Vous êtes sur la page 1sur 12

Revue d'histoire

moderne et
contemporaine (1954)
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Revue d'histoire moderne et contemporaine (1954). 1954.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la
BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :
*La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.
*La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits
élaborés ou de fourniture de service.

Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

*des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans
l'autorisation préalable du titulaire des droits.
*des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur
de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non
respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisation@bnf.fr.


L'ECHEC DU PREMIER GOUVERNEMENT
LÉON BLUM

Le Front populaire n'a pas été seulement une opération électorale


payante, qui a envoyé à la Chambre des Députés 72 communistes (au
lieu de 11 en 1932), 147 socialistes au lieu de 131, et limité les pertes
des radicaux-socialistes, qui auraient certainement payé plus lourdement
leur longue collaboration à des gouvernements de droite si la discipline
républicaine n'avait pas joué. Il a été aussi une grande espérance pour
tous ceux qui attendaient de sa victoire la fin des difficultés apportées
par la crise économique et la politique de déflation pratiquée, plus ou
moins vigoureusement, par les gouvernements de la législature
précédente, et surtout un nouvel aménagement des rapports sociaux
au bénéfice des catégories populaires les plus défavorisées.

Cette espérance a été déçue, et bien plus rapidement que ne


l'indiquent les scrutins parlementaires. Officiellement, le Front
populaire a été rompu à la fin de 1938, au moment où Edouard Daladier
a demandé à la Chambre la confiance sur sa « politique générale »
(scrutin du 9 décembre). Il s'agissait d'approuver la répression de la
grève du 30 novembre et la politique financière de Paul Reynaud ;
au scrutin, les groupes communiste et socialiste ont voté contre, de
même d'ailleurs qu'une trentaine de députés radicaux-socialistes. Le
gouvernement s'appuyait désormais sur une majorité groupant le
centre et la droite. Mais, dès le scrutin du 4 octobre (approbation des
accords de Munich), le parti communiste, en marquant son hostilité,
s'était séparé de l'ancienne majorité. En réalité, l'échec du second
'
ministère Léon Blum, qui n'avait pas duré plus de trois semaines,
la tolérance accordée aux deux ministères Chautemps, dont le second
ne bénéficiait même pas de la participation socialiste ni du soutien
communiste, avaient montré bien plus tôt que si la formule du Front
populaire n'était pas encore tout à fait abandonnée, l'esprit en avait
disparu, et que les illusions étaient dissipées.

Le Front populaire a été frappé à mort le 21 juin 1937, lorsque


après un an d'exercice du pouvoir le premier gouvernement Léon Blum
36 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

a démissionné. jour-là, Cel'espoir qu'un gouvernement durable,


appuyé sur une majorité cohérente, pourrait réaliser une politique de
larges réformes économiques et sociales, a dû être abandonné.

Les conditions dans


lesquelles le gouvernement Léon Blum a été
amené à démissionner méritent donc une étude précise, d'autant plus
qu'elles paraissent assez particulières. Le gouvernement a, en effet,
conservé jusqu'au bout la confiance de la Chambre : celle-ci lui a
accordé, le 15 juin, par 346 voix contre 247, les « pouvoirs nécessaires
pour assurer le redressement financier ». Mais le Sénat n'a pas suivi
la Chambre. La défection des sénateurs radicaux, encouragée par
Joseph Caillaux, a mis en échec le gouvernement qui, après avoir
posé en vain la question de confiance, remit sa démission au Président
de la République.

Le problème qui s'était


posé, pendant ces journées difficiles, aux
dirigeants des partis du Front populaire et/plus particulièrement, au
chef du gouvernement, était de savoir s'ils pouvaient admettre que la
seconde Assemblée pût l'emporter sur la première et, mettant en échec
le verdict populaire de 1936, réussir à briser la coalition qui était
sortie victorieuse des élections générales.

