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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CEP&ID_NUMPUBLIE=CEP_056&ID_ARTICLE=CEP_056_0167
2009/1 - N° 56
ISSN 0154-8344 | ISBN 9782296086289 | pages 167 à 178
Jean Cartelier12
S'il est vrai que "le spectre de Hobbes […] hante l'économie contemporaine"
(p. 16), c'est sur un mode bien particulier. La théorie moderne est stratégique certes
et, utilisant massivement la théorie des jeux, elle semble traiter du pouvoir – à
l'instar de Hobbes et à la différence de la théorie de l'équilibre général concurrentiel.
En outre, avec Rawls et "the reemergence of contractarian theory as a respectable
option in moral and political thought"3, la théorie économique est devenue celle des
contrats4. Une telle évolution rend plus ou moins inévitable une réflexion sur le lien
social en termes de contrat et donc sur l'auteur du Léviathan pour qui contrat et
pouvoir sont étroitement liés. Mais Hobbes ne paraît pas pour autant inquiéter
véritablement la plupart des économistes d'aujourd'hui qui, depuis longtemps, se
dispensent de s'interroger sur les conditions auxquelles leur discipline est possible.
Plus précisément, il semble que les théoriciens contemporains qui s'en sont
inquiétés aient rendu fréquentable Hobbes comme l'avait fait Adam Smith en son
temps, en n'en retenant que ce qui ne remettait pas en cause les fondements de la
théorie économique. Réduire le pouvoir selon Hobbes au pouvoir sur le marché
(Smith) ou le Léviathan à une question de loyauté (Binmore) relève plus d'une
logique de la vaccination que de la greffe.
mythe pour se représenter l'origine de la société. Mais cette genèse logique apparaît
bien problématique, aujourd'hui comme hier.
La parution récente du livre de Pierre Dockès6 (PD par la suite) nous donne
une excellente occasion de faire retour sur cette question en forme d'énigme. Dans
les termes de l'auteur, elle s'énonce : "comment la Cité (ou l'État) peut-elle être
instituée par des contrats entre individus alors que les contrats sont sans force hors
de la Cité (ou de l'État) ?" (p. 187). Hobbes qui prétendait avoir résolu la quadrature
du cercle – Quesnay aura plus tard la même prétention – a-t-il vraiment élucidé
l'énigme de la genèse logique de la société ? A-t-il bien montré au moyen de la
raison (et non de la foi ou du merveilleux) que ce sont les individus eux-mêmes qui
instituent la société ? Tel est l'enjeu majeur du Léviathan, pour les contemporains
de Hobbes comme pour les lecteurs d'aujourd'hui. C'est sous cet angle que le livre
de PD va être examiné et discuté dans les pages qui suivent7.
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(ii) Les individus ne contractent que les uns avec les autres et jamais avec
une entité préexistante qui serait un Souverain ou un "tout social" ; à ce
stade logique les individus ne forment qu'une "multitude" ; dans ces
conditions, on ne voit pas pourquoi le Souverain peut se faire obéir puisque
personne n'est lié contractuellement avec lui ; ce problème de souveraineté
est soulevé par Warrender10 ; sa solution éventuelle passe par la distinction,
mise en avant par Dalgarno11, que l'on doit faire entre contract et covenant,
ce qui conduit à s'interroger sur ce qu'est le contrat social pensé par Hobbes.
PD adopte résolument la position défendue par Jean Hampton12 selon
laquelle le "contrat social" selon Hobbes relève du contrat d'agence. Il
semble bien qu'une telle position ne soit pas tenable même si elle rend
compte d'une partie du texte du Léviathan.
(iii) La façon dont est figurée la genèse logique de la société est décisive pour
la représentation que la société se donne d'elle-même ; pour ce qui concerne
l'économie politique l'opposition entre la vision de Smith, fondée sur
l'instinct naturel d'échange et d'amélioration de sa condition, et celle de
Hobbes, fondée sur la peur de la mort, est classique; il n'est pas sûr que la
vision de Hobbes puisse être assimilée par l'économie politique ; interroger
l'état présent de la théorie économique du point de vue de cette opposition
paraît du plus haut intérêt13 ; une lecture rétrospective de Hobbes est non
9. David Gauthier, "The Social Contract as Ideology", Philosophy & Public Affairs, 1977, 6, 2, 130-
164, p. 135.
