les traits d’un comploteur
parmi des dignitaires de second rang pour des affaires d’argent 2 dont il
ne tire lui-même aucun profit, c’est instruire un procès d’intention
d’autant plus infondé qu’aucune preuve matérielle ne peut être avan-
cée. Cette accusation est du reste contredite par une autre qui consiste
à dire qu’il aurait volontairement falsifié l’histoire de la Grand Loge sur
ordre de celle-ci3. On ne peut pas d’un côté prêter à un homme la
tentation d’être en connivence avec un petit groupe de contemporains
pour obtenir frauduleusement des secours pécuniaires de la caisse de
charité commune, et arguer d’un autre côté que l’institution en corps,
autrement dit ses plus hauts responsables, lui donne l’ordre de truquer
son histoire récente.
Avec ce genre de réquisitoire, ils en arrivent à affirmer qu’une petite
bande de galopins (James Anderson, Jean-Théophile, Desaguliers,
Anthony Sayer, Joshua Timson, George Payne, Jacob Lamball) a cherché
à berner l’ensemble des Frères, dont des grands officiers pourtant peu
enclins à avaler des fables, mais que ces derniers ont aussi encouragé
les mêmes trucages afin de satisfaire à l’improbable orgueil d’avoir une
ancienneté illusoire, plus longue que dans les faits. Prescott et Sommers
considèrent en effet que la Grande Loge de Londres avait intérêt à
pousser Anderson dans une besogne fallacieuse afin de mieux affirmer
son antériorité sur les Grandes Loges de Dublin et d’Edimbourg 4. Il s’agit
là d’une supputation qui n’a pas grand sens, puisqu’entre 1717 et 1721,
l’écart de quatre années est sans incidence sur le fait que l’obédience
londonienne est dans les deux cas en position de séniorité. Qu’on
comprenne bien : elle n’invente pas la franc-maçonnerie, loin de là, elle
invente seulement une organisation administrative centralisée sur une
ville capitale. De ce point de vue, Dublin et Edimbourg procèdent par
1
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 704.
2
Ibid. 693, 700.
3
Ibid. 691.
4
Ibid. 703.
13
une imitation qui les place dans une position de secondarité irrémé-
diable.
Canular, dis-je. Au Queen’s College de Cambridge, Prescott et Sommers
ont affronté en septembre 2016 un auditoire attentif, invité par la
prestigieuse loge Quatuor Coronati. Dans ce contexte, ils se sont prêtés
au jeu des objections éventuelles, dont celles apportées par John Hamill
et Ric Berman. Les Français présents dans l’assistance en ont, paraît-il,
été enchantés, et ils ont médité de longs mois pour publier un opuscule
de bénédiction sous la houlette magique de Roger Dachez 1. Why not ?
Mais canular, quand même. Petite blague qui ne restera pas dans les
annales. Je le vois de même tournure que le paradoxe du Crétois Epi-
ménide qui affirme que tous les Crétois, dont lui-même, sont des men-
teurs. Comment le croire puisqu’il s’inclut dans l’ensemble qu’il dé-
nonce ? Soit il dit la vérité, mais alors il ment. Soit il ment, mais il dit
alors la vérité2. Dans notre présent contexte, il y aurait des trompés,
mais ils seraient aussi des trompeurs. Si le trompeur trompé sait quelle
est la tromperie, alors il n’est pas trompé. Il est complice ou complai-
sant. Anderson n’en demandait pas tant !
Bref, les enthousiastes qui se préparent d’ores et déjà à fêter un second
tricentenaire de la Grande Loge de Londres, en l’étendant carrément à
toute la franc-maçonnerie mondiale, au prétexte qu’il faudrait désor-
mais épingler 1721 dans le calendrier, seraient bien inspirés d’y renon-
cer. Cela leur fera une économie d’énergie et d’épanchement sur Inter-
net. J’ose espérer que les plus sages d’entre eux sauront tempérer
l’ardeur des plus cabotins.
Dans les dernières pages de cet ouvrage, le lecteur pourra lire la ré-
flexion que m’inspirent pareillement les pratiques de certains confrères
hexagonaux, surtout ceux qui se revendiquent à cors et à cris de la
science pour se camper en détenteur des meilleurs concepts et de la
meilleure méthode pour écrire l’histoire. Je ne crois nullement qu’une
telle revendication soit légitime. Dans leurs discours, l’argument scienti-
fique a ceci d’absurde qu’il est idéologique de part en part, car il est
employé comme un leitmotiv pour faire accroire que ceux qui ne
pensent pas comme eux s’empêtrent dans le bricolage et le subjecti-
visme naïf. L’histoire est plutôt une discipline, une manière de faire et
de dire qui réclame de ne réputer aucune preuve ni aucune analyse
comme non-scientifique. La preuve peut être plus ou moins valide, ou
1
DACHEZ et al. 2018.
2
Paradoxe bien connu des philosophes. Si le Crétois Epiménide pense énoncer une
vérité en affirmant que tous les Crétois sont des menteurs, il ment lui-même puisqu’il se
pose en exception, et cela est contradictoire. S’il pense énoncer un mensonge, au motif
qu’il est donc Crétois, il signifie quand même une vérité, et la contradiction demeure.
Est-ce possible de proférer par un même énoncé à la fois un mensonge et une vérité ?
14
pas du tout, et ce n’est plus une preuve, l’analyse plus ou moins cohé-
rente, ou pas du tout, et ce n’est plus une analyse.
L’idéologie des néopositivistes de l’historiographie actuelle est de
s’imaginer que l’unanimité qui règne dans leur tribu suffit à garantir la
supériorité de leur point de vue. Non seulement ils ne fournissent
jamais une définition claire de ce que pourrait être un consensus dans
l’ensemble de la communauté des historiens, communauté qui excède
de beaucoup leur cercle tribal, mais il est toujours possible de montrer
qu’ils se trompent sur certains points, et que leur pseudo-science est
donc faillible. Ils seraient bien plus avisés en évitant les étiquettes
ronflantes et les pavanes d’amphithéâtre.
Mais pourquoi dis-je cela, alors qu’il serait plus élégant, plus apaisant,
de m’en dispenser ? Je le dis tout simplement parce qu’il sera à plu-
sieurs reprises question des jacobites dans ce livre et que la tendance
des néopositivistes français est de refuser obstinément la confrontation
des archives qui les concernent. Qu’ils adoptent ou pas la ligne de
Prescott et Sommers, ils font comme si elles n’existaient pas. Ignorer le
réel à ce point, c’est agir comme le Tartuffe de Molière :
Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Les néopositivistes veulent tout voir, sauf ce qui risque de détourner
leur regard du corps asexué d’une science fantomatique. Ils veulent
parler de tout, sauf de ce qui les obligerait à sortir d’un confort prééta-
bli. Mettez-y de l’humour, et vous pouvez les comparer au clerc sous
Anderson, tel que le croque William Hogarth dans une gravure pas
assez connue (voir figure 15, plus loin). Une sieste digestive n’empêche
pas le bonhomme de jeter en tapinois un œil à la paupière mi-close vers
la généreuse poitrine d’une jeune femme assise à sa droite. C’est voir et
faire semblant de ne rien voir.
La différence de l’histoire avec une science qui mérite son nom est
simple à caractériser. En astrophysique, le chercheur s’intéresse aux
trous noirs. Il les observe et se demande comment en produire une
théorie. Il se rend compte de la grande difficulté à formaliser des para-
mètres mais ne renonce pas à le faire. Nos historiens néopositivistes
n’ignorent pas que des archives jacobites existent, mais refusent d’en
faire l’investigation en les tenant au plus loin de leurs laboratoires. Les
uns veulent comprendre, les autres ne le veulent pas. Les uns inventent
le concept « d’horizon des évènements » pour envisager ce qui se passe
au-delà ; les autres s’appliquent à le rétrécir au plus proche de leur pré
carré, par crainte de risquer au-dehors l’étiolement de leurs axiomes
15
bancals, les plus ambitieux rêvant même de récompenses académiques
ou de lauriers mondains, ce genre de hochets qu’on décerne aux vir-
tuoses du prêt-à-penser.
Le lecteur peut souhaiter un exemple précis. Soit ! Dans sa brève contri-
bution à l’Histoire mondiale de la France, Pierre-Yves Beaurepaire
expose qu’en 1773 le Grand Orient de France « révolutionne la maçon-
nerie », ce pourquoi il serait « à l’origine d’une fracture dans l’ordre
entre francs-maçons autoproclamés réguliers et francs-maçons dits
libéraux, qui ne s’est jamais réduite depuis lors »1. Nouvelle institution
issue de la Grande Loge fondée à Paris dans les années 1720, il mettrait
à profit la mort de Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, ancien
grand maître, pour réformer les habitudes françaises et tenter d’impo-
ser « à la Grande Loge de Londres sa conception révolutionnaire d’une
Europe maçonnique organisée en obédiences "nationales" »2. Comme
cette Grande Loge anglaise refuserait, par ambition d’exercer une
suprématie et de maintenir les loges étrangères sous son étroite dépen-
dance, le Grand Orient persisterait et provoquerait du même coup une
reconfiguration soudaine de l’Ordre. « La révolution de 1773 est donc
non seulement institutionnelle et politique, mais un séisme européen
du point de vue des relations inter-obédientielles. »3
Une telle façon d’écrire l’histoire est renversante. Elle suggère en effet
qu’avant 1773 une sorte d’unanimisme régnait en Europe qui consistait
à reconnaître la Grande Loge de Londres comme un modèle à imiter.
Pourtant, les premiers grands maîtres en France ne se sont jamais
placés sous son autorité. Elle méconnaît les conditions dans lesquelles
les Londoniens ont créé leur propre obédience à la juridiction initiale-
ment limitée à leur capitale et à ses environs immédiats, et c’est l’avan-
tage des documents venus d’Anderson de le démontrer. Elle oublie
qu’en France les loges constituées par cette Grande Loge insulaire avant
1773 sont rarissimes, si bien que toutes les autres respectent déjà, et
depuis leur départ, une autre organisation. Surtout, elle oublie que les
projets de réforme institutionnelle de la franc-maçonnerie française
sont anciens, car le premier explicitement conçu comme tel date de
1740 après l’élection de Louis de Pardaillan de Gondrin, duc d’Antin, et
qu’il est repris en 1743-1744 avec le comte de Clermont. L’événement
de 1773 n’est ni inédit ni révolutionnaire.
Par coïncidence, l’Histoire mondiale paraît en 2017, donc l’année du
prétendu tricentenaire maçonnique. Coïncidence, car le coordinateur
de cette vaste somme, Patrick Boucheron, ne songeait pas à créer un
1
BEAUREPAIRE 2017 : 386.
2
Ibid. 387.
3
Ibid. 388.
16
effet de symbole. Il n’empêche que le propos de Beaurepaire résonne
étrangement quand il est déclaré scientifique. On y devine l’emprise
d’une tentation à l’emphase, où trois siècles de controverses histo-
riques auraient enfin conduit à un discours structuré, avec label acadé-
mique. On y aimerait au contraire moins d’épanchement rhétorique et
plus de densité sémantique.

17
1. Position du problème

La question préjudicielle est de savoir si Anderson est fondé à déclarer


la franc-maçonnerie de son époque dans la filiation des chantiers de
construction et, par voie de conséquence, à se servir des documents qui
les évoquent pour en faire les matériaux de son ouvrage. Au-delà de ces
documents, il y a l’abondante littérature, tant religieuse que profane,
qui provient des Grecs ou des Hébreux de l’antiquité. Pour s’autoriser à
en faire usage, il faut postuler une continuité entre d’une part les
pratiques de métier, ces pratiques qualifiées d’opératives, et d’autre
part celles des loges actuelles, dites spéculatives. Postuler, certes, et
rien de mieux. Car cette continuité est impossible à démontrer.
Depuis la nuit des temps, les hommes ne cessent de construire leur
habitat. A chaque génération, la transmission de leur savoir technique
s’augmente de connaissances inédites, mais on ne rencontre nulle part
une confrérie d’ouvriers qui préfigurerait en quelque manière celle dont
Anderson joue le héraut. Il y eut certes des associations, des
compagnies, des jurandes, des guildes ; mais pas selon les intentions
que notre auteur leur attribue. Quand il prétend qu’au Moyen Âge, aux
temps « gothiques », voire avant, des loges auraient accueilli en leur
sein des hommes étrangers au métier pour leur faire honneur et les
instruire de leurs secrets, il ne donne aucun étayage aux pages qu’il leur
consacre. Quand il ajoute que le nombre de ces étrangers aurait été
croissant au point de les rendre majoritaires et d’imposer une mutation
des usages, avec abandon des tâches concrètes pour ne s’intéresser
exclusivement qu’aux aspects éthiques et symboliques, il est incapable
de produire des exemples convaincants.
A l’époque médiévale et même après, il arrive que des réunions soient
organisées en présence de seigneurs locaux, de notaires ou de
magistrats pour formaliser des contrats de construction. Lorsque des
litiges surviennent en cours d’année, on convoque des assemblées
pendant lesquelles une personne extérieure au moins peut être
sollicitée en arbitre. Si aucune urgence ne l’impose, ce moment est
reporté à la saison hivernale, quand le travail est moins intense. Même
quand il ne se passe rien, les autorités peuvent imposer un contrôle
étroit, par la nomination d’un surveillant ou inspecteur assermenté. Ce
sont des besoins pragmatiques qui gouvernent la plupart du temps les
initiatives. Les participations purement honorifiques sont rares. La
transmission de secrets indépendants des techniques n’est jamais
avérée. Et dire que la proportion d’artisans ou ouvriers aurait obéi à un
processus de diminution irrésistible au profit des invités ne pratiquant
pas leur métier est la conséquence d’une extrapolation hasardeuse.
Cela n’empêche pas des situations où le pouvoir politique impose à des
confréries de métier de s’ouvrir à plusieurs autres, de se mélanger en
quelque sorte. En France, dans les grandes cités, les édiles se méfient
beaucoup des mouvements solidaires qui mobilisent un grand nombre
d’artisans aux intérêts communs afin de contester des pressions fiscales
exercées sur eux, ou pour obtenir réparation d’un outrage. Ils
interdisent alors les assemblées en corps, pour ne tolérer que celles qui
sont pour ainsi dire polyvalentes, car les aspirations des membres y
sont souvent divergentes, et les effets d’entraînement sont atténués.
Par ce moyen, il leur est d’ailleurs possible d’obtenir que des citoyens à
leur dévotion les préviennent de l’éventualité d’une fronde et les aident
à l’empêcher.
Quand on privilégie une histoire des métiers du bâtiment, cette réalité
sociologique est donc à prendre en compte. Elle est très éloignée de la
fresque d’Anderson. La moindre des précautions en le lisant est même
de rappeler que les hommes de chantier connaissaient une division des
tâches qui n’était presque jamais à l’avantage du maçon. Quoi qu’on se
complaise à l’oublier aujourd’hui, il était autrefois assimilé à un individu
fruste, mal embouché, analphabète, aux mœurs douteuses, souvent en
querelles avec autrui et menacé de prison. Travailleur de force, à peine
mieux rémunéré qu’un simple manœuvre, son rôle était de monter les
murs, ni plus ni moins. Dans les édifices de prestige, il pouvait être
confondu avec le tailleur de pierre, mais rarement avec l’architecte1.
Lorsqu’un chantier est de faible importance, les maçons peuvent y
jouent plusieurs rôles. Par exemple, ils conçoivent une maison sans
recourir à un architecte, ils dégrossissent la pierre, l’assemblent, etc.
Cela ne change rien à cette évidence que les plus anciens textes
établissent des distinctions selon les tâches accomplies, comme lorsque
le fulminant théologien d’Oxford John Wyclif déplore en 1383 que les
tailleurs de pierre refusent d’accomplir le travail des poseurs 2. Ce

1
Dans un chantier de faible importance, il est possible d’objecter que des maçons
jouent plusieurs rôles. Qu’ils conçoivent par exemple une maison sans recourir à un
architecte, qu’ils dégrossissent la pierre, l’assemblent, etc. Cela ne change rien à cette
évidence que les plus anciens textes établissent eux-mêmes des distinctions selon les
tâches accomplies.
2
WYCLIF 1383, dans 1871 : 333.
précurseur de la Réforme protestante a beau jeu de s’insurger contre la
hiérarchie catholique inféodée au pape, il assigne aux maçons d’être
soumis aux clercs en charge des édifices religieux ; ils n’ont pas à
discuter leur subordination ni leur salaire. De même, des témoignages
flatteurs peuvent être trouvés sur eux, des éloges quant à leur maîtrise
technique ; cela n’empêche pas non plus, et de façon plus abondante,
d’en rencontrer d’autres qui sont très dépréciatifs. D’ailleurs quand des
écrivains exploitent le thème du prince que le destin oblige à être
maçon, c’est souvent pour marquer l’écart maximal entre une situation
de confortable richesse et une autre de grande pauvreté1.
Les méprises sur le personnage d’Anderson et sur l’importance qu’il
faudrait accorder aux Constitutions tiennent à la confusion entre
l’histoire des idées et celle des faits. Les francs-maçons après lui
s’inspirent volontiers des échos du passé qui font l’éloge des grands
bâtisseurs en relatant l’animation des importants chantiers, surtout à
l’époque des cathédrales. Ils dissertent sur la signification des symboles,
métaphores et allégories ayant rapport à l’art. Cela ne suffit pas à
établir qu’ils sont réellement les héritiers des ouvriers d’autrefois. La
tradition dont ils se flattent est factice de ce point de vue. Les rituels
qu’ils ont complexifiés au fil des décennies le confirment
magistralement, puisque n’y sont jamais nommés quelque maçon
authentique. Dans la plupart, un roi (Salomon) ou un architecte (Hiram)
tiennent le devant de la scène. Ceux-là ne remuent jamais une pierre, ni
ne la taillent, ni ne la sculptent, ni ne l’ajustent à d’autres.
Un paradoxe est du reste flagrant. La mythologie maçonnique est bien
plus à l’aise quand elle renvoie à des ouvriers qui ne sont pas leurs
contemporains et qui, pour cette raison, ne peuvent contester
l’emprunt à leur culture. Elle ne conçoit pas la tradition comme encore
vivante parmi les opératifs, mais comme éteinte puis recueillie et
préservée par elle. Le phénomène est connu en anthropologie, en cela
que les discours sur un autrefois coupé de l’aujourd’hui suscitent une
nostalgie d’embellissement, avec la conviction chez ceux qui s’y livrent
qu’ils sont les gardiens les plus scrupuleux de la mémoire. Or, cette
mémoire est fausse. Loin de restituer l’autrefois comme il a été, elle
l’imagine comment il aurait pu être. Elle procède par invention d’une
tradition, pour reprendre une formule chère à Eric Hobsbawm.
En France, il faut attendre le dix-neuvième siècle pour que l’on parle de
convergence entre la franc-maçonnerie et des sociétés
compagnonniques. Des hommes de métier se font recevoir en loge. On
pourrait alors penser qu’ils incarnent un retour à l’unité perdue. On
1
Les magistrats du Châtelet de Paris considèrent en 1619 que les maçons accomplissant
de « vils exercices » (sentence du 12 novembre 1619 – LESPINASSE 1897 : II, 139).
21
pourrait croire que, par eux, deux traditions issues d’une même source
mais séparées au fil des siècles se rejoignent enfin. On pourrait croire
que les spéculatifs renouent des liens avec les opératifs, et qu’ils
consolident ainsi leur système de référence. Il n’en est rien. La plupart
des rituels de loges sont déjà bien fixés, et l’on ne décèle aucun impact
significatif du compagnonnage sur eux. Les relations d’influence vont
plutôt en sens inverse, comme le signale Agricol Perdiguier dans un de
ses ouvrages. Il déplore même qu’elles soient pernicieuses car, à ses
yeux, la franc-maçonnerie raconte un peu n’importe quoi, notamment à
propos d’Hiram1. Les études récentes de Jean-Michel Mathonière sont
encore plus convaincantes sur ce point : des rapprochements
individuels surviennent bien après l’essor des loges, et ils sont
vigoureusement réprouvés par un nombre non négligeable d’ouvriers
en itinérance.
Des observations précédentes, on comprend pourquoi les théoriciens
de la franc-maçonnerie éprouvent mille difficultés à présenter les textes
faussement fondateurs des Constitutions de 1723 comme faisant l’éloge
des maçons au chantier, tandis que les loges répugnent à les recevoir
en leur sein. Quelques noms sont parfois avancés, rarissimes.
Fréquentes au contraire sont les prohibitions qui les concernent
expressément au dix-huitième siècle, car ils sont enveloppés dans
l’ample catégorie des ouvriers salariés ou des artisans qui ne sont pas
admis à une initiation. Leur situation sociale est jugée trop médiocre,
leur culture superficielle. Au sens fort, et pas seulement allégorique, ils
ne savent ni lire ni écrire. Par rapport à eux, la coupure est double, par
conséquent. Elle l’est diachroniquement, en ce que ne sont vantés que
les opératifs d’un passé lointain et révolu ; elle l’est synchroniquement,
en ce que les vrais continuateurs de ces opératifs sont regardés de haut,
de très haut.
J’insiste. Sachant que les maçons n’ont pourtant jamais interrompu leur
activité professionnelle, qu’ils l’ont au contraire développée au fur et à
mesure que les édifices en pierre ou en brique sont devenus plus
nombreux, tant dans les villes que dans les campagnes, amplifiant du
même coup leurs connaissances, il est étrange qu’on ne se tourne pas
vers eux pour savoir s’ils adhèrent ou non à la littérature d’Anderson.
L’évolution des mœurs et des systèmes éducatifs leur permet
aujourd’hui d’être des interlocuteurs qualifiés. Dira-t-on qu’ils ont été
1
PERDIGUIER 1857 : II, 75, note 1. « Presque tous les francs-maçons des ordres inférieurs
prennent au grand sérieux le meurtre d’Hiram, puis ils se livrent à des arguties, des
disputes sans fin. Cette fable, très inoffensive dans la Maçonnerie, pourrait avoir dans le
Compagnonnage des résultats funestes. Il serait à souhaiter que les chefs des sociétés
maçonniques voulussent bien prendre la peine d’ouvrir à ce sujet les yeux de leurs
frères des grades inférieurs, ils feraient grand bien. »
22
assez inconséquents pour abandonner un jour (quand ?) leur tradition
entre les mains d’intellectuels en mal de sociabilité pittoresque ? Dira-t-
on qu’ils doivent demeurer en position de secondarité, voire
d’infériorité, face à d’autres citoyens proclamant hautement leur
élitisme ?
Les anomalies ne s’arrêtent pas là. Après la première partie des
Constitutions essentiellement consacrée à des rappels pseudo
historiques, la seconde définit les obligations (Charges) qui incombent
aux Frères placés sous l’obédience de la Grande Loge de Londres. Or, on
y lit une déclaration politique qui inspire une forte perplexité. Elle
condamne en effet tous ceux qui, un jour ou l’autre, marquent une
hostilité aux pouvoirs civils. Un bon Maçon « ne doit jamais s’impliquer
dans des complots ou conspirations contre la paix et le bien être de la
nation, ni faillir à ses devoirs envers les magistrats inférieurs ». Qu’est-
ce que cela prétend signifier ?
Là, l’auteur est probablement Desaguliers. Au moment où il écrit, une
tentative de soulèvement armé a eu lieu dans les Îles Britanniques. En
1715, des partisans de Jacques III Stuart ont cherché à reprendre le
pouvoir qui avait été enlevé à son père Jacques II en 1688, par son
gendre Guillaume d’Orange. L’échec a sanctionné la mobilisation de
leurs troupes. En 1722, Jacques III désormais réfugié à Rome, estime
que les circonstances sont plus favorables pour lancer sa reconquête. Il
organise un complot avec l’espoir qu’une nouvelle expédition militaire
réussira. Ce complot est éventé par le contre-espionnage anglais. Sur
place, des arrestations ont lieu, des condamnations à mort, des
bannissements. L’ambiance est donc particulièrement trouble. Et il ne
fait guère de doute qu’en consacrant un article entier des Obligations
aux Frères qui refusent maintenant la sujétion au roi régnant, en
l’occurrence George de Hanovre, Desaguliers pense à ceux qu’on
appelle les jacobites. Solidaire, Anderson ne peut qu’approuver.
D’après la vulgate, Anderson préconise la neutralité des loges à l’égard
des affaires religieuses et politiques. Pourtant, à l’instar de Desaguliers,
il ne conçoit pas l’engagement maçonnique en dehors d’une croyance
en Dieu, jugeant sans appel un athée irrémédiablement stupide. De
même, son allégeance inconditionnelle au gouvernement hanovrien
l’incline à avoir des mots très violents contre n’importe quel
compatriote ne partageant pas son opinion. Les sermons qu’il prononce
lors des offices religieux qu’il mène devant les fidèles de sa
congrégation à Londres sont très éloquents sur ce point. Par
conséquent, méfions-nous de ce qui ressemble chez lui à un irénisme
de façade.

23
En première lecture, on comprend ce qu’il veut dire. Quand un Frère
devient « rebelle à l’Etat », selon une expression fréquente dans la
presse de l’époque, les autres Frères ont le devoir de désavouer sa
rébellion et de ne donner au gouvernement aucun ombrage ni aucune
raison de les suspecter, mais « ils ne peuvent l’expulser de la loge », car
« son lien avec elle demeure indéfectible ». Voilà une clarté trompeuse.
Elle provoque davantage de questions qu’elle n’apporte une réponse
univoque sur les rapports de l’Ordre à la politique.
Si l’on remonte à 1688, quoi de plus évident que les rebelles sont les
soutiens de Guillaume d’Orange. Aux yeux des jacobites, ils sont
complices d’une captation honteuse du pouvoir. Ils ont chassé leurs rois
avec le soutien armé d’une puissance étrangère. Tout comme
Desaguliers, Anderson inverse le point de vue, mais sans fournir la
moindre explication sur ce qui l’y pousse. En le prenant à sa propre
logique, on ne comprend pas comment il parvient à combiner d’une
part la relativité des régimes de gouvernement, un roi chassant l’autre,
nonobstant l’épisode de la république cromwellienne, et d’autre part la
prétendue immutabilité de la franc-maçonnerie à travers les âges. Le
rebelle d’hier n’est pas celui de demain, auquel cas parler d’une « loyale
Fraternité » presque atemporelle ou perpétuelle, comme il le fait : loyal
Brotherhood, n’a pas grand sens.
Rien n’est dit sur les circonstances dans lesquelles les « rebelles » des
Constitutions sont devenus Frères, ou bien quand les Frères sont
devenus rebelles. Est-ce avant 1714 ? Est-ce entre 1714 et 1723 ? Les
Constitutions nous embrouillent sur ce point. Quand même, l’avantage
de la seconde édition de 1738 est de fournir certaines clefs
d’interprétation. Malgré l’omission de détails gênants, Anderson ouvre
des pistes de recherche au moins sur le fait capital, quoique désormais
controversé par Prescott et Sommers, qui est l’apparition de la Grande
Loge londonienne en 1717.
Une autre série de remarques est à prendre en compte sans tarder. Elle
porte sur le contenu du savoir qu’Anderson souhaite valoriser, en tant
qu’il serait propre à la franc-maçonnerie de son temps. Ce savoir
articule quatre volets. Le premier concerne bien sûr l’aspect historique.
C’est ainsi que les Constitutions s’ouvrent sur un récit censé retracer le
passé de la franc-maçonnerie depuis l’aurore des temps. Anderson y
croit, sans doute, sinon il ne l’écrirait pas. Quant au principe, son souci
est légitime puisque la franc-maçonnerie s’affirme comme une
institution traditionnelle et que, du même coup, la tradition est
supposée lui garantir sa légitimité ou, si l’on préfère, son authenticité.
Autant chercher à bien la connaître, par conséquent. Quant au fond de
son propos, c’est une autre affaire, puisqu’il crée un mélange entre des
24
légendes extraites de la Bible, des considérations factuelles provenant
de certaines chroniques royales, et des extrapolations de son propre
cru.
Au fil des pages, le lecteur est poussé dans un labyrinthe d’affirmations
péremptoires et incontrôlables. A peine son livre sorti de chez
l’imprimeur, plusieurs mécontents ne se privent pas de le lui signifier,
d’ailleurs, en relevant les anomalies les plus flagrantes dans son
interprétation des écritures bibliques et des archives émanées des
corps politiques ou judiciaires depuis le Moyen Âge. On peut même
émettre l’hypothèse que les notes en bas de page de la version de
1723, qui sera remaniée en 1738 sans plus de succès, ont été pour la
plupart inspirées par les quatorze premiers lecteurs qui ont lu son
manuscrit. Ils n’ont pas partagé entièrement son point de vue et ont
réclamé des compléments ou éclaircissements.
Le second volet concerne l’éthique, les règles de conduite que tout
franc-maçon est invité à adopter dans ses relations à autrui, à la patrie,
au gouvernement, aux magistrats, à ses Frères, etc. Comme d’autres
historiens avant moi, je pense qu’elles sont en grande partie rédigées
par Desaguliers. Mais, leur rhétorique montre qu’elles sont aussi
inspirées par des documents provenant d’anciennes loges de métier, ce
sont les fameuses Old Charges (anciens devoirs, anciennes obligations)
dont on ne cesse encore aujourd’hui de redécouvrir des versions
différentes. Du coup, elles soutiennent un discours pour le moins
baroque où l’on ne parvient pas toujours à discerner ce qui est
prétendu applicable encore concrètement à l’époque aux maçons de
métier, dits opératifs, et ce qui ne l’est que pour leurs imitateurs de la
modernité, dits spéculatifs.
Dans la mesure où Anderson et Desaguliers adhèrent à la thèse selon
laquelle les opératifs auraient reçu parmi eux des personnalités
extérieures, ils sont cohérents en proposant des règles qui mixent les
genres, pour ainsi dire. Les nouvelles obligations qu’ils assignent aux
francs-maçons conservent des traces des anciennes. Sauf qu’aucune
des loges dont ils parlent, aucune de celles qui rejoignent la Grande
Loge de Londres après 1717 n’a pour vocation à organiser quelque part
une communauté de maçons opératifs. La finalité des règles est
exclusivement de définir le cadre éthique des spéculatifs. Dès lors, il
faut considérer que toutes les allusions au métier, aux coutumes du
métier, aux relations présumées entre un travailleur au chantier et au
seigneur qui l’emploie, entre l’apprenti débutant, les compagnons et le
maître qui dirige, sont à entendre dans un sens métaphorique ou
allégorique, avec une grande marge d’inévitables approximations.

25
Que le lecteur ne s’étonne donc pas si je ne reprends jamais à mon
compte le vocabulaire anglais qui parle de craft (métier, profession). Au
sens strict, ce mot est inadapté. Et autant dissiper une éventuelle
méprise : mon intention n’est pas de discuter l’exhortation à la
fraternité universelle dont il revient à Desaguliers de l’avoir formulée.
Tout précepte, tout concept, toute maxime qui invite à la tolérance, à la
coexistence pacifique, je les adopte. Le présent ouvrage ne vise pas à
minorer ou évacuer les éléments d’un texte qui prônent la bonne
intelligence entre les humains (nonobstant les autres vivants de la
planète), mais à interroger les postures de l’auteur quand la
conjoncture politique vient parasiter sa générosité. En l’occurrence,
pour ce qui concerne au moins Anderson, je l’ai dit, ses sermons ne sont
pas à l’unisson.
En troisième lieu, des règlements généraux entendent définir la
manière d’administrer la Grande Loge et les loges particulières. Sous la
plume que je crois aussi celle d’Anderson d’après un texte proposé par
George Payne, deux fois grand maître en 1718 et 1720, ils exploitent
derechef les Old Charges en adoptant des extraits jugés transposables
au dix-huitième siècle. Ce n’est pas l’objet dans cette brève
présentation de les résumer ; il importe seulement de noter que le fait
de créer une Grande Loge oblige nécessairement à définir un corps de
doctrine qui n’existait pas dans le passé. En tant que telle, cette
institution ne peut quant à elle pas être présentée comme un héritage.
J’entends donc séparer en méthode ce qui peut se dire de la franc-
maçonnerie relative au fonctionnement des loges particulières, dont il
est notoire qu’elles existent bien avant 1717, et ce qui peut se dire de la
franc-maçonnerie relative à un système obédientiel.
La littérature produite sur le sujet est très disparate, et tend souvent à
ne retenir que le point de vue obédientiel. La conséquence la plus
surprenante est qu’elle incline à survaloriser le rôle d’une structure
administrative aux dépens des évènements antérieurs ou extérieurs qui
ont conditionné son émergence. Pis encore, nombreuses sont les thèses
qui proclament la Grande Loge de Londres comme à l’origine des autres
Grande Loge du monde, alors que dans plusieurs autres pays, nul ne
s’en est préoccupé, à commencer par la France. Elle a pu fournir un
modèle de fonctionnement, mais pas plus qu’elle n’a inventé la franc-
maçonnerie en Angleterre, elle ne l’a exportée en France. Qu’elle ait pu
le faire dans certains pays ne permet pas d’induire qu’elle l’a fait
partout. Voilà pourquoi il faut prendre en compte, et largement,
l’épopée jacobite.
Le quatrième et dernier point est peut-être celui qui, hors du champ
historique, intéresse le plus les francs-maçons actuels. Pour aller vite, je
26
le qualifierai volontiers de philosophique. Quelles sont les idées
qu’Anderson cherche à promouvoir dans son livre ? On fait grand cas
d’un savoir ésotérique qu’il inviterait à cultiver. Des interprètes
assurent qu’il exprime des invitations à explorer des connaissances
occultes conçues dans un lointain passé, moyennant quoi la franc-
maçonnerie aurait au moins cet avantage de fournir un milieu propice à
leur transmission. L’inconvénient est qu’on a beau tourner ses œuvres
dans tous les sens, qu’elles soient consacrées à la Maçonnerie ou aux
affaires religieuses, on n’y trouve pas le moindre indice qui suggèrerait
une inclination vers l’ésotérisme. Ceux qui tentent de l’arraisonner à
leur propre questionnement sont les enfants d’une époque plus tardive,
dont le travers est de rechercher dans le passé des précurseurs qui n’en
demandaient pas tant. Je me dispenserai donc d’imputer à Anderson ce
à quoi il ne pensait pas.
Dans leur ensemble, les Constitutions de 1723 n’évoquent jamais les
mystères que deux fois. La première est dans le postscriptum
concernant la manière de constituer une loge « selon les anciens usages
des maçons ». Il y est dit que tout nouveau candidat à diriger une loge
nouvellement formée doit être examiné par le grand maître ou son
député pour vérifier s’il est bien instruit en « la noble science et l’Art
royal, et dûment instruit de nos mystères »1. Ces derniers mots n’ont
pas le sens que veulent leur prêter les ésotéristes. Ils sont souvent et
banalement employés dans la littérature religieuse pour désigner celui
qui possède les codes explicite et implicite de la communauté à laquelle
il appartient. Comme en 1676, lorsque François de Thoulouze expose
dans un de ses sermons quels sont les moyens d’accéder à la
connaissance du dieu chrétien2, ou quand l’abbé Jean Olivier relate
dans un roman de 1709 les aventures d’un moine napolitain éloigné de
la religion puis réadmis par un évêque 3. Et encore ne sont-ce là que
deux exemples pris au hasard dans une bibliothèque francophone. Une
dizaine d’autres, dans les ouvrages d’avant 1723, pourraient être cités à
partir d’une bibliothèque anglophone (our mysteries).
Dans le droit fil de la précédente, la deuxième évocation des mystères
chez Anderson est dans la chanson des apprentis où son auteur,
Matthieu Birkhead, se félicite que les seigneurs aient déposé leurs

1
ANDERSON 1723 : 71.
2
THOULOUZE 1676 : X, 726-727. « Le troisième moyen pour connaître les choses de Dieu
et être instruit dans nos mystères est celui que nous recevrons dans la gloire, où nous
verrons à découvert et sans nuages les vérités que la foi nous a obligé de croire. »
3
OLIVIER 1709 : 174. « Ce vénérable Prélat en fit la cérémonie dans le Dôme, devant
l’Autel de Notre-Dame de la Lettre ; et il me trouva si bien instruit dans nos Mystères, et
tellement persuadé de notre Religion, qu’il ne me fit faire que huit jours de retraite et
de probation. »
27
épées « pour rendre grâce à notre mystère »1. L’action de rendre grâce
est synonyme de remerciement après un bienfait. Ces seigneurs sont
enchantés d’avoir été admis dans le mystère de la franc-maçonnerie. Je
traduis à dessein le mot au singulier, car c’est ainsi qu’il est dans
l’original. Mais ce n’est pas changer le sens. J’ajoute seulement que la
langue anglaise de l’époque ne réduit pas automatiquement le mystère
aux choses religieuses. Comme en français, le mystère n’en est souvent
un que d’un point de vue extérieur à la communauté qui le pratique. Il y
a mystère quand une chose est difficile à concevoir par celui qui n’y a
pas accès de l’intérieur. Sans mysticisme aucun, c’est le cas des
mystères du négoce (mysteries of trade) ou des mystères de l’Etat
(mysteries of State). Chez Anderson les mysteries of Masonry sont de
même ordre. Mystery : a thing hard to apprehend, dit le dictionnaire
bilingue d’Abel Boyer en 1702 ; le mystère : une chose difficile à
comprendre2.
Faute de mystère, tournons-nous vers le secret. Dans le chœur de la
chanson du maître de loge (vénérable) écrite par Anderson lui-même
on lit ceci : « Qui peut exposer l’Art Royal / Ou chanter ses secrets en un
chant / Ils sont gardés en sûreté dans le cœur du Maçon / Et
appartiennent à l’ancienne loge. » Anderson a également mis la plume
à la chanson du gardien, et le sens est le même : les secrets des francs-
maçons « qui ne doivent jamais être révélés à des étrangers / Ont
jusqu’à présent été préservés / Par les Maçons libres (Masons free) / Et
ne sont communiqués que dans l’ancienne loge »3. Faire à chaque fois
référence à « l’ancienne » loge est dans la logique d’une tradition
alléguée dont l’origine est repoussée le plus loin possible dans le passé.
On a vu ce qu’il faut en penser, et la suite en dira davantage. Point
d’ésotérisme.
En surenchère, on pensera qu’il vaut mieux s’attarder sur des phrases
allusives, des circonlocutions. Anderson userait peut-être de procédés
qui suggèrent sans expliciter, qui indiquent une chose sans la nommer.
Une formule est répétitive sous sa plume, du genre : « Il n’est pas
opportun d’écrire davantage à ce sujet », ou bien « ceci ne peut être
communiqué par écrit », ou encore « il est impossible de décrire ces
choses par écrit ». La plupart du temps, ce qui est censuré ou retenu
porte cependant soit sur des aspects relatifs à la préservation des
connaissances des rituels, connaissances supposées transmises par la
tradition multiséculaire, soit sur les aspects de conduite individuelle ou
1
ANDERSON 1723 : 84.
2
BOYER 1702. Article Mystery. Mystère peut aussi équivaloir à métier, qui dérive du latin
ministerium. Certains textes anglais, par emprunt au français, l’emploient dans ce sens
là (RILEY 1868 : L). Chez Anderson, ce n’est pas le cas.
3
ANDERSON 1723 : 82.
28
collective qui sont appelés à rester confidentiels pour des raisons
analogues à celles régissant le fonctionnement d’autres institutions,
comme dans le cas des délibérations judiciaires. A chaque fois, il est
bien moins question d’une science arcane que d’un ensemble
d’informations concernant des groupes en isolement temporaire,
informations intelligibles par n’importe qui s’ils ne veillaient pas à les
protéger.
Ainsi, quand il expose la façon de constituer une loge, Anderson précise
que sont mises en œuvre des conventions usuelles, mais qu’il faut se
garder de coucher par écrit1. Un savoir de telle nature, seul un franc-
maçon est apte à le comprendre par un autre moyen 2. Ou bien, quand il
expose que, dans toute loge, le vénérable ou un des surveillants doivent
conserver un registre contenant les règlements intérieurs, la liste des
membres et des autres loges dans Londres, en mentionnant les dates et
lieux des tenues, ainsi que tous les travaux propres à être écrits 3,
sachant qu’au niveau supérieur le Grande Loge doit procéder de
même4, il en exclut les points susceptibles d’inspirer des rancœurs ou
autres sentiments néfastes. Par exemple, lors d’une élection
controversée d’un grand maître, une fois un accord trouvé, un discours
d’union sera prononcé « et après quelques autres travaux qui ne
peuvent être écrits dans aucune langue, les Frères pourront s’en aller
ou rester plus longtemps, comme il leur plaira »5.
L’un des brefs passages consacrés à la construction du temple de
Salomon invite aussi à s’imposer des silences volontaires. Anderson
évoque la fête de dédicace et de consécration, quand l’édifice fut
achevé. « Mais laissant ce qui ne doit et ne peut pas même être
communiqué par écrit… »6 Eh bien, pour en savoir plus il suffit de relire
le 1er livre des Rois (8), entre autres. A moins qu’Anderson n’attribue
des intentions cachées au dieu de David et renonce à en parler, pour la
simple et bonne raison qu’il ne les connaît pas. Descendu entre les
Chérubins du propitiatoire, il fournit la réponse à des oracles, ajoute-t-
il. Mais il n’est toujours pas question d’ésotérisme. Nous sommes plutôt
invités à imaginer des pratiques divinatoires, comme on voit dans
d’autres littératures, celle de Grèce par exemple. Autrement dit, lisons
Anderson sans accorder à ses afféteries de langage une importance
qu’elles ne méritent pas. Elles renseignent plus sur ses embarras devant
des points obscurs de sa doctrine que sur une improbable ambition
1
Ibid. 71
2
Ibid. 29.
3
Ibid. 59.
4
Ibid. 62.
5
Ibid. 70.
6
Ibid. 13.
29
d’en celer des vérités inouïes pour en réserver la transmission orale à
de rares élus.

30
2. Prémisses écossaises

Le lieu exact de la naissance d’Anderson n’est pas connu. La date, non


plus. Cependant, son acte de baptême a été retrouvé et publié par
Alexander Lawrance Miller en 1923 dans un article de Ars Quatuor
Coronotarum. Il y est déclaré fils de James Anderson, vitrier
(glassier/glazier), et de Jean Campbell son épouse1. La cérémonie se
passe à Aberdeen, en l’église protestante Saint-Nicolas, le dimanche 19
janvier 1679, selon l’ancien calendrier julien des Îles Britanniques, soit
dans celui d’aujourd’hui (grégorien) le 29 janvier 1680. Assez
probablement, il est alors âgé de quelques jours ou de quelques
semaines. Trois aînés l’ont précédé dans la famille, huit cadets suivront.
De toute la fratrie, seuls quatre garçons et une fille parviendront à l’âge
adulte. Les autres mourront en bas âge.
Son père semble jouir d’un rayonnement social et de bons revenus,
suffisamment en tout cas pour financer les études supérieures de ses
fils. Ainsi, James entre au Collège Marischal d’Aberdeen en 1694. Il y
apprend surtout la philosophie et la théologie, et il doit sans doute se
poser des questions sur l’orthodoxie doctrinale car il est témoin en
1697 d’une querelle entre deux pasteurs des environs n’ayant pas la
même conception du sacerdoce2. Maître ès Arts à l’automne 1698,
destiné à un office de pasteur presbytérien, il bénéficie peu après d’une
bourse d’études plus poussées. Le conseil municipal de la ville lui
accorde le 16 novembre, sur des fonds légués par John Johnston, la
possibilité de consacrer quatre années supplémentaires à sa formation
en théologie3. C’est dire qu’il achève ce nouveau cycle en 1702. S’il
circule ensuite de paroisse en paroisse pour se former, comme
l’hypothèse a été émise par Miller, il ne se fixe dans aucune. Sa
présence à Londres est signalée à partir de 1707, c’est là qu’il reçoit
l’ordination en décembre. N’oublions pas alors que, inspiré par Jean
Calvin, le presbytérianisme refuse la soumission à l’Eglise épiscopale
anglaise et à celle de Rome, si bien qu’Anderson appartient à une
communauté minoritaire, celle des dissenters ou non conformistes.

1
AQC n° 36, 1923 : 90.
2
Ibid. 96.
3
Ibid. 95.
Maçonniquement parlant, on sait qu’il possède le rare avantage de
pouvoir être informé par son père, membre de la loge qui ne semble
pas la première dans Aberdeen. On le sait grâce aux archives qui en
sont restées, et qui ont également été commentées par Miller dans une
rare monographie de 19201. Elles nous reportent à une liste qui aurait
été établie en 1670. Le conditionnel s’impose, car il s’avère que cette
liste est plus tardive, qu’elle résulte d’une manipulation, mais elle
révèle des noms qui sont certainement, pour un nombre appréciable,
ceux de Frères ayant pu œuvrer ensemble. Quelques remarques
s’imposent donc sur le contexte dont notre auteur a profité dans sa
jeunesse.
Comme cela a été montré par Miller, ancien dignitaire de la loge, la liste
de 1670 est le résultat d’arrangements qu’il convient de situer à la fin
de la décennie suivante. Celui qui y met la main n’est autre
qu’Anderson-père, remplissant les fonctions de secrétaire. Cette liste
comprend peu de maçons opératifs, une dizaine, dont on doit
remarquer d’ailleurs qu’ils ne sont pas parmi les fondateurs, étant
recrutés après coup, comme pour servir sur le tard de caution aux
autres. La plupart des premiers noms sont en effet portés par des
nobles, des universitaires, des hommes de lois, des commerçants assez
opulents. La municipalité répugne de toute façon à accorder le droit de
bourgeoisie aux maçons de métier depuis 1541. On en infère que la
loge doit être qualifiée de spéculative et qu’elle anticipe sur celles
connues au siècle suivant.
Mais, l’antidatage n’est pas le seul handicap à l’analyse de cette liste. Il
faut tenir compte aussi qu’elle se trouvait dans un registre qui a été
complètement déstructuré en 1748, au sens où près de 120 pages, sur
environ 150, ont été détruites et que celles préservées ont été collées
dans un autre. Par compensation, si j’ose dire, elle est à compléter par
un texte de statuts et règlements, un autre proposant la transcription
très libre d’anciens devoirs (old Charges) sous le titre de Measson
Charter (Mason Charter), puis un tableau ou répertoire de comptabilité
financière relatif aux cotisations et aux solidarités. Miller fournit la
transcription des deux premiers, le tableau ayant disparu. Dans quelles
circonstances ont-ils eux-mêmes été produits ? La question reste en
suspens. Les statuts portent eux aussi la date du 27 décembre 1670.
Mais est-ce vrai ? Ils auraient été imprimés en 1680 seulement, sans
qu’aucun exemplaire n’ait pu être retrouvé 2. La transcription pourrait
être située au même moment incertain. On sait seulement qu’elle a été

1
MILLER 1920.
2
Ibid. 24-25.
assurée par James Anderson senior, puisqu’elle porte à la fin sa marque
de franc-maçon1, reprise plus tard par James.
Quoi qu’il en soit, Anderson junior semble avoir été reçu dans cette loge
d’Aberdeen avant son départ de la ville 2. Son père, très zélé et assidu,
en reste le secrétaire pendant plus de vingt ans, et occupe même la
première chaire à deux reprises, en 1688 et 1694. Il n’en parle pas dans
son livre de 1723, mais glisse une fugitive annotation dans la réédition
de 1738, disant que les anciens francs-maçons s’y réunissaient par
mauvais temps dans un monastère, et par beau temps en haut d’une
colline, surtout le jour de la Saint-Jean Evangéliste, soit le 27 décembre.
Le troisième article des règlements d’Aberdeen le confirme en effet,
presque mot pour mot, par une prescription relative aux déplacements
in the open fields3. C’était aussi le même usage à Sterling et Kilwinning,
précise notre auteur4. Autrement dit, on peut débattre à l’infini sur ce
que les imitateurs anglais apportent au cours des années 1710-1720 ;
mais on ne peut pas nier qu’Anderson fut le témoin dans sa jeunesse de
l’activité de son père et de ses amis. Voilà, en seule critique interne des
informations qui le concernent directement, ce qui oblige à refuser les
audaces des Constitutions quant aux vertus fondatrices prêtées à la
Grande Loge de Londres.
Adoptons maintenant un point de vue extérieur. Son père est
enregistré lieutenant des milices locales le 10 mars 1696 et le 15 mars
1708. Miller explique pourquoi : le gouvernement orangiste redoute à
l’époque une invasion française, si bien que tous les hommes de 16 à 60
ans sont appelés à se mettre en armes et de se préparer à la guerre 5. En
réalité, le terme d’invasion française est inexact. Louis XIV soutient
certes des projets d’expédition militaire outre Manche, mais c’est au
profit des jacobites. Il serait donc préférable de parler de tentatives de
reconquête du pouvoir perdu par Jacques II en 1688. D’où l’hypothèse
qu’à partir de cette date la famille Anderson accepte l’allégeance à
Guillaume d’Orange, puis à ses continuateurs hanovriens.
Vraisemblablement, la réécriture des archives de la loge est effectuée
presque au même moment. Elle n’est pas innocente. Des exemples
postérieurs montrent qu’une loge peut fort bien censurer certains de
ses documents pour tenter d’oublier des choix politiques ayant
compromis plusieurs de ses membres. On le constatera après 1746
(nous sommes proche de la nouvelle manipulation de 1748), avec la

1
Ibid. 74.
2
AQC n° 36, 1923 : 101.
3
MILLER 1920 : 59.
4
ANDERSON 1738 : 91.
5
AQC n° 36, 1923 : 101.
33
radiation de Frères ayant ouvertement soutenu le prince Charles-
Edouard Stuart dans son entreprise avortée de restauration. Et on peut
le présumer déjà au tournant des années 1680-1690, grâce à l’étude de
David Finlay et Alexander Murdoch, au sens où l’attachement de la
majorité des citoyens d’Aberdeen à la cause de Jacques II provoque des
querelles vigoureuses dans la ville et parmi ses magistrats 1. Faute
d’indices suffisamment probants, laissons quand même cet aspect dans
le flou. Bornons-nous à commenter certaines prises de position
individuelle d’Anderson qui, elles, sont sans équivoque.
Une fois en Angleterre, il se met quelque temps au service d’un
compatriote de la noblesse comme « domestique et mercenaire a
sacris », pour employer les termes d’un contemporain qui ne l’aime
guère2, disons plus sobrement comme chapelain occasionnel. Peut-être
même doit-il son voyage à ce noble compatriote qui vient prendre place
au parlement suite à l’application de l’Acte officialisant l’union avec
l’Ecosse3. Après quoi, il commence à exercer son ministère dans la
banlieue de Westminster. Ses fidèles sont là aussi pour la plupart des
compatriotes d’Ecosse. Après un bref intermède dans Glasshouse-
Street, quartier de Piccadilly4, cédant la place à des anabaptistes, il
passe dans Swallow-Street, juste à côté, où l’ancienne chapelle des
huguenots français est mise à sa disposition par eux5, contrat signé le 15
février 17096. On ignore s’il fréquente une quelconque loge de maçons ;
il est même permis d’en douter car aucun indice n’en soutient
l’hypothèse. Mais, pour savoir quel est son état d’esprit, il suffit de lire
les sermons qu’il prononce en chaire et qu’il fait imprimer. Préfigurent-
ils le message formalisé dans les Constitutions ? On y voit un
ecclésiastique opiniâtre, incisif, peu enclin aux concessions envers des
contemporains qui ne partagent pas ses idées.
1
FINLAY et MURDOCH 2000 : 267-268.
2
ANONYME1 1715 : 4.
3
L’Acte d’Union prend effet le 12 mai 1707 (calendrier actuel) et signifie la création de
la Grande Bretagne.
4
BURN 1846 : 140. Voir en Epilogue la carte du quartier de Londres où Anderson exercer
son activité pastorale dans trois chapelles distinctes, et où il choisit ses domiciles.
5
Les huguenots passent Berwick-Street. SEYMOUR 1735 : II, 662. Dans Berwick-Street
« est une chapelle française, dans Swallow-Street une maison de réunion pour presby-
tériens ; dans Glasshouse, une maison de réunion pour anabaptistes »
6
SHAW 1897 : 128. Rapport de 1729. Un premier contrat d’occupation a été signé le 5
avril 1694 au bénéfice de George Boyd, représentant des Français émigrés, pour une
durée de 35 ans. En 1709, il cède la partie du contrat qui reste à courir à James Ander-
son et deux autres Ecossais. « Par contrat, en date du 15 février 1709, George Boyd, qui
était membre de l’église française, reconnut que le bail avait été pris en son nom en
société avec John Graverol et d’autres pasteurs [ministers] français, par lequel contrat il
cédait ledit fonds, avec la chapelle et la maisonnette dessus construite, à Anderson,
pétitionnaire, et à Charles Lowther et Gilbert Gordon, tous deux depuis décédés, pour le
reste du mandat. »
34
Le mercredi 16 janvier 1712 (vieux style 1), il prêche dans sa chapelle
presbytérienne. Le jour est à la fête nationale, qui commémore celui où
la reine Anne a ratifié en 1707 le traité d’union de l’Angleterre et de
l’Ecosse. Son inspiration le porte à prendre son élan sur un verset du
Livre de Jérémie (8, 15) : « Nous espérions la paix, mais rien de bon ne
vînt ; à la place de la sérénité, il y eut l’épouvante. » Sur quoi il enchaîne
en décrivant le malheur des juifs qui, d’après lui, l’avaient mérité pour
n’avoir pas su respecter la parole de Dieu en se fiant à de faux
prophètes. Fréquent dans son principe, le procédé lui sert à établir une
comparaison avec l’actualité politique dont il est le témoin affligé. Or,
cette actualité est commandée par deux séries croisées de faits. D’une
part, la guerre de Succession d’Espagne, commencée en 1701. D’autre
part, l’agitation permanente des jacobites qui ne cessent de bâtir des
projets d’insurrection.
Sur le premier point, il se félicite des victoires de John Churchill, duc de
Marlborough, et des préliminaires de paix signés en octobre 1711. Sur
le second point, il approuve sans réserve les dispositions prises pour
que le successeur de la reine Anne soit, après son décès, choisi dans la
maison de Hanovre, ce qui exclut de se tourner vers Jacques III réfugié
en France. Encore insiste-t-il sur la nécessité pour ses ouailles de
conserver une foi et une moralité sans faille. Dieu les surveille et n’aide
pas ceux qui oublient leurs devoirs religieux. Les malheurs qui les
accablent viennent souvent de leur indifférence ou de leur ingratitude.
Si bien que son prêche vise aussi à manifester une hostilité aux fidèles
qui ne partagent pas ses convictions. Les déistes, les sceptiques, les
jésuites, les papistes sont d’après lui des ferments de discorde dans la
société civile. Ils se comportent en faux amis. Il ménage quand même
les protestants anglicans. Est-ce par prudence tactique ou parce qu’il
partage certaines de leurs positions ?
Il insiste, se répète, développe sous plusieurs formes la même pensée.
Jusqu’à la condenser dans une formule percutante, à savoir que les
ennemis de l’intérieur se soumettent aveuglément à des autorités
détestables. « Ceux-ci sont par principe pour un chef civil étranger, le
prétendant de Saint-Germain, et pour un chef ecclésiastique étranger,
le pape ; et, si on les ajoute aux autres opposants à la succession
protestante de la maison de Hanovre, on trouvera une immense et
redoutable légion. »2 Est-ce clair ? Point d’euphémismes ni de
circonlocutions, Anderson désigne ses adversaires en appelant à leur
mise au pas. Un exemplaire imprimé de son sermon de 1712 comporte

1
27 janvier 1712, selon le comput actuel.
2
ANDERSON 1712 : 13.
35
une suscription manuscrite d’après laquelle Anderson serait un escroc
pédant (prig)1, un donneur de leçons
Le dimanche 30 janvier 1715 (julien) 2, il est plus offensif. Ce jour
rappelle la décapitation de Charles I er Stuart en 1649. S’inspirant d’un
verset d’Esdras (4, 15) qui décrit Jérusalem comme une ville rebelle,
séditieuse, indocile au souverain, ce pour quoi elle fut détruite, il
s’applique à rejeter les accusations lancées contre les presbytériens
d’avoir été les principaux instigateurs de ce régicide. Toutefois, il justifie
ce dramatique événement, qu’il n’hésite pas à qualifier de crime, par les
fautes politiques commises aux dépens de la population. Trop d’impôts,
trop de faveurs accordées aux catholiques, trop de lois iniques, trop
d’humiliations aux parlementaires, trop de persécutions, trop de
complaisances envers la France, tout cela donna de justes motifs à la
guerre civile. Prendre les armes était l’unique moyen pour redresser la
situation et empêcher que la Grande Bretagne courre à la ruine.
En Ecosse, bien plus qu’en Angleterre où ils étaient beaucoup moins
nombreux, les presbytériens ne se sont jamais mobilisés que pour se
défendre contre des attaques injustes, assure Anderson. Ce n’est pas
eux qui ont pris l’initiative des hostilités. Ils entendaient faire valoir des
droits acquis ou obtenir une liberté de culte, et ils ont joint leurs forces
à celles des nobles qui, s’estimant eux aussi lésés, ont formé un pacte
(Covenant) de résistance militaire. Du reste, ajoute-t-il, ils ont
désapprouvé le revirement de situation en 1648 quand Oliver Cromwell
a pris de l’ascendant sur les parlementaires de Londres et a conduit
l’ultime épreuve de force. Mieux encore, en Ecosse, ils ont coopéré à la
restauration de Charles II (they « fought for the the young King Charles
II »). Le pays fut un sanctuaire pour lui (a Sanctuary to him). Ils l’on fait
en acceptant de se concerter avec le général George Monck.
Non coupables de régicide, par conséquent, no King Killers. Il
n’empêche qu’Anderson approuve la destitution de Jacques II en 1688.
C’est la même nécessité de résistance aux iniquités qui la rendit
nécessaire. Un déluge de papisme (deluge of Popery) menaçait
d’engloutir le protestantisme, et la tendance à l’absolutisme royal
outrageait le parlement. Maintenant que George de Hanovre détient le
pouvoir, les presbytériens forment son parti le plus loyal. Ils l’honorent
et entendent respecter l’heureuse Constitution (happy Constitution)
qu’il incarne. Sa présence garantit la prospérité à venir de toute la
Grande Bretagne, raison pour laquelle il importe de ne pas se rebeller
contre lui. Depuis six mois, il gouverne, et notre véhément pasteur
confirme dans son sermon ce qu’il affichait trois ans plus tôt : son
1
CHETWODE CRAWLEY 1905 : 29.
2
10 février 1715 (Grégorien).
36
attachement aux hanovriens, et conséquemment son rejet des
jacobites.
Est-il tolérant ? La décapitation de Charles I er, il la dénonce, mais il
l’excuse. Dans l’ensemble de son sermon, ses mots sont très durs
contre la papauté et les jésuites supposés avoir été les conseillers
calamiteux de la reine Henriette. Ni la religion ni la politique ne sont
laissés à distance. Au contraire, il y plonge, se laisse submerger. Ses
propres convictions, il invite son auditoire à les partager. Et, s’il fait
imprimer ses sermons, c’est pour leur donner le plus de publicité
possible. Une telle posture tranche singulièrement avec l’apparente
neutralité souhaitée en franc-maçonnerie. A moins qu’elle ne
s’interprète tout simplement comme un exercice de style. Pas de
débats en loge ? Soit ! Mais à condition de souscrire à deux préalables :
le premier est de croire en Dieu, le second est d’accepter désormais la
royauté des Hanovre.
On objectera que son message n’est pas reçu ainsi aujourd’hui, qu’il
invite réellement à fuir les controverses qui freinent sur ces deux plans
les désirs de concorde. C’est que mœurs ont changé. Au début du dix-
huitième siècle, Anderson est bel et bien un auteur militant. Ne doutons
pas de sa sincérité quand il déclare vouloir la paix sociale. Mais il le fait
au même titre que ses ennemis jacobites. Eux aussi voudraient vivre
dans un pays sans conflits. Eux aussi considèrent qu’il est possible de
cohabiter en bonne intelligence malgré des choix religieux différents.
Mais pourvu que leur roi, s’il est un jour restauré, attire une humble
obéissance.
Pour en revenir à la loge d’Aberdeen où il a probablement été initié, aux
bons soins de son père, avec le privilège d’être exonéré de cotisation,
faut-il relever un détail singulier ? Au vu de la liste faussement datée de
1670, on remarque que vingt ans après, les hautes personnalités sont
beaucoup moins nombreuses. Les nobles et propriétaires terriens (les
lairds1) ont presque tous déserté pour céder la place à une grande
majorité de commerçants, d’artisans, de boutiquiers et de quelques
maçons de métier. Je ne suis pas sûr qu’il faille y voir l’effet d’une
simple lassitude. Tout porte à croire que le phénomène traduit un
mouvement inverse de celui exposé dans les Constitutions.
Présenter les nobles et gens dits de qualité comme venus dans les loges
des opératifs, pour les évincer au fil des siècles et orienter les travaux
vers le spéculatif, est démenti par les faits. Dans la Légende des
fondations, j’ai fourni des exemples irréfutables. En Ecosse, on voit
plutôt ces mêmes nobles créer la franc-maçonnerie hors métier et y

1
Lairds en Ecosse ; Lords en Angleterre.
37
admettre des opératifs, grâce auxquels ils donnent à leur effectif une
sorte de caution morale1. Emprunté à l’art, leur système symbolique
acquiert de ce fait plus de solidité. Or, ces précurseurs de la noblesse
sont, depuis les années 1630, des partisans de la dynastie des Stuart.
Ceci est flagrant à Aberdeen. Après la chute de Jacques II, les mêmes ou
leurs fils, peuvent fort bien se désinvestir des loges, quittes à espérer y
revenir plus tard ou à se réunir dans la clandestinité. D’où, en
contrepoint, les places laissées vacantes pour les bourgeois favorables
aux orangistes.
Bien que la documentation originale soit lacunaire, elle ne laisse pas de
place au doute. Dans celle de la loge d’Aberdeen, surtout les Statuts et
Règlements, une expression revient à plusieurs reprises, qui renvoie au
mot de maçon (Mason word). Il est supposé parfaitement connu, il est
communiqué aux nouveaux reçus, et les fils des membres ont le
privilège de le recevoir sans frais 2. La loge fait même imprimer en 1699
une feuille le concernant3. Certains auteurs soucieux d’en discerner
l’origine historique voudraient qu’il apparaisse au Moyen Âge, d’autres
qu’il ait été forgé par des presbytériens à la fin du seizième siècle. Les
plus enthousiastes assurent qu’il donnerait son nom au plus vieux rite
maçonnique de l’histoire. Cependant, nous le trouvons mentionné pour
la première fois dans un ouvrage posthume de John Leslie, comte de
Rothes, qui y fait allusion en 1637.
Les Covenantaires opposés à Charles I er sont menés par une fraction des
nobles écossais qui désapprouvent ses réformes religieuses et fiscales.
Tout en prêchant la tolérance, le roi affiche sa préférence envers le
culte anglican, et souhaite consolider l’autorité des évêques. Cette
posture, croit-on, est un subterfuge pour préparer le retour en force du
catholicisme romain rejeté depuis Henry VIII. D’où les slogans
antipapistes qui trouvent une résonance assez aiguë chez ces nobles
écossais dont les intérêts sont également très temporels, au sens où ils
craignent qu’un pouvoir épiscopal soutenu par le roi amoindrisse le
leur. La plupart d’entre eux sont presbytériens et suivis par les fidèles
qui le sont aussi. Pour tenter un apaisement, le comte John Stewart of
Traquair, Lord trésorier d’Écosse, est missionné par le souverain auprès

1
Le point de vue est souvent faussé quand on conçoit l’histoire de façon unilinéaire.
Qu’il y ait eu des loges de francs-maçons opératifs, c’est une évidence. Que des loges de
francs-maçons dits spéculatifs se soient formées à part, c’en est une autre. Que les
secondes aient admis en leur sein des membres des premières, c’est ce que la docu-
mentation permet d’établir.
2
MILLER 1920 : 62.
3
Ibid. 44.
38
des meneurs. Et voilà un homme qui fait usage du Mot de maçon, ce
dont s’émeuvent d’autres loyalistes1.
Pour sa part en sympathie avec les frondeurs, Rothes rencontre
Traquair dans la nuit du lundi 13 octobre 1637, afin de connaître ses
intentions et opinions. En cette circonstance, il lui confie qu’une rumeur
lui reproche d’employer le Mot et d’entretenir de fréquentes
correspondances avec les opposants aux réformes. Guère gêné,
Traquair répond que les initiatives qu’il prend sont toujours pour
satisfaire le service du roi. Nous n’en apprenons pas plus. Mais, en ce
qui concerne le mot, chargé d’une puissante valeur symbolique, Rothes
précise qu’il circule parmi la noblesse (dans le texte : among the
nobilitie). Ni de près ni de loin ne sont évoquées des corporations
d’ouvriers ou des associations analogues. En conséquence, dire que
cette noblesse est à l’origine des loges non-opératives est plutôt
logique. Mais est-ce la noblesse affidée au presbytérianisme ? Est-ce
celle qui au contraire soutient le roi ?
Chez les presbytériens, le Mot reste une énigme. Quelques uns d’entre
eux le possèdent, ce qui provoque un vif et long débat. L’exemple le
plus connu est celui de l’assemblée générale de l’Eglise d’Ecosse qui se
demande en 1649 dans quelle mesure sa possession est compatible
avec la manifestation sincère de la foi. Décision est alors prise d’inviter
les presbytères à mener des investigations. Mais aucun, semble-t-il ne
répond. Trois ans plus tard, à l’annonce que le bourg de Minto, dans le
Roxburghshire, souhaite confier à James Ainslie les fonctions pastorales,
une controverse est lancée, qui dure presque un an à l’avantage
d’Ainslie. Connaître le Mot n’est pas cause d’empêchement. Certaines
personnes assurent même que ce n’a jamais été le cas, que certains
ministres du culte en avaient autrefois le secret, autant que d’autres
citoyens, y compris des maçons de métier. Force est donc de concéder
la possibilité de son usage chez les amis de Rothes eux-mêmes.
Toutefois, les recherches mènent bien plus souvent vers ceux de
Traquair et a fortiori des partisans du roi.
Trois autres sources contemporaines de Rothes et Traquair le
confirment. La première est apportée par la publication du long poème
d’Henry Adamson, The Muses Threnodie, dans lequel l’auteur dit avoir
connaissance du Mot. Ce poème est imprimé en 1638, mais a été écrit
plus tôt, peut-être vers 1633. L’éloge de Charles I er y est très explicite,
tandis que celui de Jacques Ier reste implicite par l’allusion à la fraternité
Rose-Croix2. La seconde est le témoignage du fameux Elias Ashmole qui
1
LESLIE 1830: 30.
2
Jacques Ier est invoqué comme son protecteur par le médecin Robert Fludd qui se
prétend Rose-Croix. En raison des controverses inspirées par son œuvre, plusieurs
39
écrit le 16 octobre 1646 dans son journal intime avoir été reçu maçon
en fin d’après midi, à Warrington, dans le Lancashire 1. Or Ashmole est
officier dans l’armée loyaliste. Sachant que la majorité des Frères qui lui
font bon accueil ne provient pas des opératifs, et qu’ils accordent une
grande importance au serment de rester en tout temps fidèles au roi, le
doute n’est pas permis sur le milieu dans lequel agissent nos
protagonistes. La troisième est la réception de Robert Moray dans une
loge ambulante à Newcastle en 1641 ; encore que, ici, des réserves de
lecture s’imposent
Moray passe pour avoir été initié le 20 mai 1641 par une délégation de
la loge Mary’s Chapel d’Edimbourg alors en déplacement à Newcastle
pour les besoins de la guerre, en cela que des maçons sont sollicités par
l’armée pour participer à des travaux dans la place après sa reddition.
Mon intention n’est pas de nier l’appartenance maçonnique de Moray,
mais de considérer sans signification probante la mention qui en est
faite ce jour-là. D’une part, il est déclaré admis, et pas initié,
contrairement à ce qu’assurent la plupart des commentaires ultérieur ;
il n’est même pas « fait » (made) maçon. D’autre part, ses fonctions le
destinent à avoir indubitablement un droit de regard sur l’activité des
opératifs à la suite de l’armée. Il est en effet quartier maître général, ce
pourquoi son rôle est de donner les ordres d’occupation de l’espace et
des travaux à réaliser, si bien que ses relations avec les ouvriers ou
patrons s’inscrivent dans un ordre naturel.
Voici la traduction modernisée de la minute le concernant, telle qu’elle
a été reproduite en facsimile par David Murray Lyon dans sa monogra-
phie de la loge. « A Newcastle, le 20 de Mai 1641. Le présent jour, un
certain nombre de maitres et autres, étant dûment réunis, admettent le
très honorable M. Robert Moray, Quartier Maître Général de l’armée
d’Ecosse, et la chose étant approuvée par tous les maîtres des maçons
de la loge d’Edimbourg, ils ont apposé leur signatures ou leurs
marques »2. En fait de signatures, on en lit quatre ; en fait de marque,
on n’en lit qu’une, celle de Moray lui-même, qui est un pentacle. La
première signature est celle de John Mylne. Riche artisan maçon, il est
diacre (président) et gardien de la loge depuis 1636. Les affaires mili-
taires ne lui sont pas étrangères, quand elles sont relatives à l’édifica-

contemporains ont tendance à procéder par amalgame. Comme ils constatent que
Fludd parle du roi Jacques, ils prêtent à celui-ci une sympathie envers le très énigma-
tique mouvement rosicrucien. Adamson se fait l’écho de cette animation intellectuelle.
1
ASHMOLE 1717 : 15-16. « 1646 Oct. 16, 4.30 p.m. – I was made a Free Mason at War-
rington in Lancashire, with Colonel Henry Mainwaring of Karincham in Cheshire ; the
names of those that were then of the Lodge, Mr Richard Penket, Warden ; Mr James
Collier, Mr Richard Sankey, Henry Littler, John Ellam, Richard Ellam and Hugh Brewer. »
2
MURRAY LYON 1873 : 96, facsimile du p-v d’admission.
40
tion de murailles ou, à l’inverse, de minages et sapements. Cela est si
vrai qu’il sera créé en 1646 capitaine des pionniers et maître principal
de l’artillerie. La deuxième signature est celle d’Alexander Hamilton,
général d’artillerie. Lui-même a été admis dans la loge le 20 mai 1640,
pour être « compagnon et maître »1 du métier ; notons bien : pas pour
être apprenti en quelque manière. Ce jour là, il achève sa signature en
traçant un petit triangle isocèle2, qu’il ne reproduit pas l’année sui-
vante. Quatrième et dernier homme : James Hamilton semble être
artisan maçon, on n’en sait pas plus, sinon qu’il est diacre de la loge au
moment de l’admission d’Alexander ; peut-être lui est-il apparenté ?
On est intrigué par le fait que les deux signatures suivies d’une marque,
en 1640 et 1641, sont celles d’individus n’ayant pas la pratique du
métier proprement dit. On est intrigué par le fait que, dans les autres
procès-verbaux de la loge, la marque est moins définie comme un
symbole surajouté, mais comme un moyen substitué d’identification
quand les intéressés ne savent pas écrire, sachant que la marque cor-
respond à celle qu’ils gravent sur les pierres travaillées par eux 3. On est
intrigué par le fait que l’admission de Moray, et avant lui d’Alexander
Hamilton, est supposée approuvée par tous les maîtres de la loge, alors
qu’ils ne sont que deux à chaque fois pour Hamilton et pour Moray4.
Sauf à considérer que le premier soit reconnu lui aussi maître des
maçons de la loge, ce qui correspond certes à la formule d’admission,
on peut s’interroger sur l’autorité qu’il exerce concrètement en continu
sur eux. Quoi qu’il en soit, ce petit groupe est dans les deux circons-
tances composé une fois de plus par des fidèles de Charles I er. D’où la
valeur de l’information qu’il apporte au moins sur ce point.
Vraisemblablement, Moray est déjà franc-maçon à cette date. Mais à
l’aune politique. Fervent royaliste, bien qu’il ait pris quelque temps le
parti des convenantaires, il met au service de Charles I er des compé-
tences militaires qu’il a acquises lors d’un séjour en France, dans la
compagnie des gardes écossaises du roi Louis XIII. Il est difficile de
croire que ce pentacle affiché lors de sa prétendue initiation, et que l’on
dit être donc sa marque maçonnique, il l’a conçu de chic, sur le vif.
Avant : rien ; au moment de signer : une étoile à cinq branches, comme
1
Ibid. 80.
2
Ibid. Facsimile du p-v d’admission d’Alexander Hamilton.
3
Ibid. 68. Les marques : « Une large proportion d’entre elles représentent les initiales
des noms propres, et elles sont suffisamment simples pour être incisées par les outils et
l’habileté des maçons opératifs, ou bien pour être employées en signature par ceux qui
n’ont pas appris à écrire – ce sont les seuls buts qu’on leur connaît pour avoir été
appliqués par le métier de maçon en Ecosse. »
4
Deux quand Alexander Hamilton est admis en 1640 à Edimbourg, deux (+ Hamilton)
quand Moray est admis en 1641 à Newcastle. Ne sont-ils que deux au total dans
l’effectif de la loge ?
41
s’il en avait eu l’intuition en quelques dizaines de minutes. Il est fré-
quent d’assurer que c’est à partir de ce moment qu’il s’en sert, et que
ce serait là une preuve de son premier pas maçonnique. N’est-ce pas
l’absence de documents antérieurs, tout simplement, qui incline à une
telle assertion ? Intendant général de l’armée écossaise, il est a fortiori
en rapports directs avec les précurseurs dont nous savons l’action
depuis le témoignage du comte de Rothes. Charles Ier le créera chevalier
en janvier 1643.
Une recherche approfondie dans les archives d’Edimbourg et
d’Aberdeen reste à faire pour savoir quelle fut l’implication des
principaux membres des loges pendant les guerres civiles, du moins des
plus âgés d’entre eux ou de leurs familles. A la fin du dix-septième
siècle, pour ce qui concerne Anderson, le fait d’être presbytérien a
certainement influencé sa conduite et celle de son père, né en 1649.
Qu’en est-il des autres qui ne l’étaient pas ? La question mérite d’être
posée, car ce que montre la fausse liste d’Aberdeen, antidatée de 1670,
et quelques autres documents conservés après la censure de 1748,
c’est là encore que des stuartistes ont pu exercer tôt une influence.
Ainsi d’Alexander Forbes, second Lord de Pitsligo. Né en 1631,
parlementaire en 1661, une fois Charles II restauré, son fils homonyme
épousera 1676 Sophia Erskine, tante du comte de Mar qui prendra la
tête de la rébellion jacobite de 1715, s’exilera ensuite en France et
assumera au cours des années 1720 une éminente responsabilité
maçonnique. Le 4ème Lord, né en 1678, également franc-maçon,
s’engagera lui-même auprès du prince Charles-Edouard pendant
l’entreprise malheureuse de 1745-1746. Quant à John Hay, comte
d’Errol, principal shérif d’Aberdeen, il a depuis 1674 pour beaux-frères
les Drummond, James et John, respectivement comte de Perth et de
Melfort, futurs ducs qui auront quant à eux des attaches à la loge de
Dunblane.
N’en concluons pas que des prédéterminations se sont imposées dès les
premières heures de la fronde écossaise, ni que les membres d’une
même famille ont servi automatiquement les mêmes causes, ni encore
que les générations se sont suivies en se ressemblant ; cependant, faute
d’arguments contraires, on ne doit pas exclure l’éventualité d’une
sensibilisation des précurseurs d’Aberdeen à la franc-maçonnerie issue
de la noblesse des années 1630. Au demeurant, lorsqu’un
correspondant écrira au comte de Mar en octobre 1714 pour faire
valoir leur appartenance maçonnique commune, il confirmera encore
l’usage du Mot. Nous sommes dans la période où, après l’installation de
George de Hanovre sur les trônes d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande,
les premières manœuvres sont engagées pour tenter l’insurrection de
42
l’année suivante, dirigée par le comte 1. A Aberdeen, une partie
importante de la population lui sera favorable.
Les recherches de Miller sur les siècles antérieurs ne contredisent pas
ce point de vue, bien qu’il soit lui-même enclin à accorder du crédit à la
thèse de la transition, et qu’il ait inspiré les hypothèses convergentes de
David Stevenson. D’abord, elles confirment le rôle éminent des
magistrats extérieurs au métier quand il s’agit de le réguler, comme
lorsqu’en 1483 les six maçons d’Aberdeen, formant loge (massons of
the luge), sont enjoints à se tenir solidaires et à sanctionner l’un des
leurs qui pourrait faillir ; d’autres prescriptions analogues sont d’ailleurs
imposées peu après par la municipalité2. Vers le milieu du siècle suivant,
cette loge semble n’avoir plus d’existence en tant que telle, si bien que
le local où elle se réunissait ne tarde pas à tomber en ruine. Enfin, la
fausse liste de 1670 suggère qu’une autre sorte de loge est apparue
avant cette date, qu’on retrouve plusieurs noms de nobles dans la liste,
qu’il s’agit bien d’une autre, sans aucune continuité avec la
précédente3. Auquel cas, il faut quand même répondre à la question de
cette discontinuité, et de l’introduction du Mot dans les usages.
Le Mot de maçon sert à la reconnaissance réciproque des Frères qui le
possèdent. Pour cette simple raison, il est extérieur au métier. Des
maçons opératifs n’en ont aucun besoin. Si l’on veut reconnaître en
l’autre un vrai maçon, il suffit de travailler au chantier, ni plus ni moins.
Au pied du mur, n’est-ce pas ? La reconnaissance se manifeste par les
habiletés techniques. On peut enchainer tous les arguments qu’on veut
pour insinuer le contraire, par exemple qu’il servirait à établir une
solidarité entre ouvriers formant une société d’entraide à l’insu des
patrons, il n’existe pas d’exemple qui le démontre, ni dans un contexte
sociologique de concentration sur un grand chantier urbain, ni dans le
cas d’un réseau de mobilité de ville à ville. En tout état de cause,
aucune preuve factuelle de son existence avant les années 1630 ne
peut être avancée, comme je viens de l’indiquer en citant le comte de
Rothes et Adamson.
A Aberdeen, le mot est communiqué à un néophyte au moment de sa
réception dans la loge, sous réserve qu’un droit d’entrée soit payé, sauf
pour les fils aînés ou même les époux de filles aînées. Qu’il y ait des
opératifs concernés, soit ! Mais le fait qu’ils soient minoritaires et non
répertoriés parmi les anciens membres empêche de croire qu’ils en
sont les premiers transmetteurs. La transcription très libre des Old

1
PAUL 1904 : 408. George Mackenzie à John Erskine, comte de Mar, 29 octobre 1714
(O.S.).
2
MILLER 1920 : 10-11.
3
Ibid. 16.
43
Charges assurée par Anderson-père entretient peut-être l’ambiguïté,
car y sont évoqués les ouvriers qui auraient été à l’origine du métier, ce
qui renvoie du reste aux temps d’avant le déluge, mais cette
transcription ne dit elle-même rien du Mot. De plus, elle décrit les Old
Charges comme ayant été apportées d’Angleterre, ce qui pose
inévitablement la question de leur application en Ecosse avant la
réunion des deux couronnes sur la tête de Jacques I er en 1603. De fait,
le Mot n’apparaît que dans les Statuts et Règlements. On y remarque
même une inversion radicale quant aux éventuels recours judiciaires
vers un magistrat, au sens où ils sont désormais interdits, les conflits
devant se gérer en interne sous l’arbitrage du maître de la loge1.
Telle qu’exposée par Anderson-père, la légende présente l’avantage
théorique de considérer certains nobles comme à l’origine du métier
(Craft)2. Fils de gentilshommes, la nécessité de gagner leur vie les aurait
poussés vers les chantiers. Ils auraient contribué à la construction des
grands monuments, comme les églises, les châteaux, les tours. Ce n’est
qu’une légende qui ne fournit aucune explication sur les circonstances
dans lequel le Mot a été prononcé la première fois. Plus tard, la
littérature va s’appliquer à combler ce manque. Elle va notamment
disserter savamment sur le Mot des maîtres, et sur la façon dont il
aurait inventé à la mort d’Hiram. Au dix-septième siècle, nous n’y
sommes pas encore.
Ces observations sont à faire, car un incertain courant philosophique,
en liaison relâchée avec l’histoire factuelle, tend à peindre Anderson en
intellectuel écossais ayant transmis en 1714 le Mot aux fondateurs de la
Grande Loge de Londres, puis par extension aux Français et au reste du
monde. Il aurait emprunté le Mot aux religieux calvinistes d’Ecosse et
aurait été assez habile pour amener les anglicans de la capitale anglaise
à l’adopter. Eminemment subjective, une telle opinion manque de
cohérence.
Premièrement, Anderson n’a pas pu transmettre ce « rite » à la Grande
Loge en 1714, car elle n’existait pas encore. Telles qu’agitées par
Prescott et Sommers, les controverses récentes sur la date exacte de sa
fondation invitent certes à rester prudent en matière de chronologie,
mais aucun indice documentaire ne permet d’imaginer une ébauche de
l’obédience londonienne avant 1716. Du reste, quiconque souhaite
prêter à Anderson un rôle déterminant dans la transmission du Mot
doit se préoccuper de savoir s’il en parle lui-même. La réponse est
négative. Pas une fois, dans aucun de ses écrits, ne se rencontre la
moindre allusion.
1
MILLER 1920 : 57.
2
Ibid. 69.
44
Deuxièmement, la Grande Loge de Londres n’a pas eu d’influence sur
les loges de France dès 1725, car elles s’étaient placées avant cette date
et après dans le sillage des jacobites, comme on le vérifie auprès des
premiers dignitaires en exil, à commencer par le comte (puis duc) de
Mar, détenteur de ce fameux Mot. Elle n’en a d’ailleurs pas eu non plus
sur la Grande Loge d’Irlande, au cours de la même décennie, bien que
plusieurs personnalités irlandaises fussent membres de loges
londoniennes.
Troisièmement, aucun témoignage ne dit expressément que le Mot a
été créé par des calvinistes, presbytériens ou non ; mieux encore, aucun
ne dit qu’un rite est fondé sur le Mot. En faire une sorte d’axiome est
une affectation contraire à la démarche historienne qui consiste à
analyser les archives dans l’ordre temporel de leur apparition, sans
injecter dans des antérieures ce qui est seulement connus dans d’autres
qui leur sont largement postérieures. Ce genre d’axiomatique participe
de la rétrodiction, avec l’effet pervers de prêter aux anciens des
discours qu’ils n’ont pas tenus et des intentions qu’ils n’ont pas eues.
Quatrièmement, il paraît que le « Rite du Mot de Maçon » aurait été
inventé en Ecosse, notamment à Kilwinning, pour remplacer au début
du 17e siècle le « Rite des Anciens Devoirs opératifs du Moyen-Âge et de
la Renaissance ». Sauf que les Anciens Devoirs sont de culture anglaise
et ne sont pas connus à ce moment au-delà de la frontière entre les
deux pays. Quand quelque chose est ignoré quelque part, il faut
prendre un risque sérieux pour postuler un processus de
remplacement. Par conséquent, quitte à revenir plus tard sur ce délicat
sujet, ne quittons pas notre propre ligne.
Que, au cours du dix-septième siècle britannique, il soit possible de
relever les traces de loges opératives où des maçons côtoient des
concitoyens qui ne le sont pas et ne l’ont jamais été, n’autorise pas de
dire elles préfigurent celles du dix-huitième gouvernées par la Grande
Loge de Londres, puis celles de Dublin ou d’Edimbourg. Les groupes de
maçons sont certes encadrés et supervisés par des gens du métier
ayant acquis une position supérieure parmi eux, et ils le sont aussi par
des personnalités extérieures, comme des édiles, des magistrats, des
notaires, des clercs, voire des gens d’armes chargés de police. Mais, à
l’exception du notaire, loin d’être invitées, ces personnalités imposent
au contraire leur présence. Qu’elles puissent chercher à avoir une
bonne connaissance des gestes et des contraintes du métier, ce n’est
pas pour se livrer à des spéculations, aucun document n’étant en
mesure de suggérer ce qu’elles seraient et comment elles
intéresseraient les opératifs eux-mêmes. Plus prosaïquement, il s’agit
de négocier des marchés avec les artisans ayant maîtrise, de trancher
45
des différends survenus entre eux, ou de résoudre des litiges avec
l’ordonnateur d’un chantier. Pour être un bon interlocuteur, il est
souhaitable de développer des compétences techniques. Quelques
exemples seront donnés ultérieurement. Chaque fois que des noms
étrangers aux maçons proprement dits apparaissent dans les archives
d’une loge, il faut donc se garder d’une conclusion hâtive.
En dehors d’un groupement professionnel, les confréries polyvalentes
où les maçons semblent dominer en nombre ne sont pas davantage les
antichambres, pour ainsi dire, des loges à venir. D’ailleurs, leur mode
d’organisation est là encore souvent imposé par les autorités politiques.
Plusieurs ordonnances royales en attestent. Elles ne sont pas conçues
pour la communication mutuelle de savoirs et savoir-faire. Leur finalité
est plutôt caritative. Pour qu’une innovation se produise, il faut
l’intervention de facteurs indépendants du métier. C’est justement le
cas dans la période des guerres civiles. Autrement dit, la politique
maintient son ascendant. Dans une culture où le paradigme dominant
est précisément emprunté à l’architecture, comme le confirment les
Constitutions presque à chaque page, les premiers francs-maçons
spéculatifs se pensent comme les bâtisseurs de l’édifice social. Et
comme ses défenseurs devant ce qu’ils estiment une menace de
déstabilisation, voire de subversion radicale. Voilà pourquoi ils
appartiennent au parti des Stuart.
Il m’est arrivé d’entendre un éminent dignitaire du Grand Orient de
France objecter contre cette interprétation politique d’évènements
pourtant sans équivoques. Il défendait l’idéal de neutralité. En même
temps, le même jurait que la franc-maçonnerie française se devait de
lutter sans trêve contre les ennemis de la République née de la
Révolution de 1789. N’est-ce pas paradoxal ? Sous le règne des Stuart,
les francs-maçons se pensaient en ouvriers de la monarchie de droit
divin, tout comme ceux de la République française se pensent
aujourd’hui en ouvriers de ce régime. Mieux vaut éviter par conséquent
les objections d’humeur. Pour leur donner consistance, rien ne
remplace l’examen des archives.
En guise de première vérification, restons auprès d’Anderson. Dans son
histoire des Eglises dissidentes de Londres et de sa banlieue, Walter
Wilson1 en brosse un portrait contrasté. C’est un homme érudit,
instruit, attaché à sa patrie écossaise dont il se fait l’historien. Une fois
commencé son ministère dans sa chapelle de Swallow-Street, rue
longue mais peu peuplée2, il devient bien connu sous le nom d’Evêque

1
WILSON 1814 : 4, 32-35.
2
SEYMOUR 1735 : II, 665.
46
Anderson1, ce qui est une manière un peu ironique de signifier qu’il
exerce une autorité certaine sur ses coreligionnaires. Ironique, car les
évêques sont des prélats qu’en simple pasteur presbytérien il
n’affectionne guère. Ironique aussi, car il manifeste une sorte
d’agitation permanente peu conforme à celle qu’on peut souhaiter chez
un chrétien. S’agit-il de lui reprocher des mœurs légères ou de
s’exprimer trop vivement sur des affaires publiques, ou autre chose
encore ?
En avril 1716, The London Gazette informe qu’il s’est rendu le 27 au
palais de Saint-James en compagnie de James Robertson, membre du
synode provincial d’Aberdeen, afin de communiquer au roi George une
adresse de soumission conçue par ce synode. Leur introducteur au
palais a été le comte Charles Townsend, principal Secrétaire d’Etat du
roi2. Il n’aurait pas été choisi pour cette mission solennelle s’il n’avait
pas déjà une solide réputation et un bon entregent. Quoique, dans
Londres, il ne dépende d’aucun presbytère et n’organise donc pas son
sacerdoce comme ses confrères restés au pays, il a la confiance de la
Kirk, cette église devenue majoritaire en Ecosse. La Gazette de Londres
ne fait alors qu’offrir de lui l’image d’un homme de foi résolument
engagé dans le soutien aux Hanovre. Il a pris parti et ne s’en cache
guère. Dans Aberdeen, où un grand nombre de citoyens, peu oublieux
des évènements des années 1690, se sont mobilisés en faveur de
l’insurrection jacobite manquée et se sont même permis de brûler
l’effigie de George Ier, de boire publiquement à la santé de Jacques III,
sans oublier de limoger d’anciens magistrats prétendus compromis 3, la
minorité des vainqueurs a repris le dessus. De la part du clergé
presbytérien, il s’agit de mandater Anderson pour que nul ne doute à la
cour de son allégeance au pouvoir en place.
Aberdeen ne fait pas exception. En appendice de son livre, Wilson
rappelle que, sous le régime orangiste et jusqu’à la mort de la reine
Anne, les Dissenters continuent à subir la colère des jacobites restés en
Grande Bretagne, bien qu’ils ne soient plus au pouvoir. Dans de
nombreuses contrées, ils forment encore un parti vigoureux et leur
ressentiment est ouvertement manifesté4. Au sein de sa congrégation
londonienne, et en liaison fréquente avec les confrères de sa ville
natale, y compris son frère David aussi entré dans la vocation pastorale,
Anderson s’estime légitime à manifester une opposition farouche, sans
concession.

1
Gentleman’s Magazine, janvier 1783 : 41.
2
The London Gazette, 24-28 avril 1716 : 1.
3
FINLAY et MURDOCH 2000 : 269.
4
Ibid. 534.
47
Impossible donc de faire abstraction des données relatives à sa
personnalité ou à son militantisme. De même que l’œuvre de Ramsay
n’est vraiment intelligible qu’à la condition de rappeler son entière
fidélité à Jacques III, y compris son célèbre discours de décembre 1736,
de même celle d’Anderson ne l’est qu’à la condition de rappeler son
attachement sans cesse réitéré à la dynastie des Hanovre. L’objection
qui consiste à dire que le livre des Constitutions doit se lire plutôt
comme exprimant les positions de l’obédience anglaise naissante, sans
valorisation (ou dévalorisation) abusive du rédacteur, ne serait-ce que
par l’approbation consentie en assemblée générale, est certes
recevable. Mais elle doit être pondérée à la lecture de nombreux
passages.

48
3. Sur les ruines gothiques

Les Old Charges sur lesquelles Anderson prétend s’appuyer pour


élaborer ses Constitutions, il les déclare gothiques, ce qui n’est pas un
compliment à ses yeux. Le gothique lui paraît un art lourd, massif, sans
grâce qui a chassé le beau style créé sous l’empereur romain Auguste.
Dès lors, il concède s’inspirer de la tradition issue du Moyen Âge, mais
en postulant qu’il est nécessaire de la revisiter. Les Old Charges
contiendraient beaucoup de scories à éliminer. C’est ainsi qu’il pense
accorder son travail d’écriture à celui des architectes de son temps qui
s’appliqueraient à reprendre les règles augustéennes en les affinant. Ils
innovent et rénovent en même temps, ils créent et recréent. Tout en
respectant la tradition, ils s’appliqueraient à fuir les pesanteurs que la
période médiévale a trop longtemps encouragées, voire sacralisées à
tort.
En 1738, la seconde édition de son ouvrage offre l’indéniable intérêt de
compléter le récit proposé en 1723, surtout quand sont traversées les
décennies qui verraient le regain du style augustéen. De nouvelles dates
y sont retenues et certaines explications quant au rôle joué par des
personnages importants sont voulues plus persuasives. Par surcroît,
sont apportés quelques détails relativement précis sur les circonstances
pendant lesquelles la Grande Loge de Londres aurait été créée.
L’inconvénient est qu’on y relève aussi des contradictions ou des
confusions qui n’auraient pas lieu d’être si Anderson prenait la peine de
fournir ses références et d’éviter les dérives sentimentales.
Dans la mesure où il croit fermement en une transition de l’opératif
vers le spéculatif, si bien qu’une continuité d’héritage existe, d’après lui,
entre les loges d’hier et d’aujourd’hui, il mélange volontiers les genres.
Loin de se contenter d’un répertoire des grands monuments ou
bâtiments dont le souvenir est resté dans la mémoire des hommes, il
postule qu’une ou plusieurs loges étaient installées sur les chantiers qui
ont vu leur édification, qu’un grand maître les dirigeait, et qu’on y
respectait des rites ou conventions préfigurant son époque. D’après lui,
nombreux sont les rois bâtisseurs du passé qui ont été francs-maçons,
nombreux sont les ingénieurs ou techniciens qui l’ont été aussi. Il ne lui
suffit pas de citer les noms de ceux qui, au Moyen Âge justement, se
sont distingués par leurs compétences techniques, il leur attribue une
appartenance fictive, et pousse même son audace à remonter plus loin
dans le temps, non seulement sous le règne d’Auguste qu’il estime tant,
mais encore aux mythes de la genèse, tels que relatés dans la Bible.
Adam aurait été instruit de la science géométrique par Dieu ; il l’aurait
léguée à ses fils, et notamment à Caïn qui l’aurait habilement mise en
application dans la construction de la première ville. Et ainsi de suite.
Du coup, relevons un premier embarras. Lorsqu’il arrive à la
catastrophe du déluge, Anderson ne peut bien sûr éviter de rappeler
que l’arche de Noé fut en bois. Quel rapport avec la pierre ? Notre
auteur considère que l’arche fut quand même construite en tenant
compte des règles de la maçonnerie (according to the Rules of
Masonry)1. Je doute qu’un charpentier naval serait d’accord là-dessus,
sauf si l’on accepte l’idée de ne pas définir la maçonnerie avec les
termes usuels. La maçonnerie n’est pas seulement l’art ou le métier du
maçon ou du tailleur de pierre qui travaille sur une partie d’un édifice,
c’est celui de l’architecte qui possède une capacité à faire exécuter un
ouvrage selon un plan d’ensemble.
A la manière de John Dee préfaçant les Eléments de la Géométrie
d’Euclide en 1570, Anderson voit encore plus large. « Les peintres aussi
et les statuaires furent toujours reconnus comme bons Maçons, aussi
bien que les constructeurs, les tailleurs de pierre, les briquetiers, les
charpentiers, les menuisiers, les tapissiers, les fabricants de tentes, et
beaucoup d’autres artisans qui pourraient être cités, qui travaillaient
selon la géométrie et les règles de la construction. »2 On aimerait plus
de renseignements sur eux. Ils ne sont pas donnés. N’est-ce pas une
façon subreptice de justifier la composition des loges écossaises de la
seconde moitié du dix-septième siècle, qui enregistrent effectivement
des hommes de nombreuses provenances professionnelles ? Maçon
vitrier, comme Anderson père. Maçon charpentier, etc.
A bien suivre le texte des Constitutions, le lecteur s’aperçoit que sous le
même mot de Maçon sont en fait désignées quatre sortes ou catégories
d’individus. Il y a certes d’abord les maçons au sens restreint et exact, si
j’ose dire, ceux qui manient la truelle et le marteau taillant. Puis, il y a
les maçons au sens large, à savoir les artisans qui viennent d’être cités,
ceux qui produisent des objets formés de plusieurs éléments, pièces ou
matériaux, au sens où il faut maîtriser la technique de leur
combinaison, de leur mise en cohérence. Puis il y a encore l’architecte,
souvent lui-même pensé sur un chantier du bâtiment, et parfois sur un

1
ANDERSON 1723 : 3.
2
Ibid. 26.
chantier naval, comme avec Noé. Enfin, il y a le monarque, le prince, le
seigneur qui ordonne et finance.
Anderson ne prévient pas quand il passe d’une catégorie à une autre, et
ses comparaisons sont plus métaphoriques que conceptuelles. Or, il ne
lâche jamais le fil qui ramène au politique. La Maçonnerie est une
science du bon gouvernement, en cela qu’elle fournit les principes et les
méthodes pour bien gérer l’Etat. Quiconque en est instruit sait
comment régler les relations entre les citoyens, entre les institutions,
entre les communautés. Par exemple, un siècle après le déluge, les
descendants de Noé mirent en œuvre leurs connaissances, dans les
contrées où ils se dispersèrent, afin d’établir leurs royaumes, leurs
républiques (commonwealths), leurs dynasties1. Sur ce modèle, tel est
d’ailleurs le but des Charges, que de proposer un ensemble de règles
supposées faciliter la bonne coexistence et collaboration des Frères.
Au gré de son inspiration et sans prévenir qu’il change de registre,
Anderson emploie les termes de maçonnerie, d’architecture et de
géométrie pour les référer à l’organisation sociale. Pour lui, les Hébreux
en exode furent des maçons authentiques. Sans construire aucun
édifice fixe dans les espaces qu’ils traversèrent, ils veillèrent à leur
solidarité sous l’autorité de Moïse. « A leur sortie d’Egypte, les Israélites
étaient un entier royaume de Maçons (a whole Kingdom of Masons),
bien instruits, sous la conduite de leur Grand Maître Moïse, qui, dans
les vastes étendues sauvages, les rassembla souvent en une loge
régulière et générale, et leur donna de sages obligations, règles, etc. »2
Voilà pourquoi, dès les premières pages des Constitutions on affronte
un paradoxe flagrant : la thèse de la transition est incohérente, car les
Maçons (sous entendu par lui francs-maçons) qu’Anderson met
d’emblée à l’honneur sont des personnages de premier plan, des héros
qu’il enveloppe sous le terme de nobles. Après Moïse, ce serait le cas de
Salomon « grand maître de la Loge de Jérusalem », du roi Hiram « grand
maître de la Loge de Tyr », du maître des travaux Hiram Abi (Abif).
Inspirés par la lumière divine, ils sont capables de déterminer quelles
constructions conviennent aux besoins du peuple. Mais cela ne signifie
pas qu’ils mettent la main au travail ; ils sont plutôt des guides, des
ordonnateurs. C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase suivante : « La
Maçonnerie était sous le soin immédiat et la direction du Ciel quand les
nobles et les sages tenaient à l’honneur d’aider les maîtres ingénieux et
les ouvriers »3. Aider (to assist) n’est pas fournir un appoint secondaire,

1
Ibid. 4.
2
Ibid. 8.
3
Ibid. 14.
51
c’est suggérer la tâche, en faire commande, indiquer des lignes
d’action, voire intervenir en mécène.
D’emblée, le mode spéculatif est affirmé prioritaire. La suite nous
apprend que des artistes auraient été présents sur le chantier du
temple de Jérusalem. Venus de nombreux pays, et parfois de loin, ils
seraient repartis chez eux pour communiquer à leurs propres
gouvernants les connaissances qu’ils auraient découvertes. Ils les
auraient enseignées aux fils de personnes éminentes, grâce auxquels
« rois, princes et potentats construisirent beaucoup d’édifices
remarquables et devinrent grands maîtres, chacun sur son propre
territoire, et se prirent d’émulation pour exceller dans cet Art royal »1.
De fait, aussi prosaïquement et inlassablement qu’il faut le répéter, ces
maçons-là n’ont rien de commun avec ceux tenant truelle ou marteau
taillant. Anderson insiste à les présenter de « naissance libre » (free
born) et de bonne famille.
Formé à la théologie, il emprunte donc aux différents livres de la Bible
et à ceux des exégètes qui en ont donné avant lui la chronologie,
comme Humphrey Prideaux, James Ussher ou Friedrich Spanheim2,
mais il le ferait avec moins d’audace s’il n’avait pas sous les yeux, assez
probablement, la version de l’ancien manuscrit appelé Mason Charter
adapté par son père à la loge d’Aberdeen. Une lecture comparée des
deux récits permet de trouver des passages en parfaite concordance, à
tel point que se devine des effets de paraphrase. « Mon propos est de
vous dire comment et de quelle manière ce métier de la Maçonnerie a
commencé, et ensuite comment il a été soutenu par d’estimables rois
et princes et autres très dignes hommes, ainsi que leurs héritiers. »3 Et
d’évoquer des seigneurs (Lords) de l’antiquité, des fils érudits, des rois
compétents. Là où Anderson-père reste dans la généralité en citant très
peu de noms, Anderson-fils s’applique à glisser des exemples, à
enchaîner des détails. Une trame a été donnée, il y dessine les figures
censées donner crédit à son histoire.
Son schéma directeur est simple : à partir de Jérusalem, la science de la
Maçonnerie a diffusé partout dans le monde. En chaque lieu où les
voyageurs peuvent encore admirer de beaux bâtiments ou monuments,
il place des maîtres supérieurement habiles qui auraient dirigé des
loges. Notamment en Grèce, en Egypte, dans l’Italie romaine. Malgré
son inclination à vouloir que les premiers maçons aient été des fils de
bonne famille, le principe de réalité l’oblige à concéder que les
innombrables ouvriers ayant coopéré ici et là ne l’étaient pas, si bien
1
Ibid. 15.
2
ANDERSON 1738 : X.
3
MILLER 1920 : 66.
52
qu’il se contente de les décréter seulement libres de leurs personnes,
mais il leur donne presque toujours un chef de prestige, un Salomon, un
Nabuchodonosor, un Zorobabel, un Ptolémée. Il ne conçoit pas ou il
conçoit mal le métier sans une hiérarchie quasi princière. Et c’est le
métier du bâtiment, car il est beaucoup moins affirmatif quand il
évoque les tapissiers ou fabricants de tentes, entre autres.
Dans l’exode au désert, la seule pièce d’architecture matérielle
attribuée à Moïse est le tabernacle qui servit de modèle au Temple de
Salomon1. « Quoique ni de pierre, ni de brique, il fut conçu
géométriquement ». Mais c’est bel et bien le Temple qui demeure la
référence la plus commentée. Lorsque le chantier de celui-ci fut
commencé à Jérusalem, Anderson qualifie de maçons tous les hommes
qui y participèrent sous la responsabilité d’Hiram « le Maçon le plus
accompli sur la Terre ». On aimerait savoir s’il prend alors pour argent
comptant les emphases et hyperboles des Ecritures, et s’il est convaincu
que la réalité qui y est décrite fut réellement vécue. Cela n’a pas
d’importance. Quand, au gré de ses pérégrinations, il en arrive au
Moyen Âge anglais, il reprend son thème favori qui est de prêter à un
noble la vertu de diriger le métier.
Surviennent les Goths. Ils auraient submergé l’empire romain et
presque tout détruit, ils l’auraient fait à la manière des mahométans
plus soucieux « de convertir le monde par le feu et l’épée, que de
cultiver les arts et les sciences »2. L’ancienne splendeur du règne
d’Auguste, ils l’auraient donc chassée par du médiocre. En Angleterre
secouée par d’incessants conflits, c’est Athelstan, dans les années 920-
930, qui aurait amorcé le redressement. Ayant « redonné au pays le
repos et la paix »3, il fit passer outre Manche des maçons français qu’il
nomma surveillants (Overseers) des travaux royaux, et ce sont eux qui
remirent en application les règlements conçus sous l’Empire romain. Ils
les avaient quant à eux conservés.
Encore que le pas décisif aurait été accompli par le plus jeune fils
d’Athelstan, Edwin. Il se serait lui-même passionné pour l’Art, et aurait
obtenu de son père que les Maçons aient la liberté de s’administrer
eux-mêmes. Il les aurait alors convoqués à York pour une assemblée
générale où ils « formèrent une Loge générale dont il fut grand maître ;
et comme ils avaient apporté avec eux tous les écrits et archives
existants, certains en grec, d’autres en latin, d’autres en français et en
d’autres langues, à partir d’eux il Edwin rédigea la Constitution et les

1
ANDERSON 1723 : 8.
2
Ibid. 28.
3
Ibid. 32.
53
Obligations d’un loge anglaise. »1 Voici le moment crucial, en quelque
sorte. Car il anticipe sur ce qu’Anderson est censé accomplir à son tour.
S’appuyer sur de vieilles archives pour établir une sorte de charte
fondatrice.
Notre auteur aime les comparaisons. Ce qu’il dit d’Athelstan est de
même inspiration que ce qu’il dit en son temps du roi George de
Hanovre dans ses sermons. Grâce à celui-ci, les guerres civiles seraient
enfin terminées et la prospérité pourrait revenir, avec une conséquence
bienheureuse sur l’essor de la Maçonnerie. Toutefois, plus il progresse
dans le temps, moins il peut se permettre des écarts dans son récit. La
légende doit s’effacer devant les témoignages factuels. Le premier qu’il
ne peut faire semblant d’ignorer est l’ordonnance édictée pendant la
minorité d’Henry VI en 1425, et qui interdit aux maçons de se
« confédérer en chapitres et congrégations ». En note d’une de ses
pages2, il renvoie au commentaire imprimé par l’avocat Edward Coke
vers 1628 au troisième volume des Institutes.
L’ordonnance est voulue pour empêcher que les maçons protestent
solidairement contre des baisses de rémunération et qu’ils imposent
leur propre taux. L’époque est à l’austérité économique. Il est question
d’assemblées générales annuelles qui pourraient servir de lieux pour
décider un mouvement collectif3. Il en était déjà question quarante
années plus tôt, quand des autorités religieuses se lamentaient que des
francs-maçons, le mot étant employé (fre masons), fussent solidaires
pour réclamer un salaire conforme à leurs aspirations. Par exemple,
dans un de ses offensifs sermons, Wyclif ne se gênait pas pour
dénoncer des nouvelles fraternités ou guildes conspirant contre la
communauté chrétienne, osant ainsi se dresser contre les
commandements de Dieu, afin de contraindre les ordonnateurs des
travaux à mieux les payer 4. Aujourd’hui, le mot de grève conviendrait
parfaitement, lancée par des hommes en colère. On est loin de l’image
idyllique peinte par Anderson depuis le paradis terrestre. Les maçons
sont des ouvriers comme les autres. Le parlement réuni à Westminster,
se prévalant de l’ordre du roi encore enfant, prend cette ordonnance en
précisant que n’importe quel contrevenant sera accusé du crime de
félonie.
Se trouvant piégé par son postulat de départ, Anderson s’empresse
d’ajouter que les intéressés se gardent de faire intervenir en leur faveur
les nobles prétendument liés à eux par la fraternité. Il assure même que

1
Ibid. 33.
2
Ibid. 35.
3
COKE 1669 (4e édition) : III, 99.
4
WYCLIF 1383, dans 1871 : 333.
54
la loi fut inspirée par un clergé illettré pour punir les maçons de ne pas
avoir voulu lui confier leurs secrets. Plus encore, la loi serait restée
inappliquée, et Henry VI parvenu à sa majorité, accompagné de
nombreux courtisans, se serait probablement fait recevoir dans une
loge1. La fable est grossière. Y croire est impossible. En 1738, Anderson
l’augmente d’ailleurs en donnant le nom de deux grands maîtres qui
auraient gouverné les loges anglaises pendant le règne d’Henry VI ; or
ce sont bizarrement deux prélats, l’un Henry Chichele, archevêque de
Cantorbery, et William Waynflet, évêque de Winchester. Leur clergé les
aurait-il sournoisement attaqués sans en rien montrer publiquement ?
Le bricolage est flagrant. Une autre bizarrerie porte moins à
conséquence, mais renseigne une fois de plus sur les sources
employées par notre pasteur. En 1723, il présente le prince Edwin
comme le fils d’Athelstan, mais en 1738 il en fait le frère 2. Relisons la
Mason Charter d’Aberdeen. Là, c’est le fils qui prévaut. Très insistante,
elle dit exactement la même chose que les premières Constitutions sur
l’assemblée à York, les archives consultées, les règlements élaborés,
etc.3 En outre, la majorité des seigneurs (Lords) du royaume après
Edwin y est prétendue animée par l’ambition de faire en sorte que le
métier s’organise au mieux sous leurs autorités respectives, sans se
soustraire néanmoins à celle du roi. Dans un premier temps, Anderson
semble donc s’inspirer des documents arrangés par son père. Mais là où
ce dernier n’avait pour auditeurs que les Frères de sa loge, le cercle est
maintenant agrandi à ceux de la Grande Loge de Londres et par
extension prévisible aux autres loges de l’ensemble du pays. Autrement
dit, en 1738 de nouvelles sources captieuses, délaissées ou ignorées par
lui quinze ans plus tôt, ont été mobilisées, en sorte que la fable acquiert
une autre dimension.
Remarquons aussi que cette partie du récit est centrée exclusivement
sur l’Angleterre. Or, la France connaît des problèmes sociaux de même
nature, avec des actes royaux de répression, si bien que les évènements
du règne d’Henry VI n’ont rien de singulier en Europe, ni
d’extraordinaire. Il y a souvent concomitance entre les actes pris de
chaque côté du Channel puisque, dans le tourbillon de la guerre de Cent
ans où les deux royaumes s’affrontent, nonobstant les épidémies de
pestes et les pénuries alimentaires, les ouvriers et artisans, qu’ils soient
ou non du bâtiment, expriment leurs mécontentements, parfois leurs
rages. La situation provoque des interdits de même contenu, tous très

1
ANDERSON 1723 : 36.
2
ANDERSON 1738 : 63.
3
The Mason Charter, dans MILLER 1920 : 71-72 (Edwin y est écrit sous la forme Edrine :
« He loved Meassones much mor then his father »).
55
pragmatiques, sans qu’on puisse évidemment considérer qu’ils
viseraient en Angleterre une improbable élite.
Le 25 août 1539, François I er prévient dans l’édit de Villers-Cotterêts
qu’il abolit les confréries de même métier. Cet édit fait suite à diffé-
rentes ordonnances prises dans le passé, comme celle de 1506 publiée
par le Châtelet de Paris à l’encontre des couturiers. Le but est à la fois
de réguler en interne ces métiers, car des abus y sont signalés par des
maîtres réclamant des contributions exorbitantes à leurs employés,
mais aussi d’empêcher des connivences entre maîtres, car ils peuvent
s’entendre pour imposer aux clients des coûts élevés à la réalisation de
travaux. L’avant dernier article est un écho de celui publié sous Henry
VI : « Nous défendons à tous lesdits maîtres, ensemble aux compagnons
et serviteurs de tous métiers, de ne faire aucunes congrégations ou
assemblées grandes ou petites, et pour quelque cause ou occasion que
ce soit, ni faire aucuns monopoles, et n’avoir ou prendre aucune intelli-
gence les uns avec les autres du fait de leur métier, sur peine de confis-
cation de corps et de biens. » Congrégations, assemblées : les archives,
tant en France qu’en Angleterre, ont bien la même résonance1.
Face aux récalcitrants, les perquisitions et séquestres qui s’ensuivent
sont rigoureuses. C’est ainsi que les biens des confrères maçons de la
paroisse parisienne de Saint-Julien-le-Pauvre sont saisis. Quand, à leur
supplique, un mandement est adressé en 1548 au prévôt de la ville
pour qu’il leur en fasse restitution, le texte prend garde de préciser que
cette restitution n’est consentie qu’à la réserve de fournir la preuve que
la confrérie était naguère composée de gens de tous états. Sans
conteste, sont tolérées les associations qui entraînent le mélange des
citoyens, et sont prohibées celles qui limitent leur recrutement à une
branche de l’artisanat, voire pratiquent des cloisonnements à l’intérieur
d’une branche en plaçant par exemple les maîtres sous une bannière et
les valets sous une autre. Le mélange fait obstacle aux desseins de
solidarité strictement catégorielle ; il se présente comme un antidote
radical à cette tentation, puisque la publicité en serait vite faite.
C’est un travers assez fréquent chez les historiens de la franc-
maçonnerie que de se garder d’une analyse comparative. Ils prêtent à
l’Angleterre une sorte d’excentricité qui aurait favorisé une évolution
1
L’ordonnance du Châtelet de Paris, en date du 10 mars 1506 est ainsi rédigée :
« Avons fait et faisons defenses aux eulx disans roy et compagnons du mestier de
cousturier, en ceste Ville de Paris, de doresnavant faire aucun roy ne autres compa-
gnons dudit mestier de cousturier pretendans avoir aucun povoir, puissance ne preemi-
nence plus que les autres varlets et apprentiz d’icelui mestier, aucunes assemblées,
compaignies, conventicules, confrarie, disnez, souppers ne banquetz pour traicter de
leurs affaires, sur peine de prison. » (ANF, Livre gris, Y 63, fol. 61 v° - LESPINASSE 1897 : III,
189, note 1)
56
socioculturelle presque autonome. Pendant des siècles, il y eut au
contraire des interférences et échanges nombreux entre les deux côtés
de la Manche, avec succession d’évènements politiques analogues, sans
parler des alliances princières ou des guerres. A quelques nuances
secondaires près, les métiers sont organisés de la même façon, et ils
réagissent pareillement dans des conjonctures critiques. Là où
Anderson croit bon de signifier que l’ordonnance d’Henry VI est sans
effet sur les maçons, qu’ils en rient au contraire, le lecteur est en droit
de rester circonspect. Cette ordonnance est prise parce que le
parlement s’alarme devant leur agitation croissante et on ne voit pas
par quel enchantement ils ne seraient pas inquiétés ensuite, comme si
soudain aucun reproche ne pouvait leur être adressé.
Il suffit de lire d’autres actes officiels répertoriés par Coke, dont
plusieurs sont d’ailleurs rédigés en français, pour constater la précarité
économique d’une grande fraction de la population anglaise et la
difficulté des autorités à canaliser les révoltes. Anderson s’en dispense,
de même qu’il se garde de rappeler les faiblesses psychologiques
d’Henry VI. Il se contente d’affirmer sans preuve que ce roi aurait pris
connaissance des anciennes obligations, les aurait jugées bonnes et
aurait recommandé leur observance. Sans preuve, mais c’est la
deuxième fois qu’il insiste à dire que les documents examinés par le roi
et les conseillers de son entourage auraient été extraits et mis en forme
à partir d’archives des temps anciens (from the Records of antient
Times1). Il y aurait donc eu une première redécouverte pendant le règne
d’Athelstan, en voici une seconde sous celui d’Henry VI. A quand la
prochaine ?
Bientôt vient la Guerre des deux Roses qui divise davantage le pays.
Anderson nous dit que pendant dix-sept ans la Maçonnerie s’en trouve
négligée2. On aimerait savoir de quoi il parle. Cette Maçonnerie est-elle
celle des hommes de métier seulement ? Est-ce celle qu’il assure déjà
bien investie par la noblesse et la gentry ? Est-ce que des Frères
appartiennent à l’un, à l’autre ou aux deux partis ? Nul ne le sait. Que
les chantiers en souffrent et soient moins nombreux, cela se comprend
aisément. En revanche, faut-il interpréter cette guerre en adoptant le
vocabulaire de notre pasteur et en se demandant de quel côté sont les
rebelles ? Son silence là-dessus n’est pas à son avantage, d’autant plus
que, dans l’édition de 1723, il interrompt brutalement son histoire
anglaise pour passer à l’Ecosse.
Nous allons y venir. Pour finir ce premier survol historique, il reste à
observer que la référence à Henry VI est doublement intéressante. Elle
1
ANDERSON 1738 : 75.
2
Ibid.
57
l’est, certes par les comparaisons qu’il est possible de faire avec la
situation en France, mais encore par le fait que l’on peut localiser avec
de fortes probabilités le manuscrit qui inspire Anderson, en plus de
celui venu de son père, ce qui n’exclut pas d’ailleurs que son père ait pu
en avoir une copie entre les mains. Il s’agit du manuscrit nommé
William Watson, du nom de celui qui en fit l’acquisition en 1890, étant
alors bibliothécaire de la Grande Loge du Yorkshire. Sa datation
présente quelques difficultés sans manquer d’être instructive.
On y apprend qu’il est établi par un certain Edward Thompson en 1687,
à partir d’un texte antérieur supposé avoir été fixé après la mort du roi
Henry. En même temps, l’orthographe choisie pour les noms des
personnages antiques qui y sont évoqués est postérieure à 1611, car
elle est empruntée à celle adoptée dans la version de la Bible imprimée
sous Jacques Ier cette année-là. La chronologie la plus simple serait alors
celle-ci : un manuscrit médiéval aurait constitué le substrat originel, une
copie en aurait été faite dans les années suivant le décès d’Henry VI,
une autre sous Jacques Ier ou Charles Ier ou Charles II, une autre encore
par Thompson sous Jacques II. L’hypothèse de variations et de
transformations n’est alors pas à exclure, mais il importe de retenir ici
que c’est donc le premier document retrouvé qui mentionne un acte
royal dont le contenu peut être étudié. Or, il est si défavorable aux
maçons de métier qu’il faut bien s’interroger sur l’inversion qui lui est
imposée dans ces copies de copies désormais classées dans le
répertoire des textes prétendus fondateurs.
Les spécialistes débattent encore pour savoir quels sont les tout
premiers Anciens devoirs. Ils en nomment deux, habituellement
référencés sous les noms de Regius et de Cooke. Une lecture littérale
permet de dire que le William Watson y fait des emprunts nombreux.
Leur but est de définir les obligations des maçons au chantier,
probablement lors de la construction d’édifices religieux. On doutera
qu’ils furent rédigés par un des leurs ; ce sont des clercs qui y ont mis la
main, car les aspects légendaires, par remontée à la Genèse, y sont déjà
commentés, d’une part, et les deux textes font explicitement l’éloge de
la clergie, d’autre part. Mais, peu importe. Quand on en vient à Henry
VI, l’auteur se garde de mentionner l’ordonnance de 1425 et se
contente d’écrire que les anciens devoirs dont il donne la liste ont été
extraits et rassemblés à partir de divers livres anciens (drawn and
gathered out of various ancient books), puis qu’ils « ont été vus et
révisés par notre dernier souverain seigneur, le roi Henry VI, et les Lords
de son honorable conseil », tous « les ont approuvés, et ont dit qu’il
était juste, bon et raisonnable de les respecter. »1
1
AQC n° 4, 1891 : 111-112. – YARKER 1909 : 550.
58
On aimerait posséder un exemplaire de cette révision, à moins que ce
ne soit ni plus ni moins que la fictive version donnée dans le manuscrit,
auquel cas on ne peut la comprendre que comme une sorte d’apologie
voulue en réaction contre la mauvaise réputation faite au même
moment et pendant de longues années encore à l’ensemble des
opératifs. Dans son remarquable ouvrage sur les ouvriers du bâtiment
dans le nord de l’Angleterre entre 1450 et 1750, Men at Work, Donald
Woodward étudie plusieurs cas de conflits provoqués par la baisse des
pouvoirs d’achat face à l’augmentation du coût de la vie. Loin de
s’entendre avec des nobles ou des autorités bourgeoises, malgré des
avantages en nature concédés à certains d’entre eux, ils se liguent pour
tenter d’imposer leurs vues. D’où des arrestations, des
emprisonnements, des vexations multipliées1. Nulle part, on ne perçoit
la concorde vantée dans le William Watson, ni a fortiori dans les deux
éditions des Constitutions.
Ce manuscrit est certainement celui dont le chimiste Robert Plot fait la
critique dans son Histoire naturelle du Staffordshire en 1686, soit
l’année qui précède la transcription d’Edward Thompson. Le résumé
qu’il en donne est en effet conforme. Signalant déjà les anomalies
relatives à Edwin (fils ? frère ?), il met en évidence le grand écart, et
c’est un euphémisme, entre les informations objectives contenues dans
l’ordonnance de Charles VI et celles fantaisistes du document. A juste
raison, il rappelle à quel point les tensions sociales étaient dues aux
revendications salariales, et il s’étonne, autre euphémisme, que le
compilateur anonyme fût si peu connaisseur des chroniques et des lois
anglaises2. Près de trente ans plus tard, Anderson ne fait pas mieux.
Un symptôme de ses hésitations ou approximations se devine dans
l’interruption en 1723 de son exposé historique anglais sur le règne
d’Henry VI pour passer à la situation en Ecosse, tandis qu’en 1738 il y
ajoute plusieurs pages. La longue guerre civile, écrit-il maintenant,
s’achève par la victoire de Richard, duc d’York, qui nomme grand maître
de la Maçonnerie Richard Beauchamp, évêque de Salisbury. Les actions
notables de ce prélat sont d’avoir fait réparer des châteaux royaux et
des édifices religieux endommagés par la guerre. Anderson n’ajoute
rien quant à l’influence qu’il pourrait avoir sur des loges rassemblant
des hommes de toutes conditions. Les successeurs de la Maison des
Tudor ne sont pas mieux décrits par lui. Ils font construire ou
reconstruire. Autour d’eux quelques personnages en vue agissent en
leur nom ou de leur initiative privée, et notre auteur les baptise grands
maîtres pour cette raison. Mais rien d’autre, hormis que pendant le

1
WOODWARD 1995 : 29, 49.
2
PLOT 1686 : 318.
59
règne d’Henry VII le Moyen Âge ne serait pas encore dépassé.
« Pendant son règne, le style Gothique est porté à la perfection la plus
haute en Angleterre, tandis qu’il avait été complètement abandonné
(wholly laid aside) en Italie par les rénovateurs du vieux style
Augustéen. »1 On devine quand même l’approche d’un tournant. Lequel
est confirmé par la rupture avec Rome, sous Henry VIII qui devient chef
suprême de l’Eglise et du clergé dans le pays. Alors sur les ruines des
anciens bâtiments religieux, la noblesse et la gentry construisent de
belles demeures. Le modèle italien les inspire.
Malgré tout, le tournant ne va pas aussi vite qu’Anderson l’aurait voulu.
A la mort d’Henry VIII, en 1547, sa fille Elizabeth assure la succession.
Anderson lui reproche de se désintéresser de la Maçonnerie, car elle est
femme et, écrit-il avec un grand sérieux, une femme est inapte à
recevoir le secret des Maçons. Il lui impute même d’avoir diligenté la
force armée contre une grande loge tenue à York le 27 décembre 1561.
Et s’il lui concède d’avoir ensuite été bien renseignée par des nobles et
d’avoir été suffisamment magnanime pour cesser les vexations, elle n’a
pas vraiment encouragé l’Art. Le seul changement notable serait que les
grands maîtres ne sont plus nommés à vie, mais élus lors d’une
assemblée annuelle, un pour le nord du pays, un autre pour le sud. Le
lecteur est laissé dans l’ignorance de ce qui l’aurait provoqué. « Telle
est la tradition des vieux Maçons », lit-on en marge de l’édition de
1738. Il faudrait croire notre pasteur sur parole. Voilà comment se
compense une absence de preuve.
Donc, nous voici arrivés au seuil de la Maison Stuart. En 1603, Elizabeth
Tudor meurt sans héritier direct, si bien que son successeur, dans
l’ordre des dévolutions légitimes, n’est autre que Jacques VI d’Ecosse
qui prend le nom de Jacques Ier d’Angleterre, lui-même étant un Tudor
par son arrière grand-mère Margaret, fille d’Henry VII. La
documentation devient plus solide et l’analyse qu’on peut en faire
réduit plus qu’avant les éventuelles divergences d’interprétation. Mais
restons encore un peu en retrait. Lâchons un instant le fil narratif pour
tâcher de voir comment, en définitive, il faut accueillir les termes de
loges, de francs-maçons, d’acceptés et d’initiés dans cette fresque si
bigarrée.
Contrairement à ce qu’on croit, quand on étudie de près les
occurrences des Constitutions de 1723, on s’aperçoit que son auteur
emploie rarement le mot free-mason ; c’est le terme de mason, tout
court, qu’il reprend presque à chaque page. Sans doute, est-on en droit
aujourd’hui de considérer que la nuance n’est pas significative, car les
bibliothèques spécialisées abondent en substitutions analogues sans
1
ANDERSON 1738 : 78.
60
porter à conséquence. Mais, à y regarder de près, il semble bien
qu’Anderson soit en difficulté pour éclairer ses lecteurs sur le passage
d’un mot à l’autre. Après lui, tous ceux qui voudraient que les loges
actuelles reproduisent symboliquement les ateliers d’autrefois, le sont
aussi.

