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ENRIQUE LIHN

Condamné à l’exil
Condamné à l’exil
Cet ouvrage est le dix-huitième de la collection 

Publié avec le concours


de l’Ambassade du Chili auprès de la Belgique

©  la lettre volée / ante post a.s.b.l.


pour cette traduction française de Pena de extrañamiento
(©  Sinfronteras, Santiago du Chili)

La Lettre volée :  bd Barthélemy, B -  Bruxelles


Tél/fax : +     - Courriel : lettre.volee@skynet.be
Catalogue en ligne : http://www.lettrevolee.com

 ----
Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique
er trimestre  – D///
ENRIQUE LIHN

Condamné à l’exil

Traduit de l’espagnol par Pierre-Yves Soucy


condamné à l’exil

Je ne quitte pas cette ville résigné comme des visiteurs en transit


Je me laisse attacher, fasciné par elle
au souvenir du présent :
des choses qui n’ont pas eu, par définition, de futur
mais qui, certes, ont vieilli, car je les quitte, sachant
qu’elles sont, peut-être, les ultimes élaborations du désir,
les fragiles caprices annonçant la vieillesse.

Dans une baraque, près de New York, le commissaire-priseur


solde le contenu de son magasin
– un stock de photographies anciennes –
les offrant à la criée, au milieu des éclats de rires de tous :
« Ancêtres instantanés », pour quelques centimes.
Ces ancêtres étaient les miens, bien qu’acquis à vil à prix
ils ne tardèrent pas, sans doute, à m’obliger à m’émouvoir
devant le pont de Brooklyn
comme si Manhattan, laquelle s’enorgueillit de volatiliser le passé,
le conservant à la manière d’une invitation à le défier,
était ma ville natale, et moi le fils de ces anciens voisins
dont la voix gutturale
s’en moque, tout autant que du marteau.

Je ne quitte pas cette ville sans avoir aimé, ici,


la femme que je connus et ne connus pas, ni avoir épuisé
la vie conjugale
remettant à plat le négoce des plantes ou des antiquités.

L’île dispose de fantômes artificiels


avec lesquels on peut remplir les vides d’une contre-histoire.
Ils meublent la mémoire avec un naturel que celle-ci
peut se permettre par rapport au néant,


lieu des véritables absents : visages que je vis lors des
bouffonneries de Soho
carrément angéliques : ces filles tombées de la lune sur la neige,
habillées en pierrot, et leurs accompagnateurs androgynes
furent et ne furent pas mes amis de jeunesse.
Des larmes congèlent, qui viennent du froid,
de même elles mémorisent John Lennon.
Je reconnais la neige d’antan, qui tombe
en ce jour achronique sur Blecker Street
tandis que la nuit tombe à la même vitesse que le vol d’une
chauve-souris
et que passent les films de mon époque dans mon quartier.

Comme si une affaire me retenait dans la ville


je vois Cary Grant et Irène Dunne
qui viennent de mourir dans une vieille comédie
victimes du caprice de l’une des premières voitures de sport
(machine du glamour)
Je suis leurs apparitions et disparitions
– un rendez-vous de Meliès sous la magie blanche et sonore
d’Hollywood –
la surprise de ce couple, autrefois idéal,
quand le paysage se reflète en eux – transparents – à la faveur
du celluloïd.

Comme mes propres fantômes, ces figurines invraisemblables


évoquent de manière en soi réaliste, quelque époque
achronique de l’imaginaire
Ils sont les ancêtres directs des désirs qu’ils provoquent
dans l’innocence totale de leurs réincarnations ou de leurs
déplacements
en cette distance absolue en noir et blanc
Le baiser final ne se produit pas sur l’écran
mais entre l’écran et la pénombre de la salle


une coupe irrécupérable dans laquelle ils se rassemblent et
s’embrassent le présent et le passé : lèvres incompatibles
qu’aucune comédie ne peut réunir.

Ce qui m’attache à la ville est encore plus irréel que ce baiser


blanc, qui dénote ce glamour, écrit dans la lumière scintillante
(le plaisir de l’œil dans le paradis de la vision artificielle)
permettant la reconnaissance du comment est ce qui n’est pas
hic et nunc, dans le Cinéma Blecker
Pour moi cette ville n’existe pas, ni moi pour elle,
là, dans ce lieu où les temps convergent
sous la forme de la Durée
Existe pour moi, en revanche, dans la mesure où je parviens
à la dé-temporaliser,
à la déloger pendant quelques contre-secondes, la convention
qu’indique l’horloge
avec ses petits pas de chat dans la routine du séjour
Un travail dont Hercule ne pouvait pas rêver
en concurrence ouverte avec la Méditation Transcendantale.

Si j’y parvenais, je sentirais s’appuyer sur mon bras,


(celui de Cary Grant) nonchalamment, la main gantée,
prête à disparaître, d’une morte : Irène Dunne
– nouveau frisson – et entre l’écran et la pénombre de la salle
(le jour de mon départ déjà effacé du temps :
le deux janvier mil neuf cent quatre-vingt-un)
Se toucheraient (pas) comme pour n’importe quel spectateur
– des chats décongelés par cet hiver de New York –
passé, présent et futur
en une unité de mesure qui réunit des temps incompatibles
pour eux et pour moi, mais non pour eux : les véritables voisins
de Washington Square.
À la différence de moi, ils resteront en fait dans la ville,
avec l’aval de leurs ancêtres


lesquels, peut-être, les mirent dans cette baraque aux enchères
et que moi-même j’achetai pour quelques centimes.

D’une mémoire dont se charge ma mémoire


à la date du deux janvier, mon corps prendra l’avion
pour faire, en fait, quelques rues dont je ne me souviens déjà
plus des noms
et de certains coins que personne ne reviendra voir
des souvenirs sans objet ni sujet
Cela, en ce qui concerne mon corps, pendant que le citoyen
invisible de ces recoins et de ces rues
aussi inconnu en fin de compte que les
dix millions d’habitants le sont
entre eux, restera ici, délégué par la mémoire
jusqu’à l’aberration pour prendre alors
non seulement la forme de mon ombre :
mon existence faite de quelque chose qui lui ressemble
Ce double ouvrira en moi un vide que je ne pourrais remplir
avec les annotations de mon journal de voyage
Il ne me fournira pas les stimulations auxquelles j’aurai à
répondre
lorsque dans mon village ils m’interrogeront au sujet de la
Mégapole
Il vivra d’elle en moi simplement, comme l’hôte de l’aubergiste
en participant de manière à ce que ma vie soit
une version du discours sur le peu de réalité
Parce que la réalité serait là où ce parasite de l’être se promènera
en jouissant de son inanité
en tant que misère sonore de ces vers et au-delà du langage
et de la vie qui me soustrairait demain lorsque, tel un corps
sans la moitié de son âme
dépouillée de la terreur qui fascine, elle habiterait
dans une demi ville quelconque, une défectueuse copie de
Manhattan


et, par conséquent, de ruines – nos nids –
avant, après et pendant leur construction
quelques-uns de mes points d’arrivée
lorsque je quitterai et ne quitterai pas ce lieu.
pâques à new york

Quelques instants avant que l’air ne congèle,


par la cheminée du Village, il surgissait, délicatement modelé
par des mains d’artistes, à la lumière d’un soleil de glace
resplendissant,
et par les premières cristallisations :
flaques d’eau et crachats.

