Québec, le 3 décembre 2010
Me JEAN-FRANCOIS BERTRAND
JEAN-FRANCOIS BERTRAND AVOCATS
580, Grande-Allée Est
Bureau 125)
‘Québec (Québec) G1R 2K2
Objet: Expertise
Monsieur Bertrand,
Vous m’avez confié le mandat de vous faire une expertise dans le dossier de votre
client, monsieur Mare Bellemare.
Plus particuligrement, vous avez sollicité mon opinion concernant Ia notion de
respect de la vérité en politique au Québec. Me basant sur les observations que j'ai
faites depuis les quelques 38 années de travail constant comme journaliste et
chroniqueur politique, j’émets les commentaires suivants.
La notion de vérité et de mensonge en politique est une chose bien relative et ne
peut étre tranchée de la méme facon que dans d'autres secteurs de la société civile,
Dans certains secteurs de notre société auxquels s‘intéressent les journalistes, par
exemple dans le sport ou dans la politique, les déclarations a Temporte-piéce,
incompletes ou inexactes, sont monnaie courante et doivent étre replacées dans leur
contexte pour étre bien comprises.
En politique, un tel langage, teinté de demi-vérités et de contradictions, fait partie de
la dialectique. La population admet existence de cette situation, méme si cela
engendre un profond cynisme des électeurs et érode la crédibilité qui devrait
caractériser les dirigeants politiques aux yeux des citoyens.
Prenons l'exemple de I'Assembiée nationale oii j'ai vu siéger tous les gouvernements
depuis le premier mandat de Robert Bourassa jusqu’a celui de lactuel premier
ministre Jean Charest, Les accusations de «mensonges» ou celle «d'avoir induit laChambre en erreur» sont fréquentes, je dirais presque quotidiennes. Dans de tels
cas, les députés sont généralement invités par le président & cretirer leurs paroles».
Méme si les paroles sont retirées, elles apparaissent néanmoins dans le Journal des
débats de 'Assembiée, et rien n’empéche les journalistes d'en faire état dans leurs
reportages.
J'ai dressé la compilation suivante. A Assemblée nationale, uniquement entre les
mois de février et de juin 2010, des députés ont été obligés de retirer leurs paroles &
une soixantaine de reprises. Parmi les expressions qui ont du étre retirées, on relave
«ne pas dire la vérité, «mensonge», «triturer les faits», «dire des demi-vérités»,
«mentirs ou «induire la Chambre en erreur»,
Parmi les députés les plus souvent appelés a retirer leurs paroles, on note ceux qui
coccupent le poste de premier ministre et de chef de opposition. Cela me parait
normal puisque ce sont eux qui, dans le cadre de la période quotidienne des
questions a I'Assemblée nationale, sont appelés a prendre la parole le plus souvent
Les accusations de mensonge ne sont pas uniquement proférées lors des débats a
l’Assembiée nationale. Elles sont aussi entendues lors de débats politiques qui ne se
déroulent pas dans lenceinte parlementaire. Prenons quelques exemples,
Lors de l'émission télévisée Larocque-Lapierre au réseau télévisé TVA le 24 avril
2010, la chef de l'opposition et leader du Parti québécois, Mme Pauline Marois,
répondait aux questions de lanimateur Paul Larocque. Elle promet qu'elle
déclenchera une enquéte sur l'industrie de la construction si sa formation politique
prend le pouvoir au prochain scrutin. A M. Larocque qui lui souligne qu'elle
stenflamme face au premier ministre, elle répond: «Pensez-vous que vous ne
pomperiez pas si quelqu'un vous mentait en pleine face. Quelqu’un qui ne dit pas la
veérité est un menteur».
Le 25 aodt 2010, a l'émission d'lsabelle Maréchal a la radio 98.5 FM, le journaliste et
militant politique Eric Duhaime commente: «Jean Charest est un menteur en série. II
a menti a la demiére campagne électorale. II avait menti a [Marc] Bellemare pour
Vattirer comme candidat vedette».
Dans le Devoir du 16 septembre 2010, en page A4, Ie journaliste Alec Castonguay
éorit que «les députés du NPD (Nouveau Parti démocratique) et du PLC (Parti libéral
du Canada) ont accusé le gouvernement Harper d'avoir menti & la population
puisque le 27 mai demier, le ministre de la Défense Peter MacKay soutenait en
Chambre que acquisition c'avions de chasse se ferait grace a un processus ouvert
et transparent»
Dans le Devoir du 30 juillet 2010, l'ancienne ministre Lise Payette intitule sa
chronique politique: «Que serait le monde sans le mensonge?». Parlant des autorités
politiques, elle écrit «Ceux qui nous dirigent et qui nous mentent effrontément. Notrecynisme est proportionnel 4 leur capacité de nous mentir». Elle poursuit en ces
termes: «Tout le monde ment, en francais, en américain, en anglais, en allemand, en
canadien et méme en québécois. Le gouvernement du Québec nous parait souvent
‘comme en train de s'étouffer dans ses mensonges».
Le journaliste André Pratte a publié en 1997 un livre sur le mensonge en politique. Le
livre est intitulé «Le syndrome de Pinocchio», sinspirant d'un personnage du
romancier italien Carlo Collodi, personage dont le nez rallonge chaque fois qu'il
ment. Pratte raconte que, devenu chroniqueur parlementaire & Ottawa pour La
Presse en 1980, il constata rapidement que les politiciens sont «préts dire
nfimporte quoi qui soit rentable. A mentir a tour de bras». (p 12)
André Pratte poursuit en soutenant que «le mensonge est omniprésent, quil a
envati, tel un virus, le langage politique moderne. »
Pratte définit le mensonge comme le fait «d'affirmer ce qu’on sait étre faux, nier ou
taire ce qu'on devrait dire. En vertu de cette definition, les exagérations partisanes,
les cachotieries, les demi-vérités et les restrictions mentales sont toutes des
mensonges». (page 13)
Si on en croit le reportage du journaliste Taieb Moalla, du Journal de Québec, M.