61
4. Les mots pour le dire

Loge, franc, maçon, accepté, initié : ces mots définissent une sorte de
pentagone magique dans lequel s’enracine tout ce que serait la
tradition de l’Ordre. La vulgate suppose en effet qu’ils ont toujours eu le
même sens et que la fonction de la tradition est de le communiquer
sans changement à la suite des générations. On voit même ici et là des
auteurs affirmer avec une conviction inébranlable que, néanmoins, les
loges d’aujourd’hui auraient tendance à les galvauder, si bien qu’il
faudrait coûte que coûte revenir aux temps présumés purs de leur
apparition. Ceux-là se posent en nostalgique d’un passé recomposé à
leur manière. Plus encore, il est possible de démontrer qu’ils sont dans
l’imitation d’une très vieille posture consistant à réclamer le retour à
une fantasmatique origine. Ce qu’il y a d’assez répétitif au fil des
époques, c’est bel et bien cette illusion de croire qu’on peut, voire
qu’on doit revenir à un lointain passé sous prétexte que des
déperditions de sens se seraient produites jusqu’au présent. Or, quoi
qu’on fasse, les mots ont aussi une histoire aussi irréversible que celle
des sociétés.
Les premiers témoignages qui invitent à évoquer des loges de maçons
concernent les chantiers ouverts au temps des cathédrales et autres
édifices religieux, comme les monastères. On comprend aisément
pourquoi. Les clercs possèdent souvent un niveau d’instruction
supérieur à celui de leurs contemporains, leur maîtrise de la lecture et
de l’écriture les dispose à formaliser les contrats et autres textes relatifs
aux constructions qu’ils engagent. Qu’ils y injectent des formules de
piété se comprend aisément, ou qu’ils les enveloppent de légendes
empruntées aux livres de leurs bibliothèques. De même, qu’ils fassent
référence à des transmissions de savoir depuis la lointaine antiquité,
c’est une habitude également fréquente dans la littérature profane. Le
procédé s’appelle la translatio.
Dans le présent contexte, il est même très banal. Le Regius et le Cooke,
ainsi que la plupart des Old Charges portées au pinacle des textes
faussement fondateurs, ne font qu’imiter ce qui est fréquent ailleurs.
Geoffroy de Monmouth l’emploie au douzième siècle quand il prétend
que son Histoire des rois de Bretagne est la traduction latine d’un livre ô
combien antique (vetustissimus) rapporté d’Armorique par son
contemporain Gautier, archidiacre. Chrétien de Troyes aussi, quand il
annonce dans le prologue de Cligès qu’il s’inspire de prédécesseurs
anonymes. « Par les livres que nous avons, les faits des anciens
savons »1, écrit-il, après quoi il assure s’être inspiré d’un ouvrage de la
bibliothèque ecclésiale de Beauvais, qui lui a appris que « chevalerie et
clergie » sont venues de Grèce à Rome, puis de là en France, avant de
passer en Angleterre. Le Regius, le Cooke, le William Watson, la Mason
Charter d’Anderson-père se bornent à greffer une variante maçonnique
sur cette trame très convenue. Et faut-il préciser que, dans sa partie
modernisée, la Charte d’Aberdeen est de même tournure qu’une autre
charte rédigée le 16 octobre 1646, jour de la réception d’Ashmole ?
Indubitablement, elle l’est alors par un partisan de Charles I er Stuart,
comme en témoigne un article où il est demandé à tout néophyte
d’être homme-lige du roi, sans trahison ni autre vilénie.
Autrement dit, ce dont on parle aujourd’hui, c’est plus d’une image
laissée par des clercs du Moyen Âge dans leurs écrits que de la réalité
vécue dans l’ensemble des chantiers de l’époque. Car il y avait aussi les
constructions castrales qui mobilisaient un grand nombre de
travailleurs. Il y avait les édifices des grandes villes. Ils prêtaient moins à
épanchements de plume parce que les clercs ne s’y attardaient pas, ou
s’y attardaient moins sans éprouver le besoin de les glorifier. En outre,
la durée était également un facteur déterminant dans l’élaboration de
contrats ainsi enjolivés par la rhétorique cléricale. Quand une
construction d’envergure était envisagée, elle pouvait l’être sur
plusieurs décennies. Il fallait donc garder mémoire des
commencements et garantir le respect des mêmes règles au fur et à
mesure que la main d’œuvre changeait, ce qui pouvait d’ailleurs
concerner plusieurs générations dans le cas des cathédrales.
Certains maçons réputés étaient prêtres ou moines eux-mêmes. En
France, au milieu du treizième siècle, l’évêque de Cambrai, Guiard de
Laon, fait établir des statuts synodaux qui interdisent aux clercs
d’exercer des métiers qu’il juge honteux ou malhonnêtes, comme ceux
de tavernier, boucher, usurier et – tant qu’à faire – proxénète, mais qui
les autorise à être jardiniers, apothicaires, forgerons et tailleurs de
pierre, entre autres2. Au siècle suivant en Angleterre, le dénommé
Henry, qualifié sans aucun doute de maçon de métier mais aussi de
moine, travaille à l’abbaye d’Evesham et probablement à l’église Saint-
Lawrence qui y est attachée. Presque au même moment, c’est
pareillement le cas de John de Wisbeach et d’Alan de Walsingham qui

1
CHRÉTIEN DE TROYE 1994 : 44, vers 27-28.
2
BRUNEL et LALOU : 532.
dirigent les travaux de la cathédrale d’Ely, dans le comté de Cambridge.
Ces exemples n’ont rien d’exceptionnel, comme le souligne en 1862
Wyatt Papworth dans une étude magistrale1. Ceux qui avaient des
penchants à écrire étaient mieux placés que quiconque pour lier leurs
pratiques quotidiennes à des considérations pseudo-historiques ou
métaphysiques. Comme ils ne manquaient pas non plus d’esprit
pratique, ils se faisaient rémunérer au même titre que leurs collègues
laïcs, et des contrats étaient établis en bonne forme.
Selon les mêmes sources, la loge de maçons est tantôt la baraque
érigée sur le chantier, pour y entreposer les outils et tailler les pierres
par temps de pluie, tantôt l’abri pour dormir et se restaurer. Il y a donc
aux moins deux sortes de loges. Dans certains cas, un gardien y est
nommé afin de veiller sur leur sécurité et en assurer l’entretien. Elles
peuvent également servir de lieu temporaire de repos à un ouvrier
itinérant qui se présente pour se faire embaucher mais qui n’a pas la
chance de l’être, faute de disponibilité dans l’équipe ; alors on l’héberge
avant qu’il reprenne la route pour se présenter ailleurs. Comme on le
fait de compagnons de plusieurs métiers en France, en particulier les
charpentiers et menuisiers qui possèdent des confréries dans de
nombreuses villes2, outre le boire, le manger et le coucher, on peut
aussi le secourir en argent. Les manuscrits étudiés par Papworth
confirment que l’anglais lodge est une transposition du français. C’est
par extension sémantique tardive, peut-être au quinzième siècle, que le
terme sert aussi à désigner l’ensemble des maçons réunis au même
endroit, comme lorsqu’il s’agit de mobiliser la loge afin d’assurer le
transport de nombreuses pierres d’une carrière vers le chantier. Tout le
monde s’y met, en quelque sorte.
Il va de soi que le mot n’est pas d’application réservée aux maçons.
Dans un monastère, une loge peut être par exemple la chambre
particulière d’un abbé ou d’un prieur. Dans un château, elle est une
salle de réception intime où les seigneurs prennent plaisir à se reposer
afin de deviser ensemble, comme l’écrit Lambert d’Ardres au douzième
siècle3. Dans un bourg, elle est la boutique que des commerçants
érigent un peu partout, parfois au mépris des règlements de voirie.
Hors quelques exceptions et quoique l’étymologie soit incertaine, il
s’agit d’une pièce assez étroite, séparée d’autre chose. Précaire, en
branchages ou en planches, elle n’est pas un domicile, au sens de
1
PAPWORTH 1862 : 38.
2
GAUTIER 1854 : 397 et 415 (Ordonnance de Charles VIII, en 1487)
3
MORTET 1911 : 185. « La loge, dont le nom est dérivé de discours, et c’est à juste raison
car les seigneurs avaient l’habitude de s’y asseoir pour d’agréables conversations. »
(« Logium, quod bene et procedente ratione nomen accepit – ibi enim sedere in deliciis
solebant ad colloquendum – a logos, quod est sermo, derivatum. »)
65
résidence permanente. On doit exclure aussi l’hypothèse d’un lieu de
culte. Aucun document ne le suggère. A l’époque médiévale, on n’en
trouve pas non plus qui évoquerait une cérémonie de réception autour
d’un rituel à visée ésotérique. Quand un apprenti (ou valet) est reçu
dans une loge, les formalités sont analogues à celles connues dans de
nombreux autres métiers. Promettre de bien travailler, de respecter les
consignes, d’être loyal à l’égard du maître et des autres ouvriers. Les
téméraires qui surestiment l’enrobage religieux des Old Charges
oublient que les exhortations à la prière y sont des plus ordinaires.
Il s’agit là de chantiers occasionnés pour la construction d’un édifice
précis. Dans le cas d’une agglomération urbaine, quand le bois est
progressivement remplacé par la pierre, plusieurs groupes peuvent être
dispersés car ils n’œuvrent pas ensemble au même endroit : une
maison ici, une autre là. La durée d’exécution étant beaucoup plus
courte, avec moins de contraintes architecturales, la gestion du travail
est différente. On voit alors apparaître la nécessité d’une régulation
dans l’étendue de la ville. Des ateliers sont en rivalité économique, les
offres et les demandes sont variables. L’ouverture à l’espace et à la
pluralité des chantiers amène moins à penser le métier comme une loge
unie pour la réalisation d’un même édifice, mais comme des
concurrents entre lesquels un minimum de discipline est à préserver
dans l’intérêt de tous. Alors apparaissent les notions de corporation, de
jurande ou de guilde.
Sans avoir à entrer dans les détails de la formation technique par
apprentissage, ni de l’accès à la maîtrise par achat, on comprend
aisément que le dispositif juridictionnel n’est pas le même dans une
loge et dans une corporation. Mais un troisième degré est à considérer.
Une chose est un chantier concentré en un point, autre chose est
l’étendue de la ville, autre chose encore est le territoire qui dépend
d’un seigneur ou au-delà d’un roi. Ce qu’un maître d’ouvrage définit
pour lui-même dans le premier cas, ce que des magistrats municipaux
formalisent dans le second, n’est pas la même chose à une échelle plus
grande. Les évènements qui marquent histoire des métiers du
bâtiment, entre autres, est à mettre en rapport avec les évolutions qui
mènent au fil des siècles à l’apparition des administrations d’Etat, ce
dont le Regius et le Cooke témoignent d’ailleurs chaque fois qu’ils font
allusion à l’autorité suprême du souverain et à l’isonomie souhaitée
dans l’ensemble d’un royaume. Parce qu’Anderson néglige cet aspect, il
place sur le même pied les maçons agissant dans ces différents
contextes, et investit de la charge de grand maître n’importe quelle
personnalité ayant exercé ou ayant pu exercer une responsabilité sur

66
eux. Chez lui, un haut fonctionnaire, un architecte, un maître d’œuvre,
chacun est présumé remplir cette fonction, sans nuances.
Quoi qu’il en soit, au fil du temps, le mot loge peut en venir aussi à
désigner le local qui, dans une ville donnée, accueille les assemblées de
la corporation. Sous ce nom, il en existait encore à Londres et
Westminster au dix-septième siècle, mais aussi dans le Paris du dix-
huitième siècle. De même, tenir loge signifie se mettre ensemble pour
délibérer sur les affaires collectives. Ceci reste valable quand sont
convoqués en un chef lieu des représentants de différentes villes. Alors,
on peut parler de loge générale, selon le principe des congrégations
annuelles mentionnées aussi dans le Regius et le Cooke. Sauf cas de
révolte ou de mouvement revendicatif, nous avons vu que la présence
d’étrangers au métier n’est pas exclue, qu’elle est au contraire souvent
imposée, parce qu’il s’agit de veiller au respect des règles convenues
(ou forcées). On y rencontre des maîtres d’ouvrage, des magistrats ou
des fonctionnaires habilités, nonobstant un scribe, un tabellion ou un
notaire pour les éventuels procès verbaux. C’est pourquoi il faut
pratiquer les facilités de l’emphase pour les qualifier de spéculatifs ou
honoraires. Que certains puissent s’intéresser à l’art, à ses techniques
et ses symboles associés, notamment chez les sculpteurs (imagiers 1),
convenons-le. Qu’ils faillent les englober tous dans la même catégorie
est une hardiesse qu’il est préférable de ne pas risquer.
Le mot de franc-maçon (free mason ou freemason) n’appelle pas une
exégèse plus compliquée. Pour Papworth, repris par Eric Ward, Andrew
Prescott et Matthew Scanlan2, il vient de l’expression contractée en
anglais maçon de pierre franche, savoir freestone mason, au sens où ce
genre de pierre, souvent calcaire, serait plus tendre que les autres et
plus facilement taillable. En 1611, Randle Cotgrave, dans son
dictionnaire bilingue, donne en effet cette équivalence : « Pierre
franche : The soft (and white) free stone »3. Pour les dictionnaires
français ultérieurs, la pierre n’est en réalité ni tendre ni dure ; elle est
entre les deux. « On appelle ainsi toute pierre parfaite dans son espèce,
qui ne tient point de la dureté du ciel ni du tendre du moilon [moellon]
de la carrière »4. C’est pourquoi, elle est idéale à tailler en lui donnant la
forme cubique, et le montage des murs en est facilité. Cette définition
est inchangée chez tous les auteurs du dix-huitième siècle. De ce point
de vue, bien équarrie, les faces de la pierre sont franches, sans
1
Les sculpteurs appelés aussi imagiers ou tailleurs d’images sont parfois assimilés plus
facilement aux peintres qu’aux maçons, comme on le voit dans les statuts du 12 août
1391 imposés par le prévôt de Paris (LESPINASSE 1892 : 187)
2
WARD 1955. - PRESCOTT 2004 et 2006. - SCANLAN 2005.
3
COTGRAVE 1611 : articles Franc et Pierre.
4
AVLIER 1710 : 772.
67
aspérités, exactement comme en menuiserie on parle d’assemblage à
bords francs.
On perçoit mal, cependant, comment une telle contraction lexicale de
maçon de pierre franche en franc-maçon devrait, en langue anglaise,
être toujours entendue de façon univoque. Malgré les scrupules qu’ils
mettent à les commenter, les citations avancées par Papworth, et
davantage par Ward, Prescott et Scanlan, ne sont pas convaincantes.
Bien qu’elles montrent certes une proximité d’usage entre les mots
freestone mason et freemason, avec ou sans tiret inclus, car les tirets
sont aussi aléatoires que l’ancienne orthographe, elles ne permettent
pas de conclure positivement, et encore moins définitivement, comme
l’assurent aujourd’hui des compilateurs primesautiers. Elles se fondent
même sur une fausse antonymie, car le mot freemason n’est pas
construit comme roughmason auquel on l’oppose.
Le roughmason est celui qui manipule la pierre brute, revêche, non
dégrossie. De cela, nous sommes d’accord. Mais, tout comme pour le
diamant brut (rough Diamond), cette définition privilégie l’aspect de la
pierre, son apparence, et non sa texture. Dans le dictionnaire de
Cotgrave, la plupart des mots de même racine procèdent ainsi. Il y est
question de rudesse, de rugosité. Si une pierre est un peu taillable, sa
forme projetée est à peine ébauchée, alors elle est seulement façonnée
à grands coups (rough-hewed). Quiconque veut donc poser une
distinction convaincante entre freemason et roughmason doit juger en
termes comparables. La pierre free est celle dont la surface peut être
bien dressée, lissée. Le critère décisif est là. Après travail, elle est
agréable au toucher et à la vue. D’où le fait que, dans un mur, parce
que ses faces sont franches (planes) elle se place facilement par rapport
aux autres1. Employée en statuaire, elle répond parfaitement au dessein
du sculpteur, sa surface est polie.
Les références avancées par Papworth révèlent des emprunts
indubitables à la langue française. On comprend pourquoi. A partir du
douzième siècle, la domination des Plantagenets outre Manche
provoque une emprise linguistique au moins sur les élites. Possesseurs
des deux importants duchés que sont l’Anjou et la Normandie, ils
encouragent ou forcent les échanges d’individus. Bien évidemment, les
constructeurs sont concernés, et ce sont eux qui collaborent à la
multiplication des édifices religieux et des places fortes militaires. D’où

1
SCANLAN 2005 : 9 ne dit pas autre chose. Bien qu’il retienne la définition par la texture,
il écrit : « L’utilisation de la pierre franche est ashlar qui renvoie à la pierre qui a été
soigneusement taillée, dressée, et dont les faces sont à l’équerre, et traditionnellement
utilisée comme pierre de façade ». Une pierre qui a déjà été taillée (forme), n’est pas
une pierre qui va l’être (texture).
68
le fait que se trouve dans les archives anglaises une diversité de
contrats rédigés en ancien français et d’autres documents sur le même
modèle, mais sans exclure au fil des décennies des changements plus
ou moins subreptices dans le vocabulaire, pouvant aboutir à une
polysémie.
Du coup, peut-on pratiquer une sorte de grand écart, en considérant
que le mot freemason peut aussi être construit sur le même principe
que freeman, tout comme en France on aurait des francs-bourgeois ou
des francs-archers ? L’explication la plus simple qui a longtemps prévalu
chez les historiens est que l’épithète franc est souvent employée, dans
les deux langues, en proximité sémantique de franchise, de liberté.
Cotgrave est très synthétique : « Franc, Franche : Franke, free ; at
libertie ; subject unto no man. » Cependant, depuis Papworth, en
passant donc par Ward, Prescott et Scanlan, la tendance dominante est
de rejeter ce point de vue. Tout bien pesé, l’enjeu est plutôt ici de
savoir si Anderson lui-même y croyait et, si la réponse est affirmative,
de quelle liberté il parle.
En première approche, l’hypothèse selon laquelle Freemason se
comprend sur le même modèle que Freeman invite bel et bien à penser
à un homme ayant échappé à la servitude sous un seigneur et pouvant
se faire embaucher dans un atelier de son choix. Comme le suggère
Cotgrave, il n’est assujetti à personne. Ainsi, conférer un droit de
bourgeoisie en France est synonyme de to make a free-man en
Angleterre, comme on peut le lire dans son dictionnaire bilingue ou
dans celui d’Abel Boyer en 1702 : « Admis au droit de bourgeoisie,
infranchised, made a free-man »1. Encore est-il habituel de lier ce statut
à l’exercice d’un métier en possédant une maîtrise. Boyer est concis :
« Maître (celui qui ayant fait son apprentissage est reçu dans quelque
corps de métier), a freeman. »2, de même « Passer Maître (recevoir ou
être reçu à la maîtrise), to make ou to be made a free-man. »3
Au sens commun, être libre c’est être son maître, mais pour être tel il
faut posséder une compétence technique reconnue par le corps social
et, au premier chef, par des pairs. Cela, on l’entend bien. Sauf que
plusieurs cas de maîtres maçons non bénéficiaires du droit de
bourgeoisie peuvent être recensés, comme on l’a vu à Aberdeen au
seizième siècle. De même, des apprentis freemasons sont parfois cités
dans les archives, en sorte qu’il est impossible de les assimiler à des
bourgeois. Plus encore, on sait que des réquisitions sont décidées dans

1
BOYER 1702 : I, np, article Admis et aussi article Bourgeoisie : « Donner à quelqu’un le
Droit de bourgeoisie, to make one a free-man. »
2
Ibid. article Maître.
3
Ibid. article Passer.
69
toute une région pour obliger des maçons à travailler sur des grands
chantiers, sans égard pour l’indépendance qu’ils peuvent revendiquer
au lieu de leur résidence1. Or, voici ce qu’écrit Anderson en note d’une
des chansons placées en appendice de ses Constitutions : disant se
référer à un document du temps de Henry V, il évoque une Company of
Freemen Masons ayant existé à Londres, sachant « que dans les temps
les plus reculés aucun homme n’était fait libre de cette Compagnie
avant qu’il fût installé dans quelque loge de francs et acceptés maçons,
ce qui était une qualification nécessaire »2.
Pour lui, il ne fait aucun doute que la notion de liberté est liée à la
position de l’individu dans l’échelle sociale. En même temps, il ne fait
aucun doute non plus qu’il pense au franc-maçon sans renvoyer à la
filiation lexicologique issue de la pierre franche. La preuve est qu’il pose
une équivalence entre Free Masons et Masons Free, auquel cas le
groupe nominal maçons libres suggère une liberté liée à la personne,
exactement comme il cite le peuple libre (free People), les nations libres
(free Nations). Par rapport aux simples ouvriers ou manœuvres, le
franc-maçon possède une réelle supériorité non seulement en fonction
des savoirs et savoir-faire qu’il leur attribue, mais encore de la
citoyenneté dont il jouit. Sans la maîtrise, il lui est d’ailleurs impossible
de conclure un contrat ; il ne serait pas reconnu responsable de sa
bonne exécution.
Nous devons donc admettre qu’Anderson s’éloigne du sens premier où
le maçon est sans aucun doute l’ouvrier qui taille la pierre franche pour
en rendre les bords francs, et c’est bien pour indexer le mot sous la
notion de liberté, synonyme de mobilité géographique, sans sujétion à
une autorité supérieure. Reportons-nous au Cooke et au Regius dont
son père s’est inspiré, quoique de façon indirecte par le biais d’autres
adaptations comme le Grand Lodge n°1 de 1583. On sait que les
premiers maçons y sont décrits comme fils de grands seigneurs. Ils se
sont consacrés au métier à la fois par goût et par nécessité car, trop
nombreux dans leurs familles respectives, ils devaient gagner leur vie
de façon indépendante. Alors, les clercs rédacteurs insistent à dire qu’ils
étaient de naissance libre. Les plus savants d’entre eux furent nommés
1
Une réquisition pouvant survenir à tout moment, certains prélats veillent à faire
établir des documents leur garantissant que les ouvriers recrutés sur leurs chantiers ne
leur seront pas enlevés par un fonctionnaire royal. Ainsi, le 14 juin 1396 quand l’arche -
vêque de Canterbury demande une autorisation de recruter 24 tailleurs de pierre
qualifiés de « fre maceons » et 24 poseurs afin de réaliser des travaux sur un collège de
Maidstone, étant officiellement admis qu’ils ne peuvent être pris par des officiers ou
des ministres du roi pour ses travaux. Calendar of the Patent Rolls preserved in the
Public Record Office, Richard II, volume V, A.D. 1391-1396, Londres, Mackie and Co,
1905 : 719.
2
ANDERSON 1723 : 82.
70
maîtres, et les autres compagnons, non pas sujets ni serviteurs, ce qui
aurait été nier injustement leur noblesse1. L’humanité leur serait
redevable de la construction des premières cités réputées.
Sous le règne d’Athelstan, en Angleterre, ce sont encore des seigneurs
qui prennent en main la destinée du métier ou, plutôt, qui la
reprennent car il y aurait eu du laisser-aller entretemps. Ils
redéfinissent un code de travail en concevant une sorte d’examen pour
recevoir les postulants à la maîtrise. Dans chaque province du royaume,
ils convoquent les assemblées annuelles ou trisannuelles, selon
nécessité, afin que les maîtres confirmés s’assurent de la qualité des
postulants, aucun ne pouvant être non plus de naissance servile.
Toutefois, il s’agit là d’une légende. La réalité est moins idyllique. Car les
manuscrits vont jusqu’à préciser que, si quelques maçons se montrent
ici ou là réfractaires à une convocation, le shérif d’un comté ou le maire
d’une ville peuvent être invités à les y contraindre, au risque de les
emprisonner en cas de rébellion. Autrement dit, la liberté est
conditionnée.
Parce que les deux textes correspondent aux mœurs de la fin du Moyen
Âge, ils insistent constamment sur cette allégation d’une naissance
noble. Cependant, ils la détournent en sachant bien que très rares sont
les maçons de l’époque qui peuvent s’en prévaloir, et en s’exprimant
alors par antiphrase pour se borner à dire que ceux-ci doivent de toute
façon ne pas être domestiques ou serfs quelque part, qu’ils doivent
disposer d’eux-mêmes sans se dérober à un ordre venu des princes.
Convoqués par gré ou par force, les maîtres et compagnons participent
aux assemblées générales annuelles, autour des grands seigneurs, des
maires, des échevins, des chevaliers, des écuyers 2. Ce sont ces derniers
qui définissent les grandes règles de conduite, qui encadrent le métier.
De ce point de vue, ils interviennent dans certains comtés d’Angleterre
pour résoudre les conflits dénoncés par Wyclif à la fin du quatorzième
siècle, quand il reproche avec vigueur aux récentes Fraternités ou
guildes de francs-maçons (Fre Masons) de réclamer des salaires élevés
et de semer le désordre dans la communauté chrétienne 3. Voilà
pourquoi, si l’on tient à leur donner ce nom, les spéculatifs s’activent
dans le tableau bien plus tôt que la vulgate le prétend. Je corrige : la
vulgate inspirée par Anderson à partir des Old Charges, lesquelles
indexent l’adjectif libre sur l’homme et non sur la pierre.
Ici encore, le parallèle avec la situation à Paris est instructif.
Contrairement à la plupart des métiers, ceux du bâtiment, sont au
1
Regius : 48-52 ; Cooke : 685-688.
2
Regius : 408-414 ; Cooke : 901-912.
3
WYCLIF 1383, dans 1871 : 333.
71
moins depuis le treizième siècle soumis à l’autorité presque exclusive
du maître charpentier du roi et de son maître maçon. Les statuts les
concernant ne sont pas vraiment concertés par eux, mais imposés.
René de Lespinasse explique cette exception par le fait que les ouvriers
sont en grand nombre et que, pour assurer la discipline entre eux, il
faut souvent faire intervenir la police. Ayant tendance à se quereller, à
provoquer des émeutes, ils perturbent l’ordre urbain davantage que les
autres ouvriers et artisans1. Seraient-ils chefs d’ateliers et
apparemment plus scrupuleux que la majorité, ils doivent quand même
être surveillés de près, comme en février 1404 lorsque Charles VI
ordonne que n’importe quel office de juré, libéré par décès de son
détenteur ou par une autre cause, soit conféré par le prévôt qui
s’assure de la moralité du postulant et de son expertise. L’avis de la
jurande du métier est certes demandé, qui peut proposer un candidat
au gré d’une élection, mais c’est le prévôt qui assure au nom du roi la
nomination du successeur2.
On se demandera ce qui se passe avant que la jurande n’intervienne
pour se prononcer sur les qualités et capacités de quelqu’un. Eh bien,
voici le début d’une ordonnance appliquée dans la capitale en 1317,
quand Pierre de Pontoise est installé comme Maître juré en succession
de Regnaut Le Breton. Elle reprend de façon synthétique les règlements
déjà fixés au temps d’Etienne Boileau : « Il peut être maçon à Paris qui
veut, pourtant qu’il sache le métier et qu’il œuvre aux us et coutumes
du métier »3. Autrement dit, chacun est libre de s’installer à son compte
sous réserve de connaissances attestées et de conduite sérieuse. On ne
lui demande pas de payer une taxe dont il ne pourrait peut-être pas
s’acquitter à ce moment. Reconnu maître, il peut former un apprenti au
moins, et prendre autant d’aides et de valets qu’il lui plaît. Sans être
bourgeois, il jouit d’une liberté assez grande. De fait, le garde et juge du
métier, celui qui doit son office à une décision du prévôt au nom du roi,
intervient en cas de litiges et contestations. Il a alors le pouvoir de
rendre justice en imposant les amendes, voire d’interdire purement et
simplement l’exercice d’un contrevenant. En revanche, les redevances
et taxes ordinaires sont dues à la caisse de la ville ou au trésor du roi, à
proportion des tarifs préfixés.
Dans la mesure où l’habitude assez fâcheuse de la majorité des
historiens britanniques de la franc-maçonnerie est de négliger les
analyses comparatives, ils développent des récits centrés sur les
évènements ayant marqué les Îles, sans se préoccuper ou en s’occupant

1
LESPINASSE 1897 : III, 597-598.
2
SECOUSSE 1755 : IX, 56-58.
3
GUENOIS 1627 : 1242.
72
beaucoup moins de ceux qui ont animé aussi le continent. Spontané ou
délibéré, ce choix, imité de celui d’Anderson lui-même 1, les porte
parfois à des interprétations étonnantes. Il en est malheureusement de
même chez leurs émules français qui ferment les yeux sur le passé de
leur propre pays.
Procédons autrement en restant au plus près de l’ordonnance de police
parisienne qui vient d’être citée. Rapprochons-la du Regius. Les
similitudes sont nombreuses. Comme cette ordonnance est donc
établie en 1317, par reprise et adaptation des règlements de 1268, elle
possède une antériorité chronologique évidente et certaines influences
peuvent être relevées, soit par effet direct, soit par effet indirect au gré
de documents intermédiaires. Dans la mesure où une étude
systématique pourra être faite dans un autre cadre, retenons ici une
première liste de détails indiscutables.
Le premier article du Regius insiste sur la nécessité pour tout maçon
d’être loyal et intègre : l’ordonnance dit la même chose. Il ne faut pas
se laisser corrompre par l’argent : le garde et maître du métier doit
traiter tout le monde sur le même pied, pauvre ou riche, faible ou fort.
Le deuxième impose à tout maître maçon d’assister à chaque
assemblée générale à moins d’être gravement malade : à Paris, cette
clause concerne le guet dont ne peuvent être dispensés que les maçons
de plus de soixante ans ou dont la femme a perdu la santé.
Du troisième au sixième, sont précisées les conditions dans lesquelles
un apprenti peut être employé, et il s’agit bien d’un seul apprenti pour
une durée de sept ans, lequel doit être libre de naissance, et dont le
salaire mérite d’être augmenté au fur et à mesure qu’il progresse : un
seul aussi à Paris pour six ans, et quand la durée se prolonge il convient
si possible de le payer davantage. Ici, son temps fini, s’il est jugé apte à
la maîtrise et s’il possède une somme suffisante pour les droits
afférents, il est conduit devant le garde et juge du métier où il prête
serment sur les Ecritures. Il devient alors autonome avec capacité
d’ouvrir son propre atelier. Il est probable que le même serment soit
exigé des maîtres venus de l’extérieur pour s’installer dans la capitale.
Plusieurs passages du Regius traitent aussi du serment juré sur la Bible.
Le septième article interdit de porter la moindre attention aux hommes
de mauvaise réputation sous peine de déshonneur, et encore moins à
un meurtrier : le maître juré parisien doit recourir au prévôt et à sa
police pour faire cesser d’éventuelles malversations et sanctionner des
querelles où le sang a coulé.

1
ANDERSON 1738 : 55.
73
Le huitième recommande de remplacer un ouvrier médiocre par un
autre meilleur : le maître juré de Paris peut aller jusqu’à saisir les outils
d’un ouvrier qui refuse de s’acquitter d’une amende et même lui faire
défense d’exercer à l’avenir. En cas de désobéissance, le prévôt peut là
aussi intervenir à sa demande. Dans le Regius, le recours se fait vers le
shérif : autre nom, même fonction ou presque.
Il serait fastidieux de prolonger ce répertoire, et même de relever dans
l’ordonnance de Paris autant que dans les règlements de 1268, une
allusion explicite à Charles Martel1 que le clerc du Regius transpose à sa
manière en évoquant plutôt Charles le Chauve, ce qui n’est pas le
même personnage, et dont Anderson assure qu’il envoya outre Manche
des artisans expérimentés à la demande des rois Saxons 2. Observons
seulement que le fait de limiter le recrutement à un apprenti
seulement, sauf à leur ajouter les propres fils du maître, n’empêche pas
d’embaucher dans l’atelier autant d’aides et de valets qu’on veut. Or, à
Paris, il est stipulé que le maître ne doit leur montrer « nul point de leur
métier ». Le savoir technique qui relève de la spécialité doit être
communiqué de façon sélective. Il en est de même de ce qu’on appelle
le tour de main. Autrement dit, cette double restriction (un seul
apprenti et le privilège d’être instruit confidentiellement) invite à
cultiver cet élitisme qui plaît tant aux rédacteurs des Old Charges. Mais,
dans la pratique socioéconomique, elle est la traduction assez triviale
de la volonté si caractéristique du Moyen Âge de diviser les tâches en
encourageant la dévolution patrimoniale des maîtrises, ce qui place
chaque ouvrier ou artisan dans un domaine d’activité aussi cloisonné
que possible par rapport aux autres.
A Londres, c’est en 1356 que le maire Simon Fraunceys, en présence
des shérifs et échevins, propose aux artisans d’élire parmi les maçons
douze d’entre eux afin qu’ils puissent trancher les différends et
informer la municipalité des questions qui les préoccupent. Six
représenteront les tailleurs de pierre (masons hewers) et six autres les
poseurs (light masons and setters). Des disputes les ont opposés
naguère, avec conséquences fâcheuses sur la paix sociale. Huit articles
sont édictés. Voici le premier : « N’importe quel homme du métier peut
réaliser n’importe quel travail touchant le métier, pourvu qu’il y soit
parfaitement compétent et qu’il le connaisse bien ». Nous retrouvons
ici la notion de liberté. Mais cette liberté est codifiée. Le second article
prévoit en effet des amendes en cas de travail mal fait, voire après trois
fautes constatées le retrait de l’autorisation d’exercer. Le troisième
1
GUENOIS 1627 : 1243 : « Les mortelliers sont quittes du guet, et tout tailleur de pierres
dès le temps de Charles Martel, si comme les preud’hommes l’ont ouy dire de père en
fils. » Il s’agit là d’un rappel du Livre des Métiers d’Etienne Boileau (DEPPING 1837 : 111)
2
ANDERSON 1723 : 30.
74
règle les obligations à tenir lorsqu’un ouvrage d’envergure est à
réaliser, à savoir que celui qui prend contrat doit s’associer plusieurs
ouvriers expérimentés et s’assurer des conditions pour le mener à
terme. Le quatrième précise à cet égard qu’un apprenti ou un journalier
ne peuvent être sollicités qu’avec accord du maître ayant assuré leur
formation. Le cinquième fixe la durée de l’apprentissage : sept ans,
selon l’usage de la cité. Le sixième préconise un juste salaire selon les
compétences reconnues. Le septième ordonne de signaler les fraudeurs
ou récalcitrants au maire qui agira auprès des échevins et shérifs pour
faire appliquer une sanction allant jusqu’à l’emprisonnement. Le
huitième et dernier interdit à un artisan de débaucher l’apprenti ou le
journalier d’un autre avant que ceux-ci n’aient complètement rempli
leur contrat1.
Tout cela est de même tonalité que celle des articles parisiens très
antérieurs. Par surcroît, l’original du texte contient des passages entiers
en français et latin. What’s new ? D’où il appert qu’un maçon libre l’est
effectivement dans son désir d’œuvrer et d’installer son atelier dans la
ville, pourvu que sa compétence soit reconnue, mais qu’il doit ensuite
respecter les règles propres à la communauté des gens de son métier,
règles sans doute discutées par eux mais dont l’application est en
dernière instance assurée par les autorités locales. En cas de difficultés,
lors des assemblées délibératives, il s’agit bien d’avoir à parler
ensemble des professionnels de la pierre et des représentants du
pouvoir politique ou judiciaire, lesquels ont à se soucier de posséder
eux-mêmes des connaissances aussi éclairées que possible sur le métier
afin de prendre des décisions pertinentes et d’être respectés dans leurs
conclusions, mais sans qu’ils leur soient assimilés.
Anderson complique la situation par une note insérée dans la page où il
évoque l’acte du parlement promulgué au temps d’Henry VI. D’après
lui, un ancien manuscrit, antérieur à cet acte, assure que, lors d’une
rébellion parmi les maçons, le shérif d’un comté où se tient une
assemblée disciplinaire, ou le maire de la ville ou l’échevin, doit être fait
compagnon et associé au maître « pour l’aider contre les rebelles, et
renforcer (upbearing) les droits du royaume »2. Autant qu’on le sache,
aucune archive ne permet de considérer qu’«être fait compagnon»
signifie l’intégration à une loge. Soyons d’ailleurs dubitatif devant un
mécanisme qui placerait un shérif ou un maire ou un échevin sous la
barre d’un maître des travaux. Sauf ordre exceptionnel dûment
formalisé par la puissance royale, ce cas de figure est improbable.

1
RILEY 1868 : 280-282.
2
ANDERSON 1723 : 34.
75
Compagnon suggère plutôt un accompagnement : une autorité
accompagne le maître dans sa démarche répressive.
Il va de soi que l’essor économique des bourgs et des villes crée le
contexte favorable à celui du métier. Même quand les municipalités
cherchent à attirer le plus de maçons possible, afin qu’ils participent à la
transformation du paysage urbain, tant public que privé, certaines
circonstances veulent qu’ils ne soient pas assez nombreux. Alors, on
envoie des missionnaires dans d’autres villes pour qu’ils en recrutent
rapidement, et les négociations sur les salaires peuvent être assez
tendues. Les maçons peuvent en effet être tentés de profiter d’une
situation qu’ils savent à leur avantage, tandis que les recruteurs font
tout pour limiter la dépense. En cas de litige survenant après coup, la
force reste du côté des seconds.
On a une bonne idée des dispositifs mis en place quand, en novembre
1499, se réunissent les délégués parisiens à la reconstruction du pont
Notre-Dame détruit l’année précédente. Il était en bois, il faut
maintenant y mettre de la pierre de taille. Mais les ouvriers qualifiés
font défaut. Plus exactement, pour des raisons qui ne sont pas
précisées mais qui pourraient être liées aux aspects financiers, il est
exclu de les embaucher. Alors, sont envoyés des agents vers plusieurs
autres villes du royaume, comme Orléans, Tours, Amboise, Lyon,
Amiens, Nantes, entre autres, afin d’en ramener « les meilleurs ouvriers
de maçons, mesmement en ouvraige de pons ». Quand tout ce monde
sera arrivé dans la capitale, une imposante commission sera mise en
place, composée « de bons négociateurs et deviseurs de bastimens et
édifices » qui « pourparleront, adviseront et concluront ». Leur avis
étant ensuite consignés par écrit, les travaux pourront commencer.
Bien sûr, cette commission comprendra des notables. En l’occurrence,
des chevaliers ayant offices dans la magistrature, le prévôt de Paris et
son lieutenant criminel, des commissaires du Châtelet, au moins un
avocat, un trésorier des guerres et des bourgeois nantis 1. On comprend
donc qu’ils ont une bonne connaissance du métier sans lui appartenir.
La majorité d’entre eux assisteront aux réunions de mise en œuvre et
de suivi, mais ils ne sont pas pour autant des compagnons fraternels ;
au contraire, ils sont disposés à sévir en cas de contestation.

1
HUSSON 1903 : 81-82. Composition de la commission : « Messire Denis de Bidaut,
chevalier, président en la Chambre des Comptes, messire Jaques de Cotier, aussi
chevalier, vice-président en ladite Chambre, et autres de leur Chambre qu’ils vouldront
appeller, le Prévost de Paris, son Lieutenant criminel, et ceulx qu’il vouldra amener de
Chastellet, Me Jehan du Drac, avocad en la Court de Parlement, Jehan Le Gendre,
trésorier des guerres, M° Colinet de La Chesnaye, Jaques Nicollas, Guillaume Du Sou-
chay et Jehan Baudin, marchans et bourgeois de Paris. »
76
Reprenons maintenant l’étude lexicologique sans nous préoccuper de
ces aspects. Hors cas de réquisitions forcées ou de sollicitations
pressantes de la part d’agents extérieurs, quand un appel de main
d’œuvre est connu, il convient bien sûr d’offrir ses services à un
décideur. Supposons qu’un accord soit trouvé, cela ne suffit pas pour
dire que le demandeur s’il est embauché, est ensuite accepté dans la
Fraternité des Maçons qui s’y trouve, si toutefois il y en a une. Pour ce
terme français, dans son sens général, Cotgrave donne la traduction
anglaise suivante : Accepted : received or intertained in good parts.
Explicitement, l’acceptation comprend l’idée de trouver agréable,
d’accueillir quelque chose ou quelqu’un selon des critères où les
sentiments sont en jeu. En 1728, Boyer donne quant à lui comme
équivalent de « Acception de personnes » Respect of persons. C’est
ainsi qu’Anderson prend le mot. Et, pour en restituer la subtilité, il vaut
donc mieux préférer acception à acceptation, quoique le participe soit
identique.
Tout se passe chez lui comme si, dans une situation favorable, un
groupe de Maçons au chantier étaient liés par une fraternité
discriminante, assumée comme telle. Comprenons qu’il peut y avoir sur
un même chantier des maçons doués des mêmes compétences, mais
certains constituent un groupe de solidarité qui acceptent ou pas les
autres parmi eux. Du coup, une fois prononcée, l’acception signifie la
possibilité de recevoir un respect supplémentaire. Autrement dit,
l’embauche par un maître d’ouvrage/œuvre n’est pas suffisante pour
être accepté dans un groupe, même si l’habileté technique est
reconnue.
Voici le passage des Constitutions qu’il faut lire avec beaucoup
d’attention. « Les manœuvres (Labourers) ne seront pas employés au
travail propre de la Maçonnerie ; ni aucuns Francs Maçons (free
Masons) ne travailleront avec ceux qui ne sont pas francs/libres (free), à
moins d’une nécessité urgente ; ni n’instruiront de manœuvres et des
Maçons non acceptés (unaccepted), comme ils instruiraient un Frère
(Brother) ou Compagnon (Fellow). »1 Outre que nous retrouvons ici la
recommandation expresse faites aux maîtres parisiens de ne pas révéler
aux aides et valets de leur équipe les « points » du métier, cette citation
confirme l’association d’idées entre franchise et liberté. Sans rapport à
la freestone, elle montre que le fait d’appartenir à un groupe de
cooptation entraîne des liens de solidarité avec obligation morale
d’instruction mutuelle. Tous les membres sont concernés, maîtres ou
pas. En cas d’acception, ils sont frères et compagnons.

1
Ibid. 53.
77
Cela peut étonner. Prenons un détour pour bien le comprendre.
Anderson emploie trois mots pour désigner des catégories qui seront
figées plus tard en trois grades : Maître, Compagnon, Apprenti. Il le fait
tantôt en employant le pluriel, et tantôt le singulier. Souvent, le maître
est celui qui dirige la loge, d’où le singulier. Au-dessous de lui, il y a les
compagnons et les apprentis. Cependant un apprenti peut passer
maître sans être compagnon, tandis qu’un compagnon peut rester tel
toute sa vie ou bien opter à son tour pour la maîtrise. Cotgrave définit
le mot français « compagnon de métier » de la manière suivante : A
Journeyman ; an artificer that hath not set up for himself, autrement dit
un ouvrier ou artisan qui ne s’est pas mis à son compte, qui se loue à la
journée ou sur une autre durée. Il n’y a donc pas de relation de
continuité nécessaire entre ces trois catégories. En revanche,
l’appartenance au groupe des acceptés, quel que soit le statut, renforce
le sentiment de fraternité.
Quand on pense uniquement à la maîtrise, le croisement des sources
permet de discerner à la fin du millénaire médiéval trois sortes d’accès
à cette position. On a vu quelles sont les deux premières. D’abord, elle
signifie qu’un apprenti ayant fini son temps de formation et ayant
satisfait aux protocoles d’admission devant le garde du métier et les
édiles (bourgeois, prud’hommes), peut être accueilli au rang de maître.
Ensuite, elle signifie que des étrangers à la cité, déjà formés et capables
de faire la preuve de leur habileté, sans oublier le serment de respecter
les coutumes locales, sont également admis dans les formes, sous
réserve d’un délai de présence de plusieurs mois ou plusieurs années
dans les lieux. Troisièmement, l’accès s’accomplit aussi par droit de
rachat ; à savoir qu’un membre qui, pour une cause ou une autre, s’est
éloigné volontairement de la corporation, ou en a été retiré par
décision de justice, comme lorsque le garde ou le prévôt ou le shérif l’a
frappé d’interdiction temporaire, conserve la possibilité d’en redevenir
titulaire. On peut même supposer, sur les bases de ce qu’on observe à
Paris dans certains corps de métiers1, que l’artisan ayant bénéficié d’un
1
Nombreux sont les passages du Livre des métiers qui sont relatifs à l’achat ou au rachat
d’une maîtrise. Par exemple, celui concernant les fripiers, très habilement rédigé,
stipule que le roi peut « oster » son métier à quiconque ayant failli à ses devoirs, et le
fautif doit alors le racheter. « Et se aucun feit encontre aucune des choses desus dites, il
pert le mestier toutes les fois que il vait encontre, ne ne se puet, ne ne se doit plus
entremètre du mestier desus dit, ne pour vendre, ne pour achater, devant que il ait
achaté le mestier devant tout de nouvel, ne feit le serment en la manière desus devi-
sée. » (Règlemens sur les arts et métiers de Paris rédigés au XIII e siècle et connus sous le
nom du Livre des métiers d’Étienne Boileau, Georges-Bernard Depping, imprimerie de
Crapelet,1837, p. 196). Ce passage est à mettre en étroite coïncidence avec les textes
britanniques évoquant l’abjuration, volontaire ou imposée, du métier. Le terme usité en
France est « forjuration », aussi très fréquent du temps d’Étienne Boileau (plus d’une
dizaine d’occurrences dans le Livre des métiers).
78
apprentissage dans un autre secteur, mais se proposant d’acheter
l’atelier d’un maître défunt ou défaillant, peut lui-même accéder à la
maîtrise par ce biais. En anglais, les documents étudiés par Edward
Conder2 dans la mouvance de Londres évoquent des procédures de
purchase ou de redemption ; leur traduction donne assurément
« acquisition » ou « rachat ».
Un maçon venu d’ailleurs, comme lorsqu’un seigneur ne voit aucun
inconvénient à ce que des ouvriers sous son autorité féodale aille servir
un autre seigneur, ou bien lorsqu’une réquisition est ordonnée, ne peut
pas solliciter une maîtrise là où son voyage le mène. N’étant pas libre de
ce point de vue, même s’il manifeste une grande habileté dans son
travail, les conditions ne sont pas réunies pour la lui accorder. Il ne peut
pas, non plus, être accepté. En revanche, un maçon affranchi ou un
simple apprenti qui l’est aussi ont certes la possibilité de postuler à la
maîtrise puis d’être acceptés. C’est bien pour cette raison qu’il n’y a pas
d’équivalence entre Maçons francs et Maçons acceptés. En s’inspirant
des Old Charges, Anderson lie les deux termes (francs et acceptés) pour
évoquer des hommes qui satisfont à ces deux critères ensemble,
sachant qu’ils sont formellement disjoints.
Dès lors, si la loge est le lieu où peuvent travailler tous les opératifs d’un
même chantier, elle ne coïncide pas automatiquement avec le groupe
plus restreint des acceptés. Certaines constructions sont très
imposantes, les ouvriers y sont nombreux, qui ne sont pas tous maçons.
Parmi ces derniers, certains sont libres, d’autres ne le sont pas ; certains
sont au service d’un seigneur, d’autres pas. Ce qui manque aux études
habituelles sur l’exercice du métier, c’est une grille sociologique qui
permettrait une répartition fine des uns et des autres dans ce collectif.
Les statistiques n’existaient pas en ce temps, et les sources disponibles
sont lacunaires. Selon l’ampleur des travaux, on sait que certaines
concentrations comptaient des centaines de maçons là où d’autres se
limitaient à une vingtaine ou moins. La dynamique des groupes, comme
on dit aujourd’hui, n’était donc pas la même à chaque fois. Cependant,
on peut admettre comme assez pertinents les partages entre maçons
libres et non libres, quelles que soient les compétences possédées, et,
parmi les libres, entre maçons appartenant à une solidarité, pour avoir
été acceptés, et ceux n’y appartenant pas.
Sur ce point, je rejoins volontiers les remarques de Scanlan. Plusieurs
exemples individuels confirment qu’un maçon peut être franc bien
avant d’être accepté. La procédure d’acception entraîne le versement
d’une cotisation spéciale et même de régler les frais d’un banquet
réunissant les membres déjà actifs. Entre autres, dans la première
2
CONDER 1896 : 37.
79
moitié du dix-septième siècle, le sculpteur Nicolas Stone est franc-
maçon depuis 1615, maître maçon du roi en 1632, mais son acception à
Londres date de mars 1638. Son fils Henry suivra le même parcours, il
sera accepté en janvier 1650 après avoir été reconnu franc-maçon. Près
d’une dizaine de cas similaires peuvent être étudiés1.
De quelle nature est la solidarité des acceptés ? On a vu que, quand un
maçon est de passage sur un chantier sans qu’une embauche lui soit
offerte, il peut être hébergé et aidé financièrement. Son passage est
temporaire. Dans le cas d’une proximité durable, l’acception signifie
une entraide mutuelle de soutien analogue. La maladie invalidante, le
décès inattendu en créent les conditions. D’où les secours apportés à la
veuve et aux orphelins, ce qui est du reste une constante dans les
statuts de nombreux métiers, comme la Confrérie de Saint-Blaise à
Paris, dont la caisse recueille d’ailleurs une partie des amendes
prélevées par le garde du métier. La fraternité se noue par le sentiment
de former une grande famille. Peut-être favorise-t-elle aussi la
communication confiante des secrets professionnels qui donnent un
plus à des techniques déjà maîtrisées.
On en déduit que l’acception est finalement plus valorisante que la
liberté (franchise). Celle-ci est une condition, elle n’est pas la fin. Pour
être accepté (accepted), il faut être libre (free), mais le fait d’être libre
ne garantit pas celui d’être accepté. Au sens le plus rigoureux, le Frère
est celui qui est à la fois libre et accepté. D’où, chez Anderson, la reprise
fréquente de cette expression. Les Constitutions qu’il concocte ne sont
pas des francs-maçons tout court, mais des francs ET acceptés maçons.
Telle est l’élite dont il entend recomposer l’histoire en se permettant
des audaces quand il s’agit de remonter dans une antiquité qui ne la
pratiquait guère de cette façon.
En s’élevant d’un degré dans l’échelle des groupements possibles, à
partir d’un atelier familial, on a affaire à une compagnie ou à une
jurande. Essentiellement urbaine, elle accueille les maîtres cooptés du
métier2. Se référant à celle du Londres de jadis, Anderson suggère que
c’est quand on y entrait qu’on était fait bourgeois (freeman), mais qu’il
était requis d’avoir été préalablement « installé dans quelque loge de
Francs et Acceptés Maçons »3. On a donc la progression suivante en
matière de qualification : libres, puis acceptés, puis bourgeois. Reste
néanmoins à expliquer pourquoi un homme qui n’appartient pas au
métier, peut lui-même être accepté. Ce serait, selon Anderson, parce

1
SCANLAN 2005 : 16-17.
2
En France, une jurande n’est pas une compagnie, au sens strict. Il y a compagnie quand
plusieurs maîtres s’associent pour réaliser des tâches communes.
3
ANDERSON 1723 : 82.
80
qu’il s’y intéresse, parce qu’il l’encourage, le protège. Il en connaît les
grandeurs. Il apprécie la science qui y est professée.
Mais qui prononce cette acception ? Là, nous sommes laissés dans le
brouillard par Anderson. Quand il explique que des moines illettrés sont
à l’origine des persécutions sous le règne d’Henry VI, il les décrit comme
non-acceptés (not accepted Masons1). Quand il se félicite que Charles II
Stuart a beaucoup encouragé les artisans (Craftsmen), il ajoute avoir de
bonnes raisons de croire que ce roi fut accepté 2. Admettons ! Mais nous
ne sommes pas éclairés sur la procédure suivie. Est-ce que les moines
se sont adressés à une ou plusieurs loges et, déçus d’avoir été refusés,
se sont ligués pour convaincre le parlement d’élaborer une ordonnance
hostile ? Est-ce que Charles II s’est humblement plié au règlement d’une
loge d’opératifs ? On l’ignore parce qu’Anderson ne le sait pas lui-même
et lâche la bride à son imagination.
Revenons un instant au Regius et au Cooke. Une fois repoussée au
domaine des songes la légende des nobles ayant fondé le métier, l’allu-
sion aux assemblées auxquelles les mêmes participent soit pour étudier
des projets de construction avec des techniciens de haut niveau, soit
pour arbitrer des litiges survenus entre exécutants, commence à avoir
une crédibilité. Plusieurs sources confirment en effet que ce dispositif a
existé dans certaines contrées. Entre autres, conçu vers 1440, donc
approximativement à la même époque que ces deux manuscrits, le
traité du fameux architecte florentin Léon Battista Alberti insiste beau-
coup sur le respect dû aux grands seigneurs et magistrats, en exhortant
les hommes du bâtiment à se soumettre aux sanctions en cas de faute.
Les distinctions introduites par l’auteur entre les uns et les autres sont
nettes, jusqu’à insister sur le fait qu’ils n’habitent ni n’exercent leurs
activités respectives dans les mêmes édifices, chacun ayant leurs
propres règles de construction3. Faut-il préciser qu’Anderson a lu Alber-
ti, et qu’il le présente comme le premier des modernes ayant écrit sur
l’architecture ?4
Nous sommes loin d’une acception qui serait voulue par des artisans
pour des raisons d’affection ou d’estime envers les seigneurs. Dans
l’ensemble des sources disponibles, se perçoit plutôt ce qu’il y a de plus
commun à la société féodale, à savoir une hiérarchie en classes et un
cloisonnement des élites. Anderson ne fait que dessiner une image
idéale du passé pour mieux déployer à partir d’elle sa théorie de la
transition. En 1723, c’est avec beaucoup de satisfaction qu’il écrit que

1
Ibid. 36.
2
Ibid. 41.
3
ALBERTI c. 1440. Traduction française 1553 : 81 et suiv.
4
ANDERSON 1738 : 51.
81
nombreux sont des nobles et gentlemen de meilleurs rangs, avec des
ecclésiastiques et érudits éminents, qui portent depuis peu les décors
du franc et accepté maçon. Ils seraient en train de faire renaître à
Londres les loges languissantes (dropping Lodges). Mais comment ces
loges en sont-elles arrivées à la langueur, et pourquoi ces extérieurs au
métier devraient-ils être regardés comme des sauveurs quasi
miraculeux, c’est ce qu’on a du mal à comprendre.
La deuxième partie de son rappel historique, avec l’entrée en scène des
Stuart, devrait sans doute nous fournir de précieux compléments. Mais,
avant d’y venir, le dernier mot à examiner est celui d’initié. De nos
jours, c’est probablement celui qui stimule le plus des dissertations aux
sinuosités baroques, alors qu’il n’est jamais écrit dans les Constitutions.
Anderson l’ignore, de même qu’il ignore la communication d’un savoir
ésotérique qu’un profane est dans l’incapacité de posséder. Pour les
enthousiastes, un double mouvement constituerait en effet l’histoire de
la franc-maçonnerie. Il y aurait la suite des évènements factuels, tels
qu’on peut les recenser dans les archives encore disponibles, et il y
aurait la transmission d’idées supérieures de Frère à Frère, pourvu que
chacun s’en montre digne.
Selon Cotgrave en 1611, les équivalents de to initiate en anglais sont
enter into, begin in, give the first instruction, lay a ground of foundation
for ; give orders unto ; licence, or admit of, a societie. Ces quelques
synonymes sont suffisamment larges dans leur champ d’extension pour
s’appliquer aussi bien au monde profane qu’aux institutions religieuses,
et aussi bien aux écoles ou académies ordinaires qu’aux cercles élitistes
dans lesquels on se montre jaloux d’une soi-disant science supérieure.
Quant à elles, les Constitutions se bornent à la signification la plus
simple, à savoir être reçu dans une société, y être admis. L’idée d’y
entendre une première série d’instructions afin de progresser par la
suite n’est pas exclue, car c’est ainsi que l’apprentissage se conçoit
comme un processus conduisant à la possession d’un savoir complet,
mais nulle part il n’est question de connaissances occultes qui seraient
promises aux membres. La Maçon accompli, selon Anderson, est tout
bonnement celui dont le cheminement l’amène à comprendre les
grands principes de l’amour fraternel (Brotherly Love), selon le dernier
article des Obligations. Il a été à la fois enseigné sur les « points » qu’un
maître doit donc lui réserver, à l’écart des autres compagnons de
l’atelier, comme on l’a vu dans le Paris du treizième siècle, et sur les
principes à adopter dans ses relations à autrui.
Certains compilateurs substituent entré à initié. En français, la notion
d’apprenti entré (Entered Prentices) est équivoque. Elle incline à une
interprétation erronée des textes anglais. Comme l’a montré Douglas
82
Knoop en 1941, ce terme est d’usage écossais et est équivalent
d’enterprentice ou interprentice qu’il faut comprendre comme apprenti
entier, confirmé après une période probatoire1. L’intégration à la loge
lui est définitivement acquise une fois qu’il a bien compris les règles de
coexistence dans le métier et de bonne citoyenneté 2. Il en devient pour
ainsi dire titulaire, étant reconnu d’appartenance indéfectible, et c’est
alors que lui est offerte la possibilité de se hisser à la maîtrise. Cette
seconde cérémonie se déroule lors de réunions de quartier entre
plusieurs loges particulières. En 1738 (pas en 1723), Anderson ajoute
que c’est là seulement que « les Apprentis doivent être admis Maîtres
et Compagnons de métier »3. La formule suggère que deux grades sont
offerts, Apprentis et Maîtres, et que le terme de compagnon signifie au
gré du contexte soit un mode de sociabilité, soit l’état d’un ouvrier qui
est sorti de l’apprentissage mais sans avoir postulé à la maîtrise4.
Quoi qu’il en soit, on est fait Apprenti ou Maître, on n’est pas initié tel
ou tel. Il en est de même quand un Maçon déjà Maître change de loge,
il est admis dans la nouvelle5. On ne peut protester contre certaines
traductions qui n’entrent pas dans ces distinguos, car ils n’ont pas
besoin d’être marqués dans des contextes où ils restent neutres.
Cependant, on tombe dans l’anachronisme quand on définit l’initiation
selon des critères ayant nettement évolué depuis le dix-huitième siècle.
Anderson se garde bien de promouvoir les loges maçonniques, ni telles
qu’il croit qu’elles ont été chez les opératifs, ni telles qu’il les voudrait
chez les spéculatifs, comme des sociétés dont les membres seraient en
quête de mystères analogues à ceux des confréries antiques, par
exemple.
D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, le mot de mystère ne se trouve pas
non plus sous sa plume. En 1723, dans le livre des Constitutions, sans les
chansons, il n’est écrit qu’une seule fois, et c’est au post-scriptum où
est rapportée la manière de constituer une nouvelle loge selon la
pratique du duc de Wharton. Il y est dit que le candidat au fauteuil de
Maître (comprenons le Vénérable) doit être « expert dans la Noble
Science et l’Art Royal » et « dûment instruit dans nos Mystères »6. On
1
AQC, n° 51, 1941 : 200.
2
ANDERSON 1723 : 34.
3
Ibid. 61.
4
Dans l’ancien Paris, on peut même ajouter un troisième sens : sont compagnons les
Maîtres qui s’associent pour coopérer à un même projet. Lorsqu’un édifice urbain
réclame l’intervention d’un grand nombre d’ouvriers, des maîtres de différents ateliers
créent une compagnie pour agir solidairement et être responsables mutuellement de la
bonne exécution des travaux. Un clerc peut formaliser le contrat par écrit. De ce fait, les
maîtres sont assurément compagnons.
5
Ibid. 62.
6
Ibid. 71.
83
n’en sait guère plus, hormis qu’il n’est donc jamais question d’une
science qui s’ajouterait à la « noble », laquelle est tout prosaïquement
celle de la géométrie appliquée à l’architecture1.
Donc, l’idée à retenir ici est que, aussi bien avant Anderson qu’après,
l’initiation à la franc-maçonnerie n’est rien de plus que la réception
dans une loge et la découverte consécutive de ses usages, de ses règles,
des éléments qui participent à forger sa culture propre. L’initiation se
joue en instantané, par le franchissement d’un seuil entre un dehors et
un dedans. La cérémonie peut être simple ou raffinée, elle n’annonce
rien qui aille au-delà de ce passage. Même s’il est normal d’envisager
une progression ensuite, celle-ci reste bornée au champ d’une éthique
se définissant de la façon la plus exotérique qui soit par un recours aux
concepts habituels du discours de l’éducation sociale. Exalter les vertus,
condamner les vices, tel est le crédo le plus fréquent, sans qu’il soit bien
sûr exclusif aux francs-maçons.
Le plus ancien texte maçonnique en français qui emploie le terme
d’initié est le discours de Ramsay en décembre 1736. Quoi qu’en disent
les exégètes qui voudraient y déceler une sorte de non-dit sur les
sciences arcanes, il confirme que l’initiation est le mouvement qui fait
entrer dans une communauté fermée, aux habitudes distinctes de celles
du monde extérieur, voire opposées, sachant que les mystères
concernent les signes, figures ou symboles qui indiquent quelles sont
les connaissances et pratiques à assimiler, lesquelles ne sont certes pas
apparentes en première approche, mais qu’une expérience bien menée
révèle aux adeptes consciencieux.
Ramsay interpose entre l’initié et les connaissances désirées un
ensemble de médiateurs qui procèdent à la fois comme des écrans et
des voies d’accès. Ce sont des écrans pour des profanes, car ils n’en
perçoivent pas la fonction opératoire. Pour un initié, ce sont des voies
d’accès, car l’aide d’un Frère déjà instruit lui permet de se projeter vers
des vérités rares. Cet extrait est clair : « Ce n’est qu’aux adeptes qu’on
dévoile le sens sublime et symbolique de nos mystères. C’est ainsi que
les Orientaux, les Egyptiens, les Grecs et les sages de toutes les nations
cachaient leurs dogmes sous des figures, des symboles et des
hiéroglyphes. La lettre de nos lois, de nos rites et de nos secrets ne
présente souvent à l’esprit qu’un amas confus de paroles inintelligibles,
mais les initiés y trouvent un élément exquis qui nourrit, qui élève et
qui rappelle à l’esprit les vérités les plus sublimes. »2 Il y a la lettre, il y a

1
Ibid. 2. The Geometry « this noble Sience » ; - 5 « the good Science, Geometry » ; - 27
« The noble Science Geometry » ; 76 « Geometry, the Science good ».
2
Bibliothèque d’Epernay, manuscrit 124. Discours de Mr le Chr de Ramsay, prononcé à la
loge de St Jean le 26 Xbre 1736.
84
l’esprit. Il y a le signifiant, il y a le signifié. L’initiation fournit la clef qui
relie les deux en dévoilant du même coup la signification ou, si l’on
préfère, le sens.
Ici, Ramsay va quand même plus loin qu’Anderson. On le devine plus
mystique, plus enclin à penser la morale sous l’angle d’une ferveur qui
exalte des qualités peu accessibles au commun. Ses lettres au marquis
de Caumont en apportent l’illustration quand il assure que les symboles
maçonniques enseignent en trois étapes des « vertus morales et
philanthropes », des « vertus héroïques et intellectuelles », puis des
« vertus surhumaines et divines », en sorte qu’une fois toutes acquises
elles incitent à « ne plus vivre que de la vie du pur esprit »1. Il ne se
limite donc pas aux premières, qu’il appelle les « vertus civiles » et qui
semble plutôt celles vantées par Anderson ; il y ajoute les vertus des
militaires (héroïques) et des érudits (intellectuels), puis celles des saints
(surhommes) au plus près de Dieu. Mais la position qu’il adopte lui
demeure singulière et ne coïncide avec celle de la Grande Loge, qui
reste plus terre-à-terre, sans lyrisme.
Ainsi, en 1737, quand le comte Derwentwater, grand maître à Paris,
délivre au baron suédois Carl-Fredrik Scheffer, un exemplaire de
Règlements généraux afin qu’il institue l’Ordre dans son pays,
l’initiation est encore synonyme de réception, sans plus. Le sixième
article contient en effet un alinéa qui recommande la discrétion envers
des profanes susceptibles d’être intéressés par la Fraternité. Il ne faut
pas leur révéler ce qu’ils ne doivent pas savoir et « encore moins de
pratiquer jusqu’à ce qu’ils soient initiés dans l’Ordre »2. Rien ne dit ici
que le savoir à cacher soit de nature ésotérique, au sens adopté plus
tard. Les connaissances et pratiques sont tout simplement celles
cultivées en interne, donnant à chaque membre la marque identitaire
du groupe. En avril de la même année, Ramsay lui-même se désole que
les loges parisiennes ne soient pas assez vigilantes dans leur
recrutement et fassent du tort à l’Ordre tout entier, pour cause de
rumeurs malveillantes répandues dans le public. « Depuis la
dégradation de notre Ordre, on a trop précipité les réceptions, et les
initiations, au grand regret de tous ceux qui connaissent la grandeur de
notre vocation ». »3
A la rigueur, on peut considérer que Ramsay est le premier à esquisser
dans la littérature maçonnique le glissement sémantique qui ouvre le

1
Welcome Medical Library, manuscrit 5744/10, lettre 12. André-Michel de Ramsay à
Joseph de Seytres de Caumont, Avignon, 16 avril 1737.
2
Renaissance Traditionnelle n° 134, 2003 : 99.
3
Welcome Medical Library, manuscrit 5744/10, lettre 12. André-Michel de Ramsay à
Joseph de Seytres de Caumont, Avignon, 16 avril 1737.
85
champ éthique aux questions métaphysiques, qui ne se contente pas
d’une cérémonie ordinaire de réception si elle n’est pas prolongée par
de longues épreuves de travail sur soi. Par exemple, le fait que les
Règlements de la Grande Loge de Paris ne comprennent pas le mot
d’initié en 1735, alors qu’il sera inscrit dans ceux donnés à Scheffer deux
ans après, ce fait-là suggère qu’il y est peut-être pour quelque chose 1.
Mais la tendance dominante, comme de nombreuses publications le
prouvent, tant les divulgations journalistiques que les chansons et les
documents originaux de loges, est de concevoir l’initiation en analogie
d’une simple réception.
Voyez ce qu’en dit par exemple l’abbé Antoine-François Prévost en se
tournant vers les Frères de Londres : ils ont « un langage universel, par
lequel ils se font entendre aux personnes les plus inconnues qui sont
initiées dans leurs mystères, et ils s’entretiennent à l’aide de certains
signes, sans craindre que ceux qui n’appartiennent point à leur Corps
puissent jamais pénétrer leur secret »2. Ramsay ne dit pas autre chose,
et voyez ce qu’écrit son successeur à la chancellerie de l’Ordre, le
chevalier de Raucour, à son ami Philippe-Valentin Bertin du Rocheret
quand il se plaint des divulgations commises par la police parisienne, à
partir – croit-on sans preuve – de l’indiscrétion d’un Frère tombé en
pâmoison devant une indicatrice du lieutenant général : « Je vous
avoue, Monsieur et très vénérable frère, que les honnêtes gens initiés
dans notre société souffrent pour le moins autant que vous d’une
indiscrétion qui ne peut partir que d’un misérable »3. N’oublions pas
non plus que les termes initiation et réception sont indifféremment
substituables dans d’autres sociétés, comme l’Ordre de la Félicité, entre
autres.
De tout ce qui précède, une fois situés les mots dans les contextes de
leur usage, on retiendra que les plus anciennes archives anglaises qui
inspirent Anderson, au moins par le truchement du manuscrit exploité
par son père, sont pour l’essentiel des transpositions ou adaptations de
textes produits en France, notamment à Paris. Des lectures croisées
permettent de pondérer considérablement les interprétations visant à
décrire les protagonistes liés à la noblesse ou à la haute bourgeoisie
comme des précurseurs des spéculatifs modernes. Ils étaient impliqués
en raison de leur propre qualification administrative, judiciaire ou
policière. Nulle part ne s’esquisse la moindre preuve d’un intérêt pour
une pseudo science qui n’aurait jamais été cultivée que dans les loges.
1
BNF, FM1 94, f° 11-12. L’alinéa 4 de l’article 6 ne comprend pas dans cette version une
référence explicite aux initiés, le mot en est absent.
2
Le Pour et Contre, Paris, vol. XII, 1737 : 285-286.
3
BNF, manuscrit français 15176, f° 42-43. Chevalier de Raucour à Philippe-Valentin
Bertin du Rocheret, 29 janvier 1738.
86
Bien qu’Anderson soit d’une opinion contraire, on a vu qu’il reconnaît
lui-même le transfert des textes règlementaires et contractuels de la
France vers les Îles. Telle est l’initiative qu’il prête à Athelstan. Les
ouvriers français amenèrent avec eux les « obligations et les règles des
Loges étrangères »1. Il perçoit le même mouvement sous le règne de
Guillaume le Conquérant
Ces archives anglaises comportent des ajouts spécifiques qui vantent la
clergie et s’épanchent sur des articles de foi religieuse, tandis que les
archives françaises sont très sobres de ce point de vue. La différence
s’explique sans difficulté par le fait que les érudits ont inventorié en
Angleterre les sources provenant essentiellement des chantiers ouverts
pour les constructions d’édifices eux-mêmes destinés aux institutions
religieuses. Comme on le verra plus à fond dans Le Dieu des francs-
maçons, une surestimation de leur importance est donc flagrante. Le
phénomène est même accentué de nos jours, car les centres d’intérêt
des soi-disant «maçonnologues» sont depuis le dix-neuvième siècle de
plus en plus déplacés vers les exégèses théologiques ou métaphysiques.
Ce qui provient des constructions urbaines ou castrales sont bien moins
étudiées pour la raison injustifiable en méthode qu’elles contiennent
moins de passages offrant prétexte à effusion sur les symboles et autres
catalyseurs de spiritualité.
Pour ce qui appartient particulièrement à Anderson, on le voit
s’intéresser à toutes les personnalités du passé qui, de près ou de loin,
semblent avoir encouragé l’architecture et les constructions de
prestige. Il trouve leurs noms dans les annales, et cela lui suffit pour en
faire des portraits laudateurs. En supposant qu’il n’ait ni le Regius ni le
Cooke sous les yeux, il a d’autres documents, et vraisemblablement
celui produit par son père à Aberdeen, grâce auxquels il se croit
autorisé à associer la noblesse à l’essor du métier. Le paradoxe veut que
son postulat sur ce qu’on appelle la transition s’en trouve du même
coup faussé. Si, de tout temps, les nobles avaient été membres de
loges, il faudrait expliquer l’évolution vers le style de son temps non par
l’entrée de spéculatifs après un temps où les opératifs auraient été
largement dominants, voire exclusifs, mais par le retrait de ceux-ci. Or,
comment en expliquer les raisons ? Nul ne s’aventure à le dire, car de
toute façon le métier a continué à être exercé aussi efficacement
qu’avant.

1
ANDERSON 1738 : 63.
87
5. Messieurs les Stuart

Nous sommes en 1723. De la fin de l’Empire romain au règne


d’Elizabeth Tudor, Anderson résume en neuf pages à peu près l’histoire
de la Maçonnerie en Angleterre. Pour la période équivalente, moins de
deux pages sont consacrées à l’Ecosse. Certes, il assure que depuis les
temps les plus anciens ses compatriotes se sont toujours intéressés à
l’Art, que les nobles n’ont jamais cessé de tenir le premier rôle, surtout
en intervenant parmi les hommes de métier pour arbitrer d’éventuels
conflits ; mais il reste au plan des généralités floues. Seul le règne de
Jacques Ier d’Angleterre (VI d’Ecosse) mérite ses égards, car c’est alors
que se serait produit un renouveau.
Quel renouveau ? L’union des couronnes en 1603 aurait permis à
Jacques Stuart d’inciter les maçons anglais à sortir d’une sorte
d’assoupissement prolongé. « Il redonna vigueur aux loges anglaises ;
et, comme il était le premier roi de la Grande Bretagne, il fut aussi le
premier prince du monde qui redressa l’architecture romaine sur les
ruines de l’ignorance gothique. »1 Avant lui quelques prodromes de
regain sont perceptibles ici et là, mais le mouvement décisif est
enclenché sous son impulsion. Quoi en Ecosse au même moment ?
Cette flagrante inégalité dans l’investigation des espaces nationaux est
difficile à expliquer. Elle trahit même une incohérence méthodologique.
Si la tradition ne s’était pas interrompue en Ecosse, pourquoi privilégier
un autre pays où, d’après Anderson, il y aurait eu un laisser-aller, voire
un dépérissement ? Pourquoi escamoter dans son récit ce qui pourrait
lui donner le maximum de solidité ? A l’en croire, Jacques I er parvient
rapidement à motiver les Anglais pour la simple raison qu’il est quant à
lui, ainsi que toute la noblesse écossaise, bien informé des choses du
passé sans rien avoir oublié. Il aurait d’ailleurs le suprême avantage
d’être un roi maçon (Mason King). On en déduit qu’il est le meilleur
témoin de l’histoire écoulée. Quelle est-elle ? Le lecteur est laissé dans
l’expectative.
Par défaut, on peut se raccrocher à l’allusion aux grands maîtres et
grands surveillants écossais qui auraient été payés sur le trésor du roi
pour assurer le contrôle du métier. Anderson assure qu’il y en a eus
1
ANDERSON 1723 : 38.
jusqu’au commencement des guerres civiles, après quoi la fonction
serait tombée en désuétude. On pense aussitôt à William Schaw, maître
des travaux, bien connu pour avoir conçu des statuts applicables aux
loges opératives du pays. Quoique son nom ne soit pas mentionné dans
les Constitutions, ni en 1723 ni en 1738, il est possible que son action
soit connue de notre auteur. Cependant, l’absence de commentaire à
ce sujet interdit de lui prêter une quelconque influence.
Voilà le premier point qui mérite un arrêt. A partir des travaux de David
Stevenson, des compilateurs récents jurent que Schaw est l’homme qui
a introduit la maçonnerie opérative sur le versant du spéculatif. Il aurait
sciemment poussé à une mutation irréversible N’en croyons rien !
L’inconvénient le plus lourd à adopter un tel jugement est que les
statuts ou règlements conçus par Schaw à la fin du seizième siècle
s’adressent exclusivement aux hommes de métier et que, s’il leur
recommande d’accueillir un non-opératif parmi eux, c’est encore un
notaire pour leur servir de secrétaire 1. Une fois cette recommandation
effectuée, personne n’est en mesure de démontrer une emprise
croissante des allégués spéculatifs sur n’importe quelle loge.
Schaw ne fait jamais que proposer pour l’Ecosse une organisation du
métier analogue à celle préconisée en France au même moment. Il
existe deux versions des statuts établis sous sa direction. La première
est écrite en 1598 avec un projet d’application dans d’importantes
agglomérations urbaines. La seconde est écrite l’année suivante surtout
à l’intention de la loge Kilwinning, reconnue deuxième du pays, afin de
définir ses prérogatives juridictionnelles dans la région qu’elle aspire à
contrôler. Dans les deux cas, les recommandations ou prescriptions
qu’on y trouve ne divergent pas sur l’essentiel de celles édictées depuis
longtemps en France. Le critère décisif, selon Stevenson, est
l’importance accordée par Schaw, au moins dans les seconds statuts, à
l’Art de la mémoire. « Les trois simples mots Art of Memory peuvent
être pris comme preuve de ce que, dès leur début, les loges de Schaw
étaient imprégnées au moins par les marges de la pensée occulte et
mystique de la fin de la Renaissance. »2 Non seulement, il s’agit là d’une
extrapolation que l’ensemble du texte ne justifie pas, tant il ne quitte
nulle part le plan des affaires concrètes, mais réduire l’art de la
mémoire au champ de l’occulte ou du mystique est une audace qu’il est
préférable de ne pas partager.

1
Statuts Schaw 1599 (8e article). « It is ordainit be the warden generall, that the warden
and deacon to be present of [with ?] his quarter maisteris, elect cheis and constitut ane
famous notar, as ordinair clark and scryb ». - HUGHAN 1871 : 217.
2
STEVENSON 1988 : 50.
En 1599, l’article VI dit que le garde de Kilwinning doit nommer six
membres de sa loge pour examiner les qualifications de tous les maçons
de la juridiction « sur leur art, métier, science et ancienne mémoire ».
Le dixième dit la même chose pour tout nouveau compagnon reçu : un
examen permet de déterminer s’il peut fournir une preuve suffisante
qu’il possède la mémoire et l’art de son métier. Le treizième est le seul
qui emploie « art de la mémoire » pour affirmer qu’il faut constamment
l’exercer et que des amendes peuvent être infligées aux oublieux, y
compris les apprentis. De ces occurrences différentes, il faut
comprendre quatre choses.
Premièrement, l’ancienne mémoire du métier est celle de son passé le
plus lointain, telle que les traces ont été conservées parmi les vivants ;
et ce sont principalement les lois et coutumes du métier. Là encore les
textes français, principalement parisiens, sont irréfutables sur ce point,
tant sont fréquentes pour de nombreux métiers cette insistance à dire
que les artisans doivent se souvenir de ce que les générations
antérieures leur ont transmis. Les Old Charges anglaises elles-mêmes
sont conçues à cette fin, quitte à verser dans la légende, et Anderson ne
fait rien d’autre que concevoir son commentaire pseudo-historique sur
le même mode.
Deuxièmement, l’art de la mémoire tel qu’il est appliqué au quotidien
du chantier est un procédé mnémotechnique destiné à fournir des
recettes pour tracer des figures ou symboles, pour les combiner en
sachant respecter les contraintes des matériaux, pour marquer au sol
les repères d’une fondation, pour formaliser les proportions d’un
bâtiment et des espaces intérieurs. Qu’il ait été surtout conceptualisé
par des orateurs grecs et latins désireux d’astuces pour bien retenir
l’ensemble d’un long discours, et qu’on ait retenu leurs écrits pour le
focaliser sur la rhétorique, n’empêche en rien de rappeler qu’il était
également mis en œuvre afin d’aider au rappel des connaissances très
pragmatiques déduites de la géométrie, en se contentant d’ailleurs de
calculs rudimentaires effectués de tête, ce qui va de soi chez des
hommes n’ayant pas reçu une instruction écrite. Tirer Schaw vers
l’occulte ou le mysticisme est donc une hardiesse assez surprenante.
Troisièmement, le seizième siècle est celui où l’on s’efforce d’expliquer
les phénomènes mnésiques par le fonctionnement matériel du cerveau
et par les effets de l’alimentation ou du climat sur l’activité cérébrale.
Pour en avoir l’illustration, il suffit de lire le traité publié en 1553 à Bâle
par le médecin italien Guglielmo Gratarolo, traité au demeurant dédié
au très jeune roi d’Angleterre Edouard VI qu’il qualifie de « roi vraiment
chrétien ». Ce traité est d’abord traduit en français par Etienne Coppé

91
en 15551, puis en anglais par William Fulwood en 1562 et imprimé à au
moins trois reprises jusqu’en 1573. On y trouve dès le premier chapitre
un développement là-dessus. L’intérêt de fortifier la mémoire est alors
mis en relation, tout simplement, avec celui d’accumuler certes des
connaissances, mais aussi de manifester une grande sagesse. Gratarolo
se montre surtout préoccupé par les règles qui garantissent une bonne
hygiène de vie, des mœurs équilibrées, et conditionnent du même coup
un bon travail intellectuel et manuel, surtout orienté vers l’utile. Il me
semble que, dès lors qu’une édition en langue anglaise existe du vivant
de Schaw, d’autant que la traduction de Fulwood connaît plusieurs
réimpressions, c’est plutôt vers elle qu’il est enclin à se pencher.
Quatrièmement, le succès des écrits sur l’art de la mémoire chez les
architectes d’autrefois s’explique par les différents jeux de comparaison
que les auteurs depuis l’Antiquité grecque font entre l’espace mental et
un bâtiment à plusieurs pièces. En plus des souvenirs qui s’impriment
spontanément en nous, il y a ceux que nous faisons l’effort de retenir
parce que nous avons le sentiment d’en avoir besoin dans le futur. C’est
le cas des connaissances qui constituent un corps de science pratique
ou théorique. Leur rétention est facilitée par la mise en œuvre de
procédés techniques, notamment en leur associant des images, des
signes ou des symboles à répartir dans une grande maison ou un
paysage urbain, selon un ordre choisi par chaque individu. Encore faut-il
insister sur le fait que cette individualisation des représentations ainsi
enregistrées dans l’esprit n’est pas transférable vers autrui. Elle dépend
étroitement des vécus personnels, en cela que ce sont les goûts, les
émotions, les préférences affectives qui déterminent l’organisation de
cette architecture intérieure. L’art de la mémoire dit pourquoi il faut
loger des connaissances dans une maison, il énonce quelques principes
de son organisation, mais il ne dit pas comment elle est, chacun
l’aménageant à sa fantaisie. Partant, si on se limite à le concevoir ainsi,
si on en fait le moyen de systématiser des métaphores à valeur
seulement idiosyncrasique, on ne voit pas pourquoi Schaw le
préconiserait aux maçons de sa juridiction. Il ne leur sert à rien, au
contraire de l’apprentissage des leçons propres au métier, lesquels
doivent satisfaire à des standards communs.
J’ajoute qu’au dix-septième siècle des penseurs renommés n’hésitent
pas à contester ceux qui ne font que l’éloge de ces connaissances soi-
disant cachées, auxquelles ne pourraient avoir accès que les experts du
1
GRATAROLO 1555 – titre original en 1553 : De memoria reparanda, augenda, servan-
daque : tutiora omnimoda remedia, praeceptionesque optimas breviter continens
opusculum : item, de praedictione morum naturarumque hominum facili, ex inspectione
partium corporis, selectum opusculum / authore Gulielmo Gratarolo, medico Bergo-
mate.
92
procédé, sans jamais convaincre d’ailleurs personne. On le vérifie sans
peine chez René Descartes ou Gottfried Wilhelm Leibniz, entre autres,
lesquels empruntent du reste quelques idées à Gratarolo 1, si bien
qu’une désaffection est indéniable quand on croit que les loges de
maçons, au contraire, persisteraient à l’entretenir, voire à l’amplifier.
Iraient-elles à contre-courant d’une tendance socioculturelle lourde,
celle qui va conduire aux Lumières, ces Lumières dont curieusement ont
prétend qu’elle seraient aussi à l’origine des spéculatifs ? Les
mythographes le pensent, les romanciers de l’improbable ; ils sont très
minoritaires.
Quoi qu’il en soit, William Schaw est un fonctionnaire royal qui a eu
l’occasion de séjourner plusieurs mois en France au cours de l’année
1584, en accompagnement d’une délégation diplomatique. Il connaît
Paris et possède les rudiments de la langue. Dans le fond, en 1598 et
1599, il agit comme Guillaume Marchant qui, nommé le 17 mai 1594
Maître général des travaux du roi pour la maçonnerie, juge et garde du
métier, est enjoint un an plus tard, jour pour jour, de réformer lui aussi
les pratiques ordinaires dans la ville et la vicomté de la capitale. Il doit
en imposer à la jurande et aux maîtres des ateliers dont il est invité à
contrôler les compétences, et à déterminer les conditions dans
lesquelles les compagnons peuvent à leur tour devenir maîtres. Il
reprend alors en grande partie les règlements de 1268 en rappelant dès
la première phrase qu’un bon maçon veille à « œuvrer aux us et
coutumes du métier » et que les maîtres doivent obtenir des apprentis
qu’ils jurent sous serment de se conduire de la même façon2.
Quand bien même accueillerait-on favorablement l’hypothèse d’une
tentative de Schaw pour injecter dans les loges un souffle spiritualiste, il
est impossible de savoir s’il obtient le moindre effet. Aucun témoignage
ne permet de le dire. Le vide documentaire est sidéral. Plus encore, en
1601, Schaw valide une charte au profit de William Sinclair, dans
laquelle revient la sempiternelle question des litiges et autres difficultés

1
On trouve dans le Discours de la méthode de Descartes des formules qui proviennent
de Gratarolo (diviser une difficulté en parties simples, procéder par ordre s’il est
apparent ou en imaginer un quand il ne l’est pas, douter à bon escient, etc.) En préconi -
sant de faire table rase des connaissances acquises dans le passé, il rejette également
les procédés de classement hérités des anciens philosophes. De ce point de vue, il
abandonne les contenus et formes de la mémoire pour en acquérir d’autres sur de
nouvelles bases. Yates signale également les réticences de Descartes et de Leibniz à
l’encontre de l’Art de mémoire, cependant elle laisse de côté le fait que les loges dites
spéculatives s’inscrivent majoritairement dans le même mouvement intellectuel.
2
GUENOIS 1627 : II, 1245-1246. - Guillaume Marchant, né vers 1532, est expert juré du
roi. Le 17 mai 1595, le roi lui accorde le droit de justice sur les maçons, tailleurs de
pierres, etc. Il meurt le 12 octobre 1605 dans la paroisse Sain-Gervais. Son fils Louis lui
succède.
93
à régler dans le style judiciaire. Une tradition orale rapporte en effet
que les seigneurs Sinclair de Roslin ont été pendant des siècles juges et
protecteurs du métier en Ecosse, qu’ils en sont néanmoins venus à
négliger cet office, et qu’il serait bon de permettre à leur héritier
William de le tenir de nouveau, en conséquence de quoi les maçons du
métier retrouveront confiance en eux, et seront mieux considérés dans
la société. Les contractants regrettent alors leur pauvreté et la lenteur
des tribunaux (powertie and langsumness) qui les mettent dans
l’impossibilité de soutenir des procès coûteux auprès de la justice
ordinaire. Et, faut-il le répéter sans cesse, c’est encore un notaire qui
non seulement rédige le texte, mais aide la plupart des présents à
signer, disant ne le savoir faire eux-mêmes1.
Tradition orale, ai-je dit, tradition dont le seul véhicule est la mémoire.
Il est piquant de constater que le temps écoulé est très court entre les
règlements établis par Schaw et la reconnaissance des droits des
Sinclair. Mettant les torts de l’oubli des deux côtés, les signataires par
procuration déplorent avoir été négligents et regrettent que les
derniers Sinclair de la lignée n’aient pas cherché à les stimuler, au point
de s’être désintéressés d’eux. Mais l’heure serait donc venue de se
rappeler l’époque où chacun savait jouer son rôle. N’est-ce pas une
façon très orthodoxe, conforme aux prescriptions qui viennent d’être
édictées, de resserrer un lien distendu avec un lointain passé ? Les loges
qui se mobilisent pour y consentir, par délégation à Edimbourg de leurs
représentants, n’exhibent aucune charte qui puisse leur donner raison,
mais Schaw ne voit aucun inconvénient à les croire sur parole.
Il faut donc se river à une interprétation tendancieuse ou univoque de
la formule Art of memory, et uniquement à elle, en présumant
abusivement qu’elle renvoie à la culture monastique, pour attribuer à
Schaw une impulsion déterminante vers la spéculation des modernes.
On devine dans une telle position théorique l’influence de Frances
Amelia Yates dont le puissant ouvrage sur cet Art insiste beaucoup sur
les écrits des grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine, du Moyen Âge
européen et de la Renaissance, mais qui laisse aux marges d’autres
sources qui préconisent quant à elles les méthodes les plus
pragmatiques qui soient. Ne contestons pas les conclusions de Yates sur
la littérature, notamment sur l’analyse qu’elle fait de l’œuvre de
Giordano Bruno ; regrettons seulement que ses lecteurs les glissent
sans critique vers les méthodes employées sur les chantiers par les

1
HUGHAN 1871 : 220 : « with our hands led on the pen by the notairies underwritten at
ours commandis, because we can nocht write » Laurence Robertson et son clerc Henry
Bannatyne portent foi au bas du texte. Le tout en latin, ce qui est le comble dans une
telle situation (ibid. 221).
94
maçons d’autrefois, lesquels – faut-il insister là-dessus ? – ne lisaient ni
n’écrivaient pas. C’est donc le cas de Stevenson.1
Au demeurant, quand Yates suggère, avec prudence il est vrai, que les
symboles maçonniques qui se rapprochent le plus de l’iconographie des
théoriciens de la mémoire sont ceux de l’Arc Royal ou Royal Arch, elle
se risque à des courts circuits dommageables. « Un certain nombre des
gravures anciennes, des bannières, des tabliers de la maçonnerie de
l’Arc Royal portent des dessins d’arcs, de colonnes, de figures
géométriques et d’emblèmes ; ils ont bien l’air de se rattacher à la
tradition de la mémoire occulte. Cette tradition aurait pu être
totalement oubliée, ce qui aurait entraîné la lacune dans l’histoire des
débuts de la maçonnerie. »2 Non seulement l’apparition de la Royale
Arche se situe bien après le début des loges, mais la plus grande part de
son iconographie n’est jamais qu’une transposition des récits qui n’ont
rien d’occulte, puisqu’ils s’inspirent d’une légende rapportée par
Philostorge, quant à la découverte sous l’ancien temple de Jérusalem
d’une voûte ou d’une crypte sacrée. Ce que les images cherchent à
visualiser n’est jamais que la scène d’une arche percée en son sommet
et sous laquelle une plaque d’or gravée est supposée maintenue à l’abri
des curieux profanateurs, car c’est l’écriture divine qu’on y lit.
De toute façon, en privilégiant les aspects littéraires, en recherchant
d’éventuelles filiations entre les auteurs qui se sont succédés depuis
l’Antiquité jusqu’à l’Âge classique, Yates n’omet pas de signifier que
Giordano Bruno a développé une théorie qui n’était intelligible que
pour lui-même, sans exploitation efficace par autrui 3. Plus encore, au
temps de Schaw, rares étaient les connaisseurs susceptibles de lui
accorder de l’intérêt. Dans l’Angleterre élisabéthaine, « les autorités
protestantes qui s’occupaient de l’éducation, ainsi sans doute que
l’opinion publique en général, étaient opposés à l’art de mémoire »4. En
était-il différemment en Ecosse ? Au moment de l’arrimage des deux
royaumes sous la férule de Jacques Stuart, les loges de maçons feraient-
elles exception ?
En cette fin de siècle, le cour élisabéthaine est agitée par une
polémique surgie entre Alexander Dicson et William Perkins au sujet de
1
STEVENSON 1988 : 3 et 85. « Bien qu’elle [Yates] ne se soit jamais portée sur la franc-ma-
çonnerie en particulier, elle conjecture à plusieurs reprises avec subtilité que les thèmes
qu’elle étudie doivent lui être reliés d’une manière ou d’une autre […] Il peut y avoir du
vrai dans l’hypothèse de Frances Yates que non seulement l’hermétisme [en général]
mais particulièrement la version personnelle de [Giordano] Bruno peut avoir influencé
la franc-maçonnerie, Schaw fournissant le lien entre eux. »
2
YATES 1975 : 328, 330.
3
Ibid. 280.
4
Ibid. 201.
95
l’Art de mémoire. Le premier est Ecossais et disciple de Bruno ; le
second est Anglais et disciple de Pierre de La Ramée, mieux connu sous
le nom de Ramus. L’enjeu est à vrai dire religieux, puisqu’il s’agit de
savoir quel rôle doit être accordé aux images, et en particulier celles qui
suggèrent la divinité. Il se peut alors que Schaw éprouve de la
sympathie pour Dicson qui, étant à Londres, sert aussi d’agent de
renseignements politiques aux Ecossais, il se peut qu’il s’intéresse de
près aux enjeux intellectuels de la polémique, mais les Statuts qu’il
préconise pour les maçons ne contiennent pas d’éléments qui y
rapportent, de près ou de loin.
Chez Schaw et chez les rédacteurs de la charte Sinclair, les soucis
matériels et organisationnels l’emportent sur tout autre, sans échappée
vers on ne sait quelle abstraction mystique. Cela est si vrai qu’en 1628
une seconde charte est élaborée au profit d’un autre William Sinclair,
fils du précédent, et l’on y retrouve les mêmes plaintes qu’en 1601 sur
le dépérissement du métier, la pauvreté des artisans, la lenteur des
tribunaux, l’urgence (!) de rétablir une juridiction spécifique. Cette fois
une allusion est faite à un vieux parchemin qui aurait été remis au
premier bénéficiaire des prérogatives de juge sur le métier, mais c’est
pour dire qu’il a été brûlé dans un incendie du château de Roslin, ce
dont la mémoire collective se souvient aussi 1. Et les délégués de loges
qui ne savent toujours pas écrire ni signer, doivent recourir encore à
des notaires pour leur tenir la main.
Toujours est-il qu’au moment où Jacques VI se voit attribuer la
couronne d’Angleterre, aucun écho de l’action de Schaw ne se perçoit
dans ce second pays. La situation n’est-elle pas idéale pour y étendre le
champ de la réforme structurelle et de son supposé moteur occulte ?
Rien n’advient. L’analyse de Yates est parfaitement convaincante sur ce
point. On objectera que Schaw n’est plus de ce monde et que son
entreprise ne peut plus être prolongée, car il vient de mourir le 18 avril
1602, sans être imité par son remplaçant David Cunningham
d’Oberland. Une telle objection manque de pertinence sur deux plans.
D’abord, elle minore en définitive l’influence personnelle de ce
gentleman, et on ne comprend pas alors pourquoi il est dépeint en
fondateur inconscient d’un système avorté. S’il suffit à un fonctionnaire
d’Etat de disparaître pour que son action s’éteigne en même temps,
alors elle n’est pas aussi importante qu’on l’insinue. Faute d’une relève
ou d’un prolongement, rien ne peut être mis à son actif.

1
Le château fut incendié en 1452 et en 1544. Les seigneurs de Sinclair y collectionnaient
des manuscrits et accueillaient des moines désireux de les étudier et d’en assurer des
copies.
96
Ensuite, bien qu’un préambule les dise valables pour tous les maîtres
maçons du royaume, il s’avère que les Statuts s’adressent à un nombre
limité de loges écossaises, sans généralisation. Chacune promet de les
mettre en application. Dira-t-on que celles qui ne les ont pas signés
s’estiment concernées ? Ils ne sont même pas enregistrés dans une
quelconque chancellerie à Edimbourg, selon une modalité qui, si elle
était conforme, vaudrait autoritairement sans réclamer l’accord des
destinataires
Tout bien pesé, l’absence du nom de Schaw dans les Constitutions se
comprend donc. Anderson ne l’inscrit pas dans la liste des francs et
acceptés maçons. Mais n’en profitons pas pour considérer que chez lui
la légende est sur le point de céder sa place à l’histoire. Quand il pense
aux Stuart, l’entrée en scène de Jacques VI y serait majestueuse. Elle se
produirait en 1603, quand il devient roi d’Angleterre sur le trône de sa
cousine Elizabeth Tudor, morte sans descendance.
Selon notre docte Révérend, celle-ci a délaissé les loges et provoqué le
dépérissement de la franc-maçonnerie parce que, femme, elle ne
pouvait y être admise. En conséquence, l’honneur revient à Jacques de
leur insuffler une énergie réparatrice. Il est « le premier prince au
monde à relever l’architecture romaine des ruines de l’ignorance
gothique »1. Grâce à lui, se réalise en quelque sorte le pas triomphant
dans la modernité. Prenant Inigo Jones comme architecte, il lui confie
des chantiers d’envergure qui témoignent d’une maîtrise inégalée de
l’Art. Est-ce crédible ?
Laissons provisoirement de côté l’image gothique. La référence à
Jacques VI se trouve aussi chez les jacobites. Elle l’est clairement dans le
rituel du premier haut grade, dit écossais, qu’ils inventent au cours des
années 1720, précisément ce Royal Arch retenu par Yates pour
exemplifier un possible emploi de l’Art de mémoire en franc-
maçonnerie. Un passage renvoie au règne de ce monarque pour
l’attribuer à des Frères de ce temps. On le connaît mieux sous le titre
d’Elu Parfait. Au moins sait-on ici qu’il s’agit d’une invention tardive et,
faute de preuve documentaire antérieure qui soit relative à l’activité
d’une loge sous le bon plaisir du roi, dans le premier quart du 17 e siècle,
nous devons rester circonspect. En revanche, Anderson fournit une
information supplémentaire. D’après lui, c’est Claude Hamilton, Ier Lord
Paisley, qui fait de Jacques Stuart un Frère Maçon2.
Hamilton serait grand maître avant l’union des couronnes, et il
exercerait sa charge jusqu’à cet événement majeur dans l’histoire des

1
Ibid. 38.
2
ANDERSON 1738 : 91.
97
Îles Britanniques. On attendait Schaw, et voilà quelqu’un d’autre ! Ce
nouveau venu est né vers 1543-1546. Or, après avoir traversé quelques
péripéties politiques lui ayant valu une privation temporaire de ses
biens, réfugié en Angleterre et en France, il n’a laissé aucun indice qui
autoriserait à lui reconnaître une quelconque grande maîtrise. On voit
mal dans quelles circonstances il aurait reçu son roi dans la Fraternité.
En 1658, on trouve une archive disant qu’une réception a bel et bien eu
lieu à Scone, que Jacques aurait été accueilli comme homme libre
maçon et compagnon du métier (entered freeman mason and fellow
Craft)1. Mais l’honneur d’avoir dirigé la cérémonie n’est pas attribué à
Hamilton, il l’est à John Mylne, grand père de l’homonyme aperçu à
Edimbourg en 16412. Comme cette archive n’est pas plus crédible
qu’Anderson, lisons-la avec détachement, sinon pour y relever quand
même deux choses. D’une part, dans le texte freeman mason nous
éloigne une fois de plus de freestone mason ; d’autre part, c’est la
première fois qu’un document antérieur à 1700 suggère l’admission
d’un monarque dans la Fraternité des maçons.
Au vrai, les informations sur l’ascendant qu’il aurait pu exercer sur les
loges sont inexistantes. Anderson reprend sa litanie sur les personnes
éminentes et instruites qui auraient adhéré pendant sont règne, mais il
ne fournit aucun exemple sérieux. Il ne cite que des hommes qui, de
près ou de loin, ont ouvert des chantiers de construction dans Londres
ou sur leurs terres. Il loue notamment Inigo Jones, le Vitruve
britannique selon son expression, pour l’ensemble de ses réalisations.
Cela ne suffit pas à cautionner une théorie sur l’intention que Jacques
VI-Ier aurait eue de faire renaître les loges anglaises après un temps de
sommeil dont Anderson ne nous dit pas la durée. En revanche, nous
pouvons observer que nombreux sont ses contemporains à le comparer
à Salomon et le représenter attentif à l’essor des arts. Voilà aussi des
qualités qu’Anderson prête à son fils Charles I er qui lui succède en 1625.
Et c’est maintenant que les affaires sérieuses commencent.
Elles ne commencent pas dans les Constitutions de 1723 mais dans
celles de 1738. Dans les premières, Anderson reste très elliptique sur
Charles Ier, se bornant à affirmer qu’il fut aussi maçon et dut affronter
les guerres civiles. Quinze ans après, il transcrit les notes bien connues
du journal d’Elias Ashmole relatant sa présence en loge de francs-
maçons le 16 octobre 1646, à 4 heures et demie de l’après-midi. Leur
publication imprimée date de 1717 dans un volume conçu par Charles
Burman, à partir du manuscrit original détenu par Robert Plot. Une

1
CRUIKSHANK 1879 : 49.
2
KERVELLA 2005 : 409-420.
98
réédition, dans un ouvrage plus ample, est réalisée en 1724 1. On sait
comment elles sont rédigées, puisqu’elles sont devenues désormais un
classique de l’historiographie. « J’ai été fait franc-maçon (I was made a
Free-Mason) à Warrington dans le Lancashire ».
La pagination qu’Anderson donne dans son livre est celle de 1717, pas
celle de 1724. J’ai peine à croire, compte tenu de sa vigilance à collecter
tout ce qui a rapport aux loges, qu’il ne s’y soit pas intéressé cette
année-là. Mais peu importe ! Au moins fait-il remarquer longtemps
après coup que pendant les guerres civiles les « maçons se réunirent
occasionnellement en différents lieux »2. Apparemment innocente,
cette petite phrase nous interpelle. Jusqu’à présent, il n’a été question
que de réunions régulières, même si leur périodicité était annuelle,
dans des lieux fixes, comme les chantiers de cathédrales, de
monastères, d’édifices royaux, de grands bâtiments urbains, etc. Or,
occasionnelles et mobiles, comment définir les assemblées pendant les
guerres du règne de Charles Ier ? Anderson ne se limite à évoquer
seulement celle où Ashmole a été reçu, il affirme qu’il y en a eu
plusieurs. A quelles fins, s’il vous plaît ?
Il ne le dit pas, et la lecture de la majorité des auteurs d’aujourd’hui
n’est pas éclairante. A-t-on affaire à des maçons qui se transportent
avec leur outils ici et là, sans rester longtemps, parfois une seule
journée ? Quelles pierres chercheraient-ils à travailler ? A l’évidence, il y
a une incompatibilité entre le portrait d’un opératif que les contraintes
du métier obligent à rester longtemps au même endroit et celui d’un
Ashmole, ou des autres Frères qui le reçoivent parmi eux à Warrington,
que le choc des batailles, les assauts et les replis forcent à bouger.
Ashmole en sait quelque chose, puisque quelques semaines plus tôt il
était à Worcester où il participait à la défense de la ville comme
capitaine d’artillerie, et avant la fin du mois il prend la route de Londres,
comme on peut le découvrir aussi dans son journal.
Ashmole est un fervent royaliste et catholique. Dévoué presque
inconditionnellement aux Stuart, il ne parle pas d’une éventuelle
initiation, puisque les mots qu’il emploie pour décrire sa réception sont
les mêmes que ceux qui lui font dire, par exemple, qu’un ancien clerc
de son entourage a été admis parmi les gentilshommes de la chapelle
du roi (made one of the gentlemen of hais chapel 3), ou bien quand il
écrit qu’un ami a été fait capitaine de cavalerie (was made a Captain of
Horse4). L’expression lui est très ordinaire. De même, quand il parle de

1
ASHMOLE 1717 : 15-16 ; 1724 : 303.
2
ANDERSON 1738 : 100.
3
ASHMOLE 1717 : 14.
4
Ibid. 12.
99
loge, il ne semble pas suggérer un local intentionnellement aménagé
pour une cérémonie raffinée. Tout invite à croire au contraire qu’on
retrouve ici le même contexte qu’avec le comte de Traquair presque dix
ans plus tôt. Ceux qui l’accueillent parmi eux sont pour leur part déjà
francs-maçons sans l’être au sens opératif, et ils savent fort bien que
leur nouveau compagnon n’est que de passage parmi eux.
Compte tenu de ces éléments, on a donc un choix très limité d’options.
Ou bien, la franc-maçonnerie dont Ashmole est un témoin irrécusable
est une société d’intellectuels dissertant autour d’idées abstraites,
celles-là mêmes supposées contribuer aux théories spéculatives, ou
bien elle est une société de militants ou sympathisants unis dans un
même combat en faveur de la royauté menacée. Au besoin, une
réponse à double argument se conçoit, car des partisans politiques
peuvent fort bien être ou devenir des intellectuels de haut niveau,
comme ce sera justement le cas d’Ashmole. Mais les intellectuels
couvrent l’ensemble de l’échiquier politique, tandis que les stuartistes
sont par définition exclusifs de leurs adversaires. Donc, Anderson nous
met d’ores et déjà sur la voie qui aboutira à sa dénonciation des
rebelles de 1715-1716.
Ce faisant, sous la plume d’Anderson, l’épisode cromwellien est réduit à
presque rien, hormis qu’après la mort du fameux architecte Inigo Jones
dont il fait un éloge appuyé, survenue en juin 1652, quelques uns de ses
meilleurs disciples se réunissent en privé (privately) pour leur mutuel
perfectionnement, jusqu’à la restauration de Charles II 1. Quel sens
donner à un tel propos ? L’appartenance de Jones à la franc-
maçonnerie est en débat. Il aurait inspiré voire rédigé de sa propre
main un manuscrit daté de 1607 dans lequel se trouve une version des
Old Charges médiévales. Personnellement, j’en doute fort, car la
terminologie employée ne ressemble pas à celle connue au début du
siècle. En revanche, qu’il soit toute sa vie un stuartiste convaincu, cela
ne se discute pas. Arrêté pour cette raison en 1645 par les forces
parlementaires, il se voit dépouillé de ses biens. Est-ce suffisant pour lui
prêter un rôle précoce auprès des loges, et selon des modalités qui ne
coïncident pas avec celles adoptées par Schaw ou par les Sinclair ?
Que Jones soit franc-maçon, c’est possible, quoique non démontrable.
Qu’il y ait bel et bien des concertations secrètes pendant la dictature
cromwellienne, et qu’elles soient voulues par des francs-maçons, c’est
ce qui se déduit d’une information fournit par le chevalier Ramsay en
personne. En 1741, il rappelle à un de ses interlocuteurs que Charles II
dut sa restauration à la coopération décisive du général George Monck
en 1660, franc-maçon. Malgré son allégeance à Cromwell pendant les
1
ANDERSON 1738 : 101.
100
dix années de sa dictature, ce militaire a manœuvré pour ramener les
Stuart au pouvoir. Au cours d’une réunion, il a pris son parti 1.
Quiconque connaît la biographie de Ramsay ne peut pas croire qu’il
s’agit là d’une fable de sa part. De même, sous la plume d’Anderson,
privately qui signifie donc en privé, mais aussi en secret, à huis clos, à
l’abri des curieux, n’est pas anodin.
A la rigueur, on peut concéder que l’épisode cromwellien voit se
mobiliser discrètement les savants et lettrés qui donneront à l’automne
1660 la Royal Society. Mais si parmi eux, plusieurs sont fidèles partisans
des Stuart, leurs projets scientifiques prennent le pas sur la politique.
Après avoir entendu une conférence du futur architecte Christopher
Wren au Gresham College, le 18 novembre, décision est prise de
solliciter une patente de Charles II afin de constituer une institution
officielle dont les membres se promettent de contribuer au progrès des
connaissances. Ashmole accepte d’en être deux mois plus tard.
Examinons alors son vocabulaire. Le 16 janvier 1661, il écrit dans son
journal : « J’ai été admis (admitted) membre de la Société Royale au
Gresham College »2. La sémantique est importante. En 1646 il a été fait
franc-maçon, maintenant il est admis au sein d’une confraternité
savante. Bien que les deux expressions puissent être synonymes dans
des contextes ne portant pas à conséquence, les processus ne sont pas
analogues. Le premier suggère une action transformatrice du candidat,
pas le second.
La thèse qui prête aux fondateurs de la Royal Society à la fois une
appartenance maçonnique et une fidélité aux Stuart n’est pas récente.
Elle a déjà été avancée dans un court article du Mercure Allemand en
1781. L’auteur est anonyme, mais pourrait être le directeur de ce
journal, Martin Christoph Wieland. Il expose que John Wilkins,
ecclésiastique assez remuant et opportuniste, d’abord partisan de
Cromwell (il en épousa la sœur benjamine), fut ensuite si opposé à son
fils et successeur Richard en 1659, qu’il n’hésita pas à créer un club
pour abriter des réunions secrètes en faveur de Charles Stuart. Sous
prétexte de conférences scientifiques, les auditeurs échafaudaient des
plans pour préparer le retour au trône du jeune monarque. Le général
Monck aurait été parmi eux, ainsi que de nombreux militaires qui

1
BÜSCHING 1785 : III, 319 sq. « La restauration du roi Charles II sur le trône d’Angleterre
avait été décidée et concertée dans une réunion de Francs-maçons, parce que le
général Monck en était membre et il avait pu de cette façon mener à bien son dessein,
sans le plus petit soupçon. Mais l’événement n’avait été qu’un fait extraordinaire, car,
autrement, les statuts stipulaient que l’on devait se tenir à l’écart de toutes les affaires
politiques. »
2
ASHMOLE 1774 : 328.
101
« pouvaient à peine écrire plus que leur nom »1. Le problème est que,
s’il est vrai que Wilkins est bel et bien le plus actif fondateur de la Royal
Society en 1660, en remplissant d’ailleurs les fonctions de secrétaire, il
est loin d’être reconnu à cette date comme un acteur décisif de la
restauration. Il l’est si peu qu’à peine investi de ses pouvoirs Charles II
le démet de la direction du Trinity College de Cambridge dont Richard
Cromwell l’avait gratifié. Comme on dit trivialement, tout clergyman
qu’il soit, il n’est pas en odeur de sainteté à la cour. S’il avait rendu un
service appréciable, il serait au contraire récompensé.
Après 1660, ce qui permet à certains intellectuels britanniques
compromis sous le régime de Cromwell et pendant les guerres civiles
d’appartenir à la Royal Society (l’adjectif est à prendre au sens fort :
cette société est royale), c’est que leurs compétences scientifiques sont
reconnues par leurs pairs restés légitimistes. Malgré les divergences
politiques, ils s’entendent au moins sur des questions relatives aux
phénomènes de la nature ou aux sciences formelles. Une saine
émulation les dispose aux dialogues de bonne intelligence. N’en tirons
pas cependant la déduction hâtive qu’ils préfigurent la conception
andersonnienne de la franc-maçonnerie, telle que déployée dans les
Constitutions. Rien ne prouve que les Frères stuartistes sont disposés à
s’ouvrir aux ennemis d’hier, autrement dit aux rebelles. Et Anderson lui-
même, n’est-ce pas, reconnaît en Ashmole un respectable précurseur.
Il faut insister sur ce point que le nom complet de la Royal Society est
Société Royale de Londres pour le progrès des sciences naturelles, en
sorte qu’il s’agit bien pour ses fondateurs de porter leurs études sur les
domaines de la physique, surtout expérimentale, et les mathématiques.
En principe, les motifs à querelles politiques ne s’y trouvent pas.
Théoriser le monde matériel jusqu’aux grands espaces de l’astronomie
est autre chose que s’épancher sur les modèles de société. La devise
Nullius in verba, qui invite à ne croire personne sur parole, résume pour
eux l’attitude à adopter. Les lois de la nature et les combinaisons de la
logique ne dépendant d’aucun principe d’autorité, le savant apprend
par lui-même et par confrontation de son savoir avec ses pairs ; il n’a
pas à se plier aux dogmes qui postulent des vérités préétablies.
Wilkins est cité une fois dans le journal d’Ashmole. Le 14 juin 1652, en
fin de matinée, il lui fait une visite, accompagné de Wren, dans la
maison qu’il occupe à Black-Friars, un quartier au cœur de Londres.
Ashmole précise que c’est la première fois qu’il le voit. Il ne dit pas la

1
Teutsche Merkur, Weimar, 1781 : 184. « Der General Monck, und viele
Militärpersonen, die wenig mehr als ihren Namen schreiben konnten, waren Mitglieder
der Gesellschaft. »
102
même chose de Wren, ce qui laisse penser qu’il le connait déjà1, la
liberté est donc entière d’imaginer ce qu’on veut. Cependant, si Wren
est déjà franc-maçon à cette date, ce qui n’est pas impossible, mieux
vaut ne pas confondre cette qualité avec celle qu’Anderson cherchera à
valoriser plus de soixante après, ni avec celle qui, sans l’intervalle, lui
sera reconnue parmi les opératifs le 18 mai 1691, selon une confidence
de John Aubrey faite le jour même2, et confirmée par John Evelyn, dans
son journal intime manuscrit3.
Voilà des réserves peut-être embarrassantes aux yeux des auteurs de
dictionnaires biographiques, qui préfèreraient un portrait plus austère.
Mais, sachant que la franc-maçonnerie politique émerge au dix-
septième siècle sans liens organiques avec la franc-maçonnerie
professionnelle, ce qui ne l’empêche pas de lui emprunter quelques
symboles, elle est donc antérieure à la formation de la Royal Society.
Wren peut très bien appartenir à une loge stuartiste dans un premier
temps, à la Royal Society dans un second, puis à la fraternité des
opératifs dans un troisième. Dans cette configuration, c’est plutôt cette
institution de savants qui doit son apparition à l’action concertée des
francs-maçons fidèles à la royauté incarnée par les Stuart, non l’inverse.
J’y reviendrai plus à fond au bon moment. Ne brûlons pas les étapes.
Pour l’heure, considérons que plus on se rapproche de la fin du siècle,
plus la prose d’Anderson devient précieuse, non parce qu’elle serait
véridique mais parce qu’elle ne peut se passer de s’adosser à des faits
ayant laissé des traces.
Avec Charles II, Anderson se félicite que la maçonnerie « authentique »
soit restaurée, comme sous Jacques I er. Pendant son exil sur le
continent, il avait même été fait franc-maçon. Pas Mason tout court,
comme on le lit dans les pages antérieures, non : Free Mason. Il aurait
nommé grand maître Henry Jeremy, comte de Saint-Albans, tandis que
Wren serait devenu l’un des deux grands surveillants. Et puis, il y aurait
eu une assemblée générale le 27 décembre 1663 pendant laquelle des
règlements en six articles auraient été établis. Ceci d’après l’édition de
1738, car celle de 1723 n’en dit rien. Comme nous sommes maintenant
habitués à ce genre de variation, passons outre pour lancer une
investigation dans la documentation extérieure et procéder à de
nouvelles comparaisons.

