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2009_09_03_DB 643 Thèses sur le concept d'histoire_Mise en page 1 26/11/13 00:32 Page1

Daniel Bensaïd -I- L’automate évoque la mécanique, l’aspect


répétitif des événements dans la conception
« On connaît la légende de l’automate capa- newtonienne du temps et le cours continu de
Walter Benjamin, thèses ble de répondre dans une partie d’échecs, à l’histoire. Mais qu’est-ce que cette énigmatique
sur le concept d’histoire chaque coup de son partenaire et de s’assu- théologie ? Pour Michael Löwy, c’est encore
rer le succès de la partie. Une poupée en cos- « l’esprit messianique » sans lequel la révolu-
Ce texte inachevé et non daté (la date tume turc, narghilé à la bouche, est assise de- tion et le matérialisme historique ne peuvent
relevée sur l’ordinateur – septembre 2009 – vant l’échiquier qui repose sur une vaste table. triompher.
n’est pas significative en soi, la même date Un système de miroirs crée l’illusion que le re- Théologie et politique auraient en commun
ayant été relevée pour d’autres textes) gard peut traverser cette table de part en part. l’idée d’à-présent (Jetztzeit), catégorie de la
revient sur son travail, Walter Benjamin, En vérité un nain bossu y est tapi, maître crise, de l’action, de la bifurcation, du possi-
sentinelle messianique, paru chez Plon dans l’art des échecs et qui, par des ficelles, di- ble, tout simplement de l’événement. Ainsi,
en 1990 et réédité aux Prairies ordinaires rige la main de la poupée 2/. » analogiquement, dans les Passages, le chan-
en 2010, neuf mois après le décès On peut se représenter en philosophie une gement dû à la mode se soustrait à l’approche
de Daniel Bensaïd. réplique de cet appareil. La poupée appelée historique et n’est véritablement surmonté
« Était-il insatisfait des formules du livre, « matérialisme historique » gagnera toujours. que par l’approche politique (théologique), qui
où avait-il simplement envie de continuer Elle peut hardiment défier qui que ce soit si reconnaît dans chaque constellation actuelle
la recherche, d’explorer d’autres voies ? » : elle prend à son service la théologie, aujour- ce qu’elle a d’authentiquement unique et ne
à cette question posée par Michael Löwy d’hui on le sait petite et laide et qui, au fait jamais retour.
à qui nous l’avons soumis avant de le demeurant, n’ose plus se montrer. Le texte est construit sur la double opposi-
publier, nous sommes tentés de répondre L’origine de la légende de l’automate vient tion entre l’automate somptueux et le nain
par la deuxième suggestion. probablement du Joueur d’échecs de Maelzel, bossu, entre le matérialisme historique et la
de Poe, où les opérations de l’automate sont théologie, « petite et laide », qui « n’ose se mon-
Plusieurs textes de Benjamin sont présentés réglées par l’esprit ; ou peut-être encore de trer ». Opposition à situer dans le contexte sta-
comme « thèses » : « Défense d’afficher » dans la poupée satanique Olympia, d’Hoffmann, linien de la scientificité du matérialisme his-
Sens unique, « Treize thèses contre les snobs », et de la transformation généralisée des hu- torique, qui épouse toute la continuité du
« Thèses provisoires et nouvelles thèses ». Les mains en poupées automates. Ou, plus proba- scientisme positiviste et de l’expulsion du
Thèses constituent d’abord une forme théolo- blement encore, d’une fusion de ces réfé- sujet. Elle appelle à ouvrir le feu :
gique, puis politique (les Thèses sur Feuer- rences… Le nain y rappelle le diablotin de
bach), à la fois théorique et polémique : « Sur l’enfance, le bukliger Zweig. l Contre Auguste Comte. À la manière d’Au-
le plan du genre, la thèse réunit le traité et « Pourquoi les poupées ont-elles une âme ? », guste Blanqui, pour qui le positivisme est
l’aphorisme ; en elle le discours ne s’enfle pas, demandent en écho Hocquenghem et Sché- « un expédiant, une ficelle, un truc ». Comte
mais se brise et se morcelle […] 1/ » : réplique rer. Dans Le Montreur de marionnettes, n’a rien découvert, il a seulement « classifié,
balbutiante du cinéma, une séquence d’images Kleist soutient la supériorité du pantin à fi- nomenclaturé, pédantisé ». Le positivisme
s’esquisse, continuité fragmentaire ou juxtapo- celles sur la danseuse réelle. Le mouvement sert d’abri aux athées et aux matérialistes
sition globalisante. du premier aurait plus de grâce et de natu- honteux prosternés devant le fait accompli, le
rel parce que non entravé par la réflexion. résidu historique, le pratico-inerte : « Parce
1/ Pierre Missac, Passages de Walter Benjamin, collection Esprit/ Seuil, Pourquoi faut-il que le nain de Benjamin soit que les choses ont suivi ce cours, il semble
Paris, mars 1987. hideux et bossu, pauvre théologie bossue qui qu’elles n’auraient pu en suivre d’autre. Le
2/ Les citations en italique sont extraites des Thèses sur la philosophie
de l’histoire de Walter Benjamin, Paris, Denoël, 1971, traduction Mau- donne pourtant son âme à la brillante pou- fait accompli a une puissance irrésistible. Il
rice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971. pée ? est le destin même. L’esprit en est accablé et
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n’ose se révolter […]. Terrible force pour les l Contre Althusser (qui se revendique expli- qui est la disparition au sein de l’infini du
fatalistes de l’histoire, adorateurs de ce fait citement de l’héritage durkheimien) et le « pro- nombre 7/ ».
accompli ! Toutes les atrocités du vainqueur, cès sans sujet » qui finit par expulser l’histoire Car la vraie mort serait « de rester là, irre-
la longue série de ses attentats sont froide- elle-même, l’événement et les turbulences du gardée ». Tout comme le baiser, le regard
ment transformés en évolution régulière, iné- possible, en un mot la politique, de la machine- réveille et rappelle à la vie le détail oublié.
luctable, comme celle de la nature 3/. » Blan- rie historique. C’est là le manquement des historiens. Dans
qui fustige de même « le triomphe de la Pour Löwy, le lien entre le «matérialisme his- le sillage des vainqueurs, ils font œuvre de
sociologie », en tant qu’enregistrement acri- torique » et la théologie réside chez Benjamin fossoyeurs, au lieu de fouiller d’un regard sal-
tique des faits : « De sa prétendue science de dans la remémoration (Eingedenken) différente vateur les champs de ruines et de décombres :
la sociologie, aussi bien que de la philosophie du souvenir (Andenken) qui est resté dans la dé- « De cet ordre de créatures d’humble condition,
de l’histoire, le positivisme exclut l’idée de pendance étroite du vécu. Chez Péguy déjà, silencieuses, inoffensives, infiniment soumises,
justice. Il n’admet que la loi du progrès « l’histoire est résurrection. L’histoire passe le infiniment dévouées, aucun historien ne s’oc-
continu, la fatalité. Chaque chose est excel- long de l’événement comme elle longerait un cupe le moins du monde 8/ ».
lente à son heure, puisqu’elle prend place mur de cimetière. La mémoire consiste au Plus profondément, l’alliance du matéria-
dans la série des perfectionnements. Tout est contraire à ne pas en sortir. Elle est dans le vif. lisme historique et de la théologie récuse
au mieux toujours. Nul critérium pour appré- La remémoration est la quintessence de la l’athéisme bourgeois, la raison instrumentale,
cier le bon ou le mauvais. » Enfin, martèle conception théologique de l’histoire. calculatrice et froide. Bloch réclamait une lec-
Blanqui, « le positivisme dénomme science La remémoration, ou le «resouvenir», rend la ture de la Bible avec les yeux du Manifeste
particulière chacune des diverses sciences mémoire active, alors que le souvenir, dit Proust, communiste (L’Athéisme dans le christia-
connues, et science générale la philosophie c’est « la mémoire glacée » 5/. La révolution est nisme) et, réciproquement, une lecture de
positive, c’est-à-dire la classification comtiste. aussi restauration et sauvetage, rédemption Marx ayant à l’esprit les interrogations pres-
Il installe ainsi modestement dans l’huma- messianique (Erlösung, l’Erlösung de Benja- santes venues des traditions et des textes des
nité comme Science des sciences, quoi ? La min et de Rosenzweig). Paradis perdu et Terre religieux. « Sans ce rapport vivant à l’eschato-
fantaisie d’un pédant 4/ ! » promise s’y confondent. « L’idée du bonheur en- logique et au sacré subversifs l’athéisme pro-
ferme celle du salut, inéluctablement », tout fane est forcément appelé à dépérir, voire à
l Contre Staline et le fait accompli du pacte comme la catastrophe chez Sorel appelle en se transformer dans la religion et dans la re-
germano-soviétique. Staline qui est aussi le écho l’idée de délivrance : « Ce qu’il y a de plus ligiosité conservatrices de l’athéisme repu et
père du matérialisme historique codifié en profond dans le pessimisme, c’est la manière obtus 9/. »
science positive de l’histoire et du matéria- de concevoir la marche vers la délivrance 6/. » D’où la formule provocatrice de Bloch : «Seul
lisme dialectique institué en science (positive) Le sauvetage par la mémoire agit dans le un athée peut être un bon chrétien, seul un
des sciences (voir aussi à ce sujet la critique grand comme dans l’infime. Tout doit être chrétien peut être un bon athée. »
par Gramsci du positivisme sociologique de sauvé. Il n’y a pas, en la matière, de petites Prenant ses distances avec Kant, voulant
Boukharine !). pertes, pas de détail qui tienne. D’où les chif- revenir de la Loi (du devoir hétéronome) à
3/ Auguste Blanqui, l’Éternité par les astres, Futur antérieur, 1973, fonniers de Benjamin. D’où le souci de la l’Amour (le devoir choisi et enthousiaste),
p. 104-105. miniature et du détail caché chez Ruskin et Hegel rappelait la théologie à la rescousse
4/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 111. Proust. Proust, qui jubile : « Voici que la pe- (cf. son Jésus-Christ de 1795). Contre le machi-
5/ Il s’agit a priori de la préface de Marcel Proust à la Bible d’Amiens
de John Ruskin, p. 94. tite figure a revécu et retrouvé son regard. » nisme positiviste du temps, du progrès, de
6/ Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, Ruskin, attentif, qui triomphe parce que « la l’évolution, des membres disloqués et des
Paris, 1936, p. 18. petite figure inoffensive et monstrueuse aura pièces détachées, la théologie rationnelle est
7/ John Ruskin-Marcel Proust, op. cit., p. 73.
8/ Ibid. p. 156. ressuscité contre toute espérance de cette censée rétablir l’organicité de la vie, le rythme
9/ Jean-Marie Vincent, Critique du travail, Puf, Paris, p. 47-48. mort qui semble plus totale que les autres, du devenir, la part de l’aléatoire, le jugement
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de valeur, la volonté, bref inscrire le moment envie quant à son avenir. » Cette réflexion de tre instant : il n’y aurait alors jamais que du
révolutionnaire au fer rouge dans le froid édi- Lotze conduit à penser que notre image du bon- présent, pas de prolongement du passé dans
fice des structures. heur est marquée tout entière par le temps où l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète.
Impossible de rencontrer ce renfort théolo- nous a maintenant relégués le cours de notre La durée est le progrès continu du passé qui
gique chez Benjamin sans en chercher la propre existence. Le bonheur que nous pour- ronge l’avenir et qui gonfle en avançant 12/. »
source immédiate chez Rosenzweig : « Quelle rions envier ne concerne plus que l’air que nous Plus loin encore, Bergson évoque « une durée
tâche la théologie historique s’était-elle assi- avons respiré, les hommes auxquels nous où le passé, toujours en marche, se grossit sans
gnée par rapport au passé ? […] Il faut que le aurions pu parler, les femmes qui auraient pu cesse d’un présent absolument nouveau » : il
passé revête les traits du présent. C’est seule- se donner à nous. Autrement dit, l’image du faut « que nous ramassions notre passé qui se
ment ainsi qu’il devient totalement inoffensif bonheur est inséparable de celle de la déli- dérobe, pour le pousser, compact et indivisé
pour ce présent. On charge l’idée d’évolution, vrance. Il en va de même de l’image du passé dans un présent qu’il créera en s’y introdui-
son âme damnée, d’ordonner la matière que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec sant. Bien rares sont les moments où nous
jusqu’à un point culminant, c’est-à-dire jus- lui un index temporel qui le renvoie à la déli- nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils
qu’au miracle jadis central de la foi révélée ; on vrance. Il existe une entente tacite entre les ne font qu’un avec nos moments vraiment li-
donne ensuite son congé au passé : il a acquitté générations passées et la nôtre. Sur Terre nous bres 13/ ». Le passé est donc « une pointe qui
sa dette, il peut s’en aller. » Le passé est alors avons été attendus. À nous, comme à chaque s’insère dans l’avenir en l’entamant sans
« neutralisé par l’idée d’évolution ». « La philo- génération précédente, fut accordée une faible cesse ».
