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Hollande an III:
obsession 2017
Marcel Gauchet, Thomas Wieder: un échange

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Le Débat. – Avant d’entrer dans l’analyse de répéter que la «reprise» et la «croissance» sont
la vie politique au cours de la dernière année, il là. À force de marteler un tel discours, et tant
serait bon que chacun présente son opinion sur que celui-ci n’a pas d’effets tangibles, au premier
l’atmosphère morale du pays tellement celle-ci chef des créations d’emplois, François Hollande
pèse lourd. et son gouvernement prennent non seulement le
Thomas Wieder. – Je pense que le climat risque de décevoir mais aussi celui de nourrir de
général peut être défini par deux termes: la la colère, celle-ci étant liée au sentiment que
déception et la colère. La première est partagée peuvent avoir les Français d’être dupés par des
par les électeurs qui attendaient quelque chose gouvernements qui leur mentent ou qui pra-
de François Hollande. Chez eux, la déception ne tiquent une forme de déni de réalité.
cesse de s’approfondir depuis 2012 et, de ce Cette colère, toutefois, me semble d’une
point de vue, l’année 2014 se situe dans la droite nature particulière en ceci qu’elle paraît sans
ligne des deux premières années du quinquennat. débouchés. Contrairement à ce qui s’est passé à
Pourquoi une telle déception? D’abord parce d’autres époques, on a du mal à identifier autour
que la politique qui est menée n’est pas à la de quoi cette colère peut se cristalliser. Tout se
hauteur des espoirs soulevés pendant la cam- passe comme si la somme des mécontentements
pagne; ensuite, parce que les résultats de cette particuliers était incapable de déboucher sur un
politique tardent à venir; enfin, parce que l’exé- mécontentement général. Il en résulte une sorte
cutif s’évertue à dépeindre une réalité que les de mélange de colère et de résignation – on
Français jugent illusoire. Je fais ici allusion au pourrait dire de colère résignée – qui nourrit à la
discours de François Hollande qui, depuis son fois l’abstention et le vote en faveur du Front
entretien télévisé du 14 juillet 2013, aime à national.

Marcel Gauchet est responsable de la rédaction du


Débat.
Thomas Wieder est rédacteur en chef au Monde, chef du
service France.

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Marcel Gauchet,
Thomas Wieder
Hollande an III

Marcel Gauchet. – La dépression française bien, dans le vif de cette année politique. À
vient de loin. Elle est renforcée par un facteur droite comme à gauche, il semble qu’elle ait été
nouveau, qui est l’épuisement de l’effet d’alter- dominée par un mélange dans les deux camps de
nance – la gauche remplace la droite, qu’est-ce tentatives d’unité et de conjurations des menaces
que cela change? Or c’est l’une des ressources de division. Commençons par l’histoire de la
capitales de la démocratie représentative. Cet droite marquée par le retour de Nicolas Sarkozy.
épuisement est d’autant plus ressenti que la Th. W. – De ce retour de Nicolas Sarkozy, il
perspective de la prochaine élection présiden- faut rappeler qu’il a été contraint. À l’origine, ce
tielle, qui est déjà dans tous les esprits, loin d’an- retour était prévu pour fin 2015-début 2016. Se
noncer une véritable alternance, semble par souvenant de Valéry Giscard d’Estaing qui
avance réglée selon un scénario refusé par les s’était présenté aux cantonales dans le Puy-de-
électeurs. Le plus probable, en effet, est un Dôme dès l’année qui suivit sa défaite à la prési-

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affrontement répétant celui de 2012 entre Nicolas dentielle de 1981, Nicolas Sarkozy pensait qu’il
Sarkozy et François Hollande, répétition dont serait plus sage de revenir le plus tard possible
toutes les études montrent que l’électorat ne sur la scène politique active afin de ne pas s’user
veut pas. Qui plus est, l’alternative protestataire dans des jeux politiciens. Ses plans ont été
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représentée par le Front national, quand bien contrariés, et il est revenu pour prendre la tête
même elle attire le pourcentage de plus en plus d’un parti extrêmement divisé, encore marqué
grand d’électeurs, ne convainc pas davantage de par la guerre interne Copé-Fillon, avec pour
sa capacité à représenter une véritable espérance promesse de recoller les morceaux.
par rapport à la situation existante. Elle donne Près d’un an plus tard, force est de constater
aux électeurs le moyen de manifester leur rejet que non seulement cette promesse n’a pas été
des deux grands partis de gouvernement, mais tenue mais qu’en réalité elle n’a guère de chance
elle ne paraît pas porteuse de solution effective. de l’être un jour dès lors qu’est prévue une pri-
L’offre politique est récusée en son entier, en maire à droite en 2016. Cette perspective place
fait, avec juste cette soupape transgressive qui en effet Nicolas Sarkozy dans une situation pro-
permet de faire la nique aux professeurs de fondément contradictoire: en tant que chef du
morale qui occupent le devant de la scène. Le parti, il doit jouer la carte du rassembleur; en
résultat en est un sentiment d’impasse politique tant que probable candidat à la primaire, il est
poussé à un degré assez rare. Le climat est à d’ores et déjà dans un rôle de compétiteur.
une révolte tempérée par la dépolitisation, puis- Pour lui, la question est donc simple: lequel,
qu’aussi bien il est vain d’attendre quelque chose du rassembleur ou du compétiteur, l’emportera
de ce côté-là. Il reste le confort et les bonheurs à la fin? Aujourd’hui, c’est très difficile à dire.
de la sphère privée. L’ambiance n’est pas celle Ses différentes prises de position, sur l’islam, la
des «damnés de la terre» face à une situation sécurité ou le droit du sol, pour ne citer qu’elles,
désespérée. Nous sommes devant une espèce de ont continué à faire de lui une personnalité cli-
blocage du fonctionnement de la démocratie vante qui peine à rassembler au-delà du noyau
dans le pays qui ne paraît pas comporter d’issue. dur de son parti. S’ajoutent à cela des traits de
Le Débat. – Après cette introduction qui n’in- caractère, responsables, pour une bonne part, de
cite pas à l’optimisme, entrons, si vous le voulez son rejet par les Français en 2012, et qui semblent

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Thomas Wieder
Hollande an III

s’être exacerbés: la vulgarité, l’outrance, le mépris déboucher sur une condamnation judiciaire,
pour ses adversaires… Et puis se pose enfin pour mais je ne crois pas que, du point de vue poli-
lui un défi stratégique difficile, qu’il avait résolu tique, elles lui portent aujourd’hui préjudice.
en 2007 mais pas en 2012, et que l’on peut M. G. – Au cours de cette année politique, il
résumer ainsi: parler aux électeurs du Front s’est produit deux séries d’événements majeurs.
national tout en ramenant dans le giron de la En premier lieu, avec la montée en puissance
droite un électorat centriste qui, au moins en du Front national évoquée par Thomas Wieder,
partie, a voté au second tour en 2012 pour nous avons assisté au passage du bipartisme au
François Hollande, à la suite de l’appel en ce tripartisme. Celui-ci semble désormais installé
sens lancé par François Bayrou. Soit Nicolas d’une façon solide, sous réserve de développe-
Sarkozy réussit à nouveau ce grand écart, soit il ments futurs, parce que le troisième parti n’est
s’y perd, au risque de voir son espace politique pas tout à fait un parti comme les autres. Il est