1
ASHMOLE 1774 : 316.
2
AUBREY 1847 : 99. Le mot pour évoquer la réception de Wren, parmi d’autres contem -
porains, est qu’il a été « adopté » comme Frère dans une convention de la Fraternité
des Maçons adoptés tenue à l’église Saint-Paul. Adopté est ici synonyme de « accepté ».
3
British Library, Add. Manuscrit 78333.
103
Anderson : « Charles II Stuart succéda à son père, et fut restauré avec
splendeur, âgé de 30 ans, le jour de son anniversaire, 29 mai 1660. »1
Reportons-nous en 1737, quand un correspondant de l’ecclésiastique
anglican George Kelly exilé en France, lui-même franc-maçon, situe
l’origine de la Fraternité au moment de la restauration de Charles II. Il la
désigne sous le terme de club, et un sceptique pourrait en prendre
ombrage, au prétexte qu’il préfèrerait lire Ordre ou Loge. Mais la suite
est éloquente : le Club « a commencé le 29 mai 1660 et n’a jamais été
discontinué »2. Ce n’est pas la Royal Society, puisque son apparition est
postérieure. Malgré la distance, malgré la dispersion des adhérents, il
n’y a jamais eu discontinuité. Dans une correspondance échangée entre
Frères, seule la franc-maçonnerie correspond à une telle description.
L’explication la plus simple est que, secrète sous Charles I er, clandestine
sous Cromwell, la franc-maçonnerie demeure discrète sous Charles II
mais acquiert par la volonté du roi une entière légitimité. A l’instar d’un
Ordre de chevalerie, elle rassemble les plus fidèles partisans qui ont
fourni les preuves de leur dévouement. L’idée d’être engagé dans un
combat n’est plus dans les esprits, mais celle d’avoir à œuvrer pour la
consolidation de la monarchie des Stuart conserve toute sa vigueur.
Alors, est-ce que le roi lui-même peut être regardé comme le grand
maître ? Anderson ne va pas jusque là, puisqu’il attribue cette charge au
comte de Saint-Albans. En revanche, le prince Charles-Edouard, quand il
sera interrogé dans les années 1770-1780 par le baron allemand Karl
Eberhard von Waechter n’hésitera pas une seconde. Par calcul, il
refusera de reconnaître sa propre appartenance et celle de son père
Jacques III, mais concèdera que plusieurs Stuart furent bel et bien
concernés, et avant tout son grand oncle Charles II3.
1
ANDERSON 1738 : 101.
2
HMC, Reports on the Manuscripts of the Earl of Eglinton, sir J. Stirling Maxwell, bart,
C.S.H. Drummond Moray, Esq. C. E. Weston Underwood, Esq. and G. Wingfield Digby,
Esq., Eyre and Spottiswoode, Londres, 1885. Lettre sans signature à George Kelly,
Avignon, 20 mai 1737, p. 490.
3
Missionné vers lui par des Frères allemands pour l’interroger sur le rapport des Stuart
à la franc-maçonnerie, le baron Karl Eberhard von Waechter demande à Charles-
Edouard « si Monsieur le comte avait été instruit par feu Monsieur son père que la
dignité du grand maître des francs-maçons était héréditaire sous l’illustre maison de
Stuart depuis Charles II roi de la Grande Bretagne, s’il avait reçu en conséquence les
papiers et documents y relatifs, s’il voulait les communiquer aux loges réunies, se
légitimer par cela comme leur grand maître et chef, et être reconnu par elles dans cette
charge éminente, à leurs avantages réciproques. » Charles Edouard, qui porte alors le
titre de Comte d’Albany, répond n’être « point du tout instruit de tout ce qui pouvait
avoir un rapport à la Maçonnerie, que, quoique plusieurs hommes illustres de sa maison
avaient été maçons, il avait marqué à plusieurs occasions à feu Monsieur son père son
inclination à le devenir, mais qu’il s’y était toujours opposé, que feu son père lui avait
déclaré plusieurs fois qu’il n’était pas Maçon, qu’il ne lui avait donc communiqué aucun
papier y relatif. » On sait que le prince se joue alors de Waechter, mais le fond de sa
104
Reprenons l’Anderson de 1723. « En plus de la tradition de vieux
maçons encore en vie, à laquelle on peut faire confiance, nous avons
bien des raisons de croire que Charles II fut un Franc et Accepté Maçon,
car chacun reconnaît qu’il encouragea beaucoup les artisans. »1 Le sens
de cette phrase n’est pas évident. Anderson ajoute à l’autorité de la
tradition (Charles II fut franc-maçon), l’argument de l’intérêt manifesté
par ce souverain envers les opératifs (il soutint le métier). C’est que,
dans la logique de ses axiomes, il tient absolument à lier deux éléments
d’information qui, en principe, doivent être disjoints. Toutefois,
retenons le premier. En se fiant au témoignage de contemporains âgés,
il sort des ornières tracées dans la partie antérieure de son récit. Ce ne
sont plus de vieux grimoires qu’il cite en les extrapolant à sa façon, ce
ne sont plus des passages empruntés à des livres, ou une vague rumeur
dont l’origine est indécelable, ce sont des sources directes dont il n’est
probablement pas le seul à savoir qu’elles existent. En 1723, trente-huit
ans après la mort de ce roi, il est en effet possible d’interroger des
Frères qui l’ont personnellement connu, sous réserve qu’ils consentent
à parler, ce qui ne doit pas leur venir spontanément dans un contexte
d’hostilités recommencées.
Un autre passage de la deuxième édition des Constitutions intrigue
beaucoup2. Il assure qu’une assemblée générale a lieu le 27 décembre
1663, au cours de laquelle un règlement en six articles fut établi. En
substance, il stipule qu’aucune personne ne sera acceptée dans une
loge régulière si elle n’est pas dirigée par le maître ou gardien du
district où elle se tient, et si elle ne comprend pas un homme du métier
au moins. De même, si un franc-maçon déjà accepté quelque part
demande à être accueilli dans une nouvelle loge ou assemblée, il doit
être en mesure de montrer un certificat prouvant son acception à la
loge dont il provient, et le Maître doit en consigner la teneur dans un
rouleau de parchemin conçu à cet effet. On reconnaît ici un fragment
du Manuscrit n°2 de la Grande Loge, souvent référencé comme
Harleian Manuscript n° 1942. Ces articles sont rajoutés à un texte plus
long et plus ancien. Leur intérêt est de confirmer ce qu’on sait de
l’acception, à savoir qu’elle correspond à une sociabilité sélective. Mais,
cette fois, il est clair que les acceptés n’appartenant pas au métier sont
majoritaires. Est-ce parce qu’ils ont réussi à évincer les opératifs,
conformément à la thèse de la transition ?
En aucun cas. Il existe de nombreux ateliers de maçons opératifs qui
n’ont rien à voir avec l’acception, et faire d’un certificat écrit le
réponse pour ce qui concerne “plusieurs hommes illustres” parmi les Stuart est cré-
dible. KERVELLA 2013 : 255-266.
1
ANDERSON 1723 : 41.
2
ANDERSON 1738 : 101-102.
105
passeport nécessaire pour être accueilli dans un groupe
majoritairement composé de non-opératifs révèle une culture non
seulement étrangère au métier mais aussi à la Compagnie de Londres,
laquelle intègre des artisans dûment installés dans la ville. La
prescription selon laquelle la loge receveuse doit comprendre au moins
un opératif n’est que le moyen de cautionner un dispositif largement
dominé par le symbolique. En ce sens, après 1660 le certificat remplace
le mot secret, et le fait de parler de loge régulière (regular lodge) met
l’accent sur le fait que la régularité est déterminée par l’adhésion à ce
système récemment institutionnalisé. Avant cette date, il valait mieux
ne pas en porter sur soi, sauf à courir le danger d’être fouillé par des
ennemis et d’être maltraités, voire promptement occis.
Une seconde citation du journal d’Ashmole semble contredire ce point
de vue, et Anderson ne manque pas non plus de la transcrire. Elle est
aussi connue que la première. Nous sommes les 10 et 11 mars 1682.
Ayant reçu une invitation à se rendre à une Loge de Frères tenue à
Londres dans la Chambre des maçons opératifs (Mason Hall), ce dernier
assiste à la réception de plusieurs néophytes, parmi quelques autres
anciens, puis participe à un dîner à la taverne de La Demi-Lune, dans
Cheapside. Malgré quelques petites variantes de transcription,
Anderson est assez fidèle au texte original1. En première lecture, son
intérêt réside dans le fait que le lien avec des maçons de chantier y est
indiscutable. Non seulement le local de l’assemblée est le leur, mais
parmi les présents se trouve une nette majorité d’opératifs, dont celui
qui dirige leur compagnie cette année-là, Thomas Wise. Les autres ne
seraient-ils pas en position de secondarité mimétique ? N’en croyons
rien.
Non seulement il ne faut pas oublier l’événement de 1646 qui voit
Ashmole fait franc-maçon dans une loge dont l’effectif ne comprend
pas d’artisans maçons, mais l’évolution des circonstances n’est pas celle
qu’on croit, au sens où ce ne sont pas des opératifs qui reçoivent des
spéculatifs, mais l’inverse. Ce n’est ni le fait de se réunir
exceptionnellement dans les locaux de la Compagnie londonienne, ni
celui d’y être accueilli par Wise, qui invitent ici à adopter une autre
opinion. Les opératifs déjà francs-maçons sont au nombre de 9 sur 11
présents. Les néophytes sont 5 sur 6. Si l’arithmétique plaide en leur
faveur, la logique montre autre chose.
En 1666, entre le 2 et le 5 septembre, un incendie violent ravage le
centre de Londres avec menace d’extension vers les banlieues. Plus de
treize mille maisons sont détruites. La plupart sont en bois. Au moment
de la reconstruction, il faut embaucher un nombre important d’ouvriers
1
Ibid. 105. ASHMOLE 1717 : 66-67.
106
pour rebâtir en pierre ou en brique. De nouvelles entreprises se créent,
les architectes ne désemparent pas. En même temps, les polémiques
enflent pour déterminer les responsabilités. Les républicains
nostalgiques de Cromwell, majoritaires parmi les sinistrés, accusent
violemment les papistes. En attendant la fin des travaux, Charles II
ordonne le transport des plus démunis vers d’autres villes. Beaucoup y
répugnent. Il faut parfois faire intervenir la force armée pour contenir
les mécontents.
Que des francs-maçons fidèles au roi attirent à eux des opératifs qui le
sont autant est dans l’ordre normal des choses. N’excluons certes pas
chez les seconds la volonté de former des associations pour cultiver un
entre soi, indépendamment de la Compagnie professionnelle qui siège
dans la ville, mais ils ne décident ni ne contrôlent en quelque manière le
réseau des loges politiques, si tant est que l’expression convienne, car
rien n’indique que des groupements stables soient en quantité déjà
implantés dans Londres. Les réunions occasionnelles sont les plus
usitées et, semble-t-il, pour recevoir seulement des nouveaux
membres, selon les règles édictées en 1663. En d’autres termes, on
peut appartenir à la Compagnie des Maçons sans appartenir à une loge,
et une loge peut se garder de recruter ses membres. Tout porte à croire
que la réunion de 1682 demeure assez exceptionnelle.
Les cinq néophytes concernés par une attache professionnelle sont
William Woodman, Samuel Taylour, William Grey, William Wise et
William Wilson. Le dernier est un sculpteur et architecte de quarante et
un ans dont la réputation est grande, notamment pour avoir réalisé en
1669 la statue de Charles II en façade de la cathédrale de Lichfield. En
1681, il a été anobli, ce qui lui donne indubitablement l’année suivante
un surcroît de notoriété. S’il n’était pas franc-maçon avant la cérémonie
de Mason Hall relatée par Ashmole, c’est que la loge qui le reçoit est
indépendante sur ce point. Être du métier n’implique aucun
automatisme de réception. Tout comme on l’a vu avec Nicolas Stone
cinquante ans avant, ce raisonnement vaut pour les autres. Woodman
deviendra d’ailleurs plus tard membre de La Corne, sans lien avec la
Compagnie.
Encore que, à bien lire Ashmole, on affronte un sérieux problème de
vocabulaire. En début de citation, il dit clairement que la cérémonie est
voulue pour recevoir de nouveaux francs-maçons ; puis, à la fin, il dit
que tous les participants se rendent après la réception pour manger à
l’auberge de La Demi-Lune aux frais des Maçons nouvellement
acceptés. Alors : francs et acceptés, en même temps ? Lui-même a-t-il
été accepté dans la loge occasionnelle de Warrington en 1646 ? Rien ne
l’indique. Nous ne sommes pas à cette date dans l’acception qui
107
concerne les opératifs, puisqu’il ne l’est pas, tout comme ne l’est pas en
1682 le capitaine Richard Borthwick. N’aurions-nous pas plutôt affaire à
une indétermination chez les protagonistes eux-mêmes ?
En janvier 1719, Richard Rawlinson, éditeur du livre d’Ashmole Les
antiquités du Berkshire, rappelle dans une préface la réception de
l’auteur en 1646 dans une loge occasionnelle du Lancashire, et il
accorde foi à une information fournie par Wren, selon laquelle des
maçons italiens et architectes auraient obtenu une patente du pape
pour construire des églises dans toute l’Europe. Il ajoute que les mêmes
seraient à l’origine de la Fraternité des « Adoptés Maçons, Acceptés
maçons ou Francs-Maçons qui se reconnaissent les uns les autres dans
le monde par certains signes et mots de passe connus d’eux seuls »1.
Etablit-il une équivalence entre adoptés, acceptés et francs ? La
question s’impose pour prévenir contre une tendance à vouloir que les
acteurs du passé soient toujours précis dans leurs formulations. A
certains moments, ils se satisfont d’une approximation qui, à leurs yeux,
ne porte pas à conséquence. Cependant, n’y a-t-il pas pléonasme a
considérer les francs-maçons politiques comme des acceptés, en raison
de la cooptation dont ils sont l’objet ?
De toute façon, même encore aujourd’hui, les avocats de la transition
ne sont pas en mesure de la décrire, dates et statistiques à l’appui, pas
même David Stevenson qui s’y est exercé pour l’Ecosse. L’intérêt des
spéculatifs vers les symboles et la rhétorique des opératifs est une
chose, autre chose sont les conditions dans lesquelles ils l’expriment.
Les emprunts qu’ils font aux allégories bibliques, aux classiques de la
littérature technique, où Vitruve est en position de choix, aux coutumes
ou anecdotes provenant des chantiers, les inclinent à faire bon accueil
aux artisans, non le contraire. Au moment où la reconstruction de
Londres est loin d’être achevée, avec un bâti en pierre qui a remplacé le
bois, ceux-ci sont a fortiori beaucoup plus nombreux qu’avant. Certains
se sont distingués dans leur manière de conduire à terme des marchés
d’importance et, surtout, d’adhérer aux ordonnances royales.
Anderson poursuit son récit en déplorant qu’après la mort de Charles II
son successeur Jacques II laissa les loges de Londres dépérir. Elles
« tombèrent dans l’ignorance, car elles ne furent pas dûment
fréquentées et cultivées »2. Cette appréciation est curieuse. En effet, le
règne de ce monarque dure trois ans, ce qui semble plutôt court pour
provoquer une désaffection massive. De février 1685 à décembre 1688,
que se passe-t-il en réalité ? Les chantiers encore ouverts sont moins
nombreux. Quoi de plus normal si les ouvriers et artisans mobilisés de
1
RAWLINSON 1719 : VI.
2
ANDERSON 1723 : 41.
108
toutes les régions soient repartis chez eux. Mais, s’il est clair que des
entreprises ferment, rien n’indique que les loges subissent une
désaffection. On peut même deviner dans certaines autres villes un
mouvement de diffusion vers des catégories sociales jusqu’alors
minorées. Qu’il soit voulu ou pas par les pionniers de l’aristocratie, il
traduit une tendance à l’imitation.
L’exemple est fourni précisément à Aberdeen où le père d’Anderson,
vitrier de son état, est un secrétaire apparemment dynamique dans sa
loge. On peut d’ailleurs considérer que ce mouvement de
démocratisation pour ainsi dire, est à l’origine des échos plus ou moins
ironiques répercutés dans la presse, ou dans des publications
disparates. La fable du Tripos, issue de l’imagination fertile de Jonathan
Swift et d’un de ses condisciples du Trinity College, est la plus
distrayante de ce point de vue. A l’été 1688, elle imagine une loge
formée dans cette institution universitaire, et qui est supposée
regrouper une grande variété de citoyens, du mendiant dépenaillé au
gentleman distingué1. Quant au docteur Plot, ami d’Ashmole, il écrit
dans son Histoire naturelle du comté de Stafford, en 1686, qu’il voit
désormais la société des francs-maçons « plus ou moins répandue un
peu partout dans notre nation »2.
Mieux encore, la loge plus tard appelée Antiquity n° 2 possède dans ses
archives un rôle de parchemin sur lequel sont transcrites les Old
Charges en quinze articles, et la date indiquée est 1686, « seconde
année du règne de notre très gracieux souverain seigneur roi Jacques le
deuxième d’Angleterre ». Robert Padgett, secrétaire de la Respectable
Société des Francs-Maçons de Londres y a mis la main, sans l’autorité
de William Bray, bourgeois de la ville et aussi Franc-Maçon. Fort
logiquement, comme l’ont déjà remarqué d’autres auteurs, on en infère
que la Société des Francs-Maçons n’est pas à confondre avec la
Compagnie des Maçons, d’autant que le nom de Padgett ne se trouve
pas dans les listes de cette dernière, et l’étonnement persiste que ce
soit paradoxalement dans une période qu’Anderson prétend endormie
que cette preuve du contraire soit irréfutable.

Figure 1. Archives de la Loge Antiquity n° 2 (RYLANDS 1911: VI)

1
SWIFT 1808 : CXXIII.
2
PLOT 1686 : 316. « I find the custom spread more or less all over the nation. »
109
Des maçons francs-maçons, si j’ose cette expression qui n’a rien de
redondant, sont encore signalés dans Londres et dans d’autres cités
anglaises à la fin du 17e siècle et pendant la première moitié du 18 e. Il
suffit de recenser les testaments signalés sur le site Web London Lives,
avec références documentées, pour en être convaincu. De 1680 à 1743,
on en compte au moins 18 qui revendiquent explicitement cette
qualification1. Ceux-là prolongent leurs propres traditions sans se
rattacher à celle fraichement imaginée par Anderson. Ils sont opératifs,
ils travaillent au pied du mur.
Anderson persiste dans l’incohérence quand il assure avec conviction
que Jacques II ne fut pas maçon, que l’Art fut beaucoup négligé sous
son règne, mais que Wren, grand maître élu, réunit chaque année les
Frères pouvant espérer de lui qu’il préserve intacts les vieux usages.
Comme il privilégie ici l’histoire du métier, et comme Wren n’a été
maçon accepté sous cette bannière (adopté) qu’en 1691, selon le
témoignage d’Aubrey, la chose semble impossible. Certes, nous
pouvons envisager sérieusement qu’il était franc-maçon politique
avant, mais Anderson se garde bien de la moindre concession sur ce
point. Il lui suffit de louer un architecte renommé, détenteur par
surcroît de la charge de Surveillant général des travaux du roi, pour lui
attribuer un office qui n’existe pas encore.
Donc, nous voici à la veille de la Révolution de 1688, sans avoir trouvé
dans les Constitutions matière à ajuster une chronologie fiable des faits
et évènements. Chez Anderson, le titre de franc-maçon est attribué à
n’importe quel personnage de renom à cause de l’intérêt qu’il montre
envers les bâtisseurs ou parce qu’il finance des grands chantiers. Bien
que les preuves fassent défaut, il qualifie ainsi tous ceux dont il pense
qu’ils auraient mérité de l’être. Voilà pourquoi il attribue une grande
maîtrise aux souverains cités dans les annales ou à un grand
fonctionnaire de leur entourage. Un homme d’aujourd’hui s’autorise la
même fantaisie en vantant les mérites des maçons sans tablier (without
apron), sous prétexte que leur conduite publique serait en accord avec
l’éthique pensée dans les loges.

1
Londonlives.org. Voici leurs noms : Thomas Knight, John Ward, Richard Bird, Stephen
Bumstead, John Quatermaine, Thomas Rapar, Francis Whitecraft, Arnold Wilkinson,
John Cotton, Thomas Simkin, John Sparke, Edward Moore, Robert Pankridge, George
Fennell, Jonathan Hicks, Samuel Sessions, Thomas Sweet, George Townesend.
110
6. Révolution

Charles II meurt le 6 février 1685, sans héritier direct. On dit qu’il s’est
converti au catholicisme avant d’exhaler son dernier souffle. Son frère
Jacques II lui succède, lequel s’est converti secrètement bien plus tôt,
en 1668 ou 1669, puis a épousé en 1673 la très catholique Marie de
Modène. D’un premier mariage contracté en 1660, il a eu deux filles
Marie et Anne, élevées dans la religion protestante. Rapidement il
prend des mesures visant à rapprocher des lieux de pouvoir ses
coreligionnaires jusque là marginalisés, voire tenus en suspicion pour
cause de contentieux tenace avec la papauté depuis la schisme voulu
par Henry VIII. En même temps, il souhaite entretenir des rapports de
bonne intelligence avec les anglicans, mais se montre hostile aux
presbytériens. Ni à Londres ni à Edimbourg, l’ambiance n’est à la
sérénité. Malgré une Déclaration d’indulgence qu’il en vient quand
même à publier, il ne réussit pas à mobiliser durablement l’opinion en
sa faveur.
Son second mariage reste longtemps stérile. Le 10 juin 1688, un fils naît.
Aussitôt les parlementaires de l’opposition redoutent que celui-ci soit
éduqué dans la foi catholique et accepte plus tard le retour d’une
soumission à Rome. Une délégation s’empresse de se rendre en
Hollande auprès de Guillaume d’Orange, époux de Marie Stuart, la fille
aînée, pour déterminer le couple à mener une expédition militaire qui
aboutirait au renversement de ce roi mal aimé. Des conciliabules ont
déjà été engagés pendant la grossesse de la reine. Guillaume et Marie
acceptent. Une importante flotte se dirige vers les côtes anglaises. Dans
l’impossibilité de réunir rapidement des forces capables d’empêcher la
marche sur Londres après le débarquement, Jacques II choisit la fuite
que ses ennemis interprètent comme une abdication de fait. Passé en
France, Louis XIV lui donne volontiers asile dans le château de Saint-
Germain-en-Laye. Des milliers de partisans l’imitent, qui s’installent
dans la région parisienne et dans plusieurs villes portuaires de la
Manche et de l’Atlantique.
Cette révolution est dite glorieuse ou heureuse, car elle aurait
rencontré peu de résistances (certains généraux de Jacques ont fait
défection) et se serait achevée sans effusion de sang. N’entrons pas
dans des considérations complexes où l’on sait que l’Irlande,
notamment, rétive à plier sous le joug hollandais, est le théâtre de
massacres. Ne rappelons pas non plus les tentatives de reconquête qui
échouent au cours des mois suivants. Quand il en parle, Anderson
tresse des lauriers à Guillaume d’Orange qui « est reconnu franc-maçon
par beaucoup de gens »1. Nous aimerions posséder quelques noms de
témoins fiables de cette reconnaissance. Hélas, aucun n’est révélé !
Anderson se risque ici à une dissymétrie. La qualité de maçon, il la
refuse à Jacques II mais l’accorde à son vainqueur. Une truelle ne
possède qu’un seul manche, en somme. La maigre précision fournie est
la suivante : « Le roi fut fait franc-maçon en privé et approuva le choix
de Wren comme grand maître »2. Où, quand et comment ?
Grâce à Aubrey, nous savons avec plus de justesse ce qu’il faut penser
de Wren. Il ne peut pas être grand maître des opératifs en 1688 ou, si
l’on préfère, en 1689, puisqu’il n’est accepté dans leur fraternité qu’en
1691. De plus, la notion de grande maîtrise est la plus inconsistante qui
soit à cette date. En revanche, certains autres fragments d’information
fournis par Anderson méritent d’être retenus, sous réserve de les
replacer dans le contexte sociopolitique de la fin du siècle.
Commençons par la référence à Charles Lennox, I er duc de Richmond.
Selon notre auteur, vers 1696 il serait Maître de la loge de Chichester
et, au cours d’une assemblée annuelle à Londres, serait choisi grand
maître, avec l’approbation du roi Guillaume. Il aurait fait de Wren son
député qui deviendrait à son tour grand maître en 1698 3. Laissons donc
ces titres de côté et voyons plutôt ce qui est connu de Richmond.
Né en 1672, ce duc est le fils adultérin de Charles II et de sa maîtresse
Louise de Keroual. Cette fois, le propos d’Anderson acquiert de la
consistance par l’intervention d’un vieux Frère nécessiteux, Edward
Hall, qui, le 2 mars 1732, sollicite un secours pécuniaire de la Grande
Loge de Londres. Il expose avoir été fait maçon trente-six ans aupara-
vant par le premier duc de Richmond, dans la loge de Chichester, et
être appuyé dans sa demande par le second duc, fils du précédent 4.
Cela correspond, et personne ne conteste alors l’information. Six ans
plus tard, est-ce qu’Anderson s’en inspire pour écrire sa deuxième
1
ANDERSON 1723 : 43.
2
ANDERSON 1738 : 107.
3
Ibid.
4
SONGHURST 1913 : 216. « La pétition du frère Edward Hall, membre de la Loge du Cygne
à Chichester, y ayant été reçu Maçon par le regretté duc de Richmond voilà trente-six
ans, et maintenant recommandé par le duc de Richmond actuel, comme devant faire
l’objet de la charité des Maçons Francs et Acceptés, cette pétition a été lue, et le Frère
Hall a été interpellé, et après que quelques explications lui aient été demandées, il s’est
retiré, et la question étant mise en délibération, il a été résolu que six guinées lui soient
données pour sa subsistance. »
version des Constitutions ? C’est possible. Le fait n’en reste pas moins
établi ; s’il ne l’était pas, le second duc de Richmond pourrait facilement
le démentir et éviterait de soutenir Hall dans sa démarche. Toutefois,
répétons-le : maître d’une loge particulière, soit ; grand maître, cela est
difficile à croire.
Que sait-on du premier duc, sinon que, peu après l’avènement de
Jacques II, à l’été 1685, il passe en France avec sa mère. Présenté à la
cour de Versailles, il se convertit au catholicisme le dimanche 21 oc-
tobre dans la chapelle de Fontainebleau. Louis XIV en personne assiste
à la cérémonie d’abjuration dirigée par Jacques-Bénigne Bossuet,
évêque de Meaux1. Au moment où Jacques est chassé par la Révolution
orangiste, il clame son attachement à sa personne. En 1690, quand une
expédition navale est lancée vers l’Irlande, il se porte volontaire pour y
participer, mais est jugé encore trop jeune. Elle échoue, de toute façon.
Il doit se contenter de faire ses premières armes sur le continent où le
commandement d’une compagnie lui est offert dans le régiment royal
de cavalerie. Cependant, nostalgique de l’Angleterre et des fastes de la
cour, il repasse la Manche sans prévenir personne, croit-on, puis rede-
vient protestant le 15 mai 1692. Bien sûr, Guillaume se félicite d’un tel
retour et favorise l’année suivante son entrée à la chambre des Lords. Il
en fait même l’un de ses aides de camp. Son devenir semble alors tracé,
mais en 1696 il est soupçonné de servir maintenant en secret la cause
jacobite. La date est justement celle de son implication dans la loge de
Chichester.
Un complot a été organisé. Jacques II espère rétablir son pouvoir avec
l’aide d’un corps expéditionnaire français concentré à Calais. Des deux
côtés du Channel, des agents très spéciaux communiquent ses ordres
aux fidèles en attente du jour J. Il est même prévu d’assassiner
Guillaume, qualifié d’usurpateur, après s’être emparé de sa personne.
Manque de chance, le contre-espionnage anglais réussit à empêcher
l’opération en interpellant les principaux meneurs. Sept d’entre eux
sont condamnés à mort sans délais. Tandis que le projet d’expédition
doit être annulé après plusieurs semaines de tergiversations, Richmond
est donc lui-même sérieusement inquiété. Si la documentation officielle
fait défaut pour savoir quel fut son degré d’implication, ces deux séries
d’événements liés au complot et à l’apparition de loge de Chichester ne
manquent pas d’être suggestives quand elles sont mises en rapport, de
même d’ailleurs que la mise en sommeil de cette loge dans les années
consécutives.
Les historiens qui répugnent à s’aventurer dans les méandres des rivali-
tés de partis n’en tiennent pas compte, ou en minorent considérable-
1
DANGEAU 1830 : I, 192.
113
ment les conséquences possibles. Il suffit pourtant d’élargir le point de
vue pour comprendre que les années 1690 sont particulièrement fé-
condes en recrutements maçonniques sous la bannière des Stuart. Les
Ecossais sont très entreprenants à Dunblane, Dumfries, Edimbourg,
Inverness et Dunfermline. Surtout quand des familles exilées à Paris et
ses environs conservent des liens avec des proches restés sur place, on
voit des Frères franchir le Channel, dans les deux sens, pour contribuer
à la lutte contre les orangistes, comme chez les Drummond ou les
Cameron de Dunblane. Et c’est l’occasion pour le nouveau gouverne-
ment fidèle à Guillaume de tenter d’infiltrer les milieux jacobites pour
mieux pouvoir déjouer les manœuvres qui y sont concertées. La consul-
tation des dossiers de la Bastille confirme que les méfiances sont parfois
exacerbées, avec des arrestations en chaîne à la demande de Jacques II
ou de ses officiers1. C’est même un pasteur calviniste et théologien
français résidant à Rotterdam depuis la révocation de l’Edit de Nantes,
Pierre Jurieu, qui coordonne l’action de plusieurs agents secrets de
Guillaume2. Les interpellations qui ont lieu à Paris, en 1696 précisé-
ment, sont révélatrices de la fébrilité qui règne chez les réfugiés de
Saint-Germain-en-Laye.
Pendant longtemps encore, jusqu’aux années 1750, les mêmes scènes
se reproduiront. Les jacobites ne renonceront pas d’entretenir des liens
à la fois familiaux, maçonniques et politiques des deux côtés de la
Manche. Sur cet arrière-plan, on comprend mieux alors une tirade de la
pièce de théâtre de Suzanna Centlivre, A Gotham Election, imprimée en
1715. Quand un des personnages arrive de France pour accomplir une
mission secrète, il dit explicitement qu’il agit pour le compte du Cheva-
lier de Saint-George qui est le nom porté par Jacques III à partir de
1708. Après quoi il boit à « la veuve et l’orphelin »3. N’en concluons pas
qu’il existe un réseau maçonnique étendu, et encore moins que les
loges sont conçues comme des lieux de conciliabule incessant. Elles
1
RAVAISSON 1879 : X, 82 et suiv.
2
Ibid. 82. Pierre Jurieu, Rotterdam, à John Trenchard, Whitehall, 14/24 novembre 1693.
« Je ne doute pas que vous ne sachiez que par ordre du Roi [Guillaume] j’ai communi-
qué depuis quelques années avec mylord Nottingham pour entretenir des intelligences
en France, par des nouvelles et autre chose. » Jurieu a des correspondants à Paris,
Saint-Malo, Brest, Rochefort, Toulon, La Rochelle, Dunkerque. En 1695, il signale que
plusieurs se sont fait prendre par la police de Louis XIV. Leur transfert à la Bastille est
réalisé dès le début mars 1696. Jurieu est alors convaincu d’avoir été trahi. « Nous
sommes persuadés, à présent, que nous avons été trahis par quelqu’un de Rotterdam
où la cour de France a beaucoup de réfugiés dans ses intérêts. » Pierre Jurieu, Rotter-
dam, à James Vernon, Whitehall, 17/27 avril 1696.
3
CENTLIVRE 1715 : 170. « Mayor : Well, and how does all our friends on to’other side the
water, ha ? Well, I Hope ? – Friend : Oh fort bien, Monsieur Mayor, and Monsieur le
Chevalier be varey much your humble serviteur, Begar. –Mayor: I am very much his, I am
sure. Come Monsieur, to the Fatherless and Widow. (Drinks.) »
114
sont comme par devant ouvertes aux ardents défenseurs du régime ; on
y entretient l’affection pour une dynastie malmenée. Centlivre ne
l’ignore pas, et ses lecteurs ou spectateurs non plus.
Pour certains exégètes, 1696 est aussi la date de rédaction du premier
rituel de réception connu1. En suscription, une courte phrase le pré-
sente ainsi : « Quelques questions concernant le Mot de Maçon 1696 ».
A l’intérieur du texte, il apparaît comme ayant été pratiqué à la loge de
Kilwinning. Compte tenu de certains propos pour le moins fantasques et
moqueurs qui le parsèment, je le tiens quant à moi pour une parodie.
Dans sa matérialité, il frôle d’ailleurs la contradiction, puisque tout
impétrant doit jurer de ne jamais rien écrire de ce qu’il apprend en loge,
pas même sur la neige ou le sable ; or, n’est-il pas un écrit ? Mais,
comme toute parodie, il s’inspire d’une réalité aujourd’hui délicate à
caractériser. Est-ce un document antérieur ? Est-ce une scène vécue ?
Il s’adresse de préférence à des gentilshommes, bien plus qu’à des
ouvriers ou artisans de métier. Lesquels correspondent peu au modèle
peint ensuite par Anderson. Pourquoi des gentilshommes ? Parce que
l’interdiction d’écrire quoi que ce soit est formulée de la façon sui-
vante : si vous êtes récipiendaire, rien de ce que vous voyez et entendez
ne doit être révélé à autrui, « vous ne devez jamais le mettre par écrit,
ni le tracer à la pointe d’une épée, ni par quelque autre instrument »2. Il
ne semble pas que les opératifs de la fin du dix-septième siècle, ni avant
ni après, portent l’épée. Ce privilège ne leur est pas accordé. L’en-
semble du manuscrit ignore du reste la possibilité d’une reconnaissance
entre hommes de l’Art uniquement selon les compétences requises aux
chantiers. On passe de métaphore en métaphore, de symbole en sym-
bole, sans jamais se préoccuper de ce qu’est la maçonnerie concrète.
Le début de ce pseudo-rituel pose déjà l’énigme de savoir qui parle à
qui, comment et pourquoi. Deux individus se rencontrent. L’un de-
mande à l’autre s’il est maçon. La réponse est : « Vous le saurez en lieu
et temps convenables ». Une didascalie précise que cette réponse est
seulement à faire quand la rencontre a lieu parmi d’autres gens qui ne
sont pas maçons eux mêmes, dans le cas contraire la preuve est appor-
tée par les « signes, attouchements et autres points ». En d’autres
termes les deux individus se découvrent par les conventions secrètes
qu’ils connaissent, mais, immédiatement après « autres points » le
rédacteur ajoute qu’il s’agit des conventions apprises lors de sa propre
entrée en loge. « signs, tokens en other points of my entrie ». Nous en
inférons que le manuscrit consigne plutôt de mémoire une expérience
personnelle plus ou moins bien vécue. D’où l’oscillation entre l’austère
1
KNOOP, JONES, HAMER 1943 : 31-34.
2
Ibid. 33.
115
sérieux et l’humour parodique, car considérer que la clef de la loge est
une « langue bien pendue », ou bien que les gestes d’instruction sont
des « postures et grimaces ridicules » n’est tout de même pas flatteur.
Donc, malgré ses insuffisances, ce rituel offre au moins l’avantage de
fournir comme en instantané la certitude qu’en 1696 la loge de Chi-
chester où œuvre le premier duc de Richmond n’est pas un cas isolé.
Par ricochet, le propos d’Anderson est renforcé dans sa validité. Voilà
pour une première remarque. Une seconde ne doit pas nous échapper.
Légué à la postérité par un Frère fraîchement reçu et parjure, le rituel
ne dévoile pas ouvertement le Mot de maçon mais renvoie à deux
passages de la Bible citant Jakin et Boaz, ces deux colonnes ou piliers
situés à l’entrée du temple de Salomon (Rois, I, 7,21 ; Chroniques, II,
3,17). Les sources recueillies dans les années 1630 et 1640 ne permet-
taient pas de le savoir. Elles faisaient allusion au Mot sans le prononcer
ni fournir des indices sur son contenu. Maintenant, le secret est levé. Et
nous avons la certitude qu’il n’est pas autrement, puisque le 6 octobre
1689, le pasteur épiscopalien Robert Kirk en parle lors d’un dîner à
Londres avec Edward Stillingfleet, doyen de la cathédrale Saint-Paul et
évêque de Worcester. Peu après, dans son journal, il écrit : « Le docteur
[Stillingfleet] appela le Mot de Maçon un mystère rabbinique, que j’ai
un peu élucidé. »1 Ce soir-là, il n’en dit pas plus, mais dans un manuscrit
de 1691 publié après sa mort, en 1815, il expose ceci : « Le mot de
maçon dont certains font un mystère, je n’en dirai pas plus que ce que
j’en sais. C’est comme un mystère rabbinique, en forme de commen-
taire sur Jakin et Boaz, les deux piliers dressés dans le Temple de Salo-
mon (Rois, VII, 21), auquel s’ajoute quelque signe secret communiqué
de main à main, par lequel ils se reconnaissent et deviennent familiers
l’un avec l’autre. »2

1
KIRK 1933 : 139.
2
Ibid. 64.
116
Or, reportons-nous aux œuvres de Jacques VI-I er, telles qu’elles sont
publiées en un volume en 1616. Entre des envols métaphysiques et des

Figure 2. Frontispice, Œuvres de Jacques Ier, 1616

117
recommandations morales, comme l’exhortation aux citoyens dévoués
d’apporter leur pierre à l’édifice commun ou leur obole à la caisse de
soutien d’une veuve, contrairement aux égoïstes en intrigues 1, elles
témoignent d’une fréquentation assidue des écritures bibliques et de
certains exégètes chrétiens. Il y est souvent question du temple de
Jérusalem, de sa construction, de sa reconstruction. Salomon, « le plus
sage roi qu’il y eut jamais »2, est alors vénéré comme un modèle de
gouvernement à la fois ferme et équilibré. Ce pourquoi est placé en
frontispice du livre la gravure de deux piliers qui, enjolivés à la mode du
temps, figurent l’entrée d’un édifice que le jeu allégorique suggère être
l’ensemble des îles Britanniques.
L’analogie est certaine avec le temple de Jérusalem en particulier, et
Israël en général. Les deux piliers sont en réalité formés chacun de deux
colonnes protégeant des statues. Celles de gauche encadrent un ange
ailé au visage de femme, lisant un livre, sans doute la Bible, car un
motto dit qu’elle représente la religion. Celles de droite encadrent un
guerrier couronné, l’épée au côté, vêtu à la romaine, avec pour motto
l’inscription Pax. Chaque paire de colonnes est surmontée d’un chapi-
teau. Celui de gauche supporte une licorne arborant un écu à la rose. A
droite, une autre licorne arbore un écu au chardon. De cette manière,
un second doublet symbolique est affiché, celui du chardon écossais et
de la rose anglaise. Le roi Jacques est celui qui a uni les deux nations,
l’Irlande étant sous-entendue dans le giron anglais.
Entre les deux piliers est le titre du livre, The Workes of the most High
and Mighty Prince, James, etc. Le lecteur est par conséquent invité à
passer entre les deux piliers pour pénétrer dans les travaux du roi. A un
autre niveau d’interprétation, il s’agit bien sûr de considérer aussi qu’on
pénètre dans l’empire. Confirmation de ce qu’on doit en penser est
apportée en 1625 par le discours que John Williams, évêque de Lincoln,
prononce le jour des funérailles de celui qu’il appelle le Salomon de la
Grande Bretagne, à l’église Saint-Pierre de Westminster3.
L’assimilation de Londres à Jérusalem, et de l’empire entier à Israël, y
est patente. Mieux encore, Jérusalem est décrite comme l’union de
deux cités, Jébus et Salem, de deux tribus, Juda et Benjamin 4, ce qui
renvoie donc à l’Ecosse et l’Angleterre. Très tôt, Jacques a voulu faire
reposer son pouvoir sur les deux piliers (two pillars) de la Justice et de la
Paix5. Et l’éloquent évêque file une série de comparaisons, parmi les-

1
Ibid. 224
2
JAMES Ier 1616 : 551
3
WILLIAMS 1625.
4
Ibid. 39.
5
Ibid. 51
118
quels on note que la science de Salomon était supérieure à celle de tous
les princes de l’orient (Princes of the East), de même que celle de
Jacques ler plaçait celui-ci au-dessus des princes du monde entier, tant il
savait embrasser tous les arts et sciences. Jusqu’à sa mort, le roi
Jacques fut parmi ses peuples un autre chérubin avec une épée flam-
boyante (flaming sword) pour chasser les ennemis belliqueux. Un
moment, on l’entrevoit même dans le souci de montrer son affection à
« la noblesse, la clergie, et à toute la communauté en général »1. Il est
mort dans la quiétude, sans que sa mémoire ne fût beaucoup altérée
(memory not much impaired2). Et de conclure qu’il fut, en somme, la
représentation vivante des vertus de Salomon, en espérant que son fils
Charles incarne à son tour celles de son père : Mortuus est pater, et
quasi non est mortuus, similem enim reliquit sibi post se3.
L’inconvénient des études iconographies ayant rapport à l’Ancien
Testament est qu’elles se prêtent à des controverses sans fin, car les
références textuelles possibles sont elles-mêmes infinies. On n’en
épuise jamais le sens. On admettra cependant que, sous le règne de
Jacques Ier, un univers symbolique se met en place, et que des emprunts
y seront faits plus tard par de nombreux rituels maçonniques. Ceux qui
s’engagent aux côtés du fils pendant les guerres civiles peuvent être
logiquement enclins à reprendre dans leur littérature partisane les
quelques références qui viennent d’être recensées. A droite de l’entrée
du temple, la colonne Jakin correspond à l’Ecosse, tandis que Boaz
correspond à l’Angleterre. Je ne crois pas que cette distribution soit
innocente. Le roi d’Ecosse revendique la vaillance militaire, la fermeté.
Sous la rose anglaise, la religion valorisée est celle de l’église épiscopa-
lienne. N’oublions pas que l’une des raisons de la guerre au cours des
années 1630-1640 est, chez les Ecossais majoritairement rangés du côté
de l’église presbytérienne, le sentiment d’être floués.
Le frontispice de la Bible publiée en 1611 et réactualisée selon les
critères de l’époque, cette Bible qui porte le nom du roi Jacques 4, peut
également se prêter à une analyse poussée, car on y devine la préfigu-
ration de symboles repris dans des tableaux de loge ultérieurs.

1
Ibid.
2
Ibid. 52.
3
Le père est mort, mais il n’est pas vraiment mort, car il laisse après lui quelqu’un qui
lui ressemble. (Ecclésiastique, 30,4).
4
The Holy Bible, conteyning the Old Testament, and the New, Londres, Robert Barker.
119
Figure 3. Frontispice Bible de 1611, dite de Jacques Ier

Le tétragramme divin est centré dans le haut, un aigle plane au-des-


sous, la lune et le soleil sont répartis de chaque côté, deux colonnes
abritent Moïse et Josué, un pélican nourrit sa couvée dans le médaillon
du bas. La croix de Saint-André fait penser au grade qui portera ce nom.

120
La frise sculptée au-dessus des colonnes est un ensemble de tentes
contenant les écus attribués par le graveur Cornelis Boel aux douze
tribus d’Israël, et l’on ne peut ignorer que le Royal Secret reprendra
cette image de tentes dressées au Camp du Rendez-Vous. Sur la co-
lonne de droite, une tête de lion suggère encore la force.
Pour sa part, sans rien dire de l’Ecosse, ni du Mot de Maçon pourtant
connu à Aberdeen, sans même écrire ni Jakin ni Boaz, Anderson assure
qu’au début du règne de Guillaume, quelques loges occasionnelles
subsistent à peine dans le Sud de l’Angleterre, tandis qu’à Londres on
en trouve au moins sept à s’assembler formellement : à Southwark près
de l’hôpital Saint-Thomas en reconstruction, à Saint-Paul près de la
cathédrale, à Piccadilly en face de l’église Saint-James, à Westminster
près de l’abbaye, à Covent-Garden, à Holborn, à Tower-Hill 1. Mais
toutes en viennent à ne plus fonctionner pour deux raisons complé-
mentaires. La première est la négligence de leurs maîtres et de leurs
surveillants respectifs, la seconde l’absence à Londres d’un grand
maître noble ainsi que la non-assiduité aux assemblées annuelles.
L’explication est plutôt courte, d’autant que notre bon pasteur impute à
Wren d’avoir délaissé sa propre charge de grand maître après l’achève-
ment de la cathédrale Saint-Paul, quoique la loge associée continuât ses
réunions jusqu’à la mort de la reine Anne en 1714.
Là encore, on se demandera si Anderson ne s’inspire pas tout simple-
ment de la réalité vécue pendant la reconstruction de la ville après le
grand incendie de 1666. On sait qu’il a bien fallu recruter des ouvriers
en masse et ouvrir ici et là des ateliers. Ceux-ci ont duré plus ou moins
longtemps et ceux qui les ont vus à l’œuvre en ont encore le souvenir.
Ils ont fermé l’un après l’autre une fois que les nouveaux immeubles
ont été achevés. Le fait des mélanger les genres incline Anderson à les
annexer sans raison à son récit. Qu’il y ait eu des baraques provisoires
dans les quartiers qu’il cite n’est pas en soi une anomalie. Qu’il les
transforme en loges, selon la conception qu’il s’en fait maintenant, en
est une.
Mais, peu importe, il est temps de passer dans la région parisienne où
les Frères de l’exil ont transporté leur si singulière culture. En France,
l’un des premiers auteurs à avoir cherché des preuves de l’existence
d’une franc-maçonnerie jacobite à Saint-Germain-en-Laye est Gustave
Bord. Il en a trouvées. Malheureusement, peu soucieux de fournir ses
sources, il indispose ses lecteurs par les extrapolations qu’il s’autorise à
partir d’elles. Aujourd’hui, nous ne pouvons les accepter comme rece-
vables qu’à la condition de pouvoir les corroborer par une documenta-
tion non citée par lui. Faute d’indices suffisamment forts, la circonspec-
1
ANDERSON 1738 : 107. Il y ajoute quelques autres sans dire où elles se trouvent.
121
tion reste obligée. En outre, trop prompt à accepter les postulats d’An-
derson sur la transition de l’opératif vers le spéculatif, trop attaché à
suivre la trame chronologique artificiellement déroulée dans les Consti-
tutions, Bord s’égare souvent dans des impasses, comme en prêtant à
Ramsay un rôle qu’il n’a pas joué, ou en fabriquant la fable d’une scis-
sion de la loge parisienne Saint-Thomas entre hanovriens et jacobites,
fable reprise par une cohorte de compilateurs actuels, les plus prolixes
d’entre eux ayant même l’audace de se prétendre scientifiques.
Une fois de plus, les choix militaires sont décisifs. « Comme les Stuart
s’étaient réfugiés à Saint-Germain-en-Laye, il est probable que cette
ville fut pendant longtemps le centre de la f m jacobite, et tout
porte à croire que la première loge battant maillet en France fut la
Bonne Foi à l’O des gardes écossaises du roi d’Angleterre (régiment
de Dillon). »1 La remarque reste prudente, qui avance une probabilité,
une croyance, mais plus sur le nom de la loge que sur le fait de l’expor-
tation de la franc-maçonnerie dans les bagages de Jacques II. Il s’agit, en
quelque sorte, d’un fait générique : « C’est sous la forme de la fm
jacobite que cette secte fit son apparition en France avec les régiments
irlandais et écossais. »2 Ou encore : « C’est cette maçonnerie qui consti-
tua presque toutes les loges de notre pays et particulièrement celles de
Paris. »3
Ailleurs, Bord fournit le nom d’une autre loge. Le régiment de Walsh
« semble avoir eu la plus ancienne L reconnue par le G O de
France. En effet, le 13 mars 1777, le G O admit que sa constitution
primitive datait du 25 mars 1688, et que cette constitution avait été
renouvelée le 9 octobre 1772 par la G L de France. »4 Il s’agit de La
Parfaite Egalité, selon un titre qu’elle ne portait peut-être pas à
l’époque. A condition de nuancer le vocabulaire, voilà un premier point
d’ancrage. Comme le signale Daniel Kerjan, il ne s’agit pas de penser
que cette loge a obtenu des constitutions à cette date, mais que le
Grand Orient admet qu’elle a commencé ses travaux. « Le sérieux, voire
la sévérité, avec lesquels la Chambre des provinces et la Chambre
d’administration examinaient alors les présentations des loges en ce
domaine font que cette mention dut être considérée avec la plus
grande attention, même en l’absence d’autres documents pour la
corroborer. »5
En mars 1688, la reine Marie de Modène est enceinte ; les fidèles aux

1
BORD 1908 : 117-118.
2
Ibid. 117.
3
Ibid. 60.
4
Ibid. 491.
5
KERJAN 2014 : 33.
122
Stuart espèrent qu’elle accouchera d’un fils. Dans l’attente, que des
officiers des gardes irlandaises, dont le régiment sera titré du nom de
ses colonels Dorrington puis Walsh, choisissent de former une loge
n’est pas en soi une anomalie, pas plus que ne l’est la moquerie du Tri-
pos la même année au Trinity College de Dublin, allusion y étant
d’ailleurs faite à la naissance du prince survenue entre temps. Que les
mêmes continuent à se réunir après l’installation dans la région pari-
sienne ne l’est pas non plus. Ils ne sont de toute façon pas les seuls à
œuvrer en ce sens. L’existence de relations fréquentes entre des per-
sonnes de même groupe familial maintenant réparti des deux côtés de
la Manche, dont plusieurs appartenant à des loges notamment écos-
saises, est attestée.
Les sceptiques objectent que, faute de registres ou de listes à se mettre
sous la main, il n’est pas permis de placer les débuts des loges continen-
tales à ce moment. L’objection à cette objection est qu’ils font moins de
manières quand ils évoquent la première loge parisienne intramuros de
1725, en se fondant sur l’unique déclaration erronée de l’astronome
Lalande faite dans une notice tardive de L’Encyclopédie, car on ne
trouve pas non plus à son sujet de documents originaux émis au mo-
ment de sa fondation. Ils en font moins en paraphrasant la fable d’une
Saint-Thomas bifide qui n’a jamais existé comme telle. Quant à la récu-
sation du témoignage apportée par le magistrat Philipe-Valentin Bertin
du Rocheret qui avait l’avantage de bien connaître les jacobites, elle
leur inspire souvent un déni pathétique. « Introduite en France à la
suite du roi Jacques II en 1689 »1, écrit ce dernier de la franc-maçonne-
rie.
Selon plusieurs compilateurs, légendaires ou mythiques seraient La
Bonne Foi et la Parfaite Egalité. Pour ce qui concerne la première, il est
loisible de relever les hésitations de Bord qui reconnaît n’avoir pu
trouver aucune « preuve positive » de son existence. Et une lecture
rapide de certains tableaux généraux diffusés en imprimés par le Grand
Orient suggère que la seule loge de ce nom à Saint-Germain-en-Laye fut
civile et n’apparut qu’en 1778. Eh bien, non, la réalité est plus palpable.
Comme le prouve un diplôme délivré par certains de ses officiers, le
régiment de Dillon possède assurément une loge dans la première
moitié du dix-huitième siècle2. Au début des années 1750, elle est
dirigée par le capitaine Patrick Fanin, avec pour adjoint aux fonctions de
premier surveillant son lieutenant colonel Jacques de Nihell, lequel a
passé sa jeunesse à Saint-Germain-en-Laye où son père, avocat de

1
Bibliothèque de Chalons, manuscrit 125, p. 240, Bertin du Rocheret à P. Thierrion.
2
AD62, 3 E 447/4, 27 septembre 1752. Diplôme maçonnique délivré à Charles-François-
Xavier André, à Hesdin où le régiment de Dillon est en garnison.
123
formation, était secrétaire des commandements de leurs Majestés
Britanniques1.
Il est vrai que les lacunes dans les archives invitent à la prudence. Mais
voici donc des militaires qui peuvent fort bien prolonger une tradition
commencée avant eux sous la contrainte de l’exil. Si leurs aînés ne font
pas école tout de suite auprès de leurs hôtes français, c’est pour la
simple raison qu’ils sont persuadés de pouvoir revenir rapidement en
vainqueurs dans leur patrie. Pour cette raison, la fraternité qui leur est
propre ne doit pas être divulguée abusivement. Ce sont les échecs
répétés et l’obligation de rester de plus en plus longtemps sur le conti-
nent, qui les poussent à évoluer. De ce point de vue, il n’est même pas
impossible que ce soit la publicité faite à Londres au début des années
1720 autour de l’Ordre qui les incite à passer de l’intimité entre soi à
l’ouverture. Leurs adversaires hanovriens ont moins de raisons qu’eux
de se rester sur la réserve. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à pavoiser dans
les rues. Des nouvellistes cherchent à savoir quelle est la réalité de ce
qui devient vite une sorte de mode pour aristocrates. Les salons
bruissent de rumeurs plus ou moins contrôlables. A Paris, en se tour-
nant vers les aristocrates français, les jacobites ont largement de quoi
satisfaire leur curiosité.
En province, avant 1720, il est possible de relever l’apparition de rares
signatures triponctuées dans des registres paroissiaux. Elles appar-
tiennent à des personnes en relation avec des jacobites chassés par la
Révolution, puis lancés dans le négoce. Après, leur nombre augmente
régulièrement. Savoir si elles manifestent une appartenance maçon-
nique ne fait pas difficulté. Dès qu’il est possible de retrouver les traces
objectives d’une loge et d’en connaître la composition, les mêmes noms
s’y retrouvent, comme à Bordeaux, Nantes, Brest, Lorient 2. Quoi qu’il en
soit, une telle ouverture ne peut que signifier à terme une atténuation
des mobiles politiques au profit de connivences socioculturelles moins
typées. Si l’on voit jusqu’au tournant du demi-siècle des Français affi-
cher fièrement leur sympathie envers les chefs du parti de Jacques III en
France, à l’instar du comte Louis-Elisabeth de Lavergne de Tressan qui
se dit en 1737 inconditionnel du très jacobite Charles Radcliffe of Der-
wentwater, et qui sera dix ans plus tard grand maître des loges écos-

1
Nihell, dont le nom est francisé à partir de O’Neil, est capitaine réformé le 10 avril
1720, capitaine en pied le 26 janvier 1732. Il prend rang de lieutenant-colonel le 1 er
mars 1745, non sans passer capitaine de grenadiers le 18 juin 1745. Distingué par son
courage à Lawfeld où son colonel Édouard Dillon est tué le 2 juillet 1747, c’est lui qui
prend de facto la tête du régiment, car le nouveau colonel, frère du précédent, Henry
Dillon, est depuis 1744 en Irlande où il gère ses affaires familiales. – Pour plus de détails
sur la loge, voir KERVELLA 2017 : 77-91.
2
KERVELLA 2016.
124
saises de Paris, l’usure du temps et la loi du nombre provoqueront un
changement irréversible de perspective.
Une aporie disqualifie les théoriciens qui accordent aux amis d’Ander-
son la primauté d’être à l’origine de l’Ordre dans le monde. Ils sont
totalement incapables de dire où et par qui y ont été introduits les
prétendus « rebelles » jacobites. Même quand, par simple concession
d’école, ne sont pris en compte que les personnalités connues pendant
les années 1720 en France, aucun ne peut citer une loge insulaire qui
les auraient accueillis. Dans l’hypothèse où ils envisagent leurs premiers
pas dans la région parisienne, ils sont tout aussi incapables de nommer
le ou les missionnaires de Londres qui auraient eu le privilège de leur
donner la lumière. Une fois qu’ils ont rejeté la thèse d’un transport par
les courtisans et officiers de Jacques II, leur impuissance est quasi
absolue à en proposer une autre qui résiste au test de cohérence le plus
rudimentaire. Nier est facile, argumenter l’est beaucoup moins.
Quant à nous, élargissons le point de vue en recherchant une ou plu-
sieurs nouvelles traces du Mot de Maçon. La Révolution a eu lieu. Les
plus loyaux serviteurs des Stuart ont choisi de migrer sur le continent.
D’autres sont restés au pays. Jacques II meurt en septembre 1701.
L’année suivante vient le tour de Guillaume d’Orange, pour cause
d’accident de cheval. Sa belle sœur Anne, demi-sœur de Jacques III,
épouse du prince George de Danemark, est nommée reine à sa place.
Elle est anglicane, elle ne renonce pas à sa foi, bien au contraire. Ni à
l’idée de consolider l’empire. En 1707, l’Acte d’Union arrime plus solide-
ment qu’avant l’Ecosse à l’Angleterre.
En 1708, avec l’appui de la France, Jacques III tente une reconquête et
embarque vers l’Ecosse. Empêché avant destination par une imposante
flotte ennemie, il est contraint de rentrer à Saint-Germain. Quelques
années se passent. En 1713 l’espoir renaît chez lui, car des échanges
secrets d’émissaires avec la cour de Londres semblent lui promettre une
restauration quand sa sœur disparaîtra. Nombreux sont les nobles,
surtout écossais, qui y sont favorables. Bien qu’un traité ait été signé en
avril à Utrecht, mettant provisoirement fin aux hostilités entre la France
et l’Angleterre, et contraignant Jacques à se replier en Lorraine, alors
duché indépendant, les rumeurs de guerre ne sont pas tout à fait
éteintes. Les francs-maçons jacobites ne désarment pas, mais leurs
adversaires, non plus. Si bien qu’une mise en garde mi-sérieuse mi-bur-
lesque leur est adressée par un poète anonyme, insinuant que leurs
loges font l’objet de tentatives d’intrusion menées par ces derniers, des
wighs.
En quatorze vers manuscrits que l’auteur présente comme une prophé-

125
tie faite autrefois par Roger Bacon, il prévient que leurs secrets sont
menacés s’ils ne veillent pas à les protéger suffisamment. Voici les
quatre vers qui, placés à la fin, sont les plus significatifs. Je les donne
d’un seul bloc, avec la ponctuation d’aujourd’hui, car leur traduction
n’en souffre pas. « Francs maçons attention ! Frère Bacon avertit que
des intrus déforment et abîment vos emblèmes. Votre Giblin et vos
équerres sont jetées dehors. Jakin et Boaz ne resteront plus secrets
longtemps. »1 George William Speth, qui les a découverts, pense qu’ils
expriment la crainte d’opératifs devant l’intrusion de gentilshommes
étrangers au métier. Néanmoins, l’analyse qu’il fait de l’ensemble du
poème est politique de part en part. Et rien n’est plus clair que, derrière
les deux colonnes Jakin et Boaz, le Mot de maçon y est présenté comme
l’apanage des stuartistes. J’y reviendrai.
Les vues de Jacques III sont contrariées quand George de Hanovre
prend le pas sur lui, a priori légitimé par l’Acte d’établissement de 1702
prévoyant que la couronne incomberait à un prince de cette maison,
acte reconnu valide par Louis XIV dans le traité d’Utrecht. Mais contra-
riété n’est pas abandon. Il décide de ne pas se soumettre et, de concert
avec de nombreux fidèles, tant exilés que restés dans les Îles, il conçoit
le projet d’une rébellion. Celui qui s’avance comme le chef accrédité par
Jacques III est le comte John Erskine of Mar. Lui aussi possède le Mot.
Une lettre du 29 octobre 1714, que lui adresse George Mackenzie est
sans ambiguïté. Quoiqu’elle soit parcourue de sous-entendus poli-
tiques, et surtout pour cette raison, elle lui reconnaît ce privilège d’avoir
à son actif un long passé de maîtrise2. Elle cite trois autres personnages
qui semblent pareillement dans le secret. Publiée pour la première fois
en 1904, longtemps méconnue ensuite, elle n’a attiré vraiment l’atten-
tion des chercheurs que depuis une vingtaine d’années. Steve Murdoch
la signale dans son ouvrage sur les réseaux écossais déployés en Europe
du Nord entre 1603 et 1746. Marsha Keith Schuchard, Robert Collis,
Andreas Önnerfors, Matthew Scanlan, entre autres, ont fourni depuis
des éclairages convergents sur le point principal : en 1714, le Mot est
sans nul doute connu de protagonistes d’affinités jacobites.
Le comte de Mar est né en 1675 à Alloa, près de Stirling, sur les bords
de la Forth. Orphelin de bonne heure, il est élevé dans un milieu favo-
rable à la révolution orangiste. Sous le règne d’Anne, il participe aux
commissions chargées de rédiger l’Acte d’Union de 1707. Secrétaire
d’Etat, garde des sceaux, il varie dans ses affections jusqu’à préférer les
Stuart aux Hanovre. Bien qu’il jure allégeance après l’intronisation de
1
SPETH 1888 : 128.
2
PAUL 1904: 408. George Mackenzie à John Erskine, comte de Mar, 29 octobre 1714
(O.S.)
126
George Ier, il s’en détache rapidement. Ses ennemis le disent versatile,
sans convictions fermes, obnubilé par ses intérêts personnels.
George Mackenzie est une de ses anciennes connaissances. Introduit
dans les services diplomatiques, chargé des affaires d’Angleterre en
Pologne entre 1710 et 1714, il a été nommé le 7 mai par Anne résident
à Saint-Pétersbourg. Il est possible qu’il doive cette nomination à Mar.
Nanti de ses instructions le 31 du même mois, il arrive à destination le
28 septembre. Anne étant morte entre temps, il s’inquiète de savoir s’il
va conserver son poste quand les nouveaux ministres de George I er vont
imposer leurs propres choix1. Les circonstances de son entrée en franc-
maçonnerie ne sont pas connues, pas plus que celles de Mar. Mais lui-
même possède donc le mot et la manière dont il en parle, sans le dévoi-
ler, est analogue à la formule aujourd’hui employée quand un initié dit
qu’il confie quelque chose à un autre « sous le maillet ».
Dans sa lettre, Mackenzie évoque un cousin de Mar qui sert comme
médecin personnel du tsar Pierre Ier, Robert Erskine. Il est aussi dans le
secret. Né en 1677, après des études à Edimbourg et quelques voyages,
il arrive en Russie en 1704, quelques semaines après avoir été fait
membre de la Royal Society. Ses compétences et son sens des relations
étant appréciés, il est bien vu à la cour. Comme il ne semble pas revenir
en Ecosse au cours des dix années écoulées, la probabilité est assez
forte que sa réception en loge date d’avant son départ, sauf à penser
qu’une loge déjà créée dans la capitale russe soit encore en activité, ce
qui est vraisemblable, comme on le verra plus loin.
Selon Mackenzie, Erskine a recommandé récemment à Mar, par cour-
rier, un des chambellans du tsar employé dans des missions diploma-
tiques parallèles, Semen Gregorevitch Naryshkin. Né vers 1680, il faisait
partie de la suite de Pierre en 1697-1698 quand celui-ci entreprit un
long voyage dans l’ouest de l’Europe. Dans la lettre, il est qualifié de
« Frère mécanicien de sa Majesté le Czar ». Prise à la lettre, la formule
fait penser aux loisirs que Pierre consacre à des travaux manuels, et
auxquels Naryshkin participe. Sa prochaine mission serait même d’ap-
porter à George Ier une boussole réalisée par le Czar en personne pour
le féliciter de son accession au pouvoir. Cela en première lecture. Mais il
y en a une seconde. L’extrait qui nous intéresse est rédigé dans une
syntaxe assez compliquée, avec certains termes typiquement écossais.
Je le traduis et l’adapte en changeant la ponctuation :
« Il y a plus d’une semaine [Robert Erskine] a donné une lettre de re-
commandation à Mr Naryshkin [Naroskin, dans le texte] pour votre
1
Le couronnement de George 1er est intervenu neuf jours avant l’écriture de la lettre, le
20 octobre. C’est à juste raison que Mackenzie s’interroge sur son devenir dans la
nouvelle diplomatie anglaise. Il sera démissionné en mai de l’année suivante.
127
Seigneurie. Il est chambellan et parent du Tsar, et a l’avantage d’être
désigné porteur de la réponse à une lettre à ce prince que notre roi
écrivit depuis Hanovre. Il y a plusieurs autres choses qui lui ont été
confiées, dont le fait qu’il apportera une boussole à notre roi. Il m’est
permis de vous en faire part sans trahir le Mot de Maçon (without
breaking throw the Mason Word), je l’espère, puisqu’il est un Frère
mécanicien de sa Majesté le Tsar. La valeur de ce présent tient à ce qu’il
est de la propre conception du prince, et la boîte de sa propre façon.
Quelles sont les autres choses ? Il y a aussi le travail des menuisiers,
sans être aussi accompli que celui d’un charpentier pour en laisser
ressortir toute l’habileté. Sans l’avoir vu, votre Seigneurie ayant depuis
longtemps passé l’épreuve de Maître (Essay Master) est par ceci suffi-
samment informé, plutôt que d’avoir à tout dire. »
Un tel propos est semi-crypté. Le procédé est habituel à la grande
majorité des jacobites ayant à échanger des courriers transitant par la
poste ou par des messagers privés. Avant de quitter l’Angleterre à
destination de Saint-Pétersbourg, Mackenzie a rencontré personnelle-
ment Mar et ils ont concerté une manière de communiquer 1. Il s’agit
d’utiliser des conventions qui dérouteraient d’éventuels espions pou-
vant intercepter les lettres. D’ailleurs, après avoir fait les allusions ci-
dessus relatives au comte, Mackenzie expose les ennuis personnels qu’il
subit, puis s’excuse de ne pas pouvoir tout exprimer par sous-entendus
(under a covert)2, comme il aurait pu le souhaiter. Malheureusement,
nous restons dans l’incapacité de deviner à quoi correspondent la
boussole et la boîte, ni quels sont les « ouvriers » ayant pu y mettre la
main. En supposant qu’il faille y voir des indications métaphoriques,
nous pouvons, au mieux, penser à un exposé sur le devenir de l’Europe
et sur le cap que le tsar Pierre suggère au nouveau roi de tenir. Mais,
sans hésiter, il est légitime de conclure qu’une preuve supplémentaire
est administrée du lien étroit entre la politique et la franc-maçonnerie,
laquelle, moins de deux semaines après le couronnement de George I er,
est encore éminemment jacobite.
Tout n’est pas dit. Pierre n’est-il pas lui-même franc-maçon ? Les avis
sont partagés. Quelques documents isolés, inspirés par des rumeurs ou
des hypothèses contradictoires, le disent introduit aux grades templiers
en Hollande vers 1697, à celui de Saint-André en Angleterre deux ans
après. D’autres situent son initiation en 1717, après quoi il aurait fondé
personnellement une loge à Saint-Pétersbourg ou Cronstadt 3. Comme
souvent, le scepticisme est éveillé, voire le rejet pur et simple, d’une
1
PAUL 1904 : 405. George Mackenzie, Saint-Pétersbourg, à John Erskine, comte de Mar,
8 octobre 1714 (O.S).
2
Ibid. 410. George Mackenzie à John Erskine, comte de Mar, 29 octobre 1714 (O.S.)
3
BAKOUNINE 1967 : 404.
128
part à cause des difficultés à préciser les circonstances de ces évène-
ments, d’autre part à cause des anachronismes dans l’usage du vocabu-
laire. Pourtant, quand Mackenzie présente Naryshkin comme un Frère
mécanicien (selon la terminologie médiévale : travaillant de ses mains)
du tsar, une piste sérieuse de recherche est ouverte.
Remontons quelques années en arrière. En décembre 1696, ce jeune
souverain de vingt-quatre ans conçoit le projet de faire un long tour de
certains pays européens, parmi quelques hauts fonctionnaires et courti-
sans de confiance. Il voyagera incognito sous le nom de Pyotr Mikaïlo-
vitch, et se déclarera simple sous-officier. Outre la possibilité pour ses
diplomates de le renseigner rapidement sur les contacts officieux qu’ils
prendront, il compte s’intéresser de près à l’animation culturelle des
pays traversés. Les sciences, les arts, les techniques, les mœurs, tout
l’intéressera. Le 20 mars suivant, il prend la route, précédant de plu-
sieurs jours son ambassade. Naryshkin est à ses côtés. La Prusse, les
Pays-Bas sont en début de programme. Il séjourne en Angleterre de
janvier à mai 1698. Il visite Londres, Oxford, Manchester. Comme les
récits ultérieurs qui lui prêtent la découverte de grades templiers ou de
Saint-André participent d’un embellissement littéraire, ils ne sont pas
crédibles. En revanche, on peut admettre que le tsar soit sensibilisé à la
franc-maçonnerie par Christopher Wren. Reste à savoir laquelle.
Ainsi qu’il l’a fait en Hollande, à Zaandam et Oonsterbourg, son incogni-
to l’amène à s’engager sur des chantiers navals en qualité de charpen-
tier. L’arsenal de Deptford, sur la rive de la Tamise, y est très réputé. Là,
il loue une maison à John Evelyn, le même dont nous connaissons les
liens privilégiés qu’il entretient avec Wren, au point d’en signaler son
acception maçonnique le 18 mai 1691 dans son journal intime. Après le
départ du souverain russe, le 9 juin 1698, il se plaint d’ailleurs à lui de
nombreux dommages occasionnés et lui demande de faire une estima-
tion des travaux de réparation. La question reste irrésolue de savoir
comment et pourquoi Wren aurait introduit Pierre dans une loge. Mais,
d’autres indices sont troublants. Outre la lettre de Mackenzie en 1714,
on sait que Pierre utilise un sceau personnel qui est indubitablement
maçonnique. Il est reproduit en gris dans l’ouvrage de Boris Viktorovich
Sapunov sur l’art et la culture russes au dix-huitième siècle1.

1
SAPUNOV 1981 : 29.
129
Figure 4. Sceau maçonnique du tsar Pierre Ier – Œuvre vers 1711-1712 (SAPUNOV 1981 :
29)

Deux personnages sont représentés. Celui du premier plan est assis


près d’une pierre brute qu’il taille en frappant à coups de maillet sur un
ciseau. Il porte une couronne sur la tête, ce qui s’interprète comme un
signe de royauté. Debout, en second plan, l’autre est probablement une
femme. Elle-même couronnée, portant une robe attachée aux épaules,
elle tient un sceptre dans la main droite, un globe dans la gauche. En
courte perspective sont deux colonnes qui évoquent certainement Jakin
et Boaz et par ricochet le Mot de Maçon. Au dessus un delta lumineux
perce les nuées, qui symbolise la suprématie du dieu judéo-chrétien.
Encore au-dessus, se lit ADIUVANTE, dérivé du verbe latin adjuvo qui
signifie aider, soutenir, assister, faciliter l’action de quelqu’un. Dans la
mesure où l’ensemble est voulu comme tel par le tsar, sans doute
valorise-t-il son action de chef d’Etat analogue à celle d’un sculpteur :
avec l’aide divine, en s’inspirant du modèle devant lui, il donne à la
Russie sa modernité. Robert Collis propose cette lecture1, et elle se
partage, à condition de ne pas oublier que les symboles ne sont pas
récents. Ils sont véhiculés dans une tradition qui a plusieurs décennies
d’existence.
Bien qu’il ait pu être fabriqué avant, ce sceau apparaît sur un document
qui date de 1711-1712 environ. L’utilisation qu’en fait le tsar est assez
rare, du moins n’en connaissons-nous pas dans sa correspondance
officielle. Par coïncidence, le 9 août 1711, Richard Steele, bien connu
plus tard pour ses affinités maçonniques et son amitié envers Desagu-
liers, publie dans The Spectator, un hommage appuyé au souverain
devenu empereur. Il rappelle son voyage incognito d’il y a treize ans,
son goût marqué pour les occupations manuelles (Mechanick Employ-
ments) et l’humilité qui l’a poussé à cacher sa véritable identité pour

1
COLLIS, Robert 2009 : 36-37.
130
s’impliquer dans des apprentissages, sans rechercher aucune distinction
honorifique. Anderson apprécie-t-il ? On l’ignore. L’avantage de l’article
est néanmoins de rafraîchir la mémoire de certains de ses contempo-
rains qui ont pu connaître les conditions du séjour londonien. De plus,
comme Pierre en a connaissance, il le fait traduire en russe.
On retrouve le même sceau à peine modifié en janvier 1723. Pierre
adresse un court message à l’amiral Thomas Gordon, lui-même connu
comme franc-maçon. La description du sceau apposé n’est pas tout à
fait similaire. Le changement est que les deux colonnes ne sont plus
montrées. A la place sont des silhouettes de maisons et de bateaux. Le
texte du message est le suivant. « Il nous est indispensable d’écrire en
Angleterre ou en Ecosse pour deux hommes qui savent comment trou-
ver le minerai de charbon (stone cole1) grâce aux marques qu’ils
connaissent à la surface de la terre, et qui sont très expérimentés dans
leurs affaires. Pour ce faire, mobilisez vos plus grandes forces. »2 Bien
sûr, une fois de plus, il s’agit d’une consigne codée, et nous sommes
bien en peine d’en déchiffrer le sens exact. Mais, de Frère à Frère, elle
signifie au moins qu’un projet secret est conçu, dont le rapport avec la
géologie est des plus abstraits.
A peu près de la même époque ou à peine plus tard, sont des gravures
ou figures de même inspiration que le sceau mais d’une composition
plus sophistiquée. La première est probablement réalisée par l’archi-
tecte et sculpteur florentin Francesco Bartolémo Rastrelli qui exerce
son art à Saint-Pétersbourg. Sur la gauche, le porche n’est dessiné qu’à
moitié, mais l’idée d’y placer deux piliers ou colonnes à l’entrée est
maintenue. Cette fois, le sculpteur travaille à la statue du tsar en ar-
mure, sceptre et épée à la main, auquel un ange ailé tend une couronne
de laurier. Quoique d’un dessin différent, la seconde lui est analogue.,
sans l’ange ailé, et avec inversion symétrique des colonnes. Collis pense
que dans le delta lumineux sont trois 7. Je n’en suis pas convaincu. Il me
semble plutôt y voir trois fois la même lettre hébreu ‫( ל‬lamed), en ce
qu’elle est la seule de l’alphabet hébreu dont la partie supérieure
s’achève en montant. Son sens est très connoté dans la kabbale.

1
Stone coal, aujourd’hui.
2
HISTORICAL MANUSCRIPTS COMMISSION, Reports of the Manuscripts of the Earl of Eglinton,
1885 : 164. Pierre le Grand, Preobrazenscoy, à Thomas Gordon, 21 janvier 1723.
131
Figure 6. Le tsar Pierre Ier – Œuvre entre 1723
et 1729 (SAPUNOV 1981 : 34)
Figure 5. Le tsar Pierre Ier- Œuvre vers 1725
(SAPUNOV 1981 : 34)

Lamed signifie inciter à l’étude, l’instruction, la recherche de connais-


sances. Ayant la forme d’une crosse de berger, elle s’entend comme un
aiguillon agissant sur le bétail pour lui imposer d’avancer dans la bonne
direction. La transposition métaphorique dans le domaine du savoir
humain est donc claire. L’ordre divin de se cultiver sans trêve est repris
par le souverain à l’adresse de ses sujets, quitte à être insistant, voire
autoritaire. C’est là en effet un trait de tempérament qu’on prête à
Pierre le Grand. Dans le cadre herméneutique, il apparaît en outre que
l’écriture de lamed est celle d’un kaf de valeur numérique 20, puis d’un
vav de valeur 6. La somme de ces deux nombres donne 26 qui est
précisément celle du tétragramme que l’on observe également souvent
placé dans le delta. La partie qui remonte vers le haut, le vav, est ce qui
marque l’union avec le divin.
On en arrive donc à cette certitude que, dans les deux décennies qui
suivent la Révolution anglaise, là où se manifestent des jacobites, en
Grande Bretagne, en France et en Russie, au moins, là se rencontrent
des francs-maçons nettement séparés de la filière opérative. Une pre-
mière vague d’immigrés était même arrivée après la victoire de Crom-
well sur les troupes royalistes. Elle avait essaimé des grands ports de
commerce du littoral occidental jusqu’à Moscou. Ils étaient des Drum-
mond, Hamilton, des Crayfuird, des Graham, des Leslie 1. Quand la
deuxième vague, plus importante se déploie à son tour, elle n’est donc
pas en terre totalement inconnue. Comme l’écrit Vasilii Fedorovich
Ivanov, dont les recherches menées sur un autre mode aboutissent à la
même conclusion sur l’appartenance maçonnique de Pierre, « il ne fait
aucun doute que les germes de la Maçonnerie ont été semées en Russie

1
WALISZENWSKI 1914 : 16.
132
par les jacobites, partisans du roi anglais Jacques II, qui, chassés de leur
pays par la révolution, ont été bien accueillis à la cour du tsar Alexis
Mikhaïlovitch »1.
De même qu’à Saint-Pétersbourg, plusieurs émigrés attirent à eux des
aristocrates proches du tsar, et lui aussi, de même à Paris ils sont en
position d’intéresser quelques familiers de la Cour. Si Louis XIV est
inaccessible, quelques grands commis de l’Etat sont sensibles à leur
sort. J’ai dit plus haut que le phénomène reste limité, qu’il est loin de
devenir une mode, que les jacobites ne sont guère tentés par le prosé-
lytisme. Il vaut donc mieux parler d’approches individuelles qui peuvent
se limiter à une réception dans fort peu de loges, voire une seule en
Russie et une seule aussi à Saint-Germain-en-Laye, nonobstant les
militaires irlandais. Mais, quoi de plus évident que la franc-maçonnerie
a donc gagné le continent quand la Grande Loge londonienne n’est pas
encore inventée.
Ceux qui veulent à tout prix ériger 1717 en date capitale, sont les
mêmes qui rejettent dans le brouillard des légendes tout ce qui
concerne les jacobites de la période antérieure. Ils sont plus anderson-
niens qu’Anderson lui-même. Leur discours est articulé autour de deux
propositions simples. La première consiste à affirmer que l’Ordre ma-
çonnique ne mérite son nom qu’à partir du moment où une obédience
se forme et s’affiche publiquement comme telle. La seconde, est consé-
quemment d’accorder aux francs-maçons hanovriens la primauté sur
les jacobites, voire une irréversible suprématie. Si elles émanaient d’un
choix sereinement affiché, c’est-à-dire un choix sentimental, nous
n’aurions pas à nous en affliger. Nous pourrions les placer à l’enseigne
d’une idéologie assumée comme en esthétique (question de goût) ou
comme en religion (question de foi), voire comme en politique (ques-
tion d’opinion). Mais l’enjeu, quand même, est plus sérieux.
Un principe sous-jacent anime la plupart des théories de vulgarisation, à
savoir le principe de l’unilinéarité. Le cheminement de la tradition se
serait accompli sur une seule ligne conduisant inéluctablement au dix-
huitième siècle britannique. Il s’agit d’une ligne où s’enchaînent des
causalités consécutives. Anderson en apporte l’illustration la plus fla-
grante. De l’Eden biblique à l’opulente cité de Londres, il y aurait la
transmission, quasiment sans perte ni reste, d’un même bagage.
Chaque grande personnalité du passé aurait légué à la postérité la
haute science de la Maçonnerie. On pourrait ainsi tenir de siècle en
siècle le fil des héritages assumés. Une interruption ou un assoupisse-
ment ne seraient jamais que des épiphénomènes ne nuisant pas aux
reprises, souvent avec plus d’éclats qu’avant. C’est oublier qu’une
1
IVANOV 1934 : 95.
133
tradition n’est jamais uniforme ni unilinéaire. Elle conserve peut-être
longtemps quelques constantes que, par facilité de langage on nomme
des invariants ou des structures, elle est aussi soumise aux mêmes
évolutions que le système culturel dans lequel elle se manifeste. Autre-
ment dit, elle s’agrège des éléments nouveaux, elle puise dans d’autres
traditions, elle est plastique, polymorphe. Il lui arrive de s’inventer,
comme dirait Eric Hobsbawm, en suscitant contradictoirement l’illusion
qu’elle est d’une ancienneté vénérable.
Le point de vue de la transition tente de préserver le principe d’unili-
néarité en postulant que les spéculatifs ont massivement remplacé les
opératifs dans les mêmes loges, cela en conservant quasi intact leur
patrimoine symbolique. Sans même se préoccuper de ce que seraient
devenus ces opératifs après avoir été ainsi évincés, Anderson considère
que les héritiers de son temps sont les mieux placés pour prolonger ce
mouvement dans le futur. L’hypothèse de l’emprunt de certains élé-
ments du métier par des groupes extérieurs n’est pas envisagée. Elle ne
l’est pas après lui. Jusqu’au moment où, confrontés à des incohérences,
les historiens du vingtième siècle la mettent au goût du jour. Mais sans
être d’accord sur le point essentiel : qui emprunte quoi et dans quel
but ?
Cette question sera traitée par approches successives au fil des cha-
pitres suivants. Pour en appréhender ici les contours en relation directe
avec ce bref développement sur les effets de la Révolution orangiste,
remarquons seulement que, pour certains, l’emprunt serait purement
intellectuel et s’amorcerait après 1660 par les membres de la Royal
Society. Séduits par les promesses des Lumières, de grands savants
britanniques auraient voulu des loges pour en faire des lieux
d’échanges d’idées et de débats éloignés des controverses politiques et
religieuses. Ils auraient ainsi réagi sainement aux troubles vécus dans
les Îles depuis des décennies. Peu à peu, en sourdine puis au grand jour,
les mêmes auraient été à l’origine de la Grande Loge londonienne.
Comme je l’ai déjà mentionné, sans doute la Royal Society est-elle
vraiment un lieu d’échanges de cette nature, ce qui permet à des intel-
lectuels compromis ou passifs sous le Commonwealth cromwellien, de
s’y sentir à l’aise. Mais, dans ce cas, à quoi sert de créer des loges à
côté ? A rien.
Pour d’autres, il faudrait considérer que le protestantisme a fourni le
cadre conceptuel des règlements dits spéculatifs, notamment par le
premier article consacré à la foi religieuse, qui prône la tolérance entre
les différentes églises, pourvu que chaque Frère admette l’idée qu’un
principe divin gouverne le monde. A cet égard, la franc-maçonnerie
serait le « centre de l’union » entre personnes qui « auraient pu rester à
134
une perpétuelle distance ». C’est ainsi que le rôle du pasteur huguenot
Desaguliers auprès d’Anderson est mis en exergue, au sens où il aurait
fortement inspiré un tel propos. J’attire tout de même l’attention sur le
fait que, du côté catholique, il y a également à cette époque des fidèles
qui invitent à la tolérance et la cohabitation pacifique. Les pamphlets
qui les accusent d’être fanatiquement papistes sont diffusés dans le
public dans une intention idéologique de combat. En tant que tels,
mieux vaut ne pas les lire comme parole d’Evangile, si j’ose dire. En tout
cas, il y a aussi des protestants parmi les jacobites inconditionnels des
Stuart, de même qu’il y a des catholiques favorables à Guillaume
d’Orange, à Anne Stuart et à George de Hanovre.
Que dire de la thèse ésotériste qui revient souvent par la fenêtre quand
on croit l’avoir congédiée par la porte ? Elle est la plus ambiguë. Tantôt,
elle consiste à dire que des amateurs d’alchimie, d’hermétisme et
autres sciences arcanes auraient inventé les loges pour se regrouper
par affinités ; tantôt, elle prête aux opératifs eux-mêmes un savoir
occulte qui aurait séduit des intellectuels de plus en plus nombreux, au
point qu’ils en auraient fait leur principale préoccupation en marginali-
sant du même coup les questions pratiques du métier. Ces deux options
sont parfois conjointes dans un même exposé. Et les adeptes citent
volontiers Ashmole qui montrait effectivement un intérêt pour les écrits
traitant de tels sujets.
L’inconvénient est qu’on ne trouve ni dans les premiers documents dits
modernes, ni dans les Old Charges des informations qui permettent de
déduire une action concertée de plusieurs hommes en un même lieu
pour promouvoir une loge ainsi décrite. Les audacieux qui affirment le
contraire doivent même affronter un redoutable paradoxe, à savoir
qu’ils ne peuvent se passer d’un langage exotérique pour soutenir leur
propos. C’est toujours dans des énoncés en mots ordinaires qu’ils
veulent prouver l’efficience d’une tradition invisible. Les plus habiles
expliquent qu’il faut savoir entendre à demi-mots, décrypter un texte
source à la manière des exégètes en recherche de plusieurs niveaux de
sens. D’où leur attirance pour la Kabbale et d’autres techniques de
même inspiration. Ils ont tendance à négliger que la quête herméneu-
tique est sans fin, presque par définition, car l’élucidation d’un sens
présumé ultime est toujours remise au lendemain. A cet égard, l’ésoté-
risme ne vise jamais que le point aveugle de la pensée. Expression en
simultané d’une espérance et d’une déception, d’une espérance relan-
cée malgré une déception tenace, il est en tout cas incompatible avec
l’ambition de fonder un savoir partageable à l’identique au sein d’une
même assemblée. Sauf à la concevoir comme une secte, et ce n’est pas
vraiment l’apparence que donnent la grande majorité des loges maçon-

135
niques au fil de leur histoire.
Pour ce qui concerne Ashmole, trop souvent convoqué à tort et à tra-
vers, on peut d’ailleurs remarquer qu’il commence son Theatrum Che-
micum Britannicum, en y transcrivant un texte versifié de Thomas
Norton qui, en 1477, reproche aux artisans de son siècle, y compris les
francs-maçons aux chantiers, de se mêler d’alchimie. Ils ont tort de
vouloir imiter les grands seigneurs, y compris les plus hauts dignitaires
du clergé, jusqu’aux évêques et aux papes, qui ne sont d’ailleurs pas
plus habiles qu’eux. « Il est étonnant que les tisserands s’occupent de
tels travaux / Les francs-maçons, les tanneurs et les pauvres clercs de
paroisse »1 Or Norton ne pense dans ce passage qu’aux techniques qui
ne sont dites secrètes que dans la mesure où fort peu de gens les maî-
trisent, et ce sont celles qui ont donné la chimie d’aujourd’hui, aussi
rationnelle que n’importe quelle autre science de la matière, comme
lorsqu’il s’agit de colorer par artifice des matériaux divers (tissus, mé-
taux, mortier, etc.). Dans mon prochain ouvrage, Le Dieu des francs-ma-
çons, je fournirai d’autres considérations à ce sujet.
En définitive, quand on parle d’emprunts, mieux vaut les imaginer
divers, variés, de durées inégales, parfois conservés et parfois abandon-
nés. Les premiers francs-maçons spéculatifs ont les lectures, les habi-
tudes, les références culturelles de leur époque, et ainsi de même dans
la suite des temps. Certains s’inspirent de leur religion, de leur goût
pour tel ou tel art, telle ou telle science. La mosaïque de ce qui com-
pose peu à peu le patrimoine littéraire, symbolique et rituellique des
loges n’est pas exclusivement issue des maçons ou architectes du
Moyen Âge ou de l’Antiquité, ni des écritures bibliques, ni des légendes
grecques ou romaines, ni des anciens usages de la chevalerie. Elle
s’approprie ce qui lui convient au gré de l’évolution de la société. Elle
module, elle adapte, elle varie des proportions.
La tâche de l’historien est cependant de discerner ce qui constitue un
élément ou, mieux, un événement déclencheur. Voilà comment les
Stuart sont incontournables. Une fois qu’on a dit que les premiers
protagonistes dont l’activité est prouvée apparaissent sous le règne de
Charles Ier, en exploitant une symbolique dont les linéaments sont déjà
en place sous Jacques Ier, cette symbolique qui assimile un roi à un
constructeur de bâtiment, une fois qu’on a remarqué que la Révolution
orangiste provoque un exil massif sur le continent de Jacques II et de
ses fidèles les plus irréductibles, qu’on appelle désormais les jacobites,
on comprend pourquoi il est impossible d’adhérer à la fresque d’Ander-
son, à la condition expresse de ne pas le rejet d’un bloc, car son œuvre
apporte quand même des informations importantes.
1
ASHMOLE 1652 : 7.
136
7. L’air de la mer

Dans le dernier tiers du dix-septième siècle, deux grands programmes


mobilisent l’énergie des Londoniens. Outre la reconstruction de la ville
ravagée par l’incendie de 1666, raison pour laquelle les artisans maçons
sont en nombre considérable dans cette capitale, il y a la modernisation
de la flotte maritime. L’Angleterre ambitionne de posséder un vaste
empire colonial. Pour y parvenir, il est nécessaire de s’équiper en puis-
sants navires capables de transporter loin des troupes et d’assurer de
fréquents transports commerciaux. Si Anderson croit bon d’insérer dans
son récit un bref passage sur l’architecture navale, c’est donc parce que
la conjoncture s’y prête. Sous le règne de Guillaume I er « l’architecture
navale fut merveilleusement perfectionnée (wonderfully improv’d) »1.
Cependant, sans avoir à remonter jusqu’à la légende de Noé, quel est le
rapport aux loges dont le paradigme central est tout de même le bâti en
pierre, ciment et chaux ?
Ce passage est consécutif à celui évoquant la réélection improbable de
Wren en 1698 aux fonctions de grand maître. Rapprochons-le de ce que
nous savons du tsar Pierre. Pendant son séjour à Londres, il prend ses
quartiers dans la maison de John Evelyn près des chantiers navals. Le 30
janvier 1698, Evelyn note dans son journal : « Le tsar de Moscovie étant
venu en Angleterre, et ayant l’idée de voir la construction des navires, a
loué ma maison à Sayes-Court. »2 Effectivement, après un premier
apprentissage à Zaandam, le jeune potentat s’aventure sur les chantiers
où il met la main à l’ouvrage. Il s’y intéresse de près parce que la répu -
tation des charpentiers anglais est aussi grande que celle des Hollan-
dais. Du reste, après son retour on l’appellera le Tsar Charpentier, et
c’est pourquoi, dans sa lettre au comte de Mar, Mackenzie fera allusion
à l’habileté du charpentier capable d’accomplir un travail avec beau-
coup de finesse. On peut même encore admirer sur le quai de l’amirau-
té à Saint-Pétersbourg une statue qui le représente en train de tailler un
bois à la proue d’une embarcation 3. Anderson le dit : un franc-maçon
justifie ses qualités en travaillant parfois autre chose que la pierre.
1
ANDERSON 1738 : 107.
2
EVELYN 1906 : III, 334.
3
Cette statue réalisée en 1909 a été détruite par les bolchevicks en 1918. Une repro-
duction offerte par le gouvernement hollandais l’a remplacée en 1997, année commé-
morative trois siècles après du séjour effectué par le tsar à Zaandam.
Mieux encore, le tsar utilise en réalité deux sceaux personnels. On a vu
quel est le premier avec le sculpteur couronné. Le second qu’il fait
fabriquer dès son voyage de 1697-1698 le figure en charpentier de
navire. Sa description est claire : « Un jeune charpentier entouré d’ins-
truments propres à la construction de navires, avec cette inscription :
‘Mon rang est celui d’un écolier, et j’ai besoin de maîtres’ »1. La gravure
de Rastrelli apparaît même comme une synthèse des deux.
Anderson ne connaît pas la lettre de Mackenzie à Mar, ni en 1723 ni en
1738. Pourtant, il poursuit son récit en indiquant que la reine Anne fut
l’épouse du prince George de Danemark, lequel fut le patron des astro-
nomes et navigateurs jusqu’à sa mort à Kensington en octobre 1708. Ce
nouveau biais renforce le rapprochement qui vient d’être esquissé.
Nous revoici même devant la boussole – réelle ou métaphorique – dont
Naryshkin doit faire le présent à George Ier. Mais élargissons le champ
de l’enquête. Pierre le Grand est également connu pour avoir contribué
à l’essor de deux ou trois Ordres de joyeux et facétieux buveurs dans les
années 1690, dont la Société de Neptune. Décidément, l’air de la mer
est insistant. Et, comme la France connaît le même engouement avec
l’Ordre de Méduse, la coïncidence ne mériterait qu’un bref commen-
taire s’il n’y avait quelques détails curieux à mettre en relief.
Selon Collis, il n’est pas impossible que ce soit des étrangers tôt venus à
Moscou qui aient introduit le tsar dans les nouvelles formes de liens
fraternels et de réjouissances bachiques2. Deux noms sont avancés :
Patrick Gordon et François Lefort, lesquels sont également cités comme
œuvrant avec lui à la formation de la première loge russe. Lefort occu-
perait la chaire de Vénérable, tandis que Gordon et le tsar seraient
respectivement premier et second surveillants 3. En raison de l’absence
de sources directes qui auraient l’avantage de se compléter, on ne sait
trop comment relier ses informations. Elles sont toutefois compatibles
avec ce que nous savons des deux sceaux personnels employés par le
tsar après son voyage de 1697-1698 et des gravures reproduites au
précédent chapitre, lesquelles n’omettent pas la symbolique associée
au Mot de Maçon.
Voltaire fait de Lefort un portrait assez flatteur4. Né à Genève le 2
janvier 1656, dans une famille d’origine piémontaise ayant prospéré
dans le commerce, il s’engage à l’armée dès l’adolescence. Après
quelques années de mercenaire en Hollande, il passe à Moscou. Pierre

1
WALISZENWSKI 1914 : 82.
2
COLLIS 2009 : 45.
3
BAKOUNINE 1967 : 290.
4
VOLTAIRE 1759 : 121 et suiv.
le promeut général après quelques escarmouches, puis amiral chargé
de créer une flotte alors presque inexistante. Kazimierz Waliszenwski,
lui, est plus que réservé sur le personnage : « Lefort n’avait d’impor-
tance nulle part. »1 La vérité est probablement entre les deux. Quoi qu’il
en soit, c’est lui qui est chargé, au moins nominalement, de mener
l’ambassade qui traverse l’Europe en 1697-1698, et de recruter des
artisans et ouvriers susceptibles de dynamiser les ateliers russes. Rien
ne s’oppose à ce qu’il suive son monarque sur les colonnes d’une as-
semblée maçonnique improvisée en leur honneur, tandis que ses fonc-
tions d’amiral le hissent au rang d’adorateur de Neptune.
Né le 31 mars 1635 au nord d’Aberdeen, fuyant la dictature de Crom-
well, Gordon passe en Pologne à seize ans pour suivre des études dans
un collège jésuite. Bientôt, il choisit la carrière militaire, ce qui l’amène
à servir la Russie au cours des années 1660. Une fois Lefort à Moscou, il
en est l’introducteur dans l’aristocratie locale. Grand voyageur, il met
aussi à profit ses déplacements à travers l’Europe pour porter des
messages entre les jacobites dispersés. Il les rencontre en Angleterre,
en Ecosse, et dans d’autres pays du Nord. Les Drummond de Perth et de
Melfort, notamment, sont dans ses relations, lesquels seront parmi les
plus actifs Frères maçons de l’exil à Saint-Germain-en-Laye, tandis qu’au
même moment le vicomte William Drummond de Strathallan sera
Vénérable de la loge de Dunblane.
Waliszenwski : « Personnellement connu des rois Charles et Jacques
d’Angleterre, cousin du duc de Gordon, qui fut gouverneur d’Edimbourg
en 1686, [Gordon] était le chef reconnu de la colonie écossaise et
royaliste de la Sloboda. »2 La Sloboda est le quartier des étrangers où il
a sa villa et où il reçoit le tsar à dîner. Comme il meurt en novembre
1699, quelques mois après Lefort 3, il semble que la formation de leur
propre loge se situe dans une période courte. Si, par ailleurs, ils
prennent plaisir à un autre style de réunion avec la Société de Neptune,
c’est que les jacobites ne sont pas limités à une seule forme de sociabili-
té sélective. Quoi qu’il en soit, est indiscutable le fait que dès la fin du
dix-septième siècle ce sont donc des fidèles de la dynastie des Stuart
qui exercent l’influence déterminante auprès du tsar. Ceci pour une
première remarque qui, compte tenu des pages précédentes, va
presque de soi. La seconde remarque, moins évidente au premier
abord, est que les deux styles adoptés par les mêmes hommes ne sont
pas cloisonnés. D’où, là encore, l’intérêt du questionnement sur les
emprunts.

1
WALISZENWSKI 1914 : 58.
2
Ibid. 58.
3
Lefort meurt le 2 mars 1699.
139
Est-ce que les loges maçonniques s’inspirent aussi des sociétés badines
qui fleurissent déjà avant 1700 ? Est-ce le contraire ? N’y a-t-il pas
interactions, sachant que ce sont souvent les mêmes hommes qui
participent aux deux ? Quand nous n’avons qu’un seul exemple à étu-
dier, les réponses risquent d’être fluctuantes, mal assurées. Quand
nous en avons plusieurs, elles fournissent parfois des éclairages inatten-
dus à la fois sur les motivations des protagonistes et sur ce que l’opi-
nion de leur époque pouvait en dire. Notamment, s’il y a lieu de porter
l’attention sur l’Ordre de Méduse en France, c’est bien parce qu’il
ressemble étrangement à la Société de Neptune russe. Même penchant
vers le pampre vermeil, même affection envers les jacobites.
La première mention imprimée de Méduse date de 1712 avec la réalisa-
tion d’un opuscule contenant des règlements et statuts. Une autre l’est
en 1731, dans un ouvrage posthume du poète Jacques Vergier qui lui
appartenait aux fonctions éminentes de chancelier 1. D’après ce second
ouvrage, l’Ordre apparaît à Marseille en 1683 ou 1684 et se propage
dans différentes provinces. Ces dates sont trompeuses. Elles ne sont
pas fournies par l’auteur, mais par celui qui rassemble après sa mort
brutale en 1720 ses œuvres éparses. Le lieu est lui-même douteux.
D’ailleurs, l’abbé Gabriel-Louis Pérau, dans L’Ordre des francs-maçons
trahi, donne Toulon2, reprenant à cet égard une information identique
fournie en 1742 dans le Mercure de France en publiant un mémoire de
Léon Ménard, conseiller au présidial de Nîmes3.
Mais, peu importe. Bientôt, l’Ordre possède plusieurs manses dans
différents ports du royaume de France, les manses étant les maisons où
les adeptes se réunissent pour tenir chapitres ou convents (sic). Ils se
déclarent chevaliers ou chevalières, et se nomment entre eux Frères ou
Sœurs. Les réunions sont destinées à goûter les plaisirs de la table. Et si
elles se disent bachiques, ce n’est pas pour se livrer à des excès de
boisson, mais plutôt pour partager les plaisirs d’une agréable conviviali-
té autour d’un bon repas garni de bouteilles millésimées. Ils ont des
devoirs, soumettent chaque nouveau coopté à des épreuves (rudes), le
qualifient de profane à « initier dans nos mystères », se flattant
qu’après sa réception il fera sans doute une pierre solide aux fonde-
ments de leur Ordre.
Or Vergier est un administrateur de la marine qui a vécu en Angleterre
juste avant la Révolution orangiste. Il y accompagnait l’ambassadeur
1
VERGIER 1731.
2
PÉRAU 1745 : 3.
3
Mercure de France, janvier 1742 : 90. Il ne fait pas confondre les fondateurs des
chapitres en province et ceux de Paris. A Toulon, ce rôle est joué par le marquis Henri-
Eléonor de Vibraye, gendre de François de Castellane, comte de Grignan, lieutenant
général de Provence.
140
François d’Usson de Bonrepaus, diligenté par Louis XIV afin d’examiner
avec Jacques II les moyens de résister aux menaces incarnées par le
prince d’Orange. Rentré après la défaite, il prend résolument parti pour
le vaincu réfugié dans le vieux château de Saint-Germain-en-Laye, et
appelle la France à « faire choir les tyrans du trône », à châtier le
« peuple mutin »1. En 1690, il accueille les premiers immigrés jacobites
à Brest. En 1695, une mutation l’amène à Dunkerque. Au début de
l’année suivante, il est impliqué de si près dans l’intrigue visant à assas-
siner Guillaume d’Orange et à reprendre le contrôle des Îles Britan-
niques que Jérôme Phélypeaux, comte de Pontchartrain, agissant au
nom de son père Secrétaire d’Etat de la Marine, lui confie la mission
d’intégrer à Calais la suite de Jacques II dont le débarquement est
projeté2.
Jacques II tergiverse, suite à l’arrestation de plusieurs agents par le
contre-espionnage anglais. Cependant, Pontchartrain préserve l’avenir,
et ordonne à Vergier de maintenir sa présence auprès de ce Stuart et de
son état-major. « Mandez-moi de quelle manière vous vous insinuez
dans son esprit et comment vous vous gouvernez à l’égard de M. le duc
de Berwick et de Milord Middleton. Vous savez qu’il faut que vous vous
attachiez à pénétrer adroitement leurs sentiments les plus secrets et
que vous tâchiez d’être informé par eux de tout ce qu’ils apprennent
d’Angleterre. Ce doit être votre unique occupation et je sais que vous
en êtes capable. »3
Manifester la plus grande assiduité possible, agir avec prudence et
adresse, se montrer bon compagnon, voilà le programme. Avec cette
remarque insistante : « Si vous avez affecté de paraître homme d’esprit,
de joie et de bonne chère, les Anglais qui aiment naturellement ces
sortes de caractères seront ravis de vous retenir et, en ce cas, vous
pouvez rester à cette cour et faire tout ce que je vous ai prescrit. »4 Le
conseil porte si bien que Vergier est félicité de savoir s’attirer les
bonnes grâces du monarque. Certes, en avril, le projet d’expédition est
définitivement annulé, et Vergier passe en service embarqué sur l’es-
cadre de Jean Bart pour une campagne de cinq mois en mer du Nord, ce

1
VERGIER 1731 : I, 144-145.
2
ANF, Marine, B2 115, f° 509. Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, Versailles, à Jacques
Vergier, Dunkerque, 25 février 1696. « Je vous ai proposé à sa Majesté pour vous
débarquer avec le roi d’Angleterre pour le suivre et me rendre un compte exact de tout
ce qui se passera en ce pays, suivant le Mémoire particulier que vous trouverez ci-
joint. »
3
Ibid. B2 112, f° 177. Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, Versailles, à Jacques Vergier,
Dunkerque, 12 mars 1696.
4
Ibid. f° 227. Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, Versailles, à Jacques Vergier,
Dunkerque, 28 mars 1696.
141
qui lui vaut d’affronter le « féroce Neptune »1, mais il a donc noué de
solides relations.
La suite de sa carrière est moins animée, et il profite de ses nombreux
loisirs entre Dunkerque et Paris pour assister aux assemblées men-
suelles de la Méduse. Il versifie, il invente des chansons destinées à
égayer les dîners ; il entretient une correspondance allègre avec ses
amis familiers de Versailles et des salons à la mode. Sans négliger ses
charges administratives, tant dans les bureaux de la marine qu’à la
présidence du conseil de commerce qui lui a été confiée dans le grand
port picard, il rimaille en chaque fête marquante. Jusqu’à ce qu’en
janvier 1713 il soit derechef invité à passer en Angleterre. Une ambas-
sade extraordinaire a été confiée au duc Louis d’Aumont officiellement
pour rétablir avec la reine Anne les relations diplomatiques interrom-
pues par la Révolution, officieusement pour recruter des affidés qui
pourraient apporter une aide précieuse au retour d’un Stuart au pou-
voir. Le duc connaît bien Vergier, et pour cause : il appartient lui aussi à
Méduse sous le pseudonyme de Frère Magnanime.
Avant de rejoindre Londres, c’est probablement notre commissaire qui
autorise, parce que grand chancelier, l’impression des statuts et règle-
ments de l’Ordre à Lyon 2. En première lecture, l’ensemble suggère un
appel à la jubilation sereine. Pendant les réunions, on pratique la
concorde et la charité. Pour y être admis il faut être catholique et de
bonnes mœurs : point médisant, ni blasphémateur, ni ivrogne. Lors-
qu’un candidat à l’admission se manifeste, on s’informe de sa sincérité.
Le temps de le faire, on le laisse dans l’expectative. Si aucune cause
d’empêchement n’apparaît, il choisit un Frère présentateur qui le prend
sous son aile. Le jour de son entrée, il n’est pas encore vraiment agréé,
et on le dit « Frère anonyme ». Il doit attendre le chapitre suivant pour
qu’un nom d’Ordre lui soit donné par les Frères et Sœurs déjà
membres, sachant qu’ils le font après avoir entendu le rapport de
l’enquêteur sur son compte et s’être fait une idée de sa personnalité. Il
est inscrit comme tel dans un registre, à côté de son patronyme, après
quoi il prête un serment de loyauté, une main sur la figure de Méduse,
une autre levée. Loyauté à l’Ordre et fidélité au roi. Cela fait, une acco-
lade lui est donnée par le prieur appelé aussi provincial, et il la donne à
son tour aux Frères et Sœurs présents.
Un grand maître est au sommet, appelé Frère Nécessaire. A l’échelon
en-dessus sont des prieurs chargés dans chaque province de convoquer
les chapitres une fois par mois. Les absents éventuels s’exposent à des
amendes. Au fil des pages, ses mystères sont « aimables, « savants » ou
1
VERGIER 1731 : 75.
2
VERGIER 1712.
142
« plaisants ». Ses membres sont des « élus » qui doivent être « fervents
et attachés à leurs devoirs ». Les distinctions sociales ne sont pas ou-
bliées, mais les mérites personnels leur sont supérieurs. « Les Frères et
Sœurs seront mutuellement animés du désir de voir fleurir et accroître
l’Ordre, inspirant autant qu’il leur sera possible par de bons et sages
exemples, les gens de mérite à les imiter. » Cependant, il ne faut rien
montrer aux profanes, qui puisse exciter leur curiosité.
Quelque part, en arrière plan, se profile la silhouette de l’abbaye de
Thélème animée par la plume facétieuse de Rabelais. Plus sobrement,
les locaux de réunion sont des temples, et chacun doit se soucier aussi
d’avoir une sorte de temple intérieur. On s’y exprime par métaphores.
Le vin est de l’huile, symbole de la douceur. Boire, c’est lamper, sym-
bole de la vigilance. Le jour de la Saint-Louis, fête du roi, l’assemblée
réclame de porter une lampe à sa santé et « de le remercier de quantité
de bienfaits qu’il fait à beaucoup de Frères ».
Lorsqu’un Frère ou une Sœur sort de sa province et arrive dans une
autre, il ou elle doit en informer son prieur, d’une part, et recevoir du
nouveau l’accueil le plus fraternel, sachant qu’il s’impose d’apporter
secours à celui ou celle qui pourrait subir une infortune, d’autre part. Ce
faisant, il est interdit d’appartenir à une autre société de même nature.
La fidélité exclusive est obligée. De même, sont prohibées les chansons
paillardes qui pourraient blesser la délicatesse des sœurs.
Pourquoi Méduse ? Parce qu’au moment des banquets où le prieur
donne le signal de lamper, il convient de se lever et de rester le plus
immobile possible afin de bien apprécier le vin (l’huile), son arôme, sa
vigueur. Ainsi, disent les textes, chacun doit se pétrifier, se fermer sur
lui-même, se rendre disponible pour la volupté en bouche. Oublier
cette discipline, c’est faillir au principe élémentaire du recueillement
dont la divine boisson doit être honorée. Voilà ce qui justifie d’honorer
Bacchus et de chanter son nom entre deux verres. La fertile imagination
de Vergier, Frère Magnifique, n’est jamais en panne de rimes et de
rythmes pour convoquer dans une même stance les anciens poètes de
l’antiquité qui fêtaient eux aussi le nectar de la vigne.
Quiconque connaît, même superficiellement, les divulgations concer-
nant la franc-maçonnerie ne peut qu’être frappé par de nombreuses
similitudes, ce qui n’est guère le cas des autres sociétés badines de la
même époque, assez répandues d’ailleurs1. Et comment les analyser,
1
Comme l’Ordre de la Boisson, aussi créé à Avignon au début de 1703, par François de
Posquières, ancien capitaine du régiment de Plessis-Bellièvre. Ou comme l’Ordre de la
Grappe créé à Arles en 1697, par le marquis Ignace Amat de Graveson. Pour l’anecdote,
il est piquant de remarquer que l’Ordre de la Boisson se dit d’Etroite Observance,
considérant être plus authentique que les autres.
143
sinon en inférant une perméabilité entre les deux Ordres. A quelques
aménagements mineurs près, le protocole des dîners médusiens est
transposable vers les banquets de loge. Les dispositifs règlementaires
ont de nombreux articles analogues. Est-ce parce que certains protago-
nistes sont les mêmes, comme dans l’entourage de Pierre Ier de Russie ?
Si je suis enclin à le croire, ce n’est pas seulement au vu du marquage
jacobite qui est évident à chaque fois, mais aussi en relevant des détails
qui ne semblent avoir rien de fortuit.
L’Ordre de Méduse disparaît à la mort de Vergier en 1720, assassiné
dans des conditions obscures à Paris, si obscures que certaines rumeurs
insinuent qu’il connaissait trop de secrets d’Etat. Dix ans plus tard,
quand ses œuvres posthumes sont éditées, des nostalgiques envisagent
de le redresser au moins dans le Midi, comme on peut le lire dans une
lettre de la marquise Pauline de Simiane, belle-sœur du fondateur du
chapitre toulonnais1. Ils ne semblent pas tenir la durée. En revanche,
dans la capitale, d’autres sont plus tenaces, et ils sont quasiment tous
francs-maçons, à l’instar de Charles-Godefroy de La Tour d’Auvergne,
duc de Bouillon, et de son fringant acolyte le marquis Victor-Louis-Sci-
pion-Joseph de La Garde de Chambonas. Ils en changent le nom en
l’appelant Ordre de la Félicité. Des règlements nouveaux sont conçus,
qui reprennent en grande partie les anciens. L’état d’esprit reste le
même, avec cependant une inclination plus grande au libertinage, car si
les Médusiens encourageaient la mixité c’étaient surtout en présence
de leurs épouses, tandis que les Félicitaires font un excellent accueil aux
nymphes de l’Opéra et aux demi-mondaines. En 1744, ils iront même
jusqu’à demander au comte Louis de Clermont, récemment porté à la
tête de l’Ordre maçonnique, de devenir en même temps le grand
maître de leur Ordre, ce qui ne le tentera pas malgré un tombereau de
flatteries.
Du vivant de Vergier, les noms que l’on peut glaner dans sa correspon-
dance ou celle de ses Frères et Sœurs connus ne laissent pas indifférent.
N’en retenons ici que cinq, parmi les plus prestigieux. D’abord, Jérôme
de Pontchartrain. Vergier en fait la connaissance au début des années
1690 et en devient rapidement le protégé. Sans doute est-ce grâce à lui
qu’il obtient une place d’écrivain de la marine puis de commissaire,
après son premier séjour en Angleterre. « C’est sur [vous] que Neptune
se repose du soin de ses Etats marins », lui écrit-il en 1696 dans un
épithalame, à l’occasion de son premier mariage. Or, Pontchartrain
n’est autre que le père du comte de Maurepas dont l’appartenance
maçonnique est divulguée au cours des années 1730, sans savoir dans
quelles circonstances il l’a obtenue. Ne serait-ce pas de bonne heure,
1
SÉVIGNÉ 1862 : 142. Pauline de Simiane à Bénigne-Jérôme d’Héricourt, 17 février 1733.
144
dans le sillage de son père ?
De même, l’ambassadeur Louis d’Aumont n’est autre que le grand-père
de Louis-Marie-Augustin d’Aumont, futur grand maître de l’obédience
en 1738, après le comte Charles Radcliffe of Derwentwater, dernier
jacobite à cet office. Là encore, on ignore dans quelles circonstances il
accomplit ses premiers pas sous le triangle symbolique. Reprenant la
notice de l’astronome Lalande publiée dans un supplément à L’Encyclo-
pédie en 1773, Etienne-François Bazot les situe en 1737, dans la loge
apparue à la fin 1736 sous la houlette du peinte Louis Colins, lui-même
jacobite1. Lalande ayant commis plusieurs erreurs et approximations, il
est difficile d’opiner en aveugle. Je le vois quant à moi introduit dès les
années 1720 parmi les réfugiés britanniques de la région parisienne que
son aïeul continue à fréquenter. Cela est si vrai qu’il épouse en 1727,
alors qu’il n’a pas encore dix-huit ans et qu’il est devenu orphelin entre-
temps, Victoire-Félicité de Durfort, veuve du duc Jacques de Fitzjames,
de trois ans son aînée. Pour mémoire : Jacques de Fitzjames est le fils
aîné du duc de Berwick et le frère de l’abbé François de Fitzjames, tous
deux francs-maçons, le second étant connu pour soumettre à Montes-
quieu en 1734 la lecture d’un rituel de haut grade.
Le financier Samuel Bernard dont on sait la grande fortune sous le
règne de Louis XIV, passant du commerce de drap à la banque, est
enrôlé dans Méduse le 3 septembre 1709, sous le pseudonyme de Frère
Secourable, ce qui suggère une belle générosité. Or, c’est dans sa pro-
priété de Passy que le facétieux Anne-Gabriel Meusnier de Querlon
placera en 1737 sa fable des Soupers de Daphné, où la plupart des
personnages sont francs-maçons, facilement identifiables comme tels 2.
Dix-sept ans après la disparition de Vergier, on peut considérer que le
lien s’est relâché entre les deux Ordres. Mais nous venons de voir que la
nouvelle génération songe à reprendre l’héritage à l’enseigne de la
Félicité.
Le duc Claude-Louis-Hector de Villars, recruté quand il était encore
marquis et qui y pousse sa femme, est fameux par ses succès militaires.
Maréchal de France en 1702, il se déclare le plus heureux des hommes,
à la guerre comme à la cour de Versailles. Fille d’ambassadeur, son
épouse Jeanne-Angélique Roque de Varengeville est discrète : Sœur
Aimable. Leur fils Honoré-Armand marchera sur leurs brisées ; des
nouvellistes de 1737 le diront accueilli en loge cette année là 3. Bien

1
BAZOT 1817 : 98.
2
KERVELLA 2008 : 77-103.
3
SADE, 1993 : 55. Bibliothèque Sade, Papiers de familles, Fayard, Paris, 1993, 55. Lettre
au comte de Sade, mai 1737. - BNF, manuscrit 10166, f° 360. Gazetin, 25 septembre
1737.
145
avant, le 5 août 1721, il se sera marié à Amable-Gabrielle de Noailles, et
il suffit de lire le contrat de mariage pour y découvrir à la fois d’anciens
Médusiens et des futurs francs-maçons, s’ils ne le sont pas déjà1.
Enfin, le grand maître dont j’ai avancé en hésitant le nom dans ma
monographie sur les Frères oubliés du duché de Bouillon, n’est autre
que le marquis d’Antin, puis duc en 1711 : Louis-Antoine de Pardaillan
de Gondrin. J’ai moins d’hésitation aujourd’hui, car tous les indices de
nouvelles recherches convergent vers lui. Vergier se contente d’écrire
« Monsieur D. Grand Maître de l’Ordre, Frère Nécessaire » et lui
adresse des vers à chanter sur l’air de Quand tu dégages la foi. « Nous
vivons tous sous ses lois / Plus fortunés que des Rois. » Réputé pour son
sens de l’organisation, c’est le fils d’un hobereau gascon et de la célèbre
marquise de Montespan qui devient après sa naissance maîtresse de
Louis XIV. D’où, par force de la biologie, le plaisir qu’il a (ou la gêne,
c’est selon) de voir plus d’une demi-douzaine de rejetons royaux com-
poser ensuite sa fratrie. En particulier Louise-Françoise de Bourbon à
laquelle Vergier offre aussi une ritournelle sur l’air Du Formulaire. « Ma-
demoiselle B. Sœur du grand maître, Sœur Nécessaire ».
Tant et si bien que l’héritier du duc, son petit-fils Louis né en 1707, ne
pourra rien faire de mieux que d’en adopter le style. Elu grand maître
franc-maçon en 1740, adepte des hauts grades, entouré de dignitaires
chenus ayant beaucoup guerroyé et fréquenté les jacobites, il voudra
réformer l’Ordre après sa prise de fonctions, considérant qu’il se sera
trop démocratisé, mais il n’en aura pas le temps, car il mourra prématu-
rément, âgé de trente-six ans, en décembre 1743. Les cancans de la
cour assureront qu’il buvait trop, sans mesure. A lui, quoiqu’à retarde-
ment, Méduse ne fera pas de cadeau.
Cette excursion maritime s’avérait nécessaire pour la bonne raison
qu’au cours de la première décennie du siècle des Lumières, quand
Anderson assure qu’il ne se passe pas grand-chose en franc-maçonne-
rie, on assiste au contraire à la mise en place du socle qui va favoriser
l’essor de nombreuses loges insulaires et continentales, y compris celles
sous étendard hanovrien. En recentrant par exemple l’enquête sur
Londres, il est clair que là aussi s’inventent des sociétés de plaisirs qui,
peu ou prou, s’inspirent des habitudes désormais anciennes des loges.
Un témoin privilégié n’est autre que Richard Steele dont on sait l’admi-
ration qu’il porte à Pierre le Grand.
Au n° 26 du journal qu’il crée en 1709, il s’insurge contre les manières
prises par certains jeunes gens efféminés des beaux quartiers qui au-
raient imité des signes de reconnaissance propres ceux des francs-ma-

1
ANF, Minutier central, C XIII/288. Mariage, 5 août 1721.
146
çons. « Vous les voyez s’accoster les uns les autres avec des air effémi-
nés ; ils ont leurs signes et attouchements comme les francs-maçons. »1
L’année suivante, il revient à la charge en les accablant de sarcasmes.
S’il fallait les envelopper d’un même vocable, il suggère que ce soit
l’Ordre des Insipides (Order of the Insipids), faute d’esprit et de virilité.
Et il reprend la même comparaison : il suffit de les observer une pre-
mière fois pour s’étonner des familiarités qu’ils ont entre eux, mais ils
se comportent en réalité comme les francs-maçons. « Quiconque n’au-
rait pas étudié leur nature et ne saurait pas la vraie cause de leur sou-
daines familiarités, pourrait penser qu’ils ont entre eux des intimités
secrètes, comme les francs-maçons. »2
La comparaison va dans un seul sens. Il ne s’agit pas de dire que les
francs-maçons imitent tels ou tels joyeux drilles d’une autre société,
mais de dire qu’ils sont imités par eux. Steele ne doute pas une seconde
qu’ils fournissent le modèle. Anderson poussera quant à lui le zèle
jusqu’à affirmer que la franc-maçonnerie est la première de toute les
fraternités inventées sur la terre et qu’elle a inspiré toutes les autres, y
compris les chevaleries militaires. Plus sérieusement, nous n’avons pas
à risquer cette grossière exagération pour comprendre qu’en effet,
avant 1710, quand la Grande Loge de Londres n’est pas inventée, assez
nombreux sont les observateurs de la vie britannique qui savent déjà,
au moins confusément, quelles sont les habitudes des Frères grandis
dans le sillage des Stuart. S’il ne semble pas dans le secret lui-même à
ce moment, parce que farouche partisan la Maison de Hanovre dès
qu’est admis le principe d’y choisir le successeur d’Anne après son
décès, Steele a néanmoins dans ses relations Jonathan Swift et Alexan-
der Pope, dont l’humour distancié n’interdit pas les confidences à demi-
mots.
Le sens de ce que j’en dis n’est pas de rechercher dans des rapproche-
ments de l’après coup, tels qu’on en voit encore beaucoup aujourd’hui,
qui consistent à attribuer longtemps après leur existence une parenté
de certaines associations joyeuses avec la franc-maçonnerie. Elle est de
prendre acte de jugements exprimés par des témoins de l’époque. Si
eux-mêmes estiment que la parenté est flagrante, c’est qu’ils ont bel et
bien une idée, juste ou pas, de ce que sont les loges et de ce qu’on y
fait. Le dix-septième siècle européen est riche en cercles ou compagnies
qui éclosent pour un temps plus ou moins long, dans des cabarets ou
des maisons particulières. Ils se copient les uns les autres en recher-
chant d’ailleurs souvent des traits distinctifs qui, malgré l’imitation ou à

1
The Tatler, n° 26, 7-9 juin 1709.
2
Ibid. n° 166, 29 avril-2 mai 1710.
147
cause d’elle, leur permettent de revendiquer une singularité. Celles qui
manifestent une attirance pour la bonne chère sont fréquentes.
Par exemple, lorsqu’Evelyn décrit en 1659 la Société des Hectors, il y
voit des cadets de bonne famille qui dépensent presque toutes leurs
ressources en bouteilles, s’endettent au gré de multiples extravagances,
sans se préoccuper le moins du monde du respect des bonnes mœurs.
« Il s’agit d’un Ordre de spadassins ouvertement athée »1. Probable-
ment les premiers francs-maçons, au moment des banquets, se
laissent-ils eux aussi envelopper par les vapeurs d’alcool. Mais, ils ont
des motivations propres, indépendantes des plaisirs de la seule convi-
vialité, qu’ils honorent en priorité ; et ils ont un ensemble de règles, de
principes, de signes, de symboles, de mots si différents des autres qu’ils
inspirent justement des commentaires à part. Voilà pourquoi ce sont
eux qui constituent la référence quand certains clubs londoniens
cherchent à leur ressembler. Les allusions de Steele dans le journal qu’il
dirige sont significatives du phénomène.
Une question, en passant. De quand datent les chansons à boire qu’An-
derson imprime en annexe des Constitutions de 1723 ? Certaines sont
récentes, comme l’auteur l’indique. Au moins une est connue depuis
1710 environ, celle des apprentis confirmés (The Enter’d Prentices
song). Elle est écrite par Matthieu Birkhead sous le titre originel La
santé du franc-maçon (The freemason’s Health). Birkhead est un comé-
dien du théâtre de Drury-Lane. Son nom apparaît pour la première fois
en octobre 1707, quand il tient sur scène le rôle de Worthy, un gentle -
man du Shropshire dans la pièce de George Farquhar, L’Officier recru-
teur. Probablement a-t-il déjà eu l’occasion de montrer ses multiples
talents ailleurs, car il est aussi chanteur et danseur, mais sa biographie
est très succincte2. De toutes les chansons publiées par Anderson, c’est
bien la sienne qui retient le plus l’attention, car elle accompagne la
chaîne d’union qui interrompt momentanément le banquet. « Unissons-
nous main dans la main / Pour nous tenir ferme / Soyons joyeux et
montrons un visage radieux. »3 Le 1er décembre 1722, elle est imprimée
1
EVELYN 1825 : 160. « These are a professed atheistical order of bravos. »
2
HIGHFILL et al. 1973 : 136. - Il sera probablement malade et désargenté au printemps
1722 quand une représentation d’Amphitryon sera donnée à son profit. Sa mort sur-
viendra le 30 décembre de la même année, et le Weekly Journal relatant ses funérailles
le dira ancien Surveillant de sa loge. - Weekly Journal, 12 janvier 1723. « M. Birkhead fut
dans la nuit du dernier samedi emporté de ses appartements dans Which-Street, pour
être enterré au cimetière Clements Danes ; le drap mortuaire était soutenu par six
francs-maçons appartenant au théâtre de Drury Lane ; les autres membres de cette loge
particulière dont il était le Surveillant, ainsi qu’un nombre important d’autres Maçons
Acceptés, suivaient deux par deux ; à la fois les porteurs du drap et les autres étaient
avec leurs tabliers blancs. »
3
[BIRKHEAD] dans ANDERSON 1723 : 84.
148
sans préambule explicatif ni nom d’auteur dans le Weekly Journal. Or,
chose curieuse, elle est immédiatement suivie d’un entrefilet disant
ceci. « Des lettres de Leith en Ecosse disent que les papistes, jacobites
et tories, quand ils tiennent ensemble compagnie, boivent au sang du
Christ et à un nouveau roi pour la nouvelle année. » Pure coïncidence ?
C’est Anderson qui change le titre pour la réduire en une chanson des
apprentis. En 1760, l’auteur des Trois coups distincts, qui assure relater
les pratiques de l’ancienne franc-maçonnerie, fournit le commentaire
suivant. « Quand ils chantent cette chanson, ils se tiennent autour
d’une grande table, et joignent leurs mains croisées de telle façon que
votre main droite sur votre main gauche saisisse la gauche de l’homme
placé à votre gauche, puis l’homme à votre gauche saisit de sa main
droite sur sa main gauche celle de celui à sa gauche, et ainsi par enchai-
nement tout autour. Mais quand ils finissent le dernier vers, ils sautent
tous ensemble pour faire trembler le plancher. J’ai été moi-même au-
dessous d’une salle où il y avait une Loge et j’ai entendu les gens dire
Putain de Dieu ! (Lord Damn) Que faisaient-ils ? Ils allaient tout mettre à
bas, et je ne restai pas là plus longtemps. Cela, ils l’appellent l’enfonce-
ment des pieux, pour amuser le monde. Mais ils ne s’amuseront plus
quand chacun saura ce qu’il en est et les explications ridicules (foolish)
qu’ils donnent à la chose »1.
L’enfoncement des pieux (driving of piles) est le premier travail des
terrassiers quand une construction est projetée. Il consiste à placer des
piliers dans un sol afin de bien y accrocher les fondations, comme on le
fait de pilotis en milieu humide. La scène est bruyante. Anderson ne fait
que transposer la chanson sans rien en dire. Aujourd’hui, les Frères ont
complètement oublié les sauts de pilonneurs, de même qu’il ne leur est
pas nécessaire d’attendre un banquet pour opérer la chaîne d’union.
Historiquement parlant, on reconnaît toutefois dans ces quelques mots
l’ambiance connue au tournant du dix-septième siècle. L’auteur ano-
nyme et persifleur qui la raconte semble réellement l’avoir vécue en
voisin de hasard. Par certains côtés, elle participe de la facétie militaire ;
par d’autres, elle augmente le jeu des métaphores par lesquelles il
s’agit une fois de plus de penser les engagements individuels au sein
d’une élite politique comme des moyens de jeter les fondations d’une
nouvelle royauté.
Une recherche ultérieure gagnerait à être faite sur les innovations
sociétales qui ont pu être engagées dans la marine britannique sous
Charles II. Celui qui en est le grand amiral pendant plus d’une dizaine
d’années, après la restauration de 1660, n’est autre que son cadet
Jacques, donc le futur Jacques II, tandis qu’en 1694 c’est le tour du duc
1
PRITCHARD 1760 : 33 - [première édition : 1723].
149
de Richmond dont on sait le rôle à Chichester deux ans après. Ici, pour-
suivons notre lecture des Constitutions. Que se passe-t-il de remar-
quable en Grande Bretagne au cours des années 1710 ? Comment se
fait-il qu’en 1723 Anderson ne parle pas de la formation de la Grande
Loge de Londres réalisée six ans plus tôt ? Pourquoi reste-t-il dans le
flou, et pourquoi attend-il 1738 pour donner un récit contestable de
l’évènement ? Faute de déclarations univoques de sa part, espérer des
réponses définitives à ces questions n’est pas envisageable Au mieux,
nous pouvons émettre quelques hypothèses plus ou moins acceptables.
Cependant, demandons-nous aussi pourquoi il modifie la présentation
qu’il fait de Christopher Wren entre 1723 et 1738.

