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Platon Einstein

au piège d’un songe en expansion

Jean-Marie Lhôte
2017
Une rencontre singulière entre Platon et Einstein est à l’origine de ce texte ;
elle constitue en elle-même le piège où la pensée cherche un secours
dans les œuvres mêmes de ces deux géants
Le Timée & La Théorie de la relativité.

Reconnaissons que cette lecture de l’œuvre d’Einstein


La Théorie de la relativité restreinte et générale,
multipliant les transpositions hypothétiques
entre jeu et sérieux, entre physique et pataphysique,
peut dérouter,
d’autant plus que le propos est fort contestable aux yeux des scientifiques.

Le lecteur peut allègrement sauter les paragraphes qui lui seraient rébarbatifs

Le jeu est présent dans ces pages, et aussi le théâtre.


Avec les deux héros, Platon et Einstein, de la plus haute volée.
Le superbe Timée,
et les participants : Patrice Chéreau ; Jean-Jacques Pauvert ; André Weil ;
Mileva Maric ; Maurice Solovine ; Mlle Rouvière ; Albert Rivaud ;
Michele Besso ;
le grand mathématicien Alexandre Grothendieck
ayant fait l’amitié de quelques messages écrits de sa main ;
Étienne Binet et la musique ; Puck, le luron de Shakespeare ;
Simone Weil ;
Lucrèce et ses simulacres ; Alfred Jarry cultivant des polyèdres ;
le jugement sévère de Jean-Marc Lévy-Leblond ;
le salut final avec Pierre Berloquin.

S’y ajoutent de belles rencontres personnelles :


Jo Berto le lithographe ; Jean-Pierre Castelnau l’éditeur ami chez Pauvert :
Jacques Falguières le complice du théâtre à Marseille ;
André et Selma Weil, le frère et la maman de Simone.
Patrice Chéreau
Au mois de septembre 1965 se tient à Marseille le XIIIe festival international culturel étudiant
sous l’égide de l’U.N.E.F. [Les références des textes cités se trouvent en annexe]. Pendant dix jours des
rencontres et des spectacles ont lieu à Marseille même, mais également dans la région d’Aix-en-
Provence à Nîmes, d’Arles à Châteaurenard. Quarante pays sont représentés. Un des points forts est
une représentation de Fuenteovejuna de Lope de Vega ; celle-ci a lieu dans une salle sans éclat d’un
quartier excentrée de Marseille, espace utilisé d’ordinaire par le Théâtre Universitaire de Marseille,
fondé par Jacques Falguières, en belle activité depuis trois ans. Ici tout un après-midi est occupé par
des répétitions et des mises au point pour le spectacle prévu en soirée… et il se pose une vraie
difficulté : le metteur en scène tient absolument à des chandeliers d’un certain type pour être posés
sur une grande table et il n’y a rien de ce genre. Cela peut paraître anodin mais non pour l’intéressé
qui envoie alors trois ou quatre de ses comédiens chez les antiquaires à plusieurs kilomètres de là,
en centre-ville, pour emprunter les objets convoités. Ce n’est pas simple ! Dans la salle,
discrètement, certains observent ; l’un d’eux est particulièrement intéressé – associé avec
Falguières, il est en quelque sorte chez lui. Le perfectionnisme inspiré animant cette mise en scène
est impressionnant ; c’est avec soulagement que l’on voit enfin arriver les objets voulus. Regardant
le programme, le nom du jeune metteur en scène est inconnu ; il est encore amateur ; il se nomme
Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent l’accompagne pour ce spectacle. Belle exigence à suivre.
Au fil des années suivantes, tout au long de l’étonnant parcours de cet artiste hors-pair, à
chaque éclat, les fameux chandeliers reviendront à la mémoire ! Il est possible que si Patrice
Chéreau n’avait pas réussi à les obtenir, s’il avait accepté l’absence de ces accessoires ou leur
remplacement par des doublures sans caractère, son destin aurait pu être différent... Tout en suivant
effectivement cette répétition d’une autre troupe universitaire, l’itinéraire parcouru avec Falguières
resurgit. Le premier spectacle fut Sérajévo, une pièce radiophonique récente de Blaise Cendrars. En
dehors du fait que la couverture du petit volume donnant le texte porte un dessin original de
Cocteau, la curiosité majeure est sans doute ici d’avoir obtenu l’avis direct de Cvetko D. Popovic !
Qui est-il, ce Popovic ? Rien moins que l’un des participants et survivant de l’attentat du 18 juin
1914 – Évènement formidable comme on sait, sonnant les trois coups d’ouverture de la guerre
1914-1918. Par des relations familiales, Michel Magne, un des étudiants, acteur dans la pièce, a
obtenu une lettre dans laquelle Popovic donne son avis sur le texte même de Cendrars et rappelle
comment l’attentat s’est déroulé ; témoignage émouvant, même s’il n’apporte rien de neuf aux
historiens. Des années plus tard, Les amis de Blaise Cendrars, publient la lettre dans leur bulletin.
Si Falguières est l’animateur et le metteur en scène de ce Théâtre Universitaire de Marseille,
l’auteur de ces lignes, s’occupe des textes. Ainsi, l’an passé, les comédiens ont présenté Le songe
d’une nuit d’été de Shakespeare. Proposition assez banale, surtout en 1964, année du quatrième
centenaire de la naissance du grand Will et dont la distribution nombreuse correspond bien à la
diversité d’une troupe de comédiens amateurs. Une version française a donc été établie et le
spectacle joué au Festival de Vaison-la-Romaine, à Cassis et ici, dans cette salle où Patrice Chéreau
se trouve en ses débuts. Pour une troupe désargentée, utiliser son propre texte est un moyen – peu
glorieux – d’éviter de payer les droits d’auteur d’une traduction existante mais surtout la meilleure
des méthodes pour approcher au plus près les complexités d’une œuvre. Dans le cas présent, la
version française est proposée accompagnée d’une introduction intitulée Le songe dans le miroir
des cartes à jouer ; le tout faisant l’objet d’un petit livre.

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Le volume est imprimé par Monsieur Flouret, patron de l’imprimerie L’hirondelle, qui réalise
avec son unique compagnon des petites éditions de textes, en complément des affichettes et autres
prospectus formant son fonds de commerce. Le travail est soigné, à l’ancienne, en typo et il faut
croire qu’il aimait bien les étudiants car ses factures sont calculées au plus juste. Un autre
personnage joue un rôle plus éminent, c’est Jo Berto, lithographe, personnalité considérable dans le
milieu artistique d’après-guerre à Marseille, proche de nombreux artistes, injustement dédaigné
parce qu’il utilise souvent des feuilles de zinc et non la pierre pour ses impressions. Il est un ami,
connu d’autant mieux qu’il convie à déjeuner celui qui, fort désargenté à l’époque, vient
régulièrement à l’atelier pour tourner la manivelle de la presse. Une affiche des représentations est
réalisée où l’on voit un personnage à tête d’âne à califourchon sur une roue. Son atelier est situé
dans un bâtiment ancien en bordure du vieux port : un méandre de couloirs et d’escaliers permet d’y
accéder. Louis Pons le décrit dans ses Portraits de peintre : « […] C’était un prisonnier / attaché à
son boulet / sa presse / sa lithographie / comme prison == Avec ça / il vous apprenait / la liberté /
sur des pierres / lourdes comme des / tombeaux == Libertaire / en charentaises / il avait le pas
feutré == Le droit d’asile / était sa morale / avec ses deux compagnes / il dessinait un triangle
d’accueil == Dans les coups durs / là toujours / intangible == La nostalgie / n’est pas mon fort /
amnésique je ne / peux oublier. »
Cartes à jouer et tarots
Les cartes à jouer et les tarots intéressent : leurs structures, leur imagerie, leurs symboles réels
ou supposés. Observant que les personnages du Songe se répartissent en quatre familles : Artisans,
Amoureux, Notables et Fées, l’idée vient de placer chacune d’entre elles sous une des couleurs d’un
jeu de cartes : Carreau, Cœur, Pique, Trèfle. Entrant alors dans l’univers des tarots, cela devient :
Deniers, Coupes, Épées, Bâtons. Le pas est vite franchi pour y retrouver les quatre Éléments des
Anciens : Terre, Eau, Air, Feu. Ceci est bien connu. La démarche est racontée et illustrée dans le
petit livre vendu lors des représentations, mais aussi envoyé à des amis et connaissances.
Une réponse émerge car elle émane d’une
personnalité majeure de l’édition de l’époque : Jean-
Jacques Pauvert. Il remercie vivement de l’envoi du
Songe d’une nuit d’été et de sa passionnante
préface, avec ses Amitiés.
Non, le livre n’a pas été envoyé à André Breton,
et ne le sera pas ; la raison en est inconnue. Bien sûr,
des ouvrages sérieux sur le sujet auraient permis
d’aller plus loin, c’est sans doute dommage. Il
n’empêche, cette petite lettre manuscrite est un beau
cadeau. Jean-Jacques Pauvert a été connu quatre ou
cinq ans auparavant d’une façon aussi naturelle que
possible : un texte envoyé par la poste concernant la
jeunesse du peintre Degas. Le récit lui plaît, ainsi
qu’à Jean-Pierre Castelnau, proche collaborateur,
devenu responsable de la revue Bizarre à la suite de
son fondateur Michel Laclos. Au quatrième trimestre
1962, le texte fait ainsi l’objet du numéro 26 de la
revue, sous le titre quelque peu alambiqué Discours
imprononçable quoique méthodique à propos d’un
épisode mal connu de la jeunesse de Degas. La
publication est bien accueillie ; le jeune Bernard
Pivot en fait une belle chronique dans Le Figaro
littéraire.

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Le piège
L’intérêt de Pauvert et Castelnau pour la préface du Songe, les conduit trois ans plus tard à
en faire la matière d’un nouveau numéro de Bizarre (43-44) paru en juin 1967 ; il est intitulé :
Shakespeare dans les tarots et autres lieux.
Des compléments sont apportés au texte d’origine – en particulier les analogies déjà
mentionnées à partir des quatre familles d’acteurs Artisans, Amoureux, Notables et Fées,
associés, comme il a été dit, aux couleurs des cartes : Carreau, Cœur, Pique, Trèfle, puis celles
des tarots Deniers, Coupes, Épées, Bâtons… pour franchir avec témérité un pas décisif en y
retrouvant les quatre Éléments des Anciens : Terre, Eau, Air, Feu.
Approfondissant l’idée ; il convient de se référer à la source suprême en ce domaine, c'est-à-dire
à Platon dans son Timée. Là, s’exprime l’articulation des Éléments entre eux et la vision d’une
connaissance du monde. L’usage de l’anglais a été suffisant pour avoir la prétention de proposer une
version acceptable du Songe de Shakespeare, en revanche les rudiments de grecs dont l’alphabet et
quelques notions ont été effleurés il y a bien longtemps sont évanouis. D’où le recours à une
traduction. Celle d’Albert Rivaud rassure par son sérieux dans l’édition bilingue des Belles Lettres.
Voici le passage capital du Timée [32,b] où Platon médite sur la constitution du corps du monde et
dans lequel il “dose” les éléments les uns par rapport aux autres :
« Ainsi, le Dieu a placé l’air et l’eau au milieu, entre le feu et la terre, et il a disposé ces
éléments les uns à l’égard des autres, autant qu’il était possible dans le même rapport, de telle
sorte que ce que le feu est à l’air, l’air le fut à l’eau, et que ce que l’air est à l’eau, l’eau le fut à la
terre. De la sorte, il a uni et façonné un Ciel à la fois visible et tangible. Par ces procédés et à
l’aide de ces corps ainsi définis et au nombre de quatre, a été engendré le corps du Monde. »

Relisant les mots dans leur ordre, leur enchaînement est clair et il est question de rapports.
Alors, posons-les ces rapports, ces relations que Platon note avec une telle assurance. Il suffit de
suivre le texte, tout simplement. Le lecteur allergique aux formules, même élémentaires, peut passer
cette petite page de calcul. La première phrase est transcrite ainsi :

feu air eau


–––– = –––– = ––––
air eau terre

Ce que le feu est à l’air, l’air l’est à l’eau et ce que l’air est à l’eau, l’eau l’est à la terre.

Ici intervient un goût peut-être excessif pour les analogies, mais qu’importe ; les Éléments des
Anciens sont reliés aux notions modernes en les associant :

terre « matière ; eau « temps ; air « espace ; feu « énergie

Il en découle la transposition :

énergie espace temps


––––––– = –––––––– = ––––––
espace temps matière

Ce que l’énergie est à l’espace, l’espace l’est au temps et ce que l’espace est au temps, le temps
l’est à la matière.

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Tout naturellement, ces relations s’écrivent en abrégé:

E e t et
–– = –– = –– (I) c’est-à-dire : E = -----
e t m m

m est ensuite adjoint au numérateur, en ajoutant t de la même façon :


et et m t et2
E = ––– peut s’écrire : E = ––– x ––– x ––– ou E = m –––
m m m t tm2

t e
mais la relation (I) montre que – = ––
m t
et 2 ee 2 e3
ainsi E = m ––– = m ––– = m –––
tm2 tt2 t3

la vitesse correspondant à un espace parcouru dans l’unité de temps (v = e/t), la transposition est
immédiate : E = m v3…

curieuse surprise, tant cette relation est étrangement proche de celle d’Einstein, le fameux E = mc2.

Einstein : E = m c2 ; Platon : E = m v3…

Avec cette sorte de parenté allant de Platon à Einstein, et inversement, toutes les rêveries se
mettent en branle ! C’est ainsi que se forme le piège d’un songe dont le pouvoir n’est pas encore
mesuré. Il va en effet se développer dans une expansion incontrôlable. Cette étrange association
[mv3 d’un côté et mc2 de l’autre] se trouve à la page 61 du numéro de la revue Bizarre dont il a été
question ; elle fait écrire à Jean-Pierre Castelnau : « Votre dernière note sur la relation
Shakespeare /Platon / Einstein est bien curieuse. »
L’effacement
Bien entendu, ce calcul si simple est recommencé des fois et des fois… Il est facile d’imaginer
la surprise face au résultat. Comment était-ce possible ? Est-ce une réalité, une coïncidence, une
illusion, une sottise ? Cette rencontre est-elle fondée, fortuite, poétique, absurde ? Et comment
l’exprimer cette rencontre ? E = mv3 d’un côté et E = mc 2 de l’autre, comment les mettre en
regard ? Le signe = est bien entendu exclu. Une double flèche [«] marquant une relation certaine
de l’un à l’autre ne peut être retenue.
D’autres propositions sont essayées, trop directes ou trop floues ; c’est pourquoi deux flèches
en miroir avec un espace de séparation sont finalement choisies [Z [] : E = mv3 (Platon) Z [ E =
mc2 (Einstein). Dans cet espace de séparation ténu, s’insinue et se développe le piège du songe.
Pendant trois ans le « découvreur » éberlué a conservé pour lui cette note, sans trop savoir
qu’en penser ; alors cette publication dans Bizarre le libère. Ceux qui savent vont en débattre ; c’est
évident. Comment des hommes de science et de philosophie peuvent-ils se désintéresser d’une
pareille étrangeté ? Ou alors des Hellénistes ? Cette interprétation « algébrique » de ce fragment du
Timée a-t-elle déjà été proposée, par l’un ou l’autre des commentateurs qui sont des centaines, voire
des milliers à avoir scruté l’œuvre de Platon, depuis l’Antiquité ?

4
La déconvenue est au rendez-vous. Bizarre 43-44 est accueilli modestement. Diverses
publications s’en font l’écho dont Le Figaro littéraire et Le Nouvel Observateur, ce dernier avec
cette conclusion : « Dernière remarque : l’essai est à peu près illisible mais ce n’est pas son
moindre charme. » Concernant Shakespeare, les courriers reçus de la part des anglicistes éminents
de l’époque, sont sympathiques ; les Jean-Baptiste Fort, Henri Fluchère, Marie-Thérèse Jones-
Davies… comprennent tout à fait la démarche pataphysicienne. Jean Paris, auteur d’un essai
marquant sur Le songe d’une nuit d’été est enthousiaste et parle d’une « étude magistrale . Mais en
ce qui concerne la feuille de calcul, c’est le silence. Le trésor n’est ni contesté ni approuvé. Il est
peut-être authentique ; il est peut-être faux : rien n’ouvre la moindre piste. Aucune réaction.
Le texte trouve néanmoins un écho, donné par un célèbre homme de radio et de télévision,
Jean-Christophe Averty. En 1969 il réalise, nous dit sa biographie, « Le grand téléfilm ''Le songe
d'une nuit d'été'' premier film complet en ''incrustation'' où des vedettes comme Claude Jade,
Christine Delaroche et Jean-Claude Drouot jouaient sur un plateau nu. » Le décor est constitué par
de grandes reproductions de cartes de tarot. Il faut une mention discrète dans le journal Le Monde
pour savoir que sa mise en page a été inspirée par le récit publié dans Bizarre. Prendre contact avec
l’auteur était superflu... Il n’en est pas question dans son entretien publié par téléciné au lendemain
de la diffusion le soir de Noël. Ni dans les fiches techniques concernant cette œuvre. Silence encore.
Est-ce important ?
Important ou pas, l’oubli opère. Curieusement, le Songe quitte la pensée de son auteur. La
feuille de calcul si simple et si troublante n’est même pas communiquée à André Weil,
mathématicien de la plus haute envergure, proche et attentif. C’est incroyable.
André Weil
Le premier contact avec André Weil est épistolaire. Il est question de Venise sauvée, la pièce
inachevée composée par sa sœur Simone, que les étudiants du Théâtre Universitaire de Marseille
veulent présenter après Le Songe d’une nuit d’été. Avec un bel aplomb et leur admiration profonde
pour l’auteur, ils ont « complété » l’œuvre ! [En complétant l’acte I laissé à l’état de notes par
Simone Weil]. Voici la lettre d'André Weil donnant son accord :
« Cher Monsieur, Non seulement je n’ai pas d’objection contre le projet que vous me
communiquez, mais il me paraît tout à fait digne d’encouragement. Vous n’ignorez pas, je pense,
que du point de vue du “copyright”, l’autorisation de ma mère est nécessaire aussi bien que la
mienne. Pour des raisons dans lesquelles il est inutile d’entrer, vous ferez bien de ne vous
recommander auprès d’elle, ni de moi, ni du père Perrin. Comme tous les ans, je compte venir à
Paris prochainement, mais la date n’en est pas encore fixée. Je vous enverrai un mot pour vous
avertir, et serai heureux de vous rencontrer. Croyez, je vous prie, à mes sentiments sincèrement
dévoués. A. Weil. »
Si André Weil est une sommité pour ses pairs, que dire pour le profane ? Le personnage est
impressionnant, c’est vrai, mais comment oublier cette conversation dans le jardin du Luxembourg
lors de sa venue à Paris où son attention se fait fraternelle. Le rendez-vous a lieu quasiment sous les
fenêtres de l’appartement familial. Dans les hauteurs de l’immeuble vit encore la maman de Simone
Weil. Elle aussi a été mise au courant de cette entreprise téméraire. Quand il va la voir, le porteur du
projet est reçu avec bienveillance ; il découvre la chambre de Simone restée en l’état depuis sa mort
il y vingt ans. Les lettres reçues de cette charmante petite dame sont signées Mime, le diminutif
affectueux : « Je vous demande de m’appeler Mime, comme elle le faisait elle-même. »
Le fait que le projet concerne une troupe d’étudiants – de Marseille par surcroît où la famille
fut repliée en 1942 avant le départ aux États-Unis – favorise sans doute l’acceptation. André Weil se
renseigne ; parmi ses questions, il est important de savoir si la troupe est confessionnelle ou non. De
son côté, Mime demande si les représentations bénéficient « d’une aide gouvernementale ».

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Tous deux sont informés de l’avancement de l’entreprise. Mime relit avec soin le texte de la
préface, apportant des modifications… et Gallimard accepte de voir éditer cette version par le
Théâtre Universitaire de Marseille au printemps 1965, pour les représentations données dans la
salle de spectacle familière, sans grand caractère – mais qu’importe. Le père Perrin est présent à
l’une d’elle. Mime ne le saura pas ; elle dédicacera un exemplaire : « Souvenir très affectueux de la
maman de Simone Weil – Selma Weil 28 juin 1965.

Parmi les échos suivant les représentations, et en dehors d'une lettre d'un spectateur furieux de
ce « texte exécrable », deux témoignages sont précieux. Le premier est une lettre de Gustave
Thibon : il se souvient d'extraits de Venise sauvée, que lui avait lus Simone Weil en 1941 : « Elle
attachait une grande importance à cette pièce qui, dans sa pensée, représentait l'évocation du Bien
impossible. » Le second est un commentaire du Père Perrin qui ne craint pas de parler de chef-
d’œuvre . Pour lui, ce texte présente un intérêt unique et il sait le prix que Simone Weil y attachait ;
« Venise sauvée souligne l'importance que le thème de l'amitié a dans la pensée et la vie de Simone
Weil... » Ce texte, parvenu après la fin des représentations est resté inédit. Il confirme l'importance
attachée à cette pièce par Simone Weil, telle que l'écrit Gustave Thibon, or Venise sauvée est
souvent négligée dans les écrits dédiés à SimoneWeil. C'est dommage.

Avouons que l'ampleur du respect et de l'admiration inconditionnelle manifestée dans les


ouvrages consacrés à Simone Weil peuvent éloigner d'elle certains lecteurs. Il pourront prendre un
recul critique avec le livre de Paul Giniewski, lire Laure Adler, Jacques Julliard ou Florence de
Lussy, et surtout se régaler avec Sylvie Weil.

Les messages d’André Weil, reflètent bien son caractère : tapés à la machine sur papier bleu,
envoyés par aérogramme en provenance de Princeton – textes concis relatif aux représentations de
la pièce et son édition, suivis de son paraphe, non souligné, léger comme un oiseau. Qu’aurait dit
André Weil de la relation bizarre ? Sans doute aurait-il fait éclater d’un coup la bulle de rêve ? Peut-
être aurait-il évoqué un poète aimé ? Ou encore l’Inde, lui qui lisait la Bhagavad-Gītā dans le texte
sanscrit… Ne faisons pas parler les morts. Cet acte manqué reste incompréhensible. Une vraie
blessure. La feuille de calcul élémentaire si simple et si troublante reste donc, au sens propre :
« lettre morte ».
Tests
Les années passent. Il arrive cependant un moment où l’Énigme resurgit vivace après une
longue période d’occultation. « E = mv3Z [ E = mc2 : Platon Z [ Einstein… » La relation blesse
la pensée. Où est le réel ? Où est l’imaginaire ? interroge le prestidigitateur lorsque son tour est
parfaitement réussi. Où est la science ? Où est la fiction ? Quelle est cette relation ? se demande le
jongleur d’algèbre élémentaire étourdi par ce résultat. La pensée reste en bataille. La note sort de
son tiroir ; elle est adressée, à quelques scientifiques et universitaires. En guise d’essais, pourrait-on
dire, ou « à tout hasard »… La plupart restent silencieux – comment pourrait-il en être autrement ?

Certains veulent bien se faire attentifs : « Si je n’ai pas réagi, c’est qu’en historien, il me faut
des preuves qu’Einstein ait été influencé par Platon. C’est possible mais indémontrable, d’où mon
silence. Mais une hypothèse de cet ordre est toujours intéressante à développer. Avec mes
encouragements et mes meilleures salutations. » – « Oui, Einstein connaissait Platon », écrit un
autre. Un jeune chercheur dira : « J’ai affiché la note à la porte de mon laboratoire. Pas de réaction
des collègues ; c’est une coïncidence… » Un scientifique, par nature, doit pourtant s’interroger sur
les coïncidences ? Tout se passe comme si les dépositaires du savoir, se sentant déstabilisés,
esquivent et ne veulent surtout pas se compromettre : « Je ne peux hélas faire aucun commentaire »
dit l’un d’eux. Pourquoi « hélas » ? Est-ce qu’il aurait bien voulu ? Est-ce qu’il ne veut pas se
laisser entraîner dans un univers para-scientifique inquiétant ? Ce n’est pas impossible.

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La réponse émouvante est celle de Jacqueline de Romilly. La signature maladroite est bien
d’elle ; la carte manuscrite est écrite par une main amie car elle n’y voit plus : « Pardonnez-moi
cher Monsieur de n’avoir pu vous répondre à propos d’Einstein ; je ne connais pas assez Einstein
et, actuellement très souffrante, je ne puis plus lire une ligne. Je ne puis donc vous exprimer que
mes regrets et mes souhaits. » Jacqueline de Romilly décédera deux ans plus tard. Nous sommes
alors en 2008, c'est-à-dire plus de quarante ans après la naissance de ce piège implacable.
Question lancinante. Un apaisement, au moins provisoire, vient de la proposition ouvrant
l’œuvre de Schopenhauer : « Le monde est ma représentation ». La rencontre entre Platon et
Einstein, relevée ici, en offrirait donc une illustration ? En méditant intensément, de toute la
puissance de leurs neurones, Platon comme Einstein en viendraient à se représenter le monde sur un
modèle analogue ? Le dosage des proportions, élémentaires chez Platon, répondrait à sa manière
aux relations savantes d’Einstein ? Cette pensée est relayée par une autre tout aussi indémontrable
en voyant Aristote, dans ses Météorologiques [I, 3], soutenir l’idée que les découvertes se répètent
selon un cycle lié à celui de l’histoire du monde : « Car ce n’est pas une fois ni deux ni plusieurs
fois seulement, disons-nous, que les mêmes opinions reviennent périodiquement parmi les hommes,
mais un nombre infini de fois. » Mais faut-il prendre en compte ce mythe de l’éternel retour ?
Analogies I
Comment mépriser les analogies quand l’Antiquité s’en nourrit ? « Le principe d’analogie
était chez ces penseurs le seul presque qui les guidait dans leur effort pour déterminer la nature de
l’être » écrit Maurice Solovine dans l’introduction à sa traduction de l’œuvre de Démocrite. Dans le
cas présent, Solovine fait quelque peu battre le cœur, car il est un ami de jeunesse d’Einstein et son
traducteur en français. Nous le retrouverons.
Plus près de nous, voici Edgar Poe pour qui « le monde matériel est plein d’analogies exactes
avec l’immatériel. » Le goût du bizarre et des coïncidences extraordinaires est cultivé par Edgar
Poe, dans ses nouvelles, jusqu’au merveilleux. Qu’aurait pensé de cette rencontre entre Platon et
Einstein, son détective surdoué le chevalier C. Auguste Dupin ?
Les analogies imprègnent la pensée ; elles nourrissent l’accoutumance et peuvent entraîner loin,
ailleurs... Par exemple jusqu’à l’analogie entre l’homme et l’animal. Platon réunit ensemble, dans
son Timée, « toutes les parties et tous les membres du Vivant mortel. » [77a] Les végétaux sont
inclus et les différences entre les catégories correspondent aux espèces d’âmes animant les Vivants
en question.
De son côté Einstein, dans un texte publié dans son livre Comment je vois le monde, évoque la
question en se référant au langage, ce qui est une conception courante: « Qui suis-je réellement si
ma faculté de penser ignore le langage ? […] Je reconnais mon avantage sur l’animal dans cette
vie de communauté humaine. » Jusqu’où va cette analogie ?
Cette question d’une continuité ou d’une discontinuité, pouvant exister entre l’homme et
l’animal, est aujourd’hui assurée en faveur de la première option. L’évolution du genre humain s’est
faite progressivement en passant de l’animal à l’homme, sans rupture, nous disent Élisabeth de
Fontenay dans un numéro de Sciences et Avenir (Fév. 2012) et le père Charmetant dans La Croix
(11 fév. 2014). On peut néanmoins se demander s’il n’existe pas cependant un caractère difficile à
sous-estimer ? Ne se trouve-t-il pas à la source du sort, quand l’être humain attribue une
signification à un élément dont il est le moteur ? Ce fruit, cette baguette, ce coquillage, il les choisit,
il s’en empare, il les lance lui-même ; il se fait l’instrument de l’annonce attendue ou redoutée ; il
est ressort de son sort. C’est la fameuse émotion du « pile ou face ». Les animaux la connaissent-ils,
cette émotion ? N’est-ce pas le point de passage, l’acte de naissance de l’Homme ? Le fait que cette
idée soit éludée par ceux qui savent, étonne.

