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Yolande Mukagasana

la nuit rwandaise et
la problématique de
la diaspora
Il y a eu les cent jours du génocide, et avant, et après. Yolande
Mukagasana se souvient de la nuit rwandaise. Depuis 1959. Elle se
souvient aussi de 1990, d’un certain 1er octobre – et surtout de cette
nuit du 4 au 5 octobre, le véritable point de départ de ce qu’il faudrait
appeler la nuit française. Cette nuit qui n’en finit pas. Aujourd’hui,
dans la diaspora, les rescapés côtoient leurs bourreaux qui sont libres
de revendiquer le crime, à ciel ouvert. La nuit rwandaise continue.

Depuis les années 1990, beaucoup de Rwandais ont quitté leur pays.
Ceux qui l’ont pu, bien sûr, car certains n’avaient pas le droit d’avoir un
passeport. Certains de ces Rwandais ont fui la guerre civile qui a com-
mencé en 1990, d’autres ont fui les représailles dues à cette guerre.
C’était le 1er octobre, lorsque la guerre civile a commencé dans le Nord
du Rwanda. Le pouvoir MRND a appelé la population du Nord disait-il à
l’autodéfense. La société civile du reste du pays ne comprenait pas ce qui se
passait car tout ce que le pouvoir a voulu nous dire, c’est que les ennemis
du Rwanda l’ont attaqué à partir de l’Ouganda. Le premier jour ce furent
les seules nouvelles, si mes souvenirs sont bons.
Le jour suivant, on nous a obligés de prendre des tronc d’arbres ou de
bananiers, et cela représentait le chef du Front Patriotique qui avait été tué
au front, Fred Rwigema. Il fallait faire son enterrement. Ma famille n’a pas
été à cet enterrement imaginaire, comme sans doute d’autres familles tutsi
qui pensaient que nous n’avions plus rien à sauver.
La nuit du 4 au 5 octobre, les militaires ont tiré en l’air toute la nuit.

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Pour tous les habitants de kigali, la guerre était à nos portes. un ami alle-
mand de la deutsche Welle nous a appelé et nous a dit : « si vous parvenez à
dormir malgré le bruit des canons, dormez, il n’y a rien. Ce sont les Far qui tirent
en l’air, nous ne comprenons pas pourquoi. »
Mais le lendemain, nous avons compris pourquoi. Il y a eu une rafle de
milliers de tutsi à travers tout le pays, des étudiants, des fonctionnaires, des
indépendants, des hommes, des femmes qui ont été regroupés au stade
régional de Nyamirambo et nous ne pouvions pas accéder à eux. Ils mou-
raient de faim. Il s’agissait de nos familles.
Pour quelle raison ? Ils étaient accusés d’être des complices du Front
patriotique. Par principe, nous les tutsi étions des complices du Front
Patriotique. C’était aussi simple que cela. Pourtant, les seuls tutsi qui
étaient au courant de son existence, ce sont ceux qui pouvaient se déplacer
à l’extérieur du Rwanda. C’est-à-dire qui travaillaient pour les institutions
internationales, des ONg, etc… mais qui avaient aussi une ancienneté car
à un certain moment il fut aussi interdit aux ONg d’engager des tutsi.
Je ne dirais pas qu’il s’agissait d’innocence de ma part, je crois plutôt
qu’il s’agissait de croire en l’amitié. Le sous-Préfet a dit à mon petit frère qui
était chauffeur mécanicien qu’il le voulait comme chauffeur. Mon frère a
refusé, il a été jeté dans un cachot. Je suis allée voir Monsieur François
karera qui était notre voisin et par ailleurs ami de mon voisin Joseph
kahabaye. Je lui ai demandé pourquoi mon frère a été mis en prison sous
ses ordres, il m’a répondu : « ton frère a voulu jouer avec l’autorité… Vas payer
une amende et demande à ce que j’ai dit qu’il soit relâché. » « sans aucun papier
qui le prouve, ils vont le relâcher ? » « oui. »
Je n’avais pas réalisé que la chasse au tutsi avait commencé.
Mon cousin fut raflé avec les autres tutsi le 5 octobre au matin. Je suis
retourné chez le sous-Préfet dans l’espoir de payer encore une amende pour
racheter les miens. Ça n’était plus possible. Mon cousin était diabétique,
nous pensions tous qu’il ne reviendrait jamais. Il est tombé très malade en
prison et moi je travaillais au centre hospitalier de kigali. On l’a amené à
l’hôpital. Je l’ai appris et j’ai couru lui dire bonjour et lui donner des nou-
velles de la famille. J’aurais aimé le réconforter. Nous étions séparé de
moins de dix mètres et nous nous faisions des signes. Je n’avais pas le droit
de le toucher.