Les exceptions confirmaient la règle : on ne voyait âme qui vive


sauf ceux qui, vêtus de cuir et de laine, accompagnaient leurs
chiens inquiets
par l’imminence de la catastrophe
Et l’on voyait le poète en vogue,
même s’il passait inaperçu
Les pigeons imitaient le vol des chauves-souris avec leurs
zigzags hystériques et aveugles
il tourna, on ne sait plus quels coins de rue, maintes fois
parce qu’il était de passage dans la ville et qu’elle l’avait séduit :
son visage blanc saupoudré de glace, les lèvres bleuies
comme assoiffées de rouge, d’eau-de-vie et de drogues.

Commençait le jour de Noël, enfoui dans l’inconnu des


bouffées artistiques
qui surgissaient des maisons comme des avalanches de neige
frappées par le soleil
ainsi que des cheminées gigantesques
il y avait des hommes minuscules et des petits chiens
mais en si petite quantité que certains de ces passants
pouvaient inspirer une méfiance surnaturelle.

Le poète bien habillé qui pleurait de froid – des flocons à la


place des larmes –


était un voyant : il pressentait la catastrophe
en son besoin canin de se promener,
Il descendit alors à la quarante-deuxième rue, aux enfers de la
grande gare Terminus avec ses couloirs marbrés qui
redistribuaient un restant de chaleur parmi les malheureux :
vieux et agonisants qui feignaient d’attendre le train, à moitié
endormis sur des bancs
qui ressemblaient à des pierres tombales
Il descendit par erreur du métro, terriblement vide,
à la quatorzième rue
Dans l’une des bouches murées du métro il eut, avant qu’elle
ne s’enfuît, la vision
d’une fille qui ressemblait à un pierrot vêtu de haillons noirs
en attente d’un Père Noël d’arrière-saison
tenant son sachet d’héroïne.

Des cheminées surgissaient de petits nuages de neige, sur les


vitrines gelaient
les déchets du vingt-quatre décembre
(cadeaux pour le prochain millénaire)
Dans les cinémas vides, on projetait des films d’horreur
Il entra dans l’un deux, mais plus terrifiant était le froid; le plus
émouvant était d’être là
dans la même ville que l’opérateur absent qui projetait sur l’écran,
simulacre en blanc et noir,
une maquette de Manhattan flottant dans une cuvette d’eau gelée
émettant une aurore boréale pour ensuite disparaître en elle.

Le film était muet, tout comme le poète, et la fille vêtue de noir


qui lui a rendu enfin un regard dans l’obscurité
Un regard de toute évidence glacial, comme un couteau qui
pouvait détacher l’âme du corps
sans douleur
sa bouche, un crachat de sang projeté sur un amoncellement


de neige pétrifié
tout ce qui signifiait gracieusement l’horreur.

En sortant du cinéma, sans être parvenu à casser la glace qui


le séparait de tout,
il vit comment l’air transformé en un seul bloc
oscillait d’un côté à l’autre, même si ce phénomène passait
inaperçu,
car le ciel était plus que transparent
Et il se disposa à participer à cette congélation générale.
l’art et la vie

Des personnes tournent autour des pièces de musée


dans l’oubli de leur condition de pièces de musée
et qui semblent ainsi ignorer où elles se trouvent
Le Metropolitan Museum of Art est une œuvre d’art
mis en œuvre par ses toilettes artistiques.

Nous sommes des œuvres d’art momentanément vivantes.


woman bathing in a shallow tub

Dévêtir le nu
c’est ce que fit Degas
Vénus Anadyomène qui exhibait son triomphe
toile après toile dans les salons officiels
elle sentit que ce maître des mauvaises manières
ouvrait le rideau joliment peint
de son corps, lui refusant sa condition d’être

Il vit avec horreur, pendant que ses yeux s’ouvraient,


la naissance de Vénus dans une baignoire :
quelque chose de très différent de la pudeur excitante
de la pose dans laquelle un corps
et l’anxiété du voyeur dialoguent :
l’un et l’autre se rencontrent

Ce que le corps a d’aveugle et qui se densifie


lorsqu’on le surprend par le trou
de la serrure
c’est ce que l’offensée a vu dans l’œil de Degas :
une bourgeoise se lavant grossièrement les pieds.


l’aube 1809

Pour Otto Runge peindre


fut, année après année, de retirer
de la mort la double naissance
de la planète jumelle de soi-même
Vénus : étoile du couchant et de l’aube
Vierge, aria pure, calque de Botticelli
surgissant d’un pré gothique
à la « nouvelle née », le Grand Prix de la Lumière
lui est offert avec des gestes calculés
par des anges jardiniers des roses du jour
qui, en vol, aspergent
de rosée la madone
planétairement rougissante
la rivière en flammes de la chevelure
conduit sur des ondes par des petits doigts pâles
couvre, en passant, la colline
de Vénus et sur sa tête
les dits anges – maintenant c’est le crépuscule –
des enfants à peine nés de la rose des vents
dorée, là, en haut : un emblème de la vierge ?
en s’asseyant dans les amaryllis
avec je ne me souviens plus quels instruments :
cithare et flûte, hautbois et trompette
et illustrent un concert qu’Otto, en vérité,
projetait d’offrir aux amants
de l’Aube, comme musique de fond.
Ensuite (si en peinture ce mot est permis)
et pour terminer, les petits anges
retournent s’embrasser dans les pétales d’un narcisse énorme
prenant les couleurs dorées du bleu.
Puisque c’est maintenant la nuit


et que la nuit est fille, celle en laquelle elle se transforme
couronnée d’autres étoiles, la dame
du firmament : douce, infatigable.
kandinsky 1904

La relation des choses avec d’autres


effaçait, peu à peu, les choses
Des vers sans mot
Des formes sans figure.

À peine un bateau d’or qui quittait la rive


alors qu’il n’y avait ni rive ni bateau ni départ.