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Partitions
Le théâtre masque la fébrilité des commencements que la musique ne craint pas de montrer.
Sagement, presque sur la pointe des pieds, les musiciens entrent sur la scène d’orchestre ; ils
prennent place sur leur siège, et, maladroitement, installent leurs partitions sur les pupitres. Est-ce
l’émotion, les feuilles trop souples, la rainure du petit support plus ou moins bien adaptée ? Presque
toujours l’un ou l’autre tente difficilement d’obtenir l’équilibre – sorte de performance avec une
seule main car l’autre est occupée à tenir l’instrument. Dans le public, certains sont particulièrement
attentif à suivre cet exercice : tombera, tombera pas ? Et l’opération finit toujours par réussir, non
sans émotions renouvelées au moment où il s’agit, d’un doigt preste, chacun au bon moment, de
tourner une page. Certains auditeurs en viennent à perdre le bonheur de la musique elle-même.
C’est bien dommage pour l’alchimie délicieuse de l’accord. Un des instruments donne le ton ;
chacun s’y ajuste. Dans un orchestre, plusieurs minutes peuvent être nécessaires ; avec un quatuor
la mise au point est plus courte et non moins magique : alors les toux dégagent une dernière fois les
gorges rétives ; les paroles échangées entre voisins se taisent, les dos se calent une dernière fois sur
la chaise ou dans le fauteuil ; les esprits se calment pour accueillir la musique. C’est parti pour un
voyage au parcours connu d’avance dans le cas de la musique dite « classique » où les mélomanes
se laissent bercer par les airs connus. Bonheur de reconnaître tel ou tel paysage, telle source, tel
bosquet avec l’exigence des vieux routiers qui guettent le moindre écart, le moindre souffle décalé
par rapport à leurs attentes. Lorsque l’œuvre est neuve ou mal connue, l’amateur fait confiance aux
mélodies et aux rythmes que conjuguent ou se renvoient les instruments face aux pupitres.
Dans le cas présent, la partition est encore en train d’être mise en place et le lecteur en attente.
Le coup d’envoi n'a pas encore été donné et le chef d'orchestre pense à quelques un de ses maîtres
en prenant sa respiration. Ce jour-là, un souvenir d’Étienne Binet se présente. Ce jésuite éminent du
17e siècle, a publié un « Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices » dont le titre
résonne bien avec un propos où dominent Platon et Einstein mêlant eux-mêmes, avec une maestria
inégalée, à la fois les merveilles de la nature avec les plus nobles artifices de la pensée et du calcul.
Pour lui, « la musique est un chant recueillant harmonieusement en soy des paroles bien dites,
mesurées en quelque gracieuse cadence de rime, ou balancée en une inégale égalité, doucement
pesle-meslans les sons graves et aigus ; bas et haut, fendans et perçans, ou rabbatus, etc. » Bravo
pour cet et cetera ! Il est à l’image du piège Platon Z [ Einstein dont le songe cultive sans fin les
et cetera.
Quatuors
Parmi les ensembles musicaux, la simplicité des quatuors touche au cœur ; en particulier ceux
avec piano, parce que les instruments se distinguent mieux les uns des autres. Dans le quatuor de
Schumann (op. 47) par exemple, on entend les variations d’un univers en expansion habilement
contrôlées. L’amateur d’analogies peut alors identifier le violoncelle à la Terre, le piano, qui fait
penser souvent à la pluie sur des vitres, à l’Eau, tandis que l’alto se réfère à l’Air et le violon au
Feu. Et puis, il y a souvent quatre mouvements, le premier serait Monde, le second Humanité, le
troisième Savoir, le quatrième Divinité… Ici les variations se développent selon une expansion dont
la liberté provoque le vertige.
S’il est questions des quatuors, c’est à l’évidence ici en relation avec les deux quatuors majeurs
de Platon et d’Einstein accompagnés des enseignes des cartes et des tarots :
Terre / Matière / Carreau [Denier]
Eau / Temps / Cœur [Coupe]
Air / Espace / Pique [Épée]
Feu / Énergie / Trèfle [Bâton]

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Nous connaissons les quatre vertus ''cardinales'' de la religion catholique, dans le même ordre
de la Terre au Feu : Force, Justice, Tempérance, Patience. Platon dans sa République [IV, 428...]
cite également ces quatre vertus fondatrices : Courage, Justice Tempérance, Sagesse ; il évoque un
autre quatuor dans Hippias le mineur [365...] Capacité, Savoir, Connaissance, Intelligence et dans
Protagoras [330] : Courage, Justice, Connaissance, Sagesse ; c'est un jeu de chercher à les classer
dans l'ordre des Éléments.
Aristote, dans sa Physique, défini d’une façon générale le Lieu, le Temps le Vide et l’Infini.
Étudiant les causes, il en énumère quatre : Matière, Forme, Cause efficiente, Cause finale – ceci en
évoquant la réalisation d’une statue.
Thomas d’Aquin ira dans le même sens avec les causes Matérielle, Efficiente, Formelle,
Finale… Et puis on se promène. Voici chez Schopenhauer les quatre principes de raison suffisante :
Agir, Connaître, Devenir, Être. Chez Hugo la répartition de ses Quatre vents de l’esprit : Satirique,
Dramatique, Lyrique, Épique. Chez Péguy, quatre prières dans la Cathédrale : Demande,
Confidence, Résidence, Report. Ou dans un cahier de Simone Weil à propos de la condition
humaine : Enracinement, Réalité, Folie, Achèvement.
La collection des quatuors qu'il est possible de réunir est considérable ; inutile ici d'en citer
davantage. Ils résonnent toujours juste, en relation avec les quatuors fondamentaux, ceux de Platon
et d’Einstein, se référant d’un côté aux Éléments des Anciens (Terre ; Eau : Air ; Feu), et de l’autre
aux Éléments des modernes (Matière ; Temps ; Espace ; Énergie).
Le Livre
Vient le moment où il convient de considérer en face le socle de référence, la partition telle
qu’elle est écrite. Se plonger dans l’ouvrage d’Einstein, lui-même, La Théorie de la relativité
restreinte et générale, Exposé élémentaire. Il se trouve à portée de main ; en effet, il y a longtemps,
lors d’un repas dans le réfectoire de chez Renault à Billancourt, des voisins parlent de la relativité :
« C’est beaucoup plus simple que cela n’en a l’air, un peu d’attention suffit… » dit l’un d’eux. Cette
remarque conduit chez un bon libraire où l’ouvrage, récemment imprimé, est acheté. C’est aussitôt
la surprise et le bonheur de découvrir la merveilleuse préface :
« Ce petit Livre a pour but de faire connaître, d’une manière aussi exacte que possible, la
Théorie de la relativité à ceux qui s’intéresse à elle au point de vue général, scientifique et
philosophique, mais qui ne possèdent pas l’appareil mathématique de la Physique théorique. La
lecture suppose à peu près les connaissances de bachelier et – malgré le peu d’étendue du livre –
une bonne dose de patience et de force de volonté. L’auteur n’a pas ménagé sa peine pour
présenter les idées fondamentales d’une manière aussi claire et simple que possible et, en gros,
dans l’ordre et la connexion dans lesquelles elles ont réellement pris naissance. Dans l’intérêt et la
clarté, il m’a paru inévitable de me répéter souvent, sans me soucier le moins du monde de donner
à mon exposé une forme élégante ; j’ai consciencieusement suivi l’avis du théoricien génial L.
Boltzmann, de laisser le souci d’élégance aux tailleurs et aux cordonniers. Je ne crois pas avoir
caché au lecteur les difficultés inhérentes au sujet. J’ai par contre, traité à dessein de façon
sommaire les fondements empiriques et physiques de la théorie afin que le lecteur qui n’est pas
bien familiarisé avec la physique ne se trouve dans une situation semblable à celle du voyageur que
les maisons empêchaient de voir la ville.
Puisse ce petit Livre être un stimulant pour beaucoup de lecteurs et leur faire passer quelques
heures agréables. » – Décembre 1916 -- A. Einstein.
Einstein travaille donc au cours de cette année-là à cet essai majeur. Dans sa Correspondance
avec Michele Besso, on trouve en effet à la date du 3 janvier : « Le grand succès que rencontre la
gravitation me réjouit énormément. J’ai le ferme propos d’écrire prochainement un livre sur la
théorie de la relativité restreinte et générale, mais j’ai de la peine à commencer, comme il en va de

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toutes choses qui ne sont pas dictées par un vœu ardent. Mais si je ne le fais pas, la théorie ne sera
pas comprise, quelques simples qu’en soient les bases. » Après la préface, commence la véritable
légende de cette idée fixe entièrement tendue comme un arc vers le centre de la cible où se
concentre l’explication de l’univers – ni plus, ni moins.
La table des matières comprend trois parties distinctes et, curieusement, la numérotation des
chapitres est enchaînée d’un bout à l’autre – de un à trente-deux. Le plus souvent, dans un ouvrage
de ce genre, une numérotation des chapitres est propre à chaque partie. Ce n’est pas le cas ici.
Manifestement Einstein veut proposer un ensemble indissociable pour ses trois thèmes : Théorie de
la relativité restreinte – Théorie de la relativité générale – Réflexions sur l’univers considéré
comme un tout. Par ailleurs, il est difficile de penser que le nombre XXXII – les chapitres sont
numérotés en chiffres romains – soit dû au hasard. Sans référence à un ésotérisme suspect, soixante-
quatre est le nombre du monde par excellence quand il se traduit en cases pour l’échiquier. Celles-ci
s’obtiennent en effet sans calcul : il suffit de prendre les milieux d’un carré et de les joindre, et de
nouveau pour les milieux restants, et une fois encore. Le quadrillage impeccable naît sous les yeux,
comme par enchantement. En Grèce, en Inde, en Chine il se répand à partir du VIe siècle avant J.-C.,
tandis que le monde semble animé d’une intelligence nouvelle ; une sorte de vibration traverse en
effet la pensée humaine, d’une extrémité à l’autre, quand Thalès, Bouddha et Confucius se révèlent
être contemporains. Les XXXII chapitres de la Théorie font penser à une moitié du tablier d’un jeu
d’échecs, à l’un des camps visibles contre un autre virtuel, pour un affrontement singulier. Du
moins peut-on imaginer ainsi un clin d’œil de l’auteur.
Par ailleurs, il semble bien qu’Einstein se soit appliqué à faire coïncider les thèmes majeurs de
son Traité avec des numéros de chapitres évocateurs. Par exemple le chapitre V fait la synthèse des
quatre premiers, comme dans le quatre–feuille chrétien où la figure centrale du Christ intègre les
figures des apôtres situés dans les angles. De même, on peut se demander si la chapitre VI n’est pas
réduit au minimum (alors qu’il aurait pu être intégré au précédent ou au suivant), simplement pour
que le thème majeur de la Lumière s’introduise au chapitre VII, correspondant au chiffre 7 dont le
caractère sacré est bien connu. La célèbre formule E=Mc 2 apparaît à la fin du chapitre XV –
quasiment au centre du livre, milieu des trente-deux chapitres.
Notons qu’à la fin de la préface : « Puisse ce petit Livre être un stimulant pour beaucoup de
lecteurs et leur faire passer quelques heures agréables. » Le mot « Livre » est bien imprimé avec
une majuscule… il n’est donc pas si petit dans l’esprit d’Einstein !
En fait, cette édition (1954) n’est pas la première traduction en français – il aurait été
surprenant d’avoir attendu autant d’années pour la publication en France d’un texte de cette
importance. Une première version avait en effet été réalisée dès après la guerre, chez le même
éditeur, en 1921… Mais dans le cas présent le traducteur est Maurice Solovine, ami des premiers
jours d’Albert Einstein à l’époque où, jeunes gens, ils échangeaient passionnément leurs idées au
sein de l’Académie Olympia. Une académie à eux, indépendante de tout lien universitaire et
hiérarchique, qui réunissait… trois membres ; le troisième camarade étant Conrad Habicht. En
1954, Lorsque cette traduction paraît en France, Einstein est encore en vie. Même s’il est quelque
peu blasé des honneurs reçus, comment l’imaginer dédaignant la publication de cette édition
française réalisée par l’ami cher de sa jeunesse ?
Mileva Maric
Impossible de pénétrer le contenu du Livre sans s’attacher à son auteur… Les archives nous
disent que cinquante et un ans auparavant, le 6 janvier 1903, les trois amis sont réunis pour une
manifestation tout à fait exceptionnelle, une célébration nuptiale : Albert Einstein épouse Mileva
Maric, rencontrée à l’École polytechnique de Zurich lors de leurs études ; elle a vingt-huit ans, lui
vingt-quatre. Solovine et Habicht, les deux complices de l’Académie Olympia, sont les témoins
d’Albert. Ils savent qu’une petite fille du couple est née quelques mois auparavant. Pour le public,

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cette naissance, entourée de mystère, est aperçue seulement bien plus tard au détour d’une
correspondance déposée dans les archives Einstein léguées à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Rien n’est connu sur le bébé, mort en bas âge après avoir été recueilli par les parents de Mileva.
Débutée dans le bonheur de la jeunesse, c’est peu dire que l’union n’est pas heureuse ; elle est
complètement ratée. Comme si le soleil du génie possédait un revers d’ombre d’autant plus obscur
que, dans le cas présent, le rayonnement scientifique et social est éclatant. Un autre ami se révèle en
la circonstance, Michele Besso rencontré dans la période difficile des débuts d’Einstein à l’Institut
des brevets de Berne. Besso le juste, le fidèle, le familier de Dante, savant questionneur de savoir
aussi, qui fera le lien, autant que faire se peut, entre Albert et Mileva, lorsque celle-ci, humiliée par
un mari odieux et finalement répudiée, reste en Suisse avec ses enfants pendant la guerre de 1914-
1918, alors que son mari est à Berlin. Un divorce conclut cette triste union en février 1919. Pendant
ce temps-là Albert se lie avec une de ses cousines, Elsa Löwenthal – divorcée, mère de deux jeunes
filles de vingt et vingt-deux ans. Elle a quarante-cinq ans et lui quarante. Le mariage a lieu au mois
de juin. Cette seconde union est-elle plus heureuse que la première ? Cela ne semble pas être la
préoccupation d’Albert ; cela ne doit pas être la nôtre. Elsa décède à Princeton en 1936, âgée de
soixante ans ; sa fille Margot restera près d’Einstein jusqu’à la fin de ses jours. Mileva décède à
Zurich en 1948, âgée de soixante-treize ans ; Albert meurt à Princeton, en 1955, d’une rupture
d’anévrisme à soixante-dix-neuf ans.
Maurice Solovine
Voici où entraîne la présence de Maurice Solovine, mentionné en tant que traducteur sur la page
de titre de l’ouvrage. Il est un ami très ancien et très cher d’Einstein. Il raconte lui-même comment
ils ont fait connaissance : étudiant à Berne, passionné par la philosophie et l’étude de la nature, il
veut perfectionner ses connaissances mathématiques et trouve un jour une petite annonce dans le
journal où un certain Albert Einstein propose des cours particuliers à des étudiants pour arrondir ses
fins de mois. Ils se rencontrent ainsi, discutent, réfléchissent et ne se quitteront plus pendant trois
ans, ayant constitués avec un troisième camarade, Conrad Habicht ce qu’ils appelleront l’Académie
Olympia dont il vient d’être question. C’est très sérieux. Ils se voient chaque jour pendant trois ans,
lisant et commentant de grands textes de l’Antiquité ou contemporains : les Grecs, Spinoza,
Hume… jusqu’à La Science et l’hypothèse de Poincaré qui les captiva de longues semaines. Mileva,
dont les compétences scientifiques sont solides au point d’avoir participé directement aux premiers
travaux d’Einstein, assiste aux réunions en restant en retrait. Y avait-il là, de la part d’Albert une
volonté de rester entre hommes ? En tous cas, ce comportement – ce mépris ? était aussi celui des
Grecs de l’Antiquité, et celui de Platon. Quoi qu’il en soit, ces réunions intensives sont restées
puissantes dans le souvenir d’Einstein, comme en témoigne cinquante ans plus tard, exactement, en
1953, cette sorte d’ode adressée à son ami.
À l’immortelle académie Olympia,
Dans ta courte existence active tu t’es délecté avec une joie enfantine à tout ce qui est clair et
raisonnable. Tes membres t’ont créée pour se divertir aux dépens de tes grandes vieilles sœurs
bouffies d’orgueil. Jusqu’à quel point ils étaient dans le vrai, j’ai appris à l’apprécier pleinement
par des observations attentives durant de longues années.
Nous trois membres, nous nous sommes du moins montrés solides. Même s’ils sont déjà
quelque peu décrépits, un peu de ta lumière pure et vivifiante éclaire cependant encore le sentier
solitaire de notre vie ; car toi, tu n’as pas vieilli avec eux et tu ne t’es pas déformée comme une
salade qui devient tige.
À toi ma fidélité et mon attachement jusqu’au dernier souffle très docte ! Le membre désormais
seulement correspondant.

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Dans le trio, Solovine est le plus âgé. Sur la photo les représentant, il est au centre, d’une belle
stature. Quand ils se séparent en 1905, il a déjà trente ans, et Einstein vingt-six. Ce ne sont plus des
jeunes-gens. Solovine choisit alors la France, avec un arrêt à l’Université de Lyon où il passe des
examens avec succès. Et puis, c’est Paris. On peut imaginer des débuts difficiles mais, deux ans
plus tard, il obtient un premier poste dont le félicite son ami Albert. Signe de précarité, Solovine
habite alors rue de la Huchette, au numéro 5. La rue a toujours été vivante. Aujourd’hui elle est un
passage obligé pour les touristes mais avant la guerre de 1914 on imagine facilement la rusticité du
lieu – sinon son insalubrité. Au numéro 5 où il habite c’est l’extrémité proche de la rue du Petit
Pont, non loin de la rue Saint Jacques ; il aperçoit peut-être Notre-Dame de Paris de sa fenêtre, mais
l’essentiel pour lui est de se trouver à la frontière du quartier latin, proche des libraires et des
éditeurs. Lui-même va devenir un éditeur scientifique de renom, principalement au sein de Gauthier
-Villars, installé à proximité, quai des Augustins : Gauthier-Villars et Cie. Éditeurs, Libraires du
Bureau des Longitudes, de l’École Polytechnique.
Ce n’est pourtant pas dans cette Maison que Solovine publie son premier livre, mais à une
enseigne non moins prestigieuse : Félix Alcan. Ce volume y paraît alors qu’il vient de dépasser la
quarantaine, justement en cette fameuse année 1916. C’est la traduction du Darwinisme et la guerre
de Peter Chalmers Mitchell, avec une préface d’Émile Boutroux, philosophe de renom et
académicien français… lequel est le mari d’Aline Poincaré, sœur du mathématicien – Solovine est
en bonne compagnie. L’auteur est un zoologiste réputé ; la guerre est une excellente occasion de
comparer la lutte pour l'existence humaine et la lutte pour l'existence parmi les animaux. De là à
évoquer les questions de nationalisme et de race ; c'est un thème de l'ouvrage. Même si Maurice
Solovine s'intéresse au sujet, on peut penser qu'il s'agit pour lui d'un travail alimentaire.
Il va se trouver beaucoup mieux dans l'univers de son second livre car il est un helléniste
sérieux, compétent et passionné de cette antiquité grecque. Cette fois, Solovine est édité chez Payot,
dans sa collection Petite bibliothèque miniature. Avec la préface d'une personnalité encore plus
éminente qu'Émile Boutroux et ce n'est pas peu dire puisqu'il s'agit d'Anatole France ! Les volumes
de cette série sont laissés hors du temps, mais ici la préface est datée Janvier 1918 ; il s'agit des
Pensées philosophiques d'Héraclite d'Éphèse. On dit que ce genre de petits livres, soignés, à la
couverture marbrée, plaît aux dames. En 1925 Solovine reviendra plus sérieusement au service de
cet Héraclite aimé en traduisant intégralement ses Doctrines philosophiques qu'il présentera lui-
même dans une introduction – cette fois de nouveau chez Félix Alcan, suivi trois ans plus tard, chez
le même éditeur, par Les doctrines philosophiques et réflexions morales de Démocrite. L’ouvrage
peut être critiqué par les hellénistes d’aujourd’hui mais il reste solide et a longtemps été la seule
traduction française accessible.
Mademoiselle Rouvière
Ces précisions éditoriales permettent de connaître un peu l’ami Solovine en ses débuts ; elles
introduisent aussi une curieuse énigme. En 1920, il devient en effet chez Gauthier-Villars directeur
de la collection au titre ambitieux, Les Maîtres de la pensée scientifique. Il publie ainsi des auteurs
comme Painlevé, Mariotte ou Saussure, tout en participant activement à une autre collection,
Science et civilisation. Il a donc, comme on dit, un pied dans cette maison, solidement établi. Voici
l’énigme. L’édition de La Théorie de la Relativité restreinte et générale servant de point de départ
ici est de 1954 ; comme il a été dit, il existe une première traduction française pour ce texte majeur,
publié en Allemagne en 1917. Elle date de 1921… également chez Gauthier-Villars. Comment se
fait-il que Solovine n’en soit pas l’artisan ?
En 1921, le livre est publié sous le titre, La théorie de la Relativité restreinte et généralisée
(mise à la portée de tout le monde) par A. Einstein. La parenthèse peut laisser penser qu’il s’agit
d’un ouvrage de vulgarisation d’un intérêt mineur parce qu’édulcoré dans un résumé approximatif.
Il n’en est rien : le livre est d’un format plus petit que l’édition de 1954, mais le contenu est

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exactement le même, dans la succession des trente-deux chapitres ; la présence des notes est
identique et l’édition est sans erreur quand celle de 1954 a besoin d’un errata pour préciser au
chapitre XXIII le terme “relativité générale” malencontreusement imprimé “relativité restreinte”…
Quelques différences entre les deux éditions seront notées plus loin, la principale étant que
celle-ci possède une préface d’Émile Borel, datée novembre 1920. Sans mettre en doute la théorie
de la relativité, on ressent néanmoins de sa part, comme un recul devant un obstacle que l’on hésite
à franchir. Certes, l’élégance, la subtilité, la vigueur d’Einstein est reconnue mais les phrases
suivantes éclairent la difficulté rencontrée à l’époque – et aujourd’hui encore pour beaucoup : « Est-
il véritablement indispensable de renoncer complètement à la notion traditionnelle du temps qui
avait paru jusqu’ici claire à tous les hommes : la phrase : les évènements qui se passent dans
l’univers à l’instant où je parle est-elle réellement dépourvue de sens ? […] Il convient de mettre
hors de cause la valeur scientifique des théories de M. Einstein […] Il s’agit d’une théorie vraie
[…] Les formules resteront vraies et subsisteront indéfiniment sous la seule réserve que des
observations nouvelles ne mettent pas en doute l’exactitude des observations anciennes faites sur
Mercure ou au cours de l’éclipse du soleil de 1919 […] Présomption favorable envers la réalité du
phénomène prévu par M. Einstein […] Si la valeur scientifique et pratique de ces formules est
indiscutable on doit reconnaître que leur domaine d’application est limité […] Ainsi, valeur
scientifique indiscutable, valeur pratique très limitée sont les premières conclusions qui peuvent se
dégager […] sommes-nous réellement en présence d’une théorie nouvelle de l’Univers qui
bouleverse certains des fondements de la connaissance et cette théorie doit–elle être regardée
comme définitive ? » Avec cette conclusion : « On ne diminue pas la valeur de la théorie de la
relativité généralisée en souhaitant que des cas particuliers soient étudiés par des méthodes parfois
plus simples et mieux appropriées que les méthodes les plus générales ; ce n’est point ici le lieu de
résumer ce qui a déjà été fait dans ce sens ; je me contenterai d’émettre le vœu que nos jeunes
chercheurs apportent leur contribution à l’édifice magnifique dont Poincaré et M. Lorentz avaient
entrevus d’importants fragments, mais dont M. Einstein aura la gloire d’avoir été le premier à
concevoir clairement le plan. » Le ton de cette préface est donc quelque peu mitigé ; l’heure n’est
pas à l’adhésion sans nuances, comme en témoigne le livre de Gabriel Joly en 1925 aux éditions
Spes : Les erreurs philosophiques de M. Einstein, étude directe de la relativité.
Maurice Solovine n’est donc pas l’auteur de cette première édition française publiée chez son
propre éditeur, c’est étonnant. Ce qui l’est peut-être davantage est de découvrir le nom du
traducteur… qui est une traductrice. Voilà qui n’est pas banal, surtout à l’époque où celles-ci sont
encore si rares dans l’enseignement supérieur. Il s’agit de Mlle J. Rouvière, licenciée ès sciences
mathématiques – et germaniste par surcroît ce qui est également remarquable. Son titre “ès sciences
mathématiques” ne semble plus avoir été utilisé après 1896… Elle serait donc parmi les rares
femmes scientifiques de la fin du XIXe siècle ? Nicolas Witkowski rend hommage à ces femmes
dans son livre attachant Trop belles pour le Nobel. Il cite en exergue la phrase de Prosper
Fromentin : « Il n’y aura de science définitive que lorsque la femme aura parlé. » Jeanne Rouvière,
n’ayant pas fait de découvertes au sens propre, n’avait pas à figurer dans ce volume, mais ce n’est
pas rien d’avoir traduit Einstein en français pour la première fois ! Qui était-elle ? On aimerait en
savoir davantage. Peut-être parente du médecin anatomiste Henri Rouvière ? Sa sœur ?... Faisant
partie, en tout cas, d’une famille cultivant les sciences. Hélas, Jeanne Rouvière disparaît des
mémoires ; les bibliographies des ouvrages de référence attribuent ainsi cette première traduction à
Maurice Solovine en écrivant : « Cette traduction [1921] a été augmentée en 1954… »
Dans leur étude consacrée aux traductions du Livre d'Einstein, Hanoch Gutfreund & Jürgen
Renn précisent que Jeanne Rouvière a demandé dès le 20 février 1920 à Einstein l'autorisation de le
traduire, en spécifiant que le travail sera fait sous la direction d'Émile Borel. L'accord est obtenu et
quand Maurice Solovine fait la même demande par la suite, Einstein ne peut que lui exprimer ses
regrets en lui proposant la traduction de deux articles – L'Éther et la Théorie de la Relativité et La

