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Marques

Commençons par les marques.


Dans la polémique contre leur pouvoir se mêlent deux critiques distinctes.
La première est la plus circonstanciée : les grandes marques font des affaires en exploitant le travail des
pays pauvres.
Comme toujours, mieux vaut partir d'une question simple : est-ce vrai ? Je suis obligé de synthétiser, donc
j'ébauche une réponse : oui, c'est vrai, même si dans toutes les tentatives de décrire les faits on peut
relever une certaine tendance à ne pas se poser trop de questions et à conclure rapidement l'enquête.
La chose est sans doute plus compliquée qu'on n'aimerait le penser, mais en gros on peut affirmer que si
beaucoup de multinationales produisent des profits énormes, aussi parce que leurs marchandises sont
produites, dans les pays les plus pauvres, à des coûts très bas, absurdes, en un certain sens, et
probablement immoraux.

Seconde critique : les grandes marques se sont emparées de l'imaginaire collectif, elles le gèrent comme
elles veulent et transforment les individus en consommateurs lobotomisés. Comme personne ne leur barre
la route, leur présence est désormais si envahissante qu'elle fait voir en elles le véritable Pouvoir, bien plus
efficace, diffus et omniprésent que les pouvoirs politiques, religieux ou civils.
L'objection, cette fois, est à l'évidence plus irrationnelle et plus évanescente.
Mais, il faut bien le dire, elle ne repose pas sur rien. On peut retrouver d'ailleurs une bonne reconstitution
de tout cela dans le best-seller de Naomi Klein, No Logo : lisez les 200 premières pages et vous vous ferez
une idée.
Les faits, purs et simples, y sont racontés, avec pas mal de lucidité. Tout n'est peut-être pas vrai ou bien
compris, mais si la moitié seulement de ce qu'il y a là-dedans était réelle, ce serait déjà largement suffisant
pour y croire.
Or, face à des choses pareilles, l'instinct, évidemment, c'est de se planter là et de résister.
Mur contre mur, et on verra bien. Comme il arrive souvent, pour simplifier la lutte, les définitions des
parties en conflit deviennent stéréotypées : le monde complexe des marques est résumé en quelques traits
qui le condamnent, et diabolisé ; et les gens sont vus comme une sorte d'animal unique, indistinct et sans
défense, qui est agressé et ne peut que succomber, mais il est bon, là encore de se demander : est-ce que
c'est vraiment ça ? Se peut-il que la passion citoyenne nous fasse simplifier les choses au point de nous
montrer un simple duel là où s'effectue, de toute évidence, un croisement bien plus complexe, difficile à
analyser ? Peut-être.
Un exercice à faire serait de reprendre tous ces faits et de les regarder chacun de près, en essayant de tout
repenser à partir du début. Sans préjugés, si possible.
-Et avec un certain courage, aussi.
On ferait des découvertes.

Par exemple, on retrouverait cette absurdité élémentaire, qui est l'objet d'un des refoulements les plus
spectaculaires de notre époque : nous pensons les pires choses des grandes marques, et pourtant nous
nous en servons sans que cela nous pose problème. Curieux, non ? Si vous n'êtes pas un " no-global ", un
militant de l'antimondialisation, il y a des chances pour que vous ayez des chaussures Nike ou Adidas, que
vous fumiez des Mariboro ou des Philipp Morris, que vous ameniez vos enfants voir les films de Walt Disney,
que vous alliez au McDo-nald's et qu'en ce moment même vous portiez du Calvin Klein.
Je vais essayer de le dire de façon plus exacte : il est probable que pour la plupart d'entre nous le monde tel
qu'il est aménagé par le réseau des grandes marques n'apparaît nullement comme un lieu inhumain mais au
contraire comme un monde vivant, en un certain sens riche, et en tout cas intéressant à habiter.
Il nous apparaît de façon assez normale comme un monde essentiellement libre, une sorte de manège sur
lequel nous montons et descendons quand nous voulons : nous montons en disant " C'est nul ", et nous
descendons en disant "Je reviendrai".
Faut-il en conclure que nous sommes tellement lobotomisés maintenant que nous ne sommes même plus
capables de comprendre ?
Ce serait commode. Mais je crois que la vérité est ailleurs.
La vérité c'est que nous sommes juste un peu lobotomisés.
.
........ces exemples, est-ce qu'ils sont vrais ?
Racontent-ils des faits réels ? Est-ce que ce sont des exemples vrais de la globalisation ?
Ne vous demandez pas si vous êtes pour ou contre. Demandez-vous : est-ce que c'est vrai
?

