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PRESENTATION

Par Jean-christophe Goddard

La doctrine de l’Etat ou Du rapport de l’Etat originaire au Règne de la


raison (Die Staatslehre oder über das Verhältniss des Urstaates zum
Vernunftreiche) fut publiée pour la première fois à Berlin en 1820, après la
mort de Fichte, puis par son fils, Immanuel Hermann Fichte en 1844 dans les
Sämmtliche Werke (volume IV). Elle se présente comme une édition des
Leçons sur des contenus variés de philosophie appliquée données par le
philosophe à l’université de Berlin pendant le semestre d’été 1813 (du 26 avril
au 13 août), et appartient donc au cycle des exposés faits par Fichte à cette
même université entre 1809 et 18141. Faisant suite à l’avant-dernier exposé de
la Doctrine de la Science achevé (à vrai dire interrompu) par Fichte le 18 février
1813 (un dernier exposé sera donné en 1814, année de la mort de Fichte), la
Doctrine de l’Etat est en réalité le dernier grand cours donné par Fichte. Elle
témoigne de l’état ultime de la pensée du philosophe, qui la présente lui-même
à ses auditeurs comme livrant « l’ensemble des résultats des recherches de sa
vie »2.

Le texte publié par Immanuel Hermann Fichte, que nous traduisons ici3,
bien que d’une source inconnue, doit être admis sans aucune réserve comme
une partie intégrante – et non des moindres – de l’œuvre du philosophe 4. On
pourra se reporter au Diarium du printemps et de l’été 18135 pour suivre jour
après jour la gestation des leçons rassemblées sous le titre de Doctrine de l’Etat.
Il est en effet aisé d’établir une correspondance entre les notes confiées par
Fichte à son journal et le texte publié par son fils.
C’est le 17 mai que Fichte, interrompant le cours normal de ses leçons sur
la philosophie appliquée, entame une série de conférences circonstanciées sur

1
Soit quatre exposés de la Doctrine de la science, respectivement en 1810, 1811, 1812, 1813, 1814 ; cinq cours
d’Introduction à la Doctrine de la science (1809, 1810, 1811, 1812, 1813) ; des cours sur la Logique formelle et
transcendantale (deux versions en 1812) ; deux cours sur Les faits de la conscience (1810 et 1813) ; un cours sur la
Doctrine du droit (1812) ; un cours sur la Doctrine morale (1812) et la Doctrine de l’Etat (1813). Pour plus de
détails sur l’enseignement de Fichte à Berlin, cf. E. Fuchs, « Verzeichnis der Lehrveranstaltungen. Predigten und
Reden J. G. Fichtes in chronologischer Reihenfolge », in Philosophie als Denkwerkzeug. Zur Aktualität
transzendentalphilosophischer Argumentation, éd. Martin Götze, Christian Lotz, Konstantin Pollok und
Dorothea Wildenburg, Festschrift für Albert Mues, Würzburg, 1998. En langue française, cf. Günter Zöller, « Le
legs de Fichte sur la Wissenschaftslehre (1813-1814) », in Fichte. La philosophie de la maturité (1804-1814), J.-C.
Goddard et Marc Maesschalck, Vrin, 2003.
2
Staatslehre, in Fichtes Sämmtliche Werke, Volume IV, p. 384 (pagination entre crochets dans le corps de la
présente traduction) (cité : SL).
3
A part quelques très rares exceptions, nous avons scrupuleusement suivi le texte proposé en 1844 par Immanuel
Hermann Fichte, dont nous avons traduit (et parfois corrigé) également les notes, abondantes sur la dernière
partie du texte consacrée au christianisme. Les notes d’I.H. Fichte sont indiquées par la mention « (IHF) », les
notes des traducteurs par la mention « (NDT) ». Nous tenons à remercier chaleureusement Jean-
François Kervégan qui a accueilli notre groupe de travail dans les locaux de l’Equipe d’Accueil « NoSoPhi » de
l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
4
La Doctrine de l’Etat n’est toutefois pas un livre et le caractère oral de son style, souvent heurté et elliptique, se
fait souvent sentir. Nous lui avons autant que possible conservé ce style dans la traduction.
5
Il s’agit du Diarium I à paraître dans la J. G. Fichte - Gesammtausgabe der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften, série II, volume 15 (cité: D1). Nous remercions vivement Erich Fuchs et Ives Radrizzani de nous
avoir communiqué la retranscription en cours de ce manuscrit que nous citerons dans sa pagination d’origine : le
numéro du feuillet (f.) suivi de la mention « v » pour verso et « r » pour recto.
2 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

la guerre1, qui constituera la deuxième section de la Doctrine de l’Etat, mais


c’est à partir du 4 avril qu’il prépare cette « interruption » en posant, dans son
journal, la question de la nature de la « vraie guerre » entendue comme
« guerre populaire » (Volkskrieg). Il ne commence à travailler à ses leçons
proprement dites que le 19 avril2 en abordant la question de « l’essence de la
philosophie », qui fera l’objet de la première section de la Doctrine de l’Etat.
Après avoir consacré le 23 avril plusieurs feuillets à la critique d’un ouvrage de
Gustav von Seckendorf sur l’esthétique3, il revient le 24 au problème politique 4
en continuant de jeter sur le papier des remarques – notamment sur l’unité
historique du peuple – qui serviront encore à la rédaction des conférences sur la
guerre. Le 30 avril, de nouveau à la préparation de ses leçons, Fichte inscrit
dans le Diarium un long développement sur le rapport de l’image et de la loi
morale, qui est au cœur de l’Introduction générale à la Doctrine de l’Etat (c’est-
à-dire de sa première section). Puis il aborde l’objet propre aux « Présupposés »
de la première partie (« De l’institution du règne de la raison ») de la troisième
section : la question de la contrainte au droit et de la nécessité de lui associer
une institution éducative5. Le 16 mai, il jette enfin sur le papier l’ébauche de ses
conférences sur la guerre : les expressions, les formules, le plan et les
arguments du Diarium sont alors exactement ceux de la Doctrine de l’Etat.
Le 20 mai, Fichte interrompt de nouveau la préparation de ses leçons et
consacre de longs développements à sa métaphysique de l’image. Le 30 mai, il
se remet à la tâche6 et continue de mettre au point les « présupposés » du début
de la troisième section de la Doctrine de l’Etat consacré à l’« institution du
règne de la raison », en traitant de la question du choix du despote (Zwingherr)
auquel doit être confiée la double tâche de contraindre au droit et d’éduquer à
la compréhension du droit par quoi la contrainte sera rendue superflue. Le 4
juin, après avoir consacré encore quelques lignes à l’institution d’un collège de
professeurs (LehrerKollegium) au sein duquel le souverain serait à élire, Fichte
entame une « nouvelle recherche »7 portant sur la distinction des deux « classes
fondamentales » que forment les « éducateurs » (Erzieher) et les éduqués à la
liberté, sur la possible détermination de « l’entendement le plus élevé possible »
pour une époque déterminée, sur l’action réciproque de l’enseignement et de sa
réception comme critère de reconnaissance de « l’entendement commun » dont
doit faire preuve l’éducateur/gouvernant.
Ayant ainsi achevé de préparer les présupposés de la première partie de la
troisième section de la Doctrine de l’Etat, il prolonge ses analyses en direction
de la théorie de l’histoire et présente le conflit de la foi (Glaube) et de
l’entendement (Verstand) comme principe du progrès historique. En marge, il
se livre à une longue réflexion sur la famille, la reproduction et la division des
sexes8. Il produit enfin une critique du hasard et du miracle 9. Par là se trouve
largement anticipé ce qui constituera le contenu de la « Déduction de l’objet de
1
Apprenant que le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, appellait « son » peuple à se lever en masse pour mener
contre Napoléon une « guerre d’indépendance », Fichte interrompit, en effet, le cours ordinaire de ses conférences
pour prononcer trois conférences de circonstances visant à exposer l’idée d’une guerre juste et à encourager la
lutte contre le despotisme français.
2
Cf. D1, f. 7v : « Maintenant, d’abord sur mes conférences publiques ».
3
Il s’agit d’un ouvrage de Gustav von Seckendorf paru en 1812 et intitulé Kritik der Kunst.
4
Immanuel Hermann Fichte donne une version de cette étude préparatoire en regroupant, dans le volume VII des
Sämmtliche Werke (cité : SW), les notes du 4 et du 24 avril sous le titre de « Projet d’un écrit politique » (p. 546
sq).
5
A partir de D1, f. 16v.
6
Cf. D1, f. 33r : « remettons nous à la tâche ».
7
D1, f. 34v.
PRESENTATION 3

