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Assoun - Freudisme Et Indiffrentisme Politique
Assoun - Freudisme Et Indiffrentisme Politique
FREUDISME ET INDIFFÉRENTISME
POLITIQUE: OBJET DE L'IDÉAL ET OBJET
DE LA DÉMOCRATIE
tentations d'en parler quand même — ce qu'exprime symboliquement son étude sur Wilson,
étrange adieu de la psychanalyse à la politique, véritable critique de l'illusion politique.
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même temps qu'un refus de s'inféoder à une certaine problématique de la croyance. Le croyant
est de parti pris, il ordonne le sens à partir de l'adhésion à un objet substantiel. C'est ce que
sollicite la politique et commande l'entendement politique : être pour ou contre.
L'indifférentisme ne signifie pas résiliation de la foi, mais décision de sortir du chantage à la
« foi » que contient la politique. Freud sait bien que l'ignorer, ce n'est pas possible. Ce qu'il
faut, c'est la traiter comme un réel, cette part d'Anankè qu'il ne faut ni nier, ni fuir et surtout
pas... idéaliser.
Le problème c'est que, justement, le politique touche à l'idéal — cela, Freud le sait par sa
théorie de l'idéalisation (8). Il faut donc croire que son savoir de l'inconscient le met en mesure
de professer cette sagesse anti-idéaliste à l'usage de la raison politique. C'est à ce titre un
anti-Wilson : il ne place dans la politique ni âme ni foi. C'est seulement le lieu où le gâchis coûte
le plus cher. Lieu électif du mensonge, mais aussi sans contradiction, lieu où le réel fait loi de la
façon la plus crue.
La politique est donc le lieu où l'écart de l'idéal et du réel est le plus pathétiquement actif,
en ce sens qu'elle vit de leur confusion tout en en exigeant la disjonction.
En affichant cet « indifférentisme », Freud rend pensable une véritable thèse : l'objet de la
politique est vide, et c'est cet objet qui reproduit l'illusion et soutient les croyances dites
politiques.
Le « freudisme » donne vue sur ce vide, pourrait-on dire, en ce sens qu'il le met à nu. Ce
que Freud évoque à travers son « non-être politique », c'est celui de l'objet. Manière de
suggérer: «je sais qu'il est vide». Ce n'est pas prétexte à s'en évader. C'est au contraire le
réaliser totalement. Position en ce sens « cynique » — à cela près que le cynisme politique
consiste à enrober la réalité de la domination par le discours de l'idéal. Pour déterminer une
position de « citoyen contre les pouvoirs » — que Freud accrédite (9), il faut être passé par cette
vision du vide de l'objet. C'est pourquoi l'État n'est pas pour Freud le royaume de Dieu sur
terre, mais l'instance qui triche sur la qualité des allumettes... (10)
Voilà le vrai défi à la politique : l'aborder en un lieu qui n'est pas celui de la foi, inventer un
indifférentisme vigilant à la hauteur de son cynisme.
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propre position à l'endroit du politique : C'est le défi lancé dans sa conférence sur « la science et
la vérité » : « Qui d'entre vous écrira un essai, digne de Lamennais, sur l'indifférence en matière
de politique? (11) » C'est dans ce contexte qu'il évoque « l'agnosticisme politique de Freud »
qu'il relate à l'ordre « capitaliste ».
On remarquera le défi, lancé en 1965 : c'est cela qu'il nous faudrait : une réécriture de
YEssai sur l'indifférence en matière de religion de Lamennais dans l'ordre politique. On
reconnaît la métaphore qui positionne la « matière politique » en ce lieu d'un traité imaginaire
dont pourtant, faut-il comprendre, la psychanalyse pressent l'opportunité, sinon la nécessité.
A défaut de relever le défi de Lacan, rappelons ce que le Traité de Lamennais comprenait
pour voir s'esquisser, fût-ce comme mirage, YEssai sur Vindifférence en matière de politique, dont
il passait commande. Manière de préciser cet « indifférentisme » prémédité qui serait l'envers
du freudisme. Traité alors intempestif — les acteurs de mai 68 ne semblaient pas précisément
indifférents en matière politique —, quoique dans l'après-coup, la signification de l'événement
semble avoir mis à nu les profondeurs que pouvait prendre l'indifférence en la matière,
mesurées par la désillusion, entendons le retour du réel.
