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© Éditions MultiMondes – Permission de reproduire consentie à Mme Bénédicte Calvet aux conditions de Copibec

Introduction

PARLONS D’ERGONOMIE…
« Regardez, vous vous attendiez à ce qu’ils fassent
ça, mais ils ne font pas ça, ils font autre chose. »
Marie Authier

Commençons cet ouvrage par quelques histoires. Des histoires vécues, qui
permettent d’illustrer ce que sont l’ergonomie et l’analyse de l’activité de
travail, au cœur de cette discipline. Des histoires qui illustrent comment
l’intervention ergonomique et l’analyse de l’activité de travail ont permis
de répondre à des préoccupations formulées par les milieux de travail et
d’orienter les décisions concernant la santé des travailleurs, l’organisation
du travail, l’amélioration des systèmes de production de biens ou de
services, etc.
Un magasin-entrepôt fait appel à une équipe d’ergonomes. Les emballeurs,
qui travaillent aux caisses et qui emballent les produits achetés par
les clients, éprouvent des problèmes. Il leur manque des boîtes pour
faire leur travail et ils souffrent de troubles musculo-squelettiques.
L’entreprise ne sait que faire pour régler ces difficultés. Les ergonomes
vont sur place rencontrer divers interlocuteurs afin de mieux cerner
la demande et entreprennent des investigations préliminaires. Ils
interrogent des emballeurs qui leur font part de leur douleur ; ceux-ci
leur parlent longuement du manque de boîtes et du stress que cela leur
cause. Ils confient aux ergonomes les difficultés à placer les produits
convenablement dans des boîtes si mal adaptées; c’est réaliser un véritable
casse-tête. Ils avouent aussi faire face à des exigences contradictoires :
satisfaire la clientèle tout en économisant le nombre de boîtes utilisées.
Les ergonomes procèdent alors à des entretiens plus spécifiques avec
les emballeurs ainsi qu’à l’observation et à l’analyse de leur travail. Ils
identifient alors plusieurs situations à risque : les boîtes sont placées sous
le convoyeur et les emballeurs doivent fréquemment se pencher pour
les prendre ; lorsqu’ils déposent la marchandise dans les boîtes, ils le
font avec des mouvements répétés d’une seule main pendant que l’autre
sert à retenir les produits déjà déposés dans la boîte ; ils ont aussi à se
pencher pour placer les boîtes dans le panier. Par ailleurs, les ergonomes

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L’intervention en ergonomie

observent les stratégies des emballeurs pour pallier le manque de boîtes.


Chaque emballeur est responsable de deux caisses et surveille les deux
files d’attente. Quand il anticipe de petites commandes, il quitte son poste
pour aller chercher des boîtes, ce qui crée parfois de l’insatisfaction chez
les caissiers et ce qui occasionne au retour une surcharge de travail sous
contrainte de temps. Les ergonomes observent aussi les choix que font les
emballeurs pour se positionner lorsqu’ils emballent, soit leur position par
rapport au convoyeur. Riches de ces entretiens et de ces observations,
les ergonomes présentent ces résultats à un comité de travail composé
d’emballeurs, de représentants du comité de santé et de sécurité au travail,
de la direction et des ressources humaines. Le comité valide les résultats
des ergonomes et un groupe de recherche de solutions est mis sur pied.
Le groupe de travail commence par chercher une façon d’améliorer
l’approvisionnement en boîtes tout en réduisant l’occurrence de troubles
musculo-squelettiques.
L’entreprise aimerait mettre les boîtes dans un panier derrière la caisse.
Les observations des ergonomes invalident cette solution. Pour être dans
une position optimale pour emballer, les travailleurs se placent souvent
derrière le convoyeur ; le panier, s’il était placé là, gênerait donc les
emballeurs. On propose de développer un contenant pour mettre les
boîtes qui permet d’accommoder un bon volume et on le place de façon
à permettre à l’emballeur de positionner le panier où il le souhaite. On
développe un prototype qu’on essaie sur le terrain avec les emballeurs.
De plus, il est proposé d’affecter une ressource à la préparation et à
l’approvisionnement en boîtes pour éviter que l’emballeur ait à quitter son
poste pour aller chercher des boîtes dans l’entrepôt. On soulève aussi la
question des quotas imposés aux caissiers qui font que ceux-ci mettent de
la pression sur les emballeurs.

Voici une deuxième histoire.