150
8. Not Revival

Relisez les jugements portés par Anderson sur Jacques I er. « Il était un
roi Maçon »1. Sur Charles Ier : « Lui aussi Maçon »2. Sur Charles II :
« Nous avons une forte raison de croire que le roi Charles II fut un
Franc-maçon accepté, car chacun reconnaît qu’il encouragea beaucoup
les artisans. »3 Sur Jacques II : « N’étant pas un Frère Maçon, l’Art fut
beaucoup négligé »4 pendant son règne. Sur Guillaume d’Orange : « Re-
connu franc-maçon par beaucoup, il incita la noblesse, la gentry, les
riches et les érudits à s’intéresser beaucoup au style d’Auguste, comme
il apparaît par un grand nombre de curieux édifices érigés depuis dans
le royaume »5. Anne, parce que femme, ne pouvait pas être maçonne,
dans la logique d’Anderson (exclusion du genre) ; elle est louée seule-
ment parce qu’elle a encouragé la construction de cinquante nouvelles
églises paroissiales de style romain dans Londres, Westminster et la
banlieue. Sur George Ier : rien, sinon qu’il continue à vouloir que le
gothique soit remplacé par l’architecture augustéenne.
Ainsi formulées, ces reconnaissances maçonniques ne valent pas grand-
chose. Anderson se les permet uniquement parce que les bénéficiaires
ont soit stimulé les gens de métier, soit invité des puissants à engager
d’importants travaux de construction immobilière. Et encore est-il
sélectif sans expliquer pourquoi. Pour les vérifier, mieux vaut se détour-
ner de lui. Mais reprenons ses récits à double entrée. Il paraît que
Guillaume aurait conservé sa confiance à Wren et qu’ils seraient donc
tous deux francs-maçons. Wren serait d’ailleurs le député maître du duc
de Richmond, élu grand maître en 1695, avec l’approbation du roi. Puis
ce maître des travaux occuperait à son tour la première place, jusqu’à
ce qu’il s’en lasse.
Il existe une lettre de Wren adressée en juillet 1700 à un de ses amis
d’Oxford, David Gregory, dans laquelle il lui expose son point de vue sur
des réparations à faire sur des bâtiments, et où il le prie en postscrip-
tum de saluer de sa part le vice-chancelier de l’Université, ainsi que son

1
ANDERSON 1723 : 38.
2
Ibid. 40.
3
Ibid. 41.
4
ANDERSON 1738 : 105.
5
ANDERSON 1723 : 43.
Frère Wallis (my Brother Wallis). Tout comme Lisa Jardine qui lui a
consacré une riche biographie, je pense que la fraternité ainsi affichée
est celle de la franc-maçonnerie 1. Cela pourrait donner partiellement
raison à Anderson, au sens où on le verrait au tout début du siècle
entretenir un réseau favorable à Guillaume d’Orange, car John Wallis
est un scientifique de renom, dont les talents sont sollicités pour dé-
chiffrer la correspondance secrète des jacobites. Mais le même, pasteur
de profession et mathématicien de vocation, fut autrefois suffisamment
habile pour se faire apprécier des stuartistes en protestant contre la
condamnation à mort de Charles Ier et en obtenant une nomination de
chapelain auprès de Charles II. Il a donc pu participer avec Wren à des
réunions de sympathisants ou de militants favorables à la restauration.
Depuis, il sert les orangistes, mais dans un travail qui, a fortiori, peut
être ignoré de ses intimes, il a même tout intérêt à ne pas l’avouer.
Gregory lui-même appartient à une famille gagnée à la cause jacobite.

Figure 7. Christopher Wren à David Gregory, 23 juillet 17002

En 1723, Anderson expose qu’ayant fini les guerres qui les accablaient,
tant intérieures qu’extérieures les Nations Britanniques ont « depuis
peu » (1716) fait revivre les loges déclinantes de Londres et d’ailleurs,
que plusieurs loges ont tenu des assemblées particulières, mais aussi
des assemblées de quartier (trimestrielles) ainsi qu’une grande assem-
blée générale. Le tout s’est accompli avec le souci de respecter les
formes et usages en vigueur, sachant que plusieurs nobles et gentlemen
de haut rang, des ecclésiastiques et érudits de toutes confessions reli-
gieuses s’y sont ralliés et ont promis d’en suivre les règles. On le voit, ce
raccourci est expéditif, voire paradoxal. Non seulement, Anderson ne
dit pas qu’il y a eu interruption de la tradition, mais il insiste sur le
ralliement récent des gens dits de conditions. Moyennant quoi nous
pouvons nous interroger sur la valeur d’une thèse qui prétend voir ces
mêmes gens à l’œuvre depuis l’origine, qui les exonère presque d’être
responsables du déclin au moins à Londres, et qui leur redonne de
1
JARDINE 2002 : 469.
2
ROYAL INSTITUTE OF BRITISH ARCHITECTS 1923 : facsimilé sur pages de garde (Bodleian
Library).
l’importance sans qu’on sache leurs mobiles. En tout état de cause,
1717 n’est pas une date signalée, tandis que Wren ni Richmond n’ont
été grands maîtres de quoi que ce fût. Francs-maçons et peut-être
maîtres de loges, sans plus.
En 1738, la version est différente. Dans le sud de l’Angleterre, les loges
se seraient assoupies pour deux raisons complémentaires, d’une part la
négligence de leurs maîtres et surveillants respectifs, et d’autre part
l’absence d’un grand maître noble à Londres. Quelques années après
1708, la situation se serait aggravée, car Wren lui-même aurait délaissé
sa charge. L’achèvement de la cathédrale Saint-Paul aurait, de ce point
de vue, marqué chez lui un retrait. Encore que la loge voisine de l’édi-
fice aurait tout de même continué à se réunir jusqu’à la mort de la reine
Anne, en 1714, et même jusqu’en 1716 puisque c’est alors qu’elle se
serait concertée avec trois autres loges pour reprendre la coutume des
assemblées générales, en élisant à la Saint-Jean d’été de l’année sui-
vante un grand maître et donc refonder l’Ordre. Ainsi se serait produit
le réveil, la renaissance, le Revival. Est-ce plausible ?
On a vu dans des chapitres précédents quelles sont les loges recensées
par Anderson, sous le règne de Guillaume d’Orange : à Southwark près
de l’hôpital Saint-Thomas, une à Saint-Paul près de la cathédrale, une
autre à Piccadilly près de l’église Saint-James, une autre près de l’ab-
baye de Westminster, une autre à Covent-Garden, une autre à Holborn,
une autre à Tower-Hill, et même quelques autres qu’il ne nomme pas
mais dont il assure qu’elles existent 1. Or, il ne fournit jamais le nom des
tavernes où elles sont censées travailler, ce qu’il fait pourtant en rela-
tant l’épisode de 1717. Est-ce parce qu’il n’était pas à Londres au temps
de Guillaume, ou bien parce qu’elles n’étaient nullement concernées
par un quelconque travail spéculatif ?
Les anciens ateliers naguère occupés à la reconstruction de la ville
formaient des groupes distincts dans les quartiers où les chantiers
étaient ouverts. Mais les assimiler à des groupes fraternels répondant à
la définition dite « moderne » est un imprudence qu’il est préférable de
ne pas commettre. Chaque loge ne pouvait pas être autre chose que le
local précaire habituellement érigé dans des circonstances analogues, si
bien que leurs occupants n’avaient pas à être abrités par une taverne,
un cabaret, une auberge ou une brasserie, n’y étant du reste pas tou-
jours bienvenus en raison du tapage qu’ils occasionnaient quand Bac-
chus les stimulait trop ; et ils se dispersaient nécessairement dès la fin
des travaux, sans que personne ne puisse s’entendre reprocher de
manquer quelque assemblée que ce fût ensuite.

1
ANDERSON 1738 : 107.
153
La preuve est administrée par plusieurs documents antérieurs au siècle
d’Anderson où le mot lodge est explicitement employé pour désigner
une construction à part, dédiée exclusivement aux maçons. Ainsi, en
1532, à Westminster, des travaux de réparations sont menés pour
consolider la porte et les fenêtres d’une des loges de maçons 1. En 1561,
sur un chantier de Berwick en Ecosse, des maçons venus d’Angleterre
refusent de continuer à travailler, malgré le déplacement dans leur loge
d’un agent du gouverneur, parce que leur salaire n’a pas encore été
payé et que les denrées pour se nourrir sont hors de prix 2. En 1581,
dans le quartier de Scotland Yard, un pont de bois est construit à l’ex-
trémité d’une loge de maçons, afin de franchir la Tamise 3. En 1586, le
chemin devant la loge de Charing-Cross est pavé 4. En 1601, des enduits
de chaux sont réalisés sur des salles voisines de la loge des maçons 5.
C’est clair : les tavernes ne sont conçues ni pour travailler les matériaux
ni même pour donner les ordres. Dans le bruit et la poussière, on ne
comprend d’ailleurs pas comment les maçons pourraient côtoyer les
clients au quotidien.
Aucune des quatre loges censées redynamiser l’Ordre en 1716 n’est
donc dans le cas ancien. Il y a celle de Saint-Paul, à la brasserie L’oie et
le Grill, celle de Parker’s-Lane, près de Drury-Lane, à la brasserie A la
couronne, celle de Covent-Garden, dans Charles-Street, à la taverne Au
Pommier, enfin celle de Westminster, dans Channel-Row, A la Coupe et
au Raisin. On remarquera, certes, que les noms de quartier se re-
trouvent, sachant que Drury-Lane se situe dans Holborn. Mais, hors
cette coïncidence géographique qui ne signifie pas grand-chose en elle-
même, rien ne permet de faire le lien entre les deux listes d’Anderson.
Même quand on ne considère que la seconde et qu’on la compare à
d’autres établies après, pendant les années 1720, il s’avère que les
changements éventuels de localisation sont toujours mentionnés, au
sens où le nom des nouvelles auberges, brasseries ou tavernes choisies
par les loges est toujours indiqué.
On n’est pas mieux informé par Clément Edwin Stretton qui, dans un
article détonant publié dans les annales de la loge de recherche de
Leicester en 1910, accuse Anderson d’avoir complètement dénaturé la
tradition en s’opposant à Wren6. Jugeons-en : notre pasteur presbyté-

1
Exchange Treasury of Receipt, Miscellaneous Books, vols. 251–252: f. 316. – SCANLAN
2005 : 14.
2
STEVENSON, Joseph, Calendar of State Papers, Foreign Series, of the Reign of Elizabeth,
Volume 4, 1561-1562, Thomas Jenyson, Berwick, à William Cecil, 4 avril 1561, p. 50.
3
COLVIN 1975 : 100.
4
Ibid. 100.
5
Ibid. 100.
6
STRETTON 1909-1910 : 79-96.
154
rien serait chapelain de la Guilde des Maçons en 1710. Le siège de la
guilde serait précisément L’Oie et le Grill, à Saint-Paul. En septembre
1714, il y inviterait sept non-opératifs pour s’accorder sur la manière
d’amener la franc-maçonnerie à être purement spéculative. Il les ac-
cueillerait comme honoraires destinés à avoir la prééminence. Il les
taxerait même de droits d’entrée exorbitants. Soucieux de préserver les
privilèges du métier proprement dit, Wren aurait vent de l’affaire, si
bien que l’année suivante, aussi en septembre, il interviendrait pour y
mettre le holà. Anderson et ses acolytes ne se laisseraient pas impres-
sionner et décideraient de fonder une autre loge dite Antiquity. Ce
serait ce noyau d’indociles qui aurait fourni les premiers fantassins de la
Grande Loge en 1717.
Outre que les documents sources ne sont ni retranscrits par Stretton, ni
montrés à qui que ce soit, au grand désappointement de tous les com-
pilateurs venus après lui, le scenario est irrecevable. Stretton argu-
mente en disant qu’il a lui-même consulté un registre d’époque parmi
les archives de la guilde conservées depuis, et que le coup de force
d’Anderson y est fermement condamné. Mais il ajoute que ce registre
n’est accessible qu’aux Frères possédant les sept degrés de la maçonne-
rie, les mêmes qui étaient ceux des contemporains de Wren. Ce pour-
quoi il estime avoir à les défendre comme seuls représentatifs d’une
authenticité contrefaite par la Grande Loge. Prétendant pour sa part les
posséder en raison de son propre parcours dans des loges non compro-
mises de ce point de vue, il exhorte au retour à un paradigme postulé
originel.
Sachant qu’il paraît assez farfelu de prêter sept degrés aux opératifs
jusqu’aux années 1710, soyons moins complaisant. Un volumineux
ouvrage sur les principaux centres d’activité de Londres paraît en 1708
à l’initiative d’Edward Hatton. Dans le chapitre consacré aux différentes
compagnies d’artisans de la ville, on lit que la Chambre (Hall) des ma-
çons est située dans Masons-Alley, BasingHall-Street, qu’elle fut fondée
en 1410 sous le nom de Compagnie des Francs-Maçons, que nombreux
sont les membres de la noblesse et de la gentry à en faire partie, qu’un
maître la dirige, assisté de deux surveillants et de vingt-cinq assistants,
pour un total de soixante-cinq membres, avec un droit d’entrée de 5
shillings et le double pour un intendant. 1 C’est donc qu’elle ne se réunit
pas à L’Oie et le Grill, comme le prétend Stretton. Quant à savoir qui
sont les nobles et gentlemen qui y côtoient les hommes de métier, sans
doute faut-il les ranger parmi les acceptés, mais nous sommes donc en
1708, et, si la théorie de la transition était juste, il faudrait imaginer
qu’elle se produit dans un espace de huit années à peine, ce qui n’est
1
HATTON 1708 : 611. Hatton emploie indifféremment les mots company ou livery.
155
toujours pas conforme à la version des Constitutions produite en 1738.
De fait, le gros œuvre de la cathédrale Saint-Paul est achevé le 26
octobre 1708, par la pose de la dernière pierre couvrant la lanterne au-
dessus du dôme. Voici ce qu’on dit le fils de Wren dans l’ouvrage consa-
cré à sa famille. « La plus haute et dernière pierre au sommet de la
lanterne fut posée par les mains du fils de l’Inspecteur [Surveyor,
Christopher Wren, envoyé par son père, en présence de l’excellent
constructeur Mr Strong, son fils, et d’autres Francs et Acceptés Maçon,
tout particulièrement employés à l’exécution des travaux. »1 Anderson
situe la scène en juillet de la même année, disant que la croix sur la
coupole fut érigée à ce moment2. L’écart de date n’est pas important.
Ensuite, et ensuite seulement, d’après les Constitutions de 1738, Wren
aurait manifesté de la négligence dans le suivi des affaires maçon-
niques. Eh bien, si la dernière pierre est posée, cela signifie que les
ouvriers sur place n’ont plus lieu d’y être, les autres travaux de finition
n’étant pas de leur ressort. Comme je l’ai dit, ils doivent se disperser. Il
est donc normal qu’on ne trouve plus trace de leur présence, ni de celle
de Wren qui, par les obligations de son office, devait les visiter assez
régulièrement avant.
Des francs-maçons acceptés assistèrent à la pose de cette dernière
pierre, ajoute le fils de Wren, en tant qu’opératifs eux-mêmes (em-
ployés aux travaux). Assurément, il n’y a pas d’anomalie dans ce pro-
pos, puisque cette désignation appartient aussi aux hommes de la
Compagnie. Remarquons cependant que Wren restreint le terme de
francs-maçons aux architectes dont on voudra bien admettre qu’ils ne
s’impliquent pas en son siècle dans la manipulation quotidienne des
matériaux et des outils. Il le fait à la manière de son ami Evelyn qui
insiste sur le fait qu’un « architecte ne doit pas être pris pour un vul-
gaire manuel (Mechanick) illettré »3. Bien que Wren accorde foi à la
légende de voyageurs grecs et italiens ayant essaimé tôt dans les princi-
paux pays d’Europe, un passage des Parentalia est clair sur le vocabu-
laire. « Les Italiens (parmi lesquels il y avait encore quelques réfugiés
grecs) et avec eux des Français, Allemands et Flamands, s’unirent dans
une Fraternité d’Architectes, recherchant des patentes du pape pour en
obtenir un encouragement et des privilèges ; ils s’appelèrent eux-
mêmes francs-maçons. »4 C’est dans le même sens qu’un autre passage
de l’ouvrage décrit l’habileté avec laquelle les architectes des temps
passés savaient placer des contreforts aux bons endroits d’un bâtiment,
1
WREN 1750 : 293. L’auteur donne la date de 1710, plus de quarante ans après. L’évène-
ment eut lieu en 1708.
2
ANDERSON 1738 : 108.
3
EVELYN 1825 : 357.
4
WREN 1750 : 173.
156
surtout religieux, ou bien calculer les voûtes et ogives 5. Wren accorde
donc du prix à un mot qu’il estime ancien et lié à la conception d’édi-
fices. En même temps, il est bien placé pour savoir qu’un autre sens est
entendu à l’extérieur des chantiers et des chambres d’étude.
Le 26 octobre 1708 à Saint-Paul, en dehors des francs-maçons opératifs,
aucun officiel ne représente le roi, ou la municipalité de Londres, ni
même le clergé. Du moins, nous n’en trouvons pas la mention. Les
gazettes ne relatent même pas la cérémonie qui n’est pourtant pas
restée confidentielle, ayant attiré la curiosité des habitants riverains et
des promeneurs. En revanche, il est notoire que, dans les mois qui
suivent, Wren est délibérément mis en difficulté par des adversaires
politiques influents à la cour. L’affaire anime les gazettes et les conver-
sations de salon. De quoi s’agit-il ?
Sous le règne de Guillaume, en décembre 1697, les travaux de la cathé-
drale étaient suffisamment avancés pour qu’on y autorisât l’accueil des
fidèles au moins dans le chœur. Mais, trouvant qu’il fallait au plus vite
mener à terme ce qu’il restait à faire, le parlement décidait de suppri-
mer de moitié les émoluments de Wren. Cette mesure plutôt vexatoire
était supposée l’inciter à accélérer le programme. Disons plus simple-
ment qu’elle était voulue pour embarrasser un jacobite connu comme
tel, quoique modéré, mais qui ne pouvait être congédié sans compro-
mettre la suite du projet.
En 1708, considérant sa part de responsabilité bien remplie, Wren
réclame donc son dû. En vain ! On lui objecte qu’il a encore la coupole à
faire peindre, qu’une rambarde métallique ou une balustrade en pierre
doit être montée autour de la lanterne, qu’il n’a donc pas vraiment mis
le point final à l’ouvrage, raison pour laquelle il ne peut toucher l’inté-
gralité de son salaire. Wren en appelle à la reine pour qu’elle inter-
vienne en sa faveur, exposant que l’exécution des quelques travaux en
attente ne dépend pas de lui mais d’un maître charpentier, entre
autres. La reine se tourne vers les commissionnaires chargés de payer,
lesquels protestent de leur bonne foi en insinuant que des détourne-
ments de fonds ont sans doute été opérés par Wren en personne. Les
mauvaises langues en rajoutent. Si bien que, de semaine en semaine,
Wren est irrémédiablement poussé à la marginalisation
Comme on voit, à la fois l’achèvement de la cathédrale de Londres ainsi
que les tracasseries infligées à Wren ne sont pas de nature à consolider
le récit d’Anderson, ni celui de Stretton. A partir de 1708, il n’y a plus de
raison d’avoir à Saint-Paul une loge d’opératifs. Toutefois, en déplaçant
les investigations vers les spéculatifs, il n’existe aucun document qui

5
Ibid. 245.
157
laisserait croire qu’au même moment ce fameux architecte exercerait la
plus haute responsabilité sur eux. En outre, quand on lui donne ce titre,
mieux vaut savoir s’il s’y reconnaît en qualité d’architecte habile en
plans et calculs, ou de fidèle à la cause des Stuart.
Pour ce qui concerne cette fidélité, la conclusion la plus plausible est
qu’après la Révolution orangiste il l’assure sans épanchement, avec
discrétion. Il ne renie pas son ancien attachement à Charles II, ni à
Jacques II. Espère-t-il la restauration de Jacques III ? Les Parentalia ne
dévoilent pas ses sentiments. Soyons quand même intéressés par les
liens qu’il noue sur la fin de sa vie avec Francis Atterbury, évêque de
Rochester et doyen de Westminster. C’est en 1713 que ce dernier est
élevé à ces dignités. D’emblée il demande à Wren de continuer à s’oc-
cuper du chantier visant à restaurer l’église collégiale Saint-Pierre. Il a
déjà beaucoup fait, mais il reste beaucoup à faire. Autrement dit, tandis
qu’à Saint-Paul l’architecte subit des avanies, le prélat de Westminster
lui accorde toute sa confiance et lui offre de nouveaux moyens d’assu-
rer ses revenus.
Le mémoire que Wren rédige rapidement comprend une partie histo-
rique qui rappelle quels étaient les procédés de construction au Moyen
Âge, voire dans l’antiquité romaine. S’attardant sur le style gothique,
qu’il préfère appeler style sarrasin, non sans rappeler incidemment
l’avantage de la free-stone en ce qu’elle permet de fournir des pierres
parfaitement équarries (ashlars)1, mentionnant au passage le rôle joué
par des ouvriers venus de Normandie, il décrit les modifications ré-
centes apportées à l’édifice et celles qu’il estime urgentes. Il accordera
notamment une attention particulière au porche de Salomon en façade
nord. Pourquoi ce nom ? En 1682, Henry Keepe écrit que le porche est
composé d’un grand portail majestueux flanqué de deux portes plus
modestes. Finement décoré, il abrite les statues des douze apôtres,
ainsi que d’autres saints. Il justifiait ce nom autrefois, ajoute Keepe,
parce que sa beauté surpassait celle de tout autre porche avant lui en
n’importe quelle cité.2 Des dégradations l’ayant altéré, Wren entend
donc lui redonner son lustre d’antan.
Coïncidence ou pas, nous retrouvons ici quelques éléments de symbo-
lisme exploités aussi dans le Mot de maçon. Nous pouvons même noter
que l’abbaye comprend une vaste salle, dite Chambre de Jérusalem, qui
servit sous Jacques Ier à réunir les commissions chargées de composer
une version officielle de la Bible. Mais le point principal n’est pas là ; il
est dans le fait qu’Atterbury est favorable au parti tory, tout comme
Wren, qu’il espère ardemment le retour des Stuart, qu’il est engagé
1
WREN 1713 : 354.
2
KEEPE 1682 : 23-24.
158
dans les combats d’opinion pour tenter d’empêcher l’arrivée au pouvoir
d’un prince de la Maison de Hanovre, et s’il n’est pas prouvé (à ce jour)
qu’il est franc-maçon, il est en relations régulières avec des Britan-
niques qui le sont. C’est dire qu’il se pose en adversaire politique des
whigs, dont le héraut le plus tonitruant à ce moment n’est autre que
Richard Steele, si tonitruant d’ailleurs qu’il est exclu de la Chambre des
Communes en mars 1714 pour avoir publié un pamphlet jugé trop
agressif par la reine.
Au moins les polémiques qui gagnent en intensité après 1710, Anderson
ne peut pas les ignorer. Il lit la presse londonienne avec assiduité, et sa
charge pastorale auprès de ses ouailles l’oblige à s’intéresser aux péri-
péties parlementaires. En feignant l’ingénuité, on pourrait supposer
qu’il aspire à s’élever au-dessus de la mêlée. Ses sermons révèlent au
contraire un Ecossais ombrageux, offensif, acrimonieux. En tout cas, il a
déjà une notoriété suffisante pour être violemment malmené par des
concitoyens susceptibles. En 1715, un anonyme publie une sorte de
réquisitoire contre lui, l’attaquant à la fois dans sa vie privée et son
sacerdoce. Il ironise sa prétention à vouloir exonérer ses coreligion-
naires de leur terrible culpabilité dans la mort de Charles I er. Son ser-
ment où il prétend démontrer le contraire révèle « à la fois dans la
forme et le contenu un vide et vain compagnon (empty vain Fellow) ».
« S’il avait du sang dans les veines, il ne pourrait que rougir de se voir
en chaire et dans un imprimé »1. C’est un menteur, un fraudeur, un
pitoyable écrivaillon (scribbler) qui aime avancer son titre de Maître ès
Arts, c’est-à-dire de Maître des Métiers (Crafts Master), et qui masque
des connaissances vagues derrière une rhétorique alambiquée.
Peu soucieux de marquer la différence ancienne entre arts libéraux et
arts mécaniques, l’auteur verse dans l’outrance et l’outrage, conformé-
ment au genre. Il est quand même bien renseigné sur le quotidien
d’Anderson. Parmi ses fidèles, certains sont des ouvriers qui se louent à
la journée près de la bourse du commerce, des porteurs qui attendent
qu’on les sollicite au coin des rues, des tailleurs, etc. Il les écoute, les
interroge, recueille les nouvelles à commenter pendant ses prêches.
S’agit-il de dénoncer une affectation de sa part, une hypocrisie ? Pas un
mot sur Saint-Paul, en tout cas, ni sur des maçons à l’ouvrage, ce qui
aurait pu conférer un minimum de substance à la fiction de Stretton.
Mais peu importe cet aspect secondaire. Deux ou trois fois, voici Ander-
son traité de faux Frère (false Brother) ou de Frère trompeur dans
presque tout ce qu’il dit2. Est-ce parce que l’auteur est lui-même franc-
maçon ou parce qu’il reproche à son adversaire d’abuser délibérément

1
ANONYME1 1715 : 8.
2
Ibid. 14 : « A fraudulent Brother as he is in almost all he says. »
159
ses frères en religion ? Le sens global du texte ne permet pas de déci-
der. Stevenson penche vers la première possibilité1, j’opte pour la
seconde. Nous n’avons pas oublié cependant que c’est presque au
même moment, à quelques mois près, que le comte de Mar est recon-
nu comme un authentique maçon.
Un passage de ce réquisitoire contre Anderson prend une résonance
particulière quand on n’a pas oublié ce qui se passe à Aberdeen depuis
la révolution orangiste. Son vigoureux critique assure que, s’il s’attarde
dans la populace de Piccadilly, c’est afin de transmettre des renseigne-
ments controuvés à des correspondants de sa ville natale. Il le ferait à la
façon de l’Espion turc à Paris2. Qu’il soit resté en relation avec des édiles
ou des ecclésiastiques de son église n’est pas surprenant, d’autant que
son frère David en est. Mais, jusqu’où va son agitation permanente,
c’est une question difficile à trancher, car une autre est tout aussi
importante, qui est de savoir s’il ne sert pas de sa correspondance
épistolaire pour communiquer au gouvernement des informations sur
ce qui passe aussi à Aberdeen dont on sait la forte proportion de ci-
toyens favorables aux Stuart. Un document officiel prouve au moins
qu’il est plus qu’un sympathisant passif à cette époque. En effet, à
l’heure de faire renouveler le bail de sa chapelle de Swallow-Street en
1729, le fonctionnaire chargé d’étudier sa demande rappellera qu’il
aura montré à la fin du règne d’Anne son « zèle pour la succession
hanovrienne »3.
Le soulèvement dirigé par le comte de Mar, avec le soutien de l’Espagne
et de la France, est lancé quelques semaines plus tard. Le 6 septembre,
le comte brandit à Braemar l’étendard jacobite. Proclamé roi, Jacques III
tarde cependant à rejoindre son armée, qui connaît des revers à Pres-
ton et Sherifmuir. Il débarque à Peterhead à une cinquantaine de kilo-
mètres au nord d’Aberdeen (coïncidence ?) le 22 décembre. L’affaire
est mal engagée, l’échec est imminent. Il lui faut renoncer en février
suivant. Dans la correspondance de l’évêque Atterbury, entre autres, se
lisent plusieurs noms portés par des Frères ayant participé aux opéra-
tions, avec cet inconvénient qu’on n’est sûr de leur appartenance
maçonnique qu’une fois leur fuite réalisée sur le continent, surtout en
France, avant l’Italie. Mais ne balançons pas dans une indétermination à
leur sujet : ou bien ils sont déjà initiés avant cette entreprise militaire
manquée, et ils ne doivent rien à la Grande Loge de Londres qui n’existe
pas encore, ou bien ils le sont après, et ils ne lui doivent rien non plus,
car la plupart sont menacés de prison, voire de mort, et ils se gardent

1
STEVENSON 2014 : 45.
2
ANONYME1 1715 : 28.
3
SHAW 1897 : 128. Rapport du 25 avril 1729.
160
bien de retourner au pays. Si, par hypothèse gratuite, ils le sont après,
c’est qu’ils reçoivent les mystères, comme on dit, par des Frères eux-
mêmes formés avant. Bien sûr, Mar n’est pas un de moindres.
Anderson reste silencieux là-dessus et se contente d’écrire laconique-
ment qu’en 1716, après que la rébellion fût finie, les quelques loges qui
se trouvaient négligées par Christopher Wren pensèrent légitime de
s’unir sous un grand maître, comme centre de l’union et de l’harmonie 1.
Quiconque croit aux proximités chronologiques fortuites peut être
enclin à ne voir aucun lien entre la rébellion manquée et la réunion
préparatoire à la naissance de la Grande Loge. On aurait donc une sorte
de miracle. Sans relation de cause à effet, la fièvre ayant gagné Londres
à l’automne et l’hiver 1715 aurait été suivie de l’envie pressante de
resserrer des liens relâchés depuis plusieurs années entre toutes les
loges de la ville (Anderson ne dit pas « quelques loges », mais « les
quelques loges » the few lodges at London).
Naturellement, la question à se poser en priorité est de savoir si le récit
d’Anderson, aussi enjolivé soit-il, possède un fond de vérité. Une
concertation a-t-elle vraiment lieu en 1716 entre quatre loges qui
auraient été créées avant, au plus tard quand Wren n’avait pas encore
achevé la cathédrale Saint-Paul ? L’origine des loges particulières n’est
pas simple à élucider quand on se fonde uniquement sur les passages
des Constitutions qui les concernent. Celle de la Grande Loge, en re-
vanche, s’avère moins obscure quand on procède par élimination d’in-
formations fausses ou peu crédibles, en fonction de ce que nous savons
aujourd’hui du contexte.
Pour ce qui concerne Wren, nous le voyons bien exercer la plus haute
responsabilité sur les artisans et ouvriers des chantiers qu’il contrôle,
mais aucun témoignage direct, aussi mince serait-il, ne permet de croire
qu’il en exerce une sur les spéculatifs. Une chose est d’être franc-maçon
politique, en plus d’adhérer à l’idée que les grands architectes peuvent
aussi se désigner tels, nonobstant des opératifs réellement affairés à la
pierre et au mortier, qu’ils soient acceptés ou non ; autre chose est de
tenir une grande maîtrise au sommet d’un Ordre qui comprend pour
cela une élite mieux placée auprès du roi en exil. Après 1688, la notion
de grand maître est inconsistante pour eux en Grande Bretagne, car ils
en ont été chassés. Avant, elle avait peut-être du sens. Pour déterminer
lequel, il faudrait par exemple savoir comment Charles II a conçu la
protection accordée à la Fraternité. C’est le maximum qu’on puisse en
dire.

1
ANDERSON 1738 : 109.
161
En second lieu, de même qu’il est impossible de trouver une continuité
entre les loges d’opératifs qui pourraient être localisées dans Londres
au début du siècle, d’une part, et celles citées maintenant par Ander-
son, jusques et y compris celle de Saint-Paul, d’autre part, rien ne dit
que celles-ci chercheraient à rétablir un ancien mode de fonctionne-
ment. Elles innovent. A ce moment, quoique âgé de 84 ans, Wren est
encore en vie, et s’il détenait réellement une grande maîtrise, quitte à
en négliger les devoirs, ne serait-il pas tenté de protester ? Il ne le fait
pas, car il n’a aucune raison de le faire.
Le registre de la loge Antiquity n° 2, ancienne loge de Saint-Paul, ne
contient aucune annotation relative à une improbable grande maîtrise
de Wren. Elle se flatte de posséder le maillet par lequel l’architecte a
réalisé la pose de la première pierre de la cathédrale, ainsi que trois
chandeliers offerts tardivement par lui. Nous pourrions espérer davan-
tage d’informations si elle possédait une tradition avérée. Ses secré-
taires, tant dans les procès-verbaux originaux que dans les reconstitu-
tions effectuées après coup, se gardent bien de croire en une légende
qui pourrait se retourner contre eux en cas de tromperie. Le propre fils
de Wren en devient Vénérable en 1729, et alors plusieurs décisions sont
adoptées pour défendre l’ancienne dignité de la loge dans des occa-
sions publiques1. Probablement pense-t-il valoriser de cette manière les
responsabilités assumées autrefois par son père. Mais il ne s’aventure
pas à lui prêter une quelconque grande maîtrise.
Anderson complète son propos en faisant du tailleur de pierre Edward
Strong le second surveillant de Wren en 1685. Le même serait premier
surveillant du duc de Richmond en 1695, cette fois avec son fils homo-
nyme en second, tandis que Wren glisserait provisoirement au rang de
Député grand maître Cela ne suffit pas à lui donner plus de crédit.
Strong-père est âgé d’environ 20 ans quand il entre en apprentissage le
2 janvier 1672 chez son frère aîné Thomas. Lorsqu’il est inscrit dans les
registres de la Compagnie londonienne des maçons, il l’est assurément
comme franc-maçon mais, a fortiori, opératif. Habile et avisé, proprié-
taire de carrières en différents lieux du pays, c’est lui qui est le principal
intervenant sur le chantier de la cathédrale Saint-Paul, avec une bonne
soixantaine d’ouvriers. Il est donc le collaborateur le plus proche de
1
Antiquity n° 2, p. 10. Tout comme les minutes de la Grande Loge, une partie du registre
de cette loge est le résultat d’une recomposition à partir d’originaux disparus. Le débat
est de savoir quel degré de fiabilité lui accorder. Si Wren avait été grand maître, le fait
n’aurait pas manqué d’y être rapporté. En revanche, la question reste ouverte quant à
la nature de sa simple maîtrise. Gouvernait-il une loge d’opératifs ou bien était-il
engagé auprès de spéculatifs ? Je retiens ici les deux possibilités de réponse. Cet
architecte a certainement dirigé les maçons recrutés sur le chantier de la cathédrale
Saint-Paul ; mais nous pouvons tenir pour probable qu’il a aussi été engagé auprès de
ses amis de la Fraternité jacobite.
162
Wren. Marié à Martha Beauchamp, son fils naît en 1676 (baptisé le 24
janvier 1675, vieux style). Tous les deux assistent à la pose de la lan-
terne sur le dôme de la cathédrale.
Pour autant, le registre d’Antiquity n° 2 ne contient, non plus, aucune
information qui puisse corroborer le récit des Constitutions. Gera Strong
y est cité comme occupant la première chaire entre 1721 et 1725. Il ne
peut cependant être substitué ni à l’un ni à l’autre Edward. Comme
l’indiquent les actes des paroisses, né dans la paroisse Saint-Michael le
17 novembre 1683, marié le 1er février 1709 à Ann Millard et résidant
alors dans Jewell Street, il est peintre décorateur (blasons et armoiries :
painter stainer)1. Au moins à partir de 1721, il appartient à L’Oie et le
Grill2 puis à la même loge quand elle passe à Queen’s Arms. Nous
sommes bel et bien situés dans le quartier Saint-Paul, mais c’est la seule
coïncidence. Cela signifie que nous n’avons aucune réticence à recon-
naître les Strong comme francs-maçons de métier, leur père et grand-
père Valentin l’était d’ailleurs aussi, comme on peut l’apprendre en
lisant l’épitaphe gravé sur sa tombe 3 ; mais celui qui est répertorié
comme spéculatif n’a aucun rapport aux affaires de chantier, sans qu’on
puisse même déterminer s’il est dans leur parenté. Benjamin, fils de
Gera, sera lui-même Vénérable de la loge en 1736 et 1737 4, tandis
qu’Edward Strong junior sera membre dans la loge de Greenwich sié-
geant Au Cygne, East-Street.5
Tournons-nous maintenant vers celui qui a été le premier grand maître
de la Grande Loge. Peu de choses est connu de lui, disait Albert F.
Calvert dans un article biographique de 1901 6. Il a été installé dans sa
chaire à la taverne Au Pommier par le doyen des Frères alors présents.
Mais voilà le point que Prescott et Sommers contestent vigoureuse-
ment. D’après eux, ce qu’en dit Anderson ne serait que faribole. Je
préfère quant à moi, au moins à titre d’hypothèse de recherche, me
demander s’il ne serait pas un transfuge de la franc-maçonnerie jaco-
bite.

1
The National Archives, Kew. Non conformists registers, Fleet Prison, RG 7/19, f° 124.
Mariage du 1er février 1708 (O.S.)
2
SONGHURST 1913 : 3, 22, 148.
3
GOULD 1904 : 242. « Ci gît le corps de Valentine Strong, franc-maçon. Il a quitté la vie
en novembre 1662 »
4
Antiquity n° 2 : 44 et suiv.
5
SONGHURST 1913 : 40.
6
AQC n° 14, 1901 : 181.
163
9. Autour d’un transfuge

Né vers 1672, qualifié de gentleman, Sayer pourrait avoir été un jaco-


bite repenti. J’avance cette hypothèse en sachant fort bien qu’elle
attirera la suspicion ; et je suis évidemment disposé à la réviser en cas
de preuves contraires. Elle vient en tout cas combler un manque dans la
littérature dite spécialisée. Jusqu’à présent, les chercheurs retiennent
surtout de lui qu’il devait être de condition modeste, car il sollicita à
plusieurs reprises des aides pécuniaires du comité de charité de la
Grande Loge ainsi que de sa propre loge. C’est peut-être par défaut
d’autres informations à son sujet qu’on accorde une importance exagé-
rée à celle-là, comme le font Prescott et Sommers.
En essayant de marcher sur ses traces, on est surpris par certains faits
troublants qui semblent le concerner. Des portraits existent de lui,
inspirés d’un tableau original réalisé au cours des années 1730 par
Joseph Highmore, et aujourd’hui disparu. La perruque et l’habillement
sont ceux d’un bourgeois sobre dans sa mise. L’ensemble du visage
réprime peut-être une tendance à la mélancolie. Mais dire cela ne suffit
évidemment pas.
En 1716, les quatre loges réunies Au Pommier constituent une Grande
Loge temporaire, et décident de programmer des assemblées trimes-
trielle, dites de quartier, ainsi qu’une assemblée générale, doublée
d’une fête. Observons que, dans les pages précédentes des Constitu-
tions, des assemblées générales annuelles sont effectivement mention-
nées, mais en tant qu’imposées par ces autorités politiques que sont les
rois et barons. Dans les faits, elles sont obligatoires, et les convoqués
qui refusent d’obtempérer peuvent y être contraints par les forces de
police. Anderson inverse maintenant le processus en présentant les
convocations comme un choix des intéressés, sans pressions exté-
rieures. Démocratie, dira-t-on.
Le 24 juin de l’année suivante, plus solennellement, serait l’événement
fondateur. La Grande Loge serait installée dans la forme, et le premier
grand maître serait donc Sayer. Il appartient à cette loge qui se tient au
Pommier. Remarquons là aussi que le quantième est inhabituel. Autre-
fois les assemblées générales des opératifs avaient lieu le 27 décembre,
quand l’hiver obligeait à un ralentissement des travaux et entraînait du
même coup une grande disponibilité des hommes de métier pour
satisfaire à des rassemblements dans les lieux de convocation. C’est
d’ailleurs encore en décembre que les Frères jacobites choisissent leur
propre ralliement, et le feront longtemps. Désormais, à l’enseigne
hanovrienne, le calendrier est modifié.
Selon Theodore Beck, Sayer est un libraire, et plusieurs de ses proches
sont impliqués dans la même profession, avec boutiques dans le quar-
tier de Covent-Garden1. Beck se fonde sur une annotation découverte
dans des registres de la paroisse comprenant plusieurs homonymes
effectivement marqués comme libraires, sachant qu’en mars 1742 le
siège dont disposait dans l’église Saint-Gilles-des-Champs « Mr Sayer, le
libraire » est mis à la disposition des pauvres. Cela peut convenir en
effet, puisque Sayer vient de décéder en janvier. Il aura pu avant sa
mort exprimer le souhait que des pauvres profitent à tour de rôle de la
place dont il disposait.
Beck ajoute opportunément qu’à l’époque le nom Sayer s’écrit diffé-
remment selon les documents. Ainsi, on trouve en équivalence Sare ou
Sawyer. Par exemple, il arrive au secrétaire de la Grande Loge d’hésiter
entre Sayer et Sawyer2. En étendant la recherche dans les registres de
l’administration de l’époque, on trouve aussi Saier, Seyer ou Sears qui
se prononcent à peu près de la même façon. Ma propre recherche
permet de relever le nom d’un Anthony Seyer en juin 1689 dans le rôle
des taxes d’habitation de la paroisse Sainte-Marguerite de Westmins-
ter3. Il habite Bennet-Court. Est-ce qu’il serait apparenté à notre franc-
maçon ? En serait-il le père ? Un regard sur un plan de la ville, nous
montre une grande proximité avec Channel-Row où habitera Desagu-
liers en 1712, ainsi qu’avec Saint-Stephen-Court où habitera George
Payne. Comme l’indiquent aussi Prescott et Sommers, en 1736, les
juges de paix siégeant à Hicks-Hall, Saint-John-Street, infligeront des
amendes à trois femmes irlandaises convaincues d’intrusion chez Elisa-
beth, femme d’Anthony Sayer, et de l’avoir agressée4. Le domicile de
celle-ci ne sera pas alors précisé, mais elle décèdera en août de l’année
suivante dans la même paroisse de Sainte-Marguerite. Ensuite, proba-
blement, Sayer déménagera dans le quartier de Saint-Gilles-des-
Champs où il se remariera avec Eliza May5.

1
BECK 1975 : « Anthony Sayer, Gentleman : The Truth at Last », dans AQC n° 88.
2
SONGHURST 1913 : 196.
3
Westminster Rate Books, 1689, f° 39.
4
London Metropolitan Archives, Middelsex Sessions, LL LMSMPS503140088, 17 janvier
1736 (28 janvier 1737).
5
Le 10 juin 1739, Anthony Sayer, gentilhomme, épouse Eliza May, et tous deux sont dits
de Saint-Gilles-des-Champs (National Archives, Kew, Nonconformists Registers, Fleet
Poussons alors l’enquête dans la direction des possibles homonymies.
En 1724, George Stanhope, doyen de Canterbury, compose un sermon
funèbre en hommage à un libraire qu’il aimait beaucoup, sermon qui
réfère à Richard Sare sous sa forme imprimée1, et à Richard Sayer dans
certains catalogues2. La même année, la liste des souscripteurs du livre
de Gilbert Burnet, sur l’histoire de son temps, depuis le règne de
Charles II jusqu’à celui de Guillaume d’Orange, comprend sur une page
le Révérend George Sare et, à la page suivante, le Révérend George
Sayer, ainsi que Richard Sare lui-même, « of London, bookseller »3.
Puisque les contemporains font eux-mêmes la substitution, il n’est pas
incongru de concevoir la possibilité que Richard et Anthony soient
apparentés et que l’un emploie l’autre dans sa librairie, ou bien qu’ils
soient associés.
Le sermon de Stanhope est inspiré du psaume 107 qui, dans la Bible,
glorifie le rachat de quelques aventureux s’étant égarés chez l’ennemi.
En voici les premiers versets : « Rendez grâces au Seigneur de sa bonté,
de sa miséricorde pour toujours / Que les rachetés du Seigneur le
disent, qu’il les a sauvés des mains de l’ennemi / Et rassemblés d’entre
les pays, de l’Orient à l’Occident, du Nord au Sud ». Stanhope insiste
avant tout sur les versets 30 et 31, par lesquels les égarés invoquent la
clémence divine et se réjouissent alors de voir leurs malheurs dispa-
raître pour être guidés « vers leur havre désiré » (their desired haven).
Les libraires Sare/Sayer n’auraient-ils pas dans un premier temps adhé-
ré à la cause jacobite, et n’auraient-ils pas viré de bord ? La transposi-
tion de l’ensemble du psaume dans le contexte politique de l’époque le
suggère. On trouve même un verset (40) qui assure que Dieu « verse le
mépris sur les princes et les fait errer dans un désert sauvage, sans
issue », thème que les hanovriens reprennent volontiers en comparant
Jacques III à un chevalier errant qui ne trouvera jamais son chemin. Par
conséquent, si la parenté entre Richard et Anthony s’avérait exacte,
voilà pourquoi il y aurait lieu de voir en 1716 un transfuge du parti
jacobite lancer la franc-maçonnerie parmi ses amis hanovriens de la
treizième heure. Le sermon de Stanhope connaîtra un tel succès en
1724 qu’il sera imprimé deux fois en in-quarto.
Prison, RG7 150).
1
STANHOPE, George 1724 : A sermon preach’d at the parish church of St . Pancras, on
Tuesday the 11th of February, 1723, at the funeral of Mr. Richard Sare of London,
Bookseller, Londres, Richard Williamson - La date du 11 février 1723 est dans le calen-
drier julien, elle correspond au 22 février 1724 en grégorien.
2
CHALMERS 1816 : XXVIII, 326. « A Funeral Sermon on Mr. Richard Sayer, bookseller,
1724, 4to » – WATT 1824 : II, 375 : « A Funeral Sermon on Mr. Richard Sayer, Bookseller;
on Ps. cvii. 30,31. 1724, 4to. »
3
BURNET 1724 : List of as many of the Suscribers Names, non paginée. George Sayer,
docteur en théologie, est vicaire de Durham, dans l’Essex, depuis 1722.
167
Fils de pasteur, Richard est né vers 1657. Marié en décembre 1682, à
l’église de St-Mary-at-Hill avec Catherine (Katharine) Swift, comme
l’attestent les bans de mariage 1, il ouvre sa librairie dans Gray’s-Inn-
Gate, Holborn, deux ans après. Il connaît certainement la franc-maçon-
nerie avant la fin du siècle puisqu’il fait imprimer en 1698 un prospectus
d’intention hostile. Il avertit en effet les pieux citoyens de Londres que
les francs-maçons composent une sorte de secte. Se réunissant en
secret pour se prêter à des cérémonies diaboliques, contraires aux
principes du christianisme, ils doivent être tenus à distance par les bons
croyants qui redoutent l’heure du jugement dernier 2. En première
réaction, on peut donc considérer que Richard se montre d’autant plus
vigoureux dans son attaque que, peut-être, il s’est lui-même laissé
séduire naguère. En tout cas, cela expliquerait beaucoup le sermon de
Stanhope. Dès lors, affinons son portrait.
Son épouse meurt le 30 décembre 1706, elle est inhumée dans le
cimetière de l’église Saint-Pancras, lui laissant deux filles Grace et
Catherine. De bon caractère, selon ses amis, énergique, le visage doux
et agréable, il pratique volontiers la charité et l’amour du prochain 3. En
1724, Stanhope assure qu’il aura été fidèle au gouvernement, mais
depuis quand ? Ce doyen de Canterbury aurait-il besoin de s’adosser au
psaume 107 s’il l’avait toujours été ? Cette année-là, nous le verrons, la
Grande Loge londonienne traverse une période de fortes turbulences.
La presse publie des satires féroces. En fait, Stanhope le connaît depuis
1694, et c’est chez lui qu’il fait imprimer la plupart de ses sermons. Sans
doute est-il aussi à l’origine de son abandon de la cause des Stuart et du
même coup de la franc-maçonnerie. D’où la virulence montrée quatre
ans après dans le libelle adressé aux concitoyens de Londres.
Ce libelle dénonce des comploteurs antéchrists formant une secte
diabolique se liant par serment dans des cérémonies secrètes, et il
s’achève ainsi : « Ne vous mêlez pas à ces gens corrompus afin que vous
ne soyez pas compris dans l’anéantissement du monde (World’s Confla-
gration) ». En 1724, le doyen de Canterbury, emporté par son élo-
quence, conserve le même ton. Fulminant contre les « monstres d’irréli-
gion » coupables de tous les maux, il enchaîne les accusations : impiété,
hérésie, schisme, sédition, scandale, malignité, dénigrement, obscénité,
à tel point que ces « monstres » sont capables de pousser vers l’enfer
un grand nombre d’âmes imprudentes qui ne sont pas encore nées (sin-
king down to Hell, numbers of unwary Souls, which are yet unborn).
Qu’un tel réquisitoire vise les libertins de toutes sortes, concédons-le.
1
ARMYTAGE 1890 : 116.
2
KNOOP et al. 1978 : 35.
3
DUNTON 1818 : I, 218.
168
Qu’il vise aussi et surtout les jacobites, et en particulier ceux qui com-
mencent à inspirer des mascarades plus ou moins burlesques contre le
gouvernement hanovrien, c’est certain. Nous le verrons aussi au bon
moment, car l’un des plus inventifs en la matière sera le duc Philip de
Wharton, Frère au destin très singulier.
Mais nous ne sommes pas encore en 1724, après la mort de Sare qui
surviendra le 2 février, et qui, selon mon hypothèse, mettra Anthony
dans la gêne financière. Nous sommes pour l’instant en 1716-1717.
Rien ne s’oppose à ce que celui-ci soit tenté par une participation au
projet de création d’un nouveau système qui serait à la fois docile au
gouvernement et à l’Eglise, moyennant quoi il échapperait aux griefs
formulés par Richard en 1698, sans crainte du jugement dernier, sans
crispation sur un secret susceptible de nuire à l’ordre public.
Âgé d’environ 44 ans en 1716, s’est-il lui-même laissé tenté vingt ans
plus tôt par une première expérience dans le sillage des vétérans du
stuartisme ? Le tenir pour un néophyte à cette date ne serait pas plau-
sible. D’où la résonance maintenant familière que prend l’article des
Constitutions qui dénonce les rebelles en leur accordant quand même le
privilège de rester Frères à jamais. Quand on le met en rapport avec le
psaume qui inspire le sermon épiscopal, le fond du propos est le même.
Sans le désigner nommément, Desaguliers et Anderson exonèrent Sayer
de son adhésion passée au parti « ennemi ». Parce qu’il s’est racheté,
parce qu’il s’est maintenant engagé dans la bonne ornière, il mérite des
égards. Dans la construction si baroque de cet article d’apparence
complaisante, ne s’agit-il pas de parer par avance les éventuelles cri-
tiques qui pourraient être formulées contre la présence d’un transfuge,
et pas n’importe lequel, puisque c’est donc aussi le premier grand
maître, celui qui possède l’information la plus complète sur les pra-
tiques secrètes de la Fraternité ? La question n’a jamais été posée.
Encore une fois, je concède la possibilité d’y répondre autrement, mais
je ne crois pas qu’on puisse la rejeter sans arguments solides.
Examinons ceux de Prescott et Sommers. Entre autres raisons, ils font
valoir que l’un des adjoints de Sayer en 1717 ne serait pas en âge suffi-
sant, ni en position sociale satisfaisante pour être actif à cette date. En
effet, Jacob Lamball est charpentier. A son sujet, ils émettent un doute,
en pointant des « problèmes majeurs »1. Ainsi, le jour de son mariage,
en 1725, il dit avoir 30 ans, ce qui le ferait naître en 1695, mais un
registre de la Compagnie des charpentiers le montre apprenti de son
métier à partir de 1714, ce qui serait étrange, car, selon nos deux au-
teurs, l’âge habituel pour entrer dans cet état serait de 14 ans. Il sous-
crit un engagement de sept années. A 19 ans, cela les étonne. En outre,
1
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 688.
169
s’il est encore apprenti en 1717, il est sous la férule d’un maître dont on
peut trouver curieux qu’il le laisse libre de son entrée dans une loge.
Enfin, est-ce qu’il dispose de revenus suffisants pour participer aux
travaux maçonniques, au premier chef ceux d’une Grande Loge ?
Allons aux sources. Habitant de la paroisse Saint-Gilles-des-Champs,
Jacob Lamball annonce son mariage le 14 juin 1725 avec Sarah Brown,
en l’église de Saint-Benoît, dans la paroisse de Saint-Paul, Covent-Gar-
den. Son âge est effectivement de 30 ans 1. La cérémonie a lieu le 232. Il
mourra en juin 1759 à l’âge de 64 ans en son domicile de Silver-Street,
et sera inhumé dans le cimetière de Bloomsburry, à Westminster 3. En
1717, il a donc 22 ans, et cela n’est certes pas un empêchement à
collaborer avec Sayer, sans qu’on puisse objecter un quelconque règle-
ment général, puisqu’il n’en existe pas encore. A la rigueur, on peut
citer celui qui sera publié par James Roberts en 1722, mais la clause
concernant l’âge y est satisfaite. « Aucune personne ne sera acceptée
Franc-Maçon à moins d’avoir vint-et-un ans ou plus »4. Mieux encore,
certaines loges ne verront pas inconvénient plus tard à recevoir en leur
sein des adolescents, comme Thomas Desaguliers, fils de Jean-Théo-
phile, qui le sera à dix-sept ans.
En 1718, John Cordwell, autre surveillant adjoint à Payne, renforce la
perplexité de nos deux auteurs. Charpentier comme Lamball, il serait lui
aussi trop jeune à cette date pour exercer sa fonction, car il ne com-
mencerait à exercer sa profession qu’en 1722. Sauf qu’il ne s’agit pas ici
de lui mais de son père homonyme. Sur le métier depuis au moins les
années 1680, il rédigera le 1 er août 1727 son testament qui nous confir-
mera l’existence de son fils, ainsi que de ses frères William et Henry5. Il
y a donc lieu de considérer que l’argument de l’immaturité est sans
objet. Nous aimerions, certes, en apprendre davantage sur le milieu
qu’il fréquente ; mais, le testament d’Edward Strong indique que Cord-
well est associé à l’exploitation d’une des carrières qu’il possède dans le
comté d’Hertford6. Ce n’est pas parce que l’activité professionnelle de
son fils est mieux connue, entre autres par son implication entre 1737
1
London Metropolitan Archives, Registre des affirmations et cautionnements de ma-
riage, paroisse St-Bennet f° 470. « 14 juin 1725. Apparu personnellement, Jacob Lam-
ball, de la paroisse d Sr Gilles-des Champs, dans le comté d Middlesex, âgé environ de
trente ans, et célibataire, et affirmant son intention de se marier avec Sarah Brown , de
la paroisse de St Paul Covent Garden, âgée d’environ vingt-et-un ans et célibataire,
etc… »
2
Ibid. Registre de la paroisse, St-Bennet, Paul’s Wharf, 23 juin 1723.
3
Ibid. Registre de la paroisse, Camden St George, Bloomsburry, inhumation du 5 juin
1759.
4
ROBERTS 1722 : 11.
5
National Archives, Kew, PROB 11/618/487, f° 316-317. Testament de John Cordwell, 1 er
août 1727.
170
et 1748 dans la construction de la résidence du maire de Londres (Man-
sion House) qu’il faut se déporter vers celui-ci1.
Autour de Sayer, la Grande Loge de 1717 ne trouve rien mieux qu’une
salle d’à peine 28 m2 pour s’inaugurer, à l’étage de la brasserie L’Oie et
le Grill. Dans cet espace restreint, on ignore qui fait quoi, à l’exception
de Jacob Lamball et du capitaine Joseph Elliot, respectivement premier
et second surveillants. On ignore de même si un procès-verbal est tenu.
Après que le doyen eût proposé une liste de candidats, le vote a lieu à
mains levées, l’installation est réalisée avec insignes ad’hoc, ce après
quoi viennent les congratulations et hommages. Ce n’est que l’année
suivante, quand George Payne succède à Sayer qu’une première déci-
sion est prise de colliger le maximum d’archives possible afin d’exami-
ner les anciens usages de la Maçonnerie. Anderson parle des « constitu-
tions gothiques ». On sait que le terme est péjoratif chez lui et annonce
un projet de dépassement. Est-ce signifier néanmoins que Sayer et ses
amis n’ont, à vrai dire, aucun document solide à se mettre sous la main
pour justifier une improbable continuité avec le passé ? Les quatre
loges dont ils assurent la représentation sont-elles aussi anciennes
qu’on le croit ?
S’il est transfuge, comme je le crois, Sayer passe les mains vides vers le
« havre désiré ». Il ne possède que la mémoire de ce qu’il a vu chez ses
compagnons d’autrefois. Avec ceux d’aujourd’hui, il lui reste à consti-
tuer un patrimoine de pseudo-légitimation. Combien sont-ils ? Peut-
être est-il suivi par deux ou trois semblables qui s’ajoutent à Elliot et
Lamball pour donner à l’équipe un peu de volume ? On ne peut pas
croire qu’ils sont nombreux. Ils se débrouillent comme ils peuvent, là où
ils peuvent. Et, s’ils sont capables d’anticiper sur un quelconque essor
de leur organisation, et pour quoi en faire, rien ne permet de le dire.
Payne est né à Chester vers 1685 dans une famille de propriétaires
terriens. Il s’installe à Londres vers 1711, où il est employé dans un
office de perception des taxes sur les cuirs, et où il servira comme
magistrat au tribunal de Westminster. Lors de son élection, en succes-
sion de Sayer, il se donne pour adjoints le charpentier Cordwell et le
tailleur de pierre Thomas Morrice, parfois transformé en Morris. Ce
dernier est bel et bien un opératif, membre de la Compagnie londo-
nienne des maçons depuis 1701. Et sa présence donne une sorte de
caution à Payne, mais il faut quand même du temps pour réunir les

6
National Archives, Kew, PROB/596/34, f° 8 r°. Testament d’Edward Strong, 30 juillet
1723.
1
PERKS 1922 : 170-187. En 1739, on reproche à John Cordwell (fils) d’avoir surestimé le
coût des travaux de la construction de la résidence du maire, et d’avoir donc agi contre
l’intérêt public (179-180).
171
documents à partir desquels il espère élaborer un discours sur la tradi-
tion.
Payne a un frère cadet, Thomas, qui a suivi des études de théologie à
Oxford ; là, il a fait la connaissance de Jean-Théophile Desaguliers. Les
deux jeunes hommes étant devenus amis, probablement est-ce Thomas
qui amène le second à George. D’où une sorte de connivence qui fait de
Desaguliers le successeur de Payne à la grande maîtrise en 1719, tandis
que Payne y revient en 1720. Je note ce point car il confirme un fonc-
tionnement en très petit comité. D’où aussi le fait que Sayer accepte de
devenir premier surveillant de Desaguliers et que Morrice reste le
second. Effectivement, on est loin d’un effet de masse. Mais le bouche à
oreille fonctionne suffisamment bien pour qu’en l’espace de deux ou
trois ans, un progrès se remarque. A ce moment, Desaguliers est
membre de la loge A la Coupe et aux Raisins qui se tient près de chez
lui, Channel-Row.
Anderson croit bon de préciser que, sous la grande maîtrise de Desagu-
liers, plusieurs vétérans ayant délaissé les loges autrefois prennent
plaisir à les visiter de nouveau, et que certains nobles (some noblemen)
sont fait Frères (made Brothers). Des nouvelles loges sont également
constituées. En analyse strictement sémantique de son texte, on ne
peut que relever ce qui a l’apparence d’une opposition entre des an-
ciens Frères, implicitement décrits non nobles, et des nouveaux, explici-
tement désignés comme tels, tout en étant moins nombreux que les
premiers. Où sont passés les arguments en faveur de la transition ?
Personne n’est en mesure de le dire. Au moins observe-ton qu’aucun
aristocrate jacobite ne prête son concours à la manœuvre.
Péripétie à peine crédible, Anderson signale une destruction de docu-
ments qui va à l’encontre du souhait de Payne. En 1720, quelques
Frères scrupuleux les auraient brûlés afin qu’ils ne tombent pas dans
des mains étrangères1. Il y aurait eu parmi eux un manuscrit de Nicholas
Stone, qui exerçait ses talents aux côtés d’Inigo Jones ; ce manuscrit
faisait allusion aux modalités de réunion trimestrielles et annuelles 2.
Tragédie sans nom : de précieuses découvertes auraient vraiment été
faites, mais elles se seraient évanouies en fumée par la faute d’impru-
dents craintifs qui ignoraient sans doute le principe des coffres forts.
Quand on plaide pour une longue tradition en se trouvant dans l’inca-
pacité de la prouver, mieux vaut employer un autre stratagème.
Admettons toutefois qu’il existe un dieu pompier. Arrivé en fin de
mandat, au mois de juin 1721, Payne a la fierté de montrer un parche-

1
ANDERSON 1738 : 111.
2
Ibid. 99.
172
min de plusieurs siècles qu’il s’est procuré quelque part dans l’ouest du
pays. D’après William Stukeley, qui est dans l’assistance après avoir été
initié (made mason) en janvier, il s’agit de constitutions datant de 500
ans1. Il semble que cette ancienneté soit surévaluée et qu’il est préfé-
rable de penser au Cooke ou à un texte de la même famille. On com-
prend néanmoins que cette nouvelle vient à l’appui d’un cheminement
de pensée qui consiste à masquer l’absence de traces récentes par un
détournement vers de très anciennes qui attisent la curiosité de ceux
qui les examinent sans rien pouvoir expliquer de la discontinuité entre
elles et le présent.
Symptôme du bricolage en cours, le 27 décembre 1720, lors d’une
réunion de quartier, « il fut convenu, afin d’éviter les disputes le jour de
la fête annuelle, que le nouveau grand maître sera à l’avenir nommé et
proposé à la grande loge quelque temps avant la fête par le grand
maître en exercice ; et, en cas d’approbation, si le Frère proposé est
présent, qu’il soit aimablement salué, ou bien, s’il est absent, qu’une
santé lui soit portée comme Grand Maître élu. »2 Ce genre de propos
n’a de pertinence que si des problèmes ont été affrontés. Anderson
passe pudiquement sur eux, mais ils ont laissé quelques rancœurs.
Dépit d’un ou plusieurs Frères dont l’ambition n’a pas été satisfaite ?
Bien qu’ignorant la réponse, on peut quand même observer la répéti-
tion d’un même embarras chez notre auteur.
Quand il affirme que, dès le départ, les fondateurs se sont entendus sur
le principe de désigner un grand maître parmi eux jusqu’à l’élection
d’un noble, il laisse ses lecteurs dans l’incertitude de savoir si pendant
les quatre premières années ils étaient malgré tout accompagnés de
quelques nobles. Cela ne semble pas être le cas, sinon on comprend
mal qu’ils n’aient pas encore donné à l’un d’eux une quelconque res-
ponsabilité, et probablement se seraient-ils épargné les disputes. Ce
n’est qu’en 1721, soit cinq ans après la réunion préparatoire à la ta-
verne du Pommier, que l’on voit en apparaître, en suite de quoi ils se
succèderont à tour de rôle avec une grande régularité.
Le 25 mars 1721, jour de l’Annonciation (Lady Day) et du commence-
ment de la nouvelle année dans le calendrier anglais de l’époque 3,
1
STUKELEY 1882 : 64.
2
ANDERSON 1738 : 111.
3
Jusqu’à la fin 1751, le calendrier anglais est de style julien, ensuite il adopte le style
grégorien, comme en France et de nombreux autres pays. Outre l’écart de mois pour
signifier un commencement (1er janvier/25 mars), un écart de quantième se compte en
10 jours avant 1700 et 11 jours après (par exemple le 1 er février 1717 en France corres-
pond au 21 janvier 1716 en Angleterre. Quand des voyageurs britanniques passent
rapidement des Îles sur le continent, ou inversement, cela crée des effets curieux. Celui
qui embarque à Calais un 14 février peut débarquer le lendemain 4 à Douvres ! Quand
173
Payne propose à ses Frères le nom du duc John de Montagu. Il est
présent, félicité comme nouveau grand maître et une santé est bue en
son honneur. Payne ajoute que le nombre des loges a augmenté et qu’il
est temps de changer de salle des réunions, car celle de leur auberge
accoutumée, L’Oie et le Grill, est maintenant trop petite. Il prévoit que
la prochaine assemblée générale de la Saint-Jean d’été ait lieu à la
Chambre des papetiers libraires (Stationers Hall). Cependant, sont-ils
aussi nombreux qu’il le dit ?
Un appel à volontaires est lancé pour la prise en charge de l’organisa-
tion de la fête et la préparation des tables du banquet. Résultat : pas
assez. Manque de temps ou manque de bras ? Josias Villeneau, tapissier
dans le bourg de Southwark, paroisse Saint-Sauveur, se propose alors
de faire le nécessaire, en étant secondé par Thomas Morrice et Francis
Bailey. Proche de Desaguliers, Villeneau est un huguenot né à Ars, dans
de l’île de Ré. Naturalisé Anglais en 1709, il possède une affaire assez
prospère. Son zèle et sa disponibilité feront bon effet. En juin, il sera
choisi par Montagu comme premier surveillant.
Donc, voici Montagu qui répond aux vœux des précurseurs, de bonne et
rayonnante noblesse. Selon Roger Dachez, qui fait sienne la thèse de
Prescott et Sommers, ce serait le vrai premier grand maître de la franc-
maçonnerie universelle. Il le dit et le répète dans l’émission parisienne
de France-Culture consacrée le 4 juin 2017 au Grand Orient de France.
Un tel qualificatif laisse d’autant plus pantois que, par contrecoup, il
dévalue les Sayer, Payne, Desaguliers, lesquels ne seraient donc pas
« vrais ». Dachez escamote même les deux derniers pour faire de Mon-
tagu le successeur direct de Sayer.
Notre duc serait « l’homme le plus riche d’Angleterre », mais encore
« très représentatif de l’aristocratie hanovrienne »1. Que signifie être
représentatif ? Le premier Montagu qui nous intéresse est Edward, créé
Ier baron Montagu of Boughton en raison de sa fidélité à Jacques I er, puis
emprisonné à la Tour de Londres par les parlementaires, pour cause de
soutien à Charles Ier. Il meurt en 1644. Son fils homonyme, ayant pris
quant à lui le sillage de Cromwell, est chargé de garder Charles Ier après
sa capture mais ne participe pas à son procès. En 1660, il exprime
ouvertement sa satisfaction de voir la restauration de Charles II. En
remerciement, ce dernier nomme son fils cadet Ralph ambassadeur de
son pays à la cour de Versailles.

cette nuance ne porte pas à conséquence pour l’intelligibilité des faits, je transcris telles
quelles les mentions originales des documents. En cas de méprise possible, je rappelle
que la convention des historiens est de marquer l’ancienne datation anglaise par Old
Style = Ancien style.
1
DACHEZ et BAUER 2016.
174
Là, Ralph se perd en intrigues qui lui valent quelques disgrâces, mais il
conserve du prestige sous Jacques II. La Révolution l’amène à prendre
rapidement le parti de Guillaume d’Orange. Quelques semaines plus
tard, en avril 1689, il est créé comte de Montagu. Puis, devenu veuf, il
se remarie en 1692 avec Elizabeth Cavendish, belle-fille de George
Monck qui fut le franc-maçon providentiel en 1660 pour restaurer
Charles II1. Elle-même est veuve, et elle est riche, très riche. On la dit
aussi excentrique, très excentrique, au point qu’elle aurait déclaré
après son premier veuvage ne vouloir se remarier qu’avec une tête
couronnée. Ce pourquoi Ralph parvint à la conquérir en jouant la farce
d’un empereur de Chine dûment déguisé comme tel. Détail, on le verra
dans un autre chapitre, qui n’a rien d’anecdotique.
En 1705, le 2 mars, notre empereur chinois de comédie marie son fils
John, issu de son premier mariage, à Mary Churchill, fille benjamine du
duc de Marlborough. Ce futur grand maître est âgé d’à peine quinze
ans. On ne sait comment les deux familles négocient cette union pré-
coce. Certains observateurs pensent qu’elle se présente pour Ralph
comme un moyen de consolider une position incertaine, au sens où
l’histoire récente de sa famille, ajoutée à ses propres revirements,
pèserait sur sa réputation. Ils l’accusent d’être un jacobite caché.
Comme les Marlborough sont des whigs, ceux-ci peuvent contribuer à
le protéger des attaques trop sévères. Sans doute ne sont-ils pas étran-
gers, d’ailleurs, à l’élévation de Ralph au rang de duc, quelques mois
après le mariage. John, leur nouveau gendre, sera donc duc à son tour,
et leur fille duchesse.
La famille Montagu présente une autre caractéristique qui gagne à être
signalée. La mère de John, donc la première épouse de Ralph, s’appelait
Elizabeth Wriothesley. Elle était fille de Thomas, quatrième comte de
Southampton, grand trésorier de Charles II, et de Rachel de Massue de
Ruvigny. Or, né à Paris vers 16032, celle-ci, appartenait à une famille
huguenote. Son père Daniel avait été gouverneur de la Bastille. Elle
était par ailleurs la demi-sœur aînée d’Henri de Ruvigny 3, militaire et
diplomate, député général des églises protestantes de France, qui fut à
plusieurs reprises sollicité par Louis XIV pour mener des missions déli-
cates auprès de Charles II. Le choix s’était porté sur lui précisément en
raison de sa religion et des liens noués dans l’aristocratie anglaise par le
mariage de Rachel. Il s’était même fait naturaliser Anglais quand il avait
1
Elizabeth Cavendish, fille de Henry Cavendish 2 nd duc de Newcastle, épouse le 30
décembre 1669 Christopher Monck qui décèdera en 1688 à la Jamaïque.
2
Présentée au baptême cette année-là, à Charenton. Sa mère s’appelle Madeleine
Pinot.
3
Issu vers 1610 du remariage de Daniel de Massue de Ruvigny avec Madeleine de
Fontaine.
175
commencé à deviner que l’Edit de tolérance religieuse serait abrogé.
C’est ainsi que, avec l’accord de Jacques II, il s’était installé, presque
octogénaire, avec ses deux fils à Greenwich en 1686. Ceux-ci s’étaient
engagés ensuite dans les troupes au service de Guillaume d’Orange. Un
fut tué en 1690 à la bataille de la Boyne, l’autre mena une carrière
honorable jusqu’au début des années 1710 où il prit sa retraite à Por-
tarlington, en Irlande, où était réfugiée une importante communauté
huguenote.
En d’autres termes, le duc de Montagu possède en 1721 à la fois une
ascendance et un cousinage qui le rend sensible à la cause des Desagu-
liers, Villeneau et autres compatriotes de souche française. Dans son
enfance, il a d’ailleurs grandi parmi des huguenots souvent invités par
son père dans sa propriété de Boughton. Le trouver à Londres dans un
même entourage s’inscrit dans une logique d’affinités. De plus, la se-
conde épouse de son père est en position favorable pour lui livrer
quelques confidences sur les liens maçonniques du général Monck.
Quand et comment, a-t-il lui-même été introduit dans une loge, il est
impossible de le dire, mais qu’il soit le tout premier aristocrate gagné à
la cause des précurseurs de la Grande Loge londonienne n’est en défini-
tive pas surprenant. Alors, est-il plus « vrai » que Sayer, Payne et Desa-
guliers, mieux vaut se garder de le croire.
Le vrai est-il synonyme d’ostensible, de spectaculaire ? Ce qui distingue
Montagu de ses prédécesseurs tient à la publicité donnée à la journée
du 24 juin 1721. D’abord, l’assemblée générale des chefs de loges se
passe à l’auberge des Armes Royales (King’s Arms), dans la cour de
Saint-Paul. L’élection est cette fois très officiellement entérinée, suivie
de la réception de nouveaux Frères dont Philip Stanhope, bientôt comte
de Chesterfield. Ensuite, c’est un important cortège qui quitte l’au-
berge, décors en vue, pour se rendre à la Chambre des libraires où aura
lieu l’installation proprement dite. Il paraît que cent cinquante maçons
y sont déjà, à attendre. Des politesses sont échangées, des congratula-
tions, le banquet est joyeux. Le dernier verre bu, une procession est
menée autour de la Chambre. Au retour, Payne proclame Montagu
grand maître, qui revêt les insignes de sa fonction et qui prend donc
place dans la chaire de Salomon.
La première décision de Montagu est de nommer John Beale comme
son député. Anderson précise qu’il n’en a parlé à personne avant (wi-
thout naming him before). Est-ce un regret, une plainte ? Originaire du
Berkshire, Beale est médecin gynécologue. Il a été admis titulaire de la
Faculté royale de médecine de la ville de Londres le 1 er avril 1715 (Royal
College of Physicians)1. C’est lui, assez probablement, qui a favorisé les
1
MUNK 1878 : 39.
176
études de Montagu à Cambridge où le duc a obtenu lui aussi un di-
plôme de médecin en 1717, avant de demander à son tour, le 23 oc-
tobre de la même année, son admission parmi les membres de la Facul-
té londonienne1. En janvier 1721, a-t-il assisté avec Montagu à la récep-
tion dans la Fraternité de William Stukeley, autre médecin, à la taverne
de la Salutation, rue Tavistock, Covent-Garden ? J’en doute. C’est ce
qu’on lit dans certaines biographies, mais pas dans ses mémoires. De
fait, il présidera l’ouverture des nouvelles loges pendant l’année à venir.
Ce 24 juin, il est installé à la gauche du grand maître, dans la chaire
d’Hiram Abif, nous dit Anderson. Villeneau et Morrice sont quant à eux
premier et second surveillants.
Une seconde procession est menée. Montagu suivi du collège de ses
officiers tourne derechef autour de la Chambre des libraires. Desagu-
liers fait un discours, puis Villeneau est invité par le grand maître à
fermer les travaux. Rien n’est resté confidentiel, ou si peu. Il y a eu de la
musique, des rires, des tabliers fièrement arborés. En paradant en
public, les badauds ont pu les voir. Le Post-Boy, dont l’imprimerie se
trouve à proximité, s’empresse d’ailleurs de se faire l’écho de la fête
dans sa feuille sortie le mardi suivant, et porte à 200 ou 300 le nombre
des présents, tout comme le Weekly Journal du 1er juillet. Cela ne suffit
pas néanmoins à attribuer à Montagu la palme d’une authenticité
contestée à ses prédécesseurs. On assiste plutôt à une sorte de transfi-
guration qui se résume à sortir de la modestie vers la fierté, de l’ombre
vers le grand jour. Anderson nous dit qu’on assiste à un regain de la
prospérité de la Maçonnerie (Revival of the Prosperity of Masonry).
N’empêche que, dans tout ce qu’il en dit avant, il ne fournit jamais
l’exemple d’une telle exubérance.
On peut même considérer que le grand nombre des protagonistes,
serait-il surévalué par les journalistes, traduit un afflux très récent de
néophytes. En effet, quand Stukeley relate les conditions dans les-
quelles s’est réalisée sa réception dans l’Ordre le 6 janvier précédent, il
écrit que des difficultés ont été grandes pour réunir assez de Frères
capables de contribuer au bon déroulement de la cérémonie 2. Bien qu’il
ne faille pas prendre au pied de la lettre un tel propos, car il est très
postérieur aux faits, et par surcroît désabusé, l’augmentation rapide de
l’effectif au cours du premier semestre 1721 semble donc incontes-
table. Nous pouvons estimer à bon droit que la désignation de Montagu
en mars a certainement déclenché une attraction. Mais constater ce
phénomène chez les hanovriens ne doit pas occulter le travail de leur
1
Ibid. 58.
2
STUKELEY 1882 : 122. Il va même jusqu’à prétendre que, pendant plusieurs années, il n’y
a pas eu d’autres réceptions dans Londres. Cela révèle plutôt une coquetterie de sa
part.
177
avant-garde depuis cinq ans, et encore moins faire oublier l’action
confidentielle et beaucoup plus ancienne de leurs rivaux jacobites.
Un indice de cette mutation en cours se perçoit dans le bref résumé de
la séance du 27 décembre 1721, qui valut à Anderson d’entendre les
quatorze Frères choisis pour commenter son manuscrit des Constitu-
tions. « Cet échange fut très stimulant par l’intervention de quelques
vieux Maçons. »1 Quelques uns seulement. Mais formés où et com-
ment ? Le texte ne le dit pas. On en infère seulement qu’ils fournissent
des points de vue utiles pour compenser l’absence cruelle des docu-
ments récents supposés avoir été brûlés. Ces quelques uns sont en
nombre restreint, par comparaison à la vague des néophytes qui as-
pirent à marcher sur leurs brisées.
Une précision terminologique est nécessaire. Chaque fois qu’il relate
une assemblée générale annuelle et une fête, Anderson n’explicite pas
la différence entre les deux. Autant qu’on puisse se fier à ses
commentaires succincts et aux articles de journaux, l’assemblée
générale regroupe les officiers de chaque loge particulière : le vénérable
et ses deux surveillants. Ce sont eux qui participent à l’élection des
grands maîtres, lors de l’assemblée trimestrielle qui précède l’annuelle.
La fête, dont le banquet est l’attraction principale, comprend quant à
elle tous les membres des loges, du plus jeune apprenti au doyen des
vétérans. Il y a donc toujours une journée décomposée en deux temps.
D’abord il y a l’assemblée générale voulue pour agréer le choix du
nouveau grand maître, tel qu’élu dans l’assemblée trimestrielle
antérieure, et pour entériner par vote les nouveaux dignitaires dont il
propose la nomination, c’est-à-dire son député, les surveillants, le
secrétaire ; des questions d’importance peuvent également être
agitées. Ensuite, il y a la fête où les nouveaux dignitaires sont applaudis,
autant que ceux descendant de charge. On mange, on boit, on
processionne.
Voilà pourquoi l’ensemble des francs-maçons hanovriens de Londres ne
peut rester longtemps entre les murs d’une taverne ou d’une auberge.
Quatre loges en 1717, cela correspond en assemblée générale à une
quinzaine d’individus (les 3 officiers de chaque particulière x 4 = 12, plus
les 3 grands officiers généraux = 15), et au banquet de la fête cela
correspond à un total de 60 ou 80). L’augmentation qui se produit au fil
des mois contraint à une autre organisation à partir de 1721, avec des
intendants (stewards) mandatés pour négocier les repas chez les
traiteurs, faire installer les tables, et recruter des musiciens. C’est alors
que les réjouissances prennent de l’éclat, avec procession publique.

1
ANDERSON 1738 : 114.
178
Eux, ils peuvent se montrer au grand jour, sans courir de risque, car ils
sont dévoués au gouvernement.
Cependant, le goût du spectacle se manifeste ailleurs. Quittons Londres
quelques instants. Peut-on prouver, sans contestation, le dynamisme de
la franc-maçonnerie jacobite en Grande Bretagne, et pas seulement sur
le continent, juste avant le soulèvement de 1715 ? Oui, j’en ai déjà parlé
il y a plusieurs années. Dans la loge créée vers 1686 dans le petit bourg
de Dumfries, quasiment tous les membres sont jacobites. Or, le 29 mai
1714, au prétexte d’assister à une course de chevaux dans le village de
Lochmaben, à une dizaine de miles de là, l’un d’eux, Francis Maxwell of
Tinwald rejoint plusieurs amis pour manifester publiquement et sans
équivoque ses affinités politiques et ses penchants littéraires. Exhibant
des symboles divers, entre autres la justice tenant une balance dans sa
main, il fait lire une citation de la Bible extraite du livre d’Ézéchiel
(21,32). Le roi de Babylone y envisage une campagne militaire contre
Jérusalem pour la reconquérir du joug de Sédécias. Yahvé annonce :
« Des ruines, des ruines, des ruines, voilà ce que j’en ferai, jusqu’à ce
que vienne celui à qui appartient le droit, et je le lui donnerai. » Après
quoi, au son du tambour, une longue procession part s’agenouiller
devant une croix pour prier et boire à la santé de Jacques III1.
Le 29 mai est la date anniversaire de la restauration de Charles II, mais
aussi, selon le Frère correspondant de Kelly, la date anniversaire de
l’institutionnalisation de l’Ordre maçonnique. Aussi bien, sa valeur est-
elle doublement symbolique. En pensant maintenant à Jacques III,
Tinwald espère connaître la même chance qu’en 1660. « Celui à qui
appartient le droit » est ce roi loué comme légitime, qui attend en
France le moment propice de conduire une bataille victorieuse.
Regrettons de n’avoir pas la liste complète des hommes qui imitent
Tinwald ce jour-là. Le premier à évoquer l’évènement est Peter Rae
dans son Histoire de la rébellion en Écosse2 ; et il le désapprouve. On
comprend quand même que sont présents de nombreux chefs des
meilleures familles de la région. Une chanson en est d’ailleurs restée
(Lochmaben Gate) où les protagonistes admettent que leurs adversaires
les traitent de « rebelles au trône », mais n’en sont pas moins
convaincus d’incarner la plus parfaite loyauté : « Longue vie au roi
Jacques, le roi de notre nation, la gloire de notre nation ! »
Tinwald a été reçu maçon en décembre 1712. Dans la transcription
malheureusement fragmentaire qu’il publie du plus ancien registre de
cette loge, James Smith3 précise qu’aucune réunion ne semble
1
MCDOWALL 1867: 562.
2
RAE 1718: 49-50.
3
SMITH 1892.
179
organisée entre 1713 et 1717, donc juste après l’initiation de notre
lecteur d’Ézéchiel. Cet intervalle de temps correspond à celui où les
jacobites sont assurément impliqués dans la préparation du
soulèvement de 1715, et dans son échec suivi d’une sanglante
répression. Par ailleurs, en dehors de ses seuils chronologiques,
certaines pages révèlent que les tenues ne sont pas toujours
convoquées au même lieu, et ne font pas non plus toujours l’objet d’un
compte rendu. Parfois, il est seulement question de l’élection annuelle
des principaux officiers, sans plus. S’il est alors délicat d’extrapoler, on
observe quand même que ces élections ont lieu chaque 27 décembre,
ce qui est sans nul doute la date habituelle aux jacobites pour ce genre
d’opération, contrairement aux hanovriens qui vont bientôt préférer le
solstice d’été, sans en faire toutefois une régularité.
Parmi les anciens manuscrits de la loge de Dumfries encore disponibles
aujourd’hui, se trouve une sorte de catéchisme agrémenté d’un
condensé des Old Charges anglaises et d’une description de l’ancien
temple de Jérusalem. Les experts l’ayant examiné situent la date
d’écriture vers 1710. Son caractère composite est flagrant, ne serait-ce
que par le fait que Dumfries est donc en Écosse mais que sa proximité
avec l’Angleterre, étant à la frontière sud-ouest du pays, peut expliquer
des échanges réciproques. Qu’y apprend-on ? Que le Mot de Maçon a
été pour la première fois reçu par David pour « distinguer les ouvriers
des manœuvres » travaillant à la taille des pierres destinées au temple.
À la mort de David, il a été communiqué à Salomon. Maintenant, il
s’adresse aux bons catholiques, et ne peut être communiqué qu’après
une mûre délibération en loge.
Le livre de Rae est imprimé en 1718. Qu’Anderson en ait connaissance
ou pas est indifférent. A la limite, qu’il sache ou pas l’existence de la
loge de Dumfries et du rite qu’on y pratique l’est aussi. Ce qui compte
dans le cadre de la présente analyse, c’est que la preuve est établie
d’une activité maçonnique intense de plusieurs Frères jacobites quand
Anderson écrit pour sa part ne voir qu’un assoupissement des loges
londoniennes. De ce point de vue, Dumfries n’est pas un cas isolé.
Donc, en jouant au transfuge après l’échec du soulèvement, si tel est le
cas, Sayer ne fait rien d’autre, en somme, que communiquer à ses
nouveaux amis les secrets de ce qu’il a appris en dehors d’eux presque
vingt ans avant. Il va de soi, cependant, qu’ils ne peuvent pas les
adopter entièrement tels quels. Quand ils sont gênés, des modifications
s’imposent. Et voilà le travail incombant à Anderson : il reçoit de
Montagu, le 29 septembre, lors de la troisième réunion de quartier,
l’ordre de procéder à la révision des anciennes Constitutions.

180
J’ai prévenu au début de ce chapitre que je m’attends à quelques
critiques plus ou moins sévères, dont le point commun sera peut-être
de repousser loin la problématique jacobite. Quoique les progrès de la
recherche montrent à quel point les auteurs classiques se sont
fourvoyés en focalisant excessivement sur les faits et gestes des
hanovriens, on remarque encore chez les vulgarisateurs contemporains
une sorte de réflexe conditionné qui les porte à nier des évidences de
plus en plus solidement établies. Il me faut donc faire observer que, en
cas d’invalidation de l’hypothèse concernant Sayer, l’arrière-plan sur
lequel se dessine l’essor de la Grande Loge de Londres demeure quant à
lui bel et bien tributaire des crispations idéologiques dont on perçoit les
traces dans les sermons d’Anderson. On verra en effet dans un chapitre
ultérieur qu’en 1716, quoique déçus par leur insurrection manquée et à
cause d’elle, les jacobites s’interrogent sur la manière de réorganiser
leur propre maçonnerie dans la capitale anglaise. Dans la période où
Anderson situe les innovations de Sayer et ses amis, le comte de Mar en
personne se pose des questions pragmatiques. Avant de voir comment,
reprenons la lecture de Prescott et Sommers.
Anderson situe la réunion préparatoire à la création de la Grande Loge à
la taverne Au Pommier, dans Charles-Street, Covent-Garden Selon nos
auteurs, elle n’existe pas en 1716, car elle apparaît seulement en 1728
ou 1729. Je les crois bien volontiers. Mais, de là à dire qu’Anderson
place dans un lieu imaginaire une assemblée de précurseurs, je m’en
garderai. Pourquoi ? Anderson écrit entre 1735 et 1738. Il peut fort bien
utiliser le nom de l’enseigne connue à ce moment pour désigner la
taverne ou le local qui, au même endroit à peu près, portait autrefois
un autre nom. Le procédé est courant, qui participe d’une mécanique
analogue à celle qui pousse certains biographes à donner un titre nobi-
liaire à un individu avant même qu’il lui soit conféré. Par le fait qu’il
l’obtient un jour, on parle ensuite de lui comme s’il l’avait toujours
porté. Anderson expose par ailleurs que la loge Au Pommier subit une
lutte intestine qui amène des dissidents à s’en éloigner pour en fonder
une autre A la tête de la Reine, Knave’s Acre. Ils sollicitent alors de
nouvelles constitutions qui leur sont accordées le 27 février 1723.
Pourquoi pas ? Cette scission a pour effet de disloquer Au Pommier, en
sorte qu’on n’en parle plus après.
Il n’est pas rare à l’époque que les loges changent de local en se trans-
portant dans un autre, parfois sans préavis de la part du Vénérable et
donc sans délibération, ce qui perturbe tant les responsables de la
Grande Loge qu’ils en viennent à édicter des règles pour éviter des
confusions. Alors, en 1738, il faut convenir que certains titres distinctifs,
quand ils sont rapportés à l’enseigne d’une taverne, d’une auberge ou

181
d’une brasserie, sont à étudier avec précaution. Il en est de même à
Paris quand on remarque chez les historiens français une tendance
fâcheuse à négliger que l’Hôtel de Bussy, entre autres, accueille plu-
sieurs loges à des moments différents de la semaine, ou bien qu’une
loge qui y a fonctionné trois ou quatre fois décide de migrer ailleurs
sans y revenir. En outre, il ne peut être exclu qu’Anderson fasse preuve
d’étourderie à ce propos, car il existe aussi dans la paroisse Sainte-Mar-
guerite une rue Charles (Charles-Street).
Maintenant, mettons-nous à l’écoute des pamphlétaires qui se dressent
contre Anderson pour lui imputer de mal dire ce qu’il ne sait pas, ou de
taire ce qu’il sait. En 1723, loin de faire l’unanimité, il s’attire des cri-
tiques plus ou moins virulentes, plus ou moins ironiques. Faute de
connaître les attaches personnelles de ceux qui les émettent, à condi-
tion qu’ils les signent de leur nom, nous sommes dans l’impossibilité de
déterminer s’ils appartiennent eux-mêmes à une loge de l’obédience
hanovrienne, s’ils ont des affinités jacobites, ou s’ils sont des profanes
en humeur de ferrailler contre le pasteur. Quelquefois, on peut
d’ailleurs subodorer que certains sont aussi presbytériens que lui, sans
partager ses vues. Mais, une chose est sûre : il n’est pas le seul érudit à
avoir connaissance des archives ou des témoignages alors disponibles.

182
10. Cache-cache

Supposons qu’Anderson ignore ce qui se fasse à Dumfries et dans


quelques autres cités d’Ecosse où des loges fonctionnent depuis au
moins deux ou trois décennies. Supposons même qu’il soit sans nou-
velles de celle d’Aberdeen, ce qui semble peu croyable. Pour autant, il
ne peut pas ignorer ce qui se passe à sa porte. Il lit les journaux. Et les
quelques livres qui font allusion à la franc-maçonnerie, ne serait-ce que
par une petite phrase glissée au détour d’un paragraphe portant sur
autre chose, ne peuvent lui échapper. On s’étonne donc de ses silences
sur eux, de son obstination à présenter son pensum comme radicale-
ment neuf. Reproduisant le schéma très convenu de la refonte de
textes anciens, schéma répétitif dont on a vu qu’il date de plusieurs
siècles dans de nombreux domaines, il feint de croire qu’il est le seul à
s’exprimer.
L’interprétation des Constitutions se construit non seulement par l’exa-
men de ce qui y est dit, mais aussi par le dévoilement de ce qui y est
délibérément caché. Délibérément : non par étourderie, par oubli, par
négligence, mais par calcul. C’est ainsi qu’une petite énigme est à
résoudre. On a vu qu’Anderson entreprend son ouvrage à la fin sep-
tembre 1721, qu’un comité de lecture est constitué le 27 décembre
pour examiner son travail, et que cet examen a lieu le 25 mars 1722,
avec approbation et souhait que le grand maître en ordonne l’impres-
sion. Or, ce n’est qu’après plusieurs mois, en février 1723, qu’il sort des
presses de l’imprimeur William Hunter, et recommandé à l’usage des
loges particulières. Un tel retard s’explique mal. Que se passe-t-il en
1722, qui créerait des empêchements ?
Certains biographes assurent qu’Anderson subit un emprisonnement
pour dettes peu après la faillite de la South Sea Company. Comme
beaucoup de Britanniques, il aurait acheté des actions dont le cours a
brutalement baissé en septembre 1720, si bien qu’en peu de temps il se
trouverait quasi ruiné, ayant entrainé sa femme dans cette triste aven-
ture. Si tel était le cas, après la décision de procéder à l’impression de
sa compilation, il connaîtrait un assez long temps l’inconfort d’une
cellule. La conséquence serait de le rendre physiquement indisponible
pour assurer la dernière mise au net. Je préfère prendre en compte
d’autres considérations, faute de preuves1, d’autant qu’une autre
déconfiture financière, quant à elle avérée, surviendra à partir de 1734,
avec poursuite en justice. Disons qu’au début des années 1720 les
publications autour de la franc-maçonnerie augmentent. Outre les
habituelles moqueries depuis des décennies, on devine de plus en plus
que les rivalités entre jacobites (anciens) et hanovriens (néophytes)
sont maintenant assez vives.
Le premier texte qui fait débat est dû à Robert Samber qui, sous le
pseudonyme d’Eugenius Philalethes Junior, publie une longue préface à
la traduction qu’il réalise du livre de l’avocat parisien Harcouet de
Longeville sur les individus supposés avoir vécu plusieurs vies 2. Né en
1682, Samber oscille entre le catholicisme, religion de sa mère, et le
protestantisme, religion de son père. Il a vécu en Italie et en France.
Prétendant tendre à ses Frères un miroir fidèle et sans flatterie, il an-
nonce exposer le véritable esprit de la fraternité maçonnique, qui serait
guidé par la quête alchimique. Le style est ironique. Ce n’est pas du tout
ainsi qu’Anderson en parle. S’agit-il pour Samber de lui manifester une
opposition ? Quand il achève sa préface le 1 er mars 1722 (1721 vieux
style), a-t-il déjà connaissance du manuscrit d’Anderson dont il est
prévu d’en discuter le contenu le 25 suivant ? Parmi les examinateurs
désignés en décembre, quelques uns ont-ils diffusé des copies ?
Selon Samber, le langage maçonnique serait tiré des saintes écritures
chrétiennes et serait employé par les connaisseurs selon une tradition
ininterrompue depuis. Certains Frères auraient le privilège d’être parfai-
tement éclairés, d’autres pas. Les francs-maçons seraient le sel de la
terre, la lumière du monde et le feu de l’univers (Salt of the Earth, Light
of the World, Fire of the Universe). Ce sont des pierres vivantes qui
construisent une maison spirituelle, ce pourquoi ils sont destinés à être
les compagnons des plus grands rois, voire du roi des rois. Et d’enchaî-
ner sur les arts libéraux, sur la structure harmonieuse du monde qui
manifeste une intention divine d’ordre. Cela, l’athée ne peut pas le
comprendre. Encore que, précise Samber, on inflige souvent ce nom
aux hommes les plus instruits, les plus qualifiés. Ce sont les calomnia-
teurs ignorants qui le font. Anderson est-il dans cette catégorie ?

1
Dans le Gentleman’s Magazine de janvier 1783 : 41, un bref article assure qu’il a perdu
une partie considérable de sa fortune en 1720. Walter Wilson reprendra l’information
en 1814, sans qu’on puisse la considérer recevable. Le même article comprend des
erreurs concernant ses ouvrages. Diplomata Scottiae lui est attribué alors que son
auteur est un homonyme.
2
HARCOUET DE LONGEVILLE, 1715 : Histoire des personnes qui ont vécu plusieurs siècles et
qui ont rajeuni : avec le secret du rajeunissement tiré d’Arnauld de Villeneuve, Paris,
Veuve Charpentier et Laurent Le Comte.
Le premier article des Obligations est direct : « Un Maçon est obligé,
par sa position, d’obéir à la loi morale, et s’il comprend correctement
l’Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. » Liber-
tin : Samber l’est. Athée : on pourrait le lui reprocher. Si bien qu’il
plaide pour lui-même. En même temps, il s’en prend aux hommes de
cour, aux obséquieux, aux hypocrites qui cherchent à paraître en socié-
té le visage couvert d’un masque. Ceux-là adoptent un langage et des
manières qui s’accordent mal avec la simplicité de la Fraternité. Ils
cachent leurs vices sous l’apparence de la vertu. Quand ils parviennent
à être au service d’un grand seigneur, ils deviennent hautains. Pour être
affables en paroles, ils ne le sont plus dans la réalité. Un vrai Frère se
contente d’être honnête, sans briguer les honneurs. Une situation
modeste voire la pauvreté ne lui font pas peur.
Là où la pseudo-notice historique d’Anderson emprunte à l’Ancien
testament pour imaginer un monde d’harmonie depuis Adam, Samber
décrit des milieux de violences, de guerres féroces, d’injustices, de
destructions, d’asservissements, de sacrifices sanglants. Heureusement,
des hommes sages ont toujours su se préserver et fournir à l’humanité
des modèles de paix et d’union. Il appartient donc aux francs-maçons
de les imiter. Mais lesquels ? Sur la fin de sa préface, Samber distingue
parmi eux quelques uns censés appartenir à un groupe différent, à une
classe supérieure (higher class). Il entend alors s’adresser particulière-
ment à eux en langage codé. « Et maintenant, mes Frères de la classe
supérieure, permettez-moi quelques mots, car vous êtes peu nom-
breux ; et ces quelques mots, je vous les dirai par énigmes (Riddles),
parce qu’il vous est donné de connaître des mystères qui sont cachés
aux indignes. »1 Quelles sont ces énigmes, quels sont ces mystères ?
Voilà en définitive la question cruciale.
La résoudre en clair est une gageure. L’allégorie baroque dans laquelle
Samber se lance paraît en effet inintelligible quand on la prend à la
lettre. Il va même jusqu’à confesser à plusieurs reprises qu’il parle
comme un fou. Mais c’est un fou qui choisit ses mots. Imaginons un
grand bassin rempli de l’eau la plus pure. Sa forme est celle d’un carré,
supporté par six autres ornés de pierres précieuses, eux mêmes soute-
nus chacun en leurs angles par quatre lions. Là sont le roi et la reine
(« je parle stupidement, je ne suis pas digne d’être des vôtres »). Le roi
est auréolé de saphirs, d’or, d’émeraudes, de perles, de corail, d’argent.
Au devant est un autre bassin de porphyre que remplit une fontaine en
forme de gueule de lion. Y sont attendus les hommes jusque là disper-
sés et dont l’unique projet doit être désormais de rechercher un bien
sacré (« Certains d’entre vous l’ont peut-être obtenu, je parle comme
1
SAMBER 1722 : XLIX.
185
un fou »). Quand ils y parviendront, ils seront comme celui qui découvre
la pierre de feu (Pyropus) que Samber caractérise ainsi : « Le roi des
gemmes d’où vient tout de ce qui est grand, et sage, et heureux »1.
Alors ?
Personnellement, je n’y vois rien d’alchimique. Le bassin renvoie à la
cérémonie d’adoubement chevaleresque institué par Henry IV d’Angle-
terre quand, à la veille de son sacre en 1399, il prit un bain de purifica-
tion en compagnie de trente-six écuyers. L’Ordre ainsi créé s’est conti-
nué jusqu’au sacre de Charles II. Ashmole en rappelle rapidement le
protocole dans un de ses ouvrages. Les chevaliers nouvellement appe-
lés prirent leur bain, prononcèrent leur serment, reçurent leur épée du
roi Stuart qui leur conféra aussitôt leur titre de chevalier 2. Ensuite, cette
cérémonie n’a pas été renouvelée. En la référant directement à la franc-
maçonnerie, Samber pourrait alors nous égarer, s’il n’y avait in fine ce
« roi des gemmes » au centre de l’allégorie. Il met le mot au pluriel. A
une accentuation mineure près, il se prononce en anglais comme James
(dʒemz). Sous le voile d’un hermétisme acidulé, d’un langage volontai-
rement abscons, Samber écrit en jacobite qui, pour cette raison, ne
peut pas être en accord avec Anderson. Il jette un pavé dans la mare
aux hanovriens. D’où, avec insistance, l’invocation du lion, symbole
royal adopté en Ecosse depuis l’épopée de Guillaume au treizième
siècle. Ses lecteurs ne s’y méprennent pas. Renegade papist, diront-ils
de lui bientôt.
D’un autre côté, à la fin de l’hiver 1721-1722 s’accélère les mesures
prises par Jacques III pour tenter dans les Îles un nouveau soulèvement
de ses partisans. Au palais que le pape a mis à sa disposition à Rome, les
émissaires secrets vont et viennent presque chaque jour. Il espère
tenter un débarquement en cours d’année. Tant en Ecosse qu’en Angle-
terre, les personnalités politiques qu’il est parvenu à rallier à sa cause
depuis l’intronisation de George de Hanovre sont influentes et
semblent être en capacité de mobiliser à la fois l’opinion publique et
des troupes aguerries. On se doute bien que les francs-maçons sont
pressentis aux premières lignes. Certains le sont à titre militaire, comme
Arthur Dillon, colonel du régiment irlandais à son nom, qui reçoit une
commission de général commandant en chef toutes les forces à mobili-
ser. D’autres le sont à titre civil, comme George Granville, baron de
Lansdown of Bideford, ancien Secrétaire à la Guerre sous le règne
d’Anne, appelé à être un des neuf Lords Régents qui exerceraient l’au-
torité dans l’ensemble des royaumes britanniques jusqu’à la restaura-
tion effective de Jacques.

1
Ibid. LII.
2
ASHMOLE 1715 : 17.
186
Parmi les autres Lords Régents pour qui une patente est signée le 26
mai, on reconnaît Robert Harley, Ier comte d’Oxford et de Mortimer,
Thomas Wenworth, Ier comte de Strafford, et James Butler, Ier duc
d’Ormond, pour ne citer que ceux qui ont déjà pris place dans cette
histoire, ou qui vont la prendre bientôt. Encore que le protagoniste
principal n’est autre que John Erskine, désormais duc de Mar, aux
fonctions de Lord Lieutenant du roi et haut commissaire. On se rappelle
qu’en 1714 il est reconnu comme ancien Maître possédant le Mot. On
sait aussi qu’il dirige l’insurrection manquée de 1715. On verra, comme
je l’ai annoncé, sa préoccupation de réorganiser au moins une loge dans
Londres. Nul ne peut donc contester à la fois son rôle maçonnique et
son implication active en faveur des Stuart. Mais retraçons rapidement
son itinéraire après son passage sur le continent.
Vaincu, il passe à Avignon, puis à Rome parmi les autres nombreux
réfugiés jacobites. A la fin 1720, il vient en France avec la mission offi-
cielle de représenter son roi à la cour de Versailles. Il s’installe d’abord à
Vincennes, dans une maison que lui prête le marquis Eugène de Béthizy
de Mézières. Peu après, le 27 décembre, il prend la présidence d’une
association dont le nom n’est pas donné dans sa correspondance, mais
on le devine. Il dit avoir autour de lui des « hommes honnêtes » (honest
men), ce qui sert souvent à désigner les Frères maçons dans la corres-
pondance entre jacobites, et l’habitude leur est bel et bien de procéder
à des nominations annuelles de dirigeants. Son prédécesseur à la même
charge n’est autre que son beau-frère John Hay, auquel il adresse le
courrier qui relate l’évènement1.
Pendant toute l’année 1721, il est en correspondance régulière avec
Jacques III, et c’est ainsi qu’il est nommé Lord Lieutenant le 28 juin. De
semaine en semaine, il se prépare avec une conviction croissante aux
opérations prévues. Le 16 mai 1722, il reçoit le pouvoir de constituer un
nouvel Ordre militaire en Ecosse quand le débarquement de l’avant-
garde venue du continent aura eu lieu. 2 J’ai dit ailleurs et longuement
ce qu’il fallait penser de la patente qui lui est adressée 3. Soit il est pos-
sible d’y voir un document visant à rendre officielle une innovation
1
RAW, SP 51/67. John Erskine, duc de Mar, Paris, à John Hay, Rome [plus tard comte
d’Inverness], 20 janvier 1721.
2
RAW, SP 65/39. Jacques III, Rome, au duc John Erskine, duc de Mar, 16 mai 1722. « Par
les présentes, vous êtes autorisé, lorsque vous serez en Écosse, d’instituer un nouvel
Ordre militaire de Chevalerie constitué de personnalités, qui sera appelé l’Ordre de
Restauration, dont vous prendrez la tête, et d’en faire les statuts et règlements qui vous
paraîtront appropriés, de quoi les présentes promettent de confirmer et de conférer
ledit Ordre avec toutes les distinctions (badges) de celui-ci à chaque personnalité que
vous jugerez digne d’en être, et notamment aux chefs des clans que vous trouverez de
tout cœur engagés à notre service. »
3
KERVELLA 2013 et 2016.
187
récente dans le domaine officieux de la franc-maçonnerie jacobite, soit
il inspire cette innovation peu de temps après l’annulation du projet de
soulèvement. Quel que soit le point de vue, 1722 apparaît comme une
date marquante qui correspond à l’apparition du premier haut grade
écossais, explicitement référé au royaume d’Ecosse, mais par des Ecos-
sais en exil. L’allusion de Samber à la « classe supérieure », fait aujour-
d’hui pencher vers la première hypothèse de la création récente. Le
milieu où Mar exerce son ascendant est particulièrement propice. Il
s’avère d’ailleurs qu’André Ramsay en est très assidu.
Que la fièvre qui gagne les francs-maçons jacobites soit connue en
Angleterre, c’est une évidence. Et c’est pourquoi la Grande Loge de
Londres décide d’envoyer une délégation au ministre Charles Town-
send, président du Conseil privé de George I er, afin de montrer qu’elle
n’est pas concernée. Certaines rumeurs n’entrent pas dans les nuances,
qui établissent une relation de quasi implication entre francs-maçons et
jacobites : un Frère ne peut être que partisan des Stuart, le fait d’être
franc-maçon implique celui d’être jacobite. La tradition plaide en ce
sens. Les hanovriens, fraichement imitateurs, ne sont pas encore assez
connus pour qu’on les dissocie. Le 16 juin, le London Journal fait état de
leur embarras.
« Il y a quelques jours, une délégation de la Société des Francs-maçons
s’est rendue chez le très honorable Lord Viscount Townsend, l’un des
principaux secrétaires d’État de Sa Majesté, pour signifier à sa seigneu-
rie qu’étant obligés par leurs constitutions de se rassembler prochaine-
ment au solstice d’été, selon la coutume annuelle, ils espéraient que
l’administration n’en prendrait aucun ombrage, car ils étaient tous
attachés avec zèle à la personne de sa Majesté et au gouvernement. Sa
Seigneurie reçut cette soumission d’une manière très affable, leur
disant qu’ils n’avaient pas à craindre une quelconque avanie du gouver-
nement, tant qu’ils n’avaient rien de plus dangereux que les anciens
secrets de la Société, lesquels doivent être d’une nature très inoffen-
sive, car, bien que les hommes aiment la malice, aucun ne les trahit
jamais. »
Anderson se garde de narrer ce fait, de même qu’il se garde de rappeler
qu’en 1716 il a apporté au roi une soumission analogue de ses compa-
triotes d’Aberdeen et que c’est Townsend qui l’a introduit au palais.
Comme s’il avait oublié. Il se contente de dire qu’au premier semestre
1722, nombreux sont les profanes de distinction qui, convaincus que le
ciment d’une loge est l’amour et l’amitié, demandent ardemment à en
être. Il ajoute même que les mobiles de ces nouveaux candidats s’ex-
plique par l’authenticité des liens fraternels, alors que les autres socié-

188
tés sont souvent perturbées par de violents disputes 1. C’est que la
délégation exprime précisément le contraire de ce qu’il insinue dans ses
considérants éthiques. Elle n’emploie en rien l’argument de la neutrali-
té politique, de la hauteur prise par rapport aux agitations de la place
publique ; elle jure au contraire de son accord au gouvernement, de son
zèle envers George Ier. Et Townsend n’a aucun mal à opiner, puisque son
propre fils est membre de la loge siégeant à la taverne Au Diable,
Temple Bar2.
Cela pourrait aller sans dire, mais force est de le dire quand même : ce
n’est évidemment pas une délégation de la Compagnie des Maçons de
Londres qui fait le déplacement, parmi lesquels se distinguent encore
des opératifs se déclarant bel et bien francs-maçons. Ceux-là ne sont
pas concernés, ni de près ni de loin. Il n’est pas question non plus de
spéculatifs qui en seraient les héritiers récents, et qui porteraient en-
core sur leurs chaussures la poussière des chantiers. Pour donner om-
brage au gouvernement, il faut un autre motif que l’exercice quotidien
du métier. Justement, la preuve est administrée par les chroniqueurs
qui s’épanchent à la suite des rumeurs ou bien qui les inventent.
Au début de l’été, ce sont des diatribes contre la franc-maçonnerie qui
sont publiées dans le Post Man. Avec virulence, elles pourfendent les
individus qui se placent sous la protection de grands hommes pour se
livrer à des manœuvres insidieuses contre le gouvernement. Ainsi
parviennent-ils à échapper aux rigueurs de la loi. L’auteur anonyme
emploie deux arguments. D’une part, ces individus sont d’extraction
modeste (low Gentry) et se seraient depuis peu glissés parmi les
hommes de métier pour fanfaronner en se proclamant francs-maçons,
sans que ni la nature ni les lois d’Angleterre ne les autorisent à arborer
ce titre. D’autre part, ils cherchent à attirer vers eux des personnes
honorables, des gens de la haute noblesse, issus de grandes et respec-
tables familles, ce qui leur confèrerait donc une sorte d’impunité.
A bien lire ce pamphlet, on ne peut qu’y voir une caricature de l’organi-
sation qui, à partir, de 1717 s’est effectivement d’abord concentrée
autour de Sayer pour s’ouvrir en trois ou quatre ans à l’aristocratie
anglaise. Quelle absurdité ! s’exclame ce vigoureux censeur. « Comme
si les tabliers d’un ouvrier (Mechanick) avait le même rang que le cor-
don bleu, et que le Chevalier de la Jarretière devait être associé avec le
mortier et la truelle. »3 C’est par méconnaissance de cause, que les gens
de qualité se sont laissés prendre dans cette société obscène (dirty).

1
ANDERSON 1738 : 114.
2
SONGHURST 1913 : 35.
3
The Post Man, n° 60005, 7-10 juillet 1722. – KNOOP et al. 1945 : 69.
189
S’ils savaient son histoire réelle, ils en auraient honte. Quelle est cette
histoire ?
Une seule citation est supposée en donner l’idée, à savoir l’ordonnance
promulguée au temps du jeune Henry VI, en 1425, pour interdire les
assemblées générales de maçons. On sait qu’Anderson la cite lui-même,
mais pour déclarer tout de go qu’elle n’a jamais été appliquée et que le
monarque avait une haute estime pour les opératifs. Ce n’est pas du
tout l’interprétation qu’en propose notre polémiste. Pour lui, les ma-
çons d’autrefois ont attiré sur eux les foudres du parlement parce qu’ils
étaient dangereux, capables de mauvais coups. « Maintenant, si nos
honorables gentlemen au tablier de cuir sont disposés à venir à la
potence et pour être en effet humiliés, ils peuvent continuer à convo-
quer leurs chapitres et assemblées, se rendre populaires et affecter
d’avoir une hauteur de pensée ». La loi doit s’appliquer contre eux,
selon les termes de cette ordonnance. Même le Mot secret qu’ils se
communiquent les uns aux autres est analogue à celui des bandits de
grands chemins (Moss Troopers) qui, au temps d’Oliver Cromwell,
infestaient les campagnes et se le passaient en signe de reconnaissance.
La charge est frontale, brutale. La Grande Loge qui dispose du manus-
crit d’Anderson n’y répond pas, ni Anderson lui-même. Celui qui se
lance dans l’arène est l’imprimeur James Roberts, connu pour avoir
publié les mémoires d’Ashmole en 1717. En août, il fait paraître dans le
même journal, une réplique en cinq livraisons qu’il réunira ensuite en
un fascicule1. Dans son papier introductif, il clame sa volonté de réhabi-
liter la franc-maçonnerie injustement attaquée par un gribouilleur. Or, il
le fait en disant qu’il va publier un très vieux document qui montre les
francs-maçons sous leur véritable jour, sans déshonneur ni médiocrité.
Plus encore, il précise que ce document a été découvert dans l’ancienne
bibliothèque d’un monastère pendant la dernière rébellion. C’est donc
qu’il n’était pas connu avant. Plus exactement, il le dit dans le Post
Man, pas dans sa brochure2, mais l’information est intéressante. Avant
la fin de la Rébellion, donc en 1716, les amis de Roberts ne disposaient
pas d’un document sur lequel asseoir leur doctrine, car il s’agit bien de
produire des Constitutions. Mais pas sous la plume d’Anderson.
Le manuscrit original aurait plus de 500 ans. Cette annotation renvoie à
ce que Stukeley dit lui-même de Payne quand il exhibe le jour de l’ins-
tallation de Montagu un manuscrit daté de la même façon. Or, on
retrouve chez Anderson, presque mot pour mot, des extraits qui lui
sont directement empruntés. Source commune, voire identique ? Cela
est quasi certain. On l’a déjà rencontrée. Il s’agit du Manuscrit n°2 de la
1
ROBERTS 1722.
2
The Post Man, n° 60015, 31 juillet – 2 août 1722. – Knoop et al. 1945 : 73.
190
Grande Loge, souvent référencé comme Harleian Manuscript n° 1942.
Les règles qu’Anderson présente en 1738 comme adoptées le 27 dé-
cembre 1663, prétendument par le comte de Saint-Albans, Wren étant
son premier surveillant, sont les mêmes que celles placées par Roberts
le 8 décembre de la même année. Le tableau suivant permet de s’en
rendre aisément compte, avec cette particularité qu’Anderson commet
un lapsus calami et opère des substitutions.
James Roberts (1722) James Anderson (1738)
1 Que personne, de quelque rang soit-il,Que personne, de quelque rang soit-il,
ne soit reçu franc-maçon, à moins que ne soit fait ou accepté Franc-Maçon, à
ce soit dans une Loge d’au moins cinqmoins que ce ne soit dans une loge
Francs-Maçons, dont un doit êtrerégulière [mots omis], dont un doit
Maître ou Surveillant de l’endroit ouêtre maître ou Surveillant de l’endroit
district où se tient la Loge, et un autre ou district où se tient la Loge, et un
ouvrier (Workman) du Métier de laautre artisan (Craftman) du Métier de
Franc-Maçonnerie. la Franc-Maçonnerie.
Anderson omet le segment de phrase
« d’au moins cinq Francs-Maçons » et
remplace Workman par Craftman
2 Que personne ne soit à l’avenir reçu Que personne ne soit à l’avenir reçu
franc-maçon, s’il n’est sain de corps,franc-maçon, s’il n’est sain de corps,
de bonne naissance, de bonne réputa-de bonne naissance, de bonne réputa-
tion et s’il ne respecte les lois du pays. tion et s’il ne respecte les lois du pays.
3 Que personne, après qu’il aura étéQue personne, après qu’il aura été
reçu franc-maçon, ne soit admis dansreçu franc-maçon, ne soit admis dans
quelque Loge ou assemblée, à moins quelque Loge ou assemblée, à moins
d’apporter un certificat du moment etd’apporter un certificat du moment et
du lieu de son acception, émanant dedu lieu de son acception, émanant de
la Loge qui l’a accepté, sous couvert du la Loge qui l’a accepté, sous couvert
Maître du district où cette Loge s’est du Maître de l’endroit ou du district
tenue, lequel dit Maître devra consi-où cette Loge s’est tenue, et ledit
gner tout cela sur un rouleau deMaître devra consigner tout cela sur
parchemin destiné à cet usage, quiun rouleau de parchemin destiné à cet
donnera le compte-rendu de tellesusage, et donnera le compte-rendu de
réceptions, à chaque assembléetelles acceptions, à chaque assemblée
générale. générale.
4 Que toute personne, qui est mainte- Que toute personne, qui est mainte-
nant franc-maçon, doit apporter au nant franc-maçon, doit apporter au
Maître un bordereau (note) du mo- Maître un bordereau (note) du mo-
ment et du lieu de son acception, afin ment et du lieu de son acception, afin
que cela soit inscrit selon le rang que cela soit inscrit selon le rang
d’ancienneté que cette personne (Per- d’ancienneté que ce Frère (Brother)
son) mérite, et afin que la Compagnie mérite, et afin que la Compagnie tout
tout entière et les compagnons entière et les compagnons puissent
191
puissent mieux se connaître entre eux. mieux se connaître entre eux.

Anderson remplace Person par Bro-


ther.

5 Qu’à l’avenir ladite Société, Compa-Qu’à l’avenir ladite Fraternité des


gnie et Fraternité des francs-maçonsfrancs-maçons soit réglée et dirigée
soit réglée et dirigée par un Maître, etpar un Grand Maître, et par autant de
par autant de Surveillants que laditeSurveillants que ladite Société pensera
Compagnie jugera opportun de choisiropportun de déterminer (appoint) à
(chuse) à chaque assemblée généralechaque assemblée annuelle.
annuelle.
Outre les substitutions de début
d’alinéa, Anderson remplace Maître
par Grand Maître

6 Que personne ne soit accepté franc-Que personne ne soit accepté à moins


maçon à moins d’avoir au moins 21d’avoir au moins 21 ans, ou plus.
ans, ou plus.
Anderson supprime le mot franc-ma-
çon.
7 Que personne ne puisse à l’avenir être Anderson ne donne pas cet article
accepté franc-maçon, ou n’ait connais-
sance des secrets de ladite Société,
tant qu’il n’a pas d’abord prêté le
serment de secret qui suit.

Qu’est-ce que cela signifie ? Le manuscrit source a appartenu à Robert


Harley, comte d’Oxford et de Mortimer, premier ministre de la reine
Anne entre 1711 et 1714. C’est un collectionneur. Entre autres, il a
acheté les papiers de Randle Holme après sa mort, qui fut membre
d’une loge à Chester au cours des années 1660. Est-ce parce qu’il est
Frère lui-même ? Attendons pour répondre. Notons d’abord qu’au
début de sa carrière politique, ses inclinations vont vers les whigs. Son
soutien à Guillaume d’Orange est public. Avec le temps, il évolue jus-
qu’à devenir un des plus éminents dirigeants du parti tory. En 1714,
soupçonné à juste raison d’avoir des connivences secrètes avec Jacques
III, il est destitué à la fin du mois de juillet. Un an se passe, Anne est
morte, George de Hanovre a pris le pouvoir, et les rancœurs contre
Harley sont si fortes qu’il est accusé de trahison et crime d’Etat devant
la Chambre des Lords. Incarcéré à la Tour, il subit pendant deux années
la disgrâce la plus totale, jusqu’à sa relaxe en juillet 1717. Comment
cette archive est-elle arrivée entre les mains des dirigeants de la Grande

192
Loge ? Est-ce parce qu’elle était comprise dans le lot des papiers saisis
lors des perquisitions domiciliaires ?
Reprenons le poème découvert par Speth qui, en 1713-1714, prévient
les francs-maçons jacobites contre les tentatives d’intrusion d’espions à
la solde des whigs. On y lit une allusion transparente à Harley, sous les
traits d’un homme ingénieux qui a su instaurer des relations maritimes
avec le Chili. Dans son propre commentaire, Speth considère qu’au
temps où il était premier ministre, Harley a su prendre une initiative
heureuse en incitant au commerce avec les possessions espagnoles des
Amériques et qu’il a eu raison de créer à cet effet la Compagnie des
Mers du Sud. En 1711, il voulait certes stimuler les armateurs et négo-
ciants, mais aussi renflouer les caisses de l’Etat alors gravement obérées
par la répétition des guerres avec l’étranger jusqu’au traité d’Utrecht.
On a donc en quatorze vers l’éloge à la fois de la politique adoptée par
les tories, celui de Harley et des francs-maçons qui doivent redoubler
de précautions contre des intrus voulant leur dérober leurs secrets,
dont principalement celui du Mot exprimé par les deux colonnes Jachin
et Boaz. Toutes ces informations vont dans le même sens.
Il y a en a une autre. Le poème évoque de manière figurée l’union de
l’Ecosse et de l’Angleterre comme celle de la Tay et de la Tamise, pour
le meilleur et pour le pire (for better for worse). La Tay est le plus long
fleuve d’Ecosse, il est donc assez logique que l’auteur le compare à la
Tamise. Mais relisez le poème d’Henry Adamson dans lequel est déjà
mentionné en 1638 le Mot de Maçon. Son vœu le plus ardent est que le
pont à onze arches qui enjambait la Tay et qui a été détruit en 1621 soit
reconstruit par Charles Ier. Or, c’est aussi l’image d’un pont qui vient
sous la plume de notre poète anonyme pour désigner la flotte des
vaisseaux naviguant pour le compte de la Compagnie des Mers du Sud.
L’ensemble forme en quelque sorte un pont de bois (woodbridge). En
matière de comparaisons littéraires, il est toujours prudent de nuancer
les conclusions. Mais il y a fort à parier que le versificateur de 1713-
1714 connaît bien la littérature maçonnique de ses amis jacobites et
qu’en tressant des lauriers sur le front de Harley il nous le suggère lui-
même de la fraternité.
Pour en revenir à James Roberts, son inclination est celle d’un whig.
Aussi bien est-il plutôt hostile aux jacobites. A nul moment, il n’exprime
de sympathie à leur égard. Oui mais ! Il est l’imprimeur du pamphlet de
1715 qui accusait Anderson d’être le mercenaire des politiciens hano-
vriens. Il n’est donc pas enclin, non plus, à être un inconditionnel des
amis de ses amis. Eh bien, relisons de près les premières lignes. Ander-
son aurait été quelque temps chapelain d’un noble compatriote bien
connu pour être presbytérien et « quelque chose d’autre » (somewhat
193
else)1. Confrontée à la suite, cette courte périphrase suggère un pen-
chant à l’homosexualité. L’époque n’est pas à la tolérance sur ce sujet.
Et si le pamphlétaire n’en dit pas plus, on en sait assez pour com-
prendre qu’il préfèrerait avoir affaire à quelqu’un d’autre.
Cette accusation d’homosexualité est d’ailleurs reprise en 1720 avec
beaucoup de férocité par un rimailleur anonyme si peu courageux qu’il
cache aussi le nom de son imprimeur 2. La caricature y est portée à son
comble. Dénonçant les pratiques sexuelles réelles ou supposées d’An-
derson, il le charge de tous les vices. C’est dans la mesure où plusieurs
métaphores sont empruntées au milieu de la maçonnerie, entre autres,
qu’on comprend qu’un amalgame vise à le flétrir aussi dans ses affinités
fraternelles. Des vers assassins sont lancés sur leur cible comme des
balles au casse-tête de foire. Anderson aurait attrapé une maladie
honteuse. Il planterait son outil dans des profondeurs inconnues sans
condom, il s’en servirait comme d’une tarière, un vaillant foret, afin de
faire mieux qu’un piquet, un pilier, qu’une pierre ou qu’un tronc. Il
connaîtrait les mystères, les maximes, la secrète Kabbale, etc. Le tout
n’a pas l’élégance des tirades shakespeariennes.
L’auteur se désigne en empruntant le premier vers d’un poème placé au
début de L’Enéide de Virgile. Ille ego qui quondam. Comme je ne crois
pas que ce choix soit hasardeux, il est intéressant de remarquer que ce
poème commence ainsi : « C’est moi, cet homme sorti des bois, qui sur
la mélodie d’un pipeau gracile a forcé jadis tous les champs du voisi-
nage à se soumettre à la volonté du laboureur, aussi exigeante soit-elle,
ce dont il me sait gré, c’est moi maintenant qui vais chanter les horreurs
de la guerre. » Voilà donc un personnage apparemment sorti d’un
travail champêtre plutôt agréable, aux vertus bucoliques, pour se lancer
dans le fracas et la fureur d’un champ de bataille, d’une guerre affreuse,
comme à Troie. Annonce d’une redoutable hostilité par brûlots interpo-
sés ?
En filigrane, se devine l’enjeu de désaccords au sein même de la Grande
Loge naissante. Ni la personnalité d’Anderson, ni les sermons à ses
paroissiens, ni son affairement en maçonnerie ne font l’unanimité
parmi les membres de cette institution qui n’a pas encore trouvé ses
marques. Le dénigrement ne vise pas seulement ses convictions poli-
tiques et religieuses, mais cherche aussi peut-être à lui nuire au sein de
son propre milieu, comme si un sérieux doute était émis sur sa capacité
à le représenter dignement.