Qu'on ne s'y trompe pas: le but de Lamennais est de réfuter le système de l'indif-
férence (12). C'est donc un système d'apologétique, mais qui porte, moins que sur l'athéisme,
sur cette croyance que l'athéisme accrédite — à entendre littéralement. L'indifférence, c'est
cette foi athée qu'est la tolérance ou mieux le tolérantisme.
Il y a trois systèmes d'indifférence (13) : celui qui réduit la religion à une fiction nécessaire
au peuple (14) ; celui qui la réduit à une foi générale mais sans connaissance des modes du culte
— c'est la religion naturelle (15) ; enfin, celui qui admet la révélation, mais laisse à la libre
pensée le soin de l'interpréter — soit le protestantisme (16).
Lacan donc nous recommande une critique de la position indifférentiste. La politique se
soutient, faut-il comprendre, d'une foi qui se récuse, qui fait l'impasse sur l'Autre.
Le machiavélisme — qui, remarquons-le, sert de métaphore au religieux chez Lamennais
— se caractérise par cette position : peu me chaut la politique, elle est faite pour que l'Autre y
croie, que le peuple se prenne pour lui-même.
Le naturalisme positionne la politique comme ce Bien générique du politique en général :
c'est, disons-le, l'humanisme.
Le protestantisme enfin, c'est dans l'ordre politique l'idée que le texte prime l'autorité, que
l'Église — entendons le Parti — est inutile.
Aucune de ces positions n'est tenable : je ne peux pas croire « pour de rire », l'Autre me
tient par la religion du peuple ; je ne peux me fier à une « religion naturelle », je dois être d'une
certaine couleur; enfin, le Parti tient à l'entendement politique. On retrouve le syndrome
freudien: un individualisme, un agnosticisme et au centre une «politique couleur chair».
Celle-ci a fait son deuil, est-il besoin de le dire, de toute croyance apologétique en la consistance
de l'Autre (17): il n'empêche qu'elle cherche à penser ce qui, dans le sujet, ne peut rester
indifférent... à l'Autre. Freud invente en ce sens une forme inédite d'indifférentisme...
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Nous pouvons revenir par là à la position freudienne. Cette forme subtile d'indifférentisme
politique s'étaie, au plan de la théorie, sur un réseau de considérations dont il éclaire la
cohérence.
D'une part, la politique, comme la religion, renvoie à l'illusion puisqu'elle travaille dans la
Wunscherfüllung et ce rapport à l'Autre. La question se pose alors de l'avenir de l'illusion
politique qui, elle, tient au réel de l'homme. Cela éclaire, on le verra, l'engagement précis de
Freud dans la Société des Nations.
D'autre part, il s'agit de rendre compte de cette prise de la croyance dans la pratique
sociale, de sorte que le lien soit possible : c'est la fonction princeps de la thématique de Y idéal.
L'idéal soutient en ce sens la foi du « groupe » et l'attache à la réalité sociale.
Cela éclaire enfin la mise en perspective du social dans le malaise de la civilisation et le titre
auquel la politique y est intéressée. Nous avons suggéré ailleurs que cela inviterait à une
relecture de la postmodernité sociopolitique (18).
C'est, en l'occurrence, le maillon central qui nous intéressera.
Pour situer cet objet du politique, il faut faire retour à ce schéma métapsychologique du
social que Freud livre dans Psychologie des masses et analyse du moi — ouvrage-charnière entre
la référence au meurtre originaire du père comme condition symbolique du lien social (Totem et
tabou) et le diagnostic relatif au Malaise dans la civilisation, sur les mauvais « alliages » de la
pulsion de mort. Il est relevé que le social travaille dans l'idéalisation — ce qui suppose de
ressusciter le père immolé aux fins de l'idéaliser, l'idéal faisant du même coup écran, faut-il
comprendre, au travail de sape de la pulsion de mort.