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Géométrie et l'Expérience – qui sont effectivement publiés en 1921. Bien entendu, cela ne suffit pas
à Solovine qui voudrait tout de suite une autre édition en y ajoutant un texte de 1911 – ce
qu'Einstein ne peut accepter. L'amitié n'est pas affecté pour autant, comme en témoigne cette lettre
du 8 mars 1921, dans laquelle Einstein félicite son ami au sujet des deux articles cités il y a un
instant : « Je vois par votre question combien consciencieusement vous avez fait la traduction. Je
vous accorde, par conséquent, expressément le droit de traduction et vous promets de mettre
toujours à votre disposition ce que je destinerai à être traduit en français […] Je regrette de ne pas
vous avoir donné aussi mon petit livre à traduire. Mais comment aurai-je pu le faire ? » Cette
traduction de Solovine en 1954 se trouve couramment en livre de poche ; elle est absente dans la
publication Seuil/CNRS des Œuvres choisies pour cause de ''mauvaise traduction'' ; Einstein faisait
pourtant toute confiance à son ami et il tenait beaucoup à ce Livre.
Nuances
Quelques nuances entre Jeanne Rouvière et Maurice Solovine sont intéressantes à signaler. En
1921 on est encore modeste, la préface d'Émile Borel le dit assez ; alors, il est question de relativité
généralisée et non de relativité générale ; on écrit distance dans l’espace et non distance spatiale
ou bien la valeur actuelle de la théorie de la relativité en titre du chapitre XIV et pas encore la
valeur “heuristique” ; il est question de masse d’inertie et non de masse inerte, de corps solide
pour corps rigide ; on parle d’espace et de temps et non d’espace-temps. Solovine utilise plus
généreusement les lettres majuscules, il remplace le sous-titre : « à la portée de tout le monde », par
« exposé élémentaire », plus noble… Et puis il y a, par exemple, une petite différence amusante.
Dans l'édition 1954, au chapitre II, intitulé « Le système de coordonnées. » Einstein se régale à
expliquer en détail comment les mesures sont effectuées à l’aide d’un bâtonnet droit qui sera
appliqué autant de fois qu’il est nécessaire pour évaluer une distance. Pour bien se faire comprendre
Einstein prend l’exemple de la place du Panthéon à Paris, un lieu où il est possible de se repérer sur
le sol et de mesurer une hauteur à l’aide d’une perche sur laquelle on porte un certain nombre de
fois le petit bâtonnet dont il a été question plus haut… La place du Panthéon est bien connue ; c’est
agréable de se retrouver avec Einstein dans les rues et les petits restaurants alentour. Oui, la page
porte en référence, la place du Panthéon ! N’est-ce pas incroyable ? Car, enfin, il écrit son livre en
1916 à Berlin, en pleine guerre franco-allemande, et il ne trouverait rien de mieux comme exemple
qu’un monument parisien… Mais ici le traducteur, l’ami Solovine, est un coquin ; Mlle Rouvière,
elle, ne triche pas en écrivant : « À Berlin, sur la place de Potsdam ». Le clin d’œil aux lecteurs
français de la part de Solovine n’est-il pas une facilité excessive ? Oui, en 1916, occupé d’amour, de
politique et de ce Livre qu’il veut à la portée de tout le monde et auquel il accorde une grande
importance, Einstein est bien à Berlin.
Lecture
Vient donc l’heure de lire l’œuvre d’Einstein. Le texte est considéré directement, fixé par la
traduction de l’ami Solovine, précédé de l’émouvante préface. Le parcours est entrepris sans idée
préconçue ; il fera sourire les connaisseurs, qu’importe. Qui lit aujourd’hui, intégralement, ce texte
capital ? Ici réside le piège du songe – du moins c’est un espoir. Les paragraphes vont être lus
lentement, un par un, jusqu’à la fin. L’exercice consiste à transposer les mots d’Einstein en passant
de la physique à la culture – espérant trouver des voies d’accès, aussi ténues soient-elles, avec
Platon, l’autre Géant. Voici le début pour donner une idée.

L’intitulé du Chapitre I est : Le contenu physique des propositions géométriques. La


transposition du mot physique va de soi en raison du principe de base qui cherche une transcription
allant de la science vers la philosophie. Quant au mot géométrie, n’exprime-t-il pas la raison
même ? Le titre devient : « Le contenu philosophique des propositions rationnelles. »

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Lecture des deux premières phrases de ce chapitre I : « Sans doute avez-vous, cher lecteur,
quand vous étiez jeune garçon, fait la connaissance du superbe édifice de la Géométrie d’Euclide, et
vous vous rappelez peut-être, avec plus de respect que de plaisir, cette imposante construction sur le
haut escalier de laquelle des maîtres consciencieux vous forçaient de monter pendant des heures
innombrables. En vertu de ce passé vous traiteriez avec dédain toute personne qui regarderait
même la moindre proposition de cette science comme inexacte. »

Sont écrits ici en italique, les mots de l’univers d’Einstein qui paraissent devoir être
transposés ; quatre se détachent : géométrie, Euclide, construction, science. Pour géométrie, la
proposition est déjà faite : raison ou rationalité. Euclide n’est pas transposable ; les noms propres
sont remplacés par leur initiale entre crochets ; ici : [E]. La construction d’un édifice est vue
comme une représentation intellectuelle. Enfin la science est l’objet du savoir pour l’homme. Les
deux premières phrases sont donc transcrites ainsi : « Sans doute avez-vous, cher lecteur, quand
vous étiez jeune garçon, fait la connaissance du superbe édifice de la Rationalité de [E], et vous
vous rappelez peut-être, avec plus de respect que de plaisir, cette imposante représentation sur le
haut escalier de laquelle des maîtres consciencieux vous forçaient de monter pendant des heures
innombrables. En vertu de ce passé vous traiteriez avec dédain toute personne qui regarderait même
la moindre proposition de ce savoir comme inexacte. » Au moment de la relecture de la traduction,
Einstein tient si bien à son style direct qu’il écrit à Solovine : « Je regrette que vous vous proposiez
de me scier les escaliers sur lesquels des professeurs consciencieux font courir çà et là les enfants,
vu que c’est une image plaisante. »

Dans cette recherche des transpositions, au sens musical du terme, l’interprète passant d’un
instrument à un autre, d’une sonorité à une autre, se réfère rapidement à quatre modes : les
analogies, les équivalences, les accords, les déductions. Analogies. Les quatre analogies majeures
ont été formulées tout au début de la quête : Terre ↔ Matière ↔ Travail // Eau ↔ Temps ↔
Amour // Air ↔ Espace ↔ Rêve // Feu ↔ Énergie ↔ Esprit. Ces transpositions sont simples.

Les Équivalences pour leur part, proposent des décalages directement en phase avec le texte,
par exemple : Physique ↔ Philosophie // Abaisser ↔ Projeter // Axiome ↔ Principe // Évènement
↔ Aventure // Uniforme ↔ Fidèle …. Le mot “Coordonnée”, le plus utilisé par Einstein tout au
long de son texte, se fait Partenaire. Le choix se montre opérationnel.

Les Accords sont moins évidents, liés au sens du texte dont les validités sont vérifiées en cours
de route. “Corps” est à la fois “objet” et Œuvre. Lumière est associé à Idée. Éclair, à Illumination.
Étoile fixe, au Chef-d’œuvre…

Enfin les Déductions sont acceptées pour avoir fait l’objet d’essais de validités, suffisamment
prolongés pour être entérinés : Longueur ↔ Harmonie // Electrodynamique ↔ Esthétique… Bien
entendu, une analogie étant choisie reste fixe dans tout le cours du texte.

Il est évident que cette façon de considérer ce texte peut sembler artificielle, mais comment
faire autrement ? Si le mot corps voit paraître l’œuvre dans son miroir, le plan se fait discours et
quand viendra l’observation célèbre d’Einstein concernant le wagon filant le long du sol, ce ne sont
pas ces deux mots qui s’articulent et se combattent dans la transposition, mais deux discours, un
discours de communication et un discours établi sur un sol, sur un socle de référence : opposition
entre l’interprétation et le fait réel, entre communication et vérité. La qualité des œuvres n’est pas
précisée la plupart du temps, mais lorsque le corps en question est qualifié par Einstein de « rigide »
il s’agira alors d’une œuvre achevée.

17
Transpositions
Au cours de la lecture, des mots (cailloux) tombent sur des discours (surfaces) pour décrire au
sens propre, aux yeux de l’observateur, une « parabole », c’est à dire une histoire. Les philosophes
et les théologiens remplacent les physiciens et les astronomes qui scrutent les harmonies entre les
œuvres en transformation – distances entre les corps en mouvement – et n’en finissent pas de
méditer sur la réalité de l’espace-temps, c’est à dire l’existence du rêve-amour – puisque les deux
notions sont indissociables. Lorsque la lecture porte sur la « vitesse », celle-ci étant, comme chacun
sait, un « espace » parcouru dans l’unité de « temps », le mot « vitesse » (rêve par unité d’amour)
est considéré comme un rêve amoureux. Quand cette « vitesse » est en « accélération » le miroir dit
qu’il s’agit de la dilatation du rêve amoureux. Alors « instantané » est un spasme d’amour,
« journée » un orbe d’amour, « éternité » un amour absolu. Et pour la mesure du temps quand le
rythme est donné par les aiguilles d’une horloge, voici les battements de cœur. Ailleurs, quand il est
question de « voie ferrée », le mot « voie » est pris dans son sens le plus noble, vérité.

Audace fort présomptueuse et assumée comme telle, quand le Livre d’Einstein est considéré
comme un texte à ''traduire'' en une autre langue, celle de la culture comme il a été dit. Le plaisir de
la transcription fait oublier ce qui pour beaucoup apparaîtra comme une plaisanterie de mauvais
goût ou même blasphématoire. Parmi les notions, celle concernant l’esthétique des œuvres est une
des plus fascinantes quand il est question du rêve actif de séduction des œuvres, de la même
manière qu’il existe un « champ de gravitation des corps » ; ceci étant relié à une loi générale de la
séduction comme il existe la loi générale de « gravitation ». Parfois, certaines phrases jaillissent
frontalement de la transposition, comme celle-ci : « La philosophie pré-relativiste connaît deux
principes de conservation d’importance fondamentale, le principe de la conservation de l’esprit et
celui de la conservation de la vertu » ou bien : « Nous voyons que notre extension du principe de
relativité fait apparaître la proposition de l’égalité du silence et de la parole comme nécessaire. »
La dernière phrase de l’ouvrage étant transposée ainsi : « La théorie fournit même une relation
simple entre l’harmonie des rêves du discours humain et la densité moyenne de la vertu. »

Alors, c’est donc l’immersion : aller y voir de plus près, larguer les amarres. En s’imprégnant
du redoutable conseil d’Einstein lui-même, à la page 87 : « Il est maintenant grand temps de
combler cette lacune ; mais je fais remarquer d’avance que cette matière suppose chez le lecteur
une patience et un pouvoir d’abstraction peu ordinaires. » Espère-t-on rencontrer sur le chemin une
perception claire de la relation E = mv3Z [ E = mc2 ? C’est à peine si l’on y pense tant le piège du
songe s’est refermé solidement, tenant captif le voyageur. Cet exercice se concrétise en recopiant
sur une colonne le texte complet de la Théorie et en écrivant sur une seconde colonne, en regard,
ligne à ligne, sa transposition… Ce déroulé intégral et sa transcription chapitre par chapitre est
toujours retrouvé avec émotion. Cette transcription rigoureuse fait partie des petites aventures que
l’on commence en aveugle sans savoir si l’on parviendra au bout et qui se trouvent tout de même
conclue quelques mois plus tard, d’une façon toute naturelle. Ici, le lecteur en sera dispensé.

Albert Rivaud
« Partout on a sacrifié l’élégance à la fidélité indispensable pour un texte aussi technique… »
On croit de nouveau entendre Einstein dans son introduction, mais il s’agit cette fois, textuellement,
d’Albert Rivaud présentant son texte français établi pour le Timée, lors de son édition par la société
Les belles lettres en 1925. Le personnage est loin de l’image convenue des érudits travaillant dans la
solitude. Passionné par l’histoire en général et l’Allemagne en particulier, il évolue dans les deux
mondes, universitaire et politique, assez pour être nommé ministre de l’Éducation nationale dans le
gouvernement de Vichy le 16 juin 1940. Cela donnerait une dimension quelque peu nauséabonde à
notre helléniste, qui fut professeur de Philippe Pétain à l’école de guerre, s’il n’avait pas été dessaisi

18
de cette fonction moins d’un mois plus tard à la demande des Allemands. De cette période, on lui
doit L’esprit d’une éducation nouvelle qui a le tort de figurer en guise de préface au texte du
Maréchal Pétain L’éducation nationale publié comme « Cahiers de politique nationale n°2 », en
1941. Après avoir été démis de ses fonctions officielles à la Libération, il les retrouve deux ans plus
tard en bénéficiant d’un non-lieu de la part de la Haute cour de justice.
Ceci, pas plus que ses amitiés maurassiennes, ne doit faire oublier qu’Albert Rivaud est un
intellectuel de la plus haute envergure. Sa thèse publiée en 1905 – chez Félix Alcan – a pour titre Le
Problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines
jusqu'à Théophraste. Elle est accompagnée l’année suivante, chez le même éditeur, par Les Notions
d'essence et d'existence dans la philosophie de Spinoza. Ce ne sont pas des textes anodins… Son
itinéraire d’enseignant commence au lycée de Laval, puis à Poitiers. Au cours de la guerre 1914-
1918, Albert Rivaud fait partie des classes mobilisées dans l’armée territoriale, ce qui nous vaut, en
1921, l’Historique du 68e régiment territorial d’infanterie. On y trouve, établie avec rigueur, la
chronologie et les évènements ayant marqués la vie de ces soldats tout au long de ces années
affreuses. Aujourd’hui ce texte est numérisé, directement lisible sur Google. Albert Rivaud en serait
bien surpris s’il vivait encore aujourd’hui car il fait partie de la génération disparue où les textes
s’écrivaient à la main, où la documentation s’effectuait sur place à la Bibliothèque nationale, à la
Mazarine, à l’Arsenal et ailleurs, où les fiches étaient recopiées une par une, etc. etc. Assez tard, il
s’intéresse à l’Allemagne ; ce seront Les Crises allemandes (1932) ; L'Allemagne sous la dictature
de Hitler (1933) ; Le Relèvement de l'Allemagne (1938) qui connaîtra cinq éditions. Mais l’essentiel
n’est pas là : en 1925 Albert Rivaud entre dans sa cinquantième année et se passionne pour Platon et
son Timée en publiant une traduction bilingue, toujours rééditée aux éditions Les Belles Lettres.
Il est intéressant de savoir à qui l’on a affaire ; cela rend vivante cette édition bilingue qui est ici
la référence. L’intérêt entraîne naturellement vers d’autres traductions en découvrant quelques
surprises. Cette curiosité va jusqu’à regarder la première édition française du Timée, celle de Louis
Le Roy en 1551 pour lire le fameux paragraphe, qui ne porte pas encore de numéro (Gallica est un
heureux intermédiaire) : « […] Si donc le corps de l’univers eut dû avoir largeur seulement sans
profondité : un seul moyen interposé eut été suffisant pour lier tant luy que ses extrémités. Mais
comme solidité lui fut requise, & les corps solides n’ayant assez d’un seul moyen : ainsi leur en
faille toujours deux pour les assembler : à cette cause Dieu colloqua entre le feu & la terre, l’air et
l’eau, assemblant & tempérant les uns avec les autres, autant qu’il était possible & et par telle
proportion que comme le feu convient avec l’air, ainsi l’air convient avec l’eau : & comme l’air
avec l’eau, ainsi l’eau s’accorde avec la terre. Par la convenance & proportion desquelles quatre
choses le monde est tellement établi, qu’on le voit et touche […] » Depuis, que de chemin parcouru
et d’érudits successifs amoureux du texte !
Aujourd’hui, Albert Rivaud trouve en Luc Brisson une digne continuité où ce dernier se fait
pédagogue. Il veut que le lecteur comprenne non seulement ce que Platon dit à travers le Timée mais
comment ce message témoigne d’une pensée d’ensemble où règnent les mathématiques. Sa
traduction est moins ramassée, plus libre que celle d’Albert Rivaud. Il faut dire que ce dernier
propose une édition bilingue avec correspondance du grec au français d’une page à l’autre, presque
ligne à ligne : belle contrainte. Par exemple dans le fameux paragraphe 32b quand Albert Rivaud
écrit « Mais en fait il convenait que ce corps fut solide, et, pour harmoniser des solides une seule
médiété n’a jamais suffi ; il en faut toujours deux. », Luc Brisson précise : « Cela dit, si le corps de
l’univers avait dû être une surface, dépourvue de toute profondeur, une seule médiété eut suffi à
établir un lien entre les autres termes qui l’accompagnent et elle-même. Mais en fait, il convenait
que ce corps fut un solide, et, en ce qui concerne les solides, ce n’est jamais une seule médiété,
mais toujours deux qui établissent entre eux une proportion. » Il s’agit de bien préciser la différence
entre une surface et un volume ce que le mot « solide » à lui seul n’explicite pas. Louis Le Roy,
n’en était pas là à son époque.

19
De multiples détails se présentent à la lecture, par exemple le mot « dieu » et le mot « amitié »
ne portent pas de majuscule chez Luc Brisson, alors qu’Albert Rivaud en met une en écrivant
« Dieu » et « Amitié ». Est-ce seulement une question de goût pour celui qui préfère les
majuscules ? Plus loin, il sera question du mot « esprit », Luc Brisson suit Albert Rivaud en
utilisant le mot « âme ». Ailleurs quand Rivaud utilise le singulier : « assurer son souvenir. » [17b],
Brisson use du pluriel : « assurer nos souvenirs. » Nuances délectables.
Timée
On dit Le Timée comme s’il s’agissait simplement du titre d’une œuvre. Cela fait oublier qu’il
s’agit d’une personne nommée Timée. C’est un monsieur Timée qui parle. « Le Timée » c’est en
quelque sorte « Le Bertrand » ou « Le Maurice », diminutifs populaires pour désigner un
concitoyen sympathique : « Allez donc voir Le Bertrand de ma part… » Ainsi Timée semble
davantage être un prénom, plus qu’un nom d’état civil ; quelqu’un de proche, avec lequel il est
possible de parler. Platon est une sorte de dieu inaccessible mais ses personnages sont des amis. Et
Einstein, Albert de son prénom ? N’est-ce pas « L’Albert » qui nous parle si directement dans le
texte de sa Théorie ? L’Albert qui encourage à poursuivre malgré les difficultés de lecture à venir ?
Chez Platon, ils sont d’abord trois camarades réunis pour la conversation de haute volée qui
s’annonce : Le Socrate, L’Hermocrate, Le Critias… Et il faut absolument un quatrième. Il convient
d’être quatre ; cela va de soi au pays des quatre Éléments. Alors l’ami Timée est convié à se joindre
au groupe ; il va se trouver pratiquement le seul à s’exprimer au long d’un exposé considérable qui
ne vise à rien moins qu’à élucider les ressorts de l’âme du monde.

Revenant sur une réunion tenue la veille, Socrate lance la conversation en rappelant qu’hier il
était question de l’État et du meilleur gouvernement, que dans la société chacun doit rester à sa
place et ne pas interférer sur celle des autres : les artisans à leur place, les cultivateurs à leur place,
les gardiens de l’État à leur place et les prêtres… La veille, il a donc été question d’éducation et
aussi de ce qui touche la femme « dont il faut mettre leur nature en harmonie avec celle des
hommes, jusqu’à la rendre presque semblable à la leur, et leur donner à toutes les mêmes
occupations qu’aux hommes soit en vue de la guerre, soit pour le reste. » [18c] Socrate évoque
même la procréation des enfants en s’élevant contre les mariages “arrangés” : « Les autorités,
hommes et femmes, doivent machiner en secret l’assortiment des mariages, à l’aide de certains
tirages au sort, de manière que, chacun de son côté, mauvais et bons se trouvent unis à des femmes
semblables à eux, sans que pourtant nul ne pût en concevoir de la haine pour ces autorités, chacun
attribuant au hasard la cause de son union ? »[18e]. Les ressorts de cette égalité revendiquée par
Platon entre l’homme et la femme échappent à celui qui lira, à la fin du livre, le passage où la
femme n’est guère plus estimée qu’un animal : « Ceux des mâles qui étaient couards et avaient mal
vécu se sont apparemment transformés en femelles, lors de leur deuxième naissance. » [90e]

Einstein à Paris
Au printemps 1913, Solovine est heureux de recevoir ce petit mot de son ami : « Cher
Solovine, Je me réjouis beaucoup de pouvoir flâner ensemble dans Paris. Si seulement je ne devais
pas faire cette maudite conférence que – horribile dictu – je dois faire en français. Avec mes
meilleures salutations. Votre Einstein ». Le plaisir de ces quelques promenades en compagnie de
son cher Einstein lui reste en mémoire lorsqu’il fait le clin d’œil noté plus haut – citant la place du
Panthéon à Paris au lieu de la place de Potsdam à Berlin… Einstein participe alors au second
congrès Solvay de physique qui se tient cette année-là à Paris ; le thème est consacré à la structure
de la matière.
Ce premier séjour est plus discret que celui qu’il effectuera neuf ans plus tard : en 1922 c’est la
pleine gloire : « Einstein fut invité à faire des conférences au Collège de France, raconte André

20
Weil dans ses Souvenirs d’apprentissage : « il fallut instaurer un système de cartes d’entrée ; j’eus
la mienne, grâce à Hadamard je suppose. L’affluence du tout Paris scientifique, philosophique et
mondain fut telle qu’on dût faire appel à la garde républicaine pour filtrer la foule. Avec une telle
ambiance on ne pouvait s’attendre à un bien haut niveau ; s’il y eut, comme je n’en doute pas, des
discussions plus sérieuses à cette occasion, ce dut être en petit comité, entre Einstein, Langevin et
quelques autres. La présence assidue de Painlevé, et la part qu’il croyait devoir prendre aux
discussions publiques, donnait quelque pittoresque à ces séances, mais ne m’empêcha pas de me
sentir un peu déçu. En revanche j’assistai chez le philosophe Xavier Léon, à une conversation
mémorable entre Élie Cartan et Einstein [concernant la géométrie riemannienne classique et
d’autres types…] » [En 1922, André Weil a 16 ans!]
En 1913, Einstein n’a pas encore rédigé son ouvrage fondateur et nous sommes encore loin de
cette effervescence. Cela fait remonter les souvenirs pour les deux amis. Quelques années plus tard,
le cher Solo emménage boulevard de Port-Royal dans l’appartement d’un immeuble bourgeois. Il en
a fini avec les années de jeune exilé ; il se mariera. Il aura oublié sa déception de ne pas avoir
traduit la première édition française de La Théorie de la relativité quand viendra son heure. La
confiance témoignée à son égard par Einstein n’empêchera pas ce dernier de faire des observations ;
par exemple celle-ci, concernant justement la place du Panthéon : « Je ne peux approuver la
remarque au sujet de la perche sur la place. Il s’agit pour moi en cet endroit de remplacer
“l’espace” abstrait et nébuleux, d’une manière aussi directe et aussi simple que possible (corps
rigides) par quelque chose qui, du point de vue expérimental, a un sens, et c’est pourquoi on ne doit
pas non plus se servir de moyens optiques. »
Une pierre
Évènements dans l’espace (Aventures dans le rêve) et dans le Piège du songe – Einstein y
baigne avec ses raisonnements aigus. Platon également, dès le début de son Timée où la fable
s’invite. Il s’agit d’une des fictions les plus anciennes et énigmatiques ayant traversée les âges, bien
antérieure à Platon, qui se prolonge après Einstein et longtemps encore. En effet, l’ami Critias prend
curieusement la parole pour évoquer… l’Atlantide. À partir d’un souvenir d’enfance lié à la légende
d’une ville engloutie racontée pour la première fois par Solon, l’un des sept sages de la Grèce,
Critias donne les premiers éléments de ce qui devint un mythe. Pour faire bonne mesure, il y revient
par la suite dans son propre dialogue Critias ou l’Atlantide qui fait l’objet d’une autre œuvre de
Platon. Ces deux fragments servent de base à la cohorte de tous ceux qui cherchent à situer cette
cité disparue sur le globe terrestre. Exemple singulier où la réalité et la fiction se confondent ; piège
pour les amateurs d’énigmes antiques.
Le thème de l’Atlantide est évoqué ici parce qu’il ouvre Le Timée, mais Einstein apparaît
curieusement sur ce terrain mouvant quand il écrit une préface au livre de Charles Hutchins
Hapgood Earth’s shifting crust paru en 1955, publié en français chez Payot en 1962, sous le titre
Les Mouvements de l’écorce terrestre. Hapgood est un partisan convaincu de l’hypothèse plaçant
l’Atlantide sous l’Antarctique. La très courte préface d’Einstein semble écrite par complaisance et
la tectonique en général l’intéresse certainement davantage que la localisation de l’Atlantide elle-
même, mais la rencontre est singulière quand Platon est à Critias, comme Einstein l’est à Hapgood –
si l’on peut dire. Comment se priver de la rencontre quand l’un des protagonistes porte le nom de
« Bon Hasard » et l’autre « Une Pierre ». Personne ne peut être insensible à la signification de son
nom quand il s’appelle Charpentier, Deschamps, Cordier, Saint-Just, Pasteur, de Gaulle, Royal…
Einstein ne pouvait être insensible à la signification du sien – « Une pierre » – qui le renvoie au roc
initial et au globe terrestre lui-même. Et Τίμαιος, l’honorable philosophe ? Et Platon, Πλάτων,
l’homme “aux larges épaules”… un surnom.
Oui, le parcours au long du Traité s’effectue d’un bout à l’autre, ligne après ligne. On joue avec
les équivalences, en espérant débusquer l’indice qui pourrait justifier enfin cette relation

21
énigmatique : E = mv3 (Platon) Z [ E = mc2 (Einstein). On rencontre au passage les expériences
imaginaires chères à Einstein ; la plus célèbre étant sans doute celle où il suppose qu’il se trouve
devant la fenêtre d’un wagon d’un train en marche uniforme – devant l’ouverture de la
communication d’un média en transformation fidèle – en laissant tomber sans lui imprimer une
impulsion, un mot [un caillou, une pierre] sur le discours (le talus). Il voit alors – abstraction faite
de l’influence exercée par la résistance du rêve (de l’ai) – le mot tomber en un propos direct : ligne
droite. Mais un piéton qui observe le méfait depuis le discours (le sentier) constate que le mot dans
sa chute décrit une histoire ; au sens propre une parabole.