l’histoire humaine » dans la première partie de la troisième section de la


Doctrine de l’Etat.
Après avoir longuement approfondi sa doctrine de l’image sous la forme
d’une théorie de l’individualité et de la multiplicité, Fichte reprend le fil de ses
leçons publiques et, le 25 juin, il ébauche le développement consacré à la
chasteté, à la pudeur et au mariage dans la « Déduction de l’objet de l’histoire
humaine »1. A partir de cette date, et jusqu’au 2 juillet, le Diarium se tient de
nouveau dans une grande proximité avec la Doctrine de l’Etat. Fichte y déploie
une conception du « jeu »2 de l’histoire comme procédant du rapport de deux
genres (Geschlechter) humains antagonistes incarnant le conflit de la foi et de
l’entendement et y explore l’opposition du Dieu chrétien et du Dieu païen3.
Le 11 juillet, après avoir de nouveau consacré un long développement à la
doctrine de l’image, le Diarium présente une ébauche de la fin de la deuxième
partie (« Ancien monde ») de la troisième section de la Doctrine de l’Etat
consacrée au déclin de l’Etat antique. Immédiatement à la suite, après la
mention « à la tâche ! – Comparaison de ce qui est développé par éducation
avec le révélé. Abolition par la philosophie de la foi en la révélation ; l’Esprit-
Saint. Déduction de ce dernier », Fichte se consacre exclusivement à
l’interprétation de la révolution théologico-politique accomplie par le
christianisme qui constituera le contenu de la troisième et dernière partie de la
troisième section de la Doctrine de l’Etat (« Nouveau monde »)4. Cette
interprétation occupe entièrement Fichte jusqu’à la fin des conférences
publiques. Les analyses et les ébauches du Diarium sont alors de nouveau très
proches du texte publié dans la Doctrine de l’Etat.
Notons seulement que le Diarium traite d’abord de l’institution du Règne
des Cieux, puis des rapports de l’Etat et de l’Eglise (en distinguant notamment
la théocratie terrestre de l’antiquité de la théocratie céleste des temps
modernes5), qu’il approfondit à partir du 13 juillet l’idée selon laquelle « le
christianisme n’est pas du tout une doctrine (Lehre), un dogme, mais est
principe historique, fondation politique (Staatsstiftung) »6 et n’a été une
doctrine que « faute de mieux »7. Le 15 juillet, distinguant la révélation
extérieure du divin dans la religion païenne de son apparition intérieure dans le
christianisme, Fichte écrit que « Dieu se révèle médiatement à Jésus dans
l’intuition intellectuelle »8. Ayant prioritairement en vue la question politique, il
insiste alors sur l’universalité du Royaume de Jésus, qui est telle que « pour le

8
Immanuel Hermann Fichte rassemble tous ses fragments, depuis D1, f. 16v, pour publier, dans le volume VII des
Sämmtliche Werke (p. 574), la première partie d’un « Excursus à la Doctrine de l’Etat » qu’il référe à la troisième
section de l’ouvrage, « De l’institution du règne de la raison ».
9
A partir de D1, f. 45r. Immanuel Hermann Fichte publie ces éléments dans la seconde partie de l’« Excursus à la
Doctrine de l’Etat », sous le titre : « Sur le hasard, la fortune, les miracles, etc. » (SW, VII, p. 590).
1
Immanuel Hermann Fichte publie ce passage du Diarium 1 (à partir du feuillet 55r) au début de la troisième
partie de l’« Excursus », sous le titre : « Sur le mariage, l’opposition de l’Etat et de la religion anciennes et
modernes, etc. » (SW, VII, p. 597).
2
D1, f. 55v.
3
Les développements relatifs à l’opposition du paganisme et du christianisme sont publiés par Immanuel
Hermann Fichte à la fin de la troisième partie de l’« Excursus à la Doctrine de l’Etat » (« Sur le mariage,
l’opposition de l’Etat et de la religion anciennes et modernes, etc. »).
4
Immanuel Hermann Fichte publie dans le volume VII des SW (p. 605), sous le titre « Ancien et nouveau
monde », cette partie du Diarium 1 depuis le feuillet 65r.
5
D1, f. 66v.
6
D1, f. 68r.
7
En français dans le texte.
8
D1, f. 69r.
4 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

christianisme il n’existe pas de peuples »1. Il ajoute que ce dernier n’a « besoin
de l’Etat que pour conduire les hommes à son école »2, afin que disparaisse
toute contrainte politique3. Il aborde enfin la question de la justification4 et du
péché (le 7 août), et se consacre à la doctrine du Saint-Esprit (« donné à tous
sans exception par le Père »5) sur lequel repose la « troisième preuve »
témoignant de la vocation de Jésus à fonder le Royaume des Cieux6.

La doctrine de l’Etat eut, en partie, une postérité remarquable. Aux


antipodes de la réception des premiers écrits de Fichte par ses contemporains,
qui, tels Schelling et Hegel, ne surent voir dans sa philosophie, en dépit des
nombreuses mises au point de Fichte, qu’un idéalisme subjectif, et imposèrent à
leurs successeurs l’image paresseuse d’un système de représentations vides et
ineffectives, la réception des écrits politiques posthumes de Fichte fut conforme
à la définition même que Fichte donnait de la philosophie. Car, par
« philosophie appliquée », il ne faut pas entendre un quelconque effort
subsidiaire d’adaptation de la philosophie théorique et spéculative à une réalité
exogène, mais la mise en œuvre de la pensée philosophique même en son
essence « pratique », c’est-à-dire en tant qu’elle est elle-même « créatrice de
l’être »7 – en tant qu’elle est, selon une expression clé de l’Introduction générale
à la Doctrine de l’Etat, « la véritable force fondamentale qui image et forme le
monde dans la vie, l’action et la création »8. Une force créatrice, qui ne saurait
avoir d’autre visée que politique et d’autre objet que les rapports sociaux,
puisque seule la pluralité des libertés (et non la nature) est pour Fichte un
obstacle à la liberté créatrice9. C’est donc à cette force de création sociale et
politique10 que furent sensibles, en pleine conformité avec l’essence même de la
Doctrine de la science, ceux qui, les premiers, lirent de bonne foi la Doctrine de
l’Etat et se proposèrent d’en diffuser les idées.