Prenons l'histoire d'Internet, et l'idée qu'on peut


y acheter tout ce qu'on veut. Est-ce vrai ? De l'aspirine, un livre en italien, un meuble ancien, un billet
d'avion sur une ligne étrangère, une bouteille de vin français, un ordinateur, un paquet de couches-
culottes, une imprimante. Assis devant mon ordinateur, j'ai essayé d'acheter tout cela. Résultat : pas
d'aspirine, et pas d'automobile. Mais le reste, en étant patient et avec un peu de chance, on peut
effectivement l'acheter. Laissons de côté le cas de l'aspirine ; quant à la voiture, je ne
connais pas de gens assez stupides pour vouloir l'acheter sur Internet. Je pourrais donc en conclure
que l'exemple est vrai. Je pourrais. Mais voici autre chose : les couches-culottes, je les ai achetées sur
le site de la Coop1. C'est un beau site, à partir duquel (si vous habitez Milan, Rome ou Bologne) vous
pouvez commander tout ce que vous trouveriez dans magasin Coop et le faire livrer chez vous. Vous
pouvez. Mais la question, c'est : combien le font vraiment?
Réponse de la Coop : l'argent généré par le commerce en ligne représente 0,008 % de notre chiffre
d'affaires. On pourrait penser que les jeunes mamans, tout compte fait, ne sont pas un exemple
probant, et c'est peut-être vrai.
Okay, changeons d'exemple.
Les livres. En général, les gens qui lisent, il y a des chances pour qu'ils aient un ordinateur, non ? Bon.
Sur cent livres vendus en Italie, combien à votre avis ont été achetés sur Internet ? Un demi.

Ce n'est pas beaucoup, hein ? Attendez. Savez-vous combien il se vend de livres par le vieux
système, obsolète et ridicule, de la vente par correspondance ? Sur cent livres, dix. Autrement dit :
vingt fois plus que sur Internet.

La question est maintenant : pourquoi les dix personnes qui ont acheté leur livre par
correspondance n'ont-elles aucune importance, alors que la moitié de lecteur qui l'a acheté sur
internet en a ? Et pourquoi les 199 personnes qui l'ont acheté dans une librairie ont-elles pour les
gens moins de signification que ce seul-là, l'unique, l'excentrique qui est resté collé à son ordinateur ?
Pourquoi voyons-nous en lui notre avenir et même notre présent, et dans les 199 autres (parmi
lesquels vraisemblablement nous sommes), rien ?

La Bourse. Est-il vrai que nous pouvons acheter sur toutes les Bourses du monde P Oui, c'est vrai.

On peut même ajouter : ça n'a pas toujours été le cas, et c'est donc un exemple réel de quelque
chose qui a changé dans la dernière décennie et qui a modifié radicalement les habitudes des
investisseurs. Cela dit, il me revient à l'esprit une histoire assez récente. Les Français veulent acheter
Montedison. Le gouvernement italien intervient et bloque l'opération. Résultat : les Français sont
obligés de passer par AgnelH pour acheter Montedison. De même que précédemment, et pour s'en
tenir à des exemples italiens, Pirelli n'avait pas pu acheter
Continental (pneumatiques allemands), et De Benedetti n'avait pas pu acheter la SGB (transports
belges). Je ne comprends pas très bien toutes ces histoires, mais en tout cas j'ai l'impression d'une
chose : si la libéralisation des Bourses est un exemple de globalisadon, il illustre une globalisation
qui s'arrête, malgré tout, devant les centres nerveux de la planète, et en réalité ne les entame pas.
Grande agitation en milieu de terrain mais pas beaucoup de buts marqués. Tout compte fait, pour
définir un phénomène comme celui-là, le mot <^ internationalisation, moins chargé et pas très
nouveau, suffirait :
quelque chose qui n'évoque pas l'image d'une planète devenue un seul et unique pays, mais plus
modestement celle d'une planète composée de pays capables d'échanger de l'argent plus facilement
et en plus grande quantité que par le passé. Le spectredu « monde global » paraît encore assez loin.
Je mets cet élément de côté, et je continue.

