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Pour une étude du ton

Article  in  Langue française · January 2009


DOI: 10.3917/lf.164.0045

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Alfredo M. Lescano
University of Toulouse
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Manuscrit d'auteur. Veuillez citer la version publiée.
Lescano, A. M. (2009) « Pour une étude du ton », in M. Birkelund, H. Nølke, R. Therkelsen (éds.) Langue française, 164, pp. 45 - 60.

Pour une étude du ton


Alfredo M. Lescano
ENFA-Université de Toulouse

Je voudrais dans cet article revenir sur le type de regard qui a été habilité en linguistique sous le
nom de Théorie de la polyphonie, plus particulièrement sur la nature des « voix », désormais des
« énonciateurs », que le terme polyphonie nous a habitué à entendre (ou à refuser d’entendre) dans
les énoncés. Après une rapide critique de la notion d’énonciateur en tant qu’ « origine » du point de
vue, je défendrai l’idée que les énonciateurs doivent être conçus comme des « tons » (section 1).
Dans cette présentation non exhaustive, trois énonciateurs seront décrits (section 2), et des critères
discursifs pour leur identification seront fournis (section 3).

1. Le point de départ
1. 1. Problèmes de la notion « traditionnelle » d’énonciateur
C’est en tant qu’origine des contenus que les énonciateurs sont présentés, en général, par la
littérature considérant si peu que ce soit la question polyphonique. Que faut-il comprendre par
« origine » ? Dit simplement, les énonciateurs seraient les individus (ou ensembles d’individus, si
l’on considère le ON-locuteur de Berrendonner / Anscombre, cf. par ex. Anscombre 2005) à qui on
attribue les points de vue communiqués par l’énoncé. Cette conception apparaît aussi dans certains
passages de Ducrot (1984). Ainsi, l’énonciateur omniprésent dans l’incipit de L’éducation
sentimentale est Frédérique Moreau, car c’est à lui qu’appartient forcément le enfin d’impatience,
dit Ducrot. La redéfinition des énonciateurs en tant que « sources » que proposent Nølke et al.
(2004), les rapprochements entre la Théorie de la polyphonie et les études sur la médiativité
(Dendale 1992, Anscombre 1994) seraient fidèles à cette idée. Pourquoi combattre cette conception
de l’énonciateur ?
L’une des raisons, selon moi fondamentale, est que si l’on parle en termes d’ « origine » — que l’on
l’appelle « source » (Nølke et al. 2004), « responsable » (Desclés et Guentcheva 2000), « agent de
vérification de la vérité de la proposition » (Berrendonner 1981), ou « auteur » (Anscombre 1994)
—, il devient strictement impossible d’établir le bon énonciateur au niveau de la phrase. Et cela est
d’une importance extrême lorsque la polyphonie se veut linguistique : c’est alors au niveau de la
phrase (l’entité abstraite, et non de l’énoncé, l’unité concrète), que les variables polyphoniques
prennent des valeurs ou sont au moins contraintes. Certes, on pourrait se contenter, comme
semblent le proposer plusieurs analyses de Ducrot (1984), de vérifier que, pour un contenu donné,
la phrase qui le véhicule ne détermine que l’assimilation ou la dissociation du locuteur vis-à-vis de
l'énonciateur de ce contenu. Mais même cette position minimaliste est insoutenable, comme le

1
montrent les énoncés à structure c'est un N. En effet, imaginons une version pour des très jeunes
enfants de la Princesse au petit-pois dont les trois premiers énoncés étaient les suivants :

(1) On frappa à la porte du château. Le roi alla ouvrir. C’était une princesse.

L’énoncé C’était une princesse présente ce que Genette (1972) appelle « focalisation interne ». On
sait que Genette, étudiant les questions de point de vue dans la narration, distingue la « voix » du
« mode ». Schématiquement, la voix correspond à l’instance narratrice, et son identification dépend
de la réponse à la question qui parle ? Le mode (qui donne lieu à la tripartition : focalisation zéro,
focalisation interne et focalisation externe) correspond à la question qui voit ? La focalisation
interne consiste à voir avec (adopter le point de vue d’) un personnage, ou pour reprendre une
formule de Rabatel (1998), à « représenter » les perceptions et la subjectivité des personnages au
lieu de les « raconter ». C’est (avec) le roi qui (que l’on) voit dans l’énoncé C’était une princesse.
On se rappellera que Ducrot (1984) évoque la dichotomie genettienne qui parle ? / qui voit ? pour
caractériser la différence entre locuteur (qui parle ?) et énonciateur (qui voit ?), et analyse donc les
énoncés en focalisation interne comme mettant en scène un énonciateur assimilé au personnage en
question (cf. son analyse de l’incipit de l’Education sentimentale). L’énonciateur de cet énoncé
serait donc assimilé au roi, c’est-à-dire, il serait dissocié du locuteur.
Observons maintenant la même phrase dans un autre contexte :
(2) Le fils : Papa, c’était qui Lady Di?
Le père : C’était une princesse.