Olana

Notre lieu depuis ces hauteurs


se trouve sous le niveau du lit, dans un lit nuptial improvisé
sur lequel transite la lune entourée d’un grillage contre les
moustiques, sa tenue de piqué et de tulles
éternellement impliquée par tous les excès.

Nous passons la nuit sur l’autre visage, obscur, d’Olana :


notre lieu ici-bas
aux antipodes de ce simulacre de château médiéval :
forteresse anglo-saxonne de la rigide vie domestique
à l’époque du romantisme et de ses rêveries de pierres
placées sur la colline, penchées vers la lune.

Comparée à la demeure du maître de l’Hudson


(un regard aquilin se projetant sur les collines et sur la
rivière)
la nôtre ne fait même pas partie de l’emplacement provisoire
où s’étend
notre lieu dans les profondeurs.
L’Olana dans laquelle nous perpétrons cette veille sous la lune
n’est rien
ses pierres poussent depuis une carrière de mots
matériel que nous découpons avec le souffle, d’autant plus
vivant que moins lapidaire.

Dans le mirador sur la tour unique – synecdoque du peintre –


dans le cas de notre Olana
– l’aveugle – se lève et cherche, comme un chat fatigué par le
soleil, l’extase dans l’ombre
de la maison que nous formons avec nos deux corps, le vagin
est le salon


qui chez l’historique Olana s’ouvre sur toutes les pièces de la
maison et chez toi sur tous les pores du corps
qui ont en commun nos corps communicants.

And we are closed: si d’ici cent ans l’on pouvait nous visiter,
telle une douteuse œuvre d’art,
« notre lieu sur les hauteurs » serait comme si
en entrant, hier, dans la maison de Church, parmi d’autres
visiteurs, ce monument, proie des descriptions
descriptible depuis son extériorité, avait pu réprimer
le bavardage des guides, en pénétrant à leur tour en nous,
les visiteurs.

Comme si – incomparables avec ses mots : le bavardage du


guide – se seraient réanimés en nous tous les membres
d’une vieille famille :
pulsions et palpitations.

En Olana, notre lieu dans les profondeurs


les guides sont les bouches, sont les mains
d’une maison qui se balance en un mouvement
imperceptible de la rivière
parce que nous nous comportons mutuellement comme des
vagues, des bateaux, des poissons
tissés entre eux et tramés au courant
comme des naufragés libérés de la terreur de ce seul instant
dans lequel coïncideraient l’asphyxie et l’orgasme
le pataugeage, le bouillonnement, le claquement tiède d’une
eau presque calme
contre le flanc d’une bougie qui se déplace
encerclée tendrement par l’eau
Et les mots s’émiettent dans le gémissement et le balbutiement
Lui lèchent le flanc, le sucent, le frappent, l’échouent.


Les visiteurs s’excusèrent presque pour toujours.
Tous les visiteurs, en réalité, disparaissent
parce que ce que nous faisons chez nous en ces profondeurs
n’est pas du domaine public ni n’appartient
strictement à l’intimité où chacun appartient au domaine
– dans le souvenir – et vivement à d’autres, séparés et
lointains, Olanas.

L’oubli de la mémoire est nécessaire pour monter depuis ce


lieu : la déconstruction
du passé et du futur qui cèdent à la pression de ces heures
où le présent s’élargit
et il paraît couler comme la rivière, juste là, vu depuis notre
lieu sur les hauteurs
– celui des autres – Olana !
my little dream child

En , Alice la survivante accepta


une invitation de l’Université de Columbia
déjà incapable de traverser le miroir
elle fit son honorable apparition dans le pays des Merveilles
Mécaniques
On célébrait le centenaire de la naissance de son auteur
Mr. L. Parish offrit un banquet en son honneur
Elle reçut de l’Université un titre honorifique
et on lui remit un chat de porcelaine
en hommage à celui de Cheshire qui, lui, était fait de rien.

Si Lewis Carroll avait pu la voir


il n’aurait pas aimé devoir la reconnaître.


l’enfant

Chair de la tienne qu’élit l’intempérie


partie dont tu saignes, décidée de mourir : cet enfant s’est
invité dans ton nom
à la confusion
La nuit (et tous ses jours forment cette nuit) descend,
assoupie, dans la rue
traînant les haillons du sommeil
Ses compagnons de jeux, sirènes dans l’attente de leur héroïne,
achèvent de se rafraîchir les unes les autres, retouchent leur
maquillage
peignent leurs petites moustaches en papillon
et l’appellent au paradis de l’herbe
la discothèque Le Jardin
point de convergence du rire et du néant.


l’aveugle dans le métro

L’aveugle dans le métro


qui soulève le couvercle de la montre
pour toucher l’heure avec l’index.
(Mention d’Honneur pour les mains anonymes
qui, dans le flux et le reflux d’elles-mêmes,
se tendent vers lui)
Qui penche la tête sur la poitrine
Qui orphelin du monde
et de ses yeux regarde sans voir
sur la pointe invisible de ses bottes
qui porte un immense paquet auquel il s’accroche
avec sa petite main transparente
qui dans le relief de l’heure touche
l’éternel retour de la même chose :
les tronçons inégaux de Manhattan.


le point aveugle de l’œil

Le point aveugle de l’œil


voit une ville où je veux vivre
sans existence, avec ses maisons fantômes.

Comme les deux faces du ruban de Moebius


demande et réponse sont faites des mêmes mots.
Est-ce que le pôle resplendissant de Manhattan
les interpelle ? La poussière qui,
à l’autre pôle, humidifie
à la faveur de la Seine
les gobelins de l’Île Saint-Louis ?

Moi, qui fais vivre ce parasite.


dans la bouche d e s je un e s , l e ri r e a b o n d e

Dans la bouche des jeunes le rire abonde


qui regardent une pauvre femme
ayant l’habitude de passer par Yonge Street
sans la voir sous sa capuche, et ils croulent de rire
ils ne voient pas comment la victime de leur rire les suit
aussi silencieuse que les flocons de neige
Ils entrent et sortent du palais de cristal de la Mode dont les
mendiants prirent passivement possession
telle une tranchée de verre contre le soleil glacé de Toronto
La nuit les attend qui tombe comme une toile de fond
l’heure de faire valoir leurs vestons de cuir dans un bordel,
un peu plus loin
Au fond, le strip-tease, et au premier plan, un jeu de cartes
marquées
quelqu’un que l’on ne voit pas
double la mise, d’un côté et de l’autre, par sa seule absence
hilarante
Les morts de rire se bataillent à coups de couteaux
et sortent tel un vomissement sur la neige de Yonge Street
où elle, la dernière à rire, avec un as gagnant dans la main,
s’approche du jeune qui agonise sottement, telle la bonne
samaritaine
et relève son capuchon pour le regarder dans les yeux avec ses
yeux de neige.


