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La Conscience,

le Verbe et le Monde

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SOMMAIRE

Introduction ............................................................................................................... 4
De la gnose .............................................................................................................. 13
Du matérialisme ...................................................................................................... 35
Du langage............................................................................................................... 44
De la morale ............................................................................................................ 60
Des garanties ........................................................................................................... 74
De la démocratie...................................................................................................... 89
Conclusion............................................................................................................. 106
Annexe : La phénoménologie d’Henry ................................................................. 117

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Introduction
Deux questions taraudent l’homme sans qu’il puisse y apporter de réponse
satisfaisante. La première est celle de la cause : « Pourquoi sommes-nous sur
Terre ? ». Elle est du même ordre que « Pourquoi avons-nous deux jambes ? ». La
seconde est celle du but : « Pour quoi sommes-nous sur Terre ? ». Elle est du
même ordre que « Pour quoi avons-nous des jambes ? »
Les réponses semblent logiques : nous avons des jambes parce que les êtres
humains ont un code génétique qui fait pousser des jambes aux bébés, et nous
avons des jambes pour marcher. Mais dans un développement plus avant nous
pouvons nous demander pourquoi notre code génétique nous programme ainsi, et
pour quoi nous marchons. Dans une poursuite du questionnement à l’infini, nous
ne parviendrions jamais à la cause première et au but ultime. C’est le vague
soupçon qu’ils ne connaissent pas la réponse qui produit un sentiment d’embarras
chez les parents quand les enfants demandent « pourquoi » et « pour quoi faire ? ».
Pourquoi faisons-nous des enfants puisqu’ils vont mourir ? Pourquoi
poursuivons-nous des objectifs puisque nous aussi allons mourir ? Pourquoi
poursuivons-nous ces objectifs puisque sitôt ceux-ci atteints, il nous en faut de
nouveaux ?
La bonne réponse peut faire sourire, mais il y a peu de gens qui y
parviennent consciemment : il n’y a pas de cause ou de but sans préjugé ou pétition
de principe. Pour des raisons pratiques, on exprime la causalité ou le but sous la
forme d’une chaîne d’événements réduite à quelques maillons. Ceci donne lieu à
une contraction du champ des représentations. Mais le plus souvent, l’homme n’a
pas conscience de cette contraction et du caractère conditionnel de l’expression de
la causalité et du but. Il peut gâcher beaucoup d’énergie à rechercher la cause
première et le but ultime. On dit parfois qu’il est prisonnier d’une conception
finaliste de l’univers, ou encore d’une conception linéaire du temps, avec un début
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et une fin. Nous pourrions en avoir l’intuition en constatant simplement que l’idée
d’un univers ayant un début et une fin est profondément insatisfaisante. Car nous
voudrions toujours savoir ce qui se trouve avant le début et après la fin.

Il est en effet une question à laquelle l’homme se soucie rarement de


répondre, et qui devrait retenir toute son attention, c’est celle de l’essence du
monde. Le seul constat du paragraphe précédent lui donnerait un indice
appréciable. Découvrir dans quel monde nous sommes nés est certainement la plus
fascinante des aventures que la vie ait à offrir. Mais en général, l’homme délègue
cette question aux savants pour ses aspects scientifiques complexes, persuadé qu’il
est de connaître cette essence à travers sa vie de tous les jours. Il est d’ailleurs
bombardé en permanence d’explications à travers les journaux et le sens commun
de ses congénères. Ou alors il se joint aux cohortes religieuses qui imposent une
explication dogmatique. Ce sont les explications rassurantes qui sont le plus
souvent mises en avant : l’âme survit ou mieux, le corps ressuscite après la mort.
Un point commun entre l’information médiatique, l’opinion commune et
l’explication du monde par la religion serait donc leur fonction anxiolytique. On
pense en général que les conceptions religieuses de l’au-delà sont une réponse à la
détresse ressentie par l’homme devant son misérable destin. Mais ce n’est pas
toujours le cas ; la menace de la damnation à des fins de contrôle social est
également présente, et il ne manque pas de prophéties apocalyptiques pour les
temps à venir. Il est par ailleurs des vérités peu traumatiques qui sont tout aussi
largement occultées.
Plutôt que la fonction anxiolytique, c’est le mécanisme d’hypnose que le
discours produit sur ceux qui l’écoutent qui semble le caractériser le mieux. Les
gens voient le monde comme une évidence. Ils sont même conditionnés à penser
que les contradictions et les paradoxes au sein du discours, les décalages entre le
discours et la réalité qu’ils observent ne sont que des anecdotes, insuffisantes pour
remettre en cause leurs représentations du monde.

L’individu qui se pose sincèrement la question de l’essence du monde est


rare. Malgré sa sincérité, les nombreuses fausses croyances seront autant de
chausse-trappes prêts à s’ouvrir sous ses pieds.
Dès notre naissance, nous sommes confrontés au décalage entre le récit
collectif et la réalité, mais peu de gens apprécient à sa mesure l’ampleur de ce
décalage. Par nature, le langage ne produit que des récits pour approcher la réalité.
Parfois ce sont plusieurs récits partiels qui peuvent le mieux approcher celle-ci.
Mais les hommes prennent les récits partiels pour des récits finis, et les récits faux
pour des récits partiels. Ainsi, on dira que l’Etat ment, mais qu’un groupe politique
dit la vérité. En général, on rejette un faux récit pour un autre faux récit.

Une erreur courante consisterait à penser que la société humaine est


constituée de gens dont l’essence est similaire à la nôtre. Les conditionnements
actuels mènent à considérer que les différences phénotypiques fondées entre autres
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sur la race cachent une identité de nature, d’autant plus qu’ils sont assortis d’une
prescription morale. A fortiori, le chercheur pourrait penser que celui qui lui
ressemble plus encore extérieurement est un autre lui-même. Or une observation
honnête et rigoureuse des comportements humains ne peut conclure qu’à
l’existence d’un gouffre psychologique entre les êtres. L’homme objectif peut
comprendre et intégrer progressivement que le monde n’est pas un reflet de lui-
même, où tout le monde voit, comprend et raisonne comme lui.
Cela révèle un fait assez fondamental de la psychologie humaine : la plupart
des individus sont dissociés. C’est un fait connu pour les enfants : ils sont
réellement des pirates ou des princesses quand ils jouent. C’est également vrai pour
le ministre. Il y a une part de lui-même qui croit aux discours qu’il relaie ou qu’il
écoute, et l’autre qui regarde la réalité en face, mais il observe très rarement que le
discours et la réalité ne concordent pas. A cet égard, il n'existe pas de différence
entre un enfant qui joue et un ministre. Toutes leurs actions sont basées sur des
convictions sans fondement. Et quand bien même l’homme sentirait confusément
cette absence de consistance, il se verrait contraint de faire semblant pour pouvoir
survivre.

La dissociation prend énormément de formes, et on peut en observer des


exemples tous les jours. Un individu peu ou pas dissocié a tendance à agir en
fonction de ce qu’il pense. Les enfants non dissociés qui entrent dans le monde
sont très vite confrontés à une sensation étrange : ils constatent que la règle
affichée et la règle à suivre sont différentes. On essaie de leur faire croire qu’ils ont
mal compris la règle, et culpabilisés de cette incompréhension, ils mettront du
temps à mettre le doigt sur la situation réellement en jeu. Corollairement à leur
unité de pensée, ils ont une grande difficulté pratique à se dissocier volontairement.
L’apprentissage dans une société dissociée privilégie un savoir appris par
imitation. C’est tout particulièrement le cas en France, où on valorise plus les
diplômes que l'expérience. Ceux qui savent le mieux imiter la pensée qu'on leur
propose seront les élites. L'expression « se couler dans le moule » donne une bonne
image de la situation. Il va de soi que ces élites ne comprennent pas ce qu'elles
disent, étant donné qu'elles véhiculent seulement les opinions valorisées et une
conception du monde erronée.
L’enfant non dissocié a des difficultés à imiter un savoir sans se référer à la
règle affichée. Il apparaît aux autres comme un inadapté. Son travail consistera à
appréhender correctement le monde dans lequel il vit et la psychologie des autres,
ainsi qu’à acquérir – mais pour lui consciemment - cette capacité d’imitation. En
réalité, il n’est pas maladroit, mais il le paraîtra tant qu’il ne sera pas capable de
surmonter la friction qu’il ressent à dire les choses d'une façon et à agir d’une
autre.

Une fois que l’on aura perçu l’imitation par le discours comme étant une
règle de fonctionnement de l’humanité, il n’est plus possible de surestimer
l’intelligence collective. L’homme met sa confiance dans la parole de gens ayant
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autorité pour s’exprimer. Pour certains, il suffit d’un discours simple et d’un
caractère fort. Pour d’autres, c’est la complexité du langage et le prestige
intellectuel qui les fascineront. Mais sur le fond, il n’y a pas de différence entre
ceux qui croient ce que dit la télévision, et ceux qui croient ce que dit un
intellectuel de référence. Les êtres humains sont enclins à croire absolument tout ce
qu’on leur dit, du moment que cela soit dit par des gens nombreux, importants ou
ayant l’air compétent. Ils prennent des hypothèses ou des rumeurs pour des faits,
ne vérifient rien par eux-mêmes, et adorent parader avec un savoir d’emprunt.
Le chercheur verra que des individus peuvent obtenir des positions de
prestige avec un discours incompréhensible, dépourvu de cohérence et de sens,
mais avec l'apparence de la science. Il se demandera comment cela est possible, et
quelles sont les motivations de ces personnages qui passent leur vie à écrire faux.
Car la production est impressionnante. Parfois des dizaines de milliers de pages
pour un seul auteur !

L’homme pense en général que son espèce détient les clés de la


connaissance, et les lui offre sur un plateau. Or l’espèce humaine produit
énormément de discours, mais peu de connaissances solides. L’individu finit par
prendre la culture ambiante pour la connaissance. Il peut perdre sa vie à s’appuyer
sur cette culture - les philosophes, les économistes, la religion – en espérant y
trouver la connaissance. Ainsi sont ceux qui mettent tout leur temps et leur énergie
dans l’exégèse de la Bible ou de Karl Marx. Le chercheur comprendra que la
pensée humaine ne se préoccupe absolument pas de la véracité des faits qu’elle
traite, qu’il s’agisse de la rumeur, de la religion ou des sciences sociales. Il
comprendra que rien ne fera que les hommes renoncent à leurs fausses idées. Et il
se demandera quelles options il lui reste.

Pour chacun d’entre nous, les idées qui nous traversent l’esprit ne sont pas
toujours très justes, influencés que nous sommes par les idées à la mode, le dernier
qui a parlé et nos propres élucubrations. Et il n’est pas du tout facile d’en faire le
tri.
Souvent nous avons de bonnes intuitions mais ne les développons pas, parce
que les influences extérieures sont plus puissantes. Ainsi l'information vue à la
télévision est analysée comme vraie, tandis que nous rejetons nos propres
observations. Beaucoup de gens peuvent vivre toute leur vie avec une
incongruence entre ce qu’ils perçoivent vraiment, et la manière dont ils vont
interpréter le monde. D’autres vivent très mal cette incongruence, mais ne
l’interrogent pas de manière intellectuelle. Ils supposent que c’est d’eux que vient
le problème puisque l'information reçue par ailleurs n'est pas remise en question.

D’autres encore prennent toutes les idées qui leur passent par la tête, et ne se
préoccupent jamais de les tester. Ce sont les intellectuels.
La plupart des êtres humains ont une certaine capacité à conceptualiser. Cela
permet d’utiliser le langage pour faire passer des notions complexes. Tout le
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problème vient de ce que nous croyons que tout le monde comprend une notion
comme nous la comprenons. Mais ce n’est pas le cas.
Un intellectuel est un individu capable de conceptualiser sans se référer à
une expérience sensible. C’est fondamentalement un psychotique qui s’ignore. Ou
alors un individu très influençable. Le raisonnement se suffit à lui-même. La
« critique de la raison pure » de Kant consiste d’ailleurs à demander à la
métaphysique de s’intéresser un peu aux faits. Les théories intellectuelles se
fondent ainsi le plus souvent sur des affirmations non démontrées. C’est toute
l’histoire de la pensée humaine, des religions aux sciences humaines.

Prenons l’exemple de l’économie. Toute la science économique est fondée


sur le postulat qu’il existe une entité appelée valeur, qu’elle possède un caractère
objectif, et qu’il est possible d’en identifier l’origine.

La première question est celle de l’objet qui porte la valeur. Dans les
théories classiques, il s’agit du bien lui-même. On a donc dit que l’argent était un
voile sur les échanges, et que les éventuels déséquilibres de la quantité de monnaie
et de biens circulants débouchaient sur une perte de valeur de la monnaie, appelée
inflation. Puis l’argent en circulation est devenu la contrepartie d’un dépôt d’or
dans les établissements bancaires. Au départ, l’or était un bien comme un autre.
Puis il est apparu que la monnaie circulante n’était la contrepartie que du seul or.
Enfin on a affirmé qu’une des fonctions de la monnaie était de servir d’étalon de
valeur. Ainsi trois théories inconciliables cohabitaient : l’une disait que c’était la
monnaie qui avait de la valeur, une autre que c’était l’or, une troisième que
c’étaient les biens qui en avaient. Dans un troisième temps, l’émission monétaire a
été déconnectée des quantités d’or détenues par les banques. Les partisans de
l’étalon-or disaient que la monnaie ne valait désormais plus rien. Les partisans de
la valeur travail – liée au bien lui-même - disaient qu’il fallait bien adapter la
quantité de monnaie à l’explosion de la production. Mais il est resté un résidu de la
croyance en l’étalon-or avec la constitution de réserves obligatoires pour garantir la
confiance.

L'existence de cette fameuse valeur était déjà très difficile à croire avec
autant d'étalons différents. Mais en réalité, la seule existence d’un étalon suffit à
prouver que la valeur en soi n’existe pas. Un étalon est la conséquence de la
nécessité d’un point fixe pour réaliser les mesures. Ce point fixe arbitraire est à la
valeur ce que le choix d’une origine est au référentiel spatial dans la théorie de la
relativité. La valeur possède une grande similarité avec les coordonnées du
référentiel spatial. Elle est donc essentiellement relative.
Toutefois, avec le temps, la signification du terme étalon a pris une
signification toute particulière dans le domaine économique. Dans un système de
poids et mesures, un étalon est un point de référence arbitraire, mais les rapports
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entre les choses mesurées sont fixes. Dans l’imaginaire économique, c’est tout le
contraire : un étalon monétaire n’est absolument pas arbitraire, il a une valeur fixe,
et il est le seul bien disposant d’une valeur fixe, ce qui en fait un refuge face à la
volatilité supposée de la valeur des autres biens.

L’autre question évoquée est celle de l’origine de la valeur. Selon les


besoins de la démonstration, cette origine se trouve dans l’étalon lui-même : la
monnaie ou l’or, l’utilité d’un bien pour celui qui désire le posséder, sa rareté,
parfois un mélange de rareté et d’utilité avec le principe de l’offre et de la
demande, ou encore le temps de travail nécessaire pour produire le bien. Ce sont
des théories contradictoires, mais elles sont simplement présentées comme des
savoirs qui se compléteraient. Il se pourrait cependant que l’une de ces théories soit
juste. Il suffirait de la présenter comme hypothèse et de la confronter aux faits
économiques. Mais nous avons montré dans le « Manuel d’antiéconomie » que les
faits observés conduisent au rejet des hypothèses formulées.

Pour ne pas avoir à renoncer aux inconsistances de leur théorie, certains


économistes marxistes ont simplement décidé que le prix factuel et la valeur que la
théorie met en équations étaient deux choses différentes. La valeur est une
caractéristique intrinsèque du bien et est invariable. Le prix est lui la manifestation
extérieure de la valeur. Les rapports de la valeur et du prix définissent le
phénomène d’inflation. Ils disent parfois que les prix finissent « en tendance » par
s’aligner sur cette fameuse valeur. C’est manifestement faux puisque l’inflation
n’est jamais compensée par des phases de reflux déflationniste. La tendance à long
terme observée est systématiquement inflationniste. Et pour expédier les sommes
que véhicule la finance, on dira qu’elles ne sont que du « capital fictif », alors que
le vrai capital continue de se créer dans la sphère productive.
Mais l’inflation ou la déflation sont simplement incompatibles avec la
théorie de Marx ! Dans cette théorie, quand survient une crise de surproduction et
que les prix baissent, la valeur d’un bien baisse aussi. Et selon Marx on ne peut
faire baisser la valeur d’un bien qu’en diminuant le temps de travail humain pour le
produire. Les marxistes se servent donc de la notion d’inflation pour prétendre que
si le prix n’est pas la valeur, le fait que les prix n’évoluent pas comme le prédit leur
théorie ne saurait être retenu contre elle. En réalité, la notion d’inflation détruit tout
l’édifice des théories marxistes sur l’économie.

Non seulement les théories économiques contredisent les faits économiques


mais aussi les pratiques comptables. La théorie monétariste et la théorie marxiste
ont un point commun : l’impossibilité des stocks et de l’épargne. Tout ce qui est
produit est vendu sans délai et les biens ont une valeur fixe.
Dans la théorie marxiste, la valeur est égale au prix. Il existe un problème de
demande à cause des bas salaires. Il n’existe pas de stocks car l’existence de stocks
est caractéristique d’une crise de surproduction. Les stocks doivent être
obligatoirement vendus, ce qui entraîne une chute des prix.
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Dans la théorie monétariste, la valeur est fixe contrairement au prix qui, lui,
fluctue. Il n’existe jamais de problème de demande. Tout ce qui est produit est
vendu sans effort. Le problème vient de la monnaie créée en excès par rapport à la
valeur des biens échangés. De même que tous les biens sont vendus, toute la
monnaie est dépensée. Ceci entraîne de l’inflation, car les prix baissent sans que la
valeur diminue. Il n’y a donc pas non plus d’épargne possible. Cette croyance en
l’hyperinflation due à l’excès de monnaie est curieusement de plus en plus
partagée à l’extrême-gauche, comme si le principal péché des banques était la
pratique de la planche à billets. Mais il n’est pas logique de se dire marxiste et de
croire à l’inflation monétaire.
Pour simplifier, on peut dire que pour les marxistes, la valeur du bien
s’adapte à la quantité de monnaie ou de travail. Pour les monétaristes en revanche,
c’est la valeur de la monnaie qui fluctue en fonction de la quantité de biens
produite.

L’existence permanente de stocks et d’épargne retracés en comptabilité


suffit à invalider l’une comme l’autre théorie. Cela n’empêche pas la plupart des
gouvernements occidentaux de véhiculer – sans forcément l’appliquer – un
discours monétariste tout en utilisant une comptabilité qui le contredit.
Il n’existe pas de crises de surproduction au sens que leur donne Marx. Pour
lui il n’y a pas de différence entre le prix et la valeur. Si la valeur devait baisser
suite aux gains de productivité rendus nécessaires par la crise de surproduction, les
prix devraient baisser aussi. Or cette baisse du prix ne s’observe absolument pas.
Et même lorsque certains prix et salaires baissent, les autres prix et salaires
s’adaptent. L’économie peut fonctionner exactement de la même façon quel que
soit le niveau des prix tant que la structure qu’ils forment les uns avec les autres
n’est pas déformée. C’est-à-dire qu’une baisse générale des prix n’est pas en soi
une crise économique.

Les théories classique et monétariste sont la base de la théorie économique.


Leur incapacité à expliquer les faits, leurs incohérences internes jettent la suspicion
sur l’ensemble de la discipline économique. Leur tendance amphigourique est une
constante et on pourrait donner de très nombreux exemples. Les keynésiens
pensent qu’à moyen terme les évolutions de la Bourse doivent suivre les évolutions
de la sphère réelle. Pour des scientifiques sérieux, cela consiste à mélanger des
choux et des carottes puisque les ordonnées sont différentes : dans un cas le chiffre
d’affaires, dans l’autre la cotation. Tout ce qu’on pourrait éventuellement comparer
est le profil des courbes, qui ne se ressemblent pas du tout, puisque il faut attendre
le moyen terme. Ils regardent alors les endroits où les courbes se croisent, s’en
servent comme référence et déclarent la similitude des courbes, oubliant les profils
différents, et le fait que si les ordonnées sont de nature différentes, les courbes ne
peuvent pas vraiment se croiser.

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Nous voudrions déterminer la nature de cette insaisissable qualité appelée
valeur.
Les théories marxiste et libérale oscillent entre l’idée que le prix est la valeur
de l’objet, et l’idée qu’il s’agit de notions différentes. Le mécanisme des crises de
surproduction chez Marx, l’absence de recul des libéraux sur les « chiffres » de
l’économie voient se confondre le prix et la valeur. La distinction entre l’essence
(valeur) et le phénomène (prix) chez les marxistes, et le concept d’inflation en
feraient plutôt deux notions distinctes.
On en vient souvent à confondre les théories économiques avec le
fonctionnement réel de l’économie, ainsi qu’à confondre l’origine ontologique de
la valeur et les déterminants réels du prix. Le temps de travail humain (théorie de
la valeur travail) est confondu avec les coûts de production, l’utilité marginale avec
la tendance bien réelle des prix à évoluer en fonction de l’offre et de la demande.
Normalement, les économistes utilisent des modèles simplifiés dont la qualité est
fonction de leur capacité à prévoir l’évolution des prix. Une théorie dogmatique
comme la théorie de la valeur travail fétichise un de ces déterminants en prétendant
qu’il attribue de manière fixe une valeur aux biens produits, sans fluctuation
possible à travers le processus de l’échange.
Les deux options cohérentes seraient au contraire de ne considérer que le
prix, qui serait égal à la valeur, ou de séparer les raisonnements sur le prix et les
raisonnements sur la valeur. Dans ce second cas, cela voudrait dire que la valeur
existe, mais est une caractéristique intrinsèque de l’objet non mesurable par les
outils économiques, et n’a pas d’expression phénoménale. Quelque raisonnement
que l’on fasse, la valeur n’a alors aucune incidence sur les mécanismes
économiques réels. Dans les deux cas précités, la valeur est une notion inutile.
Pouvons-nous dire en ce cas que la valeur n’existe pas ?

Il existe deux types de concepts. Un objet peut être assorti d’un prix, mais ce
prix n’est pas intrinsèque à l’objet, même les marxistes en seront d’accord. Rien
dans la nature n’a de prix sauf si l’esprit humain décide de lui affecter un prix.
Cependant ce prix existe puisque il est affiché. A la différence d’un concept
théorique comme la valeur, les concepts comptables comme le prix, la croissance,
ou encore le Produit intérieur brut sont également des « faits ». Il s’agit de faits
parce qu’ils font l’objet d’un consensus : ces prix sont réels parce que les hommes
sont d’accord pour les considérer comme tels. La théorie a créé des objets
intellectuels, et le consensus à leur sujet leur a donné le rang de faits économiques.
Il n’est pas toujours simple de faire comprendre cela. Tout dans l’économie est
inventé. Mais la comptabilité structure la réalité. Nous pourrions résumer les objets
économiques à trois catégories. La sphère de production produit des biens
tangibles. Le processus de l’échange utilise des prix qui n’existent pas dans la
nature, mais accèdent à l’existence par l’effet du consensus. Les théories
économiques utilisent le concept de valeur qui n’existe qu’en tant que concept et
n’a de pertinence que pour les gens qui discutent de la valeur.
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Le courant marxien des « critiques de la valeur » est issu de l’école de
sociologie de Francfort. Selon la théorie issue de ce courant, la forme-pensée
« valeur » a été inventée quand la notion de travail est devenue abstraite, et a
permis de faire croire à une possible équivalence entre des travaux différents. Mais
la théorie de Marx va plus loin que cela ; elle suppose une existence objective tant
au travail abstrait qu'à la valeur. Le travail abstrait n'est pas seulement chez Marx
un artifice de langage, mais est lui-même une forme-pensée. On peut observer dans
son œuvre un glissement progressif fréquent entre la conceptualisation à des fins
explicatives et la réification du concept. C’est ainsi que si la « valeur » est inventée
pour Marx, une partie du livre premier du Capital est consacrée à décrire une
mécanique par laquelle le travail se transforme en unités de valeur, assortie de
nombreux calculs prétendument objectifs !

Les théories qui s’appuient sur une comptabilité sont donc à la fois
objectives et subjectives. D’une part, les concepts comme le PIB renforcent l’idée
d’une valeur qui soit objective. D’autre part, les hommes décident eux-mêmes de
la valeur qu’ils octroient aux choses à travers le marché. Il y a objectivisation de la
subjectivité.
Un consensus devrait normalement être perçu comme bienfaisant. Or nous
constatons à l’évidence que le fonctionnement de l’économie conduit à des
difficultés parfois très importantes. Il devrait être possible à tout moment d’en
changer les règles. C’est ce qu’a fait en France la commission Stiglitz, chargée de
redéfinir le contenu de la croissance en mettant en avant des préoccupations
éthiques et environnementales. Les faits économiques bruts seraient les mêmes,
mais le discours qui les accompagne serait totalement réécrit pour faire apparaître
ce qu’il convient de montrer.

Pourquoi en ce cas d’autres difficultés majeures liées à l’économie, comme


la faim dans le monde ou les déficits publics, n’entraînent-ils pas un rejet des
règles économiques qui les ont créées ? C’est que la masse des individus ne perçoit
pas encore que l’économie est une convention. Elle la croit naturelle.

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DE LA GNOSE

De la gnose
Nous avons pu montrer que les théories économiques sont incohérentes.
Selon les besoins de la démonstration, la valeur est portée par la monnaie, l’or,
l’utilité d’un bien, sa rareté, le rapport entre l’offre et la demande, ou encore le
temps de travail nécessaire pour le produire. La théorie économique est également
contredite par la pratique comptable.
La surprenante conclusion à laquelle nous sommes parvenus est que la
valeur (au sens de prix) d’une chose est une pure convention. A de la valeur ce que
l’homme affirme avoir de la valeur. Voilà donc une chose parfaitement subjective
que la valeur, mais à laquelle le consensus donne une apparence d’objectivité.
Comme invention de la pensée, la valeur se comporte de la manière dont l'homme
s'attend à ce qu'elle se comporte. Elle est l’idéaltype de la forme-pensée.
Or il apparaît que la valeur économique n’est pas le seul concept faussement
objectif. Cette propriété est même extrêmement commune parmi les concepts. Il en
est ainsi de la justice : est juste ce que j’estime juste. De la légitimité : est légitime
ce que j’affirme légitime. De la morale : est moral ce que je considère moral. Ainsi
du beau et du bien.

Il apparaît dès lors que les hommes sont incapables de faire la différence
entre un fait et une opinion, un objet réel et un concept. Il apparaît également que
la philosophie commune n’a aucune valeur. Puisque l’homme ne distingue pas
entre un fait et une opinion, il est inutile d’aller plus loin : il n’entendra rien à la
philosophie que ce qui conforte ses opinions.
Les petits faits du quotidien sont là pour le démontrer. Faites la queue à un
guichet. Une personne vous dit qu’elle n’est là que pour un renseignement et vous
demande si elle peut passer devant vous. Vous lui répondez que tout le monde
vient à ce guichet pour un renseignement et que vous ne voyez pas pourquoi vous
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DE LA GNOSE

devriez céder votre rang dans la file. La personne vous agresse verbalement, elle
semble parfaitement sincère et elle l’est sans doute. Sa demande était pour elle
parfaitement légitime, et vous êtes un emmerdeur.
Cette incapacité à faire la différence entre un concept et un objet réel
possède aussi quelques variantes. Une variante assez fréquente est celle de
l’hypothèse prouvée fausse à laquelle le sujet ne veut pas renoncer. Un exemple
remarquable est celui de l’étalon-or. Il n’y a plus d’étalon-or, mais selon certains, il
DEVRAIT y avoir un étalon-or. En conséquence, si on crée de la monnaie sans
posséder de l’or, la monnaie perd de sa valeur. Comme on fait ça tout le temps, la
monnaie pour eux ne vaut rien et nous sommes en hyperinflation. On a beau leur
expliquer que la boîte de sardines ne coûte pas plus cher, ils n’en démordent pas :
nous achetons la baguette avec des brouettes d’euros comme en Allemagne dans
l’entre-deux-guerres.

Il faut bien comprendre que la vérité pour ce genre d’individus est tout à fait
autre chose qu’un constat ou une évidence : c’est un concept. Toutes proportions
gardées, on pourrait présenter cette complexion psychologique comme suit. Si un
chien un blanc, il est tout à fait indifférent pour eux que ce chien soit blanc ou noir.
Ce sont des propositions équivalentes. Ils disent que le chien qu’ils voient est blanc
non pas parce qu’ils voient un chien blanc, mais parce qu’ils s’alignent sur
l’opinion générale qui affirme que le chien est blanc.
Nous avons affaire à des imitateurs. Et nous devons constater que c’est une
qualité valorisée. Le système scolaire notamment ne favorise certes pas l'esprit
critique, mais la capacité à imiter le discours de l'enseignant. Cela n'est pas propre
au système scolaire, mais un mode de fonctionnement commun à l'humanité. Car si
on y regarde de plus près, ce n'est pas seulement le fayotage et la tendance à hurler
avec les loups qui est récompensée. Le discours d'imitation ne ressemble pas à une
imitation. Il n'a rien de grossier, n'a pas l'apparence d'un « à peu près » qui
ressemblerait au discours de référence produit par un original réellement
compétent sur le sujet.
Un bon imitateur sait reproduire exactement le discours original. Parfois, il
peut produire des variantes, qui se présenteront alors comme des écoles, mais un
des traits saillants du discours d'imitation est qu'il peut être d'une très grande
précision, maîtriser toutes les références et les codes de la discipline abordée, et
user d'un langage particulièrement complexe.
Mais ce qui distingue une imitation de pensée d'une pensée authentique, c'est
qu'à aucun moment le locuteur ne semble douter. Il peut certes affirmer qu'il doute,
mais son mécanisme de base le fera écarter les objections sans en tenir compte.
C'est le propre des politiciens qui sont « en boucle ». On se demande pourquoi tant
de gens croient encore au mythe du débat, quand les maîtres du dit débat ne sont
même pas influencés à la marge par une idée n'appartenant pas à leur propre champ
de discours.
On remarquera que la culture populaire valorise la constance des opinions,
c'est-à-dire la rigidité intellectuelle, et utilise les opinions passées d'une personne
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DE LA GNOSE

toujours à son discrédit. On pourra également remarquer que les gens qui ne
changent jamais d’opinion et les gens qui évoluent à cet égard sont des catégories
très largement étanches l’une à l’autre. Il est totalement inutile d'espérer
convaincre les gens de la première catégorie qu'ils se trompent.

C'est souvent un test qui permet de distinguer l'imitation du discours


authentique. Devant un discours extérieur, nous pouvons chercher à adopter une
attitude de non-jugement, à laisser sa chance au produit, même si nous n'en
ressentons pas l'authenticité au fond de nous. Si des erreurs logiques nous
apparaissent, nous les attribuons à la nature subjective de la pensée humaine. En
revanche, lorsque nous exprimons ces objections, nous ne pouvons pas ne pas nous
sentir mal à l'aise quand des objections qui nous semblent évidentes sont ignorées,
ceci dans le meilleur des cas.
Un petit nombre de discours politiques, de droite ou de gauche, sont
désignés comme dignes d’intérêt. Nous les acceptons comme le paradigme de la
pensée politique, les assimilons comme des objets culturels, en maîtrisons les
tenants et les aboutissants. Mais nous sommes contraints de remarquer
que beaucoup de personnes les reproduisent tels quels et les prennent pour argent
comptant. Nous remarquons également qu'ils semblent très bien comprendre le
discours d'en face et y répondre. Ces discours proposent des systèmes, mais
forment également entre eux un système au sein duquel ils s'affrontent certes, mais
s'emboîtent si bien les uns aux autres qu'on les croirait créés d'un seul tenant. En
revanche, si nous formulons une remarque non prévue dans ce champ, nous
obtenons une non-réponse. C'est à ce moment que la dissonance cognitive apparaît
dans ce schéma si bien huilé.
Un imitateur n’est pas intéressé par le signifié d’un discours. Ce qui est
important n’est pas ce qui est dit, mais qui le dit. Il peut sembler maîtriser les
questions philosophiques les plus complexes, mais ne pas comprendre une
remarque logique simple. Il peut approuver le discours d’un personnage en vue
dans le milieu qu’il fréquente, mais dénigrer ou condamner le même discours
exprimé par un sans grade.
On se prend à penser que Richard Dawkins, fondateur de la mémétique,
avait peut-être en partie raison : peu importe que des schémas de pensée disent la
vérité, ils se répandent comme des virus dont nous ne sommes que des supports
d'expression.
Cette pensée « humaine » est bien incapable de faire la différence entre un
concept et un objet réel. Quelques philosophes un peu plus malins que les autres
ont dénoncé ce biais cognitif en le nommant « réification » (des concepts traités
comme des objets concrets).
Un exemple éloquent de réification récurrente se trouve dans l’œuvre de
Karl Marx. Nous pouvons admettre qu’on puisse adopter arbitrairement une
description de la société en différentes classes sociales, les supposer en lutte, et
faire une description de l’Histoire au travers de ce prisme de la lutte des classes. Ce
serait une description parmi d’autres. Mais pour Marx et les marxistes, cette
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description est la seule possible, à l’exclusion de toutes les autres. Les classes
deviennent « l’infrastructure » de la société, la lutte des classes le « moteur »
unique de l’Histoire et son énoncé rien de moins qu’une découverte scientifique.
Marx écrit aussi - mais à sa décharge il a tous les économistes classiques
avec lui - que l'objet « travail » (tout court, ou « vivant » pour les marxiens) subit
une transsubstantiation en valeur. On tente ainsi d'expliquer des phénomènes réels
par des constructions du mental. Dans un processus mental associé, le mot
« réification » perd de son sens. Il sera utilisé par les marxistes, qui ne voient
absolument pas qu’ils réifient, mais en accusent les idéalistes.
Des centaines d'auteurs vont cependant suivre ce schéma de pensée, en bons
imitateurs. Ils se présentent comme « chercheurs » en « sciences » humaines, se
persuadent qu’ils font avancer la connaissance alors qu’ils ne produisent que de
l’idéologie. L’idée que les sciences humaines sont des sciences est une arme
puissante pour le conditionnement des esprits.

Il est cependant assez significatif que si la valeur, le juste, le beau, le bien


sont des opinions et non des faits, les opinions des autres sont pour nous des faits,
dont il faut tenir compte. Lorsque des opinions font l’objet d’un consensus, elles
deviennent absolument des faits.
Au niveau de la pensée pure, la valeur n’existe pas. Au niveau terrestre, les
biens ont des prix, nous touchons des salaires, des dividendes et des honoraires, et
l’humanité est incapable de se débarrasser de la notion de valeur qui régente la vie
sociale.
L’être humain a inventé l’économie et la valeur, et chacun peut constater que
l’économie et la valeur existe.
Les économistes ont remarqué que les prédictions en Bourse sont largement
auto réalisatrices. Si chacun croit qu'un krach financier est sur le point de se
produire, tout le monde vend ses titres, faisant ainsi s'effondrer les cours.
Ils ont moins remarqué que les crises bancaires surviennent de la même manière.
Les banques – sans qu’il existe de seuil objectif - perdent confiance en la capacité
de leurs débiteurs à rembourser. Elles déclarent alors ces créances irrécouvrables,
les débiteurs insolvables, dévaluent ces actifs et ne prêtent plus rien. Et comme
elles ne prêtent plus rien, il n'y a plus d'argent en circulation pour rembourser les
banques. C’est-à-dire que quand une banque n’a plus confiance, elle se passe elle-
même la corde au cou. Toute l’économie fonctionne à la confiance, exactement
comme les fées ont disparu lorsque plus personne ne croyait en leur existence. Un
certain nombre de prophètes ont d’ailleurs annoncé de manière répétée que le
système économique était mort. Si tout le monde se mettait à penser comme eux,
on peut affirmer sans risque de se tromper qu’il serait réellement mort.
Au niveau de la pensée pure, la justice n’existe pas non plus. Il n’existe que
les intérêts divergents de différentes personnes. Au niveau terrestre, le droit fait
l’objet de lois, de décrets, d’ordonnances et de jurisprudence.
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Il y a d’ailleurs une tricherie sémantique. La justice n’existe pas, mais


l’institution prend le nom de Justice, pour que les hommes soient amenés à la
croire juste. Une bijection prend place : la notion de justice crée l’institution de la
Justice, qui se trouve à son tour légitimée par la notion de justice. C’est là un
exemple trivial de ce que le langage fait à un niveau supérieur. La pensée crée le
mot et le concept, et le mot crée le monde.

Il existe certains enseignements philosophiques qui expriment cette idée que


la pensée et les mots créent le monde. Cela va de l’idéalisme grec au soufisme
musulman, en passant par la gnose chrétienne ou les préceptes du Bouddha. Dans
la Genèse, Dieu crée l’univers par la parole (« que la lumière soi »). A Jean 1, 1,
nous lisons ceci : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était tourné vers
Dieu, et le Verbe était Dieu. » et à Jean 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair […] ».
Dans le Coran, Dieu dit : « Je suis conforme à l’opinion que mon serviteur se fait
de moi », et Platon décrit un monde réel projeté sur les murs d’une caverne, que
ses habitants prennent pour le monde lui-même. La littérature magique est aussi
remplie de descriptions des rapports entre le plan mental et le plan physique. Elle
propose notamment d’agir sur le monde par des « formules magiques ». La
Kabbale notamment consiste à créer la matière par les mots.
Les hommes ordinaires ne créent pas de matière par la pensée, mais ils
peuvent tout à fait créer des institutions, des philosophies, des morales, des
religions et toutes sortes de concepts. La pensée crée aussi les mots pour dire ces
concepts, et ces concepts colonisent l’esprit des hommes. Par la suite, l’humanité
crée des disciplines pour étudier ces concepts, des universités pour les enseigner,
des diplômes à la clé, et des institutions pour exercer ces nouveaux talents.
« Dieu » continue de créer le monde, mais l'homme est son instrument.

C’est également dans la Genèse qu’Adam mange du fruit de l'arbre de la


connaissance du bien et du mal. Une interprétation gnostique de ce passage serait
que l'homme « connaît le bien et le mal » quand il commence à juger la création,
à trouver certaines choses bonnes et d'autres mauvaises. La connaissance du bien et
du mal n’est pas la connaissance, mais ce que nous appelons couramment la
subjectivité.
Dans le monde que nous connaissons, ce bien et ce mal sont partout. A
travers les préférences culturelles, quand un supporter de Paris se bat avec un
supporter de Marseille. A travers la philosophie, via tous les livres écrits sur la
morale, l'éthique, le droit naturel, la légitimité de l'Etat... Tout cela ne donne lieu
qu'à des pétitions de principe. Dans la sphère politique, où chacun choisit une
opinion arbitraire et se bat contre celui qui défend l'opinion arbitraire opposée.

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Pour certains, la France doit être métissée. Pour d'autres, elle doit être blanche.
Aucun argument ne peut résoudre le désaccord, et c'est la discorde éternelle.
Certains affirmeront que leurs critères de choix sont objectifs. Voilà bien
tout le malheur: même si certains hommes reconnaissent que la subjectivité atteint
des domaines bien plus vastes qu'on ne le pense généralement, et vont jusqu’à
adhérer à ces principes gnostiques, ils se croient – eux - capables de faire la
différence entre subjectif et objectif. Or parmi ceux-là, très peu le peuvent
réellement.

L'homme se figure donc que le monde est mal fait et juge la création. Il
est l'ange déchu des mythes chrétiens, en révolte contre le monde.
Le jugement survient à travers le langage. Le langage crée une réalité
« culturelle » qui se superpose à la réalité objective. L'homme invente à travers lui
la valeur et avec elle l'économie, les riches et les pauvres, les crises économiques.
Il invente des institutions et crée pour les légitimer des principes ad hoc, comme la
démocratie, ou la justice.
Il n'existe pas de crises économiques en dehors de gens qui y croient et se
soutiennent dans leur croyance commune. Il n'existe pas de société démocratique
mais un mythe fédérateur.

C’est-à-dire que l’homme crée sa propre réalité subjective, mais qu’il ne le


sait pas. Il la croit objective. Les faux concepts et le jugement en « bien » et
« mal » sont présents en chacun de nous.
Une société donnée se caractérise par sa culture. La morale sociale, ce sont
les éléments culturels érigés au rang de valeurs. Ces éléments culturels servent
alors de référence pour juger en bien et mal.
Un individu a une conception personnelle du beau, du bien ou du juste qui
est influencée tant par la culture non moralisée que par la morale sociale. En
général, le beau – les arts et la cuisine par exemple – relève d’une culture non
moraliste, et l’individu est moins influencé par une culture non moraliste que par la
morale sociale. C’est ainsi qu’il affirme plus facilement ses préférences musicales
et culinaires. Mais il arrive parfois que même la cuisine et les arts relèvent d’un
jugement en « bien » et « mal ». L’individu se forge ainsi une morale personnelle,
qui se superpose à la morale sociale.

Puisque l’être humain est entièrement soumis au jugement et aux faux


concepts, certaines élites gnostiques ont pensé qu’il fallait imposer un jugement
univoque au sein d’une société, autour de valeurs communes et indiscutées,
assurant ainsi la concorde civile. Pour elles, aussitôt le libre-arbitre affirmé et ces
valeurs discutées, les sociétés connaissent les querelles et la guerre civile.
Ces élites connaissaient alors le caractère arbitraire de la morale. Par la suite,
la Tradition tendant à se perdre, les élites se sont mises à croire comme le peuple
que la morale commune était vraie.

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Le gnostique désormais isolé peut reconnaître les faux concepts et les


jugements du substrat culturel, mais il ne peut pas y échapper. Nous vivons dans
un monde régi par des morales innombrables au point qu'il devient impossible de
ne pas en adopter certaines. C'est ce qui s'appelle faire l'expérience du monde
sensible. On dira à cet effet qu’il n’existe pas de pensée sans préjugé.