Le Coca-Cola. En général, l'impression qu'on en trouve partout vient de ce que, lors de nos
quelques voyages dans des pays étrangers, nous avons toujours vu, dans les endroits les plus
insensés, la marque aux lettres blanches sur fond rouge, facilement reconnaissable. Peut-être
faudrait-il vérifier. Interrogé, Coca-Cola répond que ce n'est pas qu'une impression : ils vendent leurs
produits (et pas uniquement du Coca) dans deux cents pays environ. Comme H me semble que des
pays, sur la planète, il y en a 189, je trouve ça un peu bizarre,

Mais bon, 200 pays, c'est beaucoup, et ça peut aussi se traduire par « partout ». Il me semble plus
intéressant d'aller voir ce qu'il y a sous ces chiffres. Où l'on peut, par exemple, découvrir le pouvoir
réel de pénétration du Coca-Cola dans les habitudes d'un pays. Un Américain boit chaque année, en
moyenne, 380 bouteilles produites par Coca-Cola (entre parenthèses : comment fait-il ?). Un Italien,
102.Un Russe, 26. Un Indien, 4. Celui qui m'intéresse, c'est l'Indien. Quatre par an, c'est un chiffre
ridicule.

Si je pense à ce que Je mange, moi, seulement quatre fois par an, je réfléchis un peu et ce qui me vient à
l'esprit c'est, par exemple, du sushi. Quelle incidence le sushi a-t-il sur mon mode de vie ? Zéro,
Quelle influence le Coca-Cola a-t-il sur la culture indienne ? Moins que, d'instinct, nous ne le
penions. Dire que le Coca est partout, c'est vrai : dire qu'il compte partout, c'est une extrapolation
discutable. Une déduction qui nous arrange, mais qui déduit une chose fausse. La question à poser
devient alors : pourquoi est-ce que les quatre bouteilles de Coca bues par l'Indien veulent dire
quelque chose, et les centaines de bouteilles de Coca qu'il ne boit pas ne veulent rien dire ? Ou bien :
pourquoi les litres de Coca qu'engloutissait déjà un Brésilien il y a vingt ans s'appelaient-ils commerce
extérieur, et les quatre bouteilles de l'Indien s'appellent-elles globalisation ?

Et puis il y a l'histoire des moines tibétains.


L'image des moines qui, depuis leur monastère du Tibet, surfent allègrement sur Internet vient d'une
campagne publicitaire d'IBM il y a quelques années («Solutions pour une petite planète»). Comme image
publicitaire, c'est génial. Ça suggère de façon synthétique cette concentration d'espace et de temps qui serait
précisément la caractéristique de la globalisadon : les moines représentent quelque chose d'ancien et de très
éloigné géographiquement, et cependant ils sont sur Internet, ils convergent dans la joie vers le coeur du
monde, l'ici et maintenant. Si eux le font, qu'attendez-vous pour vous y mettre ?
Synthétique et génial. Si génial, si facile à utiliser, que les gens, instinctivement, en ont fait
une icône totémique, et l'ont utilisée.
Elle fonctionne si bien que la plupart ont même cessé de se demander si elle était vraie, jugeant la
chose au fond sans importance.

Les moines tibétains sont-ils vraiment sur internet ?


