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ABC-Joaquin Manzi 2002
ABC-Joaquin Manzi 2002
Joaquín MANZI
ABC. L’accès à l’univers de l’écrit peut être long et difficile pour l’enfant
— tout comme peut l’être l’entrée en matière pour le critique adulte —.
Cette difficulté est montrée dans un chapitre de Silvalande1 où les deux
Julio mettent en mots et en images les échecs cuisants des maîtres d’école
à enseigner l’alphabet à leurs élèves. Ceux-ci rechignent à remplacer les
objets aimés et bien connus par des mots qu’ils commencent à peine à
savoir lire et écrire. Et ceci, même si leur maître se déguise en lettres qui
incarnent un B, essentiel à ses yeux pour pouvoir devenir plus tard
bachelier, par exemple. Ce à quoi les malicieux élèves « lui font
remarquer qu’il n’a pas le droit de profiter d’un handicap aussi
avantageux pour les traiter de benêts, de vagabonds ou d’analphabètes ».
Incapable de recourir à des lettres aussi pauvres en exemples
convaincants que le X ou le W, le maître entend le chant des baîllements
des élèves, signe de son échec cuisant. Pour conjurer peut-être un
baîllement semblable de la part du lecteur avant même d’entamer la
lecture de ce dernier article, je proposerai donc un accès décalé aux
quelque mille neuf cent pages des Lettres de Julio Cortázar2.
1
« L’alphabétisation difficile », J. Cortázar et J. Silva, Silvalande, traduit
par K. Berriot, Paris, Le dernier terrain vague, 1977, s. p.
2
Cartas 1, 2, 3, édition de A. Bernárdez, Buenos Aires, Alfaguara, 2000,
1835 p. Les citations se feront désormais par le numéro de page de cette
édition. En attendant — et en espérant — la parution en français des
Lettres, je traduis en français les extraits cités.
* Paru dans Cortázar de tous les côtés, La licorne n° 60, 2002, p. 354-387
2 JOAQUIN MANZI
3
La emergencia de una escritura. Para una poética de la poesía
cortazariana, Kassel, Ed. Reichtenberger, 1998, p. 83.
4 JOAQUIN MANZI
Dans ces îles parfois terribles où nous vivons, nous sud-américains (car
l'Argentine, ou le Mexique sont aussi insulaires que Cuba), il est parfois
nécessaire de venir vivre en Europe pour découvrir enfin les voix fraternelles.
D'ici, peu à peu, l'Amérique devient une constellation, avec ses lumières qui
brillent et qui dessinent lentement la véritable patrie, bien plus grande et belle que
celle que vocifère le passeport (p. 368).
4
Cf. D. Sorensen « From diaspora to agora: Cortázar's reconfiguration of
exile », MLN, march 1999, Baltimore, p. 357-388.
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5
Dans une lettre de 1963 à son ami américain Paul Blackburn, Cortázar
notait déjà que « Le grand danger à Cuba (et Castro, le Che, et la plupart
des intellectuels le savent), c'est le communisme "raide", staliniste. Et si
cette tendance triomphait à Cuba, la révolution serait perdue » (p. 548).
6 JOAQUIN MANZI
6
« Discurso en la recepción de la Orden Rubén Darío », Obra crítica / 3,
S. Sosnowski editor, Madrid, Alfaguara, 1995, p. 353.
7
Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard,
1988.
8
Adiós, Robinson y otras piezas breves, Madrid, Alfaguara, 1995, p. 93-
146.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 7
9
Salvo el crepúsculo, Madrid, Alfaguara, 1984, p. 91-98.
10
En français dans le texte.
8 JOAQUIN MANZI
Tout auteur porte en soi une nostalgie sincère : celle d'écrire la critique définitive
de son propre livre. Il ne s'agit pas d'une vanité […] c'est plutôt le besoin de
traverser la rue, de se placer sur le troittoir d'en face et de donner de ce lieu-là son
opinion au lecteur, une opinion à laquelle nul auteur ne peut renoncer. Mais alors,
parfois — de très rares fois — l'écrivain a la chance que quelqu'un comme toi soit
celui-là, soit lui-même, et le guérisse à merveille de cette nostalgie. (p. 698).
11
« Rayuela, una búsqueda a partir de cero », Sur n° 66, Buenos Aires,
1964, reproduit dans le Dossier critique de l'édition Archivos, Madrid,
1991, p. 677-680.
10 JOAQUIN MANZI
12
« Julio Cortázar, or The Slap in the Face », NMQ, 1963, traduit et repris
ibid., p. 680-702.
13
« Homme à l'affût », in Nouvelles 1945-1982, Paris, Gallimard-N.R.F,
coll. du Monde entier, 1993, p. 241.
14
Ibid., p. 93-97.
15
Comme le montrent dans ce même volume les articles de F. Moreno et
de B. Terramorsi.
16
Entretien avec R. Guibert, Siete voces, México, Novaro, 1974, p. 127.