sophie réclame aujourd’hui, pour se libérer de force messianique sur laquelle le passé fait Il n’est jamais révolu. On n’a jamais vrai-
ses aphorismes, et donc précisément pour sa valoir une prétention. Cette prétention, il est ment son passé derrière soi. « D’une manière
scientificité, que les théologiens fassent de la juste de ne la point négliger. Quiconque pro- générale, en droit, le passé ne revient à la
philo. Mais des théologiens en un autre sens fesse le matérialisme historique sait pour conscience que dans la mesure où il peut aider
certes. » Dans quel sens ce théologien nou- quelles raisons. » à comprendre le présent et à prévoir l’avenir :
veau ? « La théologie fait donc aujourd’hui ap- Das Bild von Glück… c’est un éclaireur de l’action 14/. » Enfin, « com-
pel à la philosophie : pour parler comme la L’image du bonheur est «fonction du temps». ment le passé, qui, par hypothèse, a cessé
théologie, c’est afin de jeter un pont entre la Illusoire ? Passagère ? Relative ? La jalousie se d’être, pourrait-il par lui-même se conserver?…
création et la révélation, un pont qui permette rapporte seulement au possible passé, pas à La question est précisément de savoir si le
ensuite d’effectuer le lien, d’une importance l’avenir. C’est pourquoi elle est liée à la Rédemp- passé a cessé d’exister ou s’il a simplement
capitale pour la théologie d’aujourd’hui, entre tion, au rappel, au sauvetage, qui reprend et cessé d’être utile. Vous définissez arbitraire-
Révélation et Rédemption 10/. » corrige le passé. Il en va de même de la repré- ment le présent ce qui est, alors que le pré-
sentation/idée (Vorstellung) du passé «que l’his- sent est simplement ce qui se fait. Rien n’est
- II - toire fait sienne ». Le passé reste lié au présent moins que le moment présent, si vous enten-
toujours à même de le citer. Le passé porte avec dez par là cette limite indivisible qui sépare le
« « L’un des traits les plus surprenants de l’âme lui un index temporel secret/caché (Heimlich), passé de l’avenir […]. Nous ne percevons pra-
humaine, à côté de tant d’égoïsme dans le grâce auquel il peut attendre la Rédemption/ tiquement que le passé, le présent pur étant
détail, est que le présent en général soit sans Délivrance (Erlösung). l’insaisissable progrès du passé rongeant l’ave-
Benjamin dialogue ici avec un interlocuteur nir. La conscience éclaire donc de sa lueur, à
10/ Il s’agit a priori de citations de l’Étoile de la rédemption de Franz
Rosenzweig, Esprit/Seuil, Paris, 1982. absent. « Mon état d’âme, en avançant sur la tout moment, cette partie immédiate du passé,
11/ Henri Bergson, l’Évolution créatrice, Puf, 1969. route du temps, s’enfle continuellement de la qui penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser
12/ Ibid. durée qu’il ramasse ; il fait pour ainsi dire et à se l’adjoindre 15/. »
13/ Ibid.
14/ Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, Puf, Paris. boule de neige avec lui-même 11/. » « Notre du- Le passé recèle donc une possibilité captive
15/ Henri Bergson, Matière et mémoire, Poche, Paris. rée n’est pas un instant qui remplace un au- ou endormie qu’un baiser du présent, comme
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dans le conte de fées, peut réveiller et délivrer. par l’ignorance du tribunal. Heureusement, sères ; et ces débilités à ces débilités ; et ces
Cette catégorie de la Résurrection/Réveil est l’appel reste à jamais ouvert, et la lumière des humilités à ces humilités ; et ces humanités à
également commune à Benjamin et Blanqui : siècles nouveaux, projetée au loin sur les ces humanités 19/. »
« Combien de milliards de cadavres glacés ram- siècles écoulés, y dénonce le jugement des Attendus, nous sommes dépositaires d’une
pent ainsi dans la nuit de l’espace, en atten- ténèbres 17/… » modeste parcelle de pouvoir messianique.
dant l’heure de la destruction, qui sera, du L’éclairage rétroactif laisse en perpétuel On est toujours, fût-ce à son insu, le Mes-
même coup, celle de la résurrection ! Car les chantier la question : qu’est-ce que vaincre ? sie de quelqu’un.
trépassés de la matière rentrent tous dans la Le procès de Socrate, celui du Christ, celui de Puisque vaincre ne prouve décidément rien
vie […]. Si la nuit du tombeau est longue pour Jeanne, celui de Boukharine, et tant d’autres, que de provisoire, d’éphémère, de transitoire,
les astres finis, le moment vient où leur en appellent aux siècles futurs. « Les grands la victoire reste à déchiffrer, indéfiniment par
flamme se rallume comme la foudre […]. Mais événements de notre globe ont leur contrepar- les siècles à venir, qui ne cesseront de rema-
quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra tie, surtout quand la fatalité y a joué un rôle. nier le sens du passé.
la chaleur et la lumière ? Il ne peut renaître Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois Ainsi à nous, comme à chaque génération
que soleil. » Il évoque ensuite les « légions la bataille de Waterloo sur les globes où leur précédente, est confiée cette faible (pourquoi
mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie ». adversaire n’a pas commis la bévue de Grou- faible, fragile et précieuse, « schware») force/ ca-
« Les astres s’éteignent de vieillesse », mais chy. Elle a tenu a peu […]. » Ailleurs, donc, une pacité messianique (messianisch Kraft) sur la-
« se rallument par un choc » 16/. Pour « refaire fois au moins, fût-ce par accident inversé sur quelle le passé fait valoir un droit inaliénable.
des vivants avec des morts ». Donc : « Le che- une invisible planète, Grouchy est arrivé à L’engagement, la responsabilité, répond à une
min sera long, le temps aussi, jusqu’à l’heure temps, et la Commune a réussi. Ça a tenu à si « citation », ou à une « sommation » impossible
des vieillesses, puis des morts, enfin des ré- peu ! Peut-être à la bévue de Blanqui empri- à éluder. Le matérialiste historique sait pour-
surrections. » Blanqui parle encore des « chocs sonné la veille de la bataille, en vertu d’une quoi. Déjà, le texte de Benjamin comporte une
résurrecteurs » et des « conflagrations rénova- autre implacable fatalité… allusion aux vaincus des années trente, et aux
trices ». Vaincre ne prouve jamais rien. victimes à venir, y compris au pauvre suicidé
L’attente messianique existe donc en vertu Les victoires « aux hanches lourdes », dont de Port-Bou, qui tend la main, pour un pacte
d’une « entente tacite », selon laquelle nous parle Péguy, ne constituent pas en elles- secret, à l’Enfermé solitaire du siècle précé-
nous savons attendus sur la Terre. Mission et mêmes des signes recevables: «Les vainqueurs dent ?
dette donc, non envers le futur (non pour le trouvent généralement que j’ai moins d’impor- Un pacte d’espoir messianique, par-delà les
confort de la descendance), mais envers le tance. Ils ont les élections, le plébiscite, le pou- souffrances et les défaites. Mais comment être
passé et les victimes de l’injustice ? voir. Ces ratifications leur paraissent pleines sauvé sans passer du côté des vainqueurs ?
Il s’agit ni plus ni moins, en battant les car- de valeur. Mais aux yeux des vaincus, je
tes de l’histoire et en redistribuant le jeu, que prends soudain une importance extrême. Les - III -
de délivrer les vaincus de leur tourment éter- vaincus font appel au jugement de l’his-
nel. Car, « dans le procès du passé devant l’ave- toire 18/… » « Il y a là une pensée très profonde « Le chroniqueur qui narre les événements, sans
nir, les mémoires contemporains sont les et très pieuse, une pensée très pauvre, très distinction entre les grands et les petits, tient
témoins, l’histoire est le juge, et l’arrêt est humble, une pensée très misérable et très tou- compte, ce faisant, de la vérité que voici : de
presque toujours une iniquité, soit par la faus- chante : que le jour d’aujourd’hui, si pauvre, tout ce qui jamais advint rien ne doit être consi-
seté des dépositions, soit par leur absence ou fasse appel au pauvre jour de demain ; que déré comme perdu pour l’histoire. » « Certes ce
l’année d’aujourd’hui, si misérable, que l’an- n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient
16/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 141. née de cette fois, que l’année d’à présent, si pleinement son passé. C’est dire que pour elle
17/ Ibid., p. 102.
18/ Charles Péguy, Clio, Gallimard, Paris, 1942, p. 152. débile, fasse appel à la méprisable année de de- seule, à chacun de ses moments, son passé est
19/ Ibid., p. 153. main ; que ces misères fassent appel à ces mi- devenu citable. Chacun des instants qu’elle a
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vécus devient une citation à l’ordre du jour – et Collectionner les choses tombées, c’est-à- qui seront ensuite remâchées par la divinité
ce jour est justement le dernier. » dire délivrées de leur corvée d’utilité quoti- industrie. Le collectionneur s’attache aux
Le chroniqueur s’oppose à l’historien positi- dienne, est un acte d’amour (cf. dans Sens choses et les délivre de leur caractère de mar-
viste. Péguy disait à propos de Michelet que, unique sur le timbre-poste et le passage «Je dé- chandises.
quand il suit son temps, « il n’est qu’historien » ; balle ma bibliothèque », où l’acte de rassem- De tout ce qui est advenu (ereignen), rien ne
et quand il suit son génie, « il est promu mémo- bler – sammeln – importe plus que le résul- doit être considéré comme perdu (veleren –
rialiste et chroniqueur 20/ ». Car le chroniqueur tat ; ou plus précisément « lumpensammler » Proust) par l’histoire. Collectionné (remémoré),
recueille, sans discrimination, sans hiérarchie ; comme allégorie du travail de l’historien). Car, ce qui a été perdu peut être retrouvé. Et ce n’est
il reste dans la narration qui ne trie pas entre pour le « vrai collectionneur », « le monde est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient vrai-
le gros et le petit. Il est, pour le compte de la présent dans chacun de ses objets, et ceci selon ment son passé. En attendant cette délivrance,
mémoire, une sorte de chiffonnier ou de col- un certain ordre 23/ ». Il faut donc commencer le passé est captif, de même que l’humanité
lectionneur qu’affectionne Benjamin. Il est en- par recueillir tous les « déchets » de l’histoire elle-même. Privée de son passé confisqué par
core dans le registre du récit non ravalé au pour en construire une somptueuse mosaïque ; les vainqueurs, détroussée par les voleurs de
rang du reportage. ces déchets qui sont encore les ruines accumu- mémoire. Pour l’humanité libérée et pour elle
Le chroniqueur, en effet, a le mérite d’ap- lées par le vent du Progrès. seulement, en chacun de ses Moments (au sens
porter sans trier, sans sélectionner, une quan- « Pliant sous un tas de débris », « le dos et hégélien qui se réfère au Tout), le passé est de-
tité de matériaux à interpréter, ce qui est le les reins écorchés par le poids de sa botte » 24/, venu citable (ziterbar). Au sens où la citation, le
rôle propre de l’historien matérialiste. « L’his- le chiffonnier semble porter le poids du monde rappel, équivaut précisément à un sauvetage.
torien, écrit Missac, est un prophète tourné sur ses épaules (moderne et dérisoire Promé- La citation est aussi l’hommage de la relecture
vers le passé 21/. » Ou tel devrait être l’histo- thée), tout ce qui a été perdu, rejeté, dédaigné. qui vivifie le présent par la remémoration : jeu
rien chroniqueur, l’historien empathique et af- Cette hotte débordante d’oubli, comme une de mots où se mêlent la citation littéraire et la
fectueusement chiffonnier, comme le souligne bosse, rapproche peut-être la silhouette s’éloi- citation à comparaître 26/…
Irving Wolfarth : « La promesse du bonheur gnant du chiffonnier de celle du malicieux Ce jour de la citation est justement le der-
n’est rien d’autre que le sauvetage intégral de Bossu. Le Bossu, dit quelque part Benjamin, nier. Comment interpréter ici « dernier » ? La
notre passé 22/. » Il faut donc savoir « ne renon- « disparaîtra à la venue du Messie ». À moins citation coïnciderait-elle avec un Jugement
cer à rien ». qu’il ne soit et se révèle le Messie lui-même, dernier millénariste, une fin de l’histoire qui
C’est le collectionneur qui sauve les mem- juste avant sa métamorphose. répare l’injustice et sauve le passé, et rabat
bres épars d’une révolution avortée. Il faut « À savoir, écrivait Clément Marot, si les bos- les rivages de la terre promise sur ceux du
que rien ne soit négligeable. Que nul ne soit ex- sus seront droits dans l’autre monde […]. » Paradis perdu ? S’agit-il de la circularité infi-
clu du banquet des mendiants. Que toutes les Chaque époque, selon Michelet, rêve la sui- nie retrouvée ? Du moment fini précieusement
[choses] soient « citées » par le chroniqueur vante. Et pour Marx, le passé « pèse sur les vi- retrouvé dans l’infini, de l’instant perdu
scrupuleux pour qui les détails ne sont jamais vants comme un cauchemar », dont il faut retrouvé dans l’Éternité ?
méprisables ou négligeables en raison de leur s’éveiller pour que le présent puisse devenir la
taille historique. réalisation des rêves passés. « L’avenir en - IV -
somme n’est ouvert qu’à lui-même et avant
20/ Ibid., p. 236. qu’il devienne le présent, à l’espérance d’une « Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de
21/ Pierre Missac, op. cit., p. 125.22/ Walter Benjamin et Paris, études
réunies et présentées par Heinz Wismann, Cerf, Paris, mars 1986, espérance 25/. » Péguy revendiquait « une som- vous vêtir, ensuite vous écherra de lui-même
p. 607. bre fidélité pour les choses tombées ». C’est le royaume de Dieu. » Hegel, 1807.