Voilà une question devenue inutile. Pas inutile, en revanche, la réponse : c'est non. Les
moines tibétains ne surfent pas sur internet. Interrogé à ce sujet, le porte-parole de l'Office of Tibet
à Londres a exclu avec énergie qu'une telle chose soit possible. Il a également ajouté une remarque
qui éclaire la situation : « Si on fait courir ce genre de bruit, c'est sans doute la propagande
chinoise. »

On aura compris maintenant ce que veut dire le fait de se demander si ces exemples sont vrais,
et je passerai donc rapidement sur les deux exemples qui restent. Que de nombreuses entreprises
produisent désormais à l'étranger, en choisissant avec soin l'endroit où cela coûte le moins, c'est
vrai. Les firmes automobiles ne font pas exception. Mais si nous vouIons, là encore, nous en tenir
aux faits,voilà une information pour vous : si vous avez une voiture du groupe Fiat et que ce n'est pas
une Palio ou une Siena, votre voiture est pour l'essentiel fabriquée en Italie. Ça doit bien vouloir dire
quelque chose. Quant aux films de Spielberg, à Madonna et à Michael Jordan, il y a une expression
rès claire pour définir ce que c'est : colonisation culturelle. La globalisation impliquerait un flux
circulaire de l'argent et des produits. Mais si nous prenons le cinéma, par exemple, H se passe ceci :
le monde voit les films américains, les Américains ne votent pas les films du monde. J'ai regardé le
box-office des entrées du dernier week-end : je n'ai
trouvé qu'un seul pays, dans le monde, qui compte au moins trois films non américains parmi ses
dix meilleures entrées (l'Inde). Et un seul pays qui compte un film étranger non américain parmi ses
dix meilleures entrées. Par contre : dans le classement ail time des films que les Américains ont vus,
combien y a-t-il de films non américains parmi les cent premiers ? Un (n'allez pas vous imaginer Je
ne sais quoi : c'est Crocodile Dundee, australien). Pour- quoi appeler cela la globalisation ? Pourquoi
ne pas l'appeler par son nom : colonialisme ?
NEXTl

Je vois déjà les réactions agacées : allez, il va nous dire maintenant que la globalisation ça n'existe
pas, C’est pourquoi je vais m'arrêter et faire une mise au point.

Je ne suis pas en train d'essayer de démontrer que la globalisation n'existe pas : Je n'en sais rien, si
ça existe, ou pas. Ce que je voudrais faire remarquer,
c'est une certaine tendance collective à définir la globalisation en recourant à des exemples qui sont
à l'évidence faux .
Nous sommes lucides, quand nous prenons part à la grande fête, nous le faisons avec nos cellules grises
branchées, avec une part de notre cerveau que nous ne pouvons pas sous-estimer, mais il faut essayer de
le comprendre.
Notre intelligence fonctionne de cette façon-là parce qu'elle le connaît, ce terrain.
Et quand elle ne se bloque pas sur ses instincts moralisateurs, elle cesse de tricher avec elle-même et S'en
tient aux faits.
Les faits, c'est que lorsque vous achetez une paire de Nike vous payez cent euros ppur le nom et cinquante
pour les chaussures.
Est-ce que vous êtes idiot ? Non. Vous êtes en train d'acheter un monde.
Qu'est-ce que ça peut vous faire ce qu'elles valent, en cuir, en caoutchouc et en travail, ces chaussures ?
Vous achetez un monde.
Des gens libres qui courent, presque toujours beaux, généralement plutôt élastiques comme Michael Jordan,
et de toute façon très modernes.
Vous, dans ce monde-là.
Pour cent cinquante euros. Si vous trouvez que c'est un geste imbécile ou puéril, alors pensez à ceci.
Vous allez au concert.
Beethoven. Musique de Beethoven. Vous avez payé votre billet.
Qu'avez-vous acheté ? Un peu de musique ? Non, un monde.
Une marque. Beethoven est une marque, construite au fil du temps autour de la figure d'un génie sourd et
rebelle, alimentée par deux générations de' musiciens romantiques qui ont créé le mythe.
De lui descend, en ligne directe, une marque encore plus puissante : la musique classique.
Un monde.
Ce que vous avez acheté, ce n'est pas un peu de musique : dans le prix, il y a aussi l'accès à une certaine
vision du monde, la foi dans une dimension spirituelle de l'humain, la magie d'un retour provisoire au passé,
la beauté et le silence de la salle de concert, les gens qui sont autour de vous, l'inscription dans un club
plutôt réservé et généralement sélectif.
Vous avez loué un monde. Pour l'habiter. ils l'ont construit pour vous avec infiniment d'habileté, et vous,
vous l'achetez.
L'ont-ils construit parce qu'ils étaient bons et intelligents ? Ils l'étaient peut-être, mais ils l'ont certainement
construit pour la même raison qui a poussé Nike à construire le sien : l'argent. Que Je sache,
Beethoven écrivait pour de l'argent, et de lui jusqu'à la maison de disques d'aujourd'hui, et Jusqu'au pianiste
qui est en train de jouer pour vous, ce que vous avez acheté a été construit par des gens qui voulaient des
tas de choses, mais, entre autres, une : de l'argent.
Je sais que ça choque de dire ça, mais ce qui nous choque tant, quand il s'agit de chaussures ou de
hamburgers, est une expérience que nous faisons, sans aucune résistance, quand il s'agit de choses plus
nobles. Beethoven est une marque.