Les hommes cherchent également à convaincre à tout prix autrui du bien-


fondé de leurs propres préjugés.
Des millions de gens ont cru de bonne foi qu'ils étaient devenus savants
parce qu'ils avaient adopté les préjugés d'un penseur barbu. Ils sont nombreux
d'ailleurs à continuer à dispenser toujours la bonne parole. Toute la pensée
occidentale est faite de postulats du même tonneau. Les auteurs avancent des
affirmations invérifiables d’ordre théologique et se fâchent avec tous ceux qui ne
tiennent pas leur point de vue pour absolument vrai. C'est là le mécanisme des
guerres et de la politique : des groupes d'individus ayant des préjugés différents se
combattent pour faire prévaloir les leurs.
Il n'existe pas d'Histoire qui ne soit issue de la sélection de
quelques données et de l'élimination de toutes les autres par les historiens, dans
l'optique de donner un sens au récit. Il n'existe aucun acte qui soit juste, il n'existe
aucun droit de nature qui serait « imprescriptible ». Si on écrit « l'immigration est
une chance », elle en sera une si on choisit de la percevoir comme cela.
Celui qui voit clair sait reconnaître ses préjugés pour ce qu'ils sont : ils
correspondent à ses goûts ou à ses intérêts. Mais la plupart des gens pensent -
consciemment ou pas - qu'une opinion peut être meilleure qu'une autre. Certains
nomment leurs propres opinions « opinions » et celles d'en face « préjugés », en
s'imaginant qu'ils doivent faire œuvre de pédagogie pour éclairer les masses
aveugles.

Les concepts purement humains comme la « valeur », la « justice », la


« légitimité », et les institutions n’existent que sous un rapport tautologique : existe
ce que je décrète exister. Les hommes s'imaginent savoir ce que sont le « respect »,
la « morale », mais seraient incapables d'en donner une définition qui ne fasse pas
intervenir leurs propres préjugés. Le respect qu'on leur témoigne consiste à se
comporter conformément à leurs propres attentes, et le respect ne peut pas être
autre chose. Les qualités morales qu'ils décernent à une personne sont sa capacité à
se conformer à ce qui relève de leur propre morale, et la morale ne peut être autre
chose.
Les hommes prennent leurs suppositions pour la réalité. Ils discutent de tout,
comme si un préjugé se discutait, et comme si on pouvait terminer une discussion
en faisant voir à tous la vérité.

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Ils sont alors devenus des proies pour toutes sortes d'influences. Les préjugés
qu'ils adoptent leur sont imposés par leur environnement culturel et ils imaginent
qu'ils sont le fruit de leur propre réflexion autonome.

Puisqu'il n'existe pas de pensée sans préjugés, la seule qualité d'une pensée
est d'avoir conscience des préjugés qu'elle utilise. L'homme de la tradition assume
volontiers sa subjectivité et ne prétend pas être dépositaire de valeurs universelles.
Que l'on s'y reconnaisse ou qu'on la combatte, on identifie souvent la pensée
traditionnelle à la « droite ». Au 18ème siècle, on pouvait à bon droit faire ce
rapprochement, l'universalisme et les droits de l'homme étant clairement des idées
progressistes rattachées à la gauche de l'hémicycle. Les grands penseurs de la
droite étaient pleinement conscients de se rattacher à une culture enracinée et à des
valeurs subjectives. Ils comprenaient qu'au-delà de la défense d'un ordre antérieur
et une hiérarchie, c'était leur culture qui était menacée.
A l'inverse, la gauche croyait que ses idées représentaient un « progrès »
contre un supposé obscurantisme antérieur. Ses valeurs étaient objectivement
meilleures. Elle n'avait aucune conscience de ses préjugés. D'ailleurs, elle pense en
général que les préjugés n'existent qu'en face.
Il est significatif que beaucoup de gens de gauche soient absolument
incapables de distinguer un fait d'une opinion. Sitôt aura-t-on fait admettre le
caractère subjectif d'une opinion, ils affirment que les faits aussi sont subjectifs.
C'est là la caractéristique du matérialisme et des ses rejetons - structuralistes,
constructivistes ou encore l'économie - où tout ce qui est affirmé est toujours vrai.
Les hommes de la gauche jusqu'au milieu du 20ème siècle conservaient aussi
un fort lien à leurs terres et à leur culture. Aujourd’hui beaucoup de gens ne
comprennent même plus le relativisme culturel, qu'ils assimilent d’office au
racisme. Ce n’est pas seulement la gauche, mais tout le spectre politique qui est
concerné. Pour tout le monde, le clivage droite/gauche est désormais un désaccord
sur le degré des inégalités et l'interventionnisme de l'Etat dans l'économie. La
droite a totalement assimilé le discours progressiste : elle est mondialiste,
américanisée et défend des valeurs à prétention hégémonique que l'on dira
« occidentales » à défaut d'être liées à une tradition d'Occident. Cette grande
similitude de vues entre la « droite » et la « gauche » échappe totalement à la
majorité des individus, tant ils partagent cette idéologie universaliste.
Les anciens hommes de droite ne se trompaient donc pas en pensant que ce
n’était pas seulement les hiérarchies humaines que le progressisme voulait détruire,
mais bien leur culture.

Il existe donc deux manières de faire l’expérience du monde. L'une est de


croire que le culturel subjectif est objectif, que nos opinions sont impératives en
raison de critères moraux intangibles. Ceux qui suivent cette voie n'ont pas de

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libre-arbitre. Ils peuvent être soumis par la culture - qui leur est extérieure - ou par
leur nature - qui leur est propre.
Si nous sommes « libres » de nos choix de vie, ceux-ci nous sont imposés
par la société et nos inclinations. D'abord, la subjectivité s'impose socialement par
toute une série de conventions qui ne disent pas leur nom. Tout le discours sur tous
les sujets possibles est un vaste storytelling. Il cache des jugements de valeur à
toutes les phrases. Cotillons et serpentins évoquent la fête. Sans eux, on s’ennuie.
Aussitôt les a-t-on sortis, tout le monde s’amuse. Une fête devient « chaude » à
deux heures du matin, jamais à 23 heures. On trouvera des spécialistes médicaux
pour nous expliquer le cycle de production des hormones en boîte de nuit. Mais
c'est plus sûrement une hypnose de masse : si tout le monde est persuadé qu'une
fête devient chaude à 2 heures, elle le deviendra.
L’individu ordinaire ne sait évidemment pas qu’il est subjectif. Il suit
souvent un archétype sans même sans rendre compte. Il est parfois tellement
surdéterminé par l'archétype en question qu'il reconnaît l'archétype en lui, sans
savoir qu'il s'agit d'un archétype. Ainsi un américain déclarait avoir voté pour
Obama parce que « pour la première fois, un candidat s'était adressé aux gays,
s'était adressé à moi ».

La subjectivité s'impose à l'individu en même temps que sa propre nature.


Certains individus sont assez spontanément capables d'écrire des gros livres de 850
pages quand d'autres ne peuvent pas en noircir une. Certains tiennent l'alcool et les
nuits blanches à répétition quand d'autres ne récupèrent pas s'ils se couchent après
22 heures. Les blagues racontées par Coluche font rire mais d’autres feront un bide
avec les mêmes.
Certains passent 4 mètres 50 à la perche la première fois qu'ils en tiennent
une, tandis que d'autres la prendront dans l'œil même s'ils s'y essaient pendant dix
ans. Il faut donc en déduire qu'il n'est possible d'agir que conformément à sa
nature. Cette « nature » est en général niée, parce qu'elle ne peut être réduite
facilement à des déterminants sociologiques ou psychologiques bien identifiés.
Elle l'est d'autant plus en France, où il n'est moralement pas possible d'admettre
que tout le monde n'a pas les mêmes capacités.
Un certain Paul Bourget a dit : « Il faut vivre comme on pense, sinon tôt ou
tard on finit par penser comme on a vécu. » C'est joli, mais on peut constater qu'il
n'est tout simplement pas possible de vivre comme on pense si ce qu'on pense ne
correspond pas à notre nature.
En général, les gens veulent être ce qu'ils sont. Chacun est bien ce qu'il est
censé être et chacun pense comme il vit. Si les individus comprenaient qu'on pense
comme on vit, ils accepteraient plus facilement les divergences d'opinion comme
autant de manifestations d'une saine subjectivité. Mais non seulement chacun
pense comme il vit, mais il pense aussi que tout le monde devrait vivre et penser
comme lui-même, et perçoit son mode de vie comme une morale applicable à tous.
Et il y a ceux qui veulent être quelqu'un d'autre ; ils se verront rejetés par la
vie qu'ils ont choisie, comme des greffons incompatibles. Ainsi, on perdra son
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DE LA GNOSE

temps à essayer de devenir un champion de perche si on ne dispose pas des qualités


naturelles requises. Il existe beaucoup d'individus assez névrosés pour essayer
toute leur vie de devenir ce qu'ils ne sont pas censés être, surtout des artistes et des
écrivains.
Tout le malheur vient de ce que chacun ne comprend pas dans quelle mesure
il est responsable de sa vie. Il est nécessaire de faire des efforts pour obtenir des
résultats, mais il est inutile de produire des efforts dans une voie qui n'est pas la
nôtre. On en viendrait à se sentir coupable d'échecs imaginaires. A l'inverse, même
si ce sont des efforts, on produit toujours les efforts qu'on est censé produire, parce
qu'il n'y a ni cause ni conséquence, et que le résultat et les efforts pour y parvenir
ne peuvent être séparés.

Le Tao enseigne que tout ce qui est entrepris de manière volontaire, dans
l'affrontement d'obstacles apparemment insurmontables est voué à l'échec. Tout
doit se faire naturellement, en conformité avec notre nature. Il s'ensuit que toute
une culture populaire ment. Il n'y a pas de « quand on veut, on peut », mais plutôt
« quand on peut, on veut ». Et comme on veut, on s'imagine que c'est pour cela que
ça marche. Si Roger Federer est un immense champion de tennis, ce n'est pas parce
qu'il a énormément travaillé son coup droit, qu'il s'est forgé un physique et un
mental à toute épreuve et qu'il a énormément de mérite. C'est parce qu'il est dans la
nature de Roger d'être un grand joueur de tennis qu'il fait ce qui lui est naturel, à
savoir travailler son coup droit, son physique et son mental. Si n'importe qui fait
cela, il s'acharnera pour rien, jamais il ne jouera à son niveau. La culture minimise
le « talent » (une chose qui existe), et maximise le « mérite » (une notion inventée
et subjective). On peut se demander si ce n'est pas à dessein que la culture nous
enseigne des valeurs visiblement fausses. Sont-elles délibérément destinées à nous
faire perdre notre temps et notre énergie, afin que nous n'écoutions pas nos
intuitions et suivions un chemin qui n'est pas le nôtre ?
Comment certaines personnes peuvent-elles faire des choses qui nous
semblent incroyables ? Leur talent ? La bêtise ou la peur des autres ? Tout le
monde ne peut pas devenir gourou d’une secte, inspirer de la peur, être un virtuose
de l’escroquerie, faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Oser ne suffit pas. Ils
réussissent parce qu'ils osent ce qui leur est naturel. Ne croyez pas à la « loi
d'attraction » comme quoi tout ce que vous visualisez devient la réalité. Ca ne
marche que quand vous visualisez ce qui vous est accessible et naturel.
Les hommes surtout ont toujours des théories pour justifier ce qu'ils font, ils
tuent pour ce qui leur semble de « bonnes raisons ». Les femmes n'en ressentent
pas toujours le besoin, parce que les instincts n'ont pas à être justifiés. Quand elles
détestent quelqu'un, elles ne songent pas à expliquer pourquoi.
Toute la subtilité consiste à ne pas confondre une description et une
explication. Vous pouvez donner une foule de détails, une chaîne de « causes à
effets », une description de l'enchaînement des pensées conscientes ou
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subconscientes qui font que certaines femmes préfèrent les voyous égoïstes et
superficiels (le phénomène est assez connu, mais ne semble pas reculer).
Cependant l'explication de fond est différente : elles pensent comme cela parce que
c'est dans leur nature de penser comme cela. Sur ce point, on peut même y voir une
égrégore de groupe.
Bien entendu, l’esprit ne se laisse pas toujours imposer sa manière de penser.
Si un individu se fait la remarque qu'il n'est pas dans son intérêt de penser comme
il le fait, et décide de changer ses pensées, il peut le faire. C'est le grand secret de
la magie, si simple et à la fois si puissant : nous pouvons choisir nos influences.
Les individus ordinaires, eux, n’y arrivent pas. Eux comme nous font ce qui
leur est naturel. Mais il est naturel pour nous de le savoir. C'est un cadeau, mais un
cadeau personnel. Il n'est transmissible qu'à ceux qui le possèdent déjà, ou à ceux
dont la nature est de le posséder. Quel espoir pouvons-nous mettre dans la
politique, puisqu'il est dans la nature d'une majorité de gens d'être gouvernés
comme ils le sont ?

Nous ne faisons que ce qui est conforme à notre nature. Pour ce qui est de
l’entendement, nous ne comprenons que ce que nous sommes à même de
comprendre. Ainsi l'enfant en bas âge ne comprend le chiffre que comme une
qualité de l'objet. Une boule est la boule n°1 par essence. La cardinalité et
l'ordinalité ne lui viendront que plus tard.
Mais tous les individus ne connaîtront pas nécessairement le même
développement intellectuel, et il en est qui ne comprendront jamais la cardinalité et
l'ordinalité. Certaines personnes ne voient pas un certain nombre de couleurs,
d'autres ne distinguent pas la musique du son brut. Pour ces derniers, c'est la notion
même de musique qui est dépourvue de sens.
De l'autre côté, certaines personnes ont le don. Pour les uns, ce sera l'oreille
absolue, pour d'autres une aptitude sportive hors du commun, pour d'autres encore
une compréhension de la physique et des mathématiques d'ordre supérieur.
Certains auront des dons insolites et peu valorisés et passeront dans des shows
télévisés.
Ce sont là des cas peu fréquents, et il serait aisé de les classer comme des
« anomalies » pour supposer que pour l'essentiel, l'entendement humain est
universel. Tel n'est pas le cas. L'entendement humain est multiforme et nous en
aurions une preuve en comparant l'analyse d'une situation commune par deux
personnes différentes.
Ainsi, il n'est pas possible à beaucoup de voir une construction sociale,
morale et conceptuelle, pour tout dire une invention du cerveau humain, dans la
démocratie représentative, la séparation entre la droite et la gauche, la notion de
justice. Ils sont convaincus de décrire des oppositions objectives, un camp des
gentils et un camp des méchants, et se vautreront dedans avec enthousiasme et foi
en leurs valeurs fabriquées.
Tout ce subjectif, ce conditionné, nous l'appelons la culture. Les hommes
l'aiment, et ils ne s'en méfient donc pas. Sans y réfléchir plus que cela, ils assument
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ce subjectif comme un élément de leur nature. On franchit un pallier chez ceux qui
prétendent exprimer des valeurs « universelles ». Ceux-là voient la subjectivité
seulement chez les autres, et l'objectivité avec eux. Dans une culture donnée, tout
écart à la norme peut être perçu comme une menace pour le groupe et être éliminé.
Pour les tenants des valeurs universelles et de la morale objective, tout écart à leur
norme est immoral. Il peut donc être perçu comme une menace pour l'univers
entier.
L'occidental est certain qu'il agit pour le bien de ces pays lorsqu'il envoie des
troupes en Irak ou en Afghanistan. Il voit bien parfois les enjeux géostratégiques
cachés derrière les appels à la défense des droits humains, mais même s’il proteste,
il reste dans le fond convaincu qu’il a le droit moral d’imposer dans ces pays un
mode de vie qui lui convienne à lui. L'occidental est très tolérant envers les gens
qui pensent et vivent comme lui. Aussi il fait semblant de croire que le racisme est
une question de couleur de peau, puisque dans le fond tout le monde souhaite
partager la culture occidentale. Au mieux, il reconnaîtra comme éléments culturels
valables les arts et la littérature des pays exotiques, qu’il survalorisera d’autant plus
qu’il cherchera à détruire leur pensée fondamentale.

La culture subjective est à la source des conflits à travers le temps et


l'espace. Il serait trop facile d'accuser un élément culturel particulier. En accusant
la religion, on ne fait que créer un conflit culturel entre les partisans et les ennemis
de la religion, avec la prétention de mettre fin aux conflits. C'est bien la culture
toute entière qui est la cause des guerres, et comme l'homme n'est rien sans sa
culture et sa subjectivité, il ne peut pas éviter la guerre.
Mais la culture a un autre effet puissant qui consiste à faire croire à chacun à
l'unité de pensée, de compréhension et de sentiments au sein du groupe. Elle assure
son emprise par le langage. Ce n'est pas l'existence de différentes langues qui
entraîne l'incompréhension mutuelle des hommes comme on le suppose à la lecture
du mythe de la tour de Babel. C'est l'utilisation même d'un langage articulé qui est
à la source de cette incompréhension. Tant que l'on utilise le langage pour décrire
des choses concrètes, les catégories de langage sont relativement universelles. Dès
que le concept entre en jeu, tout est perdu.
Tout le monde croit savoir ce qu'est l'ego, le jugement, la morale, mais très
peu le savent réellement. Dans ma jeunesse, je savais que je ne comprenais pas ce
que signifiaient ces mots, et je soupçonnais ceux qui les utilisaient de ne pas en
savoir plus que moi. C'était en effet le cas, car comment pourrait-on parler de
morale ou de jugement quand on ne conçoit même pas ce qu'est le conditionné ?
L'effondrement de la tour de Babel décrit mieux le passage de la télépathie au
langage. Et il en est pour croire que le langage nous permet de mieux transmettre
les subtilités de nos pensées.
La culture partagée, le langage nous font croire que nous nous comprenons,
nous donnent l'illusion de partager une commune humanité. S'y ajoute l'apparence
anatomique, qui se fond avec l'activité sociale et culturelle comme une évidence,
tant il semble naturel que les hommes travaillent, aillent au café et fassent de la
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politique. Mais nous ne sommes pas identiques. Les autres font des choses que
nous ne comprenons pas et nous demandons pourquoi. « Pourquoi est-il devenu
un meurtrier ? » Les études sociologiques et psychologiques ne fournissent que le
contexte. La réponse ultime est qu'il était dans l'ordre des choses qu'il en soit un. Et
si nous ne sommes pas nous des meurtriers, c'est qu'il n'est pas dans l'ordre des
choses que nous en soyons. Nous ne dirons pas que le paradigme humain n'existe
pas, mais qu'une fois révélée notre tendance à projeter sur autrui ce qui n'existe
qu'en nous, nous comprenons que chacun est un être très particulier, qui ne voit, ne
pense et ne ressent pas les choses comme nous.
Notons que logiquement on pense ce que l’on pense. C’est-à-dire que tout ce
que nous percevons et pensons est nécessairement correct pour soi. On peut se
demander si ce que nous percevons est correct, mais in fine, si notre nature est de
percevoir correctement, nous percevrons correctement. Ceux qui doivent
comprendre comprennent. Ceux dont il n’est pas dans la nature de comprendre ne
comprennent pas. Que celui qui a des oreilles entende.

Ces rôles immanents que nous nous trouvons contraints de jouer sont connus
dans la littérature sous le nom d’archétypes. Nous agissons dans le monde en
incarnant des archétypes, parce que le « choix » de l'archétype est la seule liberté
acceptée. Mais comme d'autre part, nous sommes dirigés de telle manière que nous
devons agir de la manière qui nous est naturelle, même ce choix est finalement
contraint. Nous sommes mus par des forces extérieures si puissantes que
l'autonomie finit par ne plus exister que sur le plan divin. Et pourtant nous dirons
que ce plan divin n'est accessible qu'à ceux auxquels il est accessible. L'autonomie
n'est pas donnée à tous, même sur ce plan.
Karl Marx disait à cet égard que ce sont les conditions matérielles et morales
d'un individu qui déterminent sa conscience à un moment donné. Les hommes
deviennent les instruments d'une histoire qui les dépasse. Cela est vrai, mais
insuffisant.
Marx ne dit pas ce qui crée les conditions matérielles et morales, qui
semblent sortir de nulle part. Pour lui il n'existe pas d'archétype, mais une
évolution finaliste des sociétés humaines, un darwinisme appliqué aux sciences
sociales.
Il prétend que cette évolution, il la maîtrise dans sa totalité. Il peut expliquer
l'évolution passée en posant les différentes phases de développement des sociétés.
Il peut aussi prédire l'évolution future parce que sa conviction d'avoir affaire à une
simple mécanique et à une mécanique simple lui font croire qu'il a découvert un
nouveau domaine des sciences physiques.
On peut sans doute imaginer la possibilité d'existence d'une physique des
archétypes, de l'interaction entre le domaine éthérique et le domaine de la matière,
mais il s'agit d'une physique relevant des recherches sur le champ unifié ou les
quanta, une physique de pointe sacrément plus compliquée que les théories
- 25 -
DE LA GNOSE

sociobiologiques du 19ème siècle. Et encore, Marx n'utilise même pas la biologie


quand il reprend Darwin, juste quelques concepts de son crû, qu'il a proposé lui-
même et que pas un de ses successeurs n'aura réellement remis en cause, comme
par exemple les « classes sociales ». Pour une discipline « scientifique », il y a eu
très peu de « découvertes » en un siècle, contrairement à la biologie.
Faire de l'Histoire des hommes une histoire exclusivement déterminée par la
« valeur » et l' « économie » est une réduction assez simpliste. Elle serait
acceptable si on la présentait comme un simple angle d'étude, une tentative de
description succincte et partielle. Car c'est la seule chose que permet le langage :
une description, parmi d'autres possibles. Mais Marx est un philosophe, et comme
tous les philosophes, il finit toujours par transformer ses concepts choisis en vérités
uniques. Ainsi la lutte des classes n'est pas une façon comme une autre de raconter
l'Histoire, c'est la seule Histoire véritable, l'infrastructure dont le reste de l'univers
n'est qu'une manifestation.
Evidemment les archétypes en jeu sont autrement plus complexes que les
seules figures du travailleur, du patron et de l'Etat, avec la « subtile » distinction de
la petite bourgeoisie et des grands capitalistes. Parler des archétypes, c'est déjà les
décrire, avec toutes les limitations qu'implique le langage. Ils se succèdent les uns
aux autres, se superposent et s'enchevêtrent dans un seul individu, sont différents
d'un individu à l'autre, peuvent être portés par un individu, un groupe ou une
nation, sont innombrables et n'ont pas à être dénombrés. On peut certes définir la
lutte des classes comme la confrontation de quelques archétypes. Mais ce n'est rien
en comparaison de la richesse des expériences existantes.
Ni les matérialistes, ni les idéalistes modernes ne comprennent l'idéalisme
mystique car ils prennent leurs propres concepts disciplinaires voire personnels
pour des archétypes divins. Comme si ce qui anime le monde était forcément ce
qui anime leur propre pensée. La valeur, la lutte des classes... Pour le matérialiste,
son concept est vrai parce que c'est le monde qui l'inspire et qu'il suppose qu'il ne
peut lui donner de fausses idées. Marx et le matérialisme sont à l'opposé de la
Kabbale ; leurs présupposés reviennent à affirmer qu'il est inutile d'étudier pour
connaître le langage des branches, les noms divins des soufis, puisque ils les
connaissent déjà. Pour l'idéaliste, une fois qu'il a eu oublié la nature ineffable des
archétypes, il lui est facile de décréter que ses propres idées sont des archétypes.
On pourrait suggérer qu'il existe des égrégores spéciales pour égarer les
philosophes, et un archétype du philosophe égaré.

En décrivant l'homme comme un instrument inconscient de l'Histoire, ou à


travers la notion de fétichisme de la marchandise, Marx aura cependant effleuré les
archétypes et égrégores de la tradition magique.
Pour le penseur phénoménologue Michel Henry, la position de Marx n’était
pas si schématiquement idéaliste ou matérialiste. Ceci apparaît clairement lors de
sa critique contre Stirner. Stirner prétend être « un sujet pensant dominant l’univers
des objets réduits à être ses représentations », ce qui le conduit à affirmer sa liberté

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DE LA GNOSE

et sa puissance absolue. Les marxistes, à la différence de Marx lui-même, disent au


contraire que la réalité préexiste et s’impose au sujet.
Pour Marx, il s’agit d’un choix entre deux positions également naïves. « Ou
le sujet crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou l’objet
détermine le sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus matériels. Ou
l’idéalisme ou le matérialisme. »
La conscience du sujet n’a pas le pouvoir de créer son environnement, pas
plus que les conditions extérieures ne sont entièrement à l’origine de la conscience
de l’individu. Entre les deux, il y a toute la réalité que la pensée ignore : la vie.
Henry écrit dans son ouvrage « Du communisme au capitalisme » : « Il faut
concevoir cette réalité sociale et ses lois spécifiques comme étrangères aussi bien à
la sphère des représentations de la conscience qu’à la sphère matérielle - il faut le
dire avec Marx : cette réalité est celle de la vie. ». Marx choisit donc « l’individu
vivant contre l’individu pensant ».
Toutefois, si Marx admet que les concepts du langage ne sont pas tout à fait
des objets réels, il échoue tout au long de son œuvre à reconnaître clairement que
les concepts du langage sont des inventions de l'esprit humain. Voire il les
reconnaît mais en fait malgré tout un usage permanent, à travers « classes »,
« valeur travail » et autres « marchandises ». Et il est presque trivial de rappeler
que Marx a bel et bien une théorie économique, qu'il développe en long et en large
dans Le Capital.
Lorsque Kant critique la raison pure, il est sur la bonne voie, mais il échoue
également à exposer clairement ses conclusions. Cette capacité du cerveau humain
à approcher la vérité ultime et à échouer au dernier moment à faire la
généralisation qui s'impose a quelque chose de fascinant.
On peut aussi reprendre les mots d'Albert Einstein dans l'article « Bertrand
Russell et la pensée philosophique », issu de son ouvrage compilation « Comment
je vois le monde ». Il s'exprime ainsi :
« Dans l'histoire de la pensée philosophique à travers les siècles, cette
question tient la place essentielle : quelles connaissances la pensée pure,
indépendamment des impressions sensorielles, peut-elle offrir ? Est-ce que de
telles connaissances existent ? Sinon, quel rapport s'établit entre notre
connaissance et la matière brute, origine de nos impressions sensibles ? A ces
questions et à quelques autres étroitement liées correspond un désordre d'opinions
philosophiques, absolument inimaginables. Or dans cette progression d'efforts
méritants mais relativement inefficaces, une ligne ineffaçable se trace et se
reconnaît : un scepticisme croissant se manifeste devant toute tentative de chercher
à expliquer par la pensée pure « le monde objectif », le monde des « objets »
opposé au monde simplifié des « représentations et des pensées ». »
Einstein a déjà bien exprimé le problème. Pour lui le rationaliste débarrassé
des faits sensibles délire à bloc. Il note justement que Platon fait la même erreur en
disant que les idées sont vraies indépendamment de l'expérience sensible. Mais il
échoue à voir que ce sont les idées qui nous « permettent » d’interpréter le monde,
et même de le créer.
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DE LA GNOSE

Qu'est-ce qui fait que les plus grands esprits commencent souvent par se
poser les bonnes questions, proposent des développements souvent justes et
brillants, manient avec facilité le langage le plus complexe, et échouent à voir la
conclusion évidente ?
Sans avoir la réponse, je me permets de suggérer une possibilité : le cerveau
subit manifestement un blocage. Aurait-il été manipulé ?

L'autre façon de faire l’expérience du monde est de reconnaître sa


subjectivité, d'assumer celle-ci et le rôle que nous devons jouer. Cela amène
toujours à avoir deux niveaux de réflexion, l'un pour la vie ordinaire, l'autre pour la
vie spirituelle. C'est là la voie des gnostiques.
Les gnostiques veulent choisir eux-mêmes les influences et les archétypes
auxquels ils se soumettent, les préjugés qu'ils feront leurs et les sentiments qu’ils
exprimeront pour interagir dans le monde. Ils peuvent le faire parce qu'ils
connaissent la nature de ces influences, qu'ils ont la connaissance d'eux-mêmes et
du monde. Ils adoptent leur morale par choix et en conscience de leur caractère
arbitraire.
Participer volontairement à un monde que l’on sait factice est une expérience
étrange. L’individu se voit obligé d’adopter une morale. Par inclination
personnelle, il choisira souvent une morale peu traumatisante ou largement
partagée dans la société. Mais il existe des individus plus rares qui ont une
attirance pour les défis et les conflits. En pratique, il faut faire comme si l’on
croyait à l’économie, à la politique et au génie des intellectuels, ce qui risque
d’amener de la confusion, ou se contenter d’une vie plus contemplative.
Les choix arbitraires qu’il fera seront conformes à ses goûts : être de droite
ou de gauche, conservateur ou progressiste, etc. Mais à la différence des autres, il
sera conscient du caractère arbitraire de ce choix. Nous ne pouvons pas échapper à
la subjectivité des actes dans ce monde. C'est pour cela que le Coran nous engage à
« séparer le point de vue de Dieu du point de vue des hommes » ou encore que la
loi de Dieu n’est pas la loi des hommes.
Lorsque l'on a intégré que le jugement subjectif est le propre de l'homme, la
participation volontaire aux affaires du monde devient une question d'attirance
personnelle. Dans le domaine politique, on est obligé de s'avouer que notre
argumentaire est sur un plan inférieur, entièrement soumis à ce fameux jugement,
alors même que nos propres alliés sont souvent convaincus que leur cause est
intrinsèquement « juste ». Il est difficile de participer à ce monde car nous sommes
obligés d'exprimer des opinions que nous savons être de simples préférences
personnelles. Nous sommes contraints à l'hypocrisie par la nature même de notre
savoir. Nous savons que le jugement des hommes est la source de la comédie
humaine, et nous gâcherions notre énergie à alimenter cette comédie ? Et quel être
débarrassé de tout intérêt pour sa propre personne irait se commettre dans ces
actions entropiques ?
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DE LA GNOSE

Le gnostique existe sous différentes formes. Un accès limité à la


connaissance peut le renvoyer dans l’illusion aussitôt. Connaissant la subjectivité
du monde, il pense que de facto il est objectif. Connaissant la nécessité du
détachement, il peut se croire détaché. Si quand il était un homme ordinaire, il
voulait changer le monde, il prendra la recherche des plaisirs personnels comme un
détachement. Quitte à mourir pour rien, autant en profiter, se dira-t-il. Si quand il
était un homme ordinaire, il recherchait la satisfaction de ses désirs immédiats, il
prendra le détachement pour un synonyme d’ascèse. Il n’est plus attaché à un
résultat d’ordre cosmologique pour ses actions, mais il reste attaché à ses actions
elles-mêmes, parce qu’il les prendra pour un impératif quasi moral. Un tel
gnostique attaché à l’esthétique de ses actes, qu’il soit appelé égoïste ou ascète, est
appelé luciférien selon la terminologie d’Abellio, ou ahrimanien selon celle de
Steiner.
Les actes sont équivalents, seul le désir qu'on a de leurs résultats (ou d'eux-
mêmes, pour les lucifériens, ce qui revient au même) fait la différence. Le « libre-
arbitre » censuré discrètement par la morale des êtres ordinaires n'est qu'un
succédané du vrai libre-arbitre de désirer le résultat de ses actions ou pas.
Mais nos choix en eux-mêmes n’ont aucune importance. Ce sont les
motivations qui comptent. La seule chose qui importe est de mettre toute son
« intention » dans ses actes et de les mettre en œuvre de manière « impeccable ».
Ce sont ces principes d’intention et d’impeccabilité que suit « la voie du sorcier »
pour Carlos Castaneda.
D’autres erreurs peuvent aussi être commises. Choisir délibérément de
ressentir une émotion n’est pas la même chose que de feindre cette émotion.
Ressentir délibérément une émotion est un acte magique qui a trait à ce que les
magiciens appellent le « corps astral », feindre une émotion inexistante est une
attitude psychopathique. Chez l’homme ordinaire, les émotions sont involontaires.
Qu’il les feigne volontairement, ou qu’elles soient spontanées, elles sont dans les
deux cas influencées par le moule de la morale. On pourrait dire qu’elles sont dans
les deux cas toujours factices, puisque les émotions ressenties ne lui appartiennent
pas en propre. Pour lui-même comme pour les autres, il sera très difficile de
reconnaître une émotion véritable en lui.
On pourrait croire le milieu de la spiritualité plus intéressé par les vérités
transcendantes et l'inconditionné, rejetant la culture et les modes terrestres. Mais
bien entendu, ce que les masses appellent spiritualité est tout autant de l'ordre du
culturel que le reste. Les enfants sont de la même religion que les parents. Le
Vatican fait évoluer sa doctrine avec les mœurs du moment. Et chacun trouve une
transcendance là où il lui plaît de la trouver.
C'est aussi la limite de beaucoup d’auteurs traditionalistes. Chaque auteur a
constaté qu'il n'existait aucun but atteignable, et chacun a poursuivi le but qui lui
plaisait. Et tous agissaient dans le sens du chaos.

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DE LA GNOSE

Des émotions
Que ce soit chez Gurdjieff ou dans le Tao, nous sommes engagés à nous
méfier de notre esprit discursif et sa tendance à prendre ses suppositions pour la
réalité. Gurdjieff appelait cela le centre intellectuel inférieur. Il décrivait aussi un
centre émotionnel inférieur. Ceci suggère que les émotions ressenties aussi sont
arbitraires.
Mes manifestations de joie quand mon équipe marque sont arbitraires. Parce
que le choix de l'équipe est arbitraire, et parce que décider de suivre le football est
tout aussi arbitraire. Ma tristesse dans la détresse est ambivalente : je la sais
subjective, et comme j'aime moins être triste qu'être joyeux (c'est aussi un choix),
cela atténue son impact.
D'autres que moi ne perçoivent pas du tout leur rôle de supporter comme
arbitraire. Le sport s'impose à eux et l'amour qu'ils portent à leur équipe ne souffre
aucune distance. Parfois des personnes se suicident après la défaite.
Beaucoup d’esprits forts ne comprennent pas l'intérêt que d'autres peuvent
porter à vingt-deux joueurs en short poursuivant un ballon. Mais ils ont plus de mal
à admettre que d'autres ne comprennent pas l'intérêt qu'ils portent au théâtre
contemporain ou à la philosophie allemande (qui a moins d’excuses, car en plus
d’être ennuyeuse, elle est généralement fausse).
Nos émotions, comme nos opinions, nos goûts, notre personnalité, peuvent
être façonnés de manière culturelle, notamment à travers le langage. On suppose en
général que les entités ont une influence si on croit à leur influence. Au contraire,
ce sont les personnes qui ignorent que les idées qu’elles conçoivent et les émotions
qu’elles ressentent peuvent être choisies qui sont le plus vulnérables ; elles feront,
penseront ou ressentiront tout ce que ces influences leur dicteront de faire, penser
ou ressentir. Ceux qui savent reconnaître les influences en eux sont plus aisément
en mesure de les contrôler, et peuvent même choisir dans une certaine mesure les
influences qu’ils manifesteront. Il existe toutefois des influences puissantes que
leur exposition peut affaiblir, mais qui ne se laissent pas juguler facilement. Ainsi
l'instinct sexuel peut être tenu en laisse, mais il est rarement vaincu. Certaines
expériences de vie créent aussi des idées coriaces que l’évidence du contraire ne
parvient pas à effacer. Nous pouvons les savoir fausses, mais nous les croyons
malgré tout.

La Tradition n'a d'importance que dans la mesure où elle donne des clés de
compréhension du monde. Mais on trouvera surtout des idéologues de la Tradition,
qui ne l'ont en rien intégrée, mais qui connaissent par cœur chaque livre de Guénon
et d'Evola, tout ce qui a été écrit à leur sujet, et dont la grande fierté est de pouvoir
en entretenir la tombe et le souvenir. La possibilité d'évolution individuelle est
évacuée au profit d'une lecture civilisationnelle, directement politique pour
certains, faussement dépolitisée pour d'autres, progressiste ou réactionnaire.

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DE LA GNOSE

L'important pour eux est de défendre une ligne académique contre toute déviance
potentielle (mettons une compréhension correcte de la Tradition par exemple).
Toute tentative d'en référer à un Guénon est nulle et non avenue si on n'est pas un
guénonien académique, ayant tout lu et appris par cœur, et accepté l'interprétation
dominante. C'est en quelque sorte le versant intellectuel de la culture militante.
La culture de l'intellect est plus pernicieuse que le folklore militant, parce
qu'elle nous fait perdre un temps phénoménal pour la confronter, à lire les
innombrables textes et essayer de leur répondre. C'est de toute manière inutile
parce que l'idéologie chez les intellectuels est d'abord un fait culturel. Et ce même
s'ils ne le savent pas. Même s'il croit en Marx, un marxiste est d'abord de la culture
de Marx avant d'être convaincu par la puissance de son raisonnement. Même la
Tradition est culturelle pour un intellectuel évolien. Il connaît ses textes et sait s'en
prévaloir, mais il ne la ressent pas. C'est bien parce qu'il n'est pas capable de la
recréer en lui avec ses propres mots qu'il « respecte » autant le livre et l'auteur. Il
est plus important pour un intellectuel d'avoir lu et de savoir parler des auteurs que
de s'interroger sur ce qu'il pense vraiment. Et il confond tout nouvel élément de sa
culture avec un nouveau pas vers la connaissance.

Le bouddhisme nous enseigne que si les formes changent, l’essence du


monde reste la même, et qu’il ne saurait être plus parfait. Certains moines zen
pourraient contempler un mur pendant des années sans bouger ni dire un seul mot.
Cela peut les aider à se convaincre qu’en effet leurs actes n’ont aucune importance,
à tel point qu’ils peuvent se permettre de ne rien faire. Mais c’est un choix ni
meilleur ni pire qu’un autre. Le choix d’une vie contemplative ne doit pas être
imposé par un blocage. C'est le cas du sujet qui commence à voir la nature factice
du monde, et qui refuse de faire « comme si » parce que cette nature du monde le
révolte.
De même, il n’existe aucune injonction à expérimenter une chose ou une
autre. Chacun fait l'expérience du monde de la manière qui lui est naturellement la
plus appropriée. Se forcer à copier tel ou tel « maître » amène toujours des
souffrances inutiles.
La pratique du dzogchen, issue de la religion bön de l’ancien Tibet, présente
l'esprit naturel comme un esprit dénué de pensée et d'émotions qui nous amène à la
« présence ». L’esprit naturel s’oppose à l’esprit discursif et aux concepts. C'est
assez similaire à la non-pensée bouddhiste, la voie du silence chez Aivanhov,
l'attention seconde chez Castaneda, ou le rappel de soi chez Gurdjieff.
Si on pratique bien, on réalise son « corps d'arc-en-ciel » et on s'unit à la
vacuité, provoquant la fin du cycle des réincarnations et l'entrée dans le nirvana, ce
que Franz Bardon appelle « la mort mystique ». D’autres écoles ésotériques, le
clan de Don Juan décrit par Castaneda notamment, poursuivent un but opposé :
l’immortalité de l’individu. Ces écoles omettent de préciser que ces buts n’ont
aucune valeur en eux-mêmes, de même qu'aucune de nos actions ne sert à rien. Il
s’agit juste de possibilités données à quelques-uns, qui font le choix ou non de les
réaliser.
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DE LA GNOSE

Le dzogchen suggère un abandon à toutes ses passions, ses émotions


négatives et même sa subjectivité, selon une logique assez ahrimanienne. La réalité
intrinsèque des passions étant vacuité, « bien, mal, propre, sale, tout est perçu
comme ayant « un goût unique ». » Notons tout de même qu’on peut aussi faire le
choix de ne pas s’abandonner à ses passions. C’est le même choix curieux que fait
le Caligula de Camus : il dit que tout se vaut, mais choisit quand même le mal.
Cette vision est également différente de la vision ahrimanienne habituelle, où l'on
est attaché à l'acte malgré le détachement de son résultat, au nom d'une esthétique
toujours tyrannique. Ici, on fait quelque chose selon ses préférences.

A l’idée humaine qu’il puisse exister une cause ou un objectif à notre


existence, nous pouvons objecter que de quelque façon qu'on fasse, on finit
toujours par mourir. C'est une manie des hommes de penser qu'ils font quelque
chose dans un but particulier. Ainsi le rêve bourgeois, c'est d'acheter une maison,
d'avoir une retraite et de transmettre un patrimoine. Comme ils sont fiers lorsque -
bourrés de métastases - ils pensent à ce patrimoine. C'est la mesure de leur vie.
Quel intérêt porter à la gnose en ce cas, puisque, comme le reste, cela ne sert
à rien ? Tout d’abord il faut noter que le reste non plus ne sert à rien, et puisqu’il
faut choisir des expériences, l’intérêt pour la gnose est tout aussi valable que
n’importe quoi d’autre.
Pascal est célèbre pour son pari : il vaut mieux croire en Dieu. S’il n’existe
pas, cela ne change rien que l’on y croie ou pas. S’il existe mais que l’on n’y croit
pas, la perte serait immense. Selon Cavanna, parier fonctionne mieux dans l’autre
sens : si Dieu n’existe pas, que vaut une vie d’aliénation religieuse et de
pénitence ? S’il existe et que l’on n’y croit pas, quelle « divine » surprise ! Mais la
spiritualité ne consiste pas à faire des paris, quitte à penser faux si le pari est
gagnant, mais à rechercher le vrai.
D’abord parce que le principe « la pensée crée le monde » suppose que
partager la pensée collective n’est absolument pas neutre et contribue à la
renforcer. Lorsque l’on décrète que l'économie est naturelle, ou pire, que le
capitalisme est le seul système économique possible, on contribue à renforcer
l'existence formelle du capitalisme. Si connaître la vérité ne sert à rien, cela n’est
pourtant pas sans conséquences.
Par ailleurs, l’adage de Guillaume d’Orange est vrai : il n'est pas nécessaire
d'espérer pour entreprendre. Le moi extérieur assume sa subjectivité car il est
impossible d’évoluer dans le monde sans être subjectif, il fait « comme si »,
accepte de jouer son rôle dans la comédie humaine, incarne des archétypes au
besoin, se donne volontairement des objectifs apparents qui cachent l’objectif
spirituel. Le gnostique sait qu’il est aussi inutile d’essayer de transformer le monde
que de suivre ses propres objectifs matériels. Il sait que la connaissance n’a rien à
offrir, qu’elle n’empêche pas de mourir, qu’il n’existe pas d’autre but au monde
que d’en faire l’expérience, de le comprendre et de faire ses choix en pleine
conscience.