La doctrine de l’Etat joua, en effet, un certain rôle dans l’histoire du


mouvement révolutionnaire européen au dix-neuvième siècle. L’éditeur
lyonnais Louis-Pierre Babeuf entreprit en effet de publier, en 1831, une
traduction française de la deuxième section de la Doctrine de l’Etat sous le titre
de « L’idée d’une guerre légitime »11. Louis-Pierre Babeuf était le petit-fils de
Gracchus Babeuf aux idées duquel il était, comme son père Emile, resté fidèle.
Il était aussi l’ami de l’avocat républicain Jules Favre – qui fut député à la
Constituante de 1848 –, dont il publia le plaidoyer en faveur des chefs d’ateliers
responsables de la révolte des Canuts lyonnais en novembre 1831.
1
D1, f. 72r.
2
D1, f. 73r.
3
D1, f. 73v.
4
D1, f. 75r.
5
D1, f. 77r.
6
Cf. SL, p. 569.
7
SL, p. 389.
8
Idem.
9
SL, p. 392.
10
Cf. sur ce point l’ouvrage de Marc Maesschalck : Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne
de l’action politique, Bibliothèque Philosophique de Louvain, Vrin/Peeters, 1996.
11
Fichte, De l’idée d’une guerre légitime, traduction par Pierre Lortet, éditeur : Louis Babeuf, 1831. Pierre
Lortet (1792-1868) était docteur en médecine ; il fut un ardent défenseur de la pensée sociale allemande
qu’il opposait, selon une expression tirée de sa Préface à une traduction de Friedrich Ludwig Jahn, aux
« voltigeurs du libéralisme ». Une édition allemande des Conférences sur la guerre avait paru séparément
en 1815 sous le titre « Über den Begriff des wahrhaften Krieges ».
PRESENTATION 5

L’étroite proximité de la pensée politique et économique de Fichte avec les


thèses babouvistes a déjà été fortement soulignée par Xavier Léon dans Fichte
et son temps1. Ajoutons seulement ici qu’alors que Gracchus Babeuf voyait dans
le nombre croissant des « impropriétaires »2 une force susceptible d’extirper
bientôt les racines de la « fatale » institution de la propriété, Fichte place à son
tour dans les « Nichteigenthümer », les « non-propriétaires », – parce qu’ils
sont libres de toute dépendance aux moyens de la vie – l’espoir d’un « combat à
la vie et à la mort »3 en vue de l’institution du royaume de la liberté – qu’il
présente par ailleurs, dans la dernière partie de la troisième section de la
Doctrine de l’Etat, comme réalisant, en même temps que l’abolition de toute
contrainte juridique, la suppression de toute « inégalité de propriété
personnelle », « tous [y étant] propriétaires fonciers et [y ayant] la jouissance
commune des terres »4.
Le traducteur des Conférences de 1813 sur la guerre n’eut pas à beaucoup
bousculer la pensée de Fichte pour traduire « Nichteigenthümer » par
« prolétaires ». L’« Eigenthümer » est certes d’abord pour ce dernier le
« Grundeigenthümer », le propriétaire foncier, par rapport auquel (comme
l’atteste le Diarium5) le non-propriétaire est surtout l’« Ackerbauer », le paysan
sans terre. Mais, confronté à la guerre moderne, qui provoque ainsi l’émergence
d’une nouvelle critique sociale, le propriétaire fichtéen devient « der Bürger »,
« der Gewerbtreibende »6, le bourgeois, le propriétaire des moyens de
production et de distribution des biens, par opposition au « non-propriétaire »
qui se laisse alors déterminer comme celui qui ne possède pas les « moyens de
la vie ». C’est en effet le bourgeois qui, dans la guerre, manifeste le plus grand
attachement à la vie et se dispose lâchement, pour préserver son avoir et son
industrie, à tolérer la protection du vainqueur.
C’est donc chez Fichte qu’apparaît pour la première fois le concept d’une
opposition entre le bourgeois et le prolétaire, qui ne se rencontrera pas dans la
litterature de langue française avant Saint-Simon et les saint-simoniens qui la
popularisèrent dans les années 18307.
Dix-sept ans avant que paraisse Le manifeste du parti communiste, le
public républicain et socialiste français pouvait ainsi lire, presque mot pour
mot, chez Fichte, la fameuse phrase de Marx et Engels selon laquelle « la
société tout entière se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en
deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le
prolétariat »8. Page six de la traduction française des Conférences sur la guerre,
on lisait en effet : « l’humanité se divise en deux classes principales : les
propriétaires et les prolétaires ». Le texte allemand parlait certes plutôt de deux
« Grundstämme »9, deux types, deux familles d’hommes ; mais celles-ci avaient
bien, comme chez Marx, la signification d’être des classes sociales antagonistes,
puisqu’elles séparaient le propriétaire du serf, le possesseur, qu’il soit féodal ou
bourgeois, de celui qui est à son service. Il est d’ailleurs remarquable que le
1
Xavier Léon, Fichte et son temps, II, Armand Colin, 1958, pp. 101-116.
2
G. Babeuf, « Le tribun du peuple », n°37, 30 frimaire An IV (21 décembre 1795), p. 134.
3
SlL, p. 413.
4
SL, p. 592.
5
D1, f. 1v-2r.
6
SL, p. 406.
7
Cf. par exemple : Gustave Biard, L’ami du prolétaire, Bruxelles, 1832 ; Charles-François Bertu, Dialogues saint-
simoniens. 1 Le prolétaire et le bourgeois, Paris, 1833.
8
Marx, Le manifeste du parti communiste, coll. 10/18, 1974, p. 20.
9
SL, p. 404.
6 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

Diarium présente la distinction des éducateurs et des éduqués sur laquelle


prend appui le règne de la raison, et que la Doctrine de l’Etat présente comme
analogue à la distinction des propriétaires et des non-propriétaires1, comme la
distinction entre deux « classes fondamentales » (Grundklassen)2 : il était
indifférent pour Fichte, durant l’été 1813, de parler de Stämme ou de Klassen.

Le plus remarquable est que le traducteur de 1831 ait pu, dans sa


Présentation, considérer les conférences de Fichte d’une actualité telle qu’il
n’était pas nécessaire de préciser les « allusions » qu’elles contiennent. Dans
son Diarium, Fichte résumait l’esprit de ses conférences en notant que
« l’indépendance nationale » est « la voie du développement conduisant au
règne de la liberté et du droit »3. La révolution de 1830 en associant l’élan
libéral puis républicain contre le pouvoir réactionnaire de Charles X et l’élan
patriotique national porté par les trois couleurs du drapeau, allait dans le même
sens. Mais l’élan patriotique de 1830 semblait aussi se nourrir du souvenir de la
« Grande Nation » napoléonienne et une certaine agitation bonapartiste se
faisait à nouveau jour contre laquelle les conférences de Fichte pouvaient
prévenir. L’on pouvait encore songer à la jeune nation belge récemment libérée
de la tutelle des Provinces-Unies ; mais aussi et peut-être surtout à la
déclaration, par le protocole de Londres, de l’indépendance hellénique acquise
de vive lutte par ces Grecs révoltés contre la tutelle ottomane dont le courage
avait éveillé et nourri la sensibilité européenne aux luttes modernes
d’émancipation des peuples.