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grignoté, d’un côté, par Alain Juppé et, de l’autre, loin d’être naturalisé dans le système politique
par Marine Le Pen. comme une force du même ordre que les deux
Le Débat. – N’y a-t-il pas aussi un grand écart autres partis. Il n’en reste pas moins que le Front
entre l’intégrité morale dont il se prévaut et national est désormais présent dans le paysage
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l’éclatement, cette année, des affaires de corrup- non pas comme une sorte de ludion qui émerge
tion dans son entourage proche et la révélation dans certaines circonstances électorales pour
du rapport étonnant qu’il entretenait avec Patrick disparaître dans d’autres, mais comme une force
Buisson, qui suscite des interrogations sur son implantée dans le pays, avec un personnel étoffé
idée globale de la politique et de la France? dont le caractère le plus frappant est la jeunesse
Th. W. – Vous avez raison. Mais, pour le – c’est probablement le parti qui comporte le
moment, la justice n’a pas démontré l’implica- plus grand nombre de jeunes élus. Du point
tion de Nicolas Sarkozy lui-même dans les diffé- de vue de l’ancrage du Front national dans le
rentes affaires qui sont évoquées. Ensuite, je paysage politique, c’est une donnée qu’il faut
crois que, pour nombre d’électeurs, sa mise en prendre en compte.
cause morale ou judiciaire compte finalement En second lieu, l’autre fait majeur, ce sont,
assez peu dans la mesure où beaucoup de Fran- bien entendu, les attentats de janvier. Ils ont
çais sont convaincus que la «République exem- produit une secousse exceptionnelle dans la vie
plaire» promise par François Hollande est du pays, dont les effets sur le champ des forces
elle-même écornée par les affaires, certes pas de politiques sont extraordinairement difficiles à
la même nature mais graves tout de même, à déchiffrer, une fois retombée l’émotion immense
l’instar du scandale Cahuzac, au risque de soulevée sur l’instant et qu’ont traduite les
donner le sentiment que la morale n’est pas plus grandes manifestations du 11 janvier, dont on a
respectée à gauche qu’à droite. J’ajoute que la cru pouvoir dégager un «esprit». Celui-ci appa-
révélation des affaires, liées cette fois au Front raît de plus en plus mystérieux au fur et à mesure
national, fait qu’il y a une banalisation, aux que l’on s’en éloigne tant le contraste est grand
yeux de l’opinion, des affaires censées concerner entre l’intensité de la mobilisation civique à
Nicolas Sarkozy. Je ne veux pas dire que ces laquelle on a assisté et la rapidité avec laquelle
affaires ne sont pas graves et qu’elles ne peuvent l’élan est retombé. Quoi qu’il en soit, l’effet de

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Thomas Wieder
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ce choc dans la durée me semble être le senti- gique est-elle la bonne? Le grand écart dont
ment diffus que nous sommes face à un défi parlait Thomas Wieder consistant à répondre
potentiel auquel, à la vérité, les grandes forces aux attentes de l’électorat du Front national tout
politiques n’ont pas de réponse. Je pense que cet en rassemblant une partie de l’électorat du
élément contribue au climat d’impasse évoqué centre est-il tenable? Est-ce la bonne démarche?
tout à l’heure. Il trouve un aliment supplémen- Pour la droite, c’est la grande question qui est
taire dans l’impression que nous n’avons pas posée dans la perspective de 2017 et cette ques-
réellement les moyens de relever ce défi, même tion est d’autant plus pressante et tourmentante
si la volonté de se colleter avec lui a été forte- pour les consciences qui se classent à droite qu’il
ment exprimée. Aussi le sentiment d’impuis- y a une grande incertitude aujourd’hui sur ce
sance s’accompagne-t-il d’une grande inquiétude. que peut être une droite de gouvernement. Que
Cela peut conforter la recherche d’une voie de veut dire aujourd’hui «droite républicaine»?

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rupture avec le vote Front national. Cela nourrit Cette incertitude favorise le jeu des ambitions:
dans tous les cas la désaffection vis-à-vis de la qui incarne – n’oublions pas que la droite gaul-
gauche et de la droite de gouvernement. liste était le parti de l’incarnation par excellence –,
Dans ces conditions, l’équation de la droite qui incarne à la fois le legs gaulliste et l’adapta-
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est claire: ses chances de succès sont très large- tion à la donne européenne, libérale et multicul-
ment suspendues à sa capacité de faire face à la turelle de la France d’aujourd’hui? À première
concurrence du Front national. C’est le facteur vue personne de manière évidente. Doctrinale-
structurel avec lequel doit composer tout can- ment parlant, ce parti est dans la plus complète
didat de droite; il détermine la définition d’un indéfinition, bien plus paradoxalement que la
projet en mesure de fédérer l’électorat de droite. gauche, qui déçoit mais qui sait encore à peu
Ce facteur est probablement d’ailleurs l’atout près ce qu’elle est grâce à un héritage historique,
principal de Nicolas Sarkozy dans son camp. Il il est vrai, de plus en plus érodé. La concurrence
a pour lui son coup de maître de 2007 quand il des ambitions traduit un désarroi idéologique
a effectivement réussi à rallier une partie signifi- très profond.
cative de l’électorat du Front national, tout en Th. W. – S’agissant des chances respectives
conservant une identité républicaine à l’époque de Nicolas Sarkozy et d’Alain Juppé, je pense
tout à fait incontestable. Aux yeux des militants qu’il faut faire preuve d’une grande humilité
qui le soutiennent, il est le seul à pouvoir réitérer parce qu’il reste encore du temps et que les
l’opération, alors que sur ce terrain ses concur- choses peuvent bouger très vite. Si l’on se réfère
rents à droite ne font pas le poids. Ni Alain Juppé au précédent de la primaire socialiste de l’au-
ni François Fillon, encore moins Bruno Le tomne 2011, on peut dire que l’idée selon laquelle
Maire ne paraissent de taille à affronter cet obs- il faut diriger le parti pour remporter la primaire
tacle qui est le problème déterminant pour les ne tient pas: à l’époque, Martine Aubry avait le
partisans de la droite les plus engagés. parti, mais c’est François Hollande qui a rem-
Il y a toutefois un doute qui fragilise la posi- porté la primaire. Alain Juppé se trouve aujour-
tion de Nicolas Sarkozy: saura-t-il refaire dans d’hui dans la situation de François Hollande en
la situation nouvelle que nous connaissons aujour- 2011: il ne dirige pas le parti mais, l’ayant dirigé
d’hui ce qu’il a su faire en 2007? Sa ligne straté- par le passé (rappelons que c’est lui qui fut le

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premier président de l’UMP de 2002 à 2004), eu le tempérament nécessaire pour affronter une
il bénéficie tout de même d’une légitimité pour bête politique de la trempe d’un Mitterrand ou
être le chef de la famille. Ajoutons que si d’un Chirac. Cette incertitude sur l’issue de la
Hollande a gagné la primaire socialiste de 2011 bataille laisse penser que le combat des chefs, à
– indépendamment de l’affaire Strauss-Kahn droite, sera sans merci.
quelques mois auparavant –, c’est qu’il apparais- Le Débat. – On aimerait maintenant vous
sait comme plus centriste et plus modéré que entendre d’abord sur cet énorme événement
Martine Aubry, peut-être de façon excessive car, qu’ont été les attentats du début janvier, qui
en fait, la différence entre les deux était mince. semblent avoir transformé en profondeur les
L’hypothèse que l’on peut en tirer, c’est réactions des partis politiques face à l’islamisme
qu’une primaire assez élargie aux sympathisants radical. Et l’on aimerait vous entendre égale-
peut bénéficier à Alain Juppé plutôt qu’à Nicolas ment sur l’attitude de Nicolas Sarkozy à l’égard