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DE LA GNOSE

Un exemple de pensée radicalement antitraditionnelle pourrait être le Tiqqun


hébraïque. A l’opposé du zen, le Tiqqun pense qu’il faut réparer le monde. En
réalité, il ne parvient qu’à le « transformer », incarnant ainsi qu’il le doit
l’archétype révolutionnaire. Revendiquer « l’égalité » révèle une révolte contre le
monde, dans lequel toutes les différences peuvent être définies comme des
injustices qu'il faudrait réparer. Cela peut être fait concrètement, ou encore par le
langage : les différences seraient superficielles, tous les hommes seraient
identiques. Une seule race humaine. Pas de mauvaises personnes. Pas de gens
moins intelligents, mais des gens à l'intelligence différente. Evidemment on prend
là son désir pour la réalité.
On pense s'engager pour une bonne cause, mais tout le monde a des causes
contradictoires à défendre. L'aboutissement ultime de cela ne peut être que la
disparition complète du monde.
D'un côté, on veut conformer le monde à sa propre image à travers des
valeurs que l'on décrète universelles. Mais en même temps, on veut être à l'image
du monde, et on envie la nature de son prochain.
Beaucoup d’occidentaux prétendent souvent s’éloigner des tendances
matérialistes de la société en se ressourçant dans une certaine spiritualité,
monothéiste ou orientalisante. Mais leur approche de la spiritualité n’est à leur
corps défendant que le prolongement de leur attitude fondamentale. Ils attendent
un « monde meilleur ». Par la politique, ils veulent l'améliorer eux-mêmes. Par la
spiritualité, ils s'en remettent à Dieu. Ils pensent qu'en priant assez ou en envoyant
des ondes d'amour, le monde va se transformer pour le meilleur. Ou ils croient
qu'ils se sauveront eux-mêmes et iront dans un paradis. Mais le monde n'a pas à
être meilleur. Il est ce qu'il est.

Notons bien qu’on ne saurait confondre la pensée gnostique avec le


relativisme. Il existe bel et bien un bien et un mal, de véritables valeurs, et des
hiérarchies réelles. Mais ce que les gens appellent des valeurs ne sont rien d'autre
que leurs goûts érigés en morale. Et ces goûts embrassent un spectre très large pour
eux, de leur chanteur préféré au parti politique où ils militent. Pour eux, ce sont des
valeurs et ils n'en imaginent pas d'autres. Ils confondent bien et mal avec des
oppositions de concepts qui lui sont propres. La « gauche » et la « droite » par
exemple.
Le « mal » est la tendance de l’homme à ne faire les choses que selon le
résultat qu’il en attend pour lui-même, qu’on nommera trivialement « égoïsme ».
On le dit aussi soumis à ses désirs et à ses préférences subjectives. Mais il ne sait
pas précisément ce qu’est l’égoïsme. Il pense faire les choses pour les autres mais
c’est sa conception des choses qu’il suit et de ce qui est « bien » pour les autres. On
voit beaucoup cela avec la politique, où chacun est persuadé d’agir pour le bien
général, mais dont il ne résulte qu’une forme de guerre civile.
Il n’est possible de bien faire pour les autres qu’en attendant qu’on nous
demande de l’aide, et surtout en ayant la connaissance nécessaire pour les aider,
afin de ne pas prodiguer de mauvais conseils.
- 33 -
DE LA GNOSE

C’est aussi pour cela qu’on appelle la gnose la connaissance, puisque le bien
est un synonyme pour connaissance.

Autre écueil : la gnose doit utiliser le langage du monde. Et le langage du


monde est culturel et moral. A l’aide des paradoxes qui n’existent que dans le
langage, il est très facile au profane de dénoncer la pensée gnostique comme
également morale. Mais tous les concepts ne se valent pas. La classe des
mammifères n’existe pas, mais c’est une description utile du monde. La valeur
travail n’existe pas et elle ne décrit aucune réalité existante. Le langage approche
parfois la vérité, parfois il s’en éloigne, et l’on ne saurait considérer les discours
comme par nature équivalents.

- 34 -
DU MATERIALISME

Du matérialisme
La Tradition nous enseigne que la pensée crée le monde. Des influences
archétypales imprègnent la conscience des individus qui agissent sur le monde à
partir de ces idées. L’idéalisme en philosophie est le reflet déformé de cette
Tradition.
Malgré tout le respect que nous supposons avoir pour Kant ou Platon, je ne
connais presque personne qui affirme partager leur point de vue quant à l’existence
d’un monde des idées ou un monde nouménal. Pourtant chacun sera prêt à
admettre qu'il y a plus dans le viol que l'acte lui-même. Beaucoup pensent aussi
que le blasphème n'est pas la simple expression d'une opinion. Le rire fait perdre
beaucoup de prestige à celui dont on rit, et ce qu'on dévalorise en paroles finit par
perdre concrètement tout intérêt à nos yeux. Il y a donc quelque chose qui peut être
affaibli ou renforcé par un acte ou une parole dans notre psyché. Ce qui heurte la
psyché collective ou la renforce entre dans le cadre de la morale. Les principes
magiques ne disent pas autre chose.
Ceci peut être mis en parallèle avec les principes du langage. Le langage
décrit tant bien que mal une réalité bien plus complexe que lui-même, en nous
obligeant à créer des catégories artificielles.
La valeur en économie n'existe pas, mais elle existe. La justice est une
illusion, mais elle structure nos représentations. Un acte quelconque est indifférent
en lui-même, mais il a une portée morale que nous décidons.
Typiquement, on parle à cet égard de raisonnement « non-aristotélicien », à
savoir qu'une proposition peut être fausse en essence, mais générer des
comportements tels que si elle était vraie.
Les hommes ignorent le plus souvent ce pouvoir de la pensée. Beaucoup
confondent les faits réels et les concepts issus du mental, répandent des opinions à
dessein normatif, et font de la politique en pensant qu'ils font le bien. L'essentiel de
- 35 -
DU MATERIALISME

la controverse philosophique porte sur l'existence réelle ou non des concepts. La


querelle scolastique des universaux est à ce niveau.
La philosophie matérialiste va plus loin que la simple ignorance, et va
jusqu’à affirmer l'existence d'un principe contraire à la Tradition : ce serait le
monde physique qui est à l’origine de la conscience.

Les neurosciences nous permettent de déterminer les fonctions respectives


des deux hémisphères cérébraux. Le langage et le raisonnement logique relèvent de
l’hémisphère gauche. L’observation des faits, les émotions et l’intuition sont situés
dans l’hémisphère droit. Les philosophes contemporains se distinguent par la
maîtrise du langage. Ce sont des sujets de nature analytique, comme le sont ceux
qui dominent la plupart des sphères de pouvoir. Seul leur cerveau gauche semble
fonctionner. Mais on présente paradoxalement les matérialistes et autres
rationalistes comme des scientifiques. C’est en quelque sorte une usurpation du
domaine des faits par le cerveau gauche.
Mais la dualité inhérente à la pensée incarnée implique que pour la doctrine
traditionnelle elle-même il existe une doctrine opposée. L'idéalisme gnostique
prévoit donc l’existence du matérialisme. Pour le gnostique, le matérialisme est
vrai, car de la pensée matérialiste naît le monde, et celui-ci se conforme à la pensée
matérialiste. (Et le Verbe était Dieu...). C'est ainsi que la valeur ou la justice
n'existent pas mais existent malgré tout. L'illusion est la réalité. L’idéalisme
contient donc le matérialisme mais en sait un peu plus que lui sur la nature des
mots et des concepts.
Le magicien ordinaire ne doute pas un instant du pouvoir de sa magie. Il est
un peu le miroir de l’intellectuel convaincu que ce qu’il dit sur le monde est vrai du
moment qu’il le dit. Le premier a l’hémisphère cérébral droit, le second
l’hémisphère gauche.
Le gnostique, qui a les deux hémisphères, doit être à la fois un magicien
convaincu de la puissance de sa magie, et un scientifique qui sait par quels
mécanismes il y est parvenu. Ce point possède une similitude avec le
comportement de l'éveillé dans le monde, à la fois connaissant la nature factice du
monde et participant à ce monde.
Le gnostique a donc naturellement plus de difficultés à créer que le magicien
ou l’intellectuel, parce qu’il doute. Créer a sans doute moins d’importance pour lui
car il n’a pas d’illusion d’une gratification subjective à la clé. Pour sa perception,
les pouvoirs magiques et la reconnaissance sociale ne sont rien face à la
connaissance.

Deux grands courants s’opposent dans la philosophie qui traite de la nature


de la conscience. L’un est le courant idéaliste, où c’est la conscience qui est
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DU MATERIALISME

créatrice et à l’origine du monde physique. L’autre est le courant matérialiste, dans


lequel c’est le monde physique qui détermine la conscience de l’individu.
L’idéalisme platonicien s’éloigne déjà cependant de l’idéalisme qu’on
appellera « gnostique ». Pour Platon, la pensée ne crée pas de concepts malins ou
absurdes. Les concepts existent dans le monde des idées, et notre pensée n’est que
le reflet imparfait de ces idées. Le monde des idées étant lui parfait, il ne contient
que de « bonnes » idées. Aussi tout concept même le plus farfelu est censé être
inspiré d’une idée parfaite.
Aristote va aller plus loin : il n’y a plus de plan, les concepts du langage sont
la réalité. L’aristotélisme va donner naissance au courant réaliste, également appelé
« idéaliste » au Moyen-âge. Dans la pensée aristotélicienne donc, puisque les
concepts utilisés sont réels, tout ce qu’on dit est vrai.
C’est la croyance en l'existence en elle-même des catégories de langage à
l'exclusion de leur dimension d'égrégore. Un idéalisme matérialiste en quelque
sorte.
La pensée aristotélicienne va inspirer de manière fondamentale la
scolastique chrétienne médiévale. La controverse scolastique la plus célèbre a
opposé les réalistes et un autre clan appelé les nominalistes, qui eux croyaient qu’il
n’existe pas de réalité en dehors des cas particuliers. C’est tout au plus une querelle
entre le général et le particulier, entre « vous généralisez tout » et « vos cas
particuliers ne permettent de tirer aucune conclusion », comme si ce n’était pas la
définition du général que d’être général et du singulier que d’être singulier. Cela
occupe encore de très nombreux philosophes de nos jours.
Il y a toujours des partisans de la généralisation systématique. Par exemple
pour eux, tous les immigrés posent des problèmes. Réciproquement, ils sont
partisans de l’explication unique des désordres du monde : l’immigration (ou la
phallocratie, la lutte des classes…), et partisans de l’explication unique de quoi que
ce soit d’autre.
Il y a ceux qui prennent prétexte de la moindre approximation pour rejeter
une analyse. La raison étant souvent qu'ils ont leur propre approximation à
proposer (ce n'est pas l'immigration qui crée l'insécurité, mais la misère...)
Il y a aussi les antiréductionnistes forcenés qui refusent toute forme de
synthèse. Logiquement, ils devraient aussi refuser toute forme de débat, mais ils
discutent parfois beaucoup quand même. Une idée fréquente est que la vérité surgit
de l'accumulation de texte, du creusement de toutes les contradictions, même et
surtout si elles n'existent que dans leur langage, comme le propose le pilpoul dans
le judaïsme.
Pierre Bourdieu accusait la pensée économique d'être réductrice en
n'utilisant qu'un petit nombre de déterminants. Il semble qu'il ignorait totalement
ce qu'est une modélisation. Dans une modélisation, on ne nie pas qu'il puisse
exister un grand nombre de déterminants, mais on étudie juste une corrélation.
Ainsi le modèle de l'offre et de la demande dit « tout ce passe comme si le prix
était déterminé par l'offre et la demande ». Le reproche que l’on peut faire aux

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DU MATERIALISME

modèles, c’est de persister comme modèles même quand les faits les contredisent,
mais ce n’était pas celui que leur adressait Bourdieu.
Pour sa part, Bourdieu ne modélisait pas, il accumulait les descriptions
particulières, utilisant l'effet de masse pour donner du poids à sa démonstration. Si
La Misère du Monde fait autant de pages, c'est qu'il y en avait beaucoup, de la
misère.
Cette idée que la quantité de langage utilisé ajoute de la finesse au
raisonnement néglige le principe de dualité : plus il y a de langage, et plus on peut
obscurcir une idée claire et juste.
L'un ou l'autre type d’argumentation peuvent parfois se retrouver chez une
même personne (mon idée générale est valable mais la tienne est trop réductrice).
Certains arguments reviennent dans leurs discours avec la régularité d'un coucou et
le goût d'une tarte à la crème : « il n’y a pas de vérité objective ».

C’est cependant le seul réalisme classique, plus adapté au sens commun, qui
survivra en tant que courant philosophique. Le nominalisme était bien mal
embarqué, puisqu'en toute cohérence, une telle théorie suppose de ne jamais
utiliser de langage, avec ses épithètes et ses noms communs. Il survit cependant à
travers un certain paramoralisme, comme le fait d'admettre certaines
catégorisations (voire de leur attribuer une existence absolue) et d'en refuser
absolument une autre : « les races humaines n'existent pas, les classes sociales
existent », les deux affirmations étant énoncées comme scientifiques.
L’avènement de la méthode scientifique aurait d’ailleurs pu terminer la
querelle, notamment avec le développement des statistiques et de la notion
d'échantillon représentatif, en aidant les cerveaux à penser droit (avec ou sans jeu
de mot). Lobaczewski a justement affirmé que la science était un raffinement de la
philosophie, puisque de suppositions sur la nature du monde, elle rendait possible
de les prouver ou de les infirmer.
Mais la doctrine rationaliste de Descartes reste solidement ancrée dans le
réalisme classique. Contrairement à ce que l’on suppose souvent, la méthode du
doute de Descartes n’est pas empirique et donc non fondée sur l’expérience. Le
rationalisme se définit lui-même comme la philosophie qui prétend accéder aux
vérités supérieures par l’exercice du raisonnement pur, débarrassé des faits
sensibles. Kant a écrit « Critique de la raison pure » uniquement pour suggérer que
les faits méritent qu’on s’y intéresse un peu. La phénoménologie à son tour doutera
des concepts et suggérera d’étudier directement les phénomènes sensibles. Les
philosophes contemporains qui se réclament de la science présentent eux l’attitude
opposée, en prétendant souvent que seul ce qu’ils peuvent mesurer ou prouver est
réel.

Avec les doctrines matérialistes, la flèche change de sens : c’est le monde


physique qui détermine la conscience des individus. Ainsi pour l’idéaliste
platonicien, c’est le ciel des idées qui inspire à la conscience ses copies d’idées.
Pour le rationaliste, la conscience et la raison peuvent découvrir la vérité. Pour le
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DU MATERIALISME

matérialiste, le monde physique inspire à la conscience ses idées. Etonnamment, ils


se rejoignent tous sur une chose : puisque l’origine de leurs idées est parfaite, tout
ce qu’ils disent est vrai, comme n’importe quelle forme de pilpoul ou de
casuistique. La majorité de la production philosophique ne considère les faits que
dans la mesure où ils corroborent leurs dires, et les ignorent dans le cas contraire.
C'est une pensée d'ordre psychotique. Mais si on prend la peine de s'y arrêter, la
psychose n'est qu'une manifestation paroxystique des tendances naturelles de la
société, à savoir considérer la culture, les discours politiques et les convenances
sociales comme une représentation objective du monde.

On notera au passage que la casuistique est la science des causes et que


Platon comme Marx nous proposent une causalité. Comme nous avons des doutes
sur la capacité explicative de la causalité, nous pourrions supposer que le monde
physique et le monde des idées, appelé parfois improprement par les magiciens
« monde des causes », interagissent l’un avec l’autre sans objet ni sujet.
Un sage tibétain décrit par Alexandra David-Néel se demandait: « Qu'est-ce
qui remue ? Le vent ou le drapeau? ». La phénoménologie de Husserl veut
dépasser cette dualité de sujet et d’objet, pour ne s’intéresser qu’à leur interaction.
Il ne faut pas la confondre avec la phénoménologie ordinaire des sociologues, qui
n’a que de très lointains rapports avec la doctrine mystique de Husserl. Pour
Husserl, l’interaction se manifeste sous ses deux aspects : conscience observatrice
et conscience manifestée, esprit et matière.
Raymond Abellio proposait cet exemple : un parallélépipède réel permet de
remonter à la notion de parallélépipède, et à partir de la notion de parallélépipède
on peut désigner des parallélépipèdes dans le monde réel.

Nous prenons pour des qualités propres à l'individu ce qui est le résultat
d'une interaction. Ainsi aucun individu ne possède de charisme, mais on peut
constater que les humains sont attirés par lui. De multiples exemples triviaux
pourraient venir étayer ce propos. On dit couramment que nous sommes tous le
« con » de quelqu'un d'autre.
Mais en ce cas qu'est-ce qui surgit en premier : la conscience ou son objet ?
Le dilemme de l'œuf et de la poule s'élargit à d'innombrables couples. Ne peut-on
penser qu'ils existent simultanément ? Et si aucun n'était le premier, alors ils n'ont
jamais surgi mais existent hors du temps. Le sujet et l'objet ne sont que les
manifestations de leur interaction, qui est leur nature commune. Il n'existe plus de
vecteur.
Il faut avoir la foi pour que se produisent les miracles, et il faut des miracles
pour produire la foi, mais la foi et les miracles existent. Et le Verbe était tourné
vers Dieu.

Contrairement aux concepts et aux institutions humaines, les objets de la


nature semblent échapper à ces considérations. La Kabbale et les religions disent
bien que le verbe crée le monde physique, mais nous n’avons rien observé de ce
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DU MATERIALISME

genre. La physique quantique enseigne toutefois qu’il n'existe pas de matière sans
une conscience pour l'observer, ni de conscience sans objet de cette conscience. La
conscience et le sujet existent à travers leur interrelation, et on peut dire qu'il s'agit
d'une seule et même chose : la conscience qui a conscience d'elle-même.

La question de l’origine de la conscience n’est tout simplement pas


décidable de cette manière, car en l’absence de preuve, toute affirmation en faveur
de l’une ou l’autre théorie ne peut relever que de la spéculation. Il ne s’agit que de
modèles possibles, et l’engagement sans réserves des philosophes derrière l’un ou
l’autre courant est absolument partisan et dépourvu du caractère objectif que l’on
espère vainement des intellectuels. Il va de soi que l’on peut considérer que
certaines notions puissent être innées, comme les formes géométriques de Platon,
et que d’autres puissent être acquises à travers le milieu, comme l’aliénation au
travail. L’opposition entretenue entre ces idées relève d’un clivage intellectuel
entre des idées qui s’imposeraient d’elles même et des idées qui se manifesteraient
à travers l’expérience du monde physique. L’opposition se résout dans le fait que
ces idées sont extérieures au soi. Le véritable clivage sépare les idées vraies et les
idées fausses, or la question de la manière dont surgissent les idées fausses n’est
pratiquement pas abordée dans la philosophie de la conscience.

On voit aussi que l'opposition entre l’idéalisme et le matérialisme est assez


différente de ce que l'on suppose d'habitude, à savoir que le matérialisme
introduirait les faits dans le raisonnement. Par rapport à l’idéalisme gnostique, c'est
même substantiellement le contraire. Dans le réalisme classique, le rationalisme et
le matérialisme, les faits sont exclus. La conception répandue des positions
respectives du matérialisme et de l'idéalisme sont - presque naturellement -
inversées, puisque le matérialisme est faussement assimilé au sens du concret, le
rationalisme à la méthode scientifique, et l'idéalisme à l'utopie. Il est un fait
significatif que les Union rationaliste et autres Libre Pensée furent un repaire de
communistes enragés, c’est-à-dire de gens pas tout à fait attachés aux faits.
Aujourd'hui, on ne manque pas d’admirateurs de la culture rationaliste
occidentale, qui la défendent contre « l’obscurantisme » et paradent avec leur esprit
qu’ils croient bien fait. Ils sont certainement persuadés que la raison forme un
binôme de choc avec la science. Ils auront certainement mal lu : le rationalisme,
c’est la pensée moins le monde.

Le philosophe tombe dans le piège de croire que le langage décrit


exactement le monde tel qu’il est, du moment que c’est lui qui parle. Tous les
préjugés du philosophe sont vrais pour lui. Il prend ses désirs pour des réalités.
Mais nous pouvons observer que les scientifiques honnêtes, les penseurs
consciencieux, et toutes les personnes non fondamentalement psychopathes savent
très bien que le langage est imparfait et n’est pas lui-même la réalité qu’il décrit.
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DU MATERIALISME

Elles tranchent ces questions comme si les réponses allaient d’elles-mêmes. Les
individus ancrés dans la réalité occultent même sans s’y intéresser la pensée
dogmatique.
Il est donc assez fascinant qu’un individu comme Kant consacre sa vie à
élaborer une pensée simplement pour faire intervenir les faits dans la pensée. Kant
a en fait cherché à concilier l’inconciliable, la métaphysique et la physique, le
rationalisme et l’empirisme, la religion et la science, la philosophie naturelle et la
morale. Les idéalistes allemands essaieront après lui de réussir la synthèse. Ils en
viendront même à admettre la subjectivité de la philosophie transcendantale.
Il est tout aussi fascinant de constater que ces questionnements ne sont pas
du tout les questions existentielles que se posent la plupart des individus, alors que
l’enseignement de la philosophie trouve sa justification en suggérant le contraire.
Mieux encore, ces questionnements sont rarement présentés pour ce qu’ils sont par
les enseignants. Ils paraphrasent les auteurs, gravent leurs phrases dans le marbre
sans les rendre explicites et surtout admettent très difficilement que les étudiants
les soumettent à la critique, d’autant plus difficilement qu’ils n’auront pas appelé
un autre auteur de la même eau pour faire contrepoids. On dira ainsi qu’il y a eu
« plusieurs Marx », qu’il s’agit d’un « auteur complexe », mais jamais qu’il aurait
changé d’avis ou qu’il se serait contredit. Nous sommes confrontés non pas à la
philosophie mais à une Histoire de la philosophie. Non pas à une libération de la
pensée mais à un lavage de cerveau.

Il existe bien des ferments de gnosticisme chez certains philosophes.


Ainsi l’idéalisme kantien qui critique la « raison pure » souhaite réintroduire
les faits dans le raisonnement, et la philosophie transcendantale revendique une
subjectivité qui a des affinités avec le romantisme.
Il arrive aussi que des intellectuels s'affichant volontiers matérialistes
s'interrogent comme des gnostiques. Ainsi, le fétichisme de la marchandise chez
Marx, le fétichisme du langage chez Levinas ou d'autres sont des germes de pensée
gnostique. Il existe même en économie un courant subjectiviste au sujet de la
valeur initié par l’école autrichienne. Ces idées sont admises au premier abord
comme subjectives, mais jamais réellement combattues, car elles entraîneraient une
remise en cause tant du paradigme disciplinaire dans le cadre duquel elles ont été
émises, que de la pensée humaine en général.
C'est ainsi que les philosophes accouchent de milliers de pages pour éclairer
des sujets que la connaissance de la Tradition suffit à trancher, sur la morale, la
légitimité, la justice, le bien et le mal, toutes choses qui n'ont aucune existence en
dehors des mots qui en parlent.
Les philosophies matérialistes peuvent ressembler à des philosophies
gnostiques en surface à cause de l'imperfection du langage. Ainsi on confond
facilement le désir passif et la volonté agissante, la fixation d'objectifs de vie afin

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DU MATERIALISME

de participer au monde et le désir de réaliser ces objectifs, comme s'il existait un


autre but à la vie que d'en faire l'expérience.
Ainsi l'existentialisme affirme que « l'existence précède l'essence ». Ceci
serait vrai si Sartre voulait dire que l'existence est un support pour faire croître
l'âme. Mais Sartre nous enjoint en réalité de confondre l'essence de l'individu avec
son moi social, ce qui est absolument contraire à l'enseignement gnostique.
A l'inverse, George Gurdjieff appelle la croyance en la réalité du moi social
« identification ». Le même Gurdjieff parle de la catégorisation en bien et mal (un
mal perçu de surcroît comme s'attaquant personnellement au sujet) en usant du
terme de « considération ».

On peut donc pointer du doigt les intellectuels comme les individus


manifestant à l’extrême la tendance à ignorer des faits pour leur substituer des
concepts inventés, ce qu’on pourrait nommer « l’atrophie du cerveau droit ». Mais
c’est une tendance qui est caractéristique des sociétés elles-mêmes, tant la plupart
des individus sont influencés par cette manière de penser. On ne trouve guère
d’individus capables de remettre en cause l’ensemble de la pensée économique.
Parfois on lit quelques bribes de raisonnement en ce sens, mais la pression de
l’habitude est si forte, que celui-ci retombe aussitôt dans une contestation de type
moral, ou des propositions économiques alternatives.
Les hommes manquent en général d’intuition. Les conclusions auxquelles ils
parviennent ne sont atteintes qu’au prix d’énormes difficultés. Le risque est que
ceux-ci oublient souvent de tenir compte des faits sensibles pour contrôler la
pertinence de ces conclusions. A contrario, nul n’appréciant ce qui vient sans
effort, ces conclusions sont assez bien fixées et produisent un discours. Lorsqu’il
s’agit de conclusions peu pertinentes il s’agit d’un discours faux, d’autant plus
dogmatique qu’il aura été bien fixé.
Souvent ils prennent le discours d’un autre qu’ils s’approprient comme la
manifestation de leur propre esprit critique, alors qu’ils remplacent un dogme par
un autre. Ainsi les militants clamant que le marxisme-léninisme les a libérés de
l’aliénation. Le fait est que pour des individus qui ont peu confiance en leurs
propres capacités, il est plus facile de se placer derrière des auteurs reconnus en
suggérant que cela donne du poids à leur discours. On se défaussera ainsi des
attaques dont on pourrait faire l’objet.
C’est ainsi que les sciences sociales finissent par rejoindre la religion et la
rumeur. La pensée académique contemporaine semble ne plus se préoccuper de la
véracité des faits qu’elle traite. Même la physique semble aujourd’hui rattrapée par
ce principe, avec la théorie des cordes, pure création mathématique, dépourvue
d’expériences pour la valider.
La philosophie crée donc des concepts pour décrire le monde, qu'elle finit
immanquablement par prendre pour le monde lui-même. Pour un intellectuel, la

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DU MATERIALISME

réalité est dans ses représentations, selon la prescription même d'Hegel. Et c’est
ainsi que la culture se fait passer pour la connaissance.
Nous sommes même sommés de connaître ce discours et de produire un
discours sur le discours, pour que nos propres idées soient seulement considérées
comme pouvant être discutées.
Une fois qu'ils ont été formatés par l'école à glorifier la raison, les êtres
humains étaient prêts à croire tout ce qu'on leur dirait.

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DU LANGAGE

Du langage
Le langage est confondu avec la réalité-même qu’il est censé exprimer, les
mots avec les choses. Pour ne rien arranger, le langage nivelle la pensée. Toute
pensée doit être exprimée par des mots, issus du même dictionnaire, regroupés par
une même syntaxe. Aussi, si on prend déjà le langage pour la réalité, ce n’est pas le
discours qui approche le mieux la réalité qui sera pris en compte, mais celui qui
aurait la meilleure syntaxe et la musique la plus élégante.
D’ailleurs, beaucoup de gens n’apprécient pas un texte pour sa clarté, sa
logique interne, sa concision ou la compréhension qu’ils en ont. Un texte sera
d’autant plus critiqué qu’il est clair, structurant, riche en potentialités et que le
lecteur s’imagine le comprendre. Les textes les plus estimés sont ceux que le
lecteur ne comprend pas ou qu’il n’aura pas pris la peine de lire car longs et
fastidieux. Pratiquement, ce qui n’est pas lu ne recueille pas de critiques. C’est
d’autant plus visible en France où la philosophie est littéraire, et la complexité d’un
texte préférée à sa logique interne ou sa correspondance avec l’expérience.
Il arrive que le développement des idées permette de mieux comprendre le
cheminement intellectuel d'un auteur, et de faire adhérer plus facilement le lecteur
aux idées ainsi développées. C'est parfois vrai, pour un auteur en particulier. C'est
globalement faux, car tous les auteurs n'ont pas de bonnes idées et tous les lecteurs
n'ont pas de capacités de discernement. Le phénomène principal est ici l'inflation
du langage.
Un développement conduit à l'utilisation de mots en plus grand nombre, qu'il
faudra à nouveau définir, circonscrire, situer dans le contexte des mots qui les
entoure. Ainsi, l'étudiant n'en conçoit pas une meilleure compréhension, mais de
nouveaux problèmes philosophiques qui l'éloignent du sujet initial, le rendent
inextricable par le foisonnement des questionnements ainsi créés. De nombreuses
personnes peuvent passer leur vie entière à lire ou écrire d'innombrables textes

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DU LANGAGE

spéculatifs, en s'imaginant que leur accumulation les rapproche sans cesse plus
près de la vérité.
Ces problèmes n'existent souvent que par le langage qui les exprime et ne
méritent en général même pas l'examen dont ils font l'objet. Il est remarquable que
les débats dans les cafés philosophiques soient essentiellement des débats de
sémiologie. Le thème une fois choisi, il s'ensuit une ribambelle d'interventions sur
l'étymologie du mot et ses différentes acceptions, sans même que l'on se préoccupe
de savoir si ces débats peuvent être traduits dans une autre langue. Par exemple, on
discute de l'impertinence comme s'il s'agissait du contraire de la pertinence.
Pour confondre les mots et les choses, selon l’opposition proposée par
Michel Foucault, certaines langues sont plus retorses que d'autres. Le français,
beaucoup plus que l'anglais, utilise des mots identiques pour désigner des choses
différentes. Le japonais est une langue où les mots s'expliquent toujours dans leur
contexte.
Un étudiant en philosophie est évalué sur sa capacité à commenter un texte,
un aphorisme, ou un symbole. Or la valeur d'un aphorisme repose justement sur sa
capacité à dire plus de choses que le langage raisonné ne le peut. Un symbole est
lui capable d'exprimer ce dont le langage n'est pas capable.
Un symbole n'est pas fait pour être expliqué. Le Christ parlait en paraboles
parce qu'elles étaient le meilleur moyen de dispenser sa pensée. Discuter une
parabole ou un symbole ne peut que les obscurcir.
L'esprit de l'humanité est aujourd'hui absolument spéculatif. Il n'y a plus que
des spécialistes dans tous les domaines, des « savants ignorants ». Et la spéculation
est d'autant plus puissante que tout le monde a le droit et le devoir de discuter.
L'humanité court à sa perte à cause de la raison et de la démocratie.
La vérité est obscurcie autant de fois qu'un étudiant non qualifié interprète et
spécule. D'autant plus obscurcie que les nouveaux étudiants sont priés de
commenter les spéculations des anciens. Il faut connaître l'Histoire des idées
fausses. Il est même interdit de ne pas gâcher sa vie à les commenter. La société est
devenue incapable de synthèse, et il n'y a pas de synthèse académique possible.
Les mots sont sans cesse plus nombreux, et tournoient en cercle de plus en plus
loin autour de la Vérité. Le langage, la philosophie sont centrifuges.
Malheureusement, il faut écrire beaucoup pour attirer l'attention. Un énorme
chapitre est plus ruminé qu'une conclusion lapidaire. On observe une chose
similaire avec l'argent. Malgré tout le mal que l'on peut penser de l'argent, il est
conseillé de faire payer très cher son enseignement, sinon l'étudiant n'en concevra
pas la valeur. Le prophète prophétise dans le monde.

On pourrait penser que cette déconnexion du réel est propre à la pensée dite
« élevée ». Mais beaucoup de concepts familiers que chacun s’imagine comprendre
sont en réalité très flous.

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DU LANGAGE

Michel Foucault faisait remarquer que les vérités admises varient en temps
et en lieu. Et en effet, beaucoup de « choses » sont en réalité de pures créations
sociales ou disciplinaires.
Ce ne sont pas seulement des théories articulées sur le monde qui sont
inventées. L’invention existe déjà au stade du concept et même du mot pour
l’exprimer.
La philosophie scolaire pose des questions absurdes comme « L'Etat a-t-il le
monopole de la violence légitime ? ». A l'usage, on se rend compte que le
philosophe répond toujours en ayant dans l'idée de servir une cause. Alors pour
Hobbes, c'est oui, pour Bakounine c'est non. Le lycéen doit savoir user de
références, et répondre vaguement à la question, sans forcément en remettre en
cause le bien-fondé. Or voilà tout le problème: il n'existe aucun critère objectif
permettant de déterminer ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas. Un concept
comme celui de « légitimité » est manipulateur, puisqu'il est créé ex nihilo pour
faire apparaître bonne n'importe quelle cause, à l'exclusion de celles qui lui sont
opposées. C'est-à-dire que ce n'est pas un concept de philosophie, visant on ne sait
quelle vérité ultime, mais un pur concept moral visant des fins politiques. Et on
nous fait apprendre pour de la philosophie, une authentique recherche de vérité,
des réflexions qui tiennent de la pure manipulation mentale et de la communication
politicienne.
Une réponse binaire à une telle question ne peut absolument pas faire
avancer quelque réflexion que ce soit. Elle est purement tautologique. Si on
considère que l'Etat a le monopole de la violence légitime, alors on répondra que
l'Etat a le monopole de la violence légitime. On pense ce qu'on pense. Et c’est à la
tautologie qu’on reconnaît la morale.

La philosophie est truffée de ces concepts désincarnés qui sont interprétés de


manière différente selon le lieu, l'époque et surtout l'intérêt de celui qui y a recours
: la « justice », ou la « démocratie » par exemple.
Dans un premier temps, il s'agit d'affirmer l'existence d'une définition
objective de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas. Il faut bien entendu laisser
entendre que le philosophe qui y a réfléchi est quand même capable de préciser à
peu près ce qu'est cette justice objective.
Dans un second temps, on crée des institutions censées incarner ces
principes, ici les tribunaux rendant la « justice ». On proclamera ensuite l'absolue
identité des concepts et des institutions. Et s'il y en a qui ne sont pas d'accord, ils
ne font que penser que d'autres personnes auraient été mieux capables de faire
coïncider concepts et institutions. En revanche, ils pensent toujours que les
concepts objectifs ont une réalité et que de gentilles personnes sont en mesure de
construire une justice « impartiale » sur le fondement de ces concepts.
Il faudrait donc aussi qu'il existât un « pouvoir au peuple » qui serait la
démocratie dans le ciel des idées. Dans la réalité, le pouvoir revient presque
toujours aux pathocrates avec le soutien des imbéciles. Les êtres bons et
intelligents sont écartés de toute position d’influence, et donc de la possibilité
- 46 -
DU LANGAGE

d’orienter la décision collective. Des idées comme le « peuple » ou la « société »


sont de pures créations discursives visant à la description. Il existe des égrégores,
des pensées de groupe qui sont une réalité qu'on peut trouver derrière de tels
concepts, mais il n'existe pas de « peuple » homogène de 65 millions d'habitants en
dehors d'un discours idéologique à visée de manipulation. Décréter dans un second
temps que la démocratie représentative dans le système particulier de la cinquième
République incarne les principes théoriques de la démocratie est une seconde
manipulation. Beaucoup de gens sont conscients de cette manipulation seconde,
mais continuent malgré tout à croire en une démocratie possible, avec d'autres
dirigeants, sous d'autres formes d'organisation (la tribu par exemple), ou en
réformant le mode de prise de décision (tous les systèmes de démocratie
« alternative »).
Leur absence constante de succès politiques – parfois toute leur vie – ne
suffit pas à leur faire perdre leurs illusions, et ils continueront de vanter les mérites
d’une démocratie dans laquelle ils n’ont jamais joué aucun rôle – sinon servir à
légitimer le roi puisqu’il laissait ses « opposants » s’exprimer-, alors qu’ils ont
donné toute leur énergie sans compter. La question est : à qui ?

C'est là que l'on saisit que la finalité de la philosophie rationaliste, comme


des dogmes religieux, a toujours été de servir la communication politicienne. Elle
est totalement synonyme de morale. Elle sert à maintenir l'hypnose intellectuelle
des sujets dociles, à garder leur champ de réflexion et de perception dans les
limites ainsi définies, et à menacer ceux qui seraient tentés de penser autrement.
Cela est vrai que la philosophie soit conservatrice ou progressiste, scolastique ou
athée, de droite ou de gauche.

La science est le domaine des concepts forts. Les concepts qu'utilise le


langage pour décrire la nature sont en partie arbitraires, mais correspondent à des
réalités observables. Ainsi on définit les espèces du vivant comme des ensembles
d'individus interféconds et dont la descendance est elle-même interféconde. Et
cette définition correspond à des êtres réels interféconds, dont la descendance est
elle-même interféconde. Secondairement, dans de nombreux domaines de la
science, le langage est normé de telle sorte que les scientifiques entre eux et même
les êtres humains font référence à la même réalité lorsqu'ils utilisent ces concepts.
Les sciences humaines sont le domaine des concepts faibles. Ils sont utilisés
pour décrire la société, mais ne correspondent ni à des réalités objectives ni ne font
l'objet d'un consensus entre les individus. Ainsi on décrit des sociétés
démocratiques qui ne sont pas plus démocratiques que n'importe quelle société. En
pratique, « démocratique » se rapporte à des constructions intellectuelles
politiques, et pas à une situation dans laquelle un prétendu « peuple » aurait
réellement le pouvoir. L'absence de consensus se voit dans les divergences
d'opinion envers ce qui est démocratique et ce qui ne l'est pas.
Toutefois, si ces réalités ne sont pas « objectives », il s'agit bien de réalités
sociales, dans la mesure où tout le monde s'accorde sur l'existence d'un fait
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DU LANGAGE

démocratique. On a typiquement affaire à ce qu'on nomme des « égrégores » en


magie.
On se doit toutefois de distinguer les concepts sociologiques courants, que
chacun est à même de « maîtriser » et les concepts propres à une école donnée. La
« démocratie », la « justice », la « valeur » sont des égrégores puissantes. La « lutte
des classes » perd de sa force. Le « travail vivant » des courants néo-marxistes est
une petite égrégore à diffusion confidentielle.
Comme on a défini ces concepts comme tautologiques, et que ce qui est
tautologique est synonyme de morale, on pourrait presque dire que la philosophie
spéculative (une autre tautologie) est absolument toujours synonyme de morale,
même lorsqu’elle prétend aborder d’autres sujets.

Pour les créations sociales, qu’est-ce donc que le « pardon » ? Nous ne


voyons pas bien à quelle émotion ou quel état mental il se rapporte, ni qu'il
corresponde à des actes. Et si ce n'est ni un acte ni un état mental, il doit s'agir
d'une convention sociale passée dans le langage. Mais le langage est trompeur,
puisque l'existence du mot crée l'illusion qu'un état mental associé existe.
Qu’est-ce que le « respect » sinon ce que les représentations de l’individu lui
dictera qu’il est ? Certains disent qu’il s’agit de ne pas le blesser. Mais
l’intolérance à l’opinion d’autrui dépend totalement des limites de l’esprit de
l’individu. De facto, beaucoup de gens trouvent irrespectueux que l’on exprime un
avis différent du leur, puisque cela revient à leur « imposer » le vôtre. Le respect
pourrait être plus correctement défini comme le fait d’être en conformité aux
attentes d’autrui.
Si toute émotion est arbitraire, on doit aussi noter que le langage qui exprime
les émotions nous trompe sur la nature de ce que nous ressentons.
Certaines personnes sont des imitateurs; ils ne ressentent pas d'émotions,
mais excellent à les reproduire. Ils peuvent toutefois ignorer leur nature
d'imitateurs et être tout à fait convaincus de ressentir réellement les émotions qu'ils
produisent.
D'autres tombent dans les pièges du langage.
Parfois certains mots qui conviennent à décrire un ressenti ne sont pas
prononcés par interdit culturel. « Frustration » est le terme le plus adéquat pour
décrire la plupart des émotions négatives ressenties, car celles-ci fonctionnent
essentiellement en mode binaire: manque et assouvissement de la pulsion liée au
manque. Mais comme il n’est pas partout acceptable de se dire frustré, on dira que
l’on est déçu ou que l’on souffre. Beaucoup de mots censés décrire des émotions
sont d'ailleurs des créations culturelles pour des émotions qui n'existent pas.
Dans l'autre sens, l'expression des émotions est bloquée par les limites du
langage à décrire ce qui est réellement ressenti, le manque d'expérience ou
d'honnêteté à reconnaître ce qui se joue en nous, et surtout par l'absence d'une
référence extérieure à soi-même permettant d'établir ce que nous ressentons. Nous
sommes ainsi totalement convaincus de nous comprendre lorsque nous parlons
d'amour.
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DU LANGAGE

Qu’est-ce que l’« amour » ? Certes il existe de vives émotions que beaucoup
ressentent à la présence ou à l'évocation de certains êtres. Mais les réactions
biochimiques impliquées sont-elles identiques chez tous ceux qui prétendent
« aimer » ou « haïr » ? Nous savions déjà qu' « aimer » était un terme polysémique,
mais même lorsqu'on s'est bien assuré de l'acception en cause (l'amour, en
l'espèce), on se trompe en supposant que tous mettent les mêmes émotions derrière
ce terme. N’est-il pas finalement un mot créé de toutes pièces pour camoufler
l’esclavage affectif sous toutes ses formes, dont la lutte permanente entre le viol et
la castration ?
L’amour divin est d’un ordre différent. Ce que les hommes et les femmes
appellent amour est de l'ordre de la sexualité exclusivement, et navigue entre
manque et satisfaction de la pulsion liée au manque. Ce qu'on appelle « amour
platonique » est une sexualité platonique, un joli mot pour déguiser une frustration
mal acceptée, une peur ou un dégoût de l'acte physique. L'amour divin est
totalement désintéressé et n'est pur que dépourvu d'éléments érotiques. Il doit être
également dépourvu de pensée de valorisation de soi-même, comme le fait de
s'afficher avec sa conquête, mais aussi d'afficher sa grandeur d'âme en s'occupant
des indigents. Il ne peut même pas se glorifier à ses propres yeux de s'en occuper
sans que cela se sache. Bref, le véritable amour est un état totalement inaccessible
à nos pauvres forces.