Freud aborde le lien au niveau de ces « foules artificielles » dont la cohérence est assurée
par une contrainte extérieure — le prototype en étant (nous sommes en 1921) l'Église et
l'Armée. « Une telle foule primaire est une somme d'individus qui ont mis un seul et même objet
à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux
autres» (19).
Pas moyen donc défaire lien sans faire passer son narcissisme dans un-objet extérieur qui
sert alors de support collectif à l'idéal du moi, en une véritable autogestion narcissique. Cette
version inconsciente du « contrat social » est ce qui rend possible l'identification réciproque.
Sans tirer ici toutes les conséquences d'un modèle dont nous avons cherché depuis quelques
années à montrer la portée (20), contentons-nous de pointer, dans ce schéma, qui met l'accent
sur la « clause d'idéalisation », une étrange lacune qui exprime la leçon freudienne relative au
nexus du social et au politique.
Qu'on consulte en effet ce schéma du chapitre VIII
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^Objet
^ ~ "extérieur
• - "
et l'on s'avisera que tous les termes en sont soigneusement reliés : a) les idéaux du moi par
transfert à « l'objet extérieur » idéalisé — support de l'idéalisation, le leader — ; b) les idéaux
du moi entre eux, par l'idéal du moi collectif; c) les moi entre eux par identification tandis
qu'au plan intrapsychique, le sujet s'articule à ses trois instances — moi, idéal du moi et objet
(libidinal).
Il n'est qu'une ligne vide : c'est justement celle de l'objet collectif. Paradoxe flagrant si l'on
s'avise que toute théorie préfreudienne du lien collectif se donne un objet collectif. L'originalité
du schéma nous semble être, en dernière instance, de faire l'économie d'un tel objet collectif.
Tel est le statut moderne du lien social qu'il se crée, par-dessus l'objet en quelque sorte, dans
une dialectique de l'idéalisation.
En contraste avec toute théorie qui ferait surgir l'objet du désir social, Freud suggère que
l'objet social n'est ni plus ni moins qu'un « gain » de plaisir qui s'ajoute tel une prime, et en
quelque sorte, « par-dessus le marché », au travail de l'idéalisation. Ce n'est pas en réduire
l'importance, tant le lien social se soutient activement et jalousement de cette « prime » : mais
justement, il n'a pas de substance. Peut-être tient-on là, en creux, l'effet de toute idéologie de
s'employer à donner substance à un tel objet. D'où sa forme fétichiste: «Je sais bien que l'objet
est vide, mais quand même... je le remplis par mon texte. »
Cela du même coup déconnecte le social du politique. Car l'objet social, s'il est éprouvé
comme cause réelle du désir, revient à une dissolution du politique comme tel — ce qui nous
donne la formule du totalitarisme.
Il semblerait a contrario que la position démocratique consiste à assumer cette désharmonie
du social et du politique, en tirant les conséquences symboliques de cette vacuité d'objet.
J'en viens par là à ma propre thèse, extrapolée de l'attitude freudienne: ce que Freud
définit ainsi, n'est-ce pas ni plus ni moins que l'énoncé fondateur de la démocratie ? Bien placé
pour savoir la portée de la fascination de l'objet social, Freud réintroduit pourtant cette volonté
de couper le lien du désir à la politique. En cela, il contraste avec toute désirologie politique,
qui, on le sait, a fleuri depuis.
Pour l'inconscient, la position démocratique serait justement cette décision d'assumer —
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comme symbolique — le vide de l'objet. Cet indifférentisme serait comme le corrélat éthique de
la position démocratique dans l'ordre politique.
Cela nous amène à ce qu'il en est de « l'objet de la démocratie ».
