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Bulletin de la société
d'études anglo-américaines des
XVIIe et XVIIIe siècles
Menneteau Patrick. William Blake : l'allégorie, l'exemple et le sentiment de vérité. In: XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études
anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°41, 1995. pp. 37-50;
doi : https://doi.org/10.3406/xvii.1995.1304
https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_1995_num_41_1_1304
1. Éditions de référence:
- Blake's Poetry and Designs, éd. Mary Lynn Johnson and John E. Grant (New York and
London: Norton, 1979).
- Blake, Complete Writings, éd. Geoffroy Keynes (1957; Oxford: Oxford UP, 1984).
La pagination renvoie à l'édition "Norton," ou, dans le cas où la citation ne s'y trouve
pas, à l'édition "Keynes," plus complète: elle est alors précédée de la lettre K.
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synonyme de sélection: "Que celui qui a des oreilles entende," dit parfois
le Christ quand il utilise le genre particulier de la parabole.
Visiblement, son but n'est pas de communiquer au sens le plus large.2
À la lisière des domaines littéraires et religieux, deux prédécesseurs
immédiats de William Blake, connus de lui et cités par lui, ont recours à
l'allégorie en tant que stratégie narrative: pour Milton, dans Paradise
Lost (1667), et pour Bunyan, dans The Pilgrim's Progress (1678),
l'utilisation de personnages représentant par exemple des vices et des
vertus relève de l'intention didactique. Il s'agit d'influencer le plus
grand nombre, y compris ceux qui n'ont qu'une connaissance limitée de
l'arrière-plan biblique, même si celle-ci donne à la lecture de ces œuvres
une autre dimension.
À l'époque de Blake en tout cas, l'allégorie, méthode de sélection ou
procédé didactique, est fermement établie dans le domaine littéraire
anglais, grâce à des auteurs comme Chaucer, Spencer, ou Swift, qui
l'utilisent parfois encore à des fins de satire sociale ou politique. Grâce à
son caractère ambigu, elle peut alors être un moyen d'échapper à la
censure. L'auteur, en quête d'innocence, n'impose aucune interprétation
obligatoire du texte, ce qui laisse au lecteur l'entière responsabilité de
sa lecture. Malgré son évolution littéraire, l'allégorie conserve donc ces
deux caractéristiques: ambiguïté du double sens et responsabilité du
lecteur.
Au premier abord, William Blake semble faire largement usage de
cette technique. Certaines de ses descriptions pourront par exemple
évoquer le personnage historique du roi Georges III, la faculté humaine
de la raison, ou le Dieu de l'Ancien Testament, sous les traits d'un
personnage aux dimensions mythologiques comme Urizen... Une
conséquence immédiate de ce premier constat est que l'interprétation du
texte requiert la mise en correspondance de celui-ci avec des éléments qui
lui sont extérieurs: Cari Jung verra par exemple dans les quatre Zoas qui
émanent d'Albion les quatre composantes de sa géographie
psychanalytique.3 Le texte ne saurait donc être pris comme unité
autosuffisante, ni même comme élément d'une structure littéraire dont on
chercherait à identifier les principes constitutifs internes: il n'est
qu'indice et invitation à dépasser son propre cadre "littéraire." Il faut
aller puiser ailleurs, dans un contexte historique, idéologique ou autre,
les fondements de sa lecture, thèse qui sera radicalement contredite à la
fin des années cinquante par Northrop Frye:
In literature, questions of fact or truth are subordinated to the primary
literary aim or producing a structure of words for its own sake and the
2. Voir par exemple Matthieu 11.15: "He that hath ears to hear, let him hear."
3. Carl Jung, L'Homme à la découverte de son âme (1928; Paris: Albin Michel, 1987).
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9. Voir aussi, pour confirmation: Gerald E. Bentley, Jr, Blake's Records (Oxford:
Clarendon, 1969) 677.