Pour venir à bout de l'opposition du Sénat, deux issues étaient


offertes.La première, qui respectait les textes constitutionnels,
aurait
permis de faire trancher le débat par le suffrage universel : le gouver-
nement, mis en minorité devant le Sénat, retournait devant la Chambre,
lui demandait un nouveau vote de confiance et, ayant fait éclater au
grand jour l'opposition des Assemblées, mettait le Sénat en demeure
soit de s'incliner en lui accordant les pouvoirs financiers qu'il réclamait,
soit de prononcer la dissolution de la Chambre. De nouvelles élections
auraient très vraisemblablement montré que le Front populaire
conservait la confiance des électeurs, dont le verdict ne serait alors

imposé avec force aux sénateurs récalcitrants. La seconde issue était


plus dangereuse : le gouvernement refuserait de s'incliner devant le
Sénat et l'obligerait à modifier son attitude, au besoin par une pression
extérieure. Léon Blum lui-même l'a envisagée, et la considérait comme
aisément réalisable, si l'on en croit le témoignage de l'ambassadeur
Bullitt : « Lorsqu'il dut quitter le pouvoir sous la seule pression du
Sénat, il me confia qu'il eût été facile de briser cette opposition, sans
même faire appel, mais en donnant libre cours, à la force physique
du peuple (1). »

(1) Cité par C. AUDRY, Léon Blum ou la politique du Juste, Essai, Paris, Julliard, 1955,
p. 148.
G. DUPEUX. L'ÉCHEC DU PREMIER GOUVERNEMENT LÉON BLUM 37

La solution constitutionnelle n'a pu être appliquée, en raison de


l'attitude des ministres radicaux. C'est du moins ce qu'affirme
Vincent Auriol : « Deux fois vaincu par une forte majorité, le chef du
gouvernement proposa à ses ministres de provoquer la dissolution de
l'Assemblée et d'en appeler au peuple. Ce n'est qu'après une délibé-
ration in aparté des ministres radicaux, leur refus de résister au Sénat
et leur offre de démission, que... Léon Blum constata la rupture de
la majorité et démissionna (i). » La seconde a été écartée par Léon Blum
en raison de la conjoncture extérieure : c'est ce que W. Bullitt avance,
dans le témoignage cité plus haut, et qui se termine ainsi : « Mais il
ajouta qu'il refusait de prendre une telle responsabilité [donner libre
cours à la force physique du peuple] par crainte d'affaiblir son pays
en face de la menace grandissante de l'Allemagne, même au détriment
de son parti, même au prix du pouvoir qu'il ne considérait d'ailleurs
que comme une charge, non comme un avantage. »

Léon Blum lui-même a d'ailleurs clairement expliqué les raisons de


son attitude. Il l'a fait devant le Congrès du parti socialiste réuni à
Marseille, du 10 au 13 juillet 1937. Il l'a fait parce qu'un certain
nombre d'orateurs l'ont, sinon violemment attaqué, du moins blâmé
d'avoir cédé à l'offensive sénatoriale. Il leur a répondu que si la lutte
avait été engagée avec le Sénat, il aurait fallu la poursuivre jusqu'au
bout : « Il fallait lutter jusqu'à la victoire. Dans cette lutte, est-ce que
tout le Front populaire nous aurait suivis ? Est-ce que, cette lutte,
nous pouvions la mener sans demander et sans obtenir le concours
actif des organisations ouvrières ? Dans quel état jetions-nous le pays ?
Et puis, vous savez bien... ce qu'était à ce moment la situation au
dehors... Considérant le danger extérieur, nous avons dit : non, nous
n'avons pas le droit de faire cela, nous n'en avons pas le droit vis-à-vis
de notre parti, nous n'en avons pas le droit vis-à-vis de notre pays.
Nous nous sommes donc retirés (2). »

L'argumentation de Léon Blum repose donc sur trois thèmes :


l'incertaine cohésion du Front populaire, le danger de guerre civile,
le danger extérieur.

Que la cohésion du Front populaire ait pu être mise en doute, nul


ne s'en étonnera. Il suffit d'évoquer les difficultés de sa formation,
et surtout les contradictions mêmes de cette alliance électorale (3).

(1) lettre de M. Vincent Auriol à l'hebdomadaire L'Express, publiée dans le n° 536 (21 sep-
tembre 1961).
(2) Parti socialiste, XXXIVe Congrès national tenu à Marseille, Compte rendu sténo-
graphique, p. 468.
(3) G. DUPETJX, Le Front populaire et les élections de 1936, Paris, A. Colin, 1959, p. 176.
38 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Mais si cette coalition était menacée d'éclatement à long terme, on