10. Howard Warrender, The Political Philosophy of Hobbes, Oxford, 1957.
11. M. T. Dalgarno, "Analysing Hobbes's Contract", Proceedings of the Aristotelian Society, New
Series, Vol. 76, (1975 - 1976), pp. 209-226
12. Jean Hampton, Hobbes and the Social Contract Tradition, Cambridge University Press, 1986.
13. Ainsi Rubinstein et Piccione établissent un parallélisme étonnant entre une économie d'échange
(équivalence) et une économie de prédation : dans les deux cas l'équilibre général existe et est optimal
(voir Michele Piccione & Ariel Rubinstein, Equilibrium in the Jungle, Economic Journal, 117, pp.
883-896, 2007)
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Un des grands mérites de PD est de bien voir que Hobbes ne fait nullement la
genèse logique de la société comme le voudrait une interprétation simpliste de
l'individualisme méthodologique. La tentation est pourtant grande de lire le
Léviathan comme une construction en deux étapes (si on néglige les parties 3 et 4
traitant des conceptions chrétiennes et des conditions de pérennité de la société), la
première (Of Man) traitant des individus en général, la deuxième montrant
comment ces individus instituent librement la société (Of Commonwealth). PD suit
d'ailleurs un plan analogue mais n'en est pas dupe. Il sait et il montre qu'il n'est pas
possible de décrire les individus indépendamment des relations (ou des désirs
inaboutis de relation) qu'ils ont entre eux. Débattant du point de savoir si les
individus sont foncièrement méchants, accusation fréquemment portée contre
Hobbes, PD rappelle que ce sont les "passions comparatives" qui sont responsables
de ce que les individus sont dans un état de guerre de chacun contre tous. De telles
"passions comparatives" n'ont de sens que pour des individus socialisés, pour des
individus qui tiennent compte les uns des autres et qui ne sont nullement "isolés
dans la nature". Plus fondamentalement, il comprend que les individus de l'état de
nature de Hobbes sont "des Anglais de son temps" (p. 63) et non des individus
intemporels. Hobbes adopte ce que Macpherson appelle la "méthode galiléenne"
s'appliquant aussi bien à la nature qu'à la société : "one had to begin, then, by
assuming that the observable thing to be explained was the compound effect of
some simple unobservable factors, and then search in one's imagination for such
factors as would, by strict logical combination, necessarily produce the result"
(introduction à Hobbes, Leviathan, p. 26). Hobbes considère la société de son temps
et en abstrait les individus en les imaginant privés de liens contractuels. Le
problème qu'il se pose est alors de savoir à quelle(s) condition(s) ces individus vont
pouvoir les rétablir. Une telle démarche se lit aussi dans la théorie économique
contemporaine. Cette condition est la mise en place d'une institution – le Léviathan
– qui garantit l'exécution des contrats. L'existence de l'équilibre, et notamment de
l'équilibre monétaire, joue ce rôle dans la théorie d'aujourd'hui.
C'est dire que l'état naturel de Hobbes, la multitude, n'est pas un état asocial ou
primitif mais plutôt un état social misérable auquel on comparera avantageusement
l'autre, celui dont on est parti. Comme le remarque justement PD au sujet de
Hobbes, "sa géométrie lui interdit toute "ethnologie" à la Montaigne ou du moins
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finit par ne laisser subsister que d'infimes parcelles d'une […] optique historique"
(p. 63). On pourrait même être plus radical et soutenir que l'histoire que nous conte
Hobbes n'est nullement celle d'individus instituant la (première) société mais bien
plutôt celle d'individus vivant dans un certain équilibre (dégénéré diraient les
théoriciens d'aujourd'hui) et décidant de passer de cet équilibre à un autre,
supérieur. Il n'y a rien d'historique ni d'ethnologique dans l'état naturel de Hobbes14
et les individus qui le peuplent ne sont tels qu'en raison d'une impossibilité à
conclure des contrats.