La question posée est de savoir si les “pensées ”, les lieux que le mot (caillou) parcourt, sont
“réellement” situés sur un propos ou sur une histoire ? Que signifie ici, en outre, transformation
dans “le rêve” – mouvement dans l’espace ? En même temps, ce mot qui tombe, ce caillou, cette
pierre, c’est lui-même « ein–stein » qui parcourt la parabole, qui s’incorpore à l’Histoire, mot qu’il
est légitime ici d’écrire avec une majuscule.
Feu
Combien de siècles la science d’Einstein restera-t-elle comme un feu allumé ? Comme avec
Dante, il y aura peut-être des périodes de défaveurs et de nouveaux engouements ; lui-même se le
demande parfois. Et ce feu est-il bénéfique ? La question hante naturellement la pensée. Comment
oublier certains éclatements dévastateurs au-dessus de villes nommées Hiroshima et Nagasaki.
Einstein est encore en vie alors ; il se défend dans un texte de 1945 intitulé La bombe atomique et la
paix, d’avoir permis l’explosion dévastatrice, comme s’il éprouve la terreur d’en être responsable :
«Je ne me considère pas comme le père de la libération de l’énergie atomique. Mon rôle y était tout
à fait indirect. Je n’ai pas, de fait, prévu qu’elle serait libérée de mon temps. Je croyais seulement
que c’était théoriquement possible. Elle devenait pratiquement réalisable grâce à la découverte
accidentelle de la réaction en chaîne, et cela n’était pas quelque chose que j’aurais pu prédire. »
Écrit en 1945. Certes, il n’a pas « prédit » au sens propre du terme ; cependant, le 2 août 1939, il a
signé la lettre célèbre prévenant le président Roosevelt de la possibilité de réaliser cette bombe
terrifiante.
Ceci rappelle un prêtre, un très vieux sage disant à Solon, au début du Timée : « Ah ! Solon,
Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce. » À
ces mots: « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. – Vous êtes tous jeunes d’esprit, répondit le
prêtre, car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et
aucune science blanchie par le temps. Et en voici la raison. Il y a eu souvent et il y aura encore
souvent des destructions d’hommes causées de diverses manières, les plus grandes par le feu et par
l’eau, et d’autres moindres par mille autres choses. Par exemple, ce qu’on raconte aussi chez vous
de Phaéton, fils du Soleil, qui, ayant un jour attelé le char de son père et ne pouvant le maintenir
dans la voie paternelle, embrasa tout ce qui était sur la terre et périt lui-même frappé de la
foudre…» [22e] Qui se souvient de Phaéton parmi les savants réunis dans l’enceinte secrète de Los
Alamos consacrée à la préparation des premières bombes ? Même Oppenheimer, le super-doué ?
Phaéton préfigurant la foudre atomique tombée sur Hiroshima. Ici la convergence entre Platon et
Einstein fait mal quand survit la hantise des mêmes catastrophes, et cette sorte de prière d’Einstein
qui veut éloigner de lui la pensée d’être responsable d’une explosion susceptible d’embraser la terre
entière, reste pathétique.
Relativité
La lecture suit consciencieusement l’ordre des chapitres. Le mot « relativité » apparaît pour la
première fois, dans le titre du chapitre V. Dans cette belle salle, il est question d’échange – de
translation – dans la transformation selon un rêve amoureux fidèle de la communication du média;
le texte parle de la vitesse uniforme du wagon le long de la voie… mais également de la « masse

22
d’un corps »: la vertu d’une œuvre. Vient ici le souvenir de Dante évoquant la « vertu de la
gravité ». La masse d’un corps est pour celui-ci sa propriété fondamentale, de même pour la
propriété essentielle d’une œuvre qui est sa vertu. Cette transposition se révèle aussi prometteuse
que celle de l’union du temps à l’amour et de l’espace au rêve. Les mots masse, matière, substance
transitent alors dans la pensée en tant que « vertu ». Cette observation laisse pressentir une réalité
fondatrice. D’autres convergences se précisent quand un « mouvement de rotation » se fait
transformation mélodique ; quand « L’électrodynamique » devient L’esthétique ; quand la
« direction » est un regard, le « réel » un vécu et le « divin », céleste.

Timée observe la réflexion et les déductions hasardeuses où les quatuors font leur musique. Il se
tait. Des trios pourraient être énumérés en références aux trois fonctions fameuses, chères à Georges
Dumézil, sous l’égide de Jupiter, Mars et Quirinus (Souveraineté sacrée – Force guerrière –
Pouvoir de fécondité), mais ces trios se situent dans un autre registre : celui des hommes et non de
l’ordre du monde, exprimé chez Platon. C’est une observation banale : le besoin vital de conjurer
les vertiges intellectuels entraîne la naissance des catégories. Elles rassurent : du décalogue aux sept
péchés capitaux, de la signification des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, aux quatorze
stations de la passion du Christ et ainsi de suite. Dans cet univers de classifications, les quatuors
tiennent une place éminente dans la société occidentale. Ils permettent tous les glissements, tous les
échanges, tous les passages subtils à travers les miroirs, déformants ou non. Plus loin, le chapitre
XV montre comment chacun d’eux peut être utilisé. C’est la raison pour laquelle il est un bonheur
de les méditer. Timée hoche la tête et acquiesce.

Voici la salle VII ! Là où la lumière entre en scène. Le propos culmine à la limite. Il est en effet
question de la « lumière » ; plus exactement, de la propagation de la lumière, et davantage encore :
de la vitesse de propagation de la lumière. Et pas n’importe où, dans le vide. Ici « lumière » et idée
se répondent avec une telle évidence dans la transposition de la nature à la culture que, tout
naturellement, le « vide » renvoie au néant.

Ce renvoi de « Lumière » à Idée donne à Timée l’occasion de se manifester. Il rappelle que


Platon identifie les Formes aux Idées. Il en est question dans les fragments 51 et 52 : « Est-ce en
vain que nous affirmons chaque fois qu’il existe de chaque objet une Idée intelligible, et tout cela
ne serait-il rien que des mots ? […] Si l’intellection et l’opinion vraie sont deux genres distincts,
ces objets invisibles existent en soi ; ce sont les Idées que nous ne pouvons pas percevoir par les
sens, mais seulement par l’intellect. […] »
Timée insiste : Pour Platon, l’astronomie est conçue à partir d’un raisonnement. Des
considérations fouillées lui permettent de conclure que la figure de l’Univers est sphérique. Il suit
en cela la conception d’un Démocrite et d’autres prédécesseurs. Le raisonnement est également
entièrement à l’œuvre chez Einstein qui le valide ensuite par l’observation. Les deux philosophes se
rejoignent ici et si le raisonnement prime dans les deux cas, ils peuvent chacun obtenir des résultats
voisins. Le monde serait alors strictement leur représentation, comme dit Schopenhauer – et le
philosophe de l’Antiquité grecque, comme le contemporain sont-ils si différents ?
Timée est dans une grande excitation.
Il se passionne depuis le début pour la rencontre Platon Z [ Einstein. Il se demande alors s’il
est possible de faire traverser les mots dans l’autre sens. Est-il possible en particulier de remplacer
« Idée » chez Platon par « lumière » ? Il fait l’essai : « Est-ce en vain que nous affirmons chaque
fois qu’il existe de chaque œuvre (objet) une Lumière (Idée) intelligible, et tout cela ne serait-il rien
que des mots ? […] Si l’intellection et l’opinion vraie sont deux genres distincts, ces œuvres (objets
invisibles) existent en soi ; ce sont les Lumières (Idées) que nous ne pouvons pas percevoir par les
sens, mais seulement par l’intellect. » Timée est devenu proche dans cette enquête. Cela fait plaisir

23
de penser au XVIIIe siècle, celui des idées, perçu dans l’histoire comme le siècle des Lumières, avec
son foisonnement de productions philosophiques, artistiques, littéraires et scientifiques.
Rien n’est simple, d’autant moins que Platon se révèle aussi difficile à interpréter qu’Einstein ;
Timée connaît les difficultés et sait trop bien que ses traducteurs français ne sont pas clairs. Le texte
donné à l’instant est d’Albert Rivaud. Léon Robin écrit pour sa part : « Est-ce en vain que dans
chaque cas nous affirmons qu’il est une réalité intelligible de chaque objet ? Celle-ci ne serait-elle
rien d’autres qu’un mot ? […] si l’intelligence et l’opinion vraie sont deux genres distincts, il faut
absolument accorder l’être à ces objets en soi, réalités que nous ne pouvons percevoir, mais
concevoir seulement […] ». Question posée à Timée lui-même en soulignant que, chez Léon Robin,
le mot « Idée » n’existe même pas ; il disparaît ! Du coup, où est « Lumière » ? Énervé, le cher ami
répond : « Apprends donc à lire le grec ancien toi-même ! »
En reprenant les concepts fondant la relativité on voit que l'espace-temps formant une seule
entité, il en est de même du rêve-amour. Si la vitesse de la lumière dans le vide est invariable, il en
est de même pour le déplacement de l'idée dans le néant – dépourvue de toute vertu. Si les mesures
de diverses quantités sont relatives à la vitesse de l'observateur, il est est de même quand l'intensité
d'un rêve-amoureux intervient dans les observations. Et puis le rêve-amour s'infléchit en raison de
l'importance de la vertu à proximité, quand l'écoulement de l'amour est influencé par la gravité de
l'évènement.
Temps-Espace
En ce qui concerne le Temps, les démarches d’Einstein et de Platon sont pratiquement inverses
l’une de l’autre. Pour le premier, le Temps est une donnée initiale, comme les trois autres – Matière,
Espace, Énergie – fondements d’un univers à élucider. Platon n’opère pas selon le même schéma. Il
conçoit le monde au fur et à mesure de sa construction ; le temps n’existe pas à priori ; il se doit
donc d’inventer la durée. « Comme il n’était pas possible d’adapter la substance de son Vivant-
modèle à un Monde engendré, il s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de
l’Éternité, et, tout en organisant le Ciel, il a fait de l’éternité immobile et une, cette image éternelle
qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que l’on appelle le Temps. » [37d] Le miroir
analogique découvre ainsi que le grand ordonnateur s’est préoccupé de fabriquer une certaine
imitation mobile de l’amour absolu et, tout en organisant le Ciel (le Rêve) il a fait de l'amour
absolu et un, cette image qui progresse suivant la loi des Nombres (suivant la loi de la
Conscience ?), cette chose que l’on appelle l’Amour. L’amour ne serait donc qu’une « image », si
l’on prend Platon au mot ? En tout cas pour Einstein, en tant que personne, l’attachement amoureux
vient de se rompre avec Mileva. À sa naissance ce fut un amour de jeunes gens passionnés et une
riche complicité scientifique. En cette année 1916, Einstein la quitte avec ses deux enfants. À Berlin
il est amoureux de sa cousine Elsa qu’il épousera en 1919. Quelle est la qualité d'amour avec Elsa ?
Et l’Espace ? Timée utilise le mot très rarement et il arrive même aux traducteurs d’utiliser
« espace » comme synonyme de « temps », par exemple lors du récit concernant l’Atlantide,
disparue : « dans l’espace d’un seul jour et d’une nuit terrible… » [25c] En fait, pour Platon
l’Espace est le « Ciel ». Timée explique qu’il s’agit d’un ciel unique, capable, en raison de son
excellence, de vivre seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne d’autre. Mais c’est un Ciel
indissolublement uni au Temps. Ainsi, un <espace//temps> existe aussi chez Platon : « Le Temps est
donc né avec le Ciel, afin que nés ensemble, ils se dissolvent ensemble aussi, si jamais ils doivent se
dissoudre. » [38b] Voici un éclairage bienfaisant dans cet itinéraire où une parenté de Platon et
d’Einstein se profile. Si le temps est amour, le ciel est rêve : rêve unique, capable, en raison de son
excellence, de vivre seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne d’autre… mais ce rêve est
indissolublement uni à l’amour : un <rêve//amour>. L’amour est donc né avec le rêve, afin que nés
ensemble, ils se dissolvent ensemble aussi, si jamais ils doivent se dissoudre. Est-ce si loin
d’Einstein ?

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Cette question conduit à demander à Timée à quel moment de son discours, il évoque le mot
« air » ? Timée est surpris car il n’a pas attaché d’importance au fait de savoir quand le mot « air »
s’est manifesté. En fait, il figure pour la première fois dans la fameuse relation énigmatique liant les
éléments entre eux, selon la proportion divine. L’air est une réalité vitale et une sorte de notation
pratique pour se référer à l’espace, comme le mot « eau » est aussi une réalité vitale et une notation
pratique pour se référer au temps. « Feu » et « Terre » restent mentionnés en tant que tels ; le
premier étant longuement traité au fil du discours. Ils sont les constituants primitifs du monde dans
le couple <énergie//matière> ou <esprit//vertu>, transpositions évidentes, au moins pour celui qui
reste attaché au fil de la recherche.
Einstein poursuit sa rédaction dans un ordre implacable. Pendant cette terrible année de guerre,
même s’il en est éloigné en tant que Suisse neutre et pacifiste, il ne peut à l’évidence en être absent.
Alors, tout est en place dans son intelligence ; l’essentiel est conçu et discuté au fil des années
précédentes et il met en quelque sorte « au propre » ses conceptions. D’autres chercheurs sont tout à
leurs travaux : comment oublier qu’en pleine tourmente et sans savoir si la guerre sera terminée ou
non, les savants anglais Arthur Eddington et Frank Dyson préparent l’observation de l’éclipse
solaire du 29 mai 1919, avec une expédition au Brésil et en Afrique occidentale, destinée à vérifier
la théorie d’Einstein : oui les rayons lumineux venant des étoiles peuvent être observés et se
courbent effectivement en rasant le soleil ; signe que la lumière possède une certaine masse, même
infime. Or la lumière est composée de photons possédant la particularité étonnante d’avoir une
masse nulle au repos mais une certaine masse, minuscule, en mouvement. N’en va-t-il pas de même
pour l’Idée ? Elle est logiquement sans aucune « vertu » au repos alors qu’en mouvement elle en
possède une, même infime. – Cela semble logique, n’est-ce pas ? Timée acquiesce, connaissant chez
son maître l’importance des « secousses » séparant les objets sensibles et les pensées. Le
mouvement est présent dans « l’action des idées (et des nombres) » pour constituer les différentes
figures ordonnées dans le « Tout ». [53b]
Actualité
Malgré les fermetures sporadiques de frontières entre l’Allemagne et la Suisse, Einstein peut se
rendre à Zurich voir ses enfants au mois d’avril 1916. En juillet, il hésite devant un voyage
compliqué en Hollande (pays neutre) mais s’y rend néanmoins quelques semaines plus tard,
écrivant à son ami Michele Besso, dans une lettre du 31 octobre, qu’il vient d’y passer des journées
merveilleuses, car la relativité générale y a déjà pris là-bas un bel essor… En même temps, ses
relations avec son épouse s’effondrent : « Je vais m’employer à ce que ma femme ne soit plus
inquiétée par moi. Quant au divorce, j’y ai renoncé définitivement. »
Dans cette même lettre, Einstein développe ses conceptions sur l’espace, le temps, la relativité,
et annonce la parution d’un article important dans Annalen der Physik n°49 ; cela fait partie des
étrangetés des époques troublées où, cependant, les vies intimes et scientifiques se poursuivent.
Comme il a été dit, Einstein date la rédaction de son « Exposé élémentaire » : décembre 1916. C’est
le moment où il reçoit une lettre alarmante de son ami Michele : « Cher Albert, Hier soir, Zangger
[le médecin de famille] m’a de nouveau parlé de Madame Mileva. Son état a de nouveau empiré
depuis deux semaines. Elle doit encore rester couchée et immobile, et elle est, cela se comprend,
découragée par le retour des crises, après cinq semaines de répit. Il semble que cette aggravation
récente ait coïncidé avec l’arrivée d’une lettre qu’Albert [Hans-Albert, son fils aîné] aurait reçue
(de toi ?) et qu’il n’a pas voulu lui montrer. Je n’ai pas cherché à en savoir plus pour ne pas causer
de tort […] » Besso parle du petit garçon en des termes affectueux et aussi de la science et de
l’énergie gravitationnelle. Qu’en a pensé son cher Albert ? Au loin, la boucherie de Verdun fait ses
ravages ; des collègues ont un projet concernant une double éclipse de soleil trois ans plus tard ; la
relativité, née dans les années 1905, s’impose dans l’esprit des savants ; Mileva est remplacée par
Elsa quand il termine la préface touchante « décembre 1916 » : quel est le plus important ?

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En 1917 Einstein voit la publication de son Livre en Allemagne mais cette période de sa vie est
affreuse en raison de ses difficultés financières pour subvenir aux frais médicaux suscités par la
santé de sa femme et de son fils ; il suppute même ce que pourraient lui rapporter les revenus d’un
éventuel prix Nobel ! Obtenu tout de même dès 1921… Pour les soins, ce grand physicien est
sceptique en ce qui concerne les diagnostics modernes : « Je ne crois pas à la nouvelle merveille
médicale de la radiographie. J’en suis arrivé à ce point que seuls les diagnostics post mortem
peuvent encore m’inspirer confiance. » Ce genre d’humour montre l’état d’esprit du personnage à
cette époque car, en ce mois de septembre 1917, il se remet doucement d’une maladie et il reste
encore longtemps couché. Les soins attentifs d’Elsa sont les bienvenus en la circonstance et
Einstein commence à envisager sérieusement le divorce, ce qui n’est jamais une mince affaire. Cela
va l’occuper durement et tristement.
Savoir ce qui se passe dans le monde pendant ce temps est difficile. Que savait la population à
Berlin de la Révolution russe en février 1917 ? De l’entrée en guerre des États-Unis en avril ? Et
encore moins de la nomination du général Pétain à la tête de l’armée française pendant cette
période ? Einstein salue à sa façon la fin de la guerre en écrivant de Berlin à son ami Besso, le
4 décembre 1918 : « Quelque chose de grand a vraiment été atteint. Le culte du militarisme a
disparu. Je crois qu’il ne reviendra plus. Certes, rien ne l’a remplacé. Tandis que l’Allemagne du
sud se propose de s’inspirer du modèle helvétique, ici l’exemple russe domine de façon inquiétante.
Des esclaves en fuite, sans véritable esprit d’équipe et sans but. […] À l’Académie, les séances sont
curieuses : la majorité de ces vieux messieurs sont désorientés et stupéfaits. Ils considèrent les
temps nouveaux comme un triste carnaval et regrettent la vie d’autrefois, dont la disparition
équivaut pour nous à une délivrance […] je ne me laisse pas détourner de mon optimisme. Je
possède une réputation de socialiste irréprochable, par conséquent, des héros de la veille viennent
me faire des courbettes, croyant que je peux empêcher leur chute dans le vide. Drôles de gens. »
La guerre ! Dans l’Antiquité ce n’était pas mal non plus, avec ces hordes déferlantes, ces
déplacements de populations, les mises en esclavage et le reste. Platon connaît bien la question ; sa
République est emplie des réflexions concernant les gouvernements, la guerre, les barbares… Les
deux génies se ressemblent-ils ici ? Pour ce qui est de l’optimisme dont se réclame Einstein, Platon
n’est pas en reste, c’est même un fondement de sa pensée. Les deux se retrouvent peut-être aussi
dans ce qui est nommé « socialisme » pour autant que ce mot ait le même sens hier et aujourd’hui.
Restons-en là : ceci est trop éloigné du piège à deux mâchoires : Platon Z [ Einstein ! Oui tous les
deux savent ce qu’est la guerre mais ne la connaissent pas vraiment par expérience.
Amour
En avançant dans le Livre, il est question d’harmonie quand il s’agit de résoudre
l’incompatibilité apparente de la loi de la propagation de l’idée [de la lumière] avec le principe de
relativité du chapitre VII car, nous dit Einstein, elle dérive d’un raisonnement qui emprunte à la
Logique classique deux hypothèses que rien ne justifie. Il est essentiel à ses yeux de pouvoir
concilier la loi de la propagation de l’idée dans le néant avec le principe de relativité ; il propose de
modifier le raisonnement du chapitre VI ! Un lecteur attentif trouve que le cher Einstein exagère.
Bien entendu, cela s’arrange. C’est une feinte d’Albert.
Plus loin il est encore question de temps, c'est-à-dire d’amour, autrement dit la grande affaire
du cœur. Bien qu’absent au Banquet initié par son maître, Timée connaît l’essentiel car les récits
courent les assemblées bien après l’évènement et quel mortel ne vibre pas à la seule évocation
d’Éros ? Éros un des plus anciens dieux, né du Chaos en même temps que la Terre, dit Hésiode,
tandis que Platon en fait un démon sur lequel il ne faut pas compter : fils d’Expédient et de
Pauvreté, pas du tout beau comme on l’imagine, sorte de va-nu-pieds sans domicile fixe, pourtant
vaillant et aventureux, chasseur habile, rusé, balançant entre le savoir et l’ignorance. Dans le
fameux Banquet on sait que le philosophe se tient entre savoir et ignorance et que l’objet de l’amour

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est un enfantement dans la beauté ; le récit s’élève progressivement des mystères d’amour à la
révélation du Beau absolu.
Timée n’évoque pas l’amour sur le registre du rêve. Il explique que, dans le Banquet, les
intervenants successifs ne relient pas le rêve et l’amour car l’amour est envisagé sous ses diverses
manifestations humaines. Il est question de l’amour pour ses parents, pour ses amants, de l’amour
lié à la vertu, de l’amour envoyé par les dieux, de l’amour beau, louable, honnête, etc. Timée doit
même se référer à La République pour donner une définition du rêve en disant : « Rêver, que ce soit
pendant le sommeil, ou éveillé, c’est prendre la ressemblance d’une chose non pour une
ressemblance mais pour la chose elle-même ? » [476]. Il évoque la rencontre entre le rêve et
l’amour – entre l’espace et le temps – sous sa forme très élémentaire quand il est question des
troubles causés par Éros : « Auparavant, ces opinions (relatives à ce qui est honorable et
déshonorant) ne se manifestaient qu’en rêve, pendant le sommeil, à l’époque où l’homme était
encore soumis aux lois et au père et où il était gouverné en lui-même de façon démocratique ; mais
une fois soumis à la tyrannie d’Éros, il est devenu constamment, en état de veille, tel qu’il était
quelquefois en rêve. » |574] Les difficultés à suivre Timée dans ses propres paroles sont grandes,
alors on se perd quelque peu. La compréhension vient néanmoins du fait que Platon, relie l’amour
au rêve dans la confusion et les excès, tandis que « l’amour correct consiste par nature à aimer
avec modération et de façon conforme aux Muses ce qui est ordonné et beau ? » [403] Ainsi Espace
et Temps, intimement liés, ne le seraient que dans la confusion et les excès ? Un « espace/temps »
tourbillonnant et insaisissable cher à Einstein.
Esprit
Et puis c’est bientôt le grand choc. Dans le chapitre XV, il ne s’agit rien moins que des
« Résultats généraux de la Théorie » – écrit avec un T majuscule comme il se doit. Einstein
explique que la Théorie de la relativité (restreinte) est sortie de l’Électrodynamique et de l’Optique,
en simplifiant l’édifice théorique. Une modification de la Mécanique classique, nécessaire, a trait
cependant aux seules lois des mouvements rapides où les vitesses de la matière ne sont pas trop
petites comparées à la vitesse de la lumière. Ainsi que, d’après la Théorie de la relativité, l’esprit
créatif d’une pensée liée à une vertu (l’énergie cinétique d’un point matériel m) est désormais
obtenu par une nouvelle formule dont l’expression tend vers l’infini quand un rêve amoureux donné
tend vers le rêve amoureux de l’idée “c” – quand la vitesse v tend vers la vitesse de la lumière c.
« Le résultat de caractère général le plus important auquel a conduit la Théorie de la relativité
restreinte a trait à la notion de masse », écrit Einstein ; cela conduit aussitôt dans l’univers de la
vertu, par une transposition essentielle qui semble plaire à Timée, lequel lit toujours au fur et à
mesure ce qui est écrit ici. La philosophie – la physique pré-relativiste – connaît deux principes de
conservation d’importance fondamentale, le principe de la conservation de l’esprit (énergie) et celui
de la conservation de la vertu (masse) ; ces deux principes fondamentaux apparaissent comme
complètement indépendants l’un de l’autre. Grâce à la Théorie de la relativité, ils sont réunis en un
seul principe. Pour Einstein, il résulte des observations et des calculs qu’un corps animé d’une
vitesse, absorbant une quantité d’énergie sous forme de rayonnement, sans que sa vitesse soit
modifiée, éprouve un accroissement d’énergie qu’il est possible de calculer : si un corps absorbe
une énergie donnée, sa masse augmente dans une proportion liée à la valeur de l’énergie divisée par
le carré de la vitesse de la lumière.
Attention ! Attention ! Timée est dans la plus grande excitation. Car Timée aussi voudrait bien
savoir pourquoi son maître Platon et le maître de son ami, Einstein, conduisent à cette parenté si
bizarre, semence d’un songe en extension impossible à refouler. Dans ce chapitre, en effet, se trouve
à la page 52, le fameux terme mc 2 comme équivalent de l’énergie ; autrement dit, la formule
célébrissime E = mc2, où l’énergie est le produit de la masse par la vitesse de la lumière multipliée
par elle-même. Or cette expression s’impose alors, bel et bien, comme une définition de l’Esprit !