Les Impressionnistes français en sont une. Kafka en est une. Shakespeare en est une. Umberto Eco
également. Et aussi Repubblica, ou " Mickey ", ou la Juventus.
Ce sont des mondes.
Qui signifient bien plus que ce qu'ils sont. Us ont leurs règles, et nous les acceptons.
Pour dire : nous nous persuadons que les frites de McDonald's sont bonnes avec la même absurde
complaisance qui nous persuade que Beethoven n'a jamais écrit de morceau laid ou inutile, que tout
Shakespeare est génial, que Mickey n'a pas de parents, et que Repubblica écrit toujours la vérité.
Ça fait partie du jeu.
Et c'est un jeu dont nous avons besoin. Nous avons tendance à préférer tout ce qui se présente à nous avec
la force organique d'un monde, et pas seulement la pure présence d'un objet, même s'il est beau.
Nous sommes reconnaissants envers celui qui est capable de mettre en place des mondes.
Ce sont des assurances contre le chaos, ce sont des organisations salvatrices du réel. Je ne crois pas qu'il
soit nécessaire de noter combien le monde mis en place par Kafka est plus riche, plus complexe et plus
intelligent que celui étudié par McDonald's.

Nous le savons.
Mais cela ne doit pas nous empêcher de comprendre que le jeu est le même, que le type d'expérience est le
même, que le monde de Kafka n'est pas plus réel que le monde de McDonald's, que la visite d'une
exposition des impressionnistes français fait travailler notre cerveau exactement comme un petit tour à
Niketown, que tout compte fait cette expérience-là nous la connaissons, nous nous en servons largement,
nous l'utilisons pour transmettre des choses tout à fait dignes, et que pour finir elle ne nous fait pas peur,
nous ne croyons pas que ce soit le diable, si le diable existe, il est ailleurs.

On dira : oui, mais Beethoven n'exploitait pas les Indonésiens de manière éhontée, pour fabriquer ses
chaussures. À quoi on pourrait objecter, si on voulait être cynique et polémique, qu'une grande partie de la
musique classique est née parce que payée par un monde aristocratique qui ne plaisantait pas en matière
d'exploitation. Mais la question, en réalité, est ailleurs.
Si Nike exploite les travailleurs, il faut arrêter ça, c'est tout.
Mais reporter toute notre condamnation, brutalement, sur l'idée de marque, en diabolisant le type
d'expérience qu'elle suggère est contre-productif : cela rend inutilisable une catégorie, celle de " marque ",
qui est une part historique de notre culture, et qui est probablement indissociable de toute idée de
globalisation, y compris les plus humaines et les plus positives.