Charest a déclaré le 12 avril 2010 a Biloxi, au Mississippi, que «ce que M. Bellemare
raconte, essentiellement, ce sont des mensonges. La cest assez. On a alteint la
limite». Non seulement M. Charest traite ici M. Bellemare de menteur, mais il donne
A entendre quill y a une limite» au-dela de laquelle on ne peut pas aller, mais en
dega de laquelle il serait permis de jouer avec la vérité.
Ces quelques exemples, qu'on pourrait multiplier en grande quantité, montrent que le
mensonge est une chose fréquente, habituelle, commune, courante, ordinaire en
politique. Des politiciens — et jutiise le mot au sens grec du terme, clest-a-dire tous
ceux qui interviennent sur la place publique — utilisent ce moyen comme fagon de
propager leurs opinions et leur pensée.
|I faut noter que dans les exemples cités plus haut, il y a rarement eu de poursuites
pour libelle devant les tribunaux, de condamnation pour dommages-intéréts ou pour
dommages punififs. On peut croire que les personnes ayant été accusées de mentir
riont pas jugé pertinent de se plaindre devant les tribunaux.
Cette situation est certainement attribuable au fait que dans l'esprit de la population,
des citoyens ou des électeurs, de tels propos chez les poliiciens sont A ce point
fréquents et habituels qu'lls ne donnent pas prise 4 l'intervention des tribunaux. Ces
propos sont en quelque sorte passés dans les mceurs politiques québécoises ou
canadiennes.
Ii ne faut pas conclure que japprouve I'utlisation par des politiciens de "accusation
de mentir ou de termes équivalents. Il ne faut pas croire que je cautionne ceprocédé, que je le trouve moral et correct, que je lui attribue de la rectitude. Cette
question de savoir si le mensonge est moral en politique est un tout autre débat. En
tant que journaliste, je ne fais que constater le phénoméne.
C'est done dans ce contexte de moeurs politiques quill faut analyser les accusations
de mensonges que Marc Bellemare a lancées & 'égard du premier ministre Jean
Charest au printemps 2010. I! faut replacer ces propos dans le climat qui prévalait.
Ce climat doit tenir compte, entre autres, du fait que le comportement politique d'un
individu découle et résulte de ses valeurs, comme le soulignait un article publié en
juin 2010 dans fe Soleil par un économiste, un certain Jean-Paul Gravel. Bref, pour
tout politicien, il y a une réaction viscérale qui éclate si quelqu'un s'en prend aux
valeurs quill défend
J'ai connu Marc Bellemare comme avocat a la fin des années 1980. II donnait
frequemment des conférences de presse au sujet des dossiers u'll défendait devant
les tribunaux et qui impliquaient la responsabilité sans égard a la faute en matiére
d'accident automobile, ou encore le paritarisme. Il a aussi temoigné devant des
commissions parlementaires I Assemblée nationale.
Selon les informations qui ont été portées 4 ma connaissance, quelque part avant
Télection de 2003, aprés avoir échoué de convainere le Parti québécois de procéder
& des réformes en ces matiéres, Marc Bellemare avait convaincu le Parti liberal de
faire siennes ces réformes, Des députés libéraux, notamment Jacques Dupuis et
Berard Brodeur, avaient plaicé pour des modifications a la loi de lindemnisation des
victimes d'accidents de la route. M. Bellemare avait été recruté comme candidat
libéral dans ce contexte
Peu aprés avoir été nommé ministre de la Justice, Marc Bellemare m'avait donné
une entrevue pour expliquer ce quill entendait faire comme ministre. Ses priorités
tournaient autour d'une révision de la justice administrative et une refonte du régime
diassurance automobile de fagon a revoir lindemnisation pour les criminels de la
route,
Il m'avait a cette occasion remis des documents, dont le programme du Parti libéral
en matiére de justice, a la rédaction duguel il s'était vanté d'avoir participé. 1! mavait
parlé avec enthousiasme des réformes quill voulait faire adopter. J'avais percu que
ces réformes lui tenaient a coeur, et constituaient des valeurs fondamentales pour lui.
Ces réformes n'ont pas été adoptées par le gouvernement Charest, ce qui, de son
propre aveu, !'a amené a démissionner du gouvernement et de Assemblée
nationale au cours de l'année 2004
C'est dans oe contexte que j'ai compris, quand jen ai pris connaissance, les
incidents survenus au printemps 2010, incidents au cours desquels Marc Bellemare
a utilisé le terme de menteur a 'égard du premier ministre Jean Charest. v'ai replacéces incidents dans le contexte des relations entre les deux hommes, et des difficultés
que Bellemare avait rencontrées a faire en sorte que le gouvernement dirigé par
‘Monsieur Charest lui-méme respecte ses engagements électoraux.
Pour les raisons que je viens d'expliquer, l'utilisation du terme menteur a cette
occasion ne m’a pas surpris et encore moins scandalisé. J'ai trouvé ce terme
acceptable dans les circonstances.
_
ONG ar OC e
NoRWAN DELISLE