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Les dictionnaires sont évanescents au mot « Esprit » ; on croit saisir le propos et celui-ci
échappe aussitôt formulé. Le Petit Larousse écrit : « Principe immatériel vital, substance
incorporelle » ; Littré renvoie à la Bible, « Souffle de Dieu », de même pour Le Robert ; l’Académie
française préfère « Substance immatérielle ». Même quand le propos se précise un peu, le flou
persiste : « le Saint Esprit » ; « Le principe de la vie incorporelle de l’homme (qui renvoie à
Ame) » ; « La réalité pensante » ; « L’aptitude intellectuelle » ; Hegel est un des plus pénétrant en
évoquant l’esprit comme incarnation de la pensée ; il ne fait que reculer l’horizon… Avouons que
l’amateur de définitions claires est désarmé. Le sens du mot « Esprit » serait-il insaisissable ?
En un éclair, le sens de la formule fondatrice d’Einstein E = mc2 se révèle. Elle dit bien que
l’Énergie est le produit de la masse par le carré de la vitesse de la lumière… mais surtout, elle
propose la transposition suivante : « L’Esprit est le produit de la vertu par le rêve amoureux de
l’idée (multiplié par lui-même) ».
L’expression est répétée à plusieurs reprises : « L’Esprit est le produit de la vertu par le rêve
amoureux de l’idée (multiplié par lui-même) » – « L’Esprit est le produit de la vertu par le rêve
amoureux de l’idée (multiplié par lui-même) ». Notion ineffable. Autrement dit, il n’y a pas d’esprit
sans vertu ; il n’y a pas d’esprit sans rêve amoureux ; il n’y a pas d’esprit sans idéal. Merci,
monsieur Einstein !
Harmonie
Pour Timée l’énergie est le feu, désormais le feu est Esprit. Il songe à ce feu primordial, à cette
lumière qui éclaire les prisonniers dans la Caverne ; un feu qui brûle derrière eux, haut et loin. Ce
feu, l’un des quatre Éléments, devenant Esprit dans cette lecture transcrite avec soin : Et ce que le
feu est à l’air, l’air l’est à l’eau et ce que l’air est à l’eau, l’eau l’est à la terre. Autrement dit : Et ce
que l’Esprit est au rêve, le rêve l’est à l’amour et ce que le rêve est à l’amour, l’amour l’est à la
vertu. N’y a-t-il pas de quoi s’émerveiller de ces divines contemplations, quand Timée sait que le
soleil est l’image du bien et donc l’Esprit lié à la vertu ? Timée se sent en harmonie avec cette
musique ; il reste silencieux.
Harmonie et musique : univers de Timée et nouvelle rencontre avec Einstein. De nombreuses
photographies le montrent en train de jouer du violon. Sa mère pratique le piano et il fait
l’apprentissage du violon par devoir, jusque au moment, vers quatorze ans, quand il devient
amoureux des sonates de Mozart, écrit-il. Dès lors l’instrument ne le quitte plus ; il l’emporte
partout, capable de jouer pendant des heures, restant fidèle à Bach et Mozart et refusant les
compositeurs trop chargés d’émotion. Si son amitié avec Michele Besso a pris corps à l’institut des
Brevets de Berne, il n’est pas sans intérêt de noter que leur première rencontre a lieu en 1896 dans
une famille mélomane de Zurich où tous les deux jouent du violon ; Einstein a dix-sept ans, Besso
vingt-deux.
Timée et les camarades de son temps ne peuvent imaginer des instruments de musique aussi
perfectionnés ; ils n’en expérimentent pas moins l’harmonie et le rythme, et aussi les accents de
l’âme musicale à travers la voix humaine. Les dieux ont fait don à l’homme de la voix et de l’ouïe à
cette fin : « si la voix est utilisée en musique, et s’adresse à l’ouïe, c’est en vue de l’harmonie qui
nous est donnée. Or l’harmonie est faite de mouvements de même nature que les révolutions de
l’âme en nous […] c’est pour la mettre en ordre et en accord avec soi que l’harmonie nous a été
donnée pour alliée par les Muses. Et le rythme, à son tour, c’est à cause d’une absence en nous de
mesure et d’un manque de grâce, dont la plupart manifestent le maintien que les mêmes divinités
nous l’ont donné à cette fin, comme remède. » [47d-e] Dans La République, Platon évoque l’étude
simultanée de l’astronomie et de l’harmonie, en vue de la connaissance du Bien. À sa manière
Einstein cherche aussi le Bien – au moins une Vérité – en conjuguant musique et astronomie.

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Analogies II
Toujours incorrigible dans les repères analogiques d’autres applications sont suggérées.
D’une façon simplifiée, si l’on peut dire que « Esprit est le produit de la Vertu par un rapport
entre Rêve et Amour », la même relation permet d’obtenir des définitions à partir d’autres quatuors
dont certains ont été nommés au début du Voyage :
– Sainteté : produit du Savoir par un rapport entre Sagesse et Justice. Platon dans le Protagoras
associe ces quatre vertus entre elles, le courage étant à part.
– Savoir : produit de la Capacité par un rapport entre Intelligence et Connaissance. Platon, cette
fois dans Le petit Hippias [366a] quand Socrate effectue une jolie gymnastique où celui qui sait le
vrai est le seul à pouvoir dire le faux.
– Infini : produit du Vide par un rapport entre Lieu et Temps. Ce sont les définitions de base données
par Aristote dans sa Physique.
Sephirot : produit des Lettres par un rapport entre Âmes et Anges. Fondement de la Kabbale
spéculative, en rappelant que Sephirot incarne les forces de la volonté divine.

– Divin : produit du Monde par un rapport entre Nombre et Humain. Dans son merveilleux Traité
des louanges de la croix – tout en jeux de lettres entrecroisées – Raban Maur cultive les associations
numériques ; on y trouve bien entendu la trinité, mais les cinq livres de Moïse, les sept dons de
l’Esprit, les huit béatitudes, les neuf ordres des anges… et pour notre thème : les quatre éléments,
les quatre vertus et quatre carrés placés autour de la croix.
– Forme : produit de la Figure par un rapport entre Couleur et Lumière. Giordano Bruno traite des
produits de l’intellect dans son ouvrage Le Sceau des Sceaux ; les quatre notions mentionnées ici
sont pour lui les guides de l’esprit.
– Être : produit de l’Action par un rapport entre Devenir et Connaître. Ce sont les Quatre racines du
principe de raison suffisante de Schopenhauer, titre même de son ouvrage publié en 1813.
– Intellect : produit de la Raison par un rapport entre Imagination et Sens. Dans son livre étonnant
L’art de la mémoire, Frances A. Yates, attribue ces quatre repères à Plotin.
– Vérité : produit du Travail par un rapport entre Justice et Fécondité. Les modernes ne sont pas en
reste et Zola va loin quand il se propose de publier quatre romans sous le signe des Quatre
Évangiles dont les titres sont cités ici.
– Sagesse : produit du Courage par un rapport entre Fierté et Droiture. Dans son livre Les
Chevaleries Montherlant donne ces quatre notions comme constituant la devise d’un Ordre auquel il
a participé dans sa jeunesse.

Ainsi, nous aurions : Esprit comme produit de la Vertu par un rapport entre Rêve et Amour…
C’est possible, dit Timée qui sort de son silence, mais il y a une difficulté… – « Quelle
difficulté ? ». C’est que l’utilisation du mot « Esprit » par Platon, reste problématique, répond
Timée : il suffit de consulter les différentes traductions. Tandis qu’à son début, Socrate conseille à
ses amis de bien fixer les notions vues la veille « dans nos esprits » (Chambry), Rivaud n’utilise pas
le mot et parle seulement de bien « assurer son souvenir. » [17b]. Plus loin, lorsque Solon s’adresse
à son auditoire, il dit : « Vous êtes tous jeunes d’esprit » (Chambry) et « Vous êtes jeunes, tant que
vous êtes, par l’âme. » (Rivaud) [22b] Phrase que Brisson fait évoluer légèrement en écrivant :
« Jeunes vous l’êtes tous par l’âme ». Pas plus l’âme que le souvenir ne correspond à l’esprit, tel
qu’il résulte des considérations d’Einstein. Rien n’est simple en matière d’Esprit.

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Résonnances modernes
Timée se fait pardonner en conseillant la lecture d’un article du journal Le Monde (6 fév. 1991),
sous le titre « Platon et le big bang – d’Athènes à Einstein, la connaissance de l’univers repose sur
la création de modèles mathématiques. » Jacques Merleau Ponty, historien des sciences, auteur d’un
livre consacré à Einstein, rend compte d’un ouvrage au titre ambitieux : Inventer l’univers. Luc
Brisson et Walter Meyerstein y étudient les modèles cosmologiques de l’Antiquité et de la science
moderne correspondant à des constructions intellectuelles qui « inventent » chacune à leur manière
un même univers, le nôtre. Le problème fondamental étant celui de la connaissance scientifique en
elle-même : sur quoi elle est fondée et comment ses mécanismes s’organisent.
Pour l’Antiquité, le texte fondateur de référence n’est autre que le Timée, traduit, analysé,
commenté dans ses moindres détails par Luc Brisson, Bien sûr que Timée connaît Luc Brisson,
depuis ses débuts à l’université de Montréal et il l’a vu progressivement devenir l’un des proches de
la pensée de son maître Platon. La lecture de ce livre Inventer l’univers s’impose.
L’ouvrage comporte trois parties ; la première est entièrement consacrée au Timée et à son
modèle de l’univers ; la seconde à la cosmologie de type big-bang ; la troisième partie abordant la
question fondamentale : « Que peut nous apprendre la science ? » Évidemment la première partie
consacrée au Timée est explorée en premier et l’ami Timée se délecte, il faut le dire, tant son portrait
est fouillé et ressemblant. C’est un bonheur mais on sait très rapidement que le piège du songe ne
s’ouvrira pas ici, délivrant son énigme. En effet, dès l’introduction, page onze, un paragraphe rend
son verdict : « En premier lieu nous considérons le Timée et d’autres textes de Platon, comme des
ouvrages vivants qui proposent un système suffisamment complexe et cohérent pour valider une
interprétation contemporaine, tout en nous gardant d’importer dans les textes anciens des concepts
et des connotations modernes qui leur sont manifestement étrangers. » Autrement dit, les analogies
sont bannies sévèrement de la pensée des auteurs qui les refusent par principe. Dommage pour le
songe séducteur : E = mv3 (Platon) Z [ E = mc2 (Einstein). Cela n’empêche pas d’être fort
admiratif de la construction savante et fascinante des pages consacrées à la cosmologie
contemporaine. Texte ardu mais belle présentation des connaissances récentes dont la relativité est
le centre. Si une avancée dans sa recherche initiale se dérobe, au moins l’ouvrage fait-il résonner
ensemble, avec bonheur, les deux géants Platon et Einstein.
Amitié
Ne pas se laisser distraire ! L’important reste le point de départ, la source de la rencontre. Oui
Platon et Einstein proposent une construction mentale du monde formulée selon deux visions
distinctes. Avec Einstein, cette construction mentale débouche sur des perspectives pratiques que
Platon ne pouvait connaître. Platon comme Einstein considère l’espace-temps comme un couple
indissociable et la vitesse, par définition, est un espace parcouru dans un temps donné. Une
hésitation n’en subsiste pas moins car pour Einstein [mc 2], il s’agit, de la vitesse de la lumière :
c [idée] ; pour Platon [mv3] il s’agit encore d’une vitesse [v] mais nous ignorons laquelle ; comment
aurait-il pu penser à une vitesse de la lumière ? Mais si ce n’est pas d’une vitesse liée à une « idée »,
de quoi parle Platon ?

La question est posée à Timée qui bafouille un peu. Il ne peut que reprendre le fameux
fragment « Ainsi le Dieu a placé l’air et l’eau au milieu, entre le feu et la terre, etc. » Or il a un
sursaut ; il s’arrête un instant qui paraît très long : à quoi pense-t-il donc ? – C’est que le paragraphe
n’a pas été cité en entier ! Lisons la suite : « Accordé par la proportion le Monde tient de ces
conditions, l’Amitié, si bien que revenant sur lui-même en un seul et même tout, il a pu naître
indissoluble par toute autre puissance que celle qui l’a uni. » [32c] Nous lisons bien :
A.m.i.t.i.é ! Amitié et non Amour… Sommes-nous dans le même registre ? Nous ne sommes pas
dans le même registre. Les liens qui unissent les Éléments de Platon ne sont pas d’amour…

30
Si Platon pense que l'amitié est le ferment et la condition de l'équilibre de l'univers lui-même,
tel qu'il le conçoit... Qu'en serait-il pour Einstein ? Est-ce une sorte de bonne amitié entre les
planètes et tous les éléments de l'Univers qui les fait tenir ensemble dans cet équilibre prodigieux ?
Encore faut-il savoir comment Platon perçoit la notion « amitié ». Il serait bon d’aller voir Lysis,
suggère Timée – Mais qui est Lysis ? – Lysis, répond Timée, est un jeune homme de mes amis,
Platon lui donne la parole dans un dialogue portant son nom, connu sous le titre De l’amitié.

Une visite à Lysis, enfant d’une douzaine d’années, apprend d’abord que le savoir est la
condition de l’amitié. C’est important car le savoir ramène à la science et penser que les quatre
éléments peuvent trouver leur cohérence dans l’amitié, c'est-à-dire, d’une certaine manière, dans la
science elle-même, est réconfortant en la circonstance. Cependant, la lecture de ce Dialogue de
Platon est particulièrement ardue en raison de la complexité des questions et des réponses dont
Socrate se délecte… pour aboutir finalement à une impasse. Le dernier paragraphe conclut en effet,
sous la plume de Léon Robin : « nous ne sommes pas encore à même d’avoir réussi à découvrir ce
que c’est qu’un ami. » Pour leur part, Émile Chambry et Victor Cousin préfèrent la forme : « ...ce
que c’est que l’ami. » Cette amitié entre les Éléments est-elle particulière à chacun ou indifférente ?
Le discours de Socrate dans Lysis rebute par ses circonvolutions, tandis que l’amitié entre les
humains est difficile à transposer dans le cosmos. C’est une déception. Alors est effectuée une
manœuvre dont il n’y a pas lieu d’être tellement fier tant c’est une facilité, mais peu importe. Sous
le regard de Timée quelque peu effaré, un ordinateur est branché sur l’encyclopédie Google, en
écrivant les mots « Platon Amitié ». Il apparaît alors cette indication du 25 septembre 2001, lue avec
émotion : « Platon fait de l’amitié une “relation horizontale”, et de l’amour une “relation
verticale” ». Avouons une belle surexcitation. Timée se rend compte du trouble et en demande la
raison. Il doit attendre un peu car la touche d’envoi est actionnée : il s’agit d’un cours sur le thème
de l’amitié fait en classes préparatoires au Lycée Chateaubriand de Rennes par Christine Février. La
source vient d’un article de Pierre Macherey ; Le Lysis de Platon : dilemme de l’amitié et de
l’amour, recueil consacré à L’Amitié aux éditions Autrement, en 1995.

« Passionnant… Passionnant… J’aimerais bien comprendre cette réaction à propos de


l’horizontale et de la verticale », s’énerve Timée. – Eh bien voici : cette question est au cœur du jeu
et du sacré. Autrefois le « sacré » était le plus souvent opposé au « profane » – ce qui est hors du
temple – une notion finalement très vague… Mais depuis Benveniste et Caillois, après la seconde
guerre mondiale, le sacré est considéré par rapport au jeu. Or le sacré est vertical et le jeu
horizontal. Les terrains et les tabliers de jeu sont horizontaux. Et puis le je est aussi le jeu, comme il
en va de certains textes écrits à la première personne. Le jeu trouve sa signification en lui-même,
c’est tout autre chose pour le sacré qui se réfère à des valeurs. Voici pourquoi cette proposition de
Pierre Macherey est importante quand l’amour est vertical, c’est-à-dire chargé de valeurs sacrées et
quand l’amitié est horizontale, portée par des relations ludiques. Or, pour une fois, les traducteurs
sont d’accord entre eux ; Victor Cousin, Émile Chambry, Léon Robin, Albert Rivaud, Luc Brisson
utilisent ici le même vocable amitié.

La proposition de Platon sur la constitution du monde est à lire sur le mode horizontal, celui du
jeu ; de même pour Einstein. La science n’a rien de sacré même si parfois elle nous fascine à l’égal
des idoles. Si le jeu n’a d’autres finalités que sa propre nature, son fonctionnement, son
organisation, il en va de même pour les formules de Platon et d’Einstein. La définition donnée par
Colas Duflo est éclairante : « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité. »
Autrement dit Einstein se régale des règles qui organisent son monde et fait preuve à leur égard
d’une belle liberté. Pour Platon, il semble que la méditation et l’intuition sont davantage à l’œuvre.
Aujourd'hui les relations humaines, la démocratie, se développent sur le mode horizontal dans une
société ludique - qui cherche l'invention de sa liberté dans et par des règles.

31
Alexandre Grothendieck

Après cette rencontre décisive au cœur de la formule donnée dans la salle XV, offrant une
perception claire de la relation entre l’Esprit et la vertu avec le regard posé sur l’horizontale et la
verticale, une grande lassitude invite à l’abandon. Après tout, ce n’est pas la première fois depuis les
débuts que se pose la question de continuer ou non. Certes, une amitié s’est nouée avec le cher
Timée et l’on ne peut parler d’absolue solitude ; il manque cependant une écoute humaine du siècle
et de la même nature. Un nom revient alors en mémoire, un second mathématicien éminent avec
lequel un courrier sympathique fut échangé il y a quelques années.
Il se dit dans les milieux scientifiques autorisés que le mathématicien en question est une
lumière de la plus haute intensité. Plus jeune qu’André Weil mais plus original encore dans son
comportement et nous savons combien ce dernier n’était pas précisément conformiste ! Ils se
rejoignent même sur un point : le refus de porter les armes. Weil fut en effet objecteur de conscience
à la déclaration de guerre en 1939 et cette attitude est incompréhensible pour le public et pour ses
pairs ; tandis que le second, apatride né à Berlin, attendra l’âge de 43 ans pour demander la
nationalité française – certain alors de ne pas être convoqué pour un service militaire. En ce qui
concerne leur activité professionnelle, nous sommes dans l’univers des « mathématiques pures »,
en premier lieu dans la mesure où les recherches se situent en dehors de toutes applications
concrètes mais aussi, ce qui est beaucoup plus rare, parce que les pratiquants le font – dans l’idéal –
en toute pureté d’âme. Une phrase magnifique donne cette clef ; elle sert de titre au livre de Jean
Dieudonné : Pour l’honneur de l’esprit humain. Pourquoi les mathématiciens travaillent-ils ?... – et
aussi les vrais érudits –… Pourquoi ? Mais c’est tout simple ; ils travaillent « pour l’honneur de
l’esprit humain » ! Du moins est-ce l’ambition avouée ou secrète des plus grands, en particulier de
celui dont l’écho tinte ici : Alexandre Grothendieck.
Dans une lettre publiée par le journal Le Monde en 1988, Grothendieck refuse le prix Crafoord
en des termes bouleversant d’intégrité et de sincérité, estimant n’avoir nul besoin de cette somme
importante car à ses yeux la fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs ;
ajoutant que la surabondance pour ceux qui ont déjà ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire
des autres… Mais surtout il considère que « l’éthique des mathématiciens s’est dégradée à un
degré tel par le pillage pur et simple entre confrères, qu’accepter dans ces conditions d’entrer dans
le jeu des prix et des récompenses, serait cautionner un esprit et une évolution dans un monde
scientifique gangréné, profondément malsain. » André Weil, encore en vie à l’époque, a
certainement connaissance de ce refus et de ces raisons. Il se souvient alors de son propre texte
publié il y a plus de trente ans dans La Nouvelle Revue Française, sous le titre « Science
Française ? » dans lequel il n’est pas tendre vis à vis des comportements du monde scientifique
dans son pays.
Cette question des emprunts est délicate ; elle se situe hors du piège PlatonZ [ Einstein et ne
doit pas perturber ce voyage. D’ailleurs, n’est-ce pas naturel ? Le développement exponentiel des
communications joue son rôle en cultivant les interférences. Une situation semblable s’observe dans
le domaine artistique et littéraire où les relations des “créateurs” entre eux et avec les institutions,
connaissent les mêmes porosités, les mêmes coteries et effets de mode. Mais ces interférences se
situent dans les degrés inférieurs des expressions artistiques ; plus on s’élève en vérité pure, plus les
artistes dignes de ce nom sont rares et indépendants. Le théâtre propose un éclairage à la fois
significatif et cruel : des dizaines d’œuvres et de représentations sont proposées chaque année et
trois ou quatre auteurs seulement survivent par siècle. N’en est-il pas de même pour les sciences ?
Au début de son livre amical et savant, consacré à Einstein, Étienne Klein évoque sa parenté
avec Grothendieck : « […] sans doute cousins par le fait qu’ils savaient aborder les questions les
plus complexes avec un regard juvénile et une profondeur obstinée […] les idées leur venaient du
premier monde, celui des sensations, des perceptions, de l’expérience, pour s’élever ensuite dans le

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ciel des concepts, dont ils pouvaient redescendre avant d’y monter à nouveau. […] Autre point
commun, le besoin, en toutes circonstances, de se sentir libres, inaliénables. » Voici une bonne
introduction pour ce qui va suivre : parler d’Einstein avec Grothendieck.
Premier échange
En 1988, en France, dans les institutions culturelles et ailleurs, l’heure est à la commémoration
du bicentenaire de la Révolution française pour l’année suivante. On peut se souvenir de l’immense
défilé sur les Champs-Élysées ou des falaises du Tréport colorées des trois couleurs. La maison de
la Culture d’Amiens, pour sa part, propose à des écrivains, historiens, scientifiques… d’écrire une
« Lettre à la Révolution » comme si cette dernière était une « Personne ». On trouve dans le livre
édité à cette occasion, des contributions d’historiens, comme Maurice Aguilhon ou Jean-Pierre
Rioux, des écrivains tels qu’Edmond Jabes, ou Georges Lubin, des auteurs dramatiques, des artistes,
de François Billetdoux à Armand Gatti, de Tomi Ungerer à André François… Quelques
scientifiques éminents adressent des textes originaux de valeur : Bernard d’Espagnat, Georges
Lochak, Jean-Claude Pecker. Bien entendu, nombre de personnalités sollicitées n’ont pas donné
suite : parmi elles, les mathématiciens Jean Dieudonné et Alexandre Grothendieck. Voici leurs
réponses.
Du premier cité : « Monsieur, J’ai bien reçu votre lettre mais je ne comprends pas ce que vous
voulez dire. L’œuvre d’un savant consiste à tenter de faire progresser sa discipline, dans le calme et
le silence de son cabinet de travail. Il n’y a pas la moindre trace de “révolution” là-dedans ; nous
laissons cela aux agités de la politique et de la littérature ; les nouvelles idées que nous pouvons
avoir la chance de découvrir se basent essentiellement sur l’acquis des générations antérieures,
que nous cherchons seulement à améliorer et enrichir, mais pas du tout à renverser ! » La lettre,
dactylographiée, porte deux signatures, l’une également dactylographiée J. Dieudonné et l’autre
manuscrite JADieudonné [Jean-Alexandre].
Du second : « Cher Monsieur, Merci pour votre lettre de sympathie au sujet de l’article sur moi
dans Le Monde, et merci également de me faire part de votre projet autour du bicentenaire de la
Révolution Française, et de m’inviter à y participer. Le fait est que je suis occupé à plein temps, à
poursuivre ma propre “révolution intérieure”, commencée il y a plus de dix-huit ans, ce qui fait
qu’il me reste aucune disponibilité, hélas, pour participer à des projets extérieurs, si engageants
soient-ils. Mais dans le témoignage Récoltes et Semailles (auquel je fais allusion dans ma lettre
reproduite dans l’article que vous citez) il y a pas mal d’échos de cette révolution intérieure qui va
se poursuivre, j’espère, jusqu’à la fin de mes jours… Votre très sincèrement dévoué. Alexandre
Grothendieck. (En vous souhaitant beaucoup de succès dans votre initiative) ». La lettre est
manuscrite sur un quart de feuille, recto-verso.
La différence de ton de ces deux réponses intéresse d’autant plus que leurs auteurs se
connaissent bien car c’est auprès de Jean Dieudonné que le jeune Grothendieck prépara sa thèse et
se révéla. Différence d’âge ; différence d’attitude devant la vie aussi quand l’un est un savant
intégré dans les institutions et l’autre un errant qui les refuse. Face à ce projet de livre, le premier
refuse l’idée et le second l’encourage. Attitude tout à fait compréhensible dans les deux cas.
En suite de quoi Alexandre Grothendieck adresse plusieurs volumes de Récoltes et Semailles,
accompagnés d’un petit mot, signé : «. Votre très sincèrement dévoué. Alexandre Grothendieck. » Il
s’agit de son ouvrage de réflexion sur sa vie de mathématicien et sur la création. Le texte se trouve
désormais accessible sur Internet. À l’époque il est seulement ronéotypé – à l’ancienne – non mis
dans le commerce, destiné aux amis, élèves et collègues. En voici les premières lignes datées mai
1985 : « Le texte que je te fais parvenir ici […] Je te l’envoie comme une longue lettre – une lettre
tout ce qu’il y a de plus personnelle. » Cadeau magnifique, reçu d’un des grands esprits du temps
qui se présente en ami à ce correspondant inconnu, quelque peu égaré dans ses réflexions.