Dans le champ politique, que signifie être « républicain »? Au départ, la


République est un régime constitutionnel. Chez certains, c'est devenu une idéologie
aux contours changeants. Aux 18 et 19ème siècles, les républicains français
s'opposaient aux monarchistes. Comme il y a peu de monarchistes en France, on ne
sait plus très bien de quoi il s’agit.
Aux Etats-Unis, les républicains représentent une tradition historiquement
opposée à l'Etat fédéral. Par la suite, ils se sont piqués d'incarner les valeurs
conservatrices. Plus récemment ils ont retrouvé des vertus à l'Etat fédéral. En
France, le Parti républicain était une composante de l'ancienne Union pour la
Démocratie Française, un peu disparate, mais dont la ligne majoritaire était un
soutien sans faille au néo-libéralisme économique. Les gaullistes et les
nationalistes de gauche (Jean-Pierre Chevènement en son temps) utilisaient ou
utilisent le mot « républicain » plutôt pour désigner une ligne patriotique attachée à
l'unité de la nation, à la souveraineté politique et économique de la France et à une
administration centralisée. Parfois ils y ajoutent une fibre sociale, mais ce n'est pas
systématique, le principe citoyen face à l’individualisme. A gauche, la République
se confond souvent avec la laïcité ou le refus du communautarisme. Or une
République peut parfaitement être communautarisée, dotée d’une religion d’Etat
(l’Allemagne par exemple) ou être de principes libéraux (la République de Gênes).
Ainsi lorsqu’un homme ou une femme politique se dit républicain, il est bien
difficile de comprendre exactement ce qu'il entend par là si on n'a pas une solide
culture politique. Mais après tout, le but de ce politique est-il de se faire bien
comprendre ? Peut-être s'agit-il d'associer à sa personne un mot qui résonne dans
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DU LANGAGE

l'inconscient collectif, une étiquette qui présente bien ? Très peu de gens osent
s’autoproclamer fascistes, même s’il y a des courants qui pourraient s’en
rapprocher.

Prenons le mot de « réformiste ». Les réformistes socialistes comme Jaurès


avaient pour horizon l’abolition du capitalisme par la voie électorale et
démocratique. Par la suite on préférera se contenter de la sociologie marxiste en
rejetant la vision mécaniste de l’Histoire de Marx. La lutte des classes, concept
sociologique, n’est donc abandonnée que dans un troisième temps, lorsque les
socialistes français renoncent à la référence marxiste dans sa globalité.
Les réformistes « bourgeois » qui se sont fait appeler « sociaux-démocrates »
ont organisé la redistribution des revenus au niveau de l’Etat.
Le réformisme du Parti socialiste récuse cette vision keynésienne comme
archaïque et est donc à « droite » des sociaux-démocrates d’antan. Il défend des
concepts comme l’équité (qui fut très à la mode vers 2002), autrement appelée par
Dominique Strauss-Kahn « socialisme de production » qui cherche à remplacer la
redistribution du revenu en aval par une plus grande justice en amont
(discrimination positive, droit à la formation, démocratie d’entreprise.) Ce même
Strauss-Kahn appelait sa ligne le « réformisme radical », grossièrement opposable
à un « réformisme de gauche » proposé par François Hollande, qui ne voulait pas
voir la notion de réforme être assimilée à la droite. Malgré « réformisme radical »,
le mot « réformiste », qui ne s’oppose plus à « révolutionnaire », s’oppose bien à
« radical » dans l’imaginaire médiatique. Et un « radical » comme Jean-Luc
Mélenchon est simplement… un social-démocrate.

Les concepts de « gauche » et de « droite » ne sont pas non plus intangibles :


ils varient dans le temps et l'espace.
Les idées politiques sont représentées sur un seul axe, retraçant une seule
variable, prenant des noms différents selon sa position sur l’axe : extrême-gauche,
gauche, centre, droite, extrême-droite. Evidemment cette variable est très mal
définie, et un véritable pot-pourri de critères plus ou moins hiérarchisés qui
amènent à classer un individu à droite ou à gauche. Ces critères et leur hiérarchie
sont souvent implicites voire inconscients. Certains historiens et politologues ont
proposé des critères dont ils reconnaissent eux-mêmes l’imperfection : le sentiment
d’être dominant ou dominé pour Todd, le conservatisme ou le mouvement pour
Sartre, la préférence pour une société égalitaire ou hiérarchique, le fait d’être de
gauche ou de ne pas l’être pour René Rémond…
En pratique, c’est l’habitude culturelle qui détermine l’importance relative
des différentes composantes de la variable. Ainsi un credo à la fois socialiste et
identitaire sera classé à l’extrême-droite, alors qu’un néolibéral acquis à la cause
homosexuelle sera de gauche. L’extrême-gauche adopte volontiers cette
représentation sur un seul axe, parce qu’elle est moins préoccupée de changer le
monde que de moralité. L’axe unique est pour elle l’axe de la morale : les plus à
droite sont les plus immoraux (puisque les nazis sont aussi classés à l'extrême-
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DU LANGAGE

droite), et elle qui se situe le plus à gauche sur ce segment est l’incarnation de la
vertu, à même de donner des leçons d’humanité à tout ce qui se trouve un peu plus
à droite qu’elle. Evidemment, la réalité est un peu plus complexe que cette
représentation naïve : la droite se définit également en termes moraux, mais en
faisant moins systématiquement référence à cet axe. Il va de soi qu’elle assume
rarement l’héritage du national-socialisme.
Certains individus à gauche y ajoutent le mépris, car ils répètent à l'envi que
ceux qui votent à l'extrême-droite expriment dans les urnes leur frustration d'être
des « perdants ». Ils cherchent par là à exposer leur propre réussite, qui va de pair
avec leurs qualités morales suscitées. C'est un cocktail assez similaire au
puritanisme américain, dans lequel la fortune personnelle est le signe auquel on
reconnaît les meilleures qualités humaines.

Les catégories sont d’ailleurs relatives à un environnement de pensée en


temps et en lieu. Il n’existe une pensée catholique que parce qu’il existe des
catholiques pour la porter. Si le culte du grand oignon blanc se développait en
occident jusqu’à passer le seuil qui en ferait un déterminant politique, nous
verrions les individus sommés de se positionner pour ou contre le culte du grand
oignon blanc.
Ce qui est remarquable c’est que les catégories de droite et de gauche qui ont
maintenant enkysté le discours politique dans le monde entier ont vocation à
transcender le lieu et le temps, alors qu’elles ont été conçues dans des conditions
de lieu et de temps déterminées, comme tous les autres systèmes de catégories. Il
en résulte des commentaires absurdes ou sciemment orientés, sur le prétendu
fascisme propre à l’Islam par exemple. Nous verrions donc, une fois les pro et anti-
oignons blancs identifiés, les politologues soigneusement les classer comme de
droite ou de gauche.

Il existe d’ailleurs une composante de la variable qui est immuable tout le


long de l’axe : c’est l’économie.
Aussi toute tentative d’articuler la sortie de l’économie en pensée en utilisant
la représentation droite-gauche se retrouverait contrainte par le contenu culturel
flou de la variable. D’une part, elle serait sans cesse ramenée à des considérations
propres à l’économie et serait polluée par des éléments dont elle devrait se départir.
C’est parfois assez caricatural, par exemple quand des marxistes assurent qu’on ne
pourra sortir de l’économie qu’une fois que le capitalisme se sera effondré avec le
taux de profit sous le poids de ses propres contradictions. D’autre part, si la sortie
de l’économie devait être de gauche, elle serait contrainte par les composants
dominants qui emportent la position de la variable sur le segment droite-gauche.
C’est-à-dire qu’elle serait obligée de se présenter comme la sortie de l’économie
assortie d’éléments de gauchisme culturel, avec lesquels elle n’a rien à voir.
Ainsi le paradigme de l’économie est le même de l’extrême-droite à
l’extrême-gauche. Seul le paramétrage varie. On pourrait comparer ces paradigmes
à des jeux de rôle : le cadre est imposé, mais on peut choisir de jouer un aventurier
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DU LANGAGE

ou un sorcier, un nain monétariste ou un elfe trotskyste. L’analogie avec le logiciel


est également possible : seul le paramétrage des options est possible. Si l’on veut
changer de paradigme, il faut changer de logiciel.

Si les notions de droite et de gauche sont mal définies, le contenu qu’on leur
donne dépend souvent de la place que les individus occupent dans la société.
Beaucoup de gens « de gauche » sont à la base des gens qui sont contre les
inégalités sociales. On est en droit de penser que logiquement, les politiques en vue
à gauche sont des personnes à peu près dans le même état d’esprit. Mais on
constaterait aisément que tel n’est pas le cas.
Leur attachement ne va pas au peuple, mais à la défense du « modèle
républicain » ou aux « droits de l’homme », voire à l’ « internationalisme ». Les
inégalités sociales sont vraiment le cadet de leurs soucis, et on le découvre assez
vite quand on les fréquente.
Quand on est « de gauche », on a tendance à faire un paquet cadeau, on met
tout dedans et on trouve tout naturel que ça aille ensemble. Quoi de plus normal en
effet, que d’assortir son combat contre les inégalités sociales du républicanisme,
des droits de l’homme et de l’internationalisme ?
Mais le diable est dans les détails. Il y a des gens de gauche qui aident les
immigrés parce qu'ils aident des êtres humains en difficulté. Et il y a des gens de
gauche qui aident les immigrés parce qu'ils apprécient l’idée qu'il y ait des
immigrés en France. Il y a des gens de gauche qui n'ont rien contre les couples
franco-maghrébins, ou franco-africains. Et il y a des gens de gauche qui pensent
que le métissage est une valeur en soi. Remarquons qu'être contre l'exogamie dans
tous les cas, soit le point de vue culturel opposé, ne se justifie pas mieux. Chacun
campera sur ses positions persuadé d'avoir raison, et cela l’occupera jusqu'à la fin
de sa vie.
Génétiquement, c'est assez neutre. Les éleveurs de chiens de race savent bien
que les croisements peuvent créer une vigueur hybride comme des tares
d'hybridation, de même que l'endogamie qui suit renforce ces qualités comme ces
faiblesses. C'est un peu comme une combinaison d'artefacts dans un jeu de rôles :
le résultat est variable.
On voit bien cependant que le métissage sous sa forme idéologique est le
faux nez d’une volonté de renverser des valeurs pour le simple plaisir de les
renverser. Cela inclut l’homoparentalité, la lutte des classes ou le féminisme. Les
immigrés eux-mêmes, du moins les plus récents, sont cependant parfois réticents à
participer à un quelconque renversement de valeurs.
L’antiracisme de gauche est ambigu lui aussi. Il apprécie les signes
extérieurs de l’étranger comme sa couleur de peau et sa musique traditionnelle.
Mais il n’apprécie pas du tout que l’étranger ne partage pas ses représentations du
monde.
La notion de droits de l’homme cache le même présupposé impérialiste : la
supériorité des valeurs occidentales, et le droit des hommes à les adopter. Le
fondement idéologique des droits de l’homme et de l’impérialisme guerrier est
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DU LANGAGE

absolument le même. L'intégration à l'intérieur porte en germe l'impérialisme à


l'extérieur.

De manière similaire, le féminisme le plus commun suggère une attitude


psychologique à l’exact opposé de ce qu’il annonce. On pourrait supposer qu’un
féminisme bien compris se manifeste dans la volonté des femmes de prendre leur
destin en main, et de refuser la contrainte extérieure. A l’inverse, on observe
beaucoup de passivité et des attitudes victimaires, tendant à reporter la
responsabilité de leurs erreurs sur les hommes. Tout dans le monde porte la marque
de l’odieuse phallocratie, même la forme des coquetiers.
Paradoxalement, le simple fait de désirer l’accès aux activités masculines, et
de les juger plus gratifiantes que les activités traditionnellement plutôt portées par
les femmes suggère une acceptation des dogmes patriarcaux. Les activités investies
par les hommes sont considérées comme bonnes par nature. Comme il s’agit des
activités qui donnent sa forme extérieure à la société, le système social est
implicitement reconnu comme bon. Il faudrait plus de femmes à l’Assemblée
nationale, parce que le système de démocratie représentative est bon. Il n’y aurait
pas assez de femmes dirigeantes d’entreprises ou dans les conseils d’administration
des entreprises du CAC 40 parce que le capitalisme est bon.
L’autre proposition « féministe » qu’on entend parfois serait de considérer
que les activités domestiques des femmes seraient déconsidérées du fait qu’elles ne
sont pas payées au même titre que les activités enchâssées dans le système
économique. Ce qui revient à dire que participer à l’économie est valorisant.
Le féminisme militant ne va évidemment pas sans une sévère coercition,
pour les hommes comme pour les femmes, sommés qu’ils sont de se conformer
aux principes généraux de l’égalité et surtout pas de la liberté.
Une autre manipulation verbale est la proposition qui est faite aux femmes
de s’identifier à d’autres femmes qui les représenteraient. D’une part, c’est une
illusion qui ne devrait pas tenir : trente millions de femmes françaises n’ont aucun
intérêt personnel à avoir deux-cent-cinquante femmes députées. Et les caissières de
supermarché ne trouveront aucun réconfort dans le fait que le conseil
d’administration de leur groupe commercial soit paritaire.
D’autre part, il semblerait que les femmes n’aient d’autres choix que de
s’identifier à des dames, ce qui est d’ailleurs paradoxal, étant donné le principe
unisexe retenu pour l’ensemble. Il devrait être admis que chacun devrait avoir le
choix de ses représentations du monde, du choix de sa place dans la société, et que
celles-ci ne peuvent être emportées par de simples statistiques. Il est significatif
que l’on prétende libérer les français de leurs supposés conditionnements, au
moment même où l’on affirme vouloir changer le regard des autres dans un sens
déterminé. Libérer la pensée par l’obligation de se conformer à une pensée.
Eduquer à la pensée juste. Changer les mentalités (celles des autres). Les autres ont
toujours des préjugés, nous avons des valeurs.

- 53 -
DU LANGAGE

Nous voyons donc que, non seulement le langage véhicule des concepts
inventés que les hommes confondent avec des faits, mais qu’il peut parfaitement
servir à travestir des faits en leur donnant une apparence autre. Aucune femme ne
souhaite valoriser la sphère masculine, mais si c’est « pour les femmes », ça passe
mieux. Nous n’inventons rien, Bernays ou Goebbels connaissaient la chanson.
C’est ainsi que le fait comme le concept peuvent revêtir une dimension morale.

L’idéologie ou même de simples idées fausses peuvent également se diffuser


en se dissimulant avec les oripeaux de la science.
Lorsque l’on compare les performances respectives de l’homme et des
grands singes, on constaterait selon un documentaire de la BBC qu’un chimpanzé
n’est pas capable de mettre en œuvre des stratégies de collaboration sans que son
intérêt personnel soit en jeu. A l'inverse, l'homme montre des comportements
purement altruistes.
On en déduira que le principe de base de l'économie selon Adam Smith,
Milton Friedman et Margaret Thatcher - l'homme rationnel est mu par son intérêt
égoïste - s'applique en réalité aux chimpanzés. On pourrait aussi dire que
l'économiste libéral est plus proche du chimpanzé que de l'homme au sens plein du
terme.
Le même reportage affirme que la mâchoire de l'homme est moins puissante
que celle des grands singes depuis qu'il aurait commencé d'utiliser son cerveau.
C’est assez typique du finalisme panglossien de mise en sciences biologiques.
Avec ce principe, on pourrait expliquer que les lapins n’ont pas besoin de
puissantes mâchoires pour triompher des loups. Le finalisme en biologie de
l’évolution est un cas particulier de la tendance humaine à croire qu’il y a une
raison à tout, en dehors de simplement exister. On retrouve ici la recherche vaine
de la cause première et de la finalité divine. En cela, on peut dire qu’il n’existe
guère de différence entre le créationnisme et l’évolutionnisme darwinien.

Beaucoup de la culture scientifique populaire semble poursuivre des vues


morales et ne pas témoigner d’une grande objectivité. Nous partagerions la presque
totalité de nos gènes avec les chimpanzés. Le chiffre de 98 % a souvent été avancé.
On ne sait pas bien ce que représente ce chiffre. Que compare-t-on ? Les bases ?
Les codons ? L’ADN transcodant ? L’ADN total ? Comment comparer le génome
à 48 chromosomes du chimpanzé et le génome à 46 chromosomes des êtres
humains ? En 2007, les premiers génomes humains séquencés faisaient apparaître
un taux de 12% au moins (les génomes commençaient seulement d'être comparés)
de variations interindividuelles dans les bases de l’ADN humain. C'est-à-dire
qu'entre deux individus humains quelconques, l'identité génétique était au plus de
88%. Il est alors logique d’affirmer que les différences entre un humain et un
chimpanzé doivent être bien supérieures.

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DU LANGAGE

On se rend compte que l’affirmation d’une quasi-identité des ADN du


chimpanzé et de l’homme a été serinée quinze bonnes années avant qu'on ne
séquence le premier génome, celui d’un ver marin.
D’ailleurs, même la grande similarité des ADN ne prouverait quelque chose
quant à une similarité ontologique du chimpanzé et de l’homme que pour ceux qui
sont prêts à considérer que l’ADN apporte des preuves ontologiques.

On trouve aussi dans la propagande scientifique vulgaire des affirmations


comme quoi les « races » humaines n’existeraient pas. Le généticien Albert
Jacquard n’est pas pour rien dans la popularisation de ce discours.
C’est ici la résurgence du vieux débat médiéval entre le réalisme et le
nominalisme, les premiers postulant l'existence réelle des idées, dont les choses ne
sont que la matérialisation, et les seconds affirmant l'impossibilité d'utiliser des
concepts globalisants, chaque chose étant irréductible à une catégorie.
L'avènement de la science devait terminer le débat. Comme tout le reste, les
races existent pour ceux qui souhaitent utiliser le concept, elles n’existent pas pour
ceux qui n’en veulent pas. Il n'y a pas de races dans le ciel des idées, mais l'être
humain a besoin de concepts globaux pour communiquer. Ainsi il n'existe pas de
rouge ou de jaune, simplement des gammes de longueur d'onde qu'on convient de
délimiter de manière arbitraire et dont chaque segment se voit attribuer un nom de
couleur. La totalité du langage est faite de la sorte.
On peut toujours répéter comme un mantra que « les races n'existent pas »,
cela reste la première chose qu'on remarque chez quelqu'un, et à un niveau de
discours infra, tout le monde s’en sert pour définir les individus. Ce ne sont pas des
concepts scientifiques, mais ce sont des concepts culturels très puissants.
Au niveau du discours scientifique, les distinctions sont différentes de celles
du discours culturel, mais les moralistes dressés contre l’idée qu’on puisse utiliser
le mot « race » feignent en permanence de prendre l'un pour l'autre, comme si les
pratiques culturelles étaient déterminées par la systématique de laboratoire.
Cela se complique du fait que le discours scientifique a aussi un relent
idéologique puissant. Les scientifiques sont comme tout le monde : ils confondent
le discours et la réalité, prétendent que leur propre discours est la réalité et
attaquent comme falsifié tout discours descriptif différent.
La race est un concept issu de la systématique du vivant. Elle sert à classer
les êtres vivants dans des catégories emboîtées les unes dans les autres. On
distingue actuellement six règnes : les archées, les bactéries, les protistes, les
champignons, les végétaux et les animaux. On ne classe pas les virus ou les prions
parmi les êtres vivants. Au sein de chaque règne existent des embranchements,
dans ces embranchements on distingue des classes, qui se subdivisent en ordres.
On trouve dans chaque ordre différentes familles, qui regroupent des genres, au
sein desquels on distingue des espèces. Dans une espèce donnée, on distingue des
variétés (en botanique) ou des races (en zoologie).
Cette classification suit bel et bien une logique, mais plusieurs logiques
pouvant être envisagées, les choix de classification sont arbitraires. La
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DU LANGAGE

classification est un cas typique de description du monde par le langage. Il y a une


carte et un territoire, et la carte n’est pas le territoire. Il n’existe pas de races dans
la nature, mais elles existent dans la systématique du vivant. Affirmer qu’il existe
des races de chiens mais pas de races humaines est typiquement un jugement moral
a priori sur ce que devrait être la classification.
Evidemment, une affirmation morale énoncée par des scientifiques prétend
s’appuyer sur des arguments scientifiques.
On trouve dans l’article « Classification scientifique des espèces » sur
Wikipedia en français (à la date de rédaction de cet ouvrage) l’affirmation
suivante : « La vision ethnocentrique qui préjuge d'une supériorité de l'homme
moderne sur le primitif est invalidée par de très nombreux travaux comparatifs en
anthropologie moderne. » Quel sens cela peut-il avoir ? La « supériorité » est une
affaire morale. Aucun travail comparatif ne peut conclure quoi que ce soit sur une
supériorité ontologique. De telles conclusions ne témoignent que des préjugés de
l’auteur, qui aurait besoin d’un miroir. Il conclut en la « non-supériorité » de
l’homme moderne sur le primitif parce qu’il s’est posé la question. En revanche, on
peut comparer des facultés données, et là bien évidemment on trouve des
différences. Ce n’est pas grave : ça peut se nier et même ça se fait couramment.
Il y a une curieuse tendance chez les généticiens à vouloir contre toute
logique déconsidérer le racisme sur la base d’arguments scientifiques. Cela les
amène à utiliser des pétitions de principe qu’ils présentent comme des arguments
scientifiques sur la foi de leurs titres universitaires. Le « théorème de Jacquard »
serait que l’on ne peut parler de race que lorsque une population de n individus
initiaux reste consanguine pendant au minimum n générations. C’est en réalité une
pure convention que Jacquard veut faire admettre comme le fruit de longues et
patientes recherches. De la propagande. A ce compte, les enfants d’un couple
hétérosexuel sont une race.
A l'item « race humaine », Wikipedia propose les extraits suivants : « D'une
part l’avancée des travaux en génétique a forcé à abandonner la notion, après avoir
établi que les différences entre les humains sont individuelles et non de race (ou
groupe). En effet les individus sont tous différents et les caractères qui produisent
ces différences se retrouvent dans toutes les populations. Comme le dit le
généticien André Langaney (1992) : « Au début des recherches en génétique, les
scientifiques, qui avaient en tête des classifications raciales héritées du siècle
dernier, pensaient qu’ils allaient retrouver des gènes des Jaunes, des Noirs, des
Blancs… Eh bien, pas du tout, on ne les a pas trouvés. Dans tous les systèmes
génétiques humains connus, les répertoires de gènes sont les mêmes.[7] » »

Je vous renvoie supra. Cette affirmation date de 1992. Le premier


séquençage du génome humain date de 2003. D'autre part, même si cela ne se
rapporte pas aux « Jaunes », « Noirs » et « Blancs », il y a bien des pools de gènes
différents dans les différents groupes populationnels. Il y a des études qui
proposent des graphiques pour mesurer la distance génétique entre ces groupes,
selon différents gènes de référence. On connaît des populations connues pour être à
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DU LANGAGE

métabolisme hépatique CytP450 rapide, d'autres à métabolisme hépatique lent.


L'industrie pharmaceutique se moque des propos de Langaney et propose des
médicaments ou des tests ciblés ethniquement, comme le test de dépistage de
susceptibilité au cancer du sein via les gènes BRCA1 et BRCA2, spécifiquement
proposé aux femmes d'ascendance juive ashkénaze.
Surtout, et même si les répertoires de gènes étaient les mêmes, on ne peut
que souligner le fait que le généticien est tellement déformé par sa discipline qu'il
tient la différence de phénotype flagrante entre les finlandais et les pygmées pour
négligeable. Il décide que le critère « ontologique » (comprendre moral) qui permet
de distinguer des races humaines se trouve dans l’ADN qu’on ne voit pas, et pas
dans l’apparence physique.
Poursuivons avec Wikipedia : « D’une façon générale, l’appartenance à une
race se définit par des interactions entre de nombreux gènes. Il n’existe pas à
proprement parler d’allèle du « teckel » ou du « berger allemand », ni d’allèle «
pygmée » ou « esquimau ». On ne sait donc pas associer (avec précision et de
façon stable) de génotype au phénotype attendu pour une race. »
Ce paragraphe est honnête. Il se contente d'une conclusion humble : il n'est
pas facile de savoir quels gènes sont associés aux phénotypes visibles. Mais le
reste de l'article conclut beaucoup plus loin :
« Avec l'étude de la variabilité génétique apparait une nouvelle définition,
plus axée sur la notion de variabilité génétique. Theodosius Dobzhansky proposera
ainsi sa définition du concept de race (au sens large) : « Une population d’espèces
qui diffèrent selon la fréquence de variants génétiques, d’allèles ou de structures
chromosomiques. » Cependant, comme l’indique Marcus Feldman (du
département de biologie de l’université de Stanford) et ses collègues : « comme
deux populations différentes présentent toujours de tels variants, cette définition est
en réalité synonyme de population ». Au sein de cette approche apparait une
nouvelle donnée : la variabilité au sein d’une population est plus grande que celle
existant entre les populations[9]. Cette constatation amène à l’époque un grand
nombre de biologistes à considérer que la notion de race n’est pas biologiquement
pertinente. »
Tout d'abord, notons que la définition de Dobzhansky ne veut rien dire. Les
races ne sont pas des populations d'espèces. Admettons qu'il faille comprendre :
« les races sont les sous-populations de l'espèce qui diffèrent selon la fréquence de
variants génétiques, d'allèles ou de structures chromosomiques. » La remarque de
Feldman qui suit est un truisme. Dobzhansky définit la race comme une
population, et Feldman en conclut que la race est une population.
On notera que la « définition » a changé en passant de Langaney à Feldman.
Chez Langaney, la race n'existe pas. Mais puisqu'il faut en parler, admettons avec
Feldman que c'est une population.
L'important se trouve dans la « nouvelle donnée » : la variabilité d'une
population est plus grande que celle existant entre les populations. D'un simple
point de vue scientifique, c'est une affirmation qui n'a pas de sens, parce qu'on

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DU LANGAGE

compare des individus réels entre eux, alors qu'on compare des moyennes de
population. Cela s'appelle mélanger des choux et des tomates.
Insistons sur le fait que pour le généticien les différences phénotypiques
évidentes entre les finlandais et les pygmées ne comptent pas. Les généticiens
rejettent des éléments évidents comme de la biométrie archaïque (demandez à
George W. Bush si la biométrie est archaïque). Seul le gène et le peu qu'ils en
connaissent est objectif. On sait que le phénotype est essentiellement d'origine
génétique. Mais puisque « On ne sait donc pas associer (avec précision et de façon
stable) de génotype au phénotype attendu pour une race. », ce n'est pas que leur
science est incomplète, c'est que le phénotype ne compte pas. C'est-à-dire : la
réalité ne compte pas, ce sont leurs abstractions qui comptent. Il en découle une
réduction systématique du rôle de l'inné et des gènes dans tous les phénomènes
macrosociaux (pour ne pas donner prise à l'infâme sociobiologie).
On a beau connaître les résultats d'anomalies comme les trisomies sur
l'intelligence générale, l'idéologie est que l'intelligence n'a pas d'origine génétique.
En réalité, on ne fait tout simplement pas d'études sur le sujet, ou on formule des
conclusions qui euphémisent, minimisent ou contredisent les données étudiées.
Ce qui est très significatif, c'est que dès les années 70, alors que l’on
commençait tout juste à explorer l’ADN, des scientifiques prétendaient déjà
apporte des « conclusions » scientifiques qui appuyaient leurs propres convictions
morales.
La perception déformée d’un concept jusqu’ici très clair comme la race, la
tendance des hommes à substituer les faits réels par des faits « moraux » donne une
bonne idée de l’usage moral du langage dans la société.

Le langage porte le jugement. Les peurs irrationnelles, le mal-être, les


tentatives de justification, le désir, la recherche du sens de la vie, la morale, les
valeurs, les opinions : rien qui ne soit un reflet du jugement en bien ou en mal. La
juste position est : un concept est valable si on décide qu'il est valable. Donc il
existe tout en n'existant pas. L'intelligence n'existe pas, mais il n'en reste pas moins
que le quotient intellectuel mesure quelque chose et que ce quelque chose existe.
Cela montre que le langage détermine et même restreint les perceptions
humaines. On peut se demander si ce langage, qu'on présente comme une
caractéristique d'une espèce supérieure, ne serait pas un recul par rapport à la
communication animale. On voit rarement des animaux se méprendre sur
l'intention de leurs congénères.
Un cas particulier révélant le mieux les échecs du langage est le fait de
prendre des opinions pour des faits, autrement dit le jugement. Exemples : « Les
hooligans sont stupides », « L'immigration est une chance », etc.
On remarquera que ce jugement est monnaie courante y compris dans les
milieux qui font profession de foi de non-jugement, d'unité et de spiritualité. En

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DU LANGAGE

clair : ils ont lu le mot « jugement » quelque part, lu que c'était mal, mais ils ne
savent absolument pas ce que c'est.
Les questionnements autour de la raison d'être des choses, de la cause
première et du but ultime sont une forme de jugement. Pourquoi sommes-nous sur
Terre ? Parce que. Pour quoi faisons-nous des enfants ? Ils vont mourir. Mais
rappelons-nous que nous allons mourir aussi et convenons que l'idée de faire
quelque chose dans un but quelconque est absurde. Il faut bien occuper nos vies, et
il n’y a pas de mauvaise manière de le faire.
Les personnes en souffrance psychologique, elles, se demandent pourquoi
elles ne vont pas bien. Abstraction faite de l'explication métabolique : parce que.
Comment faire pour aller mieux : en allant mieux. Comment y arriver ? On y
arrive si on y arrive, ou si on pense qu'on y arrive. Merveilleuse illustration de la
pensée créant la réalité. Ce n'est ni « facile » ni « difficile » (encore des mots de
jugement). Tout est facile pour celui qui réussit, difficile pour celui qui échoue.

- 59 -
DE LA MORALE

De la morale
La morale a ceci de particulier que tout le monde pense savoir de quoi il
s’agit. Les gens pensent qu’il existe une vraie et bonne morale, la leur, et de
fausses morales, qu’ils appellent parfois paramoralisme. Pour être plus précis, il
existe peut-être une vraie et bonne morale, que certains hommes connaissent et
comprennent mieux que d’autres. Mais pour la plupart des gens, leur morale est
arbitrairement liée à leurs préférences et intérêts personnels, et dépend de la morale
du ou des groupes dans lequel ils évoluent.
Au niveau d’un groupe ou d’une société donnée, ce qu’on appelle morale
prend un tout autre sens. Une morale est un catalogue de règles de comportements,
de croyances et même de représentations qui donnent sa forme à la société et au
monde. Elle couvre à la fois le domaine de l’institution judiciaire et des
comportements qu’elle vise à normer sans passer par la loi.
Comme la justice, la morale est une notion culturelle. Ce sont les éléments
de la culture qui sont élevés au rang de valeurs. Issue de la culture, la morale est
naturellement arbitraire. L’objectif de la morale n’est donc pas d’imposer la
pratique du bien, mais un artifice pour régler la société des gens ordinaires, et
empêcher que des comportements anarchiques surviennent et détruisent le fragile
édifice social. On souhaite notamment prévenir les conflits qui pourraient survenir
entre deux individus ayant des morales personnelles incompatibles, et développer
le sentiment d’appartenance et le désir des éléments du groupe de collaborer. Tout
ce qui prétend organiser la société ou tend à l’organiser sans le dire relève donc par
bijection de la morale.
Souvent la morale du groupe est considérée comme objective par ses
membres. Pour un individu, c’est dommageable car sa compréhension est
obscurcie, mais c’est préférable pour le groupe, car la morale sera d’autant moins
remise en question qu’elle n’est pas perçue comme arbitraire. A l’inverse, les
préférences personnelles qui sont propres à l’individu ne sont pas forcément
- 60 -
DE LA MORALE

considérées par lui comme des valeurs, mais plutôt de manière neutre. Il n’est
toutefois pas possible de faire un distinguo net, car assez souvent, les goûts
personnels peuvent accéder au rang de valeurs et ne peuvent plus être distingués de
la morale. Un fan de Johnny peut tout à fait penser que lui préférer Claude
François est offensant. C’est donc un point de vue moral.

A contrario on entend dire que les valeurs ne se discutent pas, mais on


discute pourtant beaucoup de la morale. Il est significatif qu’une immense partie de
la production dite philosophique traite de morale, d’éthique et des mérites
comparés des différents régimes politiques. Cette insistance des philosophes sur la
morale montre que la fonction sociale de la philosophie consiste à prescrire des
comportements. Depuis Platon en effet, le pouvoir tend à s’entourer de philosophes
officiels. Ceux-ci tentent de normer les rapports dont la justice ne s’occupe pas.
Certaines personnes essaient ainsi de distinguer entre une morale
indiscutable et un moralisme douteux. C’est-à-dire que la morale qui ne se discute
pas est la leur, celle des autres nécessitant un examen.
Des intellectuels occidentaux qui n’arrivaient décidément pas à comprendre
les valeurs de sociétés étrangères se sont avisés qu'il n'y avait peut-être pas une,
mais des morales, variables selon le lieu et l'époque. Un pas en avant, deux pas en
arrière : s’il n'existait peut être pas de morale spontanément universelle, une étude
scientifique de la morale pouvait exister et donner naissance à une morale
réellement objective, qu'on baptiserait du nouveau nom d'éthique, pour qu'il ne
puisse y avoir aucune confusion entre les morales subjectives des primitifs et notre
éthique objective et scientifique. On pourrait y voir un pauvre moyen rhétorique
pour rétablir la supériorité des valeurs occidentales auxquelles on avait fait
semblant de renoncer. La pirouette du colon qui fait mine de respecter les
coutumes du pays conquis. On se dit qu'il y a dû y avoir bien des langues pour
s'exprimer contre une telle mascarade. Pas du tout. Les enseignants en philosophie
se sont dépêchés de postuler aux chaires d'éthique nouvellement créées et de faire
graver leur nouveau talent d’expert sur leurs cartes de visite.
Avec une bonne compréhension du rôle de la morale dans une société, il
serait facile de comprendre qu’il est absurde de réfléchir à une science morale.
L’éthique sert juste à renforcer le pouvoir d’une morale en la prétendant
scientifique.
Pour ceux qui collent à la morale sociale, la morale est quasiment synonyme
de justice, comprise dans un sens plus large que la simple institution judiciaire.
La morale sociale est jugée bonne quand elle correspond à notre morale
personnelle. Elle est jugée mauvaise quand elle s’en écarte et dénonce les
comportements auxquels l’individu n’entend pas renoncer. Elle prend alors parfois
le nom de « moralisme », et on dira alors que son existence relèverait d’une
atteinte aux libertés. On ne peut pas sauver la morale du moralisme. Toutes les
morales sont perçues comme universelles par ceux qui les intègrent. Le Bien et le
Mal sont indifférenciés de la Règle.

- 61 -
DE LA MORALE

Ceux qui édictent la morale doivent normalement connaître l’objectif qu’elle


sert, tandis que le peuple la prend pour le souverain bien. Puisque ceux-ci ne sont
pas qualifiés pour discuter, une telle morale ne peut être que dogmatique. La
démocratie est l'avatar tellurique naturel de la tendance de l'humanité à discuter.
On pourrait dire que les philosophes officiels servent à orienter ces fâcheuses mais
inévitables discussions dans un sens conforme à la morale que l’on souhaite
imposer. On magnifiera leur intelligence et leur hauteur de vue, et on donnera des
diplômes donnant droit à avoir un avis, afin d’intimider ceux qui prendraient
naïvement leur liberté d’expression au pied de la lettre.
La morale n’a donc pas de rapport avec des notions transcendantes de Bien
et de Mal. On a cependant l’habitude de prétendre que les prescriptions de la
morale déterminent réellement ce qui est bien et mal, parce qu’il semble
indispensable de renforcer son emprise pour que celle-ci soit suivie. On la renforce
d’autant plus qu’elle n’a pas assez de force pour s’imposer naturellement. C’est le
cas dans les temps politiques. Et cependant cela ne suffit toujours pas.
La finalité de la morale, dans les temps politiques, a d’ailleurs totalement été
perdue de vue. Les prescripteurs de morale croient autant que leurs assujettis que
leurs valeurs déterminent Bien et Mal. L’élite ne distingue plus entre la mission de
conservation de la métaphysique sacrée et celle d'organiser les foules par la
morale. L’Eglise, obsolète quant à sa fonction de cohésion nationale, croit
réellement à ses histoires fantastiques. De fait, elle n'est plus qu'un guide moral. Il
va de soi qu'une direction morale est non seulement dogmatique, mais aussi
temporelle. La laïcité est une notion grotesque, qui ne propose rien de moins que
de séparer la morale et la politique. Il peut être proposé de nombreuses morales,
qu'on cherche souvent à traduire dans le droit ou les institutions. Sur le fond, elles
sont souvent équivalentes. La dégénérescence vient non pas de la nature de la
morale, mais du fait qu'elle peut être discutée. En cela, le dogme catholique est
supérieur au protestantisme ou aux procédés casuistes.

Une morale peut donc être dégradée lorsqu'elle intègre des principes qui en
nient la finalité : séparation de la morale et de la politique, discussion. Elle est
également dégradée lorsqu'elle s'en remet à des principes conditionnés et non
immanents. Ainsi refuser l'avortement au nom du droit à la vie est mieux que d'y
consentir au nom du besoin de contribuer à l'économie capitaliste. D'un côté, il
existe toujours un principe contraignant qui impose la morale sans se laisser
observer - l'économie le plus souvent - et donc sans être discuté. De l'autre, il va de
soi qu'une Eglise qui jouerait entièrement son rôle organiserait la société de
manière à répondre aux problèmes individuels qui ne manqueraient pas de
survenir.
Une Eglise qui discute ses dogmes perd toute son utilité sociale. Les
traditionalistes ont le mérite de ne pas accepter la discussion. Toutefois, ayant
perdu la dimension métaphysique authentique au profit d'un ritualisme formel et
d'interprétations littérales, ils ne comprennent plus que le magistère moral a

- 62 -
DE LA MORALE

seulement pour fonction d'organiser les foules, et que sous le dogme, la morale
reste artificielle.
Le libre examen porté par le protestantisme mène naturellement aux
principes de la démocratie. Celle-ci voit s’affronter des morales différentes. Or
quand plusieurs morales cohabitent, que la morale n’est plus totalement intégrée
par les individus qui composent la société, elle devient inopérante. En effet une
morale n’est en mesure d’organiser la société qu’à la condition d’être la morale
unique de cette société. Quand dans une société donnée plusieurs morales se
mettent à cohabiter, elles se combattent : c’est l’avènement de la politique.
La société ne peut dès lors plus être organisée, chacun fait comme il
l’entend. D’abord à cause de l’existence de groupes aux morales opposées, ensuite
par l’attrait nouveau que prend la transgression, enfin par l’inversion logique des
valeurs qu’elle porte.

La politique divise les gens au lieu de les rassembler. Tout ce qui est admis
par une partie de la société entraîne le rejet de son opposé. Les personnes qui
écoutent la même musique que moi, regardent les mêmes films sont des gens de
goût, les autres sont méprisables. Les personnes qui ont les mêmes opinions
politiques que moi sont des personnes respectables, les autres ne doivent pas avoir
le droit de s’exprimer, parce que leurs idées sont dangereuses.
Tout cela semble parfaitement légitime à quiconque, et il sera persuadé que
les conflits sont le fait de ceux d’en face. Au mieux il dira qu’il leur manque une
« prise de conscience » pour se ranger à ses idées. Au pire, il dira que leur
idéologie est « immorale » ou « nauséabonde ». Mais il devrait aller de soi que tous
ceux qui font la démarche de s’affilier à un courant de pensée sont convaincus de
la puissance de leur raisonnement et de leur propre moralité.
Aucune morale n'a jamais convaincu personne de changer d'avis. Les
chrétiens qui se sont opposés au communisme soviétique au nom de leur morale
n'ont pas fait douté une seconde les partisans. L'antiracisme n'a jamais fait changé
d'avis un raciste pour la simple raison que ce n'est pas l’immoralité qui engendre
des racistes, mais une expérience et une élaboration intellectuelle personnelles. La
morale ne peut que s'opposer à la morale d'en face et entraîner la guerre civile.
Au fait que la politique est un affrontement, on objectera que si ce monde est
mauvais, il serait légitime de vouloir le changer. Mais « tous ensemble » signifie
contre les autres. Dès que les hommes parlent de changer le monde, ils
s’aperçoivent qu’ils ne veulent pas le changer de la même façon.
Souvent d’ailleurs, les gens adoptent des opinions sans trop y réfléchir. Ils
adhèrent en bloc aux idées supposées cohérentes qui forment les idéologies, sans
distance. Mettre toutes les opinions sur le marché permet qu'elles se combattent les
unes les autres sans jamais mettre en danger le système de domination en place.
Pour mieux vider la morale de son objet, on opère un retournement logique :
la démocratie aux morales multiples et en conflit devient-elle-même une valeur
morale qu’il n’est pas permis de discuter.