23/ Ibid., p. 560. chez Baudelaire enfin qu’on trouve la figure du « La lutte des classes, que jamais ne perd de
24/ Ibid., p. 564.
25/ Pierre Missac, op. cit., p. 127. chiffonnier reprise par Benjamin : ce chiffon- vue l’historien instruit à l’école de Marx est
26/ Pierre Missac, op. cit., p. 121. nier « ramasse comme un trésor les ordures », une lutte pour les choses brutes et matérielles
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sans lesquelles il n’est rien de raffiné ni de spi- question les victoires dont sont sortis les domi- le point où le matérialisme historique, à tra-
rituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raf- nateurs. On retrouve ici, blottie entre les vers cette image, opère sa percée. Irrécupéra-
finé, ce spirituel se présente tout autrement que lignes, la citation cachée de Blanqui : « Mal- ble est en effet toute image du passé qui me-
comme un butin qui échoit au vainqueur ; ici, heur aux vaincus ! Ceux de juin ont vidé le ca- nace de disparaître avec chaque instant
c’est comme confiance, comme courage, comme lice jusqu’à la lie. C’est à qui leur trouvera des présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé.
humour, comme ruse, comme inébranlable fer- crimes. Victorieux, on leur eut demandé une (La joyeuse nouvelle qu’apporte en haletant
meté, qu’ils vivent et agissent rétrospective- place d’honneur sous leur drapeau […]. Le l’historiographe du passé sort d’une bouche
ment dans le lointain du temps. Les remet en 26 juin est une de ces journées néfastes que la qui, à l’instant peut-être où elle s’ouvre, déjà
question chaque nouvelle victoire des domi- Révolution revendique en pleurant […]. Vous parle dans le vide.). »
nants. Comme certaines fleurs orientent leur co- tous, grands inconnus que dévore par milliers L’image authentique du passé s’éloigne au
rolle vers le soleil, ainsi le passé, par une se- la fosse commune […]. » Inversement, consta- galop. Il ne peut être saisi (arrêté), que le
crète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner tait avec désespérance V. Grossman devant temps d’un clin d’œil (Augenblick), où il jette
vers le soleil en train de se lever dans le ciel les ruines de Stalingrad : on ne demande pas une lueur aussitôt disparue. C’est cette révé-
de l’histoire. Quiconque professe le matéria- de comptes aux vainqueurs (Vie et Destin). Du lation du passé, ce message, qu’il faut saisir
lisme historique ne peut que s’entendre à dis- moins pas tout de suite. comme instant précieux, dans un travail – typi-
cerner ce plus imperceptible de tous les chan- Pour Blanqui la victoire est presque tou- quement proustien – de rappel : la madeleine,
gements. » jours détournement de valeur : « Aujourd’hui, le pavé inégal, le col amidonné, le lacet de
La première phrase de cette thèse est une chaque mot signifie des choses diamétrale- chaussure, qui sauvent le passé en le méta-
profession de foi matérialiste, introduite par ment contraires. Lorsqu’une expression avec morphosant en art.
l’idée hégélienne de travail (se nourrir et se le sens admis, qui est celui du bien, est deve- « La vérité ne nous échappera pas » : avidité
vêtir d’abord), engagée sur l’affirmation de la nue un drapeau populaire, l’ennemi s’en em- possessive d’une histoire arrêtée et close. C’est
lutte de classe omniprésente, qui est une lutte pare pour le planter sur l’idée, absolument op- l’image de l’histoire que se fait l’historicisme,
pour les choses (Dinge) brutes et matérielles posée et la faire accepter sans un pli. » Le dans la poursuite illusoire d’une vérité défini-
(rohen und materialen) opposées au raffiné et passé, comme les fleurs solaires, est appelé et tive, et c’est en ce point précisément que le
au spirituel. Négation donc du vieux dualisme. revigoré, réorienté pour le présent, ce soleil matérialisme historique « le perce à jour », lui
Mais ces choses raffinées et spirituelles ne en train de se lever en permanence dans le qui n’attend aucune sorte de fin. Cet histori-
se réduisent pas dans la lutte de classe à un bu- ciel de l’histoire. Le matérialiste historique cisme revêt le visage contemporain du
tin (Beuten) revenant au vainqueur (toujours doit comprendre le plus imperceptible de ces stalinisme érigeant au nom de sa vérité procla-
la même défiance de la victoire trompeuse, et changements. Autrement dit, lire dans les cha- mée son propre tribunal de l’histoire. Préten-
des « congrès des vainqueurs »). Le raffinement toiements du passé le lever de soleil qu’on ne dant avoir le dernier mot.
est au contraire immanent à la lutte. Ce sont peut, sans s’aveugler, regarder en face. En réalité, toute image du passé serait irré-
des valeurs ressuscitées (comme les paroles cupérable, irrémédiablement perdue, si elle
gelées de Rabelais) : confiance, courage, ruse, -V- n’était rappelée par l’instant présent. Cepen-
inébranlable fermeté – qui vivent et agissent dant, la joyeuse nouvelle qu’apporte l’historio-
« dans le lointain du temps retrouvé » (selon « Le vrai visage de l’histoire s’éloigne au galop. graphe haletant (à bout de souffle) sort d’une
Gandillac) ou, « agissent rétrospectivement On ne retient le passé que comme une image bouche qui parle dans le vide, à peine ses lè-
dans le lointain du temps » (selon Missac) (sie qui, à l’instant où elle se laisse reconnaître, vres desserrées. Y a-t-il encore une oreille pour
sind in diesen Kampf lebendig, und sie wirken laisse une lueur qui jamais ne se reverra. « La recueillir et faire vivre ce message du passé :
in die Ferne der Zeit zurück). « Leur écho se ré- vérité ne nous échappera pas » – ce mot de Gott- « qui commande le passé commande l’avenir ;
percute dans la nuit des temps passés. » fried Keller caractérise avec exactitude, dans qui commande le présent commande le passé »
Elles viendront inlassablement remettre en l’image de l’histoire que se font les historicistes, (Orwell, 1984).
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Ainsi, pour Auguste Blanqui, « l’Antiquité L’image détient le pouvoir auratique de contre- tel qu’il brille à l’instant d’un péril. Au maté-
est une intruse qui nous a dévoyés », elle est dire au déroulement mécaniquement indiffé- rialisme historique il appartient de retenir fer-
un démenti « à la toquade du développement rent du temps devenu étalon et équivalent mement une image du passé telle qu’elle s’im-
continu ». Ce retour en force d’un passé indé- général des rapports sociaux. D’où d’ailleurs le pose, sans qu’il le sache, au sujet historique à
passable en son registre (cf. Péguy sur l’idée pouvoir fascinant des images cinématogra- l’instant du péril. Le péril menace tout aussi
de progrès appliquée aux systèmes philoso- phiques, dont les télescopages, les fondus bien l’existence de la tradition que ceux qui la
phiques) bouscule donc l’ordonnancement sup- enchaînés, les retours en arrière, défient de leur reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste
posé du progrès. S’opère ici, sous nos yeux, une rythme ensorcelé la linéarité temporelle et à les livrer, comme instruments, à la classe
révolution copernicienne : le passé n’est plus, conservent le rare pouvoir de faire encore rê- dominante. À chaque époque il faut tenter d’ar-
dans le sillage du temps, une trace évanes- ver. racher derechef la tradition au conformisme
cente (le pratico-inerte de Sartre) ; il n’est plus Bergson avait deviné ce pouvoir magique de qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient
immobile et révolu ; il gravite autour du pré- la lanterne à images : « Les Formes que l’esprit pas seulement comme rédempteur ; il vient
sent. Il ne dicte pas le sens (déterministe). Il isole et emmagasine dans des concepts, ne sont comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’at-
reste ouvert à la fécondation du présent tou- alors que des vues prises (des prises de vue?) sur tiser pour le passé la flamme de l’espérance
jours chargé du pouvoir messianique de réveil- la réalité changeante. Elles sont des moments n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement
ler ses potentialités inexplorées. cueillis le long de la durée, et, précisément parce convaincu que, devant l’ennemi, s’il vainc,
« Qui sait, écrivait Breton, s’il ne convient qu’on a coupé le fil qui les reliait au temps, elles même les morts ne seront point en sécurité. Et
point qu’aux époques les plus tourmentées, se ne durent plus. Elles tendent à se confondre cet ennemi n’a pas cessé de vaincre. »
creuse ainsi malgré eux la solitude de quel- avec leur propre définition, c’est-à-dire avec la Articuler historiquement le passé (ce qui
ques êtres dont le rôle est d’éviter que périsse reconstruction artificielle et l’expression sym- constitue précisément le travail de l’historien)
ce qui ne doit subsister passagèrement que bolique qui est leur équivalent intellectuel. Elles ne se résume pas à le reconnaître tel qu’il a
dans un coin de serre, pour trouver beaucoup entrent dans l’éternité, si l’on veut ; mais ce réellement été. Ce serait l’illusion positiviste
plus tard sa place au centre d’un nouvel ordre, qu’elles ont d’éternel ne fait plus qu’un avec ce typique quant à la vérité documentaire de
marquant ainsi d’une fleur absolument pré- qu’elles ont d’irréel. Au contraire, si l’on traite l’histoire, garantie par la permanence du passé
sente, parce que vraie, d’une fleur en quelque le devenir par la méthode cinématographique, en son être. Il s’agit de se rendre maître du
sorte axiale par rapport au temps, que demain les Formes ne sont plus des vues prises sur le souvenir, de le saisir au vol, de le surprendre
doit se conjuguer d’autant plus étroitement changement, elles en sont les éléments constitu- dans sa fugacité, « tel qu’il jaillit à l’instant
avec hier qu’il doit rompre d’une manière déci- tifs, elles représentent tout ce qu’il y a de posi- du danger ». Psychanalyste ? Réaction de dé-
sive avec lui » (Vases communicants). tif dans le devenir […]. C’est ce que Platon ex- fense qui éveille et appelle le souvenir, comme
Le temps perdu est à la fois, inséparable- prime dans son magnifique langage, quand il une fulgurance, un jaillissement défensif.
ment, gaspillé et oublié. C’est ce passé qui est dit que Dieu, ne pouvant faire le monde éter- Pour Benjamin, comme pour Péguy, l’histoire
retrouvé par la remémoration (« tissage de la nel, lui donna le Temps, image immobile de n’est décidément pas une science mais une
mémoire » ou « travail de Pénélope du souve- l’éternité 27/. » Le cinématographe est l’expres- remémoration. La remémoration est une expé-
nir ») dans l’identité du passé et du présent. sion la plus appropriée de la temporalité ima- rience « qui nous défend de concevoir l’histoire
Dans cette thèse apparaît aussi, littérale- gée de la mémoire. de manière fondamentalement a-théologi -
ment, l’idée de l’image (image dialectique) que […] 28/ ». Le sujet est ici présent. Explici-
comme la forme par excellence, exclusive, sous - VI - tement. Puisqu’il s’agit pour le matérialiste his-
laquelle le passé, au sens strict, se représente. torique de saisir du passé « l’image (das Bild)
« Articuler historiquement le passé ne signifie qui s’impose à l’improviste (unversehens) au
27/ Henri Bergson, l’Évolution créatrice, Puf, 1969, p. 315. pas le connaître ‹ tel qu’il a été effectivement ›, moment du danger » au « sujet historique »
28/ Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 684. mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir (dem historischen Subjekt).
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Qu’est-ce en 1939-1940 que ce danger histo- avant tout répétition et bégaiement de la correspond à la catastrophe en permanence »,
rique ? défaite. Spirale désespérante de la défaite qui sorte de négatif et d’envers de la révolution
Et qu’en est-il alors du sujet historique ? introduit à la grande tristesse historique. La en permanence.