Comment construire quelque chose si nous jetons à la poubelle les outils pour le faire ?

Je peux donner un autre exemple gênant ?


Le nivellement culturel.
Est-ce vrai que la globalisation mène à un monde monoculturel, figé sur un dénominateur commun minime
et tendant vers le bas ?
Probablement vrai.
Si vous voulez faire un film qui, d'une manière absurde, doit plaire à la planète tout entière (c'est
exactement ce que fait Hollywood), vous devez procéder par stéréotypes, compréhensibles par tous, vous
devez être clair jusqu'à en être bête, vous devez parler un langage universel, vous devez synthétiser et
simplifier jusqu'à l'absurde.
Des centaines de films de ce genre contribueront à créer un goût précis dans le public, en l'alignant sur le
dénominateur commun de la facilité : et là commence un cercle vicieux qui, effectivement, tend à résumer
l'infinité des différences de la planète en une mêlée regroupée au centre. Cela dit, réfléchissez un peu.
Homère.
'L'Iliade et l'Odyssée.
De grandes encyclopédies en vers, dans lesquelles vous trouvez l'index complet du savoir des Grecs, depuis
les recettes de cuisine jusqu'aux règles de la guerre. Chefs-d'oeuvre suprêmes, dit-on.
Le reflet exact d'une grande civilisation.
Certainement. Mais à quel prix ? Réfléchissez bien.

Si vous devez raconter l'Homme Grec, il est clair que vous allez devoir avant tout le fabriquer, en prenant
l'infinie variété et richesse des hommes grecs et en la résumant, en la simplifiant, en la synthétisant dans un
modèle unique caractéristique.
Ce que vous obtenez à la fin, c'est quelque chose de très efficace mais d'irrémédiablement réducteur.
Et tous ces Grecs pour- qui Achille était un fou sanguinaire, et la géographie des dieux une histoire obsolète,
et le culte de la guerre une imbécillité ?

Où sont-ils passés ? Ils n'existaient pas ?


Bien sûr qu'ils existaient. Est-il possible qu'il y ait eu une seule manière de fabriquer un bouclier, ou de
s'habiller, ou de comprendre la vie ? Non.
La Grèce était pleine de Grecs qui n'y sont pas, dans Homère, de même que le monde est plein de gens qui
ne sont pas prévus dans les films d'Hollywood. Homère, c'est la culture des vainqueurs, du plus grand
nombre, de ceux qui avaient réussi. Il faut vous faire une raison : Homère, c'était les Américains.
Ça ne nous empêche pas de considérer, à juste titre, l'iliade comme un chef-d'oeuvre, et VOdyssée comme
un des piliers de l'imaginaire occidental.
Est-ce que ce n'est pas bizarre ?

Accuser la globalisation de diminuer la liberté collective en réduisant la complexité du monde à quelques


modèles simplificateurs, c'est partir de prémisses vraies pour arriver à des conclusions fausses
C'est vrai que la globalisation tend à aller dans ce sens, mais ce n'est pas vrai qu'il faille, en elle-même et
pour elle-même, diaboliser cette chose-là.

L'histoire de l'Occident, en définitive, est faite de compressions analogues de la liberté collective : une des
globalisations les plus délétères, celle qui contraignit l'art de l'Occident tout entier à être uniquement l'art
sacré, en supprimant d'un trait net la vie réelle de ses sujets, a produit pour finir des centaines de chefs-
d'oeuvre, et des siècles de grandeur artistique : le fait (en lui-même absurde) qu'on ne pouvait peindre que
des Madones contredit-il la beauté de ces Madones ?

Pas un seul instant. Et le raffinement vertigineux de la philosophie scolasti-que est-il d'une manière ou d'une
autre amoindri par le fait, en soi absurde, que cette intelligence était enfermée dans la galère de la pensée
théologique ?