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Sarkozy qui, lui, est le préféré du noyau dur des du Front national, ce qui conduit à aborder aussi
Républicains. Et puis, quel que soit le rôle la question du changement du nom de l’UMP en
effectif des sondages, ils montrent que dans la «Républicains». Cela vous paraît-il une sorte
victoire de Ségolène Royal en 2006 et dans celle de transgression ou une stratégie qui consiste à
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de François Hollande en 2011, plus que la per- monopoliser l’appellation des «Républicains»
sonnalité de l’une et de l’autre ou leurs pro- pour signifier une opposition de principe au Front
grammes, a joué la conviction qu’ils étaient à national?
même, mieux que d’autres candidats, de battre Th. W. – Les attentats ont fait passer au
Nicolas Sarkozy. Je pense que l’on est dans un premier plan un certain nombre de questions qui
cas de figure similaire avec Alain Juppé et Nicolas étaient déjà présentes dans le débat politique et
Sarkozy face à François Hollande. Il faudra donc médiatique en pointillés. Rappelons que le jour
appréhender le moment politique de l’automne même où a eu lieu la tuerie à Charlie Hebdo est
2016 quand il s’agira de départager entre les sorti le livre de Michel Houellebecq, Soumission,
candidats de la droite, en sachant que ces élé- qui aborde à sa manière la question de l’islam et
ments vont jouer en faveur d’Alain Juppé, ce qui de l’islamisme. Plus largement, ces attentats ont
fait que ses chances ne sont pas nulles. Cela dit, eu lieu au lendemain d’un automne écrasé, pour
je partage l’opinion de Marcel Gauchet qu’il y ainsi dire, par le livre d’Éric Zemmour, Le Suicide
a aussi des facteurs de personnalité très impor- français, qui traite également de cette question
tants dans ce genre de situations. Même les bien que d’une tout autre manière.
proches soutiens d’Alain Juppé émettent des Après les attentats, toutes ces questions qui
doutes ou placent des points d’interrogation sur affleuraient sont logiquement passées au premier
sa capacité d’être vraiment l’animal politique plan. Mais la vraie nouveauté, c’est qu’elles sont
qu’il faut être pour gagner en 2016 la primaire à désormais posées à l’aune des attentats, ce qui
droite contre Nicolas Sarkozy, et le rangent est inévitable mais ce qui est en même temps un
plutôt dans la lignée de ces hommes politiques piège, surtout pour les forces de gouvernement
appréciés, compétents, honnêtes mais qui, tels car cela les oblige à discuter de quelque chose
Mendès France ou Rocard, au moment où il qui relevait de l’impensé ou qui était mis sous le
fallait entrer vraiment dans la mêlée, n’ont pas tapis du fait que dans les rangs de la gauche

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socialiste il y a un vrai débat sur toutes ces ques- présent. On referme la parenthèse UMP et on
tions. Tous ces sujets ont été escamotés ou revient aux sources.
esquivés par François Hollande, ils n’ont jamais Il y a aussi une deuxième raison qui explique
été traités pendant la campagne présidentielle le choix de «Républicains»: c’est le Front natio-
parce que, tout comme l’Europe, ce sont des nal, qui revendique aujourd’hui le monopole de
sujets très clivants. En revenant au cœur du la République, comme l’a fait Marine Le Pen
débat politique, ils mettent en difficulté des res- dans son discours de clôture du congrès de son
ponsables politiques qui jusqu’à maintenant parti à Lyon, le 30 novembre 2014 («La réalité
réussissaient à les maintenir dans le flou. Pour est que les seuls qui devraient être encore auto-
l’instant, le débat n’est pas si animé. Sur les risés à parler de République française, c’est nous,
questions de sécurité, de l’intégration, de l’islam, car nous sommes les seuls à en être les garants»).
les attentats ont donné aux plus fermes un crédit Dès lors que l’extrême droite qui, historique-

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qu’ils n’avaient pas avant. On l’a constaté quand ment, a toujours été en France profondément
le gouvernement a réussi à éviter que ne antirépublicaine et dont c’était d’ailleurs la raison
s’enflamme le débat sur la loi sur le renseigne- d’être, se revendique républicaine et reprend à
ment autour de l’équilibre à trouver entre sécu- son compte un certain nombre de principes fon-
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rité et liberté – vieux problème qui a fait l’objet dateurs de la République, y compris la laïcité,
de controverses à gauche et à droite depuis les Nicolas Sarkozy et ses amis, pour des raisons
années Giscard et qui est redevenu d’actualité. idéologiques et électorales, ne peuvent laisser le
Quant à la stratégie de Nicolas Sarkozy face Front national déposséder la droite républicaine
au Front national et au changement du nom de d’un de ses attributs propres. Par ailleurs, face à
l’UMP, j’ai deux remarques à faire. Je commen- Hollande et à Valls qui ont fait désormais de la
cerai par ce qui a été pointé dès le début par République leur totem – c’est vrai surtout de
Jean-Noël Jeanneney: il s’agit bel et bien d’une Valls, qui se dit depuis longtemps plus républi-
«captation d’héritage» assumée comme telle. Car cain que socialiste –, il est de bonne guerre que
il est évident, quand bien même Nicolas Sarkozy la droite veuille réagir sur ce terrain. Aujourd’hui,
et ses amis nient cette évidence, pour qui assis- en France, tout le monde se dit républicain.
tait au congrès, plutôt au meeting, du 30 mai M. G. – Une observation à propos de ce que
dernier, que les trois quarts des dirigeants de vient de dire Thomas Wieder et qui me semble
l’ex-UMP dénient la qualité de républicain à très juste. En effet, le mot République est devenu
François Hollande et à son gouvernement. Pour le centre de gravité symbolique du champ poli-
la droite française, qui a toujours été en mal de tique français. C’est une évolution avec une chose
qualificatifs idéologiques, c’était un moyen de tout à fait intéressante. Il s’est produit un jeu de
s’en trouver un qui soit incontestable. La droite bascule entre «République» et «démocratie»
française ne peut pas se prétendre libérale; c’est depuis une vingtaine d’années. La «démocratie»
un mot repoussoir. Il fallait donc bien trouver un tendait jusqu’il y a peu à l’emporter sur la «Répu-
qualificatif et celui de «Républicains» est, somme blique» jugée étroite, autoritaire, un peu rin-
toute, assez banal au regard des différents noms garde. Nous assistons au retour en grâce de la
de la droite néo-gaulliste – UNR, UDR, RPR – dans notion de République par rapport à la notion
lesquels le terme «république» est constamment de démocratie qui s’est beaucoup dévaluée et

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Thomas Wieder
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enfoncée dans un flou qui ne permet plus d’en clairement la couleur. C’est un parti dont le
faire une étiquette politique. Les racines du phé- nationalisme est clair: c’est la nation avant l’État,
nomène méritent la réflexion. L’évolution du c’est la nation avant l’Europe, c’est la nation
Front national est en effet un facteur crucial, par avant la République. Tout porte à croire que
la contrainte qu’elle crée pour la droite; j’ajou- cette sorte de transparence où la vitrine laisse
terai que l’étiquette de «Républicains» permet à voir ce qui est derrière joue un rôle important
l’ex-UMP d’habiller large son incertitude doctri- dans l’engouement que suscite le Front national.
nale. Le parti socialiste n’est pas en reste, tiraillé A contrario, dans le désenchantement que suscite
qu’il est entre ses recettes classiques et un réfor- le parti socialiste, une part considérable revient
misme libéral inavouable. Il trouve dans la «Répu- au fait qu’il continue de s’appeler «socialiste»
blique» un terrain de repli en même temps qu’un tandis que, au moins depuis les années 1980, il
point d’équilibre entre sa tradition et le nouveau ne l’est plus.