Une responsable d’un service de soutien à domicile d’un centre de santé
et de services sociaux est préoccupée par le vieillissement des auxiliaires
familiales et sociales (AFS) œuvrant dans le service. Elle se questionne
sur les façons d’aménager le travail afin de retenir cette main-d’œuvre
et de réduire les risques de lésions professionnelles. Elle fait appel à des
ergonomes.
Les auxiliaires familiales et sociales offrent des services de maintien
à domicile à des personnes en perte d’autonomie. Elles accordent à la
famille un certain répit en effectuant diverses tâches reliées aux activités
quotidiennes, comme donner des soins d’hygiène et de confort, changer
des pansements, administrer les médicaments prescrits. Dans la mesure
du possible, elles accomplissent ces tâches avec la participation de la
personne en difficulté8.

8. Source : Le monde du travail de A à Z http://dico.monemploi.com/A/199Auxili


airefamilialetsocial.html

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Introduction : Parlons d’ergonomie

Les ergonomes se rendent dans l’établissement et vont rencontrer les


différentes personnes concernées par cette demande. Elles rencontrent
les auxiliaires familiales et sociales qui leur parlent de ce qu’elles aiment
dans leur travail mais aussi des douleurs au dos, des accidents qu’elles ont
eus et soulèvent aussi des inquiétudes quant à l’augmentation possible
du nombre de visites par jour pour réussir à répondre à l’ensemble
des demandes de services et réduire la liste d’attente. Les ergonomes
accompagnent à domicile quelques auxiliaires familiales et sociales,
observent les actions qu’elles réalisent et prennent en note la nature
des communications échangées avec le client. Les ergonomes cherchent
à comprendre les stratégies mises en œuvre par les auxiliaires pour
accomplir leur travail. Il ressort de l’analyse de l’activité que les auxiliaires
familiales et sociales réorganisent l’ordre des visites apparaissant à
l’horaire produit par le service en fonction de la connaissance des cas.
Par exemple, elles vont intercaler un soin considéré plus facile entre deux
soins plus difficiles physiquement et émotionnellement pour s’accorder
un temps de récupération. Elles vont aussi choisir de déplacer une visite
fixée juste avant leur dîner si elles soupçonnent avoir besoin de plus de
temps pour assurer le service demandé. De plus, avec les clients qu’elles
connaissent bien, elles réussissent plus souvent à les faire participer au
soin, ce qui réduit d’autant leur charge de travail. Les observations révèlent
également qu’environ 25% du temps est consacré à des activités qui ne sont
pas prévues à l’horaire (déplacement, gestion des dossiers, des trajets,
récupération d’incidents), temps qui empiète sur la période de repas des
auxiliaires familiales et sociales et qui allonge souvent leur journée de
travail. Cette connaissance de l’activité de travail a amené la responsable
du service et les auxiliaires familiales et sociales, accompagnées des
ergonomes, à revoir la manière dont les routes étaient conçues en prenant
en compte l’ensemble des activités , en favorisant une stabilité dans
l’affectation des clients et en offrant une marge de manœuvre dans
l’organisation quotidienne de leurs visites.

Sans analyse de l’activité, certaines personnes pourraient penser


que les emballeurs et les auxiliaires familiales et sociales ne savent pas
travailler. Que s’ils avaient suivi les directives qu’on leur a données pour
réaliser leur travail, il n’y aurait eu aucune difficulté. C’est une remarque
que l’ergonome entend souvent. Pourtant, l’analyse de l’activité a montré
dans les deux cas que les difficultés étaient réelles et que souvent le
personnel avait trouvé des stratégies pour pallier les manques du système,
même si ces stratégies pouvaient créer d’autres problèmes comme c’est
le cas chez les emballeurs.

Ces histoires illustrent comment les auteurs de cet ouvrage se


proposent de définir l’ergonomie.

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L’intervention en ergonomie

L’ergonomie produit et mobilise des connaissances sur l’acti-


vité de la personne au travail dans la perspective d’améliorer
les situations de travail en agissant sur ses diverses composantes
(le dispositif technique, l’environnement physique, l’organisation
du travail, l’organisation de la production de biens ou de services
et l’organisation de la formation et les conditions d’apprentissage).
Son apport réside bien sûr dans l’élaboration de connaissances,
mais aussi dans l’utilisation et le développement de méthodes
visant à mieux comprendre et à anticiper les principales carac-
téristiques de l’activité de travail afin de les prendre en
considération dans les choix de conception et de transformation
des situations de travail. Son domaine de compétences englobe
une démarche d’analyse de l’activité humaine et de conception
des situations de travail, en interaction avec tous les acteurs
concernés, pour améliorer autant la santé et la sécurité des
travailleurs que l’efficacité et la qualité des systèmes de production
de biens ou de services, et ce, dans une perspective d’efficience
organisationnelle.

