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Communications

Dialectique de la mémoire et de l'oubli


Lapierre

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Lapierre. Dialectique de la mémoire et de l'oubli. In: Communications, 49, 1989. La mémoire et l'oubli. pp. 5-10;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1989.1734

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1989_num_49_1_1734

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Nicole Lapierre

Dialectique
de la mémoire et de l'oubli

Autour de la mémoire et contre l'oubli se développe aujourd'hui une


mobilisation multiforme. Elle-même alimente réflexions et débats,
auxquels ce numéro de Communications. entend contribuer, en problé-
matisant les rapports de la mémoire et de l'oubli a partir de diverses
approches et de différentes disciplines.
Préservation, restauration, le patrimoine fait l'objet de soins
réitérés, et c'est au cœur du présent que se préparent désormais archivage et
conservation, en une logique obsidionale dont Alain Gauthier et
Henri-Pierre Jeudy ébauchent pour nous la caricature, imaginant un
étrange musée des trous de mémoire.
Tandis qu'avec la prolifération des images et la multiplication des
informations tout se périme vite, on s'efforce de prévoir le passé a
venir. Pour devancer le temps, ses ravages et ses pertes, on sauvegarde,
on embaume œuvres et espèces menacées, vastes réserves pour
d'éventuels visiteurs de demain. On spécule aussi. Les nouveaux antiquaires
avisés ont commencé à accumuler des objets des années soixante quand
leurs confrères en étaient encore à l'engouement de la décennie
précédente. Car la nostalgie est a la mode et la mode s'empare d'une
esthétique toute proche, auparavant rejetée. D'autres, sans doute,
anticipent déjà sur nos futurs goûts des restes. Restes parfois de « mauvais
goût », laissés-pour-compte des études savantes, tels ces paysages
enclos dans des boules neigeuses que l'industrie de l'objet-souvenir
livre, selon Martyne Perrot, a notre horizon de l'aventure perdue.
Des mondes presque passés et plus qu 'imparfaits hantent la
littérature : Duras ou Modiano n'en finissent pas d'envoûter leurs lecteurs en
errant mélancoliquement dans des lieux et temps remémorés ou
réinventés. Le roman familial, lui, se cherche des étais lointains. Certains,
pour s 'assurer des racines, se dessinent des branches : la généalogie est
une passion en vogue, qui repeuple de chercheurs amateurs ces salles,
quasi désertes autrefois, des Archives départementales, ou seuls les his-
Nicole Lapierre

toriens de métier s'aventuraient. Professionnels et amateurs se


croisent, les seconds renforçant la fortune des premiers.
L 'histoire, depuis quelque temps déjà, rencontre un intérêt croissant
dans le grand public. L'édition a connu de notables succès en publiant
des récits ancrés dans les terroirs et les traditions. La chronique
délaissant la vie des « grands » pour promouvoir celle des humbles a
trouvé un large lectorat. Quant aux médias, ils multiplient les séries-
souvenirs et les émissions à thème historique. On ré-apprend l'histoire,
et pour mieux se la ré-approprier, éventuellement, on la rejoue. Ainsi
a-t-on vu, récemment, cet incroyable procès de Louis XVI \ « spectacle
judiciaire » (et non pas reconstitution) où quelques notoriétés
plaidaient pour que le peuple télé- sollicité révise le procès. Jeux et enjeux
de la mémoire et de l 'oubli autour de cette Révolution française, sans
cesse réinterprétée pour de successives refondations : on peut d'ailleurs
retracer, jusqu'à l'actuel bicentenaire, une historiographie de ses
interprétations et une histoire de ses célébrations .
Les courants politiques, a droite comme à gauche, entendent
mobiliser la mémoire sociale, notamment à travers les commémorations,
lesquelles sont appelées à régénérer les forces du passé, à tout le moins
celles dans lesquelles les forces politiques du présent peuvent et veulent
se reconnaître et se ressourcer. Avoir « la mémoire courte 3 », c'est être
illégitime. Les colloques politiques se multiplient, qui s'interrogent
sur l'« identité française », cette question de l'identité faisant
immédiatement surgir l'appel à la mémoire, sommée de lester d'un passé
repérable un devenir incertain.
Des mémoires, auparavant solidement ancrées dans un passé
immédiat, s'estompent, telles celles des gaullistes et des communistes. Les
souvenirs-écrans d'une France résistante se lézardent, dégageant
l'espace d'une histoire de Vichy, voire d'une histoire de la mémoire de
Vichy*. Celle de la guerre d'Algérie, en revanche, reste encore enfouie.
Parallèlement, un passé refoulé émerge aussi de l'ombre : la
résurgence assumée des thèmes xénophobes et racistes est facilitée en effet
par la levée des interdits hérités de 1945, qu'une révision faurisso-
nienne de l'histoire voudrait favoriser. Dans l'effacement d'une
mémoire, une autre renaît.
Contre les révisions, les falsifications, les mensonges de l'histoire
officielle, la mémoire, parfois, résiste et veille. C'est dans les familles,
par transmission orale, qu'un savoir et un récit du passé ont été
conservés en URSS pendant toute la période stalinienne. Pierre Broué,
qui, en tant que militant et en tant qu 'historien, a consacré sa vie à
reconstituer ce passé, retrace l'émergence publique de cette mémoire
revendiquant au grand jour la réappropriation de l'histoire.
Dialectique de la mémoire et de l'oubli

