Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le texte publié par Immanuel Hermann Fichte, que nous traduisons ici3,
bien que d’une source inconnue, doit être admis sans aucune réserve comme
une partie intégrante – et non des moindres – de l’œuvre du philosophe 4. On
pourra se reporter au Diarium du printemps et de l’été 18135 pour suivre jour
après jour la gestation des leçons rassemblées sous le titre de Doctrine de l’Etat.
Il est en effet aisé d’établir une correspondance entre les notes confiées par
Fichte à son journal et le texte publié par son fils.
C’est le 17 mai que Fichte, interrompant le cours normal de ses leçons sur
la philosophie appliquée, entame une série de conférences circonstanciées sur
1
Soit quatre exposés de la Doctrine de la science, respectivement en 1810, 1811, 1812, 1813, 1814 ; cinq cours
d’Introduction à la Doctrine de la science (1809, 1810, 1811, 1812, 1813) ; des cours sur la Logique formelle et
transcendantale (deux versions en 1812) ; deux cours sur Les faits de la conscience (1810 et 1813) ; un cours sur la
Doctrine du droit (1812) ; un cours sur la Doctrine morale (1812) et la Doctrine de l’Etat (1813). Pour plus de
détails sur l’enseignement de Fichte à Berlin, cf. E. Fuchs, « Verzeichnis der Lehrveranstaltungen. Predigten und
Reden J. G. Fichtes in chronologischer Reihenfolge », in Philosophie als Denkwerkzeug. Zur Aktualität
transzendentalphilosophischer Argumentation, éd. Martin Götze, Christian Lotz, Konstantin Pollok und
Dorothea Wildenburg, Festschrift für Albert Mues, Würzburg, 1998. En langue française, cf. Günter Zöller, « Le
legs de Fichte sur la Wissenschaftslehre (1813-1814) », in Fichte. La philosophie de la maturité (1804-1814), J.-C.
Goddard et Marc Maesschalck, Vrin, 2003.
2
Staatslehre, in Fichtes Sämmtliche Werke, Volume IV, p. 384 (pagination entre crochets dans le corps de la
présente traduction) (cité : SL).
3
A part quelques très rares exceptions, nous avons scrupuleusement suivi le texte proposé en 1844 par Immanuel
Hermann Fichte, dont nous avons traduit (et parfois corrigé) également les notes, abondantes sur la dernière
partie du texte consacrée au christianisme. Les notes d’I.H. Fichte sont indiquées par la mention « (IHF) », les
notes des traducteurs par la mention « (NDT) ». Nous tenons à remercier chaleureusement Jean-
François Kervégan qui a accueilli notre groupe de travail dans les locaux de l’Equipe d’Accueil « NoSoPhi » de
l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
4
La Doctrine de l’Etat n’est toutefois pas un livre et le caractère oral de son style, souvent heurté et elliptique, se
fait souvent sentir. Nous lui avons autant que possible conservé ce style dans la traduction.
5
Il s’agit du Diarium I à paraître dans la J. G. Fichte - Gesammtausgabe der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften, série II, volume 15 (cité: D1). Nous remercions vivement Erich Fuchs et Ives Radrizzani de nous
avoir communiqué la retranscription en cours de ce manuscrit que nous citerons dans sa pagination d’origine : le
numéro du feuillet (f.) suivi de la mention « v » pour verso et « r » pour recto.
2 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
8
Immanuel Hermann Fichte rassemble tous ses fragments, depuis D1, f. 16v, pour publier, dans le volume VII des
Sämmtliche Werke (p. 574), la première partie d’un « Excursus à la Doctrine de l’Etat » qu’il référe à la troisième
section de l’ouvrage, « De l’institution du règne de la raison ».
9
A partir de D1, f. 45r. Immanuel Hermann Fichte publie ces éléments dans la seconde partie de l’« Excursus à la
Doctrine de l’Etat », sous le titre : « Sur le hasard, la fortune, les miracles, etc. » (SW, VII, p. 590).