1
ANONYME1715 : 4.
2
ANONYME1720.
194
Peu après cette attaque, le 1er août 1720, un de ses sermons s’entend
comme une réponse. Dans la version imprimée qu’il en donne à la fin
du mois, les frais étant assumés par des amis, il dit l’avoir prêché une
première fois le jour de l’an 1718, puis le 10 août de la même année,
mais on sait son habitude de remanier ses textes afin qu’ils soient à
chaque fois proches de son vécu. S’il évite-t-il de surenchérir dans
l’invective, il aborde de front la question morale et de la sincérité dans
la foi. Son ton reste mesuré, approprié à l’exercice. Pas d’outrance ni de
dérapage. Il se flatte même de ne pas traiter les questions politiques.
Toutefois, il entend faire une théorie de la vérité et de l’erreur, des
croyants qui cheminent dans la vérité et des mécréants qui sont tombés
dans l’erreur, les plus à plaindre étant les idolâtres, les pécheurs obsti-
nés, les insouciants de la vertu.
Le point de départ est l’Epitre de Jude Son thème en est connu, qui
dénonce des impies s’étant glissés parmi les croyants et qui leur promet
la damnation. Ainsi des débauchés de Sodome et Gomorrhe qui se sont
adonnés à la formication et se sont exposés à la peine du feu éternel
(7). Darkness of Blackness, les plus noirs ténèbres leur sont à jamais
réservés, écrit Anderson, à eux comme aux anges déchus et aux ido-
lâtres1. Sans parler de lui à la première personne, sans quitter l’espace
indéfini des généralités, notre controversé pasteur proteste donc à la
fois de ses bonnes mœurs et de sa ferveur religieuse. Là où ses détrac-
teurs versent dans l’obscénité, il revendique sa dignité. Dans son avant
propos, il pousse même le zèle jusqu’à affirmer qu’il n’a aucune com-
promission avec l’église anglicane (with whom I had no business), chose
que des confrères presbytériens ou des opposants catholiques lui
reprochent aussi. Est-ce parce qu’il est vu souvent en compagnie de
Desaguliers ? Peu importe. Deux ans plus tard, l’ambiance est donc
encore plus électrique.
En août 1722, quand Roberts réplique à l’anonyme polémiste du Post
Man, tout le monde sait que Montagu a ordonné l’élaboration de textes
statutaires, tout le monde sait qu’Anderson est officiellement investi
pour cette tâche. Roberts se permet de le court-circuiter, en quelque
sorte. Pourquoi ? Plusieurs spécialistes, et non des moindres, ont pu
dire que ses propres Constitutions reflètent plutôt le point de vue
orthodoxe des opératifs, comme tentative de s’opposer aux dérives des
spéculatifs. Je n’en crois rien. Non seulement, il insiste sur le fait qu’il
riposte aux articles incendiaires des semaines passées, et ceux-ci sont
bel et bien axés sur une dénonciation des spéculatifs qui, certes ont tort
de s’inspirer des opératifs en captant leurs symboles et emblèmes, mais
il ne dit en rien que les opératifs de son temps sont suspects aux yeux
1
Ibid. 2.
195
du gouvernement. Bien qu’il les dépeint comme des rustres, il ne les
présente pas comme menaçant la paix sociale. Il semble plus recevable
de penser que Roberts s’estime plus qualifié pour contrebalancer la
critique. L’hypothèse n’est pas à exclure qu’il cherche à suppléer la
défaillance temporaire d’Anderson, pour cause de retenue, mais on
vient de constater qu’il ne lui porte pas une affection spontanée.
En première lecture, on rencontre chez lui les mêmes surdétermina-
tions que chez Anderson. Quand il parle des maçons d’autrefois, il
abandonne vite le terrain des chantiers où les ouvriers sont à la be-
sogne pénible, pour valoriser les architectes et les grands concepteurs.
L’amalgame et la confusion des genres l’amènent à envelopper sous le
même vocable tous les protagonistes d’une construction, si possible
prestigieuse, mais afin de placer au sommet ceux que les spéculatifs
admirent comme des modèles. De même que les grands rois ont su
dans le passé honorer les ingénieurs capables de diriger des grands
travaux, de même des hommes n’appartenant pas au métier propre-
ment dit se sont estimés honorés de se comparer à eux, d’adopter leur
langage et leurs manières. En ce sens, Roberts adhère lui aussi à la
théorie de la transition, d’après laquelle les loges (il n’emploie pas le
terme) ont admis en leur sein des notables qui y sont devenus majori-
taires avec le temps. Si bien que la structure d’ensemble de son exposé
n’apporte rien de plus que ce que l’on sait grâce aux textes connus au
moins en Ecosse au dix-septième siècle.
Mais, là où il ne suit pas Anderson, disons plutôt : là où il ne le précède
pas, c’est quand il s’agit d’entrer dans le détail de l’histoire des trois
royaumes. Il paraphrase ou adapte les passages légendaires des Old
Charges sans chercher à dresser une liste des improbables grands
maîtres qui auraient assisté tel ou tel monarque à telle ou telle époque.
Est-ce parce qu’il connaît la fragilité, voire le ridicule d’extrapolations
qui ne se fondent sur rien de tangible ? Peu importe. En raisonnant au
niveau d’analyse le plus simple, remarquons seulement que la seule
date exprimée en clair dans son texte est celle du 8 décembre 1663 (27
du même mois, selon Anderson), qui correspond à la rédaction du texte
présenté ci-avant. Or, nous sommes sous le règne de Charles II. Si la
question préjudicielle est de déterminer quelle est l’ampleur du procé-
dé métaphorique employé par les francs-maçons voués à sa cause, au
sens où les allusions aux activités concrètes du métier peuvent servir à
exprimer sous une forme variable des préoccupations politiques, nous
avons une fois de plus matière à montrer la secondarité des hanovriens
dans cette histoire.
Cela établi, le moment le plus fort de l’année 1722 est l’élection du duc
Philip de Wharton à la grande maîtrise londonienne, en succession de
196
Montagu. Anderson n’en dit rien en 1723. Quinze ans après, en 1738, il
fournit quelques fragments de souvenirs qui sont loin d’en permettre
une reconstruction satisfaisante, tant ils sont emberlificotés. Quelle que
soit son humilité devant les aristocrates, on sent bien que le duc l’a
prodigieusement agacé. A telle enseigne qu’on en est encore aujour-
d’hui à se demander s’il a vraiment eu l’occasion de l’observer de près
le personnage. Il ne commet pas seulement des inexactitudes ou des
approximations pardonnables à son sujet ; il ose également, et c’est
plus grave, des mensonges ridicules.

197
11. Picrochole in London

Adhérons à la logique d’Anderson, telle qu’il la présente lui-même. Il


nous dit qu’au solstice de mars, le Lady-Day de chaque année, la
Grande Loge se donne pour règle de soumettre à l’agrément de ses
membres le nom du futur grand maître appelé à prendre ses fonctions à
la Saint-Jean suivante1. Or, en 1722, après avoir eu la coquetterie
d’écrire que son manuscrit constitutionnel est accepté le 25 mars, lors
de l’assemblée générale tenue à la taverne La Fontaine, dans le Strand,
il n’évoque en rien une telle procédure. Les représentants de vingt-
quatre loges reconnaissent, paraît-il, la bonne manière de diriger du duc
de Montagu et proposent de le renouveler à son office pour l’année à
venir. Le doute est permis.
D’une part, il ne semble pas que Montagu soit présent ce jour-là, en
sorte qu’il ne peut pas proposer quelque nom que ce soit, ni même
suggérer de rester en fonctions. On ignore d’ailleurs de quelle manière
lui est communiqué le désir manifesté par la Grande Loge que le ma-
nuscrit définitif des Constitutions soit imprimé. D’autre part, quand
Anderson ajoute que Wharton parvient à la réunir le 24 juin à la
Chambre des Libraires pour se faire élire et installer frauduleusement,
on a de quoi trouver la chose très étonnante, et dans le fond, et dans la
forme adoptée par notre auteur pour en parler.
« Philip, duc de Wharton, récemment fait Frère, ayant l’ambition d’oc-
cuper la chaire, quoique n’étant pas maître de loge, parvint à regrouper
un certain nombre d’autres à la Chambre des Libraires le 24 juin 1722,
et sans disposer de grands officiers, ils placèrent dans la chaire le plus
ancien maître maçon (qui n’était pas maître de loge en exercice, donc
irrégulier), et sans les cérémonies convenues, ledit vieux Maçon procla-
ma à haute voix Philip Wharton, duc de Wharton, Grand Maître des
Maçons. M. Joshua Timson, forgeron, et M. William Hawkins, maçon,
furent nommés Grands Surveillants. Mais sa Grâce ne désigna pas de
Député, et la Loge ne fut ni ouverte ni fermée en la forme exigée. »2
Le 25 mars, les présents auraient aussi décidé de repousser à plus tard
les préparatifs de la fête de juin (They delayed to prepare the feast). On

1
ANDERSON 1738 : 111.
2
Ibid. 114.
aimerait savoir quelle est la mesure de temps pour un tel délai. On
aimerait savoir quand cette réunion préparatoire a réellement lieu, car
elle a lieu. Anderson se montre souvent susceptible sur les questions de
conformité aux règles, mais n’explique pas ici comment et pourquoi les
dignitaires de la Grande Loge atermoient, reportent au lendemain ce
qu’ils pourraient faire le jour-même. Réduit à presque rien, son récit
sélectif et captieux est démenti par la confrontation à d’autres sources
d’époque.
Dans ses notes journalières, Stukeley écrit le 25 mai qu’il vient de se
concerter avec plusieurs Frères, entre autres le duc de Queensborough,
les Lords Hinchinbroke et Dumbarton, au cours d’une tenue de loge de
La Fontaine, afin de réfléchir (to consider) à la mise en œuvre de la
prochaine fête de la Saint-Jean 1. On admettra donc volontiers que les
dignitaires de la Grande Loge ont pris leur temps. Mais, ce jour là, ni
Montagu ni Wharton ne sont présents. Et ceux qui se sont déplacés ont
moins de rayonnement, en dépit de leurs états. Charles Douglas de
Queensborough (ou Queensberry) est sur le point d’être nommé Lord
Amiral d’Ecosse2. Edward Montagu, vicomte Hinchingbrooke, a été
appointé en février lieutenant pour le roi et garde-rôles (custos rotulo-
rum) du comté de Hundington3. George Douglas, comte de Dumbarton,
est ambassadeur en Russie depuis 1716, et rentre au pays de temps à
autre4.
Dans les semaines qui suivent, Stukeley ne note plus rien en rapport
avec la Fraternité. En revanche, nous avons appris par la presse que le
ministre Townsend s’entretient au début du mois de juin avec une
délégation de dignitaires. Il s’en dispenserait si, informé de leurs prépa-
ratifs, il n’en éprouvait pas quelques craintes. Ou bien eux-mêmes ne
chercheraient pas à le rencontrer s’ils ne ressentaient pas le besoin de
le rassurer. L’année précédente, on l’a vu aussi, il y a eu un grand ban-
quet, deux processions joyeuses, des chants, de la musique. Mainte-
nant, le contexte social et politique est tout autre. Très palpable est
l’animation qui augmente chez les jacobites en général, et ceux d’entre
eux qui appartiennent à la Fraternité en particulier. Quitte à l’avoir fait
sous le voile d’une allégorie alchimique, Samber a donné le ton en
mars. Tout se passe donc comme si la délégation recevait un conseil de
discrétion. Eviter les manifestations bruyante est souhaitable. Voire ne
1
STUKELEY 1882 : 66. « Met Duke of Queensboro, Lord Dumbarton, Hinchinbroke, etc., at
Fount. Tav. Lodg. to consider of Feast on St Johns. »
2
Weekly Journal, 26 mai 1722 : 3.
3
Ibid. 10 février 1722 : 4.
4
The Weekly Journal: Or, Saturday’s Post: With Freshest Advice Foreign and domestick,
13 juin 1724.
rien faire du tout. Pour les fidèles du régime, rien n’est plus normal
alors que de différer l’assemblée générale et la fête vers une échéance
non fixée. La Grande Loge se soumet ou, plus exactement, la déléga-
tion.
L’initiative de Wharton est celle d’un réfractaire. Mais la prend-il en
petit comité, en relation seulement avec quelques mécontents ? En
réalité, des convocations sont lancées en bonne forme, y compris par
voie de presse. Comme dans le Daily Journal du 20 juin. « Ce prochain
lundi, le 25, sera tenue à la Chambre des Libraires, la grande assemblée
de la très noble et ancienne Fraternité des Francs Maçons, comme à
l’accoutumée. » Mais le bruit circule que des chefs de loges vont se
dérober, ne souhaitant pas braver le gouvernement. On le vérifie à la
lecture du Daily Post qui prévient le même jour que des tickets pour
l’assemblée à venir sont à retirer avant le jeudi prochain, soit le lende-
main, et qui ajoute que les nobles et gentlemen qui auront pris les leurs
sans venir ensuite à la Chambre des Libraires, seront regardés comme
des faux Frères (false Brothers)1. Voilà un ton qui trahit en effet une
harmonie précaire ou rompue.
Le lendemain, dans le même Daily Post, un entrefilet s’en offusque.
« Une publicité ayant été insérée dans cette feuille hier, avec l’intention
sournoise de nuire, on espère qu’elle restera sans conséquence sur la
Fraternité. » Mais dans le Daily Journal l’ironie perdure, qui prévient
que les tickets seront délivrés par la plus ancienne branche de la Société
des Francs-maçons dans la ville2, ce qui est une façon d’insinuer qu’il y a
une nouvelle et qu’elle ferait bien de se la jouer modeste. Le tout, donc,
au vu et au su des lecteurs profanes qui, dans les chaleurs de l’été qui
commence, ne peuvent que s’en divertir.
Anderson situe l’assemblée générale le 24. Mais elle a lieu le 25. Il
prétend que Wharton ne désigne aucun député. Pourtant, la presse
bien alléchée dit que Desaguliers a été désigné à cette charge. Ainsi le
Daily Post confirme qu’il y a eu une belle réunion où se sont présentés
des Frères de grande distinction, et où Wharton a été élu grand maître,

1
Daily Post, 20 juin 1722. « Tous ceux qui appartiennent à la Société des Francs-Ma-
çons, qui projettent d’être à la Chambre des Libraires le 25 prochain, sont invités à
retirer leurs tickets avant vendredi. Et tous ces nobles et gentlemen qui auront pris
leurs tickets et n’apparaîtront pas à la Chambre, seront regardés comme des faux
Frères. »
2
Daily Journal, 21 juin 1722. « Tous ceux qui appartiennent à la Société des Francs-Ma-
çons et qui désirent s’assembler à la Chambre des Libraires le lundi 25 prochain, sont
invités de retirer leurs tickets demain soir. Et comme ils seront délivrés par la plus
ancienne branche de cette Société dans la ville, ils sont priés de prendre ces tickets au
cours de la nuit ou samedi matin au plus tard. »
201
après quoi il a pris Desaguliers comme adjoint.1 Le Weekly Journal ne
diverge pas, ajoutant que la fête a été somptueuse et, surtout, que
Wharton a fait l’unanimité sur son nom2. On peut parier, finalement,
qu’Anderson n’y était pas. Mais cela n’excuse pas ses divagations de
l’après-coup.
Tout bien pesé, on a une idée plus juste de ce qui se passe en juin 1722
en retrouvant la prose de Samber. L’année suivante, sous le titre de
Ebrietatis encomium : or Praise of Drunkenness, il fait paraître une de
ses nouvelles traductions, cette fois consacrée à L’éloge de l’ivresse
d’Henri-Albert de Salengre. Il y intègre des réflexions de son cru, c’est le
cas de le dire, dont son propre récit de la Saint-Jean. Il a assisté à la
tenue solennelle et au banquet de clôture, ayant dûment payé son écot
de 5 shillings. Entre jambons, poulets de Westphalie, délicieux sau-
mons, copieuses libations, santés aux puissants, huzzas bien sonores,
recueillements musicaux, des voix se sont élevées pour chanter la
fameuse chanson jacobite Let the King enjoy his own again (Qu’encore
le roi jouisse de ce qui lui appartient). Cela n’a pas plu à tout le monde,
car un invité a manifesté son désaccord. Selon Samber, c’était une
personne de grande gravité et de science. N’empêche que la tonalité
était donc claire. La politique s’était invitée au festin. Wharton n’a pas
été élu par une minorité étique de Frères manipulés. Et si plusieurs ont
préféré ne pas venir, dignitaires ou non, grands officiers ou non, c’est
bien pour la raison qu’ils ne voulaient pas s’exposer à une réprimande
du gouvernement.
Anderson en rajoute. Il affirme qu’après l’élection puis l’installation de
Wharton quelques scrupuleux dénoncent les irrégularités commises et
refusent de reconnaître l’autorité de ce nouveau grand maître. Ils s’en
plaignent à Montagu et lui demandent d’intervenir pour remettre de
l’orthodoxie dans l’institution. C’est pourquoi, toujours d’après lui, une
grande loge se tient le 17 janvier 1723 à la taverne des Armes Royales,
au cours de laquelle Wharton promet de mieux se comporter à l’avenir,
et d’être aussi loyal que sincère. Il ajoute que c’est le député Beale qui
1
Daily Post, 27 juin 1722. « Lundi dernier a été tenue à la Chambre des Libraires l’as-
semblée habituelle de la plus noble et ancienne Fraternité de la franc-maçonnerie (où
des personnes de distinction étaient dignement représentées), au cours de laquelle ils
ont procédé en raison de leur règlement à l’élection d’un grand maître et de son
député ; en conséquence de quoi ils ont choisi pour l’année à venir le duc de Wharton
pour Grand Maître, en lieu et place du duc de Montagu, et le Dr Desaguliers, maître
adjoint, en lieu et place du Dr Beal. »
2
Weekly Journal, 30 juin 1722. « Lundi dernier la grande assemblée de la très noble et
ancienne Fraternité des Francs-Maçons a été tenue à la Chambre des Libraires, où il y
eut une très somptueuse fête, plusieurs membres de la noblesse qui sont de la Société,
étant présents, et sa grâce le duc de Wharton a été unanimement choisi pour diriger
ladite Fraternité. »
202
proclame cette fois officiellement l’élection du duc, et que les grands
surveillants sont le forgeron Joshua Timson, comme en juin, et lui-
même qui entre du même coup dans l’équipe des dignitaires.
Première observation : Montagu n’est pas présent en juin 1722, et pas
davantage en janvier 1723. Il est donc permis de s’interroger sur sa
réelle efficacité pendant l’année de son exercice. Deuxième observa-
tion : l’autorité de Wharton est reconnue par des francs-maçons non
jacobites avant l’improbable résipiscence de janvier. C’est le cas lorsque
Stukeley rapporte dans ses notes qu’il visite sa propre loge à la taverne
La Fontaine le 3 novembre 1722. Il y vient d’ailleurs en compagnie de
Francis Scott, comte de Dalkeith.1 Troisième observation, c’est le même
17 janvier 1723 où Wharton serait enfin validé dans sa grande maîtrise,
qu’Anderson aurait le plaisir d’annoncer que son ouvrage sur les Consti-
tutions augmenté d’un postscriptum sur « la manière de constituer une
nouvelle loge, ainsi qu’elle est pratiquée par sa Grâce le duc de Whar-
ton » lui-même, peut maintenant passer sous presses. Un exemplaire
déjà imprimé est d’ailleurs une dernière fois soumis à approbation 2.
C’est donc que, dans les jours ou semaines auparavant, ce texte addi-
tionnel a été proposé par Wharton sans déclencher une obstruction.
Une chose semble à peu près sûre : l’assemblée trimestrielle du 27
décembre ne semble pas avoir eu lieu.
Les zones d’ombre sont introduites par Anderson lui-même. D’après lui,
le 17 janvier, l’harmonie est désormais retrouvée, et les adhésions à la
Fraternité se multiplient. Les nouveaux venus proviennent de toutes les
classes sociales, de tous les emplois. Ils appartiennent à la noblesse, à la
bourgeoisie, à l’artisanat. Des érudits et des membres du clergé
frappent à la porte des loges désormais perçues comme des lieux
d’agréable convivialité, à l’écart de l’affairisme et de la politique. Cette
augmentation d’effectif est en effet confirmée par la presse, quand sont
relatées les fêtes annuelles. En 1723, on compte plus de 30 loges dans
la capitale et sa banlieue. Anderson ajoute que Wharton s’investit dans
sa tâche, qu’il fait des visites hebdomadaires dans les loges particu-
lières, qu’il en constitue d’autres, souvent avec son député et ses sur-
veillants, qu’il est enchanté de l’amabilité et du respect qu’on lui
montre. Soit ! Mais, quand on compare cette version des faits à d’autres
témoignages, il y a matière à regimber.
On a l’impression que sont confondues les deux années 1722 et 1723.
Ce n’est pas en 1722 que des crispations surviennent mais l’année
suivante. En effet, voici ce qu’Anderson dit maintenant de la réunion
1
STUKELEY 1880 : 68. « Le duc de Wharton et Lord Dalkeith vont visité notre loge à La
Fontaine ».
2
ANDERSON 1723 : 91.
203
trimestrielle du 25 avril 1723 qui se tient à l’auberge du Lion Blanc, dans
le quartier de Cornhill. Sur convocations lancées par lui-même, faute de
secrétaire, une trentaine de loges sont représentées, et Wharton pro-
pose Dalkeith comme son successeur. L’assemblée approuve unanime-
ment. Le prix du prochain banquet est fixé à 10 shillings, soit le double
de l’année précédente, et les tickets seront vendus au bon moment. Le
24 juin arrive. A la Chambre des marchands tailleurs d’habits, Wharton
veille à recevoir aimablement les Frères éminents de la noblesse. Tout
le monde prend place, soit presque 400 participants. Un secrétaire est
nommé, en la personne de William Cowper, écuyer. Après le banquet,
Wharton mène une courte procession autour des tables et, revenu à sa
place, proclame la nomination de Dalkeith qui n’est cependant pas de la
partie, car il fait un voyage en Ecosse mais a promis de revenir bientôt
et d’assumer son rôle. Dans la foulée, selon Anderson, Desaguliers est
nommé député grand maître. Enfin, Wharton invite le nouveau premier
grand surveillant à clore les travaux. Le tout, dans la bonne intelligence.
Ce qui est faux !
Ne cherchons pas loin la preuve du contraire, elle est fournie par lui-
même dans une lettre qu’il écrit au duc de Montagu le 29 juin, quatre
jours après la cérémonie. « Le duc de Wharton essaya de nous diviser
contre le Dr Desaguliers (que le comte [Dalkeith] a nommé député
avant de quitter Londres), d’accord avec quelques autres qu’il a persua-
dés de se joindre à lui en matinée. L’affaire ne sera réglée que lorsque
le présent grand maître reviendra à Londres. »1 Le compte-rendu trans-
crit dans le registre de la Grande Loge fournit d’autres précisions encore
plus éclairantes. Il a d’autant plus de prix qu’il est le tout premier du
genre conservé dans les archives, les antérieurs ayant disparu. Sa publi-
cation imprimée a été assurée en 1913 par William John Songhurst dans
un numéro de Quatuor Coronatorum Antigrapha2.
Selon ce document, la consultation des présents le 24 juin se fait avant
le banquet. Le vote aboutit à l’élection de Desaguliers, comme député
grand maître et, comme surveillants, de l’écuyer Francis Sorell et du
libraire John Senex, mais de très court, si bien qu’au moment de procla-
mer ce résultat après le banquet, Wharton émet un doute sur sa fiabili-
té. Il pense que les scrutateurs ont mal calculé la répartition des voix
(43 pour, 42 contre), et redemande un tour, surtout pour Desaguliers.
Ce qu’ayant dit, il quitte la salle avec quelques fidèles, pensant y revenir
une fois cette vérification terminée. Mais, pendant son éclipse, le Frère
Andrew Robinson qui détient un billet de Dalkeith pour agir en son

1
MELVILLE 1913 : 113-114. James Anderson à John Montagu, 29 juin 1723.
2
SONGHURST 1913.
204
nom1, confirme que le comte souhaite vraiment avoir Desaguliers
comme adjoint, ainsi que Sorell et Senex comme surveillants, en sorte
que Robinson les nomme effectivement à ce poste. Au moment de
revenir en salle, Wharton découvre alors le fait accompli et reçoit une
remontrance de Robinson qui s’insurge contre la mauvaise humeur qu’il
a manifestée, jugeant sa conduite « sans précédent, injustifiable et
irrégulière, et tendant à introduire dans la Société une rupture d’har-
monie »2. Un duc aussi susceptible que Wharton n’est pas préparé à ce
genre de leçon ; il s’en va brutalement, sans protocole.
Dans sa lettre à Montagu, Anderson ajoute ironiquement que Wharton
avait passé toute la semaine précédente à s’impliquer dans les compa-
gnies professionnelles de Londres appelées à élire les shérifs, ce dont il
n’avait pas été satisfait. S’il se permet cette remarque, c’est pour insis-
ter sur l’engagement politique du duc en faveur des jacobites. Ces
informations n’apparaissent évidemment pas dans ses Constitutions de
1723, car son livre est publié avant ; mais si elles ne le sont pas, non
plus, dans celles de 1738, si elles sont contrefaites au point de décrire
une transmission pacifique de pouvoirs, l’intention de mystifier est
indéniable. Tout montre que les clivages du printemps 1722 se sont
aggravés, mais qu’il en coûterait beaucoup à Anderson de le recon-
naître dans une publication officielle, malgré sa franchise dans une
correspondance privée.
Pis encore, Songhurst signale deux bizarreries. La première est qu’An-
derson s’attribue abusivement la titulature de la fonction de second
surveillant. Le 17 janvier 1723, il s’y disait promu, au prétexte que son
prédécesseur Hawkins aurait été démis en raison d’un permanent
défaut d’assiduité. Le 24 juin, il semble encore à ce poste. Or en lisant
les comptes rendus de près, on remarque qu’après son nom les
quelques mots suivants ont été grattés avec un couteau : « qui officie à
la place de Mr. William Hawkins ». C’est donc que Hawkins n’a pas été
démis, d’une part, et qu’Anderson est à chaque fois un suppléant pro
tempore, d’autre part. Symptôme d’un désir non satisfait de reconnais-
sance ? Plus tard, Anderson aura le registre entre les mains. Il s’en
inspirera pour arranger la seconde édition des Constitutions.
En second lieu, la principale question mise en débat le 24 juin est de
savoir si la première édition des Constitutions, seule connue à ce mo-
ment, a été régulièrement approuvée. Des Frères émettent un doute
sur la procédure. Il aurait fallu se prononcer lors d’une assemblée
générale annuelle. Cela n’a pas été le cas. On le sait : le 17 janvier, un
1
Le capitaine Andrew Robinson est premier surveillant de la loge dont Dalkeith est le
vénérable, à la taverne du Gobelet, Charing-Cross.
2
SONGHURST 1913 : 52.
205
premier jeu d’épreuves d’imprimerie était déjà disponible. Mais les
convoqués de ce jour-là ne représentaient pas toutes les loges, ils ne
comprenaient que les dirigeants de celles ayant répondu. D’où les
émois exprimés maintenant, qui se réduisent à savoir si Anderson
fournit bel et bien un texte respectant les anciens règlements de la
Maçonnerie, s’il ne les a pas altérés. La réponse n’est pas apportée, et
le secrétaire William Cowper se borne à écrire qu’il s’agit seulement de
satisfaire à la clause du vote en assemblée annuelle où tous les Frères
sans exception ont voix délibérative, y compris les apprentis.
Relisons le dernier article des règlements désormais officiels. Il y est dit
que chaque grande loge annuelle a le pouvoir d’établir de nouveaux
règlements ou de modifier ceux en vigueur, à condition de respecter les
anciens landmarks et que les changements soient proposés à la troi-
sième réunion de l’année maçonnique, afin qu’ils y soient examinés en
vue de les proposer en quatrième lieu, et par écrit, à l’assemblée géné-
rale de la Grande Loge, et ce n’est alors qu’ils sont soumis à délibéra-
tion de tous les présents sans restriction. Pour qu’ils soient adoptés,
une majorité doit se dégager. Cela posé, reportons-nous aussi au pré-
ambule desdits règlements. Il y est dit qu’Anderson (explicitement :
« l’auteur de ce livre »1) s’est fondé sur ceux déjà compilés par Payne en
1720-1721, mais qu’il les a comparés aux anciennes archives et usages
immémoriaux de la Fraternité, en les adaptant et en les présentant
selon une nouvelle méthode. Eh bien, sachant que ces deux propos
doivent être a fortiori compatibles, il convenait effectivement que le
manuscrit d’Anderson fût examiné et approuvé en tenue solennelle.
Cela n’a pas été le cas au moment de l’élection de Wharton, tandis
qu’au moment de l’élection de Dalkeith le fait est accompli. D’où la
protestation que signale le procès-verbal. Mais sans plus, car le livre
circule.
Serrons d’encore plus près les déclarations d’Anderson. Son texte a été
soumis trois fois à l’approbation de certains comités. La première est le
25 mars 1722, et il y aurait eu alors quatorze commissaires examina-
teurs. La deuxième est sans date. Anderson assure que le duc de Whar-
ton, ses grands officiers et les dirigeants de vingt loges particulières ont
exprimé leur accord2. La dernière est donc le 17 janvier 1723, et porte
sur un exemplaire déjà imprimé, qui inclut non seulement des chansons
mais aussi la notice voulue par Wharton sur la manière de constituer
régulièrement des loges nouvelles. En aucun cas, l’ensemble des Frères
des loges de Londres, de Westminster et alentours, selon sa propre

1
ANDERSON 1723 : 58.
2
Ibid. 74.
206
formule, n’est sollicité. A quoi cela sert-il de concevoir des règlements
s’ils ne sont pas suivis ?
Tout n’est pas dit. Parmi les 20 loges censées avoir approuvé son ma-
nuscrit avant de le passer à l’imprimeur pour en tirer un jeu d’épreuves,
on trouve la sienne présentée sous le numéro XVII, et il en serait le
vénérable, tandis que les écuyers Gwynn Vaughan et Walter Green-
wood seraient surveillants1. Le problème est que, à ce jour, personne
n’est parvenu à dire où elle se tient. En 1725, le nom d’Anderson appa-
raît dans la liste de la loge se réunissant à La Corne, Westminster,
présidée par Alexander Hardine, et dans celle du Temple de Salomon,
Hemmings-Row, présidée par Desaguliers. Mais, dans la totalité du
registre publié par Songhurst, on ne le voit nulle part chargé d’une
direction. On n’y trouve pas non plus les noms de Gwynn Vaughan et de
Walter Greenwood. Ce déficit d’information autorise-t-il à supposer,
comme le fait Pierre Méreaux, que cette loge aurait été « inventée de
toutes pièces par Anderson, pour les besoins de la cause, mû par son
habituelle mégalomanie »2 ? Cette accusation, Prescott la réitère en
2016. Je ne la fais pas mienne, mais il faut reconnaître que ce nouveau
problème n’est pas de nature à dissiper la suspicion qu’il inspire.
Le registre commence en juin 1723. Il se peut que la loge d’Anderson ne
soit plus en activité. Déjà ? On sait par une autre source que Vaughan
est un magistrat qui siège dans les Cours trimestrielles de justice (Quar-
ter Sessions), tout comme Hardine3. En 1721, il a été nommé pour
superviser la collecte de taxes destinées à aider les soldats et marins
mutilés dans les districts du Middlesex 4. Greenwood n’est pas non plus
un inconnu. Pareillement magistrat, aux fonctions de procureur du roi
(prosectorat) et de commissaire pour la justice de paix dans le comté du
Middlesex5, il sera également actionnaire de l’Opéra de Covent-Gar-
den6. Il est improbable qu’Anderson prenne le risque de leur prêter une
qualification maçonnique imaginaire, d’autant plus que d’autres magis-
trats quant à eux identifiés dans le registre, par surcroît dans la loge de
La Corne, pourraient facilement lui en faire remontrance. Au mieux, on
peut présumer que l’ordre de présentation des loges répond à celui de
leur apparition dans le temps. Si celle d’Anderson est la dix-septième,
elle est donc assez récente. Si elle est fermée au plus tard en 1723, c’est

1
Ibid.
2
MEREAUX 1995 : 288.
3
London Metropolitan Archives, Middlesex Sessions, 6 décembre 1722.
4
HUCKS 1738 : II, 8.
5
The London Magazine, and Monthly Chronologer, Londres, T. Astley, volume 8 : 412.
6
Survey of London, The Theatre Royal, Drury Lane, and the Royal Opera House, Covent
Garden 1970 : 74.
207
qu’elle aura duré un temps fort court. Cela suggère un possible malaise
interne, sans qu’on sache lequel.
Autre observation sur l’épisode du 24 juin 1723. Il paraît que Wharton
aurait proposé le nom de Dalkeith comme futur grand maître en avril
précédent. Le procès-verbal de juin dit ceci : « Le grand maître étant
invité à nommer son successeur, refuse de le faire et s’en remet à la
Loge. »1 Décidément, en écrivant autre chose, on ne comprend toujours
pas où Anderson veut conduire son lecteur. Sans doute tente-t-il de
réitérer quelques scènes de Rabelais ou de Shakespeare, l’humour en
moins, où les conflits de pouvoir donnent le tournis aux fanfarons.
Seuls les chiffres qu’il avance pour s’enthousiasmer de la croissance de
la Fraternité dans Londres semblent à peu près recevables. 30 loges
ouvertes au printemps, écrit-il, 400 Frères présents à la fête de juin,
tous revêtus de leurs décors. C’est possible. Le procès-verbal de Cowper
nous donne 85 votants à l’élection des nouveaux grands officiers
(42+43). L’article XII du règlement général adopté définitivement en
janvier 1723 stipule que la Grande Loge est formée du vénérable et des
deux surveillants de chaque loge particulière, et dirigée par le grand
maître et ses adjoints. Enlevons 4 de 85 (soit le grand maître, les deux
grands surveillants et le secrétaire), le résultat donne 81, ce qui corres-
pond à 27 loges particulières. Ce calcul fait, sachant que la fête qui suit
avec le banquet regroupe tous les Frères, quels que soient leurs grades,
nous voyons qu’en moyenne une loge particulière est composée d’envi-
ron 15 membres, ce qui s’avère assez réaliste dans la conjoncture
d’alors. Le Weekly Journal annonce quant à lui 600 convives et se dis-
pense de relever les crispations qui ont assombri la journée. Au
contraire, tout se serait bien passé : bonne chère, bons chants, bonne
musique2. Rêvons un peu.
Cela posé, tournons le regard vers Desaguliers. C’est lui qui assure au
pied levé la fermeture de la Grande Loge après le retrait soudain de
Wharton, comme l’indique sa signature à la fin du procès-verbal. Proba-

1
SONGHURST 1913 : 51. « Then the Grand Master being desired to name his Successor,
and declining to do so, but referring the Nomination to the Lodge. »
2
Weekly Journal, 29 juin 1723. « Ce lundi, l’ancienne Société des Francs et
Acceptés Maçons s’est réunie, selon son habitude annuelle pour élire un nou -
veau grand maître. Ils s’assemblèrent au nombre d’environ 600 à la Chambre
des marchands tailleurs, où ils choisirent à l’unanimité le très honorable comte
Dalkeith comme leur grand maître pour l’année à venir. Leur dernier grand
maître, sa Grâce le duc de Wharton, étant présent, ainsi que diverses autres
personnes de distinction. Il y eut une belle fête, au cours de laquelle les inten-
dants (stewards) donnèrent entière satisfaction et attirèrent des applaudisse-
ments ; et il y eut un beau divertissement avec des chants et de la musique
instrumentale. »
208
blement est-il le « personnage de grande gravité et de science » qui, un
an plus tôt, réprimande les soutiens à Wharton au moment où ils entre-
prennent de chanter l’air jacobite en hommage aux Stuart. A bien des
égards, il apparaît comme un élément de continuité au sein des digni-
taires anglais. Mais, autant qu’on puisse en juger par les péripéties de
juin, Wharton ne lui voue pas une grande affection. En revanche, Ander-
son lui témoigne souvent son estime. Ces deux hommes n’agiraient-ils
donc pas de conserve pour fixer la doctrine de la Grande Loge de
Londres ? C’est l’opinion de plusieurs auteurs. Vérifions.
Né en 1683, Jean-Théophile Desaguliers est le fils d’un pasteur hugue-
not qui, réfugié en Angleterre, obtient la permission d’exercer son
sacerdoce en 1692 à Londres dans la chapelle protestante française de
Swallow-Street. Il y ouvre aussi une école. Malheureusement, le bâti-
ment est dégradé et, ne pouvant financer les réparations, il doit migrer
vers le quartier d’Islington où il meurt en 1699. Jean-Théophile a alors
seize ans. Comme il est doué pour les études, il gravit les degrés qui le
mènent en 1705 au Christ Church College d’Oxford. Bachelier en 1709,
admis dans les ordres ecclésiastiques de l’Eglise anglicane le 10 juin
1710 aux modestes fonctions du diaconat, Maître ès Arts en mai 1712, il
se marie peu après le 14 octobre, et revient à Londres. Là, après deux
domiciles provisoires, il s’installe dans le quartier de Westminster,
Channel-Row. Entre temps, l’ancienne chapelle de Swallow-Street où
son père exerçait a été acquise par les presbytériens dont Anderson est
le guide.
Pour assurer sa subsistance, il commence en janvier 1713 à donner des
cours de physique expérimentale dans une salle prêtée par le libraire
Jonas Brown, à l’enseigne du Cygne noir et de la Bible, hors de Temple
Bar1. Habile orateur, à la fois expérimentateur et vulgarisateur des
1
The Evening Post, 30 décembre 1712. « Dans la boutique de Mr Brown, à l’enseigne du
Cygne noir et de la Bible, hors Temple-Bar, sera donné un cours de Philosophie méca-
nique et expérimentale, consistant en 4 parties, c’est-à-dire mécanique, hydrostatique,
pneumatique, optique, par J.T. Desaguliers de Hart-All à Oxford. Ceux qui désirent s’y
présenter doivent donner une guinée au moment de leur inscription, et une guinée
supplémentaire la troisième soirée après le début du cours. Se renseigner auprès de Mr
Rob. Lloyd, dans Bedford-Street, près de Hand-Alley, Gray’s Inn ; de Mr Morgan Jones, à
l’Office des taxes, dans Old-Jury ; Mr Geo. Payne à l’Office du Cuir, dans st Martins-Lane,
ou chez Mr Brown susdit, où un catalogue des expériences peut être obtenu. N.B. Ce
cours commence le 7 de janvier 1712-1713, à 6 heures du soir. » A partir du 14 mai, un
changement de local intervient : « Les inscriptions sont prises par Mr George Payne à
l’Office du Cuir dans St Martins-Lane, Mr Jonah Bowyer, libraire, à La rose dans Ludgate-
Street, Mr Jonas Brown, libraire au Cygne noir et à la Bible, hors Temple Bar, Mr Desa-
gulier à l’école française, dans Islington, et chez Madame Hawksbee, en haut de Hind-
Court, Fleet-street, où les cours sont donnés ». En octobre 1715, Desaguliers se déplace
à nouveau, et propose ses cours dans sa maison de Channel-Row. Le coût total a
augmenté : 2 guinées ½.
209
découvertes d’Isaac Newton, il acquiert rapidement une bonne réputa-
tion. La Royal Society lui ouvre ses portes l’année suivante. En 1716, le
comte James Brydges of Carnarvon, prochain duc de Chandos, en fait
son chapelain. Bientôt, la famille royale l’entend en conférence privée,
et à l’occasion d’un prêche dans la chapelle du palais. Il étudie égale-
ment le droit et obtient un doctorat le 16 mars 1718. S’il est introduit
en franc-maçonnerie par George Payne, comme je le pense, car en 1713
celui-ci est déjà un des amis chez qui les personnes intéressées par ses
cours doivent s’inscrire et régler la guinée du droit d’entrée, il y prend
vite goût. Son élection en 1719 à la grande maîtrise lui donne de l’as-
cendant. Est-il convaincu toutefois d’être dans le droit fil des anciens
maçons dont les Old Charges font grand cas ? Sa visite à la loge Mary’s
Chapel d’Edimbourg en 1721 est souvent interprétée comme un acte
fort de sa part visant à confirmer les liens avec la tradition opérative.
Rien n’est moins sûr !
Desaguliers est appelé à Edimbourg en qualité d’expert scientifique. La
ville se propose de rénover son réseau d’adduction d’eau, et voudrait
obtenir son avis éclairé. Une fois sur place, il demande à être admis en
visiteur à la loge. Voici la traduction du procès-verbal y relatif. « A Ma-
ry’s Chapel, le 24 août 1721. James Watson, actuel diacre des maçons
d’Edimbourg, président. Ledit jour le Docteur Jean Théophile Desagu-
liers, membre de la Royal Society, et chapelain ordinaire de sa Grâce
Jacques duc de Chandos, dernier Maître Général des loges maçon-
niques d’Angleterre, étant en ville et désireux d’avoir un entretien avec
le diacre, le surveillant et les maîtres maçons d’Edimbourg, ils le lui
accordèrent en conséquence. Puis, l’ayant trouvé pleinement instruit en
tous les points de la Maçonnerie, ils le reçurent comme un Frère au sein
de leur Société. » Bien sûr, si l’on écarte l’idée d’une complaisance
envers un ancien grand maître (quoique !), les mots qui intéressent ici
sont ceux qui assurent avoir trouvé une conformité entre les connais-
sances acquises en Angleterre et celles proposées en Ecosse. Mais est-
ce suffisant pour déduire que la loge d’Edimbourg est, pour ainsi dire, le
conservatoire de la tradition des anciens opératifs ? Dans sa monogra-
phie de la loge, Murray-Lyon avance cette opinion1.
S’il est vrai qu’à cette époque la loge comprend un nombre conséquent
de maçons de métier, quatre objections s’imposent. Je les donne ici
sous la forme la plus concise possible, en reportant à d’autres circons-
tances l’examen des équivoques qu’inspire une étude du contexte
écossais à l’époque, comme on le sait déjà avec celles relatives à l’Art
de la mémoire.

1
MURRAY LYON 1873 : 152-153.
210
La première est que l’histoire de Mary’s Chapel ne permet pas de re-
monter avant 1599, c’est-à-dire l’année où Schaw édicte ses fameux
statuts, sans qu’ils soient du reste longtemps respectés. Ses archives ne
permettent donc pas de nouer un quelconque lien avec les décennies et
les siècles antérieurs. De ce point de vue, on ignore tout d’une tradition
qui aurait pu être transmise à partir du Moyen Âge, ce qui empêche a
fortiori d’éventuelles imitations au dix-huitième siècle. Les procès-ver-
baux d’assemblée, tels que Murray Lyon les commente, ou tels qu’ils
ont été transcrits par Harry Carr1 puis Joseph Ewart McArthur2, n’offrent
jamais prétexte à extrapolation dans le style qu’Anderson se permet.
Deuxièmement, il ne faut surtout pas oublier qu’au début du dix-sep-
tième siècle deux principales juridictions peuvent intervenir sur les
maçons. Schaw représente celle du roi, et peut donc mobiliser le métier
quand il s’agit de participer à des travaux ordonnés par le souverain.
Mais il y a aussi celle de la ville, auquel cas les maçons ont d’autres
obligations. D’où ce constat très simple, qui n’a rien d’étonnant, qu’à
Edimbourg la loge (autorité du roi) soit dès sa formation séparée de la
corporation des artisans impliqués dans les chantiers de construction in-
tra muros (autorité de la ville). Et si les Old Charges ne font pas partie
de l’une ou de l’autre, la raison est tout bonnement qu’elles ont concer-
né jadis la troisième juridiction disparue en Angleterre, celle des
congrégations religieuses passant commande des édifices destinés au
culte ou des monastères. Bien sûr, en raison du milieu urbain, je ne
retiens pas ici la quatrième juridiction des seigneurs locaux qui, dans un
comté, ont pu aussi imposer autrefois leurs propres règles aux maçons,
comme lors des constructions castrales.
Troisièmement, les premiers cas d’admission de non-opératifs
concernent des agents au service de Charles I er. Le 3 juillet 1634, en
présence du sculpteur John Mylne, fils du maître maçon du roi, sont
reçus ensemble Anthony Alexander, son frère aîné William, et Alexan-
der Strachan, baron de Thornton. Chacun est proche de la cour. Le
premier a été créé maître des travaux du roi en 1629, le deuxième vient
de s’illustrer dans des expéditions coloniales au Canada, tout comme
Anthony d’ailleurs, et sera bientôt nommé membre du conseil privé du
roi, le troisième est commissaire de l’échiquier (Trésor). Puis vient le
tour en 1635 d’Archibald Stewart of Hesselsyd, principal maître canon-
nier du pays, en 1637 de David Ramsay serviteur particulier du roi, et en
1638 d’Henry Alexander, frère des précédents, qui aura succédé à la
maîtrise des travaux royaux à la mort d’Anthony survenue en 1637. Cela
signifie deux choses.

1
CARR 1962.
2
MCARTHUR 1999.
211
D’une part, la plupart de ces personnages interviennent très probable-
ment en raison de leurs qualités officielles. L’idée qu’ils chercheraient à
satisfaire une curiosité gratuite est difficile à soutenir, ou bien que les
maçons d’Edimbourg voudraient se les associer pour qu’ils en soient les
protecteurs. Certes, l’inscription sur les registres de la loge se traduit
alors par un acte honorifique qui consiste à les considérer comme des
nouveaux compagnons ou maîtres. Mais il va de soi qu’ils restent étran-
gers à la vie de celle-ci, même si les circonstances amènent certains à
renouveler quelques visites.
D’autre part, la procédure d’admission les concernant doit donc être
adaptée. Il n’est pas question de la concevoir sur le modèle de celle
imposée aux apprentis de métier, notamment avec la règle impérative
de servir plusieurs années de suite sous la férule d’un maître. On ne voit
pas non plus qu’on puisse exiger d’eux les connaissances techniques
des artisans. Pour cette raison, la communication de secrets profession-
nels est inenvisageable. C’est dire en somme que cette procédure est
plutôt formelle, davantage codifiée par la rhétorique de bienséance que
par d’improbables mystères issus du fond des âges et tout d’un coup
réveillés dans la conjoncture troublée, entre 1634 et 1638, de la guerre
civile imminente ou déjà commencée. On peut en dire autant quand
Robert Moray et Alexander Hamilton sont reçus à Newcastle quelques
années plus tard par quelques responsables de la loge en déplacement.
Et encore autant quand l’ingénieur suédois Hans Ewald Tessin l’est en
1652, sous la dictature de Cromwell.
Quatrièmement, entre 1700 et 1711 environ, Mary’s Chapel commence
à accueillir des bourgeois d’Edimbourg qui sont par ailleurs membre de
la corporation des artisans sans être maçons de métier, et les comptes
rendus de réunion ne citent jamais la mise en œuvre d’un protocole
sophistiqué. En outre, comme on n’observe pas une situation équiva-
lente à Londres dans la même période, aucune comparaison ne peut
être effectuée pour savoir s’il y aurait analogie de pratiques entre les
deux capitales. Or, l’accueil de ces extérieurs au métier cesse en 1711,
et ce n’est qu’en 1721, avec la venue de Desaguliers, qu’il reprend.
Ce à quoi on assiste alors, c’est plutôt à un mimétisme inspiré par lui. Le
lendemain de la reconnaissance qui en est faite par ses hôtes, préten-
due en « tous points » (lesquels ?), une pétition est en effet soumise à
la loge pour qu’elle reçoive un nombre important de profanes exerçant
des responsabilités diverses, dont les principaux magistrats d’Edim-
bourg. Le 28, une deuxième vague suit la même démarche. Désormais,
sous la vraisemblable impulsion de Desaguliers, il s’agit de faire comme
en Angleterre, selon de nouvelles bases 1. Le prestige scientifique de ce
1
Voir le chapitre, en fin du présent volume, intitulé L’écriture de l’histoire.
212
scrupuleux disciple de Newton ainsi que la réputation acquise comme
ancien grand maître de la Grande Loge inclinent les édiles à suivre son
exemple au sein de la loge de la ville qui se trouve elle-même honorée
de faire autant de recrutements en si peu de temps. Comprenons que la
loge fonctionnait de manière routinière avant, et qu’une dynamique
inédite lui est apportée d’un coup.
Par conséquent, que Desaguliers soit sincèrement convaincu d’assumer
un héritage multiséculaire, nous pouvons le concéder volontiers. Mais
est-il en demande de documents fondateurs auprès des Ecossais
d’Edimbourg ? Ni les registres de Mary’s Chapel ni ceux de la Grande
Loge de Londres ni les deux versions des Constitutions ne permettent de
répondre affirmativement. Au demeurant, s’il y a lieu de lui prêter la
rédaction des deux premiers articles au moins des Obligations, leur
caractère novateur est si évident qu’il n’a pas eu besoin de quelque
ancienne charte pour y trouver sa matière. De son voyage en Ecosse, il
n’a rien rapporté qui ait pu compenser le déficit documentaire de ses
amis londoniens. En revanche, et c’est ce qui importe dans le cadre
d’une enquête sur les rapports qu’il entretient avec Anderson, il est
résolument en sympathie avec les whigs et conséquemment hostile aux
jacobites, ce qui explique la froideur de Wharton.
En l’occurrence, un seul fait donne une assez bonne idée de son choix.
Depuis quatre ou cinq ans, il jouit d’une rente substantielle accordée
par le comte William Cowper, whig opiniâtre. Ce dernier est le premier
Haut Chancelier de la Grande Bretagne après la ratification de l’Acte
d’Union. Favorable à la destitution de Harley en 1715, président l’année
suivante du tribunal chargé de juger les pairs compromis dans la rébel-
lion manquée, partisan de renforcer les attributions du parlement,
apprécié de George Ier qui en fait un de ses Lords Lieutenants chargés
d’administrer l’empire pendant les fréquences absences que ce mo-
narque s’accorde en revenant sur ses terres de Hanovre, il ne serait pas
enclin à aider financièrement Desaguliers s’il remarquait chez lui une
conduite divergente. Du reste, c’est l’oncle homonyme du premier
secrétaire institué au sein de la Grande Loge en juin 1723, ce qui laisse
penser qu’il ne s’agit pas là d’un effet de hasard. En 1727, Desaguliers le
sollicitera pour qu’il soit le parrain de sa plus jeune fille Elizabeth.
Les aspects philosophiques de la pensée de ce compagnon d’Anderson
seront abordés à la fin du prochain chapitre. Ce sont eux qui per-
mettent de comprendre pourquoi on doit voir en lui l’inventeur des
deux premiers articles, au moins, des Obligations, et l’organisateur des
autres. Mais on ne peut le faire pertinemment qu’après avoir engagé
une lecture de la gravure placée en frontispice des Constitutions. Il est
habituel de dire que l’ouvrage comprend quatre parties, à savoir 1°)
213
l’histoire de la Société des Francs-Maçons, 2°) les Obligations, 3°) les
règlements généraux, 4°) les chants. De fait, il en comprend cinq, car le
frontispice est tout aussi porteur d’enseignements que le reste.

214
12. Du texte à l’image et retour

En adhérant à la compatibilité d’Anderson, nous constatons que l’aug-


mentation des loges de Londres et Westminster est importante de 1716
à 1723. De 4, elles passent à 12 le 24 juin 1721, puis 16 le 29 septembre
suivant et 20 le 27 décembre 1. Elles seraient 30 le 25 avril 1723, et
encore 30 le 25 novembre de la même année 2. La progression globale
des adhésions individuelles est apparemment en phase : environ 150
Frères le 24 juin 1721 et 400 le 24 juin 1723. Sur ses bases, on peut
considérer que l’effectif moyen d’une loge est de 13 ou 15 à peu près.
Mais savoir quelle est la proportion de néophytes et d’anciens dans cet
ensemble est impossible. De même, les répartitions selon la condition
sociale, avec un afflux de la noblesse à partir de 1720, ne peuvent être
établies. Les listes nominatives ne commencent à être enregistrées
qu’après la défection de Wharton, encore que plusieurs loges ré-
pugnent à les fournir. Il va de soi qu’on ne peut, non plus, déterminer
au cas par cas qui est jacobite, qui est hanovrien et qui reste indifférent
au jeu politique.
Il se peut que la mise en vente des Constitutions, le 28 février 1723,
dont la presse se fait l’écho 3, accentue les marques d’intérêt. Deux
libraires se sont associés pour les éditer, John Senex et John Hooke ;
l’imprimeur est William Hunter. Tous les trois sont francs-maçons. Très
proche de Desaguliers, Senex devient même second surveillant de la
Grande Loge en juin 1723, office qu’il exerce déjà dans la loge particu-
lière qui se réunit à l’enseigne du Lévrier, Fleet-Street. Or, si au moment
de voter pour la candidature de ce dernier une seule voix détermine
une très courte majorité en sa faveur, non sans inspirer le doute de
Wharton, c’est que le duc est parvenu lui-même à former un groupe
important de fidèles, assez probablement de sympathie jacobite. La

1
ANDERSON 1738 : 112.
2
Ibid. 115 et 116. – ANDERSON 1723 : 70.
3
Post Boy, 26-28 février 1723. « Ce jour est publié Les Constitutions des Francs-Maçons,
contenant l’Histoire, les charges et règlements etc., de la très ancienne et très respec -
table Fraternité, à l’usage des Loges. Dédicacée à sa Grâce le duc de Montagu, l’ancien
grand maître, par ordre de sa Grâce le duc de Wharton, le présent grand maître,
autorisée par la Grande Loge des Maîtres et Surveillants de l’assemblée de quartier.
Ordonnée à être publiée et recommandée aux Frères par le grand maître et son député
en l’an de la Maçonnerie 1723. »
délégation envoyée naguère vers Townsend ne peut que s’inquiéter de
cette évolution, a fortiori le farouche hanovrien qu’est Anderson et, en
plus sobre, le scrupuleux Desaguliers. Les accusations réciproques
d’irrégularités sont des prétextes pour masquer les divergences poli-
tiques qui relancent sans cesse les débats publics en Grande Bretagne
depuis plus de quarante ans. Quiconque persiste à prendre au pied de
la lettre les déclarations sur la neutralité des loges en la matière néglige
automatiquement ce contexte et se condamne à ne pas comprendre
grand-chose aux audaces de notre évêque presbytérien de Piccadilly.
Maintenant, examinons la gravure du frontispice. A première vue, elle

Figure 8. Frontispice des Constitutions de 1723

signifie une belle entente. Entouré de son équipe, le duc de Montagu


remet au duc de Wharton le rouleau manuscrit censé contenir les
statuts de l’Ordre maçonnique. La scène est supposée se passer à la
fête solsticiale de juin 1722, une fois Wharton proclamé nouveau grand
maître. Du coup, elle contredit ce que notre auteur insinue des irrégula-
rités qui auraient perturbé ce jour-là. En l’absence des grands officiers
sortants, si on l’en croit, et de Montagu lui-même, ce qui est avéré, il
est difficile d’imaginer une passation harmonieuse de pouvoirs. Par
souci d’accommodement, il n’est même pas possible de la placer le 17
janvier 1723, quand Wharton est supposé régularisé dans son titre,

217
puisque Montagu demeure obstinément absent, et que l’ensemble du
texte des Constitutions est déjà typographié, en attente de l’ordre d’en
faire des tirages pour le public. De fait, réalisée par John Pine, il s’agit
d’une gravure allégorique, suggérant une réalité qui aurait pu être mais
qui n’a pas été.
Quatre personnages d’un côté, quatre de l’autre. Montagu est à
gauche, Wharton à droite. Tous deux sont en grande robe d’apparat.
Derrière Montagu sont Beale, Villeneau et Morrice. Derrière Wharton
sont Timson, Hawkins et Desaguliers, ce dernier vêtu en clergyman. En
ornement de la voûte qui les surplombe, on reconnaît la rose anglaise.
Sur son bras droit tendu, Villeneau porte plusieurs longs tabliers, tandis
que sa main gauche tient des gants. Montagu présente donc les Consti-
tutions à Wharton, mais aussi un compas ouvert, symbole de la grande
maîtrise. Dans l’ensemble des textes de l’ouvrage, chansons comprises,
Montagu est cité sept fois, comme Wharton, Desaguliers trois fois,
Morrice deux, Villeneau, Beale, Timson et Hawkins une. Cette petite
statistique correspond à l’importance donnée à chacun dans l’image.
Interrogez-vous sur les éventuels messages symboliques. Il y en a peu.
Quel sens donner aux deux alignements symétriques de colonnes en
arrière plan ? En les scrutant avec une bonne loupe, on peut supposer
avoir affaire aux cinq ordres de l’architecture, en cela que les colonnes
sont regroupées deux par deux et forment ainsi cinq doublons en vis-à-
vis. Mais cela est un schéma général transposable n’importe où. Une
divulgation de 1724, Le grand mystère des Francs-Maçons découvert,
désigne explicitement ces cinq ordres : le Toscan, le Dorique, l’Ionique,
le Corinthien et le Composite, sans que leur soient associées des valeurs
particulières1.
Pis encore, quand le livre fait quelquefois l’éloge des tailleurs de pierre,
on n’en voit aucun. Dans les nuées, le quadrige mené par Apollon
n’évoque rien de plus que la gloire de l’iconographie classique. Seul le
tracé géométrique du bas, entre Montagu et Wharton, suggère l’impor-
tance fondamentale de la géométrie et de la physique, par référence au
théorème de Pythagore et au fameux Eurêka qui serait venu dans la
bouche d’Archimède au moment où il découvrit son principe de la
poussée qui s’exerce sur les solides plongés dans l’eau. Avec le compas,
1
La première liste gravée de la Grande Loge, telle que John Pine la publie le 25 mars
1725, ignore encore Jakin et Boaz. Une vignette introductive représente un architecte
en train d’expliquer un plan de construction à un prince ou un roi. Supposons que ce
soit Hiram qui instruit Salomon des travaux en cours sur le temple de Jérusalem. Cette
vignette conçue par James Thornhill, beau-père de Hogarth, sera reprise en inverse par
Anderson lui-même dans la seconde édition de son ouvrage. Le temple est dessiné en
arrière plan, avec deux colonnes en façade, mais elles font partie d’un groupe de cinq
ou six masquées en partie par les personnages.
218
il consolide l’idée que ce sont les architectes qui en imposent. Intrinsè-
quement, l’image ne renvoie par conséquent à aucun travail concret de
chantier. Elle n’évoque même pas les deux piliers du Mot de Maçon,
contrairement au Grand Mystère de peu postérieur, mais il est vrai que
sont plutôt dévoilées dans cette feuille les pratiques jacobites.
Elle présente néanmoins un avantage pour comprendre l’idéologie qui
anime les concepteurs de la Grande Loge londonienne. Les Constitu-
tions invitent à trois plans de lecture. Il y a les textes, il y a les chansons,
il y a le frontispice. Ceci dans l’ordre de leur composition qui, a fortiori,
n’est pas celui de leur présentation en volume, le frontispice étant par
destination montré en premier. D’un plan à l’autre, est réalisée une
réduction sémiologique progressive, car les chansons proposent un
résumé des textes, et l’image un condensé des unes et des autres. Plus
encore, les chansons, au nombre de quatre, sont-elles mêmes peu à
peu épurées, comme on le voit à la fois par leur longueur de plus en
plus raccourcie et par l’allègement des thèmes. Mais, dans toutes, au
motif qu’ils auraient sans cesse protégé l’Art, les rois, les nobles, la
gentry, les érudits, les membres du clergé sont plus souvent valorisés
que les simples artisans ou ouvriers. L’image conserve ce parti-pris.

219
Produite pendant la grande maîtrise de Montagu, la première chanson
a pour titre Le Chant du Maître. Elle s’étend sur cinq pages et reprend
les faits considérés comme le plus importants du passé maçonnique.
Son sous-titre est d’ailleurs « l’histoire de la Maçonnerie ». Elle s’inspire
étroitement du récit élaboré par Anderson. Entre autres, Pythagore et
Archimède y sont cités, et la réputation des architectes romains est
supposée avoir été si grande qu’elle résonnait jusqu’aux cieux (gloire).
Chose à remarquer, il y est question deux fois de deux colonnes, la
première pour dire qu’Henoch en aurait ordonné la fabrication, la
seconde pour rappeler les colonnes abattues par Samson dans le
temple de Dagon. Mais, bien qu’une comparaison soit esquissée avec le
temple de Salomon, il n’est pas question de Jachin et Boaz. De la même
façon, la chanson reconnaît aux rois Stuart, de Jacques I er à Charles II,
l’avantage d’avoir fait renaître le style romain dans les Îles Britanniques

et d’avoir
incité au dépassement du gothique ; mais Jacques II est poussé aux

220
oubliettes, tandis que Guillaume d’Orange est félicité pour avoir renfor-
cé cette renaissance.
La seconde chanson composée du temps de Wharton, Le Chant du
Surveillant, est écrite en trois pages par Anderson lui-même. Les deux
colonnes d’Henoch ou de Samson ne sont plus évoquées, et seul
Jacques Ier est à l’honneur par les directives qu’il donna à Inigo Jones
d’ériger de nombreux et beaux édifices. Anderson bride son érudition
tout en glissant subtilement sur la métaphore des architectes romains
couverts de la gloire céleste, si j’ose dire. Maintenant, ce sont les « rois,
les nobles et les sages » qui en bénéficient. Ce sont eux, assure-t-il, qui
permettent l’essor prodigieux de l’Art dont la vocation est de transcen-
der l’opinion commune (common View).
Le troisième chant écrit par Charles Delafaye s’adresse aux compa-
gnons, et n’accorde guère d’intérêt aux aspects historiques, sinon pour
dire que la Maçonnerie a su transmettre ses vertus et son savoir d’âge
en âge. Il s’avère néanmoins que le huguenot Delafaye, né à Paris le 25
juillet 1677, naturalisé anglais en 1685, est un magistrat de la haute
administration d’Etat, qui se montre l’un des plus actifs opposants aux
jacobites au cours de ces années, comme le montre Richard Berman 1.
Membre de la loge qui se réunit à La Corne, Westminster, de même que
William Cowper et le duc de Queensborough, déjà entrevus, il a mis sur
pied un cabinet d’espionnage particulièrement efficace. J’y reviendrai.
Le quatrième s’adresse aux apprentis. Signé de Matthieu Birkhead, il ne
s’intéresse qu’au banquet, comme on l’a vu. Boire, rire et chanter. Cela,
donc, dans la Fraternité où les distinctions sociales sont abstraitement
minorées. Abstraitement : « De grands rois, des ducs et des Lords ont
déposé leurs épées pour rendre grâces à nos mystères, et n’avoir jamais
honte de s’entendre nommés parmi les Francs et Acceptés Maçons. »
Autrement dit, si la gravure retient les éléments de signification censés
restituer au mieux l’esprit de l’institution, telle qu’elle serait devenue,
elle procède comme dans les chansons. Le premier rôle est accordé à la
noblesse, avec ses robes de satin ou de velours, ses cols d’hermine, ses
bas de soie, ses panaches aux chapeaux, ses couronnes et ses souliers à
boucles. Derrière, au sens propre dans la distribution de l’espace visuel,
sont d’autres avantagés de la société. C’est à peine si les théoriciens de
la transition peuvent y trouver leur bonheur, car les traces d’un passé
qui aurait été opératif sont absentes. Le texte en prose y consacre
plusieurs passages ambigus, les chansons très peu et avec autant d’am-
biguïté, l’image s’en dispense. Sauf à dire que les colonnes et le sol aux

1
BERMAN 2017.
221
larges pavés révèlent leur action, ce qui serait un artifice purement
rhétorique, ils n’existent plus.
Reste à interroger le dernier plan, au delà de la voûte qui clôt l’allée des
colonnades. Si l’on se fie aux habitudes iconographiques, l’artiste a
représenté la séparation des eaux dans la Mer rouge, quand les Hé-
breux guidés par Moïse parviennent à échapper aux troupes du Pha-
raon. Cet épisode n’est pas mentionné dans la version de 1723, il ne le
sera que dans celle de 17381. En interprétant l’image de façon conven-
tionnelle, selon les principes de la perspective, on admettra que cette
mer séparée est au point de fuite, et qu’elle tire le regard vers un hori -
zon où s’accomplit l’espérance d’Israël. Cependant, c’est un processus
contraire qu’il faut adopter. L’artiste suggère que la Maçonnerie venue
de Moïse, prétendument grand maître des maçons inspiré par les
sciences d’Egypte et éclairé par Dieu 2, trouve sa forme la plus accomplie
dans l’Angleterre gouvernée par George de Hanovre. Ainsi l’alpha du
récit d’Anderson rejoint son oméga.
Mais, pour nous, tout n’est pas dit. Loin de là. Quel est le bilan de
Montagu en juin 1722 ? Absent aux réunions de quartier, a-t-il été
assidu aux séances de sa propre loge ? Peut-être. Possède-t-il une vision
claire du travail maçonnique ? Pas sûr. Ce qui autorise les réserves
quant à son implication est la mention relative à l’apport de Wharton
sur la manière de constituer une loge. Avant qu’un texte soit établi,
l’improvisation semble régner. On en déduit que la Grande Loge de
Londres progresse par étapes. Sous la maîtrise de Montagu, en plus du
récit historique d’Anderson, ce sont des articles constitutionnels et des
règlements généraux qui sont produits, sous celle de Wharton c’est un
rituel concernant les loges particulières.
Ce dernier trouve sans doute son modèle dans une réflexion toute
pragmatique. Le nombre des loges ayant augmenté dans Londres, le
temps est venu de leur donner des principes communs de fonctionne-
ment. Anderson a beau dire qu’il s’inspire des anciens usages, on se
demande alors pourquoi il faut quand même les codifier en postscrip-
tum de son livre. Ils ne sont pas anciens, ils sont au contraire nouveaux,
sinon dans leur totalité, du moins dans ceux inspirés par une organisa-
tion obédientielle. Une fois choisi par ses compagnons, tout nouveau
maître de loge doit être installé par le grand maître ou son député : cela
n’était pas pratiqué avant. Toute nouvelle loge, une fois cette installa-
tion menée, est considérée légalement constituée et doit être inscrite
dans un registre de la Grande Loge, après quoi le secrétariat de celle-ci

1
ANDERSON 1738 : 8.
2
ANDERSON 1723 : 8, 76, 80.
222
en informe les autres loges : cela ne se pratiquait pas, non plus, et voilà
pourquoi on ne connaît de listes récapitulatives qu’à partir de 1725.
Quand même, au delà de cet aspect administratif voulu pour uniformi-
ser des modes de fonctionnement, demeurent les clivages idéologiques.
Ce sont eux qu’Anderson passe sous silence, tandis que dans ses ser-
mons il les exacerbe. Indéniablement, il n’aime pas Wharton. Il lui
concède des formes de respect du bout des lèvres. Poursuivons par
conséquent notre cheminement en tâchant d’en apprendre davantage.
Les détracteurs du duc assurent qu’en 1722 il est fidèle aux hanovriens,
mais qu’il passe dans le camp jacobite après la vexation subie en juin
1723, devant le coup de force perpétré par l’entourage de Dalkeith.
Cela est difficile à prouver, car le jour de son installation, si l’on en croit
Samber, il donne déjà un aperçu de ses affinités. Qu’il soit tenté par le
double jeu, qu’il hésite à s’engager à fond et de façon univoque, c’est
possible. Il se plaît parfois à dérouter ses amis par des déclarations
contradictoires. Cependant, pour être versatile, il ne l’est pas autant
qu’on le croit.
Né le 21 décembre 1698, fils unique d’un parlementaire ayant applaudi
voire encouragé la venue de Guillaume d’Orange dans les Îles, il montre
de bonne heure une indépendance d’esprit qui dérange son entourage.
La mort de son père survient quand il n’a pas encore dix-sept ans et
s’est déjà marié contre la volonté de celui-ci. Nous sommes en avril
1715. Ses tuteurs pensent qu’un long séjour sur le continent lui serait
profitable en calmant ses ardeurs. Comme le font beaucoup de ses
jeunes contemporains de condition aisée, il pourra visiter les grandes
villes au riche patrimoine artistique, faire des rencontres utiles, com-
prendre la diversité des cultures. Il y va, flanqué d’un rigide précepteur
huguenot, Moïse du Soul, dont il s’agace et se lasse, si bien qu’il lui
fausse compagnie à Genève pour se rendre à Avignon où Jacques III
s’est réfugié après l’échec de l’insurrection qui vient d’être menée par
le comte de Mar. Il y arrive le 4 octobre 1716, guidé par un parent de
Mar, William Erskine, qui est venu le chercher à Lyon. Pour le moment,
il n’est que marquis.
Opportuniste ou sincère, il promet fidélité au roi exilé avec qui il a son
premier entretien, consacre plusieurs journées à sympathiser avec les
ducs de Mar et d’Ormond, au terme de quoi il rejoint la région pari-
sienne qu’il a déjà visitée avant la Suisse. Il y arrive le 28 octobre. Là, il
obtient rapidement un entretien à Chaillot avec la reine mère Marie de
Modène, veuve de Jacques II, et des aristocrates jacobites, au premier
chef Arthur Dillon. Un moment, il envisage d’aller servir comme officier
en Allemagne, sous les ordres du général Maximilien de Hesse-Cassel,
pourvu que son allégeance à Jacques III ne lui soit pas contestée. Sont
223
consultés à ce propos Mar, Ormond et Jacques III. Ils approuvent,
sachant que Wharton pourrait servir les intérêts du parti à la cour de
Cassel. Mais il apprend que ses tuteurs en Angleterre menacent de lui
couper les vivres, si bien qu’il renonce à cette expatriation guerrière. Sa
consolation est d’être prévenu par un courrier de Mar que son roi a
décidé de lui conférer des titres nobiliaires nouveaux, dont celui de duc
de Northumberland. Jugement de Mar : « A considérer son âge, il est de
très bon sens ; le temps se chargera de gommer en lui tout ce qu’il y a
de sauvagerie et d’extravagance. »1
Wharton a-t-il par ailleurs donné son accord pour servir secrètement la
cause quand il sera de retour à Londres ? C’est certain. « Je tâcherai de
correspondre par chiffres constamment avec vous, et vos lettres pour
moi doivent être adressées comme d’habitude à Gordon. »2 Voilà ce
qu’il écrit le 26 novembre 1716, quand sa décision est prise de quitter
Paris à destination de l’Angleterre. Il réitère son engagement le 2 dé-
cembre, quand il est sur le point de passer de Calais à Douvres. William
Gordon est un banquier installé à Paris qui, pour les besoins de ses
affaires, reçoit beaucoup de courriers et sert alors de couverture pour la
communication de messages confidentiels entre les jacobites dispersés
après 1689.
Une fois rentré at home, Wharton ne manque pas une journée pour
rejoindre des partisans dont les noms lui ont été révélés. Et voici une
information de grand intérêt qui, le 7 décembre, est transmise de
Londres par John Menzies à Louis Inese, aumônier de Marie de Modène
et directeur à Paris du Collège des Ecossais. « Mr Windebank [pseudo-
nyme chiffré de Wharton] est venu en ville et votre cousin Walter
[Menzies lui-même] l’a déjà confié aux mains d’hommes honnêtes, et
ne négligera rien pour satisfaire le cousin Patrick [indicatif chiffré de
Jacques III]. S’il est sérieux, il sera très utile. »3 Autrement dit, à peine
débarqué, Wharton est allé rejoindre Menzies, conformément aux
consignes reçues, lequel l’a introduit auprès de Frères en Maçonnerie,
car Honest Men, nous le savons, est aussi l’expression codée qui les
désigne la plupart du temps. On s’en serait douté : Wharton a été
introduit dans la Fraternité pendant son escapade continentale.
D’ailleurs, au même moment, Mar réfléchit à la manière de réorganiser
au moins une loge dans la capitale anglaise.

1
HMC 1907 : 37. John Erskine, duc de Mar, Avignon, à Marie de Modène, Chaillot, 7
octobre 1716.
2
Ibid. 258. Philip, duc de Wharton, Paris, à John Erskine, duc de Mar, Avignon, 26
novembre 1716.
3
Ibid. 297. John Menzies, Londres, à Louis Inese, Paris, 7 décembre 1716.
224
Quelques jours plus tard, Wharton écrit à Mar qu’il sourit à la face des
whigs tout en œuvrant secrètement pour le bien de Jacques III. Puis
Menzies ajoute le 24 décembre qu’il vient de souper avec Wharton qui
est à ses yeux un jeune compagnon très particulier, presque étrange,
qui jure de sa passion pour Jacques quand il est avec des amis, et c’est
souvent. Un autre, Archange Graeme, moine capucin, apparenté aux
francs-maçons John Hay et William Drummond of Strathallan, renché-
rit : « Lord Wharton fait beaucoup d’efforts pour encourager le parti
légitimiste, et il agit très prudemment, grâce aux bons conseils du
comte d’Arran et de Sir C. Philips, ses deux fidèles (Trusties). »1 Ce n’est
pas pour autant qu’il est devenu plus discipliné qu’avant, car il aime le
libertinage et les frasques. Mais, il semble au moins savoir publique-
ment cacher son jeu politique. Cela se sait à Paris et à Saint-Germain-
en-Laye, comme le note le colonel Francis Panton : « J’ai entendu dire
par nos amis en Angleterre que Lord Wharton se comporte bien jus-
qu’ici. Ils le mettent souvent en garde et l’exhortent à penser à ses
devoirs. Vous savez que j’ai le privilège de lui parler en toute franchise
et de lui dire la vérité sur ses erreurs sans le contrarier. »2
C’est à l’automne 1717 que ses élucubrations commencent à inquiéter.
Séduit par certaines avances des whigs, il semble leur donner des gages
de ralliement. Sont connues ses promesses faites à Jacques III et aux
principaux chefs jacobites. Le très hanovrien ambassadeur d’Angleterre
dans la capitale française n’a pas manqué de transmettre sur lui un
rapport sans complaisance. Pour les hommes de George I er, il s’agit de le
retourner, comme on dit dans le jargon, en lui offrant des avantages
divers qu’il ne refuse pas, qu’il sollicite même parfois. C’est ainsi qu’il
est créé duc de Wharton le 28 janvier 1718. Encore qu’il ne s’en laisse
pas conter et rejoint les rangs de l’opposition, en s’offrant au passage
d’inénarrables dissipations dans le Hell Fire Club créé par ses soins, où
l’on se moque de la religion et des dévots. Par chance pour les bien
pensants, le feu de l’enfer ne dure que deux ou trois saisons, car le roi
l’interdit au printemps 1721. Sur plusieurs points, dont l’acceptation de
la mixité, la vénération de Bacchus, la recherche de convives apparte-
nant à la haute société, il était dans l’imitation de l’Ordre de Méduse.
D’après la presse anglaise, l’adhésion du duc à la franc-maçonnerie
serait réalisée le 4 août de la même année. Il serait reçu dans la loge
ayant ses habitudes à la taverne des Armes du roi, dans la cour de Saint-
Paul, et il se serait rendu ensuite à sa maison de Pall-Mall en ayant
encore son tablier à la ceinture 3. Je ne crois pas utile de revenir ici sur
1
Ibid. 356. Archange Graeme, Calais, à John Erskine, duc de Mar, 25 décembre 1716.
2
Ibid. 515. Francis Panton, Paris, à Simon Fraser, Avignon, 6 février 1717.
3
Weekly Journal, 5 août 1721. « Cette semaine, sa Grâce le duc de Wharton a été admis
dans la Société des Francs-Maçons, la cérémonie s’étant déroulée à la taverne des
225
les incompréhensions dont la documentation fait l’objet quand les
interprètes ne retiennent qu’une seule série de sources, d’une part, et
quand ils oublient que les initiations doublées ne sont pas rares au dix-
huitième siècle, d’autre part, au sens où le fait d’être reçu Maçon dans
une obédience n’ouvre pas les portes dans une autre : il faut se sou-
mettre à une nouvelle cérémonie1. Pour d’évidentes raisons de protec-
tion personnelle, il n’est même pas sûr qu’un jacobite ou un hanovrien,
serait-il modéré dans ses convictions ou simple curieux, pousse le zèle
jusqu’à confesser une expérience antérieure. Il s’annonce comme
profane, et découvre un autre style. Il convient donc de répéter que
Wharton n’est pas un néophyte en 1721.
Méditons d’ailleurs sur ce qui pourrait être une contradiction flagrante
du côté anglais. Tandis que la presse se fait écho de l’initiation récente
de Wharton le 4 août, les minutes de la loge Saint-Paul le signalent
présent lors de l’installation de Montagu le 24 juin précédent. Il est
même en première position dans la liste de l’assistance. L’une des deux
informations est nécessairement inexacte, ou bien elles sont recevables
ensemble. Quand Montagu succède à Payne, Wharton est déjà dans le
coup, si j’ose dire, mais à l’enseigne jacobite. En posture hypercritique,
on peut certes contester les minutes de Saint-Paul. Telles que nous les
connaissons aujourd’hui, elles résultent d’une transcription assurée
après coup, comme celles de la Grande Loge. Quand même, à l’instar de
Prescott et Sommers, je les tiens pour conformes. Plusieurs noms y sont
révélés qui n’apparaissent pas dans la synthèse d’Anderson, mais dont
on peut établir qu’ils sont réellement portés par des Frères de l’époque.
Entre autres, placé en seizième position de la liste commençant par
Wharton, on lit le nom de Wren. En troisième position, on lit celui
d’Hinchingbrooke. Cité par Stukeley, comme on l’a vu, il est introuvable
dans les registres de la Grande Loge. On dira que, cette fois, la cause
n’est pas politique, car il meurt le 3 octobre 1722 et disparaît de ce fait
du microcosme des acteurs de premier plan. Mais les inclinations de sa
famille sont jacobites. Sa mère, Elizabeth Wilmot, fille du comte de
Rochester, espère sans faiblir en la restauration de Jacques III. Peu
après la mort de son fils, elle s’exilera en France pour mieux assumer sa
fidélité2. En liaison avec de nombreux dignitaires de la franc-maçonne-

Armes Royales, dans la cour de l’église Saint-Paul, et sa Grâce alla à sa maison de Pall-
Mall avec le tablier de cuir blanc. »
1
Être reçu dans une loge hanovrienne ne constitue en rien un sésame pour être recon-
nu Frère dans une loge jacobite, et inversement. L’objection d’irrégularité est pronon-
cée, ce qui oblige au renouvellement de la cérémonie.
2
RAW, SP, 68/43. Jacques III, Rome, à Elizabeth Wilmot, 1 er août 1723. Jacques la
remercie de l’attachement qu’elle montre à sa personne et est persuade que, si une
opportunité se présente, elle saura être utile à sa cause.
226
rie exilée, elle s’activera auprès de Daniel O’Brien 1, avec qui, écrira-t-
elle, elle saura communiquer sous le sceau du secret (seal of secrecy)2.
Elle servira de relais pour transmettre des lettres confidentielles à des
messagers venus d’Angleterre3. Un peu plus tard, elle se félicitera d’être
au mieux avec Francis Sempill, important recruteur de Frères étrangers
dans les milieux diplomatiques. Elle louera sa sagacité et son intégrité 4.
Elle décédera le 2 juillet 1757, rue de Vaugirard, à Paris.
J’ajoute qu’en 1721 Wharton ne dissimule guère ses propres sympa-
thies jacobites. Il intervient au parlement pour fustiger le gouverne-
ment qu’il tient responsable de la faillite de la Compagnie des Mers du
Sud et même de semer la perturbation dans la famille royale en attisant
des dissensions entre George Ier et son jeune fils le prince de Galles. Le 4
février, il harangue si violemment le premier ministre James Stanhope
que celui-ci, voulant répliquer avec la même force, est pris de malaise
et, ramené chez lui, décède le lendemain. Ce tragique incident n’est pas
étranger à l’interdiction du Hell Fire Club le 29 avril, suite à quoi Whar-
ton ne baisse pas pavillon, puisqu’il se rend peu après à la Chambre des
Lords pour lire certains passages de la Bible avec une componction de
comédie, ce qui est sa manière de protester contre la réputation qu’on
lui fait d’être un impie et un blasphémateur.

1
Ibid. 102/107. Elizabeth Wilmot, Paris, à Daniel O’Brien, Paris, 2 février 1727.
2
Ibid. 141/103. Elizabeth Wilmot, Paris, à Daniel O’Brien, Paris, septembre 1726. – Plus
tard, elle se fâchera avec son ami pour des raisons assez obscures d’ivresse et de plaisirs
saphiques avec une femme de chambre (Ibid. Box 2, 412. Daniel O’Brien, Paris, à
Elizabeth Wilmot, sans date).
3
Ibid. 146/10. Jacques III, Rome, à Elizabeth Wilmot, Paris, 2 mai 1731.
4
Ibid. 249/137. Elizabeth Wilmot, Paris, à Jacques III, Rome, mai 1743.
227
Figure 9. Registre de Saint-Paul, 24 juin 1721

Toujours est-il qu’en 1723, quand Wharton quitte fâché l’assemblée


générale de la Saint-Jean, sa fidélité envers les jacobites n’est toujours
pas altérée. Pour le vérifier, replaçons dans l’ordre chronologique
quelques faits marquants de 1722. Le complot ourdi depuis Rome pour
renverser Georges Ier est déjoué. Un de ses principaux protagonistes,
Francis Atterbury, évêque de Rochester, est arrêté et incarcéré à la Tour
en août 1722. Les services du contre-espionnage sont parvenus à re-
cueillir des renseignements convergents pour prendre des mesures de
répression préventive. En décembre, les journaux dévoués au gouver-
nement tirent à boulets rouges contre les jacobites et leur roi accusé de
s’être vendu au pape. Peut-être même cette grande fièvre est-elle la
cause de l’inactivité (apparente) de la Grande Loge jusqu’à la réunion
du 17 janvier. Or, Wharton est l’un des rares pairs à prendre publique-
ment la défense du prélat.
A l’automne 1721, comme par hasard après son admission hanovrienne
à la loge Aux Armes du Roi de Saint-Paul, il l’a désigné comme son
confesseur particulier. Ensuite, ayant fait un voyage dans le Nord, il lui a
confirmé son amitié, en lui écrivant ceci : « Je vous l’assure, depuis la
dernière fois que je vous ai vu, j’ai eu l’honneur de boire à votre santé
avec un grand nombre de tories honnêtes. »1 En mai 1723, il prononce

1
MELVILLE 1913 : 126. Philip, duc de Wharton, à Francis Atterbury, évêque de Rochester,
après le 1er novembre 1721.
228
un long plaidoyer à la Chambre des Lords. Il n’est pas entendu. Atterbu-
ry est condamné au bannissement perpétuel, son départ vers la France
est imposé le 18. Wharton est le seul à lui faire ses adieux. Le 24, jour
de l’assemblée générale de la Grande Loge, il fait paraître dans The True
Briton, un journal qu’il a fondé, une courte et sobre apologie.
Par conséquent, le rejet de la prose d’Anderson pour les années 1722-
1723 se justifie encore. Trois raisons nous y obligent. La première est
qu’elle est hypothéquée par des contradictions internes. La seconde est
qu’Anderson lui-même, par sa lettre au duc de Montagu, en trahit le
caractère factice. La troisième est que l’exploration du contexte invite à
dégager des points de vue opposés au sien, preuves à l’appui. Entre les
faits vérifiables, car il y en a heureusement, il glisse des fantaisies abra-
cadabrantesques. La question n’est pas d’exonérer Wharton des cri-
tiques qu’il attire, et elles viennent parfois simultanément autant de ses
amis que de ses ennemis, mais de mettre en lumière la tendance finale-
ment la plus insistante de ses choix. Tout porte à penser que, pendant
l’année de sa grande maîtrise, il tente de subvertir la jeune franc-ma-
çonnerie hanovrienne en la tirant vers le giron jacobite. En concomi-
tance avec la faillite du complot Atterbury, son échec en stimule au
contraire l’essor, jusqu’à la fin des années 1740 où une nouvelle vague
d’opposition prendra de l’ampleur, menée surtout par l’Irlandais Law-
rence Dermott.
Il fallait ce détour pour revenir avec assurance à Desaguliers et aux Obli-
gations qui sont restées, plus que n’importe quelle autre partie de
l’ouvrage, dans la mémoire collective. Il est l’auteur des deux premiers
articles, car le style qui s’y révèle n’est pas du tout celui d’Anderson
mais s’apparente étroitement au sien quand il entend s’exprimer en
juriste. Les autres sont décalqués d’anciens textes, et au besoin ampli-
fiés pour satisfaire au goût du jour, mais il y a exercé aussi un contrôle
attentif, avec suggestions de quelques amendements. En tout cas, pour
revenir à l’épisode de sa visite à Mary’s Chapel d’Edimbourg, on ne
trouve rien dans la totalité des articles, qui puisse à coup sûr être inter-
prété comme un emprunt à cette loge.
Le premier point à élucider est celui du rayonnement hors de la Grande
Loge de Londres. Quelques exégètes considèrent que ce sont les Obliga-
tions, donc le travail de Desaguliers, qui ont contribué à l’essor de la
Fraternité sur le continent européen. A leurs yeux, ce sont elles qui ont
défini le cadre rigoureux de l’activité des francs-maçons dans l’en-
semble des obédiences naissantes, et qui, en raison de la tolérance
affichée, ont contribué à l’essor des Lumières. Ceci est une contrevérité.
Dans l’exemple de la France du dix-huitième siècle, aucune œuvre
philosophique majeure ne fait référence aux dispositions maçonniques
229
de 1723. De même, à Paris, les premiers textes constitutionnels de la
première Grande Loge contiennent certes une transposition à partir de
l’Angleterre, mais sans concerner les Obligations ; ce sont les règle-
ments généraux qui sont privilégiés, avec d’autant plus de bonne volon-
té qu’ils sont eux-mêmes dérivés de sources jacobites. Par conséquent,
l’obédience française et plusieurs autres étrangères se sont structurées
sans rechercher leur modèle ni leur doctrine, si tant est qu’on puisse
leur attribuer une, dans la contribution de Desaguliers, lequel n’avait
pas de toute façon la prétention d’en imposer en dehors de la Grande
Bretagne.
On objectera les passages où il fait allusion aux étrangers qui peuvent
être Maçons et envers lesquels un bon Frère doit se comporter aussi
loyalement que possible. L’objection se retourne aisément. Non seule-
ment Desaguliers prend acte de ce qu’il existe des francs-maçons en
dehors du circuit supervisé par Londres, mais sa tendance est quand
même de penser aux étrangers non Anglais appartenant aux autres
nations de la Grande Bretagne. Lorsqu’il recommande de ne pas dé-
battre des affaires politiques ou religieuses en loge, et même pendant le
banquet qui peut suivre certaines réunions, il insiste beaucoup sur la
situation propre aux Îles Britanniques depuis la Réforme d’Henry VIII, au
sens où les francs-maçons se seraient imposé d’écarter les causes de
dispute au moment d’être ensemble. « Cette obligation a toujours été
strictement prescrite et observée, et spécialement depuis la Réforme
en Grande Bretagne, c’est-à-dire la séparation et la rupture de ces
nations avec la communauté de Rome. »1 A ce moment, sans doute
Desaguliers se souvient-il de son voyage à Edimbourg, où il a pu vérifier
que des loges existent sans rien devoir à celles de Londres.
Il va de soi, comme on le sait par ses allusions aux rebelles, qu’il pense
aussi aux jacobites. Le deuxième article est très clair là-dessus, au sens
où un rebelle ne peut être expulsé de sa loge, avec laquelle il conserve
un lien indéfectible, pourvu qu’il ne soit pas « convaincu d’un autre
crime ». Mais tout porte à croire qu’il pense ici aux transfuges ou
repentis, à l’instar d’un Anthony Sayer, car si l’on se reporte au dernier
alinéa du dernier article qui indique la conduite à avoir avec un Frère
étranger qui chercherait à en imposer à la manière d’un faux
prétendant (false pretender), le refus de solidarité est recommandé.
« Vous devez le repousser avec mépris et dérision et prendre garde de
lui donner la moindre information ». Dans le texte, le mot pretender
peut être pris dans le sens le plus commun, afin de désigner un homme
qui se prétend franc-maçon, auquel cas il pourrait le faire de façon
sincère et l’être vraiment, ou bien il pourrait le faire de façon
1
ANDERSON 1723 : 54.
230
trompeuse sans l’être, ce qui distinguerait aussi bien un true pretender
d’un false pretender, une vérification scrupuleuse étant à mener.
Cependant, comme le montre surabondamment la presse whig de
l’époque, ce même mot est maintenant appliqué à Jacques III pour en
parler avec beaucoup d’ironie (mépris et dérision). Selon qu’on lui est
favorable ou pas, sa prétention à régner est jugée légitime ou pas.
Ceux que la référence jacobite gêne, ne peuvent pas nier que, par effet
indirect, les deux articles distincts des Obligations consacrés aux étran-
gers, le quatrième aux non-maçons et le sixième aux maçons, corro-
borent derechef l’analyse sur l’existence d’une franc-maçonnerie au
moins dont les hanovriens ne sont pas à l’origine. Deux possibilités se
présentent alors pour eux, comme dit dans le texte. Soit le Frère de
rencontre ne rentre pas dans leur vue, et il faut prendre garde à ne rien
lui révéler des loges qu’ils contrôlent. Soit ils l’estiment sincère et « au-
thentique », en sorte qu’ils peuvent le respecter « comme il convient »,
au besoin en lui fournissant des secours s’il est dans le besoin. A ce
tarif, la promesse d’unanimisme est assurément condamnée à n’être
jamais remplie. Remarquons du reste, en passant, qu’en 1723 le
sixième article est initulé « Behaviour towards a strange Brother », et
en 1738 « Behaviour towards a foreign Brother or Stranger », ce qui
confirme la nuance entre l’étranger du dehors (foreign) et celui du
dedans.
En 1738, Anderson consacre à Nemrod un passage plus long qu’en
1723, et il commence par signaler que ce nom propre signifie précisé-
ment « rebelle »1. Du coup, sa lecture de l’épisode de la construction de
la tour de Babel s’en trouve plus symbolique qu’avant, puisqu’à ses
yeux la conséquence de cette rébellion fut la confusion des langues et la
dispersion des peuples. Cependant, ajoute-t-il, cette dispersion amena
aussi la propagation des habiletés techniques acquises avant Babel, si
bien que la Maçonnerie put aspirer à l’universel. Ce serait alors, ajoute-
t-il encore, que les Maçons inventèrent leur propre langage, leurs
propres signes, pour remédier à la confusion linguistique et avoir la
capacité de continuer à échanger entre eux. Comment se nomment les
dispersés d’après 1688, et les diffuseurs de la franc-maçonnerie hors
des Îles ?
En analyse interne de l’ensemble des Obligations, Pierre Boutin suggère
d’y voir le déploiement d’une conception juridique inspirée par la
théorie cosmologique de Newton et par sa méthodologie en philoso-
phie de la nature2. Dans la mesure où Desaguliers adhère pleinement
aux conclusions de ce grand savant, il ne peut en effet que s’en inspirer.
1
ANDERSON 1738 : 5.
2
BOUTIN 1999 : 159 et suivantes.
231
Reste à savoir comment. Et la chose n’est pas simple. Car, s’il est un
préjugé tenace en franc-maçonnerie, c’est de prêter à des intellectuels
renommés d’être à l’origine des loges dites spéculatives, comme s’ils
avaient voulu créer un espace inédit de réflexions collectives en vue de
promouvoir une éthique de tolérance universelle malgré les différences
de politiques nationales.
Que ce point de vue soit séduisant aujourd’hui n’implique pas qu’il soit
acceptable. Une fois abandonnée la thèse insoutenable de la transition,
il s’en présenterait comme la miraculeuse solution de remplacement.
Encore faut-il que la mise en relief de quelques idées supposées cardi-
nales soit corroborée par des faits qui, en histoire, doivent obéir à la loi
simplissime de la chronologie. Pour qu’un ou plusieurs intellectuels
puissent être situés à l’origine d’une institution, la moindre des exi-
gences est de vérifier si leur œuvre ou leur action coïncide effective-
ment avec cette origine. Ce n’est pas le cas ici.
Au début du dix-huitième siècle britannique, les plus notables d’entre
eux appartiennent à la Royal Society. Desaguliers y est admis en 1714
aux fonctions de curateur des expérimentations, et de membre à part
entière en 1716, l’année où la Grande Loge est en gestation. « Plusieurs
membres des loges qui se réunirent alors étaient sociétaires de la Royal
Society. »1 En réalité, on n’en sait strictement rien, car personne ne
possède à ce jour la liste des membres des quatre loges fondatrices.
Sayer et Payne, les premiers grands maîtres, ne sont pas sociétaires à ce
moment et ne le seront jamais. Qu’une fois introduit dans une loge,
Desaguliers devienne à son tour un recruteur parmi ses collègues,
admettons-le comme une vraisemblance ; mais c’est donc après le
premier coup, sans qu’on puisse d’ailleurs déterminer l’impact de cet
afflux sur la suite. Voilà pour les considérations factuelles.
Pour ce qui concerne les idées, une mention spéciale doit être accordée
à celles inspirées par l’exhaussement de la géométrie au rang de
science reine, en ce qu’elle permet d’obtenir un consensus sur ses
principes et ses règles. Pour cette raison, elle s’offrirait comme modèle
aux autres sciences, y compris celles du droit. Les Obligations seraient
écrites avec le constant souci d’énoncer des principes aussi irréfutables
que les définitions qu’elle propose. Desaguliers y serait très sensible,
elle serait à l’origine de son volontarisme politique 2. Or, comparons
tous les textes des Constitutions. Le mot géométrie est employés 26 fois
dans la partie historique, notes de bas de page et formulaire d’approba-
tion compris. Il l’est 8 fois dans les chansons. Il ne l’est jamais dans les
Obligations. En outre, dans la littérature maçonnique, la valorisation de
1
Ibid. 133.
2
Ibid. 140.
232
la géométrie ne doit rien à Newton ni à quelques émules de la Royal
Society. Elle apparaît bien plus tôt dans les Old Charges, dont la version
connue à Aberdeen vers 1670 ou celle exhumée par Payne d’on ne sait
quel vieux coffre. Dans les deux cas, elle s’impose comme un lointain
héritage de la philosophie grecque, notamment de l’académie platoni-
cienne, via le quadrivium des collèges médiévaux, comme on le verra
dans Le Dieu des francs-maçons : « Que nul n’entre ici s’il n’est géo-
mètre ». La lecture de John Dee, notamment sa préface aux travaux
d’Euclide, apporte par ailleurs des formules toutes faites.
C’est chez Anderson, pas chez Desaguliers, que la géométrie est explici-
tement portée au pinacle. Il est méthodologiquement contestable de
prendre appui sur le texte du premier pour justifier le point de vue du
second. « L’intérêt porté par Desaguliers à la ‘Géométrie’, dans le
développement du premier paragraphe consacré aux ‘sciences libé-
rales’ ne peut surprendre : il vise à ancrer la légitimité d’un ordre social,
en particulier l’ordre des rapports de la confraternité avec l’Eglise et
l’Etat. »1 Le premier paragraphe en question est celui de la partie histo-
rique d’Anderson, qui remercie Dieu d’avoir inscrit dans le cœur
d’Adam les connaissances fondamentales. Desaguliers se situe à un
autre niveau d’argumentation qui, tout au contraire, est d’ignorer les
rappels d’un passé révolu, ou des légendes à son propos, pour se
contenter de l’expérience de la sociabilité telle qu’elle s’éprouve dans
l’actualité même de son effectuation. Quand il évoque les temps an-
ciens ou les Old Charges, il le fait en glissant, sans s’attarder, pour
mieux accentuer l’écart d’avec le présent. A ses yeux, les éléments de
continuité sont minimes par rapport aux innovations.
Il n’agit pas autrement en déplorant les conflits religieux récents et en
prônant la tolérance. Avec des limites tout de même : sa tolérance se
situe au plan des pratiques, des manières de suivre un culte, pas sur le
principe même de la croyance, au sens où il lui paraît inconcevable de
ne pas croire en un dieu et nécessairement à un seul dieu. Quiconque y
faillit est un athée stupide. En 1702, le dictionnaire bilingue d’Abel
Boyer donne en français la définition de l’anglais stupid : « Stupide,
hébété, esprit grossier, lourd et pesant »2. L’homme d’Eglise peut
difficilement dire autre chose. La religion donnerait-elle de la finesse, de
la légèreté, de la grâce ? Peu importe. Aussi curieux que cela paraisse, il
semble bien que Desaguliers se situe moins ici dans l’espace mouvant
de la théologie que dans celui de la morale. D’où le lien qu’il noue entre
« athée stupide » et « libertin irréligieux ».

1
Ibid. 139.
2
BOYER 1702.
233
Le parallélisme avec sa pensée politique est flagrant. Desaguliers admet
volontiers le multipartisme, la liberté d’expression, donc différentes
manières de s’exprimer en politique, à condition toutefois de ne pas
contester la suprématie du roi et la stabilité de l’Etat. De même qu’il est
impératif de croire en Dieu comme Grand Architecte de l’Univers, un
bon franc-maçon doit être un citoyen respectueux du monarque et des
magistrats qui en dépendent. Le sous-entendu de son propos est ce-
pendant que le monarque doit se garder de l’absolutisme et accepter
que le parlement soit une force de proposition et de contrôle. D’où sa
préférence marquée pour le régime hanovrien bien que l’accueil de sa
famille en Angleterre fût accepté par Jacques II, lequel encouragea
l’immigration en Angleterre de beaucoup d’autres huguenots d’ailleurs,
ce que ses détracteurs feignent d’oublier.
Mais avec Desaguliers ne se clôt pas la liste des contributeurs des
Constitutions. Auteur de la chanson des compagnons destinée à être
chantée lors des grandes fêtes annuelles, Charles Delafaye gagne à être
mieux connu. Sans être d’une grande inventivité, ses vers assument un
noble programme : « Contre les assauts des guerriers effrontés / L’Art
des Maçons défend l’humanité. »1 Les honneurs officiels, les distinctions
que confère une haute position dans l’appareil d’Etat, un franc-maçon
sincère n’en a cure : « Les fils de l’Art, nés libres, dédaignent de tels
hochets. »2 Voilà pour l’idéal. L’âpre réalité du quotidien est d’une autre
tournure. L’activité de Delafaye dans les cercles proches du pouvoir
hanovrien confirme à quel point l’image du « centre de l’union » pos-
sède des couleurs changeantes selon le parti qu’on sert.
Haut magistrat exerçant dans les cabinets ministériels, il commence à
être cité dans la presse londonienne en août 1717, quand il instruit le
procès d’un sympathisant jacobite accusé d’avoir proclamé dans St-
James Park que Jacques III était le seul roi légitime 3. Deux ans après, il
est remarqué par sa sévérité à l’encontre d’un jeune homme d’à peine
dix-neuf ans qui a imprimé un pamphlet pro-jacobite contre le gouver-
nement, sans même l’avoir diffusé. Son titre : « Ex Ore tuo te judico :
Vox Populi vox Dei », autrement dit « Par ta bouche je te jugerai : la voix
du peuple est la voix de Dieu ». Peine infligée : la mort (16 novembre
1719). En 1722, il est le principal organisateur des mesures de contre-
espionnage qui permettent de déjouer le complot jacobite, dans lequel
est impliqué l’évêque Atterbury. La même année, il participe à des
sessions de justice aux côtés de onze juges dont au moins huit francs-
maçons, et quatre de sa propre loge. A partir du registre de la Grande

1
ANDERSON 1723 : 83.
2
Ibid.
3
Weekly Journal, 31 août 1717.
234
Loge transcrit par Songhurst, voici la liste des douze juges, Delafaye
compris, avec indication de leur appartenance.

Loge d’appartenance Observations


Charles Delafaye The Horn (Westmins-Auteur de la Chanson des Compa-
ter) gnons.
Nathaniel Blackerby The Horn (Westmins-Trésorier de la commission de
ter) Charité de la Grande Loge pendant
de longues années, Député grand
maître à plusieurs reprises, etc.
William Cowper The Horn (Westmins-Secrétaire de la Grande Loge à partir
ter) de juin 1723. Député grand maître
en 1726.
Alexander Hardine The Horn (Westmins-Membre de la Commission de
ter) Charité, dont il assume parfois la
présidence.
Francis Sorell The Horn (Westmins-Grand surveillant de la Grande Loge
ter) en 1723. Membre de la Commission
de Charité.
Gwynn Vaughan Loge dont Anderson
est le vénérable au
moins en 1722
(localisation non
connue)
Joseph Hayne The Ship (près de
Temple Bar)
Thomas Jones The Bedford’s HeadHomonymes ou le même à The Bell
(Covent-Garden) (Westminster), à The Fleece (Fleet-
Street), à The Rainbow (York-Buil-
dings).
John Johnson The Swan (Fish-Homonymes ou le même à The Red
Street-Hill) Lyon (Tottenham-Court-Road), à
King’s Head (Ivy-Lane), à King-Henry-
Head (Seven Dyalls), à Coach and
Horses (Maddock’s-Street).
William Wickam
Richard Newton
Matthew Hewitt

Sachant que, depuis 1714 les juges de paix doivent promettre par
serment une entière loyauté au régime hanovrien, une telle proportion
de francs-maçons parmi les douze côtoyés par Delafaye est significative.
En peu d’années les enjeux politiques sont devenus flagrants au sein
des loges britanniques. A partir de 1723, Sorell et Cowper occupent des
postes clefs au sommet de la Grande Loge, respectivement grand sur-

235
veillant et grand secrétaire. De même, leur loge à laquelle appartient
aussi Anderson (au moins à partir de 1723), Desaguliers, Payne et
Delafaye, s’impose comme la plus entreprenante. On y trouve d’ailleurs
d’autres magistrats ou assimilés, comme Alexander Chocke, spécialiste
en droit des finances publiques, et Samuel Horsey, ancien officier de
cavalerie, bientôt directeur maladroit de la York Buildings Company,
dont Desaguliers est d’ailleurs quelque temps le conseiller scientifique1.
Toutefois, Delafaye s’investit surtout dans les services de renseigne-
ments. Parmi les agents qu’il recrute, plusieurs appartiennent à la
diaspora huguenote. Le plus éminent est Jean Lefébure. Chef du dépar-
tement secret du Post Office en 1718, c’est-à-dire du bureau chargé
d’intercepter les lettres des correspondants soupçonnés d’agir contre le
gouvernement, on ne peut pas dire qu’il soit lui-même franc-maçon.
Berman le voudrait, en citant un membre de la loge qui se réunit à
King’s Head, dans Pall Mall, sous le nom de Favre (FFavre dans le texte),
et en pensant qu’il s’agit de la même personne, chose difficile à ad-
mettre2. Mais Lefébure nous intéresse quand même pour deux raisons.
La première est qu’il est très proche de la famille Coustos, et en particu-
lier de Jean qui créera une loge à Paris en 1736, après avoir appartenu à
la loge de Saint-Alban’s Street se réunissant dans le café à l’enseigne de
La Tête du Prince Eugène 3. La seconde est qu’il évoluera dans ses allé-
geances politiques au point de servir la cause jacobite en informant
Francis Sempill, principal recruteur de francs-maçons dans les milieux
diplomatiques parisiens, des manœuvres hanovriennes. Ce sera à la fin
des années 1730, et Sempill aura suffisamment de confiance en lui pour
lui demander d’assurer la sécurité de certaines personnes, dont celle de
Mary Robinson, épouse de George, réfugié en France4, sachant que,
1
La York Buildings Company a été créée en 1675 pour construire un château d’eau au
nord de la Tamise afin de distribuer les maisons de Londres par un réseau de canalisa -
tions. Le duc de Chandos en est actionnaire. D’où son souhait que Desaguliers étudie les
moyens d’équiper le dispositif d’une machine à vapeur.
2
BERMAN 2017 : 94. Même en langue anglaise, on ne peut se fonder sur une prononcia-
tion altérée pour passer de Lefébure à Favre, a fortiori dans une loge qui comprend
plusieurs autres huguenots venus de France et sachant placer les intonations aux bons
endroits. Il existe d’ailleurs une famille Favre, assez étendue, qui passe à Londres après
la révocation de l’Edit de Nantes. Quatre Favre sont repérables dans la documentation à
partir de 1685 : David, Antoine, Mathieu, Jean. - AGNEW 1886 : 54, 55, 129. Pour sa part,
Jean Lefébure épouse Madeleine-Marie Mounier le 9 novembre 1725, en l’église Saint-
Benoît (LITTLEDALE 1910 : 303).
3
SONGHURST 1913 : 192.
4
MAE, série Mémoires et documents, sous-série Angleterre, volume 89, f° 15. Mary
Robinson, Londres, à Francis Sempill, paris, 27 octobre 1742. « You was pleased to
recommand Mr Lefébure to take care of me. » Avant de virer de bord, Lefébure aura
accompli une sorte d’expédition en France, accompagné du colonel Joseph Bell, pour
appréhender Thomas Limpons qui avait dérobé les courriers en provenance de Bristol
(SHAW 1901: 99).
236
membre de la loge Au Lion Rouge (Red Lyon, Richmond-Surry), celui-ci
aura aussi été à l’époque impliqué dans la faillite de York Buildings
Company1.
Il n’est pas superflu d’ajouter que Delafaye est également le destina-
taire des lettres de Philip von Stosch, insinuant espion de la cour de
Jacques III à Rome, dont j’ai parlé dans des publications antérieures, le
même qui sera à l’origine de la première loge de Florence. En plus de
Stosch, il emploie William Dugood, dont j’ai parlé aussi, qui sera quant à
lui à l’origine de la première loge de Lisbonne. Quiconque refuserait de
reconnaître que certains mobiles mercenaires animent ces personnages
s’exposerait à minorer un nombre assez important d’évènements de la
première moitié du siècle.
En tout état de cause, on voit bien qu’en 1723 les maximes généreuses
sur la solidarité et la fraternité par-delà les divergences d’opinions
politiques et religieuses sont théoriques. Ce n’est pas seulement une
versatilité épidermique qui pousse Wharton à tourner les talons au soir
de l’assemblée du 24 juin ; c’est aussi le dépit de constater qu’il ne peut
rivaliser avec les hanovriens dont les atouts sont bien plus efficaces que
les siens. Ils manœuvrent à visage découvert, sans craindre des tracas-
series publiques. Ses amis jacobites doivent quant à eux se dissimuler
ou être sans cesse sur leurs gardes. On le vérifie quand les membres de
La Corne trustent ensuite la majorité des postes à responsabilités,
tandis que ceux des Armes Royales se maintiennent dans la discrétion
et la dispersion. Leur effectif est en effet entièrement remanié dans les
années qui suivent, aucun membre de 1723 n’étant enregistré dans une
liste de 1730 ; en quantité, il diminue même assez considérablement,
car il passe de 28 à 162.
Mais Wharton a de la ressource. C’est après sa capitulation qu’il invente
l’Ordre des Gormogons, cette pochade de collégien qui fait encore
couler beaucoup d’encre à cause des caricatures commises par William
Hogarth et supposées figurer Anderson aux côtés de quelques Frères
cocasses. Il paraît que l’imprévisible duc aurait voulu ridiculiser la Ma-
çonnerie. Est-ce si sûr ? N’aurait-il pas voulu seulement se moquer de la
Maçonnerie hanovrienne ? C’est à peine jouer sur les mots : les hano-
vriens considèrent bel et bien que leur Maçonnerie est LA Maçonnerie.
Mais, comme ils pratiquent la méthode de l’auto-persuasion, Wharton
1
La compagnie ne peut assumer ses dettes. Les actionnaires floués saisissent la justice.
Horsey est sommé de se justifier. Robinson est accusé de fraude. L’affaire est très
obscure. Elle l’est d’autant plus que la compagnie a pensé assurer certaines de ses
recettes en rachetant les terres saisies sur les jacobites condamnés après 1715. Elle
souhaitait les proposer à bail locatif à des fermiers. S’agissait-il de préserver les biens de
certains exilés ?
2
On ne peut exclure toutefois qu’il s’agisse d’une autre loge au même endroit.
237
prend plaisir à leur glisser dans la chemise quelques doses de poil à
gratter.

238
13. Intermède chinois

Episode tragicomique dans l’histoire à peine commencée de la Grande


Loge de Londres, les frasques des Gormogons inspirent encore de nos
jours des commentaires contradictoires. Le duc de Wharton en est à
l’origine. Mais ce qu’on en sait ne provient jamais que de témoignages
indirects, avec cette caractéristique qu’ils sont parfois des parodies de
parodies. Comprenons que l’invention de l’Ordre des Gormogons a
pour objet de railler la Société des Francs-Maçons anglaise, mais que,
tant qu’à faire, quelques observateurs de la vie londonienne en ra-
joutent pour la détourner de ce premier objectif et caricaturer ses
inventeurs eux-mêmes. La célèbre gravure de Hogarth procède de ce
double mouvement. D’abord, elle prend acte de ce que les francs-ma-
çons sont ridiculisés, ensuite elle épingle les auteurs eux-mêmes de ce
ridicule. Nous pouvons le dire autrement : Hogarth propose une déri-
sion de la dérision.
Le 3 septembre 1724, le Daily Post informe que, inventé par le premier
empereur de Chine des milliers d’années avant Adam, l’ancien et noble
Ordre des Gormogons a été récemment introduit en Angleterre par un
mandarin et que plusieurs gentlemen ont été admis dans ses mystères,
lesquels ont décidé de tenir chapitre à la taverne Au Château, dans
Fleet-Street, à la demande expresse de personnes de qualité. Le public
est alors informé qu’il n’y aura pas d’homme portant une épée nue à la
porte, ni d’échelle dans une salle obscure, et qu’aucun Maçon n’y sera
reçu tant qu’il n’aura pas accepté de se renier comme tel et d’être
dégradé. En nota bene, il est dit que le Grand Mogol, le Tsar de Mosco-
vie et le Prince Tochmas ont été admis dans cette société, mais que le
rebelle Meriweys a été refusé, ce dont il a été grandement mortifié. Il
paraît même que le mandarin va bientôt partir pour Rome afin d’offrir
l’Ordre au pape, et l’on croit déjà savoir que tous les cardinaux du Sacré
Collège vont se faire Gormogons1.
1
The Daily Post, 3 septembre 1724. « Whereas the truly ANTIENT NOBLE ORDER of the
Gormogons, instituted by Chin-Qua Ky-Po, the first Emperor of China (according to their
account), many thousand years before Adam, and of which the great philosopher
Confucious was Oecumenicae Volgee, has lately been brought into England by a Manda-
rin, and he having admitted several Gentlemen of Honour into the mystery of that most
illustrious order, they have determined to hold a Chapter at the Castle Tavern in Fleet
Street, at the particular request of several persons of quality. This is to inform the public,
Devant ce morceau de bravoure journalistique, il convient d’abord de
rendre explicites les sous-entendus à la politique internationale de
l’époque. En France, le Mercure historique publie quelques semaines
plus tôt, en juillet, une lettre venue de Constantinople datée du 6 mai.
« On confirme que l’usurpateur Miriweis a fait une alliance avec le
grand Mogol contre le prince Tochmas, fils du roi de Perse ; et qu’après
s’être emparé de la ville et de la province de Schiras, il s’étendait le long
de la côte orientale de Bassora, ville frontière des Turcs de ce côté là. »1
Tout comme le tsar Pierre en Russie, le Grand Mogol de l’Empire Otto-
man, Mir Wais Khan (Meriweys/Miriweis) et Thamasp (Tochmas) sont
des personnages réels dont on comprend qu’ils puissent inspirer notre
échotier. En quelques mots, disons que Mir Mahmud (fils de Mir Wais
Khan, mais que les gazettes de l’époque désignent sous le nom de son
père) conquiert en 1722 Ispahan, la capitale de la Perse, et se proclame
Shah. De son côté, le vaincu Thamasp s’enfuit et s’installe à Tabriz, dans
l’Azerbaïdjan, où il obtient le soutien de Pierre Ier et du Grand Mogol.
Donc, un souverain légitime (Thamasp) est chassé de son trône par un
usurpateur (Mir Wais), mais est soutenu par deux autres souverains.
Robert-Freke Gould suggère de voir là une évocation nette de la situa-
tion des jacobites2. En effet, il ne peut en être autrement. Thamasp le
fils n’est autre que Jacques III, Mir Wais est George Ier, le tsar Pierre est
lui-même et le Grand Mogol probablement Louis XV. Quant à l’Ordre
des Gormogons il correspond à celui de la Franc-Maçonnerie, mais pas
dans sa version hanovrienne. L’ancien animateur du Hell Fire Club ne
peut pas être gêné par de tels rapprochements allégoriques. Les lec-
teurs de la presse anglaise, non plus. D’où l’intérêt d’une autre publica-
tion dans le Plain Dealer, le 14 septembre, qui est présentée comme
l’œuvre d’un Frère authentique, lequel semble n’être qu’Aaron Hill
propriétaire du journal, par ailleurs poète, dramaturge et connaisseur
de la culture française.
Dans un premier temps, il se plaint de ce que la Fraternité maçonnique
accepte en son sein des gens sans instruction, des petits-maîtres (cox-
combs) frivoles, des boutiquiers obscurs, des ignorants superstitieux et
that there will be no drawn sword at the Door, nor Ladder in a dark Room, nor will any
Mason be receiv’d as a member till he has renounced his Novel Order and been properly
degraded. N.B. — The Grand Mogul, the Czar of Muscovy, and Prince Tochmas are
entr’d into this Hon. Society ; but it has been refused to the Rebel Meriweys, to his great
Mortification. The Mandarin will shortly set out for Rome, having a particular Commis-
sion to make a Present of the Antient Order to his Holiness, and it is believ’d the whole
Sacred College of Cardinals will commence Gormogons. Notice will be given in the
Gazette the Day the Chapter will be held. »
1
Mercure historique et politique, juillet 1724 : 49.
2
GOULD 1904 : 375-380.
babillards. Il connaît des femmes d’intelligence supérieure et pourtant
interdites d’y participer. A ses yeux, l’institution est en passe de verser
dans le ridicule. Devant la passivité du grand maître il ne trouverait pas
surprenant que le gouvernement y mette le holà. Mais quelle est sa
propre conception ? Un moment, il cite des vers d’Horace dans lesquels
il introduit volontairement des coupures sous la forme de deux tirets :
Non ego te – Invitum : nec – Sub divum rapiam. Et il les commente
ironiquement en disant que les Frères pourraient supposer qu’il dévoile
des mystères comme ceux contenus dans le Mot de Maçon.
Les Constitutions ne parlent jamais du Mot. Et rien n’est plus facile que
de compléter les vers tronqués d’Horace. On les trouve dans l’une de
ses odes à Varus1, qui rappelle que l’usage modéré du vin dispose à la
saine allégresse tandis que son abus porte aux querelles. Ainsi : Non
ego te, candide Bassareu, Invitum quatiam : nec variis obsita frondibus
Sub divum rapiam, soit en français actuel : je n’abuserai point de vos
dons, Dieu des vendanges, ni ne révèlerai au grand jour ce qui est
couvert d’épais feuillages. Notre journaliste use donc de ce stratagème
rhétorique pour claironner qu’il ne faut pas compter sur lui pour divul-
guer le mot, alors que les bavards ne se privent pas pour conter des
histoires effroyables d’échelles, d’épées dégainées, de cordes à pendre
et de chambres obscures, mais il prévient aussi que, si le désordre
persiste dans la Société, il ne va pas hésiter à passer dans une autre,
dont il tait le nom, mais qui est par conséquent celle des Gormogons.
Dans cette première partie d’article, ce sont donc les frasques osées
dans certaines loges qui sont stigmatisées. Dans la seconde, ce sont
deux lettres soi-disant écrites par un Chinois effectuant un court séjour
en Angleterre, qui vantent les Gormogons en indiquant comment on y
est admis. A condition qu’ils soient hommes de mérite et de distinction,
les francs-maçons qui postulent doivent préalablement se retirer défini-
tivement de leur association qui n’est jamais qu’une Société de Faux
Constructeurs (Society of False-Builders). Sur quoi, l’auteur confesse
n’avoir pas l’intention de souscrire à cette condition, mais ajoute qu’il
souhaite que « la bonne conduite et la régularité des Gormogons soit à
l’avenir comme un modèle pour les Francs et Acceptés Maçons ».
Aaron Hill suscite rapidement des émules. Le 28 octobre, c’est au tour
d’un autre épistolier imaginaire, sous le nom de Verus Commodus,
d’écrire une lettre dans laquelle il fait semblant de s’étonner que l’en-
trée parmi les Gormogons soit subordonnée au reniement de la qualité
de franc-maçon. Il fait semblant, car il s’explique ensuite. D’après lui,
deux personnes fâcheuses et agitées (unhappy busy) seraient allées en

1
HORACE : Odes, Livre I, XVI.
241
Chine pour entrer dans l’Ordre, et elles auraient travesti la vérité histo-
rique en essayant d’accréditer les fables d’Adam, de Salomon et d’Hi-
ram comme précurseurs de cet Ordre sous le nom de franc-maçonne-
rie. Ces faux Frères auraient, pour ce faire, violé une bonne vieille dame
(deflower’d a venerable Old Gentlewoman) sous le prétexte d’en faire
une Européenne Hiramite (making her an European Hiramite). Mais,
vite démasqués, ils auraient été pendus dos à dos à un gibet de 60 pieds
de haut dans la plaine de Nankin. C’est depuis ce temps là que les
Gormogons exigent que les francs-maçons abjurent, avant de les ad-
mettre parmi eux.
Tout cela n’a rien d’obscur, puisque les clefs d’interprétation sont
fournies à la suite. Il paraît que le 29 septembre, à l’occasion de la Saint-
Michel, une nouvelle loge s’est ouverte à la Taverne Saint-Alban, rue
Saint-Alban, où les anciens maçons se sont réunis afin de corriger les
abus introduits dans la Société. Et par la faute de qui ? Un instituteur
presbytérien, et un certain Révérend orthodoxe, quoique théologien
mathématicien, lesquels ont commis un livre creux intitulé Constitu-
tions. En plus court, les coupables sont Anderson et Desaguliers. Ce
pourquoi on peut maintenant comprendre que la Chine n’est autre que
le milieu jacobite. Selon l’auteur, les racines de la franc-maçonnerie ne
se trouvent pas ailleurs. Les hanovriens l’ont investi pour se l’approprier
et l’adapter à leurs desseins. Le viol de la « bonne vieille dame » n’est
autre que la violence faite à la tradition des Old Charges pour lui faire
tenir un discours allant dans le sens voulu par eux. Les fâcheux et agités
Anderson et Desaguliers ont mis leur plume au service de cette cause
funeste.
Que Wharton soit à la manœuvre, c’est ce qui se déduit d’un autre
entrefilet du British Journal en date du 12 décembre. « Nous apprenons
qu’un pair de haut rang, membre éminent de la Société des francs-ma-
çons, a consenti à être dégradé comme membre de cette société et que
son tablier de cuir et ses gants fussent brûlés, suite à quoi il a été admis
en personne comme membre de la Société des Gormogons, à la taverne
Au Château, dans Fleet-Street. » Ainsi, au bout de quatre mois, la messe
est dite. Sauf que Hogarth vient y mettre son grain de sel, avec sa gra-
vure burlesque.
Elle a beaucoup été analysée, découpée, bousculée, convoquée à
charge et à décharge de Wharton. S’inspirant partiellement de Gould,
Ronald Paulson en a proposé un commentaire assez riche dans l’un de
ses ouvrages consacrés à Hogarth en 1992. Philippe Langlet en a propo-
sé un autre dans un album de 2013, non sans pointer certaines mé-
prises de Paulson. Il serait long et fastidieux d’engager un débat sur les
mérites complémentaires de l’un et de l’autre, et aussi sur ce qu’il est
242
permis d’affirmer en divergence de l’un et de l’autre. Voici la gravure,
accompagné de sa légende inscrite par Hogarth lui-même.

Figure 10. Les Gormogons (HOGARTH : 1724)

L’ensemble s’inspire indubitablement de l’article d’Aaron Hill. Est repré-


sentée une procession qui achève une assemblée de Gormogons dans
une taverne aux volets clos et à l’enseigne qui honore le divin Bacchus.
Les quatre premiers personnages sur la gauche sont des Chinois. Les
deux premiers sont l’empereur et le sage Confucius. Ils portent dans
leurs mains un disque solaire et un globe terrestre. En scrutant les
dessins tracés sur le globe, on distingue la silhouette d’un animal qui
semble un ours. Le troisième personnage est le ‘Grand Volgui’, c’est à
dire le grand maître universel de l’Ordre. Le quatrième est le Mandarin
Hang Chi, auteur fictif des lettres résumées plus haut. Le singe devant
l’âne est la caricature des Frères qui imitent bêtement les autres, sans
aucune réflexion.
L’âne porte au cou un seau où sont une équerre, un maillet et le balai-
serpillière qui sert à nettoyer les dessins de craie sur le sol de la salle où
s’est tenue la réunion. Assise sur l’échelle en travers est la noble vieille
dame, autrement dit la tradition des Old Charges. Prisonnier de
l’échelle, mains levées comme dans un carcan, est Anderson, avec son
collet de pasteur. Certains y ont vu Desaguliers, mais le tracé du visage
ne correspond pas du tout à celui montré dans tous les autres portraits
connus de lui. En outre, nous le vérifierons au bon endroit, il est ana-
logue à celui d’une autre œuvre de Hogarth qui évoque aussi Anderson.