- 63 -
DE LA MORALE

On se rendra à l’évidence qu’il est impossible de changer le monde. Puisque


la question de son changement est le théâtre même des affrontements, c’est que là
réside sa nature. On ne peut pas le changer en suivant sa propre conception de la
morale, puisque c’est ainsi qu’on alimente son inertie.
Le problème du Mal ne peut pas être résolu à coups de modèles, puisque le
mal tel que le définisse les hommes est une notion subjective qui n’est que le faux-
nez de la morale. Bourdieu faisait salle comble en venant parler de La Misère du
Monde, et tous les auditeurs étaient des militants qui voulaient y mettre un terme.
Mais si la misère n’a pas reculé depuis, comment peut-on sérieusement
croire que le progrès de l’humanité est possible ?
Une morale ne sert qu’à organiser la masse à travers des codes sociaux
arbitraires et des croyances non fondées. On ne peut pas s’en débarrasser en
remplaçant une morale par une autre, ou en prétendant suivre des principes
individualistes tout aussi moraux. La seule possibilité de s’affranchir du destin
commun est de renoncer à la culture pour se tourner vers la connaissance. Or les
êtres dissociés qui peuplent la planète ne sont pas en mesure d’acquérir de vraies
connaissances. Il ne peut s’agir que d’une quête exceptionnelle.

Le mathématicien Henri Poincaré a dit « la culture, c’est ce qui reste quand


on a tout oublié ». Nous le répétons ici : l’individu prend la culture pour la
connaissance. Il est incapable d’évaluer correctement la distance entre ses
tentatives d’approcher la connaissance et la connaissance elle-même.
Les gens pensent que plus ils lisent de livres, plus ils savent de choses, et
négligent souvent de prendre une distance critique avec ce qu’ils lisent. Les
concepts des grands sociologues, des philosophes, se retrouvent tels quels sur les
forums de discussion et dans les copies des étudiants. Non seulement ces concepts
passent pour vrais simplement parce que leurs auteurs ont du prestige, mais ces
concepts passent par le filtre des goûts du contributeur, ou pire encore par le filtre
de ses interprétations erronées. Toute référence plus ou moins fidèle à un auteur
plus ou moins prestigieux est ainsi considérée comme un élément de savoir.
Combien d’individus croient acquérir des connaissances à travers l’œuvre de Karl
Marx ?
Par ailleurs, il est souvent obligatoire de connaître l’Histoire des idées
fausses et d’y revenir sans cesse pour asseoir son propre propos, quitte à l’alourdir
ou à en perdre l’objet.
L’art, la culture générale, passent aussi pour des choses indispensables. Les
enfants sont donc sommés d’apprendre une littérature présentée comme une
somme de connaissances, alors qu’il s’agit simplement de leur former une culture
commune et de leur inculquer par la propagande un modèle social à reproduire.
Comme il croit au progrès, l’homme croit que l’humanité se rapproche de la
connaissance par l’empilement de couches de culture. Or la croyance en la culture
comme vecteur de connaissance lui rend inaccessible certaines connaissances
- 64 -
DE LA MORALE

authentiques qu’il pourrait obtenir en faisant taire ses a priori et en faisant


confiance à sa propre expérience.
Tout est question de sagacité. On doit tout à la fois avoir confiance en ses
propres expériences, et ne pas les considérer comme les seules expériences
possibles, ce que Rudolf Steiner appelle respectivement boire le « breuvage du
souvenir » et boire le « breuvage de l’oubli ». Mais pour ce qui est de l’homme
ordinaire, il sera prêt à croire n’importe quoi, pourvu que cela soit dit par des gens
assez nombreux, présentant bien et semblant qualifiés pour le dire.

La culture est presque assimilable à la morale. La morale est en fait la


culture transformée en valeurs.
Ou si on présente la question dans l’autre sens : la culture est le produit
dérivé de la morale et la reflète exactement. Elle enrichit le discours, pour appuyer
les valeurs morales du groupe. Ainsi, si on est communiste, on connaîtra les
poèmes d’Aragon, les chansons de Jean Ferrat et l’Histoire sera celle que les
historiens communistes ont écrite.
La morale comme la culture sont perçues par ceux qui les adoptent comme
supérieures aux autres morales et aux autres cultures. La morale catholique se
perçoit comme meilleure que la morale libérale et réciproquement. La culture
marxiste se perçoit comme meilleure que la culture de masse consumériste, qui la
regarde en retour avec méfiance. L’art des musées se pense au-dessus du feuilleton
télévisé, qui lui renvoie sa prétention. Les valeurs occidentales, marquées par le
progressisme et la laïcité, présentent évidemment les cultures du tiers-monde
organisées par la religion comme sous-cultivées voire nuisibles.

Nous dirons que toutes les cultures se valent, tant qu’elles ne permettent pas
un accès facilité à la connaissance. On observera que l’idéologie se range
également dans la culture, à une place ni meilleure ni pire que tout autre élément à
caractère culturel.
Les pensées qui proposent une morale universelle, ou se prétendent
dépourvues de morale recèlent toujours une morale cachée. Chez Marx,
l’avènement d’une société dirigée par les ouvriers est un progrès par rapport aux
formes de domination bourgeoise ou féodale. Pour Evola, la même séquence est
décrite comme une dégénérescence. Pour l’un comme pour l’autre, il ne s’agit là
que d’exposer leur morale personnelle, même si Marx prétend faire œuvre
scientifique. Les évoliens qui tentent de hâter la fin du Kali Yuga font la même
chose que les communistes tentant d'accélérer la fin – qu’ils pensent inéluctable -
des temps capitalistes.
La morale marxiste se cache derrière le mouvement de l’Histoire, qu’elle ne
ferait qu’accompagner. Mais le mouvement n’a pas besoin d’être accompagné ; il
faut donc quelque motivation morale pour espérer le favoriser. Marx a des
préférences implicites : pour l’Etat, pour la classe ouvrière et pour le travail. Il
présente d’ailleurs le mouvement de l’Histoire comme étant le progrès, qui ne peut
être qu’un progrès moral.
- 65 -
DE LA MORALE

Beaucoup de marxistes modernes ont largement rendu ces préférences


explicites et admis leur nature morale. Ainsi Robert Hue écrivait « La chute de
l’URSS n’a pas rendu le capitalisme meilleur. » Le capitalisme n’est plus un stade
naturel de développement d’une société, mais un régime immoral car inégalitaire.
L’Etat n’est plus un recours pour reprendre la société en main du système
capitaliste défaillant, mais un dirigeant plus moral.
Ceci est la conséquence logique de l’échec de la théorie marxiste à expliquer
l’économie capitaliste. Celle-ci ne s’est pas effondrée, et comme il n’y a plus de
pensée économique alternative, seuls des arguments moraux peuvent être avancés.
Ajoutons que Marx est le type même de l’intellectuel qui prend le langage,
ses limites et imperfections pour la réalité et toute la réalité. Il est possible de
décrire une société à travers des classes sociales homogènes aux intérêts
identiques, d’axiomiser la lutte de ces classes entre elles et une histoire de
l’humanité à travers cet axiome. Mais Marx prétend avoir « découvert » le moteur
de l’Histoire dans la lutte des classes, à l’exclusion de toute autre explication et de
tout autre angle d’approche de l’Histoire.
Il existe des raisons morales à l’existence des classes qui ne sont pas des
raisons économiques. Dans les sociétés traditionnelles, les classes ne luttent pas
entre elles. Par ailleurs, à travers ses aspirations personnelles, chaque individu a ses
propres intérêts qui ne se réduisent pas à ceux de la classe à laquelle il appartient.

Les préférences morales en politique s’articulent grossièrement autour des


rapports aux institutions, au travail et à l’ordre. Ces préférences se répartissent en
couples de valeurs antagonistes attribuée l’une à « la droite » et l’autre à « la
gauche », selon les valeurs historiques que l’on associe à l’un ou l’autre camp,
même si les évolutions de la société aux 20ème et 21ème siècles rendent ces
oppositions formelles plutôt artificielles.
Grossièrement, on dira que la droite aime les institutions privées et la
gauche les institutions publiques. Cette manière de polariser le débat entre
« richesse créée dans les entreprises » et « défense des services publics » redonne
aux superstructures l’importance que Marx leur avait enlevée. Comme on vient de
le dire, la gauche trouve l’étatisation plus morale.
A l’inverse, la droite libérale considère que seul le statut privé permettrait de
créer des richesses, tandis que le public ne ferait que les consommer, même si
l’activité est identique. La comptabilité, là encore prise en défaut, n’est pas
totalement étrangère à cette manière de voir les choses. Ainsi les libéraux
confondent un simple statut privé avec le système économique dynamique qu’est le
marché.
Entre les deux, ce qu’on appelait autrefois la deuxième gauche discutait des
vertus supérieures de la « société civile », des « corps intermédiaires », des régions
et du contrat sur l’Etat et la loi.

D’un point de vue matériel nous vivons dans une société d’abondance, dans
laquelle le recours au travail de tous n’est pas une nécessité. Cependant les
- 66 -
DE LA MORALE

sociétés occidentales estiment que le travail des adultes est moralement


souhaitable, tant parce qu’il favoriserait la « réalisation personnelle », traduirait la
« dignité » d’un individu, favoriserait le « lien social », et empêcherait l’oisiveté
« mère de tous les vices ». En filigrane, ce dernier motif signifie aussi que lorsque
l’homme dispose de temps libre, il en dispose aussi pour réfléchir à sa condition,
ce qui est toujours un risque de renversement de l’ordre social. Ce rapport moral au
travail est donc assez subordonné au rapport à l’ordre social. On observe d’ailleurs
que cette exigence de labeur est à géométrie variable, puisqu’elle concerne
essentiellement les pauvres, les riches bénéficiant d’un droit à la rente (loyers,
dividendes d’actions) largement reconnu. La traduction économique de cette
nécessité de contrôler les pauvres est le fait d’associer pour eux le droit à obtenir
un pouvoir d’achat au fait de travailler.
La théorie économique prétend que l’on crée de la « valeur » par le travail.
La valeur étant une pure création intellectuelle, c’est éminemment faux. Ce faisant,
la théorie économique permet de transformer la nécessité morale de faire travailler
les pauvres en nécessité économique.
Gauche et droite s’accordent tant sur la valeur morale du travail que sur la
comptabilité qui la consacre. Mais ce principe moral est beaucoup plus
fondamental à droite. La gauche, si elle considère le travail comme moral, peut
trouver également moral d’en diminuer la pénibilité et la durée. Certains vont
même jusqu’à abandonner la valeur travail (au sens moral) et prôner la « société
des loisirs ». A l’inverse la droite peut aller jusqu’à contester aux pauvres le droit à
disposer d’un revenu de subsistance si celui-ci n’est pas la contrepartie d’un
travail, comme avec le Revenu de solidarité active.

Avec le mot « ordre », il ne s’agit pas simplement d’administrer la société


de manière à éviter les conflits et les écarts à la norme, mais de légitimer une
hiérarchie dans la société. Il s’agit d’un rapport moral fondamental à l’expression
politique. En économie, il est courant de considérer l’état d’inégalité comme une
conséquence secondaire et un peu fâcheuse de l’utilisation des meilleurs principes
économiques. Ainsi on justifiera l’existence d’inégalités par le fait que la
redistribution freine l’initiative et donc la croissance. Il se dit aussi souvent que les
couches les moins aisées, quoi que moins bien servies, bénéficient de cette
croissance, et voient finalement leur niveau de vie mieux amélioré que dans un
système moins inégalitaire. C’est ce qu’on appelle « l’effet de ruissellement ».
On a largement démontré l’inanité de ces prétendus « meilleurs principes
économiques », et pourtant ils triomphent encore partout. Il y a une excellente
raison à cela : en réalité c’est l’effet collatéral – l’inégalité – qui est le véritable but
poursuivi, non la croissance. Et les principes économiques qui sont avancés ont ce
grand mérite de légitimer aux yeux de tous l’inégalité. On observe d’ailleurs assez
bien que le capitalisme est à l’opposé de la liberté d’entreprendre, que la
concurrence est l’exception. La « droite » dans sa version capitaliste n’est attachée
ni à la liberté d’entreprendre, ni à la concurrence ; elle ne défend que l’ordre.

- 67 -
DE LA MORALE

La gauche a historiquement un point de vue moins inégalitaire sur le pouvoir


d’achat, quoi que pas « égalitariste » comme on peut l’entendre ou le lire parfois.
Elle est favorable au principe de redistribution pour des raisons de « justice
sociale ». Ce mot de « justice » est une tentative pour rendre universels et naturels
les points de vue moraux de la gauche. A gauche, le discours est immédiatement
assumé comme moral (adieu Marx). A droite, la morale se camoufle derrière des
légendes économiques.

On remarquera d’ailleurs que si les morales qui souhaitent organiser la


société s’opposent entre elles, elles le font souvent au nom de l’individu, qui serait
nié dans la morale d’à côté. Elles prétendent défendre l’individu contre la
« machine ». Ce faisant, elles ne font que troquer la machine contre une machine
de proximité, dont on prétend que les accords collectifs ont plus de souplesse que
la justice de l’Etat.
Même le recours accru au droit pénal n’est finalement que la conséquence de
la perte d’influence de la morale d’Etat.
Pour tout type de société organisée, de l’Etat à la tribu, il est impératif de
suivre des règles plus ou moins formelles pour permettre de vivre ensemble, même
si celles-ci sont arbitraires. Supposons que les individus peuvent discuter de ces
règles et que la morale n’est pas imposée de l’extérieur. Leurs accords informels
tiennent lieu de morale du groupe, plus ou moins consciente et plus ou moins
discutée.
Mais tout accord suppose un compromis entre les intérêts de l’individu et la
règle du groupe. On dira naïvement que la liberté des individus s’arrête où
commence celle des autres, sans expliciter que c’est la règle implicite qui
détermine qui aura la priorité pour faire jouer sa liberté.
En réalité, l’individu ne supporte ce compromis que parce qu’il l’a accepté.
En termes absolus, il n’y a aucune possibilité de concilier l’intérêt personnel et la
règle collective. L’individu renonce toujours à une part de sa liberté. Souvent il ne
s’en aperçoit pas parce qu’il pense qu’il a accepté ce renoncement librement. Mais
c’est une supposition naïve : on ne peut s’associer qu’au groupe dont on a fait la
rencontre, selon certaines circonstances ; passée la première génération c’est la
naissance qui décide à quel groupe on est associé ; partir entraîne parfois des
conséquences si défavorables sur la survie d’un individu qu’il est contraint
d’accepter des compromis majeurs.
Cette incompatibilité de l’intérêt personnel et de l’intérêt collectif suffirait à
invalider la prétention des hommes à élaborer une morale universelle ou même à
développer une science morale. Qu’ils ne soient toujours pas parvenus à établir
cette morale universelle, et que la science morale évolue dans ses principes très
rapidement – comme en témoignent les évolutions de la bioéthique -, prouve le
caractère fumeux de la démarche. Seul l’individu qui n’a aucun désir ne ressent pas
ces contradictions.
- 68 -
DE LA MORALE

Beaucoup pourtant débattent sans fin des moyens de concilier l’intérêt


général et la liberté de l’individu, à l’intérieur d’un régime donné, ou à travers les
mérites comparés de l’Etat et de tout autre collectif. Ils forment facilement une
philosophie générale à partir de leurs expériences particulières. En démocratie, une
personne voyant le candidat qu’elle a soutenu l’emporter pensera que la démocratie
fonctionne. De même, il peut arriver que des communautés anarchistes
fonctionnent sans heurts pendant de nombreuses années. Tout peut fonctionner ou
ne pas fonctionner. Mais ce n’est pas parce que ça fonctionne une fois que ça
fonctionne toujours ou que ça fonctionne pour tout le monde. Pourtant,
invariablement, le principe finit en idéologie globalisante à appliquer toujours et
partout.
Les expériences collectivistes à petite échelle ne sont pas nouvelles. D’une
part, elles révèlent souvent notre incapacité à sortir des relations de subordination
et de notre individualisme. D’autre part, la revendication d’autonomie est
confrontée à des efforts considérables, qui font resurgir l'aliénation au travail, et
l'absence de temps pour les loisirs et la connaissance. Il faut donc faire confiance à
d'autres pour nous décharger du poids de certaines activités. C'est ce qui a été
proposé par certains philosophes autour des notions de société et de contrat social.
Nous nous retrouvons à osciller en permanence entre un désir d'autonomie trop
lourd à assumer, et un désir de délégation à d'autres qui finissent par trahir notre
confiance en agissant contre nos intérêts.
L’assimilation progressive de l’anarchisme à des préoccupations
individualistes, comme la défense de l’individu face à la machine, est d’ailleurs un
contresens historique. Les sociétés anarchistes réelles, comme la société
traditionnelle kabyle, sont en réalité extrêmement contraignantes pour les
individus, puisque c'est la morale qui fait tenir la société à défaut d'un pouvoir
centralisateur.
Il n'y a pas que les Etats qui trahissent, on se trahit aussi au sein de la tribu,
et la tribu d'à côté peut nous attaquer. Il faut l'avoir toujours à l'esprit pour ne pas
naïvement balancer de la nature dangereuse au contrat social, puis de l'Etat honni
aux groupes autonomes solidaires.
Comme les groupes se constituent selon la nature des individus, certains sont
évidemment agressifs. Dans un monde dépourvu d’autorité centralisée, ceux-ci
pilleraient les récoltes des autres et enlèveraient leurs femmes.
Par ailleurs, la communauté librement choisie est un système comme un
autre : il dysfonctionne quand les « mauvais » prennent le pouvoir.

Pour quelqu’un pour qui l’anarchisme consiste d’abord dans le respect du


libre-arbitre, le non-agir, il ne peut exister de « morale anarchiste », seulement des
morales de convenance dans les groupes auto constitués. Il y a du taoïsme dans cet
anarchisme-là : laisser-faire la nature et le rythme individuel des prises de
conscience. Cela ne peut pas être soluble dans un projet politique bâti sur des
prescriptions.

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DE LA MORALE

Mais l' « anarchisme » nourri par les idéaux de gauche, c'est autre chose.
D'abord la détestation de l'Etat, éventuellement de l'entreprise et de la famille,
comme s'il s'agissait des seuls collectifs contraignants. Une fois qu'il s'est
hâtivement proclamé anarchiste, le bonhomme n'a d'autre préoccupation que de
créer des injonctions.
Il existe même un courant dit insurrectionaliste qui envisage de renverser
l'Etat par la force pour imposer une espèce d'ordre anarchiste. Je suis convaincu de
leur capacité à présenter une dialectique assez tordue pour ne pas y voir de
contradiction. Imposer la dictature la plus violente, celle des armes, et lui coller
l'étiquette anarchiste.
Les références intellectuelles des anarchistes français étant peu ou prou
celles des révolutionnaires, marxistes ou pas, ils ont tendance à être sensible aux
principes universels, à la démocratie ou aux droits de l'homme. Leur conception de
l’individu est plus ou moins explicitement rousseauiste. Tous les problèmes venant
de la société, le désir aliénant de cette société disparaît avec l'aliénation, et les
vices des individus aussi.
En réalité, tout le monde ne peut pas être livré à ses propres choix. Des
individus réclament des structures contraignantes. D'autres désirent une certaine
autonomie mais vont adopter des comportements qui lui sont incompatibles.
D'autres encore adoptent des comportements franchement antisociaux.
Les anarchistes supposent pourtant souvent aux individus du phalanstère des
vertus qu’ils n’attendent pas des mêmes évoluant dans la société extérieure. Leur
phalanstère ne serait pas une collectivité, mais une réunion d’individualités
exerçant leur liberté souveraine. Il ne s’y exercerait pas de domination, mais
chacun pourrait y exercer son « pouvoir ».
Ils se vantent de ne pas voter parce que « voter ne sert à rien ». Certes. Mais
ne pas voter non plus ne sert à rien, ce qui montre bien que le comportement
adopté a finalement peu d’importance. D’ailleurs, rien ne sert à rien en règle
générale.
D’un côté donc, leurs valeurs sont universalistes. D'un autre côté, ils refusent
les valeurs occidentales - à prétention universelle - parce que certains de ses
aspects ne leur plaisent pas. La revendication autonome est de ce fait relativement
opportuniste, puisqu'elle n'est affirmée que dans un contexte. Les choix
idéologiques ne sont pas réellement assumés, entre un soutien aux valeurs du
système et une opposition frontale à ce qu'il représente. Ils critiquent l’état mais
parfois lui demandent tout. Ils sont pour la démocratie, mais pas celle-là, pour des
valeurs universelles mais pas celles du capitalisme. Pour le Tibet aux tibétains,
mais pas la France aux français. Ils oscillent entre assumer leur subjectivité et
prétentions universelles. C’est la raison pour laquelle au constat des caractères
inconciliables de l’intérêt général et de l’intérêt particulier dans la société, ils
supposent que c’est la société qui dysfonctionne et non pas la conciliation qui est
une cause perdue. Et ils recherchent une autre organisation. D’une certaine
manière, les bases profondes de l’anarchisme français étant les mêmes que celles

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DE LA MORALE

de la social-démocratie, on pourrait dire qu’il s’agit d’une social-démocratie de


proximité.
Cela contraste avec les idéologies réellement individualistes, comme le
satanisme ou l’anarchocapitalisme (appelé aussi libertarisme). Celles-ci rejettent le
groupe qui aliène la liberté de l’individu. Elles sont donc intrinsèquement plus
cohérentes. Dans l’anarchocapitalisme, il reste un alibi : les actions individuelles se
régulent naturellement. Il n’est pas utile d’organiser les rapports interindividuels,
cela pourrait même être nuisible. C’est une morale de l’absence de morale. On peut
opposer utilement l’idéologie libertarienne et la pensée de John Rawls. Pour le
libertarien, la poursuite par un individu de sa satisfaction personnelle entraîne un
bien-être collectif maximisé. Pour un rawlsien, le Bien est dans la maximisation du
bien-être collectif. Nous voyons ici que la définition du Bien chez l’homme dépend
de ses fantaisies et n’a aucune solidité.
Dans le satanisme de l’Eglise de Satan, il n’y a plus de morale car l’individu
ne s’intéresse pas au devenir du groupe. L’Eglise de Satan confond d’ailleurs
largement les notions de morale – qui effectivement ne peut être objective – et de
vérité. C’est ainsi qu’elle défend une forme de philosophie de la subjectivité,
puisque « la Vérité n’existe pas ». Ces satanistes choisissent la liberté de l’individu
contre l’intérêt général.
Paradoxalement, l’absence de morale étant une règle s’imposant à l’individu,
elle est aussi une morale proscrivant l’altruisme. Et les libertariens comme les
satanistes n’échappent pas plus que quiconque aux choix moraux.

Il ne faut pas se raconter d’histoires : l’intérêt d’un petit collectif est qu’il
peut coller au mieux à notre intérêt personnel. Dans le pire des cas, les valeurs du
collectif sont subies.
Dans le meilleur des cas, l’individu se soumet aux règles parce qu’il s’y
identifie. Car on adopte naturellement les valeurs qui correspondent à son mode de
vie, plutôt que de vivre en conformité à des valeurs qui auraient la première place.
Les homosexuels défendent logiquement le droit à l’adoption des couples gays, et
le vendeur d’herbe se prononce pour la dépénalisation de l’usage du cannabis.
C’est ainsi qu’il se crée des clubs d’affinités. Ces clubs peuvent dépenser
énormément d’énergie à démontrer le bien-fondé de leur point de vue et
l’immoralité de ceux d’en face.
Formellement, il n’y a guère de différence entre le club des fans de Claude
François et le club des anarchistes. En matière d’art, le culturel n’est pas toujours
transformé en morale, et les anarchistes se justifient beaucoup plus que les fans de
Claude François, avec tout un tas d’arguments à opposer au social-démocrate et au
communiste.
Mais tout dans la culture a un potentiel moral : les fans de Claude François
ont parfois des arguments qu’ils pensent logiques pour démontrer sa supériorité sur
Johnny Halliday.
Les êtres humains sont des êtres de désirs, et ces désirs sont incompatibles
entre eux. Chacun érige donc un système moral qui ne mette pas ses désirs en
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DE LA MORALE

danger, expression de ses intérêts particuliers. Une idéologie, une politique, un


modèle social correspond simplement à la morale dominante dans une société
donnée.

Les hommes pensent qu’ils peuvent sortir de leur enfer, qu’ils peuvent
changer le monde. Pour Jean-Jacques Rousseau, c’est la société qui pervertit
l’homme. Aujourd’hui on organise des campagnes d’information à destination du
public masculin pour lutter contre le viol, un phénomène millénaire, comme si les
hommes concernés souffraient d’un déficit d’information.
Dans la recherche du système parfait, on réclame des lois. Or le principe des
lois n’est pas de mettre en place un système parfait, mais des contraintes. Le
système « parfait » que l’on pense créer par la loi est un système fait sur mesure
pour les intérêts de certains.
Là où la droite crée des lois pour punir les transgressions, une certaine
gauche veut créer des lois pour les empêcher, et fait semblant de ne pas voir qu’il
s’agit d’une contrainte. Là où la droite organise l’ordre social en suivant la morale
qu’elle s’est choisie, la gauche pense qu’elle peut changer le monde en légiférant.
La gauche n’est pas optimiste quant à la nature humaine ; elle ne veut pas la voir.
A dire vrai, la droite n’existe plus. Elle cherche aujourd’hui comme la
gauche à imposer les valeurs occidentales supposées progressistes au reste du
monde. L’humain occidental semble croire de manière insidieuse qu’en gagnant
suffisamment d’argent, il ne mourra pas. Ainsi sont les parents semblant ignorer
que leur enfant va souffrir, attraper le cancer, avoir faim et mourir. Nous avons là
une caractéristique de l’homme : il prend ses désirs pour des réalités.
Les français sont très attachés aux mantras républicains sur l’égalité des
citoyens. Or la France sous la gauche dans les années 80 était une société très
hiérarchisée, animée de très faibles mouvements dans l’échelle sociale. Jamais on
n’aura pourtant autant célébré l’égalité. On ne savait pas très bien à quoi elle faisait
référence. Si on regardait du côté de la situation sociale, c’était absolument faux.
Mais ce devait être vrai, donc c’était vrai. Inversement, un fait, s’il est immoral, est
faux.

Au-delà des rapports variables que chacun entretient aux différentes valeurs,
la morale peut aller jusqu’à déterminer ce qui est vrai. Certains scientifiques
cherchent ainsi à démontrer que les hommes sont « égaux » d’un point de vue
ontologique, soit un jugement moral avec des arguments scientifiques. On pourrait
leur tendre un miroir : pour le démontrer, ils doivent choisir des critères et établir
des comparaisons, et ces mêmes critères pourraient tout aussi bien démontrer le
contraire. Ce faisant ils considèrent donc qu’établir des comparaisons sur critères
est une méthode valide pour démontrer l’égalité ou l’inégalité des individus. Même
le choix des critères est établi selon une grille morale. La réalité n’étant pas
conforme à leurs souhaits, ils peuvent aussi mentir comme des arracheurs de dents
sur leurs résultats.

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DE LA MORALE

Le dogme religieux, les concepts philosophiques, la théorie du droit, la


théorie économique, l’Histoire, tout cela est faux. La culture est un ensemble de
récits qui se substituent à la réalité. Transformés en morale, ces principes culturels
prétendent normer au mieux les sociétés et ne font rien qui aille au-delà des intérêts
dominants. Le spectacle n’est pas né avec la marchandise comme le pensait
Debord, il est consubstantiel à l’homme.

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DES GARANTIES

Des garanties
Il devrait aller de soi que, puisque les hommes ne distinguent pas un fait et
une opinion, un concept ou une hypothèse, que tout ce qui a trait à la notion de
« preuve » sera plus souvent qu'à son tour corrompu. On acceptera des opinions
comme preuves, et des preuves authentiques seront qualifiées d'invalides.
Il va également de soi que puisque la preuve renforce la croyance de
l'auditoire en la validité d'un discours, tous les menteurs s'empressent d'étayer leurs
mensonges par quantités de preuves.
Les seules preuves auxquelles nous devrions croire sans (trop de) réserves
sont celles pour lesquelles nous sommes nous-mêmes témoins. Au-delà, il existe ce
qu'on appelle la crédibilité des sources. Et cette crédibilité se fonde sur d'autres
preuves, souvent tout aussi douteuses, et la dictature de l'opinion commune. Il en
résulte que c'est le pouvoir du cœur qui séparera le plus souvent le vrai du faux,
avec l'aide de l'expérience.
Puisque les media de masse prescrivent ce qu'il convient de croire, il va de
soi que si quelque pouvoir est en mesure de décider ce dont les media vont parler,
et qu'il a un intérêt quelconque à fournir à l'opinion de fausses informations, il le
fera sans hésitation aucune.

Les études scientifiques à caractère médical sont assez fascinantes. On


considère que les conclusions des études apportent des « preuves ». C'est parfois le
cas.
Une chose cependant est à souligner : ces études ne peuvent apporter de
conclusions que pour les hypothèses qui sont testées, et les conditions de
l’expérience font partie de l’hypothèse. Si l’on cherche un effet indésirable sur une
certaine période de temps, on ne peut conclure qu’il n’existe pas de lien entre un
médicament et cet effet que pour la période de temps considérée. Un lien
statistique peut apparaître ou ne pas apparaître, selon le nombre de patients qui
sont inclus dans l’étude. Quand les études sont de l’ordre du déclaratif, il peut y
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DES GARANTIES

avoir sous-déclaration (un médecin qui ne ferait pas le lien entre un médicament et
un symptôme, un patient qui n’informerait pas son médecin de la survenue du
symptôme), ou affabulation.
Selon la très sérieuse enquête bisannuelle de l’INSERM sur la sexualité des
français, les hommes auraient 11 partenaires quand les femmes en auraient 4. On
ne sait pas bien à quelle période de temps on se réfère, ou s’il existe un âge de
référence, ni quelle est la définition du mot « partenaire » retenue dans l’étude. On
ne sait pas non plus si l’étude se limite aux pratiques hétérosexuelles. On
rappellera toutefois qu’à chaque fois qu’un homme a une nouvelle partenaire, une
femme a un nouveau partenaire. L’étude n’est pas crédible du seul fait des résultats
qu’elle présente.
Si les effets indésirables résultent de l'effet conjugué de multiples facteurs, le
lien ne sera pas établi. Rappelons que la mort est un événement statistiquement
négligeable pour un intervalle de confiance de 5%. Mais tout le monde meurt.

On a cependant constaté que très souvent des études portant sur une même
hypothèse arrivaient à des conclusions contradictoires. Souvent, on retient une
hypothèse comme avérée quand les conclusions de l'étude valident cette hypothèse
dans 95% des cas, voire plus. C'est-à-dire qu'il y a 5% de chances que la valeur
réelle se situe en dehors des bornes de l'hypothèse. Mais si une étude de ce genre
voit ses conclusions contredites par trois autres du même genre, il est évident que
les conclusions de l'étude sont erronées, parce qu'il existe un biais dans
l'échantillon de sujets testés (trop différents de la population générale), que
l'hypothèse est mal formulée, que les résultats de l'étude sont truqués, ou que
l'analyse des résultats contredit les données.
Mais on ne rejette pas l'étude ; on mélange les sujets de différentes études, et
on poole les résultats. On parle à cet effet de méta-analyses. Les méta-analyses ont
été créées pour des études contenant par nécessité – comme dans le cas des
maladies rares - des échantillons de petite taille. L'augmentation du nombre de
sujets inclus dans l’étude est censée donner de la « puissance » au test. Mais les
méta-analyses sont désormais largement utilisées pour tous types d'études.
Une polémique est née du fait que les études concluant à l'absence de
résultats ne sont pas toujours publiées et faussent parfois la méta-analyse.
Mais ce n’est pas là l’essentiel : les études ainsi poolées proposent déjà des
tests statistiquement valides à 95 %, et n’ont donc aucun besoin de puissance. Et si
une étude est fausse, que ce soit par un biais d'échantillon ou les résultats, elle ne
peut que contaminer les autres.

Nous voyons que les conclusions auxquelles parviennent les études


scientifiques à caractère médical sont parfois justes, parfois non, et qu'elles
devraient toujours être mises en doute.
La conclusion à laquelle nous parvenons est qu'il n'existe pas de « preuves ».
Pour la société, il n'y a que l'opinion fondée sur la crédibilité communément

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DES GARANTIES

acceptée des sources. Pour l'individu, il n'y a que son cœur, sa raison et son
expérience.

Si on ne peut faire confiance aux preuves, c’est à la foi qu’il faut faire
confiance. Cela suffit à réhabiliter la spiritualité, puisque la science ne se prévalait
de sa supériorité que parce qu’elle prétendait pouvoir fournir des preuves. Avec la
foi comme seul outil, la science rejoint la spiritualité dans une catégorie unique.
En matière spirituelle, l'absence de preuves indiscutables invite certains à
préférer l'agnosticisme. Ceux-là sont à un certain égard bloqués. Mais si nous
assumons le fait d'avoir des croyances, par quels moyens pouvons-nous distinguer
l'enseignement juste des falsifications ? On observera comme on l’a vu que les
domaines dans lesquels on pense avoir des arguments vraiment solides ne sont pas
si différents du domaine des croyances spirituelles. Ce qui pour nous est un fait
indiscutable sera contesté par un autre. Ce qui pour nous est une conclusion
logique sera invisible pour un autre.
Dans les années 1950, un certain Leon Festinger a proposé pour expliquer
cela la théorie de la dissonance cognitive, en observant les réactions d'un groupe de
croyants à l'échec d'une prophétie. Il écrit ceci : « Un homme avec une conviction
est un homme difficile à changer. Dites lui que vous n'êtes pas d'accord et il se
détourne de vous. Montrez lui des faits ou des chiffres, il questionne vos sources.
Appelez à la logique, et il échoue à voir votre conclusion. »
Par ailleurs, la science avance souvent grâce à de géniales intuitions
AVANT qu'une quelconque expérience valide la théorie. Einstein ne disposait pas
d'expériences pour prouver la théorie de la relativité générale. A l'inverse,
beaucoup de travaux scientifiques sont truffés de pseudo-faits et de raisonnements
spécieux.
C'est ainsi que l'intuition, les faits et le raisonnement concourent tous les
trois à une même vision de la réalité. L'esprit n'est rien sans le cœur pour
l'encourager, ni le cœur sans l'esprit pour le soutenir. L'opposition entre les
sensitifs et les « cartésiens » est superficielle. Le véritable clivage se situe entre
ceux qui ont les bonnes intuitions, voient de véritables faits et font des
raisonnements corrects, et ceux chez qui tout cela est frelaté.
Pour tous les humains, qu'ils soient scientifiques ou partisans du new age,
qu'ils soient sur la voie juste ou sur un chemin de tromperie, tout ce qu'ils pensent
est vrai. C'est même un truisme de dire qu’on ne peut pas ne pas être d’accord avec
ce qu’on pense. Et pourtant nous ne sommes pas d'accord entre nous. Et il est en
général impossible de convaincre quelqu'un qui est d'une opinion contraire,
quelque argument qu'on lui propose. Car ceux qui se trompent ont toujours à
disposition le raisonnement, les preuves et l'intuition qui valident leur erreur.
Mais de ce qui précède, on est obligé de conclure qu'aucun argument ne
permet de valider nos convictions pour nous-mêmes. Il n'y a donc que la foi qui

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DES GARANTIES

nous permette de choisir. La foi des uns les trompera. Et la foi des autres sera
infaillible.
Nous sommes conformes à notre nature. Nous pensons et faisons
conformément à cette nature. Et tout ce qui arrive dans ce monde arrive
naturellement. On ne doit pas penser que nos sens nous trompent comme le prétend
Descartes, car nous n'avons pas d'autre choix que d'avoir foi en nous.
La nature des uns est d'être trompés. La nature des autres est de trouver la
vérité.
Il s'ensuit qu'on n'apprend jamais rien de réellement nouveau. Ce que l'on est
en mesure de comprendre est conforme à notre nature. L'enseignement ne fait que
révéler ce que l'on sait au fond de soi, et à le fixer par le langage.
Il est donc illusoire de penser faire voir quelqu'un qui ne voit pas. Et que
celui qui a des oreilles entende.
Il est donc également illusoire de penser pouvoir changer le monde, qui est
et demeure conforme à sa nature. Le progressisme qui veut « réparer le monde » ne
sera lui-même qu'une manifestation du monde conforme à sa nature.

Nous avons l'illustration d'un principe plus général : l'ambiguïté de toute


chose dans le monde, comme élément de la dualité. C'est ce que l'on peut constater
à travers tous les principes de garantie. On l’a vu avec la preuve scientifique. Nous
en développerons un autre exemple avec la « valeur » en économie, utilisée comme
garantie que nous ne sommes pas floués dans l'échange. Et l'économie évidemment
tend à nous flouer, comme toutes les garanties.
Toutefois, l'économie a malgré tout des avantages, et manifeste aussi des
tendances positives. Grâce à la carotte du salaire, les gens entreprennent des choses
que leur âme n'aurait jamais entreprises. C'est ainsi que l'argent se voit attribué des
pouvoirs magiques et qualifié de mana dans les travaux de Marcel Mauss sur les
cultures dites primitives.

Le dilemme du prisonnier de Nash, issu de la théorie économique des jeux,


est utilisé pour dénoncer la faiblesse des présupposés de l’individualisme
méthodologique dont le premier est celui de la main invisible du marché : le bien-
être collectif est maximisé lorsque chaque individu poursuit ses propres intérêts.

Il s’énonce comme suit :

Deux prisonniers complices d'un délit sont dans des cellules séparées et ne
peuvent pas communiquer entre eux. Si un seul des deux avoue, il sera gracié et
l'autre fera 10 ans de prison. Si les deux avouent, ils seront condamnés à 5 ans
chacun. Si aucun des deux prisonniers n'avoue, chacun fera 6 mois de prison, par
défaut de témoignage à charge.

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DES GARANTIES

Chacun des deux prisonniers raisonne ainsi :


« Dans le cas où l'autre me dénoncerait, si je me tais, je ferai 10 ans de prison. Si je
le dénonce, je ferai 5 ans de prison. Dans le cas où il ne me dénoncerait pas, si je
me tais, je ferai 6 mois de prison. Si je ne me tais pas, je serai libre. Quel que soit
mon choix, j'ai intérêt à le dénoncer. »
Mais comme les deux prisonniers raisonnent ainsi, ils se dénoncent
mutuellement et font chacun 5 ans de prison. S'ils avaient choisi de se taire, ils
n'auraient été condamnés qu'à 6 mois chacun.

L'existence de la monnaie repose sur le même type de raisonnement, fondé sur


la méfiance. En conclusion du « Manuel d’antiéconomie », il avait été montré que
les individus ont inventé la valeur d’échange et l’argent pour nous assurer que les
autres ne nous lèseront pas lors de l'échange, ou nous donneront à proportion de ce
que l'on aura travaillé pour la communauté.

Extrait du Manuel d’antiéconomie : Ils craignent en effet que l’échange se


fasse à leur détriment, que la valeur d’usage un peu floue du bien qu’ils obtiennent
ne compense pas la valeur d’usage du bien dont ils se séparent. Aussi les individus
conviennent d'attribuer une valeur "sociale" à ces biens, unique et différente des
valeurs d'usage subjectives à chacun des individus. Cette valeur est la convention,
largement arbitraire, que l'on appelle le prix.
L’introduction de la monnaie facilite l’échange de biens de valeurs
différentes, car la monnaie, à la différence des biens, est fractionnable facilement.
La comptabilité ainsi introduite se justifie comme étant la recherche de l'équité
dans l'échange.

La garantie peut prendre d’autres formes, à travers l’étalon-or ou les réserves


obligatoires des banques.
Ces garanties sont contradictoires entre elles. L’acceptation universelle des
billets de banque est au départ censée être une garantie à part entière. L’étalon-or
témoigne d’un doute sur la possibilité que ces billets puissent être acceptés pour
eux-mêmes. Les garanties bancaires apportées au crédit relèvent d’un doute
similaire. On notera que pour ce qui est des réserves obligatoires, elles sont issues
du même mécanisme de création monétaire que la monnaie de dette qu’elles
garantissent, c’est-à-dire que des crédits servent de garantie à d’autres crédits.
Dans ces trois cas, il s’agit de purs fétiches, puisque les garanties ne
fonctionnent que si on y croit. Elles relèvent d’un jeu de bonneteau
psychologiquement significatif. Le fait que la valeur soit portée parfois par la
monnaie elle-même, parfois par un métal précieux, et que parfois la monnaie
garantisse la monnaie, démontre que les hommes ressentent de manière instinctive
que leurs croyances n’ont pas de fondement ailleurs qu’en elles-mêmes.

Contrairement aux attentes, il est bien connu que l'introduction de la


monnaie et de la comptabilité n'a jamais mis fin au vol et à l'exploitation. Bien au
- 78 -
DES GARANTIES

contraire, elle en est la meilleure auxiliaire. On peut observer une inversion :


puisque la garantie comptable existe c’est donc que la part que chacun reçoit est
juste. Et c’est ainsi que le capitalisme continue de prétendre que les plus riches
sont les plus méritants, fussent-ils rentiers et les pauvres des paresseux, quand bien
même ils se tueraient à la tâche.
On peut observer cependant que mettre fin aux pratiques du capitalisme ne
met pas fin aux phénomènes de parasitage, même si le système lui-même n’est plus
fondé sur l’exploitation.
Dans certains systèmes économiques alternatifs, comme le communisme ou
le distributisme, il existe une instance qui fixe les prix. Or que cela soit le marché
ou une instance quelconque qui fixe ces prix, l’idée sous-jacente est que ces prix
représentent la valeur d’une production, et à travers eux le « mérite » du
producteur, qui se voit récompensé par une somme d’argent représentant ses droits
à consommer.
D’une part la quantité de monnaie disponible représente par nature une
limite aux consommations. D’autre part, l’existence d’un pouvoir d’achat
détermine toujours une hiérarchie de consommateurs.
Et par quel arbitrage sur les prix un quelconque système économique
pourrait-il justifier cette inégalité ? Le marché capitaliste prétend aussi que les
inégalités qu’il génère sont « justes ». Un système économique alternatif ne peut
que prétendre benoîtement : « oui mais pour nous c’est vrai. »
Certains suggèrent parfois qu’une alternative pourrait être le retour au troc.
Or le troc est un mécanisme absolument économique, et s’appuie lui aussi sur une
échelle de valeurs relativement rigide.
L'argent ou le troc sont en réalité des manifestations d'un seul concept : la
valeur d’échange. Dans le troc aussi, elle est utilisée comme garantie d’un
échange juste illusoire.