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1
de la publication du récit et même la silhouette longiligne du jeune
écrivain. Cortázar insiste au contraire sur le mérite qu'impliquait le fait
d'être publié par lui sans en être connu personnellement (p. 789). Les
récits des années quarante et cinquante portent l'ombre tutélaire de
Borges, comme l'ont montré entre autres, les travaux de Jaime Alazraki17 ;
et, lorsque dix ans plus tard, cette ombre devient corporelle, et que
Cortázar la croise au hasard dans le hall de l'Unesco à Paris, surgissent
spontansément l'affection et la fierté de l'enfant ému par les louanges du
maître. L'admiration devant son auto-ironie, sa maîtrise des langues
étrangères et ses connaissances littéraires, ne font cependant pas oublier
ses sottises politiques habilement extraites par les journalistes (p. 790). Ce
sera encore moins le cas lorsque Borges confiera plus tard à la presse qu'il
ne pourrait jamais devenir l'ami de Cortázar en raison de son
communisme (p. 1279).
La reconnaissance et la gratitude à l'égard de Borges ont trouvé dans
les textes de Cortázar de nombreuses occasions de s'exprimer par le biais
d'un hommage, comme celui, poétique, qu'il a transcrit et dédie à
Francisco Porrúa pendant les travaux d'édition de Marelle (p. 484). «THE
SMILER WITH THE KNIFE UNDER THE COAT »18 réfère des scènes
minimales et imaginaires entre Borges et les milieux intellectuels
portègnes sans jamais l'identifier nommément, mais suggérant son
identité par des clins-d'œil aux titres et aux motifs récurrents de ses récits
afin de suggérer son avant-gardisme et ses bizarreries. Par un jeu railleur
similaire, Cortázar utilise dans une autre lettre un anagramme du nom
complet de l'auteur « Jesús Borrego Gil » (p. 746) qui le ridiculise en
suggérant la bêtise et les maladresses de l'écrivain. Enfin, lorsqu'il s'agit
de reconnaître sa marque au sein du genre fantastique, Cortázar n'hésite
pas à faire de lui la figure capitale19 qui attire et multiplie à foison les
malentendus, pour le plus grand bonheur de l'intéressé.
17
Hacia Cortázar: aproximaciones a su obra, Barcelona, Anthropos,
1994, p. 57-90.
18
Publié ensuite dans La vuelta al día en ochenta mundos, México, Siglo
XX, 1967.
19
« El estado actual de la narrativa en Hispanoamérica », in Obra crítica
3, op. cit., p. 103.
12 JOAQUIN MANZI
20
Notes publiées entre 1947 et 1952 et recuellies dans Obra crítica 2, ed.
de J. Alazraki, op. cit.
21
Buenos Aires, Alfaguara, 1996, 595 p. Cf. l'étude de cet ouvrage faite
dans ce même numéro par Steven Boldy.
22
« Je ne sais pas, Manuel [Antín, cinéaste et écrivain argentin]. Je n'ai
pas le don critique, et je te fais part simplement de ma tristesse pour
quelque chose qui aurait pu être très beau » (p. 849).
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
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3
commentaires à propos du roman de Mario Vargas Llosa, La casa verde,
qu'il transmet à l'auteur dans une lettre de 1965 où défilent des remarques
à propos de la voix narrative, de la structure musicale du roman, du nom
et du contour des personnages, de certains péruanismes difficiles à
comprendre et, enfin, de quelques incongruités pour lesquelles il propose
des corrections (p. 925-929). Cette disposition généreuse à l'égard des
œuvres d'autres écrivains est constante tout au long de sa vie d'écrivain
dont la reconnaissance grandissante est mise au profit d'artistes tels que
Luis Tomasello23 ou de jeunes écrivains, dont il préface le livre, comme
celui de Cristina Peri Rossi24.
Les Lettres illuminent d'autres dimensions fondamentales de l'écriture
critique de Cortázar. La première est celle de la défense d'une œuvre
ignorée par ses contemporains, ou injustement dédaignée lors de sa
parution. Ce fut le cas du roman Adán Buenosyares de Leopoldo
Marechal, dont Cortázar avait illustré l'apport puissant et rénovateur pour
les lettres argentines de la fin des années quarante25. Marechal ne donna
aucune réponse, n'exprima aucun signe de remerciement pour la défense
de son roman accomplie par ce jeune inconnu, si ce n'est seize ans plus
tard, lorsqu'il découvrit émerveillé Marelle et le lien que ce roman établit
avec le sien. Au lieu de se lamenter d'un tel oubli de la part de Marechal,
Cortázar lui réaffirme dans une lettre de 1965 l'importance de s'être battu
pour défendre en son temps une « œuvre admirable et incomprise » (p.
900).
Une deuxième dimension de la critique cortazarienne de la littérature
est qu'elle doit dépasser sa condition langagière, se muer en expérience
vitale pour disparaître en tant que telle. C'est bien entendu Morelli qui
resurgit sous la plume de Cortázar lorsqu'il approuve, par exemple, dans
une lettre à Francisco Porrúa les notes de lecture faites par l'écrivain
uruguayen Mario Benedetti :
Elles sont, sans les sous-estimer, splendides. Il n'y a pas de critique de fond, mais
une façon d'avoir vécu le livre qui m'a ému profondément (p. 665).
23
Negro el diez, gallerie M. Guiol, Paris, 1983.
24
La tarde del dinosaurio, Barcelona, Planeta, 1976.
25
« Leopoldo Marechal: Adán Buenosayres », Obra crítica 2, ed. de J.
Alazraki, op. cit., p. 169-176.