Qui est l’énonciateur du contenu que pose ce nouvel énoncé C’était une princesse ? Si l’on conçoit
les énonciateurs en termes d’origine, de source, cet énonciateur ne peut être que le locuteur : c’est
bien lui qui s’attribue la responsabilité de cette affirmation.
Donc, si l’on définit l’énonciateur comme l’individu étant à l’origine du point de vue communiqué,
cette phrase, C’était une princesse, peut donner lieu, d’une part, à une interprétation dans laquelle
l’énonciateur est dissocié du locuteur (car il est assimilé au roi), et d’autre part à une lecture dans
laquelle l’énonciateur est assimilé au locuteur. La morale est que même la position minimaliste ne
permet pas de placer dans la signification de la phrase une instruction énonciative.
Que faire? Soit on conclut que la phrase ne contient aucune instruction polyphonique et que les
énonciateurs sont identifiés au niveau de l’énoncé à partir de questions contextuelles ou
« pragmatiques », soit on essaye de voir ce que ces énoncés ont en commun. C’est cette deuxième
voie qui me paraît la seule possible pour une approche linguistique de la polyphonie, mais elle ne
peut être suivie qu’en abandonnant l’idée d’un énonciateur-origine.
1.2. L’idée d’énonciateur en tant que ton énonciatif. Préliminaires
Pour apporter une définition d’énonciateur qui ne se fonde pas sur l’origine des contenus
communiqués, je vais développer une idée amorcée dans Carel (2008) et Carel (à paraître). Il s’agit
de l’idée que les énonciateurs (pour Carel, les « Personnes ») sont des figures mythiques — et non
des individus identifiables dans le monde ou dans un roman — qui, plutôt que de marquer l’origine
des contenus, indiquent la « force » de l’assertion, le « ton » de l’énoncé, ce mot pris dans ce sens
que l’on peut demander à quelqu’un de « cesser de parler sur ce ton ». C’est cette idée de ton
énonciatif qui guidera ma réflexion sur la polyphonie linguistique.
Avant de continuer, une petite remarque méthodologique s’impose. Dans ce qui suit, il sera supposé
que le sens d’un énoncé est constitué d’une ou plusieurs unités où l’on trouve un contenu
sémantique lié à deux paramètres : un énonciateur et une « attitude du locuteur » vis-à-vis du
contenu — on trouvera des justifications à cette configuration dans l’article de Carel et Ducrot de ce
volume.

(attitude, énonciateur, [contenu])1

Dans le cadre adopté (cf. à part les deux textes de Carel cités ci-dessus, Ducrot et Carel (2006),
Lescano (2007)), les principes fondamentaux de la Théorie de la polyphonie sont intégrés à ceux de
l’argumentation dans la langue sous la forme qu’elle prend dans la Théorie des blocs sémantiques
(Carel 2001, 2002, à paraître), de sorte que le contenu sémantique est conçu comme ayant une
nature argumentative. Cependant, en ce qui concerne cet article, je me limiterai — à l’exception de
quelques cas ponctuels — à noter la phrase entre crochets droits pour toute indication à propos du
contenu. Quant à l’ « attitude », elle peut être conçue comme la manière dont le locuteur relie le
contenu à la trame du discours. Ainsi, un contenu peut être 1) ce qui est mis en avant ou « posé » ;
2) ce qui est rejeté (le morphème ne... pas rejette dans ce sens un contenu) ou « exclu » ; 3) ce qui
est « accordé » (à la manière des contenus dits « présupposés ») par un énoncé. Ce travail ne
concernera que l’énonciateur des contenus posés.
Que veut dire que l’énonciateur est un « ton » ? Le « ton » est la manière de présentation du
contenu, indépendamment de la nature de l’origine effective du contenu. Choisir un « ton », c’est
adopter un type de voix, une posture énonciative. Il est peut-être banal de dire que le maître d’école
adopte une posture lorsqu’il fait la liste pour ses élèves des faits historiques du Moyen Age français,
et une autre lorsqu’il dit à son amoureuse que sa robe est belle. Il est moins banal que ces postures

1
Parfois on ne prendra en compte que l’un des paramètres, qui sera le seul qui apparaîtra dans la notation.

3
soient en elles-mêmes un objet d’étude possible pour la sémantique des langues, c’est-à-dire
qu’elles relèvent du niveau de la phrase.

2. Quelques tons
2. 1. Le Locuteur
L’un de ces tons est le « ton de Locuteur ». Lorsque, adoptant la notion d’énonciateur ici critiquée,
on dit que l’énonciateur est le locuteur, ou bien que le locuteur s’assimile à l’énonciateur, on fait
d’habitude référence à l’idée que le locuteur s’attribue la responsabilité du point de vue, ou
simplement qu’il s’y met à l’origine. La conception d’énonciateur en tant que ton permet d’être plus
exigeant (ou plus précis). On adopte un ton de Locuteur lorsqu’est impliquée de manière directe la
construction de l’ethos, en prenant une notion d’ethos qui dépasse les limites de la rhétorique
classique, car on l’identifiera au « locuteur en tant que tel » de Ducrot (1984)2, défini comme
l’image que l’énoncé construit de son auteur. Non que les énoncés qui posent un contenu sur
d’autres tons ne participent pas à la construction de l’ethos, mais parler sur un ton de Locuteur, c’est
montrer que l’ethos est en jeu, c’est produire un énoncé explicitement éthique. L’énoncé proposant
un jugement p sur un ton de Locuteur construit son auteur comme un locuteur-jugeant-que-p :
parler sur un ton de Locuteur, c’est montrer que l’on construit une conception du monde, et, du
même coup, c’est montrer que l’on construit sa propre image. Le cas le plus notable est celui de la
poésie dite lyrique (ou de la chanson populaire : de Brassens à Renaud), non à cause des je
omniprésents, mais à cause des vers qui ne font que proposer une vision engagée du monde, et où le
manque de sincérité serait vu comme une trahison.
Des marques peu problématiques du ton de Locuteur, on peut retenir les expressions je souhaite que
p et je trouve que p. L’une des caractéristiques de la signification de ces expressions est en effet
qu’elles présentent p comme le monde-tel-qu’il-est-conçu-par-le-locuteur — c’est ce que Ducrot
(1975) appelle « prédication originelle ». La bizarrerie d’un énoncé comme # Je trouve que cette
voiture est une Citroën va donc de soi, si l’on suppose que cette voiture est une Citroën n’est
interprétable qu’en tant que simple constat ou indication sur la constitution de la réalité3. La même
explication paraît valable pour # Je souhaite que cette voiture soit une Citroën à cette précision
près : je souhaite que p accorde la possibilité de non p, elle relèverait en effet des expressions qui,
selon Donaire (2003), « actualisent un débat de points de vue ».