Ces deux histoires mettent en lumière plusieurs caractéristiques


du travail de l’ergonome. Dès le départ, les milieux de travail étaient
préoccupés par une situation et se demandaient comment l’améliorer.
Les ergonomes ont fait une large place à l’analyse de l’activité, par
l’observation et par les échanges avec les travailleurs, pour mieux
comprendre la situation. L’analyse de l’activité est ce qui permet
à l’ergonome de comprendre le travail et ses conséquences sur
la santé et la production. L’analyse de l’activité est essentielle pour
proposer des avenues de transformations adaptées à la réalité du travail.
C’est en sachant où se positionnait l’emballeur durant son travail que l’on
a pu déterminer où pourrait être placé le prototype de contenant pour
les boîtes. C’est en identifiant les stratégies qu’utilisaient les auxiliaires
familiales et sociales pour répartir leur charge de travail au cours de la
journée qu’on a pu revoir les critères servant à la conception des trajets.

L’ergonomie s’intéresse à l’effet du travail à la fois sur la santé


et sur la production. Les ergonomes ont observé les postures et les
mouvements des emballeurs, ils ont aussi mis au jour leur planification
stratégique pour pallier le manque de boîtes. Les voies d’action de
l’ergonomie sont multiples. Dans l’histoire des emballeurs, on a agi sur
l’outil : le contenant pour les boîtes, mais aussi sur l’organisation du travail
en affectant une ressource à l’approvisionnement et en sensibilisant les

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Introduction : Parlons d’ergonomie

gestionnaires aux effets qu’avaient les exigences des caissiers sur le travail
des emballeurs. Dans l’histoire des auxiliaires familiales et sociales on a
agi sur l’organisation du travail, et plus particulièrement sur les trajets,
les affectations, les temps de travail.

Les histoires présentées plus haut montrent que l’ergonome n’intervient


pas seul ; il consulte les acteurs pour cerner la demande, il fait participer
les travailleurs à l’analyse de l’activité, il valide à plusieurs moments ses
constats auprès des acteurs. C’est avec un groupe qu’il met au point les
transformations visant à améliorer les situations de travail.

L’ergonome contribue à rendre visible l’existence de deux points


de vue différents sur le même travail : les points de vue fonctionnel et
opérationnel. Le point de vue fonctionnel est typiquement celui de la
plupart des concepteurs (ex. : ingénieur) ou des gestionnaires. Le travail
effectué à un poste est connu en termes de fonction au sein du système
de production de biens ou de services. Par exemple, l’emballeur emballe
les produits que le caissier lui transmet. Le concepteur a souvent une
vision du travail relativement statique en ce sens qu’il peut facilement
énumérer les composantes nécessaires à la réalisation du travail tel que
le poste, les équipements, le travailleur et une procédure décrivant un
enchaînement d’actions nécessaires pour effectuer un travail donné. Le
concepteur peut expliquer pourquoi le poste de travail est nécessaire
dans le système, quelles sont les exigences de quantité et de qualité
pour assurer la rentabilité et la satisfaction du client et où le poste de
travail doit être. De leur côté, l’emballeur et souvent son chef d’équipe
qui a déjà réalisé lui-même le travail ont un point de vue opérationnel
du travail. Ils ont « vécu » le travail et savent comment il peut s’organiser
et se dérouler dans le temps selon les sources de variabilité possibles
(ex. : heures d’affluence, promotions, nombre d’emballeurs). Le travailleur
expérimenté a vécu et a appris à s’ajuster à cette variabilité en développant
des stratégies lui permettant d’atteindre les objectifs de production et
de qualité dans des conditions variées tout en préservant sa santé. Le
point de vue opérationnel fait référence à un cadre différent du point
de vue fonctionnel, mais les deux sont étroitement liés. L’amélioration
d’un système de production de biens ou de services passe ultimement
par l’amélioration des opérations de ce système, donc l’amélioration des
situations de travail. La compréhension fine des opérations et de leur
sens est préalable à leur amélioration puisqu’on ne peut pas améliorer ce
qui nous échappe. L’ergonomie joue donc un rôle clé dans l’amélioration
des systèmes de production de biens ou de services en apportant cette

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L’intervention en ergonomie

connaissance fine des opérations et des stratégies qu’elle obtient grâce à


l’analyse de l’activité de travail. Cette connaissance échappe encore trop
souvent à la plupart des concepteurs et des gestionnaires de qui relève,
en partie, la responsabilité de ces systèmes.
L’ergonome contribue aussi à montrer que, face à la variabilité des
situations de travail, les personnes développent des stratégies pour faire
le travail malgré les imprévus, les variations. Il contribue également à
augmenter ou à protéger la marge de manœuvre des travailleurs pour
qu’ils puissent construire et mettre en œuvre des stratégies de régulation
face à la variabilité du travail.