14 JOAQUIN MANZI
Dans ce même sens, Cristina Peri Rossi rapporte un extrait d'une lettre
accompagnant les « Quince poemas para Cris » où Cortázar pare à ses
propres remords de lui avoir transmis ces poèmes d'amour en imaginant le
sourire de sa correspondante lisant « au-delà des mots, là où se trouve le
véritable texte »26.
Faute de pouvoir écrire la critique définitive de ses propres livres (p.
698), celle qu'il préfère chez autrui est celle pratiquée par certains
écrivains comme Graciela de Sola ou Néstor Tirri, qui tiennent un
discours intime et ouvertement subjectif. Même si Tirri porte au fond un
jugement négatif sur les contradictions de Marelle, Cortázar approuve
l'essai dans son ensemble :
Tu peux imaginer combien je suis heureux avec toi de te voir satisfait de ton film
Circe, et de savoir que la projection privée t'a permis de faire une première
confrontation (ce moment terrible où l'œuvre se décolle de toi-même, est vue par
les autres et alors, tu es les autres, et tu commences à la voir telle qu'elle est peut-
etre en réalité) (p. 679).
26
Cortázar, op. cit., p. 73.
27
«Borges y yo », in El hacedor, 1960, repris dans Obras completas II,
Barcelona, Emecé, 1989, p. 185.
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5
La critique peut donc faire aboutir l'expérience intersubjective par
excellence, celle de l'accueil de l'autre en soi, celle où le moi est autre
(!AUTRE-AUTRUI).
28
A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le
Robert, 1995, p. 502.
29
Souvent le conte apparaît comme le produit névrotique d'un cauchemar
ou d'une hallucination neutralisés au moyen d'une « objectivation et d'un
16 JOAQUIN MANZI
Tu m'écris une lettre qui semble une respiration profonde, pleine de rumeurs et de
choses à peine dites et de mouvements qui se retrouvent, […] c'est cela qui
m'émeut, que tu m'aies écrit quelque chose qui est comme un balbutiement (et
mon livre [Marelle] est cela, car ce qu'il veut vraiment dire ne peut pas se dire)
[…] et tous ces repérages experts qui font de toi ce que tu es en tant que critique
littéraire et en tant que personne, n'ont pas réussi à pétrifer le reste, ce que
j'appelle balbutiement faute d'autre nom, et alors ta lettre est comme une colombe
ou une boule en verre, quelque chose où adviennent les reflets et les murmures, la
vie (p. 621).
Ce que la lettre partage avec son correspondant n'est donc pas de l'ordre
privé et secret, mais un ensemble d' « instances et stances d'un étant qui se
regarde vivre » comme l'écrit Saúl Yurkievich31.
Le narcissisme propre au genre épistolaire resurgit pudiquement à
chaque nouvelle lettre où l'on parle avant tout de soi. Or, cela se produit
comme malgré l'épistolier, qui sait rester toujours discret. Pour Cortázar
la poésie est, en effet, le seul domaine capable de réaliser la confidence
véritable, celle qui peut transcender son égoïsme (p. 898). L'écriture
épistolaire devient donc le domaine intermédiaire entre l'écriture littéraire,
destinée à devenir publique, et l'écriture intime, dérobée à l'espace public.
Un exemple de cette intimité — donc, de cette inexistence de l'espace
privé pour la littérature — est l'ensemble de lettres adressées par Cortázar
à sa mère jusqu'à 1981, et brûlées par une décision de celle-ci, qui fut
pleinement partagée par son fils (p. 1718).
Compte tenu du foisonnement de lettres publiées, on imagine
l'importance et la quantité des lettres véritablement intimes échangées
avec sa mère, de même qu'avec d'autres personnes chères et peu
représentées dans les Lettres. Ces silences épistolaires et éditoriaux
prouvent mieux que toute autre supputation, le caractère transitionnel des
Lettres, elles établissent un passage non seulement entre la sphère
personnelle de l'écrivain et le domaine public de la littérature, mais
surtout entre le brouillon et le manuscrit, entre le billet et le livre. Ce qui
les sépare c'est précisément la destination du texte, le fait que la lettre soit
écrite pour quelqu'un — un absent identifié — alors que le texte de fiction
est destiné à l'Autre, au grand absent, à celui auquel on s'adresse par une
« Bouteille à la mer » (!HASARD).
Le destinataire de la lettre est au contraire bien identifié et réactualisé
sans cesse dans la lettre par un déploiement constant de mirages
énonciatifs et textuels qui le rendent présent lors de l'écriture de la lettre.
31
« El don epistolar », in J. Cortázar, Cartas, 1, op. cit., p. 22.
18 JOAQUIN MANZI
Les codes créés par l'épistolier nous révèlent un humour et une créativité
joyeuse rapprochant le correspondant d'un alter ego réel (!AUTRE-
AUTRUI) et rapprochant aussi l'écrivain de ses alter ego fictionnels
comme Oliveira et Morelli. L'écrivain aime à jouer avec les pseudonymes
et les surnoms de ses correspondants : son ami Sergi devient l'Ours
d'abord, puis le « colonnel Ourssovky » (p. 208), tout comme il change la
typographie afin d'exagérér l'importance de certains passages des Lettres,
du coup ironisés (p. 1490). A l'instar de certains fonctions de la
messagerie électronique actuelle, l'épistolier invente également des codes
permettant d'accélérer l'échange comme « Re » pour répondre à une lettre
arrivée en cours d'écriture, et « Stop the press » pour ajouter des élements
à son correspondant et éditeur Francisco Porrúa.