La « démocratie » pose un problème singulier, voire une énigme à la pensée politique, qui
pourtant se structure tout entière autour d'elle. Il est impossible de la définir. Certes, elle a sa
place de choix dans l'élaboration typologique des « régimes » depuis l'Antiquité ; certes, elle ne
cesse de se spécifier en une séquence sociopolitique repérable dans la modernité de Rousseau à
Tocqueville. Pourtant, tout se passe comme si le vœu qu'elle nomme si intensément et
indispensablement laissait hors de lui-même un impondérable. C'est là que s'engouffrent les
redoutables dissipations rhétoriques qui, évoquant et invoquant la démocratie hors propos, en
distord le contenu. Il y a certes du sacré dans le terme, mais l'histoire de ses usages est celle de
ses profanations.
Il n'entre pas dans notre propos de proposer « la bonne » définition, mais d'ouvrir une
perspective généalogique sur la notion — susceptible peut-être d'éclairer en retour les racines
de l'équivocité à laquelle elle est non fortuitement liée. S'il appartient au destin de la
« démocratie » d'entretenir cette équivoque, c'est qu'elle n'est pas seulement thème de la
philosophie politique, mais ce point aveugle autour duquel celle-ci se structure. C'est à partir de
celui-ci qu'elle se présuppose et expérimente la contradiction féconde de son propre objet.
Et cela tient au fait que la démocratie se distingue d'être sans objet. Cela n'est pas à
entendre au sens où elle serait dénuée de sens — elle est tout au contraire ce par quoi le sens
advient au politique. Même déniée et mutilée, la démocratie est ce qui confronte obstinément le
politique à son propre sens. Peut-être cela éclaire-t-il l'ambiguïté de telles philosophies
politiques qui travaillent si intensément dans l'élément de la démocratie et y impliquent si
pleinement leurs logos que, tel Spinoza, ils n'éprouvent pas le besoin d'énoncer de choix
explicite en faveur de la démocratie de rallonger leur pensée de quelque « profession de foi » !
C'eût été sacrifier son rapport à soi que de penser hors la démocratie.
Mais voici le paradoxe que nous voudrions élaborer: la démocratie se distingue de ce
qu'elle n'a pas d'objet autre que celui qui en exige la réalisation. Autrement dit : elle ne réalise
pas un « bien » hors d'elle-même, mais consiste dans l'exigence pure de faire venir à l'être un soi
qui est à soi-même son propre «objet».
Sous une forme aussi « cryptée », c'est en effet au « secret » de la pensée démocratique que
nous cherchons à faire droit. Celui-ci s'éclaire d'un retour à l'origine d'un moment à la fois
recensé et méconnu du concept : celui qui, au seuil de la modernité politique, a lié son destin à
celui de la pensée puritaine. On y a, nous semble-t-il, trop entendu la thèse d'un conditionne-
ment idéologique — comme si le puritanisme donnait son style idéologique au concept de
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démocratie. C'est quelque chose d'autrement radical qui est à l'œuvre : la démocratie est bien un
concept puritain, en ce sens bien précis qu'elle comporte nécessairement dans son élaboration
un moment puritain. Or, celui-ci révèle justement un certain rapport à l'objet interdit, rapport
& absence donc qui pourrait bien éclairer le drame et la grandeur des avatars du concept de
démocratie. Ce détour généalogique pourrait en retour renouveler l'éclairage d'une question,
elle bien historique : celle de l'interprétation du paradigme qui, autour de la « révolution
anglaise », a donné lieu au débat décisif sur les droits politiques et la liberté qui a orienté la
pensée politique moderne de façon déterminante.
On verra ce qui a manqué à ce débat pour donner accès à la vraie dimension du problème.
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Cela veut donc dire que Xobjet de la propriété (matérielle) fait signe, tel un vecteur —
symbolique — vers Xobjet de Vinterdit (éthique) : tel est l'événement proprement politique qui
lie la démocratie, en son concept moderne, à une logique puritaine.
L'impératif en serait : « Sache t'interdire ce que tu possèdes ! » Ce n'est paradoxal et
presque inintelligible, à bien y regarder, que parce que l'on considère le bien possédé comme
l'incarnation de l'objet: or, ce qui intéresse les puritains, c'est cet objet immatériel de prix
inestimable par lequel le .reprend effet matériel. Je ne possède effectivement que ce que je sais
m'interdire... à mon propre compte. Et c'est par là justement que je peux me rapporter au lien
social comme politique.