la plus belle guitariste du monde

La plus belle guitariste du monde


joue à l’angle de la E. th et de la th Ave. pour quelques
centimes qu’elle amasse
dans la boîte de sa guitare, l’intérieur fourré de velours pourpre
tel un cardinal assassiné
Vêtu de bleu et de blanc, une blouse indienne et des mouchoirs
rouges jusqu’aux genoux
enfoncés dans le pantalon qui lui colle à la peau comme la
pelure d’un fruit,
métaphore impardonnable de la perfection de son corps
Comme il se doit blonde aux yeux bleus
cette demoiselle qui pourrait mettre en échec Miss Monde
cet autre emblème de la Grande Nation,
chante d’une voix insipide une chanson en sourdine
provenant du lointain, du très lointain Ouest
d’une région qui n’existe qu’à travers le temps
de la mémoire qui fait d’elle
à jamais une autre chose.


goddard 1980

La Bible n’est rien d’autre qu’un livre qui passe de main en main
grâce à l’Armée du Salut dans des rues sans Dieu
Les fleurs carnivores que cultivait Des Esseintes
poussent dans les jardins municipaux et non dans les serres privées
Les écolières – vierges de la peinture flamande –
sont des cadavres qui viennent de Paris à New York
pour alimenter de leurs corps le Fléau
En voyage d’affaires.


pour a

Je me souviens de toi
dos à l’East River (Nations Unies, cantine collective) et je pense
que si tant de temps a passé de si étrange manière,
c’est que l’Utopie est achronique et intemporelle
– ainsi, hors de là – la rivière du temps
Notre association, nous la devons à Utopos :
elle participe de l’antisubstance d’une ville dans laquelle nous
n’avons pas passé la nuit
pour vivre mais pour rêver que nous nous trouvons en elle
Ces jours ont présenté quelques
inévitables inconvénients du présent
mais Taprobana transparaissait en eux, en se dissimulant sous
la neige
comme dans une cloche de verre
avec Manhattan aux jours de Noël et du Nouvel An
Temps congelé qui n’allait pas venir mais qui glissait avec la
ponctualité des heures
dans l’espace des romans, chaud
sous une couche de glace
Nous dormions bien (aujourd’hui je suis toujours réveillé)
pour ne pas gaspiller les jours et les heures
Nous suivons, en ceci, ta notion étroite du temps
que j’aurais pu ruiner, en le prenant
pour une course d’obstacles
Tu t’ajustais à lui comme un modiste à son modèle
et non à la précipitation de quelque chose d’obscur et perturbant
qui se répète, inégal à soi-même, formalisé par la rigueur
de la loi qui sourit dans les petites boîtes de Joseph Cornell
En elles, une corde d’horloge,
dés et insectes, petites boules de verre
la coupe brisée


sont réintroduits dans la réalité, transfigurés en éléments d’un
système interplanétaire
comme un bureau d’objets perdus
simplement du point de vue de leur identité
Ce qui aurait pu n’être que détritus et, dans le temps, des dates
immémoriales, fut daté pour l’éternité de ces boîtes
transfiguré en un effet de bijoux
quelque chose qui nous renvoie notre propre regard,
depuis l’autre rive de la proportion
minimalement énorme
en son éternité instantanée
grâce à toi.
les boîtes de joseph cornell

Les jeux en l’absence de leurs règles


et l’exception qui ne confirme rien.

Une tombe une boîte de poupées


La vitrine dans laquelle est exhibé Bébé Marie
– la neige tombe sur les chiffons de soie –
Un cadeau de Noël, le vampire.

Jeux impossibles qui oublièrent leurs règles.

Jeux oubliés avec leurs impossibles règles.


traversant manhattan

La folie collective de la ville continue de griffonner


l’intérieur du métro
Le printemps l’incite à la prolifération. Que signifient
ces signes surgissant de toutes parts ?
En général, absolument rien
ils sont aux mots ce que les broussailles sont aux plantes
De temps à autre éclôt un sens : « skin »
Un fouet à la place de la langue dans le baiser de la paranoïa.


une ca rt e po st al e d ’i n d e

Tu t’assieds à nouveau sur l’un des plateaux de la balance


afin de prendre le poids de cette ville
Je regarde ma nuit d’insomnie par la fenêtre
sans avoir vu après quelques années Manhattan
Depuis un autre angle maintenant
L’ajour du World Center, telle la séparation de la Mer Rouge
qu’encore une fois je ne croise pas, m’offre sa dernière
occasion : une paire de jambes
qui scintillent de tous ses pores.

Ma terrible insomnie t’est sans doute favorable


Ébranlé par elle, lorsque demain je partirai en Inde, je regarderai
tout ceci
– l’île – avec l’indifférence d’un intouchable
contaminé par toi.


à manhattan, je me sépare de claudia

Une apparence de soleil brille sur Manhattan


Dans l’autobus les journaux ouverts irradient
Parsifal espère qu’au Lincoln Center le froid de la lumière
s’atténue ; on le jouera cet après-midi
Claudia est aussi fébrile que moi
Elle et moi nous nous séparons de Manhattan et l’un de l’autre
sans écouter, parce que nous en avons assez de Wagner
et de ses bronzes glacés
Bonne chance.


longue distance

Persiste au téléphone, derrière la voix


d’une banale opératrice, la surprise
l’écho de ce qui est et qui fut le mariage secret de la Magie
et de la Science
éclat en dépit de l’obscurité méridienne
Une communication de personne à personne
transforme en presque rien n’importe quelle distance
et la laisse difficilement intacte.

Voix à voix
ces corps, incroyablement, ne communiquent pas de vive vie
– toute magie possède son ombre –
ils se rejoignent, depuis les plus différentes et lointaines villes,
dans l’intimité
depuis un lieu qui n’existe pas dans l’espace et qui entre
d’un côté et de l’autre de l’espace dans la cavité des écouteurs
séparés par deux mains
une réalité dont plus personne ne s’étonne
comme si, de personne à personne, elle ne signifiait pas corps
à corps
mais plutôt voix à voix, quelque chose qui est et n’est pas
la même chose.