Il existe une autre croyance liée à l’argent : celle que l’argent favorise
l’abondance. On la retrouve dans la Chrématistique d’Aristote. Celui-ci écrivait
que l’argent avait la capacité d’étendre le domaine de l’économie indéfiniment, au
détriment de valeurs traditionnelles.
A un certain degré, cela est vrai.

Le troc pose les mêmes problèmes que l’argent, mais a des inconvénients qui
lui sont propres puisqu’il n’a pas le caractère fractionnable de la monnaie, et qu’il
n’existe aucune garantie que la contrepartie soit acceptée.
Ainsi, une personne, qui ferait pousser des carottes et souhaiterait les
échanger contre la viande du voisin, n’aura pas sa viande si le voisin ne veut pas de
carottes.

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DES GARANTIES

Une solution de contournement serait de trouver une personne disposée à


échanger des carottes contre des clous en fer, qui sont précisément ce que le
producteur de viande est disposé à accepter en échange de sa viande.
Pour les besoins vitaux d’une personne donnée, le délai
d’approvisionnement est ainsi singulièrement long.
Afin d’éviter une pénurie résultant d’un tel blocage, les hommes en étaient
venus à considérer que des biens de consommation ayant une durée de vie
suffisante pouvaient être troqués, même s’ils ne devaient servir que comme
contrepartie dans un autre échange. C’était là les ferments d’un équivalent
universel tel que peut l’être l’argent.

Autrement dit, l’argent est une véritable amélioration du système de troc !


Dans un système monétarisé, il suffit d’aller vendre ses carottes au marché,
et d’utiliser le produit de la vente pour acheter de la viande.
L’argent est non seulement accepté partout, mais il est durable puisqu’il
existe toujours après que le bien a été consommé, et peut donc être réutilisé
plusieurs fois. Il est également fractionnable (ce que l’unité de bétail n’est pas).
Mais surtout, tout peut être considéré comme de l’argent, pour peu que
l’imagination lui confère ce statut. C’est ainsi que la finance a inventé le crédit.

Mais l’inconvénient principal du troc est simplement déplacé. Notre


producteur de carottes peut certes vendre ses carottes sur le marché pour pouvoir
acheter de la viande. Mais s’il n’arrive pas à vendre ses carottes, il n’aura pas de
viande.
Comme dans le troc, l'échange s'arrête une fois que le plus riche a satisfait
ses besoins. L’autre continuera à manquer, même si le plus riche possède ce qui lui
manque.

Plus fondamentalement, la nature propre de l’argent est qu’il soit quantifié,


et tout ce qui possède une quantité est une limite. Selon la fonction naturelle de
l’argent, il s’agit d’une limite à la consommation. Une fois que l’argent a été admis
comme seul principe de l’échange et que le troc a été interdit, le phénomène
s’inverse : s’il n’y a pas d’argent, il n’est pas possible d’échanger, même si les
deux parties ont des biens à échanger. C’est bien pour cette raison que des
systèmes d’échanges locaux, des activités d’entraide et de bénévolat se sont
développées en palliatifs du système économique.

On pourrait définir la société d’abondance comme le système où chacun peut


obtenir tout ce qu’il désire et où la possession d’un bien par un individu ne lèse
jamais l’autre. En ce cas, il ne sert à rien de déterminer un pouvoir d’achat qui
viendrait fixer la limite dans laquelle ces individus sont autorisés à consommer.
L’argent ne sert à rien dans une société d’abondance.
Non seulement l’argent est adapté à un contexte de pénurie, mais il peut
implanter l’idée de pénurie en situation d’abondance. Si le bilan global de la
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DES GARANTIES

société est un excédent généralisé de tous les biens possibles, les manques
constatés au niveau individuel amènent les protagonistes de l’échange à utiliser
l’argent pour ne pas être lésés. La notion même de valeur, le PIB ou la notion de
développement suggère non pas la prospérité, mais le manque, puisque l’homme
projette d’en avoir plus.
C’est ainsi que l’argent crée une pénurie artificielle. On a là encore
l’illustration du principe d’inversion : si les hommes ont intégré l’idée de pénurie,
ils la créent eux-mêmes, en agissant pour ce qu’ils pensent être leurs intérêts, au
détriment de tous. On retrouve là le dilemme de Nash.

C’est non seulement la nature profonde de l’argent que de limiter les


échanges, mais également de dessiner une hiérarchie de possédants et de
consommateurs. C’est par son travail, ou tout autre moyen employé pour se le
procurer, que l’individu accède au droit de consommer. L’argent dont il dispose est
la limite à l’intérieur de laquelle il est autorisé à consommer.
L’industrie n’a par nature besoin que d’idées, de matières premières et de
main d’œuvre. Le besoin d’argent pour investir et payer le travail est une
contrainte supplémentaire due aux seuls principes de l’échange économique.
L’argent est donc un facteur limitant tant pour la consommation que pour l’activité
de production.
Contrairement aux suppositions des courants de l’économie alternative, ce
n’est pas le capitalisme lui-même qui empêche l’accès au travail et à la
consommation pour ceux qui n’ont pas assez d’argent, même si le contexte
renforce la tendance et en exclut de plus en plus de gens. C’est l’idée-même de
l’argent qui implique cette restriction.
Les conséquences d’une telle limite sont logiques : s’il n’y a pas assez
d’argent, la collectivité ne construit pas d’écoles ou d’hôpitaux, les plus pauvres ne
mangent pas à leur faim et les malades n’ont pas accès aux soins. Sachant que la
valeur et l’argent sont de pures constructions sociales, ce sont là de véritables
choix collectifs.

Si la notion de valeur a pour effet psychologique de suggérer la pénurie,


l’idée de devoir travailler pour obtenir l’équivalent universel qu’est l’argent
tendrait plutôt à l’abondance. Les capitalistes utilisent cet effet psychologique
selon un mode carotte ou bâton.
Les alliés qu’ils trouvent dans un certain encadrement sont payés
grassement. Ricardo préconisait en revanche de payer le prolétariat juste
suffisamment pour qu’il puisse reproduire sa force de travail, et Keynes
d’entretenir un volant de chômeurs pour faire pression à la baisse sur les salaires.
On fait de même aujourd’hui à travers l’immigration de masse, la précarisation des
jeunes et des salariés âgés. Fatigué, à court de temps, dénué de ressources

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DES GARANTIES

intellectuelles et financières, le prolétaire n’a alors pas d’autre choix que de


continuer à travailler pour survivre.
Il ne peut être nié cependant que ces principes ont subi des transformations,
et que par la vertu des luttes sociales notamment, l’accès aux fruits du
« développement » se soit largement démocratisé.

Mais même « démocratique », le développement reste une notion ambiguë.


Le tout à l’égout et la généralisation des principes de l’hygiène ont entraîné la
disparition de maladies épidémiques autrefois mortelles. Certaines techniques
agricoles ont augmenté les rendements de telle sorte que la famine chronique a
disparu de régions entières. De nouvelles techniques d’imagerie ou de chirurgie
permettent de soigner des pathologies autrefois mortelles. Mais le développement a
son revers de la médaille. L’hygiène a mené à l’eugénisme. L’agriculture est
maintenant responsable de famines, quand des semis OGM sont rendus
obligatoires par la réglementation et ne poussent pas dans les sols et les climats
concernés. Les vraies innovations médicales ne sont promues que tant que les
comités d’experts sont intègres, en plus d’être compétents. Le développement
renforce ultimement la hiérarchie des consommateurs par une hiérarchie des
producteurs au sein de l’entreprise, qui sont désormais patrons et salariés, ajoutant
une dimension supplémentaire dans le rapport au travail : l’exploitation.

Pour certains, la quête de l’argent est ce qui a poussé les hommes à se


surpasser et à réaliser ces prouesses. L’argent est donc un aiguillon bienfaisant
censé nous aider à accoucher notre potentiel. C’est ainsi qu’ils considèrent qu’un
système sans argent, ou pire sans valeur, ne peut qu’entraîner la fainéantise
généralisée, puisque rien ne viendrait récompenser le mérite. Cela est loin d’être
faux, et on se doit de considérer la perte du sens des responsabilités au travail dans
l’expérience des pays socialistes.
Dans un scenario catastrophe, nous ne devrions pas seulement faire le deuil
des progrès technologiques futurs, mais aussi de la maîtrise des technologies
antérieures. Ces tendances sont renforcées par le lien intellectuel opéré entre la fin
du capitalisme à un certain retour à la nature, tant dans l’esprit des capitalistes que
dans celui de leurs adversaires décroissants.
Plus généralement, la sortie de l’économie n’est pas en mesure de faire
disparaître les profiteurs et les tire-aux-flancs. Même en abandonnant la notion de
valeur, il n’en reste pas moins que certains vont délibérément travailler moins que
d’autres et auront des droits identiques sur ce qui est produit. On en revient à la
raison première pour laquelle on a créé l’argent : faire travailler tout le monde,
dans un souci de récompenser le mérite, dont le développement n’est finalement
qu’un sous-produit.
Bien sûr, il n’y a pas plus de justice dans le travail que dans l’échange, la
garantie que devait apporter la valeur et l’argent n’a servi à rien : les plus riches
dans le système capitaliste sont ceux qui travaillent le moins, ce sont les rentiers.

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DES GARANTIES

Les fonctions dévolues à la valeur et à l’argent sont donc que chacun reçoive
selon son mérite au travail, que l’échange soit juste, que le développement soit
stimulé par l’incitation au travail et la libération des possibilités de l’échange.
En termes de justice, l’effort a parfois la récompense à la clé. Mais dans
l’ensemble, les plus riches ne sont pas ceux qui travaillent ou ont travaillé le plus.
Bien au contraire, la valeur sert d’alibi aux riches pour nous faire croire qu’ils sont
méritants.
Le développement peut bien être observé, mais son appréciation reste
ambiguë.
L’utilisation de la monnaie libère les possibilités de l’échange dans un
premier temps, grâce à sa nature fractionnable, le fait qu’il s’agisse d’un équivalent
partout admis, qu’il soit réutilisable, et surtout la possibilité infinie d’en créer par
décret. Mais dans un second mouvement, une quantité de monnaie trop restreinte
est elle-même à l’origine de la paralysie des échanges, alors même que les parties
ont des biens qu’elles souhaitent échanger.

Les effets de l’argent semblent donc ceux espérés, mais également leur
opposé.
Lorsque nous constatons les effets néfastes du culte de l’argent et les dégâts
d’un développement non contrôlé, nous sommes tentés de prendre le chemin
opposé.
Les systèmes d’autoconsommation ou de sortie de l’économie conservent la
possibilité de parasitage, car certains peuvent choisir délibérément de ne pas
travailler. Ce parasitage peut être officialisé quand le rapport de force bascule en
leur faveur. C’est ainsi que des chefs de kolkhozes ont pu quasiment réduire leurs
membres en esclavage. De même dans les dons aux autres communautés de
producteurs, nous devrions nous assurer que ces communautés ne cherchent pas à
prendre sans rien donner. Les principes de la sortie de l’économie supposent en
effet que nos partenaires partagent nos idéaux.
Nous voilà bien attrapés : pour ne pas nous faire léser, nous aurions besoin
d’une garantie, et c’est précisément à cette garantie – la valeur – que nous avons
voulu échapper.
Les effets d’un système de production et de consommation débarrassé de la
garantie de la valeur nous laissent donc à la merci des profiteurs. Parfois
l’ensemble peut fonctionner, parfois nous serions dépassés.

Quels que soient nos choix, il semble que notre situation ne puisse
s’améliorer, puisque ce n’est pas le système choisi qui pose problème, mais notre
nature prédatrice et le besoin de s’en prémunir quand d’autres nous attaquent.
Pire : les protections ne fonctionnent pas, car les prédateurs les tournent à leur
avantage.

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DES GARANTIES

Nos choix sont donc largement arbitraires. C’est tout ce à quoi se résume la
morale. Certains pensent que vivre dans une société économique, consumériste et
technologique, vaut bien que l’on subisse l’aliénation au travail et à la valeur.
D’autres préfèrent l’autonomie autour de méthodes de survie rudimentaire.

On pourrait présenter l’économie comme un cas particulier de toute forme


de justice socialement construite : l'être humain en société tend toujours à imposer
un consensus sur le juste, le bien et le mal, la morale, non seulement à travers
l'échange, mais à travers tous les concepts sociaux que crée la civilisation, à
l'encontre des subjectivités individuelles libres.
Loin de combattre cette atteinte au libre-arbitre, celui-ci tente - contre toute
évidence - de concilier ses désirs propres et la morale du groupe.
Il est possible de constater que la société humaine toute entière repose sur ce
type de garanties inopérantes. Quoi qu’il choisisse de faire, l’homme est confronté
à l’inversion des principes avec lesquels il a entrepris son action. Les garanties
prises donnent un résultat opposé à ce qu'elles promettent.
L'inversion est un thème largement abordé dans la littérature, de Nietzsche
au Kali Yuga des hindous. Elle est cependant traitée comme un thème de littérature
à caractère réactionnaire et ne reçoit pas l'attention dirigée qu'elle mérite. C'est un
exercice salutaire que de douter de toute affirmation issue de la culture de masse, et
même de s'habituer à formuler tout haut la proposition inverse. Il n'est pas rare que
la vérité surgisse brusquement au jour, avec une clarté surprenante.
Les maux arrivent souvent par les garanties qui sont censées les prévenir :
les vieux ruinés par leur fonds pension prévoyaient un pécule pour finir leurs
jours ; les marchés dérivés sont des garanties prises contre l'instabilité de la Bourse
et sont les causes des crises.
En droit, depuis que Montesquieu a énoncé la séparation et l'équilibre des
trois pouvoirs, - exécutif, législatif et judiciaire - les travaux des
constitutionnalistes s’acharnent continuellement à vérifier que le principe de
séparation des pouvoirs est respecté. Evidemment, chacun peut observer que le
gouvernement commande à la majorité du Parlement, et que les tribunaux sont
sous la coupe du ministre de la Justice. On pourrait même ajouter que les autres
pouvoirs putatifs – la presse et le grand patronat – pensent et disent à peu près la
même chose que le chef de l’Etat et le gouvernement.
Dans le fond, il est illusoire de penser qu’un bout de papier – fût-il appelé
constitution - puisse garantir quoi que ce soit. Il va de soi que c'est le contraire qui
se passe : puisque la constitution annonce que les trois pouvoirs sont indépendants,
le pouvoir s'en sert pour dire que la société à laquelle il commande dispose de
contrepouvoirs pour cacher la contrainte qu’il exerce.
La loi en général suit un principe du même ordre : elle prétend garantir les
intérêts de chacun, mais lui occasionne surtout des interdits. Le rêve inaccessible
est de créer autant de lois qu’il le faudra pour avoir un corpus parfait, idéal pour
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DES GARANTIES

régler toute société humaine. Malgré toutes leurs lois, toutes les civilisations ont
connu ou connaissent le crime, et la loi légalise en général la raison du plus fort.
D’ailleurs que peut faire au peuple que trois pouvoirs dans lesquels il n’a
aucune part soient indépendants ? On lui vendra donc le suffrage universel.
Edward Bernays appelait le marketing politique « la fabrique du consentement »
par laquelle le cochon de votant imagine qu’il a choisi lui-même son président ou
son député, omettant le fait que le tri avait été fait en amont et les faits orientés de
telle manière que le résultat est en général connu à l’avance. Il faut noter également
que l’illusion dans laquelle il est d’avoir pris part aux choix de la nation rend
l’individu infiniment plus résigné aux coups qu’il reçoit qu’il ne le serait dans une
tyrannie affichée.
Le vote est un droit de regard théorique sur les décisions prises au nom de la
communauté. Il s'agit de s'assurer que personne ne profite de sa charge pour son
profit personnel, et fait les meilleurs choix pour la communauté.
Or les individus sont toujours conformes à leur nature, et aucune manœuvre
ne peut les contraindre à être autre chose.
Si les individus étaient vertueux, ils ne lèseraient jamais leurs concitoyens.
Ils ne le sont pas, et les autres doivent s'attendre à être lésés quoi qu'il arrive.
De la même façon que la comptabilité légitime les injustices, l’élection
légitime les mauvais gouvernements. Il ne manque d’ailleurs pas de
commentateurs pour prétendre que la démocratie est défendable en essence,
indépendamment de ses effets.
On se doit d’ajouter que la démocratie ne peut fonctionner que dans les
mêmes conditions idéales que l’on suppose pour le marché : une concurrence pure
et parfaite entre les candidats, dépourvue d’asymétrie d’information entre le
candidat et l’électeur. On sait exactement pour qui on vote, qu’elles sont
exactement les idées défendues et quelles conséquences concrètes elles auront sur
nos vies.
Beaucoup de gens ne croient pas à la main invisible du marché. Ils semblent
savoir que des millions d'individus mal intentionnés ne peuvent fonder un
commerce sain. Mais ils croient volontiers à la main invisible de la démocratie.
Que des millions d'individus égoïstes peuvent prendre des décisions collectives
altruistes, que leurs représentants ne seront pas au service d'intérêts particuliers.
En dépit de prétentions universalistes, la démocratie stabilise au mieux les
rapports de dominant à dominé. C’est assez courant pour les valeurs universalistes.
Le principe de non-violence intégré par les dominés permet d’éviter les révoltes, et
convient au mieux aux entreprises colonialistes, de même que la promotion de
l’antiracisme parmi les peuples colonisés assure au mieux l’absence de réaction des
peuples à leur spoliation.
Gustave Le Bon faisait un sort à l’Histoire en observant que plus on trouvait
de témoins pour corroborer un fait, moins celui-ci avait de chances de s’être
déroulé comme on le disait. C’est cette rapide obscurité qui avait fait formuler par
l’historien Michelet le vœu d’une Histoire écrite en temps réel. L’Histoire échoue
également à garantir la véracité du récit. L’anthropologue roumain Mircea Eliade
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DES GARANTIES

avait constaté une tendance à historiciser les mythes, quand dans le mouvement
inverse, on mythifiait l’Histoire. Nous pourrions même aller plus loin et considérer
que l’Histoire et le mythe sont une seule et même chose.
Hobbes écrivait dans Léviathan que les hommes délèguent l'autorité à une
instance répressive chargée d'empêcher les débordements parce qu'ils se méfient
les uns des autres. La morale y est donc décrite comme une garantie, comme peut
l’être la valeur économique.
Et comme toutes les garanties civilisationnelles, elle fonctionne plus ou
moins. L’existence même de la morale crée l’interdit, et rien n’est plus désirable
que la transgression des interdits. La morale créée pour organiser la société crée sa
désorganisation.
Il va de soi que les personnes souhaitant appuyer un mensonge chercheront à
l’accréditer, et c’est ainsi qu’ils investissent les institutions qui permettront de le
faire. Ceci est vrai des Sciences, de l’Histoire, ou de la Justice. De même, tout
pouvoir sérieux essaiera de faire croire à ses sujets qu’ils l’ont choisi, au mieux par
les voies démocratiques. C'est ainsi que l'Allemagne de l'Est était démocratique, et
que presque tous les potentats du monde organisent des élections aussi truquées
soient-elles. En général, le mensonge ne prend pas. Les meilleurs menteurs sont les
régimes qui sont capables de faire croire à leur population que la démocratie existe
réellement dans leur pays.
Le mariage est la garantie pour une femme que son mari la nourrira et la
protégera. Mais le mariage avec un homme sans revenus mettra la femme en
difficulté matérielle.
Parfois les diplômes garantissent vraiment la compétence du plombier, du
médecin ou de l’ingénieur. Parfois ils servent à empêcher des personnes capables
de se prévaloir d'une quelconque compétence dans la matière. Parfois ils font
croire que la personne diplômée dispose d'un savoir-faire qu'elle ne possède pas.
Toutes les organisations ayant des prétentions élitistes dans un sens ou dans
un autre attirent inévitablement des incapables, souhaitant être identifiés comme
des membres de l'élite.
Les organismes certificateurs seront fatalement amenés à certifier aux fins de
tromper le public. Un chocolat « pur beurre de cacao » signifie qu'il doit en avoir
au moins un certain pourcentage dans les matières grasses utilisées. « Sans
OGM », avec peu d'OGM. Et le label « agriculture biologique » dépend des
définitions adoptées par le label, qui ne sont pas des plus draconiennes. La
commission d'autorisation de mise sur le marché des médicaments nous a assuré
en 2010 que le vaccin contre la grippe H1N1 a suivi les procédures normales de
l'autorisation de mise sur le marché, alors que dès le départ il était dit que les
études ne seraient pas faites. C'est-à-dire que l'on fait croire que ce ne sont pas les
études scientifiques qui importent mais le tampon de la commission.

Toute idée contient son contraire. La paix ne s'obtient que par la guerre, et la
guerre a pour finalité la paix. La preuve sert à tromper. La démocratie consacre
l'impuissance des individus écrasés par la masse. L'Etat nous opprime au lieu de
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DES GARANTIES

nous protéger. Le droit n'amène pas la justice mais légitime les différences de
traitement. La morale sans l'oppression favorise sa propre transgression et la
philosophie obscurcit la vérité.
Il ne faut pas s'attacher à la conviction contraire du simple fait que de
l'élaboration commune parfois sortent de bonnes décisions, que le lecteur ressente
chez lui l'existence d'un censeur moral. Il y a plusieurs sortes d'hommes, dont les
structures mentales sont différentes et dont les actions sous un même nom ne sont
pas de même nature.

Nous remarquons que l’option opposée nous confronte aux mêmes


conséquences. L'argent ne permet pas l'équité de l'échange, mais légitime les
rapports de force inégaux. Mais sans salaire, l’homme ne veut pas travailler. Il
s’interroge sur la possibilité de travailler moins que les autres pour un bénéfice
partagé. La monnaie est le « mana », le pouvoir qui permet d’agir dans le monde.
Elle est absolument inventée mais cependant on ne peut pas agir sans elle.
Psychologiquement, les hommes ne portent pas d’intérêt à ce qu’ils n’ont pas payé
cher. Nous préférons porter des diamants que des brillants. Celui qui dispense les
choses gratuitement s’expose à ce qu’on ne lui porte aucune considération. Ainsi le
magicien Gurdjieff faisait payer cher ses conférences pour cette raison précise. Il
en est de même de manière symbolique. Celui qui donne trop facilement son amitié
ne récoltera que le désintérêt ou le mépris. Celui qui aide gratuitement sans qu’on
le lui ait demandé ne sera pas remercié car son aide ne vaut rien. Ou alors on
supposera qu’il attend une chose en retour dont il n’a pas parlé, et que cette chose
doit être énorme. Et comme cette dette n’est écrite nulle part, c’est qu’elle
s’incarne dans la personne elle-même, dont il faut alors se débarrasser.

On trouve un autre exemple intéressant à travers le rôle de la morale pour


l’élite dirigeante. Celle-ci se trouve devant un choix. Elle peut assurer la paix dans
la société en imposant une morale rigide, mais au détriment de la connaissance.
Elle peut au contraire favoriser l’accès à la connaissance pour les individus
capables, au risque de saboter la paix sociale.
Prenons le cas où ils privilégient la paix sociale. Dans le domaine
économique, il s’agit de faire en sorte que la masse travaille. A cet effet, ils lui
mentent en lui inculquant de fausses valeurs et de faux systèmes. C'est aussi le
principe des castes de l'hindouisme.
D'autres attachent de l'importance à la vérité. Le Bouddha a renoncé à son
titre de prince pour enseigner. En fondant notre système sur une connaissance
juste, on est au dessus de la foule.
Mais chacun de ces choix comporte son inversion. Diffuser la connaissance
suppose le libre-arbitre et la guerre civile, mais cela entraîne aussi la
dégénérescence de la connaissance sans assurer la démocratisation de la sagesse.

- 87 -
DES GARANTIES

Défendre la morale sociale suppose l’ignorance des masses, mais entraîne la


transgression de cette morale, et donc aucunement la paix sociale.
Le choix de l’élite de promouvoir la morale ou la connaissance est donc
parfaitement arbitraire et fonction de ses inclinations. Aucune des deux voies –
temporelle ou spirituelle – ne permet de transformer l’univers, qui reste toujours
conforme à sa nature, ni l’humanité, tout aussi conforme à sa nature. Il s’agit
d’incarner un principe afin de contribuer à l’équilibre général.

Tout semble exister de manière ambiguë, manifestant une dualité d’aspects,


et le choix opposé apparaît lui aussi sous une forme duale.
Selon ce principe de dualité double, tout ce qui est entrepris dans un but
remplit aussi le but opposé. Et l’entreprise opposée parvient au même but.

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DE LA DEMOCRATIE

De la démocratie
L’instauration de la démocratie résulte d’une insatisfaction envers des
systèmes monarchiques qui n’avaient pendant longtemps jamais été contestés. Les
monarques décevaient leurs sujets. Une idée de fond était que les problèmes
résident dans l’organisation sociale et non dans la nature humaine, et qu’il suffit
donc de trouver une meilleure organisation sociale pour améliorer le monde. C’est
ce qui fonde toute la pensée de gauche depuis Jean-Jacques Rousseau. Une autre
conviction associée à la démocratie est qu’il est possible de concilier l’intérêt
général et l’intérêt particulier.
Le fait que de nombreuses modalités de « démocratie » aient existé à
différentes époques et en différents lieux démontre à lui seul que trouver un
système qui satisfasse à ces conditions est une mission particulièrement difficile !

La République de Platon est limitée aux citoyens athéniens. Fondée sur


l’élection, elle est cependant plutôt un gouvernement des experts. Platon veut en
effet que chacun participe à la cité selon ses compétences. Les Etats-Unis ont
repris ce principe avec un gouvernement composé d’experts non-élus. La France a
pour habitude d’attribuer des portefeuilles à des élus, mais ceux-ci sont entourés de
« technocrates » qui font l’essentiel du travail, et sont même parfois reconduits
d’un gouvernement à l’autre, même si ceux-ci ne sont pas de la même couleur
politique. D’ailleurs, la France se distingue en ce que beaucoup de ses politiciens
sont également des hauts-fonctionnaires. Ainsi il existe une certaine convergence
de vues entre les ministres et leurs équipes d’experts, attendu qu’ils sortent des
mêmes écoles, que les « experts » peuvent devenir des élus, et que les ministres
sont souvent d’anciens experts.
Platon récuse ce qu’il nomme la « démocratie » qu’il présente comme une
forme dégénérée de la République, où toutes les voix, même les moins informées,

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DE LA DEMOCRATIE

se valent. Le gouvernement des experts est fondé sur la délégation de décision et


donc de pouvoir lorsque les débats deviennent complexes.

La démocratie représentative est elle fondée sur la délégation de décision


lorsque les individus dans le groupe sont trop nombreux pour qu’une décision
puisse être prise d’un commun accord.
L’élu est censé être issu du choix du peuple. Toutefois, le peuple ne connaît
pas réellement les candidats qui se présentent, et son choix ne peut s’effectuer que
parmi la liste restreinte de ces candidats. Aussi il est facile pour une élite de biaiser
en ne proposant au peuple que des candidats qui lui conviendraient, ou de se servir
de ses relais de propagande pour lui faire accepter tant les candidats que les
politiques qu’elle a déjà décidées.
Il n’est même pas certain qu’un candidat respecte ses engagements de
campagne une fois élu. Dans la plupart des pays, il n’a de comptes à rendre qu’à
travers la sanction d’une nouvelle élection. Et même en ce cas, la population n’est
souvent pas assez informée sur son action pour le sanctionner comme elle le
pourrait.
Même si le candidat a réellement l’intention de s’en tenir à sa ligne de
campagne, il n’est pas assez compétent dans toutes les questions qu’il est amené à
trancher. Aussi il délègue à son tour aux experts. Ni lui-même, ni la population qui
l’a élu ne se prononcent en connaissance de cause sur ces dossiers.

L’idéal que certains avancent serait de séparer ce qui relève de la décision


technique et ce qui relève du débat politique. En pratique ce n’est pas évident. On
se retrouve donc généralement avec un partage arbitraire des décisions, entre
experts, élus et électeurs.
Le recours à l’expertise ne garantit pas même réellement la compétence, et
l’expression majoritaire ne garantit pas la défense de l’intérêt général.
In fine, ce ne sont ni le peuple ni ses représentants qui prennent les
décisions, mais une équipe dirigeante déjà en place, que l’élection ne peut remettre
en cause. Les qualités d’élu du peuple ou d’expert sont simplement des moyens de
légitimation pour les technocrates. C’est-à-dire que la démocratie formelle est un
déguisement pour une aristocratie réelle.

Constatant la tendance des élus à ne pas respecter leurs mandats, à servir des
lobbies plutôt que leurs électeurs, et la tendance des experts à déposséder les élus
de leur pouvoir, beaucoup de gens en concluent à une défaillance de la démocratie.
Certains poussent à l’adoption de procédures de démocratie directe, comme le
referendum. D’autres souhaitent ajouter des étages dans l’édifice démocratique, ou
en mettant en place un contrôle des élus par les électeurs en dehors des
consultations électorales.
Plus radicaux, certains n’acceptent de décisions prises que dans le cadre
d’assemblées générales. Comme la procédure de décision devient très lourde, le

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DE LA DEMOCRATIE

principe ne peut être retenu que pour des structures relativement petites et à impact
local.
Souvent, ces assemblées ne sont pas réellement autonomes, puisque l’ordre
du jour est imposé par la municipalité. On parle à cet effet de démocratie
participative. La démocratie participative est une forme intermédiaire entre la
démocratie représentative et la démocratie directe, où la décision est « prise » par
tous mais impulsée par un collectif d’élus. Il s’agit de rapprocher la décision
politique de l’individu alors que les tendances démographiques et institutionnelles
(Union européenne, FMI, OMC) tendent à les en éloigner.
Les questions laissées aux assemblées de quartier ne sont pas seulement
choisies par la municipalité et les réponses orientées par elles, mais l’ « assemblée
générale » se résume à un collectif d’élus de quartier qui reproduisent à un étage
infra les mécanismes de délégation. Par ailleurs, le plus souvent, il ne s’agit que de
consultation sans vote, la décision finale revenant à la ville. Quand il y a vote, les
propositions ont déjà été amplement filtrées.
Enfin, ces assemblées même décisionnaires ne disposeraient pas des moyens
financiers pour mettre en œuvre leurs décisions. La ville de Porto Alegre au Brésil
fut peut-être le seul exemple de « budgets participatifs ». Le budget est directement
confié à des conseils de quartier qui le gèrent. Toutefois, les conseils de quartier
élisent également des bureaux et on revient au principe électif. Une telle situation
n’a pas que des avantages, puisque les conseils se voient octroyer un budget alors
qu’ils laissent la ville opérer les prélèvements financiers. Comme par ailleurs,
l’affectation de ce budget est peu ou pas évaluée, c’est la porte ouverte à un
clientélisme généralisé, qui permet à la municipalité de se créer des obligés en
grand nombre.
On voit donc que la démocratie participative est limitée à des questions de
portée limitée, et que la délégation de pouvoir y reste très forte.

C’est ce qui amène les défenseurs de la démocratie directe à radicaliser


l’emploi du principe local. Il se formerait des communautés restreintes d’individus
dont le fonctionnement interne serait largement autonome, sans lien avec l’Etat ou
les collectivités publiques.
La question qui se pose est celle des modalités de constitution de ces
communautés. Historiquement, c’est la famille et la tribu qui sont les bases de cette
organisation. Mais famille et tribu proposent une morale contraignante pour
l’individu, qui ne peut pas réellement exercer ses décisions souveraines. On
prétend souvent aujourd’hui substituer aux liens vernaculaires une association
librement choisie par les individus eux-mêmes.
La vertu première du petit groupe est que chaque individu n’y voit plus son
influence noyée. Mais d’un autre côté il est plus difficile d’y trouver des personnes
responsables quand elles sont peu nombreuses, et on ne manque pas d’anecdotes
sur le fait que l’autogestion concerne essentiellement la glacière de bières. Il existe
cependant des communautés qui parviennent à une autonomie relative. On pourrait

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DE LA DEMOCRATIE

y ajouter qu’il arrive également qu'on élise par accident un représentant du peuple
dévoué et compétent.
Ces communautés se voient souvent obligées de respecter des interfaces
avec le monde capitaliste régulé par l’Etat, mais essaient d’en retirer le maximum
d’activités qu’elles exercent par et pour elles-mêmes.

Elles retombent cependant rapidement dans la difficulté fondamentale :


comment concilier l’intérêt particulier et l’intérêt général ? C’est le lieu de
contorsions de langage par lesquelles le collectif ne serait pas un collectif, mais
une addition d’individualités souveraines. Mais c’est précisément l’alternative que
représente la société extérieure qui rend possible l’exercice de cette souveraineté.
Qu’est-ce qui est librement choisi lorsque c’est la survie de l’individu qui est en
jeu dans le fait d’être intégré au groupe ou isolé ?

Les anarchistes prétendent souvent que la dépossession du pouvoir de


l’individu ne s’incarne que dans l’Etat. Cette façon de voir, malgré des références
idéologiques à Bakounine ou Proudhon, est probablement moins le fruit d'une
conviction autogestionnaire que du dépit ressenti envers la démocratie
représentative.
Il est tout à fait possible de considérer certaines expériences
autogestionnaires comme de franches réussites sur le plan des réalisations. Mais il
existe de grandes faiblesses idéologiques, qui tiennent au fait que l’anarchisme
français est historiquement lié au mouvement ouvrier français. La gauche en
France est en effet très influencée par la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui
pense que c’est la société qui a corrompu l’homme. Il ne resterait plus ainsi qu’à se
couper de la société pour que l’homme retrouve une sorte de pureté originelle.

Cependant on trouve beaucoup de spontanéisme individualiste dans la


mouvance anarchiste, fait de gens qui résument leur philosophie à une liberté totale
pour eux-mêmes de faire ce qu'ils veulent, et un refus d'assumer des responsabilités
vis-à-vis d'autrui.
Le libertarisme élève cet individualisme anarchisant au rang de doctrine. Ses
penseurs de référence sont parfois français, comme Bastiat et Molinari, mais il est
bien plus répandu aux Etats-Unis. Le libertarisme est en quelque sorte une version
profane du luciférisme : le choix définitif de l’individu contre le collectif. Ce choix
ne cherche pas à concilier l’inconciliable et propose une vision relativement plus
cohérente du monde que l’anarchisme communautaire.
De plus, la tendance naturelle dans une démocratie directe est de se placer
derrière des leaders d’opinion, ce qui recrée une forme de délégation de pouvoir.
On pense pouvoir lutter contre la tendance à la délégation de pouvoir avec des
groupes assez petits. Mais ceci est à mettre en balance avec le fait d’avoir des
groupes suffisamment grands pour assurer l’autonomie du groupe.

*
- 92 -
DE LA DEMOCRATIE

L’idée de démocratie est souvent incarnée par la seule démocratie


électorale, que ceux qui préfèrent la démocratie directe ou le centralisme
communiste appellent péjorativement parlementarisme bourgeois, complétée par
l’influence acceptée des lobbies, des associations, des syndicats, des collectivités
ou des partis politiques. Parfois des collectifs plus informels peuvent se faire
entendre, notamment à travers les grèves ou les manifestations de rue.
En France, la démocratie partage avec la République le fait que tous s’en
réclament. Etant donné un tel consensus, pourquoi faire si souvent référence à la
démocratie dans les discours, les slogans, les noms de clubs et de courants et les
revues d’opinion ?
L’absence de fractures idéologiques entre gauche et droite nécessite de créer
des divergences fictives : ainsi la gauche est résumée par ses propres partisans à un
combat pour la démocratie, la droite s’octroyant la liberté, limitée souvent
d’ailleurs à la liberté d’entreprendre.

Bien sûr, la gauche ne s’oppose pas plus que la droite à la liberté


d’entreprendre. L’analyse du capitalisme démontre bien qu’il se crée au contraire
des barrières à l’entreprise individuelle au profit des grands groupes. Ainsi plus
une société est dite « développée », plus le statut de salarié se développe avec elle.
Droite et gauche défendent de manière commune une certaine idée de
l’égalité, même s’il ne s’agit que d’une égalité dans la valeur du vote et dans la
liberté (de penser, de s’exprimer).
Mais en économie, la conception hiérarchisée de la société domine tant à
droite qu’à gauche. Si autrefois la gauche se distinguait de la droite par une volonté
de redistribution plus affirmée, le concept d’équité porté par Minc, Strauss-Kahn
ou Canto-Sperber au début des années 2000 et la mise en avant des compétences
de ses dirigeants plutôt qu’une ligne politique en rupture avec la droite montre que
la gauche a mis de côté l’égalité.
Elle s’accroche donc aujourd’hui à la démocratie. Pourtant là aussi, la droite
a adopté la démocratie parlementaire depuis la Troisième République. Elle a ses
associations, ses partis républicains, et elle se syndique.
La démocratie n’est donc ni propre à un camp ni un vrai programme, mais
tout le monde ne parle que d’elle.
C’est une étiquette qui semble se suffire à elle-même, comme-celle de
« citoyen », « républicain », « philosophe » ou « grande conscience de notre
temps ». Il n’est nul besoin de savoir ce que font réellement les gens. Les
démocrates sont toujours les bons.

C’est ainsi que de moyen censé assurer le triomphe des intérêts individuels
et collectifs tout en même temps, la démocratie n’a plus à prouver qu’elle y
parvient. Elle devient une fin en elle-même. On retrouve cela à travers les pratiques
- 93 -
DE LA DEMOCRATIE

dites « citoyennes » que certains cercles marxistes appellent « démocratisme


radical ». Il est d’autant plus étonnant de constater cet attachement en parole à la
démocratie quand personne ne prétend la remettre en cause. Il s’ensuit d’ailleurs
que l’étiquette anticapitaliste qu’elle affiche parfois n’est même pas une critique
globale du capitalisme, mais une tendance interne d’opposition au sein du
capitalisme.
Paradoxalement, la démocratie étant sa propre fin, il s’ensuit que l’existence
de partis différents n’a pas d’utilité, tous étant démocrates. Mais cela nierait les
principes mêmes qu’elle est censée défendre. C’est sans doute une des raisons pour
laquelle plusieurs partis, à peu près indiscernables sur les grands principes,
existent. Il peut aussi s’agir d’une réaction du subconscient : l’impossibilité
d’obtenir des changements concrets par la voie démocratique amène les individus à
poursuivre dans cette voie de manière compulsive.
C’est là un exemple du fétichisme attaché au langage et de l’hypnose que
peut générer un simple mot. L’individu qui voit la démocratie comme une fin en
elle-même fait souvent partie des élites privilégiées. Il peut se permettre de
considérer le débat auquel lui-même participe comme la chose la plus importante.
Le fait que d’autres moins favorisés n’y participent pas l’intéresse déjà moins.
Leurs conditions matérielles et morales d'existence ne l’intéressent pas du tout.
L’homme sait instinctivement qu’il est impuissant face à la politique, que les
politiques servent généralement des intérêts particuliers et que le service qu’ils
fournissent est proportionnel à l’argent de leurs maîtres. Il n’hésite pas à dire en
société que les journalistes et les hommes politiques le prennent pour un imbécile.
Mais au lieu d’en conclure que le système démocratique dans lequel il
évolue est mauvais, il le défendra contre vents et marées, comme une fin en elle-
même.
Ces faits en démocratie ne relèvent pourtant pas d’une dérive, mais sont
propres au système. Une démocratie n’a pas à prouver qu’elle est démocratique,
puisque par définition elle l’est. Une démocratie n’a pas à prouver quoi que ce soit,
puisqu’elle est une fin en elle-même. De ce fait, il n’y a plus de débats sur les
conditions réelles d’existence des individus, mais essentiellement sur
l’organisation de la démocratie elle-même : quelle constitution ? Quel niveau de
décision ? Quels représentants ?
Comme la démocratie se soucie avant tout de sa propre survie comme
concept, elle exclut d’office toute pensée qui ne la légitime pas. Elle pourrait
interdire l’expression d’opinions anti-démocratiques, mais elle créerait alors un
paradoxe, du fait que pour autoriser il faudrait interdire. Aussi, elle tolère en
général les opinions anti-démocratiques, mais pour mieux les affaiblir par le
paradoxe inverse : sans la démocratie (assimilée à la liberté d’expression dont elle
est pourtant distincte), vous ne pourriez pas vous exprimer contre la démocratie.
Mais ceci est une pure tautologie : l’objectif d’un système politique est la
démocratie, donc la démocratie est sa propre finalité. Les systèmes non
démocratiques n’ont justement pas la prétention d’être démocratiques.

- 94 -
DE LA DEMOCRATIE

Si les démocraties n’interdisent pas les opinions strictement anti-


démocratiques, elles n’hésitent pas cependant à interdire l’expression de certaines
idées : racisme, négationnisme, homophobie, jugées non tolérables. Ainsi se
constitue un aréopage informel, constitué du législateur et des leaders d’opinion,
qui délimite de manière stricte le champ du débat démocratique. De ce fait, elle
persécute autant ceux dont les idées sont en marge du débat que les monarques
absolus persécutent les démocrates.
A première vue, ce cadre semble justifié par un impératif moral. Mais, à y
regarder de plus près, cela signifie que la morale imposée ici et maintenant est
nécessairement meilleure que les morales d’autrefois et d’ailleurs. C’est possible,
mais on voit bien que la démocratie serait en mesure d’imposer n’importe quel
autre cadre moral moins reluisant sans renoncer à son essence. La moralité du
débat démocratique est donc sans rapport avec le fait démocratique.