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Au cœur du piège
Cette prise de contact, émouvante pour un béotien, conduit à lui communiquer le point de
départ du piège PlatonZ [ Einstein. La page contenant le calcul si élémentaire lui est adressée
avec quelques notes complémentaires. Cet envoi n’a rien d’une bouteille à la mer en désespoir de
cause ; c’est simplement pour ne pas regretter de ne pas l’avoir fait, pour ne pas renouveler
l’occultation d’André Weil vingt ans plus tôt. Surprise heureuse, une réponse vient depuis Les
Aumettes, le village des Pyrénées où il vit retiré, désormais ; nous sommes le 21 juin 1988.
« Cher Jean-Marie Lhôte. Merci pour votre lettre et vos réflexions, y compris les variations sur
Platon–Shakespeare–Einstein. Les questions que vous évoquez sont délicates et le jeu des
substitutions que vous proposez ne fait qu’en effleurer la surface, il me semble. Dans la vision d’un
Einstein, et plus généralement dans la vision “scientifique”, l’homme i.e. l’âme humaine, est le
grand absent. C’est là la carence essentielle. Chez Platon il y est, mais la perception de l’homme
reste confinée (ai-je l’impression) au niveau de l’intellect, observée dans un discours déductif dont
la rigueur (inspirée de la géométrie) est plus apparente que réelle. (Alors que la rigueur d’un
Einstein, n’est pas du trompe-lœil). La caverne commune à l’un et à l’autre est celle de la
“connaissance de soi” (que Platon recommande, sans vraiment la pratiquer, visiblement).
Shakespeare est sûrement plus proche de l’homme complet que nous sommes tous appelés à
devenir. Et il y a une Mutation devant nous, à brève échéance, qui sera le franchissement d’un seuil
crucial, devant lequel on piétinait depuis des millénaires, sans vraiment progresser de façon
essentielle (Et vous avez bien perçu, je crois, ce piétinement). Mais cette mutation ne sera pas
l’œuvre de l’homme, elle dépasse infiniment ses pouvoirs… Vous semblez croire que quatre soit le
seul nombre important ; chez les chinois il y a cinq éléments. La trinité, la dualité, l’unité ne sont
pas moins importantes que quatre que vous affectionnez ! Votre très sincèrement dévoué. A.
Grothendieck. »
La lettre écrite en petits caractères – encore recto verso sur un quart de feuille – montre le texte
jeté rapidement au fil de la pensée exprimant des idées chères à l’auteur, mûrement méditées,
surtout quand il est question d’une mutation qui, si elle n’est pas l’œuvre de l’homme ne peut être
que spirituelle.
Fait capital : Alexandre Grothendieck ne semble pas s’étonner de l’existence même du propos,
du jeu de substitution entre Platon et Einstein. Il pense seulement que l’effet de miroir reste en
surface, c’est-à-dire superficiel, qu’il convient donc d’approfondir. Il propose alors une réflexion ne
relevant pas de la rencontre elle-même, mais de l’intelligence propre à chacun des protagonistes, au
sens d’acteur de pensée. Les deux s’expriment-ils avec la même vision ? Non, nous dit-il. Einstein
ignore l’âme humaine, alors que Platon la prend en compte mais se limite au niveau de l’intellect.
Là, Grothendieck est en résonnance avec son souci profond, constatant combien la science
contemporaine est déshumanisée alors qu’au temps de Platon elle s’enracinait dans l’homme…
mais jusqu’à un certain point : jusqu’à l’intellect seulement, alors que l’esprit lui-même doit le
nourrir – l’esprit étant, nous le savons désormais, un composé de vertu et d’amour. La rigueur
(inspirée de la géométrie) est plus apparente que réelle
Aussitôt, il dédouane Einstein lui-même en évoquant sa rigueur indubitable. Il prend la
proposition au sérieux en suggérant que cette rencontre Platon Z [ Einstein est celle de deux
images lisibles dans une caverne commune… Suit l’éloge de Shakespeare, cité en raison de notes
provenant du numéro de Bizarre : Shakespeare dans les tarots et autres lieux, qui avaient été jointes
à l’envoi. C’est un bel hommage à ce génie du théâtre !
Vient enfin le cri du cœur et d’espérance fondamental pour Alexandre Grothendieck qui le
décrit en entier. Il concerne la « mutation » qui ne manquera pas de se produire.

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Cette réponse qui prend la rencontre Platon Z [ Einstein au sérieux, tel un effet de miroir, fait
d’autant plus regretter l’approche qu’aurait pu avoir André Weil. Si les deux hommes ont des points
communs, comme il a été dit vis-à-vis de l’armée, s’ils se rejoignent même dans l’univers
mathématique à travers les fameuses Conjectures de Weil que Grothendieck contribua à élucider…
ils n’ont jamais été proches, sinon distants, ce que peuvent expliquer leurs origines et leurs
éducations si différentes : la sécurité de la bourgeoisie anticonformiste d’un côté, la souffrance de
l’exilé, de l’autre. En tout cas, dans Récoltes et Semailles, Grothendieck en citant ses « aînés […]
qui ont toujours accordé un “œil de sympathie”, sans “inquiétude ni réprobation secrète” aux
aventures solitaires dans lesquelles ils me voyaient m’embarquer » prend soin de préciser : « sauf
peut-être Weil. »
Grothendieck évoque Platon comme s’il en était un familier. Son jugement repose sur une
culture intuitive et une réflexion touchant l’histoire humaine dans son ensemble. Platon n’apparaît
guère dans Récoltes et semailles, sinon d’une façon marginale ou quand il s’agit de sentiments
platoniques. Einstein, pour sa part est bien présent. Le saut qualitatif effectué dans l’histoire des
mathématiques récente est vu comme analogue à celui qui s’est présentée au début du XX e siècle
avec l’apparition de la théorie de la relativité d’Einstein. Dans Récoltes et Semailles ce thème est
développé, avec jubilation, ce qui n’empêche pas Grothendieck d’écrire : « Je ne prétends
nullement être familier de l’œuvre d’Einstein. En fait, je n’ai lu aucun de ses travaux, et ne connais
ses idées que par ouï-dire et très approximativement. J’ai pourtant l’impression de discerner "la
forêt", même si je n’ai jamais eu à faire l’effort de scruter aucun de ses arbres. »
Sa remarque concernant Shakespeare, quant à elle, est plus étonnante. Grothendieck
impressionne en évoquant Shakespeare et, comme dans le cas de Platon, il le fait sans référence
précise. Il ne peut ignorer bien entendu le grand dramaturge anglais, et dans cette lettre, il
s’exprime, à travers une sorte d’intuition. Le voici en quelque sorte, considérant l’Art avec plus de
respect et d’admiration que la science ou la philosophie, mettant Shakespeare plus haut que Platon
et Einstein réunis ! En fait, dans leur expression la plus noble, les mathématiques sont effectivement
à ses yeux très proches d’un art. Il écrit par exemple : « si j’étais mieux au courant de l’histoire de
mon art… »
Avant de quitter Alexandre Grothendieck et sa méditation inassouvie d’aventurier solitaire dont
la leçon à retenir est : Méditer, méditer, méditer encore et encore le piège du songe ; il convient
d’évoquer ici la suite suspendue. Les lettres citées sont de 1988, époque où il est encore, pour peu
de temps, enseignant à l’université de Montpellier. On sait qu’après son départ, il a vécu reclus,
littéralement coupé du monde, dans un village perdu des Pyrénées. Un de ses enfants veut bien
communiquer l’endroit en demandant surtout de ne pas être cité. C’est ainsi qu’en 2004 un message
relatif à la lecture de Récoltes et Semailles, est adressé à Alexandre Grothendieck en ce lieu ; il sera
retourné sans commentaire, avec l’adresse de l’expéditeur recopiée de sa main. La lettre a été lue
comme en témoigne le rabat de l’enveloppe soigneusement recollé après avoir été détaché
délicatement, et des timbres neufs sont replacés sur les anciens !
En octobre 2010, nouvelle tentative. Pour être certain d’être lu, le texte est écrit sur une carte
postale non illustrée, envoyée telle qu’elle, sans enveloppe. Le propos est important puisqu’il
mentionne la définition de l’Esprit formulée plus haut : « Esprit : produit de la vertu par la
dilatation amoureuse de l’idée multipliée par elle-même. » De nouveau, de la même écriture
désormais bien connue : un sec « retour à l’envoyeur », fortement souligné, réexpédie la carte à son
point de départ. Alexandre Grothendieck est définitivement retiré en lui-même, dans ses méditations
et son recueillement. Il décèdera le 13 novembre 2014. Il avait exigé qu’aucun texte inédit de lui ne
soit publié de son vivant ; c’est la raison pour laquelle la diffusion du piège contenant ses messages,
commencée bien longtemps auparavant, a connu quelques soubresauts.

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Étienne Binet
Ici, le piège de notre songe s’estompe un moment. Voici, à la fin du XVIe siècle, une époque
superbe en matière de science quand Galilée naît en 1564, la même année que Shakespeare. Ce
dernier ne l’a pas connu mais la concordance de dates laisse rêveur. Que connaissait-il du savoir de
son temps ? Ses œuvres évoquent les grands thèmes, des atomes aux étoiles, dans de superbes
généralités. La science en tant que telle est absente. Tandis qu’il compose Othello et Le roi Lear,
Galilée découvre la loi du mouvement accéléré et observe un ciel nouveau. Shakespeare l’ignore ;
néanmoins il a pu lire un ouvrage fondateur au titre magnifique, paru cette année-là : De la dignité
et de l’accroissement des sciences où Francis Bacon se fait le chantre de l’observation et de
l’expérience, sans imaginer que Galilée en est, à une autre extrémité de l’Europe, un praticien
émérite. Nous sommes à la source de la science moderne. Il est bon de penser que ces trois grandes
figures, de la science (Galilée), du théâtre (Shakespeare) et de la philosophie (Bacon) sont
fraternelles.
Une vision de cette époque est intéressante, celle du jésuite Étienne Binet, contemporain de ces
géants. Son livre « Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices » est découvert lors
de représentations d’extraits au théâtre d’Évreux, proposées par Jacques Falguières après son départ
de Marseille, avec une réédition de l’ouvrage à cette occasion. Le titre résonne bien avec un propos
où dominent Platon et Einstein mêlant eux-mêmes, avec une maestria inégalée, à la fois les
merveilles de la nature avec les plus nobles artifices de la pensée et du calcul. Quand Étienne Binet
publie son Essay en 1621, Shakespeare est mort seulement cinq ans plus tôt et Galilée, encore bien
vivant après avoir subi les foudres de l’Église, est toujours en recherche.
Les jésuites furent au premier rang de ses détracteurs ; dans l’étrange encyclopédie des
Merveilles de nature et des plus nobles artifices, il n’est pas oublié. Le chapitre LIX est intitulé
Pour parler de l’économie des cieux et de ses merveilles. Il est question des Cieux dont le nombre a
varié « Tantôt on en a mis huit à cause des divers mouvements, et branles fort différents, puis neuf,
puis dix, douze ; et si d’aventure quelque nouveau Galilei nous forge quelques autres lunettes, nous
courons fortune de trouver encore de nouveaux Astres et de nouveaux Cieux, tant il est vray que nos
esprits sont faibles et nos instruments trompeurs et sujets à l’erreur. – Cette machine ronde fait ses
révolutions circulaires par une vitesse inénarrable. Mais c’est un conte de Platon, de dire que les
Estoilles rendent quelque son ou tintement par leur mouvement… ».
Oui, les nouvelles lunettes astronomiques n’ont cessé de faire des progrès ! Einstein le sait
bien. Pour sa part, Platon est un héritier des contes plus anciens. Le piège Platon Z [ Einstein
n’est qu’un fragment dans le songe en expansion raconté ici. Au reste, l’ensemble du chapitre
d’Étienne Binet est beau quand on lit, par exemple : « Les Estoilles semées par le Ciel, sont les
parties les plus massives du Ciel, des boutons de glace qui servent de liaison et d’entretien au ciel
[…] Il y a telle Estoille qui ne semble pas plus grosse qu’un escu, qui est cent et quinze fois plus
grande que toute la terre […] Le chemin de Saint Jacques, ou voye de laict, n’est autre chose qu’un
million de petites étoiles dont les rayons n’arrivent pas jusqu’à nous, Galilei avec ses lunettes les
distingue, en trouve de nouvelles et découvre mille nouveautés dans le ciel…»
Puck
La remarque d’Alexandre Grothendieck concernant Shakespeare laisse rêveur, au point de se
demander s’il n’y a pas là quelque suggestion. C’est ainsi que l’idée vient d’un personnage du
Songe d’une nuit d’été qui pourrait nous accompagner dans la suite du parcours. Timée consulté
n’ose pas refuser l’essai. Il est tellement troublé de savoir que son maître Platon est dépassé dans la
pensée de certains par un histrion nommé Shakespeare qu’il en reste médusé. Mais quel
personnage ? Et encore faut-il qu’il accepte ! Il est difficile de solliciter un comédien du monde
terrestre, fut-il un des amoureux émouvants ou l’un des artisans sympathiques. Difficile aussi
d’inviter l’une des fées et encore moins Obéron et Titania… En fait, un nom s’impose : Puck. Puck

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ou Robin-bon-diable, l’esprit malicieux et coquin, celui qui effraye les filles du village, écrème le
lait, dérange le moulin, trouble la ménagère au travail, empêche la bière de mousser, qui égare les
voyageurs la nuit en riant de leur peine… Mais pour ceux qui l’appellent Robin-bon-diable ou
gentil Puck, il fait leur ouvrage et leur porte bonheur. Immédiatement il faut aller à la recherche de
ce filou. Il se trouve caché dans une pomme cuite en train de faire une farce à une commère. Toutes
les occasions sont bonnes pour ce prince des aventures ; il accepte sans hésiter. À défaut d’un
concours effectif, au moins Puck est-il un gage de bonne humeur.
La suite du parcours prend un autre rythme, plus superficiel peut-être. Qu’importe ! Les
questions esthétiques apparaissent à travers les propositions d’Einstein en soulevant les
interrogations concernant l’idée, le chef d’œuvre, les rayonnements esthétiques. Comment se tissent
les réseaux des modes et des champs de séduction ? Le mouvement de la terre par rapport aux
étoiles fixes paraît de la même veine que la transformation du discours humain par rapport aux
chefs d’œuvre et rappelle combien le regard des hommes porté sur les œuvres varie selon les
époques. C’est ainsi que le mouvement de la terre autour du soleil évoque la transformation du
Discours humain autour de la Sagesse. Le mot « aberration » utilisé dans le texte d’Einstein, est
exactement le terme convenant aux variations des effets de mode. Les termes « esthétique » et
« séduction » sont présents dans cette exploration quand il s’agit du rayonnement des œuvres et de
l’influence qu’elles exercent autour d’elles. C’est simple pour ce qui attire à soi : l’aimant devient
« séduction » ; les forces électromagnétique sont « séductrices » ; le champ de gravitation est un
« rêve actif de séduction ». L’électricité renvoie au domaine esthétique dans une progression allant
de l’électrostatique charme, à l’électricité enchantement, à l’électrodynamique esthétique. La
relativité générale introduit une loi de séduction esthétique, comme il existe une loi de gravitation.
Plus loin apparaît le rêve divin, c'est-à-dire l’« éther » dans le langage d’Einstein. Le mot intrigue.
Comment peut-il se trouver là ? En fait, Einstein l’utilise par commodité pour dire, justement, que
la Théorie de la relativité n’a besoin pour s’exprimer, ni de l’idée d’éther, ni, par conséquent, de
vent d’éther et encore moins de rêve divin.
Timée est choqué car l’éther est considéré comme un cinquième élément chez certains
pythagoriciens. Sans aller jusque-là, lui-même en parle comme une variante de l’air quand il est
question des différents corps : « Il s’est produit quantité de variétés de Feu. Il en va de même pour
l’Air : il y a la sorte la plus pure que l’on nomme l’éther, la plus trouble que l’on appelle brouillard
et obscurité et toutes les autres sortes qui n’ont point de nom. » [58d] Ceci est vrai pour toute une
variété de rêves. Puck acquiesce ; l’éther est son élément propre, cela ne fait pas de doute ; il est
content d’entendre Timée rappeler que dans l’antiquité grecque, Éther est un dieu. Et même un dieu
primordial. La Théogonie d’Hésiode est claire : « Avant tout fut Abîme (ou encore le Vide), puis la
Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants et Amour, le plus beau parmi
les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout
homme, dompte le cœur et le sage vouloir. – D’Abîme naquirent Érèbe et la noire Nuit, et de Nuit, à
son tour, sortirent Éther et Lumière du jour… » [115-124]. Puck est dans un grand bonheur. Savoir
qu’il possède des ancêtres aussi éminents, l’enchante. À propos de l’amour qui « rompt les
membres » certains interprètes écrivent « qui amollit les âmes ». Comparer des traductions entre
elles est un régal.
Puck avance en éclaireur, toujours en alerte ; il n’est pas un familier des couloirs mais plutôt
des étoiles qui s’élancent parfois de leur sphère pour venir écouter le chant d’une sirène. Il ne se
vante pas quand il se dit capable de nouer une ceinture autour de la terre en quarante minutes. Il
n’est pas un être facilement surpris. Puck se retrouve dans un Songe. Il ne doit plus tirer de leur
sommeil des amoureux endormis dans la forêt mais ses nouveaux compagnons. Allons ! Réveillez-
vous, les amis… Ils avancent alors doucement, en suivant les propos d’Einstein : « L’espace est un
continuum à trois dimensions ; cela veut dire qu’il est possible de déterminer la position d’un point
(immobile) au moyens de trois nombres (coordonnées) et qu’il existe pour chaque point un nombre

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quelconque de points “voisins” dont la position peut être déterminée par des coordonnées qui sont
aussi voisines que l’on veut des coordonnées du premier point. » Une proposition pouvant
s’interpréter ainsi : Le rêve est un continuum à trois harmonies ; cela veut dire qu'il est possible de
déterminer la position d’une pensée (immobile) au moyen de trois consciences (partenaires) et qu’il
existe pour chaque pensée un nombre quelconque de pensées « voisines » dont la position peut être
déterminée par des partenaires qui sont aussi voisins que l’on veut des partenaires de la première
pensée. Est-ce si difficile à comprendre ? Simple équilibre d’une juste balance.
Ivresse d’une expérience
De retour après une escapade, Puck les regarde d’un air goguenard. C’est qu’il a anticipé, le
bougre. Il a déjà visité la chambre XX et même les suivantes. On dirait qu’il partage une sorte
d’ivresse causée par les effluves d’espace-temps qu’il vient de respirer. Oui, les mots lus dans le
livre ont tous un poids ; ils tombent sur la pensée du lecteur en laissant des traces. Le rêve-amour
devient présent ; la vérité l’emporte sur les illusions de toute communication médiatique. Puck a
déjà lu l’intitulé étrange du chapitre XX : « L’égalité de la masse inerte et de la masse pesante
comme argument en faveur du postulat de la relativité générale. » Il a compris le processus dès le
début et annonce : Attention, les amis, voici un joli tour de passe-passe « L’égalité de la vertu atone
et de la vertu parlante comme argument en faveur du postulat de la relativité générale. » Autrement
dit encore : « L’égalité du silence et de la parole ... »
Puck est heureux de son effet, comme si c’est lui l’auteur de la proposition. Ce qui le met en
joie est surtout sa participation à une expérience imaginée par Einstein. Lui, qui est pourtant expert
en matière de prestidigitation, reste estomaqué. Figurez-vous que votre Albert imagine une grande
boîte si éloignée des étoiles et autres masses dans l’espace qu’elle ne subit aucune de leurs
influences. À l’intérieur de cette boîte je vois un observateur muni d’appareils. Pour ce personnage
la pesanteur n’existe naturellement pas. « Pesanteur »… excusez-moi, je voulais dire langage se
reprend Puck, car si le mot tombe sur le discours comme la pierre sur le sol c’est sous l’effet de la
pesanteur qui exerce son pouvoir, comme le langage sur le mot. Dans l’expérience où la pesanteur
n’existe pas, l’observateur dans sa boîte doit alors se fixer à la vérité (au sol) par des ficelles pour ne
pas s’élever dans le rêve (s’envoler) lentement vers le plafond de la chambre au moindre choc
contre la vérité (le plancher). Comment, en effet, se relier à la vérité sans langage, sinon s’attacher à
elle par des liens tangibles.
Mais ce n’est pas fini, poursuit Puck, voilà le plus fort : au milieu extérieur du toit de la boîte
est fixé un crochet auquel est attachée une corde qu’un être quelconque, nous dit Albert Einstein,
commence à tirer avec une volonté (force) constante. Un être quelconque ? Je vous le demande ?
Mais c’est à moi, Robin-bon-diable, que votre Albert Einstein demande de tirer sur la corde.
D’ailleurs, ce n’est pas la première fois : le fameux Démon de Maxwell, c’est moi qui ouvre et
ferme les portes des boîtes en observant au passage la vitesse des molécules. Ici, je tire de bon cœur,
doucement, régulièrement, de plus en plus accéléré. Du coup, la boîte et l’observateur commencent
alors à s’élever dans le rêve d’une façon régulière, de plus en plus accélérée, à s’envoler,
littéralement d’une transformation fidèle avec dilatation du rêve amoureux vers le « haut ». Et je
tire, et je tire n’en croyant pas mes oreilles, car Albert ne peut cacher son plaisir devant cette
augmentation du rêve amoureux au cours du temps, au cours de l’amour lui-même. Il est heureux
dans cette expérience, votre Albert, si heureux de son idée que j’en suis ému. Je ne vous détaille pas
le reste car l’opération est délicate. Toujours est-il que l’homme dans la boîte se trouve être Einstein
lui-même, littéralement porté par un rêve amoureux suspendu dans le rêve actif de séduction. Et il
chante, il chante : « Nous avons, par conséquent, de bonnes raisons d’étendre le principe de
relativité à des corps de référence accélérés les uns par rapport aux autres, et nous obtenons ainsi
un argument puissant en faveur d’un postulat de relativité générale. »

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Puck est joyeux ; il n’en reste pas moins marqué. Ce n’est pas rien d’avoir été « l’être » qui fait
fonctionner une expérience fondamentale !
Attendez encore ! s’exclame Puck, tout à son affaire. C’est qu’Albert va plus loin ; il poursuit
son raisonnement en supposant que l’homme, dans la boîte, fixe au plafond intérieur une corde et
suspend un corps à son extrémité libre. Sous l’influence de cette dernière, la corde sera tendue
verticalement. Cherchant la cause de cette tension de la corde, l’homme de la boîte se dit : Le corps
suspendu est soumis dans le champ de gravitation à une force qui est dirigée vers le bas. Moi, Puck,
je suis toujours là, à l’écoute, et j’entends que l’œuvre suspendue est soumise dans le rêve de
séduction à une volonté dirigée vers l’indignité. Et puis Einstein parle tout haut ; il dit qu’un
observateur qui flotte librement dans l’espace pensera que la corde est forcée de participer au
mouvement accéléré de la boîte et transmet celui-ci au corps qui lui est attaché. C’est encore moi,
Robin-bon-diable, qui flotte librement dans le rêve pour accompagner l’expérience ! Écoutez bien la
conclusion, les amis ; cette conclusion déjà évoquée sans que vous l’ayez bien comprise : la
grandeur de la tension de la corde étant déterminée par la masse inerte du corps – par la vertu atone
de l’œuvre – Einstein en conclut que l’extension du principe de relativité fait apparaître la
proposition de l’égalité du silence – masse inerte, et de la parole – masse pesante, comme
nécessaire. Regardez bien le livre, regardez bien : le mot « nécessaire » est souligné dans le texte !
Vertiges
À propos du silence et de la parole, Puck se prend au jeu. Il se promène dans les bibliothèques,
remue les livres et le voilà qui exhume un discours sur le thème de l’éducation prononcé par
Einstein à New-York en 1936 : « Les paroles constituent des sons creux. Les personnalités ne sont
pas formées par ce qui est entendu et dit, mais par le travail et l’activité. » Si les paroles sont des
sons creux, ne seraient-elles en effet que du silence ? Et si l’on prend ici le mot « travail » au sens
qu’il possède en mécanique élémentaire, comme le produit d’une force par une distance, Puck
traduit en disant qu’il s’agit du produit d’une volonté par une harmonie.
Les pages du Livre continuent d’être parcourues dans une sorte d’apesanteur. Einstein fait la
distinction entre la pensée et l’idée quand la pensée est un « lieu » et l’idée, une « lumière ». Le
piège de ce songe est-il un lieu ou une lumière ? Une simple pensée ou une belle idée ?
Bientôt, Puck connaît une récréation inattendue quand Einstein le convie à une nouvelle
participation en étudiant le mouvement de rotation uniforme. Puck est installé sur un disque en
rotation animé d’une transformation mélodique fidèle, un mouvement de rotation uniforme par
rapport à un premier disque où il n’existe pas de rêve actif de séduction par rapport à un partenaire
– pas de champ de gravitation relativement à un corps de référence K. Par la volonté d’Einstein,
Puck subit une force qui tend à l’écarter du centre ; c’est assez agréable ; il se sent attiré par un rêve
actif de séduction – un champ de gravitation. Avec beaucoup de détails et de précautions, Einstein
pense pouvoir énoncer une loi générale de la séduction (de la gravitation) qui non seulement
explique correctement la transformation des œuvres divines – le mouvement des corps célestes,
mais aussi le rêve actif de volonté : le champ de force observé par lui.
Puck ne redescend pas tout de suite de son disque ; il se voit confier des horloges et des règles
de mesure pour observer des cœurs et des normes, pour comprendre des indications d’amour et de
rêve. Lui qui est pourtant habitué aux situations les plus insolites, perd pied. Tout se mélange : son
identité, les pensées des différents partenaires, la transformation mélodique, les rêves amoureux
plus ou moins grands, le rayonnement des œuvres… d’autant plus que l’auteur de ce supplice ne
craint pas de souligner que « la définition des partenaires dans le rêve – des coordonnées dans
l’espace – présente ici également des difficultés insurmontables. » Ce n’est pas pour aider les
pensées à retrouver des fonctions intelligibles ! Qu’importe, Puck surmonte l’épreuve sans trop
comprendre. Quand c’est terminé, il redescend de son disque, très fier, une fois de plus, de sa
participation.