Les conférences de Fichte évoquaient aussi le discours prophétique de


Robespierre du 2 janvier 1792 Sur la guerre. Résistant à la campagne belliciste
menée à la tête des Girondins par Brissot, Robespierre y récusait fermement et
par avance l’illusion sur laquelle Napoléon bâtira sa gloire : l’illusion d’une
extension de la liberté par la guerre de conquête. « La plus extravagante idée
qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un
peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter
ses lois et sa constitution »4, disait Robespierre. De là cette formule fameuse,
qui est la clé de l’histoire de l’Europe jusqu’en 1815 – et qui demeure encore
valable – : « Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil
que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des
ennemis »5.
Comme Robespierre, Fichte met en garde ses auditeurs contre le faux
patriotisme. Car, l’enthousiasme patriotique, le consentement sans réserve au
sacrifice de la vie matérielle, le mépris des jouissances, l’abnégation et
l’inspiration presque religieuse qui incitent les hommes à se précipiter dans la
guerre, ne sont que des leurres s’ils ne sont fondés dans l’idée de la liberté et du
règne du droit. Privé du sentiment de la destination morale supérieure de
l’humanité, l’enthousiasme des belligérants est seulement l’effet de cette
puissante et perverse séduction qu’exerce sur des esprits faibles, encore non
éduqués à la liberté, la volonté absolue d’un maître impérieux, qui, comme
1
SL, p. 453.
2
D1, f. 34v.
3
D1, f. 18r.
4
Robespierre, « Sur la guerre », 2 janvier 1792, à la Société des Amis de la Constitution, in Discours. Pour le
bonheur et pour la liberté, choix et présentation par Yannick Bosc, Florence Gauthier et Sophie Wahnich, La
fabrique éditions, 2000, p. 134.
5
Idem.
PRESENTATION 7

Napoléon, unit, selon la formule du Diarium, « la forme » de la justice à un but


« abominable »1 : la domination du monde. Il faut insister sur ce point : fondé
dans la volonté morale, l’enthousiasme révolutionnaire authentique, parce qu’il
ne veut que la liberté et parce qu’il n’y a pas de contrainte à la liberté sans « une
éducation à la cessation de la contrainte »2, – l’enthousiasme révolutionnaire ne
peut en aucun cas porter à la conquête des autres peuples, fusse pour leur
libération.
Pour Robespierre comme pour Fichte, le temps n’est pas une condition
négligeable dont l’action révolutionnaire pourrait faire l’économie en forçant les
peuples à atteindre dès aujourd’hui la perfection à laquelle ils sont promis. « Il
est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement
progressive », écrit Robespierre3 ; c’est pourquoi qui ne veut abandonner la
« douce espérance » que la Révolution française « influera dans la suite sur le
sort du globe »4, doit cependant admettre que « ce ne sera pas aujourd’hui » !
Avec lucidité Robespierre rappelle alors aux bellicistes impatients d’imposer le
modèle français à toute l’Europe que la Révolution ne s’est faite en France que
graduellement et par le haut : « ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les
riches, qui ont donné le branle à la révolution ; ensuite le peuple a paru »5. La
France n’a pas fait exception à cette « vérité historique et morale » selon
laquelle les peuples d’Europe sont « condamnés à passer par l’aristocratie pour
arriver à la liberté ». Ce serait donc compromettre les destinées de ces peuples
que de les agresser pour exterminer les tyrans qui les subjuguent – l’on
n’obtiendrait en retour que leur réticence à épouser la liberté et le renforcement
de la tyrannie même.
Cette patience, Napoléon ne l’a pas eu. Il aurait sinon renoncé à la
conquête de l’Europe pour se placer et placer son successeur à la tête d’une
« éducation régulière de la nation française à la liberté », susceptible, souligne
Fichte, « de durer plusieurs générations »6. Car le règne de la liberté se confond,
dans la Doctrine de l’Etat, avec celui de l’éducation, qui s’inscrit nécessairement
dans la durée. Fichte est sur ce point parfaitement clair : « aussi longtemps »,
écrit-il, « que le monde continuera d’exister sous ce Royaume [celui des Cieux,
de la raison ou de la liberté], la mort et la naissance continueront d’exister ;
d’où la nécessité d’éduquer ceux qui naîtront à la génération suivante : il faudra
donc une institution permanente chargée de cette éducation. Cette institution
éducative sera une partie intégrante du Royaume, qui l’accompagnera dans sa
durée et en sera inséparable »7. Il faut avoir bien distraitement lu La doctrine
de l’Etat pour soutenir, comme le fait Henri De Lubac, que le règne de la raison
y est présenté comme un « ultime événement », qui ménerait la création « à son
terme »8. Le Royaume des Cieux fichtéen n’est pas le terme de la création, mais
sa mise en œuvre, son actualisation ; il est lui-même la véritable et unique
activité créatrice ; non pas un achévement, mais un devenir historique, une
durée qui précisément échappe à tout terme parce qu’elle n’est soumise à
aucune fin transcendante, mais trouve en elle-même, dans son propre

1
D1, f. 23r.
2
D1, f. 16v.
3
Op. cit., p. 133-134.
4
Ibid., p. 135.
5
Ibid., p. 136.
6
SL, p. 429.
7
SL, p. 583.
8
H. De Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. I. de Joachim à Schelling, éd. Lethielleux, p. 336.
8 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

déploiement et dans l’accroissement de liberté – c’est-à-dire d’action et de


création – qu’elle opère, la totalité de sa raison d’être.

C’est, par ailleurs, notons-le en passant, faire grand honneur à ceux qui
n’eurent au vingtième siècle d’autre dessein que d’étendre indéfiniment les
frontières de l’Allemagne et de les maintenir indéfiniment sanglantes que de
suggérer, comme le fait encore De Lubac (après tant d’autres), qu’ils puissent
avoir été inspirés par l’idée fichtéenne du règne de la liberté et du droit.
Espérons que la lecture de la Doctrine de l’Etat permettra d’en finir avec le
mythe du Fichte anti-démocrate fasciné par le troisième règne des spirituels. Le
Diarium, résumant le point de vue de la Doctrine de l’Etat sur l’histoire
théologico-politique de l’humanité – c’est-à-dire sur l’histoire tout court –, est
sur ce point sans équivoque : « de même que dans l’Antiquité on blasphème
Dieu par la démocratie, à l’époque chrétienne on blasphème Dieu par
l’aristocratie »1. A l’aristocratie antique, qui assoit la théocratie terrestre qu’elle
instaure sur le savoir ésotérique de ses gouvernants, s’oppose la nature
profondément démocratique de la théocratie chrétienne. Ayant évoqué
l’attachement d’Alexandre aux mystères du platonisme, Fichte demande en
effet : « Quel philosophe chrétien, en revanche, découvrira et exposera quelque
chose sans souhaiter que cela puisse appartenir au genre humain tout entier et
s’étendre jusqu’au plus bas peuple, le plus tôt étant le mieux ? »
Le gouvernement fichtéen des « Lehrer » n’est en rien assimilable au
gouvernement platonicien des philosophes et la Doctrine de l’Etat rejette plus
d’une fois explicitement et sans réserve le platonisme politique 2. Le « Lehrer »
fichtéen est moins un « savant » qu’un « professeur », dont la vocation est
d’abord de transmettre un savoir qui ne requiert aucune faculté rare, aucune
vertu, aucun génie particulier, mais qui est foncièrement commun. Le
gouvernement des « Lehrer » est démocratique en ceci qu’il œuvre pour que
tous sans exception puissent atteindre à l’intelligence rationnelle du droit et de
la destination morale de l’humanité. La proposition démocratique faite par
Fichte à la politique moderne est celle d’une égalisation des conditions
intellectuelles, ou, mieux encore, d’une augmentation collective de la puissance
de penser.
Seule la possession de ce que Fichte nomme « l’entendement objectif »,
l’entendement « communément valable », celui « que tous doivent avoir » et
qui est tel que « celui qui l’a, [ne l’]a pas simplement pour soi et en son propre
nom […], mais aussi pour tous »3 – seule la possession de cet
entendement légitime le souverain. Et le seul critère permettant d’attester cette
possession est la capacité de celui qui la revendique à amener effectivement
tous les autres à cette même connaissance objective moyennant une libre
construction intellectuelle. La proposition politique fichtéenne inouïe est, au
regard de l’histoire contemporaine des revendications et des expériences