2
Sans doute proche aussi du LOC de la ScaPoLine.
3
Plus techniquement, la syntaxe de cette phrase contraint à choisir entre le Monde et le Témoin pour le contenu posé
(cf. sections 2.2 et 2.3).
Apparemment, l’expression à mon avis serait analogue à je trouve que. Mais pourquoi donc un
énoncé comme A mon avis, cette voiture est une Citroën est-il tout à fait normal ? C’est que à mon
avis peut être employé de deux manières bien différentes. Dans le premier emploi, que —
m’inspirant de la description de pour N de Perrin (2005) — j’appellerai « délibératif », à mon avis
est fortement éthique, mettant en avant une conception originelle du monde, et qui, surtout,
s’oppose à une autre ou à d’autres conceptions possibles. Cet emploi n’est donc pas compatible
avec la description de à mon avis de Kerbrat-Orecchioni (1978) et Coltier et Dendale (2004), entre
autres, selon qui l’énoncé employant cette expression est fondamentalement « soumis à l’ordre de
choses » (Coltier et Dendale 2004). Si l’on dit A mon avis, Citizen Kane est un film pourri, il est dit
que p s’oppose à l’opinion selon laquelle non p, et cela n’est pas se soumettre à une certaine
« adéquation référentielle », mais au contraire mettre en avant une prédication originelle, une façon
de concevoir le monde.
A mon avis, p en emploi délibératif communique les unités :
(posé, Locuteur, [p])
(accordé, [certains pensent que non p])

La description de Kerbrat-Orecchioni / Coltier et Dendale s’accorde en revanche à l’autre emploi de


à mon avis. Dans cet autre emploi, désormais emploi « hypothétique », à mon avis sert
effectivement à faire une supposition à propos de la réalité. C’est l’emploi qui apparaît, par
exemple, lorsqu’on répond A mon avis, c’est un x après une question du type qu’est-ce que c’est ?
En cet emploi, à mon avis, p communique :
(posé, énonciateur?, [p])
(accordé, [il se peut que non p])4

En effet, l’énonciateur du contenu posé par l’énoncé à mon avis, p en emploi hypothétique n’est pas
déterminé par à mon avis. En cet emploi, à mon avis ne constitue pas une marque de Locuteur, mais
de la communication d’une unité où la possibilité de non p est accordée. Cela ne veut pas dire que
le locuteur en tant que tel, i.e. l’image de l’auteur de l’énoncé, ne se voie pas impliquée, mais
seulement que l’énoncé ne vise pas de façon explicite sa construction, seul à mon avis délibératif est
éthique. Cette différence est mise en relief par la commutabilité de à mon avis délibératif par je
trouve que, et celle de à mon avis hypothétique par le verbe devoir dit « épistémique » (Rossari et
al., 2005) ou « inférentiel » (Dendale, 2000). Bien entendu, ces commutations se font en dépit d’une
modification du sens, mais d’une modification somme toute pas assez importante pour empêcher la
phrase transformée d’apparaître à la place de la phrase de départ. Or si l’on fait les commutations
4
Faute de place pour la justification des analyses, je suis contraint à ne me prononcer que sur les énonciateurs des
contenus posés.

5
inverses (i.e. à mon avis délibératif par devoir, et à mon avis hypothétique par je trouve que) le sens
de l’énoncé se trouvera profondément modifié, de sorte que la phrase résultante ne pourra pas être
utilisée dans le même contexte que la phrase de départ.
(3) A mon avis (délibératif), Citizen Kane est un film pourri.
Je trouve que Citizen Kane est un film pourri.
# Citizen Kane doit être un film pourri.

(4) A mon avis (hypothétique), cette voiture est une Citroën.


# Je trouve que cette voiture est une Citroën.
Cette voiture doit être une Citroën.

Ces deux emplois de à mon avis sont en fin de compte l’un à l’opposé de l’autre : dans son emploi
délibératif, à mon avis, p est une manière de se mettre en avant, de se montrer, de chercher à
s'imposer ; dans son emploi hypothétique, c’est un outil pour se retirer, pour ne pas courir de
risques, pour envisager une sortie élégante en cas d’erreur, laissant ouverte la possibilité d’un
j’avais dit que je n’étais pas sûr — possibilité bien étrangère à un énoncé comme A mon avis,
Citizen Kane est un film pourri.
Par conséquent, si l’énoncé A mon avis, cette voiture est une Citroën n’est pas ressenti comme
bizarre (alors que Je trouve que cette voiture est une Citroën est bien difficile) c’est parce que le
contenu [cette voiture est une Citroën], difficile à interpréter en tant que « prédication originelle »,
n’y est pas présenté sur un ton de Locuteur : il ne peut s’agir que d’un à mon avis hypothétique. Le
ton du contenu posé est donc déterminé par la phrase cette voiture est une Citroën, dont la syntaxe
impose un « ton de Témoin », dont il sera question dans la section 2.3.
Soulignons enfin qu’adopter une notion d’énonciateur-origine ne permettrait pas de rendre compte
de cette dualité dans l’emploi de à mon avis : quelque emploi que l’on fasse de à mon avis, l’origine
effective de p est le sujet parlant (dans les deux cas on peut dire que le sujet parlant pense que p, est
responsable de p, etc.).