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cours qu’il a, de fait, adopté. Mais il y a, proba- Le Débat. – Passons donc, si vous le voulez
blement plus encore dans ce mouvement général, bien, à la gauche. On en a déjà parlé, mais reste
quelque chose comme un retour aux sources qui la question de la vie interne du parti socialiste,
annonce une reconfiguration d’ensemble des de l’impopularité grandissante du président de
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identités politiques. la République, de l’identité et de l’affirmation du


Th. W. – Si je peux ajouter quelque chose sur «vallsisme», des «frondeurs» et de leur poids, du
ce problème de taxinomie, je dirai quand même poids ou non-poids et de la stratégie des écolo-
que l’on se trouve aujourd’hui dans une situa- gistes en fonction de la conférence sur le climat
tion qui renvoie à la question de la méfiance, de qui va venir – tout cela fait un ensemble qui peut
la désillusion démocratique. Le principal parti être organisé, lui aussi, autour du problème de
de droite qui s’appelle les «Républicains» pro- l’union et de la désunion.
cède à une usurpation ou, du moins, à une cap- M. G. – Par rapport à la situation de la droite,
tation d’héritage. Le parti socialiste est très, très la situation de la gauche est à première vue très
éloigné aujourd’hui de ce qu’est le socialisme et différente puisque, en dépit de la déception dont
il l’assume. C’est Lionel Jospin, premier Ministre, François Hollande fait l’objet et des remous que
qui a dit: «Mon projet n’est pas socialiste.» suscite régulièrement la politique de son gou-
C’est François Hollande qui, depuis qu’il est vernement, il n’y a pas de fracture ouverte, de
élu, ne veut surtout pas prononcer le mot socia- bataille pour le leadership à l’intérieur de la
lisme. C’est Manuel Valls qui veut rebaptiser ce gauche aujourd’hui. Et, d’ailleurs, il est frappant
parti en «Parti progressiste». On voit bien que que cette situation propice à l’émergence de voix
l’identité même du parti socialiste est problé- discordantes n’ait pas vu naître un aspirant
matique. L’identité du parti communiste, n’en déclaré à la place du calife. Quelles que soient les
parlons pas – que reste-t-il de communiste dans nuances qui existent entre Valls et Hollande, ils
le projet de parti communiste? Les radicaux de sont embarqués dans le même bateau; ce n’est
gauche? Que veut dire «radical» aujourd’hui? pas du côté de Valls que peut véritablement
Pas grand-chose. Il y a: Europe Écologie les venir la contestation de Hollande. Et même si
Verts – mais qu’est-ce que ça veut dire? Et il l’appareil du parti socialiste renâcle, même s’il
reste le Front national, le seul parti qui affiche existe un courant oppositionnel, ce courant ne se

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Marcel Gauchet,
Thomas Wieder
Hollande an III

structure pas autour d’une personnalité qui continuité du projet dont ils se réclament et le
pourrait représenter une alternative significative contexte politique dans lequel ils sont obligés
au président de la République. Les «frondeurs» d’opérer. Car la contrainte européenne qui définit
ont beau avoir une certaine audience, ils ne capi- en grande partie ce contexte a ceci de particulier
talisent pas une force politique qui serait de qu’elle implique une identité politique très déter-
nature à devenir une menace sérieuse pour la minée. Elle est inséparable d’une orientation des
tendance majoritaire du parti socialiste et le politiques publiques dans un sens libéral. Cette
gouvernement dirigé par Valls. En dépit de tout, orientation prend un relief technique de plus en
malgré les dissonances, c’est la contrainte et plus manifeste, allant de pair avec une limitation
l’acceptation des contraintes qui l’emporte. de plus en plus grande des capacités de jeu indé-
Comme l’a observé justement Thomas pendantes des entités constituantes de l’Union
Wieder, cela ne remonte pas à hier, ce n’est pas européenne, en particulier dans la zone euro,

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dû à François Hollande, c’est l’héritage direct du dont on s’aperçoit chaque jour un peu plus
tournant de 1983 négocié par François Mit- combien elle représente un cadre astreignant.
terrand. Mais il est vrai qu’avec le temps et Cela donne sa couleur spécifique à la déception
l’accumulation des résultats produits par les de la gauche en France. Elle a quelque chose
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engagements européens de toute nature qui ont d’incompréhensible. Le sentiment de l’abandon


été souscrits d’abord par Mitterrand, puis par des fondamentaux ne va pas jusqu’au repérage
Lionel Jospin pendant sa cohabitation avec de sa source – bref, on ne sait plus très bien qui
Jacques Chirac, la facture devient de plus en plus l’on est et où l’on est. La discussion récurrente à
lourde. La fidélité à cet héritage historique ne gauche autour du mot «libéral» est révélatrice à
faiblit pas, mais son coût ne cesse de grandir. cet égard. Les socialistes, Hollande le premier,
L’habileté de Mitterrand a été de présenter le ne se sentent nullement des libéraux à titre sub-
tournant européen comme inscrit dans la conti- jectif. Il n’empêche qu’ils font une politique
nuité des valeurs de la gauche internationaliste, qu’il faut bien qualifier de libérale. Ce n’est pas
en y ajoutant la promesse crypto-gaulliste de la quelque chose qu’ils vivent facilement. C’est
transfiguration de la France grâce à son rôle en encore moins quelque chose que leur électorat
Europe. Trente ans après, il en résulte un grand peut aisément accepter. D’où cette situation
écart entre cette vision qui demeure incontestée invraisemblable, d’une certaine manière, qui
et la réalité politique que définissent les engage- résulte de l’impossibilité de nommer l’origine
ments européens souscrits en son nom. C’est même de la contrainte que l’on est en train de
un cadre que même les «frondeurs» – et c’est subir. Il est totalement exclu d’envisager une
pourquoi leur opposition est assez vaine – ne soustraction aux engagements européens et à la
remettent pas en question. Or, on connaît le construction européenne devenue, depuis Mit-
cortège des dispositions politiques contraignantes terrand, la loi et les prophètes du parti socialiste
qu’il implique: la réduction des déficits publics, et de toute la mouvance de gauche. Mais il n’est
la contrainte budgétaire et la pression qu’elle pas question non plus de faire le rapport avec les
exerce sur les problèmes sociaux, etc. conséquences qui en découlent, lesquelles sont
D’où le divorce de plus en plus profond qui fort loin des promesses initiales. Cela met les
se crée entre ce que les acteurs vivent comme la socialistes dans un porte-à-faux quelque peu