Le non-propriétaire a plus vocation de libertin — licence de celui qui dépense ce qu'il ne
possède pas (25) — que d'homme libre — c'est seulement en ce sens qu'on peut parler de
conception « libérale » en l'occurrence. Il ne peut donc faire lien qu'illégitime. C'est pourquoi, à
travers l'indigent, se trouve exclu l'objet de la satisfaction immédiate. Le péché du « pauvre
absolu », du sans-biens, ce n'est pas qu'il puisse trop se permettre, c'est bien qu'il ne puisse rien
s'interdire. Le « privilège » du propriétaire-citoyen, ce n'est pas de tout se permettre, c'est de
s'interaire à oon escient.
On voit l'ironie de l'adjectif « possessif ». C'est le non-propriétaire qui est trop « posses-
sif », puisqu'il est attaché à l'objet de son besoin pour le pire plus que pour le meilleur. La
« cause censitaire » crée en revanche entre propriétaires une aptitude proprement trans-
férentielle. Ce qui le lie, c'est non ce qu'il possède matériellement, mais ce manque dont se
structure sa possession : et c'est ainsi par là que le lien politique se forge. C'est l'objet du contrat
dit « social ».
Ce n'est sans doute pas un hasard si le fascisme se nourrit en revanche du marasme.
Celui-ci est principe de dépolitisation.
Il y a donc bien, au cœur de la démocratie, in statu nascendi, un désir puritain.
On peut le dire a contrario : tous les régimes politiques autres que la démocratie — telle que
nous en cernons les modalités — se distinguent résolument par leur volonté de répondre à la
question de l'être du désir politique, d'en identifier et matérialiser l'objet ici et maintenant — ce
qui culmine probablement dans le fascisme, qui dissout le politique dans le social comme
principe de l'être vivant. Rien ne parle plus immédiatement au désir social : c'est rigoureusement
pourquoi le fascisme est principe de mort de la politique même.
Si donc la démocratie n'a pas d'objet autre que cet objet vide de l'interdit, le démocrate est
cet être étrange qui est en position de faiblesse : il ne peut exhiber d'objet de jouissance et c'est
pourquoi aussi il est si facile de tourner en dérision le discours — tant son lien d'objet est
dérisoire. Fonder un désir politique sur un interdit, quelle dérision en effet ! Il n'y a pas là de
quoi, au sens le plus littéral, exciter les « masses ». On ne s'étonnera pas dès lors que la
démocratie tourne si communément à la démagogie, tentation de montrer, d'exhiber aux foules
l'objet de la privation duquel vit la démocratie — en fonction de quoi, étrange critère, elle peut
être dite « vraie ».
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Le démocrate, donc, manque comme son objet. Comme « pur », tel le « juste », il n'existe
pas. Tout au plus peut-on en situer l'idéal du côté d'une démagogie « freinée » qui ne joue pas
trop des prestiges d'un objet vivant, ne fait pas trop croire aux foules à la réalité de leur désir,
bref ne fasse pas trop de dégâts.
Cet idéal, si originaire, date, pourrait-on dire. On exige de la démocratie moderne qu'elle
rompe avec ce sombre idéal puritain, pour toucher les masses. L'« individualisme possessif »,
dès Locke (26) abjure ses racines puritaines : quand Tocqueville le retrouvera au milieu du
XIXe siècle, il sera lié à ses yeux à une passion matérielle de l'égalité. Il pointera surtout cette
fonction nouvelle de l'État de la démocratie moderne, intendant des plaisirs individuels (27).
Bref, la politique est passée du côté de la jouissance, la démocratie n'en étant qu'une variante —
ce que, par une ironie de l'histoire, le suffrage dit universel est venu instituer.
Le rigorisme de façade des hommes politiques est désormais systématiquement tourné en
dérision, comme vengeance contre le rien de frustration qu'ils imposent encore aux masses
(encore se disent-ils fermement décidés à se moderniser, ce qui nous permet un dispositif qui
saborderait la politique au nom d'une autogestion de la jouissance sociale).