1
Immanuel Hermann Fichte publie ce passage du Diarium 1 (à partir du feuillet 55r) au début de la troisième
partie de l’« Excursus », sous le titre : « Sur le mariage, l’opposition de l’Etat et de la religion anciennes et
modernes, etc. » (SW, VII, p. 597).
2
D1, f. 55v.
3
Les développements relatifs à l’opposition du paganisme et du christianisme sont publiés par Immanuel
Hermann Fichte à la fin de la troisième partie de l’« Excursus à la Doctrine de l’Etat » (« Sur le mariage,
l’opposition de l’Etat et de la religion anciennes et modernes, etc. »).
4
Immanuel Hermann Fichte publie dans le volume VII des SW (p. 605), sous le titre « Ancien et nouveau
monde », cette partie du Diarium 1 depuis le feuillet 65r.
5
D1, f. 66v.
6
D1, f. 68r.
7
En français dans le texte.
8
D1, f. 69r.
4 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
christianisme il n’existe pas de peuples »1. Il ajoute que ce dernier n’a « besoin
de l’Etat que pour conduire les hommes à son école »2, afin que disparaisse
toute contrainte politique3. Il aborde enfin la question de la justification4 et du
péché (le 7 août), et se consacre à la doctrine du Saint-Esprit (« donné à tous
sans exception par le Père »5) sur lequel repose la « troisième preuve »
témoignant de la vocation de Jésus à fonder le Royaume des Cieux6.
1
D1, f. 23r.
2
D1, f. 16v.
3
Op. cit., p. 133-134.
4
Ibid., p. 135.
5
Ibid., p. 136.
6
SL, p. 429.
7
SL, p. 583.
8
H. De Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. I. de Joachim à Schelling, éd. Lethielleux, p. 336.
8 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
C’est, par ailleurs, notons-le en passant, faire grand honneur à ceux qui
n’eurent au vingtième siècle d’autre dessein que d’étendre indéfiniment les
frontières de l’Allemagne et de les maintenir indéfiniment sanglantes que de
suggérer, comme le fait encore De Lubac (après tant d’autres), qu’ils puissent
avoir été inspirés par l’idée fichtéenne du règne de la liberté et du droit.
Espérons que la lecture de la Doctrine de l’Etat permettra d’en finir avec le
mythe du Fichte anti-démocrate fasciné par le troisième règne des spirituels. Le
Diarium, résumant le point de vue de la Doctrine de l’Etat sur l’histoire
théologico-politique de l’humanité – c’est-à-dire sur l’histoire tout court –, est
sur ce point sans équivoque : « de même que dans l’Antiquité on blasphème
Dieu par la démocratie, à l’époque chrétienne on blasphème Dieu par
l’aristocratie »1. A l’aristocratie antique, qui assoit la théocratie terrestre qu’elle
instaure sur le savoir ésotérique de ses gouvernants, s’oppose la nature
profondément démocratique de la théocratie chrétienne. Ayant évoqué
l’attachement d’Alexandre aux mystères du platonisme, Fichte demande en
effet : « Quel philosophe chrétien, en revanche, découvrira et exposera quelque
chose sans souhaiter que cela puisse appartenir au genre humain tout entier et
s’étendre jusqu’au plus bas peuple, le plus tôt étant le mieux ? »
Le gouvernement fichtéen des « Lehrer » n’est en rien assimilable au
gouvernement platonicien des philosophes et la Doctrine de l’Etat rejette plus
d’une fois explicitement et sans réserve le platonisme politique 2. Le « Lehrer »
fichtéen est moins un « savant » qu’un « professeur », dont la vocation est
d’abord de transmettre un savoir qui ne requiert aucune faculté rare, aucune
vertu, aucun génie particulier, mais qui est foncièrement commun. Le
gouvernement des « Lehrer » est démocratique en ceci qu’il œuvre pour que
tous sans exception puissent atteindre à l’intelligence rationnelle du droit et de
la destination morale de l’humanité. La proposition démocratique faite par
Fichte à la politique moderne est celle d’une égalisation des conditions
intellectuelles, ou, mieux encore, d’une augmentation collective de la puissance
de penser.