Ce danger « menace aussi bien le contenu mélancolie qui ronge Saint-Just ou Blanqui, - VII -
de la tradition (Kabbale) que ses nouveaux dé- la mélancolie classique, plus profonde et
positaires ». Car, à chaque époque, il faut ten- cruelle que la mélancolie romantique. Cette « Rappelle-toi les ténèbres et le grand froid
ter d’arracher (sauver encore) la tradition au tristesse, en 1939, c’est l’Allemagne, c’est l’Es- Dans cette vallée résonnant de désolation. »
conformisme qui tente de s’en emparer. Le pagne (celle de la culpabilité rongeuse et al- Brecht, L’Opéra de quat’sous
conformisme, c’est la mise à mort de la tradi- coolique de Lunar Caustic ou de Geoffrey Fir- « À l’historien qui veut revivre une époque,
tion ici défendue : thématique de la révolution min). Fustel de Coulanges recommande d’oublier
conservatrice (Le Guépard !) dans la Rédemp- C’est l’imminence évidente de la guerre. tout ce qui s’est passé ensuite. Mieux vaut ne
tion. De même, Sorel rejoignait-il Péguy dans Pourquoi la défaite espagnole, dans la litté- pas qualifier une méthode que le matérialisme
la renaissance du traditionalisme. La catas- rature, le cinéma, la musique a-t-elle eu une historique a battue en brèche. C’est la méthode
trophe, qui, pour lui aussi, peut survenir à tout telle résonance épocale ? Comme une blessure de l’intropathie. Elle est née de la paresse du
instant, répond au nom de révolution conser- morale, une mauvaise conscience envenimée, cœur, de l’acedia qui désespère de maîtriser la
vatrice pour laquelle tout ce qui est à conser- plus encore que comme une défaite politique ? véritable image historique, celle qui brille de
ver est à nouveau à conquérir. Nietzsche a soufflé la révolte contre les ver- façon fugitive. Les théologiens du Moyen-Âge
Le Messie ne vient donc pas seulement dicts à sens unique de l’histoire : « Mais quand considéraient l’acedia* comme la source de la
comme rédempteur. Il vient, vieille obsession on apprend à courber l’échine et à baisser la tristesse. Flaubert, qui la connaissait bien,
apocalyptique, comme vainqueur de l’Anté- tête devant la ‹ puissance de l’histoire ›, on finit écrit : « Peu de gens devineront combien il a
christ, délivrer un passé captif. Comme le sou- par approuver de la tête, comme un magot chi- fallu être triste pour ressusciter Carthage. » La
ligne Ivernel, dans les Thèses, lutte de classe nois, n’importe quelle puissance… Si tout suc- nature de cette tristesse devient plus évidente
et messianisme « se réactivent mutuellement ». cès est dû à une nécessité rationnelle, si tout lorsqu’on se demande avec qui proprement,
À l’historiographe seul (Geschischtsschrei- événement est une victoire de la logique ou l’historiographie historiciste entre en intro-
ber) revient le don d’attiser pour le passé la de ‹ l’Idée ›, alors jetons-nous vite à genou pathie. La réponse est inéluctable : avec le
flamme de l’espérance (das Funken der Hoff- devant toute la gamme des succès 29/. » Réac- vainqueur. Or quiconque domine est toujours
nung). Le principe espérance ! Réveillé à nou- tion anti-hégélienne dans les Considérations héritier de tous les vainqueurs. Entrer en intro-
veau, attisé par l’écriveur d’histoire, convaincu inactuelles ! Vision infernale de l’éternel retour pathie avec le vainqueur bénéficie toujours par
que les morts eux-mêmes ne seraient pas en des défaites pour Blanqui (1830, 1839, 1848, conséquent à quiconque domine. Tous ceux qui
sécurité si l’ennemi l’emportait. Il porte sur 1871…) comme pour Benjamin (1923, 1926, jusqu’ici ont remporté la victoire participent
ses épaules et dans sa plume une responsabi- 1937, 1939…). à ce cortège triomphal où les maîtres d’au-
lité rétroactive, devant le passé, plutôt que de- Plus lucidement que nombre de politiques jourd’hui marchent sur les corps des vaincus
vant le tribunal de l’avenir (Pandora) : le de- ne perçoit-il pas instantanément le front popu- d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal, comme
voir de les réveiller, qui resterait inaccompli et laire comme la « fausse couche qui tue » ou ce fut toujours l’usage, appartient aussi le
les condamnerait à l’éternité recommencée de comme « dernière fausse couche de la Grande butin. Ce qu’on définit comme biens culturels.
la défaite, en cas de défaillance du rédempteur. révolution ». Pour avoir laissé passer l’occa- Quiconque professe le matérialisme historique
Or, précisément, cet ennemi n’a, jusqu’à pré- sion, Paris, définitivement provincialisée, perd ne les peut envisager que d’un regard plein de
sent, cessé de vaincre. L’histoire, loin de gra- irrémédiablement sa place de capitale révolu- distance. Car, tous en bloc, dès qu’on songe à
vir l’escalier monumental du progrès, est tionnaire. leur origine, comment ne pas frémir d’effroi ?
29/ Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 243. Pour Benjamin le vaincu, le spleen de Bau- Ils ne sont pas nés du seul effort des grands
* L’acedia est une trsitesse qui rend muet. delaire, vaincu lui aussi, est « le sentiment qui génies qui les créèrent mais en même temps de
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l’anonyme corvée imposée aux contemporains L’acedia est la tristesse qui rend muet. Pour dité inaltérable de la mécanique céleste. So-
de ces génies. Il n’est aucun document de cul- reconstituer Carthage, Flaubert fuit son pré- lide, très solide, soit. Il faut cependant distin-
ture qui ne soit aussi un document de barba- sent. La tristesse qu’il invoque est un grand guer entre l’univers et une horloge 32/ ». « Désor-
rie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte vide, une façon de s’absenter de soi-même, mais, c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de
tout aussi bien le processus de leur transmis- pareil au dandysme de Baudelaire, triste de sa notre terre, comme son passé, changera des
sion de main en main. C’est pourquoi, autant « gravité dans le frivole » : « la mélancolie est millions de fois de route. Le passé est un fait
qu’il le peut, le théoricien du matérialisme his- le germe de la lucidité dans la catastrophe de accompli ; c’est le nôtre. L’avenir sera clos seu-
torique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est la modernité 30/ ». Pourquoi les hommes de lement à la mort du globe 33/. »
de brosser l’histoire à rebrousse-poil. » génie sont-ils des Mélancoliques (Aristote) ? D’où le désenchantement sidéral que Pas-
L’exergue de Brecht évoque à nouveau la On retrouve la melancolia chez Dürer. Le cal et Blanqui, à deux siècles de distance, em-
désolation, le spleen douloureux de la défaite, mélancolique regarde au-delà, et la « mélan- plissent d’une inépuisable mélancolie esthé-
le grand froid historique qui enveloppe les colie réplique à la catastrophe moderne par tique : « L’homme est à l’égal de l’univers
vaincus. l’expression outrée d’un désenchantement l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain
Fustel de Coulange est resté célèbre, nous universel 31/ ». de sable l’est à l’égal de l’homme » ; « Au fond,
rappelle Croce, pour avoir décrété qu’il existe La mélancolie est ici, avant tout, une caté- elle est mélancolique cette éternité de l’homme
« l’histoire et la philosophie, mais non la philo- gorie esthétique, qu’évoque l’homme sans pou- par les astres et plus triste encore cette sé-
sophie de l’histoire ». À quoi Croce réplique voir de Benjamin, l’Homme sans qualités de questration des mondes-frères par l’inexora-
simplement, en bon hégélien, qu’il n’y a ni la Musil, ou le roi sans divertissement de Pas- ble barrière de l’espace » ; « Ce que nous appe-
philosophie, ni l’histoire, ni la philosophie de cal. L’homme si malheureux et si vain, si lons le progrès est claquemuré sur chaque
l’histoire, mais l’histoire qui est philosophie « plein de mille causes essentielles d’ennui » terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et par-
et la philosophie qui est histoire. que la moindre chose « comme un billard et tout, dans le camp terrestre, le même drame,
Fustel conseille donc à l’historiographie his- une balle qu’il pousse suffisent pour le diver- le même décor, sur la même scène étroite, une
toriciste (positiviste) la méthode nécessaire à tir » : « qu’on laisse un roi tout seul, sans humanité bruyante, infatuée de sa grandeur,
la reconstitution d’une époque, qu’il s’agit de aucune satisfaction des sens, sans aucun soin se croyant l’univers et vivant dans sa prison
faire revivre (nachleben). Pour cela, il faut de l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout comme dans l’immensité, pour sombrer bien-
oublier, mettre entre parenthèses, ce qui s’est à loisir ; et l’on verra qu’un roi sans divertisse- tôt avec le globe qui a porté dans le plus pro-
passé ensuite, à commencer par le présent. C’est ment est homme plein de misère ». fond dédain le fardeau de son orgueil. Même
la méthode d’immersion dans le passé, d’identi- Mais ce sont misères de seigneurs, misères monotonie, même immobilisme dans les as-
fication au premier degré, d’empathie ou d’in- d’un roi dépossédé… tres étrangers. L’univers se répète sans fin et
tropathie, avec laquelle le matérialisme histo- Blanqui est également un mélancolique piaffe sur place. L’éternité joue imperturba-
rique a rompu, ainsi, par une autre voie, que devant les deux infinis, à l’instar de Pascal, le blement dans l’infini les mêmes représenta-
Péguy ironisant sur cette ambition divine de seul qu’il cite dans les premières lignes de son tions 34/. »
l’exhaustivité historique. Cette méthode, assène Éternité. Il reconnaît en lui un semblable un La mélancolie historiciste est autre. Elle fuit
Benjamin, a surgi de la « paresse du cœur », qui poète matérialiste de l’infini et de l’éternité. son néant pour entrer en empathie (Adorno)
désespère de pouvoir saisir la véritable image Comme Pascal avec Descartes, « inutile et avec le vainqueur. Triste généalogie de la
historique dans l’éclat fugace de son instant. vain », qui aurait bien voulu pouvoir se pas- domination. Car on n’échappe pas au nœud
30/ Guy Hocquenghem, René Schérer, L’Âme atomique, Albin Michel, ser de Dieu mais ne garde, pour la chique- qui unit le présent au passé. Sous prétexte de
Paris, 1986, p. 64. naude originelle, qu’un Dieu accessoire et tru- le nier, on choisit un présent. Celui qui va de
31/ Ibid., p. 71. queur, Blanqui polémique avec Laplace. C’est soi. Celui qui, justement, domine et perpétue
32/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 139.
33/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 155. « un ultramathématicien » juge-t-il, armé de les victoires passées. La neutralité positive
34/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 168-169. la « conviction d’une harmonie et d’une soli- est la forme d’intropathie qui lie les vain-
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queurs entre eux, comme un signe académique aucunement philosophique de s’étonner que qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité
de reconnaissance. soient ‹ encore › possibles au XXe siècle les évé- moderne » et grâce à laquelle les peuples « s’en-
Le cortège triomphal (Triumphzug) ne cesse nements que nous vivons. Pareil étonnement dormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le
de piétiner lourdement les vaincus cloués au n’a pas de place au début d’un savoir à moins sommeil radoteur de la décrépitude ».
sol. Comme toujours, le butin suit ce cortège. que ce savoir soit de reconnaître comme intena- Péguy ajoutait en écho : « C’est la loi même,
Érigé en patrimoine culturel, il perpétue le ble la conception de l’Histoire d’où naît une le jeu, le fonctionnement du mécanisme tem-
souvenir de la défaite et témoigne de l’enlace- telle surprise. » porel. Les valeurs positives ne peuvent point
ment meurtrier du maître et de l’esclave. Car La tradition des opprimés nous enseigne s’y ajouter imperturbablement, en toute sécu-
ce patrimoine est frappé du sceau de la servi- que l’état d’exception est la règle (Brecht). Cet rité, indéfiniment, perpétuellement, ni sur-
tude. Il faut en faire éclater l’ambivalence, qui enseignement prend ici un sens historique pré- tout irrévocablement. Les valeurs négatives
contredit à la marche triomphale et au tinta- cis et circonstancié. Pour la première fois, le au contraire peuvent s’y ajouter indéfiniment,
marre du progrès. Culture et barbarie forment texte aborde de front des considérations dou- imperturbablement, en toute sécurité, perpé-
un couple dialectique infernal. Et la barbarie loureusement contemporaines. tuellement, irrévocablement, irréparablement.
reste omniprésente dans le processus de trans- Le devoir consiste donc à mettre en lumière, Les valeurs d’accroissance, d’accroissement,
mission du document de culture. rendre visible, le véritable état d’exception. Ici de couronnement ne sont jamais sûres de leur
Loin donc de se laisser porter par le sens intervient l’idée décisive. Ce qui fait la force du accroissement. Les valeurs de décroissance,
du courant ou du progrès, comme un chien fascisme, c’est qu’il soit combattu au nom de de décroissement, de découronnement peuvent
crevé au fil de l’eau, le matérialiste historique la norme apaisante du Progrès, comme être, peuvent devenir sûres du découronne-
tient pour son devoir (Aufgabe) de « brosser déviance, fâcheux contretemps, mais, en défi- ment et de la décroissance 36/ ».
l’histoire à rebrousse-poil » (die Geschischte nitive, simple détour : das Fortschritt als einer Pour lui, d’ailleurs l’idée de progrès n’est ja-
gegen des Strich zu bürsten). historischen Norm… mais qu’une « idée de thésauriseurs » 37/. Et
Contre le courant, donc ! Blanqui se contentait de dénoncer la « doc- cette théorie du progrès « revient à être une
trine du progrès continu » comme « une fantai- théorie de caisse d’épargne. » C’est un esca-
- VIII - sie des temps de transition » 35/, et de fustiger beau. Un escalier que l’on monte et ne des-
la « manie » positiviste du progrès, qui pro- cend jamais.
« La tradition des opprimés nous enseigne que clame rétrograde la renaissance des lettres Un « escalier bien fait ».
l’« état d’exception » dans lequel nous vivons gréco-latines. « Il n’y a pas de progrès », car Qui a désappris à descendre.
est la règle. Il nous faut en venir à la concep- « jusqu’ici le passé pour nous représentait la Qui a forgé une vision du monde en termes
tion de l’Histoire qui corresponde à cet état. barbarie et l’avenir signifiait progrès, science, trompeurs de normal et de pathologique.
