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Analyses

droit des contrats

Pactes d’actionnaires et projet de


réforme du droit des contrats : quand
les incertitudes de demain remplaceront
celles d’hier
Alors que le projet de réforme du droit des contrats (le «Projet») pourrait enfin
mettre un terme à un certain nombre d’aléas affectant particulièrement les pactes
d’actionnaires, le Projet pourrait simultanément générer de nouvelles incertitudes
tout aussi problématiques que les précédentes.

C es nouveaux facteurs de risques pourraient


résulter notamment d’un accroissement des
pouvoirs d’intervention du juge, que ce soit en matière
de faciliter l’exécution forcée en nature des pactes de
préférence, même si la rédaction de cet article 1125
soulève par ailleurs un certain nombre d’interrogations.
de violence économique, de contrôle des clauses
abusives ou d’imprévision. Le présent article abordera 2. Emergence de nouveaux aléas
ces deux premiers sujets après avoir rappelé les évolu-
tions positives. 2.1 Abus de faiblesse
Le Projet pose le principe d’une possible intervention du
1. Bref rappel des principales dispositions juge : «lorsqu’une partie abuse de l’état de nécessité ou
Par Franck du Projet améliorant l’efficacité des pactes de dépendance dans lequel se trouve l’autre partie pour
Bourgeois, d’actionnaires obtenir un engagement que celle-ci n’aurait pas sous-
avocat associé, Tout d’abord, même si la jurisprudence a évolué dans crit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de
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un sens de plus en plus favorable à l’exécution forcée faiblesse» (article 1142 du Projet).
en nature des pactes d’actionnaires (par opposition à Cet article n’impose pas de démontrer qu’un avantage
la simple attribution de dommages-intérêts), le nouvel excessif aurait été retiré par l’autre partie, mais seule-
article 1221 du Projet consacre cette évolution en dispo- ment qu’un engagement – même non excessif – n’au-
sant que : «le créancier d’une obligation peut, après rait pas été souscrit en l’absence d’abus de cette situa-
mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature tion de faiblesse. S’agissant d’un vice du consentement,
sauf si cette exécution est impossible ou si son coût est celui-ci sera sanctionné par la nullité et non pas seule-
manifestement déraisonnable». L’évolution jurispruden- ment par l’octroi de dommages-intérêts.
tielle se trouve ainsi confortée, sous réserve des interro- Aussi louable que puisse être le but recherché par ce
gations suscitées par l’exception relative au «coût mani- texte, on mesure vite les difficultés qu’il pourra susciter,
festement déraisonnable». en particulier en matière de pacte d’actionnaires.
Par ailleurs, l’article 1124 du Projet prend le contre- Ainsi, par exemple, le sujet pourra devenir rapidement
pied de la jurisprudence de la Cour de cassation, selon sensible lorsqu’un pacte d’actionnaires ou un «mana-
laquelle, en cas de révocation de sa promesse par le gement package» sera négocié avec un ou plusieurs
promettant avant que le bénéficiaire n’ait exercé son cadres dirigeants.
option d’achat ou de vente, cette révocation ne peut Le lien de subordination propre à la qualité de salarié
donner lieu qu’à attribution de dommages-intérêts. Cet ne place-t-il pas celui-ci en état de dépendance et donc
article dispose au contraire que : «la révocation de la en situation de faiblesse potentielle ? Certaines clauses
promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour traditionnellement stipulées dans les pactes – telle que
opter n’empêche pas la formation du contrat promis». la clause de «bad leaver» qui permet d’imposer, dans
Enfin, alors que la jurisprudence actuelle ne permet certains cas, à une personne physique la cession forcée
au bénéficiaire d’un pacte de préférence d’être subs- de sa participation à un prix réduit – ne risquent-elles
titué au tiers acquéreur que si le bénéficiaire est en pas d’être contestées ultérieurement sur le terrain de
mesure de prouver que ce tiers connaissait non seule- l’abus de faiblesse ? Le doute est permis.
ment l’existence du pacte mais également l’intention Quant à l’«état de nécessité», on peut s’interroger sur la
du bénéficiaire de s’en prévaloir – preuve très difficile définition qui sera dégagée par la jurisprudence, notam-
à rapporter –, l’article 1125 du Projet supprime cette ment à l’égard d’une personne morale. Pourrait-il, le cas
dernière condition relative à la connaissance de l’in- échéant, permettre à une partie d’invoquer l’urgence de
tention du bénéficiaire. L’objectif est donc, là encore, la situation dans laquelle elle se trouvait (par exemple