2. 2. Le Monde
De cette caractérisation du ton de Locuteur, il s’ensuit que ce ton n’apparaît pas nécessairement
lorsque celui qui parle « prend la responsabilité » de ce qu’il dit. Ainsi, celui qui énonce Le
président de cette compagnie a reçu des diamants — et ainsi le dénonce — a beau prendre la
responsabilité de cette dénonciation, le contenu n’est pas pour autant présenté sur un ton de
Locuteur, tel qu'on pourrait le postuler en suivant Desclés et Guentcheva (1997), qui, raisonnant à
partir d’une notion d’énonciateur (dans la terminologie polyphonique) en tant que source, décrivent
cet énoncé comme assimilant énonciateur et locuteur5. En cela ils seraient d’accord avec la plupart
des spécialistes, en ce que l’énoncé ne présentant pas de marques de divergence de voix est à mettre
sur le compte du locuteur (cf. p.ex. Dendale (1992 : 115), pour qui « la simple assertion [est] L-
Vrai ») . Cet énoncé veut exhiber la réalité telle qu’elle est, il se limite à renseigner sur la
constitution du monde. Le contenu que pose cet énoncé n’est pas porté par la voix du locuteur (bien
que ce qui est dit soit éventuellement vrai pour le sujet parlant), qui se met complètement en retrait,
non pour se cacher, mais pour devenir infaillible, pour adopter une posture quasiment inattaquable.
Appelons ce ton le « ton de Monde ». Ce ton est proche de ce que Benveniste (1966) appelait
l’histoire, ces discours censés ne pas avoir de locuteur, et aussi de ce que Berrendonner (1981)
nommait le Fantôme de la vérité. Mais ce ton énonciatif n’est pas exclusif du discours
« historique » ou « factuel ». Si après avoir dit Je ne t’aime plus on continue en disant C’est comme
ça, on communique un contenu [je ne t’aime plus] sur un ton de Monde6, ou si l'on veut, on adopte
le point de vue de l'être mythique « Monde » (tout comme parler sur un ton de Locuteur c’est
adopter le point de vue de l’être tout aussi mythique « Locuteur »). La cruauté de ce c’est comme ça
provient du fait qu’il signale que ce n’est pas moi qui soutient que je ne t’aime plus, mais le Monde
lui-même. Et le Monde est irrévocable, n’accepte pas de points de vue contradictoires.
L’énonciateur Locuteur, en revanche, même s’il cherche à imposer une vision des choses (le ton du
Monde n’en fait pas moins, d’ailleurs), en montrant du doigt l’originalité de son regard, laisse la
porte ouverte aux points de vue qui en divergent.
Ducrot (1984) suit Benveniste (1966) pour dire que les énoncés qui relèvent de l'histoire n'ont pas
de locuteur. Cependant, que l’énonciateur Monde relève des énoncés sans locuteur n’est pas une
affirmation facile, car adopter une posture énonciative n’est pas disparaître. Tel que le montre
Monte (2008), l’énoncé qui pose un contenu sur un ton de Monde (Monte parle d’ « effacement
énonciatif ») construit tout autant une image de son auteur que celui qui adopte un ton de Locuteur,
sauf que cette construction ne fait pas l’objet de l’énonciation. En d'autres termes, bien qu'avec la
voix du Monde l’ethos soit construit de façon indirecte, il est bien construit. Entre autres choses,
l’énoncé qui parle sur un ton de Monde se donne un auteur qui en est capable, un locuteur qui sait.
La voix du Monde étant « objectivisante », on ne s’étonnera guère du fait que l’une de ses marques
privilégiées soit le passé simple, que Benveniste associait au domaine de l’histoire (il ne fait pas de
doute que Napoléon naquit à Ajaccio associe au Monde le contenu qu’il pose). Cependant, on
notera avec Rabatel (1998), et Nølke et Olsen (2002), d’où est tiré l’exemple suivant, que le passé

5
Desclés en Guentcheva (op.cit.), qui ne travaillent pas dans le cadre de la théorie de la polyphonie, appellent
énonciateur une instance proche au locuteur (en tant que tel) de la T. de la polyphonie, et locuteur une instance qui
n’est pas, somme toute, très lointaine de l’idée d’énonciateur (polyphonique) que nous critiquons.
6
Je remercie O. Ducrot de m’avoir fait cette suggestion.

7
simple est aussi susceptible d’apparaître dans des énoncés qui ne favorisent pas une interprétation
tombant dans le domaine de l’histoire benvenistienne (en ce qui concerne cet exemple précis, le ton
des contenus posés est le Témoin, dont il sera question ci-dessous).

Maintenant, le tir se réglait, la batterie française, près de laquelle était couchée la compagnie
Beaudoin, eut coup sur coup deux servants tués. Un éclat vint même blesser un homme de cette
compagnie, un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de
douleur...
Zola, La Débâcle

Ces cas montrent que lorsque deux instructions polyphoniques sont en conflit, il y en a une qui est
annulée. Le passé simple véhicule l’instruction d’assigner au contenu posé l’énonciateur Monde,
mais cette instruction est annulée par celle provenant de la syntaxe de la phrase (en particulier, le
sujet indéfini), que l’on étudiera ci-dessous. Sans vouloir entrer dans le détail de ce phénomène, le
principe général gouvernant le conflit entre marques semblerait être que le ton de l’énoncé est
déterminé par la marque indiquant le ton le plus « faible » (cf. la notion de force rhétorique dans la
section 3). Dans les sections qui suivent, on verra quelques exemples de résolution de ce type de
conflit entre instructions.

2. 3. Le Témoin
Le dernier ton dont je m’occuperai ici peut être caractérisé en assimilant deux notions qui
proviennent d’univers différents : la narratologie et la sémiologie. Il s'agit de la notion de « témoin
impersonnel » de Genette (1972) et de la caractérisation du témoin de l’Histoire ou de la Justice que
propose Fontanille (2007). J’appellerai ce ton « ton de Témoin ».
Genette distingue la focalisation interne, qui est le cas des énoncés où est adopté le point de vue du
héros, de la focalisation externe, où le point de vue est aussi restreint à un « foyer » sans que pour
autant ce point de vue soit celui d’un personnage. C’est là qu’apparaît une sorte de « témoin
impersonnel et flottant », qui serait présent dans l’énoncé suivant :

(6) Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration.