Contre l'oubli, par tout un peuple, d'un épisode de son passé,


l'histoire, écrite ailleurs, est un recours pour de nouvelles fondations de la
mémoire. C'est ainsi que les Juifs ont redécouvert la résistance et la
destruction de Masada, et, les Iraniens, la fondation de l'empire perse
par Cyrus le Grand. Deux événements retrouvés et réinventés, c'est-à-
dire recréés par la commémoration et le mythe, comme l'explique
Bernard Lewis.
Contre la disparition d'une mémoire occultée par l'oppression
coloniale, c'est aussi aux historiens qu'il est demandé de reconstituer le
passé, afin de contribuer h la formation d'une identité nationale.
Cependant, cette démarche elle-même est une importation par rapport
à des sociétés traditionnelles, immergées dans le présent, pour
lesquelles le passé fondateur n 'est pas perçu comme distant dans le
temps, mais toujours comme actuel. Dans ces sociétés de l'oubli plus
que de la mémoire, nous dit Marc Auge, c'est l'irruption de
l'ethnologue qui creuse l'écart entre un présent et un passé des lors conçu
comme tel et qu 'il s 'agit de préserver. Impositions, importations de la
mémoire et de l'oubli sur lesquels, désormais, l'anthropologue comme
l'historien s'interrogent.
Une des ambitions de l'histoire, aujourd'hui, serait en effet de
traquer la mémoire et l'oubli, et ce jusque dans sa propre pratique. Une
historiographie de la mémoire historienne se développe. Elle intègre
dans une réflexion critique le passé de sa discipline, s 'arrachant
toujours plus à ces mémoires sociales, de groupe, de collectivité, de
nation, que les historiens précédents avaient contribué à forger et dont
ceux de maintenant font un de leurs objets. « D'une histoire totémique
a une histoire critique, c'est le moment des lieux de mémoire », écrit
Pierre Nora ''. Ce criticisme ouvre également la voie à une histoire de
l'oubli, ou plutôt des oublis car, précise Marc Ferro, il en est de trois
sortes : ceux que sécrètent les sociétés, ceux que gère l'ordre historique,
et enfin ces oublis « du troisième type » qui font intrinsèquement partie
des procès de sélection et de modélisation propres au travail de l'œuvre
historique. Cependant, cette lucidité de l'histoire, débusquant les
illusions et troubles de la mémoire, ne peut être qu 'une exigence et un
projet, sans cesse repris, toujours inachevé.
La mémoire ne fait pas seulement l'objet des attentions de l'histoire.
Elle a plus généralement la faveur des sciences humaines et sociales.
La promotion des récits de vie, l'essor des recherches sur les cycles de
vie et les temps sociaux, le développement des études longitudinales en
témoignent. C'est, en fait, un « objet » longtemps oublié et récemment
retrouvé. Après les ruptures multiformes qui ont affecté les sociétés
occidentales à la suite de la Première Guerre mondiale, la mémoire, le
Nicole Lapierre