Mais toi et moi, fantômes de chair et d’os, nous ne réalisons


pas la règle
qui nous confirme comme si nous étions son exception
voix et non corps, mais non seulement voix, nous nous tissons
de personne à personne
avec la sensation d’assister – en nous-mêmes – au mariage secret
de la Magie et la Science.


assaillant nocturne (naples, 1965)

Le jeune et dangereux prostitué de Naples


répondra à ta présence par un sifflement
avec l’insolente antiquité de son nom
À la moindre négligence, Éros te conduira en ce labyrinthe
par la main, à Venusberg, à la sordide
mansarde d’une certaine
de ses associées, des vieilles femmes
(peut-être, une femme de ménage de l’hôtel où tu loges)
au temple immonde d’une beauté qui ne peut pas être touchée
entouré d’enfants adroits tant au maniement du couteau qu’à
la danse du ventre
En un lieu idéal pour le crime, perdu,
tu paieras tes désirs à un prix beaucoup plus élevé
que celui de ta propre vie.


l’éphémère vulgate *

Dans un quartier de Sidney, sur la Rambla de Sitges,


(lorsque les parents ont récupéré leurs enfants)
À minuit, quand Cendrillon perd, affolée et rusée,
un de ses petits souliers tenus en main aux douze coups
de minuit,
au café de l’Opéra, dans la maison de Carlina
sur Christopher Street
l’Éphémère Vulgate s’éveille pour son vol nuptial
Elle dévoile, comme sur de vieilles cartes postales, ses ailes de
soie recouvertes de paillettes
Les yeux sont des taches qui resplendissent
au contact de la lumière et brillent avec langueur.

Face à l’abominable miroir


copulation qui multiplie le numéro de la même chose
relève le buste – ce simulacre – pour feindre la volupté avec
laquelle elle caresse
des seins qui – s’il en est – n’existent que par le miracle
douloureux du silicone
Elle réveille avec les mains, parfois poilues, penchant
le corps désespérément sans fesses
la montre – encore masculine – marque l’heure
à laquelle cette Cendrillon doit attraper son prince
– apparition invertie qui le fasse tomber dans un piège, ce en
quoi il n’est pas –
ses grands pieds dans des souliers étroits
Car parfois le prince déambule misérablement,
d’autres fois avec férocité

* Sous ce même titre, ce poème accompagne des œuvres photographiques


de Luis Poirot.


derrière un fantôme, qui n’est (hay !) presque jamais une tête
couronnée :
l’exception qui confirme la règle.

Dans les dits recoins du monde, la fleur rare se répand en scintillant


non dans les prés de son imagination mais dans les cafétérias
et les discothèques
C’est le défilé qui imite le vol, une marche héroïque
Exhibitionnisme circonscrit à l’inconnu se déchirant pour le violer
à un bal frénétique de démasqués
méconnaissables.

Ceux qui, une fois, rêvèrent d’être femme (et ils sont légion)
détestent l’armée des folles
décimée, mais parfois violente,
qui, en attaquant, bat retraite.

L’Éphémère Vulgate face au miroir parvenu jusqu’à l’entrejambe


s’efforce de dissimuler ce qui semble être le pubis, l’arme
qu’elle brandira et qui la trahira
se répandant sur son propre attaquant
Mais dans l’attente de ce moment
elle voudrait se débarrasser de ce qui lui manque et de ce qu’elle
a de trop
car elle attend de l’autre l’objet de son désir :
l’objet du désir de l’autre
et doit le porter là, accroché aux vêtements dérisoirement
féminins
– une culotte écarlate, des bas noirs en mailles –
Un signe occulte dont le miroir, bien que séducteur
ne serait que métaphore du mensonge.

Le phallus, stigmate autant que signe


de ce qui au travers du déguisement peint et ailé


lequel se transforme sur chaque membre de l’armée
jusqu’à l’invraisemblable
restaure l’effigie du paon
de la Grande Mère Phallique, la déesse tutélaire
des travestis
le Totem de la Tribu
signe dont le miroir dirait la vérité
si l’impossible se regardait en lui.

Les rêveurs dont les rêves à l’heure de la consultation


ne semblent pas, par leur vulgarité, attirer l’attention de l’analyste
de la nuit au matin se réveillent féminisés comme le Docteur
Schreber – « le soleil est une putain » – dans un lit
imprévisiblement nuptial
avec la sensation d’être flanqués d’une absence voluptueuse
qui, investie par eux, leur renvoie une caresse
à la surprise de leurs seins opulents : les apparats de l’inversion
surgissent du souffle qui traverse le miroir.

La légion, dispersée à son tour en secret,


non seulement hait ceux qui, au lieu de le faire sur le divan
de la clinique
se réveille dans le lit de Schreber
maîtresse de maison à Sydney, fantôme en chair et en os
à Barcelone, vertueux de la prostitution
Parmi les analysés, il y a ceux qui,
lorsqu’ils simulent, sont devisés en ces rues obscures avec un
regard clinique,
ou encore sur les scènes resplendissantes qui les protègent de
leur identité la métamorphose
de l’Éphémère Vulgate
se risque, de plus en plus, à un certain type de conjectures
(ce texte est un cas)
dont le voyeurisme n’est qu’une variété exemplaire :


l’œil cesse de voir, aliène ce qu’il voit
le point aveugle de l’œil, point de fuite des regards et de
départ de la Vision
coin illuminant.

Si bien que le curieux confond le fauteuil de l’analyste


avec le lit nuptial de Schreber – la maîtresse du soleil – ne
consomme pas cette folie
Il parvient à sortir, formellement, dans la rue après avoir
convenu d’une nouvelle session
en dissimulant dans la voix le tremblement de la voix
Il poursuit – pendant qu’il déambule dans les rues, détrôné –
jetant un regard
sur lui-même, les préparatifs
lui inspirant empathie et horreur
Il est sa Vision : le fantôme voit, aussi, avec l’œil de l’autre
le moment où celui-ci
se regarde en lui
Au carnaval de Sitges, il voit une reine de la nuit
légèrement désuète puis regardant encore dans la glace de sa
chambre d’hôtel sordide
au moment de sortir dans la rue
Les « autres » l’attendent, recouverts de plumes et de bijoux
faux mais précieux. Des jeunes « femmes »
venues de nulle part, qui ne sont pas ce qu’elles sont
et qui le dissimulent avec tant de facilité !
Prêtes à lever le vol nuptial lorsqu’il apparaîtra parmi elles
en laissant entendre la riche sonorité de leurs voix
dans le métal des douze coups de minuit
Peut-être le feront-elles avec une élégance nouvelle
unique, alors que quelques vrais princes charmants
prolifèrent, qui accomplissent le miracle
de la multiplication des sexes
par le dédoublement de l’un d’entre eux


annulation de leur identité
maudite comme un délit qui perturberait le jeu frénétique des
simulations
et le point de départ d’elles-mêmes.