C’est le verbe sembler qui restreint le point de vue (Barthes, 1966; Genette, 1972) : on n’accède pas
à la pensée de Bond, on le regarde de l’extérieur, bien que personne ne puisse être identifié comme
le support de ce regard, ou selon Todorov (1972), de ce « savoir » (Todorov décrit en effet ces cas
en disant que la voix qui raconte « sait moins » que le héros du roman).
On voit donc que l’idée de Témoin entremêle ce qu'on appelle d'habitude « savoir » et
« perception » (en ce qui concerne le ton, et puisque c’est un ton, il n’y a pas lieu de différencier
perception et savoir), et que, de plus, il possède un effet étranger aux autres tons : il construit en
même temps une image de l'interlocuteur, un interlocuteur qui n'a pas accès à ce dont on parle, un
interlocuteur ignorant — rien de tel ne se produit avec la voix du Monde : l’énoncé adoptant ce ton
ne marque pas (ou marque « peu », cf. Monte, 2008) les deux pôles de la communication. On
retrouve ici Fontanille, qui décrit la figure du témoin de l’Histoire ou de la Justice principalement
comme se présentant en tant que le support d’un savoir inaccessible à l’interlocuteur.
Le Témoin peut apparaître avec un verbe de perception comme voir, à condition que l'énoncé serve
à présenter ce qui est vu, comme dans (7) :

(7) Je vais enfin pouvoir m'acheter l'encyclopédie. Pierre l'a vue soldée à 20 euros à la Fnac.

et non à parler de celui qui voit, comme dans (8) :

(8) L'enfant pleurait parce qu'il avait vu sa mère partir.

Calquant la dichotomie sur celle que Port-Royal propose pour les verbes de dire, Carel (à paraître)
appelle le premier emploi « modal », et le second « attributif ». L’énonciateur Témoin est
caractéristique de l'emploi modal des verbes de perception (cf. (7)), mais il n'est pas déterminé par
leur emploi attributif (cf. (8)). L’énoncé (7) pose le contenu [l’encyclopédie est soldée à 20 euros à
la Fnac] sur un ton de Témoin, et accorde un contenu [Pierre a la propriété d’avoir vu
l’encyclopédie soldée à 20 euros à la Fnac]7.
On aura vu par ailleurs que présenter un contenu sur un ton de Témoin n'est pas « s'ériger soi-même
en témoin ». On peut fort bien adopter ce ton sans être soi-même le support du témoignage (cf. ci-
dessus : Pierre l'a vue soldée...). Mais le niveau d'abstraction demandé est encore plus important :
dans l'énoncé qui parle sur un ton de Témoin, il n'y a pas forcément de « témoignage » au sens
propre, mais seulement l'adoption d'une manière témoignesque de parler — tout comme les autres
tons que l'on a présentés sont de manières de parler (c'est bien là le fondement de l'idée de ton).
Que cela coïncide parfois avec la transmission d'une vraie perception ou d’un savoir effectivement

7
Ce second contenu ne fait pas partie du propos de l’énoncé, c’est dans ce sens qu’il est « accordé », ce n’est donc pas à
lui qu’est articulé je vais enfin pouvoir m’acheter l’encyclopédie, articulation qui ne prend en compte que le contenu
posé.

9
constaté ne doit pas cacher que poser un contenu sur un ton de Témoin, c'est adopter le point de vue
d'un énonciateur aussi mythique que le Locuteur ou le Monde : le Témoin.
Prenons un autre marqueur du ton de Témoin, l'expression exclamative Tiens ! Cette expression est
difficilement combinable avec des phrases intrinsèquement éthiques (cf. # Tiens ! Je trouve qu'il
fait beau). On pourrait, certes, objecter que la combinaison est possible avec certaines phrases
plutôt mondesques (cf. Tiens ! Napoléon fut couronné en 1804 (et moi qui ai toujours cru qu’il
avait été couronné en 1802 !), en feuilletant un livre d’histoire), mais là le Monde laisse sa place au
Témoin8. Sa fonction est double : 1) instaurer un ton de Témoin; et 2) imposer une forme
oppositive au contenu (telle l'opposition que signale le mot pourtant). Quittant pour un instant la
neutralité vis-à-vis de la nature du contenu, il peut être proposé que l'énoncé Tiens! Les Dupont ont
une fille communique l’unité :

(posé, Témoin, [on ne savait pas que les Dupont avaient une fille, et pourtant ils en ont
une])

La tournure dite « présentative », il y a un N est aussi une procédure assignant la valeur « Témoin »
à l’énonciateur du contenu posé (elle contraint en même temps la nature du contenu communiqué,
mais nous ne nous en occuperons pas ici). Dire Il y a un problème, c'est poser le contenu (avec un
retour à la neutralité vis-à-vis des contenus) [il y a un problème] sur un ton de Témoin.
On a souvent remarqué que les énoncés comportant un groupe sujet à article indéfini sont très
proches des énoncés du type il y a un N (pour les sémantiques logicistes, il s'agirait dans les deux
cas de l'expression d'une proposition existentielle) : un énoncé tel qu’Une voiture est dans le garage
est bien proche de Il y a une voiture dans le garage. Ils sont effectivement proches, au moins en
ceci : tout comme ceux de structure il y a un N, les énoncés comportant un groupe sujet indéfini
assignent l’énonciateur Témoin au contenu posé. Cette description est proche, mais pas équivalente,
de celle de Furukawa (2006). En effet, Furukawa soutient que les énoncés à groupe sujet indéfini
(non génériques, donc cela ne s'appliquerait pas à Un célibataire est un homme non marié) se
caractérisent par le fait d'exiger un « point d’ancrage » constitué par un « lieu de perception
directe ». La notion de « lieu de perception directe », permettrait a priori le rapprochement entre la
description des énoncés à GS indéfini de Furukawa et la nôtre, qui fait appel à l’idée de Témoin.
Mais le concept de Témoin va plus loin que l’exigence d’un « lieu de perception directe », et ceci
principalement parce qu’il permet de rendre compte des énoncés où justement on ne peut pas parler