1
D1, f. 68v.
2
Cf. notamment SL, p. 453-454 : « voulons-nous admettre que les individus sont différents dès la naissance, d’une
façon qu’il nous resterait à connaître mais qui n’est absolument pas compréhensible ; voulons-nous admettre que,
comme s’exprime Platon, il se trouve que certaines races sont d’or, d’autres d’argent ou d’airain, – et qu’il y a une
noblesse héréditaire de ceux qui sont par naissance plus intelligents que les autres ? […] Nous verrons en un autre
lieu quelle stupidité profonde et grossière c’est là ! » ; p. 458 : « Platon : les philosophes rois, ou les rois
philosophes : quelle drôle d’idée ! ». Page 505, Fichte va jusqu’à douter que Platon ait pu lui-même croire dans
l’inégalité innée des intelligences.
3
SL, p. 448.
PRESENTATION 9

démocratiques1, des plus précieuses : elle double le communisme des biens d’un
communisme de l’intelligence – de ce communisme de l’intelligence sans lequel
la suppression de la propriété privée, rapidement confrontée à la nécessité
d’une délégation de l’administration rationnelle de la propriété collective, peut
avoir recours à des formes autoritaires de gouvernement et tourner purement et
simplement à l’expropriation du commun2. On est en tous cas, chacun
l’admettra, rendu ici bien loin des formes réactionnaires et populistes de la
représentation démocratique, fondées sur une communion identitaire de
masse, qui furent mobilisées par les régimes autoritaires dont on a voulu rendre
Fichte complice à titre posthume.

L’unique note que s’autorisa, en 1831, le traducteur français des


Conférences sur la guerre concernait une expression de la seconde conférence :
« Ruhe ist die erste Bürgerpflicht »3, « le calme est le premier devoir du citoyen
[c’est-à-dire du bourgeois : le propriétaire d’une industrie ou d’un commerce] ».
Il écrivait : « Après la bataille d’Iéna, le ministre Schulenberg abandonna la ville
de Berlin. Au moment de partir, il adressa aux habitants une proclamation d’où
cette phrase est tirée »4. Et il ajoutait : « nous avons eu en France beaucoup de
Schulenberg, et nous en avons encore ». Nous pouvons ajouter qu’il y en eut
encore bien d’autres. Bien avant que l’historien américain Robert O. Paxton 5
nous apprenne, après avoir pendant 25 ans fouillé les archives de la France de
Vichy, que la neutralité prépare la collaboration avec l’envahisseur, Fichte
caricaturait ainsi l’esprit de neutralité : « La poursuite du combat ravage la
propriété, le bien suprême de l’homme après la vie, et menace même la vie et la
santé, les biens suprêmes entre tous. Il faut, en conséquence, chercher à
écourter le combat par tout moyen : après l’éclatement de la guerre, c’est le plus
haut devoir de tout homme intelligent. Si d’après ce qu’enseigne l’histoire
jusqu’ici, on peut déjà deviner quel sera le vainqueur, ou si l’issue de la
première bataille l’a déjà montré, alors il ne faut pas soutenir la résistance
intempestive de celui qu’il faut vaincre. Tous doivent s’unir, remettre les places
fortes, et indiquer les biens de l’Etat ; les guerriers doivent jeter les armes et
passer de l’autre côté. La solde y est tout aussi bonne »6. Et il concluait avec
ironie : « Voilà ce qui se passe dans l’âme d’un propriétaire éclairé et libre de
tout préjugé [venu des temps barbares, comme l’investiture divine des rois, le
caractère sacré du serment, l’honneur national], qui a une compréhension de la
valeur des choses ». Voilà ce que doit se dire un bourgeois. Mais de tels propos
ne sont en fin de compte que ceux avec lesquels « les lâches se consolent
mutuellement »7. Et Fichte veut bien être accusé de tous les vices, mais pas de
lâcheté. Au bas d’une page du Diarium il note : « On m’a tenu pour inique,
goinfre, luxurieux, meurtrier, imbécile. Tout cela ne porte nullement atteinte à

1
Rappelons seulement qu’au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle la revendication démocratique
portée par le mouvement socialiste et communiste exigeait la réduction maximale de la séparation entre les
représentants et les représentés. Le gouvernement de la Commune de Paris, en promouvant une éducation libre et
universelle, parut ainsi précisément satisfaire cette exigence démocratique. Cf. Marx, La guerre civile en France,
Editions sociales, Paris, 1972, p. 41.
2
J’emprunte cette expression à Michael Hardt et Antonio Negri (Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de
l’Empire, La découverte, 2004, p. 184).
3
SL, p. 406.
4
Op. cit., p. 10.
5
Cf. Robert O. Paxton, La France de Vichy. 1940-1944, trad. par Cl. Bertrand, Seuil, 1997.
6
SL, p. 407.
7
SL, p. 408.
10 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

mon honneur et ne me blesse en rien – en tous cas l’on ne m’a pas pris pour un
lâche »1.
Ces injures auxquels Fichte reste insensible ne viennent pas au hasard
sous sa plume ; elles sont, pour la plupart, celles-là même que la presse
réactionnaire allemande réservait aux jacobins et au « terroriste » Babeuf dans
le compte-rendu qu’elle faisait de leurs idées politiques – percevant
confusément que celles-ci mettaient en péril l’ordre social fondé sur
l’attachement à la vie matérielle et la peur de la mort. Au bourgeois, pour lequel
« la vie est la première chose, les biens la deuxième et l’Etat seulement la
troisième »2 – comme puissance armée ayant pour unique mission d’assurer la
sécurité des propriétaires et d’empêcher le vol des biens –, Fichte oppose le
principe qui, depuis le début, commande la totalité de son entreprise
philosophique : la vie véritable (comme son but véritable) est « infinie, éternelle
et ne peut jamais être achevée, épuisée, détruite », et « n’a donc pas à être
conservée »3. D’où il suit que celui qui vit pour un but éternel ne peut non plus
« jamais mourir », que « la vie et sa conservation ne peuvent jamais être une
fin »4, mais seulement un moyen dont la qualité essentielle est d’être libre. « La
liberté [est] donc ce qui seul donne de la valeur à la vie même »5 et « la mort est
alors le libérateur là où la vie temporelle n’a pas pu l’être »6. La maxime de la
guerre d’indépendance est la maxime révolutionnaire : la liberté ou la mort.