Dès lors nous constaterons que notre tâche bonheur. Illusions ! Ce passé a vu sur tous nos
consiste à mettre en lumière le véritable état globes sosies les plus brillantes civilisations - IX -
d’exception ; et ainsi deviendra meilleure no- disparaître sans laisser de traces. Et elles dis-
tre position dans la lutte contre le fascisme. La paraîtront encore sans en laisser davantage. » « ‹ À l’essor est prête mon aile,
chance du fascisme n’est pas finalement que Retournant l’image des locomotives de l’his- j’aimerais revenir en arrière,
ses adversaires, au nom du progrès, le rencon- toire, Benjamin à son tour désigne plutôt la car je resterais aussi temps vivant
trent comme une norme historique ? – Il n’est Révolution comme l’arrêt, l’interruption, le si j’avais moins de bonheur. ›
fait de tirer le signal d’alarme. Gershom Scholem, Salut de l’ange.
35/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 105. Le progrès c’est aussi l’accumulation du Il existe un tableau de Klee qui s’intitule
36/ Charles Péguy, op. cit., p. 24. Kapital avec son ambivalence. Angelus Novus. Il représente un ange qui sem-
37/ La longue citation liée à la note 43 se trouvait également dans
ce passage. Nous avons pris le parti de la supprimer ici, mais nous Baudelaire a aussi dénoncé le progrès com- ble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se
ne sommes pas intervenus sur d’autres redondances du texte. me « un fanal perfide », « une idée grotesque tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa
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bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est brisé. Mais la tempête souffle du Paradis mais la réalité nue. Ils parachèvent leur dé-
l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange perdu (l’Eden, ce jardin d’amour de Malcolm faite par la trahison (Verrat) de leur propre
de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Lowry) si fort, que l’Ange ne peut plus refer- cause.
Où se présente à nous une chaîne d’événements, mer les ailes ; d’où l’effroi des yeux écarquil- De Blanqui à Trotski, c’est la répétition de
il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, lés et de la bouche ouverte dans une protes- la révolution trahie plutôt que vaincue, défaite
qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et tation muette. de l’intérieur, dans le désastre moral : « la révo-
les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, Il n’avance pas. Il est poussé vers un ave- lution n’a fait que son métier… ; le crime est
réveiller les morts et rassembler les vaincus. nir auquel il tourne le dos, tandis que les aux traîtres […] ».
Mais du paradis souffle une tempête qui s’est ruines s’amoncellent jusqu’au ciel. À cet instant donc, d’extrême désarroi, nous
prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les Ce qu’on nomme progrès, c’est cette tempête. voudrions arracher l’enfant politique du
peut plus refermer. Cette tempête le pousse monde (das politische Weltkind) du filet dans
incessamment vers l’avenir auquel il tourne le -X- lequel ils l’avaient pris. Libération de l’enfant
dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui politique. Quel est-il ? Et pourquoi enfant ?
s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce « Les objets que la règle claustrale assignait à Tout le désastre vient de la croyance (Glaube),
que nous appelons le progrès. » la méditation des moines avaient pour tâche de fétichiste typiquement, de ces politiciens dans
En citant Scholem, Benjamin vient au célè- leur enseigner le mépris du monde et de ses le Progrès. Ce mythe, cette foi des politiciens
bre tableau de Klee, l’Angelus Novus, qui pompes. Nos réflexions actuelles procèdent en leur « base de masse », et leur attachement
contredit à cette imagerie béate du progrès. d’une détermination analogue. À cet instant servile (Einordnung, soumission) à un appa-
L’Ange veut s’éloigner de quelque chose d’où où gisent à terre les politiciens en qui les adver- reil incontrôlé sont les trois éléments interdé-
il se tenait. L’expression de l’effroi et de la saires du fascisme avaient mis leur espoir, où pendants d’une culture bureaucratique. À
fuite : « L’Ange de l’histoire » (dévoilement du ces politiciens aggravent leur défaite en tra- l’idéologie mécanique du progrès (à son sens
symbole) doit paraître ainsi. Effroi donc, plu- hissant leur propre cause, nous voudrions ar- du réel), s’opposent l’aléatoire et le sens du vir-
tôt que le bonheur tiède et l’apaisement louche racher l’enfant politique du monde aux filets tuel ; au culte démagogique et moutonnier de
de la réconciliation. dans lesquels ils l’avaient enfermé. Le point la masse, la responsabilité consciente de
L’Ange est tourné vers le passé, non vers de départ de notre réflexion est que l’atta - l’avant-garde ; à l’appareil bureaucratique in-
l’avenir. Il regarde en arrière. Cette rétrospec- chement de ces politiciens au mythe du pro- contrôlé, la démocratie authentique.
tive présente pour nous (la fameuse clef de grès, leur confiance dans la « masse » qui leur Ces trois manquements ou défaillances, ces
Marx) une chaîne (Kette) d’événements, suppo- servait de « base », et finalement leur asservis- trois péchés capitaux de la bureaucratisation
sés liés entre eux d’un lien de causalité. Dans sement à un incontrôlable appareil, ne furent du mouvement ouvrier sont absolument com-
cette chaîne, Benjamin ne voit qu’une « unique que trois aspects d’une même réalité. Nous vou- muns à la social-démocratie et au stalinisme,
catastrophe ». Dans les Passages, la catas- drions suggérer comme il coûte cher à nos ha- unis ici dans une même « culture ».
trophe prend place dans les définitions des bitudes de pensée d’aboutir à une vision de En conclusion, Benjamin voudrait laisser
« catégories historiques fondamentales » : « la l’histoire qui refuse toute complicité avec celle entrevoir combien il coûte cher (teuer, souli-
catastrophe – laisser passer l’occasion ; l’ins- à laquelle s’accrochent encore ces politiciens. » gne-t-il) d’atteindre à une conception de l’his-
tant critique – le statu quo menace de se main- Détachement monacal des choses terrestres. toire refusant toute complicité (rejet du com-
tenir […] 38/ ». Cette catastrophe entasse à ses Distanciation analogue : la méditation actuelle promis, du front populaire en philosophie) avec
pieds « ruines sur ruines » (1940 !). (Gedankengang) s’éloigne du monde et de ses celle à laquelle s’accrochent encore ces politi-
L’Ange voudrait bien s’attarder, réveiller pompes. Les politiciens en qui les adversaires ciens, au risque de succomber au bégaiement
(wecken) les morts et rassembler ce qui a été du fascisme avaient mis leur confiance gisent du désastre. Pourquoi cela coûte-t-il cher ? En
à terre. En 1940, au lendemain du pacte ger- quoi ? Et de quel prix s’agit-il ? Benjamin est
38/ Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 249 mano-soviétique, ce n’est pas une métaphore, mort seul, le 26 septembre, comme un chien,
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comme le consul de Malcolm Lowry traité de objectait que l’homme ne possède que sa force au-delà. Le premier mot lâché, le premier grief
trotskiste, cinq semaines après Trotski, autre de travail, qu’il ne peut être que « l’esclave d’au- est celui du conformisme. Vice originel (Von
solitaire, le 20 août… tres hommes […] qui se sont faits proprié- Anfang) et secret. Il concerne aussi bien les
Benjamin en avait parlé à Pierre Missac en taires ». Cependant, la confusion se répand de vues économiques (dépassement pacifique du
1937, après la lecture de La Révolution tra- plus en plus, et bientôt Jospeh Dietzgen an- conflit) que politiques. Rien de plus corrup-
hie, et à Brecht. D’après Gershom Scholem, nonce : « Le travail est le Messie du monde mo- teur que la molle conviction de « nager dans le
dans Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, derne. Dans […] l’amélioration […] du travail sens du courant ». À quoi s’oppose le vigoureux
il avait lu Où va l’Angleterre dès 1926 (en […] réside la richesse, qui peut maintenant ap- brossage de l’histoire à rebrousse-poil cher se-
même temps que Sodome et Gomorrhe) et sa porter ce que n’a réussi jusqu’à présent aucun lon lui au matérialisme historique.
rencontre avec Asja Lacis. Dès 1927, discus- rédempteur. » Cette conception du travail, ca- Le développement technique est devenu cri-
sions animées avec Brecht sur la querelle Sta- ractéristique d’un marxisme vulgaire, ne s’at- tère du progrès.
line-Trotski et le possible antisémitisme du tarde guère à la question de savoir comment les De là, on glisse inexorablement vers le culte
premier. En 1931, dès la publication, il a « lu produits de ce travail servent aux travailleurs du travail d’usine (et peut-être l’ouvriérisme
avec enthousiasme L’Histoire de la révolution eux-mêmes aussi longtemps qu’ils ne peuvent qu’il légalise). C’est une version prolétarienne
russe » et Ma vie : « depuis des années, je n’ai en disposer. Il ne veut envisager que les pro- de l’éthique protestante du travail (die alte
rien assimilé avec une pareille tension, à cou- grès de la maîtrise sur la nature, non les ré- protestantische Werkmoral), cf. Max Weber.
per le souffle » (Ibiza, 1932). Et le 1er mai 1933, gressions de la société. Il préfigure déjà les Éthique ressuscitée dans une version proléta-
toujours d’Ibiza : « Je lis actuellement le second traits de cette technocratie qu’on rencontrera rienne. Pourtant le signal vient de loin. Dès
volume de Trotski ; c’est en dehors des prome- plus tard dans le fascisme. Notamment une 1875, avec le fameux Programme de Gotha
nades mon seul divertissement. Car il est rare notion de la nature qui rompt de façon sinis- – dès l’origine donc – le vers était dans le fruit.
ici d’entendre un mot sensé… » tre avec celle des utopies socialistes d’avant Culte du travail comme source de toute richesse
1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail et de toute culture. Accent biblique aux anti-
- XI - vise à l’exploitation de la nature, exploitation podes de Marx, pour qui, des Manuscrits de
qu’avec une naïve suffisance l’on oppose à celle 1844 à la Critique du programme de Gotha,
« Dès l’origine, vice secret de la social-démocra- du prolétariat. Comparées à cette conception c’est le dépassement du travail qui est le cri-
tie, le conformisme n’affecte pas sa seule tac- positiviste, les fantastiques imaginations de tère du progrès.
tique politique, mais aussi bien ses vues éco- Fourier, qui ont fourni matière à tant de rail- Le culte de l’État revers de celui du travail.
nomiques. Rien ne fut plus corrupteur pour le leries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui Cette confusion s’approfondit et s’étend chez
mouvement ouvrier allemand que la convic- l’effet du travail social bien ordonné devrait Dietzgen, lequel enrôle au service de son pro-
tion de nager dans le sens du courant. Il tient être que quatre Lunes éclairent la nuit de la ductivisme ravageur jusqu’au Messie en per-
le développement technique pour la pente du terre, que la glace se retire des pôles, que l’eau sonne ! Seul le travail serait rédempteur !
courant, le sens où il croyait nager. De là il n’y de mer cesse d’être salée et que les bêtes fauves Cette vieille malédiction biblique est un
avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que se mettent au service de l’homme. Tout cela scandale théorique pour Walter Benjamin.
le travail industriel représentait une perfor- illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la Elle traduit une conception du travail carac-
mance politique. Avec les ouvriers allemands, nature, est en mesure de faire naître d’elle les téristique d’un « marxisme vulgaire » qui
sous une forme sécularisée, la vieille éthique créations virtuelles qui sommeillent en son déborde largement le cas de la social-démo-
protestante de l’ouvrage célébrait sa résurrec- sein. À l’idée corrompue du travail correspond cratie. Car elle élude la question du fétichisme
tion. Le Programme de Gotha porte déjà les l’idée complémentaire d’une nature qui, selon et de l’aliénation. Comme le « communisme
traces de cette confusion. Il définit le travail la formule de Dietzgen, « est là gratis ». » grossier », le marxisme vulgaire, obnubilé par
comme « la source de toute richesse et de toute La polémique devient explicite. La social- le travail et l’accumulation, perd le point de
culture ». À quoi Marx, pressentant le pire, démocratie en est la cible. Mais Benjamin vise vue de la qualité : « comment les produits de ce
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travail servent au travailleur » ? Il ne mesure de piller (auszubeuten) la Nature, soit en me- passive, comme passé hypostasié en souvenir
pas le rapport entre progrès de la maîtrise de sure de réveiller les créations virtuelles qui de pacotille.
la nature et les régressions (Rückschmitte) de dorment en elle. Le sujet de la connaissance historique reste
la société (rapport Natur/ Gesellschaft). Cet Ici, l’imagination esthétique et poétique sur le terrain de l’analogie avec la psycholo-
aveuglement annonce les traits de la techno- s’oppose à l’imaginaire pauvre de la techno- gie classique : la classe ou le parti comme su-
cratie, réalisés ultérieurement par le fascisme. cratie. Complémentarité entre une idée cor- jets cartésiens (voir Badiou). La connaissance
Cette conception de la Nature objectale rompue du travail, à laquelle répond la na- est ici historique (relative ?). Le sujet est la
rompt avec la nature humanisée des socia- ture de Dietzgen, qui s’offre vulgairement classe, non sociologiquement inerte, mais dé-
listes utopiques prémarxistes (d’avant 1848). gratis, corvéable à merci. Mise en garde philo- finie par un rapport d’oppression et de révolte
Le travail vise à l’exploitation de la Nature. sophique et écologiste profondément fidèle à qui constitue sa subjectivité. Walter Benjamin
Il perpétue ce faisant l’exploitation, qu’avec Marx. réunit l’oppression et la pratique (combat-
une naïve suffisance on croit pouvoir opposer tante) dans une même subjectivité partisane.