C'est dans ces jeux d'écriture avec le pacte épistolaire que l'on perçoit
le seuil qui lie et sépare en même temps l'espace intermédiaire de la lettre
— spontannée et anti-littéraire pour Cortázar (p. 251) — du domaine
littéraire qu'il cherchait sans cesse à transformer. Ce seuil se montre
clairement lorsqu'une lettre privée est publiée dans la presse sans
l'autorisation préalable de l'écrivain (p. 942). En bon lecteur, Cortázar
regrette les faiblesses littéraires de ces « Lettres de papa » — tel fut le
titre donné par la revue — qu'il ne tient pas encore à révéler. D'autres
remarques antérieures ironisent sur la possibilité de voir éditées ces pages
qui deviendraient publiques un jour (p. 208). C'est dans ces remarques
contradictoires au sujet du destin même des lettres que le lecteur
d'aujourd hui accède à ce que Vincent Kauffman a appelé le « chaînon
manquant entre l'homme et l'œuvre »32.
Ce chaînon manquant est pourtant bien frêle, un peu à l'image de cette
lettre à Alejandra Pizarnik du 11 novembre 1964 où apparaissent deux
cheveux de l'écrivain scotchés sur la page avec la mention « Authentiques
»33, ce qui donne une fine ironie à la remarque et au geste de l'épistolier.
Le lecteur découvre en fin de parcours qu'il n'a en somme pas grand chose
d'intime ayant appartenu à l'écrivain — deux maigres cheveux —, mais il
32
Op. cit., p. 9.
33
Il est intéressant de noter que cette lettre est facsimilée en raison de
l'impossibilité de transcrire fidèlement et de matérialiser dans la page la
combinaison transversale des phrases et des dessins de Cortázar, qui écrit
ici comme un « Coup de dés » à sa correspondante.
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9
sait qu'il a entre les mains la meilleure (auto)biographie de l'écrivain,
celle qu'il a racontée sporadiquement, au jour le jour, et dispersée parmi
ses connaissances et ses meilleurs amis (!PORTRAIT-AUTO).
34
La vuelta al día en 80 mundos, Madrid, Siglo XXI, t. 2, p. 169.
20 JOAQUIN MANZI
littéraire plus prestigieuse que celle qu'il pouvait attendre de l' Amérique
latine. Avant même que ces malentendus se produisent, au retour du
premier voyage en Inde, Cortázar décrit à Jean Barnabé comment Paris
est devenu l'une des présences auxquelles il tient le plus :
Paris nous retrouva complètement inadaptés, par son ciel couvert, par la pluie qui
nous attendait à Orly telle une mauvaise nouvelle, par le froid qui persiste, par
tous ces gens grisés dans leurs petites misères politiques et sociales, loin de tout
soleil, réel ou spirituel. Mais ce sont là des plaintes inutiles ; pour ma part, je n'ai
jamais renoncé à rien de ce qui m'appartient, et Paris s'y trouve au premier rang.
J'ai à nouveau marché avec le même plaisir habituel dans ses rues, et je suis
revenu à ma vie de toujours (p. 351).
HASARD. A l'instar de ces mots dénoncés par Oliveira pour cacher des
béances, ce terme-ci nomme de façon approximative et arbitraire un
ensemble de singularités ou de bizarreries qui constituaient pour Cortázar
non pas des exceptions, mais bel et bien la règle d'un autre ordre du
monde. Au retour d'un voyage en Inde, par exemple, qui lui offre les
préalables de l'accès ultérieur à sa condition d'étranger en Europe, c'est-à-
dire d'occidental à la recherche d'un autre mode de vie, l'écrivain décrit
émerveillé la distance et la brillance de ce monde oriental découvert en
Inde :
Le hasard (ou ce que l'on appelle hasard faute de nom exact) nous attendait là
pour nous faire vivre le moment le plus merveilleux de tout le voyage […]
lorsqu'on arriva sur Dehli une heure plus tard, on vit la ville transformée en un
véritable feu d'artifice […] Le pilote — qui devait être un poète, j'en suis sûr —
comprit que nous étions dans un de ces moments parfaits de l'existence, où l'on
sent que le fait d'être né, d'être vivant, sont des choses inappréciables, et, au lieu
d'aterrir, survola lentement la ville pendant de longues minutes durant lesquelles
Aurora et moi nous nous précipitions d'une fenêtre à l'autre, criant comme des
ivrognes, enivrés par cette merveille, ce ciel à l'envers qui écrasait le ciel d'en
haut, insignifiant à côté de cette folie de lumières s'épanchant comme une
immense écume cosmique […] (p. 350).
inaperçus, mais elle peut même ouvrir la voie à des réalités inouïes par le
simple fait de les avoir imaginées et réalisées dans les textes. C'est ainsi
que certains arguments littéraires semblent passer sans transition du
domaine de la fiction à celui de la réalité des journaux : l'écrivain
découvre comment l'empoisonnement amoureux et morbide de « Circé »35
est devenu un fait divers en Italie par exemple (p. 689, 707), ou pire
encore, comment les événements du roman L'examen36 se réalisent
absurdement dans le climat social des coups d'état militaire à répétition de
1962 en Argentine : « J'ai l'impression d'écrire une fois de plus L'examen.