Peut-être cette nuit-là un quatrième sexe – entité nouménale –


tombera :
un rayon de lumière sur la Rambla et s’accomplira le miracle
de la transfiguration de Cendrillon en Prince charmant qui
caresse
avec anxiété le petit soulier de minuit
Peut-être de parfaits androgynes ont mis pied sur terre cette nuit
avec leurs petits souliers, prophètes de la Terre inconnue
où n’existent ni le plaisir ni la douleur des pédés
Mais elle ne peut pas le savoir car la peur de traîner ses ailes
au lieu de les déployer maintient refermée
l’Éphémère Vulgate dans le foyer du miroir
quelque chose comme le battement d’un visage
autour de lui-même, le maintenant dans l’immobilité
celle d’un fantôme – le buste soulevé,
les yeux cloués sur sa propre image dérisoire de madone.

Ce simulacre de femme (la Macarena, Chrystal, Maria Dolores)


connaît moins son angoisse que nous
nous qui nous regardons en elle, assignés à cette inversion de
son image
Alice
through the looking-glass
Attribue cette angoisse à la crainte justifiée de la vieillesse
en lui opposant sur les joues desséchées le rouge à lèvres
qui lui rappelle – horreur ! – un clown dans sa loge
elle souhaite que les yeux aient un brillant de larmes
Pagliaccio ! Mais ce que lui restitue le miroir
est – indésirable – l’image d’un personnage vulgaire portant


une perruque rosée
avec un duvet noir souillant ses bras et ses seins.

Ni sa propre image dans le rôle de Nedda ni celle de Silvio,


l’amant
sinon celle de Canio, l’abominable tiers arbitre
lui-même un clown, s’interposant toujours
entre la femme qu’il voudrait être
et l’autre visage – occulte – de la femme, dans le miroir : le
prince charmant
pure absence miroitante s’échappant de ses bras.

Sa propre image condense en un seul personnage


notoirement grotesque
les deux autres pôles : union – en la contrariété – des contraires
inquiétude mutuelle
Ce sont les yeux d’un vieil homme
ceux qui sont cloués dans le reflet d’eux-mêmes sur le masque
de la prima donna
et ces yeux déjà vus, cruels dans la trahison du masque
– mouchards volontaires lors de la prise au filet policier – ne
sont pas, c’est clair, ceux d’un impossible tiers arbitre
Ils obturent, comme s’ils étaient de plomb, le regard bleu
et couronné de personne
objet du désir sans objet.

Nous occupons ce non-lieu


transfuge de l’analyste, satellite du Docteur Schreber
des voyeurs incompétents pour lesquels
la perversion n’est plus qu’un rêve
ou un cauchemar. Et nous attendons sur la Rambla
avant que de se taire dès l’apparition sur la scène
du premier acteur : le vieux pédé recouvert d’apparats féminins
(tous les fers) comme des armes d’un guerrier médiéval


Image de la Solitude
qui n’ose pas dire son nom
Trois personnes différentes et rien de plus qu’un seul pauvre
diable,
miséreux « messager du Néant et de ses Mystères »
roi et reine de la nuit oblique
que ce poème couronne d’inanité
un mot sonore et vide, au lieu des princes, jeté au passage du
papillon géant
– des yeux qui ne voient pas et des bouches scellées par les
bouches ouvertes des masques grotesques de carnaval –
Tétanisé par la peur que, si le restant de ces secondes
se faisait attendre, elle ne serait plus
oblitérée par l’oubli du présent dans le passé.

Quelques secondes après les douze coups de minuit


la Folle se précipite, descendant l’escalier
(sur ordre de l’administration, dans ce type d’hôtel le vieil
ascenseur ne peut être utilisé que pour monter)
en battant des ailes – donnant des coups de talon anxieux et,
dépourvue de fesse, fait de son entrée,
sur la terre de personne, sur la frontière de minuit,
une apparition invertie,
métaphore du vol de Cendrillon.

Tel un ivrogne qui, fatigué de son image, se suiciderait


au Café de l’Opéra en se précipitant contre la glace
Les coups ensanglantent de rouge la figure avec la violence
de son attraction par la lumière
Les regards du mouchard, du voyeur et du prince décharmé
se délient dans le maquillage – masque que l’éclat fait fondre –
et surgit l’identité de ce squelette vivant.


Elle se réjouit, enfin, de briser l’anonymat
au moment d’amorcer le vol en simulant
Elle ouvre le rideau de son apparence
pour exhiber quelque chose qu’elle ne peut pas voir
« la scène originale »
Maternité dans la Caisse Noire de notre dame
la Grande Mère Phallique
les pleurs du bébé dans l’éclat languissant des yeux démasqués
qui pleurent, illuminés, et qui, aveuglément, nous regardent
en se voyant, sans le savoir, dans nos yeux.
quartier gothique

Répondant à l’idée d’une ville, ils l’ont faite


à la fois impossible et réelle
et ils ont mis en vol les pierres de cette idée
par le mandat de Dieu, l’obstiné.

Ce fut comme ouvrir les portes de l’Enfer


à un vagissement d’anges surgi de ces portes
pour payer leur amnistie, en conjuguant
pierre et feu dans l’air
dans lequel cette ville vole
pour la fierté de Dieu.


des oies dans le cloître

Les oies dans le cloître


que diables signifient-elles ?
Elles cacardent comme d’autres prient lorsqu’approchées
par les démons des bigotes ou simplement par l’air
qui résonne entre les doigts d’un avocatier
Mais qui les demande dans la Grande Cathédrale
de Barcelone : Dieu
la Vierge, les apôtres, les anges avec leurs plumes
simplement allégoriques ? C’est un rendez-vous
– les oies du Capitole – ou un Mystère
qui signale – un doigt gothique – depuis la basse-cour du ciel
au point terrestre dans lequel convergent,
consubstantialisés,
les hommes et les oies, l’âme et le cri de l’oie ?


hôpital de barcelone

Le trajet depuis la rue jusqu’à l’hôpital


bien que court n’est pas plus long qu’un voyage entre les planètes
Dans le monde extérieur, au chaos de la mort
s’oppose l’illusion de l’immortalité :
vont et viennent de toutes directions les Nonnes
mais leurs pas ne sont pas des fils entrecroisés
dans l’espace serré d’une même trame.