ne voit pas que cette menace ait été, dès juin 1937, immédiate. Certes,
le parti communiste avait refusé de participer au gouvernement, et
son soutien « actif » pouvait n'être considéré que comme une forme
habile de chantage ; sans doute même désirait-il capitaliser à son
profit les mécontentements que l'exercice (difficile) du pouvoir ne
pouvait pas ne pas susciter. Sur le problème de la non-intervention
dans la guerre civile espagnole, le parti avait clairement manifesté
son opposition à la politique gouvernementale. Mais même sur cette
question très importante, le parti communiste n'avait pas voulu ou osé
rompre le Front populaire : lors du débat du 5 décembre 1936 à la
Chambre, il n'avait pas voté l'ordre du jour de confiance au gouver-
nement, mais il n'avait pas voté contre non plus ; il s'était contenté
de s'abstenir. En réalité, on peut considérer que le parti communiste
n'avait pas, à cette époque, de politique à long terme ; peu désireux,
pour toutes sortes de raisons, de préparer une révolution que rien ne
laissait prévoir, il ne présentait aucune alternative valable au Front
populaire. Dans le cas précis de juin 1937, c'est-à-dire dans l'hypothèse
d'une épreuve de force opposant le gouvernement au Sénat, il eût
été absurde de prendre le parti du Sénat contre le gouvernement ; on
ne voit pas que le parti communiste en ait manifesté la moindre
intention. Ce n'est pas de ce côté que venait le danger, mais bien des
radicaux.

Pour ceux-ci, le problème qui se posait alors était le suivant :


voulaient-ils et pouvaient-ils prendre l'initiative de la rupture ? Les
débats parlementaires ont prouvé que les radicaux de la Chambre
n'osaient pas prendre cette initiative ; ils ont laissé agir ceux du Sénat.
L'hostilité des ministres radicaux à une dissolution, attestée par
Vincent Auriol, montre qu'ils ont saisi volontiers l'occasion de renverser
le gouvernement Léon Blum. Était-ce pour rompre le Front populaire
ou, plus simplement, pour substituer à un gouvernement à direction
socialiste un gouvernement à direction radicale, mais s'appuyant sur
la même majorité ? On ne sait. Mais dans l'hypothèse où Léon Blum
eût décidé d'aller jusqu'à l'épreuve de force avec le Sénat, quelle eût
été l'attitude des radicaux ? Pouvaient-ils se dérober, c'est-à-dire,
finalement, s'exposer en cas d'élection à des représailles efficaces ?
Quel eût été leur sort s'ils avaient eu à affronter à la fois des candidats
de droite et des candidats de gauche dont ils n'auraient pu solliciter
le désistement au second tour ? Les dirigeants radicaux connaissaient
trop bien l'état des forces électorales pour courir au suicide.

Quant au danger de guerre civile invoqué par Léon Blum comme


deuxième argument justifiant la démission de son gouvernement, il ne
G. DUPEUX. L'ÉCHEC DU PREMIER GOUVERNEMENT LÉON BLUM 39

paraît pas non plus très sérieux. Les organisations ouvrières, dont il
jugeait indispensable le « concours actif », s'étaient beaucoup renforcées
depuis les grèves victorieuses de juin 36, qui avaient déjà montré leur
puissance. Un gouvernement résolu, appuyé sur elles, ne semblait
pas devoir rencontrer de résistance bien efficace. Les confidences à
W. Bullitt attestent, d'ailleurs, que Léon Blum lui-même jugeait que la
tâche eût été « facile ».

Reste le troisième argument : la conjoncture extérieure. Il est


certain que Léon Blum a toujours été très sensible au péril extérieur,
et que la charge qu'il assumait depuis juin 1936 l'avait rendu encore
plus attentif à la menace allemande. Mais celle-ci était-elle, en
juin 1937, si précise et si immédiate ? On comprend mal alors que
Léon Blum se soit résigné à céder la place, dans une période de grand
danger, à un ministère Chautemps dont il connaissait, mieux que
tout autre, l'insigne faiblesse. On comprend mal qu'il n'ait pas, dès
juin 1937, proposé la formation d'un gouvernement « d'union natio-
nale », comme il devait le faire neuf mois plus tard.

Ainsi, chacune des raisons invoquées par Léon Blum pour justifier
son refus de l'épreuve de force contre le Sénat, prise isolément, semble
peu convaincante. Juxtaposées, elles pèsent d'un plus grand poids,
mais on a peine à se persuader qu'elles aient pu emporter la décision
du chef du gouvernement. Plus exactement, elles ne paraissent
décisives qu'à condition d'admettre que Léon Blum ait jugé que les
dangers auxquels il aurait exposé son parti, sa majorité et la nation
elle-même, étaient disproportionnés au bénéfice que le pays pouvait
escompter de son maintien au pouvoir. Autrement dit, à condition
d'admettre que Léon Blum n'avait plus foi dans la réussite de son
« expérience ».