Seule la possession de ce que Fichte nomme « l’entendement objectif »,
l’entendement « communément valable », celui « que tous doivent avoir » et
qui est tel que « celui qui l’a, [ne l’]a pas simplement pour soi et en son propre
nom […], mais aussi pour tous »3 – seule la possession de cet
entendement légitime le souverain. Et le seul critère permettant d’attester cette
possession est la capacité de celui qui la revendique à amener effectivement
tous les autres à cette même connaissance objective moyennant une libre
construction intellectuelle. La proposition politique fichtéenne inouïe est, au
regard de l’histoire contemporaine des revendications et des expériences
1
D1, f. 68v.
2
Cf. notamment SL, p. 453-454 : « voulons-nous admettre que les individus sont différents dès la naissance, d’une
façon qu’il nous resterait à connaître mais qui n’est absolument pas compréhensible ; voulons-nous admettre que,
comme s’exprime Platon, il se trouve que certaines races sont d’or, d’autres d’argent ou d’airain, – et qu’il y a une
noblesse héréditaire de ceux qui sont par naissance plus intelligents que les autres ? […] Nous verrons en un autre
lieu quelle stupidité profonde et grossière c’est là ! » ; p. 458 : « Platon : les philosophes rois, ou les rois
philosophes : quelle drôle d’idée ! ». Page 505, Fichte va jusqu’à douter que Platon ait pu lui-même croire dans
l’inégalité innée des intelligences.
3
SL, p. 448.
PRESENTATION 9
démocratiques1, des plus précieuses : elle double le communisme des biens d’un
communisme de l’intelligence – de ce communisme de l’intelligence sans lequel
la suppression de la propriété privée, rapidement confrontée à la nécessité
d’une délégation de l’administration rationnelle de la propriété collective, peut
avoir recours à des formes autoritaires de gouvernement et tourner purement et
simplement à l’expropriation du commun2. On est en tous cas, chacun
l’admettra, rendu ici bien loin des formes réactionnaires et populistes de la
représentation démocratique, fondées sur une communion identitaire de
masse, qui furent mobilisées par les régimes autoritaires dont on a voulu rendre
Fichte complice à titre posthume.
1
Rappelons seulement qu’au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle la revendication démocratique
portée par le mouvement socialiste et communiste exigeait la réduction maximale de la séparation entre les
représentants et les représentés. Le gouvernement de la Commune de Paris, en promouvant une éducation libre et
universelle, parut ainsi précisément satisfaire cette exigence démocratique. Cf. Marx, La guerre civile en France,
Editions sociales, Paris, 1972, p. 41.
2
J’emprunte cette expression à Michael Hardt et Antonio Negri (Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de
l’Empire, La découverte, 2004, p. 184).
3
SL, p. 406.
4
Op. cit., p. 10.
5
Cf. Robert O. Paxton, La France de Vichy. 1940-1944, trad. par Cl. Bertrand, Seuil, 1997.
6
SL, p. 407.
7
SL, p. 408.
10 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
mon honneur et ne me blesse en rien – en tous cas l’on ne m’a pas pris pour un
lâche »1.