à celle du prolétariat. - XII - Il prête à Marx sa propre démarche messia-
La guerre idéologique continue. Benjamin nique. Ce serait chez lui la classe « vengeresse »
oppose à nouveau, à ces « conceptions positi- « ‹ Nous avons besoin de l’histoire, mais nous (rächende) ou rédemptrice appelée à accom-
vistes» les fantastiques imaginations de Charles en avons besoin autrement que n’en a besoin plir son « œuvre de libération » au nom des gé-
Fourier. Fourier, c’est «l’attraction passionnée»: l’oisif blasé dans le jardin du savoir. › nérations vaincues et non de l’idéal suggéré pe-
« Une des erreurs de la politique civilisée est de Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient de tit bourgeois du confort des petits enfants.
compter pour rien le plaisir, ignorer qu’il doit l’histoire. Point de dette envers la postérité qui devra
entrer pour moitié dans toute spéculation sur le Le sujet du savoir historique est la classe bien se débrouiller toute seule et remplir
bonheur social. C’est la morale qui fausse ainsi combattante, la classe opprimée elle-même. envers nous son rôle messianique comme nous
les esprits sur ce point […] spéculant sur l’utile Chez Marx, elle se présente comme la dernière le faisons envers nos « ancêtres asservis ».
sans y joindre l’agréable 39/. » classe asservie, la classe vengeresse qui, au Il n’y a de dette qu’envers ce passé confis-
Annonce l’ordre sociétaire qui n’admet ni nom de générations vaincues, mène à son terme qué, prisonnier, condamné, si nous renoncions
modération ni égalité, « mais veut des passions l’œuvre de libération. Cette conscience, qui pour à notre mission de délivrance, à ressasser la
ardentes et raffinées. » Il parle aussi de « défi- un temps bref reprit vigueur dans le sparta- défaite et répéter le supplice. Éternellement.
ler en orages, en nuées qui s’entrechoquent ! kisme, aux yeux de la social-démocratie fut tou- Ce qui est la définition même de la damna-
C’est chose inconnue en civilisation, où l’on jours incongrue. En trois décennies, elle a tion (le juif errant de Lowry).
n’a jamais perfectionné les évolutions en ligne réussi à presque effacer le nom d’un Blanqui, « Vaincus sont tous les hommes qui se trou-
courbe […] comme l’orage, la fourmillière, le dont la voix d’airain avait ébranlé le XIXe siè- vent au déclin de leur vie en désaccord avec les
serpentage, les vagues brisées, etc. Les enfants cle. Il lui plut d’attribuer à la classe ouvrière meilleurs de leurs semblables. Je suis un de
harmoniens excelleront dans toutes ces ma- le rôle de libératrice pour les générations à ces vaincus […] 41/… » Voir aussi le thème des
nœuvres 40/. » venir. Ce faisant, elle énerva ses meilleures vaincus chez Péguy et Sorel.
Benjamin évoque toutes ces créations vir- forces. À cette école la classe ouvrière désap- Cette conscience qui, pour « un bref instant »
tuelles de l’imagination, dont la réconciliation prit tout ensemble la haine et la volonté de (kurze Zeit), surgissement typiquement mes-
avec une nature humanisée est une humanité sacrifice. Car l’une et l’autre s’alimentent à sianique, est revenue en Spartakus a toujours
naturalisée. Cela illustre un travail qui, loin l’image des ancêtres asservis, non point à été incongrue pour la social-démocratie. Le
l’idéal des petits-enfants libérés. » nom même de Spartakus est chargé d’une
39/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 20. Le besoin de l’histoire, placé sous la réfé- puissance évocatrice (comme Mariategui, San-
40/ Charles Fourier, Œuvres complètes, tome V, p. 154.
41/ Panaït Istrati, Vers l’autre flamme après seize mois dans l'URSS, rence à Nietzsche, est admis à condition que dino, Marti), mais il désigne en outre un mo-
1929, Gallimard, 1987. ce ne soit pas comme objet de contemplation ment d’absolue nouveauté et d’espérance
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intacte, avant la constitution du PC allemand. était, secundo, un progrès illimité (correspon- elle doit les prendre ensemble. L’idée d’un pro-
Grief majeur de Benjamin : en trois décen- dant au caractère infiniment perfectible de grès de l’espèce (darwinisme social) dans l’his-
nies seulement, la social-démocratie est parve- l’humanité). Tertio, on le tenait pour essentiel- toire est inséparable de sa marche à travers
nue à effacer le nom d’un Blanqui. Exagère lement continu (pour automatique selon une un temps homogène et vide (homogene und
son rôle dans le siècle mais non la rapidité de ligne droite ou une spirale). Chacun de ces leere Zeit). La critique de l’idée d’une telle
l’effacement et de la négation, Blanqui dont caractères prête à discussion et pourrait être marche est le fondement de cette attaque
la voix d’airain avait secoué le siècle. critiqué. Mais, se veut-elle rigoureuse, la cri- contre l’idée de Progrès en général.
Mise en place d’antinomies : tique doit remonter au-delà de tous ces carac- Reprendre l’origine du temps vide (Newton,
Spartakus/stalinisme ; tères et s’orienter vers ce qui leur est commun. Kant, plus le K [Le Capital] – note cahier), et
Blanqui/social-démocratie. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à tra- sa critique, de Hegel à Sorel (les Illusions) et
La social-démocratie en revanche veut attri- vers l’histoire est inséparable de sa marche à Bergson. [Note de D.B.]
buer à la classe non la libération des vaincus, travers un temps homogène et vide. La critique La défiance du mouvement révolutionnaire
mais l’image apaisante des générations futures qui vise l’idée d’une telle marche est le fonde- envers la berceuse du Progrès représente déjà
portées par la vague du progrès. Ce faisant, elle ment nécessaire de celle qui s’attaque à l’idée un héritage copieux. En fait, cette idée du pro-
ouvre à la fois, la possibilité totalitaire en s’ar- de progrès en général. » grès continu, extérieur à l’épanouissement de
rogeant de parler au nom du futur (tribunal), L’exergue de Dietzgen met en relief ce qui l’humanité, qui entasse comme on épargne,
et elle enlève à la classe ses meilleures forces de constitue la quintessence temporelle de l’idée jour après jour, a partie liée au positivisme :
révolte. C’est en effet le passé qui révolte et nour- de progrès, l’esprit d’escalier, adapté à une « La manie du progrès va jusqu’à l’accusation
rit la violence de Walter Benjamin comme celle conception du temps mécanique et répétitive de mouvement rétrograde et d’impulsion néga-
de Sorel (voir Sorel sur la haine et la violence dif- (Alle Tage, alle Tage…). Chaque jour est censé tive portée contre la renaissance des lettres
férentes de la brutalité, et l’exposition de Wer- apporter son petit plus, son petit accroissement, gréco-latines, et suivant eux cette victoire sur
ner sur Walter Benjamin et la violence). À cette celui des petits ruisseaux qui font les grandes les infâmes productions du Moyen-Âge est un
école la classe désapprend la haine et l’esprit rivières, pendant que le peuple s’assagit, d’une recul » : « il est vrai en reparaissant au jour,
de sacrifice. Car l’une et l’autre se nourrissent sagesse qui ressemble à une résignation. comme le Rhône après sa perte, l’antiquité
de l’image héroïque des ancêtres asservis et non Walter Benjamin dévoile donc une concep- s’est permis de donner un rude démenti à la
de l’image molle et petite-bourgeoise des des- tion du progrès qui ne s’attache pas au réel toquade du progrès continu » (Blanqui).
cendants libérés. (authentique : Wirklichkeit), mais émet une Le même Blanqui : « Voici néanmoins un
prétention dogmatique. Il ne s’agit pas d’un grand défaut : il n’y a pas de progrès. Hélas !
- XIII - progrès immanent au mouvement historique, non, ce sont des rééditions vulgaires, des redi-
interrogeant et critiquant ses propres critères, tes […]. Le progrès n’est ici bas que pour nos
« ‹ Tous les jours notre cause devient plus claire mais d’un progrès hétéronome et normatif. neveux (à nouveau les petits-enfants… [note
et tous les jours le peuple devient plus sage. › Trois caractéristiques : de DB]). […] Ce que nous appelons le progrès
Dietzgen, La Religion de la social-démocratie. a) un progrès de l’humanité elle-même et non est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit
Dans sa théorie et plus encore dans sa de ses aptitudes ou de ses connaissances ; avec elle. Toujours et partout, dans le camp
praxis, la social-démocratie s’est déterminée b) un progrès illimité conforme à la perfectibi- terrestre, le même drame, le même décor, sur
selon une conception du progrès qui ne s’atta- lité indéfinie de l’humanité ; la même scène étroite, une humanité bruyante,
chait pas au réel mais émettait une prétention c) un progrès continu, représenté comme au- infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers
dogmatique. Tel que l’imaginait la cervelle des tomatique, en ligne droite ou en spirale (chré- et vivant dans sa prison comme dans une im-
sociaux-démocrates, le progrès était, primo un tienne ou marxiste vulgaire). mensité, pour sombrer bientôt avec le globe
progrès de l’humanité même (non simplement Chacun de ces traits est passible de critique. qui a porté dans le plus profond dédain le far-
de ses aptitudes et de ses connaissances). Il Mais si la critique veut aller au fond des choses deau de son orgueil. Même monotonie, même
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immobilisme dans les astres étrangers. L’uni- chaque fois constitue un progrès indéniable En réponse, rétablissant le temps dialec-
vers se répète sans fin et piaffe sur place. sur la fois précédente, puisqu’elle est après, une tique contre le temps logique (de Péguy), for-
L’éternité joue imperturbablement dans l’in- acquisition, ferme, un progrès, acquis, classé ; mellement logique, la révolution n’est plus,
fini les mêmes représentations 42/. » que c’est comme un escalier qu’on monte, un comme chez Marx, la locomotive de l’histoire
Sorel à son tour (en 1908) contre les Illu- degré ; que cette marche est irrécusablement bien lancée sur ses rails, mais « peut être » plu-
sions du progrès, complaisantes envers les plus haute que la marche précédente puisque tôt l’interruption consistant à « tirer sur le
innovations politiques et juridiques de la c’est un escalier, puisqu’elle est la suivante ; signal d’alarme ». Benjamin comprend bien le
Révolution française, corrigées par la bour- autrement ce ne serait pas un escalier et elle danger : seul « le concept dialectique de temps
geoisie républicaine à son usage : « Il est très ne serait pas une marche ; telle est la théorie historique » permet de rompre les « antino-
vraisemblable que l’homme n’a pas une ten- du progrès, et elle est la théorie logique ; telle mies insolubles » qui découlent de la croyance
dance bien marquée vers le progrès et que nos est la croyance commune, puisque c’est la théo- dans le progrès, dans la perfectibilité indéfinie,
pères se sont bercés d’illusions sur ce point rie logique et la théorie du progrès […]. En et l’idée d’éternel retour, au fond complémen-
comme sur beaucoup d’autres. Dès les pre- épargnant pour ainsi dire, en économisant taires. Seule l’interruption laisse passer une
miers essais du socialisme contemporain, la d’une fois sur l’autre en mettant de côté d’une nouveauté distincte de l’insipide modernité.
notion de progrès indéfini (Walter Benjamin) fois sur l’autre, en accumulant, en capitalisant Benjamin rejoint ici Baudelaire qui crai-
a été abandonnée et on a poursuivi la réalisa- d’une fois sur l’autre du savoir, du savoir ap- gnait le jour où « les peuples s’endormiraient
tion prochaine d’un état meilleur ; Hegel a par- pris, de la science, du savoir faire, du rensei- sur un oreiller de la fatalité dans le sommeil
faitement interprété l’idée nouvelle quand il gnement. C’est la théorie même et l’idée du radoteur de la décrépitude ».
a dit que le but de notre action ne doit pas progrès. Elle est au centre du monde mo- Il s’oriente donc, comme Proust et Marx,
être un but qui fuit indéfiniment devant nous. derne… au centre de la domination du parti vers une conception dialectique du temps.