Je ne crois pas. Et la musique classique ?

Le langage harmonique de Mozart, comparé à celui d'un compositeur polyphonique flamand du XVè siècle,
ressemble à une simplification d'école maternelle : mais sans cette contraction absurde des possibilités
expressives, jamais ils ne seraient parvenus à inventer un langage suffisamment simple pour parler à tous et
suffisamment dense pour soutenir le poids de ce qu'ils avaient en tête : en moins de cent ans, sur ce
langage de gamins, ils sont parvenus à poser l'histoire de Don Juan et l'Hymne à la Joie, sans que tout ça
s'écroule.
Ils avaient inventé la musique classique.

Et pourtant, quand ils ont commencé, c'aurait été facile de les considérer comme des bandits qui
aplatissaient le goût du public et qui détruisaient une tradition vieille de plusieurs siècles.

Et pendant que nous y sommes : bien que La Traviata soit unanimement considérée comme une oeuvre
d'art, on pourrait aussi rappeler que lorsqu'elle est née, La Traviata était à tous points de vue un produit
comme pourrait l'être aujourd'hui un film hollywoodien de bonne qualité : elle respectait les règles d'un
certain système industriel, elle était faite pour plaire à une frange énorme du public (relativement au public
d'alors), elle parlait un langage d'une simplicité désolante, elle synthétisait l'Humanité en quelques modèles
plutôt superficiels (objectivement, on ne peut pas dire qu'Alfredo, pour ce qui est des nuances
psychologiques, soit beaucoup mieux que Rambo), et elle ne craignait pas, musicalement parlant, d'envoyer
des passages qui, pour des oreilles habituées à un Beethoven, devaient résonner comme de la vulgarité
pure.
Sur le papier, elle était exactement ce qu'aujourd'hui nous pouvons craindre comme produit moyen d'une
industrie culturelle globalisée : mais elle réussissait à être le dessin exact, élémentaire, universel, de tout un
monde, et cela d'une façon qui créait l'émotion chez les gens, et la jouissance.
En ce sens, elle était tellement bien construite qu'aujourd'hui encore, à un siècle et demi de distance, celle
continue à fonctionner.
C'est pourquoi nous la considérons comme une oeuvre d'art et l'opposons, de manière tout à fait absurde,
comme référence culturelle à toutes les Traviata d'aujourd'hui, qui ne sont pas de Verdi, qui ne sont pas de
l'art lyrique, mais qui sont du cinéma, ou de la télévision, ou de la bande dessinée, et qui, on peut le parier,
dans cent ans, seront baptisées oeuvres d'art, et transmises dans les musées de l'âme.

Je sais que tout ça est plutôt agaçant.

Ce n'est pas agréable de penser que le Coca-Cola et Monet ont quelque chose en commun. Ou Mozart et
Harry Porter.
Ce n'est pas agréable mais, croyez-moi, c'est utile. C'est une manière laïque de voir les choses.
Ça aide. Dans notre contexte, cela aide à comprendre quelque chose de très important : les grandes
marques sont une menace, et l'homologation culturelle est un risque réel : mais le monde qui devrait en
souffrir n'est pas aussi monolithique, sans défense, rigide qu'on le croit ; le monde connaît ces menaces, il
les connaît depuis toujours, on peut dire qu'il les transporte, inscrites dans son ADN, on peut presque dire,
même, qu'il en a besoin pour grandir, pour engendrer ses propres métamorphoses.

Et l'homme entretient avec ces possibles désastres un rapport étrange, hésitant entre la résistance pure et
simple, et l' instinct d' en chevaucner la force pour inventer des scénarios meilleurs. Simplifier tout cela, en
décrivant un affrontement sans issue, est inutile et nuisible.

La relation entre Nike et les gens n'est pas un duel que les gens sont en train de perdre sans combattre :
c'est quelque chose de très complexe, que nous sommes encore loin de comprendre.
La schizophrénie qui nous permet d'être viscéralement liés à Hollywood tout en la méprisant n'est pas une
preuve de notre abrutissement mais le témoin d'une relation qui ne peut en rien être ramenée à un duel
dans lequel un des deux perdra.