243
Derrière lui, le chevalier en armure est Wharton. Le bouclier qu’il tient à
sa main gauche sert-il à protéger le prisonnier des quolibets ou de la
bousculade ?
La porte est gardée par un tuileur brandissant son épée nue dans sa
main gauche et un livre dans la droite. C’est une foule qui se presse
derrière et devant lui, une agglutination de Frères corps contre corps,
qui en chapeau, qui sans, mais avec perruque, ce qui suggère des gent-
lemen. Sur la droite, le tenancier se tient les côtes et rit de bon cœur,
ainsi qu’un quidam ébahi d’assister à la scène. A l’extrême droite, un
musicien racle les cordes d’une vielle à archet. Sur les cuisses des uns et
des autres, les tabliers sont longs, qui descendent jusqu’aux genoux. Et
l’on se croirait hors la ville, car le paysage est rural, avec des horizons de
collines.
Les légendes dans le cartouche en bas de feuille reprennent l’ironie de
l’image en affirmant que deux anciens Ordres sont venus d’Orient pour
prospérer en Angleterre, celui des Gormogons et celui des Francs-Ma-
çons. Elles accordent au premier la primauté, en ayant su mettre en
lumière le mystère du second. Ses membres auraient une sage conduite
et une affection sincère pour leur prochain en société. Les Francs-ma-
çons n’auraient pas ces vertus, et Hogarth s’enflamme alors : « Mais
observez les Francs-Maçons ! Quelle farce est-ce ? Combien leurs mys-
tères sont extravagants ! Quel est le cul (Bum = derrière) qu’ils em-
brassent ? Qui ne peut rire en de telles occasions ? Qui ne devrait pas
pleurer à l’idée que le monde est si fou. » Anderson a bel et bien le nez
à hauteur du fessier féminin. Mais ironie, dis-je. Hogarth désamorce les
critiques dont les francs-maçons sont la cible de la part des Gormogons,
donc des fidèles de Wharton, en montrant ceux-ci en pleine bouffonne-
rie. L’aubergiste et son compère en rient à gorge déployée. Si les larmes
leur viennent aux yeux, c’est plutôt par excès de jubilation.
Le nom d’Hogarth apparaît dans le second recensement général réalisé
par la Grande Loge le 27 novembre 1725. On ne le trouve pas en 1723,
date du premier recensement, ce qui autorise à penser qu’il a commen-
cé à porter le blanc tablier des Frères dans l’intervalle. Quand ? Sa loge
se tient à la taverne La Main et le Pommier, Little-Queen-Street dans le
quartier de Holborn. Elle comprend neuf membres en tout et pour tout.
Comme l’usage est de marquer les noms selon l’ordre de réception, et
comme celui d’Hogarth est l’avant dernier, il semble légitime de penser
que la loge est récente, et que notre graveur n’est pas encore maçon à
la fin 1724, quand il dessine sa gravure. John Lane propose la date du 10
mai 1725 pour la création de la loge 1. Ces différents indices sont cohé-
rents. Donc, nous avons affaire à l’œuvre d’un artiste qui tire son miel
1
LANE 1895 : 49.
244
des polémiques entretenues dans la presse, qui n’ignore pas qu’Ander-
son est jeté sur la claie par ses détracteurs et qui ne le ménage pas,
mais qui exonère Desaguliers, grand absent de la farce.
Wharton étant le personnage principal, l’organisateur du cortège, celui
qui en règle l’allure en empêchant les Frères trop pressés de se mettre
dans les pas de l’âne, sa représentation dans l’armure de Don Quichotte
n’a rien d’étonnant. Elle renvoie clairement aux jacobites. En effet, il est
devenu fréquent chez les whigs d’infliger à Jacques III le sobriquet de
Chevalier errant, de rêveur qui court après des chimères, car ils sont
convaincus qu’il ne réussira jamais à reconquérir le pouvoir perdu de
son père. Dans la littérature burlesque, le prototype d’un tel chevalier
est sans nul doute Don Quichotte. Plus encore, les jacobites se sont déjà
eux-mêmes approprié le thème en recherchant dans l’œuvre de Cer-
vantès des épisodes qui, rapportés à leurs infortunes, permettent
d’entretenir l’espoir de voir un jour revenir des jours fastes. C’est le cas
du poète écossais William Meston qui, en 1721, dans le Conte d’un
homme et de sa jument, soi-disant trouvé dans un ancien manuscrit,
s’inspire précisément de Quichotte, pour vanter allégoriquement les
mérites d’un roi (l’homme) bienveillant envers sa jument (la Grande
Bretagne), mais qui a le malheur de la voir rétive et ingrate, au point
qu’un étranger (George de Hanovre) parvient à se l’accaparer sans
réussir néanmoins à la rendre plus heureuse, bien au contraire, car il la
fatigue tant qu’il la rend complètement inapte à porter son cavalier1.
Le premier vers est le suivant : « Autrefois un honnête homme (honest
man) avait une jument ». Faut-il n’y voir qu’une formule innocente ?
Pas sûr. Sans entrer dans les subtilités de la suite, ce qui lancerait une
digression inopportune, je voudrais insister sur deux caractéristiques
concernant Meston. Premièrement, il est franc-maçon hostile aux
imitations hanovriennes. Deuxièmement, il est plusieurs années le
précepteur des enfants Keith, savoir George et James, qui seront à
partir des années 1720 deux Frères éminents de la diaspora jacobite en
exil. L’un reprendra en Russie le flambeau des précurseurs groupés
autour du tsar Pierre, l’autre sera le concepteur de plusieurs hauts
grades écossais, mais il sera aussi le créateur de l’Ordre de Toboso dont,
justement, le chevalier errant Don Quichotte sera pour ainsi dire la
figure tutélaire.
Issu d’une famille française arrivée en Ecosse sous le règne de Charles
Ier, William Meston est né vers 1688 à Midmar dans le comté d’Aber-
deen. Après la fin de ses études supérieures, il est recruté par la famille
Keith pour s’occuper de George et James. Une solide connaissance du
latin et du grec, une fréquentation assidue des ouvrages philosophiques
1
MESTON 1721.
245
et de la littérature de la Renaissance, une jovialité spontanée encline à
l’ironie, une capacité à rester sérieux dans les moments critiques, tout
cela fait un éducateur apprécié par les deux jeunes garçons. En 1714,
les ayant bien accompagnés dans leur premier apprentissage, ses ta-
lents lui valent d’être nommé professeur au Marischal College, d’Aber-
deen, dont la famille Keith assure le financement après l’avoir créé. Puis
vient l’insurrection de 1715, menée par le comte de Mar. Il n’est pas le
dernier à y participer, et sa loyauté lui vaut d’être nommé gouverneur
de la forteresse de Dunnottar, qui occupe une position stratégique sur
la côte écossaise, non loin de Stonehaven.
La défaite l’oblige à se cacher ensuite. Sa tête est mise à prix. Il met à
profit ces loisirs forcés pour écrire. C’est à cette époque, probablement,
qu’il écrit un poème apologétique des francs-maçons, où il procède lui
aussi par rappel des premiers constructeurs de la lointaine antiquité
mais sans jamais s’embarrasser de lyrisme religieux. Par leur habileté
pratique et leurs connaissances, les francs-maçons auraient tout simple-
ment apporté une contribution essentielle au progrès de la civilisation.
D’après lui, nos lointains ancêtres étaient contraints à l’errance dans les
déserts et les forêts sauvages ; ils devaient affronter des rudes climats,
pluie vent et soleil cuisant ; ils devaient se protéger des animaux fé-
roces et d’ennemis brutaux. Par la construction des maisons, des villes,
des châteaux, des enceintes fortifiées, des chapelles pour le culte, des
monuments d’art, ils ont fait sortir l’humanité du désordre et de l’insé-
curité. L’ensemble du poème peut se lire comme un éloge agréable des
seuls opératifs, mais rapporté à de nombreux autres œuvres de Meston
où il ne cesse de prêter aux hanovriens une frénésie de destructions
belliqueuses, nous ne pouvons pas douter qu’il pense aussi et avant
tout à ses amis jacobites. On retrouve même chez lui la métaphore du
pont entrevue chez Adamson puis dans le court poème de 1713-1714
où un auteur anonyme remercie le ministre Harley d’avoir su dresser,
par les vaisseaux de la Compagnie des Mers du Sud, un pont de bois
entre l’Europe et les Amériques. Les maçons sont des artisans dont la
main habile permet de construire des arches sur des rivières agitées,
grâce auxquelles les hommes marchent sur ces eaux aussi bien que sur
la terre ferme : « These are the men whose wonder-working hand /
Makes arches over rapid rivers stand, / Where men can walk on water
as on land. »1
Quand les deux frères Keith doivent fuir après la défaite de 1715, ils se
réfugient quelque temps en Espagne. C’est là que l’aîné George, mieux
connu sous le titre de comte Marischal et du reste présent à Aberdeen
au moment de l’insurrection, se remémorant sans doute les soirées où
1
MESTON 1767 : 196.
246
Meston lui faisait lecture, s’inspire à son tour de Cervantès pour s’exer-
cer aux fantaisies de plume et inventer l’Ordre de Toboso. Nous
sommes au milieu des années 1720. L’Ordre va prospérer et n’enrôler
que des jacobites francs-maçons. Le ton de l’humour atténue la nostal-
gie des pays perdus. Un jour, Marischal lâche un soupir dans une lettre
à son compère Ezekiel Hamilton : « Je suis un chevalier errant sin’ amor
[sans amour »1. C’est ainsi que l’on peut établir un lien de connivence
entre les facéties de Wharton et celle de Marischal. Par certains côtés
Toboso prolonge les Gormogons. Une différence est cependant notable,
à savoir que Toboso ne reprend pas les espiègleries sur la Chine. Mes-
ton s’en gardait aussi. Peut-on alors émettre une hypothèse sur la
source d’inspiration de notre duc après sa sortie fracassante de la
Grande Loge de Londres ?
Bien sûr, on peut considérer qu’il emprunte sa mandarinade aux récits
de voyage imprimés dans la presse ou dans des ouvrages plus ou moins
véridiques. Ceux qui évoquent l’exotisme oriental sont particulièrement
appréciés des lecteurs européens. Rappelons-nous quand même les
historiettes qui courent sur le père du duc de Montagu au cours des
années 1690. Alors veuf, il courtise avec beaucoup d’ardeur Elizabeth
Cavendish, elle même veuve de Christopher Monck, second duc d’Albe-
marle. Celle-ci, très excentrique aux dires de son entourage, voire un
peu folle, clame urbi et orbi qu’elle ne peut se remarier qu’avec une
tête couronnée. D’où l’idée qui vient à Ralph Montagu de se déguiser
en empereur de Chine. Il fait même peindre un tableau de lui, où il pose
fièrement enturbanné, en longe robe de soie jaune, dague à la cein-
ture2.
Elle est riche, très riche. Les noces ont lieu, et puis Ralph la tient re-
cluse, presque prisonnière, coupée du monde, dans son château de
Bloomsbury. Elle, mais pas son argent3. D’où les jacasseries de salon au
moment des faits. On la croit même morte un moment, si bien que le
parlement de Westminster s’en émeut et demande à la voir. On s’inter-
roge sur les mobiles exacts de Ralph dont on dit qu’il maintient sa
femme dans l’illusion d’être désormais bel et bien devenue impératrice
de Chine. En 1707, le dramaturge Colley Cibber exploite l’affaire en la
transfigurant dans une comédie jouée à Haymarket 4. Les chinoiseries
sont en bonne place. Quelques animaux ajoutent à l’exotisme, dont un
singe. Le succès n’est pas spontané. Mais la comédie est rejouée en

1
CUTHELL 1915 : I, 177. George Keith, comte Marischal, à Ezekiel Hamilton, 13 février
1737.
2
Actuellement dans la collection Buccleuch.
3
BICKLEY 1911 : 142.
4
CIBBER 1707.
247
1712 avec plus de public. Aaron Hill s’y intéresse1. Le texte est réédité
en 1723. Et nous voici l’année suivante devant l’article sur les Gormo-
gons du même Hill dans son journal le Plain Dealer. Avec l’aide d’un
complice aussi talentueux, il se peut que Wharton se soit emparé de ce
vaudeville familial pour brouiller le portrait de son prédécesseur à la
grande maîtrise. De l’autre bord, que Hogarth y mette une surenchère
en inversant les cibles, c’est de bonne guerre.
Paulson est d’avis que Hogarth s’inspire, en plus de l’article d’Aaron Hill,
d’une brochure anonyme sortie en librairie à la fin d’octobre sous le
titre Le Grand Mystère des Francs-maçons découvert2. C’est possible,
mais on ne voit pas ce qui serait extrait de cette divulgation pour enri-
chir l’image. En revanche, tout porte à croire que l’auteur cible ici les
loges jacobites qui, par la force des choses, sont plus hermétiques que
les autres. Quand on rapproche sa brochure de la « prophétie » de
Roger Bacon imprimée dix ans plus tôt, on constate qu’elle en reprend
les expressions-pivots, dont le doublet lexical du Mot de maçon (Jachin
et Boaz)3 et le Giblim, étant entendu que la loge se tient symbolique-
ment à l’extrême ouest du temple de Jérusalem où se trouve le Porche
de Salomon encadré des deux colonnes.
La gravure des Gormogons a au moins l’avantage de nous offrir un
portrait d’Anderson. Fort logiquement, à partir du moment où on
l’accuse d’avoir violé les anciennes constitutions pour lui faire un bâ-
tard, il est la première cible de ses adversaires. Capturé sous l’échelle,
sa tête émerge et frôle le postérieur de sa victime. Est-ce aussi faire
allusion à son penchant pour la sodomie, du moins selon le graveleux
auteur de l’Anti-Priapeia ? On ne peut pas dire qu’il soit à l’aise. Par
rapport à Don Quichotte qui se tient droit, presque raide, il est courbé,
accablé, déjà en position de marche alors que les autres ne bougent pas
encore, à l’exception du singe qui l’imite en levant au ciel ses mains
gantées. L’échelle qui l’emprisonne est probablement sortie de la salle
de l’auberge où s’est achevée la tenue, car on sait qu’il est d’usage d’en
avoir au moins une.
Un tel portrait est rarement reproduit, sans doute parce qu’il n’est pas
flatteur. Il existe cependant un moyen d’en donner un autre où l’auteur
contesté des Constitutions est plus à son avantage. Une fois qu’on a
établi la différence entre d’un côté les emprunts faits par Hogarth aux
œuvres de ses confrères, notamment dans la façon dont il figure les
1
POPE 1751 : Barton Booth à Aaron Hill, n.d. [1714 ?]. La pièce de Cibber : « Depuis deux
ans que nous l’avons rafraîchie, elle a rencontré le succès le plus extravagant, et a été
maintenue dans le répertoire sans jamais manquer d’une grande audience. »
2
ANONYME 1728. – PAULSON 1991 : 116.
3
Ibid. 9. Dans le texte, Jachin, colonne de droite, est associé à Hiram (écrit Irah) qui
dirige la loge.
248
Chinois, qui est copiée de Charles-Antoine Coypel, et d’un autre côté
ses créations propres, inspirées par l’observation des scènes quoti-
diennes autour de lui, nous devons nous arrêter devant son œuvre
intitulée The Sleeping congregation, autrement dit la congrégation
endormie, qui figure dans une chapelle de campagne un auditoire de
fidèles tombés en somnolence sous l’effet soporifique d’un sermon
asséné par leur pasteur en chaire. Les spécialistes de notre artiste la
connaissent bien, mais ils estiment que l’ecclésiastique est plutôt Desa-
guliers. Ce n’est pas mon opinion.
The sleeping congregation est une œuvre dont on connaît à la fois une
réalisation peinte à l’huile sur toile1 et deux autres gravées en 1736 et
17622. Quand on compare le profil du personnage principal à celui du
prisonnier des Gormogons, plusieurs ressemblances sont évidentes. Le
visage est à chaque fois assez mince, sans qu’il corresponde en quelque
manière à celui de Desaguliers qui possédait de bonnes joues et un
embonpoint en rapport. L’ouverture de la bouche est à peu près la
même, le front un peu bombé, les sourcils longs. La perruque bouclée
est rousse dans la peinture, et Anderson était en effet roux. Nous ne
pouvons jamais être sûr de l’intention d’un artiste quand on remarque
par ailleurs quelques différences, mais le lecteur peut en être juge par
l’examen des miniatures suivantes. Je les mets à peu près au même
format afin d’en faciliter l’examen.

1
HOGARTH 1728 : l’original est conservé au Minneapolis Institute of Art.
2
La version de 1736 porte en légende « Créée, gravée et publiée le 26 octobre 1736 par
William Hogarth, en vertu d’un acte du parlement ». Celle de 1762 : la même légende
en bas de feuille, puis sur le côté droit : « Retouchée et améliorée le 21 avril 1762 par
l’auteur. »
249
Figure 11. Anderson (HOGARTH : 1724)

Figure 12. Anderson (HOGARTH : 1736)

Figure 14. Anderson (HOGARTH : 1728)

Figure 13. Anderson (HOGARTH : 1762)

Au vu de ces figures à peu près similaires, il est légitime de se poser


quelques questions. Est-ce que l’intérieur de la chapelle des fidèles
endormis correspond bien à celle où officie Anderson ? Est-ce que
l’imagination de Hogarth ne l’amène pas à prendre des libertés avec la
réalité, afin de réunir dans un même huis-clos des personnages et
objets ordinairement distants ? De même qu’avec les Gormogons nous
avons une scène abstraitement arrangée, car elle n’a jamais eu lieu
comme telle, il y a fort à parier que l’artiste cherche à suggérer par son
pinceau ou sa pointe une ambiance ou un problème. Mais, au moins
pour l’estampe prise dans son ensemble, comme on le constate ci-
après, il semble bien qu’elle soit l’allégorie d’un travail maçonnique,
250
puisqu’au dessus du pilier central se remarque un delta lumineux inver-
sé.

Figure 15. La congrégation endormie (HOGARTH : 1762)

Qu’Anderson ne soit pas un virtuose de l’art oratoire, c’est ce qui trans-


paraît dans les satires qui le visent. Aussi bien, après 1725, Hogarth qui
a l’occasion de l’entendre au moins quand ont lieu les assemblées
générales de juin, ne se gêne-t-il pas pour le croquer en plein exercice,
une loupe en main, lisant ses feuilles sans se rendre compte que son
auditoire s’épuise vite, y compris le clerc sous lui qui ne dort pas tout à
fait, quand même, car un de ses yeux reste entrouvert vers la jeune
femme à droite, pour ne rien manquer de son opulente poitrine.

251
Chaque détail n’étant pas gratuit, dans cette version de 1762 retouchée
par Hogarth lui-même à partir de sa première gravure de 1736, on peut
remarquer aussi au-dessus du delta lumineux, décalée vers la droite,
l’ancienne devise française des rois d’Angleterre, « Dieu et mon droit »1.
Cette devise adoptée sous Henry V est celle de la monarchie de droit
divin, ce qui jure quelque peu avec celle de l’époque qui est résolument
parlementaire. Au-dessus est esquissé un lion que l’on sait choisi au
douzième siècle par Guillaume Ier d’Ecosse pour ses armoiries. Regar-
dez-mieux, et vous vous apercevez que ses parties génitales sont bien
visibles, comme en érection, ce qui n’était pas le cas en 1736. De là à
penser que l’espiègle Hogarth place Anderson dans un décor maçon-
nique (delta lumineux) renvoyant aux passés anglais et écossais pour
signifier encore qu’il besogne dans les Old Charges avec l’idée d’en
excaver une histoire farfelue, mâtinée de vagabondages dans la Bible et
d’une allusion là encore à son dynamisme sexuel comme dans l’Anti-
Priapeia de 17202, c’est un pas que je laisse à d’autres le soin de faire,
tant n’importe quelle combinaison de symboles se prête à une infinité
d’interprétation. Mais, au moins la messe est dite quant à l’identifica-
tion du pasteur.
S’il convient une fois pour toutes d’éliminer Desaguliers du paysage,
c’est tout simplement parce que sa dissemblance, comme je l’ai dit plus
haut, est flagrante. Voici deux portraits de lui, le premier extrait du
frontispice des Constitutions, le second d’une estampe gravée par
James Tookey d’après une œuvre de Hans Hysing réalisée vers 1730.
Rien de comparable avec les caricatures de Hogarth. Ceux qui pré-
tendent y voir l’homme en chaire, prêchant en myope le petit peuple
avachi, se trompent. Le premier à l’avoir dit est John Nichols en 1781, et
les compilateurs venus après le répètent par automatisme3.

1
Dans la version de 1736, l’ange fume la pipe, pas dans celle de 1762. Le bandeau du
motto existe, mais pas l’inscription « Dieu et mon droit ». Les côtés du delta lumineux
sont un seul trait, en 1762 ils sont tracés de deux traits.
2
Peut-on dire que la retouche du lion en 1762, pour mettre en évidence sa vigueur
sexuelle, soit innocente ? Hogarth se la permet pour instaurer certainement un lien
entre elle et Anderson qui, mort en 1739, ne peut plus s’exposer aux quolibets.
3
NICHOLS 1785 : 234. [Première édition : 1781].
252
Figure 17. Desaguliers vers 1730

Figure 16. Desaguliers en 1723

Cela admis, ce sont les articles de presse qui contribuent le plus à faire
connaître la franc-maçonnerie hanovrienne à l’étranger. Ce sont eux qui
sont relayés dans les journaux du continent. Et particulièrement quand
ils relatent les processions publiques de la Grande Loge londonienne.
Parce qu’elle descend dans la rue, parce que les Frères portent ostensi-
blement leurs décors et leurs outils, elle devient un phénomène qui
justifie quelques entrefilets dans les feuilles qui aiment capter le frémis-
sement des modes. En France, la première en date se lit dans le Journal
de Verdun au mois de juin 1724, qui se fait l’écho quelque peu ironique
de la procession ayant suivi la réunion de quartier d’avril. En voici les
dernières lignes : « L’assemblée finie, ces messieurs maçons s’en re-
tournèrent chez eux, marchant dans les rues avec leurs tabliers de cuir,
et autres marques de la profession, excepté que leurs habits n’avaient
nulle tache de chaux ni de mortier. Nous ignorons l’origine, le motif et
l’utilité de cet établissement, ne l’ayant pas remarqué dans l’Histoire, et
nos dictionnaires n’en faisant nulle mention. Il y a apparence qu’aucun
de ces nobles maçons ne mettra la main à l’œuvre, à la nouvelle maçon-
nerie que Madame la duchesse de Marlborough va faire entreprendre à
l’enclos de son parc de Bleinheim. »1
La discrétion voire la clandestinité forcée des jacobites empêche qu’on
parle d’eux. C’est pourquoi le déséquilibre des informations publiques
les concernant reste encore aujourd’hui traduit par certains compila-
teurs comme un symptôme d’irrémédiable inconsistance. Mais, enfin, il
existe bien d’autres moyens pour comprendre quel est leur rôle depuis
presqu’un siècle. Remarquons d’ailleurs qu’à partir de la grande maî-
1
Suite de la Clef ou Journal historique sur les matières du tems, [dit Journal de Verdun],
1724 : 435-436.
253
trise de Dalkeith, une fois que Wharton a abandonné la lice, est prise la
décision solennelle de n’admettre comme visiteurs dans n’importe
quelle loge que des Frères dûment et valablement présentés par un
autre déjà connu, ou capables de produire un certificat de reconnais-
sance. De plus, n’importe quel étranger, serait-il apparemment très
instruit dans l’Art (however Skilled in Masonry), ne peut être reçu qu’à
la condition de renouveler son serment d’obligation, sauf s’il est « pré-
senté ou attesté par un Frère connu et approuvé par la majorité de la
Loge »1. Cette décision est adoptée le 19 février 1724. L’étranger n’est
pas seulement le non-Anglais, mais aussi l’étranger à l’obédience londo-
nienne. D’où une autre décision de fournir de façon régulière au secré-
taire de la Grande Loge la liste complète des membres de chaque loge,
ce qui permettrait évidemment à celui-ci d’y repérer d’éventuels rivaux
politiques. N’oublions pas que William Cowper est très proche de
Charles Delafaye. Une fois de plus, il est clair que les auteurs qui pré-
tendent voir une même franc-maçonnerie chez les jacobites et les
hanovriens, avec échange courtois de procédés, se trompent lourde-
ment.

1
SONGHURST 1913 : 56. Minutes de la Grande Loge de Londres, 19 février 1724.
254
14. Le coup de maître

Parce que l’année 1724 est celle des turbulences consécutives à la


fugue de l’imprévisible duc de Wharton, elle est aussi au sein de la
Grande Loge celle des efforts pour verrouiller davantage son système.
Anderson écrit que, lors de la réunion de quartier tenue le 25 novembre
1723 à l’auberge de La Couronne, Threadneedle-Street, les délégués
d’une trentaine de loges s’étant déplacés, plusieurs mesures sont
adoptées pour le bien de la Maçonnerie, dont une spéciale pour préve-
nir les perturbations et préserver l’harmonie lors de l’assemblée géné-
rale de juin1. Il n’en dit pas plus, hormis que deux réunions suivent au
même endroit, les 29 février et 28 avril 1724, en présence de délégués
habituels, tandis que le comte Dalkeith propose le duc de Richmond
pour le remplacer l’année suivante. Voyons cela de près.
Le registre de la Grande Loge indique le 25 novembre que plusieurs
questions d’importance sont débattues. La première est que les
réunions de quartier n’ont pas vocation à entreprendre quelque modifi-
cation que ce soit des règlements généraux ; cela doit être fait en
assemblée plénière le jour de la Saint-Jean. La seconde est que le grand
maître a le pouvoir légitime de désigner son Député. La troisième ren-
voie implicitement aux deux précédentes, à savoir qu’un certain Hud-
delston, vénérable d’une loge particulière, séante à La Tête du Roi, dans
Ivy-Lane, a récemment contesté l’autorité de Desaguliers. Il aurait lancé
des calomnies sur son compte2. Lesquelles ? Le secrétaire Cowper n’en
cite aucune. Mais la conséquence est que l’expulsion d’Huddelston de
sa loge est ordonnée et que son remplacement à la direction de celle-ci
soit au profit de son premier surveillant nommé Davis.
N’est-ce pas un acte d’autorité visant un jacobite ? Il a contesté la
nomination de Desaguliers, comme Wharton avant lui. Il a sans doute
commenté haut et fort les incidents de juin. Perçu désormais comme un
brandon de discorde, il est poussé sans ménagement vers la sortie. Du
moins voilà ce qui semble assez logique dans ce contexte embrumé.

1
ANDERSON 1738 : 116.
2
SONGHURST 1913 : 54.
L’inconvénient est qu’il est difficile d’identifier valablement le proscrit,
car son prénom manque. Sa loge a été fondée le 17 janvier 1722 1. Le
jour de son jugement, en novembre 1723, la liste de ses membres n’est
pas recopiée sur le registre de Cowper, et c’est normal puisqu’il y a
donc conflit ouvert. En 1725, elle l’est, avec 17 membres, un vénérable
qui s’appelle John Johnson, aucun Davis, mais un William Huddelston en
second surveillant. La disparition de Davis tend à prouver qu’il n’a pas
duré dans la première chaire et que, peut-être, William Huddelston a
été réintégré.
Si tel est le cas, Huddelston appartient probablement à cette famille
dont un homonyme servait la cause de Charles I er dans les années 1640,
aux fonctions de colonel et commissaire pour l’artillerie. Un autre de
ses parents, John, moine bénédictin, est supposé avoir aidé le jeune
Charles II à échapper aux troupes de Cromwell après la défaite de
Worcester, et à lui avoir administré les sacrements de l’Eglise catho-
lique peu avant sa mort2. Le 1er juillet 1725, William épouse Gertrude
Meredith, dont le frère Amos est lui-même jacobite et dont le neveu,
fils d’Amos, le sera aussi3.
Une autre question soulevée en novembre 1724 est de savoir si l’on
peut admettre à la Grande Loge les maîtres ou surveillants de loges
particulières n’ayant pas été constituées et approuvées par le grand
maître. La réponse est négative. Bien sûr, il n’y aurait pas matière à
débat si quelques précédents n’avaient pas semé la zizanie. On peut
alors supposer qu’il s’agit de dénoncer seulement des loges sauvages,
érigées par des Frères jouant aux indociles tout en voulant participer
aux fêtes collectives, mais rappelons-nous le scrutin qui accorde à
Desaguliers une très courte victoire. Il y a au moins 12 ou 13 loges qui
ne lui sont pas favorables. Dans le nombre, il y en a évidemment qui
sont de sensibilité jacobite, à l’exemple de celle d’Huddelston. Il leur
reste à se soumettre, ou bien à se disloquer, ou bien à s’isoler.

1
1721, selon LANE 1895 : 35. 1722 selon SONGHURST 1913 : VIII.
2
HISTORICAL MANUSCRIPTS COMMISSION, Calendar of the Stuart Papers, I, 1902 : 4. Memo-
randum manuscrit de Jacques II sur la mort de son frère Charles II, 5 février 1685. –
Deux homonymes vivent à Londres : Tristram et George. Tous deux, semble-t-il sont
écuyers. Tristram est un marchand mercier assez opulent. George est son cousin qui
demeure Bedford-Street, paroisse Saint-Paul, Covent-Garden.
3
Une autre possibilité se présente, mais elle est moins recevable, à savoir qu’un mar-
chand mercier tient boutique à la Tête de Maure, Bedford-Street. Il est même écuyer
(esquire) et possède des biens à Croydon, dans le comté de Surrey. Son cousin George
réside aussi à Londres (National Archives, Kew,, Prob 11/742. Testament de Tristram
Huddelston).
Un calcul statistique rudimentaire permet de se faire une idée du pro-
grès accompli autour de cette date. D’après Anderson, en novembre
1723 ce serait 30 loges qui seraient représentées à l’assemblée de
quartier, en février 1724 elles seraient 26, en avril elles seraient 31. Les
procès-verbaux de Cowper, fournissent d’autres indications. La liste de
1723 comprend la référence à 52 loges, pour 34 seulement qui four-
nissent les noms de leurs membres ; cela suggère l’absence de 18, dont
celle de Huddelston. Le 19 février, ce sont 22 qui cotisent pour secourir
un Frère tombé en grande difficulté personnelle ; une nouvelle défec-
tion est donc assez forte, la loge de Huddelston n’étant toujours pas
citée. En revanche, le 27 novembre 1725, ce sont 71 loges qui sont
référencées, et seulement 4 qui ne fournissent pas la liste de leurs
membres. Pour donner du sens à ces variations, il faut bien admettre
qu’en 1724 les mesures prises favorisent une redistribution des in-
fluences. Désormais, l’ascendant des hanovriens est assuré sans par-
tage.
Alors que Cowper n’y fait aucune allusion dans son compte-rendu,
Anderson invite presque au triomphe en décrivant en détail le proto-
cole adopté maintenant pour l’installation du grand maître. D’abord,
une répétition a lieu pour s’assurer du bon déroulement de la proces-
sion autour des tables de la Chambre des tailleurs. Ensuite, c’est le
grand maître sortant qui ouvre le cortège accompagné de ses princi-
paux officiers que sont les surveillants et son adjoint Desaguliers. Diffé-
rents maîtres de loge portent des luminaires, une épée d’apparat, mais
aussi le livre des Constitutions. Anderson se plaît à signaler que son livre
est confié à ce moment au maître de la plus ancienne loge. Le nouveau
grand maître est quant à lui en dernier, précédé de l’épée tenue par le
maître de la loge à laquelle elle appartient. Sa proclamation intervient à
l’issue du troisième tour, tandis que les salutations solennelles se sont
succédées. Les insignes de sa fonction lui sont transmis. Congratula-
tions, acclamations.
L’ancien grand maître est donc le comte Dalkeith, le nouveau est
Charles Lennox, second duc de Richmond. Nous pouvons émettre un
grand nombre d’hypothèses sur les raisons qui ont déterminé à le
choisir. La plus vraisemblable est que, nous le savons, il est le fils du
premier duc dont l’implication est connue dans une loge de Chichester
au milieu des années 1690 ; à ce moment, parce que fils de Charles II, il
était tenté par un ralliement aux jacobites. Le second duc se montre
quant à lui ouvertement hanovrien mais cela ne l’empêche pas de
conserver des relations amicales avec des partisans de Jacques III. Il se
présente alors comme un aristocrate susceptible de contribuer sinon à
dépasser les rivalités, du moins à en atténuer les effets.

257
Une fois investi, Richmond remercie l’assemblée et nomme son député
en la personne de Martin Folkes, membre de la Royal Society et numis-
mate distingué, puis vient le tour des surveillants : George Payne et
Francis Sorell, tous deux expérimentés, tandis que Cowper est mainte-
nu au secrétariat. Une seconde procession s’ébranle autour des tables,
comme la première. Anderson insiste sur l’épée et les Constitutions
portées fièrement. Ensuite, verres pleins et vidés et remplis et revidés :
ne les comptons pas. Les santés sont joyeuses, l’amour fraternel égaye
les visages. Discours et musiques sont appréciés. Tout va bien. Pas
d’éclat, pas d’esclandre. Anderson se réjouit, comme si un tournant
s’était réellement accompli, un apaisement des humeurs.
Malgré cela, au fil des mois, on se rend compte que la conjoncture n’est
pas entièrement favorable aux vainqueurs. Pour le vérifier, il importe de
distinguer les aspects structurels des aspects doctrinaux. Structurelle-
ment, comme ces chiffres le montrent, les hanovriens deviennent
dominants dans Londres. En revanche, la conception qu’ils affichent de
la Maçonnerie, surtout ce qu’ils disent de la tradition, et les rituels qu’ils
prétendent en retirer pour les appliquer au fonctionnement des loges,
fait l’objet de nombreuses critiques ouvertes et argumentées, si bien
qu’ils sont obligés de se mettre en question. L’essor qu’ils connaissent
n’est pas suffisant pour légitimer les principes qu’ils affichent. Sur ce
plan, l’un des points de litiges les plus forts est le rôle accordé à la
maîtrise.
Quiconque veut bien comparer les réactions critiques provoquées à
Londres par la publication des Constitutions se rend bien compte que
l’image de la franc-maçonnerie qui y est proposée ne convient pas à
ceux qui en connaissent une autre, soit parce qu’ils la vivent de l’inté-
rieur, soit parce qu’ils ont accès à des documents de première main. Ce
ne sont pas seulement des citoyens hostiles par principe aux loges qui
s’expriment, ce sont aussi des connaisseurs avertis. Rangeons parmi
ceux-ci Samuel Briscoe. Né vers 1670, il tient une librairie dans Covent-
Garden, Russell-Street, depuis 1691. Son catalogue est très diversifié,
qui s’étend des grands classiques de l’antiquité aux auteurs plus ou
moins renommés de son temps. Bon vivant, libertin à ses heures, tantôt
riche, tantôt pauvre, il ne peut être assimilé aux jacobites militants, bien
qu’il ait des amis qui le soient.
En 1724, il fait paraître une brochure 1 qui fustige le duo Anderson-Desa-
guliers. Ses propres lectures l’amènent à contester ce qu’ils professent.
Il n’y a pas que les lectures ; après son commentaire critique des Consti-
tutions, il dévoile aussi qu’il possède une connaissance de certaines

1
BRISCOE, Samuel, 1724 : Secret History of the Freemasons, Londres.
258
conventions adoptées dans les loges de Londres pour faciliter les recon-
naissances réciproques de Frères. Pour autant, ne lui prêtons pas le
privilège d’être infaillible et de penser plus haut et plus juste que ses
cibles. Il attribue d’ailleurs à Desaguliers ce qui provient d’Anderson.
Mais l’intérêt de sa brochure réside dans le fait qu’il incite les lecteurs
qui l’achètent (1 shilling), et a fortiori ceux qui ont aussi les Constitu-
tions entre les mains, à s’interroger sur le sens de certains trucages.
Quelle étrangeté, pour commencer, que de remonter avant le déluge
pour tracer l’histoire de l’institution ! Quelle vanité de laisser croire
qu’un secret conçu à l’origine des temps a pu être préservé intact au
sein d’une confrérie ! Il y a de la charlatanerie dans l’air, comme chez
les bonimenteurs qui prétendent changer le plomb en or. Briscoe prend
appui sur un texte des Old Charges pour avancer un autre point de vue.
Il le suit pas à pas, avec moins d’emphase qu’Anderson, et s’arrête au
passage consacré à Hiram. L’enjeu est d’importance, puisque le person-
nage occupe d’ores et déjà une place de choix dans le panthéon de la
Grande Loge, en tant que figure tutélaire de l’Art Royal. La conclusion
de Briscoe se résume en peu de mots : notre duo n’y comprend pas
grand chose, car il use de subtilités incongrues pour distinguer plusieurs
homonymes des écritures vétérotestamentaires.
Dans le cadre restreint de ce chapitre, mon intention n’est pas de
reprendre sous une autre forme les arguments employés par ce cri-
tique, ni de rappeler que les hommes des Lumières ne se bornent pas
aux textes canoniques de la Bible pour spéculer, ils empruntent aussi
beaucoup aux « translations » qui les amènent à surinterpréter le rôle
des héros légendaires qui l’illustrent 1. Je voudrais seulement ajouter
qu’Hiram n’est pas un nouveau venu dans la littérature politique des
Britanniques. Pendant les guerres civiles des années 1630-1640, il est
invoqué dans des sermons au parlement. Par exemple, en 1646, il l’est
par le puritain Herbert Palmer qui différencie trois catégories de per-
sonnes ayant contribué à l’édification du temple de Jérusalem et des
murs de la ville : les ordonnateurs, les exécutants qualifiés et les ma-
nœuvres. Hiram appartient à la seconde : il a travaillé de ses mains avec
intelligence et habileté2. Bachelier en théologie, pasteur à Hashwell
dans le Hertfordshire, passé à Londres en 1643 pour contribuer aux
travaux de l’assemblée des théologiens de Westminster, Palmer donne
son opinion sur la manière de réformer l’Eglise et l’Etat. Or, maintenant,
ceux qui ont déjà intégré Hiram dans leurs rituels, ce sont les jacobites.
1
Les Bibles « translatées » sont supposées avoir la vertu pédagogique de rendre plus
compréhensibles certains passages obscurs des textes de référence. L’une des plus
anciennes, en 1555, propose un portrait d’Hiram dont on retrouve ensuite des éléments
dans plusieurs paraphrases maçonniques. CHATEILLON 1555 : DCLXXV-DCLXXVI.
2
PALMER 1646 : 14.
259
On le constate en se reportant au Grand Mystère des Francs-maçons
découvert dont j’ai cité plus haut rapidement quelques mots. Au fil des
questions posées à un récipiendaire, on en arrive à la suivante : « Qui
dirige et gouverne la Loge et en est le Maître ? ». La réponse dans le
texte imprimé est « Irah, ou la colonne de droite Jachin » Il faut bien sûr
corriger et dire Hiram. Anderson n’y fait jamais allusion comme tel, ni
Desaguliers. Chez eux, la chaire du député grand maître est réputée
être celle d’Hiram Abif, ce qui confère à celui-ci une stature d’architecte
général associé au grand maître, occupant pour sa part la chaire de
Salomon ; mais les loges particulières ne sont pas concernées par ces
attributions nominales. La lecture, à peu de temps d’intervalle, car ils
sont publiés la même année, du Grand Mystère et de l’opuscule de
Briscoe ne peut donc qu’interpeller des francs-maçons nouveaux venus
dans les loges hanovriennes désormais dominantes. Comme ils ne sont
pas tous inconditionnels du gouvernement, ils ne demandent qu’à
savoir si le digest historique des Constitutions est crédible ou pas.
A bien lire le registre de la Grande Loge, et aussi la chronologie rebâtie
par Anderson en 1738, il est permis de s’interroger sur des bizarreries
qui surviennent après la publication de ces révélations. Condensons la
chronologie. A la fin de 1724, Richmond étant donc grand maître, une
réunion de quartier a lieu à La Couronne le 21 novembre. Une autre,
plénière (ample form), a lieu à La Cloche, le 17 mars 1725. Une autre de
quartier, Au Diable, le 20 mai. En principe, ce jour-là, on devrait s’at-
tendre à ce que le nom du futur grand maître soit avancé, soit par
Richmond soit par son député Folkes. Rien de cela. Anderson reste
économe de confidences. Dans son registre, Cowper est plus bavard. Il
dit que la question est débattue et approuvée pour que la prochaine
assemblée générale et la fête ne soient pas placées en juin, à la Saint-
Jean Baptiste, mais en décembre, à la Saint-Jean Evangéliste. Est égale-
ment approuvé que Richmond soit continué dans sa charge jusqu’à
cette dernière date.
Ces contretemps s’expliquent mal. Richmond connaît des ennuis de
santé (variole) au printemps 1725, c’est ainsi que Desaguliers est dési-
gné pour lui rendre visite et lui souhaiter un bon rétablissement. Le 25
juin, s’étant acquitté de sa mission, Desaguliers informe la grande loge,
donc pendant une réunion de quartier à La Couronne, puisque l’assem-
blée générale a été déplacée, que le grand maître propose de recon-
duire à l’identique l’équipe des grands officiers (Folkes, Sorell et Payne).
Sans citer personne, Anderson confirme le fait. Il continue : le 27 no-
vembre, nouvelle réunion de quartier où Richmond nomme pour sa
succession James Hamilton, Lord Paisley, plus tard comte d’Abercorn.
Le registre ajoute qu’il souhaite également que chaque loge désigne ses

260
Frères les plus instruits pour examiner chaque Frère qui se présenteront
à la Chambre des tailleurs où auront lieu l’assemblée et le banquet.
Autre précision, avant un long débat sur la manière de gérer le fonds de
charité : les délégués présents proposent que soit modifié un point
particulier du treizième article du règlement général.
Le point discuté est celui qui ordonne que les apprentis ne peuvent être
admis maîtres ou compagnons de métier (Fellow-Craft) qu’à l’occasion
d’une réunion de quartier, sauf dispense1. Voici la nouvelle mouture
envisagée : « Le maître de chaque loge, avec le consentement de ses
surveillants et la majorité des Frères maîtres, peut promouvoir des
Maîtres à discrétion. »2 Cette motion est adoptée sans aucune contra-
diction, selon une formule récurrente, nemine contradicente. Or, de qui
parle-t-on exactement ? Des compagnons, des maîtres de loge ? Sans
autre information, on est bien en peine de répondre valablement. Il
semble qu’un incident se soit produit ou que des réformes se soient
imposées subrepticement. En vertu de quoi ? Cherchons.
D’abord, prenons acte d’une nette évolution chez Anderson entre 1723
et 1738. Dans la première édition des Constitutions, le quatrième article
des Obligations établit les différences de statuts entre membres d’une
loge en citant 1°) l’apprenti (sous-entendu enregistré), 2°) l’apprenti
devenu Frère (sous-entendu confirmé, comme indiqué clairement en
1738), 3°) le compagnon, sachant que le maître de la loge est choisi par
les compagnons pour les diriger3. Mais cette configuration est théo-
rique. Elle est décalquée de l’ancienne organisation du métier sans
avoir maintenant d’application pratique. Autrefois, dans la mesure où
l’apprenti débutant n’était pas reconnu membre à part entière d’un
atelier, mais seulement enregistré, sa confirmation (son entrée) ne
venait qu’après avoir acquis quelques habiletés techniques et avoir
satisfait aux exigences minimales de la sociabilité. L’enregistrement
valait accueil dans le groupe, tandis que la confirmation concernait la
loge, et c’est pourquoi celle-ci comprenait deux degrés, d’apprenti
(sous entendu « entier » ou « entré ») et de compagnon. Il n’était pas
rare néanmoins que le terme de compagnons enveloppât aussi les
apprentis confirmés au sens où la coaction sur un chantier faisait de
n’importe qui le compagnon ou le Frère des autres.
Dans la seconde édition, il y a 1°) l’apprenti débutant, comme ci-dessus
et avec les mêmes restrictions purement abstraites, car le cas ne se
présente plus4, 2°) le même une fois formé, en âge convenable, qui
devient confirmé et franc-maçon du plus bas degré, 3°) le compagnon
1
ANDERSON 1723 : 61.
2
SONGHURST 1913 : 64.
3
ANDERSON 1723 : 51.
261
qui s’est perfectionné, et qui a accédé au second degré, enfin 4°) le
maître capable d’assumer la responsabilité d’un travail confié par un
seigneur, et cela signifie qu’un troisième degré vient d’être créé. En
effet, il y a alors plusieurs maîtres dans une loge et c’est parmi eux que
sont choisis les surveillants, tandis que le maître (au sens de 1723, le
vénérable au sens pris ensuite en France) qui est lui-même élu d’entre
ceux qui ont été surveillants auparavant1. Tout porte à croire que cette
évolution est imposée de l’extérieur à la Grande Loge. Comme elle
l’accepte volens nolens, le problème est de savoir s’il s’agit d’une inno-
vation ex-nihilo ou d’un emprunt à un autre système.
Dissipons tout de suite une éventuelle ambiguïté. Dans la seconde
version des règlements généraux publiée en 1738, Anderson explique
que le 22 novembre 1725 [il s’agit du 27] la partie de l’article en cause
est transformée de la manière suivante : « Le Maître d’une loge avec
ses surveillants et un nombre compétent [de membres] de la loge
assemblés en forme légale peuvent faire des maîtres et des compa-
gnons à discrétion »2. Comme le registre n’emploie pas la même for-
mule, mais parle de maîtres seulement, l’ambiguïté est levée. Mais dans
un contexte étrange. A savoir que les réunions de quartier n’ont pas
vocation à légiférer. Elles ont seulement à établir une motion qui devra
être soumise à l’assemblée générale, et c’est bien dans ce sens que
Cowper transcrit le changement. Il s’agit d’une motion, pas encore
d’une décision. Or, passons au 27 décembre, et le compte rendu de
Cowper ne dit pas si cette motion est soumise au vote. Il parle des
mesures relatives à la charité, sans plus.
Quand la décision est-elle vraiment prise ? Pas plus que le registre, les
textes d’Anderson ne sont clairs là-dessus. L’embarras est fort. L’im-
pression qui se dégage de la confrontation des documents est qu’on a
affaire à un changement subreptice, introduit par la bande sans jamais
l’officialiser de façon formelle. Revenons aux chansons imprimées en
1723. Dans l’ordre, elles sont dédiées au maître de loge, au surveillant,
au compagnon et à l’apprenti. Aucune ne l’est au maître tout court. En
1738, il en est presque de même, sauf par l’introduction du pluriel dans
les titres : la chanson du maître devient celles des maîtres (de loge) 3, et
4
Soit on est hors la loge, et on est profane ; soit on est dans la loge et l’on est Frère.
Anderson n’envisage pas, et pour cause, la situation d’un demi-profane demi-Frère qui
serait dans une sorte d’entre-deux. Dans le cadre du métier, l’apprenti débutant était
certes en Ecosse dans le cas d’un individu accueilli à titre précaire dans un groupe, mais
il n’était pas considéré membre à part entière de la loge tant qu’il n’était pas confirmé.
1
ANDERSON 1738 : 145.
2
ANDERSON 1738 : 160.
3
La chanson des maîtres est considérablement raccourcie, car elle passe de 28 couplets
à 6, sans compter celui du chœur, et Anderson a supprimé toute la partie à prétention
historique qui offrait à Briscoe de nombreux prétextes à ironie.
262
ainsi des apprentis et des compagnons. Nous n’avons toujours pas de
maîtres (3e degré) qui soient honorés. Et pourtant, nous savons par
d’autres sources concordantes que la maîtrise est désormais connue et
pratiquée dans un nombre conséquent de loges anglaises.
Anderson lui-même, lorsqu’il publie la liste des 106 loges en activité
« dans Londres, Westminster et alentours », précise que 12 possèdent
une « loge de maîtres » : where there is also a Masters Lodge 1 tandis
qu’aucune aucune autre ne serait dans le même cas en dehors de ce
district2. Quoique claire dans son énoncé, une telle formulation pré-
sente l’inconvénient de ne rien dire du statut de ces maîtres qui, à
certains moments, travaillent à part ; et elle suggère a contrario que les
94 restantes, largement majoritaires sont encore au deux degrés
connus en 1717. Mais l’évolution est donc nettement amorcée, sans
que la Grande Loge n’y mette un frein, ni même sans manifester une
intention de le faire.
De toute façon, lisons un autre article publié en 1726, dont le mérite est
de fournir des éclaircissements sur le débat en cours. Il semble être
commis par un Londonien très informé des controverses, sans qu’il soit
franc-maçon lui-même, du moins pas encore, lequel s’avance sous le
pseudonyme de Lewis Giblin et prétend faire l’éloge des Frères « anté-
diluviens ». Son identité réelle n’a jamais été établie, ne serait-ce que
parce que l’article a été découvert par Henry Sadler en 1910 dans un
dossier de la Grande Loge anglaise contenant de vieilles coupures de
presse disparates, ce qui empêche de connaître les journaux sources et,
surtout, de pouvoir examiner des hypothèses sur leurs collaborateurs
réguliers ou occasionnels3.
Il s’agit d’une invitation parue le 23 juin, qui informe ces maçons
d’avant le déluge qu’une loge sera tenue le lendemain à la taverne Au
Bateau, Bishopsgate-Street. En clair, la concurrence est annoncée avec
la Grande Loge officielle. Plusieurs lectures de documents seront faites,
qui révéleront la signification exacte de la lettre G, et dénonceront les
innovations introduites par Desaguliers et quelques autres « mo-
dernes », relativement aux figures et lettres tracées sur le sol, avant
d’être effacées par le balai serpillière. La description du temple de
Salomon sera proposée et des explications fournies sur la manière dont
les compagnons sont introduits en chambre du milieu (Middle Cham-
ber) pour y recevoir leurs salaires. De même, il sera démontré que la
vallée de Josaphat où les francs et acceptés maçons (sous entendu de la
Grande Loge) situent la fabrication des deux piliers du porche n’est pas
1
ANDERSON 1738 : 184-190.
2
Ibid. 192-193.
3
AQC 1910, n° 23. – Republié par KNOOP et al. 1945 : 193-194.
263
le bon endroit. Sera racontée la complète histoire du fils de la veuve tué
par un coup de maillet. La fonction du nombre 3 sera argumentée.
L’article énumère de nombreux éléments du rituel dont il semble im-
portant de rétablir la valeur ou le rôle, comme les signes, les attouche-
ments, les points, les griffes, les jointures, les poignets, les mains
droites, les genoux mis à nu, le côté gauche de la poitrine découvert, les
Bibles, les compas, les équerres, les vestes jaunes et les hauts-de-
chausse bleus (les manches du compas et leurs pointes), les pavés
mosaïques, les pierres bosselées, les pierres cubiques, les bijoux, les
boites ou caisses en forme d’arche, les carrés longs, l’acacia, les tombes
couvertes de mousse. Le tout sera exposé dans les règles, ni assis ni
debout, ni nu ni vêtu, avec rappels des peines encourues en cas de
trahison de serment, et les mots suivants aident à comprendre : gorges,
langues, cœurs, sables, encablures, rivages, marées, corps brûlés,
cendres, vents.
La menace renvoie aux rituels écossais qui promettent aux parjures
l’égorgement et l’ablation de la langue, avec corps enterré aussi loin
que la mer se retire afin que personne n’en puisse retrouver les sépul-
tures. Et le mystérieux Lewis Giblin ajoute en nota bene que trois lumi-
naires peuvent être achetés dans la boutique d’un chandelier de Pall-
Mall, lequel fournira un Gormogon pour garder l’entrée, ainsi que
d’énergiques vigiles. Et que les connaisseurs n’aient crainte : il ne sera
publié nulle part un éloge de la Maçonnerie. En somme, Wharton
continue à inspirer des émules, lequel vient d’ailleurs de choisir à son
tour l’exil pour aller servir Jacques III sur le continent.
Observons que l’auteur assure connaître quant à lui le Mot de maçon et
reproche aux hanovriens, Desaguliers en tête, de ne savoir comment
l’entendre. Comme on ne le trouve mentionné nulle par dans les Consti-
tutions ni dans les textes qu’on peut attribuer à ces « modernes » au
commencement de leur aventure, on doit admettre que la critique est
juste. Mais quel sens lui donner exactement ? L’allusion finale au Gor-
mogon placé en sentinelle à l’entrée de la taverne nous renvoie vers les
frasques sinon de Wharton en personne, du moins de ses amis, sans
que rien ne permette toutefois de les impliquer directement. Eh bien, il
semble que l’on ne peut forger une opinion à peu près solide qu’à la
condition de revenir là encore aux troubles que connaît la Grande Loge,
malgré son essor structurel.
Le 27 décembre 1725, quand Lord Paisley est officiellement élu grand
maître, il est à la campagne. Pour cette raison, il ne peut être cérémo-
niellement installé, et il a fait savoir par courrier à Richmond qu’il nom-
mait Desaguliers comme député. Pas de procession grandiose,

264
d’ailleurs, ce jour là, pas comme l’année précédente. Richmond accom-
plit deux tours seul, sans autre dignitaire à ses côtés : « The Duke walk’d
alone », écrit Anderson1. A la réunion de quartier du 28 février, Paisley
paraît enfin, mais rien de particulier n’est signalé, même pas son instal-
lation, puisqu’il ne s’agit pas d’une assemblée générale. Le point débat-
tu concerne seulement la manière de gérer les fonds de charité. Puis le
reste de l’année se passe sans aucune réunion, sans qu’on trouve
quelque part une explication satisfaisante à cette inactivité. A-t-elle un
lien avec la mise en cause de plus en plus insistante de la fable d’Ander-
son ?
Paisley est à la fois membre de la Royal Society et de la loge séante à La
Corne, où il côtoie dans les deux cas Desaguliers, entre autres, ce qui
explique probablement qu’il en fait son député. Cependant, puisque ni
l’un ni l’autre n’ordonnent une quelconque réunion, jusqu’au 12 dé-
cembre 1726, on ne peut se contenter du résumé d’Anderson qui
assure que, pendant ce long intervalle, Paisley visite des loges particu-
lières. Qu’il le fasse ou non, cela ne change rien au fait que la puissance
légiférante de la maçonnerie londonienne est muette.
A la rigueur, nous pouvons rappeler qu’Anderson prétend que c’est
l’aïeul de ce nouveau grand maître qui a autrefois accompli la réception
de Jacques Ier dans une loge maçonnique : « Claude Hamilton, Lord
Paisley (aïeul de notre Grand Maître Abercorn) fit Frère maçon le roi
Jacques »2. Et il est possible qu’Anderson et Paisley y croient, ou bien
qu’ils s’en servent comme une sorte de stratagème afin d’en imposer
aux jacobites décidément très remuants. Le recours à Richmond pouvait
également avoir le même motif. Mais cela ne suffit pas pour com-
prendre ce qui provoque une inertie de l’obédience pendant près de dix
mois.
C’est pendant cette assez longue période que Lewis Giblin fait paraître
sa pochade. Certainement informé de l’absence de convocation pour le
24 juin, il annonce la veille un événement de substitution, pour ainsi
dire. Ne croyons pas, pour autant, qu’il y aura réellement un afflux de
quelque « antédiluvien » que ce soit à la taverne dont il publie
l’adresse. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi des crédules s’y présente-
raient, sinon ils risqueraient de se trouver face à des « modernes »
assez remontés contre eux. Mais l’inventaire auquel il procède, parce
qu’il est loin d’être artificiel ou gratuit, trahit sans aucun doute de
nombreux points de divergence quant aux fondements du système aux
couleurs hanovriennes.

1
ANDERSON 1738 : 119.
2
Ibid. 91.
265
Qui est Giblin ? Pour répondre, relevons un premier indice. Au fil de
l’article, on apprend qu’un discours sera prononcé dans le style Hen-
lean, c’est-à-dire dans le style propre à John Henley, prédicateur excen-
trique et parfois bouffon, qui s’est détaché de l’église anglicane. Le style
est certes une chose, l’auteur en est une autre. Tout porte à croire
cependant que ce nouveau jouteur en robe pastorale prend plaisir à
pénétrer dans l’espace clair-obscur des francs-maçons londoniens pour
y concurrencer ses deux confrères en religion Anderson et Desaguliers.
Il se masque beaucoup, se démasque un peu, comme au théâtre dont il
ne dédaigne pas les spectacles.
Une lecture croisée de ses discours et de l’article amène à relever
d’étranges similitudes. La première est qu’il annonce donc quelques
lectures de documents. C’est également ce qu’il fait avec le public qu’il
attire à lui dans une maison de Newport-Market, non sans faire payer
l’entrée. Là, il gesticule beaucoup, module sa voix tantôt comme un
torrent et tantôt comme le mince filet d’une fontaine rustique, si bien
que les textes des Ecritures qu’il lit et commente, non sans égratigner
les exégètes qui lui semblent superficiels, prennent un relief captivant
aux oreilles de ses auditeurs. Dans ce qu’il appelle son oratoire, il fait le
show, en somme. Tout comme les antédiluviens en promettent un. De
ce point de vue, il est l’antithèse du laborieux Anderson qui endort les
fidèles de sa congrégation.
En second lieu, il clame retrouver par lui tout seul le vrai esprit du
christianisme à ses débuts. L’eucharistie, par exemple, gagnerait à être
pratiquée autrement. Son principe et sa valeur symbolique ont été
dévoyés au fil des siècles. Contestant à la fois le formalisme de l’anglica-
nisme et du catholicisme romain, nonobstant la plupart des autres
églises instituées, il revendique pour lui-même la capacité de mieux
comprendre la volonté du Christ et, tant qu’à faire, de Dieu. En propo-
sant aux francs-maçons de revenir au temps d’avant le déluge, Giblum
ne procède pas autrement. Des symboles, des emblèmes, des postures,
des rites ont été déformés ; il est urgent de les rétablir. Au plan théolo-
gique, on sait qu’il est perçu en 1726 comme un danger par l’évêque de
Londres, Edmund Gibson, qui en est si incommodé qu’il écrit une lettre
inquiète au ministre Townsend1. Ne serait-il pas non plus redouté par
les dirigeants de la Grande Loge ?
Autre indice : sur la forme, la rhétorique des discours de Henley est
analogue à celle de l’article. Ainsi de certains phrasés et, surtout, de
l’enchaînement par postposition d’une longue suite de mots plus ou
moins synonymes, ou marquant une accentuation progressive dans la
1
British Library, Add. Manuscrit 36136, f° 63. Edmund Gibson, Londres, à Charles
Townsend, 8 septembre 1726.
266
véhémence, ou encore suggérant une sorte de catalogue de choses
appartenant à un même domaine, quoiqu’on soit peu habitué à les
considérer ensemble. Par exemple, quand Giblin promet de dire le sens
des signes, des attouchements, des points, des griffes, des jointures,
etc., comme je l’ai marqué plus haut, il le fait en énumérant tout cela,
et c’est aussi ce que fait Henley en introduction de son Discours sur des
énigmes importantes et des sérieuses bouffonneries1.
Le personnage intrigue d’autant plus qu’en novembre 1730 un opuscule
lui sera dédié par un certain Peter Farmer sous un titre alléchant, car il
prétendra justement refonder une Maçonnerie en trois degrés sur des
bases plus solides que les anciennes, sachant que les nouveaux Frères
seraient parfaitement instruits et ne risqueraient plus d’être traités en
imbéciles ou mécréants, le tout agrémenté de chansons. 2 Ce n’est pas
dire que cette dédicace témoignera d’une connivence ou d’une amitié.
Au contraire, elle se voudra ironique, car Henley se sera alors fait rece-
voir à la loge du prince William en juin, et le 30 octobre il aura annoncé
dans le Daily Post son intention de s’insurger contre Samuel Prichard,
dont la divulgation viendra juste de faire grand bruit, car elle dévoilera
elle aussi l’existence du grade de maître. En d’autres termes, bien que
nous n’y soyons pas encore et qu’il serait inopportun d’anticiper, tous
ces indices confortent l’idée que la Grande Loge est embarrassée par les
critiques publiques qui montrent et démontrent la fragilité du discours
officiel d’Anderson sur la tradition.
Faut-il observer que la publicité d’Henley, le 30 octobre 1730, repren-
dra le même procédé de l’enchaînement de termes postposés ? Sans se
freiner, il reprochera à Samuel Prichard de se comporter comme un âne
en maniant son seau et sa truelle, de japper, braire, grasseyer, montrer
hargneusement ses crocs, grogner, aboyer, tempêter, souffler, pleurni-
cher, bégayer, renifler sous le claquement pétulant de ses papiers et
brochures. En tout état de cause, quelle que soit la véritable identité de
Giblin, les « Antédiluviens » sont censés connaître en 1726 le grade de
maître. L’allusion aux compagnons qui reçoivent leur salaire en

1
HENLEY 1729. Son discours est supposé justifier l’enseignement burlesque « par
philosophie et raison, théologie, logique, éthique, rhétorique, droit, parodie d’hommes
sages, pères [ecclésiastiques], poètes, docteurs, papes, évêques, doyens, hauts et bas
ecclésiastiques, prédicateurs célèbres, polémistes, dissidents de tous les genres,
professeurs, rois, empereurs, magistrats, pairs, gens du peuple, tribunaux de toutes
sortes, écoles, collèges, causeries, et toutes les personnes les plus solennelles, sur les
sujets et les occasions les plus solennels, comme moyen le plus vigoureux de découvrir
la Vérité et d’engager à la vertu. » Tout ce paragraphe est construit sur le même modèle
que le dernier du pseudo Giblin. – L’auteur théorise sa conception de l’art oratoire dans
son essaie de 1727 sur l’art de parler en public : HENLEY 1727.
2
FARMER 1730.
267
chambre du milieu et au fils de la veuve tenu par un coup de maillet, n’a
rien de neutre ni de purement imaginaire. Giblin est à l’affût de ce qui
se raconte sur la franc-maçonnerie, dans la rue, sur les marchés, en
petit comité, en conversation privée, dans les salons, à la chapelle, en
salle de lecture. Comme Henley le fait quasiment dans toute son œuvre,
par volonté de capter l’air du temps et d’exploiter des informations
négligées ou minorées par ses confrères, il restitue dans son article les
détails qui font mouche parce que plusieurs sont assurément maçon-
niques sans apparaître le moins du monde dans la prose d’Anderson ou
de Desaguliers.
Du coup, voilà ce qu’il importe de retenir. La plupart des manuels de
vulgarisation disent que l’apparition du grade de maître est tardive, au
cours des années 1730, justement après la publication du livre de
Samuel Prichard. Or, ils se fondent sur la documentation produite par
l’obédience hanovrienne, en tenant pour insignifiante celle des jaco-
bites, qui porte bien avant. Si l’on veut un repère sûr, on peut déjà se
rappeler le comte de Mar qui le possède en 1714. Il est bon d’insister là-
dessus pour la raison simplissime que la mode propagée par une cer-
taine coterie est de clamer qu’il n’y a pas de différence substantielle
entre un rituel jacobite des années 1715-1745 et un rituel hanovrienne.
« Disons-le tout net : cela n’existe pas – ce n’est pas ici une légende,
mais une contre-vérité, ou du moins une regrettable illusion. » Dixit
Dachez.1
Où est l’illusion ? Réclamer des rituels complets est méthodologique-
ment absurde, surtout à une époque où l’interdiction de les transcrire
est formelle. Une ou plusieurs différences peuvent se remarquer par
d’autres moyens. Justement, celle relative au grade de maître est donc
perceptible sous la plume de Giblim. J’ai dit qu’il n’est pas jacobite, et
s’il ne fait qu’un avec Henley, comme je le pense, il ne défend donc pas
des pareils ; il se contente de taquiner ses amis whigs, ce qui est
conforme à son tempérament et à son goût de la bouffonnerie. Par
conséquent, si l’on part du principe que les loges anglaises sous obé-
dience de la Grande Loge de Londres vont s’appliquer volens nolens à
intégrer ce grade dans leur système, grâce à quoi elles vont défendre
par la suite mordicus leur modèle trigradal comme le seul orthodoxe,
force est de constater qu’elles le font après emprunt à leurs rivales que
nous dirons plus anciennes sans remonter tout de même aux légendes
d’avant Noé.
L’année où les Antédiluviens font leur show par le truchement probable
de Henley est aussi celle où James Roberts imprime une Ode au grand
Khaibar où la fresque andersonnienne qui remonte à Adam est reprise
1
DACHEZ 2016 : « Le non-événement de 1717 ». Blog sur Internet.
268
pour s’en moquer jovialement. Notre pasteur presbytérien y est cou-
ronné comme le prince des farceurs qui fabrique des chansons plus mal
encore qu’il manie la prose. Il s’agit moins d’une attaque contre la
franc-maçonnerie, come le pense Knoop 1, que d’une raillerie ciblée sur
un non-conformiste en religion, son statut de Dissenter étant explicite-
ment mentionné, dont l’ensemble du pamphlet fait pareillement un
non-conformiste dans sa manière de restituer la tradition.
Profitons-en pour revenir à Anthony Sayer, le premier grand maître de
1717. Indépendamment de son allégeance au gouvernement, sinon à
cause d’elle, la Grande Loge hanovrienne trouve son principal point de
différence dans la capacité qu’elle a d’institutionnaliser la pratique de la
charité envers les Frères nécessiteux. Dans la mesure où, face à elle, les
jacobites ne peuvent pas eux-mêmes créer une obédience reconnue
comme telle, avec un appareil administratif et des manifestations
publiques, ils sont largement distancés. Selon Anderson, c’est le 25
novembre 1723 qu’est conçu le projet de former un Comité spéciale-
ment dédié aux œuvres de charité. Il était déjà en germe dans le trei-
zième article des règlements généraux esquissés par Payne en 1720.
L’objectif n’est pas uniquement d’inciter chaque loge particulière à y
penser, mais de procéder à une collecte au sommet qui augmente les
fonds disponibles et s’avère alors plus efficace dans les secours accor-
dés. Or, hasard ou pas, le premier à bénéficier d’une aide de cette
nature est Sayer.
Une demande de sa part est lue au commencement de la réunion de
quartier du 21 novembre 1724. L’année précédente, il était déclaré
membre de la loge s’assemblant A la Tête de la Reine, dans Knaves
Acre. En raison de sa neuvième position dans la liste transcrite dans le
registre de la Grande Loge, on peut penser qu’il l’a rejointe après avoir
quitté sa loge d’origine qui fut l’une des quatre fondatrices de 1716. Les
raisons de sa demande ne sont pas connues. Quelques auteurs pensent
qu’il subit de plein fouet la faillite de la Compagnie des Mers du Sud,
tout comme Anderson. Le doute est permis, car on ignore s’il y a risqué
un quelconque investissement. En revanche, le fait que son probable
parent Richard (Sare/Sayer) passe de vie à trépas cette année-là laisse
penser qu’ils étaient probablement en affaires, ou que l’aîné aidait son
cadet, si bien que ce décès a provoqué une soudaine cessation d’activi-
tés avec pour conséquence une perte de revenus.
Richard meurt le 2 février. Ses dernières volontés ont été d’être inhumé
dans le cimetière Saint-Pancras auprès de Catherine, son épouse dispa-
rue en 17062. Aucune de ses deux filles ne prend sa succession. L’une
d’elle, Grace, est mariée. Sous réserve que soit valide l’hypothèse
1
KNOOP et al. 1978 : 185.
269
qu’Anthony a été employé ou associé dans la librairie de Holborn, il
dispose ensuite de ressources personnelles amoindries. Il a alors 54 ans.
Sa santé semble chancelante, comme celle de Richard dès les années
1710. Et rien n’est donc plus curieux que, dans son sermon funèbre en
hommage à celui-ci, le doyen de Canterbury Stanhope fasse l’éloge du
défunt en insistant sur sa propension à la charité envers les pauvres,
tandis qu’avant la fin de l’année Anthony soit le premier bénéficiaire
des secours financiers alloués par la Grande Loge.
Je crois nécessaire de faire ces remarques, car les imputations de trom-
perie qui lui sont adressées par Prescott et Sommers me paraissent
excessives. Comme ces deux collaborateurs pensent en effet qu’il ne
s’est rien passé en 1716 et 1717, qu’Anderson a forgé une mystification
afin de permettre à Sayer surtout de bénéficier des largesses financières
de la Grande Loge, tout en acquérant le prestige d’un ancien dignitaire,
laquelle aurait fermé les yeux sur le procédé, car elle en aurait tiré elle-
même avantage pour renforcer sa juridiction sur les anciennes loges de
Londres, ils accusent Sayer d’être aussi faussaire qu’Anderson et de
quelques autres comparses. Sauf que rien ne permet de s’en assurer,
d’une part, et la confrontation des documents d’époque invite à penser
autrement, d’autre part.
Prescott et Sommers observent que Sayer demande un autre soutien
pécuniaire en 1730. Sachant que le registre ne relate pas le fait dans les
mêmes termes qu’en 1724, au sens où le titre d’ancien grand maître est
alors mentionné, tandis qu’il ne l’était pas avant, ils en déduisent que la
fable de 1717 s’est construite dans l’intervalle. Du reste, Anderson ne
parle pas non plus des quatre loges fondatrices dans les Constitutions
de 1723. Voyons alors de quoi il en retourne.
En 1724, le registre dit ceci : « La pétition du Frère Anthony Sayer fut
lue et recommandée par le grand maître [Richmond] »1. La suite expose
une position de principe, au sens où est indiqué comment doit fonction-
ner la caisse de charité. En 1730, le registre est plus précis : « La pétition
du Frère Anthony Sayer, autrefois Grand Maître, fut lue en exposant ses
mésaventures et sa grande pauvreté, et en sollicitant un secours. La
Grande Loge prit le fait en considération et il fut proposé qu’il devrait
avoir 20 livres sterling de l’argent reçu au compte de la Charité géné-
rale, d’autres proposèrent 10 livres, et d’autres 15. La question étant
posée, il fut convenu qu’il aurait quinze livres pour avoir été Grand

2
LONDON COUNTY COUNCIL, Survey of London. Old St. Pancras and Kentish Town, 1938 : 92.
Richard Sare établi son testament le 17 juillet 1719, et y ajoute un codicille le 16
décembre 1722.
1
SONGHURST 1913 : 59. Le prénom de Sayer est souvent écrit Antony.
270
Maître. »1 Outre que le secrétaire n’est plus le même, et que l’on peut
fort bien admettre des rhétoriques différentes sans tirer à conséquence
sur le fond du sujet traité, on remarquera que rien ne suggère ici que
c’est Sayer qui revendique un titre d’ancien grand maître. Peut-être le
secrétaire se contente-t-il de rappeler une évidence ? Mais, même en
concédant qu’il reprend un argument de Sayer, on ne voit pas en quoi il
serait inventé au point d’être cru véritable par la majorité des votants. Il
s’avère du reste que le même jour Joshua Timson, ancien grand sur-
veillant, reçoit une somme de 14 livres. L’écart d’une livre d’avec celle
promise à Sayer est alors symbolique pour respecter sans doute la
hiérarchie des offices ; mais, dans ce cas, il faut soupçonner les deux
solliciteurs de la même intention de frauder, et imputer aux votants la
même complaisance, ce qui est difficilement crédible, car le forgeron
Timson, alors gravement malade, a réellement été adjoint de Wharton
et est représenté derrière le duc sur le frontispice des Constitutions de
1723.
En 1730, les vétérans des années 1710 sont encore suffisamment nom-
breux pour contester des usurpations de titres. L’idée avancée par
Prescott et Sommers qu’il y aurait eu une sorte de complot entre An-
derson, Desaguliers et Payne, surtout, pour abuser les Frères autour
d’eux, résulte de supputations. Ils commettent même une sorte de twist
en concédant qu’il paraît étonnant qu’en 1738, quand est produite la
seconde édition des Constitutions, personne ne proteste contre la
manipulation (supposée) de ce trio, mais ils ajoutent qu’alors rares sont
les personnes ayant connaissance des débuts de la Grande Loge. Twist,
dis-je, ou si l’on préfère torsion du raisonnement, car 1738 ne signifie
pas grand-chose dès lors que ces auteurs retiennent eux-mêmes 1730
comme l’année où le complot aurait déjà imposé son trucage. Treize
ans après 1717 : cela raccourcit assez considérablement l’intervalle, et
rend beaucoup plus surprenante l’absence de protestation. S’il n’y en
pas, c’est que personne ne trouve prétexte à en faire sur ce point pré-
cis, tout simplement.
Pour sa part, Scanlan émet l’hypothèse que la Grande Loge se serait
formée en 1717 pour remédier au tarissement des subventions allouées
pour la reconstruction de Londres. En effet, un système de taxes sur le
charbon avait été mis en place pour financer notamment l’édification
des nouvelles églises2. Celles-ci achevées, le paiement des taxes s’est
tari. Le 29 septembre 1716, il n’en fut plus question. Du coup, les arti-
sans virent leurs ressources diminuer, tandis que les entrepreneurs
durent rechercher des marchés ailleurs. Alors, les opératifs se tour-

1
Ibid. 123.
2
ANDERSON 1738 : 120 fait allusion à ces taxes ayant permis l’édification des églises.
271
nèrent vers les citoyens n’étant pas du métier pour leur offrir plus
qu’avant la possibilité de faire partie de la Compagnie (de la Guilde), par
le biais de l’acception, ce qui permit de faire entrer un argent frais dans
les caisses. « Comme l’argent s’évaporait, la possibilité de permettre à
davantage de gentlemen d’entrer comme membre dans l’acception a
dû être alléchante, puisqu’ils payaient des droits doubles de ceux des
hommes de métier en activité. »1
Cette hypothèse est difficilement soutenable. Il n’y a pas lieu de penser
que la caisse de la Compagnie des maçons ait servi à rémunérer les
opératifs, ni par cumul de toutes les cotisations reçues, ni par transit de
fonds extérieurs. Comme la Compagnie a continué de toute façon à
exister après 1717, on ne comprend pas bien pourquoi il aurait fallu
créer une institution séparée, et totalement indépendante, pour com-
penser un amoindrissement de ressources. La création de la caisse de
charité au sein de la Grande Loge est du reste très postérieure à 1717,
puisqu’on vient de voir que sa première mention date du 21 novembre
1724, sous la grande maîtrise du duc de Richmond. Il y est dit que
chaque mois les loges particulières s’efforceront de réunir des cotisa-
tions et de les remettre au trésorier dont l’office va être créé. 2 Avant
cela, ce sont bel et bien ces loges particulières qui bénéficient des droits
afférents aux réceptions individuelles. Comme aucune n’est en relation
avec un quelconque chantier, les fonds sont utilisés à d’autres fins que
des dons éventuels à la Compagnie, ou aux nécessiteux lui appartenant.

1
SCANLAN 2005 : 34.
2
SONGHURST 1913 : 59.
272
15. The Huguenot connection

En 1722, Anderson se dit vénérable de la loge qui porte le numéro XVII


dans la liste des loges qui approuvent les Constitutions. On a vu que
cette information est recevable, malgré les réticences de Songhurst,
Méreaux, Prescott, Sommers et autres. L’année suivante, cette loge est
fermée, et le nom d’Anderson apparaît dans l’effectif de celle de La
Corne, présidée par le duc de Richmond. En 1725, il est resté membre
de cette loge mais s’est affilié à celle du Temple de Salomon, présidée
par Desaguliers, se réunissant à Hemmings-Row. Son prénom est écrit
en français, son titre universitaire aussi : Maître ès Arts. Quoi de plus
normal, la grande majorité de ses membres sont d’origine française. Ils
sont par surcroît huguenots. Comme certains de ceux-ci ont conservé
des liens serrés avec des parents restés en France, il y a lieu de se
demander s’ils ne jouent pas un rôle d’intermédiaires entre la franc-ma-
çonnerie londonienne et celle de France. Si c’était le cas, en la personne
de nos deux pasteurs ayant œuvré à la définition du code constitution-
nel de la Grande Loge anglaise, ils auraient deux informateurs de pre-
mier choix auprès d’eux.
Après l’installation de Richmond à la grande maîtrise, Anderson écrit
que la Maçonnerie est devenue illustre chez elle (at home) et à l’étran-
ger. Cette euphorie rétroactive gagne à être sérieusement pondérée. Il
est faux d’insinuer que la Grande Loge de Londres se fixe déjà un pro-
gramme d’expansion internationale. Même à l’échelle nationale, elle
reste prudente. On le comprend à la lecture d’une décision prise le 21
novembre 1724 qui stipule que cette Grande Loge légifère certes dans
la capitale anglaise mais seulement ensuite dans un rayon de dix miles à
l’extérieur. En effet, elle prévient que si des Frères se réunissent irrégu-
lièrement à l’intérieur de cet espace en procédant à la réception de
nouveaux membres, ils ne seront plus admis dans quelque loge régu-
lière, à moins qu’ils ne viennent faire soumission au grand maître et à la
Grande Loge1. Un tel propos signifie qu’en dehors il en va autrement.
La restriction est négligée par les historiens crispés sur les Constitutions
dans leur version de 1738. Elle amène à dire que des loges taxées
d’irrégularité persistent à se tenir dans la capitale anglaise, et qu’au-de-

1
SONGHURST 1913 : 59. Minute du 21 novembre 1724.
là des dix milles d’autres encore sont autonomes. N’allons pas jusqu’à
prétendre qu’elles sont toutes jacobites, mais plusieurs le sont sans
aucun doute, et elles n’omettent pas d’employer des voies de presse
pour marquer leur opposition à la Grande Loge dont le net avantage est
d’être protégée ou tolérée par le gouvernement. Elles le font avec
l’humour parfois féroce qu’on connaît chez certains de ses adhérents.
D’où en cette année 1724 les audaces des Gormogons, et celles plus
neutres de Briscoe.
En 1725, apparaissent dans le registre de la Grande Loge des Grands
Maîtres provinciaux. Ainsi du colonel Francis Columbine à Chester et de
James Prescot à Warwick. Se perçoit donc une amorce d’extension sur
le territoire national. Elle se fait ensuite à pas comptés. En 1727, vient le
tour du Sud du Pays de Galles. Il serait intéressant de savoir si, dans ces
provinces, des oppositions ou des rivalités se devinent aussi. Le 15 avril
de cette année 1727, les Frères de Chester, au nom de ceux de tout le
comté, expriment leur satisfaction de constater que la Maçonnerie
reçoit un lustre « supplémentaire » en se plaçant sous l’autorité de la
Grande Loge de Londres. Ce supplément apporté par la soumission
s’ajoute-t-il à une réalité préexistante1 ? Est-on dans la clause de style ?
Pour ce qui concerne les Français, leur forte proportion parmi les Frères
Britanniques, proportion inégalée par rapport à toute autre concernant
des étrangers, n’est pas de nature à expliquer ce qui se passe de l’autre
côté de l’eau. On fait grand cas d’une loge qui aurait été créée à Dun-
kerque le 13 octobre 1721, sous le magistère de Montagu. Il est permis
d’en douter fortement. Outre que ceux qui plaident pour la réalité de
cette création le font d’une manière confuse, puisqu’ils prétendent que
les Dunkerquois auraient reçu une patente constitutive de Londres qui
n’en délivrait pas à l’époque, on ne trouve aucune trace de cette loge ni
dans le registre de la Grande Loge ni dans les premières listes officielles.
Les dispositions réglementaires que je viens de rappeler, quant à l’ex-
tension graduelle des compétences géographiques de celle-ci, sont
d’ailleurs suffisamment précises pour qu’on puisse exclure à cette date
une quelconque initiative sur le territoire français. A la rigueur, on peut
imaginer une influence jacobite, car la ville est un lieu privilégié de
transit pour les émissaires du parti, et l’influence personnelle de
Jacques Vergier a pu créer des conditions favorables, mais la recherche
n’a pas permis jusqu’à présent de le confirmer.

1
Le 27 décembre 1727, est lu une pétition des Frères de La Tête du Roi, à Salford, près
de Manchester, qui demandent à être enregistrés dans les listes de la Grande Loge. On
en déduit qu’ils ne doivent pas leur origine. SONGHURST 1913 : 82.
De toute façon, la loge du Temple de Salomon disparaît assez rapide-
ment, sans doute en raison d’un conflit qui oppose en extérieur plu-
sieurs de ses membres. En effet, des controverses enflent, concernant
la manière de suivre le culte dans les quartiers à forte présence fran-
çaise. La nomination des pasteurs, les responsabilités qu’on attend
d’eux, jusque dans la façon de concevoir les sermons (improvisation
orale plus ou moins libre, lecture d’un texte préalablement écrit,
comme on le voit chez le presbytérien Anderson, entre autres), confor-
misme avec l’Eglise anglicane réformée ou bien avec celle protestante
de France, tout cela provoque des crispations et clivages. Le point
culminant est atteint en 1729, quant est formalisée la rupture entre
plusieurs consistoires. Les Frères épousent la cause de celui auquel ils
appartiennent. Les affinités maçonniques ne suffisent pas à maintenir
l’harmonie entre eux. Cette année-là, elle n’est d’ailleurs plus inscrite
dans aucune liste générale, tandis qu’une autre apparaît Au Cygne, dans
Long-Acre.
Parmi les Frères qui maintiennent leur engagement, se distingue le
négociant en vins Jean Milxan, car il abandonne le Temple de Salomon
pour devenir premier surveillant de Au Cygne. Mais c’est le seul élé-
ment de continuité. Il était d’ailleurs déjà vénérable de La Tête de roi à
Pall-Mall en 1725. Parmi ceux qui s’éloignent, l’armurier Israel Segalas
signe une protestation collective contre des pasteurs ayant, d’après lui,
failli à leurs devoirs, et le premier visé est Jean-Joseph Daigneaux,
membre de Au Cygne. Sur les colonnes de cette même loge, il côtoie cet
autre pasteur qu’est Jean-Pierre Stehelin, aussi impliqué dans les dis-
sensions entre huguenots. En tout cas, ni Anderson ni Desaguliers ne
maintiennent leur présence au sein de la communauté maçonnique
française à Londres.
Un survol de toutes les listes transcrites avant 1740 dans le registre de
la Grande Loge révèle aussi des dispersions individuelles peu significa-
tives quant à une hypothétique action déterminante des réfugiés fran-
çais sur leurs compatriotes du continent. Le premier nom à retenir en
raison de son rayonnement artistique est celui de Jacques Parmentier.
Peintre décorateur né vers 1658, il émigre en Angleterre vers ses 18
ans, et se fait connaître comme portraitiste. Il appartient au Temple de
Salomon en 1725, où il fréquente donc Anderson et Desaguliers. Il est
également membre Au Lévrier, dans Fleet Street, puis Au Globe dans la
même rue, puis de Blew Posts dans Devereux-Court, mais aussi de la
Philo Musicae et Architecturae Societas Apollini qui se réunit à La Tête
de la Reine, Temple-Bar.
Le second est le jeune Charles-Paul Dangeau de La Bélye, mieux connu
comme étant Charles Labélye, né à Vevey en Suisse vers 1705 (baptisé
275
le 12 août) où ses parents s’étaient réfugiés 1. Voilà le premier Français à
bénéficier d’une patente constitutive hors d’Angleterre, mais en 1728
et c’est en Espagne. Il a donc vingt ans ou un peu plus en 1725 quand il
rejoint la loge huguenote. Son nom (L’Abelye) est l’avant dernier dans la
liste, qui précède celui de Segalas. Cela ne fait pas longtemps qu’il est
arrivé à Londres, et la rapidité avec laquelle il est admis s’explique par la
protection de Desaguliers qui le prend comme assistant et lui enseigne
le métier d’ingénieur. S’il quitte la loge assez rapidement aussi, vers
1726, c’est pour se rendre à Madrid.
On ignore qui l’y envoie, ou s’il y va de son propre chef. On ignore pour
quoi faire, et d’aucuns suggèrent que ce pourrait être de l’espionnage.
On sait seulement de façon positive qu’il y rencontre le duc Wharton
venu quant à lui combattre dans l’armée espagnole qui assiège l’en-
clave anglaise de Gibraltar. Les deux hommes sympathisent, attirent à
eux trois néophytes qui veulent bien entrer dans la Fraternité à leur
tour, et programment des tenues de loge chaque premier dimanche du
mois. Puis, le 15 février 1728, le vénérable Labélye adresse une de-
mande de patente constitutive à la Grande Loge de Londres. Lecture en
est faite pendant l’assemblée de quartier du 17 avril, qui se conclut par
un avis unanimement favorable, mais sans que l’envoi de cette patente
soit réalisée. Voilà pourquoi il ne faut pas applaudir trop vite.
En novembre, Labélye est de retour à Londres. Avec élégance, il rap-
pelle que la lettre de février était respectueuse et engageait la parfaite
obéissance de ses Frères. Ce n’est pas suffisant. Le 27 mars suivant il
revient là-dessus. Comme sa loge n’a pas encore été régulièrement
constituée, il souhaite être investi des pouvoirs ad’hoc pour y remédier.
Cette fois, il est entendu. Mais est-il en mesure de satisfaire à ses obli-
gations en Espagne ? Il n’est même pas sûr qu’il y retourne. Et, s’il le
fait, il n’y dure pas. En 1730, il tient l’office de second surveillant A
l’Ours blanc, King-Street. En 1732, il visite une loge d’Exeter. En 1733, il
est à Bath où il est encore premier surveillant d’une loge récemment
créée. D’où la probabilité que cette première loge madrilène ne dure
pas longtemps. Wharton lui-même passe en Italie puis en France
quelques semaines après sa fondation.
Mais comment la qualifier ? Est-elle jacobite, sous prétexte que Whar-
ton aide à sa formation, sans lui appartenir ? Est-elle hanovrienne, sous
prétexte que Labélye en assure la direction ? Les opinions divergent sur
l’importance qu’il convient aujourd’hui d’accorder à l’action conjointe
de ces deux hommes, et aux sentiments qui les ont animés. Dans un de
ses articles José-Antonio Ferrer-Benimelli aborde ces questions tout en
marquant sa réticence à accepter l’idée d’une antériorité du jacobitisme
1
CHAVANNES 1874 : 261-265.
276
dans l’espace maçonnique. Il estime avoir brassé suffisamment d’ar-
chives pour prononcer un jugement définitif : « Gustave Bord et ses
successeurs – ci inclus André Kervella et Edward Corp – n’ont pas pu
apporter de preuves tangibles de leurs dires. »1 C’est pourquoi, par
précaution, il emploie des guillemets (et parfois pas) pour qualifier
quand même cette loge madrilène de « jacobite » : elle serait « mêlée
d’Hanovriens » 2.
Il faut croire que certaines archives ont échappé à la sagacité de cet
auteur, car il donne pour nom d’un des membres de la loge Andrew
Galloway, alors que la lettre adressée à la Grande Loge par Labélye cite
Andrew Gallwey. Je concède que les écritures de noms propres sont
variables au dix-huitième siècle, mais
l’intéressé lui-même confirme par sa
signature qu’il est un Gallwey,
comme on peut le vérifier dans la
correspondance qu’il entretient avec Jacques III pendant plusieurs
années. En fait, Ferrer-Benimelli l’évoque de façon indirecte, par em-
prunt d’une recherche réalisée par Matthew Scanlan. Du coup, effor-
çons-nous, autant que possible, à plus d’exactitude.
Cet Irlandais catholique apparaît dans nos archives à partir de 1716.
Ancien officier de la Royal Navy, il fuit les Îles après l’échec de l’insur-
rection de 1715, et passe en Espagne. Il y retrouve le duc d’Ormond, et
assure des transports de fonds vers la Suède. Il est également pressenti
pour d’éventuels convoyages d’armes en cas de nouvelle expédition
militaire outre Manche3. Son principal intermédiaire se trouve alors en
Bretagne, exactement à Saint-Pol-de-Léon, ou à Morlaix selon les be-
soins, quelques lieues au nord de Brest, et s’appelle William Morgan.4
Signaler pour l’occasion que certains Bretons de la pointe armoricaine
sont de bonne heure associés aux jacobites pour les aider dans leurs
entreprises politiques et qu’ils les rejoignent également en franc-ma-
çonnerie n’est pas superflu, car ainsi s’explique l’apparition d’au moins
quatre loges dans la capitale du Ponant à partir des années 1720, dont
une dirigée justement par l’armateur de Saint-Pol-de-Léon et Morlaix,
Charles Nouvel de La Grenoüillays de la Flèche5.

1
FERRER-BENIMELLI 2010 : 69.
2
Ibid. 70.
3
Est également conçu le projet d’accorder aux pirates de l’île Sainte-Marie, près de
Madagascar, la protection du roi de Suède. William Morgan reçoit une commission pour
être leur gouverneur. Ainsi, le harcèlement les navires britanniques sous pavillon
hanovrien pourrait être coordonné.
4
STUART, Francis 1926 : « Sweden and the Jacobites, 1719-1720 », dans The Scottish
Historical Review, vol. 23, n° 90.
5
KERVELLA 2016 : 159 et suiv.
277
Le port d’attache de Gallwey est Cadix où il possède une frégate nom-
mée La Révolution. Il navigue beaucoup en Méditerranée. En 1722, il
est sollicité pour prendre à son bord des volontaires qui pourraient
participer au soulèvement prévu en Grande Bretagne. Il est alors en
Italie, dans le port de Gênes, et il devrait revenir en Espagne pour
assurer leur embarquement dans plusieurs navires. A David Nairne,
l’efficace et discret secrétaire de Jacques III, il jure de sa fidélité à la
cause, comme ses ancêtres ont pu le faire 1. Le 3 décembre, alors qu’il
vient à peine de quitter Gênes, il subit malheureusement une attaque
soudaine de deux vaisseaux de guerre venus directement d’Angleterre
pour l’intercepter. Son équipage est neutralisé, ses papiers sont saisis,
sa frégate lui est volée2. Comme il possède un passeport suédois et fait
valoir qu’il est au service de l’Espagne, il n’est pas constitué prisonnier
et peut retourner sur la terre ferme. Cependant, sa mission est évidem-
ment annulée alors qu’elle n’a pas vraiment commencé.
L’avantage qu’on retire de la lecture de sa correspondance et des
pièces du procès intenté aux partisans arrêtés en Angleterre 3 révèle un
grand nombre de francs-maçons, une majorité l’étant déjà en France.
Voilà le fait le plus intéressant à noter. Ceux qui minorent ou ignorent le
rôle des jacobites sont incapables d’expliquer pourquoi, parmi les plus
éminents protagonistes de cette affaire de 1722, la majorité appartient
à une franc-maçonnerie qui ne peut évidemment pas être celle d’An-
derson. Imaginer une seconde que les ennemis politiques les plus
déterminés du gouvernement hanovrien se seraient compromis jusqu’à
adhérer à des loges sous son contrôle, n’a aucun sens. Ce sont George
Kelly, secrétaire de l’évêque Atterbury, les ducs de Mar et d’Ormond, le
général Arthur Dillon, le banquier à Paris George Waters, l’historien
Thomas Carte habitué au pseudonyme de Philips, Francis Sempill,
George Keith comte Marischal. Et, je le rappelle, au cœur du dispositif
d’espionnage qui traite les papiers de Gallwey et autres agents incrimi-
nés, se trouve le huguenot Charles Delafaye, auteur du Chant du com-
pagnon. Ne serait-il pas à l’initiative de l’envoi de Labélye en Espagne ?
Passons sur les mois et les années qui suivent, où Gallwey reçoit un
secours financier de la part de son roi, et une recommandation person-
nelle auprès de Philippe V d’Espagne. Il semble maintenant rester assez
souvent à Madrid, et c’est pourquoi on le retrouve dans la première
loge de la ville. Fait-il partie des trois néophytes évoqués par Labélye ?
Peut-être et peut-être pas. En effet, l’équipe qui sollicite patente de
Londres comprend cinq noms, Wharton n’étant pas concerné. Parmi

1
Raw, SP 63/80. Andrew Gallwey, Gênes, à David Nairne, Rome, 29 novembre 1722.
2
Ibid. 63/122. Andrew Gallwey, Gênes, à David Nairne, Rome, 6 décembre 1722.
3
The Historical Register, Londres, C. Meere , 1723 : VIII, 379 et suiv.
278
eux, nous avons donc aussi Labélye et un ancien. Est-ce Gallwey ? Est-ce
un autre ? Les trois non cités jusqu’à présent sont Richards, Thomas
Hatton et Eldridge Dinsdale. Le premier semble être l’homonyme que
Gallwey cite dans une de ses lettres de 1722 lorsqu’il est à Gênes, ce
serait alors un prêtre catholique. Le second pourrait être le visiteur de
l’université de Padoue signalé la même par Horatio Forbes Brown dans
sa monographie sur les Anglais et Ecossais inscrits dans cette universi-
té1, auquel cas il est lui aussi probablement catholique, tout comme
Wharton du reste qui s’est converti en 1726. Bien que le dernier de-
meure non identifié, voilà des observations qui clarifient une situation.
Selon toute apparence, la première loge de Madrid connaît une courte
existence.
A juste raison, des auteurs s’étonnent que Wharton renoue avec la
franc-maçonnerie quand il est en Espagne, et qu’il ose se présenter
Second Député du grand maître, titre qui n’existe pas. Je pense qu’il
faut entrer dans une nuance sémantique importante. En 1724, ce duc,
certes parfois imprévisible, ne s’est pas fâché de la franc-maçonnerie en
général, mais de sa version hanovrienne. L’épisode des Gormogons
l’incline à brûler son tablier et ses gants, selon un écho journalistique
assez vraisemblable, dans des circonstances où il s’agit de contester les
manœuvres de ses rivaux politiques. Pour autant, il ne renonce pas à
son engagement. S’il invente le titre de Second Député, pour s’en parer,
cela peut impressionner les nouvelles recrues, mais évidemment pas les
dignitaires de la Grande Loge. La raison pour laquelle la demande de
février 1728 est mise dans le tiroir à procrastination tient sans doute à
ce détail. Il faut le retour de Labélye à Londres, et ses explications, pour
que les constitutions demandées soient accordées. Entre temps, le duc
est passé en France et ne va pas tarder à prendre la tête de la Grande
Loge de Paris. Bien sûr, là encore, il n’a reçu aucun mandat pour agir au
nom des Anglais. Aucun !
On le déclare comme premier grand maître en France. Il aurait été élu
le 27 décembre 1728. Comme je l’ai expliqué dans d’autres publica-
tions, la vérification sur archives oblige à dire qu’il existe avant lui un
responsable de la franc-maçonnerie jacobite à Paris, et c’est le duc de
Mar, lui-même successeur en décembre 1720 de son beau-Frère John
Hay2. Il est possible que, dans sa définition institutionnelle, une grande
loge n’existe pas encore dans la capitale française. Aucun indice ne
permet de supposer un organisme qui fonctionnerait sous ce nom de
façon analogue à celle de Londres. Mais il y a déjà chez les jacobites
exilés des habitudes de réunion générale, surtout le 27 décembre. Il ne

1
BROWN 1922 : 202.
2
RAW, SP 51/67. John Erskine de Mar, Paris, à John Hay, Rome, 21 janvier 1721.
279
faut pas manquer non plus que, après avoir quitté Madrid, Wharton
passe en Italie et qu’il y rencontre Jacques III à Parme au mois de mai. Il
espère obtenir un office à la cour romaine de son roi, ce qui n’est pas
possible. D’où sa décision de passer à Paris. Or, une fois sur place, s’il
prend sans difficulté les rênes de la franc-maçonnerie parisienne (et pas
française – tout comme à Londres où la Grande Loge est d’abord londo-
nienne avant d’étendre le champ de sa juridiction), ne serait-ce pas
parce qu’il a obtenu l’aval de Jacques III, voire ses encouragements ?
Cette fois, il aurait un mandat, mais quelle que soit la réponse, il restera
peu de mois à la première chaire, sans huguenot dans son ombre, et la
cèdera à d’autres jacobites, si bien qu’il faudra attendre 1738 pour
qu’elle soit occupée par un Français.
Reste à examiner le cas le plus emblématique des huguenots supposés
exercer en France une action en profondeur. Son nom apparaît en 1730
dans deux listes de loges londoniennes distinctes. La première est celle
de L’Arc-en-ciel, un Café situé dans York-Buildings : John Custos [sic]. Le
total de l’effectif est de 63 membres, ce qui témoigne d’une belle vitali-
té ; la répartition entre Français d’origine et Britanniques est en nette
défaveur des premiers. La seconde est de La Tête du Prince Eugène, St
Alban-Street : Mr Coustos. Cette fois, avec une trentaine d’inscrits, la
loge est à très forte majorité française. Son nom se trouve presque à la
fin, ce qui pourrait s’interpréter comme indice d’une réception récente
(affiliation ?), quoique dans la première liste il soit au milieu, en 31 e
position. Deux ans après, Labélye l’y aura rejoint.
Jean (aussi Jean-Paul) Coustos est né en Suisse vers 1703. Un temps, ses
parents s’installent en France où son père souhaite se perfectionner en
chirurgie, mais une mesure coercitive contre les calvinistes obligent au
départ vers Londres en 1714. Là, Jean est cité dans les registres des
baptêmes et mariage des églises du Tabernacle, de La Savoye, de Spring
Gardens et des Grecs1. Son père Isaac et sa mère Marie Roman le sont
pareillement, ainsi que plusieurs autres membres de la famille. Le 7
décembre 1723, il épouse Alexis2 Barbu (souvent écrit Barbut). Celle-ci
est née à Londres, mais appartient également à une famille du refuge.
Ils auront plusieurs enfants.
Il apprend le métier de tailleur de diamants. Il intègre la franc-maçonne-
rie presque en même temps que son beau-frère Jacques Barbu, parrain
de son fils Jacques. Tous deux sont en effet compris dans l’effectif de

1
MINET 1922 et 1926.
2
Prénom constant, mais transformé en Alice par certains auteurs, dont Ferrer-Benimelli
qui donne Alice Barbin, bien que Coustos lui-même écrive Barbu comme nom de sa
belle famille. Alexis est un prénom mixte, que l’on trouve plus souvent au féminin dans
les colonies de l’Amérique du Nord.
280
L’Arc-en-Ciel en 17303. Au début de 1736, il passe à Paris pour exercer
son métier dans des conditions que nous connaissons mal. Selon ses
propres dires, il s’y rend sur la sollicitation d’un ami et trouve à s’em-
ployer aux Galeries du Louvre 4. Assez probablement, cet ami n’est autre
que le joaillier Théry (écrit aussi Therry), ou un de ses proches parents,
dont nous trouvons le nom, juste après le sien, dans la liste de la loge A
la tête du Prince Eugène. Auquel cas, il s’appelle François-André Théry.
De même âge que Coustos, car aussi né vers 1703, il tient en effet
boutique dans la Cour du Palais, au Louvre 5. Fils d’André, contrôleur des
Aides du roi, il établit le 24 septembre 1730 son contrat de mariage
avec Charlotte-Barbe Alorge, fille d’un maître peignier tabletier, décédé.
Le lien est alors trouvé avec cet autre orfèvre qu’est Thomas-Pierre Le
Breton qui passe pour être le premier franc-maçon patenté par Londres
dans la capitale française. Dans plusieurs de ses publications, Pierre
Chevallier en a établi définitivement l’identité. Il est donc possible
aujourd’hui de procéder à une mise au point d’autant plus nécessaire
que, depuis Gustave Bord, une équivoque est entretenue sur l’anima-
tion qui règne dans les loges du royaume au cours des années 1730. Elle
consiste à dire que les jacobites se sont mis à la remorque des hano-
vriens dans la décennie précédente, puis qu’ils ont pris leur indépen-
dance non sans entretenir une rivalité dont le principal effet aurait été
la répression policière de 1737 ordonnée par le cardinal Premier mi-
nistre André-Hercule de Fleury.
Compte tenu des enjeux, surtout quand des amalgames très surpre-
nants persistent à circuler chez des auteurs qui s’opiniâtrent à déclarer
qu’ils ont le bonheur d’avoir découvert une histoire « scientifique »,
reléguant ainsi aux jeux du cirque les confrères que cette étiquette
n’impressionne guère, voici les références documentaires qu’il importe
d’avoir à l’esprit.
J’emprunte la première à Chevallier 4. Le mercredi 21 avril 1734, Thomas
Le Breton, marchand orfèvre joaillier, demeurant rue Saint-Louis, pa-
roisse Saint-Barthélemy, âge de 62 ans, fait une déposition devant le
commissaire Charles-Ambroise Guillemot Dalby qui enquête sur des
ouvriers de la profession en situation illégale. Comme le fait Chevallier,
on en infère qu’il s’agit ici du père de notre franc-maçon, lequel ne
3
Jacques Barbu est enregistré sous le nom de Jacob Barbout. D’autres noms
français sont également déformés, comme Vincent de La Chapelle : Vincent De
la Cappel.
4
COUSTOS 1747 : 2.
5
BNF, Collection Joly de Fleury, volume 184, f° 124. Dans ce document la première et
bonne écriture Théry est barrée et remplacée par Therry. François-André a pour frère
Joseph, bourgeois de Paris.
4
CHEVALLIER 1966 : 26.
281
semble pas visé par l’enquête, n’ayant pas d’illégalité à se reprocher.
Dalby interroge aussi François Théry, marchand orfèvre joaillier, de-
meurant Cour du Palais, paroisse Saint-Barthélemy, 31 ans.
La seconde est extraite du dossier contenant le registre de la loge de
Coustos, saisi au moment de la répression de 1737. Il y est question de
Thomas Le Breton, compagnon orfèvre chez « Mr Thery Therry, vieille
Cour du palais, supposé maître de Loge de Louis d’Argent, rue des
Boucheries »1. Il est ajouté que Théry est secrétaire de cette loge.
La troisième provient du même dossier2. Il y est dit que Thomas Le
Breton s’est associé avec Coustos (écrit Custos) pour tenir pendant le
Carême 1737 une assemblée « tumultueuse » de francs-maçons rue du
Four et une autre à Passy. Il y aurait eu débauche, bombance, au vu de
profanes. Il y aurait eu aussi réception de néophytes de façon irrégu-
lière, certains ayant déjà fait l’objet d’un vote négatif d’admission. En
outre, ce duo aurait procédé à l’élévation de compagnons à la maîtrise
« sans la licence et la permission du très vénérable Grand Maître ». Il
s’agit là d’une sorte de réquisitoire établi après les faits, lors d’une
assemblée générale de plusieurs vénérables de loges afin de condam-
ner explicitement l’action de ces deux indisciplinés.
La quatrième et dernière se lit dans le registre de la loge de Coustos 3. Le
procès-verbal de la tenue du 30 avril 1737, donc après la période de
Carême commencée cette année-là le mercredi 27 février, est très
bizarrement rédigé, car plusieurs lignes sont raturées. Or, en les déchif-
frant tant bien que mal on lit ceci : « Ce jourd’huy 30 avril 1737 a été
tenue loge régulière qui dans les règles aurait [dû] s’assembler le mardi
de l’autre semaine et qui a été différé à celle-ci attendu que les se-
maines pascales sont respectées de nos assemblées qui [illisible] trop
surprendre des prescrites, quoique nous louons dans un temps prescrit
et offrons de la conscience, et quoique ce ne soit pas affaire pour être
maçon libre d’être de la religion catholique, tous les maçons sont obli-
gés par leur état de se conformer en faveur de celle-ci et par consé-
quent à la loi que la religion catholique prescrit puisqu’elle est la base
de toutes » [ au-dessous : rayé de l’avis des frères]. Plus bas, en clair et
avec une surcharge illisible et une seule rature, est ajouté : « Sur un
reproche mal fondé au sujet de notre vénérable maître député Coustos
qu’il n’avait pas pris l’obligation ordinaire des maçons, il l’a prise entre
les mains du frère Baur, 1er surveillant, et de tous les frères qui compo-
saient une loge régulière et parfaite, quoi qu’il eût été maître de cinq
loges en Angleterre et que ce soit lui qui soit pour ainsi parler, celui qui
1
BNF, Collection Joly de Fleury, volume 184, f° 124.
2
Ibid. f° 129.
3
Ibid. f° 141-142.
282
a porté le genre [surchargé] de la maçonnerie, qui a tenu loge régulière
et établi l’ordre sur le pied qu’il est aujourd’hui, puisque nous tenons de
lui les admirables secrets de la maçonnerie qu’il [est le seul qui les]
possède en perfection et nous ne trouvons heureux que par la pratique
fidèle de ses instructions. »
Passons maintenant à l’analyse. Les lignes rayées dans le registre font
écho au premier article des Obligations rédigées par Desaguliers. Cela
signifie que les membres de la loge en ont connaissance sans y adhérer.
L’éloge du catholicisme est clair. Concédons que la censure dont il fait
l’objet « de l’avis des Frères », comme indiqué en bas de page, soit
quand même une façon de ne pas être rigide et de s’inscrire dans un
espace de liberté religieuse, il n’empêche que Coustos est donc mis sur
la sellette pour n’avoir pas pris son serment d’obligation dans les
formes. S’il en est ainsi, c’est que, a fortiori, les pratiques qui lui ont été
enseignées à Londres ne sont pas jugées acceptables à Paris, sinon
globalement, du moins sur un point crucial. Est-ce parce qu’il n’a pas
sollicité son enregistrement auprès de la Grande parisienne ? Est-ce
parce qu’il n’a pas promis obéissance au grand maître Charles Radcliffe,
comte de Derwentwater ? En l’absence de détails dans le procès-verbal,
cette explication semble assez plausible.
On s’étonnera qu’il puisse se déclarer ancien vénérable de cinq loges
outre Manche, alors que les registres anglais ne comportent jamais son
nom à un tel office. Fait-il valoir par ailleurs son appartenance hugue-
note pour expliquer qu’il n’est pas soumis aux règles catholiques du
Carême et que les reproches de bombance ne sont donc pas perti-
nents ? Cette hypothèse est trop courte pour comprendre pourquoi il
est contesté dans sa régularité. En effet, le Frère Baur qui reçoit son
serment n’est autre que le banquier Christophe-Jean Baur, lui-même de
confession protestante, et plusieurs autres membres de la loge le sont
aussi. Voilà peut-être pourquoi le préambule catholique leur déplaît.
Toujours est-il que Coustos ne demande pas des constitutions à
Londres, ni en décembre 1736, sa loge étant ouverte le 18, ni après. En
revanche, et c’est le second point à examiner, Le Breton a obtenu les
siennes le 3 avril 1732. Il tenait alors ses réunions à l’auberge du Louis
d’Argent, rue des Boucheries. De ce fait, sa loge est la seule de la capi-
tale qu’on puisse objectivement déclarer hanovrienne. Mais est-elle en
position de s’imposer comme une sorte de modèle parmi les autres qui,
on le conçoit sans peine, n’ont pas la même attache, puisqu’elles sont
plutôt de sensibilité jacobite ? Longtemps les historiens ont repris cet
étrange schéma d’une capitale française devenue une lice d’affronte-
ments plus ou moins feutrés, plus ou moins violents, entre deux mou-
vances rivales. Il n’en a jamais été ainsi.
283
Dans L’Europe des francs-maçons1, le « scientifique » Pierre-Yves Beau-
repaire soutient une théorie forgée par Gustave Bord selon laquelle il y
aurait eu deux loges Saint-Thomas à Paris, la première aurait été fondée
en 1725 ou 1726 par des jacobites, la second l’aurait été en 1732 par
essaimage ou dissidence sous la houlette de Le Breton. D’où les distinc-
tions en Saint-Thomas I et Saint-Thomas II. Le même auteur, au même
endroit, fait du second duc de Richmond, à la fois un ancien grand
maître de Londres et de Paris (ce qu’il n’a jamais été : confusion fort
peu « scientifique » avec Wharton), et il expose que Saint-Thomas II,
donc loge de Le Breton, aurait accueilli ce duc en 1735, Desaguliers à
ses côtés, pour initier quelques aristocrates français. Cela, décidément,
ne va pas du tout.
Un tel point de vue est inspiré par un faux axiome qui se résume à dire
qu’une même loge choisit toujours la même auberge pour se tenir, et
qu’une même auberge n’accueille qu’une seule loge. En réalité, cer-
taines loges sont très mobiles dans Paris, et une même auberge ou un
même hôtel peut en abriter plusieurs, puisque les « outils » pour bien
œuvrer sont facilement transportables. Il n’y a pas encore, ou il y en a
très peu, de local attitré où l’on revient toujours, et qui peuvent être
meublés et décorés uniquement à l’usage des Frères. Sous prétexte de
trouver dans les archives des références à la rue de Bussy ou l’Hôtel de
Bussy, Gustave Bord a cru pouvoir conclure que, à chaque fois qu’il en
était question, Le Breton était dans le coup et par conséquent sa Loge
Saint-Thomas (selon un titre distinctif tardif).
Eh bien, non. Voici les différentes adresses de cette loge, selon les listes
connues de la Grande Loge londonienne : 1°) en 1732 et 1734 : Louis
d’Argent, rue des Boucheries, 2°) 1736 : Hôtel de Bussy, 3°) 1738 : Ville
de Tonnerre, rue des Boucheries.
Voici les loges qui choisissent l’hôtel de Bussy pour des tenues occasion-
nelles ou renouvelées sur une durée variable : 1°) en septembre 1735,
une loge du duc de Richmond qui vient de villégiaturer en ses terres
d’Aubigny, héritées de sa grand mère, et encore n’y tient-il qu’une ou
deux assemblées2, 2°) en novembre 1736, la loge précisément dite De

1
BEAUREPAIRE 2002 : 29. Repris à l’identique dans 2015. Repris aussi dans et La France
des Lumières (2011), et La Fabrique de la Franc-maçonnerie française (2017).
2
Loge très occasionnelle, assurément. Elle est tenue après un court séjour à Aubigny,
où Richmond a également formé une loge, sans qu’elle soit continuée après son départ.
Selon le Whitehall Evening Post, en septembre 1734, c’est à l’hôtel appartenant à sa
grand-mère récemment décédée, que Richmond a déjà aussi tenu une loge où il a reçu
plusieurs néophytes, dont le fils de Montesquieu. Ceux qui s’entêtent à vouloir le lier à
l’orfèvre Le Breton omettent alors d’expliquer pourquoi il n’est pas question de l’hôtel
de Bussy cette année-là. – En 1735, elle se réunit au moins une fois à l’hôtel de Bussy, si
l’on en croit le correspondant de la presse britannique qui répercute l’information.
284
Bussy, qui est facilement identifiable et qui n’est en rien celle de Cous-
tos, puisque son vénérable est l’artiste peintre Louis Colins, jacobite
notoire, qui obtient ses constitutions le 14 février suivant, des mains du
grand maître Derwentwater, lui-même jacobite1, 3°) en décembre 1739,
probablement la loge du comte de Clermont, si l’on en juge par les
billets que son secrétaire transmet aux invités.
En d’autres termes, il n’y a aucun lien personnel entre la loge de Le
Breton et celle du duc de Richmond. Il y a seulement la fréquentation
d’un même lieu à des dates différentes. D’ailleurs, cet orfèvre n’est
jamais cité dans les témoignages relatifs à Richmond, et certainement
pas dans sa correspondance à Montesquieu ou à son ami Thomas
Pelham, duc de Newcastle2. En employant une métaphore anachro-
nique, disons qu’il joue le rôle d’électron libre ou de franc-tireur dans le
réseau des loges parisiennes, ce qui exclut qu’il exerce un quelconque
ascendant sur elles, et même pas sur celle de Coustos. Ce dernier le
fréquente assurément, mais à titre personnel. On le comprend bien
quand on lit de près le réquisitoire dont ses deux Frères font l’objet
après le Carême.
En voici le préambule : « Thomas Le Breton avec sa confédération, ainsi
que le nommé Jean Meyers Custos [sic] et autres, ayant au mépris des
ordonnances tant divines qu’humaines tenu une assemblée dans la rue
du Four et une autre à Passy… » La confédération est la loge ; ils l’ap-
pellent ainsi par dérision. Coustos n’est pas accompagné par la sienne.
Outre que la rue du Four n’est pas celle de Bussy, on a bel et bien ici le
marquage d’une différence nette. Ailleurs, on lit que Le Breton est
« supposé Maître de la Loge de Louis d’Argent, rue des Boucheries »3.
La majorité des autres Maîtres (vénérables) ne le considèrent donc pas
comme un égal. Loin d’admettre la validité des constitutions qu’il a
reçues en 1732, ils savent aussi qu’il n’en a eu aucune de la part d’un

Richmond reste peu de temps à Paris, mais on ne peut exclure l’hypothèse d’une
seconde réunion.
1
Cette loge initiera ou affiliera le duc d’Aumont, on l’appelle donc aujourd’hui Loge de
Bussy-Aumont. Kenneth Loiselle pense qu’elle s’est disloquée en 1737 (LOISELLE 2017 :
339-352). En réalité, elle ne connaît qu’une brève suspension de travaux. Plusieurs
sources prouvent en effet qu’elle est active plusieurs années encore. Ce n’est pas ici
l’objet de les citer. Je remarque seulement le fait. Une autre étude permettra peut-être
de fournir des éclaircissements.
2
MCCANN 1984. Publiée par Timothy J. McCann la correspondance entre Richmond et
Newcastle, permet de compléter avantageusement celle adressée à Montesquieu qui,
selon l’habitude des compilateurs français, est la seule retenue pour relater les voyages
faits en France par Richmond.
3
BNF, Collection Joly de Fleury, volume 184, f° 124. Dans cet extrait, on ne comprend
pas bien pourquoi le nom de Coustos, ou son prénom, est augmenté d’un Meyers.
285
grand maître de Paris. Est-ce pour cette raison que Coustos lui-même
est peu après invité à se régulariser ?
En tout état de cause, on imagine mal que, si la loge de Le Breton était
aussi prestigieuse que les vulgarisateurs aiment à le répéter, si elle était
sous la protection du duc de Richmond, il subirait un tel affront. Plus
tard, il viendra à résipiscence, plus tard il entrera dans le giron de la
Grande Loge de France. Ce sera plus tard. Pour l’heure, il est maintenu
dans une marginalité qui le laisse sans possibilité d’être une référence
pour la grande majorité de ses contemporains. Il va de soi que ce juge-
ment n’est pas de valeur sur sa personne, mais de limitation de son
champ de liberté à l’extérieur d’un dispositif qui refuse de l’intégrer. Et
autant dissiper une confusion de plus dans l’atelier des compilateurs :
lorsque Bertin du Rocheret, membre de la loge de Bussy, dit en 1738 ou
1739 que sa loge est « la plus régulière de France », il ne parle évidem-
ment pas de la Saint-Thomas de Le Breton, mais de celle de Colins qui
se réunit dans cet hôtel, comme le confirme l’ensemble de sa corres-
pondance, en plus du registre de Coustos. Il le dit et l’écrit au moment
où son vénérable de jure, le duc d’Aumont, est devenu premier grand
maître de la Grande Loge parisienne, en succession du dernier jacobite
à ce poste, le comte de Derwentwater.
Que Beaurepaire ne soit pas de cet avis, c’est son droit. Qu’il se per-
mette de hautes fantaisies pour raconter n’importe quoi en se flattant
d’être un expert en confrontation d’archives, c’est le mien que d’y
objecter, ne serait-ce que pour éclairer les lecteurs sur son mode opéra-
toire, suite à la polémique initiée par lui en 2003 dans L’Espace des
francs-maçons où il lançait des banderilles tous azimuts à ses confrères
français qui ne lui avaient rien demandé et ne l’avaient jamais critiqué,
dont moi-même, tant je sais depuis des lustres que les prétentions
incantatoires à la science sont vaines, et qu’il vaut mieux s’exercer à des
argumentations sérieuses en laissant la porte ouverte aux corrections,
quand elles sont justifiables.
Michel-Ferdinand Albert d’Ailly, duc de Picquigny (puis de Chaulnes en
1744), serait membre de la loge de l’orfèvre Le Breton en 1737.
Preuve ? Aucune. Cette année-là, la loge regrouperait « l’aristocratie
française qui s’apprête à prendre les rênes de la Grande Loge de
France ». Preuve ? Aucune. Il paraît que la mise en cause de Le Breton
et de sa loge serait le fait du grand maître Derwentwater qui lui repro-
cherait d’avoir accepté d’initier des candidats rejetés par Saint-Thomas
I. Preuve ? Aucune. Dans un article récent, vague copié-collé d’une
thèse périmée, Beaurepaire accumule ces assertions péremptoires sans

286
fournir les références qui pourraient les légitimer 1. Il est imité par
Dachez qui renchérit dans la fable en affirmant – sans rire – qu’en 1737
« la "moitié" de la franc-maçonnerie en France faisait officiellement
allégeance à la franc-maçonnerie anglaise »2, ce en quoi on se demande
de quelle calculette il se sert pour oser un tel fromage.
Soyons moins frivole, et reprenons la condamnation dont Le Breton fait
l’objet. Elle est adressée par des Vénérables parisiens au grand Maître
Derwentwater. Celui-ci en est donc le destinataire, pas l’inspirateur. Ils
disent sans nul doute que Le Breton, flanqué de Coustos, a accepté
d’initier des candidats rejetés par la Grande Loge. Mais ils le font pour
regretter que la « confédération » soit composée de Frères médiocres
(à leurs yeux) et irrespectueux des règlements généraux, au point de
verser dans des excès triviaux de conduite, comme larrons en foire. Il
n’est pas question d’une improbable lutte pour le pouvoir. Il semble
plutôt que les auteurs de cette condamnation soient des Frères ayant
fait confiance quelque temps aux deux mis en cause, jusqu’à être déçus
par eux et s’en détacher vigoureusement.
Voici ce qui est écrit dans le document original. Nous « espérons que
notre innocence et obéissance envers le très vénérable Grand Maître
de la Grande Loge sera trop bien connue, que pour nous ajouter du
nombre de cette séditieuse cabale et infracteurs des lois et ordres
sacrés de la Maçonnerie, et que n’ayant eu aucune part directe ou
indirecte dans ces désordres, nous espérons de même ne pas participer
aux scandales qui s’ensuivent et que par conséquent nous mériterons
toujours de porter l’excellent nom de véritables maçons et membres
parfaits d’une société aussi illustre que celle de la Maçonnerie. »3
Malgré sa syntaxe un peu boiteuse, nous voyons bien qu’il est inconve-
nant d’extraire d’un tel propos non équivoque une vision abracadabran-
tesque de l’action des exilés jacobites dans Paris avant 1738. « Les
attaques dont fait l’objet Saint Thomas II de la part du grand Maître
Darwentwater qui l’accuse d’avoir reçu des candidats rejetés par Saint-
Thomas I ne portent pas auprès des frères "français". »4 Une telle inter-
prétation est inconvenante. Rien n’autorise de croire que l’aristocratie
française serait en embuscade pour mettre en difficulté le comte Der-
wentwater et l’évincer au profit d’un des leurs. Je crains que la problé-
matique « Maçonnerie jacobite versus Maçonnerie hanovrienne »,
selon sa propre formule, reste longtemps opaque à Beaurepaire.

1
BEAUREPAIRE 2017 : 83-97. On trouve mot pour mot, l’essentiel de cette thèse dans
2002 : 26-30.
2
DACHEZ et al 2018 : 74.
3
BNF, Collection Joly de Fleury, volume 184, non folioté.
4
BEAUREPAIRE 2017 : 87.
287
C’est bien pourquoi, comme j’ai pu le dire dans plusieurs ouvrages, il n’y
a pas lieu de faire de Paris une sorte de champ de bataille maçonnique
où des loges hanovriennes chercheraient à s’opposer aux loges jaco-
bites. En tout et pour tout, seule la loge de Le Breton a reçu ses consti -
tutions de Londres en 1732. Aucune autre, pas même celle de Coustos.
Jan Snoek prend le relai de Beaurepaire pour exposer ceci : « Ce n’est
que dans les années 1730 que les premières loges hanovriennes fidèles
à la tradition des Moderns, c’est-à-dire placées sous la juridiction de la
Première Grande Loge de Londres, sont créées à Paris. »1 Le pluriel est
de trop. Il paraît que dans la décennie suivante, « ces loges prennent de
plus en plus le pas sur les loges jacobites Harodim, non seulement en
France mais aussi dans toute l’Europe continentale »2. On voit plutôt la
Grande Loge contraindre Le Breton à respecter son autorité.
Nous pouvons donc conclure par la synthèse suivante. La forte présence
de huguenots dans l’effectif des loges londoniennes à leur début té-
moigne de leur intégration rapide à la société qui les a accueillis après la
révocation de l’Edit de Nantes. Certains sont déjà sur place, mais le flux
le plus important arrive après 1685. Il est probable que Desaguliers
ouvre la voie à leur désir de participer à une sociabilité qui prône la
tolérance religieuse. Toutefois, on n’en trouve pas qui puisse être
présentés comme jouant un rôle décisif dans la création de loges en
France, ni de la Grande Loge de Paris. L’orfèvre Le Breton n’est pas
concerné par les mouvements de l’émigration, on ignore d’ailleurs
quelles sont ses attaches religieuses. Quant à Coustos, on ne voit pas
qu’il cherche à imposer des usages découverts parmi ses hôtes Britan-
niques. Avec sa réhabilitation aux bons soins de son adjoint Baur, c’est
le contraire qui arrive.