2. Quelle souveraineté ?
14. On ne se méfie jamais assez des fondements anthropologiques invoqués par les économistes. Il
s'agit presque toujours d'une réécriture commandée par les besoins de la théorie économique. Un cas
exemplaire est celui de Smith, étudié par Marouby (voir également la note bibliographique que l'auteur
de ces lignes lui a consacrée dans le n° 48 des CEP).
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15. S'il est possible que les individus s'entendent sur une règle de simple majorité pour déterminer la
forme du souverain (monarchie, démocratie représentative ou démocratie directe), cet accord doit être,
lui, unanime.
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Du même coup n'est plus tenable la thèse de l'agence, qui voudrait que le
pouvoir des individus soit seulement mis à disposition et non pas totalement
abandonné au souverain (toujours avec la réserve concernant le droit de défendre sa
vie, entendu plus ou moins largement). Non seulement ceci est démenti par la lettre
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Renoncer à ce que l'on est en état de multitude permet d'accéder à ce que l'on
est en état de Commonwealth. Admettre que ceci relève d'un choix individuel est
problématique mais ce point ne sera pas abordé plus avant. Le Commonwealth ainsi
institué est unique en ce qu'il est irréversible et logiquement premier par rapport à
tous les autres contrats interindividuels possibles. Il est ce qui permet que des
contrats soient conclus (parce que réputés exécutables). Il existe donc un ordre
logique nécessaire et pas seulement des relations réciproques entre le
Commonwealth et les contrats conclus entre les individus ; cette récursivité semble
invalider l'interprétation de Hobbes en termes d'équilibre de Nash, voie explorée par
PD après d'autres (voir Binmore), qui s'inscrit dans la droite ligne des tentatives
faites par les économistes pour ôter le venin contenu dans le Léviathan.
18. On laisse ici de côté la question de savoir laquelle des trois formes de souveraineté distinguées par
Hobbes est préférable (monarchie absolue, assemblée représentative ou assemblée totale). Dalgarno
évoque ce point de façon convaincante indépendamment de la préférence évidente de Hobbes pour la
monarchie absolue.
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Bref, l'histoire que nous raconte Hobbes ne se laisse pas facilement traduire en
un conte merveilleux tel que les affectionnent les économistes. PD, bien que très
conscient du caractère scandaleux du Léviathan au regard des présupposés de
l'économie politique, ne paraît pas y voir un obstacle à sa présentation en termes de
théorie des jeux et, au-delà, à sa discussion au sein même de la théorie économique
même s'il note justement que le domaine contractuel chez Hobbes est assez large
pour comprendre le paiement d'une rançon ou l'esclavage.
19. Ce qu'il fait partiellement d'ailleurs en discutant les hypothèses de Hobbes dans les termes mêmes
du droit naturel et des lois de nature.
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Dans les deux cas les individus se mutilent d'une partie au moins de leur
fonction de préférences (celle qui ne concerne pas leur survie) pour adopter celle
que leur imposera le souverain ou le conquérant. Considéré ainsi, le passage de la
multitude au Commonwealth est aussi un changement de la nature et de la définition
des individus. Comment peut-on rendre compte d'un tel changement à partir d'une
combinaison même particulière de décisions individuelles volontaires sans une
intervention extérieure ad hoc? Comment des individus précisément définis par une
fonction de préférences pourraient décider d'adopter une fonction de préférences
inconnue, c'est-à-dire de se soumettre à l'arbitraire d'un souverain (ou d'un
conquérant) ? La réponse donnée par Hobbes – la crainte d'autrui et la peur de la
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mort dominent à ce point les préférences que tout est préférable à l'état de multitude
– même exprimée dans les termes de la théorie économique ne paraît pas pouvoir
lui appartenir.