Les choses sont plus compliquées qu'elles ne semblent.


La perspective rassurante d'une rencontre frontale, les bons contre les méchants, est une abstraction
théorique, elle n'a rien à voir avec le monde réel et elle ne sert qu'à motiver les petits soldats d'une armée
obsolète.
Je voudrais être clair : je ne suis pas en train de dire qu'il est stupide de s'inquiéter, et que Nike ou
Hollywood sont de faux problèmes.
Ce n'est pas ça.
J'essaie de suggérer que ce sont des problèmes vrais mais dont nous savons encore peu de chose, parce
que nous avons beaucoup analysé les chaussures et les films mais pas suffisamment nous-mêmes : nous
connaissons tous les secrets de la stratégie des multinationales mais nous n'avons pas une idée claire de
l'homme qui est en face. Il est probable que nous avons tendance à le sous-évaluer.
Ou à le comprendre en retard.
En ce sens, nos réactions à l'agressivité des marques et au, risque du nivellement culturel témoignent de
notre attitude plus générale envers la globalisation :
nous en identifions lucidement les risques, mais nous ne sommes pas vraiment en mesure d'évaluer son
impact sur le tissu social : et cela parce que nous n'avons pas une vision très claire de ce tissu social.

Il nous manque la capacité d'imaginer, réellement, quel sera le décor dans lequel ces bombes éclateront,
Nous prévoyons le pire, mais c'est une prophétie qui a quelque chose d'un peu automatique et de
faussement intelligent.

Il aurait été tout aussi logique, il y a deux cents ans, de prévoir qu'étant donné le taux de croissance
démographique et économique, nous serions, deux cents ans plus tard, ensevelis sous le crottin de cheval.
Logique, mais complètement crétin.
C'est agaçant de le dire, mais le risque de faire des prévisions de ce genre, ici, est réel.
Tout cela ne change pas d'un iota la violence, la souffrance et l'injustice que la globalisation, en même
temps qu'un beau paquet de fric, a déjà injectées dans le système sanguin du monde.
Ni à ce qu'elle promet d'y déverser dans les années à venir.
Mais cela peut aider à repérer une voie possible pour essayer de traduire ce choc en un monde vivable.
Je peux me tromper, mais le mur contre mur, aujourd'hui, ne sert pas à grand-chose.
Du temps de la révolution industrielle, détruire les machines ne menait pas loin : le problème, c'était plutôt
d'imaginer un nouveau monde du travail plus civilisé, et d'essayer de le mettre en place. Aujourd'hui, la
situation ne semble pas très différente.

C'est en inventant un monde nouveau que l'on peut résister à l'impact avec la globalisation : se contenter de
défendre le vieux, à quoi cela peut-il nous avancer ?
C'est pourquoi j'ai tendance à penser que l'idée de globalisation " propre " doit passer, nécessairement, à
travers une sorte de révolution culturelle :
qu'elle a besoin que le monde accepte de penser le futur, sans préjugés, et soit prêt à cesser de défendre
un présent qui déjà n'existe plus. Je ne crois pas que, s'il y a une " bonne " globalisation, elle peut être
réalisée par des têtes qui s'en vont détruire les McDonald's ou qui ne voient que des films français. Ce à
quoi je pense, c'est autre chose. Je pense à des gens convaincus que la globalisation, telle qu'on est en
train de nous la vendre, n'est pas un rêve erroné :
c'est un rêve petit. Arrêté. Bloqué.
C'est un rêve en gris, parce qu'il sort directement de l'imaginaire des chefs d'entreprise et des banquiers.

En un certain sens, il s'agirait de commencer à rêver ce rêve à leur place : et à le réaliser.


C'est une question d'imagination, de ténacité et de colère.
C'est peut-être cela, la tâche qui nous attend

.ALESSANDRO BARICCO extrait de NEXT

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