Ici, par contre, dans l’Ordre de la Mortalité


les dé-tisseuses blanches démêlent les fils
pour qu’ils ne se brisent pas et enroulent ceux qui dépassent
Elles ne voient pas – sur l’écran – la mort fleurissante
ni ne sondent les abîmes avec le stéthoscope :
Lucides, au-delà de toute peur comme
de toute compassion, elles savent maternellement
quelle mort va naître, quelle mort va mourir.


la barque des convalescents

Ces heures où les bateaux immobiles naviguent


sur le Nil commun du temps blanc
de l’hôpital, par la lumière des nickels :
la seule chose qui change dans l’après-midi d’hiver
Ce monsieur et moi nous nous voyons de profil
comme sur une paire de tablettes, lesquelles bien que côte à côte
ne cessent de flotter dans des vagues parallèles
Nous suivons de très loin la barque des morts
parmi d’autres petits flacons qui, dans leurs pas, se nouent
et nous nous assoupissons, en évitant la blancheur du Grand Rêve
sur de solides barques d’hôpital. Ce n’est pas Osiris
Son ombre est celle qui prit les avirons du lit
Dieu est ailleurs, occupé à tuer
mais, in absentia, à moi
et à ce monsieur il nous apprend à nous fondre,
blancs, sans mémoire, dans les heures qui passent.


les anges ne pleurent pas

Du moins dans mon souvenir


les anges ne pleurent pas
Mais les angelots de Figueras
font tous rouler sur leur figure en bois
une larme en verre, éternellement,
pendant qu’ils dépouillent le Crucifié
de ses clous et de sa couronne.


œil de barcelone

La vision est gratuite, ce spectacle


incroyablement éphémère qui divise Barcelone
dans des portions de rues entrecoupées de lumière
Œil du labyrinthe. Je vis de la vision
que la ville, avare de recoins invisibles
et difficile à ronger, brûlée par la guerre
accrochée à ses monnaies, m’offre gentiment
parce que je suis encore vivant et qu’elle est maintes fois morte
se sait éternelle, du moins, pour une autre éternité :
le moment où le soleil de cet après-midi déverse
sa beauté découpée dans l’ombre
Ici où, en le regardant, je paye pour le voir :
savoir que je ne serai plus là quand elle y sera encore.


pièce à pièce

La vision est gratuite : j’assiste au spectacle


que je me donne et remercie Barcelone
– actrice et labyrinthe –. La ville (ma métaphore)
à droite en déplacements, s’enfuit du mot
et l’on est forcé à l’omission.

Il y a des coins où une prostituée des taudis


se dandine devant le danger d’un couteau
mais là, elle est vierge et mère, attentive
à la pièce qu’elle reçoit et du pot de fleurs qu’elle cultive,
en bas au café, en haut sur son balcon.

Beauté de la ville en pierre qui travaille


(parce que, à quoi bon sa propre éternité ?)
pour sa ration de temps comptant pièce à pièce
et qui se laisse voir – ce n’est pas une fourmi –
gratuitement, comme un livre.


de la même chose

Lourdes et coûteuses sont


les reconstitutions du passé
L’imaginaire est chose du présent (Baudelaire l’appela
Mécanique Céleste, docile à la Nature
comme la digestion et la circulation)
La transsubstantiation du corps en imaginaire
est un métabolisme et non un miracle
Il y a des rêves que les enfants déchiffrent
Ils ouvrent le rideau de la réalité
et dans le tissu se reflète le désir :
égratignure de l’Âge Doré
puis plaie, et maintenant putréfaction.

Sous la pression de la réalité, l’imagination cède


les rêves se mêlent à la vie, mais la vie n’est pas rêve
on y monte et on y descend, comme d’une scène…
À l’extérieur du Théâtre se dessine à nos pieds
sur le gravier, chaque nuit,
une ligne de force qui isole les spectateurs
Tenant son fouet, le Maître de la scène apparaît
et avec la disparition des acteurs – victimes et bourreaux –
le spectacle nocturne, en plein jour, commence
comme à tous et à chacun des jours.

Voici à quoi se réduit le Grand Théâtre du Monde, en


désaccordant le bon ton
du désespoir de Sigismond, il extrait des hurlements
de l’invisible sur lequel se déroulent les trames
sanglantes du réel, les corps salis :
passages souterrains dans lesquels l’illustre prisonnier
avance maintenant, aveugle, à coups de pieds et de crosses


vers une salle de tortures improvisée
dont l’entrée n’est pas interdite aux enfants.

Ce n’est pas – comme celle-ci – une tour de mots


pour se protéger de la réalité
en rongeant des décasyllabes, c’est cela
l’Art de la parole en ces temps
– bien qu’opposé à la technique de la torture
mais n’étant pas sa négation, elle produit des nausées –
Seulement parfois elle reprend du journal
des phrases éparses d’une incroyable diction :
« Je suis malade des nerfs. Ne criez plus sur moi, je ne me
sens pas bien »
Tournure de l’humilité qui excite les Vengeurs
et qui décevrait les Amis de l’Opéra
Seulement, parfois les après-midi, pour combler un vide,
– solution de continuité, entre le Bel Canto et le condamné
haletant,
et par hasard celui-ci ne se trouve pas dans un château –
par une erreur du machiniste, on assiste
à l’apparition d’un cadavre sur scène
(un des milliers que nous ne parvenons pas à voir)
Dans l’obscurité, tandis que sous le réflecteur se dresse
gracieusement debout
Mario Caballerossi, fusillé à Saint Angelo il y a cent ans et il y
a quelques secondes, pose un geste princier
d’autre part, dans les entrailles en béton de la ville
en alimentant le Feu Sacré de la Terreur
une autre vie s’éteint, recevant sur sa figure massacrée le souffle
de la grâce
et l’haleine fétide de la Loi.

La rivière qui, nageant contre son propre courant, se perd


dans ses propres sources


tandis qu’un bœuf grimpe l’escalier de la tour du Château
Le singe organiste et l’organiste qui danse au son de l’orgue
sous le regard impérieux du singe
la fidèle colombe mariée au vautour
Le Christ à la Morgue
Le juge, au moment de condamner la victime,
fait honneur à la justice, laquelle, les yeux couverts,
et forcée par la loi, signe la sentence
Le miroir qui reflète ce que son propriétaire veut
Le miroir sans propriétaire qui reflète ce qu’il peut
en abandonnant d’un coup son obéissance spéculaire
dégoûté du spectacle
Le Christ à la Morgue, victime de la substitution de son corps
Les cadavres qui perdent leur droit d’identité
devant les réincarnations frauduleuses qui circulent dans le
monde des affaires, dans la ville
vivement rongée par la chaux dans le puits
Le soleil noir du prochain printemps
qui arrive chargé de fruits décomposés
Le loup qui dort près de la bergerie
Ce ne sont pas des figures mais des choses qui se produisent
au sein d’un monde défiguré
quand la réalité n’est qu’un miroir de foire.
les disciples d’emmaüs

Qui sont ces gens qui passent, de l’autre côté du mur


Pourquoi cette liberté dans leurs déplacements nocturnes ?
S’ils étaient des anges, je ne leur ouvrirais pas la porte
S’ils étaient des animaux de la même portée que moi, ils
auraient droit
à la terreur d’en entendre d’autres se déplacer dans l’obscurité
comme les loups qui vont dormir près de la bergerie
Ils devraient traverser les murs sans les toucher
pour nous faire croire à leur identité céleste
Mais ce qui est certain c’est que s’ils s’arrêtent ici
ce sera pour défoncer cette porte à coups de pieds.


alice au pays des cauchemars

Au pays des cauchemars, la pauvre Alice


n’a pas eu l’occasion d’éprouver sa logique :
elle rapetissa réellement en réduisant sa taille
La terrible reine de cœur était là, tel un zéro à gauche
la terreur, l’autre figure de l’apathie
accablait le génie au lieu de le faciliter
et, à l’épaule, un miroir brisé par lequel il était impossible de
revenir, l’abandonnant à sept ans de malchance
en ce monde du divorce entre la poésie et l’absurde
(parce qu’il y a aussi des délires prosaïques).