Nous pouvons nous pencher sur le cadre conceptuel qu’utilisent les


intellectuels pour penser la démocratie. C’est assez instructif. Dans une tribune
libre du Monde publiée en 2006, Edgar Pisani définit la démocratie comme l’
« Etat de droit garantissant la liberté et l'égalité des citoyens, fondé sur l'élection
populaire, alimenté par le libre débat [...], elle est civilisation. »
Le point commun des « démocraties » est que les citoyens y détiennent tous
un pouvoir souverain associé à certains droits politiques. Une fois cela dit, il reste à
déterminer quels sont ces droits et qui est un citoyen. Il existe un gouffre entre la
démocratie en Amérique de Tocqueville, la démocratie athénienne et les
démocraties populaires.
En général, sont qualifiées de démocraties les régimes dont on veut dire du
bien, ainsi que ceux qui donnent une bonne image de la démocratie.
Des historiens cherchent à démontrer que puisque c'est Hitler qui devint
chancelier en Allemagne en 1933, il devait s'agir d'un coup d'Etat et non d'une
élection démocratique. On trouve aussi une allégation tout à fait discutable comme
quoi les démocraties ne se font jamais la guerre entre elles. Il faut dire que la
démocratie amollit le péquin qui rechigne à faire la guerre. Mais on force le trait en
dépeignant les pays que l'on veut attaquer comme non-démocratiques. Ainsi des
guerres américaines en Orient.

Revenons aux termes employés par Pisani :

Etat de droit : cette expression signifie normalement que le droit est écrit.
Pas que l'Etat donne des droits à ses citoyens. Le droit était aussi écrit sous Louis
XIV.

- 95 -
DE LA DEMOCRATIE

Garantissant la liberté et l'égalité des citoyens : dans les faits, c'est surtout
le principe électif qui est retenu. Les questions qu'il faut se poser est « où sont les
textes (on est dans un Etat de droit rappelez-vous) qui garantissent la liberté et
l'égalité ? », « quelle définition est donnée dans ces textes à la liberté et l'égalité ? »
et « ces textes sont-ils respectés ? »
Pour la liberté, le principe habituellement retenu en droit est que tout ce qui
n'est pas formellement interdit est toléré. La garantie repose donc sur une absence
de texte. Le jour où un texte de loi vient réglementer une activité, la garantie sur la
liberté disparaît. On a donc ici une figure de style appelée oxymoron en poésie : un
Etat de droit (où le droit est écrit) censé garantir la liberté (qui repose sur une
absence de droit).
La Déclaration des Droits de l'Homme qui stipule que « les hommes naissent
libres et égaux en droit » est certes inscrite dans le Préambule de la Constitution,
mais le Préambule... ne fait pas lui-même partie de la Constitution.
L'égalité repose, elle, sur des droits constitutionnels. Le premier de ces
droits est le droit de propriété. L'égalité est donc le droit commun à tout individu
de posséder quelque chose, pas l'égalité de ces possessions. Les droits qui suivent
ne sont pas vraiment respectés : droit d'asile, liberté syndicale, droit de grève, droit
à l'emploi, non-discrimination par le travail, droit au logement.
Passons sur la blague sur le libre débat et finissons par la définition
raccourcie à laquelle l'absence d'article donne rang d'aphorisme : « La démocratie
est civilisation. » Pisani ne veut évidemment pas dire que Sumer ou l'Egypte de
l'Ancien Empire étaient des démocraties, il veut dire que ce ne sont pas des
civilisations. La civilisation a commencé pour lui au 18ème siècle en Europe
occidentale, chez les Blancs.
Pisani écrit aussi « La démocratie doit tendre vers son plein
accomplissement : elle est débat et non mise à mort, elle est alternance et ignore
toute lutte finale [...] » ou encore « Plus que la source de la paix et du progrès, elle
en est l'objectif et le couronnement. »
L'intention était de dénoncer les croisades de George W. Bush en Irak et en
Afghanistan, en niant le fait que « la démocratie est, en soi, un remède au sous-
développement, à la guerre civile, à la dictature. » Pisani était-il naïf au point de
penser que Bush aurait eu pour objectifs la fin du sous-développement et de la
dictature ?
Il va encore plus loin : « On a lancé un processus mécaniste. » et « La
naissance et l'épanouissement de la démocratie obéissent à des lois biologiques. »
Il fallait oser : l'avènement de la démocratie est un résultat de l'évolution ! Il y a les
non-occidentaux pas évolués qui ne sont pas démocrates, et les occidentaux
évolués qui le sont.

- 96 -
DE LA DEMOCRATIE

Nous observons donc que quoi qu’il choisisse de faire, l’homme est
confronté à l’inversion des principes dans lesquels il a entrepris son action. Il en est
de même avec la démocratie.
Puisque la démocratie est en soi une vertu, truquer les élections n’est pas un
problème du moment que les apparences démocratiques sont sauves. Ainsi certains
commentateurs ont salué le fait qu’Al Gore renonce à ses accusations de fraude
contre George W. Bush lors de l’élection présidentielle américaine en 2000, pour
« sauver la démocratie ». Le Conseil d’Etat a aussi reconnu que des morts avaient
voté lors d’élections législatives, mais confirmé l’élection du tricheur, estimant que
cela n’était pas de nature à modifier les résultats du scrutin.
Il va de soi que le principe démocratique devait servir à légitimer la tricherie,
et même les dictatures.

C’est ainsi que de nombreuses dictatures organisent des élections. Leur


caractère factice est de notoriété publique : on peut à la fois choisir les candidats,
menacer les opposants, et décider des résultats. Il y a un élément psychopathique
dans ce besoin de légitimation. Pour un psychopathe, il est important que l’on
reconnaisse que sa vision des choses est juste, mais ce « on » n’a pas besoin d’être
le peuple réel. Il peut tout aussi bien s’agir de ce qu’il décrétera comme étant le
peuple. Car seul ce qu’il décrète réel est réel. Il s’agit là – on le voit – juste d’une
forme extrême du fonctionnement ordinaire de la pensée humaine. C’est le même
mécanisme que l’on retrouve dans la justice, où il importe peu qu’un individu soit
réellement coupable des faits dont on l’accuse, mais très important de le faire
avouer.
Ces dictatures avérées sont moins subtiles que nos « démocraties »
occidentales, puisque les apparences n’y trompent personne, alors que chez nous
tout le monde s’y laisse prendre. Pourtant il ne manque pas de partis et
d’associations caporalisées qui fonctionnent selon les mêmes principes.

Quand les forces sont plus équilibrées, que peut faire un individu impliqué
dans une procédure électorale lorsqu’il sait pertinemment que s’il ne triche pas, le
camp d’en face le fera et emportera la mise ? L’élection est une incitation au vice,
et l’on peut être certain que par ce biais, ce sont essentiellement des individus
vicieux qui parviendront au pouvoir. Au moins dans un système par cooptation ou
de pouvoir héréditaire, il peut arriver par accident qu’un chef ait une véritable
stature (nous ne parlons pas ici de médiocres autocrates à l’esprit conquérant. Peu
d’exemples valables pourraient venir à l’esprit du lecteur). Et si, fort rarement, un
chef d’une telle stature commençait de s’imposer en démocratie, il serait
invariablement poussé vers la sortie par la masse des médiocres.

Beaucoup de gens identifient le respect de la démocratie au triomphe de


leurs propres idées. Il ne manque pas de scrutins parfaitement réguliers (ça existe)
à la suite desquels on aura entendu un des protagonistes clamer : «on a perdu, c’est
pas démocratique.»
- 97 -
DE LA DEMOCRATIE

De fait, il n’est plus rare de voir des associations ou des sections syndicales
parallèles se créer en marge des organisations officielles, et de les voir s’exprimer
en leur nom quand il y a des désaccords ou même pour de simples questions de
personnes. Il est frappant de voir qu’il est très rare qu’on ait conscience
d’enfreindre une règle.
Il faut dire que la démocratie a quelques vertus pratiques. Elle sert à
légitimer ses propres victoires et à jeter le doute sur celles du camp d’en face.
De tels individus sont typiquement des exemples de dissociation. Ils peuvent croire
sincèrement aux vertus de la démocratie électorale, et considérer que tout ce qui
compte c’est gagner. Ils se révèlent tout aussi dissociés lorsque truquant leurs
scrutins internes, ils semblent convaincus que les élections qui se tiennent au
niveau institutionnel sont régulières.

Il va également de soi que plus un courant politique est puissant, plus il


trahit l’idéologie qui le fonde. Les militants les plus sincères sont dans les partis
sans importance. Dès qu’une organisation politique permet d’accéder à des postes
plus ou moins en vue, elle fait l’objet d’une récupération par des individus
opportunistes.

Par ailleurs, on dit parfois qu’on n'élit pas quelqu'un sur un bilan, mais sur
des promesses. Mais on n’en tire pas la conséquence : les politiques n'ont aucun
intérêt à résoudre des problèmes qui leur rapportent des voix.
La droite au pouvoir serait mal inspirée de régler les difficultés
administratives des créateurs d'entreprise, ni de réduire l'insécurité. Et ceux qui
font profession de diminuer la dette de l'Etat font toujours en sorte de la faire
exploser. Les deux grands emprunts d'Etat de la Vème République sont les emprunts
Giscard et Balladur. C'est sous Lionel Jospin qu'on a terminé de rembourser
l'emprunt Giscard et que la France s'est relativement désendettée.
Quant aux socialistes, ils auraient perdu leur thème de bataille s’ils s’étaient
avisés de régler les problèmes d'inégalités ou la misère sociale.

On peut aussi dire que le régime démocratique et la technocratie qui le


soutient ne peut accepter le principe d’alternance que si l’alternance réside dans
des points mineurs, et que c’est la continuité qui domine. L'alternance entre des
systèmes politiques réellement différents est totalement impossible. Si les
socialistes français et la droite peuvent se refiler le bébé d'une législature à l'autre,
c'est bien parce que sur les principes fondamentaux ils sont d'accord, que
l'économie fonctionne de la même façon sous les uns et sous les autres, et que les
mêmes règlements internationaux sont respectés. Qu'est-ce que des décroissants,
des communistes, des ergonistes, des autogestionnaires peuvent bien trouver
- 98 -
DE LA DEMOCRATIE

d'intéressant aux principes « démocratiques » d'un système qui les rejette par
principe comme gouvernants ?
Ils finissent par servir d’alibi au capitalisme quand celui-ci prétend aller de
pair avec la liberté d’expression, puisqu'il autorise même sa propre contestation.
Il s’ajoute à cela un discours prétendant faire du capitalisme la fin de
l'histoire. Il serait inutile de le combattre, parce qu'il n'existerait rien par quoi le
remplacer. La paresse intellectuelle et l'ignorance font même que certains font
croire que capitalisme est synonyme d'économie : pour eux, acheter et vendre
signifie adhérer à des principes capitalistes. L’opposition partage toutes les
croyances économiques absurdes des capitalistes.

D’ailleurs, les forces au pouvoir que sont la très haute bourgeoisie ou les
grands banquiers par l'intermédiaire des pouvoirs politiques qui leur sont inféodés,
contrairement à leurs opposants, continuent de considérer la démocratie comme un
moyen de se maintenir au pouvoir, et non comme une fin. S’il advient que le débat
d'idées ou les résultats des votes menacent le pouvoir en place, celui-ci n’en tient
tout simplement pas compte. C’est ainsi que le Traité constitutionnel européen a pu
être adopté sans vote ni modification de fond, après avoir été clairement rejeté par
referendum dans plusieurs pays.
Par un amusant retournement de sens, ces forces en arrivent à présenter leur
propre gouvernement comme démocratique en essence, même s’il est minoritaire,
et le pouvoir des autres comme anti-démocratique, même s’il est majoritaire. Un
reversement du gouvernement élu devient alors un acte essentiellement
démocratique !
Le positionnement ultra-démocratique des mouvements de gauche sud-
américains parvenus au pouvoir a donc quelque chose de masochiste. Ils auront
toujours les corps constitués, les media, le patronat, et parfois l'armée contre eux.
La croyance naïve des individus dans les vertus de la démocratie électorale
est une expression de la croyance au progrès. En dépit de tout ce qu’elle pourrait
observer, la gauche pense toujours de manière plus ou moins consciente qu'il existe
un sens positif à l'Histoire et que leurs efforts finissent par déboucher sur un
progrès de l'humanité. La victoire viendra un jour, et elle sera définitive.
Mais l'Histoire nous permet-elle d'observer que des progrès le soient pour
toujours, ou que globalement le monde s'améliore avec le temps ?
Cela éclaire aussi la tendance des groupes de gauche à construire des formes
d'organisation idéales sans se donner les moyens de consolider leur pouvoir une
fois celui-ci acquis. Ils supposent toujours vaguement qu'une fois qu'ils seraient au
pouvoir, la droite se dissoudrait dans leur bonheur collectif. Quelle que soit la
forme d'organisation, les forces entropiques saisissent toutes les opportunités de
reprendre le contrôle.

- 99 -
DE LA DEMOCRATIE

Il arrive également qu’on avance qu’en démocratie le citoyen ne se laisse pas


faire. C’est tout à fait le contraire.
La confusion des moyens et des fins amène une large majorité de gens à
confondre le verbe et l’action politique. Ainsi les partis politiques minoritaires
gaspillent une énorme quantité d’énergie à organiser le « débat d’idées » et à
préparer les élections sans jamais mettre à mal le système en place, ni remporter la
moindre victoire.
La démocratie amène les individus à consentir aux injustices dont ils sont
l’objet puisque elle les rend légitimes.
Il existe des villes américaines de 50 000 habitants où entre le tiers et la
moitié des foyers ont perdu leur logement depuis 2007. Ils ne se révoltent pas. La
gauche américaine accuse en général le « tittytainment » (contraction de titty
(téton) et entertainment (loisirs), mot inventé par Zbignew Brzezinski), du pain et
des jeux (enfin surtout des jeux) censés détourner le peuple des questions
politiques, mais la démocratie est la véritable coupable. Ces gens attendent
tranquillement que les élections, auxquelles ils n’ont d’ailleurs plus le droit de
participer puisque sans abri, règlent le problème.

Les capitalistes disent parfois que la démocratie va de pair avec l’économie


de marché. Mais le « doux commerce » de Montesquieu n’a pas empêché des
pratiques impérialistes ultra-brutales, incluant des génocides. L’économie de
marché s’est généralisée à la planète entière, et chacun peut constater que les
régimes autoritaires n’ont pas disparu.
Démocratie et néo-libéralisme ont cependant bien des similitudes.
La pensée économique a donné une base pseudo-scientifique aux inégalités
quand le féodalisme et les religions n'ont plus été efficaces pour faire accepter leur
sort aux pauvres.
Le régime politique démocratique a des résultats proches, du moment qu’il
est vécu comme une fin et non comme un moyen. Ce que Jaurès disait de la liberté
selon la droite parlementaire (« Le renard libre dans le poulailler libre ») a son
équivalent avec la démocratie. C’est démocratiquement que l’injustice sociale et
l’exploitation perdurent et sont ainsi « légitimées » par ceux qui tiennent la
démocratie comme la source de la légitimité. La démocratie prolonge la « morale
d'esclave » qu'est le christianisme pour Nietzsche, la transcendance en moins.
Sous les monarques absolus, il surgit régulièrement des révoltes dont le
destin peut renverser un régime. En démocratie, on prétend toujours mettre en
scène une expression non-violente et limiter l'objet de son mécontentement.
Pendant les luttes lycéennes et étudiantes contre le Contrat Première Embauche
(1995), on a beaucoup entendu de personnes affirmer qu'il ne s'agissait pas de faire
tomber le gouvernement. Ce qui n’a pas empêché Gilles de Robien de considérer
que la légitimité électorale n’était pas seulement la plus importante, mais l’unique
légitimité.
Après 1789, beaucoup de campagnes se sont empressées d'envoyer siéger
leurs nobles. Grâce à la démocratie, ils ont obtenu une nouvelle légitimité. C’est
- 100 -
DE LA DEMOCRATIE

probablement comme cela que le légitimisme, favorable à la royauté, a perdu du


terrain petit à petit, puisqu’il s’est avéré que la pratique démocratique seule ne
remettait pas en cause les inégalités souhaitées, et qu’elle permettait même mieux
que d’autres systèmes de les faire perdurer. L’espoir des banlieues de voir leur
situation s’améliorer en votant est bien vain.
D’autres discours ont des effets proches : la révolution « pas pour tout de
suite » des groupes communistes révolutionnaires permet de calmer les agités qui
ne se satisfont pas de la démocratie « bourgeoise ». L’appel à la révolution « des
consciences » permet de conserver les institutions et le pouvoir dans les mains où il
est déjà.
C’est ainsi que la démocratie électorale permet à un pouvoir de se maintenir
sans entretenir des troupes de police importantes pour prévenir les tentatives de
renversement, une fois que les oppositions ont intégré le modèle comme celui qui
leur permettait la plus libre expression, et corollairement mieux accepté les
rapports de domination.
La République française a longtemps ignoré son propre potentiel de stabilité,
car elle était supposée être née d'une insurrection. Peu nombreux sont ceux qui ont
compris que le principe électoral amollissait les opposants qui finissaient par
reconnaître la légitimité des chefs de la nation.

Jusqu'à il y a peu, on pensait que la rue pouvait gouverner, ou qu'un scandale


pouvait ruiner une carrière politique. Il s'agissait juste de conventions. Autrefois la
manifestation pacifique suffisait à entraîner négociations ou capitulation du
pouvoir.
Il s’agissait d’un pacte de non-agression tacite entre les syndicats et les
gouvernements : les syndicats ne s’en prennent pas au pouvoir de manière violente,
ne cherchent pas à le renverser, en échange de quoi il sera tenu compte de leurs
revendications à hauteur de leur démonstration de puissance. Evidemment ce pacte
ne fonctionne que si les manifestants ont réellement l’intention de menacer le
pouvoir si leurs demandes ne sont pas écoutées.
Aujourd'hui, si les pêcheurs ou les agriculteurs conservent un mode d'action
souvent musclée, la gauche « de mouvement » est incapable d'envisager une action
plus radicale que la manifestation ou le blocage, parce qu'elle a intégré la légitimité
unique des consultations électorales. Depuis que la CGT n’est plus la courroie de
transmission du Parti communiste, il n’existe plus de possibilité de transformer les
luttes sectorielles en revendications larges et politisées. Ce qui n’empêche pas
certains de se féliciter de la rupture du lien entre politique et syndical, tout en
appelant paradoxalement à la convergence des luttes.
Pendant un certain temps, les gouvernements et le mouvement social ont
continué à croire que la convention qu'une manifestation de force suffisait pour
obtenir une négociation pouvait rester en vigueur. C’est sous la présidence de
Jacques Chirac que Dominique de Villepin a compris le premier que désormais
l’opinion n’accepterait plus que les manifestations sortent de leur cadre légal, et
que la rue elle-même n’y était pas prête.
- 101 -
DE LA DEMOCRATIE

La France a prouvé mieux que les autres pays qu'un scandale pouvait être
étouffé même quand tout le monde est au courant. L'abus de bien social ou même
la délinquance sexuelle avérée n'a pas toujours de conséquences sur l'image
publique d'un personnage.
Il est même possible d'orchestrer soi-même sa propre contestation et d'en
retirer des lauriers de démocrate. Une grande légitimité du principe électoral dans
l'opinion permet de se livrer à tous les délits et toutes les manipulations sans jamais
être inquiété.
On pourra ajouter que la légitimité majoritaire est un argument pour museler
un opposant dans pratiquement toutes les organisations.

On prétend que la démocratie occidentale résulte d'un contrat social, par


lequel le citoyen est protégé de la violence d'autrui, en contrepartie de quoi il
renonce à sa propre violence et confie le monopole de la violence légitime à l'Etat.
Tout d'abord, ni Hobbes ni Rousseau ne défendent la démocratie
représentative.
Ensuite, il n'y a pas vraiment de contrat : il n'existe pas de choix de ne pas
signer. Les théories du contrat social ont accompagné le développement du contrat
de travail. Dans les deux cas, il est suggéré qu'il existe un contrat entre un
prédateur et sa proie.
Le contrat de travail est réglementairement un renoncement du salarié d'une
part de sa liberté en échange d'un salaire. Keynes a évoqué la nécessité d'octroyer
aux travailleurs le juste nécessaire afin de renouveler la force de travail. Le salariat
a d'ailleurs un avantage sur l'esclavage : le patron n'a plus le besoin d'organiser le
gîte et le couvert; il reporte le travail de recherche de nourriture et d'un logement
sur le salarié lui-même, ainsi que le risque de ne pas les obtenir.
Similairement, la violence des particuliers est délégitimée par un prétendu
contrat. Il y a rarement émergence d'une violence de particuliers dans une société
non-violente et harmonieuse. La violence des privés et le plus souvent une réaction
à la domination politique dont ils sont l'objet, bien que le discours camoufle les
mécanismes de domination. Historiquement l'Etat est un instrument de domination
pour la classe dominante. Malin, il précise même les mécanismes par lesquels la
contestation peut s'exprimer : les élections, le droit de grève limité, la
manifestation autorisée. Et le raisonnement implicite que le peuple doit adopter est
le suivant : un pouvoir qui organise sa propre contestation ne peut pas être
délégitimé. On oublie bien sûr le corollaire non dit : les moyens de contestation
qu'il autorise ne peuvent pas le renverser. Et s'il advenait qu'on le renverse (cela
arrive parfois dans certains pays d'Amérique latine ou d'Afrique), il s'autoriserait
tous les moyens qu'il avait proscrit pour se rétablir.
Ceux qui parlent de révolution non-violente font référence à des cas
particuliers non transposables. A l'époque de Gandhi, il y avait plus de 500
millions d'indiens pour 50 000 britanniques en Inde, soit un rapport de 1 à 10.000.
- 102 -
DE LA DEMOCRATIE

Autant dire que même sans violence, la force des indiens était écrasante. La fin de
l'apartheid en Afrique du sud repose sur un rapport de force certes inférieur, mais
aussi sur un boycott international très efficace. Et il faut aussi se rappeler de la
période pendant laquelle un rapport de 1 à 10.000 a permis malgré tout aux
britanniques de coloniser l'Inde.

Les gens peuvent exprimer un argument sans en comprendre toutes les


implications, même lorsqu’il s’agit du meilleur argument. « L’argent ne se
mange pas », dit par exemple un proverbe des indiens Crees. Ceci est parfaitement
exact, d’une rationalité à toute épreuve et il ne manque pas d’occidentaux friands
de philosophies exotiques pour témoigner de la sagesse de ces mots. Peu de ceux-
ci pourtant iraient jusqu’à remettre en cause les mécanismes et indicateurs
économiques – comme le Produit intérieur brut, la croissance, la valeur ajoutée –
comme incapables de réaliser ce à quoi ils prétendent, à savoir mesurer la richesse.
Les institutions donnent lieu à un comportement similaire. Les militants
d’opposition utilisent éternellement et sans les questionner des modes d’expression
politiques inefficaces parce que les moyens chez eux ont remplacé les fins.
Ils admettent souvent que ce sont les marchands d’armes qui font l’opinion
puisqu’ils possèdent la presse, voire qu’il n’est pas possible de faire triompher aux
élections un candidat dont les idées seraient contraires aux intérêts de ceux-là. Ils
acquiescent de même au fait que le poids électoral des groupes sociaux est
proportionné à leur discipline de vote, comme les chrétiens évangélistes du sud des
Etats-Unis. Ils peuvent même admettre que tout ce que l’on attend d’eux est un
consentement formel à des politiques déjà déterminées ailleurs.
Mais ils défendront toujours les élections comme seul principe de légitimité
des gouvernants. Ils se présentent éternellement à ces élections qu’ils ne gagneront
jamais, se satisfaisant d’améliorer un peu leur pourcentage de voix d’une
consultation à l’autre.
Ils signent des pétitions qui ne servent à rien à part à compléter les fiches de
renseignement de la police. Ils organisent des manifestations de rue sans
comprendre de quel rapport de force elles procèdent.
Parfois, pour ne pas les décourager, on leur offrira la victoire sur un point
mineur, et ainsi persuadés de l’efficacité des luttes, ils laisseront passer toutes les
autres mesures, sans envisager de prendre la Bastille, mais préparant la prochaine
défaite dans les urnes.

En France, l’identification à un groupe défavorisé est difficile. Les


populations immigrées non assimilées pourraient jouer ce rôle, mais lorsqu’elles
sont de présence récente, elles sont peu politisées ou revendicatives, en dehors
d’un certain lobbying à court terme. A plus long terme, elles intègrent facilement le
discours républicain et sont peu enclines à voir les enjeux politiques comme
nécessitant une expression communautaire.
- 103 -
DE LA DEMOCRATIE

Le discours républicain réussit cependant à désamorcer les revendications


communautaires, tout en n’étant pas suffisamment puissant pour que les classes
populaires surmontent leur hétérogénéité ethnique et culturelle. En troisième lieu,
comme il s’incarne dans l’Etat, celui-ci est protégé de la colère du peuple qui
s’identifie à lui. Souvent les pauvres s’accusent les uns les autres et laissent les
institutions tranquilles.
Toute tentative d’expression communautaire est stigmatisée comme
contraire aux idéaux de la « République », où le choix de son vote est un droit de
l'individu.
Dès que quelqu’un lance l'idée, vous entendez aussitôt les chœurs de
« citoyens » qui refusent de s’engager dans une logique de groupe (ethnique par
exemple) pour des raisons de « principes », de s'engager dans une logique où la
discipline de groupe est importante par amour pour les « institutions
démocratiques » ou d'envisager toute forme de violence face à un pouvoir qui ne se
gênera pas. Et ce même parmi ceux qui utilisent le vocabulaire révolutionnaire.
La banlieue ne peut avoir de poids électoral que si tous les électeurs de
banlieue votent pour le même candidat (du moins en tendance), et de préférence
minoritaire pour le tenir électoralement. Si chacun vote comme il l’entend les votes
s’annulent les uns les autres. La dizaine d’associations de banlieue qui ont répété
aux jeunes qu’il suffisait de s’inscrire sur les listes et de voter comme ils
l’entendent le jour venu pour se faire entendre ont un problème avec les
mathématiques. Mais les banlieues n’ont ni idéologie ni discipline.

Si l’on veut juger d’un arbre à ses fruits, la manière dont un gouvernement
accède au pouvoir ou s’y maintient n’a aucune importance, seuls ses actes
comptent. Les résultats de la démocratie sont très discutables au regard des
conditions matérielles et morales des individus.
Vue comme moyen et non comme fin, la démocratie ne donne pas de
meilleurs résultats que les autres systèmes politiques. On dit notamment que les
peuples se préoccupent de démocratie quand leur estomac est plein, ce qui montre
bien que la démocratie n'améliore pas spontanément la situation matérielle des
individus.
Tout individu ayant des yeux pour voir peut observer que le caractère électif
de la désignation des représentants du peuple n’améliore pas le sort des sans-abris.
Le prince de Naples au 16ème siècle avait construit un immense asile pour ceux de
sa ville. Le maire socialiste de Paris a démoli leurs tentes qui risquaient d’abîmer la
vue des usagers de Paris-Plage.
Les sondages montrent que beaucoup de gens ont peur de se retrouver à la
rue. Ils savent bien au fond d’eux que leurs organismes publics et leurs partis
politiques ne leur viendront pas en aide le cas échéant, mais continuent de vanter la
citoyenneté et la démocratie.

- 104 -
DE LA DEMOCRATIE

Même pour ce qui est de l’expression politique, la démocratie ne prouve pas


sa supériorité. Les idéologies n’ont jamais eu besoin de la démocratie pour se
répandre. Au contraire, les régimes plus répressifs donnaient d’autant plus de force
et de radicalité aux idéologies. La démocratie les a ramollies au point qu’elles
acceptent facilement leur défaite dans les urnes.
Par l’identification de millions d’individus à une idéologie, l’individu
pouvait croire à sa propre influence. Certes les idéologies étaient très imparfaites et
gommaient toutes les divergences individuelles. Mais l’idéologie ou la religion
permettent l’action politique de l’individu par la loi du nombre.
Les systèmes politiques sans les idéologies fédératrices ramènent à une
arithmétique simple : un seul individu a très peu d’influence sur l’histoire de 6,5
milliards. Et ce quelque soit le système politique adopté.
Or ce sont les idéologies comme principe qui ont été décrites comme
totalitaires, alors que la démocratie débarrassée de l’idéologie, et devenant elle-
même une idéologie de substitution, est plébiscitée. On prétend même que la
démocratie permet à l’individu de changer le monde. Alors que sans les idéologies
et l’effet de masse qu’elles procurent, elle ne permet rien de tout cela.
Elle permet même moins qu’un régime autocratique, car un régime
démocratique ne peut ni être renversé, ni être influencé par un individu. Un
monarque seul peut être renversé. A l'inverse, en démocratie, lorsqu'on coupe une
tête, il en pousse dix autres pour soutenir le système de domination en place.
Un monarque peut être influencé par les élites dominantes. Mais un système
global de domination comme la démocratie ira toujours dans leur sens, quels que
soient les changements de personnes. Si une personne s'élève contre le système
parmi l'élite, 100 le soutiendront.

Aldous Huxley disait que toutes les dictatures étaient tombées parce qu’elles
n’avaient pas distribué assez de pain et assez de jeux. Aucune n’avait à ses yeux su
amener les individus à aimer leur propre servitude, comme dans son roman « Le
meilleur des mondes ». Ce que la dictature n’a pas su faire, la démocratie y est
parvenue.

- 105 -
CONCLUSION

Conclusion
La plupart des êtres humains sont dissociés au point de produire un discours
sans rapport avec la réalité qu’ils vivent. Ce discours est le produit de l’influence
culturelle, qu’ils reproduisent par imitation.
Cette culture est produite à travers le langage, et ce langage n’est bien sûr
pas neutre. Non seulement il formate la pensée des individus vivant dans une
société donnée, mais il peut créer la réalité qu’il est censé décrire. Ainsi il n’existe
pas de démocratie sans le mot démocratie et la définition qu’on lui donne. Il existe
plusieurs types de concepts produits par le langage, ayant un lien plus ou moins
fort avec la réalité qu’ils décrivent.
Les concepts qui désignent des objets du quotidien selon leur finalité ont un
rapport étroit avec cette réalité.
Les concepts qui permettent la classification systématique du vivant sont
relativement arbitraires. Il n’existe pas de genre ou d’embranchement dans la
nature, mais y faire référence permet de structurer notre propre perception de cette
nature. Pour ces concepts scientifiques, le langage dispose de normes telles que les
scientifiques entre eux se comprennent, et rapportent le signifiant à un même
signifié. Le grand public comprendra le plus souvent le concept de la manière dont
les scientifiques l’entendent.
Dans le domaine des sciences humaines, les concepts ne sont pas aussi
universels. Un même mot peut prendre des sens très différents selon le domaine
dans lequel il est utilisé, le courant ou l’auteur qui l’utilise. Par ailleurs, le concept
en sciences humaines n’a pas seulement une finalité descriptive. Il s’inscrit le plus
souvent dans un discours plus large, plus ou moins cohérent en lui-même, mais qui
trouve son fondement en lui-même. Ainsi ce concept n’est valide que dans le cadre
de la réflexion qui le produit. Il n’est pas validé par le monde réel, mais prétend
pourtant décrire le réel. Au contraire, un concept de cet ordre renverse le principe
de la description. Ce n’est plus le monde réel qui génère un langage permettant de
- 106 -
CONCLUSION

le décrire. C’est l’affirmation que ce qui est dit est réel qui crée la perception que
nous avons du monde. L’idéologie se prétend ontologie.

Les faits démentent le plus souvent les discours subjectifs. Cependant, un


discours subjectif peut devenir la réalité si les individus s’accordent sur l’existence
de cette réalité, et qu’ils modifient leur milieu d’existence en conséquence.
Dans le cadre de l’économie, il existe aussi plusieurs niveaux de concepts.
La sphère de production crée des objets concrets, dont le nom a une corrélation
forte avec ce qu’ils sont réellement. Les concepts utilisés en comptabilité comme le
prix ou le « Produit intérieur brut » sont des « faits » d’une autre nature. Ils
n’existent pas en tant que tels, mais la standardisation de la comptabilité et l’usage
que nous en avons a un impact très puissant sur nos vies.
Mais pour mieux asseoir l’économie comme science, il ne peut suffire que
les hommes décrètent une convention sur le prix. Le caractère arbitraire de la chose
est trop visible. Il faut que cette convention s’appuie sur la croyance en une valeur
intrinsèque à l’objet. Cette croyance en une valeur intrinsèque est importante pour
valider les concepts de la pratique comptable. On dit que la sphère de production
permet de créer de la valeur, en même temps que l’on crée des biens de
consommation ou des services tarifés. Cette valeur dite « ajoutée » se retrouve
dans nos salaires, et on suppose que l’on peut la taxer pour financer le budget de
l’Etat ou des organismes sociaux.
En revanche, le mécanisme précis de création de la valeur des théories
économiques n’a aucune incidence dans nos vies quotidiennes. La notion de valeur
discutée par les économistes n’est significative que pour ceux qui acceptent de
discuter avec eux.
Au sein de ceux qui discutent de la théorie économique et de la valeur,
différentes écoles de pensée ont différentes conceptions de la valeur. Elles sont
formellement incompatibles entre elles. La valeur au sens marxiste n’a de sens que
dans le cadre d’une réflexion marxiste. Elle est différente de la valeur pensée par
les intellectuels monétaristes. Et elle est différente de la valeur constatée et
représentée par le prix. Dans la réalité, les choses valent le prix qu’on les achète, et
les profits boursiers ne sont pas du « capital fictif », parce que cet argent représente
le même pouvoir d’achat que n’importe quel argent. Dès qu’on accepte de discuter
d’une valeur non réductible au prix, il devient impossible de confronter la théorie
avec la réalité.
De même qu’elles peuvent ne refléter en rien les éléments comptables
constatés dans l’économie réelle, les notions contradictoires de valeur des
marxistes et des monétaristes peuvent cohabiter sans entraîner de controverses
intellectuelles Si les faits ne sont pas examinés pour tester la théorie, il n’y a pas de
raison a fortiori qu’on la confronte à d’autres théories elles aussi non testées par les
faits.
D’autres concepts sont absolument propres à une école ou un auteur donné,
et n’ont de valeur que pour ceux qui le lisent et acceptent d’en discuter, ainsi le
« travail vivant » de l’école de sociologie de Francfort.
- 107 -
CONCLUSION

Pour résumer, la valeur est une création du mental analytique, avec une
dimension d’égrégore. Ontologiquement elle n’existe pas. C’est la fonction du
concept : créer des catégories de discours sans cesse plus éloignées de la réalité
qu’ils sont censés décrire, dotées d’une vie propre. Le raisonnement logique ne
s’applique qu’à ces catégories et ne peut parvenir qu’à des conclusions qui les
concernent et non la réalité elle-même. Ceci en supposant généreusement que le
raisonnement lui-même est formellement correct.
A travers le concept, ce qui n’existe pas commence à exister. A son niveau,
l’homme reproduit la création biblique. Il nomme les choses et elles surgissent
dans son univers. L’homme a inventé des civilisations entières qui reposent sur des
concepts, des pétitions de principe. Ces concepts sont vrais si la croyance les
supporte. C’est ainsi que nous mettons en place des institutions, et que nous avons
créé une économie mondialisée basée sur une croyance commune en l’existence de
la valeur. De même, il n’existe de démocratie que dans la mesure où l’homme croit
vivre dans une démocratie. Ainsi en est-il de la justice, des droits et des devoirs ou
de la légitimité qui ne se fondent qu’en eux-mêmes dans une fascinante tautologie.
C’est là une malédiction pour l’espèce humaine, contrainte pour
communiquer à utiliser un langage qui la sépare de la réalité. Non seulement parce
qu’il prétend la définir lui-même, mais aussi parce qu’il est construit de manière à
ne pouvoir saisir qu’une seule cause à la fois et contribue ainsi à restreindre les
perceptions. On peut ainsi voir en l’apparition du langage articulé un
affaiblissement de sa conscience du monde, une chute. Et en l’homme une espèce
finalement inférieure à toute forme de conscience qui ne se serait pas égarée dans
ses propres représentations.

Cette présentation d’une réalité façonnée par la conscience n’est que


partiellement vraie. Chez l’homme, elle fonctionne dans une certaine limite : il
peut créer un cadre conceptuel, une idéologie, des institutions même, mais il ne
crée pas la matière. Aussi la prétention de certaines magies à parvenir à des
résultats en s’appuyant sur n’importe quelle croyance (peu importe qu’elle soit
vraie dit la Magie du Chaos) est suspecte. On pourrait donc croire n’importe quoi,
y compris que notre magie fonctionne même si ce n’est pas le cas. Il existe donc
des vérités et des mensonges, même si le langage binaire en approche difficilement
la subtilité. Le véritable test spirituel sépare celui qui est attiré par la vérité et celui
qui croit aux mensonges. Il se peut qu’instinctivement, on se comporte
conformément à la vérité sans prise de conscience de celle-ci, mais cela reste
accidentel. La fameuse loi d’attraction ne résulte pas seulement des croyances que
l’on choisit d’adopter mais aussi de leur fondement dans la réalité.
Le constat des résultats d’une croyance étant souvent orienté pour confirmer
la croyance initiale, il sera d’autant plus difficile de s’en débarrasser. (Il m’aime
mais il me ment. Mais il me ment parce qu’il m’aime.) Un des présupposés que les
- 108 -
CONCLUSION

mystiques ont sur les scientifiques est qu’ils sont « rationnels ». Mais ils ne le sont
pas. Ce n’est pas « rationnel » de nier des phénomènes parce qu’ils ne sont pas
reproductibles ou prouvables par les statistiques. Ce n’est pas « rationnel » de
croire en la réalité des concepts qu’ils utilisent pour expliquer le monde, sans
parler des faux raisonnements. In fine, ce qu’ils voient n’existe pas, et ce qu’ils
conçoivent existe. Ils ne croient donc que ce qu’ils veulent bien croire.
La plupart des gens croient de même ce qu’ils veulent bien croire, et il est
impossible de convaincre qui que ce soit. Il y a donc ceux dont la nature est de
penser juste, et ceux dont la nature est de se tromper. Ce ne sont plus la magie et la
science qui se font face, mais deux natures également répandues dans les deux
camps.

La philosophie a souvent cherché à définir les rapports de la conscience et


de la matière. C'est un des sujets cosmologiques dont traite la métaphysique. Nous
avons dit que l’idée d’une réalité façonnée par la conscience n’est que
partiellement vraie. En philosophie, cette vision est portée par le courant idéaliste.
Evidemment, quand il ne tient pas compte des restrictions humaines, il conduit à
croire que tout ce qui est conceptualisé est vrai.
Le courant « opposé » est le matérialisme. Ce courant suppose que c’est le
monde extérieur qui est à l’origine de la conscience. Feuerbach disait ainsi que
c'est le phosphore qui pense en nous. Ceci conduit de la même façon à croire que
tout ce qui est conceptualisé est vrai, puisque validé a priori.
Etonnamment, on pourrait dire que les deux thèses étant conceptuelles,
l'idéalisme est la seule des deux qui soit cohérente avec elle-même. Pourtant, si
nous postulons que la conscience est bien à l'origine de la matière, nous devons
supposer que la position matérialiste est fausse. Or, bien que fausse, elle a
indéniablement influencé les civilisations humaines, à travers les idéologies
politiques, et créé un paradigme dans lequel l'homme pense l'univers. Ainsi, la
conscience n'a pas besoin de « consciemment » savoir comment elle crée. Même
une pensée fausse a des conséquences matérielles manifestes.
Intrinsèquement cohérentes ou pas, les métaphysiques de la conscience sont
des pétitions de principe, que l'on adopte si elles nous plaisent, que l'on rejette si
elles nous gênent. Les oppositions entre ces différents modèles ne sont pas
fondamentales. Le fait essentiel est qu'il existe une telle opposition, alors qu'elle ne
repose sur rien de ce que nous considérerions comme une preuve, mais sur le talent
rhétorique, et in fine le plaisir de s'opposer. Nous avons là un indice de ce qui est
l'origine de perception humaine : son propre désir de percevoir ce qu'il accepte de
percevoir. Au-delà des limites même de perception du cerveau humain, son
interprétation de ces perceptions est absolument fantaisiste.
On pourrait aussi remarquer de prime abord que les positions matérialiste et
idéaliste sont trop tranchées pour rendre compte convenablement de la réalité. Il
semble trivial de faire remarquer que nous agissons sur notre environnement,
- 109 -
CONCLUSION

comme nous réagissons à celui-ci. La question de qui a commencé semble sans


importance, tant tout cela a commencé il y a si longtemps et ne semble devoir
jamais s'arrêter. Cependant, cela n'a pas du paraître si trivial aux dizaines de
philosophes qui se sont prononcés sur le sens de la flèche.
Ainsi Michel Henry décrit un Marx – le penseur « matérialiste » par
excellence - plus nuancé que le disciple de Feuerbach souvent dépeint. Dans sa
critique de Stirner, Marx décrit les deux positions comme naïves : « Ou le sujet
crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou l’objet détermine le
sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus matériels. Ou l’idéalisme ou le
matérialisme. ». Toutefois, Marx pense d’abord que la conscience est déterminée
par son environnement, ensuite seulement qu’elle peut réagir sur cet
environnement et créer les conditions de sa transformation. Il choisit donc le sens
de la flèche qui a sa préférence.
Les philosophies idéaliste et matérialiste de l’origine de la conscience sont
causales, linéaires et proposent un point d’origine. Mais cette origine n’existe pas.
Le mouvement double de la conscience qui crée et de la création qui agit sur la
conscience ne commence ni par l’une ni par l’autre. La pensée ésotérique dit que la
conscience s’incarne, qu’il n’existe pas de différence de nature entre la conscience
et la matière, mais de densité. De même la physique atomique aura montré que
l’énergie se transforme en matière et réciproquement. Et la physique quantique
montre que la conscience peut bel et bien influencer la matière, comme la matière
impressionne la conscience.
La mécanique ondulatoire propose que la lumière ou la matière existent sous
une nature duale d’onde et de particule. La fonction d’onde d’une telle particule lui
permet d’adopter « simultanément » tous les niveaux d’énergie possibles, dont la
survenue est plus ou moins probable. C'est l'observation qui fixe la valeur de
l'énergie réellement observée. Ainsi l'observateur et le phénomène observé forment
un véritable couple ayant une action réciproque : le phénomène impressionne
l'observateur, qui de son côté influence aussi le phénomène par l'action de sa
conscience.
Cette conception « quantique » de la réalité est proche du couple indissocié
du sujet et de l’objet de la phénoménologie transcendantale de Husserl. Cette
première phénoménologie est l’œuvre d’un mathématicien et d’un mystique. Elle
est très différente du courant de pensée qui va suivre, également appelé
phénoménologie. Constatant l’imperfection des catégories de pensée pour
approcher la réalité, elle prétendra étudier des phénomènes. Mais bien entendu ces
supposés phénomènes sont autant de concepts. La phénoménologie est une
philosophie, qui ne s’affranchit pas plus du langage qu’une autre.