Il est remarquable que cette maxime, à laquelle la Doctrine de l’Etat donne


le sens d’être la maxime de toutes les résistances à l’expropriation du commun,
passe aussi pour être celle de tous les extrémismes. On connaît la sévère
critique que lui réserve Hegel dans le chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit
consacré à la Terreur : prendre la liberté comme unique but de l’action politique
revient à ne lui laisser d’autre possibilité de réalisation que « l’opération
négative », c’est-à-dire la « furie de la destruction »7. Or, Fichte rejette sans
équivoque la furie guerrière. Il est ainsi remarquable que l’âge historique de
l’humanité se situe pour lui entre l’état sauvage du cannibalisme et le règne du
droit8. Il est vrai que, depuis les grecs, le régime de la dikè est ce qui préserve les
hommes de l’allélophagie bestiale. Mais précisément, l’âge historique de
l’humanité, en lequel elle s’est arrachée à la sauvagerie, n’est pas encore celui
du droit, et la guerre paraît bien à Fichte, en cet âge intermédiaire, une
survivance de l’état sauvage. Dans le Diarium, il écrit : « un temps viendra où la
guerre apparaîtra aussi contraire à la nature que l’anthropophagie l’est pour
nous »9.
S’il est vrai que Napoléon « a beaucoup excité le vieux sentiment de
vengeance »10, la guerre d’indépendance n’est toutefois pas « Rachekrieg »
(guerre de vengeance)11, mais guerre à cette guerre primitive qui s’entretient du

1
D1, f. 8r.
2
SL, p. 407.
3
SL, p. 409.
4
SL, p. 410.
5
Idem.
6
SL, p. 411.
7
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, VI, l’esprit, B, c), La liberté absolue et la terreur, II.
8
SL, p. 419.
9
D1, f. 73r.
10
D1, f. 13r.
11
D2, f. 4v.
PRESENTATION 11

cercle de la vengeance et que cultive Napoléon1. Car la vengeance est une


passion du même ordre que celle que le Diarium appelle « Schmerz über
Eigenthum » (être en peine de la propriété)2. « La guerre pour
l’indépendance », note le Diarium, « est en même temps la guerre pour le
progrès dans la voie de l’éducation et du développement »3. Elle est
indissociable de la progression de l’entendement commun et a précisément
pour but de combattre les passions dont s’entretient la guerre de rivalité, et que
ne peut subjuguer l’Etat valet des propriétaires.
D’une manière générale, l’exhaltation passionnée de la guerre, sur laquelle
se sont appuyés tant le fascisme que le national-communisme pour obtenir la
faveur des masses, est profondément opposée à l’idée que Fichte se fait de la
guerre d’indépendance. Celui-ci se demande, dans le Diarium, quel effet il
cherche au juste à produire par ses conférences publiques ; il écrit :
« enflammer le peuple par mon supposé enseignement ? Il ne veut pas être
libre, il ne comprend rien à la liberté. – Ebranler les Grands ? Ce ne serait pas
politique. Pousser les meilleurs qui [les] comprennent à profiter de l’occasion.
C’est là le seul but. C’est donc à eux qu’[elles] sont adressées. [Elles sont] une
réclamation à l’intention de ceux qui se sont élevés jusqu’à l’idée de la liberté »4.

Mais la participation de l’oeuvre de Fichte à l’histoire de la pensée


socialiste – et à la genèse du marxisme – ne s’arrête pas à la publication, en
1831, de la traduction française des Conférences sur la guerre de 1813. Georg
Lukacs fut, dans un article important5, le premier6 à montrer l’importance de
Fichte dans la construction du matérialisme pratique qui fut celui de Marx à
partir de 1844. A propos de Moses Hess, le « troisième homme » de la « troïka
communiste »7, il écrit : « Le tournant qu’effectue Hess à propos de Hegel est
plutôt d’orientation fichtéenne. Il ne s’agit pas d’une recharge subjectiviste de
l’objectivité hégélienne, […] mais au contraire d’une tentative de dépasser le
caractère contemplatif de la philosophie hégélienne et de rendre la dialectique

1
Le traducteur de 1831 des Conférences sur la guerre termine sa Préface par le récit de l’anecdote

suivante : « Vers la fin de février 1813, Berlin était occupé par un faible corps de troupes françaises. Un
homme déterminé conçut avec quelques jeunes gens le projet de détruire ce corps. Déjà la nuit de
l’exécution était fixée. Un élève de Fichte ne pouvant supporter de tremper dans un assassinat se rendit
chez son maître pour lui exposer ses scrupules. Fichte épouvanté de l’énormité de l’attentat en dissuada
son ami, courut auprès du chef de la police prussienne et l’avertit à temps pour empêcher un crime
inutile ».
2
D1, f. 23r.
3
D1, f. 7r.
4
D1, f. 1r.
5
Georg Lukacs, « Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik » in : Archiv für die Geschichte des
Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 12 Jahrgang, Leipzig, 1926.
6
Il faut citer ici brièvement les importants travaux de Horst Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur
Verwirklichung der Philosophie bei den Junghegelianern und den wahren Sozialisten, Stuttgart, E. Kleg Verlag,
1963; de Gérard Bensussan, Moses Hess. La philosophie, le socialisme (1836-1845), réédition, Olms, Hilseheim,
2004 ; et de Franck Fischbach : L’être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir,
chapitre IV, « L’agir libéré. Marx », Vrin, 2002 ; « Le ‘Fichte’ des jeunes-hégéliens et la ‘philosophie de l’action’ de
Cieszkowski et Hess », in Lectures de Fichte, Revus Kairos, n° 17, 2001 ; « De ‘la philosophie de l’action’ à la
théorie de l’activité vitale et sociale », Postface à la réédition de Gérard Bensussan, Op. cit.
7
Selon une expression utilisée par Gérard Bensussan, Op. cit., p. 134. La proximité de Hess avec Engels et Marx
fut telle qu’il fut un temps question d’intégrer à l’Idéologie Allemande un pamphlet de Hess contre Ruge. Cf. W.
Mönke, « Moses Hess und die Deutsche Ideologie », Annali, 1963. Sur l’influence directe de Hess sur Marx, cf.
David McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx, trad. par Annie McLellan, Payot, 1972, p. 218 sq.
12 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

pratique. Cette tendance au pratique devait nécessairement reconduire à


Fichte ». On lira en effet, parmi les articles de Hess publiés entre 1842 et 1843
dans les Vingt et une feuilles, que Marx, dans la Préface aux Manuscrits de
1844 compte parmi les travaux « substantiels » qu’il a lui-même utilisés1, un
court texte intitulé Philosophie de l’action2, qui illustre parfaitement ce
tournant fichtéen, et à bien des égards anti-hégélien, de la philosophie sociale
allemande au milieu du dix-neuvième siècle.