L’enfant qui, par sa nouvelle situation, ne l’était pas, parvint à


une maturité précoce
car jusqu’à présent elle n’avait pas vu les quartiers pauvres de
Londres
des débuts de l’ère industrielle, ni les bordels ni les hôpitaux
où font la file
les agonisants
Cela et d’autres insuffisances londoniennes, c’est ce qu’elle vit
alors dans un pays sous-développé
et des sauveteurs de sauveteurs de sauveteurs de la patrie, inutiles
comme le roi
ou fascinés comme la reine par la décapitation
Des flaques de sang plutôt que des roses peintes de rouge.

Elle écrivit un journal dont elle fut dépouillée lorsqu’ils la


traînèrent de force pour la violenter
et la torturer.


migrateurs

Les transformistes émigrent vers les zones tempérées


– plumes et perles pour avoir balayé à l’entrée de l’Opéra –
mais les cerveaux s’enfuient aussi
les prostitués, les sceptiques, les gens bien
qui préfèrent le silence à la rhétorique
Jeunes qui préfèrent la rhétorique au silence et qui ne se
laissent pas persuader par l’obligation de vieillir
dans une éternelle puérilité
Eux et les autres qui nous échappent
cherchent sous d’autres latitudes
la liberté de leurs déplacements nocturnes.


la dispute

Devant le vainqueur d’une assemblée de débatteurs


le perdant devait se taire (et ne pas mourir)
surpris, enfin, en contradiction avec lui-même
en ce silence – trophée pour l’autre – il était conduit
de syllogisme en syllogisme par une langue comme la sienne,
adroite
à la chasse à l’insoluble
Sous le regard neutre d’un vrai maître
le duel faisait appel à la logique et non à l’autorité.

Heureux temps que ceux d’alors où la dispute était un art


et non un coup de filet policier.


hommage à maria rosa lida de malkiel

Le ponctuel et délicat fantôme


de Maria Rosa Lida de Malkiel
corps de son écriture
et dont je ne sais rien d’autre, texte dans lequel respirent,
rythmées,
des sagesses de presque tous ignorées
– rose, à Maria Lida – m’éveille cet après-midi
au lourd rêve de la réalité
au monde unique et changeant du Livre des livres
Brille la lettre de ces bijoux façonnés
déjà sans main, avec la délicatesse
de celle faite allusion : un thème.

« Une Âme sans corps dans la seule voix fondée. »


quelqu’un tire pendant la nuit

Les anonymes tirent pendant la nuit


d’où il est impossible d’entrer ou de sortir
chasse gardée et plaisir des hyènes
Les lions même se pervertiraient s’ils possédaient comme elles
l’exclusivité de la jungle.

Ces tirs résonnent comme du coton dans les oreilles


trempés de notre surdité ils sont l’éther qui nous apporte la nuit
et nous voici tendus dans nos lits d’opération
Demain matin il y aura des morts, c’est tout
Il est préférable qu’ils retiennent l’information
leurs fichiers ne témoigneront de rien.

Une chasse gardée de la taille d’un pays


pour ne devoir donner d’explication à personne.

L’on repose dans la prohibition d’entrer dans la zone de danger


le cœur, organe de la peur, fonctionne bien sous les balles de
l’éther
Dormir en paix, puisque les morts ne le peuvent.

Ces lignes ont été écrites


avec le chant de la gomme à effacer.


ENRIQUE LIHN est né à Santiago du Chili le  septembre  et y est
décédé le  juillet . Il publie son premier livre de poésies en 
mais le livre qui le fera réellement connaître s’intitule La Pieza oscura
(), seul recueil publié en français, en , aux éditions Pierre
Jean Oswald, accompagné d’illustrations de l’artiste chilien Roberto
Matta. Tout au long de sa carrière de poète et de critique, il sera invité
par diverses universités tant européennes que nord-américaines pour
des cycles de conférences et séjournera longuement en France, en
Espagne et aux États-Unis, notamment, fuyant ainsi la dictature de
Pinochet. Il a écrit et monté plusieurs pièces de théâtre et réalisé de
nombreuses performances et vidéos à partir de son travail littéraire et
poétique. Son œuvre de poète, de dramaturge et de critique compte
près de quarante titres.
table

Condamné à l’exil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Pâques à New York . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
L’art et la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Woman bathing in a shallow tub . . . . . . . . . . . . . . . 
L’aube  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Kandinsky  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Olana . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
My little dream child . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
L’enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
L’aveugle dans le métro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Le point aveugle de l’œil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Dans la bouche des jeunes, le rire abonde . . . . . . . . . . . 
La plus belle guitariste du monde . . . . . . . . . . . . . . . 
Goddard  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Pour A . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Les boîtes de Joseph Cornell . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Traversant Manhattan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Une carte postale d’Inde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
À Manhattan, je me sépare de Claudia . . . . . . . . . . . . . 
Longue distance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Assaillant nocturne (Naples, ) . . . . . . . . . . . . . . . 
L’Éphémère Vulgate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Quartier Gothique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Des oies dans le cloître . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Hôpital de Barcelone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
La barque des convalescents . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Les anges ne pleurent pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Œil de Barcelone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Pièce à pièce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
De la même chose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Les disciples d’Emmaüs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Alice au pays des cauchemars . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Migrateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
La dispute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Hommage à Maria Rosa Lida de Malkiel . . . . . . . . . . . . 
Quelqu’un tire pendant la nuit . . . . . . . . . . . . . . . . 
Notice biographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer
sur les presses de l’imprimerie Snel Grafics
à Vottem (Belgique) en janvier 
pour le compte des éditions de La Lettre volée.
Ce ne sont pas des figures mais des choses
qui se produisent
au sein d’un monde défiguré
quand la réalité n’est qu’un miroir de foire.

ENRIQUE LIHN

ISBN ---- € ,

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