Le socialisme a donc transformé la notion de intellectuel dans le monde moderne […] 43/. » Comme Péguy aussi : « Mais moi je sais qu’il y
progrès, mais il a eu tort souvent de nous mon- Plus loin, Péguy critique encore « l’idée vul- a un tout autre temps, que l’événement, que
trer un paradis terrestre tout près de nous. » gaire », « les instincts modernes », « sordides », la réalité, que l’organique suit un tout autre
Walter Benjamin, Mythe et violence : référence d’épargne et de capitalisation : « Cette théorie temps, suit une durée, un rythme de durée. »
non étonnante à Sorel. du progrès revient essentiellement à être une Et « Il est impossible de ne pas se demander
Péguy enfin dans Clio : « […] Ici les pertes théorie de caisse d’épargne. » si le monde même n’a pas une durée qui ne
sont acquises et les gains ne le sont pas, ne peu- L’idée du progrès illimité et continu fait sys- serait que sous-entendue, et enregistrée par le
vent pas l’être. C’est la loi commune, générale, tème avec celle d’un temps mécanique, homo- temps du monde… ; s’il n’y a pas un rythme et
de tout le temporel […] » (référence à l’entropie gène et vide, désenchanté. La continuité est une vitesse propres de l’événement du monde,
thermodynamique). « Le mouvement logique vacuité. Cette idée assoupissante du progrès, et des ventres et des nœuds, et des époques
est de croire, de professer que naturellement trompeuse, figure inversée du réveil, dogma- et des périodes, et une articulation de l’événe-
l’auteur gagne à chaque fois, avance à chaque tique, parce qu’extérieure au rythme, à l’évé- ment du monde… »
fois, progresse à chaque fois […]. Le Mouve- nement, à l’immanence historique, est com-
ment logique […], son orgueil d’escalier et son mune à la social-démocratie et au stalinisme. - XIV -
orgueil d’échelle, c’est qu’à chaque fois sachant Fantasme né de la cervelle social-démocrate
plus, chaque fois il sait mieux […]. » (aidée activement par les sociologues, la phy- « ‹ L’origine est la fin. › Karl Kraus, Paroles en
Confusion typique du quantitatif et du qua- sique sociale) qui croit au perfectionnement vers, I.
litatif. « Misère des thésauriseurs. L’idée logi- de l’humanité en tant qu’essence et non de ses L’histoire est l’objet d’une construction dont
que, le (premier) mouvement logique est que aptitudes concrètes et connaissances histo- le lieu n’est pas le temps homogène et vide,
42/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 168-169. riques. Quel serait le critère d’un progrès mais qui forme celui qui est plein ‹d’à-présent ›.
43/ Charles Péguy, op. cit., p. 47. authentique ? Ainsi pour Robespierre, la Rome antique était
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un passé chargé ‹ d’à-présent › surgi du continu comme Rome pour Robespierre. Il est aussi le révolutionnaire […] », la mode. Car elle est
de l’histoire. La Révolution française s’enten- moment historique, le moment stratégique à « l’éternelle récurrence du neuf » sous la forme
dait comme une Rome recommencée. Elle citait saisir de Lénine, ou l’instant précieux de Bre- du « toujours la même chose ». Simulacre de
l’ancienne Rome exactement comme la mode ton. C’est l’à-présent qui réveille et féconde le nouveauté et parodie de révolution en même
cite un costume d’autrefois. C’est en parcou- passé, le fait vivre. Ainsi, Rome pour Robes- temps qu’esthétisation trompeuse de la poli-
rant la brousse de l’autrefois que la mode flaire pierre qui surgit activement, par surprise, tique. Si elle prend une telle place dans la
le fumet de l’actuel. Elle est le saut du tigre comme passé : fracture, irruption, interruption. modernité du XIXe siècle, c’est qu’elle exprime
dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer que En vertu de quoi la nouveauté inaugurale de un domaine résiduel de non rationnel, le
dans une arène où commande la classe diri- la Révolution française est d’abord perçue domaine asservi de l’imagination, du désir de
geante. Effectué en plein air, le même saut est comme une Rome recommencée. distinction sociale contre la sérialité triom-
le saut dialectique, la révolution telle que l’a La Révolution citait la vieille Rome (zietierte) phante (à nouveau le dandysme et le cercle
conçue Marx. » au double sens de citation (référence et appel à vicieux de la différence banalisée pour Hocken-
Ursprung ist das Ziel… comparaître) comme la mode (grande obsession ghem). Car une mode généralisée (une diffé-
L’origine est le but ? Différence d’orienta- benjaminienne que cette déchéance de l’aura rence banalisée) a perdu sa fonction de dis-
tion entre messianisme (sauver le passé) et dans le verdict de l’opinion) cite un costume tinction. C’est pourquoi elle mesure toute
l’utopie rêvant vers l’avant ? L’âge d’or de l’ori- d’autrefois. La mode c’est le rappel de ce qui nouveauté à l’aune de la mort, dont le man-
gine doit être restitué (rendu) comme la lan- peut revenir du passé. Elle a le flair pour l’actuel, nequin est l’image figée. Mais il y a, dans la
gue originelle (Ursprache). Théorie utopico- pour ce qui, du passé, entre en résonance avec facticité de la mode l’indice de ce qui a été frus-
restitutionniste, dit Michael Löwy, qui évoque l’esprit du temps. L’idée de flair appelle celle du tré et oublié. « Tout courant d’une mode ou
le Tikkun juif : l’expulsion du jardin d’Eden et fauve. Ainsi la mode va-t-elle flairer l’actuel d’une conception du monde prend sa source
la tempête qui éloigne les hommes du Para- dans la jungle (Dickicht) de ce qui fut. dans ce qui a été oublié 44/. » Seul le choc prous-
dis et les pousse vers l’Enfer selon la marche En quoi est-elle le saut du tigre dans le tien peut réparer cette perte.
impitoyable du Progrès. Le Tikkun, c’est donc passé ? À défaut de révolution, la mode se fait révo-
la restauration du paradis perdu. Métaphore énigmatique, qui télescope des lutionnaire, sous forme du simulacre. Elle
L’origine se rabat dialectiquement sur la images (encore le collage) de Blanqui : « car la n’est que « l’éternelle récurrence du neuf » sous
fin. L’universel n’est pas un donné perdu, mais civilisation gréco-romaine a bondi par-dessus la forme du « toujours la même chose » 45/, le
une fin. le christianisme […]. Si la science a pu naître domaine résiduel du non-rationnel et de l’ima-
Après la présentation de l’Angelus et la cri- c’est que l’imprimerie appuyée sur le monde gination, des rêves pacifiés de toute subver-
tique du Progrès, la thèse XIV est le moment ancien l’a délivrée du tigre qui la guettait au sion, ramenés à la dimension de « lieux com-
d’un renversement dialectique. L’histoire y berceau ». Ici, c’est le tigre qui devient bondis- muns » (Goude).
apparaît enfin comme objet d’une construction. sant. Mais la mode est donc saut du tigre dans Deux moments constitutifs de la mode : la
Elle ne vient pas remplir les intervalles de le passé. Part de risque : saut de l’ange ou saut distinction sociale et l’extension, donc la
l’axe homogène et vide du temps, ou les pas- de la mort ? Bond de liberté, mais de liberté en- contradiction entre distinction et extension
sages répétés de la spirale. Elle est construc- core captive de l’arène commandée par la qui ne cesse de l’annuler. C’est pourquoi la
tion pleine d’intensités, de correspondances, classe dominante. mode mesure toute nouveauté à l’aune de la
« d’à-présent ». En quoi la mode reste un simulacre de mort. Le mannequin est à la fois l’image et le
Cet à-présent est une reconnaissance de mo- liberté. souhait du cadavre. Pourtant, un trésor reste
ments qui communiquent par-delà la durée, Une liberté asservie. enfoui dans ce simulacre d’événement : ce qui
Un bond enchaîné, aliéné donc, un faux a été oublié, comme envers du faux.
44/ Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 510. réveil du passé. Dans les Passages, Benjamin Qu’on imagine le bond du tigre non plus
45/ Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 402. évoque un « mois de juin toujours en éruption dans l’arène des suppliciés, sous le regard
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dominateur, vigilant et cruel, de la classe domi- De nouveaux Josués, au pied de chaque tour, populaire, d’Octobre, de la Commune, de la
nante, mais en plein air (à l’air libre – unter Tiraient sur les cadrans pour arrêter le Révolution française, pour en devenir les sim-
dem freien Himmel) de l’Histoire. C’est alors jour. › » ples historiens…
le saut dialectique tel que Marx l’a conçu comme La fonction spécifique des classes révolu- « Quand on se réconcilie sur une affaire, c’est
Révolution. tionnaires serait de faire voler en éclat, d’un qu’on n’y entend plus rien. » Il n’y a qu’une
La Révolution comme saut dialectique dans coup (im Augenblick), le continuum de l’his- affaire irréconciliable, c’est l’affaire Jésus. La
le passé, non pour le singer, mais pour le sau- toire. La révolution est donc bien interrup- mémoire est querelleuse. Le souvenir est
ver. C’est l’antithèse même du temps irréver- tion, rupture, fracture. D’ailleurs, comme pour autre : celui qui, « à une remémoration orga-
sible, homogène et vide. Le temps passé n’est souligner cette discontinuité, la Grande Ré- nique préfère un retracé historique », fait ap-
plus irrémédiablement perdu. Il peut être volution n’a-t-elle pas introduit un nouveau pel à ses souvenirs au lieu de « s’enfoncer dans
sauvé. La plénitude de l’à-présent triomphe calendrier. Par opposition à l’horloge dont sa mémoire ».
de l’évolution creuse. L’événement bouleverse l’avènement fait corps avec celui d’un ordre Le calendrier s’oppose au temps mécanique
la structure. mécanique (Attali), le calendrier conserve un de l’horloge en ce qu’il est chargé de remémo-
L’interruption messianique tient en échec rapport au temps sacré (calendrier aztèque). ration, de temps symbolique et messianique.
la catastrophe du progrès. Il garde la mémoire des événements fonda- Les heures horlogères ont la régularité de la
teurs, il souligne les distinctions contre l’ho- mesure. Elles sont du côté du continuum et
- XV - mogénéité mathématique du temps horloger. du progrès. Les calendriers sont barrés d’in-
« La prise de la Bastille fut proprement une terruptions. Ils calculent autrement. Ils sont
« La conscience de faire éclater le continu de fête, ce fut la première célébration, la pre- l e s m o n u m e n t s d’ u n e m é m o i r e, d’ u n e
l’histoire est propre aux classes révolution- mière commémoration, et pour ainsi dire, le conscience de l’histoire qui semble avoir dis-
naires dans l’instant de leur action. La grande premier anniversaire de la prise de la Bas- paru en Europe depuis cent ans, autrement
Révolution introduisit un nouveau calendrier. tille. Ou enfin le ‹ zéroième anniversaire › » dit depuis le passage de Michelet, le grand ré-
Le jour avec lequel commence un nouveau (Péguy). surrecteur, et l’avènement de Fustel…
calendrier fonctionne comme un ramasseur Le jour par lequel commence un calendrier La Révolution de juillet apporte un incident
historique de temps. Et c’est au fond le même fonctionne comme un « ramasseur de temps ». où cette conscience de l’histoire fait valoir son
jour qui revient toujours sous la forme des À nouveau l’image (le spectre) du chiffonnier, droit. Au soir des premiers combats, en plu-
jours de fête, lesquels sont des jours de commé- soucieux de ne rien laisser perdre. C’est au sieurs endroits, au même moment, on a tiré
moration. Ainsi, les calendriers ne comptent fond ce même jour, qui, sous la forme des fêtes sur les horloges murales. Geste de révolte
pas le temps comme des horloges. Ils sont les et jours fériés, revient toujours (répétition) contre le temps mesuré, le temps abstrait, le
monuments d’une conscience de l’histoire dont qui sont les jours de la remémoration (Einge- temps de la pointeuse tyrannique. Un appel au
la moindre trace semble avoir disparu en denken/Andenken). temps perdu de la création. Et un témoin ins-
Europe depuis cent ans. La révolution de Juil- Péguy encore : « L’histoire consiste à pas- piré par la rime (encore un hasard) dit que les
let a comporté encore un incident où cette ser au long de l’événement. La mémoire insurgés, « irrités contre l’heure » tiraient sur
conscience a pu faire valoir son droit. Au soir consiste essentiellement, étant devant l’évé- les cadrans pour arrêter le jour.
du premier jour de combat, il s’avéra qu’en plu- nement, avant tout à n’en pas sortir, à y res-
sieurs endroits de Paris, indépendamment et ter, et à le remonter du dedans. » « Descendre - XVI -
au même moment, on avait tiré sur les hor- en soi-même, c’est la grande terreur de
loges murales. Un témoin oculaire, qui doit l’homme. » Perdre « littéralement la mémoire » « Celui qui professe le matérialisme historique
peut-être sa divination à la rime, écrivit alors : dans une affaire (Deyfus) c’est se transfor- ne saurait renoncer à l’idée d’un présent qui
‹ Qui le croirait ? On dit qu’irrités contre mer prématurément en historien. Qu’on y n’est point passage [Ubergang], mais qui se
l’heure songe. Perdre la mémoire de 1968, du Front tient immobile sur le seuil du temps. Cette idée
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définit justement le présent dans lequel, pour constructif. À la pensée n’appartient pas seule- ou plus simplement actif, de l’idéalisme. Et
sa propre personne, il écrit l’histoire. » ment le mouvement des idées, mais tout aussi lorsque la pensée fait halte (Stillstellung) et se
L’écrire, en l’occurrence, c’est aussi la faire. bien leur repos. Lorsque la pensée se fixe tout cristallise dans une constellation saturée de
Au présent, saisi dans toute l’unicité de ses pos- à coup dans une constellation saturée de ten- tension (de contradictions) elle communique
sibles, comme moment précieux de révélation. sions, elle lui communique un choc qui la cris- un choc (Blanqui et les constellations) dans
Opposition : tallise en monade. Le tenant du matérialisme lequel elle jaillit en tant que mémoire.