J'ai été le prophète du malheur, merde ! » (p. 506-507).
On sait que, à la suite de Marelle et surtout de 62 - Maquette à
monter, ces faits atypiques s'inscrivent pour Cortázar — avec stupeur ou
effroi — dans une trame, ou une figure que les textes, au même titre que
des gestes ou des actions individuelles, contribuent à dessiner et à
modifier sans qu'il soit possible de déterminer à l'avance leur issue. Une
figure particulièrement frappante est celle qui se dessine à partir du récit
« Nous l'aimions tant, Glenda »37 et qui trouve son épilogue dans
« Bouteille à la mer »38. Empruntant le cadre épistolaire, l'écrivain feint de
s'adresser à l'actrice Glenda Jackson pour récapituler les symétries
produites entre son film Hospscotch39 et le premier récit, car, dans les
deux cas, la figure fictive renvoyant à chacun d'eux trouve la mort dans
l'intrigue narrative conçue ou jouée par l'autre. Sachant que cette fausse
lettre qu'est le récit de fiction finira par parvenir à la véritable actrice en
chair et en os, la figure de l'écrivain s'empresse de dissiper la sensation de
vague horreur suscitée par l'écriture de ce deuxième récit, car il sait que
cette fiction a permis leur rencontre en un « territoire affranchi des
boussoles »40. Que ce territoire soit découvert et forgé par un récit peut-
être fictif, mais doué d'une vraie forme épistolaire, réalise encore une fois
cette magie sympathique et guère hasardeuse du jeu, amical ou créatif,
35
Bestiaire, Récits 1945-1982, op. cit., p. 130-140.
36
Paris, Denoël, traduction de Jean-Claude Masson, 2001, 313 p.
37
Nous l'aimions tant, Glenda, Récits 1945-1982, op. cit., p. 858-863
38
Heures indues, idem, p. 943-947.
39
Marelle en français.
40
Ibidem, p. 947.
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3
producteur d'espaces qui sont toujours potentiels c'est-à-dire, tôt ou tard,
réels (!AMITIÉ, LECTEUR)
41
Alors que le protagoniste revient à lui après l'accident, des voix
« l"encourageaient en plaisantant […] "Vous l'avez à peine touchée"
[…] », Fin d'un jeu, op. cit., p. 359.
24 JOAQUIN MANZI
Exaspérant, oui, car ceci [le lycée où il travaille] est l'un des miroirs du pays ;
parce que des villes comme celle-ci il y en a partout sur le sol argentin, et que
nous souffrons le triste châtiment d'être un pays jeune dirigé par des idées du
siècle dernier, par des mentalités séniles et par des préjugés dignes du temps de
nos grands-parents (p. 53).
De l'Argentine s'est éloigné un écrivain pour lequel la réalité, tel que l'imagine
Mallarmé, devait parvenir à un livre ; à Paris est né un homme pour lequel les
livres devaient parvenir à la réalité. Ce processus a comporté plusieurs batailles,
plusieurs défaites, plusieurs trahisons et quelques réussites partielles (p. 1136).
42
Marelle, traduction de L. Guille-Bataillon et Fr. Rosset, Paris,
Gallimard, 1966, p. 412.
43
En français dans le texte.
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7
Morelli ont souri, heureux. Car tout cela, et surtout cela, est ce qu'ils attendent
des lecteurs : un dialogue violent, exaspéré, incluant des insultes et des signes
d'amour, si nécessaire, mais dans tous les cas, d'un dialogue fait dans la liberté,
dans l'indépendance, dans une lutte fraternelle et nécessaire. (p. 871).
Cette maison-là n'existe pas. […] Je me réjouis cependant que votre professeur
vous ait demandé de chercher la maison. Vos camarades et vous vous êtes
44
Chapitres 79 et 99 de Marelle, op. cit.
45
« Ceci a commencé lorsque j'ai parlé de "lecteur femelle" dans Marelle.
J'ai fait amende honorable, y compris dans un entretien écrit, mais
maintenant, lorsque je relis Le livre de Manuel, je constate une fois
encore que l'érotisme est vu de façon presque exclusivement masculine, et
que les femmes, malgré mon amour et mon respect pour elles, sont
"réifiées", ou chosifiées, comme tu voudras appeler cela » (p. 1531).
46
Cuaderno de bitácora de "Rayuela", Buenos Aires, Sudamericana,
1983, reproduit dans l'édition Archivos du roman, op. cit., p. 469-538.
47
Récits 1945-1982, op. cit., p. 365-374.
28 JOAQUIN MANZI
beaucoup amusé à vous promener ainsi. En tout cas, la vie est toujours un peu
cela, à savoir chercher des choses qui n'existent pas. Peut-être, en les cherchant,
nous les créons, nous les sortons du néant. Et en plus, qui nous priverait de la
promenade que nous avons faite ? (p. 913).
Sans doute l'écrivain contribuait ainsi à élargir le monde des lecteurs qu'il
jugeait déjà mûr et intelligent dans les années 60 (p. 743). Comme
Morelli lui-même, il tenait ainsi à pouvoir toujours changer avec lui, pour
faire de lui son semblable, son frère48 (!PORTRAIT-AUTO).
48
Marelle, chapitre 79, op. cit., p. 413.
49
« Homme à l'affût», in Récits 1945-1982, op. cit., p. 214-215.