Il ne s'agit pas de faire ici l'histoire de « l'expérience Blum », mais


d'essayer de saisir ce que Léon Blum attendait de l'exercice du pouvoir.
Quelques textes nous y aideront.

Au lendemain des élections de 1936, Léon Blum exposait aux


militants de son parti, réunis en Congrès national, le programme qu'il
entendait réaliser à la tête du gouvernement. Après avoir rappelé que
le parti socialiste n'était qu'un des éléments du Front populaire, il
déclarait : « Non seulement le Parti socialiste n'a pas eu la majorité,
mais les partis prolétariens réunis ne l'ont pas eue davantage. Il n'y a
pas de majorité socialiste, il n'y a pas de majorité prolétarienne. Il y a
la majorité de Front populaire, dont le programme de Front populaire
est le heu géométrique. Notre objet, notre mandat, notre devoir, c'est
4o REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d'accomplir et d'exécuter ce programme. Il s'ensuit... que nous agirons


à l'intérieur du régime social actuel, de ce même régime dont nous
avons démontré les contradictions et l'iniquité au cours de notre
campagne électorale. C'est cela l'objet de notre expérience. Et le vrai
problème que cette expérience va poser, c'est le problème de savoir si,
de cette société, ... il est possible d'extraire la quantité d'ordre, de
bien-être, de sécurité, de justice qu'il peut comporter pour la masse des
travailleurs et des producteurs... Il s'agit de savoir s'il est possible
d'assurer un passage, un aménagement paisible, amiable, entre cette
société et la société dont la réalisation définitive est et reste notre
but (i). »

Le gouvernement Léon Blum a pris le pouvoir dans des conditions


très difficiles, pendant les grandes grèves de juin, à un moment où le
« passage » apparaissait comme rien moins que « paisible ». La solution,
en vérité, s'est présentée très vite, sous la forme d'une capitulation
du patronat. La signature des accords Matignon a abouti à un double,
et heureux, résultat : elle a permis d'éviter une épreuve de force entre
la classe ouvrière et le patronat, elle a si fortement impressionné les
parlementaires, y compris les sénateurs, qu'un train de lois sociales a
été voté sans aucune difficulté et dans les délais les plus brefs (lois du
20 juin sur les conventions collectives et sur les congés payés, lois
du 21 juin sur la semaine de 40 heures et sur la prolongation de la
scolarité).

Il semble bien qu'à ce moment le chef du gouvernement ait conçu


l'idée et nourri l'espoir d'un rapprochement avec le patronat, ou du
moins la fraction compréhensive et intelligente du patronat, en vue de
réaliser une oeuvre de redressement économique et de réformes sociales
qui ferait de la France un pays mieux adapté aux nécessités de l'heure.
« L'aménagement paisible et amiable » qu'il avait évoqué au Congrès
de Paris aurait sans doute pris la forme d'un New Deal français.

Encore fallait-il que le patronat acceptât une application loyale


des accords Matignon et des lois sociales votées en juin. On sait qu'il
n'en fut rien (2). Les dirigeants de la Confédération générale de la
Production française, signataires des accords, avaient été désavoués
par leurs mandants ; le président Duchemin dut démissionner en
octobre, et la Confédération, changeant ses statuts et son nom, devint
la Confédération générale du Patronat français. La nouvelle C.G.P.F.

(1) Parti socialiste, XXXIIIe Congrès national tenu à Paris (30, 31 mai, Ier juin 1936),
Compte rendu sténographique, p. 186.
(2) Sur la question de l'attitude du patronat, voir H. W. EHEMANN, La politique du Patronal
français, 1936-1955, Paris, A. Colin, 1959.
G. DUPEUX. L'ÉCHEC DU PREMIER GOUVERNEMENT LÉON BLUM 41

ne fit rien pour faciliter l'application des accords Matignon ; le 26 no-


vembre 1936, son président, Gignoux, rompit les négociations engagées
avec la C.G.T. sur un projet d'organisation générale de concilia-
tion et d'arbitrage, et adressa une lettre au président du Conseil
pour « dénoncer les atteintes portées par la C.G.T. à la liberté du
travail ».

Le raidissement patronal eut des conséquences politiques immé-


diates : le Sénat retrouva quelque audace et entama une petite guerre
d'escarmouches avec le ministère ; il refusa d'examiner rapidement
les dispositions du budget de 1937 et fit tramer jusqu'aux derniers
jours de l'année la discussion d'un projet de loi instituant une procé-
dure de conciliation et d'arbitrage obligatoire rendue nécessaire par
l'échec des négociations C.G.P.F.-C.G.T.