40
Passons sur les systèmes de coordonnées, les questions de continuum euclidien et non
euclidien… Tout étant bouleversé en pénétrant l’univers de la relativité générale. Après une
première approche de cette relativité générale, encore provisoire, juste pour savoir un peu ce dont il
est question, nous sommes maintenant en état, dit Einstein, de formuler une définition exacte. Puck
prend sa respiration et lit, en italique dans le texte, l’idée fondamentale exprimée ainsi : « Tous les
groupes de partenaires – de coordonnées – sont en principe équivalents pour la formulation des
lois générales de la culture – de la nature. »

Le changement essentiel est en fait assez simple : jusqu’à présent il était question de corps de
référence rigides – d’œuvres achevées – désormais le propos concerne tous les corps de référence.
On utilise donc des corps de référence non rigides, qui non seulement se meuvent dans leur
ensemble d’une façon quelconque, mais qui subissent aussi pendant leur mouvement des
changements de forme également quelconques ; telles seraient des œuvres non achevées
susceptibles de servir de référence dans tous les cas. Pour les désigner, Einstein est on ne peut plus
clair : il les baptise « mollusques de référence » ! Autrement dit : œuvres non plus achevées mais
œuvres inconsistantes et pour tout dire œuvres minables, relevant d’un art invertébré. Puck se
retrouve en terrain connu ; il pense en effet que la situation culturelle de l’époque où il est immergé
est bien située sous le règle d’une relativité « générale » nourrie d’œuvres minables – au sens propre
du terme selon la formule d’Einstein : « Le principe de relativité générale exige que toutes ces
œuvres minables [ces mollusques] puissent être employés avec un égal droit et un égal succès
comme œuvre partenaire pour la formulation des lois générales de la culture. »

Notre lutin ayant promis une exploration totale ; il découvre plus loin un Einstein curieusement
soulagé. En effet, ce dernier ne craint pas de trouver sa théorie remarquable par sa beauté et vante
ses mérites dont le moindre n’est pas d’avoir expliqué deux résultats de l’observation astronomique,
en face desquels la mécanique classique s’est montrée impuissante. C’est un couronnement quand
ses dernières considérations concernent la déviation des rayonnements d’idée par le rêve actif de
séduction de la sagesse : la courbure des rayons lumineux par le champ de gravitation du soleil…
Apothéose
Puck fait remarquer qu’il reste trois stations à parcourir pour parvenir à la trente-deuxième et
dernière. La composition d’Einstein comporte en effet un « final », une Troisième partie grandiose
car il s’agit de « L'univers considéré comme un tout – Le rêve intégral considéré comme un tout. »
Einstein ne se paye pas de mots ; ses doutes le stimulent. On dirait qu’il se régale à faire l’inventaire
des difficultés débusquées, comme l’indique le titre de ce chapitre XXX : « Difficultés
cosmologiques de la théorie de Newton ». Ce n’est pas la première fois que ces deux géants
s’affrontent mais il semble y avoir une fausse élégance de la part d’Einstein qui connaît déjà sa
réponse et pose la question par souci pédagogique. Donc, le voilà plaidant le faux pour mettre en
valeur sa conception. Déjà, dans le chapitre IV une première difficulté se trouve dans les fondements
de la Mécanique classique ; elle ne peut être évitée que par un recours au principe de relativité
générale. Une seconde difficulté est cette fois inhérente à la Logique divine – Mécanique céleste. La
question est de savoir si le rêve intégral – l’univers – peut être considéré comme un tout. La
première réponse proposée est que le discours humain – le monde – est infini sous le rapport du
rêve (et de l’amour), c'est-à-dire : de l’espace (et du temps). Puisqu’il y a partout des chefs-d’œuvre
[les étoiles] la densité de la vertu d’une œuvre (de la matière) est certes différente en détail, mais en
moyenne elle est partout la même.
Puck a cessé de virevolter. C’est incroyable mais il est sage comme une image, assis. Il faut dire
que le propos subjugue : « Si loin qu’on voyage à travers le rêve du rêve intégral (l’espace de
l’univers) il se trouve partout une multitude éparse de chefs-d’œuvre (d’étoiles fixes) à peu près du
même genre et de la même densité. » Difficulté : pour Newton, l’univers comporte une sorte de

41
centre avec une densité des étoiles diminuant à mesure qu’on avance du centre vers l’extérieur pour
faire place à un vide infini. Ceci est contradictoire avec la proposition d’Einstein pour qui le monde
des étoiles constituerait une île finie dans l’océan infini de l’espace. Mais cette conception a pour
conséquence que la lumière émise par les étoiles, ainsi que les étoiles du système stellaire
s’éloignent continuellement vers l’infini sans jamais revenir et sans jamais entrer en action
réciproque avec d’autres objets de la nature. Le monde de la matière agglomérée dans l’espace fini
s’appauvrirait systématiquement peu à peu.
Comme toujours, Puck a lu plus vite que les autres, au risque de s’embrouiller, mais là il a
immédiatement saisi la difficulté – et la bonne fortune d’Einstein. Il ne peut s’empêcher de clamer :
quel chanceux cet Albert, quel chanceux ! – Qu’est-ce que tu racontes ? demande Timée qui en est
seulement au début de la phrase. – Eh bien ! reprend Puck, figures-toi que la loi de Newton s’est
trouvée modifiée peu auparavant, par un dénommé Hugo von Seeliger, en supposant que, pour de
grandes distances, l’attraction de deux masses décroît plus vite que suivant la loi de l’inverse carré
de la distance… Rien que ça ! Du coup Einstein jubile ; la contradiction n’existe même pas ; il en a
parlé pour se faire peur. Quelle horreur si l’astronome n’avait pas travaillé sur le sujet ? – Puck
s’entend répondre : ne t’inquiète pas, Einstein aurait proposé quand même son interprétation en
attendant qu’un nouvel astronome la vérifie ; ce qui n’aurait pas manqué de se produire à plus ou
moins longue échéance.
Cette remarque convient à Puck qui adhère au résultat disant que la densité moyenne de la
vertu peut être constante partout jusqu’à l’infini, sans qu’il en résulte des rêves actifs de séduction
infiniment grands : que la densité moyenne de la matière peut être constante partout jusqu’à l’infini,
sans qu’il en résulte des champs de gravitation infiniment grands. – Un instant, cher Robin : il
convient de relire ce paragraphe à tête reposée. Après un bon moment, la conclusion d’Einstein
apparaît en effet impeccable dans son audace. En évacuant « la conception peu sympathique » que
le monde matériel doit avoir une espèce de centre. Il est écrit textuellement : « On peut imaginer un
grand nombre de lois qui donnent le même résultat, sans qu’on puisse indiquer une raison pour
préférer l’une d’elles aux autres ; car une quelconque de ces lois est aussi peu fondée sur des
principes théoriques généraux que la loi de Newton. »
Prière et adieu
Qui ne se sentirait glisser comme sur le verglas en lisant que toutes les lois peuvent se valoir ?
C’est l’instabilité même. Timée est également démuni puisqu’il se trouve renvoyé dans un univers
totalement extérieur au sien.
Timée ne cherche pas à faire semblant qu’il sait, il s’adresse tout simplement au dieux : « Pour
nous qui allons discourir sur le Monde, dire comment il est né ou s’il n’est pas né du tout, il nous
faut, si nous ne perdons tout à fait l’esprit, appeler à l’aide les dieux et les déesses, les prier que
nos propos soient toujours, en tout ce qui les touche, conformes avant tout à leur pensée, et en ce
qui nous concerne, logiquement ordonnés. »[27c]
Puck ressent un pincement au cœur. Si le périple est terminé, il va devoir quitter ses deux amis,
retrouver le vent des forêts et la chanson des sources. Il ne veut pas partir sans un adieu, alors il se
met bien droit, face à un public imaginaire ; il est entendu très loin, au-delà des derniers rangs, au-
delà des collines fermant l’horizon. Voici son petit discours ultime composé à son intention par
Shakespeare en personne pour couronner le Songe d’une nuit d’été :
« Si nous avons déçu, ombres que nous sommes, figurez-vous, et tout sera réparé, que vous
dormiez quand défilaient ces visions. Et ce thème futile et vain, qui ne contient pas plus qu’un
songe, gentils lecteurs, ne le condamnez pas, nous ferons mieux, si vous pardonnez. Oui, foi
d’honnête Puck, si nous avons la chance imméritée d’éviter aujourd’hui vos coups de sifflets, nous
vous donnerons bientôt votre récompense ; sinon, tenez Puck pour un menteur. Sur ce, bonne nuit à
tous ; battez des mains si nous sommes amis, et Robin vous rendra la pareille. »

42
Retour aux sources
Le Livre ne peut être abandonné brutalement. Il donne tant d’émotions, alimente tant de songes
vivifiants. Alors, la lecture est poursuivie au-delà du chapitre XXXII, car il existe un Appendice
intitulé : La relativité et le problème de l’espace, autrement dit le problème du rêve. Ce texte
n’existe pas dans la traduction de Mademoiselle Rouvière ; il est en effet tout récent. Maurice
Solovine en a reçu le manuscrit en 1953, deux ans seulement avant la mort d’Einstein. Cette lecture
prolonge le parcours. Sa leçon d’histoire des sciences, dispensée avec minutie et précision est un
plaisir, en expliquant les enchaînements. Fascination de retrouver Einstein en entier, y compris dans
ses hésitations quand il évoque pour terminer ses objections vis-à-vis de la théorie des quanta. De
plus, ce complément contient une jolie surprise.
En se remémorant la manière dont les sciences se sont enchaînées les unes les autres, Einstein
remonte vers les Grecs. Timée est le premier à repérer le paragraphe. C’est peu dire s’il est ému, il
est bouleversé. Là, sur le haut de la page 159, il est question de son maître Platon. La lecture est
faite à haute voix : « Pourquoi est-il nécessaire de faire descendre des régions olympiennes de
Platon les notions fondamentales de la pensée scientifique et d’essayer de mettre à découvert leur
origine terrestre ? C’est, répondrons-nous, pour les libérer du tabou qui leur est attaché et obtenir
par là une plus grande liberté pour la formation des concepts. C’est en première ligne le mérite
impérissable de Hume et de Mach d’avoir introduit cette réflexion critique. » Einstein se réfère ici à
Platon en connaisseur quand Pierre Speziali, dans son introduction à la Correspondance avec Besso,
écrit : « On sait qu’à Princeton Einstein faisait souvent le soir, à sa sœur Maja, la lecture d’un
auteur grec dans le texte original. »
Au cours de ces années ultimes, 1953-1955, les lettres de Besso sont d’un croyant. Il est
fortement attiré par l’Église ; il cherche à maintenir un état réconfortant pour l’âme ; l’écologie est
une de ses préoccupations : « Qu’en est-il de ceux qui continuent à travailler dans une saine
tradition, en face d’une agriculture scientifique ? » Il revient à de nombreuses reprises, jusqu’à sa
mort, à des interrogations angoissées touchant la Nature et Dieu. La lettre d’Einstein, du 29 juillet
1953 est importante car elle fait écho au texte qui vient d’être évoqué, publié en complément de la
Théorie. Il parle du Temps : « Tu t’es risqué manifestement sur un terrain glissant, je veux dire le
terrain de la physique. Il s’agit de savoir d’où provient la flèche qui semble adhérer au temps
physique […] Mais tout le problème de l’explication de la flèche du temps n’a rien à voir avec le
problème de la relativité […] Ce qui se passe en état d’équilibre thermodynamique ne renferme en
tout cas aucune flèche du temps. »
Dans La relativité et le problème de l’espace, Einstein surprend. Il n’analyse plus des
observations issues d’expériences réelles ou imaginaires. Il évoque « l’origine psychologique de la
notion d’espace » et « l’origine psychologique de la notion de temps » ! C’est tellement inattendu
que Timée en reste stupéfait. Le changement de perspective est complet par rapport au texte de
1916. Il faut dire que bien des années ont passé depuis. Ici la philosophie prend l’avantage sur la
physique. Einstein médite sur les grandes idées fondatrices auxquelles il s’est trouvé confronté, en
évoquant Descartes, Newton, Kant et il reconstitue à sa manière une histoire des sciences. Cette
phrase enchante : « À chacun de nous il est arrivé d’être dans le doute s’il a fait l’expérience
sensible d’une chose ou s’il l’a seulement rêvé. » Il est difficile de lier aussi intimement l’amour et
le rêve.
Quant à la fameuse relation, E = mv3 (Platon) Z [ E = mc2 (Einstein), les deux aspects ne
sont-ils pas nés du même effort de compréhension du monde, d’un même appel à la perception du
soleil ; ne sont-elles pas de la même famille, de même signification dans les deux cas, en proposant
une définition éblouissante de l’Esprit, considéré comme un produit de la Vertu par la puissante
dilatation d’un Rêve amoureux ?

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Univers considéré ou non comme un tout… Monde illimité et fini… Conservation de l’Esprit…
de multiples pensées se percutent. En même temps, le fidèle Timée raconte sa propre vision. Lui, il
est persuadé que s’il y a un monde, celui-ci résulte d’une bonté divine. Einstein n’a pas évoqué la
question dans sa Théorie ; ce n’était pas dans son programme. Einstein parle de Dieu ailleurs et
autrement – à propos de la religion, par exemple, ce qui n’est pas la meilleure façon, c’est
dommage. Il est cependant un croyant, même si, pareil à beaucoup, il ne parvient pas à faire la part
d’un geste divin qui serait une volonté ou un hasard. Peu de temps avant sa propre disparition,
intervient celle de son ami Besso. Einstein écrit alors cette phrase, concluant la lettre de
condoléances adressée à la famille : « Voilà que Michele m’a de nouveau précédé de peu, en
quittant ce monde étrange. Cela ne signifie rien. Pour nous, physiciens croyants, cette séparation
entre passé, présent et avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle. »

Simone Weil

Un silence. Timée semble soucieux :


–...Quelque chose ne va pas, cher Timée ?
–...Ce n’est pas si quelque chose va ou ne va pas ; le moment est simplement venu de faire une
confidence : Platon auquel je dois d’être moi-même, Timée, n’est pas si lointain ; il reçoit de
nombreuses visites d’humains de toutes générations venant solliciter auprès de lui les lumières de
sa sagesse. Je n’en parlerais pas si l’un de ces voyageurs, qui est d’ailleurs une voyageuse, n’avait
conversé avec lui dans notre belle langue grecque pendant des jours et des jours et si elle n’était pas
une amie…
–...Une amie ?
–...Oui, elle vivait au début du XXe siècle, dans ce pays qui s’appelait alors la France ; elle était
hantée par la misère des corps et le malheur des âmes, au point d’en mourir.
–...Simone Weil ! Est-ce possible ?
–...Oui, répond Timée, elle-même. Je l’ai vue bien souvent converser avec Platon ; lui poser des
questions, repartir songeuse, réfléchie. Elle disait qu’elle venait boire à la Source où se marient la
force de l’Iliade, les plaintes d’Électre, le drame d’Antigone, les mystères de Zeus. Avec Platon
c’était une méditation continuelle. Un jour elle s’est rapprochée de moi. Elle interrogeait la vie des
dieux et je fus bouleversé quand elle s’est mise à parler ainsi, car c’était mon être dévoilé ; cela se
trouve dans son livre intitulé, justement, La source grecque : « Le Timée est une histoire de la
création. Il ne ressemble à aucun autre dialogue de Platon tellement il semble venu d’ailleurs. Ou
Platon s’est inspiré d’une source inconnue de nous, ou entre les autres dialogues et celui-là il lui
est arrivé quelque chose. Quoi ? C’est facile à deviner. Il est sorti de la caverne, il a regardé le
soleil et il est rentré dans la caverne. Le Timée est le livre de l’homme rentré dans la caverne… »
Alors, je pleurai doucement, poursuit Timée, car elle traduisait elle-même le texte de mon Maître.
Elle évoque la difficulté de comprendre le texte sur le monde quand on n’a pas la clef et elle donne cette
indication : « La clef, c’est que Platon fait une théorie de la création artistique, et de la création
divine par analogie. Analogie bien choisie si la preuve de l’origine divine du monde est sa beauté. »
–...Toi aussi, continue Timée, tu tentes d’approcher les savoirs de Platon et d’Einstein par
l’analogie ; tu retrouveras le texte, et même sa propre traduction du fameux paragraphe [32c]. Je te
la donne : « De cette manière et par ces espèces de choses au nombre de quatre, le corps du monde
est né, ayant été mis en concordance au moyen de la proportion ; et par là il possède l’amitié, de
sorte que convergeant avec lui-même, il est indissoluble. » Tu vois comment ma parole est
interprétée ! À la fois fidèle en esprit et si bien assimilée que la fameuse proportion des quatre
Éléments s’en trouve évanouie…

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–...Je raconte cela en raison de l’émotion de mon cœur. Périodiquement elle passait, se
plongeait dans La République ou dans Le Banquet, penchée sur les textes, méditative et passionnée.
Platon, mon Maître, ne s’en rendait pas compte, mais nous étions elle et moi, je dois le confesser, un
peu comme frère et sœur. Elle passait, me souriait, cela me rendait heureux. Si je dis cela ce n’est
pas pour dévoiler un secret intime, mais parce qu’à force de la fréquenter, j’ai découvert quelque
chose d’intéressant.
–...Quelque chose qui va intéresser davantage que ce que tu viens de dire ! Est-ce possible ?
–...Je le crois, répond Timée... Il lui est arrivé de parler d’Einstein ! Voici en quelle
circonstance. Non contente de se limiter à la philosophie des idées, cette Simone Weil se passionnait
aussi pour les sciences dont elle cherchait à pénétrer le sens en les situant dans l’histoire, depuis
mes amis Eudoxe, Thalès et Archimède. Ce goût, peu commun pour une femme à son époque, tenait
à sa grande curiosité mais répondait aussi à l’affection qu’elle portait à son frère André, magnifique
mathématicien de ton vingtième siècle. Des lettres d’elle à ce frère chéri ont été conservées.
–...Mais, que dit-elle d’Einstein ?
–...Patience… je vais citer des passages, poursuit doucement Timée. Et d’abord cette autre
réflexion sur l’analogie ; elle fera plaisir à celui qui la cultive non sans risque. Simone Weil écrit
ainsi à son maître Alain : « Il n’y a qu’une manière de concevoir une série sans la détacher des
termes, c’est l’analogie (C’est là une de vos idées, n’est-ce pas ?). Seule l’analogie fournit la
possibilité de penser d’une manière à la fois absolument pure et absolument concrète. »
–...Comment ne pas être touché par cette remarque ? C’est très émouvant… Mais Einstein ?
Divergences
–...Voici un extrait des textes de notre chère Simone :
« [La relativité restreinte…] C’est une théorie fort simple dès qu’on renonce à la comprendre.
D’une part, les travaux de Copernic, Kepler, Galilée, Newton, ont amené à attribuer certains
mouvements à la terre et aux différents corps célestes ; d’autre part, une série d’expériences a
abouti à une certaine mesure de la vitesse de la lumière ; enfin certaines expériences de la fin du
XIXe siècle firent regarder la vitesse de la lumière comme constante dans toutes les directions. Ces
résultats sont contradictoires ; une vitesse finie ne peut pas être constante dans toutes les directions
si on la mesure à partir d’un système qui se trouve lui-même en mouvement dans une certaine
direction. Néanmoins Einstein traduisit en formules algébriques ces conclusions inconciliables
entre elles, combina les formules comme si elles pouvaient être vraies en même temps et en tira des
équations. Il se trouve que dans ces équations la lettre qui représente le temps et chacune de celles
qui correspondent aux trois coordonnées de l’espace figurent d’une manière symétrique. La
traduction de ces équations en langage vulgaire a produit les paradoxes qui ont procuré à Einstein
une renommée d’assez mauvais aloi, tel que celui du temps regardé comme une quatrième
dimension. »
–...Comme on voit, Simone Weil ne manque pas d’audace, poursuit Timée ; elle écrit cela au
moment où la gloire d’Einstein est à son zénith. Elle analyse les dérives de l’algèbre abordant la
science du XXe siècle : « L’algèbre en physique ne fut d’abord qu’un procédé pour résumer les
rapports établis entre les notions physiques par le raisonnement appuyé sur l’expérience ; procédé
extrêmement commode à l’égard des calculs numériques nécessaires pour les vérifications et les
applications. Mais le rôle de l’algèbre n’a cessé de croître en importance ; finalement, au lieu
qu’autrefois l’algèbre constituait le langage auxiliaire et les mots le langage essentiel, c’est
aujourd’hui exactement le contraire. Certains physiciens tendent même à faire de l’algèbre le
langage unique ou presque, de sorte qu’à la limite, limite bien entendu impossible à atteindre, il n’y
aurait plus que des chiffres tirés des mesures expérimentales et des lettres combinées en formules. »

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On ne peut s’empêcher de penser ici à une parenté singulière avec Edgar Poe qui, dans La lettre
volée, développe des thèmes très proches en refusant de considérer la raison mathématique comme
la raison par excellence.
« [Les mathématiciens] nous ont avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à
appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. Les Français sont les premiers coupables
de cette tricherie scientifiques ; mais, si l’on reconnaît que les termes de la langue ont une réelle
importance, – si les mots tirent leur valeur de leur application, – oh ! Alors, je concède qu’analyse
traduit algèbre, à peu près comme en latin ambitus signifie ambition ; religio, religion ; ou homines
honesti, la classe des gens honorables. Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d’une
raison cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je conteste particulièrement
le raisonnement tiré de l’étude des mathématiques. […] Le mathématicien argumente
incorrigiblement d’après ses vérités finies comme si elles étaient d’une application générale et
absolue. » Quant au père Binet, on ne sait trop dans son chapitre « Merveilles des Mathématiques »
s’il en parle comme d’une science ou d’un exercice de prestidigitation : « L’Esprit de l’homme
tranche du petit Dieu, et se mesle de faire des mondes de cristal et contrefait les miracles de
l’univers. »
Ces références sont vite recouvertes par la parole de Timée qui poursuit.
–...Le frère de Simone Weil qui naviguait avec bonheur dans les formules les plus complexes a
répondu à certaines lettres ; nous le savons par les interrogations de Simone en retour. Une des
questions abordées concerne la notion de discontinu. Ceci était proprement incompréhensible pour
Simone Weil, pour qui le sacré est continu quand le jeu est discontinu ; elle qui était le contraire
d’une joueuse. Elle insiste aussi sur le fait que, pour Descartes, l’étude des mathématiques exerce
principalement l’imagination ; en ce sens Einstein fut un expert dans l’invention de ses
expériences ! Elle n’est pas plus tendre avec Planck qu’avec ton Albert.
« Une chose qui me choque bien plus, disait encore Simone Weil, c’est cette “constante de
Planck” qui apparaît dans toutes les expressions mathématiques, et que personne ne sait traduire
en termes physiques. Si quelqu’un y arrive, c’est lui qui aura accompli la synthèse entre les deux
hypothèses de l’ondulation et de la projection, non de Broglie. […] La formule de Planck, faite
d’une constante dont on n’imagine pas la provenance et d’un nombre qui correspond à une
probabilité, n’a aucun rapport avec aucune pensée. Comment est-ce qu’on la justifie ? On en fonde
la légitimité sur la quantité des calculs, des expériences issues de ces calculs, des applications
techniques procédant de ces expériences, qui ont réussi grâce à cette formule. Planck lui-même
n’allègue rien d’autre. […] Le plus singulier est que, lorsque Planck affirma : “La matière ne peut
émettre l’énergie radiante que par quantités finies proportionnelles à la fréquence”, il ne fut pas
conduit à cette proposition par l’étude des phénomènes microscopiques où l’expérience permet de
mesurer des seuils, mais par celle d’un phénomène macroscopique, le rayonnement noir. […] On
est tenté de se demander si ce n'est pas la nature même du calcul des probabilités, lequel a pour
point de départ le jeu de dés, et par suite des relations numériques, qui a amené Planck à introduire
des nombres entiers dans ses formules. […] Ainsi le mot d’énergie n’a plus aucun rapport avec les
poids et les distances, ou avec les masses et les vitesses ; mais il n’a pas non plus rapport à autre
chose, car on n’a pas élaboré une autre définition de l’énergie ; il n’a rapport à rien. […] Si l’on
faisait abstraction de la personne de l’auteur, son livre serait à vrai dire, sauf quelques pages,
presque vide d’intérêt. Tout ce qui s’y rapporte à la philosophie générale, Dieu, l’âme humaine, la
liberté, la connaissance, l’existence du monde extérieur, est fort médiocre, généralement sensé,
mais banal, vague et superficiel. On y voit avec évidence que Planck n’était pas un grand esprit.
[…] »
Ceci rend perplexe. Quel aplomb, cette Simone Weil ! Une intelligence discutant les notions
modernes les plus en vogue. D’un côté elle admire son frère et ses amis, de l’autre elle refuse d’être

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dupe. Elle connaît les savants mais elle ne s’en laisse pas conter car elle a assimilé l’histoire des
sciences avec une profondeur et une liberté étonnante – toujours en référence à la Grèce chère à son
cœur. Elle souffre de voir la physique être devenue une application de la mathématique quand, dans
le même temps, la géométrie est devenue algèbre. Einstein est encore en belle activité quand elle
écrit, en parlant déjà au passé, de sa grande vogue : « Le public boit, absorbe avidement tout ce qui
tend à déposséder l’intelligence au profit d’une technique ; il a hâte d’abdiquer l’intelligence, la
raison, d’abdiquer tout ce qui rend l’homme responsable de son destin… »
Qu’aurait pensé Simone Weil de cette analogie procurant une définition de l’Esprit : Esprit
comme produit de la vertu par la dilatation amoureuse de l’idée multipliée par elle-même ? Aurait-
elle été contente ou se serait-elle insurgée parce qu’elle venait de la transposition d’une formule
algébrique de cet Einstein qu’elle n’estimait guère ? Sans compter qu’une transposition de sa propre
phrase : « Ainsi le mot d’énergie n'a plus aucun rapport avec les poids et les distances, ou avec les
masses et les vitesses » devient : Ainsi le mot Esprit n’a plus aucun rapport avec les langages et les
harmonies, ou avec les vertus et les rêves amoureux…
Oui, Timée trouve sa chère amie bien sévère envers cet Einstein, mais elle ne pouvait connaître
la suite de l’histoire quand la mort la prend en 1943 ; n’est-il pas vrai ?
Finales
Après 1945, commence pour Einstein une prise de conscience aigüe et pessimiste de la
situation mondiale. Ses lettres à Solovine témoignent d’une vraie sincérité quand il confesse ne pas
avoir l’illusion de pouvoir par ses écrits rendre le monde meilleur. « Vous vous figurez que je
regarde avec une calme affection l’œuvre de ma vie. Mais vue de près la chose se présente tout
autrement. Il n’y a pas une seule notion dont je suis convaincu qu’elle tiendra ferme […] De ma
théorie du champ… Je n’en viendrai pas à bout ; elle tombera dans l’oubli et sera de nouveau
découverte plus tard. C’est ce qui est déjà arrivé à beaucoup de problèmes. […] Mais si tout ne sert
à rien et que les hommes finissent par se détruire eux-mêmes, l’Univers ne versera pas une larme
pour eux. » En lisant ces phrases, Simone Weil se serait réconciliée avec lui ; elle l’aurait même,
sans doute, embrassé, pour ce post-scriptum d’une lettre d’août 1953, alors que la France connaît de
rudes mouvements sociaux : « Je me réjouis du peuple français qui n’a pas oublié de montrer à ses
têtes enflées où Dieu siège (grèves). »
Timée se replie en lui-même. Sa grande affaire est de concevoir clairement une identité de
structure entre l’esprit humain et l’univers. Le projet d’Einstein, la fameuse idée fixe tendue vers le
centre de la cible où se concentre l’explication de l’univers, se révèle de même nature ; mais si le
projet d’Einstein rejoint celui de Platon, il s’en distingue car la mesure, l’équilibre, la proportion et
l’harmonie constituent aux yeux des Grecs le principe même du salut de l’âme. Or l’âme humaine
est absente chez Einstein comme le souligne dans sa lettre Alexandre Grothendieck.
Question posée à Timée : comment Platon fait-il terminer ton intervention ?
Tels sont mes derniers mots : « Et maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de
notre discours sur le Monde. Ayant admis en lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et
entièrement rempli de la sorte, Vivant visible qui enveloppe tous les vivants visibles, Dieu sensible
formé à la ressemblance du Dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très parfait, le
Monde est né : c’est le Ciel qui est un et seul de son espèce. » [92c]
Faut-il comprendre : « c’est le Rêve qui est un et seul de son espèce » ?
Pour Einstein, voici le dernier paragraphe de son chapitre XXXII : « Si dans le monde la
densité moyenne de la matière s’écarte tant soit peu de zéro, alors le monde n’est pas quasi-
euclidien. Le calcul montre au contraire que si la matière était uniformément distribuée, le monde
devrait nécessairement être sphérique (ou elliptique). Mais comme en réalité la matière est dans le

47
détail irrégulièrement distribuée, le monde réel s’écartera dans le détail de la forme sphérique, il
sera quasi-sphérique. Mais il devra être nécessairement fini. La théorie fournit même une relation
simple entre l’étendue spatiale du monde et la densité moyenne de la matière. »
En apparence sa conclusion a moins d’envolée que celle de Platon mais ce n’est pas certain si
l’on pense que son propos se transpose dans une relation simple entre l’harmonie rêvée du discours
humain et la densité moyenne de la vertu.
Lucrèce
Après une durée prolongée, une question est posée à Timée :
–...Timée, ne faudrait-il pas retrouver l’entrée du parcours et recommencer les étapes. Serais-tu
de nouveau un compagnon ?
–...Tu n’es pas encore mort et je suis un ami, répond Timée. Bien sûr, j’accompagnerai de
nouveau car cet Albert est un être difficile ; il faut y revenir beaucoup pour connaître ses pensées et
les discuter, quitte à ne pas être en accord ! J’en sais quelque chose en ce qui me concerne : des
dizaines, des centaines d’hellénistes savants et de bonne volonté m’ont fréquenté et il y a encore des
choses qu’ils n’ont pas comprises.
–...Par exemple la proportion entre les éléments dans le paragraphe [32b] ?
–...Oui, par exemple le miroir hasardeux, surgi du calcul élémentaire mv3Z [ mc2,
constituant le piège d’un redoutable songe en expansion. Sauf erreur, aucun de mes milliers de
commentateurs n’avait jusqu’ici pensé à le formuler. Il fait aussi penser à un simulacre cher à
Lucrèce.
–...Qu’est-ce à dire Timée ?
–...Lucrèce parle ainsi : « De tous les objets il existe ce que nous appelons les simulacres : Sorte
de membranes légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les
airs. Et dans la veille comme dans le rêve, ce sont ces mêmes images dont l’apparition vient jeter la
terreur dans nos esprits, chaque fois que nous apercevons des figures étranges ou les ombres des
mortels ravis à la lumière ; c’est elles qui bien souvent nous ont arrachés au sommeil, tout
frissonnants et glacés d’effroi.»