Ces injures auxquels Fichte reste insensible ne viennent pas au hasard
sous sa plume ; elles sont, pour la plupart, celles-là même que la presse
réactionnaire allemande réservait aux jacobins et au « terroriste » Babeuf dans
le compte-rendu qu’elle faisait de leurs idées politiques – percevant
confusément que celles-ci mettaient en péril l’ordre social fondé sur
l’attachement à la vie matérielle et la peur de la mort. Au bourgeois, pour lequel
« la vie est la première chose, les biens la deuxième et l’Etat seulement la
troisième »2 – comme puissance armée ayant pour unique mission d’assurer la
sécurité des propriétaires et d’empêcher le vol des biens –, Fichte oppose le
principe qui, depuis le début, commande la totalité de son entreprise
philosophique : la vie véritable (comme son but véritable) est « infinie, éternelle
et ne peut jamais être achevée, épuisée, détruite », et « n’a donc pas à être
conservée »3. D’où il suit que celui qui vit pour un but éternel ne peut non plus
« jamais mourir », que « la vie et sa conservation ne peuvent jamais être une
fin »4, mais seulement un moyen dont la qualité essentielle est d’être libre. « La
liberté [est] donc ce qui seul donne de la valeur à la vie même »5 et « la mort est
alors le libérateur là où la vie temporelle n’a pas pu l’être »6. La maxime de la
guerre d’indépendance est la maxime révolutionnaire : la liberté ou la mort.
1
D1, f. 8r.
2
SL, p. 407.
3
SL, p. 409.
4
SL, p. 410.
5
Idem.
6
SL, p. 411.
7
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, VI, l’esprit, B, c), La liberté absolue et la terreur, II.
8
SL, p. 419.
9
D1, f. 73r.
10
D1, f. 13r.
11
D2, f. 4v.
PRESENTATION 11
1
Le traducteur de 1831 des Conférences sur la guerre termine sa Préface par le récit de l’anecdote
suivante : « Vers la fin de février 1813, Berlin était occupé par un faible corps de troupes françaises. Un
homme déterminé conçut avec quelques jeunes gens le projet de détruire ce corps. Déjà la nuit de
l’exécution était fixée. Un élève de Fichte ne pouvant supporter de tremper dans un assassinat se rendit
chez son maître pour lui exposer ses scrupules. Fichte épouvanté de l’énormité de l’attentat en dissuada
son ami, courut auprès du chef de la police prussienne et l’avertit à temps pour empêcher un crime
inutile ».
2
D1, f. 23r.
3
D1, f. 7r.
4
D1, f. 1r.
5
Georg Lukacs, « Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik » in : Archiv für die Geschichte des
Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 12 Jahrgang, Leipzig, 1926.
6
Il faut citer ici brièvement les importants travaux de Horst Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur
Verwirklichung der Philosophie bei den Junghegelianern und den wahren Sozialisten, Stuttgart, E. Kleg Verlag,
1963; de Gérard Bensussan, Moses Hess. La philosophie, le socialisme (1836-1845), réédition, Olms, Hilseheim,
2004 ; et de Franck Fischbach : L’être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir,
chapitre IV, « L’agir libéré. Marx », Vrin, 2002 ; « Le ‘Fichte’ des jeunes-hégéliens et la ‘philosophie de l’action’ de
Cieszkowski et Hess », in Lectures de Fichte, Revus Kairos, n° 17, 2001 ; « De ‘la philosophie de l’action’ à la
théorie de l’activité vitale et sociale », Postface à la réédition de Gérard Bensussan, Op. cit.
7
Selon une expression utilisée par Gérard Bensussan, Op. cit., p. 134. La proximité de Hess avec Engels et Marx
fut telle qu’il fut un temps question d’intégrer à l’Idéologie Allemande un pamphlet de Hess contre Ruge. Cf. W.
Mönke, « Moses Hess und die Deutsche Ideologie », Annali, 1963. Sur l’influence directe de Hess sur Marx, cf.
David McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx, trad. par Annie McLellan, Payot, 1972, p. 218 sq.
12 JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
par Fichte qu’il faut commencer, afin – pour reprendre une expression
appliquée par Moses Hess à Fichte et à Babeuf –, « de commencer par le
commencement et de progresser sans faire de bonds »1.
1
PA, p.193.