rapport au passé et a la durée étaient des thèmes très présents dans la


littérature, chez Proust et Joyce par exemple ; dans la philosophie,
avec le rayonnement de la pensée de Bergson et son influence sur des
auteurs tels que Péguy ; dans la psychanalyse, bien sûr, à son premier
essor ; et dans la sociologie, avec les théories de Maurice Halbwachs.
Carlo Formenti montre comment Vépistémologie contemporaine des
sciences de l'évolution rejoint aujourd'hui la problématique de
Bergson dégagée de sa gangue métaphysique. De même, les réflexions
anthropologiques actuelles sur la mémoire reprennent les travaux
pionniers de Maurice Halbwachs en les ex-trayant de leur strict cadre
durkheimien. Des pensées, des idées font retour, tandis que d'autres
s'estompent ou se défont.
Dure loi de la sélection des idées qui est, Henri Atlan et Edgar
Morin le rappellent, inhérente à nos systèmes mentaux, lesquels
sélectionnent ce qui peut s'intégrer à nos catégories d'intelligibilité et
rejettent ce qui leur est trop étranger. Ainsi, mémoire et oubli
interviennent conjointement dans l'appréhension du monde, la constitution
de la personnalité, l'apprentissage, l'élaboration de la connaissance -
Alain Lieury souligne ici le râle de l'oubli dans les processus
d'abstraction -, l'engendrement du devenir culturel et social.
Il ne peut y avoir d'oubli sans mémoire, sinon l'oubli même de
l'oubli, le non-identifiable, l'indifférencié. Identifier un oubli, c'est cerner
une absence, un doute, un manque ou une perte. Cette existence en
creux qui vrille le souvenir et le troue se révèle toujours par son
inachèvement. C'est en abordant l'oubli «dans l'après-coup de son
ratage», selon l'expression employée ici par Paul-Laurent Assoun,
que la psychanalyse lui confère un sens, non pas dérèglement,
dysfonctionnement, mais révélation du « rapport du sujet à son propre
texte psychique ».
Il ne peut y avoir de mémoire sans oubli. Funès el Memorioso, ce
personnage de Borges qui n 'oublie rien, est un insomniaque halluciné,
un vigilant fou qui vit dans la simultanéité de toutes choses. Dans sa
conscience dilatée, tout est toujours et déjà là. L'expérience accumulée
anticipe le devenir, passé et futur se confondent, lui enlevant toute
innocence. Et notamment cette innocence du dormir, oubli du corps et
«gâchis luxueux du temps », dont Véronique Nahoum-Grappe fait la
phénoménologie. On sait également combien la phase paradoxale du
sommeil joue un rôle épurateur et régénérateur indispensable aux
processus d'apprentissage.
Le trop-plein de mémoire est entrave, et la perte de mémoire aussi.
Il est ainsi des lieux chargés d'histoire, où différentes communautés
ont vécu et souffert, oit mémoire et oubli se conjuguent ou s'affrontent.
Dialectique de la mémoire et de l'oubli