Nous avons été arrêtés en décembre. Nous étions à une fête pour la com-

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munion d’un petit garçon dont mon mari était le parrain. J’ai été sauvée
car peu de temps avant, j’avais endormi la femme d’un officier des FaR
pour une césarienne. On a arrêté mon mari, les enfants et moi. Mes enfants
ne pouvaient pas comprendre ce qui nous arrivait. Nous avons été relâchés
à une condition. ne jamais sortir de la ville de Kigali sans autorisation des auto-
rités. Lesquelles ? On n’avait aucune explication. J’ai violé cette règle plu-
sieurs fois. J’étais rebelle. Il était interdit à tous les Rwandais d’écouter des
radios étrangères, je ne faisais que ça. en secret bien sûr.
Parler de la souffrance des tutsi entre 1990 et 1994, c’est une chose très
difficile car chaque famille selon son rang, selon là où elle habitait, l’a subie
à sa façon. en 1991, on a massacré les Bagogwe, ces tutsi du Nord à gisenyi
et Ruhengeri. en 1992, on a massacré les tutsi du Bugesera dans la région
du sud-est de kigali. Ces derniers qui avaient été déportés par le pouvoir
colonial. Leurs voisins hutu avaient hérité de leur biens. Pour les étrangers,
il n’y a eu de génocide que d’avril à Juillet 1994. Pour nous, les survivants
de 1994, c’est tout un calvaire que nous vivons encore jusqu’à ce jour. un
calvaire qui commence par la nuit de la toussaint 1959 : la nuit rwandaise.

L’éLément décLencheur du génocide ? QueL mépris.


Le 7 avril 1994 fut l’aboutissement du plan génocidaire. tout le monde
savait. Même les victimes savaient. Mais elles n’y croyaient pas. Comment
un homme tue la maman de ses enfants ou vice versa ? Comment une mère
peut tuer ses enfants ? Impensable pour les victimes qui vivaient, se
mariaient faisaient des affaires avec leurs futurs bourreaux. Leurs amis,
leurs parents, leurs fils, frères et sœurs.
Plus d’un million de morts, et les survivants ? Personne ne pense à eux.
Les ONg se bousculent pour les réfugiés. La médiatisation des camps bat
son plein. Les bienfaiteurs ! Le mal absolu, personne n’en parle.
Les autorités du nouveau Rwanda ne savent pas par où commencer. Il
faut d’abord s’affirmer comme un État, une nation. Organiser le pouvoir
administratif. Recréer tout de zéro. Le monde crie : le Rwanda est une dic-
tature. Ils ont commencé à parler de la dictature avant d’avoir un pouvoir.
Les tutsi sont au pouvoir. attention, les Hutu sont massacrés par les tutsi.
La minorité massacre la majorité !
exactement comme les réunions de « sécurité » pendant le génocide !
tuez tous les tutsi sinon ils vont vous exterminer. 14% qui va exterminer
85%.