Il n'en reste pas moins que cet idéal reste la marque de ce sujet politique qu'est le
démocrate. On l'y reconnaît comme signe qu'il a encore rapport à la loi. Point ici d'éloge, même
larvé, du puritanisme politique : seulement constat d'un réquisit structurel. Que ce rapport à la
loi de soi et de l'Autre se récuse et l'on se retrouve hors de ce concept de politique tel que le
structure l'objet de la démocratie.
On comprend en quoi Freud, à sa manière, reconduit cette forme puritaine du rapport au
politique — lui qui prône à l'occasion le maintien de « désirs insatisfaits » (28) — mais donne
par sa théorie, vue sur un tel rapport.
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NOTES
1. Nous avons cherché à fonder cette différence d'article en catégorie d'analyse in Wittgenstein et le politique, Publications du Centre
de philosophie du droit, faculté de Droit, Louvain-la-Neuve, 1988, pp. 55-78. Tandis que « la politique » renverrait à une doctrine
fondée sur une philosophie de l'histoire (dont le modèle hégélien est le prototype), « le politique » se définirait comme engagement
dans le réel, non connectée à une philosophie de l'histoire, puisque s'appuyant précisément sur leur disharmonie.
2. Ce que nous avons fait dans notre contribution « Freud et la politique » Pouvoirs n° 11 (P.U.F., 1983), reprise dans L'entendement
freudien, Logos etAnankè (Gallimard, 1984), ch. VI, où elle est située dans l'ensemble de la position freudienne sur la connaissance
et l'histoire. Nous nous permettons d'y renvoyer comme un préalable de la problématique de la présente contribution.
3. Qu'on pense à l'ambition de Freud de s'orienter vers le droit et de devenir ministre, à sa fascination pour les grands hommes de
l'histoire politique. Sur l'ensemble de ces points, cf. L'entendement freudien, où se trouvent commentées les indications d'Ernst
Jones sur ce point {op. cit., pp. 234-29).
4. Sur le contexte de ces deux énoncés majeurs, cf. L'entendement freudien, pp. 231-261. Le premier est adressé à Eastman, le second
est rapporté par Jones: « La vie et l'œuvre de Sigmund Freud », t. II, p. 414 sur information de Joan Rivière.
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5. Du côté du « libéralisme » au sens de l'époque, comme attitude de libre pensée face à l'interdit de penser, explicite ou subtil, celui
de l'Église ou de l'État (art. cit.).
6. Article « Indifférence » du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande, librairie Félix Aloan, 1926, 1.1,
p. 362.
9. Sur l'affinité avec la position d'Alain, cf. Freud et la politique, op. cit., p. 244 sqq.
10. Nous faisons allusion aux réflexions sarcastiques que fait le grand fumeur qu'était Freud sur la qualité des allumettes... comme
« symptôme » du monopole d'État et des services qu'il rend à l'individu (d'après Joseph Wortis). C'est aussi l'État qui abuse de ses
prérogatives de la façon la plus cynique pendant l'état de guerre ; cf. l'essai : « Considérations sur la guerre et la mort » et le contexte
du pacifisme de Freud dans la présentation dans le même numéro de la correspondance Freud/Einstein.
11. La science et la vérité. Leçon d'ouverture du séminaire de l'année 1965-1966 à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, le
1er décembre 1965 (in Écrits, Seuil, 1966, p. 858).
12. Essai sur l'indifférence en matière de religion, par M. l'abbé Félicité de Lamennais (Ournachon-Molin et H. Seguin, 1820) : « Nous
aurons atteint notre but si nous démontrons que l'indifférence en matière de religion, qu'on préconise comme le dernier effort de la
raison et le plus précieux bienfait de la philosophie, est aussi absurde dans ses principes que funeste dans ses effets » (introduction,
p. 31). Il s'agit de réfuter les deux principes de l'indifférence: « Que nous n'avons aucun intérêt à nous assurer de la vérité de la
religion, ou qu'il est impossible de découvrir la vérité qu'il nous importe de connaître. »
13. Cf. ch. I, « ... Exposition des trois systèmes auxquels se réduit l'indifférence dogmatique », p. 35 sqq. Lamennais soutient au même
endroit : « A l'égard de la société, il n'y a point de doctrine indifférente en religion, en morale, en politique » et que « l'indifférence,
considérée comme un état permanent de l'âme, est opposée à la nature de l'homme et destructive de son être (p. 37).