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Marcel Gauchet,
Thomas Wieder
Hollande an III

schizophrénique, aussi inconfortable pour les les posent, pour paraphraser Henri Queuille, son
acteurs politiques que démoralisant pour leur lointain prédécesseur à la présidence du Conseil
électorat. général de Corrèze. Étouffer la concurrence – tous
Th. W. – S’agissant de la division à gauche, ceux qui dans sa famille politique étaient sus-
je suis d’accord avec Marcel Gauchet pour rela- ceptibles de contester son leadership se trouvent
tiviser l’ampleur de la «fronde». Cela pour plu- aujourd’hui très loin d’avoir la capacité de le
sieurs raisons. Le récent congrès de Poitiers, en faire. Les fameux quadras, qui sont aujourd’hui
juin 2015, aurait pu donner lieu à un étalement des quinquas et que l’on présentait comme des
des divisions; ça n’a pas été le cas. On y a vu un étoiles montantes des années 2000, ont tous
jeu de postures mais personne n’a sur-joué la aujourd’hui disparu du champ politique. Il suffit
rupture. D’autre part, comme l’a dit Marcel de citer Pierre Moscovici ou Vincent Peillon,
Gauchet, on ne voit aucune figure qui aurait pu auxquels on peut ajouter Benoît Hamon qui ne

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incarner la contestation interne au parti socia- sait plus quelle est sa place au parti socialiste.
liste. Deuxième raison: la «fronde» existe depuis Manuel Valls, comme l’a dit Marcel Gauchet,
2012 mais elle ne s’est pas élargie, elle n’a pas est identifié à la politique de François Hollande
fait tache d’huile. Il y avait au départ une tren- au point de ne pas pouvoir s’en détacher avant
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taine de députés qui n’ont pas voté le traité bud- 2017, Ségolène Royal est rentrée au bercail et
gétaire européen à l’automne 2012; ils ne sont Martine Aubry, par ses hésitations et par la
pas plus nombreux aujourd’hui à menacer de ne défaite qu’elle vient de subir dans la fédération
pas voter les projets de loi du gouvernment. socialiste du Nord, apparaît comme bien fragi-
Troisième raison: si l’on regarde l’histoire du lisée. Autant dire que François Hollande reste
parti socialiste, on s’aperçoit que depuis les années aujourd’hui le seul en lice. S’il n’y a pas de pri-
1980 il a connu des coups de chaud récurrents, maire à gauche en 2016, c’est non seulement
avec les pics aux congrès de Metz (1979), de parce que le Président sortant n’a pas à se sou-
Rennes (1990) ou de Reims (2008) quand, pour mettre à une primaire mais aussi parce que, tout
des raisons fort différentes, on a quasiment simplement, il n’a pas de concurrence crédible.
annoncé la mort du parti et son éclatement; La seule inconnue qui reste, c’est Arnaud
finalement, la résilience a été plus forte. Montebourg. La tribune qu’il a cosignée avec
Néanmoins, pour tempérer ce que je viens de Matthieu Pigasse le 7 juin dans le Journal du
dire, une scission reste tout à fait possible soit dimanche, le jour de la clôture du congrès du
après 2017 en cas de défaite à la présidentielle, parti socialiste, se laisse lire, selon ses amis, comme
soit plus tôt si une dissidence fracassante a lieu, un acte de divorce avec celui-ci. Il n’est donc pas
par exemple autour d’Arnaud Montebourg, exclu qu’Arnaud Montebourg, prenant acte de
comme il y en eut dans le passé autour de Jean- l’absence d’une primaire à l’intérieur du parti
Pierre Chevènement ou de Jean-Luc Mélenchon. socialiste en 2016, décide de se lancer comme
Reste que sur ce point il ne faut pas sous-estimer candidat à l’élection présidentielle de 2017 en
l’habileté tactique de François Hollande qui sait dehors du parti socialiste dans un mouvement
à la fois assécher le débat et étouffer la concur- analogue à celui de Jean-Pierre Chevènement en
rence. Assécher le débat, autrement dit ne pas 2002: un ancien ministre qui part en campagne
résoudre les problèmes, mais faire taire ceux qui contre son ancien chef. Cela nécessiterait de la

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part de Montebourg une capacité d’organisation logique que même ses adversaires avaient de la
dont on ne sait pas s’il l’a. Reste que c’est une peine à lui contester. Il avait une inscription dans
éventualité que François Hollande prend au le paysage collectif qu’il était difficile de nier. Le
sérieux, car il se souvient très bien du précédent Front de gauche, par contraste, apparaît comme
de 2002, quand Jean-Pierre Chevènement et un parti purement idéologique, sans base sociale
Christiane Taubira ont contribué à l’élimination clairement identifiable. On sait qu’il est l’expres-
de Lionel Jospin au premier tour. Il faut aussi sion d’une fraction des salariés du secteur public,
prendre en compte la possibilité d’une candida- très syndicalisée, très combative, mais qui ne
ture écologiste. Or, même si ces candidatures possède aucune légitimité historique particu-
dissidentes recueillaient peu de voix, dans la lière. C’est, du reste, au-delà de la gauche de la
situation de la gauche dont l’électorat est réduit gauche, un problème pour la gauche tout entière.
à quelque 35 % du total, toute dispersion des Elle vivait sur une identification au «peuple»,

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voix porterait le risque d’être mortelle. même si celle-ci était en partie mythologique.
Le Débat. – Aucun de vous n’a parlé du Front Or elle est de moins en moins populaire, il est
de gauche ni de Jean-Luc Mélenchon pour qui impossible de l’ignorer. Elle y perd en identité et
l’année a été désastreuse… en légitimité.
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M. G. – Cette omission n’est pas le fruit du Th. W. – La question de l’inexistence d’un


hasard. Force est de noter que la gauche radi- débouché à la gauche du PS reste à mes yeux,
cale, la «gauche de la gauche», a quasiment pour une part, mystérieuse. On émet plusieurs
disparu du paysage. On l’entend vaguement; elle hypothèses à ce propos. On parle de la person-
ne compte pas. Et, pourtant, le temps n’est pas nalité de Mélenchon, ce que je ne crois pas per-
si loin où le bloc trotskiste obtenait plus de 10 % tinent. On invoque la moindre acuité de la crise
des voix. Le parti communiste n’existe plus qu’à économique en France qu’en Grèce ou en
l’état résiduel et la tentative du parti de gauche Espagne, ce qui fait que les dégâts du libéralisme
de le relayer a fait long feu. Mélenchon est débridé n’y seraient pas ressentis aussi doulou-
parvenu à rallier une partie de cet électorat de la reusement et ne déboucheraient donc pas sur
gauche radicale. Mais il faut bien constater que, des partis contestataires tels que Podemos ou
dans une situation qui aurait dû a priori lui être Syriza. Je pense qu’il y a autre chose aussi. Quand
hautement favorable, étant donné la désillusion on voit les succès de Syriza ou de Podemos, qui
provoquée par la gauche de gouvernement, il sont d’ailleurs des partis de nature différente, on
a échoué à constituer une force politique en constate qu’ils ont néanmoins deux points com-
mesure de peser significativement sur la vie muns qui semblent à l’origine de leurs succès:
publique. Pourquoi? Il y a plus d’une raison à l’émergence, dans les deux cas, de figures nou-
cet échec. Je n’en mentionnerai qu’une, parce velles, jeunes, avec des profils intellectuels, uni-
qu’elle est rarement soulignée, alors qu’elle me versitaires, qui donnent une autre image de la
semble l’une des plus importantes sur le fond. politique. Là-dessus, l’extrême gauche française
Le parti communiste, quoi qu’on ait pu en dire est en retard d’une époque. Mélenchon est un
par ailleurs, avait pour lui sa fonction tribuni- politicien à l’ancienne – ancien ministre, ancien
cienne, il exprimait le monde ouvrier et les milieux sénateur – incapable, du fait de son apparte-
populaires. Cela lui donnait une légitimité socio- nance à une élite repoussoir, de représenter une