10. Ces "states," qui ont chacun leur identité individuelle, symbolisent d'abord
l'éclatement de l'âme humaine, sa dispersion dans le multiple. Chaque "state" donne
naissance à d'autres "states," ou émanations, qui marquent la progression de l'éclatement
dans le multiple. Et le chemin du retour à l'unité, qui passe par l'esprit du Christ
(l'Imagination, Urthona), se fait par le passage à travers ces états spirituels. L'identité
individuelle de l'âme est précisément ce qui voyage à travers les "states": "Distinguish
therefore States from Individuals in those States" (290).
Chaque état spirituel par lequel passe l'âme est une erreur qui est matérialisée pour être
rejetée: "Whenever any Individual Rejects Error & Embraces Truth, a Last Judgment passes
upon that Individual" (413). Ainsi, toute lecture devient une étape sur le chemin de la
vérité, et les différences entre les discours de plusieurs auteurs mystiques ne tiennent qu'à
des différences de perception, elle-mêmes liées aux différents "states" des mystiques en
question: "Thus all sects of Philosophy are from the Poetic Genius adapted to the
weaknesses of every individual" (13).
Il en va de même des religions des nations: "The Religions of all Nations are derived
from each Nation's different reception of the Poetic Genius, which is every where call'd
the Spirit of Prophecy" (14).
Les "states" fondent donc les diverses perceptions et lectures individuelles de la Bible,
et la variété des interprétations dont elle est l'objet: à chaque état spirituel correspond sa
lecture; chaque lecteur peut y découvrir un sens qui sera celui de son être. De façon
générale, le livre se fait occasion pour le lecteur de se contempler dans un miroir, comme le
suggère Jacob Boehme dans Mysterium Magnum (Amsterdam, 1682; Plan de la Tour: Éditions
d'Aujourd'hui, 4 vols., 1978) 1: 105.
11. Voir Frye, particulièrement 3-20.
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12. Angus Fletcher, Allegory, the Theory of a Symbolic Mode (1964; Ithaca: Cornell UP,
1990) 305.
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Abstract,"
"The Shool-Boy,"
"A Little etBoysur la satire religieuse dans "The Garden of Love," "The Human
Lost," et "A Little Girl Lost."
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Dans The Book of Urizen, par exemple, après une longue description
des tourments et de l'obscurité qui caractérisent le monde de cette figure
déchue, une lueur d'espoir apparaît grâce à l'évocation du Christ:
The dead heard the voice of the child
And began to awake from sleep.
All things heard the voice of the child
And began to awake to life. (155)
II s'agit de l'esprit qui existait, selon la citation biblique, avant
même qu'Abraham ne fût15 et que reprend, plus tard dans le poème,
l'allusion à Moïse: on le voit, la priorité est à l'esprit, non à l'exactitude
chronologique.
So Fuzon call'd all together
The remaining children of Urizen:
And they left the pendulous earth:
They called it Egypt, & left it. (159)
Le lecteur prend alors conscience que, sa raison étant déroutée et
vaincue par le discours poétique quand on le suppose allégorique, il ne lui
reste d'autre solution que d'adopter la voie de la reconnaissance de
l'esprit d'amour, de pardon, de fraternité universelle, seule référence
demeurée intacte. En fait, celle-ci ne constitue pas un état spirituel mais
l'Imagination ou l'Existence même, l'aboutissement de l'évolution
spirituelle: "The Imagination is not a State: it is the Human Existence
itself" (290).
Or, du fait du caractère déchu du langage, cette fin ne saurait être
exprimée par des mots, pas même par le truchement de l'allégorie. C'est
pourquoi, lorsque Blake s'adresse directement à son public dans ses
catalogues, il commence ses considérations sur l'art par un rejet de cette
technique narrative: "Fable or Allegory are a totally distinct & inferior
kind of Poetry. Vision or Imagination is a Representation of what
Eternally Exists, Really & Unchangeably. Fable or Allegory is Formd
by the daughters of Memory" (409); et, un peu plus loin: "Allegories are
things that relate to Moral Virtues" (414).