En 1842-43, Hess pouvait, grâce à l’édition du Nachlass par Immanuel


Hermann3, disposer d’une vue d’ensemble de la philosophie de Fichte et en
proposer une lecture assez conforme à ce qui avait été réellement son intention.
Il arrachait notamment la Doctrine de la science, qu’il définissait justement
(selon une expression même de la Doctrine de l’Etat4) comme « connaissance
de la connaissance », au préjugé qui voyait en elle une philosophie de la
« réflexion » – demeurée par là à jamais en-deçà des perspectives ouvertes tant
par la philosophie schellingienne de la nature que par la philosophie spéculative
hégélienne. Alors que la réflexion substantifie le moi, place en lui l’identité et la
fixité, pour rejeter la diversité dans le représenté, la connaissance de la
connaissance, selon Hess, parce qu’elle est connaissance de soi comme « vie »,
« activité », « auto-production »5, ne se connaît pas comme « quelque chose de
fixe, mais au contraire [comme] mouvement, stimulation »6. Or, seul Fichte a
su ainsi faire progresser la philosophie jusqu’à « l’Action ». Et, ce faisant, « [il]
est allé plus loin que la philosophie contemporaine »7, c’est-à-dire les « Jeunes-
Hégéliens ». Reprenant une thèse centrale de la Doctrine de l’Etat, qui rapporte
l’institution de la propriété au préjugé ontologique non-philosophique qui
regarde l’être comme quelque chose de donné dans l’intuition à la conscience
qui lui fait face, Hess écrit alors cette page remarquable, d’où Marx tirera en
1844 sa théorie de l’aliénation : « Chez eux [les Jeunes-Hégéliens], la vie sociale
n’a pas encore dépassé le point de vue de la réflexion, le stade de l’être-pour-soi.
L’objet de l’activité y apparaît encore comme un autre réel et le sujet, pour
parvenir à la jouissance de soi, de sa vie, de son activité, doit retenir l’objet
séparé de lui comme sa propriété car il est en outre menacé de se perdre soi-
même. Ce n’est que dans la propriété matérielle que le sujet qui en reste au
stade de la réflexion prend conscience qu’il est – ou plutôt qu’il était – actif
pour soi. […] Il est constamment dépossédé de sa propriété réelle, de son action
présente […]. De sa propriété, de son activité, de sa vie, il ne retient que
l’apparence, le reflet, comme si ce reflet était sa vraie vie, sa propriété réelle, sa
véritable action ! Voilà bien la malédiction qui, au cours de toute l’histoire
passée, a pesé sur l’homme : il n’a pas considéré l’activité comme but se
1
Les « Einundzwanzig Bogen aus der Schweiz » (Philosophische und sozialistische Schriften (1837-1850), Berlin,
Akademie-Verlag, 1961) parurent à Zürich en 1843. Ils étaient composés de trois articles: « Socialisme et
communisme », « La liberté une et entière », « Philosophie de l’action » (le premier et le troisième sont traduits
par Gérard Bensussan, in Moses Hess, La philosophie, le socialisme (1836-1845), Olms, 2004). Cf. Marx,
Manuscrits de 1844, traduction par E. Bottigeli, Editions sociales, 1968, p.2.
2
Nous renvoyons à la traduction de Gérard Bensussan, in Op. cit. sous l’abréviation PA.
3
En 1834 et 1835, I.H. Fichte publia trois volumes correspondant aux volumes IX, X et XI des Fichtes Werke. Ils
donnaient accès notamment aux Doctrines de la science de 1804, 1812 et 1813, à l’Introdudtion à la Doctrine de
la science de 1813, aux Faits de la conscience de 1813, au Système du droit de 1813, à la Doctrine de la morale de
1812, à la Destination du savant de 1811.
4
SL, p. 369.
5
PA, p. 175. Cf. SL, p. 375.
6
PA, p. 176.
7
PA, p. 187.
PRESENTATION 13

suffisant à lui-même et il a constamment saisi la jouissance comme étant


coupée de l’activité […] »1.
Ainsi se trouvait purement renversé le rapport qui avait dominé la scène
philosophique allemande au début du dix-neuvième siècle : la philosophie de la
« réflexion » se trouvait à présent du côté des adversaires de la Doctrine de la
science, de Schelling et de Hegel (« le philosophe de la Restauration »), qui tous
deux, après avoir été « saisis d’effroi »2 par l’anarchie révolutionnaire dont
Fichte fut un « héros » en Allemagne, s’étaient demandés « comment restaurer
le monde objectif nié ». C’est pour avoir reculé devant l’idéalisme radical de
Fichte et ses conséquences théologico-politiques que Schelling et Hegel étaient
retombés dans la réflexion. Or, seul cet idéalisme radical pouvait servir la cause
du socialisme, car « le but du socialisme n’est pas différent de celui de
l’idéalisme, à savoir ne rien laisser subsister de l’ancien fatras que l’activité ».
Hess écrit : « Pas une seule des formes dans lesquelles celle-ci se figeait ne
saurait demeurer, face à l’esprit libre qui justement ne se saisit qu’en acte, qui
ne s’arrête point au premier résultat acquis pour le fixer, l’incarner, le
matérialiser, le mettre en réserve comme sa « propriété », mais qui, en tant que
pouvoir sur tout ce qui est fini, déterminé, sans cesse le dépasse afin de toujours
et à nouveau se saisir en acte, sur un mode déterminé cette fois »3 – c’est-à-dire
non pas comme activité pure, indéterminée, actus purus, qui est sans substrat
ni résultat matériel4, mais, pour reprendre une expression de Marx dans les
Manuscrits de 1844, comme une « production » en laquelle « la nature apparaît
comme son œuvre et sa réalité »5.
Précisons encore ce que Hess entend par « anarchie » et par « idéalisme »,
et l’on comprendra qu’il expose très exactement le point de vue de la Doctrine
de la science tel qu’il est décrit par Fichte avec une simplicité et une clarté peut-
être jusqu’ici inégalées dans l’Introduction générale à la Doctrine de l’Etat.
L’anarchie est pour Hess la « négation de toute domination dans la vie
spirituelle et sociale »6. Elle apparaît d’abord comme « anéantissement de toute
réalité », mais seulement dans la mesure où elle nie « l’être-déterminé de
l’extérieur » au profit de la seule « auto-assignation, auto-détermination, auto-
limitation » – c’est-à-dire de la moralité, qui n’est pas négation de toute
déterminité, mais « accomplissement de la loi de la vie elle-même »7. Niant la
réalité de l’être substantiel, elle fait dépendre la réalité toute entière de la seule
loi morale, non pas comme cette loi transcendante que s’imposerait encore de
l’extérieur une quelconque subjectivité présupposée et subsistante, mais comme
la loi immanente par laquelle s’engendre la vie spirituelle et sociale. Cet
anarchisme et cet idéalisme sont exactement ceux de Fichte qui, dans la
Doctrine de la science de 1812, soutenait que le système des images auquel la
philosophie doit reconduire le réel8 ne repose ni sur un être objectif, ni sur un
fondement subjectif (une noèse constructive constituante), mais seulement sur
une loi9 de l’activité productrice imageante, que la Doctrine de l’Etat détermine
1
PA, p. 188.
2
PA, p. 193.
3
PA, p. 187.
4
Cf. Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, coll. Actuel Marx, PUF, 2005, p. 120-121,
sur la critique de l’actus purus dans l’Idéologie Allemande.
5
Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, p. 56.
6
PA, p. 192.
7
PA, p. 196.
8
SW, X, p. 423 et SL, p. 372.
9
SW, X, p. 423 424.
14 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