Quelles furent les réactions de Léon Blum devant l'incompréhension


et le durcissement du patronat ? Tout d'abord, une douloureuse
surprise exprimée, lors du discours de Narbonne (25 octobre 1936),
en un langage inattendu dans la bouche d'un leader socialiste,
compréhensible néanmoins si l'on admet qu'il trahit l'espoir déçu :
« En Bourse, on a joué à la baisse de la rente, on a tendu les reports,
on a détourné ou on a effrayé la clientèle. Par contre, on accélère la
hausse des prix, on raréfie le marché ; dans certains cas, on refuse de
livrer les marchandises stockées ou de prendre des commandes nouvelles
-à prix et à délai fermes. Y a-t-il vraiment des hommes qui cherchent
aujourd'hui à nous atteindre à travers les intérêts vitaux du pays ?
Y a-t-il des hommes qui puissent penser qu'ils ont intérêt à empêcher
l'équilibre économique de se rétablir, à préparer de nouvelles difficultés
sociales ? Je ne puis le croire ! ».

Quelques semaines plus tard, c'est une tentative de conciliation


(allocution radiodiffusée du 31 décembre, dans laquelle le vocabulaire
utilisé par le président du Conseil est, encore une fois, bien révélateur) :
« La preuve n'est-elle pas faite ? N'est-il pas constant que nous avons
poussé le libéralisme économique aussi loin que ne l'avait fait aucun
autre gouvernement dans le passé, plus loin peut-être que ne l'aurait
fait aucun autre gouvernement dans les conditions présentes ?...
Gouvernement de Front populaire, fidèle à son origine et à son mandat,
nous prétendons être, au sens le plus élevé du terme, un gouvernement
national. Voilà pourquoi nous nous adressons, aujourd'hui, à toutes les
Françaises et à tous les Français. Voilà pourquoi nous appelons à
travailler avec nous quiconque a le sens et le scrupule de l'intérêt
national, quiconque est prêt à accepter son devoir civique. »
42 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La conciliation offerte au patronat a été la « pause, dans l'action


sociale et financière du gouvernement », annoncée dès le 14 février 1937,
réalisée par les décisions du Conseil de Ministres, le 5 mars. Le gou-
vernement renonce au contrôle des changes, aux dépenses nouvelles, à
la politique de grands travaux. La pause devient, avec les décisions du
Conseil de Cabinet du 26 avril, une pure capitulation : on écarte « provi-
soirement » la création d'un fonds national de chômage et l'institution
d'une retraite pour les vieux travailleurs.

Cette politique a échoué. Elle a échoué d'abord parce que le pati-onat


a refusé de saisir la perche tendue. Dans ses rapports avec les syndicats,
il a persisté à refuser toute discussion. Dans le domaine économique,
il a ruiné les effets de la signature de conventions collectives en majorant
ses prix de vente dans de telles proportions qu'il a déclenché une
flambée des prix qui a mis en péril l'économie de toute la nation. Elle
a échoué aussi parce qu'elle a abouti à faire payer par la classe ouvrière,
sous la forme d'un effondrement des salaires réels, le prix de l'abandon
d'objectifs qui n'étaient même pas des objectifs socialistes, mais tout
simplement ceux du programme du Rassemblement populaire. Elle a
échoué surtout parce que, ce faisant, elle a ruiné la confiance que les
électeurs du Front populaire avaient mise dans ce gouvernement et
les a conduits au découragement.

C'est vraisemblablement parce qu'il a pris conscience de cet échec


que Léon Blum a accepté si aisément de s'incliner devant l'opposition
du Sénat. Puisqu'un New Deal était irréalisable dans la France de 1937,
il n'y avait plus de raison profonde qui justifiât l'épreuve de force et
les risques, même peu importants, qu'elle impliquait. Il n'y avait
même plus de raison, finalement, pour maintenir le Front populaire
tel qu'il l'avait conçu, c'est-à-dire comme un moyen d'extraire de la
société française une certaine « quantité d'ordre, de bien-être, de
sécurité, de justice » dont aurait pu bénéficier «la masse des travailleurs
et des producteurs ».