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espérance nouvelle. Il y a aussi l’incapacité tion, surtout après la campagne des départe-
de cette partie du monde politique d’avoir su mentales qui a été marquée par les déclarations
répondre au défi démocratique. Ségolène Royal répétées de Manuel Valls sur le thème «Le FN est
avait essayé de le faire pendant sa campagne pré- aux portes du pouvoir», ce qui a permis à cer-
sidentielle en lançant la «démocratie participa- tains de se réjouir au soir du premier tour que
tive», mais cela n’a pas eu de suite. Quant à grâce aux déclarations de Manuel Valls le FN
Mélenchon, il se place dans un cadre politique n’ait fait que 25 %, tandis que les sondages lui
classique qui ne répond pas aux attentes du en donnaient 30. C’était pourtant un score his-
public auquel il s’adresse. Vous me direz que le torique, absolument historique. Je suis d’autant
Front national ne le fait pas davantage. Mais il plus préoccupé par le fait que la gauche et le
apporte peut-être d’autres réponses, plus convain- parti socialiste en soient encore à être convaincus
cantes aux yeux de beaucoup, que celles de Jean- que, pour combattre le FN, il faut lutter sur le

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Luc Mélenchon. Et il a su, d’une certaine terrain moral, comme dans les années 1980-
manière, faire une place aux jeunes: Florian Phi- 1990. J’y vois une sorte d’impuissance dans le
lippot, le vice-président du parti, a trente-quatre combat politique, idéologique et culturel de la
ans; Marion Maréchal Le Pen, députée et tête gauche contre le Front national. Par ailleurs, il
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de liste aux régionales en PACA, a vingt-cinq ans; faut que les adversaires déclarés du Front natio-
David Rachline, sénateur du Var et maire de nal prennent en compte une donnée qui est nou-
Fréjus, a vingt-sept ans. velle, à savoir que le Front national a acquis une
Le Débat. – On a déjà évoqué la percée élec- forme de crédibilité, comme l’ont montré les très
torale du Front national. Mais la dernière année bons scores de ses candidats aux élections dépar-
a représenté pour ce parti quelque chose en pro- tementales dans les secteurs où, un an plus tôt,
fondeur qui est beaucoup plus qu’un simple avaient été élus des maires FN. À la différence de
élargissement de son électorat. Elle a été celle de 1995, quand le FN n’a gagné que quelques muni-
la transformation d’un parti purement revendi- cipalités dont il n’a gardé que celle d’Orange,
catif en un parti qui aspire à gouverner, à travers cette fois Marine Le Pen a dit à ses troupes qu’il
cette scène à la fois shakespearienne et courteli- fallait être exemplaire, ne pas faire de vagues, et
nesque qu’a été l’éviction de Jean-Marie par les maires récemment élus ont, du moins pour
Marine à l’issue d’un conflit public, et celle de l’instant, l’assentiment de leurs administrés. Les
l’affirmation de l’inscription durable de ce parti adversaires du Front national seraient bien ins-
dans le paysage politique français. C’est là un pirés d’aller voir de très près ce qui se passe dans
tournant historique qui a fait de cette querelle les communes qu’il administre et pourquoi,
entre père et fille un événement politique. Ce pour l’heure, ça semble marcher. On y fait de la
parti, faut-il l’admettre dans la République? politique comme la faisaient les notables com-
Faut-il l’en exclure? munistes dans leur temps, en parlant aux gens,
Th. W. – Ce qu’a confirmé cette année élec- en s’intéressant à leurs problèmes.
torale, c’est que les arguments habituellement Je reviendrai, pour finir, à la question du tri-
utilisés par la gauche pour endiguer la montée partisme qu’a abordée Marcel Gauchet. C’est en
du Front national sont inefficaces. La gauche effet un tripartisme, mais un tripartisme ina-
devrait donc sérieusement réfléchir à cette ques- chevé à cause du mode de scrutin. Il est anormal

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Thomas Wieder
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qu’un parti politique qui recueille 25 % des suf- montrer que l’on a affaire à une véritable femme
frages se retrouve avec 1 % des élus. C’est le cas politique capable de faire passer des considé-
à l’Assemblée nationale, c’est le cas au Sénat, rations d’intérêt politique fondamentales avant
c’est le cas dans les assemblées départementales. toute considération personnelle: il s’agissait
Un politologue peut expliquer cela par les quand même de son père et, qui plus est, elle est
astuces et les ruses du scrutin majoritaire à deux son héritière. Cela donne à Marine Le Pen une
tours mais, pour l’électeur, c’est incompréhen- dimension qui jouera probablement au total en
sible et difficilement justifiable. Au final, le Front sa faveur. Derrière, l’épisode renvoie à la ques-
national se retrouve aujourd’hui gagnant sur les tion de fond posée par la mutation du Front
deux tableaux: en gouvernant et en faisant la national qui accompagne sa montée en puis-
preuve, en tout cas pour le moment car six ans sance. Que représente, au juste, le Front national
c’est long, qu’il ne se débrouille pas si mal, et aujourd’hui? Et que représente singulièrement

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en ne gouvernant pas et en pouvant pour cette Marine Le Pen? On connaît les deux thèses en
raison même jouer, ce qu’il sait très bien faire, à présence: pour les uns, ce renouvellement appa-
la fois le côté victime du système et le côté rent n’est qu’un rideau de fumée électoraliste
bénéficiaire de cette situation puisqu’il n’a qui cache la persistance de l’identité d’extrême
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jamais eu à gouverner au plan national. Ce droite traditionnelle, tandis que les autres penchent
faisant, il peut donc renvoyer dos à dos ses pour une véritable transformation du FN en un
adversaires, UMPS – les Républicains et le PS. parti de type classiquement national, de style
Je terminerai en disant toutefois que tout cela gaulliste, même, selon certains, avec l’intégration
ne suffit pas à rendre hautement probable l’élec- de la dimension sociale que suppose cette prio-
tion de Marine Le Pen à la présidence de la rité donnée à l’intérêt supérieur de la nation,
République. Il n’en reste pas moins que cela puisque c’est la justice qui permet de souder
rend possible une progression du Front national celle-ci.
dont je ne vois pas ce qui pourrait l’arrêter, sur- Je ne suis pas convaincu que la bonne manière
tout dans l’état d’atonie où se trouvent tant le PS d’avancer sur le sujet soit de sonder les reins et
que les Républicains en termes d’idées nouvelles, les cœurs en cherchant à identifier les convic-
de capacité de parler aux Français, de créer des tions idéologiques présumées de Marine Le Pen
liens plus forts avec la société civile, de présenter et de son entourage. Il me semble plus pertinent
de nouvelles figures. Pour toutes ces raisons, je de considérer que l’on a affaire, avec Marine Le
crains que le Front national ait encore de beaux Pen, à une authentique personnalité d’entrepre-
jours devant lui. neur politique dont le talent est d’occuper l’es-
M. G. – Il faut bien dire un mot de l’affaire pace: elle va là où il y a de la place à prendre.
de l’exclusion de Jean-Marie Le Pen. La person- Elle sait discerner et occuper les créneaux dispo-
nalité de ce dernier en a fait un psychodrame nibles. De ce point de vue, je suis frappé par
assez grotesque: l’irruption de la pantalonnade la manière dont le Front national a su repérer
dans la tragédie œdipienne, pour parodier une les limites de ses adversaires et répondre à des
formule célèbre. Mais, au-delà du psychodrame, attentes idéologiques latentes dans des segments
et pour autant que l’on puisse déchiffrer ce genre importants de la société française par une offre
de conflits, l’attitude de Marine Le Pen semble appropriée. À cet égard, jusqu’à présent, le par-