Par rapport à Hobbes, la pensée économique opère donc une réduction qui est
d'éviter l'aspect le plus fondamental du Léviathan, à savoir son aspect
constitutionnel. C'est donc pour une "bonne raison" que les économistes évitent cet
aspect de la pensée de Hobbes. Ainsi, les théoriciens des contrats admettent que
leurs modèles, relevant de la théorie des jeux, présupposent un certain cadre légal,
même s'ils sont peu explicites sur son contenu23. Ce cadre légal est ce qui permet
aux contrats de se conclure et ce qui permet à la théorie d'en parler. L'institution de
ce cadre légal n'est pas le sujet de la théorie des contrats mais c'est celui, au moins
apparent, de Hobbes. Mais, bonne raison ou pas, il faut reconnaître que la théorie
économique ne recouvre pas ce que Hobbes déclare être son projet. Elle permet
sans doute de lui donner une expression plus modeste et plus acceptable car
démontrable. Mais c'est au prix de l'évacuation du problème que Hobbes s'efforce
de résoudre.
23. Voir, par exemple, l'introduction de P. Bolton & M. Dewatripont, Contract Theory, MIT Press,
2004.
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fondée, il n'en allait pas de même du choix que les individus font entre elles. En fait,
il n'existe pas de théorie convaincante pour la sélection d'un équilibre en cas de
multiplicité (qui est le cas général). Ceci n'est pas dramatique dans le cas de
l'équilibre général concurrentiel où tous les équilibres sont optimaux. Cela l'est, en
revanche, dans le cas de défaut de coordination.
C'est bien entendu dans cette double zone aveugle – celle de la constitution et
celle du choix de société – que vont se loger les différentes histoires que nous
content les économistes. Comme il n'est pas possible de recourir ici aux armes de la
démonstration, ce sont les intuitions, les convictions philosophiques ou les préjugés
qui vont être décisifs. Ainsi, les théoriciens les plus rigoureux dans leurs modèles se
laisseront aller à "expliquer" l'existence de la monnaie par son essentialité alors
qu'en toute rigueur on doit se contenter d'énoncer cette dernière24. De même
Binmore va suggérer qu'au-delà de la diversité des sociétés, les individus ont en
commun un "fairness program [that] runs well below the level of consciousness"
(p. 4) et que "that fairness evolved as a means of balancing power rather than as a
substitute for power" (p. 5)25. A propos de la rationalité du tit for tat et de la
réciprocité faut-il rappeler que toutes les présomptions tirées d'observations
empiriques sont vaines car ce qui est socialement observable, dans l'optique de
Hobbes, ne l'est qu'en vertu du mythique contrat instituant la société. Ce qui se
passerait en l'absence du Léviathan est condamné à rester hypothétique, prix
inévitable à payer en raison de la "méthode galiléenne" adoptée par Hobbes et par
les économistes.
Il n'est besoin que de rappeler les différentes versions du contrat social qui sont
ou qui ont été proposées par Locke ou Rousseau pour comprendre que l'importance
des enjeux de philosophie politique est inversement proportionnelle à notre capacité
de démonstration. Si la version de Hobbes est la plus effrayante – il y est question
de vie et de mort, de terreur et de pouvoir insatiable – ce n'est pas seulement en
raison du démenti qu'il inflige par avance à toutes les versions idylliques –
sympathie, sociabilité naturelle, etc. – de la genèse de la société, c'est aussi parce
qu'elle est la plus radicale au sens propre. C'est à la racine même de la relation entre
individus qu'il se situe. Alors que Locke, par exemple, présuppose déjà la propriété,
alors que Smith et les autres admettent que la famille est une relation naturelle,
Hobbes entend se situer en amont de ces institutions et montrer en quoi elles sont le
résultat du contrat social.
24. Ainsi, Shouyong Shi ("Viewpoint: A microfoundation of monetary economics", Canadian Journal
of Economics, 39,3, 643-688) écrit : "a monetary equilibrium that is inferior to a non-monetary
equilibrium could not have survived the test of time" (p. 644) alors même que les résultats du modèle
sont en état stationnaire.
25. Ken Binmore, article cité..
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