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en qualité d’actionnaire d’une société en difficulté) au faiblesse de l’autre partie. Telle est d’ailleurs la philoso-
moment de la conclusion d’un pacte d’actionnaires phie sous-tendant la prohibition des clauses abusives
avec un nouvel investisseur, pour tenter de démontrer en matière de droit de la consommation ou de rela-
l’abus auquel se serait livré ce dernier ? On notera que, à tions commerciales. Ce cumul des contrôles judiciaires
la différence de l’état de dépendance, l’état de nécessité dont l’objet est similaire risque de fragiliser considé-
ne suppose pas une relation préexistante. rablement les contrats, et en particulier les pactes
Cette situation n’est pas sans rappeler la période d’actionnaires.
suspecte précédant l’ouverture d’une procédure En droit de la consommation, l’absence de réciprocité
collective, au cours de laquelle sont susceptibles d’être dans les droits et obligations des parties est l’un des
annulés les actes à titre onéreux conclus par l’entreprise indices permettant de retenir la qualification de clause
en difficulté si le co-contractant avait connaissance de abusive. Cette absence de réciprocité est très fréquente
l’état de cessation des paie- dans les pactes d’actionnaires
ments de cette entreprise. En étendant le concept et peut s’expliquer par une
L’article 1142 du Projet risque multitude de raisons tout à
de généraliser cette forme des clauses abusives à fait légitimes. Il ne faudrait pas
d’incertitude à la conclusion qu’elle puisse justifier trop
l’ensemble des contrats, on
de tout contrat avec toute facilement à l’avenir la contes-
partie susceptible d’invoquer ne peut exclure qu’une partie tation des clauses concernées.
ultérieurement un abus de Il est vrai que l’article 1169
son état de nécessité ou de
à un pacte d’actionnaires du Projet fait échapper à l’ap-
dépendance. Pour tenter de se cherche à obtenir d’un juge préciation du juge la clause
prémunir contre un tel danger, portant sur la définition de
on peut imaginer qu’en pareil ce qu’il n’aura pu obtenir de l’objet du contrat ou sur l’adé-
cas les investisseurs réfléchi- quation du prix à la prestation.
son co-contractant à l’issue
ront à la possibilité de placer la Cependant, l’application de
négociation des termes de leur des négociations ou sur le ces exceptions aux stipula-
investissement, et notamment tions d’un pacte d’actionnaires
du pacte d’actionnaires, sous
terrain de l’abus de faiblesse. semble incertaine. Un pacte
l’égide d’un mandataire ad hoc peut couvrir une multitude de
ou d’un conciliateur. L’accroissement du recours à ces sujets, allant de la gouvernance de la société aux moda-
modes d’intermédiation constituera peut-être l’un des lités de financement de celle-ci, à la gestion des parti-
effets collatéraux du Projet. cipations, ou encore aux relations commerciales entre
les actionnaires et leur filiale commune, etc. Est-ce que
2.2 Clauses abusives toutes ces clauses seront, par principe, considérées
Par ailleurs, l’article 1169 du Projet est rédigé comme comme portant sur la définition de l’objet du contrat et
suit : «Une clause qui crée un déséquilibre significatif par voie de conséquence protégées d’une éventuelle
entre les droits et obligations des parties au contrat peut suppression judiciaire au titre des clauses abusives ?
être supprimée par le juge à la demande du contractant Dans la mesure où l’article 1169 écarte de l’appréciation
au détriment duquel elle est stipulée. L’appréciation du juge les clauses portant sur la définition de l’objet du
du déséquilibre significatif ne porte ni sur la définition contrat, alors que l’article L 132-1 du code de la consom-
de l’objet du contrat ni sur l’adéquation du prix à la mation restreint cette exception à l’objet «principal» du
prestation.» contrat, on peut espérer que cette différence rédaction-
Là encore, l’incertitude domine. En étendant le concept nelle ouvrira la voie à une interprétation plus large de
des clauses abusives à l’ensemble des contrats, on ne cette exception.
peut exclure qu’une partie à un pacte d’actionnaires Certains auteurs ont proposé que cet article 1169 ne
cherche à obtenir d’un juge ce qu’il n’aura pu obtenir de s’applique qu’aux contrats d’adhésion. Il serait en effet
son co-contractant à l’issue d’âpres négociations ou sur préférable pour la sécurité juridique des contrats et
le terrain de l’abus de faiblesse évoqué précédemment. l’attractivité du droit français des affaires que le champ
On ne peut qu’être frappé par la similitude des buts d’application de cet article soit limité aux contrats
recherchés par l’action en nullité pour abus de faiblesse n’ayant pas fait l’objet de négociations, parfois fort
et par l’action en suppression des clauses abusives. Si longues.
une clause est abusive parce qu’elle crée un déséqui- Il conviendra de suivre attentivement l’évolution du
libre significatif, c’est bien parce qu’implicitement on Projet sur tous ces aspects. La version remaniée de l’or-
suspecte une partie d’avoir abusé de la situation de donnance devrait bientôt être connue. n

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