Mais la déception a certainement été, pour Léon Blum, très


profonde. Et c'est sans doute l'écho de cette déception qu'on peut
entendre à la lecture d'un texte (A l'échelle humaine, chapitre IV)
rédigé après les années de méditation de la guerre et de la captivité,
et où s'exprime l'amertume de l'échec : « Il est bien vrai qu'en dépit
de toutes les apparences contraires, c'est bien la bourgeoisie qui régit
la France depuis un siècle et demi. Les exceptions que paraît offrir
l'entre-deux-guerres sont purement illusoires... Même quand la
Chambre élue semblait appartenir à une majorité populaire, le bour-
G. DUPEUX. L'ÉCHEC DU PREMIER GOUVERNEMENT LÉON BLUM 43

geoisie conservait des moyens de résistance qui ne cédaient tempo-


rairement qu'à la peur, et qui recouvraient leur efficacité sitôt la peur
apaisée. Elle disposait des Assemblées locales, des cadres de
fonctionnaires, de la presse, de la finance, des milieux d'affaires, et
surtout de ce Sénat doté d'attributions telles qu'en aucun pays ni en
aucun temps une Seconde Chambre n'en a possédé de semblables, et
que les auteurs de la Constitution de 1875 avaient volontairement
insérées dans le système républicain comme un réduit inexpugnable
du conservatisme. En fait,, chaque fois que la volonté du pays, mani-
festée par le suffrage universel, a imposé la constitution d'un
gouvernement à tendance populaire et activement réformatrice, la
bourgeoisie dirigeante n'a pas tardé à l'éliminer et à le rejeter comme
un corps étranger. La bourgeoisie française détenait le pouvoir : elle
n'a voulu ni le résigner ni le partager. Elle l'a conservé tout entier.
A la veille de la guerre de 1939, c'est elle qui tenait encore le volant de
la machine nationale. Mais elle n'était plus apte à la conduire.

« Je ne dresse pas ici un réquisitoire doctrinal au nom d'une classe


contre une autre classe. Le double mouvement qui a abouti à cette
inadaptation, à cette inadéquation entre la société française et la
classe dirigeante, n'était peut-être pas marqué du caractère inéluctable
d'une fatalité. Je conviens volontiers que d'autres régions du monde
et même d'autres pays d'Europe ne présentent pas le même tableau.
Mais telle est bien la vérité, la réalité française, et il suffit pour s'en
convraincre-de jeter autour de soi ou de reporter sur l'histoire toute
récente des regards sans prévention. N'est-il pas évident que, depuis
dix ans, la bourgeoisie n'a pu trouver, en elle-même, aucune réserve
d'énergie, aucune ressource d'imagination, aucune capacité de renou-
vellement et de réfection pour surmonter le marasme économique,
qu'elle n'a su faire autre chose, reniant par là tous ses principes,
qu'implorer en suppliant le secours de l'État ; que partout où ce
secours lui a manqué, elle a laissé tomber les bras désespérément, sans
même essayer la lutte ? N'est-il pas évident que sur tous les plans de
l'activité — industrie, commerce, banque —
productrice agriculture,
elle s'était attardée dans ses traditions routinières, qu'elle n'avait même
pas été capable de conserver à la France, forcément dépassée au point
de vue de la masse par des nations plus puissantes, le vieux prestige
de la « qualité » ? Partout où l'initiative et l'invention avaient créé
au départ une avance française, elle s'était laissée rattraper et dépasser.
Elle avait permis que la condition ouvrière glissât jusqu'à un niveau
misérable. Elle n'avait pas compris qu'une modification continue des
rapports du patronat et du salariat lui était dictée, non seulement
par son intérêt propre, mais par un besoin vital de la nation. En 1936,
44 , REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

lorsqu'il fallut compenser d'un coup tous les retards accumulés par elle,
lorsque de grandes réformes devinrent l'unique moyen d'éviter une
révolution sanglante et qu'un gouvernement de « Front populaire »
s'efforça de les lui faire accepter dans la concorde, elle ne les subit
que par peur, et elle s'ingénia aussitôt, honteuse et acrimonieuse de sa
propre peur, à les reprendre par la force ou par la ruse. »

Si Léon Blum s'est résigné si aisément à abandonner un pouvoir


qu'il aurait pu, sans beaucoup de difficulté, conserver, c'est pour
n'avoir pas trouvé devant lui une bourgeoisie capable de comprendre
et d'accepter ce qu'il lui offrait, une transformation, sans révolution,
des structures économiques et sociales de la France de 1937.

Georges DUPEUX,
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Bordeaux.

Vous aimerez peut-être aussi