Ce sont des concepts arbitraires bien plus que la réalité directement


accessible qui fondent notre métaphysique. Or même en supposant que cette
métaphysique serait ancrée dans la réalité, nous faisons la supposition absurde que
- 110 -
CONCLUSION

nous percevons tout de la réalité. Mais nous ne connaissons que ce à quoi notre
conscience accède, parce que nous ne sommes pas l'univers, mais seulement une de
ses innombrables manifestations. Parce que notre cerveau filtre l'information dans
laquelle il évolue. Parce qu'il transforme également cette information en
sensations. Ces transformations sont le propre de la perception humaine, différente
de la perception animale ou de toute autre forme de perception. Nous supposons
également que l’ensemble de l’espèce humaine perçoit l’information de manière
uniforme, ce que l’étude de nos congénères ne nous permet pas de confirmer.
Nous savons pourtant aujourd’hui que le cerveau ne fait qu’interpréter la
réalité, ce qui devrait nous conduire à actualiser notre métaphysique. La couleur
rouge n'existe pas, c'est la longueur de l'onde qui correspond pour nous au rouge
qui est interprétée par le cortex comme du rouge. Comme le souligne le physicien
Régis Dutheil dans son ouvrage « L’homme superlumineux », Jung avait souligné
l’existence de synchronicités concernant deux événements liés par le sens et non la
causalité. Les lois de la synchronicité seraient pour le célèbre psychiatre aussi
fondamentales que celles de la physique connue. Jung se basait sur les principes
Yi-King, dans lequel, comme chez Platon, tout est l'image d'un événement
suprasensible. Régis Dutheil en déduit deux propositions. La première est que la
conscience intervient dans ces synchronicités de la même manière qu'elle
détermine quel état d'une particule sera observé. On a ici les fondements d'une
physique quantique à l'échelle macro. La seconde que la conscience agissant sans
contrainte de causalité n'est pas liée à notre espace-temps.
Dans l’univers de la conscience, les événements seraient organisés par
affinités. Le cortex aurait un rôle de filtre : seules les informations concernant le
présent passent et tout ce qui est présent n’est pas perçu. Ces informations seraient
réorganisées selon des séquences temporelles et causales. Cette description d’un
univers propre à la conscience dont le monde matériel ne serait que la projection
holographique est celle du panthéisme païen, ou de l’idéalisme platonicien.
Le cortex a également un rôle de transformation de ces informations, ainsi
de la longueur d’onde en couleur rouge. Dans les synchronicités, toutes les
informations passent à l'état brut. Ceci expliquerait que la voie intuitive permette
une meilleure approche de la réalité que la méthode expérimentale.

Les métaphysiques de la conscience, idéalistes ou matérialistes, posaient au


fond la question du libre-arbitre. Lorsque la conscience du sujet est entièrement
déterminée par son environnement, il n’est donc question que de déterminisme
(« C’est le phosphore qui pense en nous »). Tant que nous n’interprétons pas des
archétypes en revanche, il existe une part de liberté à donner la primauté à la
conscience.
Mais on aura probablement cherché à résoudre un problème imaginaire,
fondé sur des représentations fausses. En l’absence de sens de la flèche, il n’y a pas
de contradiction entre libre-arbitre et déterminisme. Nous créons ce qui nous
- 111 -
CONCLUSION

détermine, et ce qui nous détermine est aussi l’objet sur lequel nous allons pouvoir
agir. Ceci apparaît aussi lorsque l’on examine la véritable nature du temps.
Dans la culture ésotérique, la conscience est lumière. Une conscience à la
vitesse de la lumière vit un temps propre, mais n’est plus soumis aux contraintes du
temps absolu. Tous les phénomènes sont perçus comme instantanés. Les relations,
comme dans la physique quantique, n’y sont plus causales. Comme dans les
enseignements de Bouddha, passé, présent et futur sont des illusions. Les relations
ne sont pas causales, comme dans la physique quantique.
Un photon ne se percevrait pas lui-même comme doté d'une double nature,
celle d'une onde et celle d'une particule. Il est à la vitesse de la lumière une onde-
particule de nature singulière. A notre niveau, la fonction d'onde permet à un
photon d'adopter simultanément tous les niveaux d'énergie possibles, l'observation
fixant la valeur observée. Mais à la vitesse de la lumière, il n'y a plus d'observateur.
Le photon s'observe lui-même à tous les niveaux d'énergie possibles
simultanément. Dans cet univers, toutes les potentialités sont réalisées et
coexistent.
Ce n’est pas là la position de Régis Dutheil qui ne parle pas d’univers
lumineux, mais d’univers « supralumineux » et fait intervenir des particules
théoriques que sont les tachyons, qui se déplaceraient plus vite que la lumière. La
présentation qu’il fait de la non-contradiction entre libre-arbitre et déterminisme
nous semble utiliser une béquille mathématique non nécessaire. Il affirme que le
déterminisme existerait dans notre espace-temps, et le libre-arbitre dans l'univers
supralumineux de la conscience. Pour nous, il est trivial qu'un univers non soumis
aux contraintes de la matière est moins limité en termes de choix qu'un univers
comme le nôtre. Cela n'en fait pas pour autant un univers totalement indéterminé.
La non-contradiction entre libre-arbitre et déterminisme est simplement de nature,
et nous le constatons en levant nos barrières psychologiques. Quand il n'y a pas de
temps, toutes nos décisions ont été prises, sont prises et seront prises
simultanément, tout est déterminé et nous avons cependant la liberté de choisir.
Pour plus de précision, il va de soi – nous venons de le dire – que dans notre
univers le libre-arbitre est limité, et que les probabilités pour un événement de se
produire sont différentes selon les événements considérés. Toutefois, ils existent
tous simultanément comme les énergies possibles d'un électron à travers sa
fonction d'onde, et se produisent donc certainement dans d'autres réalités.
Toutefois, comme toutes les énergies ne sont pas possibles pour un électron qui
doit respecter les sauts quantiques autorisés, certaines séquences causales sont
impossibles.
Pour le magicien, ceci possède des conséquences pratiques. Soit il demande
à des entités des plans subtils non soumis à l’espace-temps de modifier une
séquence causale de notre univers. Soit il agit dans ce monde pour influencer les
plans supérieurs. Une telle action a des aspects karmiques, car elle a des
conséquences sur toutes les réalités causales alternatives en lien avec ces plans
supérieurs.

- 112 -
CONCLUSION

L’utilisation du langage – on l’a vu - entraîne une grande confusion parmi


l’espèce humaine. Comme ceux-ci imitent un discours, sans se préoccuper de son
lien avec la réalité, ils ne font guère la différence entre un fait et une opinion, la
connaissance et la culture, le souverain bien et la morale commune.
Une conséquence majeure de cette habitude de percevoir le monde selon ses
croyances est l’habitude de tout juger en bien ou en mal. Nous décidons
d’apprécier certaines choses et d’en dénigrer d’autres selon le goût qu’on aura
développé. C’est l’amour conditionné des enseignements spirituels. Les croyances,
préférences et morales des êtres humains étant souvent incompatibles, il va de soi
qu’il en résulte des conflits permanents inhérents à l’espèce.
Le jugement est en effet lié aux fausses croyances, car beaucoup de concepts
inventés avec le langage possèdent en eux cette dimension de jugement. Ainsi de la
« valeur », de la « justice », du « courage », du « mérite » ou de la « légitimité ».
Or ces notions sont tautologiques. D’une part, elles sont certes relatives aux
personnes qui les expriment et donc tautologiques : est juste ce que j’estime juste.
D’autre part, elles peuvent refléter une certaine réalité : celui qui va au devant du
combat et celui qui fuit. Mais l’indignation qu’on ressent face au meurtrier, au
lâche, au méchant est un jugement. Les êtres humains sont simplement conformes,
collectivement et individuellement, à leur propre nature. Il n’y a aucune gloire ou
déshonneur à être ce qu’on est. Ce qui est est.

Par ailleurs, les gens pensent ce qu'ils pensent, qu'ils pensent bien ou mal, et
pour le mental, tout est toujours vrai de ce qu'il affirme. Il est impossible de se
mettre d'accord sur la réalité si chacun pense ainsi et n'est pas capable de voir cette
réalité.
De nombreux enseignements le disent. Et il n'y a rien d'extraordinaire à
l'énoncer. Beaucoup de textes et d'ouvrages le font simplement pour introduire le
reste : le mental et le jugement sont une caractéristique de l'esprit moderne. On
peut s'interroger sur le degré auquel les auteurs de ces lignes ont intégré eux-
mêmes ce qu'ils disent. Et douter que de nombreux lecteurs en fassent autre chose
qu'un postulat de base pour le style spiritualisé qu'ils essaient d'affecter. Sous la
forme de généralités, l'affirmation rencontre un large consensus. Mais quand on
commence à donner des exemples, la plupart ne comprennent plus rien du tout. Ils
pensent savoir ce qu’est l’état de non-jugement, mais prennent comme tout le
monde les observations assertives sur leur comportement pour un jugement négatif
à leur endroit, et leurs propres opinions sur ce qui est bien ou mal comme étant
celles du Christ.
C'est une véritable révélation que de prendre conscience de ce fait, et surtout
d'en réaliser l'importance. La plupart des penseurs savent que le concept comme le
discours sont au départ des constructions, mais construire un discours est leur
métier, et ils préfèrent l'oublier aussitôt qu'ils l'ont affirmé. C'est alors que le
désarroi surgit : et après ? Que peut-on bien faire maintenant qu'on a compris ? Il
- 113 -
CONCLUSION

faut alors appliquer la règle à soi-même : je suis ce que je suis et je suis de ceux qui
ont compris. D'autres sont aussi ce qu'ils sont et ne comprennent pas. Il n'y a rien
qu'on puisse y faire, sinon de l'accepter.

Bien entendu, l’individu qui a développé la compréhension se retrouve


devant une difficulté de taille, celle de fonctionner dans un monde où il n’est plus
le semblable de ses semblables, et où la conditionnalité est la règle. Il devra
adopter une norme de comportements et parfois même des goûts personnels
subjectifs.
On ne peut devenir cet être qu'en prenant le dessus sur notre propre
personnalité et les croyances qui la composent, qu’elles soient culturelles ou
personnelles. Il n'existe pas de méthode proprement dite pour changer. La rigidité
dans des croyances et des comportements est l'attachement à l'ego/personnalité des
bouddhistes. Mais le questionnement n’est que déplacé : comment faire pour
rompre l’attachement à l’ego ? Pour changer, il faut changer. Tout ce qu’il y a
autour est une ruse du mental, qui sera efficace ou ne le sera pas. Mais au fond on
ne peut changer que si « ça » le permet. Cette capacité à dominer la personnalité et
les croyances relève aussi de la nature de certains individus, tandis que d'autres ne
la possèdent pas.
C’est seulement une fois que l’on est libéré de ses conditionnements qu’il est
possible de faire des choix authentiques qui ne soient pas contraints par la tyrannie
de la personnalité. Carlos Castaneda appelait traqueur le sorcier qui pouvait
adopter à volonté la personnalité souhaitée. En pratique, un traqueur n'est pas
nécessairement un individu dépourvu d'attachements, mais une personne
suffisamment fluide pour manifester une figure en adéquation avec la situation
vécue.

A cet égard, il est important de dire qu’un choix est libre de jugements. Au
moment de mourir, les membres du clan de Don Juan, réussissent à échapper à la
mer de conscience et à conserver leurs individualités. Mais conserver une identité
propre dans l’ « au-delà » est une option qui devrait se discuter, parce qu’elle est
clairement le signe d’une orientation spirituelle égoïste. Pour certains individus,
cette possibilité existe. Il leur faut alors faire le choix de la poursuivre. Ce que les
livres de Castaneda soulignent assez peu, c’est que ce choix est totalement
indifférent. Par notre propension au jugement, nous estimons généralement que les
choix des autres sont mauvais.
A l’inverse, le but ultime que fixe la méditation dzogchen est la réalisation
du « corps d’arc-en-ciel » et l’union avec la vacuité, provoquant la fin du cycle des
réincarnations et l’entrée dans le nirvana. Or si la vacuité et la clarté sont
inséparables comme l’enseignement le dit, c’est que la nature de la conscience est
de s’incarner. Vouloir mettre fin au cycle de réincarnation pour soi est d’une part
une aspiration égoïste, d’autre part elle témoigne encore de l'illusion du moi,
puisque ce que contient de conscience ce moi retournera dans le cycle. Le
dzogchen comme la sorcellerie mexicaine n'ont aucune valeur ajoutée, aucune
- 114 -
CONCLUSION

utilité, de même qu'aucune de nos actions ne sert à rien. Ils sont juste des
possibilités données à quelques-uns, qui font le choix ou non de les réaliser.
Si dzogchen et sorcellerie mexicaine ne nous proposent qu'une seule option,
Franz Bardon dans son ouvrage « Le chemin de la véritable initiation magique » a
le mérite de nous présenter les deux. Le mage selon lui a le choix entre prolonger
son individualité ou la « mort mystique » en laissant son âme se dissoudre.
D’autres appellent cela la voie de gauche (conserver l’ego) ou la voie blanche
(l’union avec Dieu).
Dans les comportements du quotidien, les prescriptions sont aussi assez
différentes selon qu’on étudie une doctrine ou une autre. Don Juan propose
d'affronter des petits tyrans, afin de développer l'impeccabilité du guerrier. A
contrario, pour le praticien dzogchen accompli, la morale n’ayant plus d’influence,
la sobriété n’est pas exigée. On encourage chez l’adepte avancé un comportement
amoral, un abandon à toutes ses passions, ses émotions négatives et même sa
subjectivité, tout possédant « un goût unique ». De même, l’Eglise de Satan
encourage l’abandon de toute forme de morale, sans autre guide que
l’individualisme le plus absolu.
Faire selon son bon plaisir a le mérite d’ancrer la certitude de notre liberté
naissante. Mais cela cache une chose. La poursuite d’objectifs personnels peut tout
autant relever d’un choix dépourvu de contraintes que d’un attachement
émotionnel à l’ego. Or ni le dzogchen ni l’Eglise de Satan ne précisent qu’il s’agit
d’un choix. Il existe un impératif, paradoxalement moral puisque impératif, à agir
de manière individualiste.

Si l’homme est soumis dans ses perceptions par la culture et par sa nature, il
est aussi soumis à ses émotions. Ainsi, bien que l’on ait pu intégrer la déformation
du réel par le mental, que l’on distingue le fait de l’opinion, que l’on sait identifier
ses propres fausses croyances, que l’on a renoncé à l'idée d'un but à l'existence
autre que d'en faire l'expérience en faisant des choix libérés de tout jugement, des
émotions s'imposent à nous sans qu'on ait eu le désir de les manifester. Ces
émotions, colle des croyances, s'attachent à certaines de ces croyances, les plus
intimes, celles qu'on sait fausses et qui s'accrochent dans un coin de la tête, et
celles que l'on pense vraies, qui sont les pires. Réciproquement, ce sont ces
croyances cristallisées qui ont généré les émotions. Emotion et croyance se
renforcent ainsi l’une l’autre, formant un complexe rigide. On pourrait envisager
alors dissoudre le complexe en agissant sur l’une ou sur l’autre.
La personnalité de l'homme est extrêmement sensible à la suggestion, dont la
propagande et la publicité ne sont que les avatars les plus grossiers. Les
expériences de vie entraînent également des idées ancrées que l'évidence du
contraire ne parvient pas à effacer.
Qu’il s'agisse des croyances jugées pathologiques ou des croyances
ordinaires de la personnalité, celles-ci orientent nos comportements et génèrent une
- 115 -
CONCLUSION

contrainte sur ce que nous pensons ou faisons. Même si nous savons que nos
croyances et nos comportements nous limitent, que nous les savons inappropriés,
nous ne pouvons nous empêcher de les manifester.
Même si le travail intellectuel a permis d’affaiblir une croyance, les
émotions maintiennent un attachement à cette croyance, et empêchent que celle-ci
disparaisse complètement.
Il ne suffit donc pas d’identifier un conditionnement pour s’en départir. Si ce
conditionnement est assorti d’une forte émotion, on sait que notre croyance est
fausse, mais on croit malgré tout et l’on n’est pas libre de conditionnements.
On peut connaître une grande souffrance morale à cause de n'importe quelle
croyance ou émotion, et même des répercussions sur le corps physique, de la même
façon que le sujet addict au jeu. On a récemment transformé la notion de
toxicomanie avec la nouvelle notion d'addiction, qui recouvre non seulement des
substances toxicomanogènes, mais aussi les comportements de type compulsif. Il
n'y a donc plus beaucoup de chemin à faire pour étendre cette notion qui s'applique
au domaine pathologique, aux comportements dits normaux, car au fond, les états
dits « pathologiques » de la personnalité ne sont pas si différents des états jugés
normaux. Qu'il s'agisse d'obsessionnels compulsifs, de toxicomanes, ou des fausses
croyances et des émotions déclenchées des sujets ordinaires, la personnalité ne
peut pas être contrôlée. Elle est « plus forte que nous ». On peut parler à cet égard
de véritable toxicomanie des croyances.
Et si nous sommes toxicomanes, alors nous pouvons guérir avec le
traitement spirituel approprié.

Didier LACAPELLE
Novembre 2010

- 116 -
Annexe : La phénoménologie d’Henry
Article publié en ligne le jeudi 31 juillet 2008

La philosophie a un bien grand défaut : elle crée des concepts pour décrire
le monde, qu'elle finit immanquablement par prendre pour le monde lui-même.
Même la phénoménologie pourtant créée pour s'affranchir des catégories de
pensée trop rigides n'y échappe pas.
Je vous propose une note de lecture de l'ouvrage « Du communisme au
capitalisme » du philosophe Michel Henry. Ceci est mon point de vue sur
l'ouvrage, qui n'épuise pas bien entendu l'auteur lui-même, et n'empêche pas
d'autres éclairages d'avoir leur part de vérité.

1) les fascismes s’effondrent pour avoir nié l’individu

Pour Michel Henry, la catastrophe est inéluctable lorsque la pensée


remplace l’être humain vivant par des idéalités. C’est selon lui la raison
essentielle pour laquelle les régimes socialistes en Europe de l’Est se sont
effondrés. C’est la raison pour laquelle le capitalisme s’effondrera après eux.
Il existe un double mouvement, non formalisé comme tel, mais
perceptible dans les mots de Henry. D’abord le système de pensée - le
communisme en l’espèce - commet des crimes contre l’individu. Le génocide de
classes sociales entières est même présenté comme « une conséquence de la
théorie. » (page 82). Puis l’individu renonce à vivre dans un système qui nie son
existence. Comme in fine, c’est toujours l’individu vivant et agissant qui
détermine le réel, le système s’effondre.

- 117 -
Chez Henry, la phénoménologie n’est pas seulement une façon d’étudier
les phénomènes et les individus réels, à côté de systèmes philosophiques qui
recourent à des catégories idéales. Il s’agit de la seule philosophie possible, les
concepts étant par nature incapables de cerner la réalité créée par les individus
réels. Plus encore, il s’agit de la seule philosophie morale, puisque lorsque l’on
recourt aux catégories dans la pensée, celles-ci finissent toujours par se
substituer aux réalités qu’elles veulent décrire. Dans un dernier mouvement, la
tendance naturelle des abstractions est d’éliminer la vie. Par le « meurtre »
qu’elles commettent contre les individus (le communisme). Par l’éviction des
individus de la réalité même (l’économie). Par le renoncement des individus à
alimenter le système qui les nie (le second mouvement du communisme).
La philosophie de Henry est donc fondamentalement libérale, dans son
sens libertaire.
La pensée niant l’individu qui a déterminé l’inéluctable échec du
socialisme est le marxisme ainsi qu’il l’écrit : « Quelle pensée, niant
l’autonomie de la réalité économique et prétendant la reconstruire à la lumière
des schémas intellectuels forgés par elle, est responsable de la faillite
économique du socialisme ? La réponse s’impose sans équivoque, c’est le
marxisme [...] » (page 21).
En essence, le communisme est un fascisme et tout concept qui tend à
déterminer l’individu plutôt qu’à être déterminé par les individus en est un autre.
Michel Henry énonce que c’est l’absence d’intérêt personnel à travailler pour
être dépouillé des fruits de son labeur par l’Etat qui a amené les individus à
renoncer au travail. Comme sans travail, la société ne produit plus rien, elle
meurt.
C’est pour les mêmes raisons que la démocratie ou le capitalisme
finiraient de la même façon. La démocratie concerne une collectivité dont
l’existence écrase celle des individus qui la compose. Le capitalisme finit par
ignorer l’individu vivant et agissant pour s’attacher à des idéalités comme la
valeur ou le travail.

2) Un libéral nommé Karl Marx

Le penseur de référence de Michel Henry est - étonnamment - Karl Marx.


Henry veut nous montrer que, loin d’être le penseur scientiste et matérialiste
souvent décrit, Marx défend une philosophie de l’individu contre les
déterminismes. Il s’opposait notamment aux concepts hégéliens posant la
prééminence absolue de l’Etat sur l’individu.
Pour Marx, comme l’écrit Michel Henry, « la société n’existe pas », ce
qui en fait un précurseur inattendu de l’ancien Premier Ministre britannique
Margaret Thatcher qui avait prononcé une phrase similaire (« There’s no such
thing as a society ») pour afficher ses convictions libérales.

- 118 -
Mais Marx est plus général et nie de même l’existence en eux-mêmes de
concepts tels que la politique, l’Histoire, les classes sociales, l’économie, la
sociologie, le surmoi en psychanalyse. Si ces choses existent, c’est par
intégration de lois propres aux individus.
Libéral, Marx l’est encore lorsqu’il s’oppose à l’égalitarisme, fustigeant
« un droit inégal pour un travail inégal ». En économie, la loi de l’individu est le
travail vivant. Il est impossible d’en quantifier la valeur, par nature subjective,
ce pour quoi la justice sociale est une impossibilité. L’égalité des possessions
fait que ceux qui travaillent sont dépouillés par les autres.

Sa philosophie apparaît le plus clairement lors de sa critique contre


Stirner.
Stirner prétend être « un sujet pensant dominant l’univers des objets
réduits à être ses représentations », ce qui le conduit à affirmer sa liberté et sa
puissance absolue. Les marxistes, à la différence de Marx lui-même, disent au
contraire que la réalité préexiste et s’impose au sujet.
Pour Marx, il s’agit d’un choix entre deux positions également naïves.
« Ou le sujet crée l’objet - la conscience détermine ses représentations, ou
l’objet détermine le sujet - la conscience n’est qu’un effet des processus
matériels. Ou l’idéalisme ou le matérialisme. »
La conscience du sujet n’a pas le pouvoir de créer son environnement, pas
plus que les conditions extérieures ne sont entièrement à l’origine de la
conscience de l’individu. Entre les deux, il y a toute la réalité que la pensée
ignore : la vie.
Henry écrit : « Il faut concevoir cette réalité sociale et ses lois spécifiques
comme étrangères aussi bien à la sphère des représentations de la conscience
qu’à la sphère matérielle - il faut le dire avec Marx : cette réalité est celle de la
vie. » (page 40). Marx choisit donc « l’individu vivant contre l’individu
pensant ».

3) l’économie

L’idée force de la pensée de Marx concernant l’économie est que


l’économie est créée « en dehors d’elle-même » et des abstractions comme la
valeur ou le travail abstrait qui la constituent. Elle se crée dans la réalité qui ne
peut être entièrement saisie par les concepts de la pensée. Elle se crée dans le
travail vivant.
Marx serait « le seul à vrai dire à avoir pensé de façon radicale l’univers
des faits économiques en remontant précisément à sa racine » (page 25), que
Michel Henry désigne comme la négation de l’individu réel et vivant.
Le passage de l’économie marchande traditionnelle au capitalisme s’est
lui effectué lorsque l’échange a cessé d’avoir pour finalité la valeur d’usage,
dans un enchaînement de type marchandise-argent-marchandise, pour

- 119 -
s’intéresser à l’argent lui-même, la valeur d’échange, selon un processus argent-
marchandise-argent.
Dans ce second processus, c’est le phénomène du travail vivant qui serait
nié.

Il existe deux process différents chez Marx : le process réel de la


production, qui crée la valeur d’usage des biens, et le process économique par
lequel il se crée la valeur d’échange. Une autre idée centrale est que sans le
travail vivant et le process réel de production, il est impossible à l’économie
d’apparaître. « La production de valeurs d’échange dans le processus
économique repose sur la production de valeurs d’usage dans le process réel . »
(page 148).
Avec le capitalisme, on assiste à une substitution du process réel et de la
valeur d’usage par le process économique et la valeur d’échange.
Le fait que la technologie permette de créer toujours plus de valeur
d’échange se produit en même temps que le travail humain se raréfierait et avec
lui la possibilité de créer cette valeur d’échange. C’est en cela que la
contradiction fondamentale du capitalisme qu’observe Marx est toujours
pertinente, même après que le socialisme se soit effondré le premier.
Comme l’écrit Michel Henry, « Le capitalisme ne s’est emparé de
nouvelles potentialités technologiques ouvertes par la science que dans le but de
produire toujours davantage d’argent. Mais la valeur d’échange a sa source dans
le travail vivant que le procès technique exclut irréversiblement du procès réel à
mesure qu’il envahit ce dernier et tend à se confondre avec lui. Privé
progressivement de ce travail, [...] le procès réel devient incapable de créer de la
valeur d’échange, de l’argent [...] » (page 170)

Critique générale

La position de Michel Henry pourrait être résumée en deux propositions.


La première est que le travail vivant des individus pris dans toute leur
subjectivité est seul à l’origine de tout ce qui existe. Ce travail vivant, la vie, est
fondamentalement irréductible à toute forme d’abstraction qui tenterait
vainement de la décrire. La seconde est que tout système de pensée qui cherche
à décrire la réalité finit fatalement par s’attaquer à l’individu et à la vie elle-
même. In fine, la vie qui est à l’origine de tout ce qui existe ayant disparu, le
système meurt à son tour.
Michel Henry considère que si la vie est à l’origine de tout ce qui
existe, elle est également à l’origine des abstractions elles-mêmes. Sa longue
démonstration sur la transformation de la valeur d’usage du process réel en
valeur d’échange dans le process économique le montre bien. Or ceci conduit à
un paradoxe, puisque d’un côté il rejette en bon phénoménologue la pensée

- 120 -
systémique qui ne correspond pas à la réalité, tandis que de l’autre il la
considère issue directement de cette réalité.
Michel Henry a raison de dire que prendre la description pour la réalité
conduit aux pires catastrophes. Lorsque l’on confond les variables étudiées et
l’essence des individus qu’elles décrivent, lorsque ces variables sont définies
comme essence du bien ou du mal, cela peut conduire au génocide, comme dans
l'exemple qu'il donne de l'Union soviétique du temps du socialisme.
Mais les scientifiques honnêtes, les philosophes consciencieux, et toutes
les personnes non fondamentalement psychopathes savent très bien que le
langage est imparfait et n’est pas lui-même la réalité qu’il décrit.
Faut-il renoncer à toute tentative d’explication du monde, à toute pensée
politique, parce que « toute pensée est un meurtre » (page 102) ? Il semble
parfaitement possible de formuler une pensée tout en en admettant les limites, et
sans commettre de meurtre.
Il est paradoxal que Henry, si attaché à la liberté de l’individu, ne lui
reconnaît aucun tort dans cet état de fait. Comment peut-il citer Marx : « Nous
apprenons que la société est déprimée et que pour cette raison les individus qui
forment cette société souffrent de toutes sortes de maux » affirmant la
responsabilité de l’individu face à la société, et dire du génocide : c’est la faute à
la pensée ?
On trouve d’ailleurs des raccourcis similaires chez d’autres auteurs qui
cherchent les causes de l’aliénation à l’extérieur de l’humain lui-même. C’est de
la faute de l’industrie (Ellul). C’est de la faute du travail (Gorz).
Michel Henry crée même un système de pensée pour critiquer les
systèmes de pensée. Tous les fascismes qui nient l’individu doivent s’effondrer.
Or les abstractions décrites sont différentes, et les mécanismes d’effondrement
qu’il décrit le sont également. Dans le capitalisme, c’est la valeur d’usage qui
s’effondre. Dans le communisme, c’est le renoncement des individus à vivre qui
porte le coup de grâce au système.
Dans la réalité, les sociétés et leurs abstractions n’évincent pas
mécaniquement les individus qu’ils décrivent et organisent. Il arrive souvent
qu’elles mentent à leur sujet (il n’y a pas de chômage, il n’y a pas de problème
pour payer de quoi se nourrir), mais elles ne les tuent pas. Les abstractions et les
individus cohabitent bon an mal an, et peuvent même parfois s’ignorer
totalement.
Dans la réalité, ce n’est pas parce qu’un fascisme s’effondre que tous les
fascismes s’effondreront de la même manière, parce qu’ils auront nié les
individus.
Dans la réalité, les individus agissants qui sont le réel n’ont pas le pouvoir
de tuer une pensée. D’abord parce qu’un système et la pensée de ce système sont
deux choses différentes, la fin d’un système n’entraîne pas la disparition de la
pensée de ce système, comme en témoignerait la survivance des idées
communistes.

- 121 -
Ensuite parce que les individus et leur vie ne sont pas la source grâce à
laquelle une pensée se maintient en vie. Le monde peut exploser sans entraîner
la théorie capitaliste avec lui.
Enfin parce que si la pensée débouche parfois sur le meurtre (elle n’est
pas par essence un meurtre, loin s’en faut), cela montre bien qu’une abstraction
a une influence sur la réalité.

D’accord avec Marx : la conscience d’un seul individu ne crée pas la


réalité, et la réalité ne suffit pas à déterminer toute la conscience.
Mais s’il faut expliquer pourquoi la réalité et la conscience de l’individu ne
correspondent pas, dire que la vie est à l’origine de tout ce qui existe est une
simple tautologie, pas une réponse.
Stirner s’imagine que la seule conscience à l’œuvre est la sienne. Or de
nombreux individus ont une conscience agissante. Par ailleurs, les pensées
représentent une forme de conscience collective, également agissante. Pour faire
plaisir aux athées, nous pouvons ajouter l’intervention du hasard.
Michel Henry cède aux concepts qu'il veut dénoncer. Il hésite entre l’idée
que les abstractions ne correspondent pas à la réalité, et l’idée que la réalité est à
l’origine de ces abstractions. Ce qui fait qu’il ne croit pas à l’existence objective
de la valeur économique, mais qu’il y croit quand même.
Pour s’attaquer aux systèmes de pensée, Michel Henry crée son propre
système de pensée, dans lequel les pensées sont des meurtres, les pensées sont
créées par la réalité des individus vivants, et finissent par mourir quand elles ont
tué leur créateur.
Après avoir attaqué le matérialisme qui dit que la réalité détermine la
conscience, il plonge dedans en expliquant que la vie est à l’origine de la pensée
conceptuelle, que le travail vivant serait à l’origine de l’économie.
Après avoir reproché au matérialisme de dédouaner les individus de leurs
actes, puisque ceux-ci sont entièrement déterminés par la réalité sociale, il
postule que la responsabilité de l’échec du communisme et du génocide perpétré
est à mettre sur le compte du marxisme.
Bref, la pensée de Michel Henry est un matérialisme, certes fondé sur
l’individu, mais absolument étranger à la réalité qu’il prétend saisir.
Car dans la réalité, le monde réel des humains vivants ne crée pas de
descriptions. La théorie économique n’est pas créée dans la sphère réelle, mais
dans le cerveau des économistes. Les descriptions ne sont que des descriptions,
et pas des génocides.
D'une certaine manière, les phénoménologues sont des philosophes qui
songent à devenir des anthropologues sans oser sauter le pas. Michel Henry fait
un peu penser à Wittgenstein qui écrivit plusieurs livres de philosophie pour
affirmer l'impossibilité du discours philosophique.

- 122 -
Critique de l'économie chez Michel Henry

Michel Henry nous dit que la méconnaissance de la pensée de Marx vient


de ce que les textes précoces qui la développent ont été longtemps méconnus.
Pour ma part, je pense que cette méconnaissance est amplement de la faute de
Marx : parce qu’il y reviendra très peu par la suite, et parce qu’il développe une
théorie économique incompatible avec ses propres prémisses.
Tout en assurant qu’il est impossible de fixer la valeur du travail vivant,
il dit que le travail vivant est à la source de la valeur. Si l’économie est bien une
abstraction en dehors de toute réalité de la production et de l’échange, que la
valeur est une invention, il faut rester cohérent et refuser une quelconque source
« réelle » de la valeur. La valeur est une convention arbitraire. Aucune théorie
ne peut en rendre compte de manière objective. Le travail vivant pas plus que le
travail abstrait, la rareté ou la demande.
Au demeurant, il est tout à fait important de distinguer le process de
production et le process de l’échange comme le fait Michel Henry. Mais pas
pour les raisons qu’il évoque.
Il n’y a pas de « création » de valeur d’usage par l’acte de produire, ni de
création de valeur d’échange par l’acte d’échanger. Même s’il faut créer un bien
pour qu’il ait une valeur d’usage, celle-ci reste subjective. Même s’il faut
échanger pour observer une valeur d’échange, celle-ci reste arbitraire.
Par ailleurs, la valeur d’échange ne procède pas de la valeur d’usage. Si Marx dit
cela, c’est par attachement immodéré à la théorie de la valeur travail, celle-là
même que Michel Henry prétend qu’il attaque si violemment.
Si le process de production et le process de l’échange sont à distinguer,
c’est parce que la création de biens et la création monétaire procèdent de
mécanismes différents qui ne se réduisent PAS l’un à l’autre. Voilà ce qu’il faut
absolument retenir, parce que tout l’édifice de la pensée économique est fondée
sur cette réduction de l’échange à la production : la monnaie n’est pas un voile
sur les échanges, le PIB mesure des échanges, pas la production, la théorie de la
valeur travail est fausse.
De nombreuses citations permettent de mettre en évidence la
méconnaissance par l’auteur des mécanismes de création monétaire :

« Seul le travail vivant est capable de « produire » la réalité économique, la


valeur, tandis que les éléments matériels en sont incapables. »
« Une certaine quantité d’argent est toujours la représentation d’une certaine
quantité de travail social.» (page 115)
« Nous sommes ici en présence d’une propriété absolue de la vie, sa capacité
[...] de produire plus qu’elle ne consomme. » (page 122)
« Nous avons montré que l’univers économique tout entier est cette
représentation objective du travail vivant et que les entités dont il se compose
sont des substituts de celui-ci, ses équivalents quantifiables. » (page 137)

- 123 -
« Aucune abstraction, aucune idéalité n’a jamais été en mesure de produire une
activité réelle ni, par conséquent, ce qui ne fait que la figurer. » (page 144,
comprendre : l’argent. Mais le travail vivant non plus ne produit pas d’argent.
Pourtant Michel Henry en semble persuadé.)
« Produire plus d’argent, c’est produire davantage de plus-value » (page 148) en
allongeant le travail, en développant « la productivité du travail réel ».

Il semble donc que Michel Henry pense réellement qu’il se crée des billets
de banque par magie dans le même temps que des sucettes, des ballons de
football, des voitures sortent des usines.

Il n’y a en réalité aucune « substitution » du process réel de production


par le process économique, puisque le second a rapport avec l’échange, qui est
un phénomène différent de la production.
Que MAM se transforme en AMA est en effet un aspect important de
l’histoire du capitalisme : l’accumulation du capital. Mais ce n’est pas pour
autant l’aspect fondamental que décrit Marx. Il pourrait très bien cesser de
s’accumuler sans que disparaisse le salariat et l’aliénation au travail. D’ailleurs,
il le fait parfois.
De même, la raréfaction du travail humain n’empêche nullement de créer
de la valeur et ne suscite aucune contradiction pour le capitalisme.
Ce qui frappe chez Marx, c’est qu’il commence à attaquer de manière
intéressante la théorie de la valeur travail, en notant l’irréductibilité du travail
vivant subjectif à une quelconque valeur, pour renoncer au milieu du gué. Au
lieu d’une critique radicale de la valeur, nous avons droit à une critique du fait
que la valeur méconnaît le fait qu’elle a ses origines dans le travail d’individus
uniques et différents entre eux.
Ce qui nous ramène à l’objet de la démonstration de Michel Henry. Il ne
conserve finalement la croyance à l’inéluctable effondrement du capitalisme
sous le poids de ses contradictions que parce que cela démontrerait que la
négation de l’individu entraîne l’effondrement des systèmes.

Conclusion

Une personne me fait remarquer que je n'explique pas ce qui fonde le


concept de valeur chez moi, que c'est une notion qui relève chez moi de
l'"ontologie conscientielle". Elle lui oppose les travaux de Michel Henry sur
Karl Marx qui met en évidence chez ce dernier l'origine de la valeur située dans
le « travail vivant ».
Tout d'abord, j'avoue : pour moi, la notion de valeur vient bien à l'individu
par sa conscience. Il ne peut pas manquer une explication puisque la conscience
pour moi crée les concepts. Marx et Henry tentent eux de trouver une origine
objective à une valeur subjective dans le travail vivant. Le discours sur le travail

- 124 -
vivant qui « crée de la valeur d'usage à la vie » se défend bien, même si je ne
l'adopte pas. Dire que ce travail vivant est le « fondement méta-économique de
l'économie », qu'il y a une « substitution du travail abstrait au travail vivant » ne
me dérange pas plus que cela tant qu'on en reste au niveau symbolique.
Or il y a des choses qu'écrivent Michel Henry et Karl Marx qui montrent
bien qu'ils dépassent largement ce niveau symbolique. Et il est presque trivial de
rappeler que Marx a bel et bien une théorie économique, qu'il développe en long
et en large dans Le Capital.
Henry et Marx croient réellement qu'il existe une entité appelée "travail
vivant" qui fabrique de la valeur d'usage et un processus alchimique qui
transforme le travail vivant en travail abstrait et la valeur d'usage en valeur
d'échange.
Grâce aux travaux notamment d'Anselm Jappe et de Clément Homs,
Michel Henry et Karl Marx sont devenus des auteurs de référence pour l'école
de la "sortie de l'économie".
Il faut cependant noter que l'ouvrage commenté est avant tout un
plaidoyer pour l'individu contre les systèmes. Si Michel Henry dit bien que la
valeur est subjective, il conserve la croyance dans la théorie économique de
Marx et la valeur travail.
Il existe aussi une difficulté à articuler une école de pensée à son
subjectivisme assez absolu (« toute pensée est un meurtre », p 102), une défense
de la sortie de l’échange économique et la légitimité que donne Henry au salaire
au mérite (« Il est absolument injuste de donner à un incapable qui ne fait rien le
même salaire qu'à celui qui exerce [...] une activité productive et bénéfique. »,
page 205).

Je pose une question : est-il possible de concevoir une philosophie qui


ne soit pas conceptuelle ?
Les philosophes produisent des discours, et ils prennent cela pour de la
connaissance objective. Et nous, nous voilà contraints de connaître ce discours
pour pouvoir prétendre avoir une pensée valable, et de produire un discours sur
le discours.
Et quel est aujourd’hui l’impact de la philosophie sur les représentations
de la foule et la marche du monde ? Même les doctrines qui furent les plus
populaires comme l’existentialisme ne laissent aucun héritage. A gauche, il
suffit à un philosophe d’écrire un livre contre Sarkozy pour paraître avoir de
grandes idées. On parle, on parle, et cela finit toujours par un affrontement entre
les sociaux-démocrates de gauche et les sociaux-démocrates de droite.
Pourquoi voit-on encore alors Marx cité à toutes les sauces dès qu'il s'agit
d'exposer une pensée contre le système ? Sa pensée n’est pas suffisamment
lumineuse pour qu’on ne puisse pas s’en passer. D’ailleurs si elle l’était, on ne
passerait pas tant de temps à expliquer qu’il a été mal compris.

- 125 -
Je vais même être sacrilège : Marx est plus un boulet qu’autre chose pour
qui veut donner de la publicité à ses idées politiques. Il peut servir à attirer
quelques sympathisants communistes ouverts d’esprit. Mais il cantonne la
décroissance ou la sortie de l’économie ou quoi que ce soit d’autre à être
assimilé à la gauche.
Une exégèse honnête exige de lui reconnaître un rôle de précurseur et peut
donner une assise intellectuelle à une démarche réellement anticapitaliste. Mais
celle-ci n'a pas intérêt à s'y retrouver enfermée.

- 126 -

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