8
On a vu que si deux marques de ton s’opposent, le ton qui restera sera le plus « faible » des deux. Ici où le conflit c’est
entre une marque du ton de Monde et une marque de ton de Témoin, l’énoncé adopte un ton de Témoin, car c’est le plus
« faible » des deux (cf. section 3).
de « perception directe », comme pour ce titre de journal : Une tempête a fait deux cent morts en
Europe du Nord. Certes, on peut toujours faire appel à l’idée de perception, car il est vrai que
quelqu’un a perçu « directement » la tempête, mais a-t-il « perçu » les deux cent morts ? Et, encore
pire, est-il possible ou nécessaire que celui qui énonce (ou quelqu’un d’autre ?) ait « perçu » le lien
qui unit la tempête aux victimes, le fait que c’est la tempête qui a tué ces personnes ? En ne
proposant pas une approche « réaliste » du Témoin — contrairement à Furukawa —, mais purement
discursive, nous évitons les problèmes d’identification des sources (nous en avons d’autres, bien
évidemment) et élargissons le domaine d’application de la notion : c’était une princesse dans (2),
décrit ci-dessous comme adoptant un ton de Témoin, ne peut être décrit en faisant intervenir l’idée
de « perception directe ». En ne nécessitant pas de distinguer les entités percevables de celles qui ne
le sont pas, la notion de Témoin ne rencontre pas ce type de difficultés. Le Témoin est le nom d’un
mode de présentation des contenus sémantiques9. Les remarques de Furukawa sont néanmoins
proches des nôtres, et ceci parce que l’existence d’un « lieu de perception directe » est l’un des
contextes qui favorisent l’apparition du Témoin, d’où le fait que l’emploi modal du verbe voir soit
une marque de l’adoption de ce ton.
Nous avons vu que le verbe sembler est pour Genette et Barthes un signe de focalisation externe :
l'énoncé Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration, à cause de la
présence de sembler, indique que l'on n'accède pas aux pensées de Bond et donc qu'il faut supposer
que l'énoncé est à mettre au compte d'un « témoin impersonnel et flottant ». Je préfère dire
qu'énoncer une phrase contenant le verbe sembler10, c'est parler sur un ton de Témoin. Plus
généralement, ce que Genette appelle « focalisation » ne serait possible que pour des énoncés où
l’énonciateur du contenu posé est le Témoin. Un énoncé en focalisation « externe » est un énoncé
qui pose un contenu sur un ton de Témoin. Dans le cas de la focalisation « interne », outre que
l’énoncé est déclaré sur un ton de Témoin, le personnage se trouve décrit comme ayant eu cette
pensée, cette perception.
Revenons maintenant au problème que la focalisation narrative pose à une approche polyphonique
qui se fonde sur une notion d'énonciateur en tant qu'origine du point de vue. Comme Nølke et Olsen
(2005) le signalent, la focalisation n'est pas un phénomène qui relève du niveau de la phrase
(rappel : phrase, l'unité abstraite actualisée en discours ; énoncé, l'unité concrète — le morceau de
discours — qui actualise une phrase) : la phrase C'était une princesse peut être actualisée dans un

9
Caractérisé par une force rhétorique particulière (cf. section 3) et par d’autres phénomènes discursifs (dont la capacité
de donner lieu à des focalisations narratives, cf. ci-dessous).
10
Dans l’usage fait ici, pas dans il me semble que qui possède la faiblesse rhétorique — cf. section 3 — propre au ton
de Locuteur, même s’il permet éventuellement, dans les faits, de parler d’une perception.

11
contexte linguistique où sa lecture focalisée s'impose (cf. (1)), ou bien dans un autre où la
focalisation soit strictement impossible (cf. (2)).

(1) On frappa à la porte du château. Le roi alla ouvrir. C’était une princesse.

(2) Le fils : Papa, c’était qui Lady Di?


Le père : C’était une princesse.

La notion d'énonciateur-origine force à analyser les deux énonciations considérées de la phrase


C'était une princesse comme fondamentalement différentes au niveau polyphonique. Il me semble,
au contraire, que les deux énonciations de cette phrase adoptent le même énonciateur (ton). Mais
quel ton ces énoncés partagent-ils ? Ce n’est pas celui de Monde, étant donné que, nous l’avons vu,
ce ton ressemble plutôt à l’idée d’histoire de Benveniste, ces énoncés sans subjectivité apparente,
qui présentent le Monde, justement, par lui-même, alors qu'un énoncé comme (1), comme le dirait
Rabatel (1998), représente les perceptions, la subjectivité d’un personnage. Il ne s’agit pas non plus
d’un ton de Locuteur : il n'y a ni dans un cas ni dans l'autre l'investissement du locuteur dans la
parole requis d’un énoncé pour le qualifier comme adoptant ce ton ; ces énoncés ne sont pas
éthiques. Les deux énonciations de C'était une princesse associent le contenu qu’elles posent au
Témoin. La version focalisée se distingue de la non-focalisée en ce que, en outre, elle « parle » du
roi (qui devient celui-qui-vit-une-princesse, le roi ne doute pas de la noblesse de cette fille trempée
par la pluie à la porte du château). Elle ne s’en distingue pas de ce que la réponse du père à propos
de Lady Di soit en focalisation externe. Soutenir que les énoncés à focalisation externe mettent en
scène le Témoin n'est pas soutenir la réciproque, c’est-à-dire que les énoncés adoptant un ton de
Témoin soient tous en focalisation externe. La réponse C'était une princesse, à propos de Lady Di,
doit être mise en rapport avec celle que donne le patient de l'ophtalmologue qui répond C'est un E
lorsque le médecin lui montre l'une des lettres de l'examen de vision : l'une et l'autre font parler le
Témoin. Il doit donc être fait abstraction du fait qu'en termes « réalistes », dans le cas de la lettre E,
il s'agisse de témoigner d'une perception, alors que dans le cas de Lady Di, on « témoigne » d'un
savoir (quoi que cela veuille dire). Tout ce qui compte c'est la manière dont le contenu est présenté.
Les énoncés de la forme ce ETRE un N (tout comme ceux comportant il y a un N, ou à sujet indéfini
— au moins en interprétation dite « non générique ») présentent leur contenu sur un ton de Témoin.