précisément comme étant la loi morale1, la loi de l’absolue détermination de soi


par soi. Comprenons bien : non pas la loi morale pour autant qu’elle
commanderait la vie spirituelle à côté et au-dessus de la vie naturelle, mais la
loi morale en tant qu’elle est au principe même de la création de la nature, qui
n’existe pas hors d’elle comme quelque chose d’absolu2. Car l’idéalisme
fichtéen, s’il affirme le principe d’une auto-détermination de l’activité
spirituelle, récuse aussi le dualisme de l’esprit et de la matière, ne laisse
subsister aucun monde matériel « en plus et à côté »3 du monde spirituel. Tel
est le radicalisme fichtéen qui inspirera fortement la philosophie sociale et
communiste allemande : rien n’existe hors de ce qui est librement produit,
conformémént à une loi d’auto-détermination absolue, comme une
détermination de cette activité vitale imageante et formatrice d’un monde
essentiellement en devenir. Tous ceux qui, par « soif d’être »4, par soif de
subsister comme « un moi », sont conduits à la « soif d’avoir »5, vivent dans
l’apparence. Rien de ce qui subsiste, rien de ce qui s’attarde un tant soit peu
dans l’être n’existe véritablement. C’est parce qu’il ne connaît pas cette soif
d’être, ou parce qu’elle est en lui totalement et constamment étanchée par
l’action, que le révolutionnaire ne craint pas la mort, qu’aucune vie ne peut lui
être dérobée, et qu’il est donc entièrement soustrait à l’autorité théologico-
politique qui menace vainement de lui infliger une suppression ou un
amoindrissement d’être.
L’idéalisme de Fichte est donc bien singulier. Il s’entend d’abord
négativement comme le rejet de toute philosophie de l’être, de toute objectité
séparée, non génétique, qu’elle soit l’objectité matérielle des choses, l’objectité
immatérielle du sujet abstrait ou l’objectité de l’En-soi théologique. Il s’entend
ensuite positivement à partir de la signification que Fichte accorde aux idées –
auxquelles, comme idéaliste, il ramène la réalité. Les idées sont pour lui des
visions (Gesichter), des apparitions (Erscheinungen), des images (Bilder), qui
enveloppent certes un rapport à des « choses imagées »6, mais qui n’en
procèdent pas, les engendrant plutôt elles-mêmes dans ce rapport. Ces images
sont sans substrat, ni objectif ni subjectif ; mais elles sont les déterminations,
les modifications multiples d’une unique force ou d’une unique vie
imageante/formatrice, dont elles affirment d’autant plus la puissance qu’elles
sont directement soumises à la loi pratique d’auto-détermination.
C’est cette activité imageante que Fichte comprend aussi comme
apparition divine ou comme révélation7. Il est remarquable que, dans le
Diarium, il note « Dieu demeure éternellement l’apparaissant, et n’est jamais
apparu »8. Le mouvement de l’apparaître, avec lequel se confond la production
des images, ou encore, si l’on préfére, l’activité de l’imagination créatrice,
n’émane pas de Dieu et ne signifie aucune dégradation de son être propre. Dans
la révélation ou l’apparaître imaginal, cet être en propre de Dieu n’est pas lui-
même quelque chose de simplement donné ou posé – comme le serait un être
1
Cf. SL, p. 386.
2
Cf. SL, p. 384.
3
SL, p. 373.
4
PA, p. 196.
5
Dans les Manuscrits de 1844 (Editions sociales, p. 91), Marx renvoie explicitement à cette analyse de Hess.
6
SL, p. 371.
7
Sur le rapport de la révélation à la domination ou à la libération politique, cf. Marc Maesschalck, Religion et
identité culturelle chez Fichte, Olms, 2000 ; l’ensemble du chapitre 6 est une présentation de la Doctrine de l’Etat
(sur la critique fichtéenne de la ‘théologie de la peur’, cf. p. 135).
8
D1, f. 61r.
PRESENTATION 15

transcendant situé au-delà à l’apparition. Il est un être compris « dans l’acte de


comprendre »1 la révélation, l’apparition ou l’image, c’est-à-dire pour autant
que celle-ci se comprend et se désire pour ce qu’elle est, à savoir comme vie et
création d’un monde de visions libres de toute dépendance à un être. La
présence de Spinoza est, dans la dernière philosophie de Fichte, très forte, et la
Doctrine de l’Etat peut, à certains égards, être regardée comme le Traité
théologico-politique de Fichte. Comme Spinoza, Fichte y cherche non pas à
seulement exalter la libération de la raison, mais avant tout à déterminer les
conditions de la libération réelle2. Surtout, comme Spinoza, il reconnaît à la
révélation, c’est-à-dire à l’imagination, à la production des images, d’être cette
expansion positive et puissante du divin constitutive des conditions historiques
de la libération collective3 – de la libération qui ne peut être que collective.
Le spinozisme de Fichte fut précisément perçu par Moses Hess qui,
considérant que Fichte et Babeuf (« le Fichte français »4) devaient être regardés
comme les deux héros de la Révolution, leur attribuait le mérite d’avoir été les
deux premiers « bourgeons » de l’Ethique après que celle-ci fut restée plusieurs
siècles « sans féconder la terre dans laquelle elle gisait ». Sa propre
« philosophie de l’action » lui semblait la continuation de l’Ethique de Spinoza
– un développement du spinozisme pour lequel « Fichte a posé les fondations
utiles »5. Il est en effet remarquable que, de manière explicite depuis 1811-1812,
Fichte a lui-même revendiqué son accord avec Spinoza6, allant même jusqu’à
écrire que « les propositions suivantes du système spinoziste sont également
vraies dans la Doctrine de la science et lui conviennent : hen kai pan ; Un et
Tout sont une seule et même chose. Tout dans l’Un, tout [est] un. A savoir bien
sûr dans l’apparition une. – En Lui nous vivons, nous nous mouvons et nous
sommes : mais dans son apparition, toujours dans son être absolu »7. « Dans
l’apparition », c’est-à-dire dans la vie de l’image créatrice d’un monde libre. En
ajoutant cette condition à la recevabilité de l’hen kai pan spinoziste, en la
subordonnant au point de vue de l’action morale effective libératrice d’une force
de construction et de libération sociale, Fichte posait bien les fondations de
cette renaissance du spinozisme au cœur de la philosophie sociale allemande
d’où allait naître la philosophie de Marx8.
C’est alors à une nouvelle représentation de l’histoire de la philosophie
sociale allemande qu’oblige la Doctrine de l’Etat : ce n’est pas dans la continuité
(polémique) avec Hegel et l’approfondissement de la critique schellingiano-
hégélienne du subjectivisme des philosophies de la réflexion que s’est
proprement formée la pensée sociale et communiste de la seconde moitié du
dix-neuvième siècle, mais plutôt, en un geste de radicale rupture avec
l’hégélianisme, par la mobilisation des perspectives offertes au spinozisme par
la Doctrine de la science âprement combattue par Schelling et Hegel. C’est donc
1
SL, p. 382.
2
Cf. SL, p. 390.
3
Cf. Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1982, p. 155 sq.
4
PA, p. 191.
5
PA, p. 190.
6
Cf. J.-C. Goddard, « Idéalisme et spinozisme chez Fichte dans les Doctrines de la science de 1811 et 1812 », in
Idée et idéalisme, coord. K.S. Ong-Van-cung, ‘Etudes sur l’idéalisme et le romantisme allemand’, volume II, Vrin,
2005.
7
Fichte, Die Wissenschaftslehre (1812), SW, X, p. 336-37.
8
Si le recours à Spinoza a été abondante dans l’histoire du marxisme d’Althusser à Negri, on doit au livre de
Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza (PUF, 2005), d’avoir montré l’influence de
Spinoza sur la genèse du marxisme à partir du retour à Spinoza dans la période de décomposition du système
hégélien vers 1838.
16 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

par Fichte qu’il faut commencer, afin – pour reprendre une expression
appliquée par Moses Hess à Fichte et à Babeuf –, « de commencer par le
commencement et de progresser sans faire de bonds »1.

1
PA, p.193.

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