Telle Nuremberg, ville saturée des images du passé, dont certains,


aujourd'hui, voudraient s'affranchir. Geneviève Herberich-Marx et
Freddy Raphaël en reconstituent la topologie et montrent combien la
muséographie, plus que simple conservation, peut être l'outil et le
vecteur d'une revendication. Tel encore ce Lower East Side de Manhattan
oh nous entraîne Jonathan Boyarin. Les émigrations s'y sont succédé,
laissant du passé juif quelques traces ténues, une existence en creux,
que l'imaginaire nostalgique transforme et déforme.
Le souvenir se mesure à l'aune du devenir. Selon Nietzsche b,
l'homme qui vit dans le culte de l'« histoire antiquaire » est tellement
lesté d'une antériorité paralysante qu'il n'a plus assez de légèreté et
de liberté pour inventer, voire réinventer ses valeurs. Quand « le mort
saisit le vif», la conscience, malade du passé, ne peut pas se projeter
dans le présent et l'avenir. Telles sont donc l'utilité, la puissance et la
capacité bienfaisante de l'oubli ; elles libèrent l'homme des occlusions
de la réminiscence.
Il est cependant une mémoire qui tient l'oubli en suspens, et a
laquelle Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, accorde positi-
vité et vertu, c'est celle de la volonté et de la promesse « qui persiste à
vouloir ce qu'elle a une fois voulu ' ». Elle renouvelle l'exigence passée
dans une ouverture sur l'avenir et inscrit la condition historique dans
cette tension. On retrouve cette conception generative du souvenir dans
un autre courant de pensée, d'inspiration également vitaliste : la
perspective théologico-politique de Walter Benjamin . La mémoire est
projection, élan donné vers le futur aux espoirs et désirs anciens, elle
permet d'accoucher de ce dont le passé était déjà gros.
Souvenir de l'espoir et mémoire du futur. Que faut-il donc oublier
et de quoi faut-il se souvenir? Faut-il se ressouvenir pour ne pas
refaire les erreurs du passé et réactiver ce qu 'il contenait de promesse ?
Et oublier pour sortir enfin du ressentiment, de la répétition
obsessionnelle, de la conservation étouffante, de la duplication stérile ? Il
nous manque, disait YosefH. Yerushalmi lors d'un récent colloque sur
« Les usages de l'oubli », une Halakhah, une loi prescrite et transmise
qui nous permettrait d'établir le partage.
A défaut de celle-ci, les hommes édictent les leurs, au gré des
circonstances et des rapports de force. Pour de nouveaux projets, de
nouveaux espoirs ou de nouveaux consensus, droit à la mémoire et droit à
l'oubli s'affrontent. Autour de l'amnistie et de la prescription, volonté
politique et mémoire sociale négocient les formes légales du pardon et
de l'amnésie en un jeu complexe dont l'enjeu, en termes de valeur, de
conviction, de morale humanitaire ou de raison d'Etat, excède, Louis
Joinet le montre, le strict cadre juridique.
Nicole Lapierre

Ainsi, on ne saurait, en une pensée disjunctive, opposer simplement


la mémoire et l'oubli, pour valoriser l'une et dénoncer l'autre. Ce
numéro de Communications s'attache, sous divers éclairages, à saisir
le rapport dialectique qui les lie. Contraint, dans l'espace de ce volume
et le temps de sa gestation, à une nécessaire sélection qui n'est pas
pour autant une rejection, ce dossier demeure ouvert.

Nicole Lapierre

.notes

1. * Au nom du peuple français », TF 1, 12 décembre 1988.


2. Cf. Alice Gérard. La Révolution française, mythes et interprétations. 1 789- 1970, Paris,
Flammarion, 1970.
3. Titre d'un placard dune pleine pafre dans Le Monde du 16 mars 1984, écrit par des
« héritiers de ceux qui ont fondé dans ce pays en 1792 la République » contre l'autre France,
celle de la réaction. Deux jours plus tard, paraissait la riposte : « Réponse à ceux qui ont la
mémoire trop courte ». Le Monde. 18-19 mars 1984.
4. Cf. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, 1944-198..., Paris, Éd. du Seuil, 1987.
5. Pierre Nora. « Kntre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », in Les Lieux
de mémoire, t. 1. Paris. Gallimard. 1984.
6. Nietzsche, Considérations inactuelles, Paris, Aubier, 1970.
7. Nietzsche. La Généalogie de la morale II, § 1. Œuvres completes, Paris, Gallimard,
p. 252.
8. Walter Benjamin. « Thet.es Mir la philosophie de l'histoire », in Poésie et Révolution,
Paris. Denoël. 1971.
9. Vo^eph H. Yeriii-halini. « Réflexions Mir l'oubli ». in Les Usages de l'oubli, Colloque de
Royaumont. 1987. Paris. Éd. du Seuil. 1988. p. 18.

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