–...Alors, les formules algébriques par lesquelles les physiciens expriment leurs visions des
phénomènes participeraient de ces simulacres ? Les exercices de haute voltige des mathématiciens
seraient de la même espèce ? Des simulacres où les nombres jouent entre eux en se nourrissant
d’eux-mêmes, correspondant à des objets connus ou encore à découvrir ?
–...En tout cas, le piège de ce Songe hasardeux pourrait être de la nature dont parle Lucrèce :
membrane légère détachée de la surface du monde voltigeant en tout-sens parmi les airs. Bien
souvent elle t’a arraché au sommeil, t’a fait frissonner, englouti dans un gouffre de stupeur,...
–...Une de ces images, dédoublée, aurait pu voler à travers l’espace et le temps jusqu’à être
attrapée comme un papillon pris dans un filet – membrane légère détachée de la surface du monde ?
–...Ce serait vraiment merveilleux. Bel hommage rendu à Lucrèce et à son maître Épicure !
Solovine aussi serait content de retrouver ainsi ses chers Anciens.
Ainsi Timée veut bien reprendre le fil au début ; retrouver la témérité de Phaéton et l’explosion
du monde ; comprendre comment l’Amitié unit les Éléments ; distinguer le rêve du réel. La quête
est encore loin d’être épuisée à travers le jeu des proportions entre les Éléments. Et puis, comme le
dit Étienne Klein : « Il faut toujours aller au bout des choses, n’est-ce pas ? Et ne pas craindre le
ridicule. »

48
Nous sommes encore à la surface ; il convient de plonger et replonger encore comme le
conseille Grothendieck, dans cette exploration des proportions en forme de simulacre. Après cette
première navigation sur les ondes einsteiniennes, il est possible de revenir à la source, au Timée
dans l’édition utilisée, celle de notre autre Albert, qui n’est pas Einstein mais Rivaud. Les
commentateurs s’interrogent sur la manière dont Platon décrit les Éléments, lui s’en régale ; il
consacre plusieurs pages de notes à s’interroger sur les connaissances mathématiques de Platon et
sur les structures proposées pour chacun des Éléments. Et c’est vrai qu’il y a de quoi réfléchir en
lisant les fragments [53c-57d] consacrés aux corps élémentaires : Tétraèdre (feu) ; Octaèdre (air) ;
Icosaèdre (eau), Cube (terre). Ces polyèdres réguliers fascinent les géomètres de la Grèce antique et
à leur suite Rivaud avec de nombreux émules. Dans un univers tout différent, se trouve un certain
Alfred Jarry.
Alfred Jarry
La fascination de Jarry pour les polyèdres naît au lycée, en classe de mathématiques mais il
connaît aussi Platon et son Timée. Plus tard, il propose un personnage singulier de sa geste
ubuesque, nommé Achras, grand amateur de polyèdres. Il est présent dans Les Minutes de sable
mémorial et dans Ubu cocu. Vieux collectionneur qui est en même temps, ose-t-il dire, un grand
savant, Achras n’a pas sujet d’être mécontents de ses polyèdres : « Ils font des petits toutes les six
semaines. C’est pire que des lapins. Et il est bien vrai de dire que les polyèdres réguliers sont les
plus fidèles et les plus attachés à leur maître ; sauf que l’Icosaèdre s’est révolté ce matin et que j’ai
été forcé, voyez-vous bien, de lui flanquer une gifle sur chacune de ses faces. Et que comme ça
c’était compris. Et mon traité, voyez-vous bien, sur les mœurs des polyèdres, qui s’avance ; n’y a
plus que vingt-cinq volumes à faire. » Et si Achras voyage en Égypte, c’est pour ramasser des
pyramides afin de compléter sa collection de polyèdres… Et s’il rencontre Ubu en lui vantant ses
polyèdres, ce dernier lui rétorque : « Ceci vous plaît à dire, Monsieur, mais vous parlez à un grand
pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait
généralement sentir. »
Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’univers quotidien bascule ; la science et l’industrie
proposent un monde nouveau déconnecté du réel, par exemple l’électricité transforme la relation
entre la nuit et le jour ; l’effort physique dans le travail s’estompe pour le plus grand nombre ; l’art
commence à s’exprimer indépendamment de toute représentation… Trois figures majeures sont
apparues vers 1880. Trois fulgurances violentes de poètes dont on a encore du mal à estimer
l’importance : Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard – Toute pensée est un coup de
dé » ; Rimbaud « Je est un autre ; c’est faux de dire je pense, on devrait dire on me pense » ; Jarry,
peut-être le plus puissant par sa vision d’une science, la pataphysique « science des solutions
imaginaires ». Inutile de détailler comment l’univers quotidien est devenu celui du jeu et du pari où
règne le discontinu, à l’inverse du sacré, quand l’horizontale bannit désormais la verticale.
Platon voit les éléments constitutifs de la matière sous forme de polyèdres et Jarry s'en amuse.
Le temps d'Einstein étant venu - qui est aussi celui de Jarry - les physiciens conçoivent d'autres
échaffaudages, d'autant plus complexes qu'ils sont en mouvement. Nous connaissons les images
d'atomes constitués d'un noyau autour duquel un électron gravite en parcourant une belle courbe.
Les polyèdres sont loin, mais on cherche toujours des représentations.... En 1927, le 5 e congrès Solvay
se tient sur le thème "Électrons et Photons" ; Einstein y participe et on le voit au premier rang sur la
photo réunissant les participants. Nous imaginons une scène analogue avec le cher Platon.
Jean-Marc Lévy-Leblond
L’expression contemporaine de la 'Pataphysique se manifeste dans les pages de la revue du
Collège de ’Pataphysique. Il s’y trouve un jour un exposé de Jean-Marc Lévy-Leblond à la rubrique
Chaire de Mythographie des Sciences Exactes et des Sciences absurdes, sous le titre « Le lièvre, la

49
tortue et Einstein » ; Jean-Marc Lévy-Leblond, outre cette familiarité avec la 'Pataphysique, est un
scientifique émérite dans l’univers de la physique au sens où l’on emploie généralement ce mot.
C’est ainsi que lui est adressé le feuillet comportant le petit calcul élémentaire ouvrant le piège du
songe, complété par quelques lignes relatives aux Simulacres de Lucrèce.
La réponse est sans appel :
« Cette “rencontre”, me demandez-vous, est-elle fondée, fortuite, poétique, absurde ? Tout
dépend avec quels critères il s’agit de l’évaluer. Dans un cadre pataphysique, elle a sans nul doute
sa place aux côtés des calculs de Dieu de Jarry ou de Boris Vian. Mais du point de vue de la
physique vulgaire, elle relèverait plutôt du pata-qu’est-ce? Car les notions que vous introduisez
dans vos égalités ne sont pas indépendantes, et ne peuvent satisfaire ces trois égalités.
D’ailleurs, ces trois égalités entre 4 grandeurs permettraient de toutes les exprimer en fonction de
deux d’entre elles, disons e et t, ce qui aboutirait par exemple à m= t^2/e, et donc à mesurer les
masses en secondes-au-carré par mètres !
En physique, l’énergie est définie en relation avec la masse, l’espace et le temps, et doit
nécessairement s’exprimer comme le produit d’une masse par un carré de vitesse [déjà, bien avant
Einstein, l’énergie cinétique s’écrit E=(½)mv^2].
Je ne suis donc pas certain que la rencontre entre Platon et Einstein ait vraiment eu lieu – sauf
comme un “curieux” “simulacre ” ? […] JMLL

Rien à dire, évidemment ! D’autant moins que l’ajout de pièces jointes propose plusieurs
articles extraits de revues scientifiques dignes de ce nom condamnant toutes l’idée manifestée dans
le fameux miroir en forme de piège : Platon Z [ Einstein. Figure même dans ces envois
complémentaires un essai sur le rapport (ambigu) que Simone Weil entretint avec la science. Aïe !
Aïe ! Aïe !... L’article en question est un exposé fait par Jean-Marc Lévy Leblond en 2008, lors d’un
colloque, sous le titre : Que Simone Weil fait-elle de la science ? Les courts-circuits de l’éthique et
de l’épistémologie. Jugement sévère. Pouvait-il en être autrement quand on se souvient des
sentiments sceptiques exprimés par Simone Weil à l’égard des scientifiques de son temps. Mais
enfin, reconnaissons-le : jugement solidement étayé… atténué tout de même en fin de parcours
quand il est souligné que les écrits sur la science de Simone Weil sont des écrits de jeunesse et que
si elle avait vécu après la guerre, elle aurait pu mieux percevoir cette mutation de la science. « Les
analyses critiques ébauchées dans ses écrits sur la science, aux fondements incertains, y auraient
sans doute gagné une solidité et une pertinence que l’on ne peut malheureusement qu’imaginer. »
C’est le souvenir de l’époque où la maman de Simone, écrivait en janvier 1965 : « Je suis
plongé dans la correction des épreuves du prochain livre de Simone qui devrait sortir en mars. » Il
s’agissait de ce volume intitulé Sur la science qui paraîtra en janvier 1966. Les principaux écrits
sont de l’année 1942 ; elle a trente-trois ans ; meurt l’année suivante. Impossible de dire comment
son œuvre aurait évoluée. Qu’importe. Lisons donc désormais ce livre Sur la science avec la
distance imposée par le point de vue justifié de Jean-Marc Lévy Leblond, en persistant à considérer
ces écrits comme une nourriture solide. Timée hoche la tête ; il est bien de cet avis ; il n’aime pas
voir sa chère amie, décriée.

Pierre Berloquin
Sur ces entrefaites, voici un mot de l’ami Pierre Berloquin, expert fameux en toutes sortes de
jeux et considérations savantes. Il a lu pour la première fois l’énoncé algébrique du fameux piège et
il écrit textuellement : « Merci. Bravo pour ta formule einsteinio-platonicienne ; elle est
authentiquement pataphysicienne donc absolument vraie et ne nécessite aucune sorte de preuve. »

50
À sa manière, c’est une excellente nouvelle. Après tout, Jean-Marc Lévy Leblond ne disait pas
autre chose en écrivant que la fameuse rencontre PlatonZ [ Einstein avait sans nul doute sa place
aux côtés des calculs de Dieu de Jarry ou de Boris Vian, dans un cadre pataphysique… ce n’était
pas mal non plus.
Timée reste perplexe. Il s’est bien amusé avec les polyèdres d’Achras se multipliant comme des
lapins quand lui-même médite encore et encore sur les quatre polyèdres fondamentaux ; de plus, son
époque n’est en rien déconnectée du réel ; l’Antiquité cultive le sacré et non le jeu. Cela dit, Timée
sait aussi qu’un texte doit avoir une fin : « Et maintenant déclarons que nous avons atteint le terme
de notre discours » est-il écrit en conclusion de son propre texte… À moins de recommencer le
voyage depuis le début, ce qui n’est pas exclu. Pour l’heure, l’audace de cette science des solutions
imaginaires le sidère. Voir le piège exploser d’un seul coup d’un seul, se volatiliser instantanément,
le trouble.
-...Qu’en penses-tu ? demande-t-il.
-...J’imagine la joie de Puck et son exubérance, en cet instant ; mais je me demande ce que dirait ta
grande amie, Simone Weil, cher Timée. Ce type d’analogie correspond mal à ce dont elle parlait
avec son maître Alain. Surtout, elle évoque Platon comme un mystique, bien loin d’Einstein et plus
encore de Jarry… : « Il faut essayer de pénétrer à l’intérieur (des textes) en s’attachant sur des
indications parfois très brèves, en rapprochant des textes dispersés. Mon interprétation : Platon est
un mystique authentique, et même le père de la mystique occidentale. »
-...Et notre magnifique Alexandre Grothendieck, si exigeant dans ses méditations sans fin ? Il faut
lire ses pages dans lesquelles il dit son émerveillement face à la “beauté” – les guillemets sont de
lui : « ma plus grande joie a été moins de la contempler quand elle est apparue en pleine lumière,
que de la voir se dégager peu à peu du manteau d’ombre et de brume où il lui plaisait de se dérober
sans cesse… »
-...Sans oublier Einstein lui-même ?
-...Cette finale pataphysicienne ne lui serait peut-être pas indifférente, puisqu'on lui attribue cette
phrase : « L’imagination est plus importante que le savoir. »
-...Cher Timée, m'accompagnes-tu encore dans l'Espace des résonnances entre Platon et Einstein ?
-...Oui, mon ami, nous avons tout notre Temps.

-o-o-o-o-o-o-o-

Un grand merci à mon ami Jean-Pierre Cordier


qui a relu et corrigé les différentes versions de ce texte depuis une dizaine d’années.

51
PARCOURS
Patrice Chéreau – p. 1
Cartes à jouer et tarots – p. 2
Le piège – p. 3
L’effacement – p. 4
André Weil – p. 5
Tests – p. 8
Analogies I – p. 9
Partitions – p. 10
Quatuors – p. 10
Le Livre – p. 11
Mileva Maric – p. 12
Maurice Solovine – p.13
Mademoiselle Rouvière – p. 14
Nuances – p. 16
Lecture – p. 16
Transpositions – p. 18
Albert Rivaud – p. 18
Timée – p. 20
Einstein à Paris – p. 20
Une pierre – p. 21
Feu – p. 22
Relativité – p. 22
Temps-Espace – p. 24
Actualité – p. 25
Amour – p. 26
Esprit – p. 27
Harmonie – p. 28
Analogies II – p. 29
Résonnances modernes – p. 30
Amitié – p. 30
Alexandre Grothendieck – p. 32
Premier échange – p. 33
Au cœur du piège – p. 34
Étienne Binet – p. 37

52
Puck – p. 37
Ivresse d’une expérience – p. 39
Vertiges – p. 40
Apothéose – p. 41
Prière et Adieu – p. 42
Retour aux sources – p. 43
Simone Weil – p. 44
Divergences – p. 45
Finales – p.47
Lucrèce – p.48
Alfred Jarry – p. 49
Jean-Marc Lévy-Leblond – p. 49
Pierre Berloquin – p. 50

RÉFÉRENCES

Collectifs :
XIIIe Festival international culturel étudiant, Marseille-Provence-Côte d’Azur. 3-13 septembre 1965.
Théâtre & Université. 45 Cours Léopold, Nancy, Direction Jack Lang, 2e trim. 1966.
Lettres à la Révolution. éditions Trois Cailloux – Maison de la culture d’Amiens, 1989.
Les 101 mots de la 'Pataphysique. Collège de ‘Pataphysique – Que sais-je ? puf 2016.
-o-
Adler, Laure. L'insoumise, Actes sud, 2008.
Aristote. Météorologiques, édition et traduction de P. Louis, Les Belles Lettres, 2002. --- Physique, trad. par O.
Hamelin, Paris, J. Vrin, 1972.
Balibar, Françoise. Albert Einstein – Physique, philosophie, politique [textes choisis], éditions du Seuil, 2002.
Binet, Étienne. Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices, 1632. Réédition ‘’Des Opérations’’,
association du Théâtre de la ville d’Évreux, 1987, direction Jacques Falguières ; préface Marc Fumaroli, suivi
d'un éditorial de Dominique Seban.
Brisson, Luc ; Meyerstein, F. Walter. Inventer l’univers : le problème de la connaissance et les modèles
cosmologiques, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
Cendrars, Blaise. Sérajevo, Théâtre Universitaire de Marseille, avec l’autorisation des éditions Denoël, dessin
original de Jean-Cocteau [orthographié par erreur Sarajevo], dédicace aux étudiants : « Mes chers amis, vous
savez quelle amitié me liait à Blaise Cendrars », imprimerie Flouret, 1964.
Dante. Œuvres complètes, traduction et commentaires par André Pezard, Gallimard, bibl. Pléiade, 1965.
Démocrite. Doctrines philosophiques et réflexions morales, traduites et précédées d’une introduction par Maurice
Solovine, Paris, librairie Félix Alcan, 1928.
Duflo, Colas. Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
Einstein, Albert. Comment je vois le monde, trad. Maurice Solovine et Régis Hanrion, Flammarion,1953. --- La
Théorie de la relativité restreinte et généralisée (mise à la portée de tout le monde), traduit d’après la dixième
édition allemande par Mlle J. Rouvière, licenciée ès sciences mathématiques, avec une préface d’Émile Borel,

53
Paris, éditions Gauthier Villars et Cie, 1921. [reprint Jacques Gabay,.2005]. --- La Théorie de la relativité
restreinte et générale, Exposé élémentaire ; La relativité et le problème de l’espace, traduit de l’allemand par
Maurice Solovine, Paris Gauthier-Villars, 1954. --- Correspondance avec Michele Besso 1903-1955,
traduction, notes et introduction de Pierre Speziali, Hermann, Paris, 1979.--- Lettres à Maurice Solovine,
reproduites en facsimilé et traduites en français avec une introduction et trois photographies, Paris ; éditions
Gauthier-Villars, 1956, [reprint Jacques Gabay, 2005].
Giniewski, Paul. Simone Weil ou la haine de soi, Berg-international, 1978.
Grothendieck, Alexandre. Récoltes et semailles, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, université
des Sciences et Techniques du Languedoc, Montpellier et Centre National de la Recherche Scientifique ;
introduction datée mai 1985. [Fascicules ronéotés formant un ensemble de 900 pages environ] --- Disponible
sur Internet.
Gutfreund, Hanoch & Renn, Jürgen. Relativity – The special & the general theory 100th anniversary edition 2016.

Jarry, Alfred. Ubu, Théâtre Universitaire de Marseille, imprimerie Flouret 1964, couverture de Moisan. --- Les
Minutes de sable mémorial, préface de Marcel Schneider, Les cahiers rouges, Grasset 2007. --- Ubu cocu,
"Tout Ubu", édition établie par Maurice Saillet, Le livre de poche, 1962.
Julliard, Jacques. Le choc Simone Weil, Flammarion, 2014.
Klein, Étienne. Le pays qu’habitait Albert Einstein, Actes sud, 2016.
Lévy-Leblond, Jean-Marc. Le lièvre, la tortue et Einstein, Viris Candela, Le correspondancier du Collège de
‘Pataphysique, 8ème série, N°25, 8 absolu 141 E.P. [15 septembre 2013], p.33-37. --- Que Simone Weil fait-elle
de la science ? Les courts-circuits de l'éthique et de l'épistémologie, Cahiers Simone Weil, tome XXXII, n°2,
juin 2009.
Lucrèce. De la nature, texte établi et traduit par Alfred Ernout, 2 vol., Les Belles Lettres, 1948.
Lussy de, Florence. Simone Weil, puf (collection Que sais-je?), 2016.
Platon. Lysis, œuvres complètes, tome 1, trad. Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, 1966. --- Protagoras, œuvres
complètes, tome 1, trad. Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, 1966. --- Le petit Hippias, œuvres complètes,
tome 1, trad. Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, 1966 --- Timée – Critias, texte établi et traduit par Albert
Rivaud, troisième édition, Paris, Les Belles Lettres 1956 --- Timée – Critias, Traduction inédite, introduction
et notes par Luc Brisson, avec la collaboration de Michel Patillon pour la traduction, avec un supplément
bibliographique 1995-2000. GF Flammarion, 1992. 5e édition corrigée, mise à jour, 2001.
Poe, Edgar. Histoires extraordinaires – la lettre volée, traduction Charles Baudelaire.
Pons, Louis. Portraits de peintres, Fata Morgana 2004.
Popovic, Cvetko D.[Jean-Marie Lhôte et Paul-Gérard Pasols]. Popovic lit Cendrars, Feuille de routes, N°54, bulletin
de l'association internationale Blaise Cendrars, 2016.
Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, puf, 1966.
Shakespeare, William. Le songe d’une nuit d’été. [Introduction : Le songe dans le miroir des cartes à jouer par Jean-
Marie Lhôte, Théâtre Universitaire de Marseille],1964.
Spinoza. Éthique, Démontrée suivant l’ordre Géométrique, les deux premières parties de Dieu et de l’Âme, reliées,
sans nom d’éditeur, ni date, fin 19e
Weil, André. Souvenirs d’apprentissage, Birkhäuser Verlag, 1991. --- Science française. Nouvelle Revue Française, 1er
janvier 1955. [Cet article reprend l’essentiel d’un texte précédent, 1937, non publié ; on en retrouve un écho
dans ses Œuvres scientifiques, volume 1, 1938c, Springer-Verlag, New-York, 1979 ; il y revient dans ses
Souvenirs d’apprentissage, p.125-127].
Weil, Simone. La source grecque, collection Espoir dirigée par Albert Camus, Gallimard, 1953 --- Sur la science,
collection Espoir dirigée par Albert Camus, Gallimard, 1966 --- Venise sauvée, Théâtre Universitaire de
Marseille, avec l’autorisation des éditions Gallimard, texte original, introduction, compléments scéniques et
notes présentés par Jean-Marie Lhôte, 1965.
Weil, Sylvie. Chez les Weil, André et Simone, Buchet/Chastel, 2009.
Witkowski, Nicolas. Trop belles pour le Nobel, Les femmes et la science, éditions du Seuil, 2005.

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JEAN-MARIE LHÔTE [Né en 1926 – Parcours soutenu par de belles rencontres].
Formation scientifique et technique à l’ICAM de Lille. Ingénieur à la Régie Renault, engagé par Raymond Vatier (1951-
1956) – Professeur de physique et de chimie à l'École alsacienne, accueilli par Georges Hacquard (1958-1964) –
Théâtre Universitaire de Marseille, avec Jacques Falguières (1964-1966) – Maison de la culture d'Amiens, assistant de
Philippe Tiry (1966-1971) – Bureau d’auteurs dramatiques de l’Association Technique pour l’Action Culturelle, dirigée
par Louis Cousseau (1974-1977) – Musée des arts décoratifs de Paris, chargé de mission auprès de François Mathey
(1977-1981) – Directeur de la Maison de la culture d'Amiens, élu sous la présidence de Michèle Sellier (1981-1991).
Publications
Éditions Mazarine
– Sédiment (texte et dessins) 1960. [à compte d'auteur].
Éditions Jean-Jacques Pauvert
– Discours imprononçable quoique méthodique à propos d’un épisode mal connu de la jeunesse de Degas ;
Bizarre n°26, 1962 (rééd. Berg international 1988 et 2014).
– Shakespeare dans les tarots et autres lieux ; Bizarre n°43-44, 1967.
– Le Tarot, Bibliothèque volante n°1, 1971.
Éditions du Théâtre Universitaire de Marseille
– Venise sauvée de Simone Weil (compléments scéniques, introduction et notes), 1965.
Éditions Berg International
– Le symbolisme des jeux, 1976, rééd. 2010. [Proposé par Georges Nataf].
– Court de Gébelin / Le Tarot, 1983.
– L’Eau du bain, une certaine morale de la navigation culturelle (coédition Trois cailloux, Amiens). 1992.
– Bizarre, Anthologie 1953-1968, 2009.
– Histoire du hasard en Occident, 2012.
Éditions Hachette-Massin
– Kléber et Marie-Louise. Un roman d’amour en cartes postales, 1979. [Proposé par Massin] – Version pour la
scène, [Proposé par Patrick Collet] – Représentations: Théâtre de l'Utopie, 1983 – Édition: Avant-Scène
Théâtre, 1984.
Éditions Actes Sud-Papiers
– Mise en jeu François Billetdoux, 1988. [Suscité par l'amitié avec François Billetdoux].
Éditions Flammarion
– Histoire des jeux de société, Géométries du désir, 1994. [Proposé par Jean-François Barrielle] – Couronné par
l’Académie Française; Grand prix d’histoire de la Société des Gens de Lettres.
– Dictionnaire des jeux de société, 1996.
Éditions Cpl
– L’Orange bleue, le siècle d’or des écoles d’ingénieurs en France, 1997. [Proposé par l'ICAM de Lille].
Éditions Larousse
– Le XXe siècle s’affiche, 2000. [Proposé par Emanuel de Waresquiel].
Éditions Scène Nationale, Évreux-Louviers
– Incorrigible théâtre, histoire du théâtre d’Évreux, témoin de l’art dramatique en province aux XIXe et XXe
siècles, 2003. [Proposé par Jacques Falguières].

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