50
Celle de 62 - Maquette à monter, Paris, Gallimard, 1971.
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mesure où le processus créatif s'achève avec la séparation totale entre
l'œuvre et l'auteur, ce moment qu'il qualifie de terrible (p. 679).
Alors même qu'il vient de finir le manuscrit de 62 - Maquette à
monter, une lettre écrite à Alejandra Pizarnik revient sur ce processus
d'assomption de la mort propre par le biais de la création littéraire. Un jeu
de coïncidences qui ne relève pourtant pas d'une combinaison aléatoire de
faits (!HASARD), associe la mort subite d'un oiseau contre une vitre, la
fin de l'écriture du roman et le vécu anticipé de la mort comme seule issue
possible pour tenter de la vaincre (p. 1039-1040). Ce désir de se
rapprocher d'elle, de l'anticiper afin de lui enlever d'avance la douleur à
laquelle elle est associée, passe par la conviction que ce brusque coup
d'arrêt ne touche point à l'essence du moi (p. 1040). C'est ainsi que, arrivé
au terme de l'écriture du roman, le jour même du solstice d'été et de la
découverte de l'oiseau mort, recueilli tiède encore dans la paume de la
main, Cortázar renoue avec le plaisir d'être vivant, en écrivant cette lettre
précisément.
Si les textes littéraires de Cortázar ont souvent commerce avec la mort
— au sens ancien de l'expression —, le commerce que certains
personnages entretiennent avec la mort permet de mieux comprendre le
rapport éthique qui a été le sien tout au long de sa vie d'écrivain. En effet,
alors que l'écrivain a toujours affirmé le caractère vital, charnel même, de
l'écriture en tant qu'expression de la vie, certains personnages affirment
l'écriture ou la réception de l'œuvre pour mieux nier la vie. Le narrateur
de l' « Homme à l'affût », par exemple, le critique musical Bruno, poursuit
l'accès au sens figé une fois pour toutes du jazz qu'il admire chez Johnny
Carter, alors même que celui-ci est incapable de le lui formuler. Mais, par
ailleurs, le musicien conteste le livre que le critique a déjà publié à son
sujet. C'est ainsi que Bruno, incapable de résoudre la contradiction de son
écriture et de son éloignement à l'égard de Johnny, en vient à souhaiter la
mort du musicien, tout en sachant que même mort, il continuera de le
hanter51. Ce désir de voir mourir l'artiste aimé pour résoudre des
incapacités personnelles, on le retrouve dans le récit « Nous l'aimions
tant, Glenda », où le groupe d'admirateurs de l'actrice ne se contente pas
de refaire et de remplacer les séquences des films à leurs yeux peu réussis
51
Op. cit., p. 239
30 JOAQUIN MANZI
Sortir par cette porte [celle du suicide], est faux pour toi, je le sens comme s'il
s'agissait de moi-même. Le pouvoir poétique est à toi, tu le sais, et nous tous qui
te lisons le savons aussi. Nous ne vivons plus au temps où ce pouvoir était
antagoniste de la vie et celle-ci le bourreau du poète. (p. 1480).
Ainsi, à travers son désir de voir vivre son amie poète, l'écrivain
réaffirmait son propre désir de continuer à vivre en affrontant la mort par
l'écriture. Le rapport conscient et créatif à la mort s'assume dans les textes
comme un désaisissement perpétuel de soi au profit d'autrui, comme par
exemple lorsque Cortázar emploie la métaphore du décollement de
l'œuvre au moment de sa parution ou de la première projection d'un film
(p. 692). En tant que lecteur, l'œuvre d'écrivains comme José Lezama
Lima peut symétriquement s'incarner en lui et le faire participer au
mystère et à la beauté en le disant à l'auteur « depuis le sang même qui
circule sous [s]es veines » (p. 1489).
52
« Nous savions qu'Irazusta allait faire le nécessaire, rien de plus simple
pour quelqu'un comme lui […] A la cime intangible où nous l'avions
exaltée, nous la garderions de la chute, ses fidèles pourraient continuer de
l'adorer sans déclin : on ne descend pas vivant d'une croix », Récits 1945-
1982, op. cit., p. 862-863.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
1
regret de Yeats « — and I am melancholy because/I have not made more /
and better verses »53. Les toutes premières lettres attestent pourtant d'une
production poétique importante, puisque une dizaine de poèmes est
transcrite et offerte à différents correspondants. Mais surtout, dans ces
lettres des années trente et quarante, la poésie apparaît aux yeux du jeune
écrivain comme l'expression littéraire par excellence, vouée à exprimer
ce qui ne peut pas l'être (p. 67), à dépasser toute logique rationnelle (p.
129). L'écriture poétique pratiquée alors est celle héritée du romantisme
tardif de Baudelaire et dont la modernité s'incarne en Rimbaud. Tel que
Jaime Alazraki54 l'a montré, son essai sur le poète maudit se revèle tout
aussi fondamental pour son écriture ultérieure que son livre sur Keats,
avec lequel Cortázar espérait pouvoir décrocher une bourse pour venir en
Europe.