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cours de Marine Le Pen a été assez impression- ment l’être. La question est de savoir si cette
nant de maîtrise. situation peut durer. Mais pour le moment elle
Il n’allait pas de soi de se dégager de l’héri- aboutit à un équilibre étrange de notre système
tage d’un père qui n’est pas un homme politique de partis. Il est gravement contesté, mais par un
à proprement parler, précisément, c’est-à-dire acteur qui reste finalement en dehors du jeu et
un candidat au pouvoir, mais un trublion inté- qui laisse les mains libres aux partis traditionnels.
ressé par-dessus tout à perturber un jeu qu’il Th. W. – Je suis d’accord avec Marcel
méprise. Il allait encore moins de soi de bâtir un Gauchet sur tous les points. Je voudrais seule-
appareil de parti à partir de ce qui n’était guère ment rebondir sur cette idée d’ambiguïté que je
qu’une boutique personnelle et un réseau de crois très utile pour cerner la spécificité du Front
fidèles en amalgamant les nouveaux venus avec national. D’un côté, par certains aspects doctri-
ce noyau primitif sans trop de casse. Cette refonte naux et fonctionnels, c’est un parti profondé-

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et réorientation est en soi un exploit. Cela dit, à ment à part. Doctrinaux parce que l’idée de la
l’arrivée, le résultat est d’une ambiguïté remar- préférence nationale reste au cœur de son pro-
quable. Nous sommes en présence d’un vrai gramme, ce qui en fait un parti xénophobe.
parti, même s’il est encore en voie de formation, Fonctionnels, parce que c’est seulement au Front
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un parti qui se pose en candidat à l’exercice du national que l’on peut voir un spectacle tel que
pouvoir, mais qui tire sa force, en réalité, de la crise entre Jean-Marie Le Pen et sa fille. Ce
représenter ceux qui estiment n’avoir pas voix au n’est qu’au Front national que la fille a succédé
chapitre dans le système officiel. En quoi nous au père et où la petite-fille est une des rares par-
ne sommes pas dans une situation de tripartisme lementaires du parti. Cette dimension dynas-
classique, avec le jeu d’alliances entre ses com- tique, qui renvoie à des temps anciens de la
posantes qu’il impose. Avec le Front national, politique, fait du Front national un parti fonda-
l’alliance reste impossible. Quelles que soient les mentalement différent des autres. De même, les
tentations d’une partie de la droite, pour des procédures visant à exclure Jean-Marie Le Pen
raisons surtout locales, le scénario d’une alliance ne sont pas exactement comparables à ce que
est d’autant plus improbable que le Front natio- l’on voit dans les autres partis politiques. J’ajou-
nal, de son côté, vit du fait qu’il est exclu de terai à cela les liens qui unissent, même de façon
s’allier avec lui. Il en tire son attractivité auprès informelle, certains membres de la direction du
de gens qui se vivent comme des exclus de la Front national à des figures de l’ultra-droite fort
parole publique. Sa fonction est de représenter peu démocratiques, ainsi que certains compor-
le dehors du système politique à l’intérieur de tements fort peu républicains – je pense, par
celui-ci. Une situation qui n’est pas sans rap- exemple, à la façon dont furent traités plusieurs
peler celle du Parti communiste français pendant journalistes lors du rassemblement du Front
une longue période. En l’état actuel, le Front national le 1er mai 2015.
national ne pourrait sortir de cette ambiguïté Et, pourtant, il y a ambiguïté car Marine Le
qu’à son détriment. C’est la limite de la muta- Pen est à la fois la fille de son père et la fille de
tion opérée par Marine Le Pen. Elle a fabriqué son temps: c’est une avocate, avec la dose d’op-
un parti qui est virtuellement en position de parti portunisme inhérente, une capacité de plaider
de gouvernement, mais qui ne peut pas réelle- pour des causes successives en fonction de l’in-

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térêt du moment. Le FN est un parti d’extrême traduire en actes. On le voit bien dans le quin-
droite, un parti des idées extrêmes. Mais, en quennat de Hollande. Il y a sans doute plusieurs
réalité, les choses sont plus compliquées. Depuis raisons qui expliquent la déception dont on
2012, il affiche sur un certain nombre de points parlait au début, en premier lieu l’absence de
de façon volontaire – et il faut prendre à la lettre résultats correspondant aux promesses qui ont
ce que disent ses dirigeants – des idées plus été faites, mais cette absence de fil narratif en est
modérées que celles de la droite républicaine. certainement une. La difficulté de narration est
Prenons le cas du «mariage pour tous»: si aussi une difficulté d’incarnation et elle est liée
Marion Maréchal s’est affichée avec les anti- au paysage médiatique où tout est extrêmement
mariage homo, Marine Le Pen, elle, a pris soin volatil sur les réseaux sociaux, sur les sites
de rester en retrait. Sur l’islam, elle est allée en d’information, sur les chaînes d’information en
Égypte et manifeste une volonté de dialogue qui continu. L’exigence est faite aux hommes poli-

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prend les gens à contre-pied et dont l’intention tiques d’occuper l’espace, sinon ils se font
est peut-être de dérouter, de montrer que le totalement dépasser. Prenons l’exemple de
Front national n’est pas ce parti extrémiste qu’on l’aller-retour de Manuel Valls à Berlin, le 6 juin,
le croit être. Dernier point: pendant la cam- pour la finale de la Ligue des champions. Si cette
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pagne de 2012, Marine Le Pen a compris que affaire a pris tellement d’importance, c’est parce
prôner d’une façon trop explicite la sortie de que vous aviez à Poitiers ce jour-là tous les jour-
l’euro, même auprès d’une opinion publique qui nalistes politiques qui étaient présents pour
est volontiers eurosceptique, est contreproductif, suivre un congrès qui n’avait strictement aucun
la sortie de l’euro étant considérée par les Fran- intérêt et qu’avec ce déplacement de Valls ils
çais comme aventureuse. Elle est donc mainte- avaient enfin quelque chose à se mettre sous la
nant sur ce point d’une extrême ambiguïté: elle dent. S’il s’était passé quelque chose de vérita-
parle d’un référendum, le jour où, etc. Donc, en blement fort au congrès du parti socialiste, je
effet, malléabilité, prudence et opportunisme suis sûr que l’on n’aurait pas parlé de l’avion de
politique font d’elle une dirigeante comme les Valls toutes les demi-heures. L’affaire qui émerge
autres, comme Sarkozy, comme Hollande. Il y a est l’affaire dont on parle. Vous avez, d’un côté,
certes des convictions et des valeurs, mais il y a ceux qui sont les émetteurs des messages, les
aussi une très grande capacité d’adaptation au hommes politiques, et, de l’autre, ceux qui les
moment présent. mettent en mots, les journalistes, ceux qui sont
Le Débat. – Pour terminer, puisque l’on a la sur les réseaux sociaux. Il y a là une vraie
chance d’avoir un grand journaliste d’un grand concurrence.
journal, on aimerait lui poser la question du rôle En tant que journaliste au Monde, j’ai été
et du poids des médias dans la vie politique et chargé pendant deux ans de couvrir l’Élysée et
des effets de leurs interventions. Matignon au jour le jour. De la part de François
Th. W. – Je commencerai par noter l’extrême Hollande – ses conseillers en communication le
difficulté qu’ont les hommes et les femmes poli- reconnaissaient volontiers – j’ai souvent vu une
tiques à tenir le fil narratif qui leur permette de tentation irrépressible de se précipiter sur les
donner une cohérence à leurs intentions et à micros qui se tendaient. Il l’a toujours fait dans
leurs décisions, lesquelles mettent du temps à se sa vie politique. Or que se passe-t-il quand un