Un outil important de l’ergonome est l’analyse de l’activité de travail,


et son moyen d’action est l’intervention ergonomique pour laquelle nous
suggérons une définition présentée dans la première partie de l’ouvrage.

Dans une discipline comme l’ergonomie qui a pour objectif d’intervenir


efficacement en milieu de travail, le développement de la démarche
d’intervention, soit le choix et l’organisation des actions menées par
l’ergonome, prend une importance particulière. La démarche d’intervention
en ergonomie occupe donc une place prépondérante dans ce livre.
Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, cette démarche
de l’ergonome, les moyens mis en œuvre et sa façon de procéder pour
intervenir se construisent en interaction avec ses interlocuteurs et selon
les spécificités du milieu de travail étudié. En effet, on conçoit facilement
qu’une intervention ergonomique se déroulera très différemment si, par
exemple, la demande d’implantation d’un système de rotation de postes
de travail provient d’un comité paritaire en santé et sécurité du travail
ou de la volonté unique d’une nouvelle direction, si les postes en cause
sont semblables ou différents, si les caractéristiques des personnes
concernées sont très variées ou non, si l’apprentissage sur les postes
est de trois semaines ou trois mois, si les délais pour l’intervention sont
courts ou longs, etc. Dit autrement, il existe une hétérogénéité des formes
de l’intervention en fonction de ces différentes variables, mais l’ouvrage
tente de dégager quelques invariants à l’intervention ergonomique en
milieu de travail.

On comprend dès lors que les démarches d’intervention sont d’une


grande variabilité et s’adaptent aux contextes des milieux de travail. Malgré
la sécurité qu’offrirait un guide précis, il apparaît illusoire en ergonomie
de penser qu’il est possible de fournir des recettes pour intervenir ou
des marches à suivre qui assurent le succès d’une intervention. Pourtant,

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Introduction : Parlons d’ergonomie

les ergonomes possèdent des balises. Des connaissances, des méthodes


et des principes d’action les éclairent dans leurs choix relatifs à une
intervention dans un contexte donné. Leur pratique leur a permis de
développer un savoir-faire qui garantit la qualité de leurs interventions. Il
est cependant difficile de transmettre les savoirs théoriques et pratiques
relatifs à ce type d’intervention, toujours renouvelée. L’un des défis de cet
ouvrage est justement de transmettre au mieux ces savoirs développés
dans la pratique. Le praticien agit souvent en situation d’urgence, dans
des contextes d’interventions brèves ; malgré qu’il doive prendre des
raccourcis, il s’appuie le plus souvent sur des grands principes de
l’intervention ergonomique.

La première partie est consacrée aux assises théoriques de l’ouvrage ;


les principaux concepts en ergonomie sont expliqués et un modèle de la
personne en activité ainsi qu’un modèle de l’intervention ergonomique
sont présentés. La deuxième partie traite de la démarche d’intervention
ergonomique. Nous expliquons comment réaliser une intervention,
de l’amorce jusqu’à l’élaboration et au suivi des transformations. La
démarche est illustrée par de nombreux exemples de situations de travail
et est appuyée tout au long par la parole de praticiens. Suit un chapitre
consacré plus spécifiquement aux caractéristiques de la pratique ; les
compétences que doit développer l’ergonome et les stratégies qu’il met en
œuvre selon son contexte d’intervention sont alors discutées. Finalement,
nous présentons au lecteur des outils pratiques pour la réalisation de
leurs interventions. Volontairement, nous ne sommes pas exhaustifs,
quelques outils importants sont présentés, sous une forme qui se veut la
plus didactique possible. Dans la conception des outils, nous privilégions
la compréhension des principes sous-jacents plutôt que leur seule
maîtrise technique. Enfin, une conclusion reprend les grands constats
de cet ouvrage et soulève quelques grands défis que devront relever les
ergonomes dans le futur.

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