Une fois en France, la sensibilité poétique ne l'abandonnera pas
puisqu'il ne cessera d'écrire également des poèmes. Elle trouvera
simplement d'autres voies d'expression moins secrètes par le biais des
récits brefs en particulier, ce que Alejandra Pizarnik a perçu dès les
années soixante (p. 1040). Le romantisme extrême qui faisait de sa jeune
vocation littéraire une « maladie poétique » (p. 41), Cortázar le retrouvera
plus tard incarné en cette poétesse, auteur d'une œuvre tout aussi
puissante que fulgurante, et avec qui il maintiendra l'un des plus beaux
échanges épistolaires de l'ensemble.
53
Op. cit., p. 91.
54
« Cortázar antes de Cortázar », in Rayuela, édition Archivos, op. cit., p.
571-582.
55
Op. cit., p. 9.
32 JOAQUIN MANZI
Vous qui avez déjà fait allusion, et plus d'une fois, à mon côté "secret", et qui
voudriez me déchiffrer un peu mieux à travers la lecture de mon roman, vous me
connaissez cependant bien mieux que beaucoup de gens qui croient être au
courant de ma vie […] C'est vrai que je suis discret et que les gens extravertis me
dérangent […]. Mais au fond, Jean, ce qui se passe c'est qu'il n'y a rien
d'intéressant chez moi, il n'y a pas grand-chose à montrer ou à raconter. Ne
croyez pas que je fais l'intéressant ou que je pèche par modestie. Ce que j'écris
relève surtout de l'invention, et c'est de l'invention parce que je n'ai pas de
souvenirs qui vaillent la peine d'être rappelés (p. 396).
Je sais qu'au fond je n'existe pas, que je suis un jeu de masques, le caméléon de
ma petite allégorie à la façon de Keats. A force de glisser entre des entités plus
solides, de mener ce jeu dans les interstices et cette osmose à la façon d'un
axolotl (ce que vous [Néstor Tirri] avez très bien vu) une œuvre est née dont la
force, finalement, aura été de nier toute vision, toute conception, toute action
monolithiques (p. 1301).
56
Affaire commentée ici même par N.-E. Rochdi dans son article
« Plaidoyer pour un révolté de la littérature : Julio Cortázar ».
34 JOAQUIN MANZI
REGRETS. Avec les amitiés qui se dissolvent, et les liens amoureux qui
se défont, apparaissent quelques regrets de Cortázar, toujours rares et
pudiques. Ceux qui méritent la peine d'être interrogés sont ceux qui, au
soir de sa vie, examinent rétrospectivement l'œuvre au regard de
l'existence :
Je dois aider simultanément d'une part une traductrice italienne, et d'autre partune
française et un yankee qui sont en train de traduire Marelle. Si tu as feuilleté le
livre, tu peux admettre que la version dans une autre langue pose d'énormes
problèmes. A peine ai-je fini de résoudre une série de difficultés en italien, et
voici qu'arrivent cinquante pages en anglais, et ainsi de suite… Bien entendu, je
ne m'en plains pas, puisque la traduction est ma terre d'élection (ma terre
promise, je ne le sais pas) ; mais tout ce travail me prend de nombreux jours (p.
824).
Lorsque je lis une bonne traduction espagnole d'un auteur anglais, je ne suis pas
gêné de trouver des expressions un peu trop proches de la construction et du
vocabulaire anglais. Pourquoi cela devrait-il me déranger ? Cela assure une
proximité, un contact presque avec l'auteur (p. 361).
Le chapitre de la grosse planche [le chapitre 41 de Marelle], tu l'as traduit avec
une fidélité intérieure qui m'émeut et me rend très heureux. On voit que tu as
senti par-dessous le texte apparent, pour ainsi dire, le sens sous-jacent, et dans ta
version, tout cela ne s'est guère perdu, bien au contraire (p. 856).
57
, Cf. dans ce même volume l'article de Sylvie Protin. « Quand Cortázar
traduit… que faire ? »
36 JOAQUIN MANZI
58
Comme le montre ici-même l'article de G. Goloboff, « Cortázar
revisité ».
59
« L'école, la nuit », Heures indues, in Nouvelles 1945-1982, op. cit., p.
989-999.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
7
Dans une très belle lettre ouverte aux étudiants de l'université de Cuyo,
Cortázar explique les raisons éthiques et intellectuelles de son
éloignement en insistant par ailleurs sur son « sentiment fier de la dignité
humaine et du désir de réaliser la vocation avec laquelle [il] est né dans la
solitude et le travail » (p. 201).
Malgré une éclipse apparente qui irait de la fin des années quarante —
lorsque Cortázar obtient ses diplômes universitaires de traducteur
assermenté de français et d'anglais — jusqu'à la fin des années soixante-
dix — lorsqu'il dispense des séminaires dans certaines universités
américaines comme l'UCLA —, l'université est toujours proche de
l'univers de Cortázar par ses goûts et ses curiosités de lecteur invétéré. En
effet, dans les années cinquante, il entreprend la traduction de l'œuvre en
prose de Edgar Allan Poe, qui est publiée aux presses de l'université de
Puerto Rico en 1956, précédée d'une étude biographique et critique très
poussée60. Son travail de réflexion critique le rapproche également de
l'institution universitaire à Cuba et aux Etats-Unis pendant les années
soixante-dix.