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Thomas Wieder
Hollande an III

président de la République répond à toutes les est intense, la seule manière de faire entendre un
sollicitations des journalistes concernant la polé- message est de le porter à l’incandescence, de le
mique du jour ou le dernier couac gouverne- rendre définitif, d’employer des formules radi-
mental? Eh bien, il n’est plus véritablement cales, de faire monter le jugement immédiat en
maître de sa parole puisqu’il réagit constamment puissance sur un fond de moralisme qui est en
à ce que disent les autres qui n’ont pas son statut. même temps le plus antipolitique qui soit. Il n’y
Quand François Hollande répondait à tout, sur a pas d’analyse d’aucune sorte, juste un jugement
tout et rien, cela l’exposait et, surtout, cela moral à l’emporte-pièces sur les faits et gestes
brouillait son message. Il flottait comme un bou- des gouvernants. Les retombées sont ravageuses
chon au fil de l’eau, comme bringuebalé par en termes d’autisme de la sphère médiatique et
l’actualité sans pouvoir imposer son agenda et politique, d’un côté et d’impossibilité d’une dis-
expliciter sa politique. À l’ère de la démocratie cussion publique un tant soit peu raisonnée, de

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médiatique, les hommes politiques doivent être l’autre.
extrêmement attentifs à éviter cela. Avec Nicolas Le Débat. – La crise grecque, l’accord arraché
Sarkozy, on a vu le contraire. Ce n’était pas de haute lutte, le 13 juillet, pour éviter le Grexit,
mieux et cela créait d’autres difficultés. Mais il au prix de conditions très dures pour le gou-
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était maître de sa parole bien plus que ne l’a vernement d’Alexis Tsipras, vont-ils avoir des
été François Hollande. Reste que les hommes conséquences significatives sur la vie politique
politiques doivent totalement investir le champ française?
médiatique. Comme ils ne peuvent pas l’éviter Th. W. – Je suis bien en peine d’évaluer les
ni y échapper, il faut qu’ils s’y adaptent le mieux conséquences de cette affaire sur notre vie poli-
possible. Car dans ce monde où tout s’évapore tique. Pour François Hollande, c’est une victoire
extrêmement vite, le seul enjeu est d’être audible en demi-teinte. D’un côté, il peut espérer capi-
et de l’être dans la durée. taliser sur le fait d’avoir largement œuvré pour
M. G. – Juste un mot sur ce phénomène qui éviter, début juillet 2015, une sortie de la Grèce
va au-delà des effets du traitement médiatique de la zone euro. D’un autre côté, il peut se voir
de la vie politique. Il correspond à ce que l’on reprocher la paternité d’un accord qui oblige le
peut bien appeler une hystérisation du débat premier Ministre grec, Alexis Tsipras, à faire
public dont les conséquences vont loin. La rapi- une politique très différente de celle qu’il avait
dité avec laquelle un événement chasse l’autre promise à ses électeurs quelques mois plus tôt.
est un premier facteur de surenchère. L’intensité J’ignore laquelle de ces deux interprétations pré-
croît avec la fugacité. Plus une chose chasse l’autre, vaudra: celle d’un François Hollande sauveur
plus chacune paraît investie d’une importance de l’Europe ou celle d’un François Hollande fos-
qui justifie des jugements catégoriques. Mais la soyeur d’une autre politique en Europe.
responsabilité principale est à chercher du côté Plus largement, l’affaire grecque peut contri-
des réseaux sociaux et du branchement de la buer à remettre au cœur du débat politique
scène médiatique avec la fraction de la société national la question européenne. Quelle Europe
qui investit Internet. Le tweet est ainsi devenu voulons-nous? Une autre Europe est-elle pos-
l’arme politique d’une redoutable efficacité. sible dans le cadre des traités actuellement en
Dans un monde où la concurrence des messages vigueur? Faut-il repenser l’architecture institu-

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Thomas Wieder
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tionnelle de l’Union européenne pour éviter, ciation de ce ralliement à l’«austérité» à l’alle-


à l’avenir, que de telles crises se reproduisent? mande et de ce manquement à la «solidarité» à
En toute logique, ces questions fondamentales la française. Quelques points de plus de ce
devraient être au cœur des débats politiques des côté-là et sa propre candidature tombait à l’eau,
mois et des années à venir. Je crains néanmoins avec ses chances de figurer au second tour.
que cela ne soit pas le cas. À droite comme à Après, la crise n’est pas finie, rien n’est réglé, la
gauche, la question européenne est en effet situation grecque reste dramatique, d’autres
une question politiquement dangereuse dans la soubresauts ne sont pas à exclure. Mais le danger
mesure où elle est susceptible de déchirer les direct a été neutralisé et l’autorité du président
partis de gouvernement, comme on l’a vu en de la République renforcée, la droite s’étant
1992 et en 2005 à l’occasion des référendums montrée de surcroît confuse et inaudible.
sur le traité de Maastricht et le Traité constitu- Maintenant, quels vont être les effets à plus

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tionnel européen. Telle est mon inquiétude: que, long terme de cette crise dans l’opinion? Tout
pour des raisons de politique intérieure, les ce que nous savons, c’est que ce travail sou-
leaders des deux grands partis susceptibles de terrain n’a pas grand-chose à voir avec ce qui
gouverner en 2017 esquivent par prudence tac- se raconte sur la scène officielle. Jérôme Four-
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tique un débat essentiel, laissant le champ libre quet et Alain Mergier viennent d’en apporter
à des extrêmes qui, sur ce terrain, ont tout intérêt une démonstration éclairante à propos du choc
à faire de la surenchère à coups de discours aussi de janvier (janvier 2015: le catalyseur, Notes de
simplistes que populistes. la fondation Jean-Jaurès). Il me semble à pré-
M. G. – Distinguons l’impact immédiat et le voir, dans la ligne de ce que nous avons pu déjà
retentissement en profondeur. À court terme, observer, que cette Europe erratique et indé-
François Hollande a remporté un succès impor- chiffrable aura encore renforcé le scepticisme
tant, d’autant plus notable que, jusque-là, il à son égard. On a peur d’en sortir, mais on y
avait brillé par son inexistence sur la scène euro- croit de moins en moins. Ni les conditions
péenne. Il faut dire qu’il incarnait l’option objec- dans lesquelles l’accord a été obtenu, ni le sort
tivement la plus forte, en dépit du caractère réservé à la population grecque, ni, dans le même
minoritaire de la position française au départ: temps, la perspective d’une Grèce sous perfu-
l’option du statu quo à tout prix, du refus du saut sion financière à perpétuité qu’implique le statu
dans l’inconnu, option à laquelle Mme Merkel quo ne sont de nature à susciter l’enthousiasme.
s’est finalement ralliée. Pour François Hollande, Ce sont autant de primes données à la contes-
il était vital, dans la perspective de 2017, d’éviter tation de ce qu’est devenue l’entreprise euro-
la brèche où n’aurait pas manqué de s’engouffrer péenne. Il n’est pas difficile de deviner qui va les
une candidature sur sa gauche, forte de la dénon- encaisser.

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