14. Cf. ch. II : « Considérations sur le premier principe d'indifférence, ou sur la doctrine de ceux qui, ne voyant dans la religion qu'une
institution politique, ne la croient nécessaire que pour le peuple » (p. 56), ce qui revient à une confusion de « l'ordre politique » et
de « l'ordre religieux ». Le système repose sur « la fausseté de la religion, et sa nécessité pour le maintien de l'ordre social » (ch. ΓΠ,
p. 88).
15. Cf. ch. IV : « Considérations sur le second système d'indifférence ou sur la doctrine de ceux qui, tenant pour douteuse la vérité de
toutes les religions positives, croient que chacun doit suivre celle où il est né, et ne reconnaissent de religion incontestablement vraie
que la religion naturelle » (p. 101). Il est fait là référence explicite à Rousseau.
16. Cf. ch. VI : « Considérations sur le troisième système d'indifférence, ou sur la doctrine de ceux qui admettent une religion révélée,
de manière néanmoins qu'il soit permis de rejeter les vérités qu'elle enseigne, à l'exception de quelques articles fondamentaux »
(p. 172), ce qui est illustré par la Réformation. On trouve l'expression intéressante de «religion expérimentale» (p. 178).
17. Sur ce problème de l'apologétique et de la consistance de l'Autre, nous renvoyons à notre article « Sujet inconscient et sujet de
l'assentiment : l'impossible grammaire de l'assentiment », in Littoral, 1989. On jugera notamment de la consonance de la position
de Lamennais à celle de Newman.
18. Cf. « Le désir de règlement. Éthique et science administrative », in Psychologie et science administrative, Cahiers du centre d'études
juridiques de l'université de Picardie, 1985, Presses Universitaires de France.
19. Psychologie collective et analyse du moi, G.W. Le schéma se trouve reproduit au chap. VHI (trad. fr. in Essais de psychanalyse, Payot.
20. Cf. Marx et la répétition historique (P.U.F., 1978), L'entendement freudien, op. cit., ch. V, « La fonction d'idéal, p. 183 sqq. Voir
aussi notre contribution « Le symptôme social et les destins de l'idéalisation » in Actes du colloque « Champ social et inconscient »,
16-17 juin 1983, CNRS, Centre d'études sociologiques, pp. 18-22.
21. The political theory of possessive individualism (1962). Nous citons d'après la traduction française «La théorie politique de
l'individualisme possessif de Hobbes à Locke», Gallimard, 1971.
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25. On comprendrait mieux ainsi l'entreprise d'inversion de cette logique économique amorcée par Georges Bataille (La part maudite).
26. Ce qui est bien vu par Macpherson, op. cit., ch. IV, p. 214 sqq.
27. Qu'on songe à la fameuse « prophétie » qui conclut la dernière partie de De L· démoaatie en Amérique (1840), celui d'un État
surplombant de son autorité tutélaire une masse d'« atomes » tendant au « bonheur ». Sur cette théorie de la « souveraineté
douce », nous renvoyons à notre étude « Tocqueville et la légitimation de la modernité », in Analyses et réflexions sur Tocqueville,
De la démocratie en Amérique, éditions Ellipses/Marketing, 1986.
28. Freud fait régulièrement allusion, dès sa correspondance avec Martha Bernay, à cette aptitude à la frustration de la satisfaction de
besoins sur lesquels d'autres se ruent, comme une forme subtile de supériorité (sauf à suggérer que cela revient à faire de nécessité
vertu).
30. Réponse au représentant des Archives Freud, le 18 octobre 1952 à la question relative à « ce que pensait Freud de la politique » in
Reich parle de Freud, p. 63.
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