1
SNOEK 2017 : 233.
2
Ibid.
288
16. La gloire des architectes

Dans son compte-rendu de l’année 1727, Anderson mentionne la mort


de George Ier survenue le 11 juin, alors qu’il était revenu dans ses terres
de Hanovre. Voilà comment on est renseigné sur sa manière de procé-
der chaque fois qu’il cite un souverain en rapport avec les chantiers de
construction. Ce qu’il en dit est de la même inspiration que celle qui a
guidé sa plume dans toutes les pages de son pseudo-récit historique
depuis Adam. Maintenant, il ne peut pas écrire que George a été franc-
maçon. Personne ne serait disposé à le croire. Mais il insiste sur les
bonnes dispositions du monarque disparu à l’égard du métier. Il force le
trait en décrivant la cérémonie accomplie lors de la pose de la première
pierre de l’église royale de Saint-Martin-des-Champs, le 19 mars 1721.
Il paraît que George a commissionné son grand aumônier et son sur-
veillant général des travaux pour le représenter, qu’ils ont été attendus
sur place par l’architecte et Frère James Gibbs, entouré de nombreux
francs-maçons, qu’ils ont mené une procession solennelle pour placer la
pierre au bon endroit, qu’ils lui ont donné trois coups de maillet au nom
du roi, que des trompettes ont sonné, que des acclamations ont fusé,
que les ouvriers et artisans ont été priés de se rendre à la taverne
proche afin de joyeuses libations au cours desquelles une santé a été
portée au « Roi et au métier ». En d’autres termes, Anderson persiste
dans la ligne qu’on lui connaît, qui est d’associer aussi étroitement que
possible l’action des maçons réels et celle des francs-maçons. Mais le
caractère superficiel ou désinvolte de son propos saute aux yeux.
Quelle est la loge de Londres, cette année-là, qui peut être raisonnable-
ment considérée comme formée partiellement ou totalement d’une
quelconque communauté d’ouvriers ou d’artisans ? Aucune. Qui sont
les travailleurs de vraies pierres et de vrai mortier qui sont invités à la
taverne et qui appartiennent à une loge, même deux ou trois ? Ander-
son n’en dit rien. Le seul nom de Gibbs, son compatriote d’Aberdeen,
lui suffit. C’est un peu court pour illustrer valablement une conception
de la transition, même dans ses manifestations résiduelles. Et s’il conti-
nue à s’intéresser aux constructions prestigieuses, c’est moins parce
qu’elles permettent de louer ceux qui les ont dirigées que parce qu’elles
confortent une fois de plus son cliché sur le rôle de la noblesse ou du
haut clergé. Il donne une liste de propriétaires ayant, d’après lui, parti-
cipé au perfectionnement de l’Art Royal, il ne cite pas les ingénieurs ou
architectes à qui ils ont confié leurs chantiers.
Dans cette liste, un nom retient l’attention, celui de Richard Boyle, 3 e
comte de Burlington. Né en 1694, il montre très tôt son intérêt pour
l’architecture. Anderson le flatte en 1723 : Burlington « promet d’être le
meilleur architecte de Grande-Bretagne (s’il ne l’est pas déjà), et nous
avons ouï-dire que sa Seigneurie a l’intention de publier les précieux
documents de Mr Inigo Jones pour servir au perfectionnement d’autres
architectes. »1. En 1738, il renchérit en le décrivant comme le meilleur
disciple de Jones, sachant qu’il est donc sauvegardé les dessins et les
plans qui étaient menacés de destruction pendant le protectorat de
Cromwell. Ceux-ci sont « encore préservés par le talentueux architecte,
le noble Richard Boyle, présent comte de Burlington »2. Charles Dela-
faye reprend l’éloge en chantant : « Que dans nos chants justice soit
faîte / A ceux qui ont enrichi l’Art / De Jabal à Burlington / Et que
chaque Frère en ait sa part. »3
Comment ces précieux documents sont venus entre ses mains ? Je ne
saurais le dire. Mais ce n’est pas là ce qui nous intéresse. En fait, Bur-
lington est un personnage apprécié par ses contemporains, sans que
personne ne soit en mesure de dire quand et comment il a été reçu en
franc-maçonnerie. Certains biographes doutent même qu’il le fût un
jour. Par exemple, quand Jane Clark le croit, Jacques Carré en doute 4. Le
fait est qu’on ne trouve pas son nom dans les listes transcrites par le
secrétaire de la Grande Loge de Londres, ni dans aucune archive sus-
ceptible d’apporter une preuve directe. Se pourrait-il qu’Anderson nous
place sur une fausse piste, tant on le sait expert à convoquer des pro-
fanes dans son récit uniquement pour en rehausser les vanités ? Pas
sûr.
Je partage l’opinion de Clark. Elle en fait un jacobite caché qui a pu être
reçu dans une loge du parti. Sa démonstration est d’autant plus
convaincante qu’on peut lui ajouter des références dont elle ne fait pas
état. Entre autres, la correspondance de Francis Sempill expose à plu-
sieurs reprises que le comte est gagné à la cause, et que dans les an-
nées 1740 il est en mesure de soutenir une expédition de reconquête.
Pour cette raison, nous gagnons effectivement à l’approcher afin de

1
ANDERSON 1723 : 48.
2
ANDERSON 1738 : 101.
3
ANDERSON 1723 : 83.
4
CLARK, Jane 1995 : 251-310 « Lord Burlington is here », dans Lord Burlington : Architec-
ture, Art and Life, Londres, Hambledon Press. – CARRÉ, Jacques 2013 : 538-540 Notice
sur Burlington dans Le Monde maçonnique des Lumières, Paris, Champion.
mieux cerner l’ambiance qui règne dans le milieu maçonnique du vivant
d’Anderson.
Au printemps 1714, il commence son Tour du continent, comme le font
souvent les jeunes gens fortunés de l’époque. Il est accompagné du
clerc huguenot Isaac Gervais, dont la famille s’est installée à Lismore, et
du catholique Louis Goupy, artiste peintre. Sa principale destination est
Rome où il prévoit de découvrir les richesses artistiques. En chemin, il
s’attarde à Paris plusieurs semaines et fait une excursion en Lorraine
où, croit-on, il rencontre Jacques III alors réfugié à Bar-le-Duc, en atten-
dant de prendre les armes dans la rébellion qui se prépare de l’autre
côté de l’eau. Après Rome, il revient sur Paris où il passe environ un
mois et rencontre souvent les réfugiés de Saint-Germain-en-Laye. Dans
l’impossibilité d’affirmer s’il est alors accueilli dans la loge qui y travaille
– car il y en a une, n’en déplaise aux compilateurs qui n’ont jamais
consulté les papiers des Stuart –, on peut quand même concevoir une
probabilité.
Exubérance et versatilité en moins, son cas est analogue à celui de
Wharton. Dans leur for intime, le jacobitisme les tente ; en même
temps, ils souhaitent composer avec les hanovriens. Une fois rentré au
pays, Burlington accepte d’exercer les hautes fonctions de trésorier
d’Irlande, a fortiori sous le contrôle étroit des chancelleries de Londres.
Cela ne l’empêche pas, en octobre 1715, alors que l’insurrection menée
par le comte de Mar est lancée, de réunir les magistrats sous son auto-
rité à la taverne Au Cygne, à Leeds, pour un grand banquet au cours
duquel des santés sont portées aux officiels du nouveau gouvernement
choisi par George de Hanovre, mais aussi pêle-mêle « au Prétendant
[Jacques III], à tous ses adhérents, ainsi qu’à tous ses amis déclarés ou
secrets », selon le récit qu’en fait Walter Calverley qui y assiste et qu’on
peut donc croire sur parole1. Ici, les amis secrets peuvent être aussi bien
des amis préférant ne pas se dévoiler que des amis pratiquant un secret
commun, et donc des francs-maçons. Décider n’est pas facile. On re-
tiendra cependant que le propos que l’on peut tenir sur lui vaut égale-
ment pour Gibbs.
Anderson dit bien qu’en 1721 les officiels chargés de la pose de la
première pierre de la chapelle royale de Saint-Martin-des-Champs sont
accueillis par « le Frère Gibbs »2. Cherchez dans les listes de loge
connues à l’époque par la Grande Loge de Londres, il ne s’y trouve pas.
Un William Gibbs appartient au Sanglier bleu, dans Fleet-Street, puis au

1
SURTEES SOCIETY, vol LXXVII, Yorkshire Diaries and Autobiographies, 1886 : 138. Journal
de Walter Calverley, 7 octobre 1715.
2
Il écrit « Brother Gib », mais cette transcription erronée du nom n’inspire aucun doute
sur l’identité de Gibbs. C’est bien lui qui est en charge du chantier.
291
Café de Tom, Clare-Markett, mais ce n’est donc pas James, et ce n’est
pas son frère non plus, qui s’appelait lui aussi William, car il est mort en
1708. Anderson serait-il encore emporté par un élan irrépressible
d’imagination ? La réponse est négative. En 1738, James Gibbs est
quant à lui bien vivant (il décèdera en 1754). Il lui serait donc possible
de protester contre Anderson s’il y avait outrance ou outrage.
Comme Burlington après lui, mais avec l’intention d’y rester plus long-
temps, Gibbs passe en Italie vers 1703. Il est catholique et s’inscrit
d’abord au Collège écossais de Rome avec l’intention de devenir prêtre.
Au bout d’un an, une dispute avec le recteur l’incite à y renoncer. Il
demeure dans la ville, s’initie d’abord à la peinture, puis il suit les leçons
d’architecture auprès du fameux Carlo Fontana. Quatre années durant,
il se forme, s’informe, assimile les connaissances techniques, visite les
plus beaux bâtiments, jusqu’à ce que son frère William, malade, le
rappelle au pays. Quand il est de retour, en novembre 1708, William est
déjà mort1. Il lui reste à trouver des opportunités d’emploi. Ses res-
sources personnelles étant limitées, il s’enquiert de revenus extérieurs.
C’est alors qu’il entre dans l’intimité du comte de Mar et en devient
pour ainsi dire le protégé. Mar s’intéresse aussi de très près à l’architec-
ture, il aime dessiner des plans, connaît les méthodes de calcul,
conseille ses amis de l’aristocratie.
Gibbs ne deviendrait-il pas franc-maçon jacobite dans le milieu connu
de Mar ? Je rappelle qu’en 1714, alors que la mouvance hanovrienne
n’est pas encore formée, le comte est possesseur de la maîtrise et du
Mot de maçon. Après l’intronisation de George I er, Gibbs est suspect à la
nouvelle administration qui l’exclut de la commission chargée des
constructions des édifices religieux dans Londres. Ses compétences lui
valent quand même d’obtenir la responsabilité de plusieurs chantiers.
Devenu ami de Christopher Wren, il l’aide aussi dans ses tâches. On dit
même qu’il en est l’élève ou le disciple, puisqu’ils partagent plusieurs
options quant à l’esthétique des grands édifices.
Après l’échec de l’insurrection de 1715, Gibbs reste en correspondance
avec Mar désormais en exil. Il lui envoie d’ailleurs les instruments
nécessaires pour lui permettre de consacrer ses loisirs à la réalisation de
nouveaux projets de construction. Les dessins doivent être soignés.
Gibbs se propose même de se rendre à Paris pour y rencontrer son ami
le plus discrètement possible, il y ferait un séjour de six semaines qui lui
permettrait aussi de visiter le palais de Versailles et de s’attarder à
Marly. Voici ce qu’en écrit Mar, dans une lettre du 17 septembre qu’il
adresse à John Menzies. Il parle de lui-même à la troisième personne :
« Mar est très enchanté de la visite que doit lui faire son vieux frère
1
INGAMELLS 1997 : 398.
292
ar[chitec]t et se languit impatiemment pour son propre compte, mais il
s’imagine qu’il ne projetterait pas un aussi long voyage s’il n’avait pas
d’autre raison qu’une simple visite. »1 Vieux frère ? Autre raison ? Le
voyage n’a pas lieu, car Gibbs en est dissuadé par des proches qui
craignent de le voir s’exposer à des mesures de rétorsions ordonnées
par les services dévoués au gouvernement hanovrien. Mais, sans avoir à
spéculer sur l’autre raison, on admettra sans peine que la proximité
entre ces deux hommes n’est pas seulement inspirée par une inclina-
tion commune vers l’architecture de métier. Elle l’est aussi par l’archi-
tecture symbolique des francs-maçons.
Remontons de quelques mois en arrière. Le 16 avril 1716, Mar alors en
Avignon charge Gibbs de transmettre confidentiellement des informa-
tions politiques à des amis d’Angleterre. Il emploie, comme souvent, un
langage allégorique pour signifier ce qu’il souhaite et, par la même
occasion, pour commenter ce qu’il a appris récemment de certains
membres du parti tentés par la coopération avec les hanovriens triom-
phants. Toujours lui, à la troisième personne, mais aussi sous le pseudo-
nyme de « l’animateur » ou « rassembleur » (convener) : « Il s’imagine
que ces vieux frères du balai-brosse (old brothers of the brush2) ne
seront pas gênés de recevoir des compliments de quelqu’un d’aussi
hors de mode que lui, sinon il ne vous embarrasserait pas avec certains.
Il y en a un vers qui vous pouvez vous risquer, et c’est Benjamin Bing à
Westminster qui devrait maintenant ériger la loge pour lui-même ou
quelqu’un d’autre, ce qui pourrait servir de modèle (pattern) quelque
temps, jusqu’à ce qu’elle puisse être construite sur le fond où elle a été
conçue. »3 Loge de théâtre ? Loge de concierge ? Loge de jardin ? Je
laisse le lecteur proposer un quatrième mot.
Plus bas : « Le convener désire savoir si le vieux maître de l’atelier où
Bing travaillait comme contremaître (foreman) est de nouveau maître
de son temps, il n’est pas impossible qu’une de ses connaissances en
architecture répare encore les failles de ce bâtiment, et il augmenterait
ainsi son crédit, car cela serait bien plus dans son intérêt que n’importe
quelle autre tâche où il pourrait être employé. Ce maître sait que le
convener est son humble serviteur et sera heureux d’entendre parler de
sa prospérité (welfare) et de son jeune apprenti qui est engagé avec lui
dans le présent travail. » En août 1716, la réponse de Gibbs est la sui-

1
CALENDAR 1912 : 48. John Erskine, comte de Mar, Avignon, à John Menzies, 17 sep-
tembre 1717.
2
La brosse ou le balai-brosse renvoie à ce balai qui sert à nettoyer le sol du local où se
tient une assemblée maçonnique, une fois qu’elle est finie. La gravure de Hogarth sur
les Gormogons montre un balai et un seau destinés à cet usage.
3
CALENDAR 1902 : 93. John Erskine, comte de Mar, Avignon, à James Gibbs, Londres (?),
16 avril 1716.
293
vante : « Nos frères du balai-brosse vont très bien et continuent dans le
même style de construction comme avant. Je souhaite que certains
d’entre eux voyagent pour améliorer leurs connaissances dans cette
science, car c’est au mieux du Gothique, mais ils continueront dans
cette voie plutôt que de courir de nouvelles lubies (whims) comme ils
les appellent, bien que ce style gothique leur coûte dix fois plus. »1
Gothique ? Il a écrit gothique ? Lorsqu’Anderson se satisfait d’avoir
compilé de nouvelles constitutions permettant de sortir du Gothique,
n’emploie-t-il pas un sous-entendu visant les jacobites ?
En tout état de cause, Anderson n’a évidemment pas connaissance des
courriers échangés entre les jacobites au moment où il entreprend son
soporifique labeur. On en infère que, au moins selon le critère de la
cohérence minimale, le discours qu’il tient sur les années 1716-1717
reste acceptable. La correspondance des jacobites, au centre desquels
le duc de Mar joue le rôle central à la façon d’un convener, autorise une
validation. Au moins notre inventif pasteur ne peut-il pas ignorer l’exis-
tence d’une franc-maçonnerie plus ancienne que celle dont il se pose
en tabellion. Il ne peut pas insinuer que les rebelles déplorés dans les
articles de Desaguliers ont été formés dans une loge ralliée à la cause
hanovrienne. Il ne le peut, et il ne le fait pas. Dont acte.
Mais il s’agit là bel et bien d’une cohérence minimale. En élargissant le
point de vue, la circonspection à son égard demeure très vive. En effet,
un autre architecte réputé est dans le même cas de non inscription
dans les registres de Londres : Wren lui-même. Comme Burlington,
comme Gibbs et a fortiori comme Mar, il est absent des archives pro-
prement dites, à l’exception de celles de Saint-Paul. On sait comment
Anderson en parle. Dans son texte de 1723, il se contente de le déclarer
ingénieux homme de l’art ayant dirigé plusieurs grands chantiers au
nom du roi. Il n’établit alors aucun lien avec une quelconque loge. En
1738, il le fait, son langage est différent, mais les dates qu’il fournit sont
peu recevables après vérification factuelle.
Il le cite quatre fois. La première pour dire avec aplomb que Jacques II
ne fut jamais maçon, mais que sous son règne Wren fut nommé grand
maître. Sorry, but not proved ! La seconde, il prétend que Guillaume
d’Orange a été fait franc-maçon lors d’une réunion privée, et qu’il a
agréé le choix de Wren comme grand maître. Sorry, but not proved ! La
troisième, il reproche à Wren d’avoir négligé son office de grand maître
au moment où s’achève la restauration de la cathédrale Saint-Paul. Sor-
ry, but not proved ! La quatrième, il justifie la réunion des quatre an-
ciennes loges par le fait qu’elles ont voulu réagir au désintérêt montré
1
CALENDAR 1904 : 404. James Gibbs, Londres, à John Erskine de Mar, Avignon, 22 août
1716.
294
par Wren après la rébellion jacobite ; elles ont créé la Grande Loge pour
inventer un autre genre d’autorité. Sorry, but not proved ! De tout cela,
rien n’est prouvé. Mais que Wren fût franc-maçon, la chose est établie,
à condition de distinguer deux significations : franc-maçon accepté par
des opératifs dans le cercle fermé de ceux jugés dignes du plus haut
respect, et franc-maçon politique en raison de ses inclinations jacobites.
Ce grand architecte meurt à la fin février 1723. Le 5 mars suivant, un
entrefilet paraît dans le Post Boy : « Cet après-midi, le corps de ce
respectable Franc Maçon Sir Christopher Wren doit être enterré sous le
dôme de la cathédrale Saint-Paul. »1 Le 9, c’est au tour du British Jour-
nal d’annoncer la nouvelle. « Sir Christopher Wren, cet honorable franc-
maçon, fut splendidement enterré dans l’église Saint-Paul, mardi après
midi. »2 Prenons ces informations au pied de la lettre. Un Frère connu et
reconnu comme tel, sans équivoque, vient de mourir. Sachant que sa
qualification maçonnique réfère à celle reçue en 1691 parmi les opéra-
tifs de Saint-Paul, la question piquante se pose : comment se fait-il
qu’Anderson n’en ait pas parlé dans sa première version des Constitu-
tions qui vient à peine de sortir des presses ? Il y a longtemps que les
historiens s’interrogent. La réponse est pourtant simple : Anderson n’en
a rien dit en 1723, parce qu’il ne le voulait pas. Tous les connaisseurs
savaient à l’époque que Wren était franc-maçon au moins parmi l’élite
des artisans et architectes, ils n’ont pas attendu sa disparition pour le
savoir. Mais il n’était pas politiquement correct pour Anderson de le
mentionner dans son pensum, car Wren était pareillement un tory
notoire. En 1738, il corrige son silence avec sa fantaisie coutumière.
A sa décharge, disons que la mythologie tressée après coup autour du
personnage ne dispose pas non plus à clarifier ce qu’on en sait. Entre ce
qui est établi à partir des activités semi-publiques des artisans concen-
trés dans Londres au moment de la reconstruction et celles des mili-
tants jacobites a fortiori clandestines, il est difficile de faire la part des
choses. Même la lecture des documents laissés à la postérité par la loge
Saint-Paul, plus tard Antiquity n° 2, oblige à la circonspection sur cer-
tains points cruciaux. L’enjeu est de pouvoir interpréter valablement
aussi bien ce qui y est écrit, et choisi pour l’être, que ce qui a pu être
volontairement laissé de côté. L’exercice est certes périlleux, car il
procède par interpolation ; mais, dans le cas présent, il est difficile de
s’en dispenser.
D’après la liste des loges de Londres dressée en 1729, Saint-Paul a été
créée en 1691. Cette date coïncide avec celle de la réception de Wren
parmi les acceptés (probablement) de métier. Or, les documents de la
1
Post Boy, n° 5245, 5 mars 1723.
2
British Journal, n° 25, 9 mars 1723.
295
loge aujourd’hui connus commencent en 1721, et encore sont-ils re-
construits pour cause de disparition des premiers procès-verbaux. On
ne sait donc presque rien de ce qui survient dans le long intervalle de
temps entre 1691 et 1721. En admettant la véracité de cette recons-
truction documentaire, Wren assiste à l’installation de Montagu à la
grande maîtrise le 24 juin 1721. Au mois de décembre suivant, la loge
change de local. Elle passe de L’Oie et le Gril aux Armes de la Reine,
dans la cour de Saint-Paul. Cela serait assez clair si nous savions où
travaillait la loge avant de siéger à L’Oie et le Grill. Comme on l’a vu,
lorsqu’Anderson lui-même fait allusion à l’ancienne loge de Saint-Paul
d’avant 1716, il ne fournit aucun nom d’auberge, ni pour elle ni pour
toutes les autres dans le même cas.
Le 25 de ce mois, elle dit vouloir adhérer fermement aux Anciennes
Constitutions. On ignore lesquelles, mais celles d’Anderson ne sont pas
encore publiées. Le 28 mai suivant, ce sont de « vieux vestiges » de
l’ancien temps qui sont présentés aux Frères, notamment le maillet
avec lequel Wren a posé la première pierre de la cathédrale mais aussi
quelques curieux écrits (curious writings). Or, Desaguliers est présent ce
jour là. Peut-être à sa demande, la décision est prise de lui confier ces
écrits, tandis que le maillet reste en possession de la loge, ainsi qu’un
manuscrit en rouleau « écrit sous le règne de Jacques II contenant les
anciennes Obligations (ancient Charges) »1.
Il est possible que ce manuscrit soit celui établi en 1686 par Robert
Padgett, dont il a été rapidement question plus haut, et qui permet
d’assurer qu’à Londres la Société des francs-maçons n’est pas alors à
confondre avec la Compagnie des maçons. En tout cas, on remarque
que Desaguliers repart avec un lot de documents ; et cela interpelle,
puisque la plupart de ses biographes présument qu’il s’est inspiré de
ceux de Mary’s Chapel, à Edimbourg, bien que rien n’autorise de le dire,
et ils passent sous silence ceux de Saint-Paul, dont la mention est expli-
cite dans les sources. Le fait qu’il laisse derrière lui ce qui provient du
règne de Jacques II est par ailleurs surprenant. Est-ce parce que les
détenteurs refusent de s’en démettre ? Ou bien est-ce parce qu’il n’en
veut pas ? Aucun indice ne permet de répondre convenablement.
Le 3 novembre, le vénérable informe que la Grande Loge a mandaté
Anderson pour revoir les vieilles constitutions, et qu’en attendant il
convient de suivre les anciennes sans y introduire des changements. Le
3 juin 1723 ou avant, car il semble y avoir une erreur de date, la loge
réceptionne trois candélabres offert par Wren « ancien vénérable
maître » (Worthy old Master). Ainsi, Wren aurait dirigé la loge autrefois,
mais où situer cet autrefois, et dans quel contexte ? Le cadeau des
1
Records of the Lodge Antiquity n° 2, 1911 : 6.
296
candélabres intervient sans nul doute après un moment de rupture
dont la durée n’est pas indiquée. Qu’il soit antérieur à 1716 est le plus
vraisemblable. Et, si les « curieux écrits » en proviennent, ceux-là que
Desaguliers emporte avec lui, tandis qu’il laisse de côté l’archive du
temps de Jacques II, comment Anderson peut-il soutenir que la franc-
maçonnerie a dépéri sous le règne de celui-ci ?
En 1723, il cache l’information qu’il possède sur un simple maître de
loge. En 1738, il se rachète, si j’ose dire, en revêtant le même de la plus
haute responsabilité. Une telle oscillation entre très peu et beaucoup
trop augmente la suspicion à son encontre. En effet, après la mort de
Wren, les Frères de Saint-Paul se gardent de le glorifier en grand
maître. Ils ne lui attribuent pas une autorité de cette nature. A juste
raison, ils préfèrent rester sobres dans le rappel des souvenirs. Si rien
n’est plus flatteur que d’être cités comme membre de la plus ancienne
loge de Londres, dont la « constitution est immémoriale », selon le récit
andersonnien1, ils seraient très imprudents d’en rajouter. Tout simple-
ment, la fonction de grand maître n’apparaissait pas dans leurs « cu-
rieux écrits ».
Dans la liste des présents à l’installation de Montagu, le 24 juin 1721,
après avoir cité le collège des officiers, ils placent Wren en seizième
position. Par analogie du raisonnement appliqué à Wharton, on se
demandera si, cette fois, ce n’est pas son attachement à la franc-ma-
çonnerie conçue sous la bannière des Stuart qui lui vaut d’être invité.
Les inimitiés entre protagonistes ne sont pas encore exacerbées. Bien
sûr, on peut envisager aussi une invitation au titre d’accepté « opéra-
tif », mais aucun autre nom dans la liste ne satisfait à ce critère, cette
liste étant du reste construite par ordre d’importance sociale, les nobles
les plus titrés ayant les premiers rangs, comme on le voit sur la figure 9.
Reprenons cela en synthétisant. Wren est certainement reçu parmi les
francs-maçons opératifs de Saint-Paul en 1691, et peut-être préside-t-il
ensuite des réunions. En 1708, une fois posée la dernière pierre sur le
dôme de la cathédrale, il n’a plus aucune raison d’être actif, puisque la
dispersion s’ensuit. Cependant, lui prêter le maintien de son adhésion à
la franc-maçonnerie politique des stuartistes, appelés jacobites après
1689, se justifie sans peine quand on suit pas-à-pas sa trajectoire per-
sonnelle, dans le sillage de son père et de son oncle, fidèles d’entre les
fidèles de Charles Ier et Charles II. La loge dite de Saint-Paul, qui se
réunit dans un premier temps à L’Oie et le Grill avant de migrer aux
Armes de la Reine, s’inscrit dans le système hanovrien en s’inspirant de
ces deux filiations. Anderson ne retient que la première, quoiqu’avant
1691 il n’ignore sans doute pas les effets de la seconde sur l’architecte.
1
ANDERSON 1738 : 184.
297
En tout état de cause, dès le début de sa carrière maçonnique à l’en-
seigne de la Grande Loge londonienne, Anderson se considère investi
de la tâche d’en être le publiciste officiel, avec pour objectif principal de
défendre la thèse d’une supériorité de celle-ci sur n’importe quelle
autre organisme passé, présent ou futur. En 1738, il écrit ceci : « La
vieille Loge de la ville d’York et les Loges d’Ecosse, d’Irlande, de France
et d’Italie, affectant l’indépendance, sont sous leurs propres grands
maîtres, quoiqu’ayant en substance les mêmes constitutions, obliga-
tions, règlements, etc. que leurs frères d’Angleterre. »1 Toutes ces loges
« affectent », elles se donnent des airs, elles font semblant. Sous-enten-
du : celles d’Angleterre sont dans le réel, dans la sincérité. A commen-
cer par lui… qui passent allègrement sur le fait irrécusable que tous les
grands maîtres en France sont jusqu’alors jacobites et donc « rebelles ».
Ne nous attardons pas. Indépendamment des considérations portant
sur les personnes, que dit Anderson des architectes en général ? La
figure du Grand Architecte de l’Univers est présente dès la seconde
ligne du texte en 1723. Il aurait inscrit les sciences dans le cœur
d’Adam. En 1738, le vocabulaire s’étoffe, on a maintenant affaire au
« Tout Puissant Architecte et Grand Maître de l’Univers ». Cette amplifi-
cation lexicale n’est évidemment pas gratuite. Elle associe plus étroite-
ment les termes d’architecture et de grande maîtrise : un grand maître
est un architecte, beaucoup mieux qu’un maçon à la truelle. Du côté
des humains, Anderson loue les brillants, talentueux, expérimentés
architectes de Babylone, de Canaan, de Grèce, d’Egypte, d’Italie, etc.
qui ont su perfectionner l’Art de siècle en siècle. A chaque fois, sa
volonté est évidente de les distinguer des tailleurs de pierre ou autres
hommes au chantier. Cela oblige à relativiser considérablement ce qu’il
est supposé emprunter aux Anciens Devoirs puisque ceux-ci s’adressent
en priorité aux artisans ou ouvriers.
Encore que la pratique n’est pas toujours accordée à la théorie. A
l’article IV des Obligations dues à Desaguliers, le terme d’architecte
désigne un candidat potentiel à la grande maîtrise. La liste de ceux-ci
est donnée : un noble, un gentleman, un savant, un architecte, un
artiste (artist : pas artisan). Aussi vite qu’énoncée, elle est cependant
réduite au noble seulement. En effet, d’après nos auteurs, jusqu’à
l’élection du duc de Montagu les dirigeants choisis chaque année ne
l’étaient jamais que dans l’attente d’être durablement remplacés par
des aristocrates. L’idéal aurait été, en somme, d’avoir à disposition un
architecte de bonne et ancienne noblesse. Faute d’un héros providen-
tiel, renouvelable chaque année, il faut consentir à moins.

1
Ibid. 196.
298
Le puriste exigera peut-être que le présent commentaire demeure au
plan symbolique. On sait bien aujourd’hui que le vocabulaire des loges
est totalement déconnecté de la rudesse des chantiers, et c’est bien la
raison pour laquelle la seule dimension spéculative est mise en lumière,
jusque chez les nostalgiques des cathédrales de l’an mille. Sauf qu’An-
derson n’est pas de cet avis. Son époque est encore celle où l’on ren-
contre des individus d’exception qui peuvent être à la fois nobles,
praticiens d’un art réputé, et même chefs militaires. C’est en se tour-
nant vers eux qu’il trame la fiction de la transition. Par défaut, il entre -
tient l’ambiguïté entre bâtisseur et architecte, au sens où le premier
finance et ordonne, tandis que le second conçoit et réalise. Mais, dans
tous les cas, symboliquement parlant donc, l’architecte est le référent
nécessaire.
Il en est de même chez les jacobites d’après 1689 et leurs prédéces-
seurs du temps de Charles I er, sans exclure au moins sur le principe les
intellectuels de la cour de Jacques I er qui déployaient les métaphores
architecturales dans le champ politique. Eux aussi trouvent prétexte à
applaudir ceux qui manifestent dans leurs rangs des talents d’archi-
tectes. De ce point de vue, le comte de Mar en est l’un des exemples les
plus significatifs. La différence d’avec les hanovriens est toutefois dans
la création de cette Grande Loge de Londres. On a vu combien il faut se
méfier du prétendu scoop qui en fait un événement de 1721 seulement.
A la rigueur, on peut passer sur une controverse à ce sujet en mettant
en relief deux choses. La première est que cette Grande Loge est for-
mellement séparée du pouvoir politique. La seconde est qu’elle répond
à un modèle d’organisation centralisée avec réunions périodiques, sans
que les jacobites puissent l’imiter.
La séparation formelle s’entend comme une indépendance de fonction-
nement, au sens où l’équipe administrative qui la dirige n’est pas nom-
mée par le roi, celui-ci ne s’y implique pas. Elle est formée par la voie
élective. Bien sûr, dans les faits, cette équipe veille à afficher sa soumis-
sion au gouvernement. Mais, pourvu qu’elle n’y contrevienne pas, elle
est entièrement libre de se donner le programme qui lui plaît. Elle
gouverne à sa façon les loges particulières qui acceptent son autorité.
Elle leur impose une doctrine et des règlements généraux conçus en
interne, sans ingérence d’une autre institution, quelle qu’elle soit. Et
son principal objet, celui qui fait souvent l’objet des délibérations, n’est
autre que la pratique de la charité, dans un premier temps limitée aux
membres nécessiteux, comme on le sait avec Anthony Sayer. Ce n’est
pas le cas des jacobites de l’exil.
D’une part, Jacques III est personnellement impliqué jusqu’en 1738.
D’autre part, les contraintes de la clandestinité place les Frères dans
299
l’impossibilité de former une organisation équivalente en Angleterre ou
dans l’ensemble des Îles Britanniques. En France où ils sont réfugiés
dans leur majorité, ils participent certes à la formation de la Grande
Loge de Paris, avec élection, et les relations au pouvoir royal sont inspi-
rées par la même soumission. Cette Grande Loge reste néanmoins une
organisation soumise aux lois civiles françaises, et les autres jacobites
dispersés dans toute l’Europe ne sont évidemment pas concernés.
De ce point de vue, la force de la Grande Loge de Londres est qu’elle
apparaît au bout de quelques années comme un appareil administratif
ayant la capacité de gérer publiquement un nombre croissant de loges
réparties sur le territoire national ou dans les colonies, tandis que les
jacobites évoluent dans des contextes internationaux différents qui les
empêchent de procéder de la même façon. Bien moins nombreux, et
dans l’impossibilité de répondre à une convocation d’assemblée géné-
rale les concernant tous, ou bien des délégués, ils n’ont que la corres-
pondance épistolaire, ou les voyages de messagers discrets, pour com-
muniquer entre eux. Au moins, l’avantage de cette correspondance est-
il de confirmer ce que nous apprennent les archives du dix-septième
siècle quant au rôle déterminant joué par leurs précurseurs auprès des
autres Stuart.
Cela posé, il convient bien sûr de mieux cerner la figure réelle ou sym-
bolique de l’architecte Hiram. En 1723, Anderson cite deux personnages
de ce nom. Le premier est roi de Tyr qui satisfait à la demande de Salo-
mon en envoyant à Jérusalem des maçons et charpentiers, ainsi que des
cargaisons de pins et des cèdres du Liban, afin que la construction du
temple puisse être réalisée au mieux. Il lui envoie aussi un homonyme,
décrit comme le « plus accompli maçon sur la terre ». Pour distinguer
les deux personnages Anderson appelle le second Hiram Abif. Il fournit,
pour s’en expliquer, les références aux écritures bibliques, qui sont
abondamment reprises, paraphrasées, commentées dans la plupart des
rituels relatifs à la Maîtrise. Pour cette raison, je ne crois pas utile de
m’étendre sur elles. En revanche, le propos suivant d’Anderson est à
interroger.
Il dit que Salomon était grand maître de la loge de Jérusalem, que le roi
Hiram l’était de celle de Tyr, tandis qu’Hiram Abif était maître des
travaux et recevait sa science directement du ciel, autrement dit du Vrai
Dieu (True God). De ce point de vue, Salomon était sage (wise), Hiram
était instruit ou savant (learned), tandis qu’Hiram Abif était inspiré (ins-
pired). Hiram Abif pouvait donc travailler aussi bien à Jérusalem qu’à
Tyr et, mieux que les donneurs d’ordre qu’étaient Salomon et Hiram, il
transcendait les distinctions nationales (royaumes) pour manifester la
science universelle de la géométrie. Dès la fin du chantier de Jérusalem,
300
nombreux furent d’ailleurs les artistes (artists : pas artisans) qui se
dispersèrent partout dans le monde pour propager les connaissances
acquises sous sa férule. Ils le firent auprès des « fils de noble naissance
des personnes éminentes ». Le prestige de la noblesse est donc une fois
de plus clairement affirmé.
En 1738, Anderson élargit considérablement le champ en citant la
chaire du député grand maître au sein de la Grande Loge comme étant
celle d’Hiram Abif, tandis que le grand maître occupe celle de Salomon.
Cela, on l’a déjà vu. Maintenant, il ajoute des considérations sur la mort
du premier. Elle aurait été subite après la fin des travaux du temple de
Jérusalem, et il aurait été inhumé dans la loge proche de cet édifice,
conformément aux anciens usages1. Au cours des années suivantes, des
loges particulières se seraient créées dans le royaume de Salomon afin
de travailler sur d’autres chantiers. Elles auraient été convoquées en
assemblées générales. La mémoire de l’architecte disparu y aurait été
entretenue.
Sur les circonstances de cette mort, il ne dit rien. Le texte proprement
dit des Constitutions révisées ne comprend aucun passage explicatif. En
revanche, après le cahier des chansons à boire, Anderson insère une
critique du livre de Samuel Prichard paru huit ans plus tôt sous le titre
de La Franc-Maçonnerie disséquée, et le lecteur comprend alors que ce
qui était esquissé vers 1725 autour du grade de Maître a pris des pro-
portions inédites. Quelque chose a changé dans ses repères. Le pro-
blème est de savoir comment.
La littérature actuelle est profuse sur la maîtrise. Elle se borne la plupart
du temps à classer dans l’ordre chronologique les anciens documents
anglais ou écossais pour y relever les indices révélant l’apparition du
grade de maître. J’ai dit comment je les abordais moi-même. Mainte-
nant, la divulgation de Prichard offre matière à conforter mon analyse.
Quelques confrères assurent qu’elle expose les rites déjà en vigueur à la
Grande Loge de Londres. Ce sont souvent les mêmes qui se plaisent à
insinuer que les rituels ou catéchismes, selon l’expression du temps,
sont analogues chez les hanovriens et jacobites, et qu’une fois fait
maçon chez les uns la reconnaissance de cette qualité est automatique
chez les autres. L’histoire est bien plus complexe qu’ils le voudraient, et
en même temps moins ambigüe.
Quand il s’éloigne de son siècle, l’historique de Prichard n’est pas plus
recevable que celui d’Anderson, comme lorsqu’il fait d’Hiram (sans Abif)
un « excellent maçon » qui enseigna la Maçonnerie à Carolus Marcil,
c’est-à-dire Charles Martel auquel il accorde le rang de roi de France, ou

1
ANDERSON 1738 : 14.
301
bien quand il assure que sous le règne d’Athelstan les maçons juraient
en latin sur un livre, probablement la Bible, tandis que le maître de la
loge donnait lecture des obligations du métier. Ces détails sont plutôt
curieux dans un contexte social où le latin était le privilège des clercs de
l’église et où un chef de chantier ne passait pas grand temps à déchif-
frer un grimoire, puisque la grande majorité de la population, nobles y
compris, ne savaient pas lire. Sur ce plan, Prichard ne nous avance pas
plus que les historiens actuels qui tiennent en haute estime le Regius ou
le Cooke qui restaient pourtant impénétrables aux ouvriers du Moyen
Âge et qui, du reste, ne citaient en aucune manière Charles Martel, ni
l’un ni l’autre, .
Son ton ironique ne doit pas non plus laisser penser que Prichard est de
source sûre quand il expose qu’en 1691 la franc-maçonnerie aurait
commencé à recruter large, du portier au duc. Il lui suffit de prendre
connaissance de la liste de la Grande Loge gravée en 1729 pour placer
cette date en terminus a quo et d’en faire partir sa propre fresque. Par
contre, les catéchismes dont il fournit la transcription sont assez élo-
quents en eux-mêmes. Celui de maître renvoie explicitement à l’assassi-
nat d’Hiram par les mauvais compagnons voulant lui extorquer son
secret. Mais est-ce un catéchisme récent ? Fait-il état d’une innovation
qui aurait été introduite dans les loges de l’obédience londonienne ?
C’est ce qui se répète ici et là chez les adeptes de l’école dite authen-
tique. Pour eux, les loges anglaises auraient d’abord conféré deux
grades, puis elles les auraient augmentés d’un troisième à la fin des
années 1720.
La pochade sur les Antédiluviens en 1726 contient déjà des mots qui se
retrouvent dans le catéchisme, et cela en nombre suffisant pour qu’on
puisse inférer que le grade est déjà connu à ce moment (signes, attou-
chements, points, griffes, Jachin et Boaz, compas, coup de maillet
mortel, pierre cubique, tombe couverte de mousse, jointures des arti-
culations, pavé mosaïque, acacia, etc.) Ce que nous savons du comte de
Mar en 1714, permet de remonter plus haut dans le temps. Et ce que
j’ai déjà dit au treizième chapitre autorise des hypothèses sérieuses sur
des périodes antérieures. Quoi qu’il en soit, on remarquera que, si
Prichard est censé dévoiler les usages conçus la Grande Loge de
Londres, ce qu’on est tenté de croire en première lecture, il le fait avec
ironie et en signalant lui aussi l’existence d’une autre franc-maçonnerie.
Parue la première fois en octobre 1730, sa brochure connaît plusieurs
tirages, tant son succès est grand. Les réimpressions ne sont pas toute-
fois identiques. Elles le sont dans la divulgation du catéchisme, elles ne
le sont pas dans les textes annexes. Prenons en main les premières, où
Prichard justifie l’initiative qu’il a prise de divulguer ce qui ne devrait
302
pas l’être. Faisant remarquer que les journaux ont déjà révélé bien des
choses, notamment le contenu du serment de réception, ce qui dissipe
du même coup son caractère secret, il cite l’anecdote de Frères qui se
sont vu refuser l’entrée d’une loge pour l’unique raison qu’il existe deux
franc-maçonneries à Londres, et que celle d’Anderson et Desaguliers ne
veut pas fréquenter l’autre ou être fréquentée par elle.
Le passage qui nous intéresse est assez sinueux dans sa rédaction, mais
les termes essentiels sont clairs. « Quelques maçons opératifs (en fait :
Maçons Acceptés, selon l’expression courtoise en vigueur), étant
membres de la première et plus vieille loge constituée (selon le livre de
la [Grande] Loge de Londres) firent une visite à une célèbre loge dans
cette ville, et se virent empêchés d’entrer, parce que leur vieille loge
s’était transportée dans une autre maison (House), ce qui, quoiqu’en
contradiction avec le Grand Mystère, requiert une autre constitution,
au coût de pas moins deux guinées, avec une élégante réception, sous
prétexte d’attribuer la recette à des œuvres de charité. Si cela était
correctement appliqué, il faudrait adresser de grands éloges à une
entreprise aussi estimable, mais la chose est très douteuse et il est plus
raisonnable de penser que l’argent sera consacré à la formation d’un
autre système de Maçonnerie, le vieil édifice était tellement en ruine
que, à moins de le réparer par quelque mystère occulte, il sera bientôt
anéanti. »
Le principal handicap à l’interprétation est que l’incident n’est pas situé
dans le temps. Recherchons quand même cette « première et plus
vieille loge ». Prichard dit que son nom est donné dans le tableau géné-
ral que publie la Grande Loge. Reportons-nous à une édition de son
pamphlet où il le reproduit en précisant explicitement que l’ordre des
créations y est respecté. La première est « Les Armes de la Reine, cour
de l’église Saint-Paul, la loge des Indes Occidentales et d’Amérique ». Il
s’agit de la loge qui revendique Wren comme ancien Vénérable. En
deuxième position est « La Corne, Westminster », dont Anderson et
Desaguliers sont membres. Ce sont les seules dont il est dit qu’elles ont
été « constituées de temps immémorial », et le litige semble bien être
apparu entre elles, puisque La Corne est assurément devenue en peu de
temps la plus renommée.
Changer de maison signifie-t-il changer de local, d’auberge, de taverne ?
On sait que Saint-Paul est passée de L’Oie et le Grill aux Armes de la
Reine en décembre 1721 ; mais ce détail reste subalterne et ne justifie
en aucune manière d’avoir à être reconstituée contre espèces son-
nantes et trébuchantes, plusieurs autres loges londoniennes étant dans

303
le même cas de déménagements plus ou moins fréquents 1. Pour qu’il y
ait nécessité d’une nouvelle constitution, il faut changer d’obédience.
Par déclinaison vers les membres, pour être reconnu dans l’une il ne
suffit pas d’avoir été admis dans l’autre. Le refus d’accueillir des Frères
n’ayant pas prêté serment dans une structure est logique dans le fonc-
tionnement de celle-ci. Dès lors, Prichard persifle à peine en disant que,
si les fonds récoltés étaient réellement destinés à la charité, se serait
une excellente opération, mais qu’à son avis les refusés préfèreraient
cotiser pour fonder un nouvel édifice. Pense-t-il à une autre obé-
dience ?
Quand on a gardé en mémoire la lettre du duc de Mar à son ami Gibbs,
on est frappé par la convergence de certains éléments de langage. Il
existe bel et bien une franc-maçonnerie ancienne, « gothique ». Dès
1716, la conjoncture n’est pas propice pour la maintenir telle quelle.
L’édifice est fissuré et pourrait tomber en ruine. En 1716-1717, Mar est
cependant loin d’imaginer que les hanovriens vont en bâtir un autre et
que leur position politiquement dominante va leur permettre d’occuper
durablement le devant de la scène. Treize ou quatorze ans après, Pri-
chard constate que des conflits ont eu lieu. Quoique sibyllin, il est un
des rares observateurs à en parler aussi ouvertement.
Vraisemblablement, son allusion renvoie à l’assemblée trimestrielle
désordonnée du 25 juin 1728 qu’Anderson réduit à sa plus simple
expression en disant qu’elle a eu lieu avec les Grands Officiers en exer-
cice et ceux de 28 loges particulières. Rien de plus 2. Le procès-verbal de
la Grande Loge est quant à lui substantiel. Cette assemblée est de
quartier ; elle a lieu à la cour de Saint-Paul, aux Armes du Roi. Le grand
maître, Henry Hare Coleraine, préside. Le nombre des loges qui ont
envoyé des délégués est effectivement de 28. Dès l’ouverture des
travaux, le premier surveillant lit le compte-rendu de la précédente
tenue et, en vertu d’un article adopté pendant celle-ci, réclame que
chaque loge représentée fournisse les preuves de son ancienneté, en
indiquant la date de sa création. Certains délégués le font, d’autres pas.

1
Il faut donc se méfier quand on a le même nom d’auberge, de taverne ou de brasserie
dans des listes d’années différentes. Les premières loges peuvent avoir disparu et cédé
la place à une autre, ou bien elles ont migré car une même loge peut avoir plusieurs
lieux d’assemblée successifs. C’est également ce qui se passe à Paris et qui explique les
confusions dans les analyses de certains auteurs quand ils focalisent sur la Loge de
Bussy. Entre autres, pour ce qui concerne Londres, en 1727 La Rose et la Coupe près de
la cour du château provient de La Couronne, Parker Lane ; La Tête de la Reine, Knaves
Acre, provient du Pommier, Covent Garden ; La Tête de Saint-Paul, Ludgate Street,
provient du Vaisseau, derrière Royal Exchange [SONGHURST 1913 : 77].
2
ANDERSON 1738 : 123.
304
En conséquence, ces derniers sont priés d’obtempérer à la prochaine
assemblée.
L’ambiance devrait être détendue, car les travaux sont menés pendant
un banquet. Mais le grand maître Coleraine fait observer que certains
Frères sont décorés de leurs bijoux, et d’autre pas. Il souhaite donc qu’à
l’avenir chacun veille à se conformer aux règles vestimentaires. Et puis,
après qu’un membre de la loge Au Tonneau, Noble-Street, eût rapporté
les frasques d’une domestique ayant apostrophé ses Frères dans l’au-
berge où ils se réunissent, on lit ceci : « Plusieurs autres questions
relatives au bon gouvernement de la Société en général ont été propo-
sées et acceptées ; mais il n’a pas été jugé opportun de les consigner
par écrit. »1 Parler des décors et d’une servante d’auberge au tempéra-
ment agressif, soit ! Passer délibérément sous silence certains autres
sujets à débats, n’est-ce pas craindre un profond embarras ? Gageons
qu’un échange vigoureux d’idées contradictoires a excité plusieurs
susceptibilités, et quoi de plus disruptif que celles relatives aux com-
mencements de l’institution ?
Pour corroboration, reportons-nous à cette autre source qu’est la
transcription des archives de Saint-Paul. En 1729, son vénérable n’est
autre que le fils de Christopher Wren. Le 26 juillet 1729, on lit : « Plu-
sieurs mesures ont été unanimement adoptées pour défendre (for
supporting) l’ancienne dignité de cette loge dans les occasions pu-
bliques. »2 Si la nécessité s’impose de prendre de telles mesures, c’est
que des litiges sont apparus sur l’épineuse question des origines avant
la formation de la Grande Loge. Les occasions publiques sont les assem-
blées générales trimestrielles ou annuelles, quand tous les maçons de
Londres sont ensemble ou, à moindre quantité, leurs représentants
auprès du grand maître. En décembre suivant, les officiers de la loge
sont désignés pour aller montrer leurs constitutions au nouveau grand
maître qu’est Thomas Howard, duc de Norfolk. Le 24 juin 1730, c’est le
duc en personne, flanqué de ses adjoints, qui se déplace vers Saint-
Paul.
« Une assemblée nombreuse de Frères nobles et éminents fut présente,
le grand maître fut reçu avec les honneurs de la maçonnerie, et tous les
respects lui furent montrés, à lui et à sa compagnie, par le très véné-
rable maître en chaire qui présida pendant la totalité de cet évène-
ment. »3 Voilà qui ressemble à une élégante façon de mettre un terme
aux dissensions. En se déplaçant jusqu’à eux, Norfolk fait droit aux
revendications des émules de Wren menés par son fils, lequel reste
1
SONGHURST 1913 87.
2
Antiquity n° 2 : 10.
3
Ibid. 11.
305
cependant discret car le vénérable qui officie ce soir-là est son succes-
seur nommé Houghton. On a bien noté la date : 24 juin 1730. Normale-
ment, ce jour correspond à l’assemblée générale et à la fête consécu-
tive. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici, mais bel et bien d’une cérémo-
nie au sein d’une loge particulière. Sachant que Norfolk a été installé
dans la chaire de Salomon le 29 janvier, le calendrier n’envisage pas une
nouvelle élection avant 1731. Dans ce contexte, le choix du solstice
d’été pour honorer les anciens de Saint-Paul ne participe pas du hasard,
mais d’une initiative à portée symbolique.
Donc, que Prichard se permette peu de temps après de rappeler que les
Frères de Londres sont loin de pratiquer spontanément l’harmonie ne
plaît pas. La réaction de la Grande Loge à la publication de son livre est
vigoureuse. « Le Député grand Maître a pris connaissance d’une bro-
chure récemment publiée par un Pritchard [sic] qui prétend avoir été
fait Maçon régulier, et qui s’est dévoilé afin de nuire à la Maçonnerie. Il
exprime sa plus grande indignation contre lui (l’accusant d’imposteur)
et contre son livre qui est une œuvre stupide ne méritant pas considé-
ration. Mais afin d’éviter que les Loges s’en laissent imposer par de faux
frères ou imposteurs, il est proposé, jusqu’à ce que la Grande Loge n’en
ordonne autrement, que ces faux frères ne devraient pas être admis
dans les Loges si un membre de la Loge alors présent ne s’en portait pas
garant. Le nom de ce membre est à inscrire à côté de celui du visiteur
dans le livre de la loge. Proposition acceptée à l’unanimité. »1
A la lecture de ses lignes, il est permis de penser que Samuel Prichard
est réellement le franc-maçon qu’il prétend être, avec régularité de son
statut et connaissance de son sujet. Il divulgue des pratiques attestées.
Et si les visiteurs doivent dorénavant être plus contrôlés, afin de débus-
quer les Frères non réguliers selon les critères de la Grande Loge, sans
doute est-ce parce que ceux-ci peuvent être des profanes assez malins
pour jouer la comédie mais encore parce que des jacobites ont intérêt
parfois à s’immiscer là où on ne les souhaite pas, en dépit du couplet
sur les rebelles auxquels on conserve de l’affection et des concessions
faites sur le tard à Saint-Paul.
Un des traducteurs de Prichard, Gilles Pasquier, cite deux extraits du
registre de la Grande Loge, qu’il emprunte à Henry Sadler pour signaler
qu’avant la parution de The Masonry Dissected Desaguliers s’émeut de
la parution d’un autre pamphlet mettant également à mal le secret des
réceptions. Cette intervention de Desaguliers a lieu le 28 août 1730 ;
elle est énergique et témoigne d’un agacement devant des incidents
multipliés. Prichard ne créé donc pas vraiment la surprise. Effective-
ment, cela fait des années que des craintes sont exprimées sur ce qu’on
1
SONGHURST 1913 : 135-136.
306
peut appeler des infiltrations plus ou moins bien réussies de Frères
jugés non orthodoxes. Qu’ils ne soient pas tous jacobites, nous pouvons
aisément le concéder. Mais que plusieurs aient des affinités, pourquoi
le nier ?
Pasquier regrette que le procès-verbal du 28 août ne précise pas quelles
sont les règles dont Desaguliers préconise « l’application pour empê-
cher l’admission de faux Frères dans les loges de la Grande Loge de
Londres »1. Il observe que ce P-V renvoie à une précédente assemblée
trimestrielle, mais confesse n’en avoir pas connaissance. Vraiment ?
Quand on se limite à des citations indirectes, par le biais de Sadler ou
d’un autre auteur, il est certes difficile d’élucider les enjeux de l’affaire.
Pour en apprendre davantage, il suffit tout simplement d’aller au re-
gistre de la Grande Loge elle-même. Le compte-rendu du 5 juin ordonne
de connaître le nombre et la localisation des loges acceptant l’obé-
dience de Londres, tant en Angleterre que dans les colonies d’Amé-
rique. Doivent également lui être communiqués les noms des membres.
La consigne adressée à Daniel Cox fraichement nommé grand maître
provincial pour les territoires de New York, New Jersey et Pennsylvanie,
est claire, qui impose d’envoyer chaque année au Grand Maître d’An-
gleterre ou à son Député un mémoire indiquant « le nombre de loges
ainsi constituées avec les noms des différents membres de chaque loge
particulière. »2 Voilà les règles auxquelles pense Desaguliers.
En remontant dans le temps, on n’a pas grand-peine à relever que,
depuis les tout premiers procès-verbaux de 1723, des plaintes récur-
rentes vise des Frères non réguliers ou des loges non régulières, selon
les critères nécessairement partisans des amis d’Anderson. Les listes
nominatives recopiées par les différents secrétaires sont dites celles des
loges régulières et conséquemment des Frères réguliers. Par exemple,
le 25 novembre de cette année-là, il est « convenu qu’aucune nouvelle
Loge dans ou à proximité de Londres, ne soit approuvée (countenanced)
par la Grande loge, sans avoir été régulièrement constituée, ni que son
vénérable (master) et surveillants ne soient admis à la Grande Loge3.
Le 19 février 1724, n’importe quel visiteur appartenant à une loge dans
le district de Londres ne peut être accueilli dans une autre loge régu-
lière s’il n’est pas présenté par un Frère déjà reconnu, cela même si
l’examen de ses connaissances permet de dire qu’il possède une solide
instruction maçonnique4. Et ainsi de suite, d’année en année, selon un
mouvement qui va crescendo. La régularité exige très explicitement la

1
PASQUIER 2017 : 203.
2
SONGHURST 1913 : 125.
3
Ibid. 54.
4
Ibid. 56.
307
soumission (submission) à l’administration centralisée et surveillée du
grand maître ou de son député. Parce que les loges rechignent, parce
que les Frères reçoivent mal cette obligation, les rappels sont fréquents.
Le 25 novembre 1728, on entend déjà celui qui va être repris après la
divulgation de Prichard. En vertu d’une ordonnance déjà fixée, « de-
mandant à toutes les loges régulières de donner la date à laquelle elles
ont été constituées, certains de leurs membres ont déjà remis le mé-
moire requis, et ceux qui n’ont pas respecté cette ordonnance sont
invités à le faire avant la prochaine réunion de quartier »1. En fait, le
discours réprobateur que provoque l’audace de Prichard, le 15 dé-
cembre 1730, par la bouche de Nathaniel Blackerby, n’est que la redite,
presqu’à l’identique de condamnations anciennes et lancinantes.
C’est la négligence de ces aspects pourtant très concrets qui amène
quelques théoriciens du siècle des Lumières à prétendre que la franc-
maçonnerie est une République Universelle trouvant « sa raison d’être
dans le sentiment positif qu’elle inspire pour s’adonner à une expé-
rience de fraternité sans commune comparaison avec celle proposée
par les autres modes de sociabilité fraternelle de l’époque »2. Je ne
connais pas une seule déclaration favorable à la franc-maçonnerie qui
ne soit pas une exhortation à cette fraternité-là. Sous une forme ou
sous une autre, elle se lit chez Anderson, chez Ramsay et chez d’autres
auteurs moins connus ; et elle agace d’ailleurs les pamphlétaires qui
préfèrent des sociétés classifiées, hiérarchisées, sans mélange des états.
Mais, une fois que l’évidence est admise, la question est de savoir ce
que vaut un idéal dans le contexte de choix pragmatiques qui le contre-
disent.
Les rhétoriques de générosité sont une chose, et autre chose sont les
prétextes employés pour en limiter les effets sur des concitoyens, des
compatriotes, des étrangers. Toute proportion gardée, et sans vouloir
m’engager dans un anachronisme oiseux, il ne me semble pas que les
francs-maçons dévoués au nazisme ou au franquisme concevaient
l’universalité comme les Frères qu’ils condamnaient ou qu’ils laissaient
condamner à mort. De façon plus pacifique, ce n’est pas parce que l’on
relève les mêmes formules dans la majorité des livres publiés avant
1750 que l’on est autorisé à y voir un désir de concorde indifférenciée.
Du reste, le phénomène est suffisamment constant jusqu’à nos jours,
avec des querelles d’orthodoxie répétitives, où les obédiences jurent
chacune à part des autres mieux savoir ce qu’est la « véritable » maçon-
nerie, pour qu’on évite les emphases sur le sujet.

1
Ibid. 87.
2
MERCIER 2017 : 374.
308
Reprenons alors le fil de l’argumentation concernant la maîtrise. Nous
avons vu que c’est le 27 novembre 1725, lors d’une réunion de quartier,
que la motion relative à l’élévation de compagnons au grade de maître
est agréée. Même si l’on ignore l’accueil qui en est fait ensuite lors
d’une assemblée générale, il est certain que des loges fonctionnent déjà
dans un système trigradal, si bien que la divulgation de Prichard peut
être effectivement qualifiée de sérieuse et véridique, malgré son ironie
mordante. En même temps, bien qu’on ignore quand des membres de
Saint-Paul (certainement) se font rabrouer par ceux de La Corne (proba-
blement), il est flagrant que se devine sous l’anecdote un double ma-
laise chez les hanovriens. D’abord, la notion d’universalité de la franc-
maçonnerie reste abstraite, puisqu’elle est paradoxalement bornée à
leur conception politique. Ensuite, quand bien même faudrait-il adhérer
au schéma d’une institution indépendante de l’agitation extérieure, le
modèle qu’ils exposent ne convient pas aux vétérans qui connaissent
celui hérité des jacobites.
Sur bien d’autres points, il est flagrant que pendant plusieurs années la
Grande Loge de Londres est en recherche d’un mode de fonctionne-
ment aussi bien au plan strictement administratif qu’au plan rituellique.
Pêle-mêle, elle se demande comment codifier ses relations avec les
loges particulières, comment collecter les contributions aux œuvres de
charité, quels sont les critères pour accorder des secours, comment
préparer la fête annuelle en plus de l’assemblée générale, comment
aménager les locaux des loges, quels bijoux assigner aux officiers, quelle
couleur affecter aux cordons, comment vérifier la qualité maçonnique
des Frères, etc. En comparaison de tout cela, la question de la maîtrise
se révèle néanmoins pour elle la plus incommodante.
La centration sur Hiram provoque bien des émois. Anderson insère dans
sa deuxième version des Constitutions une « Défense de la Maçonne-
rie » conçue comme une réplique à Prichard. Parue anonymement en
décembre 17301, certains historiens la lui attribuent. Pour des raisons
qui vont paraître assez cohérentes, elle semble plutôt l’œuvre de Mar-
tin Clare, comme William James Hughan et Albert Gallatin Mackey ont
pu le suggérer. Mais, dans la mesure où Anderson se l’approprie, quitte
à ne pas en partager tous les termes, il adhère certainement à ses
grandes lignes directrices.
Cette réplique se veut parfois mesurée et parfois cinglante, parfois
moqueuse et parfois sérieuse. Pour commencer, elle aborde la question
éthique, qui porte sur la transgression du secret relatif aux connais-
1
La parution du texte est signalée dans le Daily Post du 15 décembre 1730, et dans le
Daily Journal du 16. L’imprimeur James Roberts en publie une copie l’année suivante.
L’anonymat encourage le procédé.
309
sances transmises en loge mais aussi aux délibérations et débats qui y
ont lieu. Plusieurs autres institutions ou corps de métiers, selon l’au-
teur, ne procèdent pas autrement. Criant à l’imposture pour les autres,
Prichard a donc trahi son serment pour lui-même, et il s’en trouve
disqualifié comme franc-maçon, quoiqu’il n’ait rien à craindre de la
Fraternité puisque les mœurs y sont pacifiques et que le but de chacun
est de participer au développement de la connaissance. Pis encore, en
insinuant que les recrutements n’ont pour objet que de subtiliser de
l’argent aux crédules, Prichard fait exprès d’oublier que la majorité des
Frères sont gens de distinction n’ayant pas besoin de tels expédients
pour vivre. Toutefois, avançant ses arguments, Clare en vient presque à
l’excuser de trouver ridicules certains signes et usages.
D’après lui, l’attaque de Prichard se justifie en partie si l’on considère
que, au fil des générations, l’enseignement primitif de la Maçonnerie
s’est dégradé. Jadis, il était pur. Puis sa diffusion dans toutes les parties
du monde a entraîné des altérations, des corruptions, des dévoiements,
si bien que certains héritiers du dix-huitième siècle ne savent plus en
restituer l’essentiel. Ici, on aimerait savoir qui est visé exactement.
« Pour autant que je sache, le système, tel qu’il est enseigné dans les
loges ordinaires, peut avoir des superfluités ou des défauts occasionnés
par l’ignorance ou l’indolence des anciens membres. En effet, considé-
rant le milieu d’obscurité et de ténèbres dans lequel le Mystère a été
dispersé, les nombreux siècles où il a survécu, les nombreux pays et
langues, sectes et partis qu’il a traversés, nous devons plutôt nous
étonner qu’il ne soit pas parvenu à l’époque actuelle avec davantage
d’imperfection. »1 Les anciens membres ignorants et indolents ne sont-
ils pas ceux qui refusent la soumission à la Grande Loge ? Tout comme
Anderson, Clare évite de les nommer. On comprend quand même qu’ils
maçonnaient avant l’apparition de cette Grande Loge supposée avoir
poussé à un bienheureux inventaire et à la rectification des erreurs
cumulées au fil du temps.
Clare reprend en quelques phrases la longue fresque historique des
Constitutions de 1723, non sans la précaution de laisser Adam sur la
touche. Il lui semble plus convenable de s’inspirer des Egyptiens et de
leurs hiéroglyphes encore énigmatiques en son temps, de convoquer
quelques personnages ayant laissé une trace dans le patrimoine de la
science, de ranimer quelques courants de pensée ayant fait école dans
un lointaine passé révolu. Le tout pour insister sur ce qui lui tient à
cœur : les connaissances secrètes dont les francs-maçons seraient les
gardiens, les symboles qu’ils manipuleraient, les habiletés dont ils
feraient preuve, mais aussi et surtout les distinctions entre eux, les
1
ANDERSON 1738 : 219.
310
degrés ou, si l’on préfère, les grades. A plusieurs reprises, la Défense
expose des exemples de communautés ou de confréries plus ou moins
secrètes, plus ou moins séparées de leur environnement social, dans
lesquelles se serait pratiquée la progressivité d’un enseignement de
haut niveau. Sur ce point capital, l’érudition est mobilisée afin de suggé-
rer que celle de Prichard qui dévoile les trois catéchismes n’est pas si
sensationnelle qu’elle paraît.
Chez les Esséniens qui seraient une sorte de Pythagoriciens : « Quand
un individu désirait être admis dans leur société, il devait passer deux
degrés de probation avant de pouvoir devenir parfait maître de leurs
mystères. Quand il était reçu dans la classe des novices, on lui offrait un
vêtement blanc. Quand il en savait suffisamment pour donner quelques
preuves évidentes de ses qualités et de sa capacité à garder un secret, il
était admis à approfondir la connaissance. Mais il continuait à fournir
des preuves de son intégrité et de ses bonnes manières, et c’est ensuite
qu’il était pleinement intégré à la Société. »1 Clare insiste sur la capacité
d’une minorité d’hommes d’autrefois à conserver par devers eux des
vérités supérieures, sous serment de n’en rien divulguer aux profanes.
En même temps, ils possédaient des signes, des symboles, des mots que
les adeptes échangeaient entre eux afin de se reconnaître. Anderson
partage entièrement cette opinion.
Remarque nécessaire : notre auteur en profite pour rappeler qu’ils
veillaient à cultiver leur mémoire, à l’instar des druides de Bretagne qui
n’écrivaient jamais rien et se transmettaient oralement leur savoir de
génération en génération. Mais ce n’est pas sous sa plume pour digres-
ser vers l’Art de la mémoire tourné vers l’occultisme. Telle qu’il en
parle, la mémoire est aussi bien le moyen d’apprendre une science,
quelle qu’elle soit, que les règles de vie au sein d’un groupe, les conven-
tions, les codes. De ce point de vue, il ne songe même pas aux maçons
de métier, ni aux secrets professionnels qu’ils se transmettaient pen-
dant les apprentissages. Il ne les cite jamais, ce qui est révélateur des
modèles dont il s’inspire. L’ouvrier au chantier n’est pas représentatif
de sa démonstration. Pour les exégètes d’aujourd’hui qui aurait la
tentation de le convoquer, exit donc William Schaw. Ni Clare ni Ander-
son ne semblent connaître les Statuts de 1598-1599.
Passons à Hiram. Après avoir mis en relief l’importance du nombre 3
dans plusieurs sources antiques, et dans une moindre mesure celle du
nombre 7, Clare fait bon accueil à la scène ayant permis de découvrir le
corps d’Hiram après sa mort. Sans reprendre la distinction d’Anderson
entre le roi de Tyr et son architecte homonyme (+ Abif), il en fait le
maître de la Maçonnerie et explique que la dramaturgie des loges
1
Ibid. 221.
311
emprunte à des écrivains de l’antiquité, en particulier à Virgile, Héro-
dote et Ovide, avec une sépulture sous un tertre, une branche d’acacia,
une renaissance comme le Phénix, etc. Il ne rejette donc pas la version
fournie par Prichard ; il la légitime au contraire, en produisant des
références littéraires qui peuvent avoir servi à l’élaboration du rituel
particulier à la maîtrise. Or, voilà ce qui nous interroge.
Le nom de Martin Clare apparaît en 1730 dans l’effectif de la loge Les
Clefs du Carrefour, Henrietta-Street. Mathématicien et physicien, direc-
teur d’une école professionnelle à Soho, il est alors premier surveillant,
ce qui suggère qu’il n’est pas un néophyte. En 1734, il sera second
surveillant de la Grande Loge, et peu après député grand maître intéri-
maire, tandis qu’Anderson assurera des suppléances de premier sur-
veillant. Que les deux hommes se connaissent donc, c’est certain. Ils
adhèrent chacun aux vues de l’autre, en dépit de quelques nuances.
Mais, quand on suit bien la démonstration de Clare, la maîtrise n’est pas
autre chose qu’un grade composite, sans emprunt aux usages du mé-
tier. Comme, en 1738, Anderson se garde bien de lui apporter une
contradiction, tout porte à croire qu’il ne diverge pas sur ce point capi-
tal. Il préfère n’en rien dire. Son propre texte pseudo historique reprend
la fable ourdie en 1723, sans proposer une seule fois un aperçu théo-
rique (ou pratique) sur le contexte d’émergence du grade entre ces
deux dates. Entendons-nous bien : émergence au sein du système
hanovrien.
Prolonger la recherche dans l’entourage de Clare nous mènerait trop
loin. Bornons-nous à signaler son admission à la Royal Society en mars
1735. Parmi ses proposants, le pasteur Desaguliers n’est pas le moins
influent. Mais nous y remarquons aussi l’architecte James Gibbs dont
les attaches jacobites nous sont connues. En 1737, il présente devant
cette illustre académie la seconde édition d’un long mémoire sur la
mécanique des fluides, et la dédicace est un hommage au comte de
Burlington, dont nous pouvons dire la même chose. En cette occasion, il
le remercie de bénéficier de son patronage et de sa protection, ainsi
que de consacrer une grande partie de ses activités à concevoir de
nombreux édifices, tant publics que privés, et à en diriger la construc-
tion. Comme d’autres membres de sa famille qui ont encouragé l’essor
des arts et des sciences, il peut être applaudi d’être un « ami de l’huma-
nité »1. Mon propos n’est pas de prêter à Clare des affinités politiques
qui ne sont peut-être pas les siennes, mais d’observer qu’il a des rap-
ports cordiaux avec des contemporains en position de le renseigner sur
les rites du système jacobite.

1
CLARE 1737.
312
Et autant noter, pour un éventuel réinvestissement, que Clare ne
connaît pas les émotions qui vont agiter le sérail des historiens long-
temps après, quand ils polémiqueront autour des signes ou mots de
passe, de guet ou de reconnaissance. Voici ce qu’il en dit d’après la
leçon qu’il retient en citant les membres d’anciennes confréries. « Ils
échangeaient les uns les autres par signes, et avaient des mots particu-
liers (particular Words) qu’ils recevaient au moment de leur admission,
et qu’ils préservaient avec beaucoup de respect comme la distinction
de leur secte. Ainsi (c’est là une remarque judicieuse de Laerce), de
même que les généraux emploient des mots d’ordre [Watch Words]
pour distinguer leurs propres soldats des autres, est-il approprié de
transmettre à l’initié des signes et mots spéciaux comme marque dis-
tinctive de la Société. »1 Immergé dans son siècle, connaisseur des
habitudes adoptées par les loges, même récentes, Clare ne va pas
chercher dans un ésotérisme abscons ce qui procède de nécessités
purement pragmatiques.
Quelques mots encore. J’ai eu l’occasion de dire qu’à la fin octobre
1730, après la parution de la divulgation de Prichard, John Henley se
croit investi de la tâche de lui répondre. Néophyte d’à peine quelques
semaines, reçu dans la loge Prince William, il le fait dans son Triomphe
des francs-maçons où il compare sa cible à un âne ou un chien énervé.
Or, voici qu’à son tour Peter Farmer prend la plume pour secouer
Henley, et il le fait en annonçant explicitement qu’il propose de recons-
truire la franc-maçonnerie en trois degrés. Nous avons donc dans une
période de temps assez courte un chassé-croisé de monologues contra-
dictoires qui tournent autour de même objet. Sauf que, à travers eux,
nous ne voyons pas comment ils en sont venus à le connaître. Même
Farmer ne nous apprend rien quand il exhorte à la reconstruction de la
franc-maçonnerie sur des bases plus fermes que la précédente, et
quand il s’en prend lui aussi à Prichard en l’accusant d’être un vil rené-
gat travaillant au bouleversement d’une communauté, la plus grande
qui se soit jamais tenue dans l’unité. Le système dont il entend se
démarquer n’est pas caractérisé, hormis qu’il en condamne les obscuri-
tés et les cachotteries, contre quoi il propose que la rénovation fonde
chaque connaissance uniquement par la lumière naturelle2.
L’introduction du grade de maître dans le système hanovrien est donc
inexplicable tant qu’on se limite à cette catégorie de documents.
Quoique précieux, ils sont loin d’être suffisants. Bien entendu, il est
possible de prétendre que ce sont des membres de la Grande Loge qui
décident d’augmenter la panoplie, si j’ose dire. Cette solution n’est de

1
ANDERSON 1738 : 220.
2
FARMER 1730 : 8.
313
toute façon qu’un pis-aller à courte vue, puisque le grade existe donc
avant 1717. C’est bien pourquoi, faute d’une genèse en interne, le
regard doit se porter sur l’extérieur. Ici, il est tentant de prendre en
compte les loges opératives. L’inconvénient, il faut le rappeler, est
qu’on n’en connaît aucune qui, dans la capitale anglaise, soit attachée à
la Grande Loge, et aucune qui ne le serait pas tout en offrant un modèle
de hiérarchie. Personne n’est en mesure d’en désigner une seule.
Le paradoxe veut que, parmi les critiques adressées à Anderson, les plus
insistantes sont celles qui lui reprochent d’idéaliser la maçonnerie
opérative en minorant tout ce qui lui porte ombrage, comme quand il
retourne en faveur des anciens maçons l’argument des ordonnances
royales prohibant leurs rassemblements pour contester les autorités.
Son oubli des épisodes houleux des chantiers britanniques du passé est
flagrant. En même temps, il préfère souvent faire l’éloge des architectes
dont l’archétype est Hiram Abif (Hiram tout court pour d’autres). Aussi
bien établit-il implicitement un hiatus entre les grades d’apprenti et de
compagnon, d’un côté, et celui de maître, d’un autre côté. Il n’y a pas
de continuité. Comme architecte, le maître n’a pas sa place dans la loge
telle qu’il la conçoit. Comme chef d’atelier, il l’a, mais ce n’est pas un
architecte ; c’est un compagnon élu à ce poste par ses pairs. La chaire
d’Hiram Abif se trouve dans la Grande Loge, où il est symboliquement
l’adjoint de Salomon. Il faut montrer d’une strate dans le système pour
donner du sens à une fonction dirigeante, une dignité, sans que ce soit
un grade. Entre 1723 et 1738, Anderson évolue. Vaille que vaille, il
intègre la hiérarchie ternaire. Mais c’est du bout des lèvres. Son ami
Clare est plus explicite.
Le paradoxe se prolonge quand les premières critiques des Constitu-
tions lui reprochent de méconnaître les écritures bibliques ou autres. Il
ne saurait pas comprendre certains détails, il extrapolerait abusive-
ment, il commettrait des contresens. N’en concluons pas que ses adver-
saires ont raison contre lui. Pour nous, cela signifie seulement que la
pluralité des opinions à cette époque empêche de croire que le récit
historique des Constitutions constitue au lendemain de sa parution en
librairie un corpus de références satisfaisant. D’autres récits sont pos-
sibles. Ils le sont en son siècle, ils le restent encore de nos jours. C’est
bien pourquoi les quêtes herméneutiques, aussi brillantes soient-elles,
quand elles sont vantées par leurs auteurs comme un moyen de revenir
aux sources de la tradition maçonnique, ne sont jamais que des exer-
cices intellectuels qu’aucune théorie supérieure ne peut arbitrer. En ce
domaine, il n’y a pas de théorie supérieure. Il n’y a que des convictions
étayées par une habileté à manier des textes, ce n’est pas la même
chose.

314
315
17. L’écriture de l’histoire

Du strict point de vue de l’histoire factuelle, ce qui est en jeu dans les
polémiques sur les commencements de la franc-maçonnerie hano-
vrienne, par réduction de ceux concernant la franc-maçonnerie tout
court, ce n’est pas seulement les erreurs commises par Anderson,
erreurs dont n’importe quel auteur n’est à l’abri, c’est avant tout la
censure qu’il commet délibérément. Le tri qu’il opère dans les maté-
riaux à sa disposition vise à servir la cause politique à laquelle il adhère.
Dès l’annonce de la parution des Constitutions, les critiques qui lui sont
adressées sont diverses, plus ou moins élégantes, plus ou moins percu-
tantes. Mais aucune ne se focalise sur la question qui préoccupe de nos
jours les exégètes, qui est celle de 1717. Quoi de plus logique, objecte-
ra-t-on, puisque cette date n’est pas avancée dans l’édition de 1723,
elle l’est dans la seconde de 1738. L’objection n’est pas recevable. Si, en
effet Anderson reste discret sur les circonstances d’apparition de la
Grande Loge, il est très clair sur le fait que la création d’une Grande
Loge est postérieure aux guerres civiles récentes.
Postérieure de combien de temps ? La thèse de Prescott et Sommers
est de retenir la date de 1721. Anderson aurait inventé l’événement en
1717 afin de servir les intérêts bassement pécuniaires de Sayer et
quelques autres roturiers dans le besoin. En connivence avec Desagu-
liers et des chenapans de même engeance, il aurait forgé un conte
grotesque pendant les années 1730 afin de permettre à ce modeste
libraire de profiter de la caisse de charité gérée par des dirigeants de la
Grande Loge. Il aurait bâti le roman des quatre loges fondatrices, du
premier grand maître et de leurs successeurs fantomatiques jusqu’au
très réel duc de Montagu, de la taverne où se serait jouée la scène
inaugurale, de l’ébauche des règlements généraux réalisée par Payne.
Tout ça n’aurait jamais été que des leurres pour mystifier des crédules.
Tout ça, vraiment ?
Le passage suivant est simple à interpréter. « Et maintenant, les libres
nations britanniques délivrées des guerres étrangères et civiles, jouis-
sant des bons fruits de la paix et de la liberté, ont récemment orienté
leur heureux génie vers la Maçonnerie de toute espèce et fait revivre
les loges déclinantes de Londres. »1 La dernière guerre civile s’est ache-
vée au début de 1716 par l’échec de l’expédition militaire tentée par les
jacobites. Anderson enchaîne : « Plusieurs loges particulières ont une
tenue trimestrielle et une grande assemblée annuelle, dans lesquelles
les formes et usages de la plus ancienne et respectable Fraternité sont
sagement propagés. » Ces lignes sont écrites en 1722, pendant que
Montagu est grand maître. On aimerait savoir si Anderson était capable
à ce moment d’anticiper sur les manipulations alléguées de la décennie
suivante. On aimerait surtout savoir si Sayer avait besoin de s’attribuer
un passé fantaisiste pour pouvoir bénéficier des secours de la Fraterni-
té.
Ce serait aller trop vite en besogne que de confondre une analyse
argumentée et une remise en cause radicale. Ce serait sombrer dans la
mégalomanie du sensationnel que de se croire soudain éclairé par la
lumière de la Science majuscule après trois siècles d’aveuglement. Ce
serait se gargariser d’adjectifs clinquants que de se prétendre acteur
d’une école enfin « authentique », soi-disant capable d’énoncer les
règles définitives d’une recherche efficace, à l’emblème d’un scoop qui
n’en est pas un. S’il est légitime de penser qu’on peut mieux écrire
l’histoire que par le passé, qu’on possède de meilleurs outils pour
rassembler et interpréter les documents, il est prudent de vérifier si l’on
ne tombe pas soi-même dans les travers reprochés à autrui. Dans le cas
présent, imputer à Anderson un penchant à l’affabulation s’admet sans
peine ; encore est-il souhaitable de ne pas pousser le zèle jusqu’à lui
attribuer des malveillances qui s’avèrent elles-mêmes imaginaires.
Revenons à Sayer, et traitons tout de suite le reproche du profit égoïste.
A l’automne 1724, Sayer est assurément le premier Frère à solliciter un
secours ; il le fait avec une recommandation du duc de Richmond, grand
maître en exercice. Sa demande est traitée le 21 novembre. Or, c’est
aussi ce jour que les dispositions règlementaires sont fixées pour déter-
miner le mode de fonctionnement de la caisse commune. Il est deman-
dé qu’un trésorier soit désigné par le grand maître, que des cotisations
volontaires soient recueillies chaque mois dans les loges particulières
pour être apportées à chaque réunion de quartier, que les vénérables
et surveillants des loges où se trouve un Frère pétitionnaire attestent de
ses qualités et confirment la précarité de sa situation. Jusqu’alors la
Grande Loge n’était pas saisie pour ce genre de solidarité, seules les
loges particulières l’assumaient.
Le 17 mars 1725, la mise en place d’une commission dédiée aux œuvres
est décidée. Elle comprendra 13 membres, tous maîtres (vénérables) ;
1
ANDERSON 1723 : 47.
l’un d’eux agréé par le grand maître en assurera la présidence, et le
premier nommé n’est autre que William Cowper, secrétaire général de
la Grande Loge. Le 25 novembre, sont longuement exposées les pre-
mières règles relatives à l’examen des cas et des sommes allouées. La 2 e
stipule que les Frères qui peuvent être aidés pour l’instant sont ceux
dont les loges ont été créées avant le 21 novembre de l’année passée,
et la 3e ajoutent que pour les loges créées après il faudra attendre cinq
ans avant de soumettre une demande, sauf cas exceptionnel. Le 11
juillet 1729, Desaguliers prend la parole deux fois pour attirer l’atten-
tion de l’auditoire sur le fait que certains profanes demandent leur
admission en loge afin de bénéficier de secours, voire que certains
irréguliers sollicitent une régularisation pour le même motif. Tout en se
félicitant que les loges soient de plus en plus enclines à verser des
cotisations, il invite donc chacun à être vigilant. S’agit-il de prévenir un
éventuel afflux de dossiers, ou bien de freiner ceux déjà constitués ?
Peu importe. Ce qui compte est ailleurs, à savoir que les bénéficiaires
de secours ne s’appellent pas tous Sayer et qu’ils ne se prévalent pas
d’une responsabilité exercée à la direction de la Grande Loge ou ailleurs
pour être entendus favorablement. C’est clair, il n’y a pas besoin d’un
argument de cette nature pour obtenir satisfaction. Par exemple, le 28
août 1730, dix pétitions sont examinées. Parmi elles on remarque celle
de la veuve de Joshua Timson qui fut grand surveillant auprès du duc de
Wharton, mais les neuf autres concernent des membres sans passé
équivalent.
Comparons les deux demandes de Sayer en 1724 et 1730. La première
ne comporte pas d’allusion à son ancienne grande maîtrise, la seconde
si. Où est le problème, puisqu’il n’est pas nécessaire d’avoir été digni-
taire pour être reconnu dans le besoin et être secouru en consé-
quence ? Selon Prescott et Sommers, « Anderson a fabriqué et déformé
son récit parce que la Grande Loge lui a demandé de le faire. »1 Un tel
énoncé procède d’une sémantique aventureuse. La Grande Loge n’est
pas une entité en position de demander quoi que ce soit sous cette
forme. Mieux vaudrait parler de quelques responsables, et mieux vau-
drait les nommer. Quand on ne sait pas de qui il s’agit, il est pour le
moins tendancieux de déplacer l’attention vers un collectif flou.
Plus sérieux. Le registre de la Grande Loge fait état d’un incident dont
Sayer est le protagoniste principal à l’été 1730, après avoir reçu ses
subsides au printemps. En voici la teneur : « Un papier signé par le
maître et les surveillants de la loge A la tête de la Reine, Knave’s Acre,
fut présenté et lu, se plaignant des grandes irrégularités commises par
M. Anthony Sayer malgré les grandes faveurs qu’il a reçues dernière-
1
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 691.
319
ment par ordre de la Grande Loge. » Aussitôt, décision est prise « que le
Frère Sayer soit appelé à assister à la prochaine tenue trimestrielle pour
répondre à ladite plainte, et que les personnes qui l’ont signée y as-
sistent également. »1
A l’heure prévue, Sayer plaide en défense, sans qu’on sache comment,
car la plainte n’est pas caractérisée par le secrétaire. On apprend seule-
ment qu’il est déchargé du grief principal d’avoir fait quelque chose
d’irrégulier ou de clandestin (peut-être des réceptions de profanes). On
sait aussi qu’une admonestation lui est adressée avec exhortation à ne
pas recommencer. Mais Prescott et Sommers écrivent qu’il en est
discrédité par la suite, et que c’est pour cette raison qu’Anderson ne le
cite pas dans la liste des Frères l’ayant encouragé en 1738 à proposer
une édition plus complète des Constitutions2. En effet, la liste d’entre
tous les premiers dignitaires historiques comprend les noms de Payne,
de Desaguliers, de Lamball et pas le sien3. Est-ce suffisant pour extrapo-
ler ?
Il est difficile de comprendre comment la Grande Loge peut chercher à
inventer une histoire sur Sayer en 1738, alors qu’elle l’aurait maltraité
huit ans plus tôt et que l’intéressé se serait désolidarisé de ses contem-
porains. Comment admettre la thèse d’un complot entre quatre ou cinq
compères pour hisser au pavois des honneurs un sixième qui, dès 1730,
se serait mis en porte-à-faux ? Au moment de sa mort et de ses ob-
sèques en 1742, nombreux seront les Frères à lui rendre hommage. Les
journalistes s’en feront l’écho en rappelant qu’il aura été grand maître.
Le feront-ils en feuilletant les Constitutions ou bien en répercutant une
information notoirement connue du public averti ? Complices passifs
d’une machination aussi complexe que subtile à laquelle personne n’a
jamais songé jusqu’au moment d’un tricentenaire abracadabran-
tesque ?
Passons sur un autre registre de la thèse conjointe à Prescott et Som-
mers. Relevons d’abord des éléments aisément vérifiables dans les
procès-verbaux de la Grande Loge. Le nom d’Anderson y apparaît la
première fois le 24 juin 1723 quand, en assemblée générale, il remplit
l’office de second surveillant pro tempore. La seconde est le 18 août
1730, en réunion trimestrielle, quand il est premier surveillant égale-
ment pro tempore. Le 24 juin 1731, à une autre réunion trimestrielle,
l’assemblée générale ayant été différée, il est placé curieusement en
cinquième position, après les noms du grand maître, de son député et
des deux surveillants, avec cette mention « Auteur du livre des [Consti-
1
SONGHURST 1913 : 131.
2
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 688.
3
ANDERSON 1738 : 229.
320
tutions] ». Pourquoi cette mention ? Est-ce parce qu’il aime à se reven-
diquer comme une référence officielle, voire la référence en matière de
doctrine ?
Le 3 décembre suivant, il prend le septième rang avec la qualification
d’ancien grand surveillant. Au fil de la tenue, il attire l’attention des
présents sur le cas d’un Frère nécessiteux, North Stainer, dont il espère
qu’il obtiendra un secours de la part de la Commission chargée des
fonds de charité. Ensuite, à trois reprises il est marqué ancien grand
surveillant. Jusqu’au 24 février 1735 où il intervient pour signaler que la
première édition des Constitutions est entièrement épuisée et qu’il se
propose d’en réaliser une seconde comprenant des modifications et
additions. Son texte étant prêt, il souhaite le soumettre pour approba-
tion à la Grande Loge. Un comité de lecture est alors désigné afin que la
présentation soit faite selon ses vœux. Il en profite pour regretter qu’un
Frère, William Smith, se soit permis de le piller en faisant imprimer un
autre ouvrage. Smith vient en effet de publier le Manuel du Franc-ma-
çon (The free mason’s pocket companion). Ce pillage lui a causé du tort,
car les Constitutions sont sa propriété exclusive (sole property)1. Com-
prenons que le préjudice subi est moins dans une altération éventuelle
du contenu de l’ouvrage que dans le manque à gagner. Anderson perd
de l’argent.
Le 31 mars, distingué comme récent grand surveillant, il ajoute un
nouveau souhait. Il voudrait être autorisé à insérer dans l’ouvrage à
venir les noms de tous les grands maîtres ayant exercé depuis les ori-
gines, auxquels seraient ajoutés ceux de leurs députés et surveillants. Si
nécessaire, il pourrait compléter par les noms des anciens intendants
(stewards). Par la suite, trois autres mentions le concernent, toujours
comme ancien surveillant remplaçant occasionnellement des titulaires
absents. Le 25 janvier 1738, il reprend la parole sur le même sujet des
Constitutions. La nouvelle version a été lue et approuvée par plusieurs
grands officiers après quelques rectifications. L’ouvrage est donc prêt à
passer aux presses de l’imprimeur. Il lui manque seulement l’agrément
final de la Grande Loge et celui du grand maître.
Il lui aura fallu trois années pour toucher presque au but. Presque, et
pas tout à fait, car le même jour il fait part d’un travail qu’il vient de
mener avec Payne. Tous deux ont préparé une nouvelle disposition
réglementaire relative aux déplacements des loges. Des litiges et que-
relles étant survenus ici et là à propos de changements imposés sans
véritable concertation au sein d’un groupe, il s’agirait dorénavant de
dire dans quelles conditions un déménagement peut avoir lieu et qui
peut le décider. Ainsi, chaque membre d’une loge doit en être informé
1
SONGHURST 1913 : 244. – ANDERSON 1738 : 133.
321
valablement dix jours à l’avance par le vénérable, une délibération doit
avoir lieu avec vote au scrutin majoritaire, et information du secrétariat
de la Grande Loge. Cette nouvelle prescription, il se propose de l’inté-
grer à son livre. Une fois lue, elle est en effet adoptée à la majorité.
Reste à la soumettre au grand maître dans la forme accoutumée. Elle
sera le neuvième article dans les nouveaux règlements.
Quoiqu’Anderson nous facilite la tâche en mettant en concordance sur
les mêmes pages ses deux textes des règlements généraux, Il serait
fastidieux de procéder à une analyse comparée qui entrerait dans les
subtilités de certaines variations de forme ou de contenu. Ne relevons
pas non plus les anomalies de procédure quand plusieurs amendements
sont présentés comme acquis à des dates précises, alors que celles-ci
renvoient à des réunions trimestrielles (quarterly) qui n’ont pas autorité
à les prescrire, mais seulement compétence à les élaborer avant de les
communiquer aux assemblées générales de la Grande Loge afin qu’ils y
soient votés. Il n’est opportun que de relever quelques points aidant à
mieux cerner le personnage et à comprendre le sens qu’il donne à son
travail maçonnique.
Tout d’abord, nous avons très explicitement ici une information selon
laquelle Anderson collabore avec Payne pour modifier un texte initial
dont il nous dit en 1723 qu’il provient du même Payne. De ce point de
vue, il y a cohérence entre les deux déclarations. D’où l’étonnement
que l’on peut avoir derechef devant la thèse de Prescott et Sommers.
Qu’ils tracent eux aussi un portrait contrasté d’Anderson est une
chose ; autre chose est leur extrapolation relative à la chronologie.
Comme ils le font avec Sayer, ils nient en effet le rôle de Payne en tant
que grand maître en 1718 et 1720, et embarquent Desaguliers dans la
même charrette : il n’aurait rien fait en 1719, rien de rien.
En remarquant que les premières références dans le registre de la
Grande Loge à Payne et Desaguliers, à l’office de grand maître, datent
de novembre 1728, tandis que celle à Sayer est de 1730, quand il solli-
cite un secours pécuniaire, ils estiment que, s’il n’en était pas question
avant, c’est que les comparses risquaient d’être contredits. Ils se se-
raient mis d’accord pour inventer leur fable à une époque où les an-
ciens n’étaient plus actifs ou bien peu motivés pour leur en remontrer.
Une telle position est indéfendable sur deux plans.
D’abord, la manière de rédiger les procès-verbaux évolue avec le temps.
Les secrétaires changent et n’emploient pas les mêmes conventions. Le
premier dans la liste est William Cowper, il est investi le 24 juin 1723.
Rien ne prouve qu’il ait eu un prédécesseur attitré. Le second est
William Reid. Précisément, il prend le relai le 27 décembre 1727. Le

322
troisième est John Revis le 30 mars 1734. Plus encore, pour la partie
attribuée à Cowper, le registre connu de nos jours est en fait une re-
composition à partir de notes tenues par lui et, semble-t-il, rangées
dans un sac1. Le Frère qui y a mis le plus de soin est Reid. Faut-il l’accu-
ser d’être lui-même complice de la manipulation ? C’est ce que pensent
Prescott et Sommers. Il est souhaitable d’aborder la documentation
autrement.
Dans la mesure où le texte des règlements généraux de 1738 fournit les
dates des modifications introduites dans les antérieurs, on remarque
que la recomposition est de toute façon lacunaire. Jusqu’en 1738,
environ 26 assemblées trimestrielles ou annuelles sont employées à
réétudier un grand nombre d’articles. Elles ne sont pas toutes réperto-
riées dans le registre, ce qu’Anderson répète plusieurs fois. Ou bien,
quand elles le sont, le résumé qui en est donné n’est pas complet.
Prenons celle du 25 novembre 1723. Au moins sept modifications sont
proposées et acceptées. Le registre n’en dit rien ou très peu. Il en est
pareillement le 21 novembre de l’année suivante, avec au moins six
autres. On en arrive à une conclusion provisoire qui n’a rien d’étrange,
eu égard aux enjeux juridictionnels, que les règlements généraux sont à
certains égards plus fiables que le registre. Faut-il partir du principe
qu’ils contiennent autant de trucages que le récit historique ? Le 29e
article renvoie à l’assemblée du 27 décembre 1720 et à la page du récit
(p. 111) qui y correspond. Nous sommes donc ramenés à une date
antérieure à celle retenue par Prescott et Sommers.
C’est cette année-là que des anciens manuscrits auraient été brûlés
dans quelques loges particulières (private Lodges) pour éviter qu’ils
tombent dans des mains étrangères (strange Hands)2. Anderson re-
grette-t-il leur destruction ou la signale-t-elle comme un fait connu des
vétérans ? Leur contenu n’est pas précisé. Le seul indice fourni est que
l’un d’eux provenait du temps de l’architecte Inigo Jones et de son
adjoint Nicholas Stone. C’est un indice troublant. Il nous renvoie une
fois de plus aux règnes de Jacques Ier et de Charles Ier. En 1720, que
redoutent les censeurs ? En supposant des manuscrits conçus par des
opératifs, rien n’est à craindre. Quand Payne exhibe lui-même des Old
Charges l’année suivante, il ne donne pas l’impression d’avoir peur de
quoi que ce soit. Au contraire, il est fier de porter à la connaissance de
Montagu un document qui permet de cautionner la théorie de la transi-
tion.

1
Lors des processions d’investiture à la grande maîtrise, le secrétaire porte un sac dans
lequel sont enfermés ses papiers. En 1729, un nouveau sac est offert par le grand
maître Kingston. Anderson le décrit comme étant en velours. (Anderson 1738 : 124).
2
ANDERSON 1738 : 111.
323
La destruction peut être commise par des jacobites ne souhaitant pas
que leurs papiers soient utilisés à leurs dépens par les hanovriens
depuis peu entrés en lice. Elle peut l’être aussi par des hanovriens
souhaitant effacer les traces du passé jacobite dans leur propre espace.
Je veux bien qu’on puisse aborder l’œuvre d’Anderson sans s’en préoc-
cuper, auquel cas on peut se borner à n’étudier que ce qu’il dit lui-
même afin de déterminer s’il reflète une réalité vérifiable, ou pas ; et
c’est ainsi que ses erreurs, approximations et contrefaçons appellent
des rectificatifs. Je veux bien aussi qu’on relie son récit aux autres
sources qu’il fournit lui-même dans les deux versions des Constitutions
(Obligations, règlements généraux et autres), ceci afin d’y mesurer
l’ampleur des cohérences ou incohérences, ce qui permet de retenir
une autre série d’informations. Je veux bien enfin qu’une mise en
perspective de l’ensemble dans le contexte sociopolitique de l’époque
soit un moyen supplémentaire de relativiser les point de vue étroite-
ment partisan qu’il adopte ; mais l’évitement fréquent, pour ne pas dire
obsessionnel, de la question jacobite me paraît plus que dommageable.
Il est parfois incompréhensible.
Pour cette raison, il se peut que l’argument de la destruction volontaire
ou de la perte irrémédiable soit une sorte d’expédient pour cacher
l’impossibilité dans laquelle les hanovriens se trouvent de disposer des
documents jalousement conservés par leurs rivaux. Ceux-ci ne sont pas
obligés de recourir à une sorte d’autodafé pour se protéger ; ils peuvent
fort bien se contenter d’une protection dans un lieu sûr. Du reste,
Anderson fait allusion à une autre prétendue destruction pendant le
règne de Jacques II et les quelques semaines de la Révolution oran-
giste1. Cela ferait donc deux malheurs à presque trente années d’inter-
valle. Lequel a été le plus désastreux ? Il se garde bien de le dire.
Prescott et Sommers observent qu’entre 1717 et 1721, il n’existe aucun
article de presse, aucune brochure antimaçonnique, aucune note dans
un journal intime, aucune parodie burlesque des cérémonies maçon-
niques, ce pourquoi ils en concluent qu’il ne s’est rien passé dans cet
intervalle de temps, que tout commence en 1721. Il manque dans leur
énumération les archives jacobites. A l’instar de leurs disciples français,
ils ne les ont pas consultées. « En Angleterre, la franc-maçonnerie surgit
sur la scène soudainement en 1721. »2 Il vaudrait mieux dire qu’en 1721
la soudaineté concerne plutôt l’afflux de la noblesse et de la gentry. Le
phénomène éveille alors l’intérêt des chroniqueurs. Sous cet angle, le
récit d’Anderson conserve sa pertinence. Il la conserve non parce qu’il
faudrait être aimable à son égard, mais parce qu’en ouvrant l’éventail

1
ANDERSON 1738 : 105.
2
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 692.
324
des archives consultables on voit bien que 1717 est pour lui et reste
pour nous une date pivot.
Reprenant une argumentation de Wilhelm Begemann, Prescott et
Sommers estiment relever une preuve de fausseté flagrante dans le fait
qu’Anderson place on Lady Day, soit le jour de l’Annonciation 1721 (25
mars), la réunion de la Grande Loge où Payne propose le duc de Monta-
gu comme son successeur. C’est effectivement ce qu’on lit dans le
texte. « Le grand maître Payne propose comme successeur notre très
noble Frère John duc de Montagu, maître de loge. »1 Voici le commen-
taire de nos deux auteurs : « Comme Begemann l’expliqua, il est impro-
bable qu’une réunion trimestrielle soit tenue on Lady Day, car c’est un
jour de grand affairement pour le paiement des loyers et le renouvelle-
ment des baux et, quand les minutes [du registre] commencent, il est
évident que la Grande Loge évite de tenir des assemblées trimestrielles
[Quarterly communications] on Lady Day. »2 Cette explication est irrece-
vable, car on trouve dans le registre une allusion très explicite d’une
collecte de fonds pour la caisse de charité le Lady Day 1730 : « received
at Lady day Quarterly Communication »3. Dans la liste des loges consti-
tuées en 1724, on trouve celle Au Vieux Diable, Temple-Bar, qui appa-
raît le 25 mars. Même jour en 1722, ce sont les commissaires chargés
d’examiner le manuscrit d’Anderson qui l’approuvent et recommandent
qu’il soit imprimé4. Ce jour n’étant donc pas interdit dans l’agenda,
Prescott et Sommers nous égarent.
Nos deux auteurs font valoir la note de Stukeley disant qu’il a été reçu
franc-maçon le 6 janvier 1721 et que les Frères capables de contribuer
au bon déroulement de la cérémonie ont été rassemblés avec peine 5.
Soit ! Mais présumer un faible et récent effectif dans Londres cette
année-là, avec la conséquence qu’il n’y aurait donc pas déjà une Grande
Loge fédérant plusieurs particulières, est un risque qu’il vaut mieux ne
pas prendre. En effet, le même Stukeley expose en juin que Payne
produit en assemblée générale un manuscrit des Old Charges et qu’il le
fait en le qualifiant de grand maître. C’est alors que Montagu est à son
tour installé comme tel. Aux yeux de cet érudit, il est clair que Payne est
en fin de mandat quand il passe le flambeau à Montagu. Qui dit fin, dit
aussi début. Rien ne permet de situer celui-ci peu de mois ou de se-
maines avant juin 1721, comme le font nos auteurs.

1
ANDERSON 1738 : 111.
2
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 690.
3
SONGHURST 1913 : 127. Minute du 28 août 1730
4
ANDERSON 1738 : 111. 114
5
Il va même jusqu’à prétendre que, pendant plusieurs années, il n’y a pas eu d’autres
réceptions dans Londres. Cela révèle plutôt une coquetterie de sa part.
325
En fait, le témoignage de Stukeley pose un tout autre problème. Voici
ce qu’il dit de sa propre réception, dans un document qui ne comporte
pas de date : « J’ai été fait franc-maçon à la taverne de La Salutation,
rue Tavistock, avec M. Collins et le capitaine Rowe qui a fabriqué le
fameux engin de plongée. J’ai été la première personne à devenir franc-
maçon à Londres depuis de nombreuses années. Nous avons eu beau-
coup de mal à trouver suffisamment de membres pour accomplir la
cérémonie. Immédiatement après le phénomène a pris de l’essor, mais
s’est essoufflé [out of breath] à cause de la folie des membres. »1 La
structure de cet énoncé est intéressante à examiner. Elle révèle que
Stukeley consigne un souvenir et non pas le compte-rendu d’un fait
récent. Du coup, allons aux notes de son journal intime qui sont assez
amusantes, et sur lesquelles nos deux auteurs font l’impasse.
Le 27 décembre 1721 : « Nous nous sommes assemblés à la taverne La
Fontaine, dans le Strand, par consentement de l’actuel grand maître, le
Dr Beale [député grand maître] y constitua une nouvelle loge où je fus
choisi comme maître [vénérable] »2. Le 14 janvier 1722 : « [je suis allé] à
une réunion de quartier où le Frère Topping répéta 30 mots incohérents
aussi bien à l’endroit qu’à l’envers ou en marquant des pauses après les
avoir prononcés. Il est un maître de la mémoire et peut faire la même
chose sur une échelle beaucoup plus grande. »3 Les adeptes de l’Art de
la mémoire ne doivent pas se réjouir trop vite, ce Frère Topping est un
virtuose dont Stukeley se moque un peu. Le 25 mai : « Réunion avec le
duc de Queensborough, Lord Dumbarton, Hinchinbroke [Hinching-
brooke, etc, à la loge de la taverne La Fontaine, pour réfléchir (to
consider) à la fête de Saint-Jean »4. Le 3 novembre : « Le duc de Whar-
ton et Lord Dalkeith visitèrent notre loge à La Fontaine. ». Le 4 octobre
1723 : « J’ai lu mon discours sur l’amphithéâtre de Dorchester à la Loge,
et j’ai donné une copie à chaque Frère. »5 Pour le moment, pas d’es-
soufflement, pas de folie apparente.
En juin 1726, il quitte Londres pour aller habiter à Grantham, dans le
Lincolnshire. Il dit alors s’éloigner à regret de bons amis et il en fournit
la liste. James Anderson en est : « un Ecossais, un érudit et ingénieux
amateur d’antiquités »6. L’année suivante, il écrit à son ami Samuel
Gale : « Dans la ville, nous avons organisé une réunion mensuelle pour
danser avec le beau sexe, et aussi une réunion hebdomadaire pour
converser entre messieurs. Nous avons également érigé une loge de
1
STUKELEY 1882 : 122.
2
Ibid. 66.
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid. 72.
6
Ibid. 132.
326
maçons, petite mais bien disciplinée. »1 Qui entend bien tous ces ex-
traits comprend vite que Stukeley est un maçon actif dans Londres
jusqu’à son déménagement à Grantham où il l’est encore en fondant
une nouvelle loge. Cependant, et c’est le point à mettre en relief, ni sa
loge de La Salutation, ni celle de Grantham ne sont enregistrées dans
les archives de la Grande Loge. De même, on ne voit toujours pas ce qui
justifie son propos sur le déclin de la franc-maçonnerie à cause de la
« folie » de ses adeptes. En d’autres termes, au cours des années 1720,
Stukeley maçonne bel et bien sans qu’on sache s’il reconnaît ou pas
l’obédience de Londres.
Son ami Samuel Gale est lui-même franc-maçon. Le 26 février 1732,
Anderson lui écrit un bref courrier pour lui recommander un jeune
Frère, presbytérien comme lui, qui aspire à obtenir un emploi par son
intermédiaire. Il y joint une lettre d’appui de Thomas Edwards, sur-
veillant de La Corne. Cependant, aucune allusion ne concerne Stukeley.
Anderson regrette de ne pas voir assez souvent Gale, avec qui il aime
plaisanter, mais il ne prononce pas un mot ni sur la personne ni sur la
loge de Stukeley. Une autre source de la main de celui-ci indique qu’il
s’est fait ordonner prêtre de l’Eglise anglicane le 8 novembre 1729 et
qu’en février 1730 il s’est transporté à Stamford 2. Alors, il aurait cessé
toute activité maçonnique. Une page aura été tournée. « Là [Grantham]
j’ai installé une loge de francs-maçons que j’ai fréquentée tout le temps
que j’y ai vécu. »3 On le voit plutôt s’intéresser de plus en plus au drui-
disme. Quoi qu’il en soit, son souvenir sur sa réception de 1721, où il dit
avoir été le premier dans Londres à avoir été fait franc-maçon depuis
plusieurs années, est largement postérieur à son départ de Grantham.
Si bien qu’il faut le lire avec les réserves d’usage. Lui donner le pas sur
les déclarations d’Anderson dans le but de les invalider n’est pas satis-
faisant.
En 1750, quand il réunit les notes pouvant servir d’appui à son autobio-
graphie, étant revenu habiter Londres en 1744, il écrit à peu près la
même chose en s’exprimant à la troisième personne. « Sa curiosité le
conduisit à être initié aux mystères de la Maçonnerie, lui attribuant de
posséder les vestiges des mystères des anciens, et ce fut difficile de
trouver dans tout Londres un nombre suffisant [de participants]. Après
cela, elle [la Maçonnerie] devint une mode publique non seulement en
Grande Bretagne et Irlande, mais dans toute l’Europe. »4 On aimerait
bien comprendre. Le nombre restreint de personnes porte-t-il sur ceux
1
Ibid. 188. William Stukeley, Grantham, à Samuel Gale, Londres, 6 février 1726 (O.S.)
donc 1727.
2
Ibid. 53.
3
Ibid. 123.
4
Ibid. 51.
327
qui croyaient que la franc-maçonnerie avait recueilli les anciens mys-
tères, ou bien sur l’ensemble des Frères disponibles ? Ses mémoires
suggèrent qu’il est déçu de ne pas trouver dans les loges les connais-
sances auxquelles il aspirait. Lui-même, quand il fait un discours, essaie
d’intéresser ses Frères aux découvertes qu’il a faites sur les sites ar-
chéologiques d’Angleterre ; ses émules auxquels il distribue parfois son
texte, ne semblent pas nombreux. En conséquence, sachant l’essouffle-
ment de l’obédience londonienne constaté en effet au cours des années
1730, après la séduction de la mode, il n’est pas impossible que la façon
de rédiger ses souvenirs soit ensuite inspirée par cette déception. Cela
signifie que son témoignage doit être relativisé, sans le rendre oppo-
sable au récit d’Anderson.
Comment écrire l’histoire ? Nos deux auteurs sont sensibles à une
difficulté. « La meilleure interprétation des preuves disponibles est que
la grande loge a été fondée au moment de l’installation du duc de
Montagu comme grand maître en 1721. Cela repousse des événements
comme la visite de Desaguliers à Edimbourg en août 1721 dans un
contexte très différent, mais cela concerne une autre enquête future. »1
Personnellement, je n’en crois rien. Le contexte est différent, pas le
personnage de Desaguliers dont Anderson nous dit qu’il est grand
maître en 1719. Prescott et Sommers voudraient l’éliminer du tableau.
L’épisode de son voyage à Edimbourg et de sa réception/affiliation à
Mary’s Chapel est au contraire en accord avec le récit d’Anderson,
même biaisé.
Le registre de Mary’s Chapel condense en un seul texte les minutes de
trois jours successifs, 24-25-26 août 1721. J’en traduis et transcris le
début, reportant l’intégralité de la suite en note de bas de page :
« James Watson actuel diacre des maçons d’Edimbourg informe ledit
jour [24] que le Docteur Jean Théophile Desaguliers, membre de la
Société Royale et chapelain de sa Grâce James duc de Chandos, récem-
ment maître général des loges de maçons d’Angleterre, étant dans la
cité et désireux d’avoir une conférence avec le diacre, le gardien et les
maîtres maçons d’Edimbourg, cela lui fut accordé, et après l’avoir
dûment trouvé instruit en tous points de la maçonnerie, ils le reçurent
comme Frère dans leur société. »2 On est bien d’accord sur la date et
1
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 704.
2
The Lodge of Edinburgh, Mary’s Chapel n° 1, Edimbourg, 1999 : 21. Suite de la citation :
« De même, Le 25 dudit mois, le diacre, le surveillant, les maîtres et plusieurs autres
membres de la Société, ensemble avec ledit docteur Desaguliers, étant réunis à Mary’s
Chapel, il y eut une pétition à eux présentée par John Campbell, Ecuyer, Lord Provost
d’Edimbourg, George Preston et Hugh Hathorn, baillis, James Nimmo, trésorier, William
Livingston, diacre administrateur des métiers, et George Irving, greffier du doyen du
Conseil de la Guilde, demandant humblement d’être admis membres de ladite Société.
Ce pourquoi, ayant de la considération envers eux, ils satisfirent à leur désir, et les dits
328
sur la qualification d’ancien maître général qui correspond sans contes-
tation possible à celui de grand maître. On est bien d’accord aussi sur le
fait que le prédécesseur de Montagu en 1721 est Payne. Eh bien, la
conséquence se tire d’elle-même. Desaguliers a certainement été
grand-maître avant Payne. On peut ergoter tant qu’on veut sur la por-
tée de cette évidence, on peut remettre à plus tard sa discussion, elle
s’impose comme une tête au-dessus des épaules, sauf à affectionner en
peinture le cubisme défiguratif.
Il paraît aussi que la Grande Loge de Londres aurait approuvé les tru-
cages d’Anderson afin de mieux pouvoir revendiquer son ancienneté
sur celle d’Ecosse et d’Irlande. Certes, Anderson ne se gêne pas de la
présenter comme un modèle sur lequel les autres se seraient confor-
mées, y compris en France et en Italie, et y compris également la vielle
loge d’York (the old Lodge at York City1). Néanmoins, il est excessif
d’insinuer que ses dirigeants ont manifesté sinon dès le départ, du
moins au cours des années 1730, une volonté de compétition avec
l’étranger. Pendant les premières années de son fonctionnement,
insistons là-dessus, elle est centrée sur la capitale anglaise. Quand le
champ de l’analyse est élargi à l’ensemble des Îles Britannique, les
historiens qui mettent l’accent sur des rivalités entre les nations restent
malheureusement discrets sur la rivalité entre les partis qui s’opposent
dans chaque nation sans tenir compte des frontières. Et puis, à bien y
penser, on ne voit pas quel serait le gain de déplacer de 1721 à 1717 la
naissance de la Grande Loge de Londres, puisque celle d’Ecosse se situe
en 1736 et celle(s) d’Irlande en 1725. Dans les deux cas, l’antériorité est
acquise. Quatre ans de plus, quatre ans de moins, cela ne change pas
grand-chose à une revendication d’aînesse.
Dès qu’on soupçonne une falsification quelque part, et qu’on découvre
la preuve qu’elle est délibérée, il est légitime de vouloir rétablir ce
qu’on croit être le vrai, mais aussi de s’interroger sur les intentions du
ou des falsificateurs. Quel sens y-t-il à fabriquer du faux ? On en arrive
alors à décrypter des stratégies de communication organisées pour
glorifier une idéologie, servir un intérêt personnel ou partisan, justifier

honorables personnes furent admises et reçues apprentis confirmés (« entrés ») et


compagnons de métier. En conséquence, et de la même façon [sikelike], le 28 du mois
susdit il y eut une autre pétition portée par Sir Duncan Campbell de Lochiel, Baronet,
Robert Wightman, écuyer, actuel Doyen de la Guilde d’Edimbourg, George Drummond,
écuyer, dernier trésorier de celle-ci, Archibald McAulay, dernier Bailli, et Patrick Lindsay,
marchand, désireux d’obtenir le même privilège. Il leur fut également accordé, et ils
furent reçus membres de la société comme les autres personnes mentionnées ci-des-
sus. Le même jour, James Hog et Thomas Aikman, domestiques de James Watson,
diacre des maçons, furent admis et reçus apprentis-confirmés, et payèrent à James
Mack, diacre, les droits ordinaires. - Ro. Alison, secrétaire. »
1
ANDERSON 1738 : 196.
329
une politique, et bien d’autres choses encore. Je ne crois pas une se-
conde qu’Anderson se soit concerté avec Desaguliers et autres précur-
seurs de l’obédience anglaise pour produire son récit pseudo-historique
notoirement incohérent ou truqué sur bien des points. Je ne crois pas
non plus qu’il ait reçu ordre de quelques dignitaires pour en imposer au
reste du monde.
Rappelons quelles sont les sources auxquelles son œuvre s’alimente. La
première est la documentation provenant des anciennes loges de
métier, mais c’est une documentation très partielle sur la situation de la
maçonnerie opérative, car elle concerne les chantiers religieux, cathé-
drales, églises ou monastères, et elle néglige ou marginalise les autres,
tant les chantiers urbains que castraux. De plus, elle mélange déjà le
mythe, la légende et les préoccupations pragmatiques des ouvriers et
artisans. De ce point de vue, Anderson ne fait qu’imiter ce type de
discours.
La seconde, articulée à la première, est la littérature religieuse de
l’antiquité judéo-chrétienne, sur laquelle il greffe des chroniques
royales et les monographies sur les bâtiments ou monuments les plus
remarquables du patrimoine européen. Il lui plaît d’imaginer que les
grands rois bâtisseurs, ou les grands seigneurs, se sont souvent fait
honneur de protéger le métier, voire de lui dicter ses règles. D’où la
longue fresque qu’il déploie pour valoriser la noblesse et en faire le
principal moteur de l’institution. A ses yeux, les nobles ne sont pas tard
venus dans les loges pour y rechercher un art supérieur ou une science
ardue à cultiver. Il affirme péremptoirement qu’il en a toujours été
ainsi. S’il ajoute qu’à son époque ils sont plus nombreux à adhérer, il
amplifie le phénomène, il ne lui donne pas un caractère novateur. En
revanche, il escamote la question corrélative qui est de savoir où en
sont les ouvriers et artisans de Londres. Evidemment, ils n’ont pas
disparu de la ville. Comment se fait-il qu’ils soient très peu représentés
dans les loges dont, de toute façon, aucune ne travaille sur un quel-
conque chantier ? Auraient-ils choisi (quand et comment ?) de se retirer
des loges dites traditionnelles pour les laisser à disposition des soi-di-
sant spéculatifs ? La théorie de la transition est irrémédiablement
borgne quand elle ne se préoccupe pas d’eux pour expliquer ce qu’ils
sont devenus.
La troisième source est dans les publications diverses, variées, dispa-
rates et parfois contradictoires, qui sont disponibles soit dans la presse,
soit dans les librairies après l’édition des premières Constitutions.
Anderson leur emprunte ce qui convient à son inspiration. Les décou-
vrant au fur et à mesure qu’elles paraissent, il en tient compte pour
amender ses textes. Mais, comme il ne polémique pas explicitement et
330
ne présente pas certaines de ses pages comme des réponses aux at-
taques dont il est l’objet, nous sommes dans l’impossibilité de détermi-
ner sa propre position à l’encontre de ses confrères offensifs. On sait ce
qu’il postule avec aplomb, on ne sait pas ce qu’il nie ou réfute.
Les témoignages oraux ne lui manquent pas, non plus. On admettra
alors qu’il a certainement de nombreuses conversations avec Desagu-
liers, mais il faudrait être doué d’un sens divinatoire pour savoir ce qu’il
en résulte. Au mieux, on peut établir la liste des autres contemporains
avec lesquels il noue des relations privilégiées d’amitié, comme Stuke-
ley, et qu’il obtient grâce à eux des informations inédites sur les années
1710-1720. Mais les estime-t-il toutes recevables ? On ne le sait pas,
non plus. Ses sermons de chapelle sont souvent des réponses aux
rumeurs propagées sur son compte ; ses écrits maçonniques sont plus
sobres.
Enfin, il a accès au registre des minutes de la Grande Loge et d’autres
documents officiels qui n’y sont pas transcrits. Est-ce que les grattages
ou suscriptions qu’il commet pour se donner un beau rôle portent à
conséquence sur l’interprétation globale des faits rapportés ? Non. La
synthèse sélective qu’il propose concerne les évènements majeurs,
comme les élections annuelles dont il ne bénéficie d’ailleurs jamais,
puisque les offices qu’on lui attribue ne sont que pour des suppléances
ponctuelles ou de courte durée, n’étant élu à aucun. Souvent, cette
synthèse est acceptable. Quand on en discute les points litigieux, il
convient de se demander si la cause est une négligence de sa part, ou
bien un calcul réfléchi.
Faut-il s’attendre à ce qu’en 2021 les disciples de Prescott et Sommers
prennent prétexte de leur thèse pour fêter à leur manière un nouveau
tricentenaire ? Plus encore, les historiens officiels français, je veux dire
les historiens qui se pensent investis d’une mission de maîtres de céré-
monie, vont-ils entreprendre des opérations médiatiques pour fêter à
leur tour le tricentenaire français en 2028, sous prétexte que la vulgate
donne le duc de Wharton comme premier grand maître de l’obédience
française, oubliant du même coup, ou n’en voulant rien savoir, la « pré-
sidence » du duc de Mar et, avant, celle de son beau-frère Hay ? Long-
temps, on a vu le Grand Orient de France avancer la date de 1736 pour
marquer une origine avec le comte de Derwentwater, et puis un saut a
été réalisé, sans tambour ni trompette, en catimini, pour remonter de
huit ans plus tôt. A quand le nouveau scoop ?
Les leçons à retenir sont les suivantes. Concernant les îles Britanniques,
la Grande Loge de Londres est indubitablement la première institution
de ce nom dans l’histoire. Reconnaître ce fait ne permet en rien de dire

331
qu’elle invente la franc-maçonnerie. Elle invente tout simplement un
type de fédération et d’administration des loges particulières qui se
sont ralliées pour la fonder. Son avantage est de pouvoir s’afficher
publiquement comme telle dans un contexte sociopolitique où la tolé-
rance de pensée est devenue un principe inaliénable de la monarchie
parlementaire. En raison de leur adversité, les jacobites ne peuvent pas
instaurer une institution analogue. L’obligation d’agir dans la clandesti-
nité les en empêche. Quant à ceux passés sur le continent, et surtout en
France, ils continuent quelques années sur la lancée des habitudes
acquises avant leur exil.
Comprenons mieux. Au 17e siècle, il existe des loges dont les membres
sont dévoués à la dynastie des Stuart. Personne ne ressent alors le
besoin d’une Grande Loge pour s’afficher ouvertement comme telle et
définir des règlements généraux. Le principe même d’en avoir une ainsi
conçue est contradictoire avec l’engagement des adhérents qui se veut
dans le secret, quoiqu’ils ne parviennent pas toujours à le préserver. Il
en est ainsi jusqu’à la chute de Jacques II et son refuge en France. Là, les
Frères qui lui maintiennent leur fidélité continuent à se rassembler
selon les habitudes acquises ; il en est de même de ceux qui restent au
pays. Pas de Grande Loge pour eux, par conséquent, ce terme ne se
trouvant d’ailleurs dans aucune archive jacobite avant 1717. Mais, bien
sûr, la continuation des activités connues de longue date n’en est pas
bloquée pour autant. C’est dans ce contexte qu’on retrouve le duc de
Mar à la présidence du groupement parisien à la fin de 1720. Wharton
prendra sa succession en 1728.
Sur quoi je relance mon questionnement en direction des historiens
officiels, grands chantres des obédiences hexagonales : est-ce qu’ils
peuvent produire un document où, en cette année 1728, le nom de
Grande Loge (de Paris ou de France) apparaîtrait ? S’ils ne le peuvent
pas, je les invite à remonter plus loin dans le temps et alors – passez
muscade ! – ils pourraient revendiquer pour Paris une antériorité sur
Londres avant 1721, Et tant pis pour Prescott et Sommers. Quelle his-
toire !

332
18. La vie ordinaire

Selon Prescott et Sommers, « en 1713, Anderson maria Ann Griffin à St


Dunstan et Tous les Saints, dans Stepney. »1 Le couple aurait eu deux
enfants. Une fille Catherine, baptisée en décembre 1716. Un garçon
James, baptisé en novembre 1717. Lorsque j’ai commencé ma propre
recherche, j’ai volontiers cru en la réalité de cette union. Un survol de
transcriptions assurées sur la plateforme en ligne Findmypast me le
laissait croire. Et puis, comme il faut tout de même approfondir, ne
serait-ce que parce que les homonymies sont nombreuses dans les
généalogies d’individus contemporains mais différents, voici ce que
révèlent des documents plus substantiels, en l’occurrence le registre de
la paroisse2 et deux certificats établis lors d’un recensement ultérieur
en appui sur les registres originaux. L’époux d’Ann Griffin ne se nomme
pas James Anderson, mais James Anderton. Le mariage a lieu le 18
février 1714 (1713, ancien style), à Saint-Dunstan, Stepney. Ils ont trois
enfants. James baptisé le 22 novembre 1716 et décédé le 24. Ann(e) ,
baptisée le 20 juillet 1718, et Mary le 24 janvier 1720. Le lieu de rési-
dence d’Anderton est Wapping, et sa profession marinier. Probable-
ment pilote-t-il des bateaux sur la Tamise proche. Plus tard, il habitera
Saint-Edmund, Lombard Street. En 1750, il sera signalé comme citoyen
et marchand de vin3.