Enfin, quand il lui faut expliquer les inconséquences de l'Etat français
qui le maintient à l'écart de la vie politique du pays en lui refusant la
naturalisation, tout en lui demandant d'y prendre part par le biais d'un
hommage écrit à l'un de ses politiciens, François Mitterrand, Cortázar
n'oublie pas de mentionner les honneurs que lui accorde le ministère de
l'Education de ce même Etat, en lui attribuant la distinction de docteur
honoris causa de l'université de Poitiers (p. 1710). Cortázar ne faisait pas
que mettre ainsi à son profit les absurdités burocratiques françaises ; il
rappelait par la même occasion que cette distinction provenait d'une
université où il avait tissé à jamais des liens d'amitié, de complicitié et de
travail par des textes — comme l'hommage à Lezama Lima61 qu'il fit à
Poitiers en mai 1982 pendant le colloque consacré à l'écrivain cubain —
et des expositions — celle du Musée Sainte-Croix en 1979 autour des
peintures de Julio Silva —. L'exposition récente faite au même musée
60
« Vida de Edgar Allan Poe », in Obra crítica 2,ed. de J. Alazraki;
Madrid, Alfaguara, p. 287-364.
61
« Encuentros con Lezama Lima », Coloquio internacional sobre la
obra de Lezama Lima, Poesía, Madrid, Fundamentos, Espiral Ensayo,
1984, p. 11-18.
38 JOAQUIN MANZI
62
En mars 2000, lors de la première de Rien pour Pehuajo mis en scène
par Jean Boilot, le musée Sainte-Croix de Poitiers a exposé des portraits
photographiques de Julio Cortázar et des peintures de Julio Silva.
63
« Algo te identifica con el que se aleja de ti y es la facultad común de
volver, de ahí tu más grande pesadumbre./ Algo te separa del que se
queda contigo y es la esclavitud común de partir: de ahí tus más nimios
regocijos. […]/¡Alejarse! ¡Quedarse! ¡Volver! ¡Partir! Toda la mecánica
social cabe en estas palabras » « Algo te identifica », Poemas póstumos,
ed. de A. Ferrari, Madrid, Archivos, 1988, p. 434.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
9
rapprochent de ses complices d'écriture et d'édition, comme Julio Silva et
Francisco Porrúa (!HUMOUR).
A ces déplacements en avion, qui remplaceront progressivement les
longues traversées en bateau, Cortázar préfère les trajets en auto-stop
d'abord, comme ceux à travers l'Italie avec Aurora Bernárdez (p. 284).
L'univers étroit et banal de la voiture sera également remplacé par un
camping-car baptisé Fafner avec lequel il sillonera l'Autoroute du Sud en
compagnie de Carol Dunlop pour l'écriture de Les autonautes de la
cosmoroute (p. 1773-1775).
L'Europe, qu'il parcourt sans cesse, à la recherche de ses affinités
électives dans les paysages et les villes des écrivains et peintres aimés, lui
réserve souvent des surprises, comme celle des hippies rencontrés un soir
à Heildeberg, avec lesquels il passe une nuit entière devant le porche de la
cathédrale à fumer de la marihuana et à relire Pedro Salinas, dont il
préparait le prologue d'une anthologie à paraître en Espagne64. Par des
chemins de traverse comme ceux qui constituent la trame du conte « Lieu
nommé Kindberg »65, Cortázar redécouvre le bonheur d'une jeunesse qui
est tout le contraire du « cancer social » dénoncé par les conservateurs de
l'époque. A l'opposé du personnage plus âgé de Marcelo, qui se sépare de
sa jeune amante Lina parce qu'il est incapable d'épouser la perspective
vitale de celle-ci et meurt dans un banal accident de voiture, Cortázar ne
cesse de rajeunir avec ces gens « en dehors du système » (p. 1426)
auxlesquels il s'identifie.
Dans le même ordre d'idées, il avoue ironiquement être « une
catastrophe en tant qu'Argentin » (p. 480). C'est pour cette raison que,
lorsqu'il faut revenir quelque temps à Buenos Aires et retrouver un
univers qui n'a pas changé (p. 470), il faut reprendre un masque que l'on
peine à porter et que l'on n'abandonne qu'entre amis (p. 974). A Buenos
Aires en effet, Cortázar se sent assiégé, enfermé (p. 470), captif dans les
cercles médiocres de l'enfer portègne (p. 410). Plus tard, il reconnaîtra lui-
même la charge névrotique d'une ville dont il a dû se séparer pour se
retrouver lui-même dans et par la création littéraire (p. 1598).
Ce recommencement vital a été accompli à Paris pendant les années
cinquante, sans que les angoisses aient pour autant disparu, mais changé
64
Prologue réédité dans le livre Poesías, Barcelona, Lumen, 1996.
65
Octaèdre, in Nouvelles 1945-1982, Paris, Gallimard, 1993, p. 627-634.
40 JOAQUIN MANZI
66
Julio Cortázar, Barcelona, Omega, colección Vidas Literarias, 2.000, p.
8.
67
M. Seco, Diccionario del español actual, Madrid, Aguilar lexicografía,
1999, tome 2, p. 4598. De la même façon, dans la nouvelle « La nuit face
au ciel », Cortázar crée un nom indigène fictif, celui de motèque, analysé
par B. Terramorsi, Le fantastique dans les contes de Julio Cortázar, Paris,
L'Harmattan, 1994, p. 95-96.
68
« La nuit face au ciel », in Nouvelles 1945-1982, op. cit., p. 359-364.
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1
printanier. Cette joie est surtout figurée selon une image centrale pour le
récit fictionnel :
69
Op. cit., p. 95-96.