Nous avions vu dans la section 1 que l’idée d’énonciateur en tant qu’origine des contenus
sémantiques véhiculés par l’énoncé n’est pas satisfaisante pour une théorie de la polyphonie
linguistique, parce que l’origine du contenu ne serait pas prévue au niveau de la phrase. On peut
ajouter à présent une autre raison : l’origine du contenu n’est pas déterminant pour la caractérisation
du volet énonciatif du sens de l’énoncé. Autrement, les énoncés (a) Je trouve que Citizen Kane est
un film pourri, (b) Napoléon fut sacré en 1804 et (c) Tiens ! Les Dupont ont une fille devraient être
décrits comme possédant tous les mêmes propriétés énonciatives, étant donné qu’ils véhiculent tous
les trois des contenus à l’origine desquels on trouve le locuteur. Or une analyse énonciative doit
être capable de distinguer ces énoncés. Concevoir les énonciateurs en tant que « tons » permettrait
de le faire. Dans cette section, j’ai présenté trois énonciateurs-tons: le Locuteur (qui permet de
caractériser l’énoncé (a)), le Monde (cf. (b)), et le Témoin (cf. (c)). Comme adopter l’un ou l’autre
de ces énonciateurs pour le contenu posé détermine le « ton » de l’énoncé, ce sont ces tons qui ont
été décrits. Dans la section suivante, des critères seront fournis pour leur identification.

3. Le critère de la réfutation
Jusqu’ici c’est de manière plutôt intuitive que j’ai décrit chaque ton. Je voudrais donc, dans cette
section, ébaucher un critère linguistico-discursif qui permette d’identifier les trois tons dont il est
question dans cet article. Ce critère est fondé sur le rapport de « réfutation », et sur l’idée que
chaque ton attribue une « force rhétorique » à l’énoncé qui l’adopte.
Appelons « réfutation » l’une des formes que peut prendre une évaluation négative11 opérée par un
énoncé B vis-à-vis d’un énoncé préalable A. La mise en question constituera un autre type
d’évaluation négative. Je dirai qu’un énoncé B réfute un énoncé préalable A, si B est une évaluation
négative de A et que B véhicule une unité excluant le contenu posé par A.

Réfutation
A : (posé, [p])
B : (posé, [q]) ; (exclu, [p])

C’est-à-dire que l’énoncé B qui réfute l’énoncé A, déclare le contenu posé par A hors jeu. J’insiste
sur le fait que B doit contenir une exclusion de A et non simplement un doute relativement à A.
Ainsi, si B peut revenir sur ses propos avec une expression du type mais tu as peut-être raison /
mais peut-être je me trompe sans que cette continuation soit ressentie comme « déplacée », ni B
perde sa dignité (c’est-à-dire qu’il ne soit pas perçu comme quelqu’un qui soutient en même temps
des idées opposées), l’évaluation n’aura été qu’une mise en question, et non une réfutation. On dira
donc que, dans (9), l’énoncé de B réfute l’énoncé de A, précisément parce que l’énoncé Il fut sacré
en 1802 (cet énoncé, i.e. dans ce contexte), véhicule l’unité (exclu, [il fut sacré en 1804]), et que
donc continuer en disant que l’interlocuteur a peut-être raison est ressenti comme contradictoire.

(9) En quelle année Napoléon fut-il sacré empereur ?


11
En reprenant le terme « évaluation négative » (mais pas la notion) de Moeschler (1982).

13
A : En 1804.
B : Il fut sacré en 1802, # mais tu as peut-être raison.

Appelons maintenant la « force rhétorique » d’un énoncé sa capacité à réfuter d’autres énoncés, et
les possibilités qu’il ouvre à sa propre réfutation. Si l’on admet que chaque ton attribue à l’énoncé
une force rhétorique particulière, il devient dès lors possible d’établir un critère d’identification des
tons qui soit fondé sur la capacité qu’ils confèrent à l’énoncé pour en réfuter d’autres, ainsi que sur
les possibilités que chaque ton ouvre à la réfutation des énoncés qui les adoptent.
Prenons le cas du Monde. Il s’agit du ton rhétoriquement le plus fort, en ce qu’un énoncé posant un
contenu sur ce ton n’est réfutable que par un autre énoncé adoptant lui aussi un ton de Monde (cf.
(9)), aucun des autres tons ne réussissant à le réfuter. Le mini-dialogue suivant (plus
particulièrement, la banalité de la suite mais vous avez peut-être raison dans la seconde intervention
de l’apprenti) illustre l’inefficacité de toute tentative de réfuter le Monde sur un ton de Témoin :
Soit le scénario suivant : dans une école d’espionnage, un apprenti-espion doit observer un certain
Igor. Un maître-espion connaît à l’avance les mouvements d’Igor (ils sont prévus dans le protocole
de l’exercice) et, pour tester les qualités professionnelles de l’apprenti, il lui demande que fait Igor
maintenant ? Voici le dialogue qui suit la question :

(10) Apprenti : Igor se dirige lentement vers le bistro.


Maître : Il n’a pas bougé. {ton de Monde}
Apprenti : Je l’ai vu se déplacer vers le bistro {ton de Témoin}
OK mais vous avez peut-être raison (j’ai dû prendre quelqu’un d’autre
pour Igor).