YOLaNDe MukagasaNa, La nuit (...) et La diaspora • La NuIt RwaNDaIse N°3 3


Lorsque les survivants parviennent à sortir du pays et arrivent en
europe, ils demandent l’asile. « Quel asile ? politique ? Vous n’avez aucun pro-
blème puisque vous avez le pouvoir. » Ceci est encore d’actualité.
Il fallait dire que kagame ne fait que massacrer les Hutu pour avoir asile,
du moins en Belgique. Puis il fallait dire que le nouveau Rwanda ne s’oc-
cupe pas des rescapés car kagame a attaqué le Rwanda pour faire massacrer
les tutsi à condition de prendre le pouvoir « par la force ». Pour finir, il fal-
lait dire que c’est lui qui a commis l’attentat contre l’avion du Président
Habyarimana. « L’élément déclencheur du génocide. »
Cela m’a rappelé une image télévisée d’un jeune qui dit : « ils ont tué
notre président, nous ne pouvons pas supporter ça quand même » !
ainsi est née la diaspora rwandaise. Il a fallu qu’il y ait un génocide pour
accepter pour finir qu’il existe des Rwandais à l’extérieur du Rwanda, alors
que, pour éviter la guerre civile en 1990, il aurait suffi d’accepter que ces
réfugiés de père en fils étaient des Rwandais qui avaient les mêmes droits
que les Rwandais de l’intérieur. Pourtant, ils étaient au-delà d’un million
de personnes apatrides. Les plus anciens réfugiés d’afrique qui ne fuyaient
les massacres successifs contre les tutsi au Rwanda depuis 1959.
Cette diaspora rwandaise n’est plus la même. Il y a les rescapés, qui ne
supportent plus de voir le Rwanda à cause de trop de souvenirs ou qui
n’ont plus rien qui fait qu’ils s’attachent au Rwanda. Ceux-ci pensent
mieux vivre plus loin. Ils ne savent pas encore que nous partons avec ce que
nous pensions fuir. La peur, la solitude, la mort qui hante nos nuits – et les
assassins.
Car cette diaspora est aussi faite d’assassins qui sont plus durs que ceux
qui sont restés au Rwanda. Les cerveaux du génocide. seuls les bras qui ont
pris la machette sont restés. Certains sont jugés. Ces assassins qui ont pris
en otage leurs familles, leurs femmes, leurs enfants et parfois leurs mères et
leurs pères.
et puis, il y a les tutsi qui se sont installés complètement dans leur pays
d’accueil, qui y ont des attaches, car un demi siècle c’est beaucoup. On ne
casse pas comme ça un demi siècle de vie.
Plus triste encore, des Hutu qui ont fui la peur suite à la désinformation
et la déshumanisation du Front Patriotique. exactement comme s’ils écou-
taient encore la radio RtLM.
Ce sont eux qui font la force des assassins, ils sont encore dans la sensi-
bilisation génocidaire. Les assassins leur font croire que de toutes façons,

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tous les Hutu sont considérés comme des génocidaires même lorsqu’ils
n’ont rien fait. ainsi ils se mettent dans les rangs des génocidaires, alors
qu’ils n’ont rien fait. Ils épousent leurs idées.
au Rwanda, les gens vivent ensemble mieux que dans la diaspora. Les
assassins assassinent encore quand ils peuvent ici en europe. Ils ne se sou-
cient de rien. Les révisionnistes du génocide des tutsi se baladent sans sou-
cis, car ils sont soutenus par le système même qui refuse de voter une loi
qui punit le négationnisme et le révisionnisme du génocide des tutsi du
Rwanda. Ils organisent des conférences, en europe comme au Canada. Ils
ont la parole comme si les Nazis avaient eu le droit d’expliquer la shoah.
Mais l’europe collaboratrice n’ose pas trop laisser faire à propos de la
shoah car les loi existent. Les seules d’ailleurs qui imposent le respect de ce
génocide de plus de six millions de personnes.
Mais le génocide des tutsi a eu lieu au Rwanda, en afrique.
un système qui a accepté qu’il y a eu un génocide au Rwanda, mais qui
n’a jamais voulu reconnaître ses victimes. Qui arrive à refuser le droit au
respect de nos libérateurs. Qui invente « l’élément déclencheur du géno-
cide » pour mieux nier sa planification. Qui laisse faire les révisionnistes et
les négationnistes du génocide des tutsi, car ils disent tout haut ce que le
système pense tout bas.
Y aura-t il jamais la justice sur le génocide des tutsi du Rwanda ? Y aura-
t-il jamais la justice pour les miens ? aujourd’hui à la quinzième commémo-
ration de la mort de mes enfants, je n’oublie pas leurs anniversaires. Mon
fils aurait trente ans et mes filles vingt neuf et vingt huit ans. Comment
puis-je oublier ?
Qui les a tué ? Moi je le sais, et les coupables se reconnaissent à travers
mes paroles.
De quelle justice ? Ceux qui devaient la faire sont ceux-là même qui
nient le génocide. Ceux-là même qui sont à l’origine de la division rwan-
daise. Ceux-là même qui ont collaboré au génocide des tutsi. Ceux-là
même qui l’ont laissé faire. si la justice était possible, ceux qui devaient la
rendre seraient les premiers sur le banc des accusés.
Les rescapés qui sont partis vers l’europe ont pensé fuir les génocidaires,
et ils ont fait comme si on fuyait les fourmis dans une fourmilière.

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