Figure 18. Mariage James Anderton/ Ann Griffin, Saint-Dustan, 18 février 1714

Rebecca a plus de chances d’être la femme du pasteur. Alfred Robbins


est le premier à évoquer son existence dans un article de 1910. Il cite un
acte du 19 février 1740, par lequel elle demande à occuper un bâtiment
près de la porte de Savoy4. En effet, un report aux recueils des actes
dressés cette année-là est éloquent, en ce qu’il permet de remarquer

1
PRESCOTT et SOMMERS 2017 : 643.
2
Registre des mariages, Saint-Dunstan, Stepney, . 18 février 1713/14.
3
https://www.findmypast.co.uk/search/results?sourcecategory=life+events+%28bmds
%29&firstname=ann&firstname_variants=true&lastname=griffin&keywords=anderton&
sourcecountry=great+britain. Clichés en correspondance : GBOR_BIL_SOG117_0004 et
GBOR_BIL_SOG11_0007.
4
AQC XXIII, 1910 : 25.
qu’en tant que chef de famille Anderson demande à occuper la même
maison deux ans auparavant, qui était habitée par Mary Hill. Sa mort
survient dans l’intervalle, et c’est pourquoi seule Rebecca réitère la
demande ensuite. Autre chose sûre : leur deux enfants se prénomment
bien Catherine et James. La recherche reste ouverte pour savoir dans
quelles conditions le mariage a eu lieu, et la logique voudrait qu’on le
fasse dans une documentation émanée des presbytériens au lieu de
celle des paroisses anglicanes. En tout cas, on ne voit pas que le mé -
nage se sépare vers 1729, comme le pensent Prescott et Sommers.
Jusqu’en 1734, le domicile de la famille se trouve dans la Rue du Portu-
gal (Portugall-Street), tout près de la chapelle de Swallow-Street, ce qui
ne correspond pas à l’espace d’aujourd’hui car l’urbanisme l’a modifié.
Les relevés des taxes d’habitation sont tous concordants sur ce point. Ils
ne mentionnent d’ailleurs pas la chapelle comme un lieu de culte, mais
comme une maison de réunion (meeting House). Contrairement au plan
Turgot pour Paris, celui de John Roque ne permet pas malheureuse-
ment de se faire une juste idée des immeubles construits dans le quar-
tier. Celui de Guillaume Danet, en 1727, est plus suggestif, mais sans
fournir les noms des rues, ou fort peu. Un extrait en est présenté plus
loin.
En 1719, Anderson prend part à une controverse qui divise les pasteurs
presbytériens en résidence à Londres. A la conférence qu’ils tiennent
régulièrement au Salters-Hall, le projet est agité de se déterminer
ensemble sur le dogme de la Trinité, en s’alignant sur la position de
l’Eglise anglicane. Les avis sont partagés. Anderson est favorable à cet
alignement. Quant au principe, il s’agit d’adopter le premier article
anglican qui affirme l’unité de Dieu en trois personnes de même sub-
stance, équivalentes en puissance et gloire 1. A ce moment, nonobstant
une minorité d’indécis, on remarque que ceux qui se prononcent dans
le même sens sont 49 au total pour Londres (+ 11 pour la campagne
environnante), 73 y sont opposés. Cette bipartition montre que les
presbytériens ne prônent pas une doctrine uniforme et que certains
critiques d’Anderson sont parmi ses confrères.
Sur un plan plus terre-à-terre, on a vu que, à la suite de Walter Wilson,
certaines notices biographiques lui prêtent d’avoir connu des difficultés
financières après la faillite de la Compagnie des Mers du Sud, et d’avoir
subi la prison sur plainte de ses créanciers. Les preuves factuelles fai-
sant défaut, disons seulement qu’une indisponibilité de sa part pourrait
expliquer le temps assez long qui s’écoule entre le moment où son
manuscrit des Constitutions est agréé et le moment où il est imprimé.
1
OLDMIXON 1735 : 681.
Mais d’autres raisons peuvent être avancées, comme les premières
polémiques que son travail inspire. Avant même la sortie en librairie,
certains connaisseurs des usages maçonniques, plus ou moins bien
renseignés sur ce qu’il a écrit, expriment déjà des désaccords, et il peut
en être perturbé. Notons aussi que son père meurt à Aberdeen au mois
de juin 1722, si bien qu’une absence de quelques semaines est conce-
vable, pour un séjour de deuil dans sa famille.
Anderson n’est pas un brasseur d’affaires, il préfère se livrer aux études.
Indépendamment de ses recherches généalogiques, il entreprend
d’écrire un Dialogue des morts, sur un genre abondamment pratiqué
aux 17e et 18e siècles, comme dans l’Antiquité avec Lucien de Samosate.
Le principe est de faire converser d’anciens personnages du passé,
qu’ils aient été contemporains ou non. Anderson choisit d’abord de
confronter Louis XIV et Léopold Ier, empereur d’Allemagne, puis Fran-
çois Ier et Charles Quint. Le tout est censé apporter des éclaircissements
sur les secrets des politiques nationales et internationales. Il se donne
assurément beaucoup de peine pour que les échanges soient at-
trayants, et il en profite pour justifier l’intervention de Guillaume
d’Orange en Angleterre, mais on voit bien qu’il est à la besogne, qu’il ne
parvient pas à donner de la finesse à son propos. Il y sera sans doute
sensible, car il se gardera d’une publication de son vivant. L’ouvrage
sortira en librairie après qu’il aura à son tour glissé aux royaumes des
ombres.1
Il envoie son fils homonyme étudier à la Grammar School (études se-
condaires) d’Aberdeen puis au Marischal College, en classe de philoso-
phie, comme lui autrefois. Au printemps 1729, il fait renouveler le bail
d’occupation de sa chapelle de Swallow-Street pour le compte de sa
congrégation écossaise. C’est ainsi que nous apprenons qu’il l’a occupée
par reprise d’une location de 35 années accordée aux huguenots expa-
triés en 1694, avec effet le Lady Day. Un contrat a été signé en 1709,
sachant que de nombreuses réparations étaient à faire. Maintenant, il
s’agit de prendre un terme sur 5 ans, en vue de prolonger sur une
nouvelle période de 45 ans, à partir du Lady Day 1734. L’inspecteur
général du roi signale que la chapelle est encore en très mauvais état,
que la valeur locative doit être pondérée pour cette raison, d’autant
que la congrégation est pauvre. C’est ainsi qu’il ajoute qu’Anderson a
montré son zèle en faveur de la succession hanovrienne.
Ces précisions ne sont pas superflues, car, à la suite de Wilson, il est
fréquent de dire qu’Anderson quitte Swallow-Street en 1734 après une
crise vécue parmi ses paroissiens, et qu’une partie d’entre eux le
suivent dans son nouveau lieu de prêche, Lisle-Street, Leicester-Square,
1
ANDERSON, James 1739.
335
qui est un peu éloigné. Cette appréciation est sans doute recevable.
Mais, il convient de l’accueillir en deux temps. D’abord, les réparations
n’ont pu être faites, faute d’argent, et l’état d’inconfort persistant n’est
probablement pas étranger à cette crise. D’ailleurs, peu avant le Lady
Day 1734, une décision officielle est prise de ne pas faire payer de taxe
à ceux qui choisissent d’y maintenir leur lieu de culte 1. Ensuite, son
successeur William Crookshank reprend l’office le 23 janvier suivant, et
c’est à cette occasion qu’on devine que les griefs contre la conduite
personnelle d’Anderson sont fondés sur des faits, à condition toutefois
de ne pas les surestimer.
Le jour choisi pour la présentation de Crookshank à ses nouveaux fi-
dèles, le pasteur qui monte en chaire, James Gordon, s’inspire de la
première épitre à Timothée pour lancer son sermon (4, 16) 2. « Sois
attentif à toi et à ton enseignement, y sois très appliqué. Car ce faisant
tu te sauveras, toi et ceux qui t’écoutent. » L’impétrant ne peut être
exposé à reproches, personne ne le connaissant encore, Anderson est
plus vulnérable. Dans le style indirect de l’époque, le verset le vise, qui
est en résonance avec ce que ses adversaires politiques et religieux
disent de lui depuis plus de vingt ans. Il passerait trop de temps dans les
cabarets, il se compromettrait dans des facéties de mauvais goût, il
aurait des liaisons équivoques. Sa vie quotidienne, en somme, ne serait
pas exemplaire. Mais relativisons un tel portrait à charge, car la rumeur
dira bien pis de Crookshank, au point qu’il sera démis de son office en
1768 et contraint de passer la dernière année de sa vie à la campagne
dans la « solitude et le remords »3.
Tandis que le fils James est donc à Aberdeen, la fille Catherine vit avec
ses parents. Ils ont une servante qui, en novembre 1735, est impliquée
dans un procès devant la justice de paix pour leur avoir volé des vête-
ments, de la vaisselle en argent, une tabatière, une bible et d’autres
objets. Selon Prescott et Sommers, cela révèle peut-être une tentative
d’Anderson de se procurer de l’argent, car il est dans le besoin. Le fait
que cette servante n’ait pas été poursuivie tendrait à le faire croire 4.
J’en doute. Ann Pitts s’enfuit après avoir confié son butin à une autre
femme, Lydia King, qui elle-même l’a mis en dépôt chez un receleur de
Goodman’s Fields pour qu’il en fasse la vente. C’est cette seconde
femme qui est arrêtée, puis disculpée, car la preuve n’est pas établie
qu’elle soit complice du vol. Not guilty5. Je ne pense pas d’ailleurs que,
1
SHAW 1898 : 20
2
WILSON 1814 : IV, 47.
3
Ibid.
4
Ibid. 647.
5
The proceedings at the Sessions of the Peace, and Oyer and Terminer, for the City of
London and County of Middlesex, Londres J. Roberts, 1735 : 9.
336
s’il avait voulu disposer de fonds en urgence, Anderson eût tenté de
récupérer son bien par l’intermédiaire d’un de ses amis nommé Brown,
en le rachetant au receleur. Il en aurait perdu au contraire, car un
receleur prend à la revente une commission qui en augmente le prix.
Anderson est réellement dans le besoin. Il a des dettes. Mais prenons
de la hauteur pour ne pas ternir sa réputation trop vite. D’abord, pour
les francs-maçons de ce temps (et du nôtre), l’endettement n’est pas
une infamie, tant les circonstances qui y mènent ne trahissent pas
nécessairement une faute personnelle. Les registres de la Grande Loge
de Londres contiennent plusieurs délibérations où sont traitées des
demandes de secours pour cette raison. Ainsi, ne croyons pas au hasard
fortuit quand Anderson prend la parole pour manifester son soutien au
peintre North Stainer le 3 décembre 1731. Celui-ci est emprisonné
depuis de longs mois. L’urgence est de lui permettre de régler ses
créanciers et de lui attribuer une somme suffisante afin qu’une fois
libéré il puisse se loger décemment quelque part. Le principe de verser
15 livres à son profit est retenu, et d’en référer à la Commission de
charité. En adoptant la posture accusatoire de Prescott et Sommers, il
faudrait se demander s’il a exercé des responsabilités au temps de
Sayer, Payne ou Desaguliers, ou bien si Anderson a besoin de lui en
prêter des imaginaires.
En 1723, Stainer est simple membre de La Couronne, Acton, et de A
L’Ancre, Dutchy-Lane. Il est également premier surveillant A la tête de la
Reine, Great-Queen-Street. En 1724, il est l’un des six intendants char-
gés d’organiser la fête annuelle. L’année suivante, il est indiqué véné-
rable de A la tête de la Reine, tout en continuant à fréquenter La Cou-
ronne. Une première mention de ses difficultés est notée le 28 août
1730. Le 15 décembre, Desaguliers soutient sa pétition, ainsi que Lord
Coleraine. Le 24 juin 1731, son cas est encore évoqué. Bien que des
réticents estiment peu convenable que les fonds de la caisse soient
employés pour ce genre de misère, des aides lui sont à chaque fois
promises, avec des arguments qui ne font jamais état d’une éventuelle
participation à l’administration de la Grande Loge, et même pas de ses
fonctions temporaires d’intendant en 1724. Rien ne sert, par consé-
quent, de lui en attribuer une pour que la solidarité se manifeste. Le 28
juin 1738, un cas identique se présente avec Mathew Jones, emprison-
né à Newgate. Un soutien lui est pareillement accordé. Cherchez son
nom dans les listes des loges particulières, il ne s’y trouve pas. Il est vrai
qu’elles ne sont pas toutes retranscrites. Mais, au moins sait-on qu’il n’a
jamais été dignitaire de l’obédience.
Quand Anderson connaît lui-même la rude expérience d’une poursuite
judiciaire, rien ne permet de dire qu’il sollicite et obtient un secours de
337
la Commission de charité. Un sermon qu’il prêche le 3 juillet 1737
devant un auditoire de prisonniers aussi malheureux que lui suggère
qu’il bénéficie d’appuis personnels consentis par quelques puissants. La
dédicace à Robert Walpole nous le laisse entendre, puisqu’il le remercie
de sa « compassion bien connue envers ceux qui sont dans la dé-
tresse »1. Un catalogue de langue française qui en rend compte peu de
temps après le présente ainsi : le docteur Jacques Anderson prêcha « en
présence de ses confrères les prisonniers pour dettes qui demeurent
dans la fameuse franchise de la prison de la Fleet, à l’occasion du der-
nier acte de parlement en faveur des débiteurs insolvables. Le sermon a
pour texte et pour titre Le Seigneur délivre les prisonniers. »2 Son inspi-
ration, il l’a puisée dans les Psaumes (146 : 7), quant aux circonstances
qui ont provoqué ses déboires il les explique à sa manière, sans mettre
nommément en cause celui qui en est à l’origine, mais on sait de qui il
s’agit : le huguenot Jacques-Christophe Le Blon.
Vers 1730, Le Blon est membre de La Couronne et le Sceptre, Saint-Mar-
tin’s Lane, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres huguenots. Venu d’Alle-
magne où sa famille avait émigré, il a séjourné plusieurs années en
Hollande, et a inventé une nouvelle technique de reproduction d’es-
tampes en polychromie ; de même, il s’intéresse à l’impression
d’images sur toiles et, à partir de 1727, monte une entreprise de fabri-
cation en mobilisant des actionnaires. Anderson y investit son argent.
Malheureusement, Le Blon se heurte à des difficultés insurmontables,
ne serait-ce que par la rareté de la clientèle. Il doit renoncer sans pou-
voir verser les bénéfices promis. La justice s’en mêle. La faillite est
prévisible. Pas un mécène ne se remue pour une aide qui serait provi-
dentielle mais perdue d’avance.
La situation se dégrade progressivement jusqu’en 1735, quand Le Blon
s’enfuit et vient se refaire une santé à Paris. Les ressources d’Anderson
ne lui permettant pas de faire face à ses propres créanciers, il se trouve
lui-même acculé. Par coïncidence le projet de lancer une deuxième
édition des Constitutions est conçu cette année-là, si bien qu’on peut le
croire inspiré par un calcul sur les bénéfices envisageables. L’épisode du
vol perpétré par sa servante survient en incident imprévisible, peut-être
parce qu’elle ne recevait plus ses gages et que c’est une façon discu-
table de se dédommager. Plus d’une année se passe sans inquiétude
supplémentaire. Et puis voici donc la restriction de liberté qui ne dure
pas longtemps mais n’est pas de nature à lui faciliter la tâche. Il ne
signera sa préface des Constitutions révisées que le 4 novembre 1738.

1
ANDERSON 1737 : dédicace.
2
Bibliothèque Britannique ou Histoire des ouvrages des savans de la Grande Bretagne,
Octobre, novembre et décembre 1737, La Haye, Pierre de Hondt, 1737 : 224.
338
« Pourquoi, et à quelles fins et intentions, Dieu ordonne et permet que
certaines personnes soient emprisonnées pour dettes, alors que
d’autres passent au large et jouissent d’une pleine liberté ? »1 La ques-
tion est-elle inspirée par l’amertume d’avoir été ruiné par un Frère ?
L’un des principaux soutiens de Le Blon a été Richard Manningham,
membre de La Corne, donc proche d’Anderson. Médecin accoucheur, il
a invité Le Blon à installer sa fabrique à Chelsea où il exerce lui-même.
De même, le ministre Robert Walpole s’y est intéressé, et c’est pour-
quoi il a été honoré d’une dédicace dans l’ouvrage technique que Le
Blon a publié en 1725 sur l’art de reproduire les couleurs. Sans avoir à
citer d’autres personnalités, on admettra qu’Anderson a été trompé par
la confiance que notre huguenot savait inspirer, n’imaginant pas qu’il
allait échouer, avec des conséquences désastreuses sur l’ensemble des
actionnaires.
Tout en assurant que Dieu ne libère pas les criminels, les pervers ni
certains prisonniers d’Etat (les « rebelles », en somme), Anderson
généralise en minimisant son propre cas qu’il range bien sûr parmi les
malchanceux n’ayant jamais eu de mauvaises intentions. En même
temps, il déplore que, dans certaines circonstances, l’aide souhaitée ne
vienne pas des plus proches parents, mais d’un « ami, un vrai ami » qui
se montre plus attentionné qu’eux. « Souvent, les plus grands ennemis
d’un homme sont ceux de sa propre maison et de son propre sang,
tandis que Dieu met de la bienveillance dans les yeux des simples étran-
gers qui lui tendent généreusement une main secourable pour son
soutien dans le présent et sa délivrance future. »2 Quatre ou cinq fois, il
insiste sur les bons amis (good friends), tant ceux de vieille connais-
sance que les nouveaux, qui se mobilisent pour rembourser la totalité
d’une dette et désintéresser alors les créanciers. On devine à qui il
pense.
Entre deux effusions, il ne manque pas non plus de tresser des lauriers
sur la tête de George II. Puis, emporté par son élan, il égratigne les
jacobites qu’il prétend encore à l’œuvre pour exciter la populace contre
ce monarque. Ce sont les « irréconciliables ennemis de la succession de
la couronne dans la présente famille royale »3. Même là, quasi phobie, il
ne peut oublier son combat politique. D’où la recommandation qu’il
adresse aux ouailles composant son auditoire de manifester publique-
ment leur loyauté au roi et leur soumission au « bon et légal gouverne-
ment »4.

1
ANDERSON 1737 : 6.
2
Ibid. 13.
3
Ibid. 31.
4
Ibid. 31.
339
On évitera cependant de noircir le tableau. Comme il le dit lui-même
dans sa page de titre, Anderson est confiné dans la Cour Prujean, quar-
tier Old-Bailey. Il s’agit plus d’une assignation à résidence qu’une incar-
cération proprement dite. Comme les autres endettés, il doit se tenir à
disposition des juges. Une loge est même active dans les lieux, à La
Couronne, constituée le 21 octobre 17311. Et certains citoyens
conservent la possibilité d’y continuer leurs affaires, à l’instar de cette
tenancière d’un Café de Covent-Garden qui prévient par annonce dans
le London Daily Post, en novembre, 1735 qu’elle va y ouvrir un établis-
sement où elle espère que ses fidèles clients la rejoindront sans se
préoccuper de la mauvaise situation de la place « puisque ses infor-
tunes l’obligent encore à y rester »2.
C’était là un des aspects de son existence qu’il convenait de clarifier afin
de mieux caractériser le milieu dans lequel Anderson évolue. Le temps
d’une assemblée de loge, le langage est généreux, les relations sont
cordiales. Au-dehors, les contraintes de la vie profane provoquent
parfois des mésaventures douloureuses. Sans s’épancher, Anderson
exprime un sentiment d’injustice. Qu’ils soient francs-maçons ou pas, il
fustige les ambitieux dont la hâte à s’enrichir pousse aux indélicatesses
ou aux négligences coupables. De ce point de vue, nous ne croyons pas
qu’il en commette lui-même. Il est plutôt victime.
Les autres épisodes de son itinéraire intellectuel sont connus. David
Stevenson les relate dans la brève monographie qu’il lui a consacrée.
Prescott et Sommers eux-mêmes fournissent des informations supplé-
mentaires dans leur article publié dans le volume collectif qui contient
leur thèse sur le prétendu non événement de 1717. Avant eux, Mé-
reaux avait cherché à rassembler des matériaux dispersés dans plu-
sieurs numéros de Ars Quatuor Coronatorum, notamment sous la
plume de Miller et de Robbins. Je peux donc ici me borner au rappel de
quelques faits saillants.
Anderson a le goût des généalogies, des filiations sur une longue suite
de siècles. On le voit aussi bien dans les Constitutions que dans les
ouvrages non maçonniques qu’il met en chantier. Le premier qui gagne
à être rapidement commenté est celui qu’il consacre aux têtes couron-
nées du monde. S’inspirant d’un travail déjà publié à Leipzig par l’Alle-
mand Johann Hübner en 1719, il lance vers 1725 une souscription
indiquant qu’il se propose de réaliser une traduction d’Hübner et de lui
ajouter des observations qui « amélioreront » l’ensemble. L’ouvrage
sera vendu, déclare-t-il, tant à Londres qu’à Oxford, Cambridge, Edim-
bourg, Dublin et autres villes. Il promet de remontrer au-début du
1
LANE 1895 : 57.
2
The London Daily Post, 28 novembre 1735.
340
christianisme, voire jusqu’à Adam et de fournir les liens de parentés
entre les grandes familles. Certains tableaux synoptiques seront impri-
més « avec toute la rapidité souhaitée ».
En réalité, Il mettra sept années pour le sortir des presses, en décembre
1731. Une année auparavant, le jour de noël 1730, dans sa chapelle de
Swallow-Street, il prononce un sermon sur le Verbe incarné. L’Evangile
de Saint-Jean lui sert de prétexte. Au moment de le faire imprimer, il ne
peut s’empêcher d’y ajouter la généalogie de la famille de Jésus de
Nazareth. Bel exploit, impossible à égaler ! Quelques mois plus tard, un
chroniqueur en signale la parution dans la revue littéraire, et annonce
en même temps la prochaine publication de son « laborieux traité » (la-
borious treatise) sur les princes et les rois 1. Il en rend compte effective-
ment en décembre, et il prend plaisir à dresser la liste des nobles
contemporains qui ont accepté de fournir des renseignements sur leurs
ancêtres, ou bien des documents en leur possession sur quelques
autres. Parmi eux, les Frères tiennent la majorité. Pour simplifier, n’en
nommons que trois.
Le duc Thomas Howard de Norfolk a les premiers honneurs. Le 27
décembre 1729, il est proposé pour devenir nouveau grand maître, en
remplacement de James Kingston. Le 29 janvier, son investiture a lieu à
la Chambre des Marchands Tailleurs avec les solennités habituelles.
Ensuite, il est peu présent, ne serait-ce qu’en raison d’un voyage assez
long qu’il accomplit sur le continent. Pendant qu’il est à Venise, il fait
d’ailleurs transmettre à ses Frères une somme conséquente pour le
fonds de charité, et un second registre vierge pour qu’y soient consi-
gnées les minutes de la Grande Loge. Ce sont ses armes qui décorent le
frontispice en velin2. Il offre également l’épée d’apparat appelée à
rester propriété de la Grande Loge, la précédente étant celle d’une loge
particulière. Il en fait graver la lame à son nom, qui s’ajoute à ceux de
Gustave-Adolphe de Suède et le duc Bernard de Saxe-Weimar, qui la
possédaient avant.
Anderson consacre quelques lignes louangeuses à Norfolk en 1738 3. Il
attribue même au duc un ancêtre homonyme et comte d’Arundel qui
aurait été à la tête de la Fraternité sous Charles I er, « excellent connais-
seur en tous les arts »4. Hum ! Bornons-nous à remarquer que le duc est
catholique, qu’il est soupçonné en 1722 de participer au complot jaco-

1
The Present State of the Republick of Letters, Londres, William Innys, volume 8,
septembre 1731 : 239.
2
ANDERSON 1738 : 127. - SONGHURST : 1913 reproduit le frontispice.
3
ANDERSON 1738 : 127.
4
Ibid. 100.
341
bite, cela à juste titre1, qu’il est même emprisonné pour ce motif, que
son épouse est inconditionnelle des Stuart, qu’il est néanmoins présu-
mé tardivement rallié aux Hanovre, et qu’après un séjour en France,
avant l’Italie, pendant sa grande maîtrise, il passe à tort pour avoir
introduit Louis XV dans les mystères2. Cela fait beaucoup pour un seul
homme.
William O’Brian, comte d’Inchiquin vient en second. Il offre à Anderson
un tableau de sa famille et de celle de Thomond qui descendent des
anciens rois d’Irlande, tableau certifié par le héraldiste du pays. Ancien
grand maître de la Grande Loge en 1727, il encourage ses compatriotes
à faire des recherches dans leur patrimoine culturel afin de le valoriser.
Du coup, on aimerait savoir s’il joue un rôle dans l’apparition de la
Grande Loge de Munster en 1725, dont son frère cadet James O’Brian
devient le premier dirigeant et le reste jusqu’en 1730. Les recherches
menées par John Heron Lepper et Philip Crossle autorisent à présumer
des influences, sans qu’on puisse toutefois les caractériser. Disons
qu’Anderson ne peut que trouver en Inchiquin un noble bien disposé à
l’entendre et à faire sa publicité dans son entourage familier.
Gerald de Courcy, baron Kingsale, est le troisième homme. Initié le 8
juin 1726 à la taverne Le Cygne et la Coupe, Finch-Lane, sous le maillet
de Martin O’Connor, en présence de Desaguliers et d’Inchiquin3, il est
issu d’une famille normande passée en Angleterre au temps de
Guillaume le Conquérant, et dont Les hommes possèdent le rare privi-
lège de rester couverts devant le roi. Il siège au parlement de West-
minster, et on ne connaît pas non plus l’influence qu’il a pu éventuelle-
ment exercer sur ses compatriotes d’Irlande après son initiation. On
relèvera toutefois que sa loge comprend un nombre important d’Irlan-
dais et que James King y est reçu en même temps que lui. Le même
devient grand maître de la Grande Loge londonienne le 27 décembre
1
RAW, SP 47/79. Thomas Howard, 8ème duc de Norfolk, à Jacques III, Rome, lettre recue à
Rome le 13 juin 1720. « L’attention particulière que vous avez bien voulu me montrer
en me faisant savoir que vous êtes entièrement satisfait de ma conduite est une grande
satisfaction pour moi. Je vous assure que, comme j’ai toujours aspiré dans toutes mes
actions à vous servir, je continuerai à le faire avec plaisir, autant par inclination que par
prompt devoir. Je me flatte que, si mes ennemis tremblent que vous me croyez inca -
pable de rien faire qui puisse nuire à votre intérêt, et quelque malveillantes soient
toujours les interprétations de mes actes, je ne doute pas de vous rendre sensible, tout
étant rigoureusement examiné, au fait que rien ne m’est plus cher que votre prospérité
et bonheur. »
2
The Norwich Gazette, 20 août 1730. « Nous apprenons que quelques messieurs
récemment rentrés de France disent, entre autres choses, que sa Majesté Très Chré-
tienne a été faite franc-maçon sous les formes accoutumées par le duc de Norfolk,
grand maître de la société, et que sa majesté ne s’est jamais montrée plus joyeuse qu’à
cette cérémonie. »
3
AQC, X, 1905 : 134 et 142.
342
1728, car il n’est autre que Lord Kingston. Par la suite, il sera grand
maître de la Grande Loge Irlandaise à plusieurs reprises. Or, détail
souvent négligé, que se passe-t-il chez les Londoniens quand ils refusent
de recevoir en 1735 une délégation irlandaise pourtant recommandée
par Kingston ?
Le 11 décembre, lors d’une réunion trimestrielle à la taverne Au Diable,
avec Martin Clare en président de tenue, sous le titre de député grand
maître, tandis qu’Anderson tient l’office de premier surveillant, on
annonce que ces Irlandais sont à la porte et souhaitent être accueillis
sans passer par l’admission rituelle, ils font valoir que Lord Kingston les
recommande. Mais ils ne peuvent apparemment montrer un document
qui en atteste, si bien qu’ils sont refoulés. Il est délibéré que « leur
demande ne pouvait pas être satisfaite, même s’ils acceptaient une
nouvelle constitution ici. »1 Une fois de plus, comme on l’a vu avec les
double-initiations, cela signifie que les reconnaissances entre obé-
diences nationalement distinctes sont loin d’être spontanées. La Frater-
nité universelle prônée par nos deux pasteurs que sont Anderson et
Desaguliers est paradoxalement limitée à l’espace anglais, strictement
anglais, et dans cet espace à la mouvance hanovrienne, strictement
hanovrienne.
Peut-être est-ce la parution de ses généalogies royales, qui permet à
Anderson de se faire valoir auprès de son ancienne université d’Aber-
deen. Au printemps 1731, il se voit en effet promu au doctorat. Dans
son numéro du 17 mai, le London Daily Courant le félicite : « Nous
apprenons d’Aberdeen que cette université a récemment conféré le
grade de docteur en théologie à Monsieur James Anderson, Swallow-
Street, un gentleman bien connu pour sa vaste érudition. » Ce n’est pas
sans fierté qu’il l’arbore ensuite, y compris quand il siège à la Grande
Loge. Il est possible que le comte David de Buchan, dont il est le chape-
lain depuis plus de huit ans, ait appuyé sa présentation. Quoi qu’il en
soit, Wilson assure que son livre reçoit un bon accueil dans le public. On
veut bien le croire en raison de l’abondante et prestigieuse liste des
souscripteurs.
La lettre qu’il adresse à Samuel Gale date de cette époque où il est
satisfait de la publication des Généalogies et où il se permet de solliciter
son ami pour trouver un emploi à l’un de ses jeunes protégés, écossais
presbytérien comme lui. Par effet de miroir, il se définit lui-même en
écrivant ces quelques mots : « Vous savez que, nous presbytériens,
nous ne reconnaissons pas ceux qui ont mauvais caractère et ne les
recommandons encore moins à autrui. »2 Il pense donc avoir lui-même
1
SONGHURST 1913 : 259-260.
2
STUKELEY 1882 : 262.
343
bon caractère et être recommandable. Son post-scriptum le montre par
surcroît bon-vivant enclin aux conversations. Ne serait-il pas double
dans le fond ? Austère et moralisateur avec ses paroissiens, voire sopo-
rifique si l’on s’en tient aux œuvres d’Hogarth ; et puis enjoué, volubile
ou même courtisan de la chopine, quand il fréquente ses Frères en
Maçonnerie. Sympathique malgré ses frasques, dirai-je.
En 1733, il fait paraître son ouvrage le plus volumineux en matière
religieuse. Par nécessité de ne pas les tirer en longueur, les sermons
doivent comprendre un nombre limité de pages. Maintenant il s’en
accorde une centaine, écrites en caractères assez condensés. Comme si
son récent doctorat réclamait davantage d’efforts. Adressant sa dédi-
cace à son ami et ancien condisciple à l’Université John Mitchell, doc-
teur en médecine, il le remercie de lui avoir facilité l’accès à la biblio-
thèque du baronet Richard Ellys (écrit Ellyes). On trouve un Mr Mitchell
membre de La Corne. Est-ce le même ? Probablement. Le nom d’Ellys
échappe quant à lui aux investigations dans la littérature maçonnique.
En revanche, il apparaît dans les mémoires de Stukeley à nombreuses
reprises, et l’on voit ce baronet appartenir au même réseau amical
qu’Anderson. De sensibilité calviniste, latiniste habile, bibliophile,
musicologue, il possède des ouvrages nombreux traitant de l’antiquité.
Malgré cela, l’inspiration d’Anderson n’est pas suffisante pour en trans-
cender la substance. L’ensemble de son factum est lourd, bricolé, et
finalement peu accessible au large public auquel il le destine.
Se souvenant certainement de la controverse de 1719 au Salters-Hall,
Anderson se fixe pour tâche de soutenir le dogme de la Trinité contre
« les juifs, les ariens, les sociniens et autres adversaires anonymes »1. Il
exprime le souhait de « défendre l’orthodoxie de la foi » dans le cadre
chrétien. On n’est évidemment pas obligé de le croire. Du seul point de
vue qui nous retient ici, on remarque seulement des passages sur Noé
qui préfigurent ce qu’il dira du « vrai noachide » dans les constitutions
de 1738. En 1723, il en fait l’homme (et le franc-maçon) d’un seul dieu,
choisi par lui pour échapper au déluge par son arche. Maintenant, il
assure que ses descendants ont oublié son enseignement pour sombrer
dans le polythéisme. Ils en ont oublié les préceptes et se sont dispersés
dans des cultes contradictoires. Il s’agirait donc d’y revenir tout en
s’imprégnant de l’exemple christique. D’où la modification des pre-
mières lignes du premier article des Obligations : « Un Maçon est obli-
gé, par sa position, d’observer la loi morale, comme un vrai Noachide ».
Ces derniers mots ne sont pas écrits en 1723. Les exégètes se cha-
maillent pour savoir ce qu’ils signifient. La réponse est dans son ouvrage
de 1733.
1
ANDERSON 1733 : dédicace.
344
Cependant, remontons une nouvelle fois dans le temps de quelques
années encore pour considérer son tout premier sermon imprimé, en
1712. Il y montre de la sévérité à l’encontre de ses nombreux contem-
porains qui pensent « à la fois que Dieu est un spectateur passif des
affaires du monde, et ne veulent lui attribuer d’autre suprématie sur lui
que celle d’un horloger ou d’un architecte ; ou qui supposent qu’il est
seulement bonté et miséricorde, sans considérer sa sainteté et sa
justice »1. Dans la mesure où, quelques pages plus loin, Anderson s’en
prend ouvertement aux déistes, on se demande comment il parvient à
rendre compatible cette position avec les formules maçonniques sur le
Grand Architecte de l’Univers, d’une part, et comment il peut plaider en
faveur du noachisme sans être déiste, d’autre part. Le débat est peut-
être vain aujourd’hui, car il a perdu son acuité, mais le condenser en
quelques mots n’est pas superflu.
« Que dirons-nous de la récente épidémie de scepticisme et de déisme,
qui a poussé beaucoup de gens à mépriser un ministère évangélique et
les règles, et à rire de la révélation divine comme ni réellement vraie, ni
nécessaire à un monde ignorant ? Comment les sceptiques de notre
temps, vieux et jeunes, se moquent-ils ouvertement des saintes écri-
tures et amoindrissent leur autorité ? »2 Anderson pose des questions
qui ne lui sont pas originales. Les salons de Londres, les églises, les
chapelles bruissent de polémiques incessantes sur les dogmes et les
pratiques qui se concurrencent. Il suffit de lire l’intéressante collection
des numéros sur la République des Lettres publiés à Londres à partir de
1728 pour mesurer l’ampleur du phénomène. Outre les recensions de
livres, nombreux sont les intellectuels qui exposent leur point de vue
dans des dissertations plus ou moins offensives, et il est probable
qu’Anderson y puise une partie de son inspiration. Ajoutons-y les ou-
vrages de Samuel Shuckford sur l’antiquité biblique, publiés aussi à
partir de 1728, en plusieurs rééditions. Ils contiennent justement des
passages sur Noé qui sont en résonance avec ce qu’Anderson en dit en
1733. Quoi qu’il en soit, nous pouvons admettre qu’il évolue avec le
temps ou bien qu’il se montre volontiers tolérant, appliquant de ce fait
un principe maçonnique, envers ceux qui ne partagent pas sa foi pres-
bytérienne, à l’instar du désormais anglican Desaguliers.
C’est le moment où Anderson commence à ressentir les désagréments
de sa participation malheureuse à la manufacture de Le Blon. On pense
aussi que les besoins financiers nécessités par ses recherches généalo-
giques ont considérablement obérés ses comptes. Ajoutons à cela son
déménagement onéreux de la vétuste de chapelle de Swallow-Street

1
ANDERSON 1712 : 5.
2
Ibid. 11.
345
dans laquelle il officiait depuis plus de vingt ans pour se rendre dans un
autre de Lisle-Street, rue calme et occupée par la haute bourgeoisie 1,
tandis qu’il change de domicile en passant de la rue du Portugal à
Exeter-Court. Mais, il reçoit le 16 octobre 1735 un don de 200 livres de
la part de la reine2. Voilà un détail qui contredit encore l’imputation de
vendre quelques jours plus tard, ou de faire vendre par sa servante en
fuite, une importante quantité d’effets personnels. A ce moment, il
dispose d’un cash assez confortable.
Si les registres de la Grande Loge ne fournissent aucun indice qui nous
éclaire sur sa situation personnelle, et s’il n’est pas impossible que sa
proposition d’écrire une seconde version des Constitutions soit motivée
par un espoir de se renflouer davantage, on peut au moins admettre
qu’il oriente maintenant son énergie vers un travail visant à coupler
d’une part cette érudition religieuse dont il trouve la substance chez les
commentateurs de son temps ou d’avant, et d’autre part la connais-
sance qu’il peut désormais afficher sur l’essor de la franc-maçonnerie à
Londres après 1717, cela en appui sur les registres qu’il peut mainte-
nant avoir sous les yeux, et qui faisaient défaut en 1722, puisqu’il n’y
avait pas de secrétaire attitré. L’érudition religieuse lui sert à étoffer son
récit des origines mythiques de la franc-maçonnerie, les registres lui
servent à exposer l’histoire réelle récente. Entre les deux, il emprunte
aux chroniques royales et aux livres sur les monuments et bâtiments
d’Angleterre.
Nous n’avons pas oublié qu’Anderson est secrétaire pro tempore en
avril 1723, avant que William Cowper soit officiellement nommé à ce
poste le 24 juin suivant. Après 1735, les registres lui sont certainement
confiés pour lecture, sinon n’y apparaitraient pas les grattages et sus-
criptions le concernant, et l’on ne trouverait pas une concordance
étroite entre sa chronologie de 1738 et celle des minutes. On peut
regretter qu’elle soit beaucoup plus synthétique, mais elle est très
souvent exacte sur les points essentiels que sont les noms et les dates.
Il faut donc aborder la controverse par un autre biais que celui soutenu
par Prescott et Sommers. Ce n’est pas Anderson qui inspire la rédaction
prétendue mensongère des minutes de la Grande Loge, ce sont ces
minutes agréées à chaque nouvelle assemblée qui inspirent la partie du
récit historique qu’Anderson consacre à son époque.
Disons cela autrement. Anderson écrit cette partie historique à partir
des registres dont on lui permet la consultation. C’est donc, pour lui, un

1
SEYMOUR 1735 : II, 669. « Lisle-Street part de Prince’s Street et va jusqu’à Leicester
Garden Wall. Ces deux rues sont grandes, bien bâties, et habitées par des gens de la
gentry. »
2
SHAW 1900 : 136.
346
document source, et pas l’inverse. Il en dévie rarement, puisque ceux
qui en ont consigné les procès-verbaux l’ont fait au vu et au su de tous
les Frères présents aux différentes assemblées, et il s’exposerait à
rebuffades si ses falsifications étaient trop flagrantes. A qui fera-t-on
croire qu’ils étaient tous naïfs ou non informés des évènements remar-
quables des vingt années écoulées ? Vingt ans seulement ! A qui fera-t-
on croire qu’une petite équipe de comparses frauduleux parvient à
berner des centaines de contemporains dont une bonne partie n’a pas
l’esprit critique assoupi ? Another sleeping congregation ?
On peut relever chez Anderson de nombreuses négligences, comme
lorsqu’il présente la réécriture des règlements généraux en disposant
sur deux colonnes le texte des anciens et celui des nouveaux. En effet,
on s’aperçoit alors que la copie des premiers n’est pas littérale, qu’elle
manque de conformité. On peut regretter aussi de ne pas disposer
aujourd’hui des autres archives de la Grande Loge, auxquelles il a eu
accès, et qui présentaient l’avantage d’être sur certains points plus
complets que les minutes, comme ceux relatifs justement aux change-
ments introduits dans ces règlements généraux. Quand même, ne
perdons pas de vue que son manuscrit est soumis avant impression à
plusieurs commissaires chargés de demander les corrections à leurs
yeux nécessaires. Dans un premier temps, il l’est au duc de Richmond,
aux Frères Desaguliers, Cowper, Payne et d’autres dont les noms ne
sont pas mentionnés. Dans un second temps, il l’est aux grands officiers
actifs en janvier 1738 qui « après l’avoir aussi relu et corrigé » ont
prononcé leur approbation1. Si l’on écarte le comte Edward de Darnley,
grand maître, qui pourrait avoir eu d’autres préoccupations, ces grands
officiers sont John Ward, député grand maître, Robert Lawley et
William Graeme, surveillants. Complices également ?
On lit ici et là qu’Anderson aurait agi sur injonction de la Grande Loge
pour élaborer sa légende institutionnelle. Ceux qui avancent cette
allégation se fondent sur des parties de phrases qui disent qu’il lui est
ordonné de procéder de telle ou telle manière. Ils ajoutent l’approba-
tion officielle du 25 janvier 1738 qui ordonne que l’ouvrage une fois
imprimé soit le seul livre de Constitutions pour l’usage des loges, ce qui
signifie que les éditions différentes, comme celle de Smith, sont pros-
crites. Ils omettent de rappeler que le projet de publier une seconde
édition vient d’Anderson lui-même, et que la formule selon laquelle « il
est ordonné » n’est qu’une convention d’écriture qui intervient après
délibération sur cette demande préalable. C’est ce qui se conclut sans
ambiguïté après la lecture comparée du registre de la Grande Loge et

1
ANDERSON 1738 : 199.
347
de son propre compte rendu de 1738 1. Lorsque notre pasteur insiste à
dire, non sans exagérer, que l’ouvrage est son unique propriété, il ne
songe pas à en attribuer la paternité à l’institution, même si elle en fait
son organe officiel.
Lorsqu’il signe son adresse au lecteur le 4 novembre 1738, il dit le faire
de son « étude » d’Exeter-Court, dans le Strand. Le 17 janvier, dans la
semaine qui précède la sortie en librairie, le grand maître Henry de
Carnarvon le présente à une audience privée accordée par le prince de
Galles, à qui il a dédicacé son livre, come il l’avait déjà fait avec ses
généalogies royales en 1732. Les journaux s’empressent de répercuter
la nouvelle. Peu de temps après, il se plaint d’être malade et presque
sans ressources. Il travaille alors à une nouvelle généalogie consacrée à
la Maison d’Yvery, mais il veille également à écrire un abrégé de la
partie historique des Constitutions qu’il adresse au magazine littéraire
tenu par Ephraïm Chambers. C’est ce qu’on peut établir au vu d’une
note insérée avant la publication de celui-ci dans le volume du second
semestre 1739. Le rédacteur précise en effet qu’une ébauche fautive de
l’article à suivre lui fut communiquée « par Dr Anderson lui-même peu
avant son décès »2. Fautive ou incorrecte, les grandes lignes y sont
respectées de toute façon, les évènements sont enchainés selon la
chronologie déjà construite en 1723 et augmentée de ce qui a été
emprunté aux registres. En tout, 45 pages y sont consacrées, ce n’est
pas peu. Et les noms des grands maîtres depuis Sayer sont listés. Est-ce
que Chambers qui connaît bien les francs-maçons, et qui l’est peut-être
lui-même3, doit à son tour être suspecté de connivence malsaine ?

1
SONGHURST 1913 : 244. - ANDERSON 1738 : 199 et 206.
2
The history of the works of the learned, Londres, Jacob Robinson, Volume 2, 1739 :
317.
3
Beaucoup le pensent. Des homonymes sont inscrits sur les listes de la GL de Londres
avec des prénoms différents.
348
Epilogue conclusif

Le 28 mai 1739, James Anderson meurt à son domicile d’Exeter-Court,


dans le Strand. Quelques jours plus tard les journaux en informent leurs
lecteurs. Le Scots Magazine le présente comme un érudit de conversa-
tion agréable ayant consacré beaucoup de son énergie à écrire les
généalogies royales. Faisant une allusion discrète à ses infortunes
récentes, l’auteur anonyme déplore qu’il n’ait pas reçu les aides suffi-
santes pour être à l’abri du besoin et se consacrer entièrement à son
œuvre intellectuelle. Une comparaison lui vient à l’esprit, celle des
chanteurs italiens qui reçoivent 5000 à 6000 livres par an pour donner
leur spectacle, tandis qu’un gentleman ayant consacré plus de vingt
années de sa vie à des recherches d’intérêt général est laissé dans la
pauvreté1.
Le Daily Post du 2 juin narre brièvement l’inhumation. « Hier soir, le
corps du docteur Anderson, un professeur non-conformiste [dissident,
presbytérien], a été enterré dans une tombe remarquablement pro-
fonde. Son voile mortuaire était tenu par cinq professeurs non-confor-
mistes et le révérend Dr Desaguliers. Il était suivi d’environ une dou-
zaine de francs-maçons qui entourèrent la tombe. Après que le docteur
Earle eût discouru sur l’incertitude de la vie, etc., sans un seul mot à
propos du défunt, les frères dans une posture très solennelle et fu-
nèbre, levèrent leurs mains, gémirent et frappèrent leurs tabliers trois
fois en son honneur. » Jabez Earle était un ami de longue date. En 1719,

1
The Scots Magazine, mai 1739 : 236. « On Monday, May 28 died at his house in Essex-
Court [Exeter-Court] in the Strand, London, the reverend and learned James Anderson,
D.D. a member of the Church of Scotland, and native of this kingdom, author of the
Royal Genealogies, and several others works ; a Gentleman of uncommon abilities, and
most facetious conversations. But, notwithstanding his great talents, and the useful
application he made of them, being, by the prodigious expense attending the above
mentioned work, reduced to slender circumstances, he has, for some years, been
exposed to misfortunes, above which the encouragement doe to his merit would have
easily raised him – But the remembrance of his qualifications, and the many hardies
under which he was publicly knew to labour, will serve to show succeeding generations,
there was a time when Italian singers, by English contributions, were favoured with 5 or
6000 l. per annum, and a Gentleman who, by more than twenty years study, gave the
world a book of inconceivable labour, and universal use, was suffered to fall a victim to
his attempts to serve mankind ! »
il signait avec lui l’acceptation du dogme unitarien proposé par l’Eglise
anglicane.
En examinant la carte de Londres, pourvu qu’elle soit d’époque, comme
celle de Guillaume Danet, on remarque qu’il aura longtemps vécu dans
un espace assez restreint. Jusqu’en 1734, il aura demeuré rue du Portu-
gal, à proximité des chapelles de GlassHouse-Street et de Swallow-
Street. Ensuite, il aura pris du champ en allant dans le Strand, tandis
que sa nouvelle chapelle de Lisle-Street se situe presque à mi-chemin. Il
se sera alors rapproché de la cathédrale Saint-Paul. Le fait qu’il aura
projeté en septembre 1738 d’occuper une nouvelle maison près de la
porte de Savoy, et que sa veuve Rebecca y déménage effectivement en
1740 suggère qu’il n’aura pas achevé son existence aussi pauvre qu’on
le croit. Cette maison comporte deux parties, une donnant sur la rue,
une autre sur l’arrière. Elle se trouve en face d’Exeter-Exchange, donc à
deux pas d’Exeter-Court. De là, on entend l’animation qui règne sur les
quais de la Tamise.

Figure 19. 1°) Domiciles d’Anderson - A, rue du Portugal, jusqu’en 1734 – D, Exeter-
Court, à partir de 1734 – F, près de la porte de Savoy, prévu en 1738, occupé par sa
veuve en 1740. 2°) Lieux de culte : C, GlassHouse-Street, jusqu’en 1709 - B Swallow-
Street, jusqu’en 1734 – E, Lisle-Street, à partir de 1734

Ce qui confirme définitivement qu’Ann Griffin ne peut être sa veuve,


n’en déplaise à Prescott et Sommers, est que le déménagement qu’il
prévoyait de faire dans la maison de la porte de Savoy fut dans un
premier temps annoncé par lui le 27 septembre 1738 auprès de l’admi-
nistration chargée du prélèvement des taxes 1. Le 19 février 1740, Re-
becca confirme son intention d’y habiter, et y donne suite 2. Dans l’inter-
valle, le déménagement n’a pu avoir lieu en raison de la maladie de
1
SHAW 1900 : 508. 27 septembre 1738.
2
Ibid. 1901 : 298. 20 février 1740 (1739, vieux style).
James. Il a senti sa vigueur diminuer et a même prévu un repos à la
campagne, sans pouvoir l’accomplir.
L’ensemble de ces lieux révèle une tendance à la focalisation. Quand il
se plaît dans un quartier, Anderson y reste. Transposé au plan intellec-
tuel, il s’attache aussi à un thème dominant et s’en éloigne rarement :
l’enchainement chronologique totalisant. S’il aime les généalogies, c’est
pour exposer une suite de générations qu’il espère complète. Il le fait
pour l’histoire de l’humanité à partir des références bibliques, il le fait
pour les maisons de la haute noblesse, il le fait pour ce qu’il croit être la
longue tradition des francs-maçons. Il aime situer une origine, retracer
des moments forts, et expliquer du même coup le présent comme le
résultat d’une longue trajectoire ininterrompue. Pas de rupture, pas de
mutation dont le sens échapperait à l’entendement.
A cet égard, l’option téléologique surajoutée renforce sa conviction de
narrer un destin dont le parachèvement s’accomplit à son époque.
Désormais que la Grande Loge de Londres est instituée, l’Art Royal est
enfin « dûment cultivé » (duly cultivated), le ciment de la Fraternité est
conservé (cement of the Brotherhood preserv’d), en sorte que le corps
entier (whole Body) ressemble à une arche (arch) bien construite1. Tous
les évènements vécus par les peuples depuis le jardin d’Eden ont contri-
bué à cette fin, si bien qu’en regardant vers l’avenir il ne resterait plus
qu’à prolonger la tradition dont il aurait fourni les clefs. L’année 1717
serait alors celle de la transition dépassée, de l’entrée dans une ère de
pleine spéculation au service d’une concorde universelle.
Pourtant, selon ce schéma, il y a assurément rupture ou mutation et
c’est ce qu’il parvient mal à expliquer. En prêtant à la franc-maçonnerie
le privilège d’être une association de métier qui aurait développé le
savoir-faire de ses membres et serait parvenue à construire un modèle
de comportement éthique, il lui faut bien envisager un jour un change-
ment radical de perspective. En 1716-1717, la fraternité des opératifs
est censée disparaître pour céder la place à une institution totalement
différente. Aucune des loges qui se crée à partir de ce moment n’exerce
une quelconque autorité sur les ateliers d’artisans ou les équipes dis-
persées sur les chantiers de Londres et de ses environs. Comment
celles-ci continuent leur travail, comment elles participent à la vie
économique de Londres et de la Grande Bretagne tout entière, il ne le
dit pas. Bien que la Compagnie des maçons formée de longue date dans
cette capitale continue à exister, il fait comme s’il n’y avait rien à en
dire, ou si peu.

1
ANDERSON 1723 : 48.
351
L’autre point de vue défendu dans le présent ouvrage est qu’au dix-sep-
tième siècle deux catégories de francs-maçons sont discernables en
Grande Bretagne. La première est bien sûr celle des opératifs qui pro-
longent l’héritage des prédécesseurs du Moyen Âge. Ils sont tailleurs de
pierre. En milieu urbain, ils appartiennent à une organisation de métier
qui doit se plier aux ordres des employeurs, essentiellement les officiers
qualifiés du roi et les experts nommés par les municipalités. Certains
acquièrent une notoriété suffisante pour être chargés de grands chan-
tiers et diriger des équipes nombreuses d’ouvriers. On en trouve encore
au dix-huitième siècle qui revendiquent ce titre sans être impliqués
dans une loge spéculative. Observons néanmoins que le remplacement
de la pierre par la brique dans de nombreux édifices a pour effet de
réduire assez considérablement l’intervention des sculpteurs, si bien
que leur nombre diminue du même coup. Anderson est probablement
sensible à cette évolution, puisque très souvent il distingue, parce qu’il
ne peut faire autrement, les constructions en pierres et celles en
briques, ce qui est une manière de transférer indûment vers les se-
condes ce qui est pourtant le privilège des premières : on ne taille pas la
brique. Dans les ateliers du 17e siècle, les maçons poseurs de briques
sont assurément devenus majoritaires. A la limite, ils n’ont même plus
besoin de loges, comme jadis, pour quelque façonnage que ce soit,
puisque les briques sont déjà toutes faites.
La seconde catégorie est celle des militants et sympathisants de la
cause stuartiste. Ils adoptent du métier une partie de son vocabulaire et
déplacent les outils vers le champ du symbolique. Encore que ce soit
davantage les modèles conçus par les architectes qui les inspirent. Bien
plus proches de la littérature qui théorise l’art de bâtir que des carrières
d’extraction ou des ateliers d’équarrissage et de sculpture, prompts à
décrire un monarque en concepteur de plans et régulateur des actions
de ses peuples et sujets, comme avant eux une longue série d’auteurs
depuis l’Antiquité, Anderson n’y manquant pas non plus, ils forment
une société secrète dont les réunions servent au recrutement et à la
prestation de serment.
Une habitude trop répandue est de traiter les documents originaux sous
le même angle, de vouloir à tout prix qu’ils concernent une seule et
mystérieuse franc-maçonnerie. C’est ainsi que, au lieu de distinguer dès
le règne de Charles Ier une dualité, on bricole autour de ce schéma
inconséquent de la transition, qui préserve le préjugé de l’unilinéarité,
ou bien on imagine un mimétisme tardif, vers 1717, qui ferait des amis
d’Anderson des innovateurs en recherche d’une sociabilité analogue à
celle (supposée) des constructeurs de cathédrales. Cette seconde pos-
ture est apparue à la fin des années 1970 pour tenter de résoudre les

352
paradoxes et contradictions de la première, mais sans convaincre mieux
qu’elle. Son seul atout est d’admettre possible, par principe, l’hypo-
thèse d’intellectualisation distanciée. Formellement, elle accrédite
l’idée qu’il n’est pas nécessaire d’avoir été accueilli dans une loge opé-
rative pour créer ou contribuer à une loge spéculative. Et voilà donc le
nœud du problème.
Dès lors qu’on admet comme valide la thèse de l’emprunt, pourquoi
placer celui-ci dans le premier quart du dix-huitième siècle ? Pourquoi
ne pas l’envisager plus tôt ? Pourquoi refuser aux stuartistes ce qui est
généreusement accordé aux hanovriens ? La lecture de l’œuvre d’An-
derson et des autres publications d’avant 1740 nous y ramène bien
souvent, explicitement ou implicitement, avec l’article sur les « re-
belles » ou avec les pamphlets parfois virulents. De même, la corres-
pondance du duc de Mar est très éclairante. Et encore n’en ai-je exploi-
té ici que le minimum produit avant qu’Anderson n’écrive le premier
mot de la première page des Constitutions. D’ailleurs, c’est bien parce
que Prescott et Sommers font eux-mêmes l’impasse sur cette seconde
franc-maçonnerie, mais première chronologiquement, que leur discours
sur 1717, quel qu’en soit l’intérêt polémique, verse dans le canular.
Tout bien pesé, peu importe l’opinion qu’inspire la personnalité de
Sayer, peu importe l’incertitude sur ses engagements avant son élection
à la première grande maîtrise, de nombreux faits ne le concernant pas
suffisent à établir l’existence d’un mouvement socioculturel qui date de
plusieurs décennies.
Décomposons-le en trois segments ou moments.
Le premier est celui de l’existence des loges opératives, souvent contrô-
lées ou visitées par des non-maçons qui ne sont pas pour autant des
membres honoraires, puisqu’ils détiennent un pouvoir de régulation et
de coercition. L’honorariat induirait une bienséance passive, sans inter-
vention dans la gestion du métier. Remarquons d’ailleurs que les avo-
cats du fait spéculatif ne sont jamais en capacité de donner un seul
exemple de réunion qui aurait pour objet d’échanger sur des questions
théoriques. Quel serait l’objet de ces questions et comment elles se-
raient traitées dans une loge, ils ne savent le dire. Au mieux, et par
expédient, ils présument que les bâtisseurs de cathédrale ont souvent
débattu de la signification des allégorie et symboles sculptés dans la
pierre, autant que peints sur les murs ou figurés dans les vitraux, non-
obstant les ornements en bois. Comme on le verra plus à fond dans Le
Dieu des francs-maçons, Il semble plutôt que ce genre de débat a
concerné les architectes et les commanditaires, après quoi les francs-
maçons, de même que les peintres, les vitriers et autres artistes ou
artisans, n’ont jamais été la plupart du temps que des exécutants
353
d’après modèles dessinés ou réalisés en plâtre ou autre matériau
d’ébauche.
Le second moment est celui des guerres civiles au temps des Stuart où
des soutiens au régime empruntent à ces loges un style et des manières
qui amènent les adhérents à se poser en francs-maçons de l’édifice
monarchique menacé, puis mis à bas avec la république cromwellienne.
Ce qui manque à l’historiographie maçonnique, c’est l’étude du milieu
intellectuel qui se met en place pendant le règne de Jacques I er, avec un
intérêt croissant envers l’architecture, l’exégèse biblique et aussi l’ap-
parition de sociétés secrètes, plus ou moins réelles, plus ou moins
fantasmées, comme celle de la Rose-Croix. De ce milieu proviennent les
premiers protagonistes identifiés comme francs-maçons sans liens avec
les ouvriers ou artisans de même nom. Ils procèdent par transposition
sélective de leur culture technique, non sans accorder du reste plus
d’importance à celle des architectes. Ce faisant, rien ne les empêche
d’admettre des opératifs parmi eux, mais leur choix est alors inspiré
pour des raisons d’affinités politiques.
Le troisième moment est consécutif à l’insurrection manquée de 1715,
quand les hanovriens choisissent à leur tour d’imiter leurs rivaux dési-
gnés comme jacobites depuis la chute de Jacques II. Du coup, l’emprunt
auxquels ils se livrent n’est pas à partir des loges opératives ou des
groupements assimilés1 qui, dans Londres, ne sont plus actives comme
elles pouvaient l’être pendant la reconstruction de la ville, mais à partir
de la fraternité clandestine adverse. Ils s’en inspirent en travaillant bien
sûr à la valorisation de leur singularité et surtout, à l’affirmation d’une
supériorité confortée par leur connivence avec le régime de George I er.
La création de la Grande Loge de Londres leur donne rapidement une
position de force. Voilà leur principal et magistral apport : ils n’in-
ventent pas le moins du monde la franc-maçonnerie non-opérative, ils
inventent un système permettant la fédération et le contrôle des loges
particulières.
Ceux que les aspects historiques rebutent ne retiennent des Constitu-
tions que les passages à portée éthique. Autrement dit, sans s’en rendre
peut-être compte, ils désavouent Anderson dans ce qu’il estime lui-
même comme fondamental, au sens fort. Pour lui, la tradition n’est-elle
pas le socle dans lequel s’ancre l’identité maçonnique ? Il n’aurait pas
autant de goût pour les généalogies s’il ne recherchait pas dans le passé
la sève qui donne leur énergie aux héritiers du présent. Non seulement
leur énergie mais aussi une dignité élevée, car il croit fermement que
seule la possibilité de remonter à des ancêtres lointains confère aux
1
L’emploi du mot loge peut se discuter, dès lors qu’on est déjà dans une logique
d’entreprise, avec un patron qui dirige les travaux de ses employés.
354
derniers venus parmi des contemporains une supériorité que les autres
n’ont pas. Or, de même qu’il lui arrive de fabriquer de faux liens de
parenté quand il s’applique à retracer l’arbre d’une maison noble,
comme lorsqu’il s’intéresse à la fin de son existence celle des Ivery, il
prête à la Grande Loge de Londres une origine purement fictive. Son
image du revival, du regain après un moment d’assoupissement dont
Wren serait responsable, est absurde.
Reconnaissons que l’écriture de l’histoire ne peut jamais évacuer de son
champ les hypothèses plus ou moins sentimentales, au sens où elles
sont inspirées par des impressions subjectives ou de pures intuitions.
Ainsi, demandez à deux historiens d’écrire sur un sujet identique, vous
n’aurez jamais le même texte ni quant au style, ce qui se conçoit aisé-
ment, ni quant à la manière de développer l’intrigue ou la trame argu-
mentative. Des divergences ou nuances sont inévitables. Il ne s’agit pas
de cela ici. Comme le fait Hobsbawm dans un autre contexte, on ne
peut évidemment s’empêcher de réfléchir à la place de la légende, de la
fable ou du mythe chez les inventeurs d’une tradition. Anderson s’y
complaît abondamment quand il évoque les évènements d’avant 1717.
Après, en revanche, il s’efforce à une conformité au réel puisqu’il vit de
l’intérieur l’institution qu’est la récente Grande Loge de Londres, et il
peut s’appuyer, au moins dans sa version de 1738, sur une documenta-
tion assez fiable, même si elle est lacunaire, car les secrétaires succes-
sifs n’ont pas consigné les travaux de la même manière et parfois en
occultant des incidents embarrassants.
Dès lors, l’ultime question est de savoir s’il élabore sa légende en sui-
vant les recommandations ou les injonctions de quelques dignitaires
partageant ses vues politiques, ou bien s’il improvise en fonction de ses
propres penchants. La réponse va de soi quand on lit ses ouvrages non-
maçonniques, et justement ceux relatifs aux généalogies. Il possède une
sorte de matrice commune qu’il transpose ici et là, au gré du domaine
abordé. Il trouve ses matériaux dans certaines Old Charges déjà acces-
sibles, comme à Aberdeen sous la main de son père, ou à Londres après
une redécouverte faites par Payne. Il les trouve dans les passages de la
Bible qui racontent des constructions de prestige. Il les trouve dans des
chroniques d’anciens règnes anglais. Il les trouve aussi sans doute dans
des ouvrages consacrés à l’architecture. Il les brasse et embrasse pour
livrer une synthèse originale à ses amis de 1722-1723, lesquels l’ap-
prouvent comme ils pourraient en approuver une autre, pourvu qu’elle
évacue les lancinantes questions politiques.
Selon Prescott et Sommers, c’est la version de 1738 qui obéit à une
consigne émanée des hauts dirigeants, surtout pour déformer, d’après
eux, la période allant de 1717 à 1721. Il est permis d’en douter très
355
fortement, et pour la consigne et pour la déformation. Nous pouvons
au contraire admettre que c’est à partir de cette période qu’il com-
mence à s’égarer moins, cela pour deux raisons : la première est qu’il lui
est possible de recevoir le témoignage de protagonistes ayant été
directement impliqués, la seconde est qu’il peut avoir accès aux docu-
ments produits au cours des vingt années écoulées en prise immédiate
avec les assemblées de la Grande Loge. En revanche, la censure qu’il
s’impose au sujet des jacobites, censure néanmoins révélée par l’article
des Obligations consacré aux « rebelles », est le symptôme le plus
évident d’un désir de n’écrire que l’histoire des vainqueurs. C’est elle
qui a dominé trop longtemps l’historiographie. Il est possible de la
rééquilibrer, sans nuire du reste à la valeur du présent, car le délai de
prescription est très largement dépassé.

356
Dissertation additionnelle sur le statut de la preuve et
sur la cécité épistémologique

L’histoire n’est pas une science expérimentale, car il est impossible de


reproduire un même phénomène pour l’observer indéfiniment et en
exposer des lois de régularité. Ce n’est pas non plus une science for-
melle, car les outils de conceptualisation ne peuvent jamais être abs-
traits des faits du passé dont elle s’occupe, et transférés vers d’autres
faits du présent ou à venir. L’histoire interroge des évènements
uniques, survenus une fois, dont on n’est jamais sûr de recenser tous
les paramètres. Dès lors, personne ne peut prétendre discourir sur eux
de manière définitive, si définitive que l’ambition serait d’en parachever
la compréhension.
Cependant, l’histoire est une nécessité pour la raison toute simple que
les hommes ne peuvent vivre sans souvenirs. Chaque journée qui com-
mence appelle la réalisation de projets plus ou moins importants, plus
ou moins secondaires, qui réclament chacun la mobilisation de connais-
sances acquises la veille et plus tôt encore. Telle est une personne
singulière et telle est la société que leur identité respective ne peut se
construire dans l’amnésie radicale et irrémédiable.
En parlant d’amnésie radicale, celle qui fait table rase des traces de
l’autrefois, je me garde bien de vanter un extrême opposé qui serait la
conservation de tout. N’importe quelle mémoire individuelle ou collec-
tive fonctionne par focalisation sur des souvenirs dominants qui
éclipsent beaucoup d’autres, au point de les effacer ou de les évacuer
vers ce qu’on appelle l’inconscient. Que nous le voulions ou non, que
nous cultivions une mnémotechnique ou pas, nous sommes dans l’inca-
pacité de tout retenir. Nous opérons des tris, des hiérarchies. Ou bien
ils s’accomplissent à notre insu. Du reste, le discernement d’un sens ou
d’une valeur s’accomplit dans ce mouvement sélectif.
Vouloir faire de l’histoire, penser que l’histoire vaut la peine d’être
étudiée, c’est donc déjà pour un auteur s’interdire l’illusion d’énoncer
une vérité impeccable sur le sujet qu’il circonscrit. Souvent même,
après avoir publié un livre, le regret lui vient d’avoir manqué quelque
chose, de ne pas avoir assez développé un chapitre, ou à l’inverse
d’avoir accordé trop de place à un détail subalterne. N’importe quel
confrère aurait écrit différemment, cela est vrai. Mais, une fois cette
évidence reconnue à l’heure de commencer un nouveau livre, il reste
légitime de continuer à entreprendre l’élaboration d’un récit qui soit le
plus crédible possible aux yeux des lecteurs.
Le principe irréfragable est que la crédibilité se fonde sur le maniement
des preuves qui servent à établir qu’un fait a eu lieu. Leur rôle est de se
manifester dans le présent de l’historien pour pouvoir être reliées au
fait qui ne peut plus quant à lui être observé directement, ayant été
dépassé. Auquel cas elles sont variées : un document, un objet, un
vestige, un témoignage, une trace ou n’importe quelle autre chose qui
subsiste encore et qui peut s’examiner pour en établir la signification,
pourvu que sa validité soit préalablement admise.
L’inconvénient est qu’un seul fait ne participe pas de l’histoire. Il en faut
plusieurs, et le travail de l’historien consiste aussi à rechercher des
relations entre eux. Telle est la mise en intrigue ou en récit, bien décrite
par Paul Veyne et Carlo Ginzburg, entre autres. Par commodité d’ex-
pression, on dit souvent que la relation principale est celle de cause à
effet. Un fait provoque un autre, et ainsi de suite. Ce schéma n’est que
commode, car le réel est fort complexe, où l’on peut avoir une multipli-
cité de faits indépendants qui convergent parfois pour en provoquer un
autre. En France, la décapitation de Louis XVI et la Terreur révolution-
naire sont deux faits inséparables et incontestables, mais l’unanimité
est loin d’être spontanée quant à la combinaison des faits antérieurs
qui les ont provoqués. De ce point de vue, la mise en récit réclame donc
à son tour d’être prouvée, mais le statut de la preuve est exposé aux
polémiques.
Dans le cadre d’une recherche sur Anderson, il est facile de montrer
qu’il a conçu au moins la partie historique des Constitutions, qu’il était
pasteur non conformiste ayant fait imprimer plusieurs de ses sermons,
qu’il a habité dans telle ou telle rue de Londres, qu’il a vécu avec Rebec-
ca, qu’il a eu deux enfants, etc. Voilà des faits d’importance d’ailleurs
inégale, selon qu’on accorde ou pas de l’intérêt à l’autorité qu’il reven-
dique sur des textes hétéroclites, à sa manière de vivre une religion
minoritaire dans son pays d’accueil, à ses attaches familiales, etc. En
revanche, pour ce qui concerne les influences intellectuelles qui se sont
exercées sur lui par des biais divers, d’une part, et la dynamique du
réseau interpersonnel de la Grande Loge dont il fut le publiciste officiel,
d’autre part, c’est une autre affaire dont les enjeux débordent large-
ment son cas particulier.
Sous prétexte qu’il est un témoin privilégié, quelle que soit la critique
qu’il inspire, est-il légitime de réduire l’histoire générale de la franc-ma-
çonnerie à l’aventure particulière des hanovriens d’après 1714 ? Pour-
quoi minorer tout ce qui se passe avant ? Et pourquoi négliger parfois
outrageusement la documentation de leurs rivaux jacobites ? Plusieurs
réponses sont possibles à chaque fois. La plus triviale est relative au
confort dans lequel s’enferment les idéologues qui ont adhéré à une
coterie et rejettent délibérément tout ce qui n’y est pas cogité. En
dehors d’eux, point de salut, telle est leur devise. La seconde est qu’il
est fréquent de postuler que seule la création d’une première Grande
Loge marque le coup d’envoi de l’Ordre dans le monde. Dans cette
configuration, 1717 est assurément une date remarquable, mais rien
n’autorise à reléguer le dix-septième siècle dans les balbutiements à
peine audibles d’un vague préambule, et rien non plus à traiter en
associations immatures les loges sans fédération obédientielle. La
troisième tient au réflexe mimétique, qui se résume à penser qu’une
opinion longtemps partagée par une majorité d’auteurs de renom, et
amplement diffusée par des compilateurs à leur traine, est automati-
quement synonyme d’évangile, ce qui dispenserait de vagabonder
ailleurs.
Une quatrième réponse a l’avantage de la simplicité, à savoir qu’on
peut estimer superflu de savoir quelle fut l’origine exacte et les pre-
miers moments de la franc-maçonnerie, car cela n’empêche pas ses
membres de cultiver avec sincérité la solidarité fraternelle. De même
que les joueurs d’un match de football peuvent aisément se dispenser
de connaître l’histoire de leur sport pour manifester une véloce efficaci-
té sur le terrain, de même les francs-maçons n’ont pas besoin de re-
monter plusieurs siècles en arrière pour donner de la ferveur à leur
engagement d’aujourd’hui. Quand il leur est demandé de définir leur
société comme traditionnelle, peu leur chaut que cette tradition soit
bâtie sur le sable d’une légende ou sur le roc d’évènements indubi-
tables. Oui, cette réponse est très simple sans être simpliste. Mais elle
est hors sujet. Un historien ne peut se la permettre, sinon il dévaluerait
lui-même son propre travail. Aspirant à la véracité, il doit veiller à la
confrontation des matériaux qui ont triomphé de l’usure du temps. La
tradition ne peut-être à ses yeux fabriquée de bric et de broc, unique-
ment pour le plaisir de faire joli ou de servir un programme idéologique.
Le but de la présente dissertation n’étant pas de revenir sur les mul-
tiples exemples déjà commentés pour opposer aux Constitutions
d’autres sources plus édifiantes, je voudrais seulement insister sur
l’étrangeté des thèses qui refusent d’accorder aux jacobites une posi-
tion de précurseurs. Etrangeté, car elle n’est jamais le résultat d’une
investigation dans leurs archives qui existent pourtant encore de nos

359
jours. Prononcée par défaut, elle survalorise en conséquence la littéra-
ture andersonienne et toutes les paraphrases qu’elle a inspirées. Ce
n’est pas ce qu’on attend d’un exercice critique consciencieusement
mené.
Il me semble que l’historiographie tirerait avantage à ce qu’un auteur
qui réfute un autre le fasse à partir des mêmes documents ou d’autres
portant sur le même objet. Une lecture différente est toujours possible.
Il convient alors de la révéler et de proposer une contre-argumentation
solide. Comme nul n’est infaillible, ce n’est pas un déshonneur que
d’accepter la rectification d’éventuelles erreurs quand un confrère
vigilant, ou un lecteur moins en vue mais bien informé, les met en
relief. Le procédé est parfaitement légitime, et réversible d’un auteur à
un autre. Malheureusement, force est de reconnaître que la tendance
majoritaire n’est pas celle-là. Surtout en France, on ne peut que déplo-
rer la précipitation de jugement soit érigée en habitude, voire en sno-
bisme. Interrogeons-nous sur les chercheurs qui sont allés aux archives.
La plupart concluent péremptoirement sans même savoir de qui ou de
quoi ils parlent.
En préambule méthodologique, quelques définitions gagnent à être
posées. Chose connue depuis longtemps chez les juristes, deux séries
de preuves nourrissent une argumentation. La première est celle des
preuves directes. Prenons le cas des acteurs ou des protagonistes d’un
évènement. Avant toute chose, il faut être capable d’établir leurs quali-
tés de francs-maçons. Pour ce faire, on cherchera un document de loge
relatif à leur réception ou à leur fréquentation. Ce peut-être un procès-
verbal dans un registre d’assemblées, un certificat nominatif, un ta-
bleau d’effectif où leur nom apparaît, un témoignage dans un journal
intime ou une correspondance épistolaire. Le principe est de se fonder
soit sur une déclaration explicite des intéressés, soit sur un document
émané d’une autorité instituée qui leur est contemporaine.
Ainsi, il existe encore suffisamment d’archives pour qu’il soit possible de
retracer avant 1740 l’évolution de la rivalité entre les deux systèmes
voulus séparément par les jacobites et les hanovriens. La précaution la
plus élémentaire à cet égard est de ne pas postuler, comme on le voit
chez certains compilateurs, que c’est la même Maçonnerie qui y est
pratiquée. Des points communs sont observables, nul n’en doute, ne
serait-ce qu’en raison des emprunts. Mais la notion de régularité est
déjà mise en exergue pour interdire l’entrée d’un temple à un visiteur
« étranger », au sens où un rapide examen de son instruction révèle
qu’il provient d’une loge adverse. Voilà pourquoi, dans quelques cas qui
restent rares, il peut y avoir deux réceptions et non une seule.

360
En deuxième série, les preuves indirectes sont beaucoup plus diverses.
Elles se construisent à partir d’indices contenus dans les témoignages
de tiers, les divulgations dans des journaux imprimés ou des gazettes à
la main, les rapports de police, les signatures avec symboles caractéris-
tiques associés, et la liste n’est pas close bien sûr. Quand, pour la même
personne ou le même fait, elles se consolident les unes les autres, elles
sont suffisantes pour passer du stade de la simple présomption à celui
de la conviction. Par exemple, lorsqu’Anderson fait allusion au Frère
Gibbs, alors qu’on ne trouve nulle part aucune preuve directe de son
implication dans le système hanovrien, la correspondance de Mar
autorise à penser qu’il tient une bonne place dans le système jacobite,
ce qu’un questionnement de sa biographie tend à confirmer.
Je range parmi ces preuves indiciaires les allégories que les jacobites
inventent pour communiquer en essayant de déjouer les déchiffreurs
du contre-espionnage hanovrien. Abondantes sont chez eux les lettres
cryptées. Certes, elles sont en grande majorité à usage politique, et il
suffit d’avoir en main leur propre grille, changeante selon la conjonc-
ture, pour comprendre aujourd’hui à quel point ils ont maintenu jus-
qu’aux années 1740 une pratique innovée plus d’un siècle avant. Mais,
dans cette masse, on trouve aussi des allusions à la franc-maçonnerie,
comme on l’a vu avec les lettres de Mar. Du reste, sur un autre plan, le
procédé allégorique est fort répandu dans les rituels écossais pour
évoquer la geste des Stuart, et il faudrait être naïf pour imaginer qu’ils
sont exclusivement à portée métaphysique. Les plus hauts grades
chevaleresques y sont inspirés du modèle militaire.
Une fois reconnues ces deux séries de preuves, les polémiques viennent
de l’interprétation qu’on en fait pour les intégrer à un récit reconstruc-
tif. Le mécanisme mis en œuvre le plus souvent est celui de la forclu-
sion. Pour qu’on entende bien ce que je signifie par là, il faut s’imaginer
un récit comme un système qui met en relations un appareillage de
preuves afin de dégager le sens d’une action collective et conséquem-
ment le sens des engagements individuels dans cette action. Chaque
auteur qui y adhère ne fait qu’introduire des éléments nouveaux desti-
nés à l’amplifier aussi bien dans les détails que dans ses orientations
globales. C’est ainsi qu’une théorie devient « classique ». Acceptée par
un grand nombre d’historiens, elle est censée aller presque de soi.
L’inconvénient est qu’il arrive parfois que des informations inédites ou
longtemps négligées ne sont pas intégrables dans la somme déjà fixée.
Elles ne le sont pas et menacent même la cohérence de celle-ci. Du
coup, tout est fait pour les tenir à distance, discuter leur valeur, contes-
ter leur pertinence. Telle est la forclusion qui s’exprime par un refus de
prendre en compte ce qui dérange, par la volonté farouche de se proté-

361
ger d’un risque de bouleversement. Ici, la cécité épistémologique se
cultive comme une cuistrerie de gandin.
Un récit polarisé sur la Grande Loge de Londres n’admet en son sein
que les preuves qui le confortent. Les auteurs qui consentent de temps
en temps à regarder ailleurs, car ils ne peuvent pas s’obstiner à jouer les
borgnes sans rencontrer sur leur chemin des objections vigoureuses,
déploient une rhétorique byzantine pour postuler leur supériorité sur
toute autre. Elles seraient plus nombreuses, plus puissantes. Il ne leur
vient pas à l’idée que, en franc-maçonnerie comme en politique, l’his-
toire des vainqueurs forge dans les esprits des stéréotypes ayant pour
effet de censurer celle des vaincus. Les héros attirent lumières et
louanges ; leurs adversaires sont repoussés dans l’ombre.
En guise d’illustration dont j’ai fourni quelques ébauches dans les cha-
pitres antérieurs, voilà ce qui déroute ces deux auteurs aux démarches
différentes que sont Beaurepaire et Dachez. Tous deux estiment pro-
duire des textes scientifiques et insistent même à mettre en avant leur
formation universitaire, comme si elle était une garantie automatique
de leur véracité. Aucun n’examine les archives qui proviennent directe-
ment des jacobites ou qui les citent indirectement. Cette lacune est
d’autant plus dommageable qu’elle les incline à éluder les questions
qu’on leur pose sur un tel parti-pris. Ils font semblant de ne pas les
entendre.
Dans une contribution à La Fabrique de la Franc-maçonnerie française,
Beaurepaire considère mon livre L’Histoire volé des francs-maçons
comme un « excès éditorial », et déclare militer « pour un retour aux
sources, symbolisé depuis les débuts de l’humanité par l’expression
latine ad fontes »1. L’intention serait louable, malgré l’emphase sur les
débuts de l’humanité, si l’on en comprenait vraiment le sens. En effet,
cet auteur déploie une histoire de l’essor de l’Ordre à Paris, sans citer
ses sources, et amalgame dans un halo de confusions toutes celles qui
pourraient susciter des objections. Celles-là, plutôt que de les examiner,
il les repousse, comme aurait dit un astrophysicien, au-delà de son
horizon des évènements.
J’espère ne pas être mal compris. J’ai eu l’occasion de dire que Beaure-
paire reprend souvent dans ses ouvrages ou articles la fausse opposi-
tion forgée par Gustave Bord entre deux loges parisiennes qu’il nomme
Saint-Thomas I et Saint-Thomas II. Dans son texte intégré à La fabrique,
il déploie encore une démonstration qui ne vaut pas plus qu’une fable à
dormir debout sur une hypothétique rivalité entre ces deux loges. Où
sont les sources proprement dites, c’est-à-dire les preuves documen-

1
BEAUREPAIRE 2017 : 97.
362
taires ? Nulle part. N’importe qui peut vérifier son argumentation, elle
n’est étayée par rien1. Pis encore, il fait de Saint-Thomas II la loge qui a
initié le fils de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, et qui a même été
présidée occasionnellement par le second duc de Richmond. Toujours
pas de preuves, ni même de raisonnement déductif qui pourrait les
remplacer2. Un peu plus loin, il renchérit : Saint-Thomas II a su « séduire
l’aristocratie française qui s’apprête à prendre les rênes de la Grande
Loge de France »3. On ne sait toujours pas comment il justifie une telle
assertion, hormis qu’il s’agit là d’une mauvaise paraphrase d’un texte
de Pierre Chevallier qui disposait en son temps de moins d’archives que
maintenant et qu’on peut donc rectifier sans diminuer la valeur de ses
travaux.
Depuis que Beaurepaire s’est autoproclamé en 2003 gendarme de L’Es-
pace des francs-maçons, pour reprendre un de ses titres 4, tel un paran-
gon souverainement sanglé dans son uniforme, il déplore d’y rencon-
trer un « déficit de légitimité et de désinvestissement scientifique »5.
Pourtant, pas une seule fois, hélas, nous ne le voyons manier les ar-
chives des Stuart. On dirait qu’il éprouve en son for intérieur la même
appréhension qu’il présume chez des collègues universitaires. « La
Franc-maçonnerie apparaît finalement à beaucoup d’universitaires
français comme un terrain miné, où s’aventurer serait peu valorisant,
voire hasardeux. »6 Redoute-t-il lui-même quelques pièges dont il ne
parviendrait pas à se sortir ?
Dachez se situe sur un autre registre. Sans lui contester d’écrire avec
« l’intelligence du cœur »7, ni d’être un lecteur attentif de la littérature
maçonnique d’hier et d’aujourd’hui, on ne peut que s’étonner de son
penchant constant à éluder la problématique jacobite, et à surinterpré-
ter la documentation issue des hanovriens. Il reconnaît volontiers que
cette problématique est de plus en plus incontournable dans le vaste
champ des recherches actuelles, mais il en diffère sans cesse l’examen.
« N’oublions pas non plus, écrit-il, que la fracture entre les Jacobites et
les Hanovriens sera, vers 1723 encore, une des clés des conflits et
remous que connaîtra la jeune Grande Loge de Londres. J’aurai l’occa-
sion de revenir sur ces différents points que nous devons nous borner à
noter pour l’instant. »8 Se borner à noter une chose peut s’admettre

1
Ibid. 84.
2
Ibid.
3
Ibid. 85.
4
BEAUREPAIRE 2003.
5
Ibid. 13.
6
Ibid. 26.
7
DACHEZ 2008 : 17.
8
Ibid. 196.
363
dans le cadre d’un ouvrage dont il faut limiter le volume ; promettre d’y
revenir dans une bonne occasion en est une autre qui risque de ressem-
bler à une démission quand cette occasion n’arrive jamais.
Elle est même d’avance annoncée impossible et impensable, puisque
Dachez ajoute : « A partir de 1723, il est clair, en tout cas, que toute
l’initiative et toute la créativité de la franc-maçonnerie partiront désor-
mais de Londres. Le premier acte sera la publication des nouvelles
Constitutions. »1 Si cela est vraiment clair, le lecteur ne peut pas s’at-
tendre en effet à une remise en cause de ce postulat curieusement
totalisant. « Toute l’initiative [… toute la créativité » : que signifie une
telle rhétorique qui ne laisse aucune place à d’autres initiatives, à
d’autres créativités ? Cet auteur se flatte d’appartenir à une « école
authentique » dont le crédo est de partir à la recherche des preuves
documentaires, et en appelle à « la formulation d’une « "théorie syn-
thétique" susceptible de concilier, avec assez de vraisemblance, tous les
faits établis »2. Pour ma part, je suis enclin à penser qu’il n’y a pas
possibilité de synthèse lorsqu’on érige une seule institution, avec a
priori et sans analyse sérieuse de preuves contradictoires, en moteur
exclusif de tout ce qui existe depuis sa mise en route.
Ce n’est pas la notion de régularité qui peut sauver les apparences.
Souvent reprise par Dachez sur le mode incantatoire, elle n’est pas
quant à elle une preuve, mais un prétexte pour limiter paradoxalement
l’étendue de la synthèse projetée. Là encore, elle participe de cette
stratégie qui consiste à idolâtrer les vainqueurs et à minorer en contre-
point les vaincus. Quelle que soit l’école à laquelle un historien appar-
tient, en supposant qu’il ait besoin d’un étendard pour vanter sa pro-
duction, il n’a pas à se préoccuper de savoir si une obédience est régu -
lière ou non, mais de savoir dans quelles conditions elle est apparue
puis a organisé sa manière de fonctionner. Rien ne l’empêche d’émettre
par surcroît un jugement moral, car celui sur la régularité n’est pas
autre chose, mais un tel jugement parasite du même coup l’œuvre qu’il
signe.
Je parle de vainqueurs et de vaincus par concession pédagogique. Ces
termes ont plus de pertinence dans le champ politique que dans celui
de la culture maçonnique. Dans le premier, on peut dire que les diffé-
rentes tentatives de reconquête du pouvoir par les partisans des Stuart
se sont soldées par des échecs et que leur cause s’est évanouie définiti-
vement après la faillite du complot Elibank, au début des années 1750,
en dépit d’essais ultérieurs de relance. Dans le second, il vaudrait mieux
évoquer des adaptations ou métamorphoses progressives au fil des
1
Ibid. 268.
2
Ibid. 290.
364
décennies, qui ont vu la franc-maçonnerie des exilés jacobites après
1689 s’acclimater lentement aux contextes de leurs pays d’accueil,
principalement la France. Cette franc-maçonnerie n’a pas été éradi-
quée, elle s’est transformée.
Il convient donc désormais d’aborder une autre perspective qui admet
après 1717 une double polarité ou un double lignage ayant conditionné
le développement des loges. Les preuves sont à mobiliser sans préjugés
ni vaines querelles, y compris pour voir comment se sont jouées les
interférences entre ces deux pôles ou lignages. Les emprunts n’ont pas
circulé dans un seul sens. Car s’il est vrai que les hanovriens ont imité
les jacobites pour fonder leurs premières loges, ceux-ci ont par la suite
imité la Grande Loge de Londres pour modifier leur propre fédération
au moins en France, d’où le fait que les premiers grands maîtres à Paris
s’inspirent des Constitutions mais restent des jacobites intransigeants
jusqu’en 1738. En outre, à cette date, je le rappelle également, l’Ecos-
sisme est déjà inventé, sans que les hanovriens y aient la moindre
responsabilité.
Sur ce dernier point, faut-il compléter la lecture d’Anderson par celle de
Ramsay ? Nombreux sont les exégètes qui invoquent son discours de
1736 pour marquer un tournant décisif dans l’histoire des hauts grades.
J’ai dit ailleurs que ce n’était pas le cas, et qu’il est préférable de l’ap -
procher comme le théoricien d’une situation qu’il n’a pas créée, car le
duc de Mar y est plus impliqué que lui 1. Les mots qu’il emploie, ses
tours de phrase, ses métaphores inclinent même à penser qu’il marche
dans les pas d’Anderson au moment de discourir sur les légendes bi-
bliques et de réécrire l’histoire du Moyen Âge sans se préoccuper
d’exactitude factuelle. Cependant, j’ai dit aussi que le vigoureux écart
qu’il accomplit en rappelant le rôle du général Monck dans la restaura-
tion de Charles II ne devait pas être mésestimé. L’absence de preuve
directe ne peut être une excuse suffisante pour refuser une enquête
approfondie par confrontation des preuves indirectes.
Pour être tardif et incompatible avec la doctrine professée par Ander-
son, son témoignage est précieux. Une fois reconnu que Ramsay, autant
qu’Anderson, est immergé dans les contingences politiques, force est
de chercher à comprendre quelle signification il donne à ce propos sur
Monck. L’ensemble de ses lettres adressées soit à Jacques III, soit à ses
amis en exil, est sans équivoque sur son rejet de la monarchie hano-
vrienne et son désir ardent de contribuer à une restauration des Stuart.
Tout comme Anderson, il prône la concorde universelle, et la loge
maçonnique lui semble un lieu propice à la tolérance. Ce n’est pas pour
autant qu’il abdique les choix partisans accomplis dès sa jeunesse. Nous
1
KERVELLA 2009.
365
pouvons comprendre qu’il soit plus aisé à certains chroniqueurs d’expli-
quer son fameux discours uniquement par l’analyse de son œuvre
littéraire, et certains excellent dans le genre sans aller une seule fois aux
archives proprement dites. Mais c’est alors à une herméneutique flot-
tante qu’ils se livrent, sans être en mesure de dire si cette œuvre a
réellement été perçue comme majeure par les lecteurs de son temps.
C’est pourquoi, dans la biographie que je lui ai consacrée, j’ai estimé
capital de commenter le journal d’Anton von Geusau, tel qu’Anton-Frie-
drich Büsching en a fait l’adaptation. Il est à ajouter aux preuves indi-
ciaires relatives à l’agitation qui règne en Grande Bretagne avant la
restauration quant à elle réussie de Charles II. De la même façon, il
renseigne assez bien sur l’état d’esprit de Ramsay dans les années qui
précèdent sa mort. Or, ce journal a inspiré récemment un article de
Rheinard Markner dans Renaissance Traditionnelle en des termes qui
laissent perplexe, puisqu’une analyse factuelle n’en est pas proposée.
D’une part, est-ce que Geusau puis Büsching ont bien interprété les
confidences de Ramsay ? D’autre part, quelles sont les informations
fournies par le chevalier qui peuvent être vérifiées et quelles sont celles
qui s’avèrent discutables ?
Dans la mesure où j’ai donc déjà retracé l’épisode dont Monck est le
personnage central, n’y revenons pas. Allons plutôt aux incongruités
manifestes. Quand Geusau assure que Ramsay a exhorté les « grands
maîtres anglais et français » à restaurer les anciennes cérémonies
maçonniques telles qu’elles étaient dans leurs formes anciennes, ceci
échappe à toute argumentation rationnelle, puisque cette exhortation
est prétendue avoir été faite en 1737 au plus tard, or aucun grand
maître français n’a été en exercice jusqu’à cette date. Il paraît même
qu’une assemblée générale de la confrérie « de toutes les nations »
aurait été prévue à Paris, mais que le cardinal de Fleury s’y opposa
fermement. N’importe quel historien sérieux sait combien cette asser-
tion est fausse. Ce à quoi s’opposa Fleury, c’est à l’assemble générale de
la Grande Loge de Paris présidée à l’époque par le très jacobite comte
de Derwentwater.
Mieux encore, toujours d’après Büsching et Geusau qu’il cite, Ramsay a
projeté de faire imprimer un Dictionnaire Universel avec les cotisations
obtenues des adhérents aux loges européennes. Ces adhérents, il les a
estimé au nombre de 3000 et a imaginé que chacun pouvait donner 10
louis d’or par an, ce qui ferait une somme cumulée de 30.000 louis pour
financer son entreprise. Comme ce genre de collecte d’argent est irréa-
lisable dans l’Europe maçonnique des années 1740, et comme Ramsay
n’est pas un esprit prompt à s’échauffer quand il sait les obstacles
pratiques à affronter, nous sommes ici dans la caricature inconvenante.
366
Admettons que le chevalier ait pu rêver d’un soutien de cette nature, ce
n’était qu’un rêve.
A la suite d’Albert Chérel qui en disait moins, j’ai considéré que, malgré
plusieurs éléments exploitables, le récit de Büsching d’après Geusau est
aussi nébuleux que les Anecdotes1 prêtées à tort au chevalier Ramsay.
Voici mon opinion : « Aux notes de Geusau sont ajoutées des assertions
incohérentes, puisées on ne sait où, à la façon d’un fragile patch-
work. »2 Pour des raisons que je ne comprends pas, Markner proteste :
« Une lecture attentive du journal original [de Geusau] nous montre
que les soupçons d’interpolation par Büsching, exprimés par Chérel et
Kervella sont sans fondement. »3 Si je ne comprends pas cette alléga-
tion expéditive, c’est parce qu’elle renvoie derechef au statut de la
preuve. Sans fondement : futile, vain, non prouvé.
Mon aimable contradicteur serait-il étourdi, ou mal informé ? En plus
des absurdités que je viens de relever, il suffit de se reporter soit au
livre de Büsching, selon l’édition dont j’ai fourni la référence dans ma
biographie de Ramsay, soit à la traduction qui en a été donnée dans un
précédent numéro de la même revue Renaissance Traditionnelle, pour
constater que Büsching a enchâssé son adaptation de Geusau dans un
ensemble de considérations qui ne sont certainement pas de la bouche
de Ramsay, ni de la plume de Geusau, mais empruntées à des biogra-
phies extravagantes4.
Démonstration. D’après la version de Büsching, Ramsay a succombé aux
« errements papistes », a été incorporé dans l’armée anglaise destinée
à stationner dans les Pays-Bas, a quitté l’uniforme avant de rencontrer
Fénelon à Cambrai, est resté auprès de cet archevêque jusqu’en 1715,
avant d’être employé par le duc de Sully, s’est attiré la sympathie du
régent Philippe d’Orléans qui lui a accordé l’admission dans l’Ordre de
Saint-Lazare, a écrit Les Voyages de Cyrus, puis est parti cinq trimestres
(sic) à Rome faire office de précepteur auprès de Charles-Edouard. Il
paraît même que certaines personnes de la cour de Londres lui ont
ensuite proposé de devenir aussi le précepteur du jeune duc de Cum-
berland. Ce rapide portrait mélange le vrai et le faux, bouscule la chro-
nologie, et ne peut en aucun cas, pris dans sa globalité, satisfaire n’im-
porte quel chercheur d’archives. En même temps, on voit bien qu’il est
brossé sur une toile préformatée où la franc-maçonnerie est conçue
1
Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, manuscrit, manuscrit 1188. « Anecdotes de la
vie de Messire André-Michel de Ramsay, chevalier Baron ou plutôt baneret d’Écosse,
dictés par lui-même peu de jours avant sa mort, pressé par les instances réitérées de
son épouse ».
2
KERVELLA 2009 : 328.
3
Renaissance traditionnelle n° 189, 2018 : 61.
4
Ibid. n° 107-108 : 216-229.
367
presque homogène, visant partout les mêmes buts, ce qui est démenti
par les faits que nous connaissons.
En d’autres termes, l’étude de l’œuvre du très jacobite Ramsay
confirme les conclusions qu’on retire de celle du très hanovrien Ander-
son. Chacun parle explicitement de LA franc-maçonnerie dont le grand
principe est bel et bien la fraternité, mais chacun défend implicitement
SA franc-maçonnerie. Les polémistes du vingt-et-unième siècle sont-ils
plus évolués sur ce point ? Autour des fantasmagoriques totems de la
science ou de la régularité, projections hallucinatoires d’une excellence
impossible, rien n’est moins sûr.

368
Index

A B
ADAM, personnage biblique, 50, 193, BACON, Roger, 130, 254
239, 245, 248, 275, 299, 309, 321, BAILEY, Francis, 180, 352
353 BARBU, Alexis, 289
ADAMSON, Henry, 40, 44, 202, 252 BARBU, Jacques, 289
AINSLIE, James, 39 BART, Jean, 148
ALAN de WALSINGHAM, 65 BAUR, Christophe-Jean, 291, 292, 297
ALBERTI, Léon Battista, 82 BAZOT, Etienne-François, 151
ALEXANDER, Anthony, 220 BEALE, John, 183, 211, 225, 336
ALEXANDER, Henry, 220 BEAUCHAMP, Richard, 60, 169
ALEXANDER, William, 220 BEAUREPAIRE, Pierre-Yves, 16, 17,
ALORGE, Charlotte-Barbe, 289 292, 376, 377
ANDERSON, Catherine, 345, 346, 348 BECK, Theodore, 172
ANDERSON, David, 48, 166 BEGEMANN, Wilhelm, 335
ANDERSON, Rebecca, 345, 346, 364, BERMAN, Ric, 14, 227, 242
365 BERNARD, Samuel, 151
ANDERTON, Ann, 345 BING, Benjamin, 303, 304
ANDERTON, James, 345 BIRKHEAD, Matthieu, 28, 155, 227
ANDERTON, Mary, 345 BLACKERBY, Nathaniel, 241, 319
ANNE Ière, d’Angleterre, 35, 48, 115, BOEL, Cornelis, 125
125, 129, 131, 139, 144, 148, 152, BOILEAU, Etienne, 72
154, 157, 159, 167, 195, 201 BONREPAUS (de), François d’US-
ANTIN (d’), Louis de PARDAILLAN SON, 147
de GONDRIN, 17, 153 BORD, Gustave, 125, 126, 127, 285,
ANTIN (d’), Louis-Antoine de 289, 292, 293
PARDAILLAN de GONDRIN, 152 BORTHWICK, Richard, 110
ASHMOLE, Elias, 40, 101, 102, 104, BOSSUET, Jacques-Bénigne, 117
105, 109, 110, 112, 140, 194, 198 BOUBON (de), Louise-Françoise, 152
ATHELSTAN, 53, 54, 55, 57, 71, 312 BOUCHERON, Patrick, 17
ATTERBURY, Francis, évêque de BOUILLON (de), Charles-Godefroy de
Rochester, 164, 165, 167, 234, 235, LA TOUR D’AUVERGNE, 150
241, 286 BOUTIN, Pierre, 238
AUBREY, John, 105, 113, 116 BOYER, Abel, 28, 69, 77, 240
AUGUSTE, empereur romain, 49, 50, BRAY, William, 112
53, 157 BRISCOE, Samuel, 264, 265, 266, 282
AUMONT (d’), Louis, 148, 151, 295 BROWN, Jonas, 218
AUMONT (d’), Louis-Marie-Augustin, BROWN, Sarah, 176
151 BRUNO, Giordano, 97, 98
BUCHAN (de), David, 356
BURLINGTON (de), Richard BOYLE,
300, 301, 302, 304, 323
BURMAN, Charles, 101
BURNET, Gilbert, 173 COPPE, Etienne, 94
BÜSCHING, Anton Friedrich, 103, CORDWELL, Henry, 177
381, 393 CORDWELL, John, 176, 178
CORDWELL, William, 177
CORP, Edward, 285
C COTGRAVE, Randle, 67, 68, 69, 77,
CAÏN, personnage biblique, 50 78, 83
CALVERLEY, Walter, 301 COUSTOS, Isaac, 289
CALVERT, Albert F., 170 COUSTOS, Jacques, 289
CALVIN, Jean, 31 COUSTOS, Jean, 243, 288, 289, 290,
CAMPBELL, Jean, 31 291, 293, 294, 295, 297
CARNAVON (de), Henry, 360 COWPER, William, 212, 214, 216,
CARNAVON (de), James BRYDGES, 222, 227, 241, 242, 260, 261, 262,
218, 219, 339 263, 264, 266, 269, 329, 333, 359,
CARR, Harry, 219 360
CARTE, Thomas, 286 COX, Daniel, 318
CAVENDISH, Elizabeth, 181, 253 COYPEL, Charles-Antoine, 255
CENTLIVRE, Suzanna, 118, 119 CROMWELL, Oliver, 36, 103, 104,
CHAMBERS, Ephraïm, 361 107, 109, 137, 145, 181, 198, 221,
CHAMBONAS (de), Victor-Louis-Sci- 262, 300
pion-Joseph de LA GARDE, 150 CROMWELL, Richard, 104
CHANDOS. Voir CARNAVON CROOKSHANK, William, 348
CHARLES Ier Stuart, 36, 37, 39, 40, CROSSLE, Philip, 355
42, 58, 101, 107, 141, 157, 252, CUNNINGHAM, David, 99
262, 309, 334, 354
CHARLES Ier, Stuart, 158, 165, 181, D
220, 308
CHARLES II, Stuart, 36, 42, 58, 81, DACHEZ, Roger, 14, 181, 275, 295,
82, 103, 104, 106, 107, 109, 110, 376, 378, 392, 393
111, 115, 116, 156, 157, 158, 164, DAIGNEAUX, Jean-Joseph, 283
168, 173, 181, 182, 186, 194, 205, DALKEITH (de), Francis SCOTT,
227, 262, 263, 308 211, 212, 213, 215, 216, 229, 260,
CHARLES V, d’Allemagne, 347 261, 263, 337
CHARLES VI, d’Angleterre, 60 DANET, Guillaume, 346, 364
CHARLES VI, de France, 72 DARNLEY (de), Edward, 360
CHARLES-EDOUARD, Stuart, 34, 43, DAVID, personnage biblique, 187
107, 382 DEE, John, 50, 239
CHAULNES. Voir PICQUIGNY DELAFAYE, Charles, 227, 240, 241,
CHEREL, Albert, 381 242, 243, 260, 287, 300
CHEVALLIER, Pierre, 289, 290 DERMOTT, Lawrence, 235
CHICHELE, Henry, 55 DERWENTWATER (de), Charles
CHOCKE, Alexander, 242 RADCLIFFE, 129, 151, 291, 293,
CHRETIEN de TROYES, 64 295, 342, 380
CHURCHILL, Mary, 35, 181 DESAGULIERS, Jean-Théophile, 9,
CIBBER, Colley, 254 10, 13, 23, 24, 25, 26, 135, 139,
CLARE, Martin, 302, 320, 321, 322, 172, 175, 176, 178, 180, 181, 182,
323, 324, 325, 355 183, 184, 204, 210, 212, 213, 215,
CLERMONT (de), Louis de 217, 218, 219, 221, 222, 223, 224,
BOURBON-CONDE, 16, 151, 293 225, 235, 236, 238, 239, 240, 242,
COKE, Edward, 54, 57 248, 250, 251, 255, 258, 261, 262,
COLERAINE, Henry HARE, 315, 349 263, 265, 266, 267, 270, 271, 272,
COLINS, Louis, 151, 293, 295 274, 278, 281, 283, 284, 291, 292,
COLLIS, Robert, 131, 135, 136, 144 297, 304, 306, 307, 309, 313, 314,
COLUMBINE, Francis, 282 317, 318, 323, 327, 329, 330, 332,
CONDER, Edward, 79
338, 339, 340, 341, 349, 355, 356, GIBBS, William, 302
358, 360, 363 GIBSON, Edmund, 273
DESAGULIERS, Thomas, 176 GINZBURG, Carlo, 372
DESCARTES, René, 95 GORDON, James, 348
DICSON, Alexander, 98 GORDON, Thomas, 135, 144, 145
DILLON, Arthur, 126, 128, 195, 230, GORDON, William, 230
286 GOULD, Robert-Freke, 170, 246, 249
DINSDALE, Eldridge, 287 GRAEME, Archange, 231
DU SOUL, Moïse, 229 GRAEME, William, 360
DUGOOD, William, 243 GRATAROLO, Guglielmo, 94, 95
DUMBARTON (de), George GREENWOOD, Walter, 215, 216
DOUGLAS, 208, 337 GREGORY, David, 157, 158
DURFORT (de), Victoire-Félicité, 151 GREY, William, 110
GRIFFIN, Ann, 345, 364
GUIARD de LAON, 64
E GUILLAUME Ier, d’Ecosse, 258
EDWARDS, Thomas, 337 GUILLAUME, d’Orange, 143
EDWIN, 53, 54, 55, 59 GUILLEMOT d’ALBY, Charles-Am-
ELIZABETH Ière, d’Angleterre, 61, 91, broise, 290
99
ELLIOT, Joseph, 177 H
ELLYS, Richard, 356
ERROL (d’), John HAY, 43 HALL, Edward, 109, 110, 116, 117
ERSKINE, Robert, 42, 130, 131, 132 HAMILL, John, 14
ERSKINE, Sophia, 42 HAMILTON, Alexander, 41, 42, 100,
ERSKINE, William, 230 221, 253
EVELYN, John, 105, 134, 143, 154, HAMILTON, Claude, 100, 272
163 HAMILTON, James, 41
HANOVRE (de), George, 23, 35, 37,
43, 47, 48, 54, 130, 131, 132, 133,
F 139, 144, 154, 157, 165, 194, 201,
FANIN, Patrick, 128 222, 228, 231, 246, 251, 299, 301,
FARMER, Peter, 274, 324 302, 354
FARQUHAR, George, 155 HARDINE, Alexander, 215, 216, 241
FERRER-BENIMELLI, José-Antonio, HATTON, Edward, 161, 287
285 HAWKINS, William, 207, 214, 225
FINLAY, David, 34 HAY, John, 43, 195, 231, 288
FITZJAMES (de), François, 151 HAYNE, Joseph, 242
FITZJAMES (de), Jacques, 151 HENLEY, John, 272, 273, 274, 275,
FLEURY (de), André-Hercule, 290, 324
380 HENRY IV, d’Angleterre, 194
FOLKES, Martin, 264, 266, 267 HENRY V, d’Angleterre, 70, 258
FONTANA, Carlo, 302 HENRY VI, d’Angleterre, 54, 55, 56,
FORBES BRONW, Horatio, 287 57, 58, 59, 60, 76, 81, 198
FORBES de PITSLIGO, Alexander, 42 HENRY VII, d’Angleterre, 60, 61
FRANÇOIS Ier, de France, 56, 347 HENRY VIII, d’Angleterre, 39, 60,
FRAUNCEYS, Simon, 75 115, 236
FULWOOD, William, 94 HESSE-CASSEL (de), Maximilien,
230
HEWITT, Matthew, 242
G HILL, Aaron, 125, 159, 174, 242, 246,
GALE, Samuel, 337, 356 248, 249, 254
GALLWEY, Andrew, 285, 286, 287 HILL, Mary, 346
GEUSAU (von), Anton, 380, 381 HINCHINGBROOKE, Edward
GIBBS, James, 299, 301, 302, 303, Richard MONTAGU, 208, 233, 337
304, 315, 323, 375
371
HIRAM ABIF, personnage biblique, K
51, 183, 266, 311, 325
HIRAM, personnage biblique, 21, 22, KEEPE, Henry, 165
45, 51, 53, 225, 248, 265, 266, 311, KEITH, George, 131, 253
312, 313, 320, 323, 325 KEITH, James, 251, 252
HOBSBAWM, Eric, 21, 138, 369 KELLY, George, 106, 186, 286
HOGARTH, William, 226, 244, 245, KERJAN, Daniel, 126
249, 250, 251, 254, 255, 256, 257, KEROUAL (de), Louise, 116
258, 356 KING, James, 355
HOLME, Randle, 201 KING, Lydia, 349
HOOKE, John, 223 KINGSALE, Gerald de COURCY, 355
HORSEY, Samuel, 242 KINGSTON, James, 354, 355
HÜBNER, Johann, 353 KIRK, Robert, 120
HUDDELSTON, John, 262 KNOOP, Douglas, 83, 174, 270, 275
HUDDELSTON, William, 261, 262,
263
HUGHAN, William James, 320
L
HUNTER, William, 191, 223 LA RAMEE (de), Pierre, 98
HYSING, Hans, 258 LABELYE, Charles, 284, 285, 287,
288
I LALANDE, Jérôme LE FRANCOIS,
151
INCHIQUIN (d’), William O’BRIAN, LALANDE, Jérôme LE FRANÇOIS,
354, 355 127, 151
INESE, Louis, 230 LAMBALL, Jacob, 13, 176, 177, 330
IVANOV, Vasili Fedorovitch, 137 LAMBERT d’ARDRES, 65
LANE, John, 155, 160, 242, 251, 314
LANGLET, Philippe, 249
J LANSDOWN (de), George
er
JACQUES I , d'ANGLETERRE. Voir GRANVILLE, 195
JACQUES Ier, STUART LAWLEY, Robert, 360
JACQUES Ier, STUART, 40, 44, 58, LE BLON, Jacques-Christophe, 350,
61, 91, 98, 99, 100, 101, 106, 121, 351, 358
123, 141, 157, 165, 181, 227, 272, LE BRETON, Thomas-Pierre, 289,
310, 334 290, 292, 293, 294, 295, 297
JACQUES II, Stuart, 23, 33, 34, 37, LEFEBURE, Jean, 242, 243
38, 58, 111, 113, 115, 116, 117, LEFORT, François, 144, 145
118, 126, 127, 129, 137, 141, 147, LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, 95
156, 157, 164, 181, 182, 227, 230, LEOPOLD Ier, d’Allemagne, 347
240, 305, 306, 307, 343 LEPPER, John Heron, 355
JACQUES III, Stuart, 23, 35, 48, 107, LESPINASSE (de), René, 67, 72
118, 129, 130, 164, 167, 174, 186, LOUIS XIII, de France, 42
194, 195, 201, 229, 230, 231, 237, LOUIS XIV, de France, 33, 115, 117,
241, 243, 246, 251, 263, 271, 285, 130, 137, 147, 152, 182, 347
286, 288, 301, 310 LOUIS XV, de France, 246, 354
JACQUES VI, d’Ecosse. Voir LOUIS XVI, de France, 372
JACQUES Ier, STUART
JOHN de WIESBEACH, 65 M
JOHNSON, John, 242, 262
JOHNSTON, John, 31 MACKENZIE, George, 130, 131, 132,
JONES, Inigo, 99, 101, 103, 179, 227, 133, 134, 143, 144
242, 300, 334 MACKEY, Albert Gallatin, 320
JONES, Matthew, 350 MANNINGHAM, Richard, 351
JURIEU, Pierre, 118 MAR (de), John ERSKINE, 43, 45,
130, 131, 132, 133, 143, 144, 166,
167, 188, 195, 196, 229, 230, 231,
372
252, 275, 286, 288, 301, 302, 303, N
304, 310, 313, 315, 343, 375, 379
MARCHANT, Gullaume, 95 NABUCHODONOSOR, personnage
MARISCHAL, George KEITH, 251, biblique, 53
252, 253, 287 NAIRNE, David, 286
MARKNER, Rheinard, 380 NARYSHKIN, Semen Gregorevitch,
MARLBOROUGH (de), John 132, 134, 144
CHURCHILL, 181 NEWTON, Isaac, 218, 221, 238, 239,
MARLBOROUH (de), John 242
CHURCHILL, 35, 182, 259 NICHOLS, John, 174, 258
MARTEL, Charles, 74, 312 NIHELL (de), Jacques, 128
MATHONIERE, Jean-Michel, 22 NOAILLES (de), Amable-Gabrielle,
MAUREPAS (de), Jean-Frédéric 152
PHELYPEAUX, 151 NOE, personnage biblique, 50, 51, 143,
MAY, Eliza, 173 275, 357, 358
McARTHUR, Joseph Ewart, 219 NORFOLK (de), Thomas HOWARD,
MELFORT (de), John DRUMMOND, 316, 353
43 NORTON, Thomas, 140
MENARD, Léon, 146
MENZIES, John, 230, 231, 303
MEREAUX, Pierre, 11, 215, 281, 353
O
MEREDITH, Amos, 262 O’BRIAN, James, 355
MEREDITH, Gertrude, 262 O’BRIEN, Daniel, 233
MESTON, William, 251, 252, 253 O’CONNOR, Martin, 355
MEZIERES (de), Eugène de OLIVIER, Jean, 27
BETHIZY, 195 ÖNNERFORS, Andreas, 131
MILLARD, Ann, 169 ORANGE (d’), Guillaume, 23, 24, 33,
MILLER, Alexander Lawrance, 31, 32, 115, 116, 129, 139, 147, 157, 159,
33, 43, 353 173, 181, 182, 201, 227, 229, 305,
MILXAN, Jean, 283 347
MIR, Mahmud, 246 ORLEANS (d’), Philippe, 382
MIR, Wais Khan, 246 ORMOND (d’), James BUTLER, 195,
MITCHELL, John, 356 230, 285, 286
MODENE (de), Marie, 115, 127, 230 OXFORD (d’), Robert HARLEY, 20,
MOÏSE, personnage biblique, 51, 53, 134, 178, 195, 201, 202, 252
124, 228
MONCK, Christopher, 253
MONCK, George, 37, 103, 104, 181, P
182, 379, 380 PADGETT, Robert, 112, 307
MONMOUTH (de), Geoffroy, 63 PAISLEY, James HAMILTON, 100,
MONTAGU (de), Edward, 181 267, 271, 272
MONTAGU (de), John, 9, 10, 180, PALMER, Herbert, 265, 266
181, 182, 183, 184, 187, 199, 204, PANTON, Francis, 231
205, 207, 208, 210, 211, 212, 213, PAPWORTH, Wyatt, 65, 67, 68, 69
224, 225, 226, 228, 232, 235, 253, PARMENTIER, Jacques, 283
282, 306, 308, 309, 327, 328, 334, PASQUIER, Gilles, 317, 318
335, 336, 338, 339 PAULSON, Ronald, 249, 254
MONTAGU (de), Ralph, 181, 182, 253 PAYNE, George, 13, 26, 172, 176,
MORAY, Robert, 40, 41, 42, 221 177, 178, 179, 180, 181, 183, 199,
MORGAN, William, 285, 286 214, 218, 232, 238, 239, 242, 264,
MORRICE, Thomas, 178, 180, 183, 267, 276, 278, 327, 330, 332, 334,
225 335, 336, 339, 349, 360
MURDOCH, Alexander, 34 PAYNE, Thomas, 178
MURDOCH, Steve, 131 PERAU, Gabriel-Louis, 146
MURRAY LYON, David, 41, 219 PERDIGIER, Agricol, 22
MYLNE, John, 41, 100, 220 PERKINS, William, 98
373
PERTH (de), James DRUMMOND, 43 ROBINSON, George, 243
PHILOSTORGE, 97 ROBINSON, Mary, 243
PICQUIGNY (de), Michel-Ferdinand ROCHERET (du), Philippe-Valentin
ALBERT D’AILLY, 295 BERTIN, 87, 127, 295
PIERRE de PONTOISE, 72 ROMAN, Marie, 289
PIERRE Ier, de Russie, 131, 132, 133, ROQUE de VARENGEVILLE,
134, 135, 137, 143, 144, 145, 150, Jeanne-Angélique, 152
153, 246, 252 ROQUE, John, 152, 346
PITTS, Ann, 349 ROTHES (de), John LESLIE, 38, 39,
PLOT, Robert, 59, 101, 112 40, 42, 44
PONTCHARTRAIN (de), Jérôme RUVIGNY (de), Daniel de MASSUE,
PHELYPEAUX, 147, 151 182
POPE, Alexander, 154 RUVIGNY (de), Henri de MASSUE,
PRESCOT, James, 282 182
PRESCOTT, Andrew, 12, 14, 24, 45, RUVIGNY (de), Rachel de MASSUE,
67, 68, 69, 170, 171, 172, 175, 181, 182
188, 215, 233, 277, 278, 281, 327,
329, 330, 332, 333, 334, 335, 339,
342, 343, 345, 346, 348, 349, 353,
S
359, 364, 370 SADLER, Henry, 270, 317
PREVOST, Antoine-François, 87 SAINT-ALBANS (de), Henry Jeremy,
PRICHARD, Samuel, 274, 275, 312, 106, 107, 199
313, 314, 315, 317, 319, 320, 321, SALENGRE (de), Henri-Albert, 210
322, 323, 324 SALOMON, personnage biblique, 21,
PRIDEAUX, Humphrey, 52 29, 51, 53, 101, 120, 122, 123, 165,
183, 187, 215, 225, 227, 248, 254,
Q 266, 270, 281, 283, 311, 312, 317,
325
QUEENSBOROUGH (de), Charles SAMBER, Robert, 192, 193, 194, 196,
DOUGLAS, 208, 227, 337 209, 210, 229
SAPUNOV, Boris Viktorovitch, 134
SARE, George, 173
R SARE, Grace, 276
RABELAIS, François, 149, 216 SARE, Richard, 173, 175, 276
RAE, Peter, 186, 187 SAYER, Anthony, 13, 171, 172, 173,
RAMSAY, André-Michel, 48, 85, 87, 175, 176, 177, 178, 181, 183, 187,
103, 126, 196, 379, 380, 381, 382 188, 198, 237, 238, 275, 276, 277,
RAMSAY, David, 220 278, 310, 327, 328, 329, 330, 332,
RASTRELLI, Francesco Bartolémo, 349, 361
136, 144 SAYER, Elisabeth, 172
RAWLINSON, Richard, 110 SAYER, George, 173
REGNAUT LE BRETON, 72 SCANLAN, Matthew, 67, 68, 69, 80,
REID, William, 333 131, 278, 285
REVIS, John, 333 SCHAW, William, 92, 93, 94, 95, 96,
RICHMOND (de), Charles LENNOX, 98, 99, 100, 103, 219, 323
Ier duc, 116, 117, 120, 156, 157, SCHEFFER, Carl-Fredrik, 86
159, 169, 271, 360 SCHUCHARD, Marsha KEITH, 131
RICHMOND (de), Charles LENNOX, SEGALAS, Israel, 283, 284
IId duc, 117, 261, 263, 264, 266, SEMPILL, Francis, 233, 243, 286, 300
267, 271, 272, 277, 279, 281, 292, SENEX, John, 213, 223
293, 294, 328 SHUCKFORD, Samuel, 358
ROBBINS, Alfred, 345, 353 SIMIANE (de), Pauline, 150
ROBERTS, James, 176, 198, 199, 202, SINCLAIR, William, 96, 98, 103
204, 205, 275 SITLLINGFLEET, Edward, 120
ROBERTSON, James, 47 SMITH, James, 186
ROBINSON, Andrew, 213, 361 SMITH, William, 331, 360

374
SNOEK, Jan, 296 TIMSON, Joshua, 13, 207, 211, 225,
SOMMERS, Susan MITCHELL, 12, 278, 329
14, 24, 45, 170, 171, 172, 175, 181, TINWALD (de), Francis MAXWELL,
188, 233, 277, 278, 281, 327, 329, 185, 186
330, 332, 333, 334, 335, 339, 342, TOOKEY, James, 258
343, 345, 346, 348, 349, 353, 359, TOWNSEND, Charles, 47, 196, 197,
364, 370 208, 224, 273
SONGHURST, William John, 169, TRAQUAIR (de), John STEWART,
170, 197, 213, 215, 241, 281 39, 40, 102
SORELL, Francis, 213, 241, 242, 264, TRESSAN (de), Louis-Elisabeth de
267 LAVERGNE, 129
SPANHEIM, Friedrich, 52
SPETH, George William, 130, 201
STAINER, North, 331, 349
U
STANHOPE, George, 173, 174, 276 USSHER, James, 52
STANHOPE, James, 233
STANHOPE, Philip, 183
STEELE, Richard, 135, 153, 154, 155, V
165 VAUGHAN, Gwynn, 215, 241
STEHELIN, Jean-Pierre, 283 VERGIER, Jacques, 146, 147, 148,
STEVENSON, David, 12, 43, 92, 97, 150, 151, 152
111, 166, 353 VEYNE, Paul, 372
STEWART de HESSELSYD, Archi- VILLARS (de), Claude-Louis-Hector,
bald, 220 152
STONE, Henry, 80 VILLARS (de), Honoré-Armand, 152
STONE, Nicholas, 80, 110, 179, 334 VILLENEAU, Josias, 180, 182, 183,
STOSCH (von), Philip, 243 184, 225
STRAFFORD (de), Thomas VOLTAIRE, Jean-Marie AROUET,
WENWORTH, 195 145
STRATHALLAN (de), William
DRUMMOND, 145, 231
STRETTON, Clement Edwin, 161, W
162, 166
WAECHTER (von), Karl Eberhard,
STRONG, Benjamin, 170
107
STRONG, Edward, 162, 169, 170, 177
WALISZENWSKI, Kazimierz, 137,
STRONG, Gera, 169, 170
145
STRONG, Thomas, 169
WALLIS,John, 158
STRONG, Valentin, 170
WALPOLE, Robert, 350, 351
STUART, Marie, 115
WARD, Eric, 67, 68, 69, 360
STUKELEY, William, 179, 183, 184,
WATERS, George, 286
199, 208, 211, 233, 335, 336, 337,
WATSON, James, 58, 59, 64, 219, 339
341, 357
WAYNFLET, William, 55
SWIFT, Catherine, 174, 276
WHARTON (de), Philip, 10, 84, 175,
SWIFT, Jonathan, 112, 154
205, 207, 208, 209, 210, 211, 212,
213, 215, 216, 217, 222, 223, 225,
T 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232,
233, 234, 235, 244, 245, 248, 249,
TAYLOUR, Samuel, 110 250, 251, 253, 254, 260, 261, 271,
TESSIN, Hans Ewald, 221 278, 284, 285, 287, 288, 292, 301,
THAMASP, 246 308, 329, 337, 342, 343
THERY, André, 289 WICKAM, William, 242
THERY, François-André, 289, 290 WIELAND, Martin Christoph, 104
THOMPSON, Edward, 58, 59 WILKINS, John, 104, 105
THORNTON (de), Alexander WiLLIAMS, John, 122
STRACHAN, 220 WILMOT, Elizabeth, 233
THOULOUZE (de), François, 27

375
WILSON, Walter, 47, 48, 110, 346,
348, 356
WISE, Thomas, 109, 110
WOODMAN, William, 110
WOODWARD, Donald, 59
WREN, Christopher, 103, 105, 106,
110, 113, 116, 125, 134, 143, 156,
157, 159, 161, 162, 163, 164, 165,
167, 168, 169, 199, 233, 302, 304,
305, 306, 307, 308, 314, 316, 369
WRIOTHESLEY, Elizabeth, 182
WRIOTHESLEY, Thomas, 182
WYCLIF, John, 20, 54, 71

Y
YATES, Frances Amalia, 97, 99, 100

Z
ZOROBABEL, personnage biblique,
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Figure 1. Archives de la Loge Antiquity n° 2 (RYLANDS 1911: VI)...........112


Figure 2. Frontispice, Œuvres de Jacques Ier, 1616...............................121
Figure 3. Frontispice Bible de 1611, dite de Jacques Ier........................124
Figure 4. Sceau maçonnique du tsar Pierre Ier – Œuvre vers 1711-1712
(SAPUNOV 1981 : 29).....................................................................134
Figure 5. Le tsar Pierre Ier- Œuvre vers 1725 (SAPUNOV 1981 : 34)........136
Figure 6. Le tsar Pierre Ier – Œuvre entre 1723 et 1729 (SAPUNOV 1981 :
34)................................................................................................136
Figure 7. Christopher Wren à David Gregory, 23 juillet 1700..............158
Figure 8. Frontispice des Constitutions de 1723………………………………..224
Figure 9. Registre de Saint-Paul, 24 juin 1721......................................234
Figure 10. Les Gormogons (HOGARTH : 1724)........................................249
Figure 11. Anderson (HOGARTH : 1724).................................................256
Figure 12. Anderson (HOGARTH : 1736).................................................256
Figure 13. Anderson (HOGARTH : 1762).................................................256
Figure 14. Anderson (HOGARTH : 1728).................................................256
Figure 15. La congrégation endormie (HOGARTH : 1762)......................257
Figure 16. Desaguliers en 1723............................................................259
Figure 17. Desaguliers vers 1730.........................................................259
Figure 18. Mariage James Anderton/ Ann Griffin, Saint-Dustan, 18
février 1714..................................................................................345
Figure 19. 1°) Domiciles d’Anderson - A, rue du Portugal, jusqu’en 1734 –
D, Exeter-Court, à partir de 1734 – F, près de la porte de Savoy,
prévu en 1738, occupé par sa veuve en 1740. 2°) Lieux de culte : C,
GlassHouse-Street, jusqu’en 1709 - B Swallow-Street, jusqu’en 1734
– E, Lisle-Street, à partir de 1734.................................................364
Table des matières
Introduction.............................................................................................9
1. Position du problème........................................................................19
2. Prémisses écossaises.........................................................................31
3. Sur les ruines gothiques.....................................................................49
4. Les mots pour le dire.........................................................................63
5. Messieurs les Stuart...........................................................................91
6. Révolution.......................................................................................115
7. L’air de la mer..................................................................................143
8. Not Revival.......................................................................................157
9. Autour d’un transfuge.....................................................................171
10. Cache-cache...................................................................................191
11. Picrochole in London.....................................................................207
12. Du texte à l’image et retour...........................................................223
13. Intermède chinois..........................................................................245
14. Le coup de maître..........................................................................261
15. The Huguenot connection.............................................................281
16. La gloire des architectes................................................................299
17. L’écriture de l’histoire....................................................................327
18. La vie ordinaire..............................................................................345
Epilogue conclusif................................................................................363
Dissertation additionnelle sur le statut de la preuve et sur la cécité
épistémologique..................................................................................371
Index....................................................................................................383
Bibliographie.......................................................................................391
Table des illustrations..........................................................................399

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