« – l’historiciste pose l’image « éternelle » du historique ne s’approche d’un objet historique Ce choc est aussi celui du réveil (le réveil de
passé » : le passé est le passé (tautologique- que là où cet objet se présente à lui comme une Proust dans ses chambres, cf. sur la lecture
ment), révolu (différent chez Bergson), où monade. Dans cette structure il reconnaît le ou les jeunes filles en fleur, la chambre à
chaque maillon vient docilement prendre place signe d’un arrêt messianique du devenir, autre- Cabourg).
dans la chaîne (l’enchaînement) du temps ; ment dit une chance révolutionnaire dans le Dans cette structure, le matérialiste histo-
– le matérialiste historique entretient avec combat pour le passé opprimé. Il perçoit cette rique reconnaît le signe (Kabbale) d’un arrêt
elle une expérience unique (einzig). Le possi- chance de faire sortir par effraction du cours messianique (einer messianischen Stillstel-
ble fait de tout présent un moment de liberté homogène de l’histoire une époque déterminée ; lung) du devenir. Le destin est là tenu en échec
virtuelle. il fait sortir ainsi de l’époque une vie détermi- par l’intrusion du possible. Il s’agit autrement
Il laisse à d’autres de s’épuiser dans le bordel née, de l’œuvre de vie une œuvre déterminée. dit d’une chance (encore le hasard qui triomphe
du « il était une fois ». Même répulsion que les Sa méthode a pour résultat que dans l’œuvre du destin) dans le combat pour le passé oppri-
surréalistes pour la banalisation du récit qui l’œuvre de vie, dans l’œuvre de vie l’époque et mé : chance de sauvetage dans ce moment mes-
devient anecdote prisonnière de l’engrenage hor- dans l’époque le cours entier de l’histoire sont sianique. C’est la solution à l’énigme de l’iner-
loger du temporel. Présenté sous forme d’une conservés et supprimés. Le fruit nourricier de tie close de la structure.
métaphore délibérément virile et agressivement ce qui est historiquement saisi contient en lui Il saisit donc cette chance de faire sortir
grossière. La prostituée est à la fois vendeur et le temps comme la semence précieuse mais « par effraction » une époque déterminée du
marchandise. Elle est en quelque sorte la vé- indiscernable au goût. » cours homogène de l’histoire. La distinction
rité de la société marchande. Thème de la pros- L’historicisme est flasque, dépourvu d’arma- d’échapper à l’engrenage se présente comme
titution à reprendre chez Marx, Kraus, Corres- ture théorique. chance. De la sorte, il fait sortir une vie déter-
pondance de Walter Benjamin, Proust…). Sa méthode procède par addition. En digne minée de l’époque, et une œuvre déterminée de
Le matérialiste historique dans son rapport épargnant, il entasse la masse des fruits pour l’œuvre d’une vie : la singularité qui se détache
au temps s’oppose irréconciliablement au sta- combler l’insatiable appétit du temps homo- du mouvement vide et, déterminée, lui
linien et au social-démocrate. gène et vide, d’une plénitude fictive, purement échappe comme un relief (Hegel).
quantitative, qui est alors vainement cherchée. Le résultat de sa méthode n’est autre qu’un
- XVII - Que souligne le vide sans l’épuiser. renversement ; car dans l’œuvre, c’est l’œuvre
L’historiographie matérialiste repose au d’une vie, dans l’œuvre d’une vie, c’est une
« L’historicisme culmine de plein droit dans contraire sur un principe constructif. L’ordre époque, et dans l’époque le cours même de
l’histoire universelle. Par sa méthode l’histo- théorique n’est pas l’ordre empirique. Il est l’histoire qui sont conservés et supprimés à la
riographie matérialiste se détache de cette his- reconstruction. Et Marx en est un fabuleux fois. Dépassés. Le général dans le singulier,
toire plus clairement peut-être que de toute bâtisseur. l’histoire dans l’œuvre, dans l’irréductible sin-
autre. L’historicisme manque d’armature Forte perspicacité de Walter Benjamin en gularité esthétique. C’est, chez Proust, le pan
théorique. Son procédé est additif ; il utilise la avance sur la marxologie de son temps. Le de mur jaune, la sonate, ou encore l’aleph de
masse de s f a i ts p our r e mp l i r l e te mp s mouvement des idées comme leur repos appar- Borgès comme concentration du monde.
homogène et vide. Au contraire l’historiogra- tient à la pensée et non aux faits. Paradoxe Le temps n’est plus dès lors mesure vide et
phie matérialiste repose sur un principe matérialiste qui affirme le côté volontariste, visible comme un décor. Le fruit historique de
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ce qui est historiquement saisi incorpore le comme les grains d’un chapelet. En fait donc, la prière leur enseignaient le souvenir (Anden-
temps (réduit à son immanence) mais indis- positivisme et religiosité sont bien liés dans l’il- ken, Erinnerung) ; Pierre Missac dit souvenir,
cernable au goût. lusion de l’enchaînement des avants et des Gandillac commémoration ; la remémoration
après selon un ordre d’intelligibilité. Le cours (Eingedenken) : que ma langue se colle à mon
- XVIII - des événements est trompeur au même titre palais, que ma main droite se dessèche si je
que la marche du progrès. Il suppose lui aussi t’oublie Jérusalem.
« ‹ Par rapport à l’histoire de la vie organique le temps homogène et vide où, en dépit de l’en- Cette remémoration désenchante l’avenir
sur la Terre, écrit un biologiste contemporain, tassement des événements, rien, à proprement auquel ont succombé (ont été asservis) ceux
les misérables cinquante années de l’homo parler, ne se passe. qui cherchent des instructions chez les devins.
sapiens représentent quelque chose comme L’historien souhaité par Walter Benjamin La prévision est illusoire ou supercherie. Escro-
deux secondes à la fin d’un jour de vingt-qua- rompt au contraire ce continuum pour saisir querie de pacotille. Mais pour les juifs l’ave-
tre heures. À cette échelle, toute l’histoire de la constellation, c’est-à-dire les rapports loin- nir ne devient pas pour autant la proie du
l’humanité civilisée remplirait un cinquième tains d’attraction et de gravitation (l’Éternité temps homogène et vide (encore) figure de l’en-
de la dernière seconde de la dernière heure. › par les astres) dans laquelle son époque est fer, éternité effroyable, qui « saisit l’intelligence
L’à-présent, qui comme modèle du messiani- entrée avec une époque passée déterminée. Il plus vivement encore que son immensité »
que, résume dans un immense abrégé l’histoire fonde ainsi un concept du présent comme à- (Blanqui) : « Ce que j’écris en ce moment dans
de toute l’humanité, coïncide rigoureusement présent dans lequel sont logés les éclats/échar- un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je
avec la figure que constitue dans l’univers l’his- des du temps messianique comme autant de l’écrirai pendant l’éternité sur une table, avec
toire de l’humanité. » possibilités de communication secrète avec les une plume, sous des habits, dans des circons-
A. « L’historicisme se contente d’établir un époques qui participent de la constellation. tances toutes semblables. Ainsi de chacun. »
lien causal entre les différents moments de Plutôt que par une causalité mécanique, les « L’éternité joue imperturbablement dans l’in-
l’histoire. » Esprit de chaîne ou d’escalier mouvements de l’histoire obéiraient à des fini les mêmes représentations. » Cette répéti-
encore, mécanique et déterministe, commun « attracteurs étranges mettant de l’ordre dans tion est l’image même de la damnation (le juif
à l’historicisme et au positivisme, à Newton leur chaos » ? errant, le feu éternel de l’enfer, Pandora).
et à Laplace, à la social-démocratie et au stali- B. Retour à une intelligibilité du temps rendu Il faut briser le cercle, se délivrer de l’éter-
nisme. Mais aucun fait accompli ne reçoit en à son contenu et arraché à son abstraction nité (par l’amour, chez Asimov, dans Pandora).
tant que « chose originelle » sa qualification his- muette de mesure : car les devins qui l’inter- Les juifs n’ont pas cédé à ce vertige. Car en
torique. Le seul fait d’avoir été ne confère au- rogeaient ne le tenaient pas pour homogène lui chaque seconde était une porte étroite par
cune dignité événementielle et significative au et vide. Ils sondaient une plénitude hétéro- laquelle pouvait entrer le Messie. Le possible.
regard de l’histoire. Cette qualification histo- gène, productrice de sens et, par conséquent, Idée forte de la bifurcation, commune à Blan-
rique ne lui vient qu’à titre posthume (tou- susceptible de répondre. Qui envisage ainsi qui et Prigogine, Péguy ? Qui rompt la conti-
jours la rédemption qui transforme en victoire les choses pourra peut-être concevoir comment nuité du temps. On retrouve aujourd’hui cette
les défaites apparentes) grâce à des événe- dans la remémoration (Eingedenken) le temps idée dans les mathématiques des catastrophes
ments qui peuvent être séparés d’elle par des passé fait objet d’expérience: précisément ainsi. (Thom) ou la chimie de Prigogine (ordre par
siècles. La discontinuité temporelle ne corres- On sait que les juifs n’avaient pas le droit fluctuation) mais qui figure déjà chez Blan-
pond donc pas aux rapports réels. d’explorer l’avenir. Pas plus que les rêves (dou- qui sous le même terme : « Si la nuit du tom-
L’historien qui part de ce point de vue cesse ble tabou, Marx et Freud). Pour eux, pas d’uto- beau est longue pour les astres finis, le moment
d’égrener les événements dans ses doigts pie positive donc. Blanqui : « Laissons l’avenir vient où leur flamme se rallume comme la fou-
à lui-même… Détournons les regards de ces dre […]. À toute minute à toute seconde, les
46/ Cité par Maurice Dommanget, Blanqui, Paris, EDI, 1970, perspectives lointaines qui fatiguent pour rien milliers de directions différentes s’offrent à ce
p. 75. l’œil et la pensée 46/. » En revanche, la Thora et genre humain. Il en choisit une, abandonne à
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jamais les autres. Que d’écarts, à droite et à dans lequel ont pénétré des échardes du mes- « temps actuel » (Missac) comme modèle de
gauche modifient les individus, l’histoire ! […] sianique. » temps messianique, qui représente et rassem-
Les grands événements de notre globe ont leur B. « Certes, les devins qui l’interrogeaient pour ble une sorte d’abrégé de l’histoire de l’huma-
contrepartie, surtout quand la fatalité y a joué savoir ce qu’il recélait en son sein ne faisaient nité. Obsession benjaminienne de la concen-
un rôle. […] Bonaparte ne remporte pas tou- l’expérience d’un temps ni homogène ni vide. tration du tout en une de ses parties, en un
jours ailleurs la bataille de Marengo qui a été Qui envisage ainsi les choses pourra peut-être point infime. Tout se joue dans la partie infime.
ici un raccroc. […] Seul le chapitre des bifur- concevoir de quelle manière dans la commémo- Non dans le tout sur le tout, mais dans le tout
cations reste ouvert à l’espérance […] 47/. » ration le temps passé fut objet d’expérience : de sur la partie. Cet à-présent infime coïncide
Buber l’Antéchrist dans Gog et Magog. la manière justement qu’on a dite. On le sait, il rigoureusement avec la Figure (?) que dessine
Landauer. était interdit aux juifs de prédire l’avenir. La dans l’Univers l’histoire de l’humanité. Le pré-
Thora et la prière s’enseignent au contraire dans sent condense le temps historique.
Deuxième rédaction des points A et B la commémoration. Pour eux la commémora- En attendant… En passant…
tion désenchantait l’avenir auquel ont succombé Ni trop tard ni trop tôt.
A. « L’historicisme se contente d’établir un lien ceux qui cherchent instruction chez les devins. Dans le temps messianique, la surprise est
causal entre les divers moments de l’histoire. Mais pour les Juifs, l’avenir ne devint pas néan- toujours possible. Il inclut l’idée de rupture/
Mais aucune réalité de fait n’est jamais, d’en- moins un temps homogène et vide. Car en lui crise/catastrophe et caractérise le mouvement
trée de jeu, à titre de cause, un fait déjà histo- chaque seconde était la porte étroite par laquelle par le choc.
rique. Elle l’est devenue à titre posthume, grâce pouvait passer le Messie. » Le cinéma est le contraire du temps homo-
à des événements qui peuvent être séparés d’elle « Un cinquième de la dernière seconde de la gène et vide, domaine du montage il permet la
par des millénaires. L’historien qui part de là dernière heure. » construction du temps et le flash-back saut
cesse d’égrener la suite des événements comme Aux heures de doute, aux limites de l’expé- typique du tigre.
un chapelet. Il saisit la constellation dans rience historique, toujours le vertige des deux
laquelle son époque est entrée avec une époque infinis, comme Pascal et Blanqui, et le sens Archives personnelles
antérieure parfaitement déterminée. Il fonde angoissant de la relativité historique. On Texte en chantier, postérieur
ainsi un concept du présent comme l’à-présent retrouve ici « l’à-présent » (le Jeztzeit) ou le au Walter Benjamin mais non daté

47/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 139, 155, 156, 167-168


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