Le Monde n’est pas non plus réfuté par le Locuteur. On peut le voir à l’aide de cet extrait d’un
entretien avec Lévi-Strauss (Magazine Littéraire, HS n.5) :
(11) LS : Dans le débat entre Sartre et Foucault, je ne prends pas parti parce que je ne
cherche pas à faire de philosophie.
Journaliste : Vous êtes parti de la philosophie. Vous l’avez professée.
LS : Je ne souhaite pas que les recherches de laboratoire auxquelles je me livre soient
interprétées dans telle ou telle direction par les philosophes. En tout cas, c’est leur
affaire et pas la mienne. Je viens de la philosophie, certes, mais je me dirige vers ce que
je crois être une recherche positive.

Le journaliste parle sur un ton de Monde, et son énoncé est évalué négativement, mais pas réfuté,
par l’expression de souhait de Lévi-Strauss.

Quant au ton de Témoin, il est réfutable par le Monde (cf. l’intervention du Maître dans (10), qui ne
saurait être suivie d’un mais tu as peut-être raison), et aussi par un autre énoncé adoptant un ton de
Témoin.
(12) X : C’était qui Lady Di ?
A : C’était une princesse. {ton de Témoin}
B : Non, c’était une chanteuse de jazz, {ton de Témoin}
# mais tu as peut-être raison.

La réaction négative sur un ton de Locuteur vis-à-vis d’un énoncé adoptant un ton de Témoin ne
constitue même pas une bonne mise en question :
(13) A : Tiens! Igor se dirige vers le bistro.
B : # Moi, je trouve qu’il n’a pas bougé.

Le Locuteur est réfutable par le Monde. On peut le voir dans l’extrait de l’entretien à Lévi-Straus
cité ci-dessus. Le je ne cherche pas à faire de philosophie de Lévi-Strauss est réfuté par la réplique
du journaliste, qui adoptant un ton de Monde pour son évaluation négative, exclut le contenu [vous
ne cherchez pas à faire de philosophie].

On peut réfuter aussi un énoncé adoptant un ton de Locuteur, avec le Témoin12:


(14) Espion A : Il me semble / J’ai l’impression qu’Igor n’a pas bougé.
Espion B : Il s’est déplacé jusqu’au bistro
# mais tu as peut-être raison.

et par un autre énoncé adoptant un ton de Locuteur :


(15) A : Quel beau spectacle !
B : Je le trouve d’un ennui à mourir
# mais tu as peut-être raison.

On aboutit ainsi à la situation que schématise le tableau suivant :

L’énonciateur x est réfuté par l’énonciateur y


x \ y Monde Témoin Locuteur
Monde oui non non
Témoin oui oui non
Locuteur oui oui oui

12
On pourrait se demander en vertu de quel paramètre Il s’est déplacé jusqu’au bistro est en (14) associé au Témoin,
alors que Il n’a pas bougé est associé en (10) au Monde. Il y aurait en effet une ambiguïté de certains énoncés entre ces
deux tons, en particulier pour ceux comportant un verbe au présent (non générique). Pour ces deux cas, ce qui produit
la différence est le fait que le locuteur de l’énoncé de (14) ne peut que se construire comme support du « savoir » (il
peut être précédé de tiens ! mais plus difficilement — sans en altérer le sens — de je sais que), alors que les
circonstances de l’échange font que le locuteur de l’énoncé de (10) ne puisse être conçu que comme indépendant du
contenu (il ne pourra pas précéder son énoncé d’un tiens! alors que je sais qu’il n’a pas bougé serait ici très naturel —
et n’altérerait pas beaucoup le sens de l’énoncé, au moins en ce qui concerne le volet énonciatif).

15
Plus un ton permet de réfuter et résiste à la réfutation, plus ce ton est rhétoriquement fort. Suivant
ce principe, le ton le plus fort est celui du Monde : il n’y a aucun ton qu’il ne puisse réfuter13. Quant
au ton du Témoin, le seul ton qu’il ne réfute pas c’est le Monde, et il est réfuté aussi bien par lui-
même14 que par le Monde. Ce ton est donc plus faible que le Monde, mais plus fort que le Locuteur,
car ce dernier ne se réfute que lui-même, et n’importe quel ton le réfute : parler sur un ton de
Locuteur revient donc à choisir le ton le plus faible (au moins parmi ces trois que nous avons
présentés).

4. En guise de conclusion
La proposition qui vient d’être esquissée partage avec la proposition de Ducrot (1984), et celles qui
s’en inspirent, la conception des contenus sémantiques comme étant portés par des « voix ». Elle
s’en éloigne en ce que ces voix sont celles d’un certain nombre d’« êtres mythiques », définis par
rapport à la façon dont ils participent à la construction de l’image des participants de l’échange
(locuteur / interlocuteur), aux phénomènes discursifs qu’ils habilitent (telle la focalisation
narrative), et à la force rhétorique qu’ils confèrent à l’énoncé, plutôt que par rapport à l’origine des
contenus. La notion de « ton » se veut donc une contribution à l’homogénéisation de l’étude des
aspects linguistiques qui sous-tendent ce qu’on appelle d’habitude la « modalisation », la gestion
des points de vue dans les récits, la dimension rhétorique des discours, et sans doute — soyons
optimistes — d’autres sphères du sens cachant, pour l’instant, leur nature tonale.

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13
On devrait dire qu’il n’y a aucun ton dont l’adoption pour un énoncé donné empêche à un autre énoncé posant un
contenu sur un ton de Monde de le réfuter. Dans tout ce paragraphe, en disant qu’un « ton réfute ou non un autre » on
veut dire qu’« un énoncé adoptant tel ou tel ton peut ou pas réfuter un autre ».
14
C’est-à-dire qu’un énoncé adoptant un ton de Témoin peut être réfuté par un autre énoncé adoptant ce même ton.
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