Ainsi, son rôle n'est pas celui du faiseur d'allégories littéraires,
mais celui du prophète qui, à l'instar de la tradition biblique, parle de
vision: "The Hebrew Bible & the Gospel of Jesus are not Allegory, but
Eternal Vision or Imagination of All that Exists" (409-10). Ni l'unité du
poème en tant qu'objet littéraire (selon Jakobson), ou en tant que partie
d'une structure plus vaste (selon Frye), ni les tentatives pour tirer une
leçon morale des allégories ne relèvent des préoccupations blakiennes:
"Unity & Morality, are secondary considerations & belong to
Philosophy & not to Poetry, to Exception & not to Rule, to Accident &
not to Substance. The Ancients calld it eating of the tree of good & evil"
(428).
Si le poète insiste tant sur ces idées, c'est parce que la distinction
entre le procédé littéraire de l'allégorie et l'usage de l'exemple
particulier est de même nature que celle qui oppose la définition d'une
réalité purement matérielle à la vision du monde spirituel:
. . . Jupiter usurped the Throne of his Father, Saturn, & brought on an Iron
Age & Begat on Mnemosyne, or Memory, the Greek Muses, which are not
Inspiration as the Bible is. Reality was Forgot, & the Vanities of Time and
Space only Remember'd & call'd Reality. Such is the Mighty difference
between Allegoric Fable & Spiritual Mystery. Let it here be Noted that the
Greek Fables originated in Spiritual Mystery & Real Visions, which are
lost & clouded in Fable and Allegory, while the Hebrew Bible and the
Greek Gospel are Genuine, Preserv'd by the Saviour's Mercy. The Nature
of my Work is Visionary or Imaginative; it is an Endeavour to Restore
what the Ancient call'd tne Golden Age. (K605)
Ces mots démontrent que la lecture respectueuse, donc légitime, de
Blake ne requiert pas tant une théorie critique qu'un état d'esprit ou une
vision qui, loin d'être donnée sous forme de système, est invitation à un
phénomène d'imprégnation ou de rencontre spirituelle: "If the Spectator
could Enter into these Images in his Imagination . . . then would he arise
from his Grave, then would he meet the Lord in the Air, & then he
would be happy" (412). Le dépassement du concept de l'allégorie est en
effet le seul moyen de renouer avec un langage divin perdu, qui ne passe
pas par les mots: "When in Eternity Man converses with Man, they
enter / Into each other's Bosom (which are Universes of delight)"
(K733).
Mais surtout, ce rapprochement montre que les affrontements
interprétatifs ne sont que la manifestation d'enjeux spirituels autrement
plus sérieux... C'est une guerre idéologique, culturelle et spirituelle qu'il
dénonce ici, et son système de contre-attaque consiste précisément à
laisser libre cours à son Imagination, avec son énergie spirituelle, sans
considération aucune des conventions littéraires ou des règles des genres
classiques (qui, bien sûr, servaient de référence à l'Âge d'Auguste). Se
dessine donc l'enjeu de la définition de la littérature, à laquelle le poète
nous invite à réfléchir. Lorsque ses contemporains définissent la poésie
en faisant référence à l'Âge classique, ou lorsque Frye définit la
littérature comme structure verbale autonome, ils ne donnent pas,
contrairement aux apparences, une définition objective d'un objet
littéraire, ils prennent parti. Ces approches correspondent à une
intention délibérée de laisser de côté ce que Blake considère peut-être
comme essentiel (l'hypothèse est au moins légitime), et qu'il met en
scène dans les premiers vers de Jerusalem: la vision d'union avec le
Christ ("I am not a God afar off .../..../ Lo! we are One" [314]) y est
d'emblée opposée à celle du multiple de l'homme de ce monde
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16. David Hume, A Treatise of Human Nature, 1739-40 (Oxford: Clarendon, 1978) 96-97.
17. Voir dans Hume 628-29 (Appendix), la discussion de ce sentiment de vérité
identifié comme fondement ultime des convictions humaines.
48 PATRICK MENNETEAU
18. Kathleen Raine, "Learning from Blake/' The Journal of the Blake Society at St James
(Spring 1995): 8.
19. Voir le passage de Jerusalem sur les écoles et les universités d'Europe, 319 et K636.
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Patrick MENNETEAU
Université de Provence - Aix-Marseille I